N° 2281

_____

ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

SEIZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 5 mars 2024.

PROPOSITION DE LOI

portant premières mesures de lutte contre l’accaparement des terres et pour l’installation des jeunes agriculteurs,

(Renvoyée à la commission des affaires économiques, à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)

présentée par

M. Dominique POTIER, M. Boris VALLAUD, M. Joël AVIRAGNET, M. Christian BAPTISTE, Mme Marie-Noëlle BATTISTEL, M. Mickaël BOULOUX, M. Philippe BRUN, M. Elie CALIFER, M. Alain DAVID, M. Arthur DELAPORTE, M. Stéphane DELAUTRETTE, M. Inaki ECHANIZ, M. Olivier FAURE, M. Guillaume GAROT, M. Jérôme GUEDJ, M. Johnny HAJJAR, Mme Chantal JOURDAN, Mme Marietta KARAMANLI, Mme Fatiha KELOUA HACHI, M. Gérard LESEUL, M. Philippe NAILLET, M. Bertrand PETIT, Mme Anna PIC, Mme Christine PIRES BEAUNE, Mme Valérie RABAULT, Mme Claudia ROUAUX, Mme Isabelle SANTIAGO, M. Hervé SAULIGNAC, Mme Mélanie THOMIN, Mme Cécile UNTERMAIER, M. Roger VICOT,

députés et députées.


– 1 –

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Le renouvellement des générations est vital pour assurer la sécurité et la qualité de notre alimentation, produire de la valeur ajoutée économique et environnementale dans l’agriculture et aménager l’ensemble du territoire. Cette priorité nationale repose sur un outil majeur : la régulation du marché foncier. Les règles qui le régissent doivent rendre possible la liberté d’entreprendre pour tous et garantir l’usage du foncier comme celui d’un bien commun dans la durée. Une politique des structures responsable doit privilégier le facteur humain par rapport au jeu des capitaux, favoriser la diversité au détriment des monopoles. C’est le sens du « pacte foncier » qui, depuis les années 1960, établit un équilibre entre la propriété et le travail et unit la France à son terroir.

Fondée sur la dérive individualiste de la course à l’agrandissement, un relâchement du contrôle administratif, des failles législatives et l’arrivée de fonds spéculatifs à partir de 2008, une libéralisation est à l’œuvre dans notre pays depuis plus d’une décennie qui fragilise ce pacte foncier. Ces désordres deviennent exponentiels et dégradent d’ores et déjà la compétitivité de notre agriculture. L’enrichissement de quelques‑uns se traduit par une fragilisation économique collective et les spécialisations excessives qui en découlent ont des effets négatifs sur le plan agronomique.

Notre conviction profonde est qu’il n’y aura pas d’agroécologie sans relève et qu’une relève est impossible sans une politique foncière juste. La terre ne sera jamais une marchandise comme les autres et sa régulation doit être à la source de la planification écologique attendue. Le caractère tragique des enjeux écologiques ‑ risque climatique et effondrement de la biodiversité ‑ enjoint la puissance publique de prendre des mesures radicales pour combattre l’accaparement et ainsi préserver une grande part de notre « assurance vie ».

Avec prudence, nous plaidons pour une égale vigilance sur les usages et la propriété du sol. Sur le temps long, l’interaction entre la structure de la propriété foncière et les concentrations d’usage a inéluctablement des conséquences sur l’équilibre de notre société et notre rapport à la nature : il existe un lien entre l’accaparement – compris comme une démesure – et l’appauvrissement de nos sols et de notre société.

Depuis des années, l’Observatoire des sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer) nous alerte sur le caractère exponentiel des dérégulations en cours alors qu’un tiers des agriculteurs prendront leur retraite dans la décennie à venir. Au même moment, l’Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI) nous dit l’urgence d’adopter des indicateurs de politique foncière combinant intelligemment les enjeux climatiques, de souveraineté alimentaire et de santé des sols.

Notre pays a besoin d’outils nouveaux et surtout d’une boussole. Contrairement à d’autres politiques publiques agricoles, le foncier est une politique « mère » pour l’économie des ressources. Renoncer aux régulations ou les réinventer, nous avons un devoir de vérité : ici comme pour les paysanneries du Sud, notre société doit choisir entre la marchandisation des terres et une renaissance rurale.

