N° 671
_____
ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 3 décembre 2024.
PROPOSITION DE LOI
visant à interdire les licenciements boursiers,
(Renvoyée à la commission des affaires sociales, à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)
présentée par
M. Benjamin LUCAS-LUNDY, M. Pouria AMIRSHAHI, Mme Christine ARRIGHI, Mme Clémentine AUTAIN, Mme Léa BALAGE EL MARIKY, Mme Delphine BATHO, Mme Lisa BELLUCO, M. Benoît BITEAU, Mme Cyrielle CHATELAIN, M. Alexis CORBIÈRE, M. Hendrik DAVI, M. Emmanuel DUPLESSY, M. Charles FOURNIER, Mme Marie-Charlotte GARIN, M. Damien GIRARD, M. Steevy GUSTAVE, Mme Catherine HERVIEU, Mme Julie LAERNOES, M. Tristan LAHAIS, Mme Julie OZENNE, M. Sébastien PEYTAVIE, Mme Marie POCHON, M. Jean-Claude RAUX, Mme Sandra REGOL, M. Jean-Louis ROUMÉGAS, Mme Sandrine ROUSSEAU, M. François RUFFIN, Mme Sabrina SEBAIHI, Mme Danielle SIMONNET, Mme Sophie TAILLÉ-POLIAN, M. Boris TAVERNIER,
députés et députées.
– 1 –
EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Les licenciements boursiers, qui désignent les suppressions de postes motivées par le seul objectif d’augmenter les dividendes ou de satisfaire les exigences des marchés financiers, incarnent une dérive grave de notre système économique et social. Ces décisions, prises par des entreprises en bonne santé financière, abîment les principes fondamentaux de notre droit social, sacrifient l’emploi et exacerbent les inégalités. Une législation plus stricte est indispensable pour encadrer ces pratiques et protéger nos emplois.
Notre droit social repose sur des valeurs fondamentales de justice, de solidarité et de dignité. Le préambule de la Constitution de 1946 affirme que tout homme a le « droit d’obtenir un emploi ». L’accès à l’emploi est un droit essentiel de notre société, un élément phare de notre contrat social qui ne doit pas être mis à mal par des considérations de l’ordre de la rentabilité économique.
Le code du travail impose aux entreprises de fournir des justifications sérieuses pour les licenciements dits économiques. Pourtant, les licenciements boursiers, guidés par la recherche de profits financiers à court terme, contreviennent aux principes de notre contrat social. Ces décisions ignorent les conséquences sociales et humaines, fragilisant non seulement les travailleurs concernés mais aussi la cohésion sociale dans son ensemble.
L’urgence à légiférer se manifeste dans les données récentes. La Confédération générale du travail (CGT) a dénombré 180 plans de licenciements entre septembre 2023 et septembre 2024, soit une augmentation de 36 % en seulement quelques mois. Parmi ces entreprises, nombre d’entre elles affichent pourtant des bilans financiers solides. Cette situation n’est pas nouvelle : déjà en 2022, une étude de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSE indiquait que près de 25 % des entreprises ayant procédé à des licenciements économiques affichaient une rentabilité nette positive.
En parallèle, la rémunération des actionnaires continue d’augmenter. En 2023, les entreprises françaises ont distribué 70 milliards d’euros de dividendes, un montant record en Europe. Ces chiffres révèlent une contradiction criante entre la réalité économique et les motifs avancés pour justifier des suppressions de postes.
Des exemples concrets illustrent l’ampleur de ce problème. Récemment, Auchan et Michelin ont annoncé des milliers de suppressions de postes, bien que leurs bilans financiers soient positifs. Michelin, par exemple, a dégagé un bénéfice net de plus de 2,6 milliards d’euros en 2023 et versé 1,4 milliards d’euros de dividendes en 2024, mais a pourtant annoncé un plan de licenciements massifs de 1 254 postes d’ici 2026 en fermant les usines de Cholet et de Vannes. Ces décisions, dénoncées comme des licenciements boursiers, soulèvent des questions fondamentales sur la justice et l’éthique économiques. Le même jour que Michelin, le groupe Auchan annonçait lui aussi un plan de licenciements massifs de 2 389 salariées et salariés par la fermeture notamment d’une dizaine de magasins à Clermont‑Ferrand, Woippy, Bar‑le‑Duc ou Aurillac et par la fin de la livraison directe à domicile.
