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N° 2075

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

SEIZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 21 décembre 2024.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION EUROPÉENNE

visant à soutenir l’accord trouvé en trilogue
le 13 décembre 2023 concernant la directive relative
à l’amélioration des conditions de travail dans le cadre
du travail via une plateforme (2021/0414),

(Renvoyée à la commission des affaires européennes)

présentée par Mesdames et Messieurs

Danielle SIMONNET, Nadège ABOMANGOLI, Laurent ALEXANDRE, Gabriel AMARD, Ségolène AMIOT, Farida AMRANI, Rodrigo ARENAS, Clémentine AUTAIN, Ugo BERNALICIS, Christophe BEX, Carlos Martens BILONGO, Manuel BOMPARD, Idir BOUMERTIT, Louis BOYARD, Aymeric CARON, Sylvain CARRIÈRE, Florian CHAUCHE, Sophia CHIKIROU, Hadrien CLOUET, Éric COQUEREL, Alexis CORBIÈRE, Jean‑François COULOMME, Catherine COUTURIER, Hendrik DAVI, Sébastien DELOGU, Alma DUFOUR, Karen ERODI, Martine ETIENNE, Emmanuel FERNANDES, Sylvie FERRER, Caroline FIAT, Perceval GAILLARD, Raquel GARRIDO, Clémence GUETTÉ, David GUIRAUD, Mathilde HIGNET, Rachel KEKE, Andy KERBRAT, Bastien LACHAUD, Maxime LAISNEY, Antoine LÉAUMENT, Arnaud LE GALL, Élise LEBOUCHER, Charlotte LEDUC, Jérôme LEGAVRE, Sarah LEGRAIN, Murielle LEPVRAUD, Élisa MARTIN, Pascale MARTIN, William MARTINET, Frédéric MATHIEU, Damien MAUDET, Marianne MAXIMI, Manon MEUNIER, Jean Philippe NILOR, Danièle OBONO, Nathalie OZIOL, Mathilde PANOT, René PILATO, François PIQUEMAL, Thomas PORTES, Loïc PRUD’HOMME, Adrien QUATENNENS, Jean‑Hugues RATENON, Sébastien ROME, François RUFFIN, Aurélien SAINTOUL, Michel SALA, Ersilia SOUDAIS, Anne STAMBACH‑TERRENOIR, Andrée TAURINYA, Matthias TAVEL, Aurélie TROUVÉ, Paul VANNIER, Léo WALTER,

députées et députés.

 

 

 


 

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Au cours de la dernière décennie, nous avons assisté à l’essor rapide des plateformes numériques d’emploi et à leur développement. Nous les connaissons couramment dans les secteurs du transport et de la livraison sous les noms d’Uber ou de Deliveroo, mais un nombre croissant de secteurs, allant de l’hôtellerie et de la restauration à l’aviation civile en passant par le secteur funéraire ou encore la santé, sont concernés par l’émergence de ces plateformes numériques. Ce phénomène est tel qu’il est entré dans le dictionnaire et le langage courant sous le vocable « d’ubérisation ». L’Union européenne estime aujourd’hui que 28 millions de personnes travaillant dans l’UE le feraient via une ou plusieurs plateformes et que ce chiffre pourrait passer à 43 millions dès 2025. Ce développement éclair des plateformes et des nouvelles formes d’emploi qu’elles produisent n’est pas sans être entré en contradiction avec les législations en vigueur dans les États‑membres, en particulier en ce qui concerne le statut des travailleurs des plateformes.

