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N° 641
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 29 novembre 2024.
PROPOSITION DE RÉSOLUTION
tendant à la création d’une commission d’enquête sur l’utilisation des aides publiques versées aux entreprises,
(Renvoyée à la commission des affaires économiques, à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)
présentée par
Mme Clémence GUETTÉ, Mme Nadège ABOMANGOLI, M. Laurent ALEXANDRE, M. Gabriel AMARD, Mme Ségolène AMIOT, Mme Farida AMRANI, M. Rodrigo ARENAS, M. Raphaël ARNAULT, Mme Anaïs BELOUASSA-CHERIFI, M. Ugo BERNALICIS, M. Christophe BEX, M. Carlos Martens BILONGO, M. Manuel BOMPARD, M. Idir BOUMERTIT, M. Louis BOYARD, M. Pierre-Yves CADALEN, M. Aymeric CARON, M. Sylvain CARRIÈRE, Mme Gabrielle CATHALA, M. Bérenger CERNON, Mme Sophia CHIKIROU, M. Hadrien CLOUET, M. Éric COQUEREL, M. Jean-François COULOMME, M. Sébastien DELOGU, M. Aly DIOUARA, Mme Alma DUFOUR, Mme Karen ERODI, Mme Mathilde FELD, M. Emmanuel FERNANDES, Mme Sylvie FERRER, M. Perceval GAILLARD, M. David GUIRAUD, Mme Zahia HAMDANE, Mme Mathilde HIGNET, M. Andy KERBRAT, M. Bastien LACHAUD, M. Abdelkader LAHMAR, M. Maxime LAISNEY, M. Arnaud LE GALL, M. Antoine LÉAUMENT, Mme Élise LEBOUCHER, M. Aurélien LE COQ, M. Jérôme LEGAVRE, Mme Sarah LEGRAIN, Mme Claire LEJEUNE, Mme Murielle LEPVRAUD, Mme Élisa MARTIN, M. Damien MAUDET, Mme Marianne MAXIMI, Mme Marie MESMEUR, Mme Manon MEUNIER, M. Jean-Philippe NILOR, Mme Sandrine NOSBÉ, Mme Danièle OBONO, Mme Nathalie OZIOL, Mme Mathilde PANOT, M. René PILATO, M. François PIQUEMAL, M. Thomas PORTES, M. Loïc PRUD’HOMME, M. Jean-Hugues RATENON, M. Arnaud SAINT-MARTIN, M. Aurélien SAINTOUL, Mme Ersilia SOUDAIS, Mme Anne STAMBACH-TERRENOIR, M. Aurélien TACHÉ, Mme Andrée TAURINYA, M. Matthias TAVEL, Mme Aurélie TROUVÉ, M. Paul VANNIER, Mme Clémentine AUTAIN, M. Jean-Victor CASTOR, M. Alexis CORBIÈRE, Mme Karine LEBON, M. Benjamin LUCAS-LUNDY, Mme Mereana REID ARBELOT, Mme Claudia ROUAUX, M. François RUFFIN,
députées et députés.
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EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Le 5 novembre 2024, l’entreprise française Michelin, spécialisée dans la fabrication de pneus, a annoncé la fermeture de deux usines françaises à Cholet (49) et à Vannes (56). Le même jour, le groupe Auchan a annoncé un plan massif de licenciement et de restructuration. Ce sont respectivement 1 254 et 2400 emplois qui vont disparaître, soit 3 654 travailleurs et leurs familles laissés sur le carreau en 24 heures. Le 25 novembre 2024, le géant sidérurgique ArcelorMittal a annoncé la fermeture de deux centres de services à Reims (51) et à Denain (59) dans lesquels travaillent 136 personnes ([1]). Deux jours plus tard, l’équipementier automobile Valeo a annoncé la fermeture de ces sites de La Suze‑sur‑Sarthe (72) et la suppression de 868 postes ([2]).
