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N° 1677
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 7 juillet 2025.
PROPOSITION DE RÉSOLUTION
tendant à la création d’une commission d’enquête sur le suicide, le risque suicidaire et les morts suspectes dans les établissements pénitentiaires,
(Renvoyée à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)
présentée par
M. Ugo BERNALICIS, Mme Mathilde PANOT, Mme Nadège ABOMANGOLI, M. Laurent ALEXANDRE, M. Gabriel AMARD, Mme Ségolène AMIOT, Mme Farida AMRANI, M. Rodrigo ARENAS, M. Raphaël ARNAULT, Mme Anaïs BELOUASSA-CHERIFI, M. Christophe BEX, M. Carlos Martens BILONGO, M. Manuel BOMPARD, M. Idir BOUMERTIT, M. Louis BOYARD, M. Pierre-Yves CADALEN, M. Aymeric CARON, M. Sylvain CARRIÈRE, Mme Gabrielle CATHALA, M. Bérenger CERNON, Mme Sophia CHIKIROU, M. Hadrien CLOUET, M. Éric COQUEREL, M. Jean-François COULOMME, M. Sébastien DELOGU, M. Aly DIOUARA, Mme Alma DUFOUR, Mme Karen ERODI, Mme Mathilde FELD, M. Emmanuel FERNANDES, Mme Sylvie FERRER, M. Perceval GAILLARD, Mme Clémence GUETTÉ, M. David GUIRAUD, Mme Zahia HAMDANE, Mme Mathilde HIGNET, M. Andy KERBRAT, M. Bastien LACHAUD, M. Abdelkader LAHMAR, M. Maxime LAISNEY, M. Arnaud LE GALL, M. Antoine LÉAUMENT, Mme Élise LEBOUCHER, M. Aurélien LE COQ, M. Jérôme LEGAVRE, Mme Sarah LEGRAIN, Mme Claire LEJEUNE, Mme Murielle LEPVRAUD, Mme Élisa MARTIN, M. Damien MAUDET, Mme Marianne MAXIMI, Mme Marie MESMEUR, Mme Manon MEUNIER, M. Jean-Philippe NILOR, Mme Sandrine NOSBÉ, Mme Danièle OBONO, Mme Nathalie OZIOL, M. René PILATO, M. François PIQUEMAL, M. Thomas PORTES, M. Loïc PRUD’HOMME, M. Jean-Hugues RATENON, M. Arnaud SAINT-MARTIN, M. Aurélien SAINTOUL, Mme Ersilia SOUDAIS, Mme Anne STAMBACH-TERRENOIR, M. Aurélien TACHÉ, Mme Andrée TAURINYA, M. Matthias TAVEL, Mme Aurélie TROUVÉ, M. Paul VANNIER,
députés et députées.
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EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Comme l’écrivait Michel Foucault dans Surveiller et Punir : « La prison ne vise pas à éliminer les infractions, mais à les gérer ». Gérer, oui… Mais à quel prix ? Aujourd’hui, derrière les barreaux français, ce ne sont pas des infractions qu’on « gère », mais des vies qu’on broie. Des vies suspendues à l’oubli, dans des cellules où la dignité se meurt. Il s’agit d’un système qui, selon les mots de Pierre Bourdieu, naturalise la souffrance en la traitant comme une fatalité.
Les suicides et les morts suspectes dans le monde carcéral demeurent un impensé des politiques publiques en France. Derrière les murs des prisons, des personnes décèdent dans des circonstances souvent floues, parfois officiellement classées comme suicides sans que les familles des personnes décédées soient accompagnées. Manque de transparence de l’administration pénitentiaire, opacité des enquêtes judiciaires, etc. Ce silence institutionnel soumis aux règles de la procédure pénale alimente le doute et la douleur des proches. Ces situations soulignent les défaillances du suivi psychologique et psychiatrique, les conditions de détention difficiles et dégradantes et l’isolement extrême que subissent de nombreux détenus. Elles rappellent surtout l’urgence d’une réforme structurelle pour garantir la protection des droits humains en prison et rompre avec une culture de l’indignité.
