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N° 1063

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

SEIZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 4 avril 2023.

PROPOSITION DE LOI

tendant à la réouverture des accueils physiques dans les services publics,

(Renvoyée à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale
de la République, à défaut de constitution d’une commission spéciale
dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)

présentée par Mesdames et Messieurs

Danièle OBONO, Ugo BERNALICIS, Mathilde PANOT, Nadège ABOMANGOLI, Laurent ALEXANDRE, Gabriel AMARD, Ségolène AMIOT, Farida AMRANI, Rodrigo ARENAS, Clémentine AUTAIN, Marie‑Noëlle BATTISTEL, Christophe BEX, Carlos Martens BILONGO, Manuel BOMPARD, Mickaël BOULOUX, Idir BOUMERTIT, Louis BOYARD, Aymeric CARON, Sylvain CARRIÈRE, Florian CHAUCHE, Sophia CHIKIROU, Hadrien CLOUET, Eric COQUEREL, Alexis CORBIÈRE, Jean‑François COULOMME, Catherine COUTURIER, Hendrik DAVI, Sébastien DELOGU, Alma DUFOUR, Karen ERODI, Martine ÉTIENNE, Elsa FAUCILLON, Emmanuel FERNANDES, Sylvie FERRER, Caroline FIAT, Marie‑Charlotte GARIN, Perceval GAILLARD, Raquel GARRIDO, Clémence GUETTÉ, David GUIRAUD, Mathilde HIGNET, Rachel KEKE, Andy KERBRAT, Bastien LACHAUD, Hubert JULIEN‑LAFERRIÈRE, Maxime LAISNEY, Arnaud LE GALL, Antoine LÉAUMENT, Karine LEBON, Elise LEBOUCHER, Jean‑Paul LECOQ, Charlotte LEDUC, Arnaud LE GALL, Jérôme LEGAVRE, Sarah LEGRAIN, Murielle LEPVRAUD, Benjamin LUCAS, Pascale MARTIN, Élisa MARTIN, William MARTINET, Max MATHIASIN, Frédéric MATHIEU, Damien MAUDET, Marianne MAXIMI, Manon MEUNIER ; Jean‑Philippe NILOR, Nathalie OZIOL, Stéphane PEU, René PILATO, François PIQUEMAL, Christine PIRES BEAUNE, Marie POCHON, Thomas PORTES, Loïc PRUD’HOMME, Jean‑Hugues RATENON, Jean‑Claude RAUX, Sébastien ROME, Sandrine ROUSSEAU, François RUFFIN, Aurélien SAINTOUL, Michel SALA, Danielle SIMONNET, Ersilia SOUDAIS, Anne STAMBACH‑TERRENOIR, Aurélien TACHÉ, Andrée TAURINYA, Matthias TAVEL, Aurélie TROUVÉ, Paul VANNIER, Léo WALTER, Jiovanny WILLIAM,

députés.

 


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EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

« Plus de proximité et d’humanité d’abord. Je crois qu’il nous faut continuer d’avoir une administration, une action publique à portée de femmes et d’hommes et représentées, incarnées par celles et ceux qui, sur le terrain, dans les compétences qui leur sont données, traduisent cette action publique pour nos concitoyens. […] Ce qui est demandé, ce sont des visages familiers, humains qui portent ces décisions en responsabilité aux côtés de nos concitoyens. »

Emmanuel Macron, Président de la République française, 8 avril 2021

« On parle de dématérialisation, moi je parle de déshumanisation du système. On ne met plus personne devant les gens. On les laisse se débrouiller avec des moyens auxquels ils n’ont pas accès. »

Houria Rahmouni Benahmed, coordinatrice de l’association Zy’va
à Nanterre, 18 décembre 2021

Le constat dressé par Houria Rahmouni Benahmed est aujourd’hui largement partagé par l’ensemble des actrices et acteurs de terrain. Des villes ultra densifiées aux campagnes désertifiées, c’est en effet à elles et eux qu’incombe de limiter les dégâts d’une dématérialisation austéritaire des services publics, des administrations étatiques et des organismes sociaux.