Pourtant les groupes Michelin comme Auchan sont abreuvés d’argent public. Le ministre Michel bARNIER avait même affirmé devant l’Assemblée nationale sa volonté de savoir ce que ces groupes avaient fait « de l’argent public qu’on leur a donné ». Michelin a par exemple touché 55 millions d’euros de crédit d’impôt recherche (CIR) mais également 12 millions d’euros en 2020 au titre du chômage partiel pendant la crise de la covid‑19 ainsi qu’une fraction du plan de soutien automobile de 2020. Le groupe Auchan a quant à lui touché un demi-milliard d’euros (498 millions précisément) en crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) entre 2013 et 2018.
La problématique des licenciements boursiers n’est pas nouvelle. Dès les années 1990, les syndicats et des élus ont dénoncé ces pratiques. Il est temps d’agir, pour notre industrie et pour nos emplois.
L’inertie législative a permis à certaines entreprises de continuer à privilégier les logiques financières au détriment des salariés. Pourtant, des solutions existent. En Espagne, une réforme du droit du travail en 2022 a encadré strictement les licenciements dans les entreprises bénéficiaires, offrant une voie à suivre pour la France.
L’interdiction des licenciements boursiers serait un signal fort en faveur d’une économie plus équitable. Une telle loi interdirait les suppressions d’emplois dans les entreprises affichant des bénéfices importants.
Le 2 décembre 2010, la cour d’appel de Paris estimait pour la première fois que des licenciements dont la seule perspective était l’accroissement des bénéfices et la rentabilité des actions ne pouvait pas constituer un motif de licenciement économique. Il s’agissait alors de l’affaire LU, filiale de Danone, qui avait licencié 816 salariés. La septième chambre sociale de la cour d’appel de Paris a souligné dans son arrêt n° 09/01517 que l’entreprise se trouvait alors « dans un cycle de croissance ininterrompue, en particulier, de ses bénéfices opérationnels », précisant que « le salarié fait valoir, avec pertinence, que le chiffre d’affaires du secteur d’activité considéré a connu une augmentation sensible de 1999 à 2000, à savoir de plus de 400 millions d’euros, passant de 2,8 milliards d’euros en 1999 à 3,25 milliards d’euros en 2000 ». Elle notait également que le pôle biscuit était numéro 1 des ventes dans de nombreux pays.
Aussi, dans la suite logique de la décision de la cour d’appel de Paris, cette proposition de loi a pour objet d’encadrer la définition du licenciement pour motif économique en excluant de fait les licenciements effectués alors même que l’entreprise verse des dividendes à ses actionnaires (article 1er).
Il convient également d’exiger le remboursement, par tout moyen, des aides publiques versées aux entreprises qui effectuent des baisses de dépenses de personnels, des licenciements qui ne répondent pas à des impératifs soit personnels soit économiques (article 2).
Face à la montée des inégalités et au mépris croissant des droits des travailleurs, il est temps d’agir.
Les licenciements boursiers ne sont pas une fatalité : ils sont le fruit d’un système économique déséquilibré. Légiférer pour les interdire, c’est protéger les salariés, mais aussi défendre les principes fondamentaux du droit social et réaffirmer que l’économie doit être au service de l’humain, et non l’inverse. C’est défendre notre industrie et notre souveraineté.
– 1 –
proposition de loi
Article 1er
La sous‑section 2 de la section 2 du chapitre III du titre III du livre II de la première partie du code du travail est complétée par un article L. 1233‑3‑1 ainsi rédigé :
« Art. L. 1233‑3‑1. – Pour toute entreprise d’au moins deux cents salariés, ne peut constituer un motif économique de licenciement d’un salarié, celui prononcé en raison de l’article L. 1233‑3 du présent code si, dans l’exercice comptable de l’année écoulée, l’entreprise a distribué des dividendes aux actionnaires.
« L’inspection du travail procède aux vérifications nécessaires pour l’application de l’alinéa précédent. »
Article 2
La sous‑section 2 de la section 2 du chapitre III du titre III du livre II de la première partie du code du travail est complétée par un article L. 1233‑3‑1 ainsi rédigé :
« Art. L. 1233‑3‑2. – Les entreprises ou groupes au sens de l’article L. 2331‑1, d’au moins deux cents salariés qui bénéficient de subventions publiques, sous quelque forme que ce soit, s’engagent pour en conserver le bénéfice à ne réaliser aucun licenciement autre que ceux pour motif personnel ou économique.
« À défaut, les entreprises ne respectant pas les dispositions du premier alinéa du présent article doivent rembourser par tout moyen les sommes perçues aux organismes et autorités les ayant octroyées.
« Répond à la subvention publique au sens du présent article, sauf disposition légale ou conventionnelle plus favorable, tout transfert de richesse d’un financeur public ou privé recevant des fonds publics vers un bénéficiaire motivé par un objectif premier de politique publique et soumis au respect de conditions explicites. »