N° 1782

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 12 septembre 2025.

PROPOSITION DE LOI CONSTITUTIONNELLE

Constitutionnaliser la sécurité sociale,

(Renvoyée à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)

présentée par

M. Yannick MONNET, M. Stéphane PEU, M. Édouard BÉNARD, Mme Soumya BOUROUAHA, M. Julien BRUGEROLLES, M. Jean-Victor CASTOR, Mme Elsa FAUCILLON, Mme Émeline K/BIDI, Mme Karine LEBON, M. Jean-Paul LECOQ, M. Frédéric MAILLOT, M. Emmanuel MAUREL, M. Marcellin NADEAU, Mme Mereana REID ARBELOT, M. Davy RIMANE, M. Nicolas SANSU, M. Emmanuel TJIBAOU,

députés et députées.


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EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Il y a quatre‑vingts ans, les ordonnances des 4 et 19 octobre 1945 posaient les premiers jalons de la Sécurité sociale.

Cet anniversaire ne doit pas seulement célébrer la création d’un système de protection sociale unique au monde, solidaire et universel. Il doit aussi célébrer un moment d’exception politique qui, dans la résistance à l’oppression et à l’obscurantisme, au sein d’une société défaite socialement et économiquement, a permis de bâtir un consensus autour de la Nation et de la République.

Ainsi, dès le 15 mars 1944, le programme « Les jours heureux » élaboré par le Conseil national de la résistance (CNR) prévoit « un plan complet de Sécurité sociale visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État ».

L’ordonnance du 4 octobre 1945, promulguée par le gouvernement provisoire dirigé par le Général de Gaulle, traduit cet objectif du CNR. Ambroise Croizat, alors ministre du travail, rappellera devant l’Assemblée provisoire que cette ordonnance « a été le produit d’une année de travail, au cours de laquelle des fonctionnaires, des représentants de tous les groupements et de toutes les organisations intéressées, des membres de l’Assemblée consultative provisoire, dont certains font partie de la présente Assemblée, ont associé leurs efforts pour élaborer un texte que le gouvernement de l’époque a, en définitive, consacré conformément à l’avis exprimé par 194 voix contre 1 à l’Assemblée consultative » ([1]).

Moment politique d’exception, la création de la Sécurité sociale l’est aussi parce que, dans son geste, elle vise l’avènement d’un « ordre social nouveau » selon la formule de Pierre Laroque : « Les principes mêmes du plan de Sécurité sociale que nous voulons édifier […] veulent que l’organisation de la Sécurité sociale soit confiée aux intéressés eux‑mêmes. C’est précisément parce que le plan de Sécurité sociale ne tend pas uniquement à l’amélioration de la situation matérielle des travailleurs, mais surtout à la création d’un ordre social nouveau dans lequel les travailleurs aient leurs pleines responsabilités. » ([2])

Cette organisation de la Sécurité sociale est la seule susceptible, selon ses créateurs, d’assurer sa viabilité et son efficacité en lui permettant de répondre aux « conditions psychologiques et économiques du pays ». Et aussi inédite qu’elle puisse paraître, Pierre Laroque, indiquait bien que cette organisation s’inscrivait simplement dans « la tradition française dans le domaine de la sécurité sociale (qui) n’est pas une tradition d’étatisme bureaucratique ; c’est une tradition d’entraide volontaire, c’est la tradition d’un effort désintéressé et généreux d’assistance mutuelle, c’est la tradition de la mutualité, c’est la tradition du syndicalisme… ; c’est cette tradition qui a son nom inscrite dans notre devise nationale, c’est la tradition de la fraternité. » ([3])

Du point de vue économique, cette exigence de fraternité, d’universalité et de démocratie, se traduit par un financement par la cotisation sociale assise sur les salaires versés en contrepartie des richesses créées par les travailleurs et selon le principe « De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins ».

Malgré un consensus sur l’urgence commandant de bâtir ce nouveau modèle social, il ne faudra pas attendre longtemps pour qu’il soit remis en cause.

L’âpreté du débat sur le principe même de la Sécurité sociale, qui se tient à l’Assemblée nationale le 10 juillet 1949, annonce l’ensemble des attaques dont la Sécurité sociale fera désormais l’objet, sans discontinuer, donnant ainsi toute sa réalité à la mise en garde d’Ambroise Croizat : « Ne parlez pas d’acquis mais de conquis sociaux, car le patronat ne désarme jamais ».