En février 2022, un rapport de la Défenseure des droits confirmait la gravité de la situation en alertant sur la rupture d’accès aux droits que constitue la dématérialisation pour de nombreuses personnes âgées, étrangères, en situation de précarité mais aussi – contrairement aux idées reçues – pour un·e jeune sur quatre qui indique rencontrer des difficultés pour réaliser seul·e des démarches en ligne ([1]).

Continuité, égalité, adaptabilité : ces grands principes censés guider les services publics sont systématiquement bafoués par une dématérialisation synonyme d’abandon. Quelle continuité quand les usager·es se retrouvent face à des guichets fermés et des lignes occupées ? Quelle égalité quand 22 % de la population ne dispose ni d’un ordinateur ni d’une tablette à domicile et 15 % d’entre elles et eux n’ont pas de connexion internet ? Quelle adaptabilité quand c’est désormais à l’usager ou l’usagère de se substituer à l’administration et de trouver les moyens de se former, de se faire aider, de faire, d’être capable ?

La numérisation, qui aurait pu signifier une facilitation des démarches administratives pour tous et toutes et qui aurait dû bénéficier au plus grand nombre, sert en réalité une politique de casse du service public ([2]).

La « dématérialisation » comme outil de la destruction des services publics

La réduction du champ de l’État social et son imprégnation par les méthodes de fonctionnement du secteur privé et par les logiques de marché est, de longue date, l’objectif des néolibéraux. Sa réalisation est un travail de longue haleine qui ne prend pas des atours spectaculaires. Elle se pratique dans l’ombre de réformes techniques, peu médiatisées, moins susceptibles de susciter des résistances dans une population extrêmement attachée à ses services publics et à son système de sécurité sociale.

C’est ainsi que depuis 1996 et sous prétexte de « modernisation du service public », les conventions d’objectifs et de gestion (COG), signées tous les cinq ans, ont permis aux gouvernements successifs d’imposer aux organismes de protection sociale des objectifs de « productivité » qui réduisent le nombre et la disponibilité des agent·es et impactent négativement, par conséquent, l’accès aux droits des usagers et usagères ([3]).

« Souvent pensées par le prisme de l’optimisation, de l’efficience ou de la simplification, les politiques de modernisation ou de transformation publique ont incontestablement eu des effets sur l’accès aux droits de toutes et tous, dont le Défenseur des droits est un témoin direct. » ([4])

Ces conventions régulières se sont faites en même temps que les politiques de réduction des effectifs de la fonction publique : suppression brutale de 150 000 postes lors de la Révision générale des politiques publiques (RGPP) et la Réforme de l’administration territoriale de l’État (RéATE) sous Nicolas Sarkozy, 5 000 postes supprimés à l’issue de la Modernisation de l’action publique (MAP) de François Hollande ([5]).

Ces suppressions de postes, qui augmentent d’autant la pression sur les agent·es encore en place, se sont largement poursuivies sous le premier mandat d’Emmanuel Macron qui les a notamment justifiées par la numérisation. Ainsi, le plan Action publique 2022 lancé par Édouard Philippe dès 2017 se proposait d’interroger « en profondeur les métiers et les moyens d’action publique au regard de la révolution numérique qui redéfinit les contours de notre société. » ([6])

Si la dématérialisation de certaines procédures administratives peut indubitablement faciliter les démarches des usagers et usagères, ce n’est pas la raison première qui a poussé les gouvernements successifs à agir dans ce sens. Aujourd’hui, de nombreuses institutions, associations et citoyen·nes dénoncent cette politique de dématérialisation à marche forcée comme cache‑sexe de la casse du service public. La Défenseure des droits l’explique clairement :

« La dématérialisation peut constituer un puissant levier d’amélioration de l’accès de tous et de toutes à ses droits. Mais cet objectif ne sera pas atteint si l’ambition collective portée dans ce processus se résume à pallier la disparition des services publics sur certains territoires et à privilégier une approche budgétaire et comptable. » ([7])

Fermeture des guichets physiques, élargissement des fractures sociales

Les effets délétères de cette dématérialisation, synonyme d’obstacle à l’accès aux droits pour les plus précaires, se font de plus en plus sentir sur le terrain. La Défenseure des droits souligne ainsi que plus de 80 % des réclamations qui lui sont faites portent sur les relations des usager·es avec les services publics et ont connu une augmentation de l’ordre de 18 % entre l’année 2020 et 2021 ([8]). Les associations, ONG et syndicats multiplient de leur côté les tribunes, campagnes et mobilisations pour alerter sur le sujet et mettent en avant les conséquences concrètes de cette politique sur la vie des citoyens et citoyennes.

