N° 2276

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

SEIZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 5 mars 2024.

PROPOSITION DE LOI

visant à rendre imprescriptibles les crimes et délits sexuels commis contre les mineurs,

(Renvoyée à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)

présentée par

Mme Virginie DUBY-MULLER, Mme Sylvie BONNET, M. Hubert BRIGAND, M. Pierre CORDIER, Mme Marie-Christine DALLOZ, M. Fabien DI FILIPPO, M. Francis DUBOIS, M. Nicolas FORISSIER, M. Meyer HABIB, Mme Véronique LOUWAGIE, M. Olivier MARLEIX, M. Yannick NEUDER, Mme Isabelle PÉRIGAULT, Mme Christelle PETEX, M. Vincent SEITLINGER, Mme Nathalie SERRE, M. Jean-Pierre TAITE, M. Jean-Pierre VIGIER, Mme Emmanuelle ANTHOINE, M. Vincent DESCOEUR, Mme Annie GENEVARD, M. Stéphane VIRY, Mme Alexandra MARTIN (ALPES-MARITIMES), Mme Isabelle VALENTIN, Mme Valérie BAZIN-MALGRAS, M. Éric CIOTTI, Mme Violette SPILLEBOUT, M. Xavier ALBERTINI, M. Romain DAUBIÉ, M. Luc LAMIRAULT, Mme Delphine LINGEMANN, M. Hubert OTT, M. Emmanuel PELLERIN, Mme Maud PETIT, Mme Véronique RIOTTON, M. Charles RODWELL, M. Paul CHRISTOPHE, Mme Marie-Agnès POUSSIER-WINSBACK,

députés.


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EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

« Pour moi, c’était 20 ans au niveau de la prescription. 20 ans ce n’est pas assez. Quand on vous vole votre vie, quand on vous viole votre vie, au contraire, c’est à n’importe quel moment, on est capable d’avoir le réveil de ce que l’on a vécu. Excusezmoi, j’appelle ça un réveil, de ce qu’on a vécu et à n’importe quel moment, on devrait nous laisser la possibilité de pouvoir porter plainte contre ce salopard. » Mme S.

Les crimes et délits sexuels sont un fléau. L’actualité récente marquée par une affaire concernant des faits d’agression sexuelle sur mineure nous rappelle combien il peut être difficile pour les victimes de porter plainte rapidement après les faits. Cette affaire a pris un tournant judiciaire et médiatique depuis que la victime, l’actrice française Judith Godrèche, a porté plainte contre son ancien « compagnon » et réalisateur bien connu du cinéma français, de vingt‑cinq ans son aîné. Cette relation avait débuté au milieu des années 1980, quand la victime avait 14 ans et l’homme 39 ans, et avait duré jusqu’au début des années 1990. Toutefois, il aura fallu plusieurs décennies pour que la victime prenne conscience de la réalité de cette relation toxique et trouve la force pour déposer plainte. Cependant, l’enquête ouverte se borne à une période qui s’étale de 1986 à 1992, soit entre 32 et 38 années. La justice déterminera sans doute que les faits sont prescrits, puisque plus de 30 années se sont écoulées depuis les faits.

Cette histoire est révélatrice des blocages psychologiques qui empêchent les victimes de déposer plainte « dans les temps ». Cependant, un acte qui détruit une vie peut‑il réellement être borné dans le temps, et ce, au détriment de la victime, qui, in fine, le sera doublement : d’abord victime de l’acte répréhensible, puis victime d’une justice qui n’apportera jamais la condamnation lui permettant d’entamer un processus de reconstruction.

Par ailleurs, en France, nous avons un problème concernant les condamnations des crimes et délits sexuels, notamment en ce qui concerne les violences sexuelles contre les mineurs.

Un article du Monde ([1]) recensait quelques chiffres éloquents sur cette situation du faible nombre de condamnations : selon la dernière enquête de victimation de l’INSEE (« cadre de vie et sécurité »), seulement 0,6 % des viols ou tentatives de viol auraient donné lieu à une condamnation. Selon le ministère de la justice, seuls 14,7 % des viols pour lesquels une plainte a été enregistrée par la police, ont donné lieu à une peine.

