– 1 –

N° 1203

_____

ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 1er avril 2025.

PROPOSITION DE LOI

relative à la nationalisation des sociétés concessionnaires d’autoroutes,

(Renvoyée à la commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire, à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)

présentée par

M. Christophe BEX, Mme Mathilde PANOT, Mme Nadège ABOMANGOLI, M. Laurent ALEXANDRE, M. Gabriel AMARD, Mme Ségolène AMIOT, Mme Farida AMRANI, M. Rodrigo ARENAS, M. Raphaël ARNAULT, Mme Anaïs BELOUASSA-CHERIFI, M. Ugo BERNALICIS, M. Carlos Martens BILONGO, M. Manuel BOMPARD, M. Idir BOUMERTIT, M. Louis BOYARD, M. Pierre-Yves CADALEN, M. Aymeric CARON, M. Sylvain CARRIÈRE, Mme Gabrielle CATHALA, M. Bérenger CERNON, Mme Sophia CHIKIROU, M. Hadrien CLOUET, M. Éric COQUEREL, M. Jean-François COULOMME, M. Sébastien DELOGU, M. Aly DIOUARA, Mme Alma DUFOUR, Mme Karen ERODI, Mme Mathilde FELD, M. Emmanuel FERNANDES, Mme Sylvie FERRER, M. Perceval GAILLARD, Mme Clémence GUETTÉ, M. David GUIRAUD, Mme Zahia HAMDANE, Mme Mathilde HIGNET, M. Andy KERBRAT, M. Bastien LACHAUD, M. Abdelkader LAHMAR, M. Maxime LAISNEY, M. Arnaud LE GALL, M. Antoine LÉAUMENT, Mme Élise LEBOUCHER, M. Aurélien LE COQ, M. Jérôme LEGAVRE, Mme Sarah LEGRAIN, Mme Claire LEJEUNE, Mme Murielle LEPVRAUD, Mme Élisa MARTIN, M. Damien MAUDET, Mme Marianne MAXIMI, Mme Marie MESMEUR, Mme Manon MEUNIER, M. Jean-Philippe NILOR, Mme Sandrine NOSBÉ, Mme Danièle OBONO, Mme Nathalie OZIOL, M. René PILATO, M. François PIQUEMAL, M. Thomas PORTES, M. Loïc PRUD’HOMME, M. Jean-Hugues RATENON, M. Arnaud SAINT-MARTIN, M. Aurélien SAINTOUL, Mme Ersilia SOUDAIS, Mme Anne STAMBACH-TERRENOIR, M. Aurélien TACHÉ, Mme Andrée TAURINYA, M. Matthias TAVEL, Mme Aurélie TROUVÉ, M. Paul VANNIER, Mme Clémentine AUTAIN, M. Pierrick COURBON, M. Hendrik DAVI, M. Richard RAMOS, Mme Danielle SIMONNET, M. Paul MOLAC, M. Sébastien PEYTAVIE, M. Benoît BITEAU, M. François RUFFIN, Mme Dominique VOYNET, Mme Béatrice BELLAY, Mme Sandrine ROUSSEAU, M. Pouria AMIRSHAHI,

députés et députées.

 


– 1 –

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

En cette période extrêmement difficile pour le pouvoir d’achat des Françaises et des Français, l’État se doit de trouver des solutions financières crédibles et ambitieuses, permettant de retrouver des gages de confiance en allégeant le poids de la fiscalité pesant sur nos concitoyen·nes.

Alors que l’exaspération des citoyens face à la vie chère et aux inégalités croissantes est à son comble, la privatisation des autoroutes a renforcé les inégalités en imposant aux usagers des tarifs de péage toujours plus élevés. Depuis leur privatisation, de nombreux rapports, enquêtes et avis institutionnels sont venus apporter leur pierre à l’édifice, et confortent notre proposition de ne pas reconduire la cession de la gestion des autoroutes à des entreprises privées.

Les sociétés concessionnaires ont engrangé une rente indue sans véritable risque financier, et le droit public interdit toute indemnisation excessive. Dans ces conditions, l’État peut et doit reprendre le contrôle des autoroutes, pour corriger une injustice économique et ainsi garantir l’intérêt général. Pourquoi donc la puissance publique continuerait‑elle à laisser ces monopoles de fait et les rentes financières associées aux mains de grands groupes privés plutôt que de faire revenir ces actifs stratégiques au sein du giron public ?