Le 19 octobre 2022, lors d’une discussion intitulée « Dématérialisation des services publics : les plus précaires en danger ? », voici ce dont témoignait Boubacar, un jeune travailleur qui a fait les frais de la fermeture des guichets dans les préfectures :

« J’ai 19 ans. Je travaille en tant que technicien Telecom ; je suis à mitemps car je suis en attente de ma carte de séjour. Mon employeur veut m’embaucher à plein temps et a fait tout un dossier. Galère pour avoir un rendezvous à la préfecture de Paris ; j’ai mis près de six mois depuis juillet 2021 ; j’allais sur internet pour avoir le rendezvous et ça ne marchait pas. J’ai fini par l’avoir, le 13 janvier 2022. J’ai déposé le dossier, avec une confirmation de dépôt, indiquant que j’aurais un retour dans 4 mois. Relance deux fois par mail : j’attends toujours. Du coup, j’ai une promesse d’embauche à plein temps que je n’ai pas pu concrétiser, pas de logement, pas de carte vitale. » ([9])

Ces fermetures des guichets de préfecture sont emblématiques à plusieurs égards. De par les conséquences dramatiques qu’elles ont sur les vies des personnes concernées, mais aussi de par l’aberration du système qu’elles révèlent. Ainsi, depuis de longs mois et dans plusieurs départements, les personnes étrangères qui souhaitent effectuer une demande de titre de séjour se voient dans l’obligation, faute de rendez‑vous disponible sur le site de la préfecture, de saisir le tribunal administratif afin qu’il enjoigne le préfet de leur accorder… un simple rendez‑vous ! Les juristes investi·es dans ces procédures dénoncent une logique qui gaspille l’argent public et sature la justice.

Le cas des préfectures n’est pas isolé. Cette dynamique de fermeture de guichets est maintenant entamée depuis de nombreuses années dans de nombreux services. Entre 2014 et 2018, les sites physiques des opérateurs de la protection sociale ont été réduits de 27 % pour la branche famille, de 39 % pour la branche maladie et de 50 % pour la branche vieillesse ([10]). Et à la faveur du Covid‑19, les autorités ont donné un coup d’accélérateur à ce phénomène, le rendant nettement plus large, visible et nocif. C’est notamment ce que souligne le Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion (CNLE) dans un rapport d’octobre 2022 :

« Les mesures de distanciation sociale ont conduit à la fermeture des guichets physiques et à une accélération de la numérisation comme mode d’accès au service public. Les personnes peu à l’aise dans l’usage des outils numériques ou dans la compréhension du fonctionnement administratif se sont trouvées dans l’impossibilité de faire valoir leurs droits. » ([11])

Cet éloignement brutal des usager·es de leurs services publics a des conséquences nombreuses et tragiques à l’échelle individuelle. L’augmentation des non‑recours, la quasi impossibilité de contester une suspension de droits auprès d’un·e agent·e ou encore l’augmentation des délais de traitement des dossiers accroissent les difficultés financières, sanitaires ou l’insertion professionnelle des personnes qui les subissent, généralement les plus précaires.

Mais les effets de cette dématérialisation à marche forcée ne se limitent pas à la précarisation toujours plus grande des classes populaires. Elle vient également interroger notre capacité à faire société. Près d’un quart des Français·es ont aujourd’hui le sentiment de vivre dans un territoire délaissé par les pouvoirs publics du fait des difficultés d’accès aux services publics ([12]). Ce sentiment, qui correspond à une réalité documentée, entraîne une grande frustration au sein d’une partie du corps social, que le CNLE résume en “facteur de crispation sociale” ([13]). Des observateurs et observatrices vont même plus loin, en pointant les conséquences délétères de la disparition d’une des interactions quotidiennes entre citoyen·es et État :

