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N° 885

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

SEIZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 21 février 2023.

PROPOSITION DE LOI

visant à interdire les vols en jets privés,

(Renvoyée à la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire, à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.),

présentée par Mesdames et Messieurs

Julien BAYOU, Christine ARRIGHI, Delphine BATHO, Lisa BELLUCO, Cyrielle CHATELAIN, Charles FOURNIER, Marie‑Charlotte GARIN, Jérémie IORDANOFF, Hubert JULIEN‑LAFERRIÈRE, Julie LAERNOES, Benjamin LUCAS, Francesca PASQUINI, Sébastien PEYTAVIE, Marie POCHON, Jean‑Claude RAUX, Sandra REGOL, Sandrine ROUSSEAU, Eva SAS, Sabrina SEBAIHI, Aurélien TACHÉ, Sophie TAILLÉ‑POLIAN, Nicolas THIERRY,

Député-e-s.

 


1

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Les caprices d’une poignée de privilégié‑es n’auront jamais autant pollué.

Alors que la lutte contre le changement climatique et ses effets néfastes est incontestablement le plus grand défi auquel nous sommes confronté‑es, les dérives de quelques ultra‑riches ruinent nos chances de gagner la bataille climatique et condamnent les efforts et l’avenir des Français‑es. Se déplacer avec un avion personnel est l’un des symboles de ces dérives.

Mettre un terme à cette pratique en interdisant les vols en jets privés est une mesure aussi immédiate qu’efficace : elle produirait des effets importants sur l’environnement tout en affectant peu de gens.

Tel est l’objet de cette proposition de loi.

Lutter contre le changement climatique

Les transports sont le premier secteur émetteur d’émissions de gaz à effet de serre en France et représentent 30 % des émissions nationales ([1]). Au sein des transports, le secteur aérien est responsable de 24 millions de tonnes de CO2 selon une étude de l’ADEME ([2]), soit l’équivalent de 5,3 % des émissions totales de la France en 2019. L’impact environnemental n’a de cesse de s’aggraver, avec des émissions qui ont bondi de 85 % entre 1990 et 2019 ([3]) et qui continueront de suivre une courbe exponentielle si aucune mesure n’est prise. L’aérien exerce ainsi une pression toujours plus forte sur notre environnement et notre biodiversité.

Les émissions de CO2 sont d’autant plus aggravées par l’aviation privée, en hausse lors de la pandémie de la covid‑19 et qui ne montre aucun signe de ralentissement. Un rapport de l’ONG Transport & Environnement démontre que les jets privés sont 5 à 14 fois plus polluants que les avions commerciaux (par passager), notamment parce qu’ils sont deux fois plus susceptibles d’être utilisés pour des trajets très courts, sur des distances où les avions sont les moins efficaces, augmentant ainsi l’impact climatique ([4]). Le constat est d’autant plus amer lorsque les opérateurs admettent qu’une part importante des vols sont à vide : de 25 % à 40 % des vols selon les destinations.

Une politique climatique ambitieuse passe ainsi nécessairement par davantage de réglementation de l’aérien afin d’inverser une tendance climaticide inquiétante. Au‑delà du mirage du carburant soi‑disant vert, la régulation du trafic reste la mesure la plus efficace pour réduire rapidement les émissions du secteur.

Associer les ultrasriches à l’effort de transition

Répondre au défi climatique nécessite d’instaurer des solutions écologistes combinant tant l’efficacité environnementale que la justice sociale, ce qui signifie que les efforts doivent être en premier lieu consentis par celles et ceux responsables de la majorité des émissions de gaz à effet de serre. Les statistiques sont implacables : 1 % de la population mondiale est ainsi responsable de 50 % de ces émissions de l’aviation ([5]). Une petite minorité engendre une part démesurée de la pollution puisque prendre l’avion est d’abord l’apanage des classes les plus aisées. 40 % des Français‑es n’ont jamais pris l’avion ([6]). Pourtant trop souvent, c’est à elles et eux que les efforts sont demandés. Comment consentir à ces transitions quand une poignée continue de gaspiller et de consommer sans limite ?

Les ultra‑riches ont une utilisation insoutenable de l’avion. En dehors des services réguliers des lignes commerciales, elles et ils détiennent un jet privé ou font appel à des services de compagnies de location de jets privés. Ce phénomène a récemment été mis en lumière par les comptes twitter de “flight tracking” permettant de suivre les mouvements des plus grandes fortunes. Le compte “I fly Bernard” a ainsi révélé un vol record de dix minutes entre Londres Ouest et Londres Est ou de multiples allers‑retours à Venise lors d’une seule et même journée. Ces comportements ont choqué, à juste titre, les Français‑es. Ils sont révélateurs d’une forme de sécession des plus riches : vivant peut‑être sur la même planète que l’ensemble de la population mais n’étant clairement plus dans le même monde. Ces multimillionnaires seront d’ailleurs les premièr‑es à pouvoir échapper aux conséquences du réchauffement du climat, provoquées en grande partie par leurs comportements et la démesure de leurs moyens financiers.

