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N° 509

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

SEIZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 22 novembre 2022.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

tendant à création d’une commission d’enquête
portant sur les conditions du naufrage ayant causé
la mort de 27 personnes survenu entre la France et l’Angleterre
dans la nuit du 23 au 24 novembre 2021,

(Renvoyée à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale
de la République, à défaut de constitution d’une commission spéciale
dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.),

présentée par Mesdames et Messieurs

Gabriel AMARD, Danièle OBONO, Carlos Martens BILONGO, Mathilde PANOT, Nadège ABOMANGOLI, Laurent ALEXANDRE, Ségolène AMIOT, Farida AMRANI, Rodrigo ARENAS, Clémentine AUTAIN, Ugo BERNALICIS, Christophe BEX, Manuel BOMPARD, Idir BOUMERTIT, Louis BOYARD, Aymeric CARON, Sylvain CARRIÈRE, Florian CHAUCHE, Sophia CHIKIROU, Hadrien CLOUET, Éric COQUEREL, Alexis CORBIÈRE, Jean‑François COULOMME, Catherine COUTURIER, Hendrik DAVI, Sébastien DELOGU, Alma DUFOUR, Karen ERODI, Martine ETIENNE, Emmanuel FERNANDES, Sylvie FERRER, Caroline FIAT, Perceval GAILLARD, Raquel GARRIDO, Clémence GUETTÉ, David GUIRAUD, Mathilde HIGNET, Rachel KEKE, Andy KERBRAT, Bastien LACHAUD, Maxime LAISNEY, Arnaud LE GALL, Antoine LÉAUMENT, Élise LEBOUCHER, Charlotte LEDUC, Jérôme LEGAVRE, Sarah LEGRAIN, Murielle LEPVRAUD, Élisa MARTIN, Pascale MARTIN, William MARTINET, Frédéric MATHIEU, Damien MAUDET, Marianne MAXIMI, Manon MEUNIER, Jean‑Philippe NILOR, Nathalie OZIOL, François PIQUEMAL, Thomas PORTES, Loïc PRUD’HOMME, Adrien QUATENNENS, Jean‑Hugues RATENON, Sébastien ROME, François RUFFIN, Aurélien SAINTOUL, Michel SALA, Danielle SIMONNET, Ersilia SOUDAIS, Anne STAMBACH‑TERRENOIR, Bénédicte TAURINE, Andrée TAURINYA, Matthias TAVEL, Aurélie TROUVÉ, Paul VANNIER, Léo WALTER,

députés.


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EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Selon le rapport du gouvernement britannique “Irregular migration to the UK, year ending December 2021”, près de 28 526 traversées sur des embarcations de fortune ont été tentées en 2021 entre la France et l’Angleterre. En 2022, 40 000 migrants ont déjà tenté la traversée de la Manche soit une augmentation de près de 50 %.

Cette situation est le résultat de la multiplication des conflits armés, de la destruction des économies locales par la mondialisation et du réchauffement climatique. Elle force à l’exil des milliers d’individus et les conduit à prendre des risques importants. L’exil est toujours un départ forcé. C’est une déchirure profonde pour quiconque se retrouve arraché à sa terre en raison de la guerre, de la misère, de problèmes environnementaux liés à l’eau, au sol, aux troubles sociaux, à l’absence de droits fondamentaux. Ces destins tragiques, ces vies brisées, ces jeunesses arrachées se matérialisent toujours dans les témoignages bouleversants de celles et ceux qui ont connu l’exil.

Depuis le premier semestre 2021, les traversées maritimes de la Manche constituent la voie principale utilisée pour rejoindre le Royaume‑Uni. La précarité des moyens utilisés pour traverser (canots gonflables équipés de moteur, appelés « small boats », paddles, canoë‑kayaks) révèlent le désespoir de celles et ceux qui prennent la mer.

Au cours d’une traversée, dans la nuit du 23 au 24 novembre 2021, 27 personnes ont péri, dont six femmes et une fillette.

Depuis, des publications laissent présager une responsabilité des secours français et notamment du CROSS dans ce drame. Ainsi, lundi 13 novembre 2022 le journal « Le Monde » révélait le scandale de l’organisation des sauvetages dans la Manche et la coordination inefficiente des secours entre la France et l’Angleterre. Le Mercredi 16 novembre 2022, « Le Canard enchaîné » détaillait les conversations entre le Centre Régional Opérationnel de Surveillance et de Sauvetage (CROSS) et les migrants présents dans l’embarcation en difficulté.