« La dématérialisation supprime une myriade de relations administratives à partir desquelles chacun nourrit – satisfait ou excédé – le sentiment de faire société. […] Ces relations directes, celles au guichet la plupart du temps, ont contribué, à côté des relations professionnelles, syndicales et associatives, à structurer depuis longtemps l’organisation des rapports sociaux. Or, ces relations disparaissent, en même temps que les relations professionnelles se transforment et que la désyndicalisation s’accroît, à l’exception de la vie associative qui reste vivace et se renouvelle. […] [On] pourrait même se demander, plus loin encore, si la dématérialisation des relations administratives ne constitue pas une transformation en profondeur des modalités qui ont permis de stabiliser l’ordre social en plaçant de façon directe les citoyens dans “la main gauche de l’État” ». ([14])

Des agent·es de service public en perte de sens et désorienté·es

Si les usagers et usagères sont complètement déboussolé·es par cette perte de lien, c’est également le cas des agent·es de la fonction publique, qui voient leurs missions dénaturées et ne trouvent plus de sens dans leur action. Ainsi, beaucoup de travailleurs et travailleuses sociales en ligne pointent du doigt des consignes qui vont totalement à l’encontre de la philosophie du travail social : ne pas faire durer les appels plus de deux minutes, au risque d’être réprimandé·es par leur hiérarchie ; ne répondre qu’à des questions fermées, sans relancer la personne qui appelle ; la renvoyer systématiquement à un site internet pour l’inviter à trouver elle‑même la réponse à sa question, etc.

Nombre de fonctionnaires dénoncent aussi aujourd’hui les conséquences de la réduction du nombre d’agent·es recruté·es, au bénéfice d’algorithmes de détection de la fraude sociale. En effet, loin de rendre les droits des usagers et usagères accessibles et de renforcer l’accès aux prestations, les outils numériques développés sont utilisés comme un moyen de contrôle, qui s’apparente à un moyen d’exclusion et de discrimination à l’égard des plus précaires. C’est ainsi que la technique utilisée par la CAF du data mining qui a pour objet de cibler les publics jugés comme étant les plus à risque de commettre des abus – se concentre presque uniquement sur des critères qui visent en réalité les plus pauvres. Avoir des revenus faibles, être au chômage ou ne pas avoir de travail stable, être un parent isolé ou mobiliser une part importante de ses revenus pour se loger sont ainsi les marqueurs qui vaudront d’être suivi de près par l’institution ([15]). Pire, comme l’a révélé la Défenseure des droits, une circulaire interne à la CNAF datant de 2012 recommandait de « cibl[er] les personnes nées hors de l’Union européenne » lors des contrôles ([16]).

Or, « Les ciblages discriminatoires relaient des préjugés que les contrôles viennent ensuite renforcer avec une surreprésentation de ces populations au sein des fraudeurs. » ([17]), alerte‑t‑elle.

Ces politiques discriminatoires sont inadmissibles et totalement contraires à la Convention européenne de sauvegarde des droits humains et des libertés fondamentales. Outre les importants préjudices qu’elle fait subir aux plus précaires, cette approche des droits sociaux tournée vers la suspicion plutôt que vers l’accueil et le dialogue a des conséquences catastrophiques sur les agent·es du service public. En nombre toujours plus restreint, cantonné·es à des rôles de répondeurs vocaux et condamné·es à assister impuissant·es à des politiques discriminatoires, ces fonctionnaires perdent totalement le sens de leur mission.

Des dispositifs pansements qui ne couvrent pas un trou béant

Dès 2019, le Défenseur des droits alertait sur les risques de cette dématérialisation accélérée et invitait l’État à prendre des mesures rectificatives afin de renforcer l’accompagnement à la maîtrise du numérique, de résoudre les nombreux problèmes de conception des outils numériques créés et d’assurer les objectifs de services publics sans laisser personne de côté. Si des dispositifs ont effectivement été mis en place ces dernières années pour répondre à cet appel, ils sont non seulement insuffisants, ils approfondissent de plus la déresponsabilisation de l’État au détriment des associations, des travailleurs et travailleuses sociales et des usagers et usagères, sommé·es de s’adapter, bien souvent avec très peu de moyens.

De nombreuses démarches nécessitent aujourd’hui un passage obligatoire par le numérique. Or, et bien que les chiffres progressent, beaucoup d’usager·es n’y ont pas accès. Il reste aujourd’hui près de 15 % de Français·es sans connexion internet à domicile, 22 % ne disposent ni d’un ordinateur, ni d’une tablette, et seulement 30 % des zones rurales et de montagnes sont couvertes par la fibre. En limitant l’accès de certains services publics au seul numérique sans s’assurer de son accessibilité pour l’ensemble des citoyen·nes, l’État faillit clairement aux principes de continuité et d’égal accès.

