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N° 1406

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ASSEMBLÉE  NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 19 novembre 2018.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

tendant à la création dune commission denquête
sur les dysfonctionnements du système de pharmacovigilance révélés par la crise sanitaire liée à la nouvelle formule du Levothyrox,

(Renvoyée à la commission des affaires sociales, à défaut de constitution d’une commission spéciale
dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)

présentée par

Mme Delphine BATHO,

et Mesdames et Messieurs Christophe AREND, MarieNoëlle BATTISTEL, Huguette BELLO, Émilie BONNIVARD, Christophe BOUILLON, Guy BRICOUT, Moetai BROTHERSON, Alain BRUNEEL, MarieGeorge BUFFET, Jacques CATTIN, André CHASSAIGNE, JeanMichel CLÉMENT, Bernard DEFLESSELLES, Stéphane DEMILLY, Pierre DHARRÉVILLE, JeanPaul DUFRÈGNE, Frédérique DUMAS, Laurence DUMONT, Elsa FAUCILLON, Patricia GALLERNEAU, Sébastien JUMEL, Marietta KARAMANLI, Manuéla KÉCLARD–MONDÉSIR, Bastien LACHAUD, JeanChristophe LAGARDE, JeanLuc LAGLEIZE, Jérôme LAMBERT, JeanPaul LECOQ, Josette MANIN, Sereine MAUBORGNE, Sandrine MÖRCH, Sébastien NADOT, Christophe NAEGELEN, JeanPhilippe NILOR, Stéphane PEU, Christine PIRES BEAUNE, Fabien ROUSSEL, François RUFFIN, Maina SAGE, Nicole SANQUER, Hervé SAULIGNAC, Gabriel SERVILLE, Cécile UNTERMAIER, Michèle VICTORY, Cédric VILLANI, Hubert WULFRANC,

députés.


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EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

En France, l’hypothyroïdie touche environ 3 % de la population française, elle affecte majoritairement les femmes de plus de 50 ans et on estime que 5 % de la population féminine en souffre. Le Levothyrox est le médicament le plus couramment prescrit afin de corriger ce dysfonctionnement thyroïdien, concernant près de 3 millions de patients en France ([1]). Ce médicament est commercialisé en Europe et dans le monde entier, par plusieurs laboratoires, dont le laboratoire Merck, qui exerce en France une situation de monopole, puisqu’il possédait 95 % des parts de marché en 2017.

Malgré un nombre stable des notifications d’effets indésirables causé par ce médicament, en 2012, l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) a demandé au laboratoire Merck, de procéder à un changement de formulation destiné à assurer une meilleure homogénéité des lots et une stabilité dans le temps, sans que soient produites des données scientifiques probantes justifiant cette demande.

Ce changement a affecté uniquement le marché français dans un premier temps et concerne les excipients, c’est‑à‑dire les molécules accessoires à la substance principale : la Levothyroxine. Le lactose monohydraté est alors remplacé par du mannitol et de l’acide citrique anhydre. Il a pour objectif de garantir tout au long de la durée de conservation du médicament une stabilité plus longue dans le temps des comprimés de Levothyrox.

Le changement de formule du Levothyrox a été notifié par courrier par l’ANSM aux médecins et aux pharmaciens le 2 mars 2017. Le 27 mars 2017, le Levothyrox français nouvelle formule était mis sur le marché.

Rapidement, de nombreux patients ont signalé à l’ANSM les effets indésirables de cette nouvelle formule. Alors que 40 notifications d’effets indésirables étaient recensées en février 2017, 450 sont dénombrées deux mois après ([2]) et plus de 2 000 en juillet 2017 : vertiges, céphalées, crampes, nervosité inhabituelle, tendances dépressives, palpitations, troubles digestifs, asthénie intense… . Ce sont au total 17 000 signalements qui ont été documentés et parmi eux 14 décès.

Une pétition sur internet réclamant le retour du Levothyrox ancienne formule (AF), recueillant plus de 30 000 signatures, a été révélée par la presse, mi‑août 2017.

Face au déluge d’appels de patients apprenant le changement de formulation, un « numéro vert » est mis en place en catastrophe le 23 août 2017 : « En deux jours, plus de 70 000 coups de fil ont été passés au numéro mis en place pour répondre aux inquiétudes sur la nouvelle formule du médicament de la thyroïde » ([3]). Le Gouvernement décide également d’allouer des crédits complémentaires aux centres régionaux de pharmacovigilance « afin daugmenter les capacités dexpertise et de traitement de la masse des notifications deffets indésirables ». Enfin l’ANSM recommande aux patients de consulter leur médecin traitant ou leur endocrinologue afin qu’ils puissent être pris en charge, à une période où beaucoup de médecins sont en vacances.