L’entreprise Michelin a justifié sa décision en évoquant une chute de la production. Le directeur général, Florent Menegaux, expliquait le jour de l’annonce de la fermeture à Ouest France que « le coût de production à Cholet est cher, sur un marché qui décline rapidement » ([3]). La production de pneus pour camionnettes à Cholet et de câbles métalliques pour pneus à Vannes va être reprise par des sites de l’entreprise en Espagne, en Pologne et en Italie[4]. La filière automobile est un cas emblématique. Ces nouvelles fermetures d’usines et annonces de délocalisation de la production s’inscrivent dans la trajectoire de déclin de la filière française, qui représentait près de 400 000 emplois en 2019 ([5]). Déjà en 2021, 2 865 emplois avaient été supprimés dans la sous‑traitance automobile ([6]). Le nombre de véhicules assemblés en France est passé de 3 millions dans les années 2000, à 2 millions en 2019 et 1,3 million en 2020 ([7]). De même, près d’un tiers des sites de fonderies françaises ont fermé en 2006 et 2021.
Ces fermetures d’usines s’inscrivent cependant dans le contexte plus global de déclin industriel français. Pendant le premier semestre de 2024, 61 usines ou ateliers embauchant plus de 10 salariés ont annoncé leur fermeture en France hexagonale. Sur la même période, le taux d’ouverture de nouveaux sites a diminué de 4 % ([8]). Cette dynamique se couple à l’inquiétant nombre de défaillances d’entreprises. Entre juillet et septembre 2024, 13 400 entreprises ont fait faillite ([9]) et d’ici la fin de l’année 2024, 60 000 devrait avoir fait faillite ([10]). La Confédération générale du travail (CGT) estime qu’entre septembre 2023 et septembre 2024, « 47 272 postes ont été menacés ou supprimés » ([11]). Cette dynamique ne date pas de cette année : entre le deuxième trimestre de 1974 et le dernier trimestre de 2022, la France a même perdu 2,26 millions d’emplois privés dans l’industrie.
Un soutien public important
Dans ce contexte, il convient de noter que les entreprises où se déroulent des plans sociaux massifs ont largement été soutenues financièrement par la puissance publique. Ainsi, l’entreprise Michelin a bénéficié de sommes d’argent très importantes versées par l’État ces dernières années, grâce à différents dispositifs. On peut ainsi citer 42 millions d’euros au titre du crédit d’impôt recherche en 2023, plus de 65 millions d’euros du fait du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) depuis 2013, 12 millions d’euros pour le chômage partiel en 2020, ou encore le plan de soutien automobile de 2020 doté d’un fonds de 200 millions d’euros ([12]), selon l’économiste Maxime Combes ([13]). Le groupe Auchan a touché entre 2013 et 2018, 498 millions d’euros de la part de l’État grâce au CICE ([14]), quand Valeo pour sa part a reçu 76 millions d’argent public rien qu’en 2023 ([15]).
Au total, les aides publiques aux entreprises avoisinent les 200 milliards ([16]) d’euros annuels qui se déclinent au travers plus de 2 000 dispositifs publics ([17]) via des subventions, des aides à l’innovation et à la compétitivité, de multiples exonérations qui fragilisent les comptes de la Sécurité sociale. Depuis l’an 2000, la dépense publique en subventions et transferts de capital a augmenté de 200 %, alors que, dans le même temps, la dépense publique pour les services publics n’a augmenté que d’environ 25 %. L’Assemblée nationale s’était déjà penché sur le sujet dès 1999, pointant notamment l’utilisation de ces fonds publics par certains grands groupes pour délocaliser ([18]). L’efficacité de ces aides questionne et semble principalement profiter aux grandes entreprises qui bénéficient, par exemple, de plus d’exonérations d’impôts que les autres.
Où va l’argent ?