Par ailleurs, alors même que la crise du Covid‑19 et l’inflation ont récemment fait basculer un nombre important de personnes dans la précarité, l’obligation d’accéder à internet vient ajouter une dépense non négligeable sur des finances toujours plus serrées :

« J’ai du mal à boucler mon budget pour faire manger ma famille. Pourtant, pour pouvoir vivre, je dois payer un abonnement internet pour avoir accès à mes droits et faire mes déclarations en ligne. »[18]

De plus, l’accès aux outils numériques (ordinateurs, forfaits, etc.) ne signifie pas nécessairement accès au numérique. Si le plan France relance annoncé en 2020 a bien dédié 250 millions d’euros à l’inclusion numérique, l’illectronisme est loin d’être éradiqué, puisque près de 13 millions de personnes sont encore en difficulté avec le numérique dans notre pays, soit environ 20 % des Français·es. Et cette difficulté à maîtriser les démarches administratives en ligne n’est pas une simple question générationnelle qui se résoudrait par elle‑même dans les années à venir. En effet, aujourd’hui un quart des 18‑24 ans, qui sont né·es avec les outils numériques, rencontrent des difficultés pour réaliser seul·es leurs démarches en ligne.

Pour répondre aux problèmes soulevés par la fracture numérique et aux critiques contre la casse des services publics qui ont eu un écho lors du mouvement des Gilets jaunes, Emmanuel Macron a recyclé en 2019 une vieille idée, présentée comme un moyen de retrouver des services publics de proximité : les “maisons France services”, devenues “espaces France services”. Ce dispositif était présenté comme permettant « à chaque citoyen quel que soit l’endroit où il vit, en ville ou à la campagne, d’accéder aux services publics et d’être accueilli dans un lieu unique, par des personnes formées et disponibles, pour effectuer ses démarches du quotidien »[19]. Un peu plus de 2 ans après cette annonce et suite à l’ouverture de quelque 2543 “espaces France services”, les objectifs fixés sont très loin d’être atteints, et l’arnaque de ce service public dégradé apparaît au grand jour.

– «…quel que soit l’endroit où il vit, en ville ou à la campagne »

Les associations et maires ruraux de France constatent de leur côté que le compte n’y est pas. Non seulement les zones blanches ou grises ne sont pas prises en compte dans le choix des lieux d’implantation, ce qui laisse de nombreux trous dans la raquette, mais de plus les espaces France services implantés dans des zones rurales sont loin d’être tous connectés à des réseaux de transports en commun, ce qui les rend proprement inaccessibles à une partie de la population.

– «…être accueilli dans un lieu unique, par des personnes formées et disponibles pour effectuer ses démarches du quotidien »

Concernant la formation d’abord, notons que le cahier des charges propose une formation initiale des agent·es des espaces France services de 5 jours et demi, supposée leur permettre d’assurer l’accompagnement des usagers et usagères auprès de quelque neuf services publics différents. Au vu de l’étendue du champ d’action et de l’éventuelle complexité des dossiers à traiter, ce temps de formation apparaît pour le rapporteur spécial du Sénat « très limité et insuffisamment opérationnel » ([20]).

Au‑delà de la formation, la question de la capacité de ces agent·es à résoudre les problèmes des usager·es de manière effective est posée. Comme le rappelle Claire Hédon dans une audition devant les parlementaires au mois d’octobre 2022 : « Ils n’ont pas accès au logiciel auquel a accès la CAF [ou autres]. Et donc ils ne peuvent pas tout résoudre ». Face à cette impossibilité de traiter directement les dossiers, les agent·es des espaces France services sont dépendant·es, quand il existe une ligne directe vers les différents services publics, de la disponibilité des personnels de ces services. Or, cette disponibilité est loin d’être toujours effective : « Il y a des endroits où la CAF ellemême est en difficulté, parce que pas suffisamment d’agent·es je vous cite la CAF mais je pourrais vous citer la CPAM, les impôts, ce que vous voulez et qui du coup n’arrivent pas non plus à répondre aux espaces France services. Et les agent·es dans ces espaces France services peuvent passer une heure avant de réussir à joindre quelqu’un de la CPAM. » ([21])

