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N° 2396

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

SEIZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 25 mars 2024.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION EUROPÉENNE

invitant le Gouvernement français à soutenir un moratoire sur tous les accords de libreéchange non encore entrés en vigueur et à amplifier l’utilisation des clauses de sauvegarde,

(Renvoyée à la commission des affaires européennes)

présentée par Mesdames et Messieurs

Aurélie TROUVÉ, Nadège ABOMANGOLI, Laurent ALEXANDRE, Gabriel AMARD, Ségolène AMIOT, Farida AMRANI, Rodrigo ARENAS, Clémentine AUTAIN, Ugo BERNALICIS, Christophe BEX, Carlos Martens BILONGO, Manuel BOMPARD, Idir BOUMERTIT, Louis BOYARD, Aymeric CARON, Sylvain CARRIÈRE, Florian CHAUCHE, Sophia CHIKIROU, Hadrien CLOUnion européenneT, Éric COQUnion européenneREL, Alexis CORBIÈRE, JeanFrançois COULOMME, Catherine COUTURIER, Hendrik DAVI, Sébastien DELOGU, Alma DUFOUR, Karen ERODI, Martine ETIENNE, Emmanuel FERNANDES, Sylvie FERRER, Caroline FIAT, Perceval GAILLARD, Raquel GARRIDO, Clémence GUnion européenneTTÉ, David GUIRAUD, Mathilde HIGNET, Rachel KEKE, Andy KERBRAT, Bastien LACHAUD, Maxime LAISNEY, Antoine LÉAUMENT, Arnaud LE GALL, Élise LEBOUCHER, Charlotte LEDUC, Jérôme LEGAVRE, Sarah LEGRAIN, Murielle LEPVRAUD, Élisa MARTIN, Pascale MARTIN, William MARTINET, Frédéric MATHIEU, Damien MAUDET, Marianne MAXIMI, Manon MEUNIER, Jean Philippe NILOR, Danièle OBONO, Nathalie OZIOL, Mathilde PANOT, René PILATO, François PIQUnion européenneMAL, Thomas PORTES, Loïc PRUD’HOMME, Adrien QUATENNENS, JeanHugues RATENON, Sébastien ROME, François RUFFIN, Aurélien SAINTOUL, Michel SALA, Danielle SIMONNET, Ersilia SOUDAIS, Anne STAMBACHTERRENOIR, Andrée TAURINYA, Matthias TAVEL, Paul VANNIER, Léo WALTER,

députées et députés


EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Le 23 janvier, alors que les mobilisations d’agricultrices et d’agriculteurs se multipliaient dans le pays pour revendiquer revenus et dignité, la Commission européenne, par la voix du viceprésident exécutif à l’économie et commissaire au commerce Valdis Dombrovskis, déclarait qu’une « conclusion des négociations avec le Mercosur est à portée de main avant la fin du mandat » en 2024. Le viceprésident Dombrovskis poursuivait sans ambiguïté « Nous travaillons à saisir cette opportunité qui revêt une importance géopolitique majeure. »

Ces déclarations témoignent d’une totale indifférence aux mobilisations des agricultrices et agriculteurs qui grondent dans nombres de pays d’Europe, et d’une incohérence majeure au regard des défis auxquels fait face le monde agricole : la concurrence internationale qui érode les revenus agricoles, et l’impératif de bifurcation écologique, vers des systèmes sobres et autonomes.

Au cœur des revendications exprimées ces dernières semaines : le refus catégorique de la politique commerciale que conduit l’Union européenne depuis vingt ans, en particulier des accords de libreéchange qu’elle négocie avec l’appui de ses membres.

Les prix de notre alimentation ont cru de 24.8 % (Source : UFCQue Choisir) depuis deux ans : +27 % concernant les produits laitiers, +20 % pour la viande, + 28 % en charcuterie, +17 % s’agissant des fruits et légumes.

Chacun constate l’augmentation du budget qu’il faut consacrer à se nourrir, et des millions d’entre nous sont amenés à la privation d’un ou plusieurs repas par semaine ou de certains aliments devenus inaccessibles.