Le modèle des plateformes repose sur une « mise en relation » entre des clients et des travailleurs indépendants. Or plus de 300 décisions administratives et judiciaires concernant le statut des travailleurs des plateformes ont été rendues en Europe : la majorité des juridictions, y compris la Cour de cassation en France, ont statué en faveur d’une requalification des travailleurs en salariés. L’insécurité juridique du statut actuel de ces travailleurs repose sur l’invisibilisation du lien de subordination exercé par les plateformes, qui ont la capacité de donner des ordres et des directives aux travailleurs, d’en contrôler l’exécution et d’en sanctionner les manquements. Dans son arrêt Uber du 4 mars 2020, la Cour de cassation a ainsi reconnu l’existence d’un lien de subordination entre la plateforme et un chauffeur VTC, par les indices de subordination suivants : impossibilité de fixer librement ses tarifs, de choisir son itinéraire, ou encore la déconnexion du compte par la plateforme. Depuis, la jurisprudence concernant le statut de ces travailleurs est de plus en plus cohérente et converge vers la reconnaissance d’un lien de subordination et donc à la requalification en salarié. La détermination du statut par cette jurisprudence s’effectue sur des circonstances factuelles dans lesquelles l’activité professionnelle est exercée et non sur la volonté exprimée par les parties. Or, la grande majorité des plateformes continuent d’estimer qu’elles n’emploient personne, et qu’elles travaillent avec des indépendants en recourant le plus souvent à des contrats commerciaux. Pour d’évidentes raisons de coûts financiers et d’organisation, les plateformes détournent le statut d’indépendant afin d’échapper à leurs obligations d’employeur : non‑paiement de cotisations sociales patronales, gestion extrêmement flexible de la force de travail et absence d’obligation liée au licenciement. Cette situation produit un manque à gagner direct et extrêmement conséquent pour les caisses de la Sécurité sociale. Ainsi, une enquête menée par le journal L’Humanité a montré qu’avec un barème “normal” de cotisations patronales (34,06 %) et la requalification des travailleurs en salariés, 3,4 milliards d’euros en plus seraient cotisés pour financer la Sécurité sociale.

Du côté des travailleurs des plateformes, le préjudice lié à leur statut fictif d’indépendant est considérable : ils ne bénéficient pas des protections accordées aux salariés par le droit du travail, de la protection sociale et de l’assurance chômage, des congés payés, mais cotisent pourtant aux caisses de retraite. En France, cette précarisation des travailleurs des plateformes est exacerbée par le fait qu’ils sont majoritairement sous statut d’auto‑entrepreneur qui ont des revenus nettement inférieurs à la moyenne des indépendants. Selon l’Insee, 90 % des auto‑entrepreneurs dégagent un revenu inférieur au SMIC au titre de leur activité non‑salariée au bout de trois ans. Dans son livre « #UberUsés, le capitalisme racial de plateformes » ([1]), la sociologue Sophie Bernard indique que les livreurs et les chauffeurs VTC doivent ainsi travailler entre douze et quatorze heures par jour s’ils veulent s’en sortir, avec des courses payées en général moins de cinq euros, les temps d’attente pour réceptionner une commande dans un restaurant n’étant pas rémunérés. Dans le cadre du salariat, ce paiement à la course est strictement interdit puisqu’il s’apparente à un travail à la tâche. Leurs conditions de travail constituent ainsi un véritable retour au tâcheronnat du XIXe  siècle. Le management algorithmique des plateformes qui attribue les commandes, évalue la réactivité des travailleurs, calcule leurs parcours et leurs temps de trajet ajoute à leur paupérisation une pression sur leurs épaules particulièrement accidentogène puisqu’ils sont incités à aller toujours plus vite. Auditionné par la commission d’enquête relative aux révélations des Uber files, M. Brahim Ben Ali, secrétaire général du syndicat INV VTC témoignait ainsi : « Je vous parlerai aussi de Serge, à Toulouse, qui est mort d’un AVC – il se trouvait malheureusement seul à bord de son véhicule et n’a pas pu appeler les secours. Il y a tant de personnes qui meurent en exerçant cette profession… Doiton en vivre ou en mourir ? Telle est la question ». Cette situation est directement liée à leur statut puisqu’en tant qu’indépendant, il n’y a pas de contrôle de leur durée de travail (durée maximale quotidienne et hebdomadaire, durée de repos quotidien et hebdomadaire, travail de nuit, heures supplémentaires, travail des jours fériés), ni de contrôle régulier de leur aptitude médicale. Ces travailleurs ubérisés cumulent ainsi l’inconvénient du salariat et de l’indépendance, la subordination et la fragilité statutaire, sans bénéficier de leurs contreparties en termes de protection sociale et d’autonomie. 

Enfin, la plateformisation du travail organise une concurrence déloyale généralisée des travailleurs entre eux pénalisant au premier chef les professions réglementées et les artisans. Parce qu’elles ne respectent pas les règles auxquelles ces professions sont tenues de se plier, notamment en termes de réglementations sectorielles, de qualifications, ou de régime fiscal, les plateformes contribuent à niveler par le bas les prix des marchés dans lesquels elles s’inscrivent.