La renationalisation des autoroutes est une mesure juste, nécessaire et réaliste pour restituer aux citoyens un bien public cédé dans des conditions contestables. Elle permettrait de baisser le montant des péages, de renforcer l’entretien du réseau et de financer des alternatives de transport durables.

Le groupe parlementaire de La France Insoumise avait déposé une proposition de loi allant dans ce sens lors de la XVe législature, porté par Mme Bénédicte Taurine ([1]), dont nous souhaitons saluer le travail de recherches et d’auditions. Les propositions formulées dans le texte qui vous est présenté reprennent ses conclusions, et les complètent en demandant l’interdiction du renouvellement des concessions autoroutières existantes.

I. Tout d’abord, il faut se rappeler que la décision de privatiser les concessions d’autoroutes s’est faite dans de mauvaises conditions.

La privatisation des sociétés concessionnaires d’autoroutes (SCA) en 2006, initiée par M. Dominique de Villepin et annoncée lors de son discours de politique générale devant l’Assemblée nationale le 8 juin 2005, demeure un sujet hautement controversé. En effet, dès son origine, cette privatisation portait en elle les germes de critiques et de doutes quant à sa pertinence politique et économique. Pour rappel, les décisions de cession, annoncées par M. Thierry Breton, ministre de l’économie, et M. Dominique Perben, ministre des transports, le 18 juillet 2005, concernaient trois grands acteurs : la Société des autoroutes du Nord et de l’Est de la France (SANEF/SAPN), Autoroutes du Sud de la France (ASF/ESCOTA) et Autoroutes Paris‑Rhin‑Rhône (APRR/AREA).

Même si la procédure de cession était légale et qu’il n’y avait pas d’obligation d’autorisation législative, celle‑ci a fait l’objet d’une validation par un avis de l’assemblée générale du Conseil d’État ainsi qu’une évaluation par la Commission des participations et des transferts. Le processus a néanmoins été entaché de plusieurs zones grises et d’incompréhensions liées à la détermination des montants de la cession. Par exemple, l’évaluation du Conseil d’État s’est révélée profondément insuffisante. Selon la Cour des comptes, l’État n’a fait appel qu’à une seule banque de conseil pour l’ensemble des opérations d’ouverture du capital des SCA, une décision qui a jeté le discrédit sur la procédure. Cette erreur aurait conduit à une sous‑évaluation manifeste de la valeur des infrastructures autoroutières, estimée à au moins 10 milliards d’euros ([2]).

Un autre point d’interrogation porte sur la non‑révision des contrats de concessions avant la privatisation des sociétés concessionnaires, malgré les modifications apportées au cadre juridique, fiscal et comptable au début des années 2000 pour se conformer aux exigences européennes. Ces adaptations, bien qu’importantes, n’ont pas permis de réexaminer en profondeur l’équilibre contractuel entre l’État, en tant que concédant, et les concessionnaires. Le rapport Delahaye ([3]) souligne d’ailleurs que cet équilibre, pourtant crucial, est resté inchangé avant l’ouverture minoritaire du capital des SEMCA, puis avant la privatisation totale en 2006. Ceci aurait abouti à un transfert de monopoles d’État vers des monopoles privés, sans garantir un avantage économique ou social pour les usagers ni une amélioration de la gestion des infrastructures.

Si de nombreuses contrevérités toujours présentes dans le débat public doivent être démenties, il demeure probable que l’État aurait pu mieux valoriser ce patrimoine de la Nation que constituaient les sociétés d’autoroutes.

Lors de cette opération, l’État a perçu 14,8 milliards d’euros pour la privatisation de la totalité des SCA historiques. Si l’on y ajoute le 1,7 milliard d’euros issus de l’ouverture minoritaire du capital d’Autoroutes du sud de la France (ASF) en 2002, les recettes totales s’élèvent à 16,5 milliards d’euros ([4]).

Pourtant, et comme souligné plus tôt, une analyse plus approfondie montre que ce montant est très éloigné de la valeur réelle de ces infrastructures. Un écart significatif que la Cour des comptes n’a pas manqué de souligner, ce « cadeau » aux opérateurs privés résultant notamment de la mauvaise évaluation des concessions restantes. En effet, les années résiduelles des concessions, jugées « trop lointaines pour que le marché sache bien les valoriser », ont été sous‑appréciées, entraînant une sous‑évaluation systématique de leur valeur économique.

Enfin, la privatisation des concessions autoroutières en France a non seulement amputé l’État de revenus importants, mais elle a aussi révélé, avec le temps, que ces infrastructures étaient bien plus rentables qu’initialement estimées.