Les agricultrices et agriculteurs qui produisent nos aliments ne vivent pourtant pas mieux, au contraire. En trente ans, le revenu moyen disponible par actif, qui permet à l’agriculteur de se rémunérer et de financer les investissements sur son exploitation, est resté relativement stable, il a même diminué dans certaines filières (Source : Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux, 2022). 18 % des agriculteurs vivent en dessous du seuil de pauvreté, contre 13 % de la moyenne des Français.

Ce sont les grands groupes de la transformation alimentaire et de la grande distribution qui ont profité de l’augmentation des prix. Par rapport à 2001, en 2022, les éleveurs ont perçu 4 % de moins sur la vente d’un litre de lait demiécrémé, au profit de la grande distribution (+188 %) et de l’industrie agroalimentaire (+64 %).

Plus récemment, les industriels ont profité du covid puis de la guerre d’Ukraine pour amplifier leurs taux de marge : entre le dernier trimestre 2021 et le premier trimestre 2023, le taux de marge des industries agroalimentaires est passé de 28 % à 48 %, soit une augmentation de 71 % du taux de marge en un an et demi.

Depuis le début des années 2000, l’enlisement des discussions multilatérales pour un accord global de libéralisation des marchés agricoles a reporté l’effort des pays les plus riches aux plans régional et bilatéral. L’Union européenne multiplie depuis lors les négociations, avec des risques inquiétants pour l’agriculture française, pour de nombreux agricultrices et agriculteurs à travers le monde et pour la planète.

L’agriculture, et notre alimentation, ont été sacrifiées sur l’autel de la croyance dans le libremarché. Car bien souvent, l’agriculture est la monnaie d’échange qu’utilise l’Union européenne pour gagner de nouveaux marchés à ses industries et ses grands groupes de service : la diminution progressive des droits de douane et des mécanismes nontarifaires (quotas, restrictions sanitaires ou techniqUnion européennes) aux frontières de l’Union européenne expose nos agricultrices et agriculteurs à une concurrence insupportable. En effet ces accords mettent en compétition des marchandises produites dans des conditions et à des coûts incomparables.

La Nouvelle Zélande est le 1er pays exportateur au monde de produits laitiers, qui présente parmi les coûts de production les plus faibles du monde. L’accord de commerce récemment conclu entre Bruxelles et Wellington permettra l’entrée en Europe de contingents importants de fromage, beurre, poudre de lait, viande, fruits et légumes… sans droit de douane, alors que l’agriculture néozélandaise est conçue pour la compétitivité internationale avant tout autre objectif. Les contraintes de production sont inégales : les écosystèmes de Nouvelle Zélande se prêtent à l’élevage extensif ovin, moins coûteux, en même temps que la réglementation est favorable aux fermes usines laitières, par exemple.

Si les produits alimentaires commercialisés en France doivent répondre aux normes sanitaires de l’Union européenne, les techniques de production des agricultrices et agriculteurs de NouvelleZélande ou du Brésil autorisent souvent des produits vétérinaires qui ne sont pas tolérés dans l’Union européenne et en France ; ils peuvent produire de plus gros animaux, plus rapidement, quand l’effort de qualité, la protection du bienêtre des bêtes et l’interdiction de substances phytosanitaires nocives à la santé publique renchérissent les coûts de production des éleveurs français.

Le Brésil est le premier marché mondial de pesticides pour les « majors » de l’industrie agrochimique, et 49 % de produits chimiques qui y sont importés sont classés extrêmement dangereux pour la santé ou l’environnement. Or la majeure partie de ces importations est destinée à la culture du soja qui nourrira ensuite les animaux vendus sur les marchés internationaux. Les éleveurs français qui s’efforcent de nourrir leurs animaux à l’herbe et en plein air ne peuvent pas rivaliser.

