N° 1834 rectifié

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

SEIZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 7 novembre 2023.

PROPOSITION DE LOI

visant à appliquer le protocole de l’Organisation mondiale de la santé définissant des quotas de livraison de tabac pour empêcher les cigarettiers d’alimenter le commerce parallèle,

(Renvoyée à la commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire, à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)

présentée par

M. Frédéric VALLETOUX, M. Xavier BATUT, Mme Béatrice BELLAMY, Agnès CAREL, M. Paul CHRISTOPHE, M. François GERNIGON, M. Luc LAMIRAULT, M. Jean-Charles LARSONNEUR, M. Jérémie PATRIER-LEITUS, Mme Marie-Agnès POUSSIER-WINSBACK, M. Philippe PRADAL, Mme Anne-Cécile VIOLLAND,

députés et députées.


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EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Une décision du Conseil d’État, saisi par un étudiant de 22 ans, en date du 29 septembre 2023, demande au Gouvernement de s’aligner sur le droit européen, qui fixe à 800 le nombre de cigarettes qu’il est possible d’importer au sein du l’Union européenne.

Suite à cette décision, l’exécutif a six mois pour aligner le droit français sur le droit européen et prendre un décret fixant un seuil de conformité avec le droit européen.

Apparu réellement en France en 2004 avec la forte hausse des prix du tabac exigée par le Plan Cancer, le commerce parallèle de tabac est devenu un véritable enjeu, aux conséquences croissantes, qui engendre notamment :

– un frein aux politiques de santé publique : le tabac reste la première cause de mortalité évitable en France avec 75 000 décès attribuables en 2015, soit 13 % des décès. Ce taux de mortalité varie de 3,7 % en Guadeloupe à 15,5 % en Corse, suivie du Grand Est (14,7 %) et des Hauts de France (14,5 %)([1]). Selon les chiffres publiés par Santé publique France à l’occasion de la journée mondiale sans tabac du 31 mai 2023, la prévalence du tabac en France, après une légère baisse entre 2014 et 2019, se stabilise à un niveau important. Aujourd’hui, 15 millions de personnes se déclarent fumeurs en France, dont 12 millions de fumeurs quotidiens([2]). En moyenne, ils fument 12,7 cigarettes par jour. S’agissant des adolescents, les chiffres sont aussi alarmants : 200 000 commencent à fumer chaque année, l’âge d’initiation étant autour de 13‑14 ans([3]) ;

– des pertes de recettes fiscales : en France, une mission d’information de l’Assemblée nationale ([4]) évaluait l’ampleur du marché parallèle de tabac entre 14 % et 17 % de la consommation française et entre 16 % et 20 % des volumes de vente (ou jusqu’à plus de 30 % selon une étude de KPMG de 2020). Ceci engendre pour l’État une perte de recettes fiscales comprise entre 2,5 et 3 milliards d’euros par an pour les administrations publiques ;

– un préjudice important pour le réseau des buralistes : si les hausses importantes de prix du tabac ont favorisé une baisse du nombre de fumeurs, elles ont entraîné une progression du marché parallèle. Cette situation est déplorable pour les buralistes qui déjà, depuis les années 2000, sont confrontés à une érosion significative se traduisant par une diminution du nombre de débits implantés sur le territoire, en raison notamment de la désertification de certaines zones rurales.

L’action récente du Gouvernement pour lutter contre le commerce parallèle de tabac est porteuse d’espoir. La Loi du 18 juillet 2023 visant à donner à la douane les moyens de faire face aux nouvelles menaces en est la preuve. Grâce à ce texte, la répression des trafics illicites de tabacs est renforcée. La peine prévue pour fabrication, détention frauduleuse en vue de la vente, vente hors du monopole, introduction ou importation frauduleuse de tabacs manufacturés, est portée d’un à trois ans de prison (dix ans contre cinq ans en cas de bande organisée). Une interdiction du territoire français pouvant aller jusqu’à dix ans est, en outre, créée.