Aujourd’hui, les sociétés concessionnaires d’autoroutes (SCA) se portent remarquablement bien. Leur chiffre d’affaires annuel dépasse les 8 milliards d’euros, avec une progression impressionnante de 42,3 % entre 2009 et 2016, d’après le Commissariat général au développement durable (CGDD) ([5]). Et, en dépit de leur privatisation, les SCA contribuent encore financièrement à l’État à travers la fiscalité. Entre 2006 et 2018, leur activité aurait généré environ 50 milliards d’euros de recettes fiscales pour l’État, réparties entre la fiscalité spécifique (taxe d’aménagement du territoire, redevance domaniale) et la fiscalité générale (impôts sur les sociétés, TVA). Cependant, ces contributions restent largement en deçà des revenus directs que l’État aurait perçus en conservant ces concessions.

Effectivement, les concessions autoroutières représentaient une source de revenus régulière et significative pour l’État avant leur privatisation. On estime qu’entre 2019 et 2032, elles auraient pu rapporter environ 37 milliards d’euros de dividendes à l’État si elles étaient restées publiques ([6]). Et en cédant ce patrimoine stratégique, l’État a également privé l’Agence de financement des infrastructures de transport de France (AFITF) de 1 à 2 milliards d’euros de recettes annuelles sans compensation équivalente ([7]). Cette perte de financement complique grandement la capacité de l’AFITF à remplir ses missions, notamment le soutien à de nouveaux projets territoriaux, ce qui pénalise directement les investissements dans les infrastructures futures.

II. Ces failles originelles ont pris de l’ampleur jusqu’à produire des conséquences absolument insupportables pour les usagers.

En effet, les tarifs des péages, plus rentables qu’anticipés, sont devenus insupportables pour de nombreux Français. Ainsi, dans un sondage Ifop ([8]), pas moins de 65 % des personnes interrogées n’empruntent plus ou moins souvent les autoroutes tant le coût des péages est devenu rédhibitoire.

La renationalisation des autoroutes est aussi une revendication centrale portée par le mouvement des Gilets Jaunes, qui a émergé en réponse à l’augmentation des taxes et à la vie chère. Dans leur plateforme du 29 novembre 2018, les Gilets jaunes exprimaient une aspiration forte à une meilleure répartition des richesses et à une baisse des taxes pesant sur les citoyens. Les initiatives symboliques de « péages gratuits », organisées dans ce cadre, témoignent d’un rejet massif du système actuel, perçu comme profondément injuste. Cette proposition est également inscrite dans le programme de la France insoumise, l’Avenir en Commun, qui fait de la renationalisation des autoroutes un enjeu majeur pour restaurer l’intérêt général et garantir une gestion publique des infrastructures stratégiques du pays. Dans un contexte où la fronde contre la vie chère et les taxes est légitime, la renationalisation des autoroutes apparaît comme une solution crédible et nécessaire pour soulager les usagers et réaffirmer la primauté du service public sur les logiques de marché.

En effet, la privatisation des autoroutes en France a entraîné une hausse considérable des tarifs des péages, nettement supérieure à l’inflation, et une rentabilité exceptionnelle pour les sociétés concessionnaires. Ces évolutions, souvent au détriment des usagers, illustrent les dérives d’un modèle devenu une « rente », selon l’Autorité de la concurrence. Dès 2013, la Cour des comptes notait que les contrats de concession autorisent des hausses annuelles de tarifs basées sur l’inflation ou les travaux entrepris, ce qui a conduit à une augmentation des péages difficilement supportable pour les usagers. En 2014, l’Autorité de la concurrence allait plus loin en qualifiant la rentabilité des concessions de « largement déconnectée des coûts », renforçant l’idée d’une situation de rente pour les sociétés gestionnaires ([9]).

D’autres chiffres confirment cette analyse. Rien qu’en 2017, selon les chiffres de l’ARAFER, (aujourd’hui Autorité des transports), les sociétés concessionnaires d’autoroutes ont réalisé un excédent brut d’exploitation de 7,3 milliards d’euros pour un chiffre d’affaires de 10 milliards d’euros, soit une marge brute de 73 %. Dans le même temps, les tarifs des péages avaient augmenté de 20 % en dix ans, bien au‑delà de l’inflation. En parallèle, les concessionnaires historiques ont récupéré près de trois fois le prix d’achat initial des infrastructures. Et cette accumulation de profits devrait se poursuivre : la commission d’enquête du Sénat sur les concessions d’autoroutes a estimé, dans son rapport de 2021, que les niveaux de rentabilité resteront extrêmement élevés ([10]). À titre d’exemple, Vinci devrait percevoir des dividendes cumulés de l’ordre de 20,7 milliards d’euros sur la période 2020‑2036.

