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N° 1941

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ASSEMBLÉE  NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 10 mai 2019.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

tendant à la création dune commission denquête
sur limpact économique, sanitaire et environnemental
de lutilisation du chlordécone et du paraquat
comme insecticides agricoles dans les territoires de Guadeloupe et de Martinique, sur les responsabilités publiques et privées dans la prolongation de leur autorisation et évaluant la nécessité et les modalités dune indemnisation des préjudices des victimes et de ces territoires,

(Renvoyée à la commission des affaires sociales, à défaut de constitution d’une commission spéciale
dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)

présentée par Mesdames et Messieurs

Serge LETCHIMY, Hélène VAINQUEURCHRISTOPHE, Josette MANIN, Valérie RABAULT, Joël AVIRAGNET, Ericka BAREIGTS, MarieNoëlle BATTISTEL, Gisèle BIÉMOURET, Christophe BOUILLON, Guy BRICOUT, Luc CARVOUNAS, Alain DAVID, Laurence DUMONT, Olivier FAURE, Guillaume GAROT, David HABIB, Christian HUTIN, Régis JUANICO, Marietta KARAMANLI, Jérôme LAMBERT, George PAULANGEVIN, Christine PIRES BEAUNE, Dominique POTIER, Joaquim PUEYO, Hervé SAULIGNAC, Sylvie TOLMONT, Cécile UNTERMAIER, Boris VALLAUD, Michèle VICTORY,

députés.


1

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

L’ensemble des analyses menées par les services de l’État dans le cadre du suivi de la qualité des eaux et des sols confirme la présence de différents produits phytosanitaires dont le plus emblématique demeure le chlordécone. Eu égard à la topographie des territoires concernés, cette molécule s’étend désormais de façon progressive (ruissellement, mouvements de terrain, etc.) dans les milieux aqueux et les terres martiniquaises et guadeloupéennes, parfois à des teneurs importantes (plusieurs microgrammes par litre) dépassant largement les normes admissibles. La dégradation naturelle de la chlordécone en hydrochlordécone (5b‑hydrochlordecone) devrait encore accélérer ce phénomène dans le temps.

La commercialisation et l’emploi de ces produits organochlorés ont finalement été interdits dans ces territoires en 1993. Pourtant, depuis 1977, date du premier rapport sur la question (rapport Snégaroff) suivi de plusieurs autres (Kermarrec 1979‑1980, étude sur l’estuaire du Grand Carbet 1993), les autorités de ces territoires ont été régulièrement informées quant aux risques graves de pollution liés à l’utilisation des pesticides organochlorés en agriculture et leur présence régulière dans l’eau des rivières à des valeurs importantes. Nous savons désormais que les rejets diffus mais permanents de produits phytosanitaires ont entraîné des contaminations des sols et des rivières à des doses telles qu’en Guadeloupe comme en Martinique, certaines eaux de source sont désormais impropres à la consommation et plusieurs points de captage pour l’alimentation en eau potable ont dû être fermés, tandis que d’autres étaient dotés d’équipements de traitement. La seule présence de chlordécone dans la ressource aurait dû déclencher un renforcement des contrôles sanitaires et la mise en place des dispositifs préventifs.

Depuis 1976, les conséquences catastrophiques tant humaines qu’environnementales du chlordécone étaient connues. Sa fabrication a ainsi été interdite aux États‑Unis à l’issue d’une contamination des ouvriers d’une usine de Virginie : troubles neurologiques, problèmes de fertilité, environnement contaminé, contamination des eaux et de milliers de poissons. L’usine a été fermée il y a 26 ans. Pourtant, les stigmates de cette exposition au chlordécone persistent toujours dans cette région.

De l’avis même de ses membres, la mission d’information créée sous la douzième législature n’a manifestement pas permis de cibler avec précision comment la vente, et donc l’utilisation du chlordécone, ont pu être autorisées de 1981 à 1993 dans les territoires touchés alors que l’on connaissait déjà le degré de toxicité et la rémanence de ce produit dont nous aurons à subir pendant de longues années encore les conséquences. À terme, la situation présente un réel problème de santé publique. Ce pesticide rémanent et bio‑accumulable est un véritable poison mis en cause par les scientifiques, qui ont mis en évidence sa fonction de perturbateur endocrinien.