L’ampleur de la contestation du phénomène - par les actions d’activistes du climat dans les aéroports, par la multiplication des comptes twitter ou des articles de presse sur le sujet - doit interroger les politiques sur l’acceptabilité sociale des mesures. Il est clair que la majorité de la population ne peut consentir aux efforts demandés si une minorité de privilégié‑es continue ses dérives climaticides.

Interdire les vols en jets privés

D’un côté les caprices de quelqu’un‑es. De l’autre le réchauffement climatique qui conduit inexorablement à la multiplication des catastrophes naturelles extrêmes (incendies, crues incontrôlables, tempêtes) sur l’ensemble de la population. D’un côté la masse des terrien‑nes. De l’autre les hors‑sol, les destructeurs‑rices déconnecté‑es de toute réalité. L’été 2022 a été un tournant dans la prise de conscience du dérèglement climatique et de son caractère profondément inégalitaire.

Cette proposition de loi pose ainsi une mesure simple et évidente : interdire les vols en jets privés. Ce petit effort demandé à celles et ceux qui font aujourd’hui sécession et multiplient les vols “caprice” permet de légitimer et rendre socialement plus acceptables les politiques publiques de transition climatique de plus grande portée, que nous devons urgemment engager. Au‑delà du climat, il est aussi question de justice.

Cette interdiction concerne plus précisément les vols commerciaux non réguliers de transport aérien public de passagers ainsi que les vols non commerciaux de passagers. La notion de vols “en jets privés” ne correspondant à aucune définition juridique au sens strict, nous recensons deux types de situations ([7]) :

– les vols commerciaux non réguliers, dans la mesure où les utilisateurs‑rices paient une prestation de transport à la demande pour que l’appareil soit privatisé. La compagnie aérienne proposant ce type de services dispose d’un certificat et d’une licence de transporteur public. La base juridique utilisée sera le Règlement européen (CE) n° 1008/2008 du Parlement européen et du Conseil du 24 septembre 2008 établissant des règles communes pour l’exploitation de services aériens dans la Communauté. L’article 20 du Règlement dispose qu’en cas de problèmes graves en matière d’environnement, l’État peut limiter ou refuser l’exercice des droits de trafic. La France s’est prévalue de ce même article pour fermer certaines lignes aériennes régulières en cas d’alternative en train, à la suite de l’adoption de l’article 145 de la loi n° 2021‑1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets. Cette interdiction s’applique en‑deçà d’un seuil de soixante passagers. Les données recueillies sur les types d’appareils utilisés montrent en effet que la plupart des jets privés sont des avions de petite capacité. De plus, le seuil de soixante passagers permet de maintenir certains vols tels que ceux affrétés par une agence de voyage.

– les vols non‑commerciaux lorsque l’avion est la propriété d’une personne ou d’une entreprise et qui ne donnent lieu à aucune rémunération de la part du passager. Le droit de l’UE définit l’exploitation commerciale des aéronefs comme “une exploitation contre rémunération ou à tout autre titre onéreux” à l’article 3 du Règlement (CE) n° 216/2008 du Parlement européen et du Conseil du 20 février 2008 concernant des règles communes dans le domaine de l’aviation civile et instituant une Agence européenne de la sécurité aérienne, et abrogeant la directive 91/670/CEE du Conseil, le règlement (CE) n° 1592/2002 et la directive 2004/36/CE. Les vols non‑commerciaux sont donc considérés comme ceux ne faisant pas l’objet d’une exploitation commerciale au sens de l’article 3 du Règlement européen précité.

Cette proposition de loi s’inscrit pleinement dans la visée de justice climatique, en plein essor tant en droit européen qu’en droit interne, et poursuit l’intérêt général et le bénéfice de toutes et tous. Elle s’inscrit dans une réflexion globale de l’organisation même des transports en France et en Europe : il est désormais indispensable de réfléchir à une nouvelle dialectique entre la mobilité et l’environnement. La protection de l’environnement, le droit à un air sain ou le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé sont des principes protégés par le Traité de Fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), la Charte des droits fondamentaux de l’UE, la Constitution et la Charte de l’environnement ainsi que par la jurisprudence tant des juridictions européennes que françaises. Dans ce cadre, le Conseil constitutionnel a consacré en 2020 la protection de l’environnement, patrimoine commun des êtres humains, en “objectif à valeur constitutionnelle” (décision n° 2019‑823 QPC) ([8]). Ces principes doivent être supérieurs au profit et au confort de quelqu’un‑es.

Cette proposition de loi s’appuie également sur un principe clair de justice sociale qui doit toujours guider les législateurs, en particulier dans un contexte actuel de défiance politique. Selon le principe du droit international de responsabilités communes mais différenciées, les plus riches doivent participer à la lutte contre le changement climatique à hauteur des pollutions qu’ils génèrent.

