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N° 3993

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ASSEMBLÉE  NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 18 mars 2021.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

création d’un débat public préalablement à toute expérimentation
en matière de reconnaissance faciale,

présentée par Mesdames et Messieurs

Xavier BRETON, Julien AUBERT, Édith AUDIBERT, Thibault BAZIN, Valérie BEAUVAIS, Sylvie BOUCHET BELLECOURT, Sandrine BOËLLE, Ian BOUCARD, Fabrice BRUN, Josiane CORNELOUP, MarieChristine DALLOZ, Fabien DI FILIPPO, Julien DIVE, JeanPierre DOOR, JeanJacques FERRARA, Nicolas FORISSIER, Claude de GANAY, Philippe GOSSELIN, Michel HERBILLON, Patrick HETZEL, Mansour KAMARDINE, Marc LE FUR, Constance LE GRIP, Véronique LOUWAGIE, Emmanuel MAQUET, Philippe MEYER, Bernard PERRUT, Bérengère POLETTI, Nathalie PORTE, Didier QUENTIN, Julien RAVIER, Raphaël SCHELLENBERGER, JeanMarie SERMIER, Nathalie SERRE, Pierre VATIN, Charles de la VERPILLIÈRE, Stéphane VIRY,  

députés.


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EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Inventée dans les années 70, la reconnaissance faciale désigne un logiciel capable de reconnaître une personne grâce aux traits de son visage.

Son utilisation avance à pas de géant dans le monde. 

Une étude publiée en juin 2019 aux États‑Unis, estime qu’en 2024, le marché mondial de la reconnaissance faciale devrait engendrer sept milliards de dollars de revenus, porté par un taux de croissance annuel moyen de 16 % sur la période 2019‑2024.

Si les États‑Unis offrent actuellement le plus vaste marché de débouchés à la reconnaissance faciale, la zone Asie‑Pacifique s’impose comme la région du monde où sa croissance est la plus rapide. 

Mais cet essor suscite de plus en plus d’inquiétudes et de réticences.

Depuis plusieurs mois la Chine fait ainsi la une de l’actualité par son utilisation à la pointe de cette technique. Grâce à la reconnaissance faciale, des caméras identifient les passants. Elles les scrutent dans la rue, et peuvent déterminer leur âge, leur sexe, leur caractéristiques… Elles enregistrent ensuite les visages dans des fichiers pour les reconnaître. Ce dispositif est ainsi un des piliers du système de notation sociale mis en place par l’État chinois.

Depuis décembre, toujours en Chine, les personnes achetant un téléphone portable dans une boutique doivent accepter de se faire enregistrer par cette technologie. Leurs données sont alors conservées comme correspondant au numéro de téléphone. De telles dispositions soulèvent naturellement des inquiétudes du fait que les données biométriques ainsi enregistrées sont susceptibles d’être transmises à d’autres entités ou vendues.

En Russie c’est la Ville de Moscou qui dispose d’un réseau de 160 000 caméras et qui déploie un système de reconnaissance faciale, alors que la législation russe ne connaît pas la notion de consentement préalable.

À Londres, la police municipale utilise un système de reconnaissance faciale depuis 2016. Une étude de l’Université de l’Essex démontre que 81 % des personnes identifiées par le logiciel comme étant des suspects potentiels étaient en réalité innocentes.

La prudence s’impose encore plus lorsque l’on sait l’entreprise Clearview AI, spécialisée notamment dans la reconnaissance faciale et stockant 3 milliards de visages, a été victime d’un piratage. Ce piratage a concerné plusieurs centaines d’entreprises, d’agences gouvernementales comme le FBI, ou encore de banques.

Face à ces enjeux économiques et sociétaux, notre pays ne peut pas rester passif. 

À ce jour, notre législation interdit l’utilisation de cette technologie dans l’espace public. Selon la loi information et libertés et le règlement général sur la protection des données (RGPD) de l’Union européenne, l’utilisation de la reconnaissance faciale est par principe interdite. Il existe cependant des exceptions, à savoir lorsque la personne est consentante ou en cas de « motif d’intérêt public important » et à condition qu’elle soit « proportionnée à l’objectif poursuivi. »  

Or, les exceptions se multiplient sur le territoire, souvent en invoquant la raison majeure de la sécurité : détection de supporters interdits de stade à Metz, contrôle des personnes entrant au carnaval de Nice, reconnaissance faciale dans les aéroports pour réduire le délai d’attente, etc.

Des associations s’inquiètent de la mise en danger de la vie privée. Elles demandent que des garanties suffisantes soient établies en termes de sécurité et de libertés fondamentales.