Dès 1949, les attaques se cristallisent sur la gestion de la Sécurité sociale par les salariés et leurs représentants, des députés souhaitant que l’État puisse piloter et contrôler le budget de la Sécurité sociale.

Un premier coup décisif est porté à ce modèle de démocratie sociale par le Gouvernement de Georges Pompidou en 1967. Les ordonnances « Jeanneney » introduisent notamment une gestion paritaire des caisses et, dans la foulée, altèrent le modèle économique d’origine en introduisant, pour la première fois, un financement par la taxe, celle sur les primes d’assurance automobile affectée à la Caisse nationale d’assurance maladie (Cnam).

En 1991, la création de la contribution sociale généralisée (CSG) entérine la remise en cause du financement par la cotisation en introduisant une logique de fiscalisation synonyme d’une présence plus forte de l’État dans la gestion de la Sécurité sociale.

Cinq ans après, en 1996, la création de la Caisse d’amortissement de la dette sociale (Cades), l’institution des lois de financement de la Sécurité sociale et, dans son sillage, la mise en place de l’Objectif national des dépenses d’assurance maladie (Ondam) modifient radicalement tout à la fois les missions et la gestion de la Sécurité sociale. Il s’agissait alors de poser les jalons de « la Sécurité sociale du XXI siècle » ([4])… Les députés communistes avaient, à l’époque, récusé ce plan de réformes d’envergure en y dénonçant ce qui, malheureusement, s’est accompli au cours de ces trente dernières années.

En effet, en assignant des objectifs de dépenses contraints pour ensuite les distribuer en fonction des besoins, les risques couverts par la Sécurité sociale, les besoins sociaux et sanitaires, sont devenus des « charges » qu’il s’agit de rendre « soutenables » sans plus de vision d’ensemble et dans la durée, sans plus de perspective de santé publique et dans l’oubli de la nature même, singulière, de la Sécurité sociale. La représentation nationale elle‑même en est réduite à un débat comptable, quand ce débat a lieu.

Car, très logiquement, en pervertissant les principes de solidarité et d’égalité de la Sécurité sociale en vue de la réduire à n’être qu’un budget parmi d’autres dont il faut veiller à l’équilibre des dépenses et des ressources, la gouvernance a progressivement et profondément été remaniée pour installer la prédominance de l’État sur le paritarisme et cantonner la représentation nationale à s’exprimer sur des objectifs de dépenses décidés par le gouvernement. La gouvernance des caisses a également fortement évolué de sorte que les organisations syndicales et patronales ont désormais un très faible pouvoir de décision et un pouvoir de négociation strictement encadré par des arbitrages réalisés en amont par le gouvernement et décidés par lui en aval.

Dans ce contexte, le principe du financement par la cotisation sociale a pu être aisément abîmé.

Les politiques d’allègements des cotisations patronales se sont succédé pendant trente ans, mettant en œuvre pas moins de 82 mesures.

Entre 2014 et 2024, ces exonérations ont presque quadruplé, en passant de 20,9 milliards d’euros à 77,3 milliards d’euros, dont 63,6 milliards d’euros au titre des cotisations de sécurité sociale (82 %) et 13,7 milliards d’euros liés aux cotisations des régimes de retraite complémentaires obligatoires et d’assurance chômage (18 %). Le taux de prélèvement effectif versé par les employeurs pour un salarié au niveau du Smic est passé de 44 % en 1980 à 7 % en 2022 ([5]). Ces exonérations ont non seulement un coût non négligeable pour les finances publiques mais, de surcroît, elles introduisent un mode de financement pernicieux et un manque à gagner concret pour la Sécurité sociale. À cet égard, même la Cour des comptes appelle à « endiguer » cette « fragilisation du financement de la Sécurité sociale » ([6]).

En effet, si la loi du 25 juillet 1994 dispose que la perte financière pour la sécurité sociale induite par les exonérations de cotisations sociales est en principe compensée par l’État, il a toutefois été dérogé à ce principe dès la loi de financement de la sécurité sociale pour 2011 et il s’avère, par ailleurs, que la compensation des exonérations par l’affectation de fractions de taxe sur la valeur ajoutée (TVA) revient bien trop souvent à une compensation seulement partielle de la perte de recettes pour la Sécurité sociale. Au final, selon la Cour des comptes, « L’accumulation de mesures d’allègements généraux de cotisations sociales non compensées ou compensées partiellement alimente les déficits de la sécurité sociale et l’augmentation de la dette sociale. De 2019 à 2024, la perte annuelle estimée est passée de 2,4 milliards d’euros à 5,5 milliards d’euros. En 2024, ces écarts se concentraient sur la branche maladie (2,5 milliards d’euros) et sur la branche vieillesse (2,2 milliards d’euros). Ils représentaient 16 % du déficit de la branche maladie et 42 % de celui de la branche vieillesse et du fonds de solidarité vieillesse. Selon ces calculs, de 2019 à 2024, le cumul de la sous‑compensation a engendré une dette sociale d’environ 18 milliards d’euros. ». ([7])

