N° 1010
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 21 février 2025.
PROPOSITION DE RÉSOLUTION EUROPÉENNE
invitant le Gouvernement à se prononcer contre les « méga-camions » et à construire une politique de report modal vers le ferroviaire au niveau européen,
(Renvoyée à la commission des affaires européennes)
présentée par
M. Peio DUFAU, M. Fabrice BARUSSEAU, M. Mickaël BOULOUX, Mme Colette CAPDEVIELLE, M. Pierrick COURBON, M. Denis FÉGNÉ, M. Emmanuel GRÉGOIRE, M. Stéphane HABLOT, Mme Ayda HADIZADEH, Mme Chantal JOURDAN, Mme Estelle MERCIER, M. Philippe NAILLET, M. Jacques OBERTI, Mme Christine PIRÈS BEAUNE, M. Christophe PROENÇA, Mme Claudia ROUAUX, M. Hervé SAULIGNAC, M. Thierry SOTHER,
députés.
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EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Le secteur des transports représente environ un quart du total des émissions de gaz à effet de serre de l’Union européenne. Comme en France, c’est le seul secteur dont les émissions ont augmenté au cours des trois dernières décennies, avec une hausse de 33,5 % entre 1990 et 2019.
L’agence européenne de l’environnement précisait dans un rapport ([1]) publié en 2022 sur les émissions de gaz à effet de serre du transport routier intitulé « Decarbonising road transport » que les émissions de CO₂ engendrées par les poids lourds représentaient près d’un quart des émissions du transport routier européen.
En France, d’après les chiffres disponibles sur le site du gouvernement ([2]), en 2021, le transport routier (119,6 millions de tonnes en équivalent CO2 en 2021) est à l’origine de 94,9 % des émissions du secteur des transports. La part qui incombe aux véhicules lourds s’élève à 27 % en 2021, soit 33,5 millions de tonnes en équivalent CO2 CO₂. Entre 1990 et 2021, les émissions des voitures particulières sont restées stables tandis que celles des poids lourds ont crû de 15,1 % avec l’augmentation du transport de marchandises.
Dans ce cadre, l’Union européenne et la France se sont fixé des objectifs ambitieux pour réduire leurs émissions de gaz à effet de serre dans le secteur du transport et en particulier en matière de transport routier de marchandises.
Lancé en 2019 par la Commission européenne et entériné par le Parlement européen le 24 juin 2021, le « green deal » ou « pacte vert » européen fixe pour le vieux continent l’objectif d’une réduction des émissions de gaz à effet de serre dans l’Union européenne de 55 % par rapport à leur niveau de 1990 et à terme la neutralité carbone à horizon 2050.
À partir de 2020, la Commission européenne a publié une première stratégie ([3]) « de mobilité durable et intelligente » visant à « mettre les transports européens sur la voie de l’avenir. En ce sens, cette stratégie vise une réduction de 90 % des émissions de gaz à effet de serre issus du secteur des transports à l’horizon 2050, le report modal étant identifié comme l’un des principaux leviers permettant d’atteindre cet objectif.
Une seconde stratégie élaborée et présentée le 11 juillet 2023 relative à « l’écologisation du transport de marchandises » ([4]) comprenait un paquet législatif rassemblant notamment la révision de la directive relative aux poids et dimensions (96/53/CE) et un projet de règlement sur l’utilisation des capacités de l’infrastructure ferroviaire dans l’espace ferroviaire européen qui portent en leur sein des mesures spécifiques, risquant, si elles ne font pas l’objet d’une clarification, de produire des résultats contradictoires au regard des objectifs de décarbonation fixés.
Le projet de règlement vise à encourager le développement du rail comme mode de transport durable afin de favoriser le report modal de la route vers le rail et ainsi d’accélérer la transition climatique du secteur des transports. Les dispositions qu’il contient visent à accroître les capacités ferroviaires par une utilisation plus efficace et optimale du réseau ferré dans l’Union européenne, mais aussi à améliorer la ponctualité et la fiabilité du trafic ferroviaire. La stratégie de mobilité durable et intelligente prévoit, en effet, une augmentation du fret ferroviaire de 50 % d’ici à 2030 et de 100 % d’ici à 2050 ainsi que le doublement du trafic de voyageurs sur le réseau à grande vitesse d’ici à 2030 et son triplement d’ici à 2050. Ces objectifs apparaissent d’autant plus indispensables lorsque l’on sait que le report de 10 % de la part modale de fret et voyageurs de la route au rail remplirait 22 % à 33 % de l’objectif de décarbonation des transports de la France.