En septembre 2017, la ministre de la santé annonce le retour en pharmacie de l’ancienne formule du Levothyrox, importée d’Allemagne et en quantité limitée (130 000 boîtes de 100 comprimés en 8 dosages différents), sous le nom d’Euthyrox. Le 10 octobre 2017, l’ANSM donne l’autorisation de mise sur le marché (AMM) à une alternative : le L. Thyroxin Henning du laboratoire Sanofi.

Un premier rapport du centre de pharmacovigilance de Rennes confirme « la survenue de déséquilibre thyroïdien quand un patient passe du Levothyrox AF vers NF (nouvelle formule) » ([4]).

Quelques mois après, de nombreux leaders d’opinion, n’indiquant pas toujours leurs liens d’intérêt, ont estimé que cette crise relevait d’un « effet nocebo », les signalements seraient « banals, peu évocateurs dun déséquilibre thyroïdien (…) Pour le très modeste niveau de déséquilibre hormonal constaté, a priori, aucun effet clinique nest raisonnablement attendu » ([5]), allant jusqu’à demander une expertise sociologique face à cette crise qu’ils qualifient de « médiatique ».

De son côté, la ministre de la santé a pourtant reconnu qu’il existait des « inconnues scientifiques » dans la genèse des effets indésirables. Mais en réponse à une question écrite en décembre 2017, elle affirmait également que « la nouvelle formule du Levothyrox, aujourdhui largement dispensée, présente une meilleure stabilité tout en ayant strictement la même substance active. Elle apparaît comme étant parfaitement tolérée par une très grande majorité des patients » ([6]).

Dominique Martin, directeur de l’ANSM, a néanmoins reconnu un défaut d’information et un manque d’anticipation de l’Agence ([7]).

Le 4 octobre 2017, la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale avait décidé la création d’une mission d’information « flash » concernant la mise sur le marché du Levothyrox nouvelle formule. Présidée par le député Jean‑Pierre Door, cette mission a procédé à l’audition d’associations de patients, du laboratoire Merck, de l’ANSM. Le rapport, rendu public le 31 octobre 2017 conclut « quil ny a pas de crise sanitaire, mais une crise médiatique, autour de la nouvelle formule du Levothyrox ». Il reconnaît néanmoins qu’« il est indéniable que les autorités sanitaires nont pas anticipé la crise de la mise sur le marché de la nouvelle formule du Levothyrox » ([8]), sans aller plus loin dans l’analyse des causes de cette crise.

Le 25 janvier 2018 et le 4 juillet 2018, les deux rapports du centre de pharmacovigilance de Rennes ([9]), présentés par l’Agence du médicament, indiquent que « les constatations des précédentes enquêtes, à savoir un profil clinique deffets indésirables rapportés avec Levothyrox NF semblable à celui de Levothyrox AF, mais avec une fréquence de signalement totalement inattendue ». Néanmoins les deux‑tiers des effets indésirables surviennent avec une TSH normale, et mêlent parfois des effets indésirables se rapportant à la fois à des situations d’hyper et d’hypo‑thyroïdie. Il est donc demandé par le centre régional de la pharmacovigilance (CRPV) de Rennes qu’un groupe de travail scientifique indépendant soit mis en place, ce que l’ANSM refusera avec obstination.

L’Association française des malades de la thyroïde (AFMT) a été créée en 1999 par six malades souhaitant briser le silence qui accompagne les pathologies thyroïdiennes. Elle s’est notamment donné pour but de contribuer à prévenir la répétition des crises sanitaires et de participer à la défense et à la protection des intérêts collectifs et individuels des membres et des victimes.

En juin 2018, une étude réalisée à la demande de l’AFMT révèle des anomalies dans la composition de la nouvelle formule du Levothyrox : « La teneur en Lévothyroxine, seul composant hormonalement utile du médicament, est gravement inférieure aux spécifications en vigueur (…) avec présence, très anormale, de substances étrangères. » ([10])

En juillet 2018, plus d’un million de malades avaient abandonné la nouvelle formule. Beaucoup se réapprovisionnent à l’étranger pour bénéficier de l’ancienne formulation.