Enfin, l’offensive contre le Sécurité sociale s’est aussi manifestée par une attaque contre un de ses principaux piliers : le salariat et le salaire socialisé. Le surgissement du travail des plateformes, ainsi que les formes de salariat déguisé sur lesquelles il repose, a eu pour conséquence de priver des centaines de milliers de travailleurs de leur droit à une protection contre le risque de chômage, de vieillesse ou d’invalidité. De plus, d’après le Haut conseil du financement de la protection sociale, ce travail dissimulé a fait perdre à la Sécurité sociale au moins 6 milliards d’euros en 2021 ([8]). Les dispositifs de "partage de la valeur" plébiscités par le Gouvernement représentent une perte de recettes croissante pour la sécurité sociale qui atteignait près d’1,7 milliard en 2021 ([9]).

Les trois dernières années du dernier quinquennat de M. Emmanuel Macron ont marqué un virage supplémentaire : le budget de la Sécurité sociale a été adopté contre les avis majoritairement défavorables (voire unanimement défavorables en 2023) des conseils d’administration des branches de la sécurité sociale et sans débat parlementaire.

Ces dernières années suffisent ainsi à montrer l’urgence de redéfinir les règles de gestion et de contrôle, ainsi que la chaîne des responsabilités qui doivent animer la Sécurité sociale, sauf à consentir à son étatisation complète et définitive, et partant à un changement radical et définitif de notre modèle de protection sociale. Telles sont les ambitions, pour exemple, des velléités de mise en œuvre d’une retraite par capitalisation ou de financiarisation de la dette sociale.

C’est dans ce contexte que les députés communistes et des territoires dits « d’Outre‑Mer » proposent de réaffirmer et de sanctuariser le sens et le principe politiques de la Sécurité sociale pour qu’ils guident utilement l’évolution de notre modèle social.

La Sécurité sociale doit demeurer notre principale institution de solidarité nationale en ce qu’elle repose sur un principe unique de mutualisation des risques et d’une redistribution assurant une égalité de traitement entre tous, selon la doctrine : de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins. Il s’agit d’une exception française qui répond aux principes de notre République indivisible, laïque, démocratique et sociale tel que l’article 1er de la Constitution la définit. Si nos concitoyens demeurent viscéralement attachés à la Sécurité sociale c’est parce qu’ils en mesurent sa modernité, d’ailleurs enviée à travers le monde.

Et, force est de constater que malgré les puissantes offensives contre notre modèle social, ce dernier a su, à chaque crise traversée par notre pays, démontrer son efficacité et sa nécessité en tant qu’amortisseur social. Ce fut notamment le cas pendant la crise économique de 2008‑2009 et, plus récemment, pendant la pandémie du Covid. C’est donc particulièrement en temps de crise que la Sécurité sociale a démontré qu’elle est l’outil de protection sociale le plus abouti.

Or, nul ne saura nier que notre pays traverse une période de grande incertitude sociale, économique et environnementale dans un contexte inédit de tensions et de conflits internationaux.

Dans ce contexte, graver les grands principes de la Sécurité sociale dans le marbre de notre Loi fondamentale constitue plus que jamais une nécessité.

Conformément à l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, la Constitution a vocation à assurer la « garantie des droits ».

Concernant le « droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence » de l’alinéa 11 du Préambule de 1946 ([10]), le Conseil constitutionnel est allé jusqu’à y consacrer des « exigences constitutionnelles » qui « impliquent la mise en œuvre d’une politique de solidarité nationale ». En effet, c’est par ces dispositions, listant les principaux risques susceptibles d’advenir au cours de la vie, que le constituant a institué cette réalité juridique qu’est notre système de sécurité sociale.