La privatisation des autoroutes s’est ainsi traduite par une double injustice. D’un côté, les usagers supportent des hausses de tarifs injustifiées, tandis que de l’autre, les concessionnaires bénéficient d’un modèle économique qui leur garantit des revenus massifs, bien au‑delà des attentes initiales. Cette situation soulève des questions fondamentales sur la pertinence et l’équité des choix opérés en matière de gestion des infrastructures publiques.

De plus, les failles des différentes clauses des contrats ont entraîné leur nonrespect par les compagnies d’autoroute. Déjà en 2014, l’Autorité de la concurrence soulignait un déséquilibre manifeste dans les contrats au bénéfice des sociétés concessionnaires. Elle qualifiait leur rentabilité nette d’ « exceptionnelle », considérant qu’elle « n’apparaît justifiée ni par leurs coûts ni par les risques auxquels elles sont exposées » ([11]). Ce constat aurait pu justifier une révision des contrats au nom de l’intérêt général ou la mise en œuvre d’une nouvelle politique autoroutière plus équitable, mais ces recommandations sont restées sans suite.

Par ailleurs, des travaux prévus dans les contrats et déjà financés par des hausses des tarifs des péages ne sont parfois pas réalisés par les concessionnaires ([12]). Un exemple frappant concerne l’échangeur de l’agglomération de Pau, via l’A64. Le Conseil d’État avait pourtant statué que sa réalisation relevait de la responsabilité d’ASF (Autoroutes du Sud de la France), sans participation des collectivités ni nouvelle hausse des péages.

Pourtant, des solutions existent pour forcer les sociétés concessionnaires d’autoroutes à mettre en œuvre ces travaux. Ainsi, selon l’article 39 des contrats de concession, le ministère des Transports dispose des moyens légaux pour mettre les concessionnaires en demeure d’exécuter les travaux prévus dans les délais impartis, sous peine de sanctions financières. Cependant, dans plusieurs cas, ces mesures n’ont pas été appliquées. Ce laxisme de la part des autorités publiques illustre une carence dans la régulation des concessionnaires, contribuant à pérenniser des pratiques contraires à l’intérêt des usagers.

Enfin, la privatisation des sociétés concessionnaires d’autoroutes a eu pour conséquence la création d’un système intégré favorisant les profits des concessionnaires, notamment à travers les travaux de réaffectation des routes. Ainsi, en 2014, l’Autorité de la concurrence révélait que la majorité des travaux réalisés sur les réseaux autoroutiers étaient confiés par les concessionnaires à leurs propres filiales. Ce schéma assure à ces sociétés un contrôle total sur la chaîne de valeur, de la commande des travaux à leur exécution, garantissant ainsi des marges maximales.

Ce modèle a toutefois des conséquences sur les coûts. En  2017, l’Autorité de régulation des transports relevait des surcoûts de 10 % à 30 % pour 30 des 57 opérations examinées dans le cadre du plan d’investissement autoroutier ([13]). Ces dépassements budgétaires sont directement imputés aux usagers à travers des hausses de tarifs de péages. Les propriétaires des sociétés concessionnaires, souvent des géants du BTP (Bâtiment et travaux publics), profitent donc pleinement de cette organisation, qui leur permet de générer des profits non seulement par la gestion des autoroutes, mais aussi par la réalisation des travaux qu’ils s’attribuent eux‑mêmes en toute légalité.

Ce modèle, qui combine gestion d’infrastructures publiques et monopole des travaux, soulève des questions sur la régulation de ces activités et leur alignement avec l’intérêt général. Ainsi, la privatisation des autoroutes, loin d’avoir introduit une gestion plus efficace ou plus équitable, semble avoir renforcé un système économique centré sur les profits des concessionnaires. Ces derniers, en concentrant à la fois les fonctions de gestion et d’exécution des travaux, bénéficient d’un avantage structurel considérable, souvent au détriment des usagers et des contribuables.

