N° 1937
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 14 octobre 2025.
PROPOSITION DE LOI
visant à promouvoir l’emploi et le retour des fonctionnaires d’État ultramarins dans les territoires d’outre-mer,
(Renvoyée à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)
présentée par
Mme Émeline K/BIDI,
députée.
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EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
En 2012, dans son rapport consacré à la place des ultramarins dans la fonction publique d’État, le préfet Jean‑Marc Bédier faisait le constat que « Dans un contexte de chômage élevé et de jeunes chômeurs diplômés en grand nombre, la frustration est souvent grande de voir arriver de l’extérieur des fonctionnaires pour occuper des postes pouvant être pourvus localement. Dans le même temps, ces mêmes jeunes doivent partir loin de leur famille pour une migration de travail vécue pendant longtemps comme un déracinement et donnant lieu encore aujourd’hui à une demande de retour abondante ».
Treize ans plus tard, la problématique demeure inchangée, en dépit d’avancées juridiques louables visant à développer la prise en compte de la situation spécifique des fonctionnaires ultramarins concernant leurs demandes de mutation.
Cette question du retour se pose également dans différentes régions de France hexagonale. Mais il est indéniable que les Outre‑mer sont, à cet égard, dans une situation particulière. Cela tient, d’une part, à leur éloignement par rapport à la France hexagonale, qui se compte parfois en dizaines de milliers de kilomètres, et d’autre part à la sociologie de ces territoires dans lesquels les fonctionnaires d’État ultramarins sont sous‑représentés aux postes d’encadrement par rapport aux hexagonaux.
Aujourd’hui, la prise en compte de la situation spécifique des ultramarins passe principalement par la notion de centre des intérêts matériels et moraux (CIMM), construction jurisprudentielle et administrative reposant sur un ensemble de critères permettant d’établir les liens spécifiques entre un fonctionnaire et un territoire ultramarin. Depuis la loi du 28 février 2017 de programmation relative à l’égalité réelle Outre‑mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique, le centre des intérêts matériels et moraux est reconnu comme conférant une priorité légale en matière de mutation.
Néanmoins, aucun texte de portée obligatoire ne fixe les critères permettant d’établir le CIMM d’un fonctionnaire et ils sont par ailleurs appréciés, d’un ministère à l’autre, selon des modalités différentes. Cette souplesse confine parfois à l’arbitraire. Par ailleurs, selon les chiffres communiqués par le ministère des Outre‑mer, en 2019, seules 28 % des demandes de mutation formulées au titre du CIMM ont été satisfaites. Il est vrai que ce chiffre est deux fois supérieur au taux de succès des demandes formulées hors CIMM (15 %). Mais cela signifie également que 72 % des demandes formulées dans le cadre du CIMM n’ont pas pu aboutir.
L’impossible retour des fonctionnaires ultramarins dans leurs territoires d’origines engendre des situations humaines difficiles, douloureuses et dramatiques
L’éloignement est source de souffrance et de difficultés financières pour les agents éloignés et leurs familles restées « au péï ». Derrière les chiffres se cachent les cas de familles déchirées, d’enfants séparés de leur parent, de frais exorbitant. (Double logements, multiplication des factures et des billets d’avion.)
Ces situations imposées aux fonctionnaires ultramarins confinent à la maltraitance institutionnelle.
Il y a donc urgence à inscrire les CIMM dans la loi et à réviser les critères de priorités.
Les enjeux du retour des fonctionnaires ultramarins qui le souhaitent vers leur territoire d’origine sont sociaux, économiques et politiques.
La question du retour des fonctionnaires ultramarins joue également un rôle majeur dans l’attractivité de la fonction publique pour les populations d’Outre‑mer. Face à l’incertitude du retour et aux conséquences de l’éloignement certains ultramarins préfèrent renoncer à s’engager dans la fonction publique d’État et d’autres choisissent de démissionner.
Mieux prioriser et accompagner les fonctionnaires ultramarins vers un retour dans leurs territoires d’origine contribuerait également à lutter contre la crise des vocations et les difficultés de recrutement dans la fonction publique.
Par ailleurs, l’égalité d’accès au service public pour tous, se trouverait renforcer par la présence de fonctionnaires qui maîtrisent les langues régionales et la culture du territoire.
Il s’agit aussi de favoriser le dynamisme économique des territoires ultramarins. Trop souvent, le marché de l’emploi y est défaillant et peine à offrir des opportunités aux jeunes, si talentueux soient‑ils. Le départ vers la France hexagonale apparaît alors comme la seule solution, vidant certains territoires de leurs forces vives et de leur jeunesse.
En effet, selon les chiffres de l’Institut national d’études démographiques (INED) de 2022 (Mme Marine Haddad, 2022, « Antillais et Réunionnais dans l’emploi public : idéal d’égalité ou maintien de spécificités ? », Sociologie 13 : 279‑295.), le taux d’emploi à des postes d’encadrement est plus élevé pour les hexagonaux que pour les locaux dans les Outre‑Mer. Par exemple, l’étude démontre que sur 100 réunionnais employés au sein de la fonction publique à la Réunion, seuls 11 occupent des postes d’encadrement. Ce taux est de 45 % pour les non réunionnais. Cette même étude démontre également qu’à diplôme égal les natifs de nos territoires ultramarins ont 35 à 45 % de chances en moins d’occuper un poste de cadre.