Les services français de la douane, de la police et de la gendarmerie se mobilisent également pour multiplier les saisies de tabac. En 2022, les douaniers français ont saisi près de 650 tonnes de tabac de contrebande, une hausse de près de 60 % en un an[5]. Cet engagement permanent témoigne du combat mené par la douane, administration de la frontière et de la marchandise, contre tous les trafics illicites.

Néanmoins, comme pour la drogue, les saisies ne sont que la – petite – face immergée de l’iceberg. Le poids du commerce parallèle de tabac serait estimé à 18 000 tonnes par an, les 650 tonnes saisies ne représentent donc que 3 % du commerce parallèle de tabac. Pourtant, et c’est la différence majeure avec le trafic de drogue, l’origine du commerce parallèle de tabac est parfaitement connue.

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Contrairement à une idée reçue, ce commerce parallèle n’est pas composé de cigarettes contrefaisantes, et les fabricants de tabac n’en sont pas les victimes, au contraire. L’immense part de ce commerce parallèle est constituée de « vraies » cigarettes, fabriquées et commercialisées par les fabricants de tabac eux‑mêmes. Les associations de santé publique Alliance Contre le Tabac (ACT) et Comité National Contre le Tabagisme (CNCT) ont parfaitement démontré que les thèses des fabricants de tabac sur l’explosion de la contrefaçon relevaient de la propagande et de la manipulation au service de leur lobbying.

Les 18 milliards de cigarettes fumées qui forment le commerce parallèle en France arrivent dans notre pays de deux façons :

– la moitié vient de la contrebande. Ce sont des cigarettes qui sont achetées dans des pays de l’Est de l’Europe notamment où les fabricants de tabac possèdent leurs usines de fabrication (Ukraine, Kosovo, Bulgarie, Biélorussie…), ou d’Algérie, où les taxes sont extrêmement faibles. Elles arrivent par containers ou par palettes dans les pays qui pratiquent une fiscalité forte comme la France,

– l’autre moitié vient des achats frontaliers. Les fabricants de tabac « sur‑approvisionnent » ainsi les vendeurs de tabac des pays limitrophes de la France, Belgique, Luxembourg, Allemagne, Suisse, Italie, Espagne et Andorre, pour alimenter les fumeurs des pays à fiscalité plus forte. Par exemple, au Luxembourg, où la consommation domestique est de 600 millions de cigarettes chaque année, les fabricants de tabac y livrent 3 milliards de cigarettes. En Andorre, où la consommation domestique était de 120 millions de cigarettes chaque année en 2015, les fabricants de tabac y livraient 850 millions de cigarettes. La situation s’est certainement détériorée depuis avec la forte hausse des prix du tabac pratiquée en France.

L’objectif des fabricants de tabac est de favoriser la circulation du tabac à bas prix pour contourner les politiques de santé publique fondées sur une taxation forte des produits du tabac.

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Lors des deux confinements que la France a connus en 2020, l’activité des buralistes a pu être maintenue en vertu des dispositions des arrêtés des 14 et 17 mars[6], reconnaissant le tabac comme produit de première nécessité. D’un autre côté, la limitation des déplacements, la réduction du trafic aérien – limitant la possibilité de recourir au duty free – et la fermeture des frontières terrestres ont fortement jugulé le marché parallèle. En conséquence, les consommateurs se sont reportés vers le réseau des buralistes pour réaliser leurs achats de produits du tabac.

Il apparait que les recettes fiscales ont augmenté de près de 2 milliards d’euros, passant ainsi de 16 à 18 milliards d’euros en 2020. Rappelons que l’équation définie par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) selon laquelle « une hausse des prix du tabac de 10 % entraine une baisse de la consommation de 4 % » ne peut se concrétiser qu’en l’absence de commerce parallèle.