En contradiction totale avec les objectifs ambitieux de développement du fret ferroviaire précités, le Parlement européen a voté le 12 mars 2024 une révision de la directive relative aux poids et dimensions visant à permettre la circulation des systèmes modulaires européens (SME), également nommés écocombis ou « méga‑camions », pouvant atteindre une longueur et un poids de 25,25 mètres et 60 tonnes alors même que les dimensions maximales admises pour le transport transfrontalier dans l’Union européenne pour un camion standard sont aujourd’hui de 18,75 mètres et 40 tonnes.
Comme l’indique le rapport réalisé par l’ancien député Jean‑Marc Zulesi qui avait porté une proposition de résolution similaire sous la XVIe législature avant la dissolution, « une étude d’un cabinet indépendant ([5]) commandée par plusieurs fédérations du rail estime que l’augmentation du poids brut autorisé et l’autorisation des SME entraîneraient un transfert modal inverse de 21 % en moyenne pour tous les segments ferroviaires et de 16 % pour le transport combiné. Selon cette étude, il en résulterait jusqu’à 13,3 millions de trajets supplémentaires pour les camions et 6,6 millions de tonnes d’émissions de CO₂ supplémentaires. »
Dès lors, donner demain la possibilité aux poids lourds d’être équipés de « gigatrailer » et « duotrailer » va de fait renforcer la compétitivité du transport de marchandises routier. Permettre des chargements plus lourds, c’est de facto hypothéquer les potentialités de report modal vers les trains. Cette évolution envoie par ailleurs un signal contradictoire avec nos engagements climatiques européens et français qui nécessitent de ralentir les flux de marchandises et de les optimiser autour des modes de transports les plus décarbonés. La première conséquence de cette évolution est donc de renforcer le développement du transport routier au détriment du fret ferroviaire et du transport fluvial et aurait pour conséquence d’accélérer la chute de la part modale du rail dans le fret intérieur, tombée de 18,3 % en 2011 à 16,4 % en Europe et seulement 8,9 % en France. Le potentiel décarbonant des « méga camions » est instantanément effacé par les effets délétères qu’il engendre.
Le développement des méga‑camions se heurte également à un problème technologique de taille : au regard de la prévision des flux de marchandises anticipée, la lente transition des poids lourds thermiques vers l’électrique apparaît largement insuffisante pour respecter les objectifs de baisse des émissions de CO₂. Comme l’indique l’analyse produite par Carbon 4 et Transport et Environnement sur « les barrières au déploiement opérationnel du camion électrique et les solutions à mettre en place pour les dépasser », la transition vers le poids lourd électrique se heurte à des freins financiers et opérationnels qui nécessitent des investissements et une véritable feuille de route pour repenser l’ensemble de son schéma d’exploitation.
Aussi, d’après les scénarios les plus volontaristes, seulement 30 % des poids lourds seraient électrifiés à l’horizon 2035 tandis que le transport routier de marchandises devrait progresser de 40 % entre 2018 et 2050. Ces données doivent nous alerter sur la nécessité de prioriser la rénovation et l’optimisation des infrastructures ferroviaires à l’échelle européenne pour permettre l’acheminement de marchandises longue distance via le fret ferroviaire et des connexions intermodales efficaces, ainsi que le développement du transport fluvial.
L’apparition de « géants des routes » pose également le sujet des externalités négatives, trop souvent mises de côté en matière de développement routier. Elles concernent tout d’abord l’adaptation de nos infrastructures routières (ronds‑points, bretelles d’autoroute, largeur de la chaussée), et les coûts supplémentaires d’entretien liés à une dégradation plus rapide de la chaussée qui seraient à la charge du contribuable. Le cabinet indépendant allemand D‑Fine évoque dans son étude un surcoût d’investissement approchant 1 milliard d’euros par an. Enfin, comme le souligne une étude de la commission européenne, les camions sont impliqués dans près de 4 000 accidents mortels chaque année dans l’Union européenne et au Royaume‑Uni. L’arrivée de méga‑camions constitue de fait un surrisque en matière de sécurité routière.
Dans ces conditions, et au regard de l’ensemble des considérations écologiques, économiques et de sécurité routière développées précédemment, le report modal vers le ferroviaire et le fluvial constitue la seule alternative crédible pour décarboner les mobilités mais aussi désengorger nos routes.