III. Il est désormais urgent de mettre fin aux concessions d’autoroutes dès que possible.

La privatisation ayant permis la prolongation quasi systématique des concessions et autorisant des durées très variables voire abusives, l’impératif de leur renationalisation se pose urgemment. En effet, l’une des faiblesses majeures des contrats de concession historiques réside dans leur durée. Initialement prévues pour 35 ans, ces concessions ont été maintes fois prolongées. Aujourd’hui, les sept contrats historiques atteignent des durées comprises entre 64 et 75 ans. Ces extensions, souvent obtenues par des avenants économiquement avantageux pour les sociétés en commandite par actions (SCA), renforcent leur rentabilité. Par exemple, en 2015, un protocole controversé sur le gel des tarifs signé par Mme Ségolène Royal et M. Emmanuel Macron a encore aggravé la situation de rente des concessionnaires, permettant des prolongations de concessions de deux à cinq ans, sans publicité ni mise en concurrence préalable ([14]). Il a également garanti des engagements fiscaux avantageux pour les concessionnaires et des hausses automatiques des péages chaque 1er février de 2019 à 2023, pour un surcoût de 500 millions d’euros pour les usagers.

Ces décisions ne sont pas nouvelles. Dès 2003, la Cour des comptes avertissait déjà que les longues durées des concessions « rigidifiaient pour très longtemps l’organisation du système autoroutier » et rendaient difficiles les réformes nécessaires ([15]). Ce constat a été confirmé en 2015 par la Cour des comptes et l’Autorité de la concurrence, saisies par la commission des finances de l’Assemblée nationale, qui ont souligné le déséquilibre flagrant entre l’État, en position de faiblesse, et les sociétés concessionnaires. Malgré les manquements répétés des concessionnaires à leurs obligations contractuelles, l’État n’a pas fait preuve d’exigence dans leur encadrement. La Cour des comptes a déploré l’absence de mesures correctives fermes, ce qui a permis aux concessionnaires de maximiser leurs profits tout en laissant les usagers supporter le coût de décisions inéquitables.

Ainsi, il est devenu essentiel que l’État reprenne la main sur les infrastructures de notre pays, là où les plans de relance autoroutiers qui ont condamné l’État à l’impuissance. Effectivement, ces infrastructures qui jouent un rôle fondamental d’aménagement du territoire et d’égalité entre les régions, sont des monopoles de fait. Mais au lieu de garantir une maîtrise publique pleine et entière, l’État les a progressivement livrées à des intérêts privés, à l’image des concessions autoroutières ou des projets de privatisation comme celui d’Aéroports de Paris dans le cadre de la loi PACTE. Cette logique libérale, portée par ceux qui dénonçaient autrefois les monopoles publics, n’a fait que recréer des monopoles privés, dominés par des géants du BTP.

L’État se trouve aujourd’hui dos au mur, alors que les échéances liées à l’expiration des concessions autoroutières approchent. En effet, l’état préoccupant du réseau routier et autoroutier nécessite de définir une véritable stratégie publique à long terme. Contrairement à ce que prévoyaient les contrats de concession, les inventaires du patrimoine autoroutier n’ont jamais été réalisés de manière rigoureuse ([16]). Cela fragilise la préparation de la restitution des biens au terme des contrats et pose un enjeu majeur : garantir le "bon état" des biens de retour, ces infrastructures que les sociétés concessionnaires doivent remettre à l’État. Cette réalité met en lumière une nouvelle fois les carences d’anticipation dans la gestion actuelle des concessions.

Pour finir, la fin des concessions autoroutières est une impérieuse nécessité car ni les sociétés concessionnaires ni les gouvernements successifs n’ont agi concrètement pour mettre un terme à un système devenu un véritable racket. Malgré les engagements initiaux, chaque plan autoroutier adopté par l’exécutif a systématiquement prolongé la durée des concessions, souvent au prétexte de financer des travaux ou de geler temporairement les tarifs. Ces extensions ne font qu’accentuer la dépendance de l’État vis‑à‑vis des concessionnaires, au détriment des usagers et de l’intérêt général. D’ailleurs, les concessionnaires ne manifestent aucune volonté d’instaurer des mesures sociales, comme une tarification adaptée aux revenus des plus fragiles ou des avantages pour les trajets domicile‑travail.

Attendre la fin des contrats de concessions, certains arrivant à échéance au cours de la décennie 2030, ne nous semble pas être la solution à privilégier. La prolongation répétée des contrats montre que l’État a systématiquement reculé face aux exigences des concessionnaires. Il paraît donc impératif d’envisager une renationalisation immédiate pour garantir une maîtrise publique des infrastructures de transport, outil stratégique pour l’aménagement du territoire et l’égalité entre les régions. Laisser perdurer le statu quo reviendrait à sacrifier l’intérêt général au profit de quelques groupes privés.

