N° 1131
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 18 mars 2025.
PROPOSITION DE LOI
visant à abolir les privilèges des anciens présidents de la République et premiers ministres,
(Renvoyée à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)
présentée par
Mme Gabrielle CATHALA,
députée.
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EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Quand l’armée de la République romaine fut réduite à la merci des Èques en 458 avant notre ère, le Sénat nomma dictateur Cincinnatus pour la secourir. Ancien consul redevenu simple citoyen paysan, Cincinnatus abdiqua dès qu’il eut vaincu l’ennemi et s’en retourna à son champ, ne gardant pour lui que la fierté du travail accompli ([1]).
Il serait avisé pour notre culture républicaine de méditer cette légende historique narrée par Tite‑Live. Elle nous rappelle que les mandats sont transitoires, que servir la République ne signifie pas s’en servir et encore moins vivre à ses crochets ad vitam eternam. Dans notre régime, les anciens présidents de la République et premiers ministres sont pourtant élevés au rang de pensionnaires éternels de la Nation. Ils jouissent à vie d’une dotation, de personnels, de locaux meublés et d’autres avantages matériels financés par le Trésor public.
Le rapport sur le projet de loi de finances pour 2025 rédigé par M. Charles de Courson indique que ces faveurs gracieuses ont coûté 2,74 millions d’euros en 2023. Dans le détail, les dépenses des deux anciens présidents de la République atteignent un total de 1,32 million d’euros et celles des onze anciens premiers ministres s’élèvent à 1,42 million d’euros. Nous parlons donc d’une moyenne de plus de 210 000 euros par personne et par an. Des sommes qui demeurent fastueuses, malgré le décret no 2016‑1302 de 2016 visant à réduire le train de vie exorbitant des anciens chefs du pouvoir exécutif. Sous le régime de ce décret, le nombre de collaborateurs dont disposaient MM. Nicolas Sarkozy et François Hollande est par exemple passé de sept à trois. Des efforts louables, mais qui oublient l’essentiel : ces avantages n’ont aucune raison d’exister.
Aucune, sinon de faire perdurer la croyance héritée de l’Ancien Régime que le pouvoir ne découlerait pas d’un mandat mais d’une qualité attachée à la personne. En lieu et place de citoyens égaux en droit qui, pour un temps transitoire, sont dépositaires de charges et missions publiques, voilà que nous créons une aristocratie jouissant de pensions alimentaires sans labeur ni mandat. Parce qu’elle est une monarchie présidentielle, la Cinquième République reproduit à bas bruit des formes monarchiques du pouvoir, dont les avantages matériels à vie des chefs du pouvoir exécutif sont les plus choquants pour nos concitoyens.
L’exemple le plus excessif de cette dérive monarchique est le cas de M. Valéry Giscard d’Estaing : depuis sa défaite aux élections présidentielles de 1981 jusqu’en 2017, un peu plus de 1,3 million d’euros ont été alloués chaque année à la sécurité de son château d’Authon. Quinze gendarmes à temps plein gardaient ce manoir aristocratique perdu au fin fond de la Charente‑Maritime ; une activité certainement apaisante pour ces fonctionnaires mais dont on peine à discerner la rationalité budgétaire.
Si, pour des raisons de sécurité et de souveraineté nationales, il est capital que nos anciens Présidents et Premiers ministres bénéficient d’une sécurité renforcée, nous devons trouver le point d’équilibre pour éviter que ce besoin collectif ne devienne la justification d’un privilège de gardiennage de domaine privé. Or, l’état du droit est déjà satisfaisant sur ce point. La protection des anciens présidents de la République et premiers ministres relève du service de la protection (SDLP) du ministère de l’intérieur (direction générale de la police nationale). Les mesures de protection sont accordées sur décision du ministre de l’intérieur, non pas en vertu d’une norme juridique mais d’une tradition républicaine non écrite qui prévoit la protection, sans limitation de durée, des anciens Présidents de la République, anciens Premiers ministres et anciens ministres de l’intérieur. Il convient donc d’alerter le ministre de l’intérieur qu’il doit faire preuve de discernement et de sérieux quant à l’évaluation des conditions dans lesquelles ces moyens de protection sont mobilisés.
Car l’apparition de privilèges à vie érode la confiance des citoyens en nos institutions démocratiques et républicaines, d’autant plus que le cas du château de M. Giscard d’Estaing n’est pas un scandale isolé. Comment nos concitoyens pourraient‑ils comprendre que M. Nicolas Sarkozy, définitivement condamné et encore mis en examen dans de multiples affaires d’État, puisse continuer de bénéficier d’avantages payés avec l’argent de leurs impôts ? Comment pourraient‑ils comprendre que d’anciens Premiers ministres tels que M. Édouard Balladur ou Mme Édith Cresson puissent bénéficier de privilèges plus de 30 ans après la fin de leur mandat ? Comment pourraient‑ils comprendre que M. Bernard Cazeneuve, resté seulement cinq mois et neuf jours à Matignon, détienne le record des dépenses parmi les anciens Premiers ministres en 2023 avec une facture établie à 201 387 euros ? Comment pourraient‑ils comprendre que M. Michel Barnier, resté moins de trois mois en poste, jouisse jusqu’à sa mort d’une voiture avec chauffeur ?
