N° 765

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 14 mars 2018

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION DE LA DÉFENSE NATIONALE ET DES FORCES ARMÉES
SUR LE PROJET DE LOI (n° 659)
relatif à la programmation militaire pour les années 2019 à 2025
et portant diverses dispositions intéressant la défense.

 

TOME II

PAR M. Jean-Jacques BRIDEY

Député

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 Voir les numéros :

Assemblée nationale :  732, 761, et 762.

 


 


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SOMMAIRE

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 Pages

auditions de la commission

 Mme Florence Parly, ministre des Armées (jeudi 8 février 2018)

 M. le général Jean-Pierre Bosser, chef d’état-major de l’armée de terre (mardi 13 février 2018)

 M. l’amiral Christophe Prazuck, chef d’état-major de la marine (mercredi 14 février 2018)

 M. Jean-Paul Bodin, secrétaire général pour l’administration (mercredi 14 février 2018)

 M. Joël Barre, délégué général pour l’armement (jeudi 15 février 2018)

 M. le général André Lanata, chef d’état-major de l’armée de l’air (jeudi 15 février 2018)

 M. Alain Charmeau, président d’ArianeGroup (mardi 20 février 2018)

 M. Louis Gautier, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (mercredi 21 février 2018)

 Mme Anne-Sophie Avé, directeur des ressources humaines du ministère des Armées (mercredi 21 février 2018)

 M. le général François Lecointre, chef d’étatmajor des armées (mercredi 21 février 2018)

 Mme Claire Legras, directrice des affaires juridiques auprès du ministère des Armées (jeudi 22 février 2018)

 M. Antoine Bouvier, président de MBDA (jeudi 22 février 2018)

 M. le général Olivier Bonnet de Paillerets, commandant de la cyberdéfense (mardi 27 février 2018)

 Représentants d’associations professionnelles nationales de militaires (mardi 27 février 2018)

 Représentants de syndicats des personnels civils de la défense (mercredi 28 février 2018)

 M. Thierry Gaiffe, président de la commission défense du Comité Richelieu, et M. Nicolas Corouge, vice-président du Comité Richelieu (mercredi 28 février 2018)

 M. Stéphane Mayer, président de Nexter (mercredi 28 février 2018)

 M. Éric Trappier, président-directeur général de Dassault Aviation (mercredi 28 février 2018)

 M. Hervé Guillou, président-directeur général de Naval Group (mardi 6 mars 2018)

 M. Patrice Caine, président de Thales (mardi 6 mars 2018)

 M. Guillaume Faury, président d’Airbus Commercial Aircraft (mercredi 7 mars 2018)

 M. Philippe Petitcolin, directeur général de Safran (mercredi 7 mars 2018)

 M. Emmanuel Levacher, président de Renault Trucks Defense (mercredi 7 mars 2018)

 M. le général Jean-François Ferlet, directeur du renseignement militaire (jeudi 8 mars 2018)

 M. Guillaume Poupard, directeur général de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (jeudi 8 mars 2018)


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   auditions de la commission

(par ordre chronologique)

 

 Mme Florence Parly, ministre des Armées (jeudi 8 février 2018)

M. le président Jean-Jacques Bridey. Mes chers collègues, nous recevons cet après-midi Mme Florence Parly, ministre des Armées, venue nous présenter le projet de loi de programmation militaire. Je constate que vous êtes encore plus nombreux que d’habitude bien que les intempéries aient empêché certains de nos collègues de nous rejoindre. Je pense notamment à Thomas Gassilloud, à Sereine Mauborgne et à Josy Poueyto, qui étaient dans le Var, hier et ce matin encore, avec le chef d’état-major de l’armée de terre.

Madame la ministre, vous avez présenté, ce matin, le projet de loi de programmation militaire au Conseil des ministres, puis vous en avez esquissé les grandes lignes lors du traditionnel point de presse qui le suit. Je vous donne la parole sans plus attendre, car vous devrez nous quitter vers dix-sept heures quinze.

Mme Florence Parly, ministre des Armées. Monsieur le président, Mesdames, Messieurs les députés, je veux, pour commencer, évoquer devant vous la mémoire des cinq serviteurs de la France qui sont morts en service le vendredi 2 février dernier, ainsi que celle des deux gendarmes qui sont également décédés dans l’exercice de leurs fonctions cette semaine. Leur disparition nous rappelle une chose : les armes de la France, ce sont avant tout des hommes et des femmes qui acceptent de risquer leur vie pour notre sécurité et notre liberté. Si nous sommes là pour débattre, discuter, voire nous opposer, nous ne devons pas oublier que c’est d’abord et avant tout pour eux que nous travaillons. Les femmes et les hommes des armées se battent pour nous ; il nous revient en cet instant de nous battre pour eux.