En France, une personne détenue se suicide tous les deux ou trois jours. Des chiffres plus élevés que dans la plupart des pays européens ([1]), mais qui peinent encore à traduire le poids quotidien de cette réalité sur les proches et les autres personnes détenues. Imaginez un lieu où des êtres humains sont entassés à deux, trois, parfois quatre avec des matelas au sol dans une cellule de 9 mètres carrés. Imaginez un lieu où la lumière du jour est un luxe, où l’attente est interminable, et où la détresse psychologique ronge silencieusement. Ce lieu, c’est la prison française en 2025. Dans ce lieu, chaque année, des dizaines de vies s’arrêtent, suspendues à un drap, une ceinture, un espoir perdu.
La surmortalité par suicide en prison, comparée à celle de la population générale, est un fait statistique bien établi. Pourtant, elle soulève de nombreuses questions, notamment sur la manière dont ces décès sont qualifiés de suicides. Chaque drame réveille la même inquiétude, la même suspicion : le silence, voire l’absence totale de communication de la part des institutions envers les familles et les proches des défunts. De plus en plus de collectifs « Vérité et Justice » se constituent et interpellent les autorités judiciaires et pénitentiaires. Force est de constater que nos institutions d’une part, peinent à offrir des réponses claires et à faire preuve de transparence quant au traitement de ces tragédies, et d’autre part, participent malgré elles à perpétuer ces violences.
Il y a urgence à ne pas détourner le regard au prétexte qu’il s’agit de personnes détenues qui ont commis des délits ou des crimes inacceptables, il y a urgence à s’interroger : comment en sommes‑nous arrivés là, et que pouvons‑nous faire ?
Déjà, notre système carcéral est malade de surpopulation et d’indifférence. Au 1er juin 2025, 84 447 personnes détenues (dont 22 445 prévenues) sont entassées dans des espaces conçus pour 62 566 et sont déployées 5 761 matelas au sol. À la même date, la densité carcérale s’élève à 165,6 % en maison d’arrêt et quartier maison d’arrêt. La surpopulation accentue les difficultés liées au manque structurel de personnel pénitentiaire. Les carences massives en moyens humains rendent difficile d’assurer la mission de prévention du suicide dans l’ambiance délétère qui affecte nombre d’établissements. La souffrance que cela génère ne dissuade ni la délinquance, ni ne prévient la récidive, bien au contraire.
Une récente thèse d’Alexis Vanhaesebrouck, soutenue en octobre 2024 à l’université Sorbonne Paris Nord, intitulée « Le suicide des personnes détenues en France : état des lieux, facteurs de risque et enjeux pour la prévention » ([2]), analyse 598 décès par suicide de personnes détenues en France sur la période 2017‑2021. Cette étude montre que le risque de suicide en prison reste significativement plus élevé que dans la population générale. À âge égal, il est dix fois plus élevé chez les hommes détenus et quarante fois plus élevé chez les femmes détenues. L’étude souligne le rôle des conditions de détention (et en pointant en particulier le quartier disciplinaire, l’isolement ou encore les transferts), mais surtout elle permet de dresser des pistes d’analyse sur le suicide en détention : période critique[3], nature de l’infraction ([4]), statut pénal ([5]), caractéristiques sociodémographiques ([6]). Ces travaux offrent une analyse récente approfondie sur les facteurs de risque du suicide en prison, mettant en évidence l’importance d’une approche préventive adaptée aux réalités du milieu carcéral.
Tableau 1 Surpopulation carcérale dans les établissements pénitentiaires |
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Établissement pénitentiaire |
Densité carcérale |
CP BORDEAUX GRADIGNAN - QMA |
194,4 % |
MA TOURS |
203,5 % |
CP LAON - QMA |
188,9 % |
MA AMIENS |
205,2 % |
MA BETHUNE |
215,3 % |
MA LYON CORBAS |
180,2 % |
CP AVIGNON-LE-PONTET - QMA |
176,1 % |
CP MARSEILLE - QMA |
192,8 % |
MA NICE |
180,8 % |
CP BOIS-D ARCY - QMA |
207,4 % |
CP FLEURY-MEROGIS - QMA |
167,2 % |
CP NANTERRE - QMA |
195,6 % |
CP SEINE-SAINT-DENIS - QMA |
197,8 % |
CP NANTES - QMA |
188,8 % |
MA BREST |
176,0 % |
MA STRASBOURG |
175,5 % |
CP BEZIERS - QMA |
196,4 % |
CP PERPIGNAN - QMA |
237,2 % |
CP TOULOUSE-SEYSSES - QMA |
227,6 % |
MA NIMES |
237,5 % |
CP MAJICAVO - QCD |
271,1 % |
CP REMIRE-MONTJOLY - QMA |
224,5 % |
CP BAIE-MAHAULT - QMA |
197,6 % |
CP DUCOS - QMA |
191,4 % |
MA BASSE-TERRE |
175,2 % |
Sources : ministère de la justice, chiffres au 1er juin 2025
Par sa nature rigide et répressive, la prison constitue un lieu structurel de souffrance psychique. L’organisation de la détention repose sur des mécanismes de privation, de contrôle et d’isolement qui affectent profondément l’équilibre mental des personnes incarcérées. Le terme de « choc carcéral » désigne cette rupture brutale avec le monde extérieur, en particulier le soutien familial et social, l’atteinte à la dignité, l’absence de perspectives, le manque de stimulation intellectuelle et affective, la promiscuité forcée, une temporalité figée, les tensions entre personnes détenues, le poids de la culpabilité, la perte d’autonomie et la surveillance constante. Autant d’éléments qui engendrent anxiété, dépression, désespoir et troubles du comportement, contribuant à une déshumanisation progressive des personnes détenues. Cet univers carcéral tend à exacerber les fragilités psychologiques préexistantes.