Comment expliquer la combinaison entre de telles sommes d’argent public et la suppression de tant d’emplois ? À la lecture de cette situation, le bilan comptable de certaines entreprises interroge. En effet, Michelin totalise 3,6 milliards d’euros de bénéfices en 2023 ([19]). Plus surprenant encore, les sommes versées aux actionnaires ont explosé ces dernières années. Ainsi, les sommes qu’ils ont perçu de la part de l’entreprise chaque année, en dividendes et en rachat d’actions, étaient la plupart du temps inférieures à 200 millions d’euros jusqu’en 2010. Elles s’élevaient à 456 millions d’euros en 2020 et 410 millions en 2021. Après avoir plus que doublé pour atteindre 923 millions en 2022 et 892 millions en 2023, Michelin a annoncé qu’elles vont continuer à exploser pour se porter à 1,464 milliard au titre de l’année 2024 ([20]). L’entreprise a même communiqué en février dernier sur le lancement d’un nouveau programme de rachat d’action à hauteur de 1 milliard d’euros entre 2024 et 2026 ([21]) À titre de comparaison, les sommes qui doivent être versées aux actionnaires au titre de l’année 2024 permettraient de rémunérer plus 65 000 salariés au salaire minimum de croissance (SMIC). Aussi, il apparaît clairement que l’entreprise Michelin a fait le choix de faire exploser la rémunération de ses actionnaires et de licencier ses salariés alors qu’elle aurait pu faire un choix différent. Ce cas n’est pas isolé : en 2024, le groupe ArcelorMittal a annoncé que le montant de son dividende versé par action devrait augmenter de 14 % par rapport à l’année précédente ([22]).
Le choix de verser des dividendes tout en fermant des usines apparaît d’autant plus choquant que des milliers de familles et d’enfants vont directement être victimes de ces plans de licenciement massifs. Il apparaît donc urgent d’interroger les versements de ces aides au regard de leur utilisation. Arnaud Choisy, expert au cabinet Syndex ([23]) explique ainsi : « au début, les entreprises avaient pour obligation d’informer les comités d’entreprises du montant du CICE et de l’utilisation qui en était faite. La règle était que ça devait financer des hausses de salaire, des créations d’emploi, des investissements… Mais, en pratique, les déclarations étaient un peu fictives et, surtout, totalement intraçables ». L’absence de conditionnalité au versement du CICE apparaît n’être qu’un exemple parmi d’autres. L’efficacité questionnable de ces aides se constate à un niveau macroéconomique : tandis que le taux de marge des entreprises est estimé à 32,2 % en 2024 ([24]), au‑dessus de la moyenne historique, le nombre de créations d’emplois salariés dans le secteur privé en 2023 est trois fois inférieur à celui de 2022 ([25]).
Une utilisation rigoureuse de l’argent public implique de s’assurer que les dépenses de l’État se font au service de l’intérêt général et non au profit de certains grands groupes. Cette préoccupation est largement partagée dans le pays. « Je constate qu’il y a beaucoup d’aides aux entreprises, qu’elles ne sont pas toujours contrôlées et ce que je souhaite c’est qu’elles soient utilisées à bon escient », affirme ainsi le Premier président de la Cour des comptes, Pierre Moscovici. « Je me préoccupe de savoir ce qu’on a fait, dans ces groupes, de l’argent public qui leur a été donné ; je veux le savoir. Nous poserons des questions, nous verrons si cet argent a été bien ou mal utilisé, et nous en tirerons des leçons », annonçait quant à lui le Premier ministre Michel Barnier dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale le 6 novembre dernier.
C’est la raison pour laquelle nous proposons la mise en place de cette commission d’enquête. Le nombre et les montants des dispositifs d’aide aux entreprises de toutes sortes doivent être sérieusement évalués. Si les aides publiques aux entreprises sont indispensables pour asseoir la souveraineté industrielle française et engager la bifurcation écologique, il apparaît nécessaire de planifier et de conditionner leur déploiement ainsi que de les répartir plus équitablement pour qu’elles ne soient pas accaparées par les grands groupes au détriment des très petites entreprises (TPE) et des petites et moyennes entreprises (PME) par exemple. Dès lors, des modalités précises de versement doivent être mises en place. Cette commission d’enquête pourra ainsi permettre de proposer des dispositifs d’encadrement des aides aux entreprises, par exemple en les conditionnant au maintien ou à la création d’emplois, et pourra préconiser des sanctions en cas de non‑respect de ces conditions.