Les travaux de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (CIIVISE) ont mis en lumière le peu de réponses pénales contre les violences sexuelles sur mineurs. Selon son co‑président, le juge Édouard Durand, « en cas de viol, ce ne sont que 3 % des plaintes pour viols sur mineurs de 15 ans qui aboutissent à une condamnation ». Rappelons que la majorité sexuelle est établie à 15 ans et que la justice prend cet âge comme valeur de référence : toute relation sexuelle avec un majeur est considérée comme non consentie quand l’enfant est âgé de moins de 15 ans.

Dans un autre rapport de novembre 2022, la CIIVISE précise que moins de 7 % des plaintes aboutissent à une condamnation de l’auteur dans les affaires de violences sexuelles sur mineurs ([2]).

Entre 2016 et 2022, les viols sur mineurs ont représenté 27 % de l’ensemble des affaires traitées par le parquet, et les agressions sexuelles sur mineur 54 %. Mais seules 24 % de ces affaires ont fait l’objet de poursuites. Les trois‑quarts ont donc été classées, dans l’immense majorité des cas (66 %) parce que les enquêteurs ont estimé que l’infraction était « insuffisamment caractérisée ».

Sur 27 000 témoignages recueillis par la commission, 75 % concernaient des faits prescrits.

Ces chiffres sont particulièrement inquiétants. Comment se reconstruire si la justice ne reconnaît pas les violences subies par les victimes ?

Pour remédier à ces situations, des propositions existent. C’est notamment le rôle de la CIIVISE qui, après deux ans d’enquête, a formulé un certain nombre de recommandations.

Pour rappel, la création de la CIIVISE avait été annoncée par le Président Emmanuel Macron le 23 janvier 2021. Cette instance était coprésidée par deux personnalités : M. Édouard Durand, juge des enfants, et Mme Nathalie Mathieu, directrice générale de l’association Docteurs Bru.

Après plusieurs scandales et révélations, dont notamment la médiatisation du #Metoo inceste, la CIIVISE a pour objectif de faire un état des lieux des violences sexuelles commises contre les enfants, sensibiliser la société et les professionnelles de l’enfance à cette question, et formuler des recommandations pour faire de la prévention et surtout endiguer ce problème de société.

Cette proposition de loi vise donc à transcrire en droit l’une des recommandations de leur rapport du 20 novembre 2023 : rendre imprescriptible les crimes et délits sexuels contre les mineurs.

Cette idée n’est pas nouvelle dans le débat public. Parmi tous les témoignages recueillis par la CIIVISE, l’abolition de la prescription des viols et agressions sexuelles commis contre des mineurs est la demande la plus formulée. Le rapport de la CIIVISE évoque 35 % de l’ensemble des témoignages. C’est aussi un élément défendu depuis longtemps publiquement par le milieu associatif, les professionnels et les victimes.

Lorsque l’on analyse la législation en la matière, on observe une évolution progressive pour étendre les délais de prescription. Le rapport de la CIIVISE rappelle que :

– La loi n° 89‑487 du 10 juillet 1989 prévoit que « lorsque la victime est mineure et que le crime a été commis par un ascendant légitime, naturel ou adoptif ou par une personne ayant autorité sur elle, le délai de prescription est réouvert ou court à nouveau à son profit, pour la même durée à partir de sa majorité ».

– La loi n° 95‑116 du 4 février 1995 étend la règle du report du point de départ du délai de prescription aux délits. Art. 8 al.2 : « lorsque la victime est mineure et que le délit a été commis par un ascendant légitime, naturel ou adoptif ou par une personne ayant autorité sur elle, le délai de prescription ne commence à courir qu’à partir de sa majorité ».

– La loi n° 98‑468 du 17 juin 1998 élargit à tous les crimes commis contre les mineurs le report du point de départ de la prescription. En outre, elle porte de trois à dix ans le délai de prescription des délits d’agressions sexuelles aggravées autre que le viol commis sur un mineur de quinze ans et d’atteintes sexuelles aggravées sur un mineur de quinze ans.

– La loi n° 2004‑204 du 9 mars 2004 porte à 20 ans le délai de prescription concernant les viols, les meurtres suivis ou accompagnés de viol, torture ou acte de barbarie. Sont également concernés les délits d’agressions sexuelles aggravées autres que le viol commis sur un mineur de quinze ans et d’atteintes sexuelles aggravées sur un mineur de quinze ans, auparavant fixé à 10 ans.

– La loi n° 2014‑873 du 4 août 2014 porte à 20 ans la prescription de l’action publique du délit d’agression sexuelle sur mineur de quinze ans, même en l’absence d’une circonstance aggravante.

