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N° 1562

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

SEIZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 20 juillet 2023.

PROPOSITION DE LOI

tendant à la reconnaissance, à l’étude et à l’indemnisation des victimes du chlordécone et à la création d’un établissement public indépendant chargé de cette mission,

(Renvoyée à la commission des affaires sociales, à défaut de constitution d’une commission spéciale
dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)

présentée par Mesdames et Messieurs

Marcellin NADEAU, Soumya BOUROUAHA, JeanVictor CASTOR, Steve CHAILLOUX, André CHASSAIGNE, Pierre DHARRÉVILLE, Elsa FAUCILLON, Sébastien JUMEL, Emeline K/BIDI, Karine LEBON, JeanPaul LECOQ, Tematai LE GAYIC, Frédéric MAILLOT, Yannick MONNET, Mereana REID ARBELOT, Davy RIMANE, Stéphane PEU, Fabien ROUSSEL, Nicolas SANSU, JeanMarc TELLIER, Hubert WULFRANC,

députés.

 


1

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

L’utilisation du chlordécone en Martinique et en Guadeloupe, utilisé pendant près de vingt années dans ces régions d’Outre‑Mer, a fait l’objet d’une longue procédure judiciaire pour des faits « d’empoisonnement », « de mise en danger de la vie d’autrui », « d’administration de substance nuisible », et « de tromperie sur les risques inhérents à l’utilisation des marchandises ». Ce scandale, dont l’État a reconnu sa responsabilité, a engendré beaucoup d’attentes, à la suite notamment de la déclaration du Chef de l’État, par les populations des Antilles contaminées à près de 90 %.

Contre toute attente, les magistrats du pôle santé publique du tribunal judicaire de Paris, tout en constatant « le scandale sanitaire » sous la forme d’une « atteinte environnementale dont les conséquences humaines, économiques et sociales affectent et affecteront pour de longues années la vie quotidienne des habitants » de Martinique et de Guadeloupe, ont cependant rendu une ordonnance de non‑lieu dans cette affaire, le 2 janvier 2023, pointant la difficulté de rapporter la preuve des faits dénoncés 15 ou 20 ans après leurs perpétuations. La première plainte avait été déposée en 2006.

Reçue aux Antilles comme un déni de justice, cette ordonnance de non‑lieu, si elle devait être confirmée en appel et en cassation, cristalliserait encore la défiance des populations vis‑à‑vis de l’État et de ses institutions, la rupture du Pacte républicain qui les lie à la France. Cette attitude de déni et de non prise en considération explique en partie la vigueur et la gravité de la réaction des populations antillaises lors de la crise du covid. La parole de l’État est dangereusement dépréciée.

Désormais, les populations ne sauraient plus se satisfaire d’une situation qui piétine la vérité, absout les coupables et méprise surtout les victimes. L’empoisonnement au chlordécone s’inscrit dans la liste des affaires d’État, complexes et longues, mêlant responsabilités publiques et privées, pouvoir oligarchiques et coloniaux, recherche de la vérité et quête absolue de réparation pour les victimes. Cette quête ne sera apaisée que si l’État prend ses responsabilités et assume dans la transparence ses erreurs et la nécessité de faire droit aux victimes, en tentant de réparer le préjudice.

Le dispositif de la présente proposition de loi lui permet d’entrer dans cette démarche par le haut, en restaurant la confiance avec les populations, en procédant à l’étude objective du phénomène et de ses conséquences environnementales, sanitaires et économiques, d’entrer dans une procédure ouverte et claire d’indemnisation des victimes, de réparations des sols et des eaux. Il érige le traitement du préjudice en cause et priorité nationales stratégiques, ce qu’il est devenu du fait d’errements technocratiques répétés et d’impacts écologiques durables. Il l’est d’autant plus qu’il est apparu dans des milieux insulaires fragiles et sur une population fortement paupérisée.

Rappelons cependant les faits et l’importance du sujet. Le chlordécone est un insecticide breveté aux États‑Unis en 1952, utilisé pour les cultures des bananes, du tabac et des agrumes.

Il est ensuite interdit dans ce pays dès l’année 1977 suite au constat de défaillances dans le dispositif de production et à l’observation d’une importante pollution à proximité de l’usine, et d’effets toxiques sur les personnes employées à sa production.

