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N° 2231

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

SEIZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 20 février 2024.

PROPOSITION DE LOI

visant à garantir un revenu digne aux agriculteurs et à accompagner la transition agricole,

(Renvoyée à la commission des affaires économiques, à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)

présentée par

Mme Marie POCHON, Mme Christine ARRIGHI, M. Julien BAYOU, Mme Lisa BELLUCO, M. Karim BEN CHEIKH, Mme Cyrielle CHATELAIN, M. Charles FOURNIER, Mme Marie-Charlotte GARIN, M. Jérémie IORDANOFF, Mme Julie LAERNOES, M. Benjamin LUCAS, Mme Francesca PASQUINI, M. Sébastien PEYTAVIE, M. Jean-Claude RAUX, Mme Sandra REGOL, Mme Sandrine ROUSSEAU, Mme Eva SAS, Mme Sabrina SEBAIHI, M. Aurélien TACHÉ, Mme Sophie TAILLÉ-POLIAN, M. Nicolas THIERRY, M. Laurent ALEXANDRE, M. Damien MAUDET, M. Gabriel AMARD, Mme Clémentine AUTAIN, M. Sylvain CARRIÈRE, M. Jean-François COULOMME, Mme Mathilde HIGNET, M. Maxime LAISNEY, Mme Pascale MARTIN, M. Loïc PRUD’HOMME, M. Jean-Félix ACQUAVIVA, M. Christophe BEX, M. Manuel BOMPARD, M. Louis BOYARD, M. Florian CHAUCHE, Mme Catherine COUTURIER, Mme Caroline FIAT, Mme Clémence GUETTÉ, M. David GUIRAUD, M. Arnaud LE GALL, Mme Karine LEBON, Mme Murielle LEPVRAUD, Mme Élisa MARTIN, M. Frédéric MATHIEU, Mme Marianne MAXIMI, Mme Danièle OBONO, Mme Mathilde PANOT, M. Sébastien ROME, M. Michel SALA, M. Matthias TAVEL, Mme Aurélie TROUVÉ, M. Paul VANNIER,

députées et députés.

 


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EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

La récente mobilisation des agriculteurs a mis en exergue les difficultés et le mal‑être subis depuis des années par les professions agricoles. Partout en France, pendant plusieurs semaines, le monde agricole a exprimé son ras‑le‑bol d’un modèle à bout de souffle. Au cœur des revendications, celle de voir son travail rémunéré à sa juste valeur, alors que 18 % des agriculteurs vivent aujourd’hui sous le seuil de pauvreté.

L’expression de cette crise profonde témoigne d’un tel niveau de colère qu’il est de la responsabilité du législateur d’adopter des mesures structurelles pour y répondre, et ainsi protéger notre agriculture, celles et ceux qui la font, et notre souveraineté alimentaire, aujourd’hui et demain.

La problématique de la faiblesse des revenus agricoles n’est pas nouvelle. D’après le Conseil général de l’alimentation, l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER), en 30 ans, le revenu net de la branche agricole (RNBA) a baissé de près de 40 % en France en euros constants, les éleveurs et éleveuses disposant du revenu moyen le plus bas du pays. Ainsi, pour nombre d’entre eux, le travail ne rémunère plus. 

En cause, le modèle actuel de fixation des prix, qui fragilise considérablement les revenus agricoles en les soumettant à de fortes variations conjoncturelles. En effet, ces derniers sont affectés à la fois par la volatilité des marchés des produits agricoles et des intrants, par l’irrégularité de la production dans un contexte d’aléas climatiques et sanitaires grandissants ainsi que par les inégalités dans l’octroi des aides publiques. Ces dernières décennies, les revenus agricoles ont été négativement affectés par la baisse des prix à la production (‑22 % depuis 1990) ainsi que par la baisse continue des différentes aides publiques depuis 2003. Ainsi, si une minorité d’agriculteurs bénéficie de l’industrialisation et de la libéralisation à outrance de l’agriculture, la majorité d’entre eux la subit.

Alors que les revenus agricoles se fragilisent, les coûts de production et les niveaux d’endettement, eux, continuent de croître du fait de la hausse des charges qui pèsent sur les exploitants. En 30 ans, le poste « énergie et lubrifiant » a augmenté de 30 %, le poste « entretien du matériel » de 36 % et le poste « services de travaux agricoles » de 75 %. Les conséquences de plus en plus fortes des aléas climatiques viennent alourdir cette charge tant par le coût des pertes de récoltes que par celui des assurances, devenues indispensables. 