Pour toutes ces raisons, l’Union européenne s’est saisie de cette question en proposant une réponse communautaire en faveur de l’approfondissement de l’Europe sociale en améliorant les droits des travailleurs. Dans sa proposition de directive pour l’amélioration des conditions de travail des travailleurs via une plateforme, le commissaire européen à l’emploi, aux affaires sociales et à l’insertion, M. Nicolas Schmit, s’est ainsi largement inspiré de la résolution européenne portée par Mme Sylvie Brunet (Renew/MODEM). Adoptée par le Parlement européen le 16 septembre 2021, cette résolution « souligne que les cas de classification erronée surviennent le plus souvent s’agissant de plateformes de travail numériques qui organisent fortement, directement ou au moyen d’un algorithme, les conditions et la rémunération du travail”, et invite la Commission à introduire “une présomption réfragable d’une relation de travail dans le cas des travailleurs de plateformes {…} conjuguée à un renversement de la charge de la preuve » ([2]).

La Commission européenne a ainsi proposé une directive allant en ce sens dont la plus récente version résulte de l’accord trouvé en réunion de trilogue entre le Parlement européen, le Conseil de l’Union européenne et la Commission européenne, le 13 décembre 2023. Celui‑ci n’aurait pas été possible sans les concessions faites par le Parlement européen qui, lors de son vote en session plénière du 2 février 2023, s’est positionné en faveur d’une directive d’application de la présomption de salariat sans critères. Le vote en faveur de cette position a trouvé une majorité relativement large (376 voix pour et 212 contre) en réunissant les voix de la gauche et des écologistes (La Gauche, Socialistes & Démocrates, Les Verts/ALE), mais aussi celles du groupe Renew Europe auquel appartiennent les eurodéputés de la majorité présidentielle et d’une partie significative du Parti Populaire Européen auquel appartiennent les eurodéputés Les Républicains. Dans sa lettre du 19 janvier 2024 à la présidence belge de lUnion européenne, la Confédération européenne des syndicats - qui représente 45 millions de travailleurs dans 39 pays - estime que cet accord de trilogue est « la meilleure base de travail possible pour améliorer les conditions des travailleurs des plateformes dans tous les secteurs » ([3]). Désormais, si un travailleur satisfait à deux indicateurs de subordination sur cinq, ce dernier sera présumé salarié, et il reviendra à la plateforme d’apporter la preuve qu’elle n’est pas son employeur. Cette directive permet ainsi de protéger les travailleurs de plateforme qui sont de faux‑indépendants, tout en permettant aux véritables plateformes de mise en relation de continuer à opérer avec des indépendants. Surtout, les inspections du travail des États membres devront, en cas de requalification d’un travailleur via une plateforme en salarié, examiner obligatoirement la situation de l’ensemble de ses collègues travaillant pour la même plateforme afin de vérifier s’ils ne devraient pas être eux aussi reclassés. L’accord prévoit enfin une plus grande transparence des algorithmes utilisés.

La présente proposition de résolution a donc pour but d’inviter le Gouvernement de la République française à soutenir cet accord trouvé en réunion de trilogue le 13 décembre 2023 sur la proposition de directive européenne visant à améliorer les conditions de travail des travailleurs via une plateforme, qui comporte une présomption de salariat pour les indépendants fictifs. Si le Gouvernement souhaite démontrer son engagement en faveur de l’approfondissement du projet européen, il ne peut continuer à plaider pour l’introduction de clauses suspensives pour les États membres ayant instauré un dialogue social entre les plateformes et les travailleurs. Ce dialogue social n’aboutit en réalité qu’à de maigres droits pour ces derniers, et a pour conséquence d’entraver leurs potentielles requalifications en salariés. Or, de l’aveu même du commissaire européen à l’origine de la proposition de directive, M. Nicolas SCHMIT, lors de son audition par la commission d’enquête relative aux Uber files, cette position est une « dérogation large de la présomption qui la viderait de son sens et de son efficacité » permettant aux plateformes d’avoir une voie pour « échapper aux cotisations sociales » et ainsi « créer un salariat de troisième zone ». Selon la Confédération européenne des syndicats, le nouvel accord de trilogue sous la présidence belge de lUnion européenErendrait la situation des travailleurs des plateformes pire que labsence de directive[4]. Le soutien du Gouvernement à laccord du 13 décembre est urgent et impératif pour donner à lEurope un nouvel élan en faveur des droits des travailleurs et travailleuses.