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proposition de rÉsolution
Article unique
En application des articles 137 et suivants du Règlement de l’Assemblée nationale est créée une commission d’enquête de vingt membres, chargée :
1° d’étudier l’utilisation des fonds publics par les grandes entreprises, en étudiant particulièrement celles qui ont procédé à la fois à des mesures de licenciements massifs et à des versements records aux actionnaires ces dernières années ;
2° de proposer la mise en place de modalités de fléchages et de conditionnalités des aides publiques permettant de s’assurer qu’elles soient utilisées de manière conforme à l’intérêt général ;
3° de proposer des sanctions applicables aux entreprises bénéficiant d’aides publiques et ne respectant pas les conditions qui leur auraient été imposées.
([1]) https://actu.fr/economie/auchan-le-groupe-compte-supprimer-pres-de-2400-postes-et-fermer-une-dizaine-de-supermarches_61824342.html
([2]) https://www.francebleu.fr/infos/economie-social/automobile-valeo-annonce-la-suppression-de-868-postes-en-france-8394510
([3]) https://www.ouest-france.fr/economie/entreprises/michelin/fermeture-de-lusine-michelin-de-cholet-on-pense-plus-a-largent-quaux-personnes-bd45d274-9a9d-11ef-940c-520b50887c11
([4]) https://www.europe1.fr/economie/michelin-va-fermer-ses-usines-de-vannes-et-cholet-annonce-le-groupe-4276993
([5]) https://www.entreprises.gouv.fr/files/files/en-pratique/etudes-et-statistiques/themas/transformations-et-defis-de-la-filiere-automobile.pdf
([6]) https://www.largus.fr/pros/actualite-automobile/les-equipementiers-et-sous-traitants-automobiles-au-bord-du-gouffre-10851397.html!
([7]) https://www.syndex.fr/sites/default/files/files/pdf/2021-06/TT-rapport-automobile-juin-2021-1.pdf
([8]) https://www.rfi.fr/fr/%C3%A9conomie/20240923-france-les-fermetures-d-usines-augmentent-et-la-r%C3%A9industrialisation-marque-le-pas
([9]) https://www.lefigaro.fr/conjoncture/les-defaillances-d-entreprise-atteignent-un-nouveau-record-20241014
([10]) https://www.altares.com/fr/statistiques-defaillances-entreprises/?_gl=1*ot2iww*_up*MQ..&gclid=CjwKCAjwxNW2BhAkEiwA24Cm9IIo28DXCViwsjgRivn_4hnxj-qw2C4XuXGaWYwfh1vu4CSTdTnmCxoCmnIQAvD_BwE
([11]) https://www.cgt.fr/sites/default/files/2024-10/Liste%20noire%20%20des%20plans%20de%20licenciements%20oct%202024.pdf
([12]) https://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/covid19-soutien-entreprises/DP-Plan_soutien_automobile26052020.pdf
([14]) https://www.marianne.net/economie/economie-francaise/cice-cir-combien-dargent-public-michelin-et-auchan-qui-licencient-pres-de-3-700-salaries-ont-ils-recu
([15]) https://www.humanite.fr/social-et-economie/auchan/michelin-auchan-valeo-savez-vous-combien-ces-entreprises-ont-rafle-daides-publiques-avant-de-licencier
([16]) L’Humanité, édition du 27 novembre 2024.
([17]) https://www.vie-publique.fr/eclairage/289629-aides-publiques-aux-entreprises-un-etat-des-lieux
([19]) https://www.michelin.com/publications/groupe/michelin-am%C3%A9liore-en-2023-son-r%C3%A9sultat-op%C3%A9rationnel-des-secteurs-%C3%A0-3-6-milliards-et-d%C3%A9livre-un-free-cash-flow-%C3%A9lev%C3%A9-de-3-0-milliards-refl%C3%A9tant-la-solidit%C3%A9-de-sa-strat%C3%A9gie
([20]) https://cfecgcmichelin.org/2024/03/14/montant-record-de-14-milliard-de-pour-les-actionnaires-michelin-en-2024/
([21]) https://www.bfmtv.com/economie/entreprises/michelin-a-reconstitue-sa-tresorerie-en-2023-et-reste-prudent-pour-2024_AD-202402120806.html
([23]) L’Humanité, édition du 27 novembre 2024.
([24]) Insee, Conjoncture française, juillet 2024.
([25]) Insee, Estimation flash de l'emploi salarié - quatrième trimestre 2023.