La santé mentale dans notre système carcéral est préoccupante : 40 % des détenus souffrent de troubles psychiatriques. Pourtant, on compte à peine un psychiatre pour 400 détenus ([7]). Certains troubles mentaux préexistent à l’incarcération, tandis que d’autres peuvent survenir au cours de la détention. Dans tous les cas, la maladie mentale affectant la personne détenue introduit une complexité dans sa relation avec le personnel pénitentiaire. La formation, axée sur la sécurité, ne prépare pas à la gestion de la maladie mentale. Le personnel de surveillance est mal armé pour comprendre la maladie mentale et mettre en œuvre des modalités de prise en charge adaptées. Le manque de personnel en détention se ressent également dans le secteur de la psychiatrie et des médecins généralistes. Les personnels soignants sont en nombre insuffisant pour assurer la prise en charge et le suivi de toutes les personnes détenues en ayant besoin. La dernière étude nationale sur la santé mentale en population carcérale sortante (SPCS) date de décembre 2022 ([8]) et ne concernait que 26 établissements et 2 426 personnes détenues. Elle répond à une étude épidémiologique générale réalisée en France sur la santé mentale dans les prisons françaises qui remonte à 2004 ([9]). L’absence d’analyse qualitative fine de la souffrance psychique des détenus, de l’évolution des troubles au cours de la détention et des effets potentiellement pathogènes de l’incarcération, renforce le manque de prise en compte du phénomène suicidaire en prison dans les politiques publiques.
Les résultats de l’étude de 2022, qui concernent donc le moment particulier précédant la libération, confirment le constat d’une santé mentale dégradée pour une majorité de personnes détenues. Les deux tiers des hommes détenus en maison d’arrêt et les trois quarts des femmes sortant de détention présentent, à la sortie de prison, un trouble psychiatrique ou lié à une substance :
– La moitié des personnes interrogées est concernée par un trouble lié à une substance,
– Un tiers des hommes (et la moitié des femmes) sont concernés par des troubles thymiques (incluant la dépression),
– Un tiers des hommes (et la moitié des femmes) sont concernés par des troubles anxieux,
– 10 % des hommes (et un sixième des femmes) sont concernés par un syndrome psychotique,
– Un quart des hommes (et la moitié des femmes) sont sujets aux insomnies.
L’étude permet aussi de caractériser la sévérité de ces troubles psychiques à la sortie : 32,3 % des hommes (et 58,8 % des femmes) sont considérés comme modérément à gravement malades pour les hommes tandis que le risque suicidaire est estimé à 27,8 % pour les hommes (et 59,5 % pour les femmes) avec un risque élevé estimé respectivement à 8,2 et 19,1 %. Précisément, 28,2 % des hommes interrogés déclarent avoir eu des idées suicidaires au cours de l’incarcération alors que 9,6 % indiquent avoir fait une tentative de suicide et 5,5 % ont été hospitalisés suite à une tentative de suicide.
Graphique 1 Idées suicidaires, tentatives de suicide et risque suicidaire |
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Source : Étude nationale Santé Mentale en population carcérale sortante (SPCS) de décembre 2022
Le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) constatait dès 2019 ([10]) que la justice ne disposait pas des moyens nécessaires pour identifier les pathologies mentales et d’autre part que le personnel pénitentiaire n’était pas formé pour appréhender et gérer la maladie mentale. Six années plus tard, ce constat reste d’actualité. En effet, les personnels de surveillance des établissements pénitentiaires restent démunis face aux troubles mentaux de la population pénale, notamment s’agissant du repérage d’une pathologie et de la mise en œuvre de modalités de surveillance qui la prennent en compte sans l’aggraver.
