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N° 203

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

SEIZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 9 août 2022.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

visant à réguler le secteur de la livraison alimentaire à domicile,

 

 

présentée par

Mme Maud GATEL,

députée.

 

 


1

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

La crise sanitaire et les confinements successifs ont donné lieu à un essor sans précédent de la livraison de produits alimentaires. En effet, le chiffre d’affaires du commerce alimentaire en ligne a augmenté de 51 % en deux ans pour atteindre 9 milliards d’euros en 2021 ([1]). Celui de la livraison à domicile a enregistré une hausse de 37 % entre 2019 et 2020. Aujourd’hui, la part de marché du commerce alimentaire en ligne s’élève à 8,7 % dont 0,5 % pour la livraison à domicile ([2]). Les courses alimentaires en ligne représentent 46 % de la croissance de l’e‑commerce en 2020 avec plus de 14 milliards d’euros de ventes ([3]). Si le poids des “commerçants express” reste limité - 122 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2021, leur croissance est très rapide (+ 86 %).

Nous assistons à l’avènement d’un marché qui attire une multitude d’acteurs avec d’ores et déjà des conséquences sur la physionomie des villes, et qui pose des questions quant à la concurrence entre acteurs, les droits sociaux des travailleurs ou encore la lutte contre le gaspillage alimentaire et les déchets plastiques.

Si certaines entreprises s’étaient positionnées sur le secteur avant la pandémie, leur activité a connu une croissance exponentielle à partir de 2020. Aussi, assistons‑nous à l’apparition d’une multitude d’acteurs qui viennent redistribuer les cartes du secteur du commerce. Le « quick commerce » ou « commerce express » reste néanmoins un secteur très concentré. D’une part, en termes de revenus, puisque 97 % des dépenses sont effectuées auprès de 5 acteurs (Frichti, Kol, Cajoo, Gorillas, Picnic). D’autre part géographiquement, puisque le modèle de ces entreprises repose sur les centres urbains si bien que Paris représente 32 % de ces dépenses ([4]) avec un taux de pénétration à Paris (11,5 %) plus de 7 fois supérieur à celui du reste de la France et concentre 19 des 23 entreprises aujourd’hui en activité.

L’engouement des consommateurs se manifeste aussi pour le secteur de la restauration en ligne. À cet égard, le cabinet Food Service Vision estime qu’un Français sur deux a recours à une plateforme de livraison de repas à domicile ([5]). La proportion des Français ayant recours à la livraison est passée de 40 % à 46 % entre 2019 et 2020 ([6]).

Dans le même temps, le chiffre d’affaires du secteur de la livraison de repas à domicile représente aujourd’hui plus de 8,7 milliards d’euros, avec une croissance extrêmement soutenue de +140 % ([7]). On estime à 4 500 le nombre de marques virtuelles de restauration ([8]) si bien que sur 25 000 restaurants présents sur UberEats en 2020, 1 500 étaient des dark kitchen ou « cuisines virtuelles » dont 60 % implantés à Paris ([9]). La livraison pourrait représenter 19 % du chiffre d’affaires des restaurants ‑ soit 10,3 milliards d’euros ‑ d’ici 2024. Un phénomène en très forte croissance qui pose des questions en matière de droits sociaux, de respect des obligations environnementales, d’information consommateur, de transparence mais aussi de relations avec les collectivités territoriales et avec les fournisseurs.

« Dark store », ou « entrepôts fantômes » et « dark kitchen » ou « cuisines virtuelles » constituent deux faces d’un même phénomène, la livraison de nourriture à domicile, dont le modèle repose sur une expansion rapide, parfois au détriment de la rentabilité de court terme, pour évincer les concurrents et s’imposer le plus rapidement possible sur le marché. Ces acteurs opèrent des levées de fonds à plusieurs millions d’euros : sur les six premiers mois de 2021, plus de 2 milliards d’euros ont ainsi été récoltés par les entreprises du secteur ([10]).

D’un autre côté, les acteurs historiques de la grande distribution, dont la majorité s’était déjà lancée dans la livraison à domicile et dans la préparation de commandes à venir chercher (“drive piéton”), cherchent à participer au mouvement en s’associant, au moyen de partenariats et prises de participation au capital, à ces nouveaux acteurs pour investir le marché.