Quand on le regarde de près, ce dispositif apparaît donc pour ce qu’il est : un cache‑misère de la destruction du service public. C’est en tout cas la claire alerte posée par le Sénat dans son récent bilan du financement des maisons France services :

« Une grande partie des acteurs, usagers comme collectivités territoriales, a exprimé au rapporteur spécial la crainte que France services ne devienne un réseau de substitution de l’offre proposée actuellement par les opérateurs, contribuant ainsi à accélérer le mouvement de retrait des services publics des espaces ruraux. » ([22])

Ce mouvement est en réalité déjà en marche. C’est notamment ce que l’on observe pour le réseau de l’Assurance maladie qui reste en apparence relativement stable, avec quelque 2002 sites d’accueil sur la période 2014‑2020. En réalité, ce maintien n’est dû qu’à un tour de passe‑passe. Il cache une baisse importante du nombre de points d’accueil en propre, au profit d’espaces France services qui comptent généralement deux agent·es supposé·es pouvoir assurer pas moins de neuf services publics.

Pour enfoncer le clou, l’État utilise ce dispositif pour se décharger de sa responsabilité financière en matière de services publics sur les collectivités territoriales. Comme le révèle le premier bilan du financement des maisons France services, publié au mois de juillet 2022 par le Sénat :

« Le reste à charge moyen pour les porteurs de projet, une fois décompté le forfait de 30 000 euros, est donc de 80 000 euros par an et par maison. En d’autres termes, le forfait finance actuellement à peine plus du quart du coût de fonctionnement réel d’une maison France services. Environ 70 % des élus ayant répondu à la consultation effectuée par le rapporteur spécial considèrent que le financement apporté par le forfait est insuffisant ou très insuffisant. » ([23])

La fermeture massive des guichets n’est donc absolument pas compensée par les quelques mesures supposées enrayer ses effets négatifs et accompagner celles et ceux qui sont exclu·es de la poursuite de la numérisation. Feignant d’étoffer l’offre de services publics de proximité, le gouvernement organise en réalité la poursuite de leur rétrécissement et le désengagement de l’État, en reportant une partie importante de leur financement sur les collectivités territoriales.

Un insupportable report sur les associations et usager·es

Par ce désengagement massif, l’État envoie en fait un message très clair aux citoyens et citoyennes : débrouillez‑vous, auto‑administrez‑vous. Car si les guichets ferment, les exigences administratives, elles, demeurent. Dans ce contexte, ce sont de fait les réseaux de solidarité qui prennent le relais et apportent le soutien à celles et ceux qui ne sont pas en mesure de suivre le train de la numérisation : familles, amis, associations, travailleur·euses sociaux. Dans une tribune parue en octobre 2022, des associations parisiennes de soutien aux personnes âgées dénonçaient ce report de fait. Ce sont bien elles qui assument cet abandon étatique et tentent d’accompagner les personnes laissées sur le carreau, et ce sans moyens supplémentaires :

« Ces défaillances institutionnelles pèsent depuis plusieurs années sur un secteur associatif essoufflé, sans appui, sans soutien, ni reconnaissance de l’Assurance Retraite, qui ne parvient plus à répondre aux demandes du public. » ([24])

Le report se fait donc en cascade : les administrations aux portes closes renvoient vers des structures sociales locales (type Points d’information médiation multi services - PIMMS) elles‑mêmes débordées et en manque de personnel, qui renvoient vers les structures associatives, dont ce n’est pas directement l’objet et qui sont elles‑mêmes à bout de souffle et en incapacité de répondre à toutes les demandes. Pour celles et ceux qui n’ont pas trouvé d’écoute, il ne reste plus qu’à se tourner vers des proches ou à baisser les bras, allongeant la liste des non‑recours à des droits qui sont pourtant les leurs.

La réouverture des accueils physiques, seule garantie d’un service public de qualité

La politique actuellement à l’œuvre, qui rétrécit le champ des services publics et les éloigne des usager·es, n’est pourtant pas une fatalité. La numérisation doit pouvoir être pensée comme une force, comme un moyen d’élargir les possibilités des citoyens et citoyennes qui souhaitent s’en saisir, et non comme une obligation ou comme un moyen d’exclure celles et ceux qui ne sont pas en capacité de s’y adapter.

