Description : LOGO

N° 4818

_____

ASSEMBLÉE  NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 15 décembre 2021.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

tendant à la création d’une commission d’enquête sur la sûreté et la sécurité de la centrale nucléaire de Tricastin,

(Renvoyée à la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire, à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)

présentée par Mesdames et Messieurs

Mathilde PANOT, JeanLuc MÉLENCHON, Clémentine AUTAIN, Ugo BERNALICIS, Éric COQUEREL, Alexis CORBIÈRE, Caroline FIAT, Bastien LACHAUD, Michel LARIVE, Danièle OBONO, Loïc PRUD’HOMME, Adrien QUATENNENS, JeanHugues RATENON, Muriel RESSIGUIER, Sabine RUBIN, François RUFFIN, Bénédicte TAURINE, Hubert JULIENLAFERRIÈRE, Moetai BROTHERSON, Aurélien TACHÉ,

Député.es.


1

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Le vendredi 12 novembre 2021, le journal Le Monde révélait le dépôt de plainte d’un cadre de la centrale nucléaire de Tricastin sur des motifs de « mise en danger de la vie d’autrui », « infractions au code pénal, au code de l’environnement, au code du travail et à la réglementation relative aux installations nucléaires » et « harcèlement ». Cette plainte est sans précédent, puisque c’est la première fois qu’un cadre du nucléaire, « Hugo », membre de l’équipe de direction de la centrale de Tricastin, brise l’omerta dans ce milieu. Les révélations de « Hugo » ont été relayées par le journal Mediapart dans un article en date du 24 novembre 2021 axé sur le rôle et l’implication de l’Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN).

Aussi, il apparaît indispensable qu’une commission d’enquête puisse avoir lieu sur les dissimulations révélées en matière de sûreté, d’environnement et d’accidentologie mais aussi sur les conditions dans lesquelles se tiennent les visites de contrôle de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), afin d’éclairer leurs implications vis-à-vis de l’intérêt général. Une mise à plat est d’autant plus indispensable que le Président de la République a récemment annoncé la création de nouveaux réacteurs en France.

Pour une meilleure transparence de la gestion des incidents

En France, l’industrie nucléaire a ceci de particulier qu’elle menace à chaque instant la vie de plusieurs millions de personnes. Il suffit de penser qu’un incident grave à la centrale nucléaire de Nogent-sur-Seine entraînerait le déplacement de 12 millions de personnes pour comprendre le danger que fait planer l’industrie nucléaire en France.

En France, le principe de déclaration des événements significatifs de sûreté, d’environnement, de radioprotection… repose sur la confiance et la transparence de l’exploitant vis-à-vis de l’Autorité de Sûreté Nucléaire. L’ASN réalise régulièrement des inspections sur les sites nucléaires, qui sont pour la plupart programmées, et pour certaines inopinées. S’il arrive à l’ASN de détecter parfois des événements qui n’auraient pas été déclarés, il est difficile pour deux inspecteurs, le temps d’une seule journée d’inspection, de découvrir des événements qui auraient pu être dissimulés. Il existe en France, sur chaque centrale nucléaire, un groupe d’ingénieurs compétents sur des questions de sûreté et qui constitue la « Filière Indépendante de Sûreté ». Cette filière, dont la compétence n’est pas contestée, souffre en revanche d’un problème d’écoute. C’est ce qu’illustrent les révélations concernant la centrale nucléaire de Tricastin.

Pour une meilleure compréhension, il convient de préciser que, mise en service en 1980, la centrale nucléaire de Tricastin est l’une des plus vieilles centrales françaises. Le réacteur n° 1 dit « tête de série » de la centrale nucléaire de Tricastin est le premier des 32 réacteurs 900 MWe du parc à passer sa visite décennale des 40 ans pour prolonger son exploitation des 10 ans et ouvrir la voie à l’ensemble des réacteurs 900 MWe. L’enjeu financier pour le groupe EDF est donc considérable, de l’ordre de plusieurs dizaines de milliards d’euros par an pour l’ensemble du parc nucléaire. La visite décennale s’accompagne d’une enquête publique dans un contexte de problèmes et de mauvais résultats sûreté et environnement pour la centrale de Tricastin placée en « surveillance renforcée » dès 2017.

C’est dans ce contexte que des problèmes, récurrents, n’ont pas été systématiquement rapportés à l’ASN. Ainsi, la presse ([1]) relate divers incidents intervenus en 2017 et 2018 dans la centrale de Tricastin, soit juste avant la première visite des quarante ans pour un réacteur de 900 MWe.