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S’il faut, comme vient de le voter le Parlement, plus durement sanctionner en aval les auteurs de trafics de tabac, il convient également de traiter le problème en amont, en sanctionnant la duplicité des fabricants de tabac qui organisent la surproduction et le sur‑approvisionnement de leurs produits. C’est dans cette perspective que l’OMS a élaboré le Protocole « pour lutter contre le commerce illicite de tabac ». Le Protocole de l’OMS a été adopté le 12 novembre 2012 par la Conférence des Parties à sa cinquième session à Séoul. Il est entré en vigueur le 25 septembre 2018 après avoir obtenu les 40 ratifications nécessaires. A ce jour il a été ratifié par près de 70 Parties, dont l’Union européenne, la France et 15 autres États membres. Il doit être mis en application en 2023 mais fait l’objet d’un lobbying contraire très fort de l’industrie du tabac.

Il vise à éliminer toute forme de commerce illicite des produits du tabac en exigeant des États qu’ils prennent des mesures pour contrôler efficacement la chaîne logistique des produits du tabac. Le Protocole impose des obligations ambitieuses aux États en ce qui concerne les licences, la vérification diligente, le suivi et la traçabilité, la tenue des registres, les ventes sur Internet, par télécommunication ou au moyen de toute autre technologie nouvelle, les zones franches et le transit international ainsi que les ventes en franchise de droits.

Pour empêcher les fabricants de tabac d’alimenter le commerce parallèle de tabac comme ils le font aujourd’hui, le Protocole de l’OMS permet aux États de mettre en place des quotas de livraison de tabac par pays, fondés sur la consommation domestique.

Ainsi l’Article 7 du Protocole prévoit explicitement que les pays peuvent « contrôle(r) les ventes à leurs clients afin de s’assurer que les quantités sont proportionnées à la demande de ces produits sur le marché où ils sont destinés à être vendus ou utilisés », l’Article 10 précisant que les fabricants de tabac « fournissent des produits du tabac ou du matériel de fabrication seulement en quantités proportionnées à la demande de ces produits sur le marché où ils sont destinés à être vendus au détail ou utilisés ». Le contrôle de la production de tabac et des quantités livrées se fera directement à partir des usines de fabrication par la traçabilité des produits du tabac qui doit être totalement indépendante des fabricants de tabac, comme l’exige l’article 8‑12 du Protocole, pour que les fabricants de tabac ne puissent plus tricher.

Chaque État concerné fixera le 1er janvier de chaque année et par marque la quantité de tabac qu’il souhaite mettre à disposition de ses consommateurs via son réseau officiel de vente. Cette quantité pourra évoluer chaque année en fonction des priorités de santé publique et fiscales, sans jamais pouvoir dépasser +5 % de la quantité de tabac théorique nécessaire, réactualisée chaque année en fonction de la consommation réelle enregistrée l’année précédente.

Concrètement, si l’on reprend nos exemples précités, cela signifie que les fabricants de tabac ne pourraient plus livrer chaque année que 600 millions de cigarettes au Luxembourg, contre 3 milliards aujourd’hui, ou que 120 millions en Andorre, contre 850 millions aujourd’hui. Mais en France, les cigarettiers devraient livrer quelque 49 milliards de cigarettes, alors qu’ils n’en livrent que près de 31,7 milliards aujourd’hui. C’est d’ailleurs ce qui explique que la France gagnerait chaque année quelque 5 milliards d’euros de recettes fiscales supplémentaires.

Nous demanderons aux parlementaires européens de porter cette proposition à Bruxelles dans le cadre de la révision de la directive des produits du tabac qui doit intervenir juste après les élections européennes de juin 2024. Ainsi, demain, les fabricants de tabac ne pourraient plus livrer dans les 27 États membres de l’Union européenne plus de tabac que les marchés l’exigent. Dans l’attente, la France, pays le plus concerné, doit montrer l’exemple.