IV. Pour conclure, même si cette proposition de loi se restreint à la seule renationalisation des sociétés concessionnaires d’autoroutes, un nouveau modèle doit pouvoir en émerger

Certes, si la renationalisation ne se fera pas sans difficulté, elle demeure juridiquement et économiquement réalisable. Le pouvoir de nationaliser est inscrit dans l’article 34 de la Constitution, qui stipule que « la loi fixe les règles concernant les nationalisations d’entreprises » ([17]). Historiquement, les grandes nationalisations de 1982 sous François Mitterrand avaient déjà démontré la capacité du Parlement à agir dans ce sens. D’ailleurs, l’article 38 des contrats de concession prévoit explicitement la possibilité pour l’État de procéder au rachat anticipé, cette option pouvant être activée au 1er janvier de chaque année, avec un préavis d’un an. Aujourd’hui, toute compensation pourrait faire l’objet d’une négociation pour rester proportionnée au préjudice réel, sans surévaluation. Par exemple, le coût éventuel d’une renationalisation pourrait être financé sur le long terme grâce aux revenus des péages, et non par l’impôt. En 2019, les autoroutes ont généré 3,1 milliards d’euros de dividendes ([18]), ce qui montre que des marges de manœuvre existent pour financer l’opération. L’Espagne s’est d’ailleurs engagée dans cette voie en annonçant la renationalisation de 500 kilomètres de tronçons autoroutiers, qui vont ainsi retourner sous maîtrise publique.

Cependant, l’objectif d’une renationalisation des autoroutes à coût nul, ou minimal, doit être posé. En effet, une concession est censée impliquer un transfert de risque financier du concédant (l’État) vers le concessionnaire (les groupes privés). C’est ce que précise l’article 5 de l’ordonnance du 29 janvier 2016, qui impose une « réelle exposition aux aléas du marché » pour justifier l’existence même d’une concession. Or, les rapports officiels montrent que l’exploitation autoroutière est une activité à la rentabilité garantie, quasi exempte de tout risque. L’Autorité de la concurrence soulignait déjà en 2014 que ces concessions offrent des recettes à long terme croissantes et peu exposées aux fluctuations économiques ([19]). Ainsi, les sociétés concessionnaires ont bénéficié d’un modèle économique privilégié, comme nous l’avons montré précédemment. Un tel niveau de rentabilité, dans un secteur sans réelle concurrence, montre que les concessionnaires ont déjà largement amorti leur investissement initial et engrangé des profits colossaux.

L’État pourrait également remettre en cause la validité des contrats de concession au regard de leur déséquilibre structurel. Le Conseil d’État considère en effet qu’un contrat administratif peut être écarté s’il est entaché « d’un vice d’une particulière gravité relatif aux conditions dans lesquelles les parties ont donné leur consentement ». Les différents rapports de l’Assemblée nationale soulignent quant à eux que les entreprises privées ont bénéficié d’un effet d’aubaine en reprenant des concessions aux conditions de gestion publique, verrouillant ainsi tout espoir de régulation. Et comme la privatisation des sociétés autoroutières en 2006 s’est faite en l’absence d’une expertise indépendante et d’un manque d’ajustement des contrats avant leur cession, il est possible de considérer que les concessions ont été cédées dans des conditions si déséquilibrées qu’elles pourraient être juridiquement remises en cause.

D’ailleurs, même en admettant que les contrats de concession soient valides, toute indemnisation éventuelle devrait respecter le principe constitutionnel interdisant aux personnes publiques de consentir des libéralités. Le Conseil d’État a réaffirmé ce principe, notamment dans son avis de 2018 sur la résiliation du contrat de l’aéroport de Notre‑Dame‑des‑Landes avec Vinci[20], en rappelant que l’indemnisation d’une rupture anticipée d’un contrat administratif ne peut être manifestement disproportionnée par rapport au préjudice réel subi par le cocontractant. Dans le cas des concessions autoroutières, les profits engrangés depuis 2006 dépassent largement l’investissement initial des sociétés privées. Ainsi, non seulement elles n’ont pas subi de préjudice en cas de fin anticipée de leurs contrats, mais elles ont déjà largement récupéré les sommes engagées. Exiger une indemnisation au nom d’un « manque à gagner » serait alors constitutif d’une libéralité prohibée par le droit public.