Des clauses dites « de sauvegarde » existent, dans l’accord général du GATT de 1994 mais également dans la plupart des accords de libreéchange. Elles pourraient être activées pour protéger des filières menacées par une évolution du marché, un changement de conditions de production, ou encore un incident environnemental ou sanitaire

Ainsi elles pourraient permettre de limiter la concurrence déloyale de produits beaucoup moins chers ou jugés dangereux : la France l’avait fait en 2008 contre le maïs transgénique Mon810, et a interdit l’importation de cerises de bouche traitées au phosmet en 2023, alors que l’Union européenne avait interdit l’usage de ce pesticide l’année précédente, sans toutefois bannir les fruits traités dans des pays tiers.

C’est une solution de court terme, qui permet cependant de définir des mesures de soutien internes, et de construire des protections plus durables.

Mais la protection de l’agriculture française est également une nécessité stratégique, et un enjeu de sécurité : « Déléguer son alimentation est une folie » disait le président Macron en mars 2020. Une agriculture locale diversifiée, adaptée aux terroirs, économe en intrants et en carbone, est la meilleure voie pour la résilience alimentaire du pays.

À l’inverse, l’homogénéisation et la mise en dépendance des systèmes agricoles visàvis des multinationales de l’agroindustrie les rendent plus vulnérables aux chocs externes, tels que les fluctuations des prix des matières premières, les catastrophes climatiques, ou les tensions géopolitiques.

Et les récentes leçons de la crise de la covid19, qui est venue rappeler l’importance de relocaliser les chaînes de valeur, n’ont pas été tirées. Les négociations en vue de nouveaux accords de libreéchange se sont poursuivies.

Après des accords avec le Canada (2016) et le Japon (2019), l’Union européenne a récemment conclu trois nouveaux accords de libreéchange : avec la NouvelleZélande, le Chili et le Kenya. La commission « Commerce extérieur » du Parlement européen a confirmé son soutien aux textes négociés avec le Kenya et le Chili le 24 janvier dernier.

L’accord signé avec le Chili autorise des quotas accrus d’importation sans droits de douane pour le porc, le bœuf, la viande ovine et la viande de volaille. Le Kenya, pour sa part, est déjà le 2e exportateur de haricots verts en Europe, grâce aux salaires dérisoires de la maind’oeuvre agricole dans le pays (une cinquantaine d’euros mensuels) : ce sont désormais les exportations de riz et de sucre qui vont bénéficier d’une libéralisation progressive, alors que ces filières sont déjà très durement touchées par la concurrence internationale en France. Les surfaces rizicoles diminuent chaque année en Camargue, les sucreries ferment en France. Quant au Kenya, l’agriculture familiale va subir en retour la concurrence de l’agroindustrie européenne (poudres de lait, bas morceaux de viande, notamment).

Or l’Union européenne négocie actuellement de nouveaux accords, entre autres avec l’Inde, l’Indonésie, les Philippines, l’Australie, le Mercosur et la Thaïlande.

Ces accords prévoient de nouveaux quotas d’importation qui vont encore fragiliser les agricultures locales :

 l’accord envisagé avec l’Australie devrait élargir l’accès au marché européen pour les exportations australiennes de viande ovine, de bœuf et de sucre ;

 l’accord avec la Thaïlande concernera notamment les produits de la pêche et leur accès aux marchés de l’Union européenne, quand les pêcheurs artisans français résistent déjà très mal à la concurrence internationale du Chili, de la Chine…, et que les pratiques de pêche thaïlandaises sont régulièrement dénoncées par les institutions internationales et les organisations non gouvernementale ;

 l’accord envisagé avec le bloc du Mercosur, enfin, mettra en concurrence les éleveurs français avec leurs homologues du Paraguay et du Brésil, qui engraissent des animaux dans des exploitations géantes, à l’aide de produits vétérinaires et phytosanitaires interdits en Europe : des dizaines de milliers de tonnes de bœuf, porc, volaille, riz, maïs alimentaire, soja pour animaux, sucre, poudre de lait… font partie du deal et accèderont à l’Union européenne sans droit de douane lorsqu’il sera conclu.