L’explosion de la livraison alimentaire à domicile s’inscrit dans une tendance longue d’évolution du commerce. Elle fait désormais partie des habitudes de consommation, notamment des citadins et un retour à la situation ante est peu probable.

Dans cette course effrénée, les pouvoirs publics doivent renforcer les dispositions existantes pour édicter un cadre clair et équitable, permettant un développement soutenable de l’activité des acteurs notamment en matière sociale et environnementale. Ce cadre devra aussi permettre de prévenir les externalités négatives engendrées par la multiplication des “drive piétons” non accolés à un magasin physique, des “entrepôts fantômes” et “cuisines virtuelles” sur la vitalité et l’attractivité de nos villes, l’occupation de l’espace public, la sécurité routière et les distorsions de concurrence avec les acteurs traditionnels.

La multiplication des magasins de commerce alimentaire en ligne a généré de nombreuses externalités négatives que les municipalités peinent à endiguer. Parmi elles, la pollution de l’air et la pollution sonore, les risques sur le plan de la sécurité routière ou encore l’encombrement de l’espace public, voire sa privatisation. Leur implantation durable fait craindre la dévitalisation des centres‑villes du fait d’un risque accru de mono‑activité et d’absence d’accueil du public. C’est pourquoi les communes ont commencé à activer les outils à leur disposition, au premier rang desquels le pouvoir de police du maire et le plan local d’urbanisme via les leviers du changement de destination ou des voies protégées, pour réguler l’implantation de ces acteurs.

Sur les 60 « dark stores » ou « entrepôts fantômes » parisiens, 14 se situent sur un tronçon de voie protégée au titre de la protection du commerce et de l’artisanat et 23 % d’entre eux s’inscrivent dans des linéaires commerciaux protégés. 75 % des “drive piétons” non accolés à un magasin physique sont localisés sur ces linéaires commerciaux protégés. Parmi les « dark kitchen » ou « cuisines virtuelles » recensées par l’Atelier parisien d’urbanisme (Apur), 40 % se situent dans une zone soumise à une protection commerciale au titre du plan local d’urbanisme de Paris ([11]). Les leviers pour limiter leur implantation existent d’ores et déjà, mais méritent d’être renforcés.

Le principal défi que pose l’apparition des acteurs de la livraison alimentaire à domicile est celui de leur qualification, de laquelle doit découler un certain nombre de droits et d’obligations.

Le code de la consommation ([12]) définit la vente à distance par le mode de conclusion du contrat de vente ou de prestation de service qui a lieu sans la présence physique simultanée du vendeur et de l’acheteur, c’est‑à‑dire sans que ce dernier puisse voir, in concreto, le produit au moment de son engagement.

Au regard des règles d’urbanisme ([13]), les « dark stores » ou « entrepôts fantômes » sont aujourd’hui considérés soit comme des commerces et activités de service (restauration, commerce de gros, commerce de détail) soit comme d’autres activités des secteurs secondaire ou tertiaire (des entrepôts, c’est‑à‑dire des constructions destinées au stockage des biens ou à la logistique). Or, ces deux régimes emportent des obligations différentes, notamment en matière de règles d’occupation des sols dans les zones densément peuplées.

De la même manière, le choix de codes NAF et APE diffère selon les entreprises du secteur et contribue à aggraver les distorsions de concurrence avec les acteurs traditionnels et entre entreprises du « commerce express » ellesmêmes. À cet égard, une partie d’entre elles a préféré appliquer la convention collective de l’ecommerce, moins contraignante, alors que les supermarchés traditionnels sont rattachés à celle du commerce de détail et de gros à prédominance alimentaire du 12 juillet 2001.

Ainsi, l’établissement d’une juste règlementation doit reposer sur une définition claire et globale de ce que sont les “drive piétons” non accolés à un magasin physique qui se développent et les entreprises du « commerce express ». Celle‑ci pourrait reprendre la notion de zone de stockage sans accueil du public dont les obligations varieraient en fonction du chiffre d’affaires.

