N° 2230

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

SEIZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 20 février 2024.

PROPOSITION DE LOI

visant à protéger les Français des risques climatiques et financiers associés aux investissements dans les énergies fossiles,

(Renvoyée à la commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire, à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)

présentée par

Mme Cyrielle CHATELAIN, Mme Christine ARRIGHI, Mme Delphine BATHO, M. Julien BAYOU, Mme Lisa BELLUCO, M. Karim BEN CHEIKH, M. Charles FOURNIER, Mme Marie-Charlotte GARIN, M. Jérémie IORDANOFF, Mme Julie LAERNOES, M. Benjamin LUCAS, Mme Francesca PASQUINI, M. Sébastien PEYTAVIE, Mme Marie POCHON, M. Jean-Claude RAUX, Mme Sandra REGOL, Mme Sandrine ROUSSEAU, Mme Eva SAS, Mme Sabrina SEBAIHI, M. Aurélien TACHÉ, Mme Sophie TAILLÉ-POLIAN, M. Nicolas THIERRY,

députées et députés.


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EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Alors que la décision‑cadre de la COP 28 acte la nécessité d’une « transition endehors des énergies fossiles » afin de préserver un climat viable pour l’humanité, l’exploitation du pétrole, du charbon et du gaz n’a jamais été aussi rentable pour les multinationales fossiles et leurs investisseurs. 

Pourtant, pour respecter l’objectif de l’Accord de Paris de limiter le réchauffement moyen global bien en‑dessous de 2° C par rapport à l’ère préindustrielle, il est impératif de mettre immédiatement fin au développement des énergies fossiles et de programmer la sortie totale et progressive de leur exploitation. La dernière feuille de route de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) préconise ainsi de réduire la demande d’énergies fossiles de 25 % à l’horizon 2030 afin de contenir la hausse de la température globale à +1.5° C. L’AIE y rappelle que l’exploitation d’aucun nouveau gisement de pétrole, de gaz ou de charbon n’est compatible avec cet objectif ([1])

Cette trajectoire est aux antipodes de celle que prend actuellement le secteur financier. D’où la nécessité, pour le législateur, d’intervenir pour réguler un secteur dont les investissements colossaux dans des actifs fossiles ont une importance déterminante pour la stabilité du climat comme pour celle du système financier. 

Les acteurs financiers continuent d’investir dans le chaos climatique :

Les acteurs financiers continuent d’investir massivement dans les énergies fossiles, au détriment des engagements internationaux et français en faveur du climat. Chaque année, leurs investissements dans l’exploitation des énergies fossiles atteignent des niveaux records. Selon le rapport Banking on Climate Chaos (2023), les 60 plus grandes banques mondiales ont accordé 5,5 trillions de dollars de financement aux entreprises du secteur des énergies fossiles entre 2016 et 2022, avec 669 milliards de financements pour la seule année 2022. Vingt milliards de ces financements pour 2022 émanent de la BNP Paribas, la banque européenne qui s’est le plus exposée en termes d’investissements fossiles depuis 2015, date de l’Accord de Paris ([2])

Les banques françaises sont fortement impliquées dans ces investissements néfastes pour le climat, qui représentent près de 405 milliards de dollars de la part des seules banques françaises. En 2021, trois grandes banques françaises – BNP Paribas, Société Générale et Crédit Agricole – avaient chacune une empreinte carbone équivalente à celle de la France ([3]). L’empreinte carbone de ces trois banques, additionnée à celle de la Banque Populaire, de la Caisse d’Épargne, du Crédit Mutuel et de la Banque Postale, représentait en 2018 près de 8 fois les émissions de gaz à effet de serre de la France. Si elle continue sur cette trajectoire, l’activité des banques françaises nous amène vers une trajectoire à plus de 4° C de réchauffement moyen à l’échelle mondiale d’ici à 2100.

Ces activités financières contribuent directement à soutenir la création de nouvelles infrastructures fossiles, et limitent la capacité des acteurs financiers à investir dans des alternatives durables. Ce faisant, les banques financent des volumes colossaux d’émissions de gaz à effet de serre, de manière incompatible avec la trajectoire d’ambition climatique fixée par la France et l’Union Européenne. Cette stratégie court‑termiste menace pourtant la stabilité du système financier. Elle pourrait générer une nouvelle crise financière, d’une ampleur comparable à celle de la crise de 2008. 

Les actifs fossiles, futurs « subprimes » ? 

Alors que les banques sont très fortement exposées aux actifs fossiles, les risques associés à ces derniers sont encore largement sous‑estimés dans les critères d’analyse actuels. Pourtant, ces risques ne feront qu’augmenter à mesure que le climat se réchauffe.

En effet, la valeur de ces investissements est logiquement appelée à chuter, en raison de la baisse importante et continue des investissements dans les énergies fossiles nécessaire pour préserver un climat viable. Pour respecter les objectifs de l’Accord de Paris, il sera en effet indispensable de fermer prématurément des sites de productions pétrolières et gazières et d’abandonner un grand nombre d’infrastructures fossiles ([4]). Tous les actifs fossiles risquent donc de se transformer en « actifs échoués », c’est‑à‑dire de perdre fortement de la valeur et de la liquidité, voire de perdre toute valeur. 