– La loi n° 2018‑703 du 3 août 2018 porte à 30 ans la prescription des crimes mentionnés à l’article 706‑47 du code de procédure pénale dont font partie les crimes sexuels commis à l’encontre des mineurs.

– La loi n° 2021‑478 du 21 avril 2021 introduit la prescription dite « glissante » qui permet que le délai de prescription d’un crime sexuel commis sur un mineur soit prolongé si le même agresseur réitère ses actes sur un autre mineur. Le délai de prescription courra alors jusqu’à la date de prescription de cette nouvelle infraction. Ce principe vaut également pour les délits sexuels sur mineur.

Le caractère d’imprescriptibilité n’est pas nouveau en droit français. Il faut remonter au procès de Nuremberg, à la fin de la Seconde guerre mondiale, qui a jugé les criminels nazis, et a établi une définition des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. Depuis la loi n° 64‑1326 du 26 décembre 1964, le droit français reconnait un caractère imprescriptible aux crimes contre l’humanité, en complément de ses engagements internationaux, notamment la Convention sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité adopté en 1968 par l’ONU. Il pourrait donc très bien être étendu la notion d’imprescriptibilité aux crimes et délits commis contre les mineurs car, au fond, s’en prendre à un enfant, c’est s’en prendre à l’humanité.

Attribuer un caractère imprescriptible n’est pas anticonstitutionnel comme le mentionnait le Conseil Constitutionnel dans une décision du 24 mai 2019 n° 2019‑785 QPC. Les Sages précisaient que « les infractions présentant une gravité suffisante pourraient justifier une imprescriptibilité ou une durée de prescription particulièrement longue » ([3]).

Enfin, dans d’autres pays européens, la législation a déjà évolué pour rendre imprescriptibles les violences sexuelles commises contre les mineurs. C’est le cas dans un État voisin de la Haute‑Savoie, en l’occurrence la Suisse. Depuis la loi du 15 juin 2012, sont imprescriptibles « les actes d’ordre sexuel avec des enfants (art. 187, ch. 1), la contrainte sexuelle (art. 189), le viol (art. 190), les actes d’ordre sexuel commis sur une personne incapable de discernement ou de résistance (art. 191), les actes d’ordre sexuel avec des personnes hospitalisées, détenues ou prévenues (art. 192, al. 1) et l’abus de la détresse (art. 193, al. 1), lorsqu’ils ont été commis sur des enfants de moins de 12 ans » ([4]).

C’est également le cas au Pays‑Bas pour les crimes sexuels commis sur personnes mineures depuis la loi du 15 novembre 2012 ; au Danemark pour le même motif que les Pays‑Bas depuis la loi du 9 août 2017 ; en Belgique pour les violences sexuelles en général depuis la loi du 21 mars 2022.

Ainsi, l’article unique de cette proposition de loi modifie l’article 7 du code de procédure pénale, afin de rendre imprescriptible les crimes de viol et les délits d’agressions sexuelles définis aux 3° et 4° de l’article 70647 du code de procédure pénale.

 


– 1 –

proposition de loi

Article unique

Le troisième alinéa de l’article 7 du code de procédure pénale est ainsi modifié :

1° À la première phrase, le mot : « mineurs » est remplacé par les mots : « personnes mineures » ;

2° À la fin, les mots : « ; toutefois, s’il s’agit d’un viol, en cas de commission sur un autre mineur par la même personne, avant l’expiration de ce délai, d’un nouveau viol, d’une agression sexuelle ou d’une atteinte sexuelle, le délai de prescription de ce viol est prolongé, le cas échéant, jusqu’à la date de prescription de la nouvelle infraction » sont remplacés par une phrase ainsi rédigée : « . Par dérogation, l’action publique des crimes mentionnés aux 3° et 4° du même article 706‑47, lorsqu’ils sont commis sur des personnes mineures, est imprescriptible. ».

 


([1])  Violences sexistes et sexuelles : « Le faible nombre de condamnations incite à trouver de nouvelles façons de travailler », tribune de la magistrate Magali LAFOURCADE, Le Monde, 05 octobre 2022. 

([2])  https://www.ciivise.fr/wp-content/uploads/2023/06/Avis-Le-cout-du-deni_VFpdf-1.pdf

([3])  https://www.conseil-constitutionnel.fr/sites/default/files/as/root/bank_mm/decisions/
2019785qpc/2019785qpc_ccc.pdf

([4])  https://www.fedlex.admin.ch/eli/oc/2012/696/fr