Il y a huit mois, nous avons commencé à travailler ensemble. Vous vous êtes pleinement saisis des questions de défense et nous œuvrons aujourd’hui ensemble, de façon quasi quotidienne, à l’amélioration tant des cadres que du quotidien de nos armées. Jusqu’à présent, nos travaux ont été surtout consacrés au projet de loi de finances pour 2018, qui a permis une hausse de 1,8 milliard d’euros du budget alloué à notre ministère. Vous avez également été très attentifs, et je vous en remercie, à la bonne fin de la gestion 2017. Celle-ci a été mise en œuvre conformément aux engagements que j’avais pris devant vous, mais je sais que votre soutien a été efficace.

Aujourd’hui, un nouveau chapitre s’ouvre avec un texte majeur de la législature, qui suscitera, j’en suis certaine, de très nombreuses auditions. En ce qui me concerne, je souhaite que celles-ci soient aussi régulières et nombreuses que possible, car je crois important d’entretenir le dialogue avec chacun d’entre vous et ce, quel que soit, bien entendu, le groupe politique auquel vous appartenez. Lorsqu’il s’agit de la défense nationale, de nos armées, les querelles partisanes s’effacent pour laisser place à la volonté commune de protéger les Français et d’assurer le succès des armes de la France.

Le projet de loi de programmation militaire (LPM) pour la période 2019‑2025, que j’ai présenté ce matin au Conseil des ministres, marque un moment charnière pour nos armées. En effet, depuis des années, notre défense, nos armées, les personnels militaires et civils qui s’engagent pour servir notre pays sont en fait confrontés à des tendances contraires : d’un côté, des budgets toujours plus contraints, des réductions drastiques d’effectifs, des programmes soit retardés, soit même, pour certains, arrêtés ; de l’autre, un engagement croissant, en opérations extérieures comme sur le territoire national, qui a fortement sollicité notre outil de défense.

Malgré ces tendances contradictoires, les difficultés et des conditions souvent éprouvantes, nos forces armées ont tenu leur rang avec efficacité, rigueur et talent, et je veux leur rendre hommage. Elles ont rempli leur mission en se déployant au Sahel, en République centrafricaine et au Levant et en relevant le gant lorsqu’il s’est agi d’assurer au plus près, dans le cadre de l’opération Sentinelle, la protection des Français sur notre territoire.

Notre ministère a su se réformer et lancer de lourds chantiers de rénovation pour continuer à bien fonctionner dans ce contexte. Toutefois, cette contradiction ne pouvait plus durer. Le président de la République l’a dit et répété de manière extrêmement claire, les armées doivent disposer pleinement des moyens d’accomplir leur mission. Il a donc décidé de lancer, au tout début de l’été, une revue stratégique. Ce document, que je suis venue vous présenter il y a quelques mois, a été validé en octobre ; il comporte une analyse précise et détaillée de la situation internationale et de l’évolution des conflits.

Je la résume en quelques mots. Le monde dans lequel nous évoluons est plus imprévisible, plus instable, et plus armé. Les conflits ont définitivement changé de visage : ils sont plus déséquilibrés, plus numériques et plus violents. Les succès militaires de la coalition au Levant n’ont pas éradiqué la menace de Daech : privé de territoire, cet ennemi change de moyens d’action et les dommages causés par sa propagande demeurent. Nous n’en avons donc pas fini avec le terrorisme, que nous combattrons jusqu’au bout. Par ailleurs, certaines grandes puissances continuent à affirmer leur autorité par tous les moyens, à reprendre la course aux armements et à pratiquer une politique du fait accompli inacceptable.

Dans ce monde et face à ces guerres nouvelles, la France doit continuer de tenir son rang. Elle doit faire entendre sa voix, être en mesure d’intervenir partout où ses intérêts sont menacés et où la stabilité internationale en dépend. Dans un tel contexte, une réaction forte et rapide était nécessaire. Elle se traduit par ce projet de loi de programmation militaire qui a été élaboré dans des délais historiquement courts : six mois seulement se sont écoulés depuis le lancement des travaux de programmation au sein du ministère et trois mois à peine depuis la remise des conclusions de la revue stratégique.

Ce texte est désormais entre vos mains et dans celles de vos collègues du Sénat. Le calendrier, tel qu’il a été fixé et confirmé par le secrétaire d’État chargé des relations avec le Parlement, devrait permettre à la loi de programmation militaire d’être votée par le Parlement en juillet.

M. le président Jean-Jacques Bridey. Au plus tard !

Mme la ministre. Si tel est le cas, dix mois à peine se seront écoulés entre la conception et l’adoption de ce texte. C’est très court : pour mémoire, je rappelle que la LPM 2009-2014 avait pris dix-huit mois et la suivante, qui couvre la période 2014-2019, quinze mois.