L’article 1er prévoit l’interdiction des services de transport aérien non réguliers de passagers ne faisant pas l’objet d’une exploitation commerciale. Des exceptions permettent à certains vols d’intérêt général de continuer à être opérés, tels que les vols médicaux, de sauvetage ou de sécurité civile ainsi que les activités des aéroclubs.

L’article 2 prévoit l’interdiction des services non réguliers de transport aérien public de passagers sur le fondement de l’article 20 du Règlement (CE) n° 1008/2008 du Parlement européen et du Conseil du 24 septembre 2008. L’interdiction concerne uniquement les vols dont le nombre de passagers est inférieur à soixante.

En raison des spécificités géographiques et topographiques des départements et régions d’outre‑mer, des collectivités d’outre‑mer, de la Nouvelle‑Calédonie ainsi que des Terres australes et antarctiques françaises, les dispositions de cette proposition de loi ne s’appliqueront qu’au territoire métropolitain. Un possible changement de législation devra nécessairement être précédé d’une concertation préalable avec les élu‑es des territoires concernés.

Enfin, il est prévu qu’une évaluation des dispositifs soit réalisée trois ans à compter de l’entrée en vigueur de la loi.

 

 

 


proposition de loi

Article 1er

I. – Le livre IV de la sixième partie du code des transports est complété par un article L. 6400‑4 ainsi rédigé :

« Art. L. 64004. – Sont interdits, au départ, à destination ou à l’intérieur du territoire métropolitain français, les services de transport aérien non réguliers de passagers ne faisant pas l’objet d’une exploitation commerciale au sens de l’article 3 du règlement (CE) n° 216/2008 du Parlement européen et du Conseil du 20 février 2008 concernant des règles communes dans le domaine de l’aviation civile et instituant une Agence européenne de la sécurité aérienne, et abrogeant la directive 91/670/CEE du Conseil, le règlement (CE) n° 1592/2002 et la directive 2004/36/CE.

« Le premier alinéa du présent article ne s’applique pas aux vols exécutés par des aéronefs d’État et militaires, affectés à un service public, de recherche, de sauvetage, de sécurité civile, de lutte contre les incendies, sanitaires, médicaux, de travail aérien, d’instruction, d’essai ou réalisés dans le cadre des activités d’un aéroclub. »

II. – Le I entre en vigueur le 1er janvier suivant la promulgation de la présente loi.

III. – Le Gouvernement remet un rapport évaluant l’impact de l’interdiction prévue à l’article L. 6400‑4 du code des transports, dans sa rédaction résultant du I du présent article, dans un délai de trois ans à compter de son entrée en vigueur.

Article 2

I. – L’article L. 6412‑3 du code des transports est complété par un III ainsi rédigé :

« III. – Sont interdits sur le fondement de l’article 20 du règlement (CE) n° 1008/2008 du Parlement européen et du Conseil du 24 septembre 2008 établissant des règles communes pour l’exploitation de services aériens dans la Communauté, les services non réguliers de transport aérien public de moins de soixante passagers concernant les liaisons aériennes au départ, à destination ou à l’intérieur du territoire métropolitain français, à l’exception des vols sanitaires et médicaux. »

II. – Le Gouvernement remet un rapport évaluant l’impact de l’interdiction prévue au III de l’article L. 6412‑3 du code des transports, dans sa rédaction résultant du I du présent article, dans un délai de trois ans à compter de son entrée en vigueur.


([1])  Rapport annuel 2022 du Haut Conseil pour le climat. Dépasser les constats, mettre en œuvre les solutions

([2])  I Care Environment 2022. Élaboration de scénarios de transition écologique du secteur aérien. 190 pages. Cet ouvrage est disponible en ligne : https://librairie.ademe.fr

([3])  Idem

([4])  Rapport de Transport & Environment (2021). Private jets: can the super rich supercharge zero-emission aviation? Le rapport est disponible en ligne : Transport & Environment - Campaigning for cleaner transport in Europe (transportenvironment.org)

([5])  I Care Environment 2022. Élaboration de scénarios de transition écologique du secteur aérien. 190 pages. Cet ouvrage est disponible en ligne : https://librairie.ademe.fr

([6])  Rapport The Shift Project. Pouvoir voler en 2050 : quelle aviation dans un monde contraint ? Le rapport est disponible en ligne : Pouvoir voler en 2050 ? Nouveau rapport du Shift sur l'avenir de l'aérien (theshiftproject.org)

([7])  Conformément aux réponses apportées par la Direction Général de l’Aviation civile (DGAC) aux rapporteures spéciales de la mission sur les transports du Projet de loi de Finances 2023 Arrighi et Sas.

([8])  Cons. const. 31 janv. 2020, Union des industries de la protection des plantes, n° 2019-823 QPC.