La même année, dès 1977, le rapport Snegaroff, publié à la suite d’une mission de l’INRA, établit en Guadeloupe « l’existence d’une pollution des sols des bananeraies et des milieux aquatiques environnants par les organochlorées ».

Mais contre toutes attentes, son utilisation est autorisée dans les bananeraies de Martinique et de Guadeloupe à partir de 1981. L’objectif poursuivi par les autorités de l’époque motivé par les planteurs était de lutter contre le charançon du bananier.

Ce n’est que le 1er février 1990 qu’une décision retire finalement l’autorisation de vente du chlordécone sur le territoire hexagonal de la France.

Pourtant, à la demande des planteurs de bananes, la vente et l’utilisation du chlordécone continue pendant deux ans, conformément à une disposition prévue par la loi. Puis, par une décision du 6 mars 1992, le ministre de l’agriculture, M. Louis Mermaz, autorise à titre dérogatoire un délai supplémentaire d’un an.

Enfin, de nombreux témoignages évoquent une utilisation du produit au‑delà de 1993, année à laquelle s’est terminée l’autorisation de vente sur le territoire, et ceci dans le but d’écouler les stocks qu’il restait à écouler. L’usage régulier et répété de ce pesticide sera révélé au milieu des années 2000 dans un champ de patates douces en Guadeloupe.

En 1999, une première campagne d’analyse des cours d’eau est menée en Guadeloupe et en Martinique par la Direction de la santé et du développement social (DSDS) qui fait état d’une importante pollution de ceux‑ci par des pesticides organochlorés interdits, dont le chlordécone.

Entre 2002 et 2004, l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa), aujourd’hui Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), est saisie du sujet et publie en 2003 deux valeurs toxicologiques de références (VTR) :

– Une limite tolérable d’exposition répétée chronique de 0,5 μg/kg p.c./j ;

– Une limite d’exposition aiguë de 10 μg/kg p.c./ j.

De nouveau à l’étude en 2007, ces valeurs ne sont pas modifiées.

Plusieurs études se sont intéressées aux conséquences de la contamination et de l’exposition au chlordécone dans les Antilles. Elles mettent notamment en évidence :

– Une augmentation significative du risque de développer un cancer de la prostate chez : les hommes les plus exposés au chlordécone (étude Karuprostate 2004, Multigner et al. 2010, pilotée par l’INSERM) ;

– Une exposition chronique au chlordécone associée à une diminution de la durée de gestation (étude Timoun 2005, Kadhel et al. 2014, pilotée par l’INSERM) ;

– L’association d’une exposition pré et post natale au chlordécone a des effets négatifs sur le développement cognitif et moteur des enfants de 7 mois (étude Timoun 2012, Dallaire et al. 2012, pilotée par l’INSERM) ;

– La forte contamination des produits de la mer et d’eau douce, que l’on peut trouver dans les circuits de commercialisation malgré les interdictions de pécher applicables dans certaines zones (études RESO Martinique 2005 et RESO Guadeloupe 2006, pilotées par le CIRE).

Dans le cadre du troisième plan national d’action chlordécone (PNAC) établi par le Gouvernement pour la période 2014‑2020, l’ANSES a finalisé en 2017 l’étude « Kannari : santé, nutrition et exposition au chlordécone aux Antilles » mise en place en 2011.

De 2011 à 2017, l’ANSES a conduit cette étude conjointement avec l’Institut de veille sanitaire (actuel Santé publique France), la Cellule inter‑régionale d’épidémiologie d’Antilles‑Guyane (CIRE‑AG), les Agences régionales de santé de Guadeloupe et de Martinique (ARS), et les Observatoires régionaux de santé de Guadeloupe et de Martinique (ORSAG et OSM).

Cette étude se décline en quatre volets généraux portant sur l’exposition alimentaire, la santé, l’imprégnation et la nutrition. Les conclusions du rapport sont alarmantes.

Elles sont les suivantes : « l’approvisionnement alimentaire dans les circuits non contrôlés (autoproduction, dons, bords de route) peut entraîner une exposition au chlordécone supérieure à celle liée aux modes d’approvisionnement en circuits contrôlés (grandes et moyennes surfaces, marchés, épiceries) ». Or ces circuits de commercialisation informels et non contrôlés (ventes en bords de route, dons, étals informels, marchands ambulants, Autoconsommation) sont traditionnels et spécifiques aux Antilles, même si le constat peut être nuancé entre les deux territoires.