Ces communications, qui résultent de l’ouverture de l’information judiciaire, font état de la négligence de la prise en compte des alertes répétés des passagers la nuit du 24 novembre. Cette nuit‑là, entre 1h48 et 4h23, le CROSS a reçu une vingtaine d’appels de détresse du bateau, qui avait embarquait 34 exilés originaires du Kurdistan, d’Iran, de Somalie, d’Égypte ou encore du Vietnam comme le révèle l’un des rescapés du naufrage.

Il ressort de son témoignage que les migrants étaient partis entre 22 heures et 23 heures la nuit du 23 novembre, des environs de Loon‑Plage à l’ouest de Dunkerque vers l’Angleterre à bord d’un canot pneumatique. Tous avaient sur leur téléphone les numéros des secours français et anglais pour permettre la géolocalisation du bateau qui sera identifié sous le code « migrant 7 ». Très vite, l’eau pénètre dans l’embarcation de fortune. Seulement 14 d’entre eux disposent de gilets de sauvetage.

A 1h43, l’un des passagers appelle le Centre Régional Opérationnel de Surveillance et de Sauvetage (CROSS) Gris‑Nez. S’ensuit une première discussion entre le passager et l’adjointe cheffe de quart du CROSS : « Nous avons besoin d’aide (…) le moteur est cassé. S’il vous plaît » dit la personne en détresse. L’opératrice lui répond de lui transmettre sa position via l’application de messagerie WhatsApp « sans quoi on ne peut vous envoyer des secours » répond‑t‑elle. 3 minutes plus tard, le Samu transmet au CROSS l’appel d’un autre passager avec la localisation du bateau, l’opératrice affirme : « j’appelle le bateau de sauvetage ». Dix‑huit minutes plus tard, soit à 2h06, le CROSS Gris‑Nez transmet à Douvres ( centre de coordination des secours anglais ) les coordonnées de géolocalisation de « Migrant 7 » car il serait à 1,1 km des eaux anglaises.

À 2h28, les écoutes mettent en évidence que le centre de secours Français fait porter la responsabilité au centre de coordination des secours anglais : « Migrant 7 est dans votre zone » affirme le CROSS Gris‑Nez aux garde‑côtes britanniques. La cheffe de quart ajoute en réponse au Samu du Pas‑de‑Calais qui prend des nouvelles « Eh bien, voilà ils (le migrants) ont touché les Anglais, donc il faut qu’ils appellent maintenant le 999. On a eu leur localisation par Whatsapp, et ils sont chez les Anglais. On a prévenu les Anglais ». À 2h47 les naufragés réitèrent leurs appels à l’aide au CROSS de Gris‑Nez. Mais la permanence répond : « Stop ! Stop ! Stop ! Je ne peux pas vous aider (…). Je vous transfère aux autorités britanniques (…) Appelez le 999. Restez calmes ! ». » Il comprend rien ! » ; « Oh, ça m’énerve ».

À 3h31, l’un des passagers réitère ses appels à l’aide au CROSS qui répond « Désolée vous êtes dans les eaux anglaises, monsieur ». Il exprime son désespoir : « Pas les eaux anglaises ! Les eaux françaises, pouvezvous venir vite ». La réponse qui s’en suit est cinglante : « Non, vous êtes dans les eaux anglaises. Je vous transfère aux gardes côtes britanniques ». Le cynisme des secours français est glaçant : « Ah, ben, si t’attends pas, tu seras pas sauvé, ça te fera les pieds ». « Bah, je t’ai pas demandé de partir ». » Les Anglais, ils vont vite s’occuper d’eux, parce que ça va me gonfler, là. »

De 3h42 à 4h11, les secours français et britanniques se renvoient la responsabilité. À 3h42, ni le « Flamant », patrouilleur de la Marine nationale, ni le « Valiant » de la Royal Navy ne se dirigent vers l’embarcation en grande difficulté. Le CROSS demande aux britanniques s’ils disposent d’un bateau de sauvetage pour « migrant 7 ». Le CROSS va cependant demander aux Britanniques d’ » accélérer » leurs secours. « Trentecinq à quarante minutes » estiment les garde‑côtes du centre de coordination des secours anglais.