« Les usagers ont le “droit” de ne pas être formés au numérique et de ne pas recourir au numérique pour leurs échanges avec l’administration. Ils ne peuvent être privés de leur accès aux droits fondamentaux, ni aux prestations auxquelles ils sont éligibles, du simple fait qu’ils ne pratiquent pas les communications électroniques. » ([25])

Au‑delà des personnes qui feraient le choix de ne pas recourir aux outils numériques et de celles et ceux qui en sont exclu·es pour des raisons matérielles ou d’illectronisme, il est essentiel de rappeler que la numérisation ne peut pas tout. Toutes les personnes qui maîtrisent ces outils se sont, un jour ou l’autre, retrouvées en position de ne pas “coller aux cases”. Dans ces situations, seul le lien avec un ou une agente, une personne réelle, en mesure de saisir la spécificité de la demande permet de résoudre la situation. Comme l’a martelé la Défenseure des droits, le seul moyen de respecter les droits des usagers et usagères est de garantir un principe de double entrée dans les services publics, qui passe nécessairement par la réouverture d’accueils physiques.

« Et làdessus pour moi il y a deux priorités, quand on parle d’accès aux services publics. C’est de maintenir une double entrée. Ce n’est pas possible de faire que de la dématérialisation. Il faut que soit encore possible de déposer des dossiers papier. Et le deuxième, je dirais qui en est le corollaire d’ailleurs, c’est le maintien d’accueil. C’est indispensable de pouvoir aller rencontrer un agent de service public, de pouvoir exposer les difficultés. » ([26])

Afin d’assurer « une administration, une action publique à portée de femmes et d’hommes » chère à Emmanuel Macron, il n’existe en réalité pas d’autre solution que la réouverture des guichets d’accueil des services publics, couplée à l’embauche de fonctionnaires en nombre suffisant et convenablement formé·es. C’est la seule politique réellement à même de permettre l’extension des horaires d’ouverture et l’accompagnement de tous les usagers et toutes les usagères.

Les services publics sont notre bien commun, le patrimoine collectif de tous les citoyens et citoyennes. Ils satisfont des besoins sociaux vitaux, produisent des services utiles au plus grand nombre et les rendent accessibles à tous et toutes. Mais ils sont aussi un ciment de la société, en étant le vecteur de l’intérêt général. Les défendre mais surtout les renforcer et les développer sont des garanties essentielles de notre capacité à faire société.

L’article 1er de cette proposition de loi prévoit la création d’une obligation à la charge de l’administration de proposer un mode de saisine physique concurremment à l’existence ou à la création d’un téléservice, ceci afin de pallier une saisine uniquement dématérialisée et aux fins de garantir un recours effectif aux usagers et usagères du service public ([27]). L’article 2 astreint l’administration à mettre en place des formations adaptées et correspondant aux impératifs et aux domaines d’activité des travailleuses et travailleurs. L’article 3 prévoit les modalités de financement des dispositions contenues dans la présente proposition de loi

 

 


proposition de loi

Article 1er

L’article L. 112‑9 du code des relations entre le public et l’administration est ainsi modifié :

1° Après le deuxième alinéa, il est inséré un alinéa ainsi rédigé :

« Lorsqu’elle met en place un téléservice ou qu’elle recourt à un téléservice, il incombe à l’administration de maintenir ou de proposer concurremment un mode de saisine physique pour les usagers. »

2° Au troisième alinéa, les mots : « n’est régulièrement saisie par voie électronique que par l’usage de ce téléservice » sont remplacés par les mots : « est régulièrement saisie par l’usage de ce téléservice ainsi que par une saisine physique en guichet ».

Article 2

À la fin du 2° de l’article L. 4121‑1 du code du travail, les mots : « de formation » sont remplacés par les mots : « l’accès à des parcours de formation convenablement dimensionnés, financés et adaptés aux impératifs et aux périmètres d’exercice des travailleurs. ».

Article 3

I. – La charge pour l’État est compensée à due concurrence par la création d’une taxe additionnelle à l’accise sur les tabacs prévue au chapitre IV du titre Ier du livre III du code des impositions sur les biens et services.