Cependant, le Conseil d’État a considéré que ce principe de 1946 « ne s’impose à l’autorité administrative, en l’absence de précision suffisante, que dans les conditions et les limites définies » par la loi ou les conventions internationales incorporées au droit français ([11]). Quant à lui, le Conseil constitutionnel ménage au législateur un très large pouvoir d’appréciation dans la mise en œuvre de cette exigence sauf à la « priver de garanties légales » ([12]). À ce titre, il ne s’est pas opposé à l’institution de mécanismes de retraite par capitalisation, pouvant à terme se substituer à ceux par répartition et donc aux prestations des régimes obligatoires de base et complémentaires, sous prétexte que ces nouveaux mécanismes ne font que s’y ajouter ([13]).

Le principe de 1946, appartenant au bloc de constitutionnalité, n’apparaît donc pas pleinement garanti. Il souffre d’une protection incomplète qui nécessite d’être renforcée.

Dès lors, introduire un nouvel article après l’article 1er de la Constitution pour y inscrire notre modèle de Sécurité sociale lui conférerait une assise constitutionnelle et une protection juridique à la hauteur des attaques dont elle fait l’objet.

Enfin, à l’heure où nous célébrons les quatre‑vingts ans de la Sécurité sociale, en sanctuariser les principes politiques dans notre Constitution relèverait d’un geste historique et rassembleur, en rendant à l’ensemble de nos concitoyens cette institution qui leur appartient et qui, précisément, la définit comme une conquête sociale : « Le plan de Sécurité sociale est une réforme d’une trop grande ampleur, d’une trop grande importance pour la population de notre pays pour que quiconque puisse en réclamer la paternité exclusive… […] Cette Sécurité sociale, née de la terrible épreuve que nous venons de traverser, appartient et doit appartenir à tous les Français et à toutes les Françaises sans considération politique, philosophique ou religieuse. C’est la terrible crise que notre pays subit depuis plusieurs générations qui lui impose ce plan national et cohérent de sécurité » ([14]).

 


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PROPOSITION DE LOI CONSTITUTIONNELLE

Article unique

Après l’article 1er de la Constitution, il est inséré un article 1‑1 ainsi rédigé :

« Art. 1‑1. – La sécurité sociale est une institution fondamentale de la République. Elle assure à chaque membre de la société la protection contre les risques et les aléas de l’existence, et concourt en particulier à la mise en œuvre des principes énoncés au dixième et onzième alinéas du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946.

« La sécurité sociale est fondée sur les principes d’universalité de la solidarité nationale et du service public. Chacun y a droit selon ses besoins et y contribue selon ses moyens. Sa gestion relève des représentants des intéressés et de l’État. Son financement est assuré principalement par les cotisations assises sur les revenus d’activité et de remplacement. »

 

 


([1]) Ambroise Croizat, discours sur l’application de la loi sur la Sécurité sociale devant la seconde Assemblée constituante, 8 août 1946, Bulletin de Liaison du Comité d’Histoire de la Sécurité sociale et de l’Association pour l’étude de la sécurité sociale, n° 14, janv. 1986, pp. 92-113.

([2]) Pierre Laroque, « Le plan français de Sécurité sociale », Revue française du travail, n° 1, avril 1946.

([3]) Laroque Pierre, « Conférence du 23 mars 1945 à l’École nationale d’organisation économique et sociale », Vie sociale n°10 « La protection sociale face à ses défis », 2015, p. 57.

([4]) Déclaration de politique générale de M. Alain Juppé, Premier ministre, sur son plan de réforme de la protection sociale, Assemblée nationale, 15 novembre 1995.

([5]) Chiffres 2022 de la Direction de la Sécurité sociale

([6])  Rapport de la Cour des comptes sur l’application des lois de financement de la Sécurité sociale, 23 mai 2025

([7])  Rapport de la Cour des comptes sur l’application des lois de financement de la Sécurité sociale, 23 mai 2025

([8]) HCFIPS, État des lieux du financement de la protection sociale

([9]) Dares, pertes de recettes induites par le régime social de la participation financière et de l'actionnariat salarié

([10]) La Nation garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l'incapacité de travailler a le droit d'obtenir de la collectivité des moyens convenables d'existence.

([11]) CE, 28 juil. 2004, n° 253927

([12]) Décision n° 2004-494 DC du 29 avril 2004

([13])  Décision n° 97-388 DC du 20 mars 1997

([14]) Ambroise Croizat, discours sur l’application de la loi sur la Sécurité sociale devant la seconde Assemblée constituante, 8 août 1946, Bulletin de Liaison du Comité d’Histoire de la Sécurité sociale et de l’Association pour l’étude de la sécurité sociale, n° 14, janv. 1986, pp. 92-113.