 

À 3h49, la retranscription des appels parue dans le « Canard enchainé » fait état d’ « appels sans relâche » de « Migrant 7 » notifié par le Samu au CROSS. Les naufragés rappellent : « Pourquoi ne venez‑vous pas ? ». Il est fait état des appels répétés à 4h03, 4h09, 4h11… D’autres échanges sont stupéfiants : « Je vais lui sortir la phrase magique (au migrant) : « Pas de localisation, pas de bateau de sauvetage ! ». À 4h16 : « Quel est le problème ? Arrête d’appuyer sur les boutons, il est con, lui. » Les naufragés supplient : « Nous mourrons… Nous n’avons pas internet, envoyez un hélicoptère (…) Il fait si froid ». Au même moment, un navire marchand présent dans la zone, « le Concerto » indique au CROSS sa disponibilité pour venir en aide aux naufragés qu’il présente comme un bateau à l’arrêt. L’officier du CROSS répond : « Nous sommes au courant de la situation, vous pouvez passer votre chemin ».

À 4 h 22, dernier appel, derniers signes de vie. Les corps seront retrouvés le lendemain, à 14 heures, par un navire de pêche.

Plus généralement, une plainte de l’association Utopia 56 adressée au procureur de la République de Paris dénonce l’absence d’une politique efficiente dans l’organisation des sauvetages sur cette zone, de l’« état de dénuement extrême » et des violences que subissent les exilés. Elle dresse ainsi un constat saisissant sur la situation des sauvetages dans la Manche. L’association serait « régulièrement appelée par des personnes qui ne parviennent pas à joindre les secours alors qu’elles ont entrepris de traverser la Manche ». Les bénévoles disent recevoir régulièrement des appels de personne en détresse qu’ils transmettent directement au centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage (CROSS) de Gris‑nez, et constater de manière récurrente des négligences dans le traitement et la prise en compte des appels de détresse de la part des services de secours en mer britanniques comme français. Ils citent en exemple le cas d’une embarcation en détresse quelques jours avant le naufrage du 24 novembre 2021. Les naufragés auraient transmis ces témoignages : « Nous avons appelé tous les numéros, ils ne répondent pas, je ne sais pas quel est leur problème. Personne ne veut nous répondre. Ils se moquent vraiment de nous. (…) Des fois, ils déclinent notre appel et des fois ils répondent à notre appel et nous répondent sur le ton de l’humour. Par exemple, j’appelle le 999, ils me disent d’appeler celui des Français et si j’appelle celui des Français, ils me répondent d’appeler le RoyaumeUni. Les deux se rient de nous ».

Comme le soulignent les associations, le nord de la France n’est qu’une étape d’un parcours long et fatigant, lors duquel les personnes multiplient les expériences de rejet, d’exclusion, d’hostilité et de violence. Le Bulletin mensuel des observations des expulsions menées par Human Rights Observers démontre la stratégie politique consistant à éviter les « points de fixation » des personnes en transit. Ce bulletin note l’escalade permanente des expulsions de plus en plus fréquentes et violentes dans le Dunkerquois. Au cours de ces opérations, une grande partie des abris, biens de première nécessité et affaires personnelles sont détruits, comme lors des expulsions de grande ampleur menées à Dunkerque les 8, 15, 20, 27 et 28 septembre 2022. On a pu voir sur de nombreuses preuves filmées les images des tentes lacérées. D’après le rapport d’enquête de Marta Lotto, On the Border, écrit auprès des personnes bloquées à la frontière franco‑britannique, 77 % des personnes rencontrées se sont vu confisquer ou dégrader des effets personnels lors des expulsions. Ces agissements produisent de l’angoisse et un épuisement psychologique constant. Ces opérations s’accompagnent souvent de contrôles d’identités abusifs (Cour de cassation, 25 avril 1985, N° de pourvoi 84‑92916) et donnent lieu à des arrestations puis des placements en rétention à la chaîne.

Cette stratégie sécuritaire française de dissuasion a pour but d’éloigner et d’invisibiliser les personnes exilées sur le littoral, en détruisant tous les deux jours voir tous les jours à Calais les campements et toutes les semaines pour Grande‑Synthe. Cette stratégie est qualifiée de harcèlement par les associations et considérée comme inefficace et délétère par la CNCDH en 2021 et par le Défenseur des droits à de très nombreuses reprises.