Pour finir, cette nationalisation des autoroutes est une mesure de justice sociale, d’efficacité économique et de souveraineté nationale. Elle permettrait de remettre ces infrastructures stratégiques au service de l’intérêt général, en répondant à des enjeux économiques, sociaux et environnementaux majeurs. Par la renationalisation, l’État pourra réduire le coût des autoroutes pour les usagers et garantir que l’intégralité des recettes des péages soit réinvestie dans l’entretien et la sécurité du réseau routier et autoroutier. Ces fonds pourraient être affectés directement à l’AFITF (Agence de financement des infrastructures de transport de France), un acteur clé dans le développement des mobilités durables et la modernisation des infrastructures publiques. Cela mettra fin au détournement d’une rente publique au profit d’intérêts privés.

La renationalisation des autoroutes permettrait également d’orienter les recettes des péages vers des projets ambitieux en matière de transition écologique ([21]). Conformément au principe posé par le Grenelle de l’environnement, il est essentiel de favoriser le report modal des marchandises et des voyageurs de la route vers le rail. L’exploitation publique des autoroutes pourra ainsi contribuer au financement des mobilités durables et au développement du transport ferroviaire, une solution indispensable pour réduire les émissions de gaz à effet de serre.

Ainsi, l’objectif de cette proposition de loi est la nationalisation de ces sociétés concessionnaires d’autoroutes. C’est une mesure réaliste, juste et nécessaire, permettant à l’État de baisser les coûts liés aux péages, et réinvestir leurs recettes dans l’entretien du réseau et la sécurité routière. Le retour dans le giron de l’État de son patrimoine national garantira sa valorisation et sa protection, et permettra de financer la transition écologique en développant des solutions de transport durables à destination de tous les citoyens.

L’article 1er prévoit ainsi la nationalisation des sociétés concessionnaires d’autoroutes.

L’article 2 prévoit que l’article 1er entre en vigueur à l’expiration d’un délai d’une année à compter de la promulgation de la loi.

L’article 3 prévoit l’interdiction de toute prolongation et de toute nouvelle création de concessions autoroutières.

Enfin, l’article 4 correspond au gage financier.

 


– 1 –

proposition de loi

Article 1er

Les sociétés suivantes sont nationalisées :

1° Autoroutes des deux lacs (ADELAC) ;

2° Autoroute de Liaison Barentin Écalles‑Alix (ALBEA) ;

3° Autoroute de liaison Calvados‑Orne (ALICORNE) ;

4° Autoroute de Gascogne (A’LIÉNOR) ;

5° Autoroute de liaison Seine‑Sarthe (ALIS) ;

6° Autoroutes Paris‑Rhin‑Rhône (APPR) ;

7° Autoroutes Rhône‑Alpes (AREA) ;

8° Autoroute Artenay‑Courtenay (ARCOUR) ;

9° Autoroutes du sud de la France (ASF) ;

10° ATLANDES ;

11° Compagnie Eiffage du viaduc de Millau (CEVM) ;

12° Compagnie industrielle et financière des autoroutes (COFIROUTE) ;

13° Société des autoroutes Estérel Côte d’Azur Provence Alpes (ESCOTA) ;

14° Société des autoroutes du Nord‑Est de la France (SANEF) ;

15° Société des autoroutes Paris‑Normandie (SAPN) ;

16° Société marseillaise du tunnel Prado‑Carénage (SMTPC).

Article 2

L’article 1er entre en vigueur à l’expiration d’un délai d’un an à compter de la promulgation de la présente loi.

Article 3

Toute nouvelle création ou prolongation des contrats pour la concession de la construction, de l’entretien et de l’exploitation d’autoroutes dont l’expiration est prévue à une date antérieure au 1er janvier 2037, dans l’état des contrats au 1er janvier 2025, est interdite.

Article 4

La charge pour l’État est compensée, à due concurrence, par :

1° La diminution de l’exonération sur la contribution climat énergie pour le gazole routier des poids lourds et la diminution du dégrèvement supplémentaire de la taxe intérieure sur la consommation des produits pétroliers ;

2° La création d’une taxe additionnelle à l’accise sur les tabacs prévue au chapitre IV du titre Ier du livre III du code des impositions sur les biens et services ;

3° La majoration de l’impôt sur les sociétés. 

 

 


([1])  Proposition de loi relative à la nationalisation des sociétés concessionnaires d'autoroutes, n° 4742, déposée le mardi 30 novembre 2021.

([2])  Cour des comptes, Rapport public annuel pour 2009, 4 février 2009.