En attendant les réponses que l’évaluation du risque pourra apporter à la population, nous devons nous préparer à faire face à une éventuelle calamité agricole d’un nouveau genre. En présence de résultats révélant la présence à des doses significatives de pesticides dans les sols, il est impossible et cela pour encore de longues années, de vendre sur les marchés des produits agricoles issus de ces sols contaminés ou des produits de la mer, contaminés par écoulement des eaux pluviales sans transiger avec la réglementation et prendre alors des risques pour la santé des consommateurs. Les agriculteurs se retrouvent dans l’impossibilité de poursuivre l’exploitation de leurs parcelles en l’état, alors que la surface agricole utile (SAU) ne cesse de diminuer dans ces territoires et que les marins pêcheurs voient leur zone de pêche réduite.

À ce jour, les résultats de la recherche ne permettent pas d’espérer des solutions à moyen terme en ce qui concerne la dépollution des sols. Des cultures alternatives économiquement viables prendront du temps à être mises en œuvre. Se pose alors le problème du devenir des exploitations agricoles concernées et de l’indemnisation des agriculteurs qui, compte tenu du manque à gagner, connaissent déjà des difficultés financières significatives. L’agriculture risque de ne pas être la seule filière de production touchée puisque de récentes analyses ont également révélé la contamination par le chlordécone d’organismes aquatiques.

Enfin, le recours à d’autres pesticides a manifestement conduit à reproduire l’erreur du chlordécone et à aggraver la situation actuelle. Il en va ainsi particulièrement de l’utilisation intensive du paraquat, l’un des pesticides les plus dangereux mis sur le marché.

En effet, la Cour européenne de justice a, par un arrêt du 11 juillet 2007, fait droit à la requête de la Suède en annulant l’inscription de ce pesticide sur l’annexe I de la directive n° 91‑414 pourtant décidée à l’initiative de la Commission européenne en 2003 sur la base, notamment, d’une étude française. Il ressort de cette décision de justice qui revient, in fine, à interdire cet herbicide, que celui‑ci présente des risques très graves pour les utilisateurs (lien avec la maladie de Parkinson, empoisonnement, voire risque mortel).

L’ensemble de ces éléments démontrent que les conclusions de la mission d’information créée par notre Assemblée, le 14 octobre 2004, n’ont pas été suffisantes faute, notamment, d’avoir pu bénéficier de moyens d’investigations plus étendus pour obtenir les éléments d’explications nécessaires pour comprendre le passé mais, également, éclairer la situation actuelle. Ainsi, le président de cette mission d’information déclarait par exemple lors de la remise de son rapport le 30 juin 2005 que « la mission avait rencontré des difficultés dans les relations quelle avait nouées, tant avec le ministère de la santé quavec le ministère de lagriculture, de la pêche et de la ruralité ».

Depuis le scandale révélant la contamination des sols et des rivières par le chlordécone, l’État et les collectivités locales ont cependant agi. Depuis 2002, par l’intermédiaire de plusieurs plans, l’État et ses opérateurs ont mobilisé d’importants moyens qui ont conduit notamment à la sensibilisation et à la protection de la population, au soutien des professionnels impactés mais aussi à l’amélioration des connaissances sur ces produits.

Nous en sommes ainsi à la troisième génération du « plan chlordécone ». Le premier couvrait les années 2008 à 2010. Le second a couvert les années 2011 à 2013, en sachant qu’il a débuté tardivement en janvier 2015. Le bilan des deux premiers plans chlordécone (plan I 2008‑2010 ; plan II 2011‑2013) a conduit à s’orienter vers l’élaboration d’un troisième plan. Dans la continuité des deux premiers, ce plan a pour objet de poursuivre les actions engagées, notamment l’accompagnement des pêcheurs du fait de la diffusion de cette molécule dans le compartiment marin (principal secteur d’intervention de ce troisième plan avec plus de 20 % des crédits pour 2014‑2016).

Si l’action des pouvoirs publics, notamment au travers des plans chlordécone est nécessaire, elle demeure essentiellement cantonnée à la sensibilisation et à la protection.