Le secteur financier a déjà prouvé qu’il privilégie les profits à court terme à la prévention des risques par l’arrêt de stratégie d’investissements lucratifs mais à fort risque. Ce fut le cas notamment lors de la crise financière des subprimes de 2008, qui a engendré une crise économique mondiale générant récession, poussée massive du chômage ‑avec 800 000 chômeurs longue durée supplémentaires en France- et inégalités durables, entraînant alors des pays de la zone euro, comme la Grèce, au bord de la faillite. Les banques avaient alors refusé pendant de longs trimestres d’ouvrir les yeux sur la catastrophe à venir, jusqu’à générer une situation explosive, entraînant de nombreuses faillites bancaires à la suite de celle de Lehman Brothers, la quatrième banque d’affaires des États‑Unis à l’époque.

Dans ce contexte, la dévalorisation des actifs fossiles pourrait engendrer une déstabilisation importante du secteur financier, voire générer une nouvelle crise financière. L’investissement compulsif des acteurs financiers dans les énergies fossiles fait donc porter à toute la société un risque colossal. 

L’implication des banques françaises et les risques pour l’État et les citoyens : 

Les banques européennes, et notamment françaises, sont fortement impliquées dans ces investissements à risque, véritable « gouffre invisible ([5]) » au bord duquel repose notre stabilité financière. Pour rappel, les onze principales banques de la zone euro cumulaient un stock de plus de 530 milliards d’euros d’actifs liés aux énergies fossiles, équivalent à 95 % du total de leurs fonds propres en 2021 ([6]). Si cette dynamique ne s’inverse pas, les risques vont continuer à croître à mesure que les actifs fossiles augmentent. 

D’après un rapport de Finance Watch (2022), les six grandes banques françaises – BNP Paribas, Société Générale, Crédit Agricole, BCPE/Natixis, Crédit Mutuel et la Banque Postale – ont un niveau d’exposition aux énergies fossiles supérieur à la moyenne européenne. À elles toutes, ces banques possèdent 125 milliards d’actifs fossiles dans leurs bilans[7]. Pour un scénario dans lequel une perte de 80 % de la valeur des actifs fossiles serait constatée, les fonds propres du Crédit Agricole et de la Société Générale basculeraient dans le rouge. Et si la valeur des actifs fossiles tombait à zéro, trois des cinq plus grandes banques européennes n’auraient pas suffisamment de fonds propres pour essuyer leurs pertes ([8])

Considérant les risques encourus, les pouvoirs publics pourraient avoir à jouer un rôle de bouclier en dernier recours afin de préserver la stabilité économique et les emplois impactés, en mettant en place un « plan de sauvetage climatique » des banques. Ainsi, comme lors de la crise des subprimes de 2008, les risques démesurés pris par ces dernières pourraient devenir le fardeau des États, à la charge du contribuable. Cela impacterait en premier lieu les citoyens les plus vulnérables et précaires, déjà fortement touchés par les conséquences du changement climatique.

L’urgence à réguler le secteur financier : 

Du fait des risques systémiques de déstabilisation du climat et du système financier, il est donc crucial et urgent de sécuriser la transition des acteurs financiers en‑dehors des énergies fossiles. Pour cela, l’action du législateur français est indispensable.

En effet, les initiatives prises jusqu’ici, basées sur l’incitation des acteurs financiers, n’ont pas montré de résultats suffisants, comme le montre l’exemple des incitations en direction des financiers français à désinvestir du charbon ([9]). De même, les choix individuels de certaines banques qui commencent à sortir les actifs fossiles de leurs portefeuilles - comme la Banque Postale, qui s’est engagée en 2021 à cesser de financer les entreprises développant des activités pétrolières et gazières, et à se retirer complètement du secteur d’ici 2030 ‑, sont insuffisants pour générer un effet de levier suffisant sur la transition hors des énergies fossiles. Ces engagements, quoique vertueux, ne suffiront pas à assurer la stabilité du système financier en cas de dévaluation des actifs fossiles.

Une intervention politique forte au niveau national et européen est donc nécessaire et urgente afin d’éviter une crise majeure, en encadrant la décarbonation rapide des actifs des banques.

L’article 1er propose de réguler les acteurs financiers privés, comme les banques ou les fonds d’investissement, d’une part en interdisant à ces derniers d’investir dans de nouveaux projets fossiles, conformément aux recommandations du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) et de l’Agence internationale de l’énergie, d’autre part en leur fixant un objectif de réduction de 50 % de la part d’actifs fossiles détenus dans leur portefeuille d’investissement d’ici au 1er janvier 2030 et de 90 % d’ici au 1er janvier 2040. Le non‑respect de ces obligations engendre des sanctions financières. 