En conclusion, cette proposition de résolution vise à adresser trois messages clairs pour enclencher réellement la décarbonation du secteur des transports de marchandises au niveau européen et en France :
1° Les « méga‑camions » ne constituent pas une solution d’avenir et doivent être interdits au sein de l’Union européenne sous peine d’empêcher l’atteinte de nos objectifs climatiques communautaires et nationaux, en particulier en matière de report modal vers le fret ferroviaire.
2° Le développement du fret ferroviaire doit être systématiquement prioritaire et constituer l’axe principal de réflexion pour construire nos politiques publiques de transport de marchandises à l’échelle européenne et française.
3° Le rééquilibrage des politiques publiques en faveur du fret ferroviaire se traduira par la mise en place de modèles de taxation du transport routier de marchandises et de gestion des infrastructures routières publics et décentralisés.
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proposition de rÉsolution europÉenne
Article unique
L’Assemblée nationale,
Vu l’article 88‑4 de la Constitution,
Vu l’article 151‑5 du Règlement de l’Assemblée nationale,
Vu le Traité sur l’Union européenne et le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne,
Vu la directive 2023/0265 (COD) modifiant la directive 96/53/CE du Conseil fixant, pour certains véhicules routiers circulant dans la Communauté, les dimensions maximales autorisées en trafic national et international et les poids maximaux autorisés en trafic international,
Vu la directive (UE) 2012/34 établissant un espace ferroviaire unique européen,
Vu la directive (UE) 2016/797 du Parlement européen et du Conseil du 11 mai 2016 relative à l’interopérabilité du système ferroviaire au sein de l’Union européenne,
Vu le règlement (UE) 2021/1153 du parlement européen et du conseil du 7 juillet 2021 établissant le mécanisme pour l’interconnexion en Europe et abrogeant les règlements (UE) n° 1316/2013 et (UE) n° 283/2014,
Vu le règlement d’exécution (UE) 2023/1693 de la commission du 10 août 2023 modifiant le règlement d’exécution (UE) 2019/773 concernant la spécification technique d’interopérabilité relative au sous‑système « Exploitation et gestion du trafic » du système ferroviaire au sein de l’Union européenne,
Vu la stratégie nationale bas carbone française,
Vu la loi n° 2019‑1428 du 24 décembre 2019 d’orientation des mobilités,
Vu la loi n° 2021‑1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets,
Considérant les objectifs du Pacte vert européen de réduction des émissions de gaz à effets de serre de 55 % d’ici 2030 par rapport aux niveaux des années 1990 et de la fin des émissions nettes de gaz à effets de serre d’ici à 2050 ;
Considérant la stratégie de mobilité durable et intelligente visant une augmentation du fret ferroviaire de 50 % d’ici à 2030 et de 100 % d’ici à 2050 ainsi que le doublement du trafic de voyageurs sur le réseau à grande vitesse d’ici à 2030 et son triplement d’ici à 2050 ;
Considérant l’objectif de doubler la part du fret ferroviaire en France ;
Considérant que le report de 10 % de la part modale de fret et voyageurs de la route au rail remplirait 22 % à 33 % de l’objectif de décarbonation des transports de la France ;
Considérant les enjeux d’interopérabilité ferroviaire à l’échelle européenne du transport de marchandises ;
Considérant que seulement 30 % des poids lourds, selon les scénarios volontaristes, seraient électrifiés d’ici 2035 ;
Considérant l’impact des camions de 60 tonnes sur les infrastructures routières et la circulation ;
Considérant la nécessité de décarboner durablement les mobilités de transports de marchandises ;
Invite le gouvernement de la République française à s’opposer à la directive 2023/0265 (COD) modifiant la directive 96/53/CE du Conseil fixant, pour certains véhicules routiers circulant dans la Communauté, les dimensions maximales autorisées en trafic national et international et les poids maximaux autorisés en trafic international ;
Invite le gouvernement de la République française à prendre la tête d’une coalition de pays de l’Union européenne afin d’accélérer la mise en place d’une politique européenne globale de développement et de pérennisation du fret ferroviaire ;
Invite le gouvernement de la République française à prendre la tête d’une coalition de pays de l’Union européenne dont le système routier est basé sur le système des concessions afin d’accélérer la mise en place de la modulation des péages en fonction de la classe des émissions de dioxyde de carbone pour les poids lourds ainsi que de redevances pour coûts externes liées à la pollution atmosphérique due au trafic, et de réfléchir à des modèles de taxation du transport routier de marchandises et de gestion des infrastructures routières publics et décentralisés à même de prendre le relais à l’échéance des contrats actuels de concession et de favoriser le report modal de la route vers le transport ferré ou fluvial.