Le mal‑être au sein de la profession agricole est alarmant. Il est alimenté par la pression économique, les contraintes administratives, l’endettement croissant, la surcharge de travail ou encore l’augmentation de la fréquence des aléas climatiques. Selon les statistiques de la Mutualité Sociale Agricole, les assurés agricoles ont un risque de décès par suicide 43 % plus élevé que la population générale. Alors qu’en 10 ans, 100 000 fermes françaises ont disparu et que 50 % des agriculteurs seront en âge de partir à la retraite dans les dix prochaines années, le renouvellement des générations agricoles est vital. Il implique de renforcer l’attractivité des métiers agricoles et cela passe en premier lieu par une rémunération digne.

La fragilité des revenus des agriculteurs est d’autant plus injustifiée que les bénéfices enregistrés par les autres maillons de la chaîne sont de plus en plus indécents. Entre le quatrième trimestre 2021 et le deuxième trimestre 2023, le taux de marge des entreprises de l’industrie agroalimentaire a augmenté de 71 %, passant de 28 % à 48,5 %. En un an, les profits du secteur sont passés de 3,1 milliards à 7 milliards d’euros. C’est totalement incompréhensible. Alors qu’au bout de la chaîne, les Français peinent à accéder à une alimentation saine, et qu’en amont les producteurs sont essorés, les multinationales de l’industrie agroalimentaire et les géants de la distribution se remplissent les poches.

Les lois dites « EGalim » avaient pour objectif de rééquilibrer le partage de la valeur, mais force est de constater que dans la pratique, elles n’ont pas permis de suffisamment protéger le revenu agricole, témoignant de l’incapacité répétée des gouvernements successifs à répondre à cet enjeu pourtant central. 

Face à cette problématique structurelle, nous devons changer de paradigme en faisant du revenu agricole, non plus une variable d’ajustement mais la dimension centrale de la fixation du prix. Le marché doit cesser d’imposer sa loi. Il est temps d’assumer notre rôle de législateur en imposant des prix rémunérateurs.

Comment imaginer une souveraineté agricole et alimentaire sans la garantie d’un revenu décent pour les producteurs ? Sans s’attaquer à notre dépendance aux engrais russes ou au soja brésilien ? Sans adapter nos systèmes de production aux aléas climatiques de plus en plus fréquents ? Pour produire, demain, une alimentation accessible et saine, il est impératif de protéger les agriculteurs engagés dans la transition par une meilleure régulation du marché. Les pratiques agroécologiques limitent l’usage des intrants, réduisent notre vulnérabilité face aux aléas climatiques, améliorent la santé des agrosystèmes, améliorent la rentabilité et l’attractivité des exploitations. Ce cap doit impérativement aller de pair avec la protection des agriculteurs français de la concurrence déloyale en s’opposant aux accords de libre‑échange qui mettent nos produits agricoles en concurrence avec des produits étrangers qui ne respectent pas nos normes. Il faut en finir avec l’injonction contradictoire du toujours mieux et du toujours moins cher. 

Aujourd’hui, les coûts et risques liés aux changements de pratiques demeurent encore trop supportés par les seuls agriculteurs alors que les bénéfices de la transition profitent à la société toute entière. Financer la transition suppose de mettre à contribution l’ensemble des acteurs de la chaîne de valeur et en particulier ceux qui en tirent le plus de profits. 

Par ailleurs, les soutiens publics doivent être répartis plus équitablement afin de ne pas concentrer les aides sur une minorité d’exploitations comme c’est le cas dans la distribution actuelle des aides françaises de la Politique agricole commune (PAC) avec 54 % des aides profitant à 20 % des exploitations. Nous soutenons donc le rééquilibrage des aides publiques afin que chaque exploitation puisse bénéficier de l’accompagnement à la transition et que les soutiens publics ne soient pas captés par une minorité.

Nous le savons, cette proposition de loi ne répondra pas à toutes les difficultés rencontrées par le monde agricole. Renouvellement des générations, partage de la terre, refonte de la politique commerciale, augmentation des retraites, réforme de la PAC, simplification administrative… les dossiers sur lesquels nous devrons collectivement avancer sont nombreux. En responsabilité, et humblement, nous proposons, avec cette courte proposition de loi, d’esquisser une réponse concrète et structurelle au problème urgent du revenu, condition à la résolution de tous les autres.