L’article 2 inscrit dans les exigences prudentielles prévues pour les banques les risques liés aux actifs et services financiers investis dans les énergies fossiles, en tant que contributrices majeures à l’aggravation des conséquences du changement climatique, posant des risques systémiques pour le système financier. Ce coussin de fonds propres doit permettre d’absorber les pertes potentielles résultant de l’exposition aux activités fossiles et de prendre en compte les risques financiers exceptionnels suscités par le développement de ces activités. La règle applicable serait celle du « un euro de fonds propres pour un euro investi », déjà obligatoire pour les catégories d’actifs les plus risqués. 

D’après Finance Watch, cette mesure représentera pour chaque banque française une mobilisation de 2,97 milliards d’euros supplémentaires, soit l’équivalent de 6,54 mois de bénéfices non distribués, compte tenu de leurs bénéfices réalisés sur l’année 2021. Soit une période assez courte par rapport à celle qui a suivi la crise financière de 2008, lorsque les banques ont été en mesure de mobiliser un volume important de capitaux de rattrapage sur une durée allant de 18 à 24 mois. Cette mesure ne compromettrait donc pas les capacités des banques à accorder des prêts. 

 


– 1 –

proposition de loi

Article 1er

Après l’article L. 500‑1 du code monétaire et financier, il est ajouté un article L. 500‑2 ainsi rédigé :

« Art. L.5002. – I. – Au sens du présent article, sont définies comme « activités relatives aux énergies fossiles » :

« – l’extraction d’hydrocarbures, de pétrole brut, de gaz naturel ou de tourbe, le soutien matériel ou financier à l’extraction d’hydrocarbures, la production et la distribution de gaz naturel ou de combustibles gazeux, la distribution et le commerce de combustibles gazeux par conduites, la cokéfaction et le raffinage de charbon, le raffinage et la distribution du pétrole, au sens du règlement (CE) n° 1893/2006 du Parlement européen et du Conseil du 20 décembre 2006 établissant la nomenclature statistique des activités économiques NACE Rév. 2 et modifiant le règlement (CEE) n° 3037/90 du Conseil ainsi que certains règlements (CE) relatifs à des domaines statistiques spécifiques ;

« – l’exploitation de centrales produisant de l’électricité à partir d’énergies fossiles ;

« – l’exploration et l’exploitation de nouvelles réserves d’énergies fossiles, y compris dans la région arctique ou de forages en eaux très profondes ;

« – le développement de nouvelles infrastructures visant à l’exploration ou à l’exploitation d’énergies fossiles ou l’agrandissement d’infrastructures existantes.

« II. – Afin de garantir le respect des engagements de la France en faveur de la transition écologique et de la lutte contre le changement climatique :

« 1. À partir du 1er janvier 2025, il est interdit aux prestataires de service soumis aux dispositions du présent livre d’octroyer des services financiers aux entreprises qui développent de nouvelles activités relatives aux énergies fossiles telles que définies au I du présent article.

« 2. Les prestataires de services soumis aux dispositions du présent livre mettent en œuvre une stratégie de réduction de 50 % la part d’actifs fossiles détenus dans leur portefeuille d’investissements entre le 1er janvier 2025 et le 1er janvier 2030, et de 90 % avant le 1er janvier 2040.

« III. – Le non‑respect par les prestataires de services des dispositions prévues au II du présent article est passible d’une amende d’un montant égal à 2 % de leur chiffre d’affaires annuel dont l’imposition du bénéfice est attribuée à la France. En cas de non‑respect répété, l’amende est portée dès la deuxième année à 4 % dudit chiffre d’affaires.

« IV. – La liste des prestataires de services sanctionnés par le présent article est publiée annuellement avant le 31 décembre de l’année de contrôle sur les sites de l’Autorité des marchés financiers et l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution, aux frais de l’intéressé. »

Article 2

Le II de l’article L. 511‑41‑1‑A du code monétaire et financier est complété par un 5° ainsi rédigé :

« 5° De l’exigence de coussin de fonds propres pour l’exposition aux activités relatives aux énergies fossiles, telles que définies au I de l’article L. 500‑2 du présent code, considérant les risques financiers exceptionnels liés à ces activités. »

 

 


([1])  Net Zero Roadmap: A Global Pathway to Keep the 1.5 °C Goal in Reach”, AIE, septembre 2023.

([2])  Banking on Climate Chaos”, 2023

([3])  Banques : des engagements climat à prendre au 4e degré”, Oxfam France et Carbone 4, 2020

([4])  Net Zero Roadmap: A Global Pathway to Keep the 1.5 °C Goal in Reach”, op. cit.

([5])  Actifs fossiles, les nouveaux subprimes ?”, Nicole et al., Institut Rousseau, 2021. 

([6])  Idem.

([7])  Soit 1,31% du total de leurs actifs, contre une moyenne de 1,05 % dans l’UE (et 0,74% pour l’Allemagne) et de 1,47 % à l’échelle mondiale.

([8])   “Actifs fossiles, les nouveaux subprimes ?”, op. cit.

([9])  Suivi et évaluation des engagements climatiques des acteurs de la Place”, ACPR et AMF, décembre 2022.