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N° 1151

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ASSEMBLÉE  NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 11 juillet 2018.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

tendant à la création dune commission denquête sur les ventes darmes des entreprises françaises et notre indépendance politique à cet égard,

(Renvoyée à la commission de la défense nationale et des forces armées,
à défaut de constitution d’une commission spéciale
dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)

présentée par

Mme MarieFrance LORHO,

députée.


1

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Eurosatory, salon mondial de l’armement qui s’est conclu le 15 juin près de Paris, a permis à notre industrie de l’armement de confirmer son dynamisme. Avec quatre mille entreprises, cette activité génère près de 15 milliards d’euros de chiffre d’affaires et un moteur important de la compétitivité française. Nous pouvons compter sur le travail de nombreuses associations pour mettre en lumière ces considérations, ainsi que les considérations juridiques découlant de traités internationaux ratifiés par le France.

Néanmoins, et ceci est un problème majeur, la question de l’indépendance politique n’est que très rarement soulevée dans les discussions sur les ventes d’armes françaises à l’étranger. Pourtant, quand les ventes d’armes représentent le troisième secteur d’exportations excédentaires français et qu’il faut prendre une décision politique à l’égard d’un de nos clients, l’indépendance politique paraît bien fragile.

I.  Les ventes darmes : un panorama des industries françaises

A – L’insertion française dans un marché mondial en expansion

Le marché mondial de l’armement est l’un des seuls marchés à ne pas connaître la crise. Entre 2011 et 2015, la demande mondiale a progressé de près de 14 % ([1]). En 2016, les dépenses militaires mondiales ont connu une hausse de 0,4 % pour atteindre 1 544,3 milliards d’euros soit 2,2 % du PIB mondial ([2]). Dans ce marché astronomique en plein essor, les principaux exportateurs et importateurs ont changé. Ainsi, on assiste désormais à une mutation du marché où le principal demandeur reste les États‑Unis mais où le vieux bloc de l’Europe de l’Ouest a disparu au profit du « nouveau monde » avec la Russie, l’Inde ou la Chine, dont les budgets croissent de plus de 10 % par an et des pays émergents, dont les dépenses militaires augmentent de plus de 10 % par an ([3]). Parmi les pays émergents, en 2018, les pays du Proche et du Moyen‑Orient sont de plus en plus présents sur le marché : l’Arabie Saoudite, par exemple, arrive en 4ème position en termes de dépenses militaires. Elle avait dépensé en 2016 51,8 milliards d’euros.

La France est, quant à elle, le troisième marchand d’armes de la planète, derrière les États‑Unis et la Russie. Entre 2008 et 2012, ainsi qu’entre 2013 et 2017, les ventes françaises d’armes ont augmenté de 27 %. En 2017, les ventes d’armes ont baissé pour atteindre 6,9 milliards d’euros ([4]), mais on attend une hausse des ventes pour 2018, elles devraient atteindre au moins 10 milliards d’euros puisque plusieurs grands contrats ont été signés ([5]). Plus de la moitié des ventes d’armes françaises s’effectue au Moyen‑Orient, notamment avec l’Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis. Plus précisément, en 2017 les plus importants acheteurs d’armes françaises étaient le Koweït et le Qatar avec 1,1 milliard d’euros devant les Emirats Arabes Unis pour 701 millions d’euros et l’Arabie Saoudite pour 626 millions d’euros ([6]).

B – Les grandes entreprises françaises d’armement

La France a une longue tradition dans l’industrie de l’armement, comme le montre la ville de Saint‑Étienne, rebaptisée Arméville durant la révolution, avec sa manufacture d’armes qui fut le point de production des armes de l’armée de la jeune république. De là, de grandes entreprises, tant par la taille, le chiffre d’affaires, la renommée et l’histoire, d’armement sont nées en France.

En 2009, DCNS (anciennement Direction des Constructions Navales) signait un contrat pour 12 sous‑marins océaniques pour 34,3 milliards d’euros. Dassault, entreprise historique française, vend de nombreux rafales dans le monde : ainsi, 12 rafales ont été commandés (avec d’autres avions) pour 3,4 milliards d’euros par le Qatar et 36 rafales pour 10 à 12 milliards d’euros sont en cours de négociation avec l’Inde. Arquus, ex‑Renault Truck Defense, va, quant à elle, fournir près de 300 véhicules blindés Sherpa au Koweït. Que dire de Thalès Défense, présent dans 56 pays et employant 64 000 salariés ? Comment oublier Nexter dont le siège social se trouve à Versailles ?

Les grands groupes d’armement français sont nombreux et porteurs de l’image de notre savoir‑faire à travers le monde.

