N° 2326

_____

ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

SEIZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 12 mars 2024.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

tendant à la création d’une commission d’enquête relative à la politique française d’expérimentation nucléaire, à l’ensemble des conséquences de l’installation et des opérations du Centre d’expérimentation du Pacifique en Polynésie française, à la reconnaissance, à la prise en charge et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu’à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation,

(Renvoyée à la commission de la défense nationale et des forces armées, à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)

présentée par

Mme Mereana REID ARBELOT, M. Édouard BÉNARD, Mme Soumya BOUROUAHA, M. Jean-Victor CASTOR, M. Steve CHAILLOUX, M. André CHASSAIGNE, M. Pierre DHARRÉVILLE, Mme Elsa FAUCILLON, M. Sébastien JUMEL, Mme Emeline K/BIDI, M. Tematai LE GAYIC, Mme Karine LEBON, M. Jean-Paul LECOQ, M. Frédéric MAILLOT, M. Yannick MONNET, M. Marcellin NADEAU, M. Stéphane PEU, M. Davy RIMANE, M. Fabien ROUSSEL, M. Nicolas SANSU, M. Jean-Marc TELLIER, M. Jiovanny WILLIAM,

députées et députés.


– 1 –

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

« Votre propagande s’efforce de nier l’évidence en prétextant que vos explosions nucléaires et thermonucléaires ne comporteront aucun danger pour nous. (…) Aucun gouvernement n’a jamais eu l’honnêteté ou la cynique franchise de reconnaître que ses expériences nucléaires puissent être dangereuses. Aucun gouvernement n’a jamais hésité à faire supporter par d’autres peuples – et, de préférence, par de petits peuples sans défense – le risque de ses essais nucléaires les plus dangereux. »

John Teariki, député.

Discours d’accueil au Général de Gaulle

Papeete, 7 septembre 1966

Mesdames, Messieurs,

La France fait aujourd’hui partie des puissances nucléaires. Cette position, qui lui assurerait la protection du territoire et indépendance stratégique, n’a pas été sans dommage sur les populations et les territoires algériens et polynésiens.

La bombe, un instrument diplomatique pour s’asseoir à la table des Grands

Dans « L’aventure de la bombe », le général Buchalet, indique : « Le Général De Gaulle- était pressé d’avoir la bombe parce qu’elle constituait un instrument diplomatique qui devait lui permettre de s’asseoir à la table des Grands ».

Le déploiement d’un programme nucléaire français de défense est profondément lié au contexte historique qui émerge à la suite de la Seconde Guerre mondiale, période durant laquelle l’existence même de la France a été menacée. La Guerre froide entraine une course généralisée à l’armement : les États‑Unis effectuent leur premier essai nucléaire atmosphérique le 16 juillet 1945, suivis par l’Union Soviétique le 29 août 1949.

Au début des années 1950, les autorités françaises décident de « sanctuariser » le territoire national en le positionnant au rang des puissances nucléaires. L’armée est alors chargée d’organiser la préparation logistique, tandis que le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) doit mettre à disposition le plutonium nécessaire aux expérimentations. Toutefois, aucun gouvernement n’est en mesure de prendre une décision définitive sur le lancement du programme nucléaire militaire et encore moins de porter le débat sur la place publique.

En novembre 1956, la Crise de Suez démontre que la France a perdu de son influence sur le plan international. Le Gouvernement de Guy Mollet prend rapidement des décisions devant conduire à la fabrication de la bombe nucléaire. Le 30 novembre, le CEA est chargé des études préparatoires aux explosions atomiques et le 5 décembre, le Comité des Applications Militaires de l’Energie Nucléaire est institué afin de répartir les compétences entre le CEA et les armées. De plus, le Gouvernement entame des prospections pour élire un site dédié aux essais nucléaires : si la Corse, Djibouti, la Guyane ou les îles Kerguelen sont envisagés, aucun ne répond techniquement aux besoins. La Polynésie française est déjà pressentie mais ne dispose pas encore d’aéroport. Le choix se porte finalement sur l’Algérie, qui sera le premier théâtre des opérations nucléaires françaises.

