N° 1258
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 4 avril 2025.
PROPOSITION DE RÉSOLUTION EUROPÉENNE
appelant à la préservation des principes démocratiques, des libertés publiques et de l’État de droit en Turquie,
(Renvoyée à la commission des affaires européennes)
présentée par
M. Pierre CAZENEUVE, Mme Caroline YADAN, Mme Constance LE GRIP, M. Pieyre-Alexandre ANGLADE,
députés et députées.
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EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Le 19 mars 2025, M. Ekrem İmamoğlu, maire d’Istanbul démocratiquement élu depuis 2019 et réélu en 2024 avec 10 points d’avance sur son concurrent du parti présidentiel AKP, a été arrêté par les autorités turques, aux côtés de plusieurs dizaines de ses collaborateurs, dont les maires des districts de Şişli et Beylikdüzü. Il est poursuivi pour des accusations graves – direction présumée d’une organisation criminelle, corruption, blanchiment d’argent, et soutien au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Ces poursuites sont intervenues au lendemain de l’invalidation soudaine de son diplôme universitaire par l’Université d’Istanbul, un acte aux conséquences politiques majeures, susceptible d’entraîner son inéligibilité à la prochaine élection présidentielle de 2028. Le prix Nobel de littérature et écrivain turc, Orhan Pamuk, commentait : « Avec l’arrestation d’Ekrem Imamoglu, la forme limitée de démocratie en Turquie touche à sa fin ».
Le 28 mars, son avocat, M. Mehmet Pehlevan, a lui aussi été placé en détention, ajoutant à la gravité d’une situation qui soulève de légitimes interrogations quant à l’indépendance de la justice et au respect du principe de la défense. Dans plusieurs grandes villes du pays, des manifestations d’ampleur ont éclaté pour dénoncer ce qui est perçu, en Turquie comme à l’étranger, comme une tentative délibérée d’écarter un opposant majeur du président Recep Tayyip Erdoğan avant sa nomination imminente comme candidat du CHP à l’élection présidentielle. La réponse des autorités fut immédiate : restrictions sur les rassemblements publics, censure des réseaux sociaux, arrestation de plus de 1 400 manifestants en une semaine – pour la plupart étudiants – et entraves à la liberté de la presse, illustrées notamment par l’interpellation de neuf journalistes, dont M. Yasin Akgül, correspondant de l’Agence France‑Presse et une restriction d’accès à certains sites internet et réseaux sociaux.
Ces événements ne peuvent être isolés du contexte politique général. Ils s’inscrivent dans une dynamique préoccupante de mise à l’écart progressive du principal parti d’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP), fort de 133 sièges à la Grande Assemblée nationale. La simultanéité entre les poursuites judiciaires, les manœuvres administratives et la répression des mobilisations populaires dessine les contours d’une stratégie visant à affaiblir durablement toute alternative démocratique crédible.
Ce glissement autoritaire est d’autant plus alarmant qu’il va à l’encontre des engagements internationaux souscrits par la Turquie. En tant que membre du Conseil de l’Europe, elle est tenue de respecter les dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme, garantissant notamment la liberté d’expression, la liberté de réunion pacifique et le droit à un procès équitable. En avril 2024, le Comité des ministres du Conseil de l’Europe adoptait des recommandations spécifiques sur la lutte contre les poursuites stratégiques visant à dissuader la participation publique – les fameuses « poursuites‑bâillons » – dont les mécanismes semblent, en l’espèce, tristement illustrés.
À cela s’ajoute la dimension européenne. Alors que la Turquie demeure candidate à l’adhésion à l’Union européenne, il est essentiel de rappeler que ce statut implique le respect scrupuleux des valeurs fondamentales de l’Union, au premier rang desquelles figurent l’État de droit, le pluralisme politique et la protection des libertés fondamentales. La trajectoire actuelle de la Turquie l’éloigne inexorablement des principes fondamentaux d’un État démocratique, respectueux des droits de l’opposition.
À Istanbul, plusieurs dizaines de milliers de personnes se sont rassemblés chaque jour depuis l’arrestation d’Ekrem Imamoglu avec un point d’orgue, samedi 29 mars, où M. Özgür Özel, le chef de file du Parti républicain du peuple (CHP) indiquait que la mobilisation du jour avait réuni près de 2,2 millions personnes. Cette vague de mobilisation est inédite en Turquie depuis plus d’une décennie, bien que les rassemblements aient été interdits à Istanbul par les autorités dès l’arrestation du maire.
Dans ce contexte, la présente proposition de résolution appelle à une condamnation claire et résolue des atteintes commises à l’encontre des principes démocratiques en Turquie. Elle réaffirme notre solidarité pleine et entière envers les forces pro‑démocratiques, les défenseurs des droits fondamentaux, les journalistes, les étudiants et les citoyens qui font entendre leur voix.
Nous rappelons que toute personne poursuivie, y compris M. Ekrem İmamoğlu, ses collaborateurs, les avocats, manifestants ou journalistes concernés, doit bénéficier pleinement des garanties fondamentales attachées à un procès équitable. Le respect des droits de la défense, l’accès à un conseil juridique indépendant, la présomption d’innocence et la transparence des procédures sont autant de principes essentiels que les autorités turques se doivent de garantir. Conformément à leurs engagements internationaux, notamment au titre du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, il incombe à l’État turc de veiller à ce que nul ne soit arbitrairement privé de ses droits en raison de ses opinions, de son engagement public ou de son rôle dans la vie démocratique.