En effet, l’ANSES souligne que, « si les circuits courts dominent largement les approvisionnements en Guadeloupe, les GMS représentent plus de la moitié des approvisionnements en Martinique. Ainsi, selon l’ANSES, les individus les plus exposés s’approvisionnent pour moitié (Martinique) et en majorité (Guadeloupe) via les circuits courts et informels, alors que cette tendance d’approvisionnement est moins marquée chez les individus les moins exposés ».

L’ANSES rappelle que la consommation de produits issus de circuits contrôlés (grandes et moyennes surfaces, marches, épiceries) garantit le respect des limites maximales de résidus (LMR) qu’elle reconnaît comme suffisamment protectrices contre les risques résultant de la présence de chlordécone dans les denrées alimentaires d’origine animale.

L’Agence assure qu’il est pertinent d’agir en poursuivant la diffusion de recommandations de consommation auprès des populations des Antilles.

Toutefois, les préconisations et autres recommandations de consommation destinées à réduire l’exposition des populations antillaises à la molécule ne doivent pas aboutir pour autant à brouiller les rôles.

En effet, les Guadeloupéens et les Martiniquais sont massivement victimes de l’intoxication au chlordécone. De sorte que si l’action des pouvoirs publics, notamment au travers des plans chlordécone, et maintenant du Plan Chlordécone IV, est d’abord et prioritairement orientée vers la sensibilisation et la protection, elle ne peut ignorer l’obligation de reconnaître la violation de droits humains élémentaires.

Par ailleurs, les dotations de ces plans sont insignifiantes aux regards du phénomène.

À ce propos, il faut donc réaffirmer que la République doit assumer les valeurs qui la fondent. En particulier, l’article 1er de la Charte de l’environnement, qui fait partie intégrante du bloc de constitutionnalité, prévoit que : « Chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé » tandis que l’article 3 de cette même charte dispose que : « Toute personne doit, dans les conditions définies par la loi, prévenir les atteintes qu’elle est susceptible de porter à l’environnement ou, à défaut, en limiter les conséquences ».

Enfin, cette charte dispose dans son article 4 que « Toute personne doit contribuer à la réparation des dommages qu’elle cause à l’environnement, dans les conditions définies par la loi ».

Par ailleurs, la négligence fautive qui a contribué à un usage massif du produit dans un contexte international où la prohibition devenait la norme, confine à l’évidence à une véritable intention de détruire, en tout ou en partie, les populations résidant en Guadeloupe ou en Martinique, dans la mesure où ces populations sont soumises à des conditions d’existence qui entraînent de facto leur destruction physique et à des mesures qui entravent les naissances au sein du groupe.

Dès lors, il y a une responsabilité à assumer au sens où Paul Valéry définissait la responsabilité : comme un « engagement en retour ». Et cet engagement doit être la prise en compte d’une véritable politique publique en la matière de la part de l’État.

C’est pourquoi, compte tenu de l’attente des populations, de leurs aspirations à la justice et à la vérité, cette proposition de loi vise à proposer un ensemble de mesures simples, concrètes, directes, et minimales, pour jeter les bases d’une vraie politique visant à la reconnaissance, à l’étude, à l’information et à la réparation du préjudice érigé en cause nationale.

En ce sens, l’article 1er prévoit de reconnaître le préjudice sanitaire et environnemental comme un fait social global.

L’article 2 crée un établissement public indépendant chargé d’appréhender et de coordonner l’ensemble de la politique publique en la matière en lien avec le délégué interministériel. Il a aussi pour mission de redonner aux populations une confiance perdue à ce jour en l’État.

L’article 3 définit la qualité des victimes susceptibles d’avoir droit à indemnisation.

L’article 4 instaure un fonds de recherche et d’indemnisation des victimes dont la gestion sera confiée à l’établissement public indépendant pur l’exercice de ses missions.


proposition de loi

Article 1er

La République française reconnaît le préjudice sanitaire, environnemental et économique majeur subi par les populations des collectivités de Guadeloupe et de Martinique résultant de la pollution des terres et des eaux provoquée par l’usage comme insecticide agricole de la molécule organochlorée persistante du chlordécone.