On ne peut aussi passer outre qu’une première décision de justice rendue en France s’est montrée défavorable à la reconnaissance faciale. Deux lycées de la région PACA qui envisageaient d’utiliser la reconnaissance faciale pour contrôler l’accès à leurs locaux ne pourront exploiter des portiques biométriques. Le consentement libre et éclairé à la collecte de données personnelles n’avait pas été recueilli auprès des élèves, sous autorité des établissements concernés. De plus, le tribunal a estimé que la reconnaissance faciale est un procédé disproportionné pour gérer les entrées et sorties d’un lycée.

Plus récemment, dans son avis sur le budget 2021 de la mission Sécurités, le député Stéphane Mazars s’est penché sur l’usage de la reconnaissance faciale dans la police et la gendarmerie. Il précise que « si un recours plus importants à ces dispositifs devait être envisagé dans le futur, il serait opportun, eu égard aux enjeux en matière de libertés publiques, de fixer un cadre au niveau législatif ».

Des réserves ont été soulevées par la CNIL elle‑même. Dès 2018, elle a appelé à la tenue d’un débat démocratique sur les nouveaux usages des caméras vidéo, et en particulier sur les dispositifs de reconnaissance faciale.

Plus récemment, dans un document de novembre 2019 intitulé « ‘Reconnaissance faciale : pour un débat à la hauteur des enjeux », la CNIL insiste sur l’urgence et sur la nécessité de ce débat :

« Le recours croissant à ces systèmes, ainsi que la prise de conscience par les pouvoirs publics des opportunités et des risques qu’ils soulèvent, placent aujourd’hui cette technologie au centre du débat public.

Ce débat est essentiel, car, derrière les aspects techniques, il s’agit de procéder à des choix politiques et de dessiner certains contours du monde de demain : face à la puissance de cette technologie, comment concilier la protection des libertés et droits fondamentaux avec des impératifs de sécurité ou des enjeux économiques ? Comment préserver l’anonymat dans l’espace public ? Quelles sont les formes de surveillance acceptables en démocratie ?

De tels choix ne peuvent être opérés à l’abri des regards ou du contrôle démocratique, par à‑coups ou par accumulation, sans vision d’ensemble, d’initiatives ponctuelles et localisées. Sinon, le risque est grand que ces choix nous échappent, que des glissements progressifs conduisent à un changement de société non anticipé et non souhaité, que nous soyons, un jour, devant un fait accompli. Le choix politique ne doit pas être dicté purement et simplement par les possibilités techniques. De même, le débat politique ne doit pas se résumer à la question de savoir comment rendre « acceptables » certaines transformations numériques. Bien au contraire, le rôle du « politique » est de déterminer, parmi les usages possibles de ces technologies, lesquels sont réellement souhaitables, et de ne traiter l’enjeu de l’acceptabilité qu’à la fin du raisonnement, comme ultime étape et non comme postulat.

Tenir ce débat en France, c’est aussi permettre à notre pays de contribuer, en position de force, à un débat qui se joue aux niveaux européen et international, et de choisir librement son modèle de société numérique. Nous devons bâtir un véritable modèle européen, face aux usages parfois débridés ou déraisonnables de la reconnaissance faciale à travers le monde. Le moratoire décidé à San Francisco, au cœur d’une Californie en pointe sur la transformation numérique, symbolise au moins une chose : la vigilance, en matière de reconnaissance faciale, n’est pas d’arrière‑garde. »

Lors de la présentation du Baromètre 2019 de la confiance des Français dans le numérique, le secrétaire d’État au numérique d’alors avait annoncé vouloir lancer « une phase d’expérimentation de la reconnaissance faciale dans divers cas d’usage, et ensuite d’avoir un débat public et de prendre des décisions. » 

Il paraît étonnant de procéder dans cet ordre, plaçant le débat après l’expérimentation.

Au vu de tous ces éléments, nous ne pouvons faire l’impasse d’un débat public préalablement à toute expérimentation dans le domaine de la reconnaissance faciale.

Aussi, nous vous demandons, Mesdames, Messieurs, de bien vouloir adopter la proposition de résolution suivante :

 

 


proposition de rÉsolution

Article unique

L’Assemblée nationale, 

Vu l’article 341 de la Constitution, 

Vu l’article 136 du Règlement de l’Assemblée nationale, 

Considérant qu’il faut appréhender les enjeux techniques et en mesurer les risques et les opportunités soulevés ;

Considérant qu’il est nécessaire de parcourir le champ des usages potentiels et les conséquences qui peuvent en découler ;

Considérant qu’il convient de déterminer, parmi les usages possibles de ces technologies, lesquels sont réellement souhaitables ;

Considérant qu’il est important d’analyser les moyens à mettre en œuvre afin de protéger les données personnelles de nos concitoyens ;

Invite le Gouvernement à ouvrir et organiser un débat national en 2021 préalablement à toute expérimentation en matière de reconnaissance faciale.