Depuis la fin de l’année 1958, les États‑Unis, l’Union soviétique et la Grande‑Bretagne appliquent le moratoire sur les essais nucléaires atmosphériques, né de l’opposition mondiale grandissante contre les retombées radioactives. Seule la Chine recourt encore aux essais atmosphériques lorsque la France entame son expédition nucléaire. Face aux pressions internationales, après 4 tirs nucléaires en atmosphère en Algérie, la France décide de passer aux essais militaires souterrains et réalise 13 essais en galerie entre 1961 et 1966, suivant les Accords d’Évian. L’indépendance de l’Algérie et le passage à des essais de plus grande puissance remettent en lumière la question de l’emplacement dédié à la poursuite du programme nucléaire français. Au total, 17 essais nucléaires français auront été menés en Afrique du Nord entre 1960 et 1966.

Très tôt, les autorités françaises effectuent des missions de reconnaissance en Polynésie pour cibler de nouveaux champs de tirs nucléaires ; citons, par exemple, les travaux de l’ingénieur général Gougenheim en 1959. A l’image des États‑Unis qui ont mené des campagnes nucléaires aux îles Marshall et du Royaume‑Uni aux îles Kiribati et en Australie, la France décide, elle aussi, d’implanter dans le Pacifique ses expérimentations nucléaires de grande puissance. Elle choisit de les réaliser sur les atolls de Mururoa et de Fangataufa, en Polynésie française, alléguant leur éloignement géographique de toute société humaine. Pourtant, ces 2 atolls, « isolés » d’un point de vue occidental, accueillent régulièrement des polynésiens qui viennent y récolter du coprah et y mener des activités de pêche à la nacre. Dans un périmètre rapproché, des atolls et des îles sont habités de manière permanente par 2 300 personnes. Tahiti, l’ile la plus peuplée se situe à 1 100 km. En 1962, la Polynésie compte 85 000 habitants.

Le Centre d’Expérimentation du Pacifique et les 193 essais nucléaires

Le 16 octobre 1961, l’aéroport de Tahiti‑Faa’a est inauguré, et en 1962, l’État met en place le Centre d’Expérimentation du Pacifique (CEP). Dans les périodes de plus grande activité du centre, c’est la présence simultanée de près de 18 000 militaires et fonctionnaires de la défense en Polynésie, ce seront plus de 90 000 personnes qui y officieront pour l’organisation et le déroulement des essais nucléaires français. Le Conseil économique, social et culturel de la Polynésie française estime ainsi qu’avec l’arrivée du CEP, « l’économie et toute la société polynésienne ont été bouleversées et façonnées par “l’économie de la bombe” » ([1]).

Arguant de la nécessité de procéder à des expérimentations thermonucléaires, les autorités françaises réouvrent la voie aux essais nucléaires atmosphériques en Polynésie. Entre 1966 et 1974, 46 explosions de ce type sont réalisées pour une puissance totale estimée à 10 mégatonnes de TNT, soit 800 fois la puissance du bombardement de Hiroshima.

Ces expérimentations hautement toxiques pour le personnel, pour les populations civiles et pour l’environnement, n’ont pas manqué de susciter une contestation locale et internationale. En 1973, l’Australie et la Nouvelle‑Zélande engagent une procédure devant la Cour Internationale de Justice afin d’interdire à la France la poursuite de ses essais nucléaires en atmosphère. Le Gouvernement français procède aux derniers essais aériens en 1974.

C’est donc à partir de 1975 et ce, jusqu’en 1996, que 147 tirs souterrains s’opèrent. Des puits de 600 à 1000 m de profondeur sont creusés par des foreuses dans le récif corallien de Mururoa et de Fangataufa, puis sous le lagon de Mururoa pour faire face aux premiers effondrements de sa couronne corallienne. Si les tirs souterrains évitent les retombées atmosphériques, une quarantaine de fuites radioactives sont toutefois identifiées par le CEA.

Entre le 2 juillet 1966 et le 27 janvier 1996, 193 essais nucléaires se succèdent en Polynésie. Le secret entourant la préparation, la réalisation et la fin de ces essais doit aujourd’hui être décrit, expliqué et examiné.