La Cour européenne des droits de l’Homme qui traite la question de la santé mentale des personnes détenues au regard de l’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, qui prohibe la torture et les traitements inhumains et dégradants, a condamné la France à plusieurs reprises, en raison notamment du suicide de personnes détenues, de sanctions infligées à un détenu souffrant de troubles psychotiques ou du maintien en détention, sans encadrement médical approprié, d’une personne atteinte d’une psychose chronique. Elle a rappelé le devoir de vigilance pesant sur les États membres dans la prévention du suicide des prisonniers vulnérables, s’attachant en particulier à déterminer si le sentiment de détresse provoqué chez ces personnes du fait de leur état psychique « excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention ».
Le suicide et le risque suicidaire en milieu carcéral ne sauraient être expliqués uniquement par la santé mentale des personnes détenues, qui ne permet pas de répondre à toute la complexité entourant l’acte suicidaire. Il semble en effet que certaines personnes détenues, qui étaient solidement ancrées sur les plans familial, social ou professionnel avant leur détention, soient paradoxalement tout aussi voire plus vulnérables. Cette apparente contradiction montre qu’il est nécessaire d’analyser l’impact du recours même à la détention comme sanction pénale, sur le risque suicidaire. L’incarcération n’est pas une mesure anodine et n’est pas seulement une privation de liberté, elle marque une perte identitaire et existentielle difficilement supportable pour certaines personnes détenues.
Le suicide et le risque suicidaire en milieu carcéral ne peuvent être évalués sans prendre en compte la manière dont est mise en place concrètement la détention. Les modalités d’exécution de la peine, les mesures disciplinaires, la régularité de l’isolement, les transferts non justifiés, les difficiles gestions des parloirs avocats et familles, l’accès au téléphone, les interactions avec l’administration pénitentiaire sont autant de facteurs contextuels susceptibles de susciter un intense sentiment d’abandon ou d’injustice. Dans son fonctionnement quotidien, le système pénitentiaire peut intensifier le sentiment de désespoir ou la sensation d’être déshumanisé. La détresse s’intensifie alors que la perte de contrôle sur les éléments les plus basiques de la vie devient insoutenable pour certains.
Enfin, le suicide peut aussi prendre une forme plus active, voire revendicative, particulièrement en détention. Il est aussi un acte de contestation, une manière extrême de faire entendre une souffrance que personne n’écoute, un cri de protestation contre une situation jugée inacceptable. Ce geste, ainsi, peut parfois relever d’une décision politique, d’un ultime acte de liberté dans un contexte où toute autonomie semble avoir disparu.
Par conséquent, toute évaluation politique du suicide et du risque suicidaire en détention requiert une analyse multiple et croisée, qui prenne en compte les facteurs psychiques au sens large, mais aussi sociaux et organisationnels. C’est seulement dans ce contexte que la présente commission d’enquête pourra proposer des pistes d’évolution crédibles et efficaces des politiques de prévention, qui prennent en compte la complexité des situations spécifiques.
L’indigence des résultats de la politique de prévention des suicides est depuis longtemps dénoncée malgré plusieurs stratégies de prévention élaborées depuis 1967 par l’administration pénitentiaire. Le dernier plan national élaboré en 2009 a subi sa dernière révision en juillet 2022 ; il est décliné localement avec la présence de référents suicides au sein de chaque direction interrégionale (DI) et de chaque établissement. Un guide pratique est diffusé avec des fiches‑actions pour les agents. La formation du personnel pénitentiaire au repérage et à l’évaluation du potentiel suicidaire est un axe important, qui a fait l’objet d’une formation spécifique dénomée « Terra » sur la prévention du suicide. Des commissions pluridisciplinaires uniques (CPU) « Prévention du suicide » se tiennent deux fois par mois dans chaque établissement, réunissant le personnel pénitentiaire et d’autres intervenants en détention, notamment les soignants. Des actions à mettre en œuvre y sont décidées pour les personnes détenues présentant un risque suicidaire majeur, actions qui doivent ensuite être listées et suivies dans des plans de protection individualisés (PPI). L’administration développe aussi depuis 2014 le dispositif des codétenus de soutien (CDS).