 


proposition de résolution europÉenne

Article unique

L’Assemblée nationale,

Vu l’article 88‑4 de la Constitution,

Vu l’article 151‑5 du Règlement de l’Assemblée nationale,

Vu le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, notamment son article 153,

Vu la résolution du Parlement européen 2019/2186 (INI) de Mme Sylvie Brunet, fait au nom de la commission emploi et affaires sociales, intitulée » Des conditions de travail, des droits et une protection sociale justes pour les travailleurs des plateformes - nouvelles formes d’emploi liées au développement numérique », adoptée le 16 septembre 2021,

Vu l’accord trouvé en trilogue le 13 décembre 2023 concernant la directive relative à l’amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme (2021/0414),

Vu le rapport de M. Jean‑Yves Frouini, avec le concours de M. Jean‑Baptiste Barfety, intitulé « Réguler les plateformes numériques de travail », remis à M. le Premier ministre Jean Castex le 1er décembre 2020,

Vu le rapport d’information du Sénat n° 867 (2020‑2021) de M. Pascal Savoldelli, fait au nom de la mission d’information ubérisation, intitulé « Plateformisation du travail : agir contre la dépendance économique et sociale »,, déposé le 29 septembre 2021,

Vu le rapport d’information de l’Assemblée nationale n° 1182 (2022‑2023), de Mmes Maud Gatel et Anaïs Sabatini, fait au nom de la commission des affaires économiques, intitulé « Quick commerce », déposé le 3 mai 2023,

Vu le rapport de la commission d’enquête relative aux révélations des Uber files, l’ubérisation, son lobbying et ses conséquences, de Mme Danielle Simonnet, adopté le 11 juillet 2023,

Vu le vote du Parlement européen du 2 février 2023 en faveur de la décision d’engager des négociations interinstitutionnelles sur la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative à l’amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme (2021/0414),

Vu les arrêts de la chambre sociale de la Cour de cassation sur le pourvoi n° 17‑20.079 du 28 novembre 2018 (Take Eat Easy) et n° 19‑13.316 du 4 mars 2020 (Uber),

Vu le jugement du conseil des prud’hommes de Lyon du 20 janvier 2023 condamnant la société Uber à requalifier les contrats de partenariats de 139 chauffeurs en contrats de travail et à leur verser 17 millions d’euros,

Constatant l’expansion continue de l’ubérisation à d’autres secteurs d’activités que celui de la mobilité et de la livraison de repas, ;

Constatant les pratiques illégales des plateformes numériques d’emploi (fraudes aux cotisations sociales, aux réglementations sectorielles, fraudes fiscales, etc.) et à l’organisation à grande échelle du travail dissimulé par celles‑ci ;

Constatant le manque à gagner pour les caisses de la Sécurité sociale et de l’État que ce phénomène produit ;

Considérant que le statut d’auto‑entrepreneur ne permet pas de protéger les travailleurs des plateformes, ni de leur accorder une rémunération décente ainsi qu’une protection sociale ;

Constatant les mobilisations successives des travailleurs des plateformes dénonçant leurs conditions de travail et leur exploitation par les plateformes, et soutenant une réponse communautaire en faveur de l’amélioration de leurs droits sociaux ;

Constatant un nombre croissant d’actions en justice intentée par des travailleurs de plateformes pour obtenir leur requalification en salariés et faire valoir leurs droits en France et dans de nombreux pays ;

Constatant la construction d’une jurisprudence de plus en plus cohérente et convergente vers la reconnaissance d’un lien de subordination entre les travailleurs et les plateformes pour lesquels ils opèrent et leur requalification en salariés ;

Considérant l’évolution du cadre législatif espagnol supprimant la présomption d’indépendance et son remplacement par une présomption de salariat ;

Invite le Gouvernement de la République française à soutenir l’accord trouvé par le Parlement européen, le Conseil de l’Union européenne et la Commission européenne lors de la réunion de trilogue du 13 décembre 2023 sur la directive relative à l’amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme (2021/0414).

 

 


([1])  BERNARD, Sophie. #UberUsés : le capitalisme racial de plateforme. Paris : Presses universitaires de France, 2023.

([2]) Proposition de resolution du Parlement europeen sur des conditions de travail, des droits et une protection sociale justes pour les travailleurs de plateformes – nouvelles formes d’emploi liees au developpement numerique (2019/2186(ini)), consultable au lien suivant : https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/a-9-2021-0257_fr.html

([3])  Confédération européenne des syndicats, Lettre à la présidence belge de lUE - Appel urgent à reconsidérer la proposition de la présidence sur la directive relative à lamélioration des conditions de travail dans l’économie des plateformes, consultable au lien suivant : https://www.etuc.org/en/document/letter-belgian-presidency-eu-urgent-call-reconsider-presidency-proposal-directive

([4]) Ibid.