Car à défaut d’un sursaut démocratique, la trajectoire actuelle de la Turquie menace de l’éloigner durablement des standards que requiert toute démocratie fondée sur la séparation des pouvoirs, le respect de l’opposition et la garantie des droits fondamentaux. C’est pourquoi, nous appelons par la présente proposition de résolution le Gouvernement à se positionner sur les récents développements politiques et judiciaires en Turquie et à l’envoi d’observateurs indépendants afin de s’assurer du respect de l’État de droit.
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proposition de rÉsolution europÉenne
Article unique
L’Assemblée nationale,
Vu l’article 88‑4 de la Constitution,
Vu l’article 151‑5 du Règlement de l’Assemblée nationale,
Vu le Préambule de la Charte des Nations Unies, et en particulier son article 2,
Vu les articles 11, 19 et 20 de la déclaration universelle des droits de l’Homme,
Vu les articles 9 et 14 du pacte international relatif aux droits civils et politiques, adopté à New‑York le 16 décembre 1966,
Vu les articles 5, 6, 10 et 11 de la Convention européenne des droits de l’homme, adoptée à Rome le 4 novembre 1950,
Vu la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne adoptée le 7 décembre 2000,
Vu les conclusions du Conseil européen des 10 et 11 décembre 1999 à Helsinki, relatifs à l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne,
Vu les conclusions du Conseil européen des 16 et 17 décembre 2004, relatifs à l’ouverture des négociations pour l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne,
Vu la décision 2008/157/CE du Conseil du 18 février 2008 relative aux principes, aux priorités et aux conditions du partenariat pour l’adhésion de la République de Turquie,
Vu la résolution 2025/2546 du Parlement européen du 13 février 2025 sur les récents cas de maires turcs démis de leurs fonctions et arrêtés,
Vu la résolution 2022/2205 du 7 juin 2022 sur le rapport de la Commission concernant la Turquie ainsi que la résolution du Parlement européen 2024/2856 du 10 octobre 2024 sur le cas de Bülent Mumay,
Vu le règlement (UE) 2021/1529 instituant l’instrument d’aide de préadhésion dont la Turquie est bénéficiaire et visant à renforcer l’État de droit.
Considérant que les libertés de réunion et de manifestation sont garanties par la Constitution turque aux articles 33 et 34 ;
Considérant les arrestations survenues à partir du 19 mars 2025, visant notamment le maire d’Istanbul, M. Ekrem İmamoğlu, démocratiquement élu, ainsi que plusieurs responsables politiques de l’opposition, des journalistes, des étudiants et des manifestants, dans des conditions susceptibles de constituer une atteinte au droit à la liberté et à la sûreté, tel que garanti par le droit international ;
Constatant le risque de déstabilisation majeure au Moyen‑Orient et en Europe que fait actuellement courir cette politique ;
Considérant que la Turquie, en tant qu’État partie à la Convention européenne des droits de l’homme et signataire du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ainsi qu’en qualité de pays candidat à l’adhésion à l’Union européenne, est tenue de respecter les principes fondamentaux de l’État de droit, la séparation des pouvoirs, et les droits et libertés garantis par les critères de Copenhague ; que le processus d’adhésion est dans l’impasse depuis 2018 en raison de la détérioration continue de la démocratie, du respect des droits de l’homme et de l’état de droit ;
Déplore la dégradation persistante de la situation des droits fondamentaux en Turquie, notamment à travers la multiplication des atteintes aux libertés civiles et politiques, qui contribue à un affaiblissement préoccupant du cadre démocratique et de l’État de droit ;
Exprime sa vive préoccupation face à une gouvernance marquée par une instrumentalisation récurrente de l’appareil judiciaire, notamment par l’usage extensif de chefs d’inculpation liés à la corruption ou au terrorisme, ainsi que par des ingérences politiques susceptibles de compromettre l’indépendance de la justice et de restreindre l’espace démocratique ;
Regrette les mesures arbitraires et excessives prises à l’encontre des professionnels de l’information, telles que la censure, les restrictions à la diffusion et l’arrestation de journalistes, qui portent gravement atteinte à la liberté d’expression et à l’indépendance de la presse ;
Regrette la détention du maire d’Istanbul, M. Ekrem İmamoğlu, élu au suffrage universel, ainsi que les mesures de détention prises à l’encontre de responsables politiques de l’opposition et de journalistes, en dehors des garanties procédurales qui devraient encadrer toute privation de liberté ;
Rappelle l’obligation faite aux autorités turques de respecter les garanties fondamentales d’un procès équitable, telles que la présomption d’innocence, le droit à une défense effective, l’accès à un conseil indépendant et la transparence des procédures. Conformément aux instruments internationaux auxquels elle a souscrit, et en particulier au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, la Turquie doit veiller à ce que nul ne soit arbitrairement poursuivi ou sanctionné pour ses opinions, son expression publique ou son engagement démocratique ;
Invite les institutions européennes, et en particulier la Haute représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, à exprimer publiquement leur préoccupation face à la situation actuelle en Turquie, et à rappeler l’exigence de conformité aux valeurs fondamentales de l’Union, en particulier en matière de démocratie, d’État de droit et de droits fondamentaux ;
Appelle la Commission européenne et le Conseil de l’Union européenne à se positionner de manière claire sur les récents développements politiques et judiciaires en Turquie, en réaffirmant leur attachement indéfectible aux principes démocratiques, au pluralisme et au respect des engagements internationaux en matière de droits humains ; et les invite à suivre de près la situation et à prendre les mesures diplomatiques nécessaires ;
Invite la Commission européenne, le Conseil de l’Union européenne ainsi que les États membres, et en particulier le Gouvernement français, à prendre toutes les mesures nécessaires pour soutenir la population kurde, assurer la protection des civils et contribuer activement à la restauration de la stabilité démocratique en Turquie.