Dans cette période, cette centrale a fait face à de multiples incidents. L’un des plus graves concerne une inondation interne dans plusieurs locaux sur trois niveaux dans la nuit du 29 au 30 août 2018. Un document interne à la centrale nucléaire de Tricastin a alors été émis par le chef d’exploitation en service, c’est-à-dire la personne qui a délégation directe du directeur de la centrale en matière de sûreté des installations. Dans ce document cité dans l’article du Monde et présenté dans l’enquête de France 2 au journal de 20 heures du 14 novembre 2021, il est fait état d’une « inondation interne dans plusieurs locaux et sur trois niveaux » survenue dans l’un des bâtiments électriques en zone nucléaire et atteignant jusqu’à 10 centimètres d’eau, comme on peut le voir dans la vidéo prise le jour de l’événement et diffusée dans le journal de France 2. Le chef d’exploitation ajoute que du matériel au niveau sûreté est présent. Selon son compte rendu, l’incident n’est toujours pas soldé 24 heures après sa découverte. Plus grave encore, la centrale ne disposait pas des outils adéquats pour résorber l’inondation : les agents EDF tentent de la résorber avec de simples raclettes et un aspirateur emprunté à un prestataire extérieur ! Dans le compte rendu du 16 octobre 2018 disponible sur le site de l’ASN et relatant cet événement, la version fournie par l’exploitant EDF ne reflète absolument pas la réalité des faits tels que rapportés par le chef d’exploitation. Il est question de « quelques écoulements » qui ont été immédiatement arrêtés, en moins d’une heure trente ! Dans le compte rendu de l’ASN, on peut lire que l’eau est passée dans un local hors zone contrôlée. L’eau contenait un niveau de radioactivité important en tritium radioactif dans plusieurs locaux. L’ASN ajoute enfin que « l’atteinte du sol ou de la nappe ne peut être totalement exclue ».

Seulement deux semaines après ce premier incident, un autre intervient, cette fois lié à la non-fermeture d’une vanne d’un système de sûreté. Il s’agit d’un « événement significatif de sûreté » qui doit faire l’objet d’une déclaration « automatique ». Pourtant, la direction s’oppose à cette déclaration, et ne déclare pas l’incident à l’ASN.

Si l’on remonte à 2017, le repli d’un réacteur – c’est-à-dire l’abaissement de la puissance d’un réacteur dû à un problème de pompe – n’est pas déclaré immédiatement à l’ASN, mais seulement l’année suivante. Cette déclaration a posteriori peut sembler anodine mais elle ne l’est pas. En effet, l’événement devant être déclaré l’année de sa survenue et les bilans « officiels » étant déjà rendus publics, cet événement n’entrera donc jamais en compte dans ces derniers.

Enfin, on peut signaler, toujours pour cette centrale, que les cas de surpuissance – un réacteur qui fonctionne au-delà de la puissance autorisée – très rares sur le parc nucléaire, sont relativement fréquents à la centrale de Tricastin. Lors d’un cas de surpuissance survenu le 15 juin 2017, la direction de la centrale fait pression sur les salariés pour maquiller l’incident et faire en sorte qu’il ne soit pas considéré comme un événement de niveau 2 sur l’échelle internationale des événements nucléaires.

Des conditions de travail affectées par ces dissimulations

Le corollaire de ces dissimulations, ce sont les pressions mises sur « Hugo », lanceur d’alerte, et sur de nombreux salariés de la centrale pour entretenir l’opacité mais aussi pour dissimuler l’accidentologie de la centrale nucléaire de Tricastin, paramètre qui pèse dans la classification des centrales nucléaires françaises.

C’est ainsi que la direction aurait fait également pression sur les salariés victimes d’accidents du travail. La direction opèrerait une dissimulation quasi systématique des accidents de travail nécessitant un arrêt. Lorsqu’un incident survient, la direction ferait, selon les éléments révélés, pression sur les responsables pour que l’arrêt ne soit jamais transmis à la CPAM, et requalifierait l’arrêt de travail en « aménagement de poste », de sorte que la centrale ne serait pas pénalisée en termes d’accidentologie.

Pour illustrer ces propos, il convient de préciser que le taux de fréquence, image de l’accidentologie des entreprises françaises, est de 2.7 en 2018 (avant la visite décennale) à la centrale nucléaire de Tricastin. Si l’on se réfère aux résultats de l’assurance maladie ([2]) cette même année 2018, le taux de fréquence le plus bas est détenu par le domaine « Banques et assurances » avec une valeur de 6.8, soit deux fois plus important que dans l’industrie nucléaire ! Comparativement, la métallurgie obtient un Tf de 16.8 et le BTP de 35.5.