L’héritage laissé par l’ère nucléaire en Polynésie

En réponse aux demandes des élus locaux et des associations de vétérans et de victimes civiles, l’évolution législative la plus importante a consisté en l’adoption de la loi n° 2010‑2 du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, dite « loi Morin ». Celle‑ci met en place un système d’indemnisation des victimes des essais, géré par le Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN). L’indemnisation est soumise à plusieurs critères précisés dans cette loi, ainsi que dans ses nombreux décrets d’application.

En mars 2021, le député Moetai Brotherson dépose la proposition de loi n° 3966 visant à la prise en charge et à la réparation des conséquences des essais nucléaires français. Ce texte amende la loi Morin en ouvrant le système d’indemnisation aux victimes indirectes, dont les victimes transgénérationnelles. Celui‑ci n’est pas adopté par l’Assemblée nationale, le Gouvernement avançant l’organisation d’une table‑ronde en juillet 2021 pour tenter d’apaiser les différends sur les conséquences sanitaires des essais. Les résultats de cette table ronde sont par la suite exposés par le Président Macron lors de son discours à Papeete le 28 juillet 2021.

Aussi, sur le plan sanitaire, les données retenues quant à la dose d’exposition des populations aux rayonnements ionisants lors des essais pour ouvrir droit à une indemnisation sont contestées. De nombreuses demandes sont également formulées afin d’étendre la liste des maladies radio‑induites fixée par décret et d’ouvrir le régime d’indemnisation des victimes. Enfin, le très faible nombre de victimes indemnisées par rapport au nombre de demandes formulées appelle un questionnement sur le régime d’indemnisation.

En matière environnementale, la loi Morin met en place une Commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires (CCSCEN). La disposition précise que « le Gouvernement réunit au moins deux fois par an - cette commission ». En pratique, cette disposition n’a jamais été suivie, et la dernière réunion du CCSCEN datant du 23 février 2021.

Face à sa responsabilité sur l’expérimentation nucléaire et ses conséquences, face au traumatisme encore entier des populations civiles et militaires, il importe que la représentation nationale se saisisse à nouveau de la question des essais nucléaires français en Polynésie et de leurs conséquences.

En premier lieu, il apparaît pertinent de s’interroger sur le choix des sites nucléaires effectué par la France dans les années 1950. La période d’essais étant désormais révolue, la France peut s’exprimer avec précision et droiture, et prendre ses responsabilités face à ce choix historique et à ses conséquences durables.

Ensuite, la France étant la 4e puissance mondiale à accéder à l’arme nucléaire après les États‑Unis, l’Union Soviétique et le Royaume‑Uni, il est nécessaire de s’interroger sur l’état des connaissances du Gouvernement français concernant les impacts des essais avant leur réalisation, pendant leur déroulement et jusqu’à nos jours.

De 1966 à 1996, la population de Polynésie n’était ni munie de dosimètres, ni soumise à des contrôles sanitaires réguliers, contrairement aux personnels travaillant sur site. Les niveaux d’information fournies aux populations civiles locales ainsi qu’aux travailleurs militaires et civils étaient très différents. Il s’agit de faire la lumière sur ces différents niveaux d’information ainsi que sur leurs justifications.

Les données avancées par les instances étatiques sur les doses de radiation reçues par la population au moment des essais ne font pas consensus parmi la communauté scientifique. Ces dissensions nous amènent à requérir une réévaluation de l’ampleur et de l’intensité de la dispersion des particules radioactives lors des essais atmosphériques en Polynésie.

Les conséquences des essais nucléaires en Polynésie sont multiples : elles sont sanitaires, économiques, sociales et environnementales. Il s’agit de faire un bilan complet de l’ensemble de ces conséquences afin de déterminer l’intégralité des impacts des essais sur la société polynésienne.

En 1977, la France transfère la compétence de la santé à la Polynésie qui, au travers de la Caisse de Prévoyance Sociale (CPS) et des cotisations de tous les travailleurs de Polynésie, supporte les frais de santé de l’ensemble des personnes résidant en Polynésie. La CPS règle le coût financier de toutes les maladies, y compris celles reconnues radio‑induites. À ce sujet, lors d’une table‑ronde organisée le 19 janvier à l’Assemblée nationale, Mme Catherine Vautrin, ministre du travail, de la santé et des solidarités exprime l’engagement du Gouvernement français : « Le poids financier de l’indemnisation des victimes des conséquences des essais nucléaires français ne doit pas être supporté par les caisses locales polynésiennes ». À l’heure actuelle, l’État s’est engagé sur le principe, mais le montant fait encore l’objet de négociations.