Les « dark stores » ou « entrepôts fantômes » sont le plus souvent d’anciens commerces ou services commerciaux, bureaux, commerces de gros, cabinets médicaux ou encore parkings. Une grande majorité d’entre eux, 80 % à 90 %, sont des anciens supermarchés d’une superficie allant de 200 m2 à 600 m2, ce qui permet à de nombreux « magasins fantômes » de s’affranchir de la fiscalité et de certaines contraintes qui s’appliquent sur les surfaces de plus de 400 m2. D’autres distorsions de concurrence sont observées en matière de négociations commerciales, d’écoconception des emballages, de limitation des promotions, de seuil de revente à perte ou encore d’horaires d’ouverture.

De la même manière, la question de l’accueil du public est également déterminante dans la mesure où les magasins physiques, parce qu’ils sont qualifiés d’établissements recevant du public (ERP), doivent se mettre en conformité avec les normes d’accessibilité et de sécurité incendie.

Certaines entreprises mettent en avant leur responsabilité sociétale et font des conditions de travail des travailleurs indépendants un argument marketing. Plusieurs startups se targuent de proposer des CDI à leurs livreurs, d’aménager un espace de repos au sein de leurs magasins, de les équiper, de limiter leur charge ou encore de les former à la sécurité routière.

Ces standards relèvent néanmoins de la bonne volonté des dirigeants, ne sont aucunement encadrés et créent une distorsion de concurrence entre acteurs. Un socle social doit être imposé aux acteurs du « commerce express », lequel prévoirait des obligations contractuelles de base, la mise à disposition d’une salle de repos obligatoire, une limitation des charges à transporter, des temps de repos obligatoires, l’interdiction de la rapidité sur la route comme critère de notation… afin d’affirmer un cadre social au secteur.

Sur ce plan, il convient de poursuivre le travail mené sur le dialogue social au sein du secteur et en particulier les avancées introduites par la loi du 7 février 2022 relative aux modalités de représentation des travailleurs indépendants recourant pour leur activité aux plateformes. À cet égard, la création, par l’ordonnance du 21 avril 2021 de l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi, chargée de réguler les relations sociales entre plateformes et travailleurs indépendants, pose un premier cadre qu’il convient de renforcer afin de veiller au respect des droits des travailleurs.

L’agenda européen ouvre également la voie à l’amélioration des conditions d’exercice des travailleurs des plateformes et remet la question de la responsabilité des géants du numérique au cœur du débat sur l’économie digitale. Au‑delà du statut des travailleurs, cette responsabilité s’exprime à l’égard des entreprises, via la publicité des algorithmes de référencement et une exigence de contrôle, des recours possibles contre les dé‑référencements, et sur les consommateurs, au travers de la qualité et la transparence des informations fournies et la collecte des données à caractère personnel.

L’objet de cette proposition de résolution est donc de fournir un cadre juste et équitable, mieux‑disant socialement et environnementalement parlant pour les entreprises du secteur, leurs concurrents mais aussi pour les travailleurs et les consommateurs.


proposition de rÉsolution

Article unique

L’Assemblée nationale,

Vu l’article 34‑1 de la Constitution,

Vu l’article 136 du Règlement de l’Assemblée nationale,

Considérant que le marché de la livraison alimentaire à domicile ne cesse de s’étendre et que cette dynamique entraîne l’apparition de nouveaux acteurs aux capacités d’investissement massives leur permettant de capter un grand nombre de locaux commerciaux de taille intermédiaire dans les centres urbains ;

Considérant que le cadre juridique relatif aux règles d’implantation de ces entrepôts, qui n’accueillent pas de public, pourrait être renforcé pour prévenir les atteintes à la physionomie des centres urbains, à la vitalité et à l’attractivité des centres‑villes et à la qualité de vie des riverains ;

Considérant que l’absence de qualification juridique unique des entreprises du commerce express entraîne des distorsions de concurrence entre les acteurs eux‑mêmes et vis‑à‑vis des commerces traditionnels ;

Considérant que ces distorsions se posent en matière de régime fiscal, de conditions de travail des livreurs et préparateurs de commandes, de respect des règles relatives à la lutte contre le gaspillage alimentaire, à la lutte contre la production plastique, aux horaires d’ouverture, à la transparence de l’information transmise et à la gestion et au traitement des données des salariés et des consommateurs ;