La protection de l’agriculture française contre la concurrence d’importations à prix cassés est devenue incontournable tant notre système agricole et alimentaire est sur le point de s’effondrer. Les agriculteurs et agricultrices doivent vivre de leur travail, les consommateurs doivent accéder à une nourriture diversifiée et de qualité.

Or du fait de leurs coûts plus élevés, alors que les salaires réels reculent dans notre pays, les producteurs français sont fragilisés dans leurs négociations commerciales avec les transformateurs et la grande distribution : les matières premières moins chères leur sont préférées s’ils n’acceptent pas de fournir pour moins cher, parfois même à perte. Et faute de leviers pour véritablement donner la priorité aux produits locaux, la commande publique ne permet pas de soutenir la demande.

Depuis plusieurs mois et notamment depuis le jeudi 18 janvier, de nombreux agriculteurs et agricultrices se mobilisent en France, comme auparavant dans de nombreux pays européens.

La France pourrait d’ores et déjà agir de manière décisive au plan européen, par exemple pour suspendre les négociations en cours des accords de libreéchange et pour activer les mécanismes de protection disponibles. C’est dans cet objectif que nous proposons la présente résolution européenne.

 


proposition de résolution europÉenne

Article unique

L’Assemblée nationale,

Vu l’article 884 de la Constitution,

Vu l’article 1515 du Règlement de l’Assemblée nationale,

Vu l’article 5 du Traité sur l’Union européenne,

Vu les articles 2 et 4 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne,

Vu l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce de 1994 et l’accord sur les sauvegardes qui met en œuvre son article XIX,

Vu le Règlement (Union européenne) 2019/287 du Parlement européen et du Conseil du 13 février 2019 portant mise en œuvre des clauses de sauvegarde bilatérales et autres mécanismes permettant le retrait temporaire des préférences dans certains accords commerciaux conclus entre l’Union européenne et des pays tiers,

Vue la communication de la Commission européenne au Parlement européen, au Conseil, au Comité social et économique européen au Comité des régions du 18 février 2021, la « Revue de politique commerciale – Une politique commerciale ouverte, durable et assurée »,

Vu la proposition de résolution n° 1724 de Mme Nathalie Oziol et les membres du groupe La France insoumise – Nouvelle union populaire écologique et sociale visant à s’opposer à la ratification de l’accord de libreéchange et d’association entre l’Union européenne et la NouvelleZélande, et à soumettre sa ratification au Parlement français.

Considérant que la Commission européenne propose de conclure des accords de libreéchange avec l’Australie, la NouvelleZélande, le bloc du Mercosur, la Thaïlande, l’Inde, l’Indonésie, notamment ;

Considérant que le nombre d’exploitations agricoles en France est passé de 520 000 à 416 000 entre 2010 et 2020, soit une chute de 20 % ;

Considérant que la part de l’élevage décroit constamment dans la production agricole française depuis le début des années 2000 ;

Considérant que la libéralisation des échanges de produits agricoles expose les agricultrices et agriculteurs français à une concurrence internationale déloyale résultant de la prévalence de normes environnementales et sociales moins strictes hors de l’Union européenne ;

Considérant que cette concurrence crée une pression à la baisse sur les prix et accroît très nettement leur volatilité, affectant les revenus des agricultrices et agriculteurs locaux et menaçant la survie des petites exploitations ;

Considérant que l’ouverture aux importations agricoles opère au détriment de la diversité et de la qualité qui sont deux caractéristiques éminentes de l’agriculture française ;

Considérant que la libéralisation des marchés agricoles renforce la concentration et la capitalisation des fermes françaises, et favorise les modes de production ultraintensifs ;

Invite le Gouvernement à soutenir un moratoire sur tous les accords de libreéchange qui ne sont pas encore entrés en vigueur, et exhorte le Gouvernement à tout mettre en œuvre dans ce sens ;

Demande au Gouvernement de défendre l’activation, autant que de besoin, toutes les clauses de sauvegarde disponibles dans l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, dans les accords de commerce bilatéraux et dans le règlement du 13 février 2019 aux frontières européennes, comme aux frontières françaises.