([3])  Rapport n° 709 (2019-2020) de M. Vincent Delahaye , fait au nom de la CE Concessions autoroutières, déposé le 16 septembre 2020 https://www.senat.fr/rap/r19-709-1/r19-709-1.html

([4])  Rapport n° 709 (2019-2020) de M. Vincent Delahaye , fait au nom de la CE Concessions autoroutières, déposé le 16 septembre 2020 https://www.senat.fr/rap/r19-709-1/r19-709-1.html

([5])  Rapport n° 336 (2018-2019) de M. Guillaume Gontard, fait au nom de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, déposé le 20 février 2019.

([6])  Rapport n° 336 (2018-2019) de M. Guillaume GONTARD , fait au nom de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, déposé le 20 février 2019

([7])  idem

([8])  Sondage 20/02/2024 Les Français, leur voiture et l’économie de débrouille  https://www.ifop.com/publication/les-francais-leur-voiture-et-leconomie-de-debrouille/

([9])  Avis 14-A-13 du 17 septembre 2014 sur le secteur des autoroutes après la privatisation des sociétés concessionnaires https://www.autoritedelaconcurrence.fr/fr/avis/sur-le-secteur-des-autoroutes-apres-la-privatisation-des-societes-concessionnaires

([10])  Rapport n° 709 (2019-2020) de M. Vincent Delahaye , fait au nom de la CE Concessions autoroutières, déposé le 16 septembre 2020 https://www.senat.fr/rap/r19-709-1/r19-709-1.html

([11])  Avis 14-A-13 du 17 septembre 2014 sur le secteur des autoroutes après la privatisation des sociétés concessionnaires https://www.autoritedelaconcurrence.fr/fr/avis/sur-le-secteur-des-autoroutes-apres-la-privatisation-des-societes-concessionnaires

([12])  Rapport d'information n° 65 (2024-2025) sur la préparation de l'échéance des contrats de concessions autoroutières, déposé le 23 octobre 2024 par M. le Sénateur Hervé Maurey.

([13])  Avis n° 2017-054 du 14 juin 2017 relatif au projet de 13ème avenant à la convention passée entre l’Etat et la Société des Autoroutes du nord et de l’est de la France (SANEF) approuvée par décret du 29 octobre 1990 pour la concession de la construction, de l’entretien et de l’exploitation d’autoroutes et au projet de contrat de plan pour la période 2017-2021 https://www.autorite-transports.fr/wp-content/uploads/2017/06/Avis-2017-054-du-14-juin-2017-PIA-SANEF-VERSION-PUBLIQUE.pdf

([14])  Rapport sur la proposition de loi de Mme Bénédicte Taurine et de plusieurs de ses collègues relative à la nationalisation des sociétés concessionnaires d'autoroutes (4742), n° 4860, déposée le mercredi 5 janvier 2022.

([15])  Rapport public annuel 2003 , La réforme de la politique autoroutière , p. 335.

([16])  Rapport d'information n° 65 (2024-2025) sur la préparation de l'échéance des contrats de concessions autoroutières, déposé le 23 octobre 2024 par M. le Sénateur Hervé Maurey.

([17]) Texte intégral de la Constitution du 4 octobre 1958 en vigueur https://www.conseil-constitutionnel.fr/le-bloc-de-constitutionnalite/texte-integral-de-la-constitution-du-4-octobre-1958-en-vigueur

([18])  Autorité de régulation des transports, Rapport annuel sur la synthèse des comptes des concessions autoroutières, https://www.autorite-transports.fr/wp-content/uploads/2021/12/synthese-des-comptes-des-concessions-autoroutieres-exercice-2020.pdf

([19])  Avis 14-A-13 du 17 septembre 2014 sur le secteur des autoroutes après la privatisation des sociétés concessionnaires https://www.autoritedelaconcurrence.fr/fr/avis/sur-le-secteur-des-autoroutes-apres-la-privatisation-des-societes-concessionnaires

([20])  Avis relatif à diverses questions de droit des concessions dans le contexte résultant de l’annonce, le 17 janvier 2018, par le Premier ministre de la décision du Gouvernement de renoncer au projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes et de procéder à un réaménagement de l’aéroport de Nantes-Atlantique NOR : TRAA1804388X https://www.conseil-etat.fr/avis-consultatifs/derniers-avis-rendus/au-gouvernement/aeroport-de-notre-dame-des-landes-avis-relatif-a-diverses-questions-de-droit-des-concessions

([21])  Proposition de loi relative à la nationalisation des sociétés concessionnaires d'autoroutes et à l'affectation des dividendes à l'Agence de financement des infrastructures de transport de France de Mme Éliane Assassi et plusieurs de ses collègues, déposé au Sénat le 16 janvier 2019