Une telle gabegie d’argent public au profit d’une poignée de dirigeants est incompréhensible et obscène. Elle interroge d’autant plus et écœure nos concitoyens à l’heure où se succèdent les Premiers ministres illégitimes. Hier M. Barnier, aujourd’hui M. Bayrou. Quelle crédibilité reste‑t‑il au personnel politique qui prétend que « les Français doivent se serrer la ceinture » lorsqu’ils refusent de supprimer 2,74 millions d’euros alloués au train de vie de leurs amis ? Le besoin de salubrité budgétaire est tel que M. Michel Barnier avait proposé un nouveau plan de réduction pour ces dépenses d’un autre temps. M. Charles de Courson, Rapporteur général du budget de l’Assemblée nationale, abonde en ce sens en appelant à effectuer un tri dans les avantages des anciens Présidents et Premiers ministres. Le Sénat a eu le courage d’aller plus loin ; de respecter jusqu’au bout la logique républicaine. Le 15 janvier 2025, les sénateurs ont adopté un amendement de suppression des crédits de l’action 10 du programme 129 finançant les moyens mis à disposition des anciens chefs du pouvoir exécutif. C’est la preuve que, par‑delà les clivages, l’opinion publique comme la classe politique sont prêtes à passer de la réduction des privilèges à leur complète abolition.
Le poids budgétaire de ces avantages pourrait sembler limité. Mais leur abolition revêt une valeur symbolique importante pour nos concitoyens, dégoûtés que de l’argent public soit dépensé pour le confort de gens appartenant aux catégories les plus riches de notre société. L’abolition des privilèges indus est aussi un tournant marquant de notre Histoire. Nous touchons là au cœur des principes de la République, aux racines des Lumières révolutionnaires. Dans son discours de la nuit du 4 août 1789 pour l’abolition des privilèges – dont les siens –, le duc d’Aiguillon résume ainsi le projet révolutionnaire : « réunis pour le bonheur public, et dégagés de tout intérêt personnel, […] notre voeu est d’établir le plus promptement possible cette égalité de droits qui doit exister entre tous les hommes, et qui peut seule assurer leur liberté ([2]). » C’est dire que la probité des dirigeants ne peut venir de leur seul bon vouloir, mais doit émerger de lois générales garantissant l’égalité des droits et tendues vers le bien public. C’est donc tout l’exercice des droits naturels et le jeu des institutions politiques modernes qui sont contenus dans la recherche d’une égalité civique entre tous les citoyens.
Par cette proposition de loi, nous apporterons une pierre à l’édification d’une République où le mandat politique est remis à sa juste place de service rendu au peuple français ; où les dépenses somptuaires inhérentes à la fonction de représentation n’entraînent aucun enrichissement de la personne qui l’occupe ; où, enfin, l’égalité des droits est rendue tangible par le caractère éphémère des avantages accordés aux citoyens élus.
L’article unique abroge les dispositions accordant des privilèges automatiques aux anciens présidents de la République et premiers ministres et interdit d’en créer de nouveaux. Son champ d’application ne concerne pas les fonctionnaires du ministère de l’intérieur assurant une mission de protection sur décision du ministre de l’intérieur.
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proposition de loi
Article unique
I. – L’article 19 de la loi no 55‑366 du 3 avril 1955 relative au développement des crédits affectés aux dépenses du ministère des finances et des affaires économiques pour l’exercice 1955 est abrogé.
II. – Les qualités d’ancien Président de la République et d’ancien Premier ministre ne donnent droit à aucune dotation, prise en charge de dépenses, ni soutien matériel ou humain, exception faite des missions de protection.
([1]) Nisard D. (dir.), Œuvres de Tite-Live (Histoire romaine) avec la traduction en français, Paris, Firmin Didot frères, 1864, t. 1, p. 110-169, Livre III 26 à 29.
([2]) « Motion du duc d’Aiguillon suite au projet d’arrêté relatif à la sûreté du royaume lors de la séance du 4 août 1789 ». Dans : Archives Parlementaires de 1787 à 1860 - Première série (1787-1799), Tome VIII - du 5 mai 1789 au 15 septembre 1789, Paris, Librairie Administrative P. Dupont, 1875, p. 344.