Elle fait de la recherche du phénomène, de ses risques sanitaires, environnementaux et économiques, et de l’indemnisation des victimes de ces territoires insulaires fragiles, une priorité nationale.

Article 2

I. – Il est créé un établissement public à caractère administratif indépendant dénommé « institut de recherche et d’indemnisation des victimes du chlordécone », doté de la personnalité juridique et de l’autonomie financière, chargé de l’étude et de la recherche scientifique et médicale, de la cartographie complète et de l’observation du phénomène, de l’information et de la communication transparente scientifique et publique, enfin de l’indemnisation des victimes du phénomène systématiquement détectées et de l’évaluation de leur préjudice.

II. – Il agit en lien avec le délégué interministériel pour la mise en œuvre d’une politique unifiée et transparente dans le cadre des Plans chlordécone.

III. – Présidé par un magistrat de la Cour des comptes, et intégrant en son sein un comité médical ainsi qu’un comité scientifique, sa composition, sa localisation, ses modalités d’organisation et d’intervention, son financement, sont déterminées par un décret pris en Conseil d’État.

IV. – L’établissement public peut requérir de tout service de l’État, des collectivités publiques, des organismes assurant la gestion des prestations sociales, des organismes assureurs tous moyens d’information et d’actions nécessaires à la réalisation de sa mission d’intérêt général. Chaque année, il rend au Parlement un rapport de situation du phénomène et de bilan de son action publique.

V. – L’établissement public, outre sa mission d’étude du phénomène, de communication, de certification du lien entre la maladie et l’exposition au chlordécone et de l’indemnisation des victimes, veille à ce que les programmes scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines accordent à la pollution environnementale et à l’empoisonnement humain causés par le chlordécone dans l’agriculture en Guadeloupe et en Martinique la place conséquente qu’ils méritent. Il pourra aider des agriculteurs et des pêcheurs dont l’activité aura directement été impactée par le phénomène, soit par des aides matérielles ou publiques, soit en finançant la cartographie intégrale des sols et leurs dépollutions.

Article 3

Peuvent obtenir la réparation intégrale de leurs préjudices par l’institut :

1° Les personnes qui ont obtenu la reconnaissance d’une maladie professionnelle occasionnée par l’exposition au chlordécone, au titre de la législation française de sécurité sociale ou d’un régime assimilé ou de la législation applicables aux pensions civiles et militaires ;

2° Les personnes qui ont subi un préjudice résultant directement d’une exposition au chlordécone constatée après analyses ;

3° Les professionnels de la mer et de l’agriculture qui ont subi un préjudice résultant directement de l’utilisation du chlordécone en Guadeloupe et en Martinique ;

4° Les personnes qui, en Martinique et en Guadeloupe, souffrent d’une pathologie physique ou d’un traumatisme psychique résultant d’une contamination avérée par des analyses et confirmée par le comité médical de l’établissement public ;

5° Les enfants, atteints d’une pathologie occasionnée par l’exposition et la contamination au chlordécone de l’un de leurs parents ;

6° Les ayants droits des personnes visées aux 1°, 2°, 3° et 4°.

Article 4

I. – Il est créé un « fonds de recherche et d’indemnisation des victimes du chlordécone », dont le produit est attribué à l’établissement public créé à l’article 2 pour l’exercice de sa mission.

II. – Le fonds est financé par :

1° L’affectation d’une fraction du produit de la taxe prévue à l’article L. 253‑8‑2 du code rural et de la pêche maritime ;

2° Le reversement de 1 % du chiffre d’affaires annuel global de l’Union générale des producteurs de bananes des Antilles ;

3° Les produits divers, legs et dons ;

4° Toute autre ressource rendue nécessaire et dévolue par décret fixé en Conseil d’État ;

Article 5

I. – La perte de recettes pour l’État est compensée à due concurrence par la création d’une taxe additionnelle à l’accise sur les tabacs prévue au chapitre IV du titre Ier du livre III du code des impositions sur les biens et services.

II. – La charge pour l’État est compensée à due concurrence par la création d’une taxe additionnelle à l’accise sur les tabacs prévue au chapitre IV du titre Ier du livre III du code des impositions sur les biens et services.

III. – La perte de recettes pour les organismes de sécurité sociale est compensée par la majoration à due concurrence de l’accise sur les tabacs prévue au chapitre IV du titre Ier du livre III du code des impositions sur les biens et services.