Edgard Pisani, grand architecte des politiques foncières modernes, né il y a un siècle, faisait déjà figure d’éclaireur il y a près de quarante ans, déclarant : « Le maintien des biens de la nature parmi les biens marchands nous conduira à l’accélération des phénomènes menaçants dont nous sommes déjà les témoins. »

Depuis une décennie, des organisations de la société civile et quelques parlementaires tentent de porter cette question dans le débat public. Ils ont contribué à une prise de conscience désormais largement partagée et obtenu quelques avancées législatives en incluant, par exemple, un volet foncier dans la loi d’avenir agricole de 2014. Mais, force et de constater que des brèches restent béantes : c’est notamment le cas du détournement du travail à façon et du phénomène sociétaire.

En 2017, à l’aube d’un nouveau mandat législatif, une vision élargie et renouvelée de ce combat s’est imposée. C’était le sens de la mission d’information parlementaire conduite en 2018 afin de dresser un état des lieux et s’ouvrir des perspectives politiques nouvelles. Cette mission a jeté les bases d’une grande loi foncière pour le XXIe siècle. Elle a rassemblé une somme de données économiques, sociales et environnementales qui actualisent et synthétisent nos connaissances. Elle constitue de fait l’étude d’impact de cette proposition de loi.

En 2020, au vu du calendrier parlementaire, nous avons dû faire le constat d’un mandat perdu pour l’adoption d’une grande loi foncière. La loi de régulation de l’accès au foncier agricole (dite « loi Sempastous ») de 2021 apparaît, avant même sa mise en application, non seulement comme un leurre mais comme portant le risque d’accentuer le phénomène qu’elle entend combattre. En effet, elle institutionnalise un privilège sociétaire et un droit à compensation qui dérogent aux règles qui s’appliquent communément à l’ensemble des agriculteurs.

L’espoir réside désormais dans le projet de loi d’orientation et d’avenir agricole annoncé pour l’été 2023, puis 2024. Ce projet de loi ne pourra faire l’impasse sur une réforme systémique de l’accès au foncier.

Parmi l’ensemble des propositions issues de la mission d’information de 2018, certaines concernent la lutte contre l’artificialisation des sols et ont vocation à être intégrés dans des plans d’action gouvernementaux. Celles concernant l’accaparement des terres avaient naturellement vocation à nourrir ce que nous avons appelé une grande loi foncière. Face au silence du Gouvernement interpellé à de nombreuses reprises nous avons engagé ce qu’il convient d’appeler une bataille culturelle en sensibilisant l’opinion publique et en constituant une large coalition tant sur le plan politique qu’au sein de la société civile.

C’est le sens du livre co‑écrit avec Benoit Grimonprez et Pierre Blanc « La terre en commun, Plaidoyer pour une justice foncière » afin de mettre en perspective ce combat dans l’histoire du droit rural et les géographies paysannes du monde.

Par sa construction et son portage, cette proposition de loi est avant tout une contribution constructive au débat avec le Gouvernement et avec l’ensemble de la représentation nationale.

De façon pragmatique nous avons choisi de cantonner l’essentiel de la proposition de loi au contrôle du phénomène sociétaire et à ne pas ouvrir d’autres débats qui relèveront de la loi foncière, tels que celui du statut de l’actif agricole ou encore de la modernisation de l’autorité publique en charge de la régulation et du portage foncier agricole. De la même façon, nous renvoyons au débat sur le Plan Stratégique National la question du levier majeur pour l’installation que constitue l’allocation des aides de la Politique Agricole Commune. 

L’article 1er de la proposition de loi vise de fait à créer un nouveau chapitre au code rural visant à un contrôle des sociétés possédant ou exploitant du foncier agricole, comprenant 4 articles :  L. 333‑1 à L. 333‑4. 

L’article L. 3331 privilégie une ligne claire : la recherche d’un traitement équitable entre tous les requérants. Cela implique un même seuil de contrôle pour tous et des arbitrages reposant sur un corpus législatif commun. La référence au droit commun, qu’il ne nous appartient pas de réformer dans ce véhicule législatif, nous protège utilement du risque majeur de recours contentieux lié à l’interprétation subjective de règles dérogatoires imprécises. 

Il ne saurait y avoir « deux poids, deux mesures » sinon à institutionaliser une injustice manifeste. L’autre risque étant dans cette hypothèse, une adoption massive du statut juridique générant les pratiques les moins vertueuses et accélérant dans les faits l’affaiblissement de la politique des structures. 

Le principe républicain d’égalité et d’universalité qui préside à notre texte évite que ne s’ajoute pour les sociétés un privilège réglementaire au privilège fiscal que nous dénonçons par ailleurs. 

L’article L. 3332 définit la procédure d’instruction et l’autorité en charge du contrôle. Dans l’esprit qui présida à la fondation de nos grandes lois foncières, nous confortons l’équilibre entre l’autorité de l’Etat et l’agilité permise par la délégation de mission d’intérêt public. La loi donne faculté au Préfet de s’appuyer sur l’expertise des SAFER pour réaliser en pratique l’instruction pratique du contrôle des sociétés. Les frais de dossier spécifiquement liés à cette instruction sont à la charge du requérant. 