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Andorre n’étant pas membre de l’Union européenne et n’ayant pas ratifié le Protocole de l’OMS, cette législation nouvelle ne pourrait pas lui être directement opposée. Nous proposons que les gouvernements français et espagnol, qui sont les plus concernés par la question, pèsent sur l’Union européenne pour qu’Andorre accepte d’appliquer ce quota annuel de 120 millions de cigarettes. En cas de refus, il conviendrait d’adopter un dispositif contraignant particulier pour protéger notre pays du « sur‑approvisionnement » de tabac pratiqué en Andorre par les fabricants de tabac.

Nous proposerions alors d’abaisser drastiquement les franchises appliquées aux achats de tabac en Andorre.

Aujourd’hui, en vertu d’un accord sous forme d’échange de lettres entre la Communauté économique européenne et la Principauté d’Andorre du 28 juin 1990 publié au JOCE n° L 374 du 31 décembre 1990, il est possible pour toute personne de ramener d’Andorre :

– 300 cigarettes (soit 1,5 cartouche) ;

– ou 150 cigarillos ;

– ou 75 cigares ;

– ou 400 grammes de tabac à fumer.

Nous proposons de diviser ces quantités par 10, et qu’il soit interdit demain pour toute personne âgée de plus de 18 ans de ramener d’Andorre plus de : 

– 40 cigarettes (soit 2 paquets) ;

– ou 15 cigarillos ;

– ou 7 cigares ;

– ou 40g de tabac à fumer.

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L’application de la proposition de loi que nous vous remercions d’adopter permettrait :

– de tarir la source du commerce parallèle de tabac ;

– de redonner tout leur sens aux politiques de santé publique et aux mesures fiscales contre le tabac ;

– de récupérer chaque année 5 milliards d’euros de manque à gagner fiscal en France, et près de 20 milliards en Union européenne ;

– de faire baisser la consommation de tabac, ce qui permettrait à terme d’économiser une part croissante des 120 milliards d’euros du coût social du tabac ;

– de redonner 400 millions d’euros annuels de chiffre d’affaire supplémentaire aux 23 500 buralistes français ;

– à l’État de supprimer les dépenses budgétaires liées à la lutte contre les trafics de tabac, et de permettre aux forces de police, de gendarmerie et de la douane de se consacrer à leurs missions essentielles.

En un mot, une cigarette doit être fumée dans le pays où elle a été achetée.

 


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proposition de loi

Article unique

Après l’article 572 bis du code général des impôts, il est inséré un article 572 ter ainsi rédigé :

« Art. 572 ter.  Sur la base des déclarations établies en application de l’article  575 C, un arrêté conjoint des ministres chargés de la santé et du budget fixe avant le 31 décembre de chaque année les quantités maximum de produits de tabac susceptibles d’être livrées aux débitants désignés à l’article 568 en fonction de la consommation domestique constatée, majorée au maximum de 5 %.

« Un décret en Conseil d’État précise les modalités d’application du présent article et notamment les conditions de déclinaison des quantités par catégories de produits, et, pour celles qui représentent une part significative de la consommation nationale, par marques ».

 


([1]) Tabac en France : premières estimations régionales de mortalité attribuable au tabagisme en 2015, 5 février 2021.

([2]) Bulletin épidémiologique hebdomadaire, n°9-10 Journée mondiale sans tabac, 31 mai 2023

([3]) Enquêtes Escapad, Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT)

([4]) Rapport d’information relative à l’évolution de la consommation de tabac et du rendement de la fiscalité applicable aux produits du tabac pendant le confinement et aux enseignements pouvant en être tirés (M. Éric Woerth et Mme Zivka Park)

([5]) Bilan annuel de la Douane pour 2022, 24 mai 2023

([6]) Arrêté du 14 mars 2020 portant diverses mesures relatives à la lutte contre la propagation du virus covid-19 et arrêté du 17 mars 2020 complétant l’arrêté du 14 mars 2020 portant diverses mesures relatives à la lutte contre la propagation du virus covid-19.