La loi Morin ne traite que du statut des victimes directes souffrant de maladies incluses dans une liste fixée par décret et qui peut évoluer. De surcroit, elle inclut la notion d’un seuil d’exposition aux radiations déterminant l’éligibilité des victimes directes à l’indemnisation. Toutefois, des débats animent la communauté scientifique sur cette question de seuil.

À l’instar du scandale de l’amiante, les essais nucléaires n’ont pas fait que des victimes directes. Une évaluation similaire au dossier de l’amiante sera menée pour définir les victimes indirectes des essais nucléaires en Polynésie.

Pour ce qui est de l’environnement, et notamment des missions de surveillance géomécanique et radiologique des deux atolls, il est primordial de considérer l’entièreté des sites et de tirer un bilan étayé sur les possibilités de leur restauration et leur réhabilitation.

Enfin, s’agissant de l’accès aux informations, l’ouverture des archives est limitée, à juste titre, par l’interdiction de la divulgation d’informations proliférantes. Cependant, la transparence a toute sa place dans la révélation des effets néfastes des rayonnements ionisants sur la santé et l’environnement. Le Président Macron l’a lui‑même soutenu dans son discours à Papeete de 2021 : « trop longtemps, l’État a préféré garder le silence sur ce passé, ces 30 années d’explosions successives. (…) C’est pourquoi, s’agissant des archives, le principe est et sera la communication. » Ainsi, il est nécessaire de procéder à la déclassification des documents comportant des informations relatives aux conséquences sanitaires et environnementales des essais.

Ces différents thèmes seront les fils conducteurs de la présente commission d’enquête :

1° Les raisons ayant orienté la France vers le choix de sites polynésiens pour son expérimentation nucléaire, à l’exclusion de toutes les autres options ;

2° L’état des connaissances du Gouvernement français sur les conséquences des essais nucléaires sur la santé et l’environnement au moment où la Polynésie française a été choisie, mais également au cours des opérations et jusqu’à aujourd’hui ;

3° La diversité des niveaux d’information transmis aux populations, aux vétérans et aux personnels civils au cours de la période des essais nucléaires ;

4° Les doses réelles de radioactivité reçues par la population, les vétérans et les personnels civils au cours des 193 essais nucléaires ;

5° L’ensemble des conséquences sanitaires, environnementales, économiques et sociales des trente années d’expérimentation atomique en Polynésie française ;

6° L’effectivité du régime d’indemnisation de l’ensemble des victimes des essais nucléaires français et les mesures concrètes à adopter afin de les mener à une guérison complète ;

7° L’efficacité des mesures de réparation et de réhabilitation environnementale adoptées ;

8° L’accès aux archives relatives aux conséquences sanitaires, environnementales, économiques et sociales de l’installation et des opérations du CEP en Polynésie française.

Pour la mémoire de celles et ceux ayant participé aux opérations, pour la mémoire des personnes civiles touchées, pour les populations civiles et militaires encore concernées, pour le peuple français et pour la France, l’audition de multiples acteurs institutionnels, scientifiques, associatifs et civils et la formulation de recommandations, permettront de déchiffrer ce lourd passé pour le comprendre et mieux appréhender l’avenir ensemble.

Paul Ricœur l’affirme : « L’explication est le chemin obligé de la compréhension ».

Tel est l’objet de la présente résolution.

 


– 1 –

proposition de rÉsolution

Article unique

En application des articles 137 et suivants du Règlement de l’Assemblée nationale, il est créé une commission d’enquête de trente membres, chargée d’étudier et d’évaluer la politique française d’expérimentation nucléaire, l’ensemble des conséquences de l’installation et des opérations du Centre d’expérimentation du Pacifique en Polynésie française, la reconnaissance et l’indemnisation des victimes, ainsi que la reconnaissance des dommages environnementaux et leur réparation.

 

 


([1])  Conseil économique, social et culturel de la Polynésie française. (2006). La reconnaissance par l’État des droits des victimes des essais nucléaires français et leurs impacts sur l’environnement, l’économie, le social et la santé publique en Polynésie française, N°139.