Ces chiffres démontrent très clairement l’inégal accès aux postes au sein du secteur public et notamment aux postes d’encadrement pour les originaires d’Outre‑Mer par rapport aux français issus de l’Hexagone.
Les conséquences de cette absence de représentativité des populations ultramarines au sein de la fonction publique dans leur territoire, et encore plus aux postes à responsabilités, sont néfastes pour nos populations.
Tout d’abord, cela perpétue l’idée selon laquelle les personnes issues des territoires ultramarins sont moins capables, moins compétentes, et ne peuvent accéder qu’à des postes de subalternes. Cette idée vient alors alimenter un système colonial bien trop ancré dans nos territoires.
Ensuite, cela dissuade les populations ultramarines de s’engager au sein de la fonction publique sauf à accepter de devoir « s’exiler ». Plus encore, certains agents viennent à ne pas accepter de promotion de peur que cela compromette leur retour.
Finalement, ce qui est déjà constaté et regretté, c’est un encadrement de la fonction publique sur nos territoires ultramarins pratiquement réservé à une population non issue dudit territoire. On observe alors un certain « parisianisme » : les prises de décisions, opérées par des agents qui ne sont pas aux faits des spécificités locales, sont en totale décalage avec les attentes et les nécessités des populations ultramarines.
Il apparaît dès lors nécessaire de réformer le dispositif des centres des intérêts matériels et moraux, en conférant à leur composante morale une plus forte prépondérance tout en s’assurant de leur meilleure application.
La présente proposition de loi propose donc, de façon expérimentale pendant quinze ans, des solutions pour favoriser l’emploi et le retour des fonctionnaires d’État ultramarins dans leur territoire d’Outre‑mer.
L’article 2 vise à créer au sein du ministère en charge de la fonction publique une « Commission des affectations en Outre‑Mer » chargée de veiller à la bonne application des dispositions de la présente proposition de loi et dotée d’un pouvoir de sanction à l’égard de l’administration. Le Ministre des Outre‑mer siège de droit au sein de cette commission qui veille à ce que soit garantie, à compétences égales, l’attribution prioritaire des postes situés en Outre‑mer aux agents ultramarins.
L’article 3 réforme l’article L. 512‑18 du code général de la fonction publique afin de préciser que l’appréciation des liens suffisants entre un agent et un territoire d’Outre‑mer « passe par l’examen de leurs centres des intérêts moraux et matériels. ». Cela a pour but de systématiser et uniformiser, au sein de tous les ministères, les conditions d’attribution des postes en Outre‑mer.
L’article 4 vise à préciser les critères qui définissent les centres des intérêts moraux et matériels (CIMM). Il pose les jalons de leur rationalisation via une pondération harmonisée, définie par décret, et objective le lien entre le fonctionnaire originaire d’Outre‑mer et son territoire d’origine. Ces éléments doivent prouver la réalité d’attachement de celui qui demande la mutation avec le territoire concerné.
L’article 5 prévoit que lorsqu’une personne accède à la fonction publique par le biais d’un concours organisé dans un territoire dit d’Outre‑mer, elle puisse effectuer l’entièreté de sa formation, stage inclus, sur ce territoire. L’article prévoit que si l’intéressé n’a d’autre choix que de partir de son territoire, il puisse bénéficier d’aides spécifiques à la mobilité et à l’installation.
Enfin, l’article 6 vise à s’assurer du financement de la présente proposition de loi.
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proposition de loi
Article 1er
La présente loi instaure, dans les conditions prévues à l’article 37‑1 de la Constitution du 4 octobre 1958, des dispositions expérimentales pour une durée maximum de quinze ans. L’objet de cette loi est de garantir la priorité de l’emploi des personnes justifiant de liens suffisants avec les territoires ultramarins au sein de la fonction publique d’État dans les territoires dont ils sont issus.
Article 2
Il est créé, au sein du ministère de la fonction publique une commission des affectations en outre‑mer au sein de laquelle siège, de droit, le ministre chargé des outre‑mer.
Celle‑ci est systématiquement saisie lorsqu’un agent de la fonction publique a recours au système de centres des intérêts matériels et moraux afin d’être affecté dans une des collectivités territoriales régie par l’article 73 de la Constitution.
Elle a pour mission de veiller à la bonne application du dispositif de centres des intérêts matériel et moraux, notamment en s’assurant que les agents les faisant valoir soient effectivement prioritaires sur le poste envisagé face aux concurrents à compétence égale qui n’en bénéficient pas, tel que prévu par la loi.