L’article 1er vise à protéger le revenu des agriculteurs en fixant un prix minimal d’achat des produits agricoles qui tienne compte des coûts de production dans chaque filière, de la rémunération des agriculteurs et de la diversité des bassins et systèmes de production.

L’article 2 vise à soutenir financièrement les agriculteurs dans la transition par la création d’un fonds dédié à la transition agroécologique. Nous préconisons qu’il soit abondé par une hausse de la taxation sur les bénéfices des industries agroalimentaires et phytosanitaires afin qu’une part des importants bénéfices réalisés par ces industries soient transférée des actionnaires aux travailleurs de la terre. Les concours de ce fonds seront dédiés au financement de solutions permettant de favoriser la transition agroécologique des exploitations agricoles, et en particulier à travers la mise en place de systèmes économes et autonomes. Enfin, l’aide apportée sera dégressive en fonction de la taille de l’exploitation afin d’assurer une répartition équitable des moyens de ce fonds et d’éviter l’accaparement des aides par une poignée de grands propriétaires. 

L’article 3 porte sur le gage de la proposition de loi. Il crée une contribution additionnelle, équivalente à dix pour cent des bénéfices générés par les industries de l’agroalimentaire, des produits phytosanitaires et des engrais de synthèse, sorte de dividende écologique qui permettra de soutenir l’effort de transition entrepris par les agriculteurs.

 


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proposition de loi

Article 1er

L’article L. 631‑27‑1 du code rural et de la pêche maritime est ainsi modifié :

1° À la fin du premier alinéa, les mots : « de l’Établissement national des produits de l’agriculture et de la mer mentionné à l’article L. 621‑1 » sont remplacés par les mots : « du médiateur des relations commerciales agricoles mentionné à l’article L. 631‑27 » ;

2° À la fin du deuxième alinéa, les mots : « et de la restauration hors domicile » sont remplacés par les mots : « , de la restauration hors domicile et des associations de défense des consommateurs » ;

3° La seconde phrase du troisième alinéa est remplacée par trois phrases ainsi rédigées :

« Au regard de cette situation et de ces perspectives, elle propose chaque année une estimation des coûts de production agricoles au sein de chaque filière ainsi qu’une estimation de leur évolution pour l’année à venir. Ces coûts incluent la rémunération des agriculteurs à hauteur d’une fois et demie à deux fois le salaire minimum interprofessionnel de croissance et prennent en compte à la fois la diversité des bassins et des systèmes de production. Sur la base des coûts de production ainsi évalués, la conférence publique de filière arrête un seuil minimal d’achat des produits agricoles. » ;

4° Après le troisième alinéa, il est inséré un alinéa ainsi rédigé :

« Dans l’hypothèse où la conférence publique de filière ne parvient pas à déterminer un niveau minimal de prix d’achat, le médiateur des relations commerciales agricoles remet au ministre chargé de l’économie et au ministre chargé de l’agriculture un compte rendu de la négociation interprofessionnelle sur la base duquel ces ministres arrêtent un seuil minimal de prix d’achat de tout ou partie des produits agricoles concernés. » 

Article 2

Sous l’autorité des ministres chargés de l’agriculture et de l’environnement, il est créé un « Fonds dédié à la transition agroécologique des exploitations agricoles ».

Ce fonds vise à financer les pratiques favorisant la transition agroécologique des exploitations, en priorité celles qui concourent à tendre vers des systèmes économes et autonomes, à réduire l’utilisation d’intrants chimiques et à renforcer les infrastructures agroécologiques.

L’aide ainsi apportée aux exploitations agricoles, dont les conditions d’octroi sont précisées par décret en Conseil d’État, est dégressive en fonction de la taille de l’exploitation.

Article 3

La charge pour l’État est compensée à due concurrence par une contribution additionnelle de dix pour cent sur les bénéfices générés par les industries de l’agroalimentaire, des produits phytosanitaires et des engrais de synthèse parmi les sociétés redevables de l’impôt sur les sociétés qui réalisent un chiffre d’affaires annuel supérieur à 50 000 000 d’euros.