C ‑ Le tissu de PME/TPE et d’emplois indirects dépendant
de cette industrie

Si des grands noms viennent instinctivement à l’oreille quand on parle de l’industrie de l’armement française, il ne faut pas non plus minimiser le nombre de TPE, PME et intermédiaires indirects qui vivent de cette industrie.

Si le secteur est en effet connu pour sa dizaine de grands groupes reconnus internationalement, il y a aussi 4 000 petites ou moyennes entreprises réparties sur le territoire français. Selon le Direction générale de l’armement (DGA), les industries de défense représentent « 165 000 emplois directs à haute technicité et non délocalisables, et un chiffre daffaires de 15 milliards deuros par an, hors activité de maintenance ». Quand on prend en compte les activités indirectes, on parle de 200 000 emplois.

La France est l’un des rares pays au monde à pouvoir produire seul un avion de chasse ou à pouvoir concevoir et fabriquer un sous‑marin nucléaire. Elle a également la capacité de fabriquer des munitions, des transports militaires, des outils de surveillance et de lancer ces outils de manière totalement autonome. Pour pouvoir financer le développement d’innovation, les entreprises françaises se sont construites dans l’exportation. Pour cela, l’État soutient ses entreprises en instaurant un consensus politique sur le soutien à l’industrie d’armement, des partenariats stratégiques, l’innovation, un savoir‑faire dans le transfert des technologies mais aussi et surtout un contexte géopolitique favorable ([7]). C’est cette notion de contexte géopolitique favorable qui pose un problème à l’égard de l’indépendance politique de la France.

II.   Une indépendance politique qui en pâtit

A – Un processus de choix de ventes flou…

La France a pris des engagements internationaux dans le cadre du traité sur le commerce des armes, adopté par l’Assemblée générale des Nations‑Unies en 2013, et de la position commune de l’Union européenne établie en 2008. Ces traités interdisent notamment des ventes lorsque des civils sont visés. Ce droit international est toutefois sujet à interprétation. « Les deux textes fixent une liste de critères mais ce sont bien les gouvernements qui autorisent ou non les exportations, selon leurs propres règles et leur propre interprétation de ces critères » explique Lucie Béraud‑Sudreau, chercheur à l’International Institute for Strategic Studies à Londres.

Concrètement, la décision est prise par le premier ministre sur avis de la Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre, composée de représentants des ministères des affaires étrangères, des armées et de l’économie. C’est elle qui examine les demandes de licence effectuées par les entreprises auprès de l’État. Avant même de négocier un contrat, les industriels français doivent donc en demander l’autorisation officielle à l’État qui va, ensuite, suivre les négociations de près afin, finalement, de vérifier la correspondance entre ce qui est écrit dans le contrat et le matériel livré. Si des désaccords persistent par la suite, c’est au Président de la République que revient la décision finale.

Chaque année, la France rend compte de ses ventes d’armes dans plusieurs rapports, notamment au Parlement, au TCA et au registre des Nations‑Unis sur les armes classiques. Mais cette transparence a des limites. L’information arrive avec retard au Parlement et reste insuffisamment détaillée, ne suscitant ni vrai débat, ni contrôle efficace. ([8])

B – Un processus aux conséquences contestables

Ce processus de choix des ventes et le fait de devoir rendre des comptes devrait assurer les ventes d’armes sans qu’aucune critique ne soit formulée à l’encontre de l’État. Et pourtant, ces derniers temps, les critiques pleuvent contre les ventes d’armes françaises qui alimenteraient des conflits ou des pays pas vraiment démocratiques.

Ainsi, Selon Amnesty International et l’Observatoire de l’armement, la France a accordé en 2015 et 2016 des licences à des entreprises françaises pour la fourniture de matériel de guerre – et assimilés – pour un montant de plus de 19 milliards d’euros à l’Arabie Saoudite et 25,6 milliards d’euros aux Emirats Arabes Unis, deux belligérants impliqués dans la guerre au Yémen qui a fait plus de 10 000 morts et deux millions de déplacés. Toujours selon Amnesty International, l’utilisation d’armes françaises dans le conflit yéménite est établie, notamment des chars Leclerc et des Mirages 2000‑9 fournis aux Emirats ([9]).

Toutefois, si l’exemple du Yémen est bien connu et souvent cité en exemple, il y a de nombreuses autres violations de traités internationaux. La France aurait déjà violé près de la moitié de la vingtaine d’embargos émanant soit de l’ONU, soit de manière autonome de l’Union européenne ou encore de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe. Tony Fortin, de l’Observatoire des armements, estime que « le gouvernement est prêt à tout pour ne pas entraver ses ventes darmes aux pays en guerre ». La France enregistre 685 millions d’euros liés à des commandes d’armes passées par la Chine entre 2012 et 2016. Or, ce pays, où la contestation du pouvoir est très compliquée, est sous embargo imposé par l’Union européenne. En deuxième position des clients de la France placé sous embargo arrive la Russie avec plus de 400 millions d’euros de commandes, vient ensuite l’Azerbaïdjan avec 157 millions d’euros de commande alors que le pays n’est pas vraiment démocratique, il a même bénéficié d’un stand à l’Eurosatory, puis l’Irak (24,9 millions d’euros) et enfin la Lybie (8,5 millions d’euros) qui sont, en plus, placés sous embargos de l’ONU. ([10])

C – Une nouvelle dépendance politique ?