De son côté, l’ANSM a mené également des analyses chromatographiques en juillet 2018 démontrant la présence de « quantités de Lévothyroxine comparables entre lancienne et la nouvelle formule. (…) Elles montrent également la présence de Dextrothyroxine uniquement à létat de traces dans la nouvelle comme dans lancienne formule ». Or, selon l’AFMT, « Les analyses réalisées par lANSM lont été sur des comprimés provenant de lots récents (séries de 24 millions) alors que lanalyse chromatographique réalisée à linitiative de lAFMT portait sur des lots plus anciens, dont la mise sur le marché avait provoqué des effets indésirables inexpliqués et des souffrances de très nombreux patients ». Par ailleurs, la présence de dextrothyroxine n’avait été citée que comme hypothèse causale.

En novembre 2018, le CNRS décide de procéder à des analyses chromatographiques sur le Levothyrox, en suivi des initiatives prises par l’AFMT.

Depuis, de nombreuses procédures judiciaires ont été lancées :

– En septembre 2017, le pôle santé publique du parquet de Marseille a ouvert une enquête préliminaire pour tromperie aggravée, atteintes involontaires à l’intégrité physique et mise en danger de la vie d’autrui concernant le changement de formule du Levothyrox. Une perquisition a été menée en octobre par les gendarmes de l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique ([11]) des lots de comprimés ont été alors saisis ; une autre perquisition a eu lieu au siège de l’Agence nationale de sécurité du médicament ([12]).

– Le 24 octobre 2017, un avocat toulousain a assigné Merck à Lyon en déposant les 108 premiers dossiers d’une action collective visant à obtenir une indemnisation rapide pour ces malades de la thyroïde, victimes d’effets indésirables liés à la nouvelle formule du Levothyrox ([13]).

– Le 10 novembre 2017, une plainte est déposée au tribunal de Grasse ([14]).

– Le 14 novembre 2017, le tribunal de grande instance de Toulouse a condamné Merck à délivrer « par le biais des circuits de distribution et de commercialisation, sans délai » l’ancienne formule du Levothyrox à 25 patients de Haute‑Garonne ;

– Le 2 mars 2018, une information judiciaire contre X a été ouverte pour tromperie aggravée, blessure involontaire et mise en danger d’autrui et confiée à un juge du pôle de santé publique du tribunal de grande instance de Marseille ([15]).

– Le 6 juillet 2018, 42 plaignants ont assigné le laboratoire Merck devant le tribunal de grande instance de Toulouse. Ils réclament des expertises, le maintien de la commercialisation de l’ancienne formule du médicament contre l’hypothyroïdie et des indemnités au titre du préjudice d’anxiété et du préjudice moral ([16]). Le Tribunal de grande instance a statué le 5 novembre 2018 ordonnant des expertises médico‑judiciaires.

Dans ce contexte, un rapport de la Mission sur l’amélioration de l’information des usagers et des professionnels de santé sur le médicament ([17]), présidée par le Dr Gérald Kierzek et Magali Leo, et créée à la suite des difficultés rencontrées à l’occasion du changement de formule du Levothyrox, a été remis à la ministre des solidarités et de la santé le 3 septembre 2018. Celui‑ci identifie notamment « labsence danticipation et daccompagnement (…). Labsence de réaction aux nombreux signaux pourtant facilement capturables sur la toile (…). Une communication de crise “artisanale et insuffisamment coordonnée (…). Une minimisation du ressenti des patients et de la légitimité de leurs signalements ». Plus largement, ce rapport indique que « si lANSM a bien déployé un dispositif dinformation spécifique, la sensibilité du changement de formule a été sousestimée ».

À l’occasion d’une des procédures judiciaires précédemment énumérées, en avril dernier, l’avocat d’une plaignante a demandé pour le compte de sa cliente une copie de l’autorisation de mise sur le marché du Levothyrox. En septembre 2018, l’ANSM lui a fourni une copie tronquée de ce document, sur laquelle ont été occultés le lieu de production et le nom de l’entreprise fabriquant le principe actif de la nouvelle formule ([18]). L’ANSM estime que l’identité du producteur ainsi que le lieu de fabrication du médicament sont des informations protégées par le secret des affaires, qui empêche légalement leur divulgation. L’AFMT a dénoncé ce manque de transparence, et a lancé une pétition pour réclamer accès à la traçabilité de la production des médicaments.

Face à l’insuffisance des réponses apportées par les autorités publiques aux très nombreuses questions en suspens, des personnalités se sont exprimées publiquement contre le manque d’information concernant le changement de formule et la mauvaise adaptation des dosages. Ce désordre dans la réaction des autorités ne peut pas se résumer à une simple question d’information et de communication. L’affaire du Levothyrox montre les limites de la réforme du système de pharmacovigilance effectuée après le scandale du Mediator.