La commission des affectations en outre‑mer est aussi saisie des demandes d’affectation sur les postes dont la liste exhaustive et précise des compétences est établie, dits postes ciblés. Elle veille alors à ce que ces postes, bien que particulièrement détaillés, soient aussi soumis au système de centres des intérêts matériels et moraux.
La commission des affectations en outre‑mer est composée des membres conjoint du ministère des outre‑mer et de la fonction publique dédiés aux ressources humaines et affectations.
Pour mener à bien sa mission, la commission des affectations en outre‑mer dispose d’un pouvoir d’accompagnement et de sanction à l’encontre des autorités publiques en charge de l’affectation.
La commission remet chaque année aux parlementaires un rapport d’activité qui indique notamment la proportion des affectations délivrées aux agents ayant fait valoir leurs centres des intérêts matériels et moraux comparativement au volume global d’affectation des agents pour chaque territoire régi par l’article 73 de la Constitution.
Article 3
L’article L. 512‑18 du code général de la fonction publique est complété par deux phrases ainsi rédigées : « Dans les collectivités régies par les articles 73 et 74 de la Constitution, l’emploi et le retour des fonctionnaires justifiant de liens suffisants avec les territoires ultramarins sont garantis. L’appréciation de ces liens suffisants passe par l’examen de leurs centres des intérêts matériels et moraux. »
Article 4
La sous-section 1 de la section 5 du chapitre II du titre Ier du livre V du code général de la fonction publique est ainsi modifiée :
1° Au 4° de l’article L. 512‑19, les mots : « matériels et moraux » sont remplacés par les mots : « moraux et matériels tels que précisés à l’article L. 512‑19‑1 » ;
2° Après le même article L. 512‑19, il est inséré un article L. 512‑19‑1 ainsi rédigé :
« Art. L. 512‑19‑1. – I. – Les critères déterminant le centre des intérêts moraux et matériels sont :
« 1° Le lieu de résidence des père et mère, des enfants, du conjoint ou partenaire lié par un pacte civil de solidarité ou à défaut des parents les plus proches de l’agent ;
« 2° Le lieu et la durée de résidence de l’agent avant l’entrée dans l’administration ;
« 3° Le lieu de naissance de l’agent ;
« 4° Le lieu de naissance des enfants de l’agent ;
« 5° L’état de santé et l’âge des ascendants et descendants directs de l’agent et de son conjoint ou partenaire lié par un pacte civil de solidarité ;
« 6° Les études effectuées sur le territoire considéré par l’agent ou ses enfants ;
« 7° La maîtrise ou la compréhension suffisante de la langue régionale nécessaire à l’interaction avec les administrés locaux ;
« 8° La connaissance historique, économique et sociologique du territoire ;
« 9° Le bénéfice antérieur d’un congé bonifié ;
« 10° La fréquence des demandes de mutation vers le territoire considéré ;
« 11° La fréquence des voyages que l’agent a pu effectuer vers le territoire considéré ;
« 12° La durée des séjours dans le territoire considéré ;
« 13° Les affectations professionnelles ou administratives qui ont précédé son affectation actuelle ;
« 14° Les biens fonciers situés dans le territoire où l’agent justifie des liens suffisants et dont il était propriétaire avant son départ du territoire ou bien dont il est devenu propriétaire par donation ou succession ;
« 15° Le lieu d’inscription de l’agent sur les listes électorales ;
« 16° Tous autres éléments d’appréciation pouvant en tout état de cause être utiles aux gestionnaires.
« II. – L’ordre des critères énoncés au I prend en compte leur importance et leur priorité. Ces critères donnent lieu à une bonification sous forme de points, leur pondération est précisée par décret. »
Article 5
L’article L. 327‑1 du code général de la fonction publique est complété par deux alinéas ainsi rédigés :
« Les personnes recrutées au sein de la fonction publique d’État dans une des collectivités régies par les articles 73 et 74 de la Constitution bénéficient d’un droit garanti à effectuer leur stage, et le cas échéant la période de formation prévue à cette occasion, dans le territoire où elles ont été reçues au concours.
« Dans les cas exceptionnels où le titulaire du concours ne peut effectuer son stage dans la collectivité territoriale relevant de l’article 73 et 74 de la Constitution où il a été reçu, l’État lui attribue une aide financière à l’installation dans le territoire d’affectation, incluant notamment la prise en charge de la mobilité et une aide pécuniaire dédiée à la recherche d’un logement. »
Article 6
I. – La charge pour l’État est compensée à due concurrence par la création d’une taxe additionnelle à l’accise sur les tabacs prévue au chapitre IV du titre Ier du livre III du code des impositions sur les biens et services.
II. – La charge pour les collectivités territoriales est compensée à due concurrence par la majoration de la dotation globale de fonctionnement et, corrélativement pour l’État, par la création d’une taxe additionnelle à l’accise sur les tabacs prévue au chapitre IV du titre Ier du livre III du code des impositions sur les biens et services.
III. – La charge pour les organismes de sécurité sociale est compensée à due concurrence par la majoration de l’accise sur les tabacs prévue au chapitre IV du titre Ier du livre III du code des impositions sur les biens et services.