II. – La charge pour les organismes de sécurité sociale est compensée à due concurrence par la majoration de l’accise sur les tabacs prévue au chapitre IV du titre Ier du livre III du code des impositions sur les biens et services.

III. – La charge pour les collectivités territoriales est compensée à due concurrence par la majoration de la dotation globale de fonctionnement et, corrélativement pour l’État, par la création d’une taxe additionnelle à l’accise sur les tabacs prévue au chapitre IV du titre Ier du livre III du code des impositions sur les biens et services.


([1])  Défenseure des Droits, Dématérialisation des démarches administratives : le défenseur des droits alerte sur les inégalités d'accès aux services publics, janvier 2019 ; Dématérialisation des services publics : trois ans après, où en est-on ?, février 2022

([2])  Le Monde, « « Les services publics sont notre avenir, leur réinvention est primordiale » : le plaidoyer de 400 citoyens », 14/02/22

([3])  Sécurité sociale, « Conventions d’objectifs et de gestion »

([4])  Défenseur des droits, Rapport annuel d’activité 2021, juin 2022

([5])  Vie-publique.fr, “La réforme de l’Etat”, 22/08/18

([6])  Gouvernement, Plan ation publique 2022

([7])  Défenseur des droits, Dématérialisation des services publics : trois ans après, où en est-on ?, février 2022, p. 3.

([8])  Dans son Rapport annuel d’activité 2021, la Défenseure des droits rappelle ainsi que 91 000 des 115 000 réclamations reçues en 2021 concernent le rapport entre les usagers et les services publics. En 2014, l’institution recevait 35 000 réclamations de ce type.

([9])  Témoignage livré lors de la table-ronde “Dématérialisation des services publics : les plus précaires en danger”, organisée le 19/10/22 par plusieurs associations dont la Cimade, le Secours catholique et Solidarités nouvelles pour le logement.

([10])  Igas, Garantir un numérique inclusif : les réponses apportées par les opérateurs de la protection sociale, 2019, p. 4

([11])  Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion, Baromètre de suivi qualitatif de la pauvreté, mai 2022, p. 9

([12])  Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (ONPES)/Crédoc, Améliorer la connaissance et le suivi de la pauvreté et le suivi de l’exclusion sociale, novembre 2021, p. 74

([13])  Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion, Baromètre de suivi qualitatif de la pauvreté, mai 2022, p.5

([14])  Philippe Warin, Héléna Revil, “Le numérique, le risque de ne plus prévenir le non-recours”, in Vie sociale, 2020, L’avenir du numérique dans le champ social et médico-social, n°28, p.121-136

([15])  La quadrature du net, “CAF : le numérique au service de l’exclusion et du harcèlement des plus précaires”, 19/10/22

([16])  Défenseur des droits, “Lutte contre la fraude aux prestations sociales : à quel prix pour les droits des usagers ?”, septembre 2017, p. 20

([17])  Défenseur des droits, Lutte contre la fraude aux prestations sociales : à quel prix pour les droits des usagers ?, septembre 2017, p. 21

([18])  Défenseur des droits, Dématérialisation des services publics : trois ans après, où en est-on ?, février 2022 p. 40

([19])  Ministère de la Cohésion ds territoires, “France Services”, mis à jour le 03/12/20

([20])  Premier bilan du financement des maisons France services, du rapporteur spécial des crédits de la politique des territoires au Sénat, juillet 2022

([21])  Assemblée nationale, Audition de Claire Hédon, Défenseure des droits, par la commission des lois, 04/10/22

([22])  Premier bilan du financement des maisons France services, du rapporteur spécial des crédits de la politique des territoires au Sénat, juillet 2022

([23])  Premier bilan du financement des maisons France services, du rapporteur spécial des crédits de la politique des territoires au Sénat, juillet 2022

([24])  Mediapart, “Retraite, le rendez-vous manqué de la CNAV”, 13/10/22

([25])  Défenseure des droits, Dématérialisation des services publics : trois ans après, où en est-on ?, février 2022, p. 40

([26])  Audition de Claire Hédon, Défenseure des droits par la commission des lois, 04/10/22

([27]) CNIL, “Téléservices et protection de la vie privée”, 17/12/18