Considérant que les règles d’hygiène qui pèsent sur les cuisines virtuelles reposent sur un régime déclaratif et, qu’en l’absence de contrôle systématique sur les volets salubrité, sécurité et hygiène, certaines d’entre elles peuvent représenter un risque pour la santé du consommateur et pour la sécurité des riverains ;

Invite le Gouvernement à mener une réflexion sur une définition des entreprises de livraison alimentaire à domicile qui ne sont aujourd’hui ni considérées, au sens de l’article R. 151‑27 du code de l’urbanisme, comme des commerces et activités de service, ni comme d’autres activités des secteurs secondaire ou tertiaire. Cette définition pourrait reprendre la notion de zone de stockage sans accueil du public dont les obligations varieraient en fonction du chiffre d’affaires et s’appliquer à de nouveaux codes « nomenclature des activités françaises » et « activité principale exercée » desquels découleraient une convention collective spécifique et des obligations sociales et environnementales en ligne avec les ambitions les plus exigeantes ;

Recommande, selon la classification retenue, d’accoler à cette catégorie de commerces un certain nombre d’obligations. Parmi celles ayant trait à la protection des travailleurs, pourraient figurer un contrôle du respect des conditions relatives au statut de l’auto‑entrepreneuriat, l’obligation de fournir un équipement, l’encadrement du poids des charges à transporter ou encore de rendre obligatoire une salle de repos et l’obligation de recourir à des modes de livraison propres. Aussi, afin d’assurer une concurrence loyale avec les acteurs traditionnels du commerce, ce nouveau statut pourrait prévoir d’inclure les entreprises du « commerce express » au champ de la règlementation relative à l’information du consommateur en matière de provenance des viandes, de présence d’allergènes ou encore d’affichage du nutriscore, aux lois Egalim 1 et 2, à la législation en vigueur en matière de traitement et de conservation des données à caractère personnel, aux obligations relatives à la lutte contre le gaspillage et la production plastique ainsi qu’au régime fiscal des commerces alimentaires ;

Encourage le Gouvernement à faire connaître voire à renforcer les leviers d’action des collectivités territoriales pour encadrer l’installation des commerces express. La création d’une sous‑catégorie de destination permettrait d’étendre la possibilité pour les municipalités d’agir sur le changement de destination d’un local au titre de la protection de l’environnement urbain telle que prévu par la directive 2006/123/CE du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2006 relative aux services dans le marché intérieur sans grever leurs finances. D’autres dispositions pourraient être envisagées pour accompagner l’installation de magasins fantômes comme l’interdiction d’opacifier les vitrines ou l’obligation de nommer un référent chargé de la gestion des troubles du voisinage ;

Appelle l’attention du Gouvernement sur la possibilité d’exclure totalement l’exercice de l’activité de préparation de repas pour la livraison dans des locaux non professionnels et de renforcer les obligations des plateformes dans le contrôle de l’information transmises aux consommateurs ;

Invite le Gouvernement à tirer profit de l’agenda européen pour renforcer la responsabilité des plateformes en exigeant un contrôle de leurs prestataires via la rédaction d’une charte et la présentation de certaines autorisations administratives, en rééquilibrant le rapport de force entre entreprises et plateformes pour lutter contre les abus de position dominante de ces dernières en particulier en matière de référencement ;

Plaide pour que cette réflexion s’inscrive, face à la concurrence des géants de l’e‑commerce, dans le cadre d’une véritable politique industrielle afin d’accompagner le développement de champions européens.


([1]) IRI pour LSA, décembre 2021

([2]) LSA Focus n°7, juillet 2021

([3]) Cabinet Forrester Research

([4]) IRI pour LSA, décembre 2021

([5]) Food Service Vision

([6]) Cabinet Food Service Vision

([7]) IRI pour LSA, décembre 2021(

([8]) Food Service Vision (avril 2021)

([9]) Le Figaro, « «Dark Kitchen» : ces restaurants 2.0 dopés par la crise sanitaire » (décembre 2020)

([10]) Les Echos, « Livraison de courses : le phénomène des « dark stores » gagne la France » (juin 2021)

([11]) Apur, février 2022

([12]) article L.221-1

([13]) article R151-27 du code de l’urbanisme