En effet, la loi n° 2011‑2012 du 29 décembre 2011 relative au renforcement de la sécurité sanitaire du médicament et des produits de santé visait le renforcement de la pharmacovigilance, désormais défini à l’article L. 5121‑22 du code de la santé publique, comme « la surveillance, lévaluation, la prévention et la gestion du risque deffet indésirable ». L’article L. 4121‑23 du même code indique que « LAgence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé assure la mise en œuvre du système de pharmacovigilance pour procéder à lévaluation scientifique de toutes les informations, pour examiner les options permettant de prévenir les risques ou les réduire et, au besoin, pour prendre des mesures appropriées ».

Dans ce contexte, il est proposé de créer une commission d’enquête. Sans interférer avec les procédures judiciaires en cours, celle‑ci devra examiner le fonctionnement du système de pharmacovigilance et des alertes de sécurité médicamenteuses, depuis qu’il a été réformé suite à l’affaire du Mediator, afin de déterminer les défaillances qui ont mené à la situation actuelle. Elle devra également étudier les processus ayant conduit à la mise sur le marché, uniquement en France, de la nouvelle formule alors même que le laboratoire Merck se trouvait en situation de monopole. Enfin, elle devra évaluer le coût de cette crise sanitaire pour la sécurité sociale, dans la mesure où de nombreux patients confrontés à des effets secondaires ont subi et suivi un parcours de soins engendrant de très nombreux actes de consultation, d’analyses et d’explorations, ainsi que des hospitalisations.


proposition de rÉsolution

Article unique

En application des articles 137 et suivants du Règlement de l’Assemblée nationale, il est créé une commission d’enquête de trente membres, chargée d’étudier les dysfonctionnements du système de pharmacovigilance révélés par la crise sanitaire liée au transfert généralisé obligatoire vers une nouvelle formulation du Levothyrox, décidé en mars 2017 par l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé, ainsi que son impact sur le budget de l’Assurance maladie.


([1]) Le Monde, 8 mars 2018, « Un million de Français malades de la thyroïde ont abandonné le Levothyrox ».

([2]) Libération, 30 avril 2018, Tribune de Gérard Bapt.

([3]) Le Parisien, 25 août 2017, « Thyroïde : le numéro vert dédié au Levothyrox explose ».

([4])  ANSM, Rapport Levothyrox, octobre 2017 : http://www.ansm.sante.fr/content/download/111053/1407189/version/1/file/Rapport-Levothyrox-PV-oct-2017.pdf

([5])  Le Monde, 28 décembre 2017, « Levothyrox : Il faudra avoir une expertise sociologique de cette invraisemblable “crise” ».

([6]) Réponse à la question écrite n° 3565 publiée au Journal officiel le 5 décembre 2017.

([7]) Le Monde, 7 décembre 2017, « Levothyrox : l’Agence de sécurité du médicament admet un défaut d’anticipation ».

([8]) http://www2.assemblee-nationale.fr/static/15/commissions/CAffSoc/Mission-flash_crise_du_Levothyrox_20171031.pdf

([9]) http://ansm.sante.fr/content/download/115249/1458453/version/2/file/Rapport_Levothyrox_CT-30-01-2018.pdf et http://ansm.sante.fr/content/download/146439/1931979/version/2/file/Rapport_Levothyrox_CT-06-07-2018.pdf

([10]) Site internet de l’AFMT : https://www.asso-malades-thyroide.fr/wordpress/index.php/2018/06/14/crise-sanitaire-du-levothyrox-peut-etre-enfin-une-explication-rationnelle/

([11]) Le Monde, 3 octobre 2017, « Effets secondaires du Levothyrox : perquisition au siège du laboratoire Merck »

([12]) Le Monde, 17 octobre 2017, « Levothyrox : plus de 360 plaintes déposées à ce jour en justice »

([13]) Le Monde, 19 décembre 2017, « Le procès de l’action collective Levothyrox aura lieu le 1er octobre 2018 »

([14]) Le Monde, 12 novembre 2017, « Levothyrox : plainte contre deux ministres pour non-assistance à personne en danger »

([15]) Le Monde, 5 mars 2018, « Levothyrox : ouverture d’une information judiciaire à Marseille »

([16]) Le Monde, 10 juillet 2018, « Levothyrox : 42 patients assignent en justice le laboratoire Merck »

([17]) Disponible sur : https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/180903_-_mim_rapport.pdf

([18]) Le Monde, 29 septembre 2018, « Levothyrox : une pétition lancée contre le “secret des affaires ».