Malgré cet « arsenal », il est de notre responsabilité de constater l’inefficacité de cette politique de prévention pour réduire le risque de suicide, qui reste encore dix fois plus important en prison qu’en population générale. Pour rappel, au quartier disciplinaire (QD), le risque suicidaire est multiplié par vingt. Il y a un manque de transparence sur les données publiques en particulier sur le nombre de suicides survenus dans les prisons françaises ([11]), sur les rapports annuels de la commission centrale de suivi des actes suicidaires en milieu carcéral… Il y a également des manques très importants dans le repérage des personnes détenues vulnérables. Les notices individuelles complétées par les magistrats mentionnant les facteurs de risque suicidaire sont souvent superficielles, faute notamment d’informations et d’éléments. En détention, le dépistage « arrivant » ou encore la grille d’évaluation du potentiel suicidaire manquent de systématisation et de réactualisation. Il faut accompagner l’alimentation de ces documents par l’ensemble des intervenants (surveillants, conseillers pénitentiaires d’insertion et probation (Cpip), soignants, enseignants, etc.). Ensuite, sur la question du suicide des mineurs, la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH) avait demandé qu’une étude comparative soit réalisée pour mesurer précisément les spécificités du phénomène de suicides des mineurs détenus ([12]). Enfin, certains secteurs de la détention sont particulièrement identifiés comme étant des hauts lieux de passage à l’acte suicidaire : l’isolement, le quartier disciplinaire.
Au regard de tous ces éléments, il y a lieu de la part de la représentation nationale de dresser un tableau d’une expertise nationale sur les suicides de détenus en France et de proposer des mesures concrètes à court terme et à moyen terme pour arrêter ce processus de non‑assistance à personne en danger. Il y a urgence à agir.
Il est nécessaire d’étudier les mécanismes de transparence et d’alerte relatifs aux décès en détention, notamment en identifiant clairement les établissements présentant une sur‑suicidité manifeste et de rendre ces données publiques afin de mieux évaluer les politiques locales et nationales de prévention. Il conviendra également d’interroger l’efficacité et la transparence des comités organisés par le ministère de la justice. Il s’agit notamment du comité national pour le pilotage pour la prévention du suicide en milieu carcéral, qui fixe les orientations nationales, s’assure de la cohérence des dispositifs mis en œuvre par les services déconcentrés et procède à leur évaluation, il définit en outre les axes de progrès et les bonnes pratiques identifiées ainsi que la commission centrale de prévention du suicide et de suivi des actes suicidaires (CCPSSAS).
La commission pourrait aussi utilement examiner en profondeur les parcours de soins proposés aux personnes à risque suicidaire, notamment pour éviter que les dispositifs de surveillance ne soient contre‑productifs en aggravant la détresse des détenus (surveillance nocturne avec réveil / éclairage imposé, recours au codétenu de soutien sans recueil du consentement, doublement en cellule,…).
Aussi, il serait pertinent de préciser le rôle et l’impact réel de l’avis médical dans les décisions de prolongation d’isolement, particulièrement lorsque le médecin concerné ne possède pas de spécialité psychiatrique. La problématique est identique s’agissant des personnes placées au QD, ne bénéficiant pas d’un réel examen de leur santé mentale, susceptible de rendre la mesure incompatible.
Par ailleurs, une évaluation quantitative et qualitative des ressources en santé mentale dans chaque établissement pénitentiaire permettrait d’identifier clairement les lacunes en personnel médical spécialisé. Une attention particulière devrait être portée à la prise en charge au sein des Unités Hospitalières Spécialement Aménagées (UHSA), notamment quant à la qualité des soins, à la dignité des conditions d’accueil, et à la continuité effective du suivi médical après retour en détention. Il faut également s’interroger sur les recommandations effectuées par le CGLPL en faveur de structures hospitalières sécurisées plutôt que des prisons médicalisées.
Il serait en outre nécessaire d’évaluer l’effectivité des mécanismes existants de remise en liberté ou de suspension de peine pour raisons médicales qui demeurent sous‑utilisés, particulièrement en matière de troubles mentaux.