Quant à « Hugo », loin d’être soutenu par sa hiérarchie dans son opposition à de telles pratiques, il lui est expressément demandé de se taire. Il est insulté par sa direction, méprisé, alors que ce dernier ne fait que son travail : veiller à la sûreté des installations de la centrale, et garantir la sécurité de la population.

À la suite de l’incident d’août 2018, « Hugo » est écarté de ses fonctions, et finalement mis en arrêt de travail, suite, vraisemblablement à une situation de harcèlement professionnel dont il est fait état dans la presse. Alors qu’il devait être réintégré dans ses fonctions en décembre 2018, une mutation d’office lui est imposée. La position de l’inspecteur de l’ASN, aussi inspecteur du travail, telle que rapportée par l’article de Mediapart est surprenante. En effet, l’inspecteur du travail valide, en pleine enquête pour harcèlement, la nouvelle mission de « Hugo » proposée par la Direction. Pourtant, le Code du travail interdit d’imposer un reclassement, une réaffectation ou une mutation pour avoir témoigné de harcèlement moral.

« Hugo » est un lanceur d’alerte. En effet, selon l’article 6 de la loi « Sapin 2 » du 9 décembre 2016 ([3]), un lanceur d’alerte est « une personne physique qui révèle ou signale, de manière désintéressée et de bonne foi, un crime ou un délit […] ou une menace ou un préjudice graves pour l’intérêt général, dont elle a eu personnellement connaissance ». Conformément à la loi, « Hugo » a d’abord alerté sa hiérarchie, avant de saisir la justice à travers un dépôt de plainte devant le tribunal judiciaire de Paris.

Omerta et dissimulation

Les éléments relatés dans la presse traduisent une véritable « politique de dissimulation », avec une volonté de cacher aux enquêteurs de l’ASN ces incidents. Les faits rapportés interrogent aussi le rôle joué par l’ASN dans ces événements.

Loin d’être des cas isolés, ces irrégularités s’inscrivent dans un problème systémique : c’est aux centrales elles-mêmes de déclarer les incidents à l’ASN. En France, l’ensemble du rôle de contrôle des centrales nucléaires est porté par la seule Autorité de Sûreté Nucléaire. Elle concentre l’ensemble des compétences et des pouvoirs de « gendarme du nucléaire », sans contradictoire ni remise en question de son seul jugement. Les révélations ont montré les limites de ce fonctionnement et appellent à des investigations indépendantes, qu’il est impossible de faire reposer sur les seules conclusions de l’ASN, à la fois juge et partie.

Cette commission d’enquête vise à faire la lumière sur les multiples incidents dissimulés par la direction de la centrale de Tricastin à l’ASN. Elle a pour objectif d’apporter toute explication utile quant à la dissimulation dénoncée, ainsi que les possibles manquements dans les investigations réalisées par l’ASN. Cette commission invite à une réflexion en profondeur sur les mécanismes de contrôle et de surveillance dans le domaine du nucléaire. Enfin, la commission se donne pour mission de formuler un certain nombre de recommandations afin de mieux garantir la sûreté nucléaire en France, de faire l’analyse de la suffisance du contrôle des centrales nucléaires qui repose aujourd’hui sur la seule Autorité de sûreté Nucléaire, de revaloriser les prérogatives de la Filière Indépendante de Sûreté des centrales nucléaires, et de protéger le statut de lanceur d’alerte dans l’industrie nucléaire française.


proposition de rÉsolution

Article unique

En application des articles 137 et suivants du Règlement de l’Assemblée nationale, il est créé une commission d’enquête de trente membres chargés d’évaluer la chaîne de responsabilité lors des divers incidents intervenus dans la centrale de Tricastin depuis 2017, d’examiner le rôle de l’Autorité de sûreté nucléaire et les informations qui lui sont parvenues sur ces incidents, d’examiner le rôle de la filière indépendante de sûreté des centrales, d’évaluer les conditions de travail des agents et sous-traitants de la centrale, d’évaluer le respect des procédures de sûreté et de sécurité ainsi que le respect des procédures relatives aux ressources humaines et aux risques psycho-sociaux, d’évaluer la prise en compte des alertes internes, d’apprécier la qualité des moyens mis en œuvre pour parer aux risques, d’évaluer les conditions mises en œuvre de la prolongation de la centrale au-delà de quarante ans.


([1]) « Centrale nucléaire de Tricastin : des dissimulations en cascade », Mediapart, 24 novembre 2021 ; « Nucléaire : un cadre de la centrale du Tricastin dénonce une « politique de dissimulation » d’incidents de sûreté », Le Monde, 12 novembre 2021

([2]) Tableaux de synthèse des statistiques de la sinistralité 2019 de la branche ATMP du régime général – Risques professionnels en page 5/13

([3]) Loi n° 20161691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique (dite loi « Sapin 2 »)