Cette doctrine conduit à ce que ces personnes exilées dans l’attente de leur traversée, dépourvues de tout abri, se trouvent dans un état de dénuement et de fatigue extrêmes. Depuis janvier 2020, la Préfecture du Nord‑Pas de Calais et Madame Natacha Bouchart, la maire de Calais ont pris des arrêtés interdisant la distribution de nourriture et d’eau à titre gratuit aux exilées. Par une décision prise le 12 octobre dernier, le tribunal administratif reconnaît que « les distributions assurées par l’État sont quantitativement insuffisante » et que les arrêtés n’ont pour seul effet que de « compliquer considérablement la possibilité pour ces populations précaires d’accéder, à des distances raisonnables de leurs lieux de vies qui soient compatibles avec la précarité de leurs conditions, à des biens de première nécessité ».

Ainsi, en 30 ans l’État a mis en place 23 accords de sécurisation de la frontière, le dernier datant du 14 novembre. Ces accords s’inscrivent exclusivement dans le durcissement de la militarisation à Calais pour empêcher les départs. Les 425 millions d’euros dépensés en 2017 n’ont servi qu’à renforcer la militarisation des côtes françaises à Calais plutôt qu’à garantir l’accueil digne et la sécurisation du parcours. Comme le révèle la « commission d’enquête sur les migrations, les déplacements de populations et les conditions de vie et d’accès au droit des migrants, réfugiés et apatrides en regard des engagements nationaux, européens et internationaux de la France » de Mme Sonia Krimi et M. Sébastien Nadot, en 2020, le déploiement de 337 agents de forces de l’ordre « mobiles » CRS et escadrons de gendarmes se sont succédé le long du littoral pour prendre en charge l’évacuation des camps à Calais ou la confiscation des biens. Ce déploiement a coûté au moins 86 millions d’euros à l’État pour la seule année 2020.

Ces effectifs viennent grossir les rangs des effectifs de forces territoriales déjà implantées en permanence sur place dont ceux de la police aux frontières (PAF). Les dispositifs de sécurité sont démentiels : plus de 100 véhicules mobiles » ont été achetés par la France, dont » des quads, 4×4, bateaux de type Zodiac, véhicules dotés de moyens de surveillance et de détection perfectionnés », a ainsi annoncé le ministère en novembre 2021. Il faut ajouter à cela » des caméras thermiques, 300 lampes » ou encore » 160 projecteurs d’éclairage tactique » et » des moyens d’interceptions et de communication ». Le coût total de ces équipements s’élève à 11 millions d’euros.

Le 24 novembre 2021, le Président Macron déclarait que « la France ne laissera pas la Manche devenir un cimetière ». Pourtant, les départs sont en augmentation et rien n’est fait pour endiguer l’escalade meurtrière. C’est ainsi que 85 % des dépenses sont consacrées à la répression et seulement 15 % pour l’accueil. De toute évidence, la multiplication des traversées en bateaux de fortune dans la manche s’explique par le durcissement de l’ensemble des mesures de contrôles et de sécurité.

A l’aune de ces informations, nous formulons la demande d’une commission d’enquête. Celle‑ci vise à évaluer la responsabilité des secours Français dans le naufrage et la mort de 27 personnes ainsi que le manque de coordination entre la France et l’Angleterre dans cette zone. Cette commission d’enquête doit aussi faire la lumière sur les choix opérés par l’État en matière de gestion migratoire à Calais et sur les côtes françaises, et sur l’incidence de cette politique dans l’augmentation de traversées dans des conditions dangereuses.


proposition de rÉsolution

Article unique

En application des articles 137 et suivants du Règlement de l’Assemblée nationale, il est créé une commission d’enquête de trente membres chargée :

1° d’évaluer la responsabilité des secours français dans le naufrage survenu dans la nuit du 23 au 24 novembre 2021 et ayant entraîné la mort de 27 personnes ;

2° d’évaluer le manque de coordination des opérations de sauvetages entre les autorités françaises et anglaises en Manche ;

3° d’établir l’incidence des choix opérés par l’État en matière de gestion migratoire à Calais et sur les côtes françaises sur l’augmentation de traversées dans des conditions dangereuses ;

4° de proposer les évolutions législatives de nature à endiguer la multiplication de traversées meurtrières entre la France et l’Angleterre dans le respect de la dignité humaine et des droits humains.