Dans la continuité de la loi du 20 mars 2017, l’article L. 3333 consolide la transparence du marché sociétaire, telle que voulu par le législateur et jugé conforme par le Conseil Constitutionnel. Au‑delà d’un certain seuil, le portage des biens fonciers doit pouvoir être identifié dans une société spécifique. Cet impératif de transparence se justifie d’autant plus que la France dans le cadre de l’article 41.7 du règlement 1307/2013 sur la politique agricole commune se doit de veiller à ce que le mécanisme de paiement redistributif ne soit pas détourné par des divisions artificielles d’exploitation. Face au développement des sociétés d’exploitation en France, cela impose à l’État de disposer de la transparence suffisante sur les personnes morales et d’effectuer ces contrôles. 

L’article L. 3334 vise à intégrer la prise de participation sociétaire d’investisseur étranger dans le foncier agricole dans le champ des intérêts stratégiques pour lesquels une autorisation préalable du ministre chargé de l’économie est nécessaire. 

L’article 2 vise à rendre efficiente la déclaration d’intention de cessation d’activité en permettant la sanction du refus de sa mise en œuvre. Cet instrument voulu par le législateur dans la loi d’avenir d’agricole de 2014 est en effet capital pour permettre grâce à l’anticipation une véritable politique d’installation sur nos territoires.

L’article 3 demande au Gouvernement un rapport visant à étudier toutes les voies permettant l’encadrement des dérives du travail délégué. Cette proposition vise à ne pas esquiver ce qui est devenu dans certains territoires l’obstacle majeur au statut du fermage et à l’installation de jeunes agriculteurs. 

L’objectif de ce rapport est de prendre date dans l’attente d’un cadre législatif ou règlementaire très attendu.

Dans un souci de réciprocité aux attendus de l’article L. 333‑4 sur les investissements étrangers, l’article 4 demande au Gouvernement un rapport faisant un état des lieux sur les investissements français dans le domaine du foncier agricole dans les pays tiers, et les voies nationales, européennes et onusiennes permettant de les réguler dans un esprit de souveraineté solidaire.  

 


– 1 –

proposition de loi

Article 1er

Le chapitre III du titre III du livre III du code rural et de la pêche maritime est ainsi rédigé : 

« Chapitre III

« Contrôle des sociétés possédant ou exploitant du foncier agricole

« Art. L. 333-1. – I. – L’encadrement de la prise de contrôle des personnes morales de droit privé possédant ou exploitant du foncier agricole a pour objet de contribuer aux objectifs définis à l’article L. 331‑1.

« II. – La prise de participation dans une personne morale possédant ou exploitant des immeubles à usage ou à vocation agricole au sens de l’article L. 143‑1 est soumise à autorisation préalable lorsqu’elle conduit à une prise de contrôle faite au profit d’une personne qui, en considération de son patrimoine et de celui de la personne morale concernée, acquiert ainsi en propriété, en jouissance ou par la détention de parts sociales, le contrôle d’une surface agricole totale excédant le seuil à partir duquel une autorisation est nécessaire au titre du contrôle des structures défini par le schéma directeur régional des exploitations agricoles du lieu du siège social de la personne morale visée par la prise de contrôle.

« Pour la qualification de la prise de contrôle, sont prises en considération toutes les opérations portant sur les parts d’une personne morale qui confèrent le pouvoir de la contrôler au sens de l’article L. 233‑3 du code de commerce ou du 1° de l’article L. 561‑2‑2 du code monétaire et financier.

« Sont prises en compte dans l’appréciation de la prise de contrôle les opérations telles que la cession, l’apport, la modification de la répartition des parts au profit d’un membre ou d’un tiers, la prise de participation supplémentaire au profit d’un membre ou d’un tiers. Sont également prises en considération, les opérations de toute nature réalisées par ou au sein d’une société mère qui, par ses filiales, a la maîtrise d’une surface agricole excédant le seuil fixé au présent II.

« III. – Le présent article ne s’applique pas aux opérations d’acquisition et de rétrocession, par cession ou substitution, réalisées par la société d’aménagement foncier et d’établissement rural amiablement ou en exerçant son droit de préemption dans le cadre de ses missions et prérogatives résultant notamment des articles L. 141‑1 et L. 143‑1. 

« IV. – Est nulle toute opération réalisée en violation du présent dispositif.