Ces ventes d’armes réalisées, malgré l’embargo, sont donc le fruit d’une décision politique. En effet, comme le rappelle Jean‑Jacques Bridey, Président de la commission défense de l’Assemblée nationale, « Si nous ne vendons pas darmes, dautres le feront à notre place ». Dès lors, vendre des armes à l’étranger n’est pas justifié qu’à l’aune économique mais aussi à l’échelle politique : autant qu’un acte commercial, c’est un acte politique. On ne vend pas à n’importe qui, seulement à des pays avec lesquels nous voulons établir, sur le long terme, un véritable partenariat stratégique. Si l’industrie de l’armement représente un poumon commercial pour la France, c’est aussi un atout politique évident puisque l’État s’en sert pour montrer les alliances stratégiques choisies, comme par exemple quand la France refuse de vendre des armes au Pakistan.

Jean‑Pierre Maulny, directeur adjoint de l’Institut de relations internationales et stratégiques, souligne‑lui que « le risque juridique existe pour les pays exportateurs darmes ». Si ce risque existe et qu’on décide tout de même d’exporter, c’est que la France trouve bien un autre intérêt qu’économique au commerce des armes : renforcer ses liens stratégiques avec les pays clients. Toutefois, il reste parfois difficile de déterminer lequel, du client ou du vendeur, a le plus besoin de l’autre. Ainsi, si la France dépend trop de son client, elle pourrait hésiter à critiquer son comportement ou même soutenir une décision allant à l’encontre de la recherche du bien commun. ([11])

L’industrie de l’armement en France a façonné notre paysage industriel. Le commerce d’armes est désormais le troisième secteur d’exportations excédentaires, nourrissant près de 200 000 emplois directs et indirects, regroupant tant des grands groupes représentant, par leur image de marque, le savoir‑faire national à l’étranger qu’une multitude de TPE/PME à travers la France.

Si la vente d’armes à l’étranger est encadrée par des traités internationaux et régionaux auxquels la France adhère, en pratique, les ventes d’armes enfreignent la majorité de ces traités et posent des questions juridiques flagrantes que les ONG ne cessent de soulever. Néanmoins, et bien qu’elle le fasse aux yeux de tous, la France continue à vendre des armes à des clients critiqués. Ces ventes, bien qu’essentielles commercialement, sont aussi le terreau de relations stratégiques que la France souhaite entretenir avec certains pays. Ces relations stratégiques posent des questions de dépendance politiques : qui, du client ou du vendeur, à le plus besoin de l’autre à l’heure actuelle ? De là, les orientations et choix politiques sont‑ils véritablement indépendants ?

Au regard de ces considérations et pour protéger l’indépendance de notre politique, il est demandé la création d’une commission d’enquête sur les ventes d’armes des entreprises françaises et notre indépendance politique à cet égard.

 

 

 


proposition de rÉsolution

Article unique

En application des articles 137 et suivants du Règlement de l’Assemblée nationale, il est créé une commission d’enquête de trente membres visant à faire un état des lieux sur les ventes d’armes des entreprises françaises et notre indépendance politique à cet égard.


([1]) Rapport de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (Sipri), Février 2016

([2]) Du matériel de guerre français impliqué dans le conflit yéménite, La Croix, 21 mars 2018

([3]) Un marché de l’armement en pleine mutation, Le Monde, 11/06/12

([4]) La France doit-elle vendre des armes, Pèlerin, 28 juin 2018

([5]) Exportations d’armes : pourquoi 2018 sera bien mieux que 2017 pour la France, La Tribune, 5 juillet 2018

([6]) Ventes d’armes françaises le Proche et le Moyen-Orient se taillent la part du lion, Le Parisien, le 4 juillet 2018

([7]) Armement : les 5 clés de la réussite de la France à l’export, La Tribune, 07/06/2016

([8]) Du matériel de guerre français impliqué dans le conflit yéménite, La Croix, le 21 mars 2018

([9]) ibid

([10]) Ces pays en guerre, à qui la France vend des armes, Le Parisien, le 26 mars 2018

([11]) La France doit-elle vendre des armes ? Pèlerin, le 28 juin 2018