La commission d’enquête pourrait procéder à une évaluation approfondie de l’efficacité des dispositifs de prévention existants. Il conviendrait notamment d’examiner le déploiement national réel des cellules de protection d’urgence (CProU), d’analyser précisément leur fréquence d’utilisation ainsi que la durée effective des placements, afin d’éviter des séjours prolongés potentiellement dommageables (les CProU imposent des conditions d’hébergement excessivement sommaires et difficilement vécues). De même, une évaluation rigoureuse des kits de dotation de protection d’urgence (DPU) serait pertinente, notamment concernant leur fréquence d’utilisation, leur efficacité réelle et les contraintes liées à leur utilisation prolongée.
Enfin, la Commission d’enquête proposera des pistes d’améliorations de la prise en charge des proches des détenus décédés. Cela comprend l’effectivité des droits des familles à être immédiatement informées, à bénéficier d’un entretien avec un représentant de la direction de l’établissement, à accéder à la cellule occupée par leur proche décédé, et à récupérer ses biens personnels avec un inventaire dressé. Un éclairage particulier devrait être mis sur l’information systématique des familles concernant les voies de recours et les enquêtes menées sur les causes du décès.
En conséquence, L’article unique vise à créer une commission d’enquête sur le suicide, le risque suicidaire et les morts suspectes dans les établissements pénitentiaires. Ces travaux prenant en compte le présent exposé devraient permettre de nourrir un débat éclairé à l’Assemblée nationale sur ce sujet, et d’infléchir la logique à l’œuvre grâce à des décisions instruites et lucides.
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proposition de rÉsolution
Article unique
En application des articles 137 et suivants du Règlement de l’Assemblée nationale, il est créé une commission d’enquête de trente membres chargée d’évaluer la situation des suicides et des morts suspectes de personnes détenues en milieu pénitentiaire en France, d’en dresser une cartographie, d’établir les différents paramètres influençant cette situation, de définir des mesures concrètes pour mettre en place une politique globale de prévention du suicide dans les établissements pénitentiaires. Elle analysera et proposera des pistes d’améliorations de la prise en charge des proches des détenus décédés.
([1]) Voir les Rapports SPACE du Conseil de l'Europe : https://www.coe.int/fr/web/prison/space.
([2]) https://hal.science/tel-04826753v1/file/Vanhaesebrouck_2024_Manuscrit%20de%20thèse_suicides%20personnes%20détenues.pdf
([3]) Le risque est particulièrement élevé durant la première semaine d’incarcération, avec un risque multiplié par 7,6 . Vanhaesebrouck, A., Fovet, T., Melchior, M. et al. Facteurs de risque du suicide en prison : une étude de cohorte rétrospective complète en France, 2017-2020. Soc Psychiatry Psychiatr Epidemiol 59, 1931-1941 (2024). https://doi.org/10.1007/s00127-024-02661-x
([4]) Les personnes incarcérées pour des infractions violentes, notamment les homicides, présentent un risque accru (risque multiplié par 3).
([5]) Les détenus en détention provisoire sont plus exposés au risque de suicide. Suicide des personnes écrouées en France : évolution et facteurs de risque Par Géraldine Duthé, Angélique Hazard et Annie Kensey Pages 519 à 549 - https://shs.cairn.info/revue-population-2014-4-page-519?lang=fr
([6]) Les personnes âgées de plus de 40 ans, de nationalité française ou européenne, séparées ou divorcées, et ayant un niveau d’éducation équivalent au baccalauréat sont davantage à risque. Vanhaesebrouck, A., Fovet, T., Melchior, M. et al. Facteurs de risque du suicide en prison : une étude de cohorte rétrospective complète en France, 2017-2020. Soc Psychiatry Psychiatr Epidemiol 59, 1931-1941 (2024). https://doi.org/10.1007/s00127-024-02661-x
[7] Selon un rapport de l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) et de l'Inspection générale de la justice (IGJ) publié en 2020, environ 200 psychiatres (en équivalent temps plein) interviennent dans les prisons françaises. Cela représente environ 1 psychiatre pour 400 détenus, un ratio très insuffisant au regard des recommandations internationales (1 pour 50 à 100 détenus selon l'OMS).
[9] Rouillon F., Duburcq A., Fagnani F., Falissard B., Etude épidémiologique sur la santé mentale des personnes détenues en prison, étude DGS, 2004.
([10] ) Avis de novembre 2019 relatif à la prise en charge des personnes détenues atteintes de troubles mentaux.
([11]) L'Administration pénitentiaire recense les « actes auto-agressifs non mortels », un notion beaucoup plus large, qui ne distinguent pas les intentions suicidaires.
([12]) CNCDH, Étude et propositions sur les mineurs en milieu carcéral, 16 décembre 2004.