Il apparaît donc aujourd’hui nécessaire d’actualiser et d’approfondir les connaissances du Parlement sur  l’impact économique, sanitaire et environnemental de cet empoisonnement quinze ans après les travaux de la mission d’information de 2004 mais cette fois‑ci avec les moyens d’investigation propres à une commission d’enquête.

Cette actualisation doit permettre de déterminer, au‑delà de la seule prévention, des recommandations  de long terme en vue d’une dépollution des sols et des eaux permettant le retour ou le développement de certaines activités économiques, la préservation des ressources écologiques et la promotion d’un environnement sain pour les habitants de ces territoires.

Elle doit également permettre de retracer la chaîne des responsabilités, publiques comme privées, depuis l’autorisation de mise sur le marché de ces produits jusqu’à leur interdiction définitive et, le cas échéant, de porter les faits dont la commission estimerait qu’ils appellent un tel traitement, à la connaissance de la justice.

Ces connaissances actualisées permettraient enfin à la commission de déterminer la nécessité d’une réparation des préjudices subis par les victimes de ces produits et les territoires exposés et d’en proposer les modalités.

Sur ce dernier point, plusieurs propositions de loi ont été proposées par les parlementaires socialistes. Notamment celle de Victorin Lurel déposée en 2017 et celle d’Hélène Vainqueur‑Christophe et des députés socialistes et apparentés, tendant à la création d’un fonds d’indemnisation des victimes du chlordécone et du paraquat en Guadeloupe et en Martinique, s’inspirant largement des lois visant à l’indemnisation des victimes de l’amiante et des essais nucléaires en Polynésie française.

Cette dernière avait été examinée par l’Assemblée nationale, en commission des affaires sociales, le 23 janvier 2019 mais rejetée par le groupe majoritaire. Celui‑ci arguant de la nécessité d’une inclusion de cette problématique au sein d’un fonds plus large visant à indemniser les victimes des produits phytopharmaceutiques, notamment proposé par Dominique Potier, Nicole Bonnefoy et Bernard Jomier. Option qui, pour l’heure, est renvoyée à l’examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2020 chargé d’acter la création d’un fonds d’indemnisation.

Cependant, outre que le format des journées parlementaires réservées ne laisse pas le temps nécessaire à l’appréhension d’un sujet aussi complexe, la question de l’indemnisation des conséquences de l’utilisation du chlordécone en particulier se pose tant sur le plan sanitaire que sur le plan économique et environnemental et va donc bien au‑delà du périmètre du fonds proposé pour les autres produits phytopharmaceutiques. 

Par ailleurs, outre l’étendue du désastre environnemental et sanitaire, une véritable psychose collective s’est emparée de ces territoires, légitimement alimentée par les suspicions d’activités d’influences industrielles sur les processus de décisions qui ont avalisé la prolongation de l’utilisation de ces produits.

Il convient donc par la création d’une commission d’enquête, objet de la présente résolution, d’actualiser et d’approfondir la connaissance par le Parlement des impacts économiques, sanitaires et environnementaux de l’utilisation de ces pesticides en Guadeloupe et en Martinique, d’identifier à l’aune de la gestion de ce dossier, les responsabilités politiques, administratives, industrielles et commerciales, et enfin d’évaluer la pertinence et l’efficacité des politiques publiques de recherche, de décontamination et d’indemnisation mises en œuvre ou à mettre en œuvre.


proposition de rÉsolution

Article unique

En application des articles 137 et suivants du Règlement de l’Assemblée nationale, est créée une commission d’enquête de trente membres chargée d’évaluer l’impact économique, sanitaire et environnemental de l’utilisation du chlordécone et du paraquat comme insecticides agricoles dans les territoires de Guadeloupe et de Martinique, d’identifier les responsabilités des autorités et acteurs publics comme privés dans la prolongation de l’autorisation de ces produits, d’évaluer les politiques publiques de recherche et de décontamination mises en œuvre et d’étudier la nécessité et les modalités d’une indemnisation des préjudices subis par les victimes et les territoires de Guadeloupe et de Martinique.