« Art. L. 3332.  La demande d’autorisation est présentée par le bénéficiaire de la prise de contrôle au représentant de l’État dans la région du lieu du siège social de la personne morale visée par la prise de contrôle. 

« Le représentant de l’État dans la région peut déléguer tout ou partie de l’instruction de la demande à la ou l’une des sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural de son territoire. 

« Le représentant de l’État dans la région se prononce en tenant compte des effets de l’opération au regard des objectifs définis à l’article L. 331‑1.

« Les modalités de présentation et d’instruction des demandes d’autorisation, de publicité des décisions, ainsi que les frais et les taxes à la charge du demandeur sont déterminés par décret en Conseil d’État. 

« La décision du représentant de l’État dans la région est rendue publique.

« Le silence du représentant de l’État dans la région pendant un délai de deux mois à compter de la réception d’une demande d’autorisation vaut décision de rejet.

« Les décisions prises au titre du présent chapitre peuvent faire l’objet d’un recours de pleine juridiction par des requérants limitativement désignés par décret en Conseil d’État. »

« Art. L. 3333.  Lorsque des biens qui relèvent du champ d’application de l’article L. 143‑1 sont apportés à une personne morale de droit privé ou acquis par elle, elle ne peut les conserver dans son patrimoine que si son objet principal est de détenir en propriété des biens fonciers agricoles. À défaut, elle doit, dans les trente jours de l’opération, en transférer la propriété à une autre personne morale ayant un tel objet principal.

« Cette obligation de rétrocession est toutefois limitée aux personnes morales qui, à la suite de l’acquisition ou de l’apport, détiennent en propriété une surface totale qui excède le seuil défini par le schéma directeur régional des exploitations agricoles du siège social de la société réalisant l’opération. 

« Sont cependant dispensés de l’obligation de rétrocession les groupements fonciers agricoles, les groupements fonciers ruraux, les sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural, les groupements agricoles d’exploitation en commun et les exploitations agricoles à responsabilité limitée.

« En cas de non‑respect de l’obligation de rétrocession, la société d’aménagement foncier et d’établissement rural, dans un délai de six mois à compter de la publication de l’acte d’acquisition ou d’apport, ou à compter du jour où elle a connaissance de cet acte, peut demander au tribunal judiciaire l’annulation de l’acquisition ou de l’apport. Elle peut également demander à ce que le jugement transfère la propriété des biens à son profit à un prix égal au prix d’acquisition ou à la valeur d’apport.

« Art. L. 3334.  Lorsqu’une prise de participation dans une personne morale possédant ou exploitant des immeubles à usage ou à vocation agricole au sens de l’article L. 143‑1, même sans prise de contrôle, résulte d’un investissement étranger en France, elle est dans tous les cas considérés comme relevant des activités visées au I de l’article L. 151‑3 du code monétaire et financier. 

« Une telle prise de participation est soumise à autorisation préalable du ministre chargé de l’économie, dans les conditions prévues par les articles L. 151‑1 à L. 151‑7 du code monétaire et financier.

« Lorsque cette prise de participation conduit à une prise de contrôle de la personne morale, elle est également soumise à l’autorisation prévue par l’article L. 333‑2. »

Article 2

Après le premier alinéa de l’article L. 330‑5 du code rural et de la pêche maritime, il est inséré un alinéa ainsi rédigé : 

« Un décret en Conseil d’État détermine la nature et le quantum de sanctions encourues en cas de méconnaissance de cette obligation. »

Article 3

Dans un délai de six mois à compter de la publication de la présente loi, le Gouvernement remet au Parlement un rapport tendant à définir et encadrer le travail délégué en vue de son inscription dans le code rural et de la pêche maritime. Il étudie dans quelles conditions les informations ayant trait à ces pratiques pourront être portées à connaissance des commissions départementales d’orientation agricole ainsi qu’aux comités techniques des sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural. Ce rapport étudie parallèlement comment le principe de participation à l’essentiel des travaux tel que prévu à l’article L. 411‑59 du code rural et de la pêche maritime relatif au statut du fermage, peut permettre de qualifier et hiérarchiser les différentes candidatures pour l’accès à la propriété et au droit d’exploiter. 

Article 4

Dans un délai de six mois à compter de la publication de la présente loi, le Gouvernement remet au Parlement un rapport sur la nature des actifs français fonciers à l’étranger et les effets économiques, écologiques et sociaux qu’ils produisent. Dans un souci de réciprocité par rapport aux dispositions prévues dans la présente loi concernant les investisseurs étrangers, ce rapport étudie les pistes de régulation françaises et européennes permettant de lutter contre un accaparement des terres dénoncé par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture comme un fléau pour les paysanneries du sud.