Le ministère s’est donc pleinement mobilisé. Le travail interministériel a été très intense. Le Conseil d’État a dû se prononcer, lui aussi, dans des délais très brefs, mais je suis heureuse de pouvoir vous dire – c’est une manière pour moi de rendre hommage à celles et ceux qui ont travaillé durement sur ce projet de loi – que son vice-président a porté sur celui‑ci une appréciation élogieuse.

Le texte répond – enfin, allais-je dire – aux besoins de nos armées, que ce soit dans le domaine financier, capacitaire ou humain ; il comble ainsi les carences du présent tout en préparant résolument l’avenir. C’est donc un projet de loi de programmation militaire de renouveau que je vous présente aujourd’hui.

Celui-ci se compose de plusieurs parties. La partie programmatique – les articles 1er à 6 – comporte les dispositions financières. La deuxième partie regroupe, quant à elle, les dispositions normatives, notamment celles relatives aux ressources humaines, qui constituent le chapitre Ier du titre II, les chapitres suivants regroupant les mesures relatives respectivement à la sécurité des systèmes d’information, aux cessions immobilières et à la simplification puisque, conformément à une décision du Premier ministre, tout texte de loi doit désormais comporter un chapitre consacré à ce sujet. La troisième partie correspond au rapport annexé, qui a une importance toute particulière puisqu’il éclaire et détaille les orientations du projet de loi.

J’ai évoqué une LPM de renouveau. Il nous fallait donc nous donner les moyens de nos ambitions. Le président de la République a fixé un cap qui ne souffre aucune ambiguïté : à l’horizon 2025, l’effort en faveur de notre défense devra représenter 2 % de notre richesse nationale. Ainsi la France investira dans sa défense 198 milliards d’euros entre 2019 et 2023, sachant que 295 milliards d’euros sont programmés sur l’ensemble de la période de la LPM, 2019-2025.

S’agissant des moyens financiers, je tiens à ajouter que ce texte – nous avons eu l’occasion de beaucoup en débattre lors de l’examen du projet de loi de finances pour 2018 – est sincère. Il l’est parce qu’il se fonde exclusivement sur des crédits budgétaires, sans faire le pari de recettes exceptionnelles putatives. Bien entendu, si de telles recettes devaient survenir, elles seraient les bienvenues et nous permettraient sans doute d’accélérer quelques programmes. Mais, si tel n’est pas le cas, l’équilibre de la loi de programmation militaire n’en sera pas affecté pour autant.

Autre élément de sincérité : la provision pour les opérations extérieures (OPEX) et les opérations intérieures (OPINT), dont nous avons déjà amplement parlé. Le projet de loi de programmation militaire porte en effet le montant de cette provision à 1,1 milliard d’euros dès 2020, comme le président de la République l’a annoncé à Toulon. J’ajoute que, si cette provision n’était pas intégralement dépensée, alors les crédits seraient conservés par le ministère des armées. Si elle n’était pas suffisante, les six premiers articles du texte disposent – c’est écrit noir sur blanc – que l’éventuel surcoût ferait l’objet d’un financement interministériel. Ainsi, les principes sont clairs et devraient donc nous épargner, à l’avenir, de longs débats sur ces questions qui nous ont beaucoup occupés, à juste titre, lors de l’examen du budget pour 2018.

En sus de ces moyens financiers, nécessaires pour que la défense puisse mener à bien ses missions et anticiper l’avenir, le projet de loi traduit l’engagement ferme et soutenable d’inverser une tendance baissière concernant les effectifs amorcée il y a trente ans, puisqu’il est prévu de créer 6 000 postes au cours de la période 2019-2025.

Alors que les deux précédentes lois de programmation militaire géraient la restriction, voire l’attrition, notre objectif est de cueillir les fruits de la remontée en puissance de nos armées.

Comment avons-nous travaillé ? Nous nous sommes d’abord fixé pour ambition, à l’horizon 2030, de permettre à nos armées d’agir et de l’emporter sur tous les terrains, dans tous les assauts et devant tous les ennemis. Cette ambition, qui a été discutée et validée par le président de la République lors d’un conseil de défense au mois de novembre dernier, est donc celle de disposer d’un modèle d’armée complet et équilibré, capable de remplir ses missions de manière soutenable et durable. Pour y parvenir, il nous faut donc renforcer toutes les fonctions stratégiques qui forment le socle de notre outil de défense : la dissuasion, la protection, la connaissance et l’anticipation, la prévention et, bien sûr, l’intervention.

À l’heure où nos ennemis sont mieux équipés, où le numérique structure de plus en plus le champ de bataille et où le monde entier est connecté, il nous faut notamment consentir des efforts en faveur des fonctions de connaissance et d’anticipation, ainsi que de prévention. Cela implique notamment une ambition forte et des moyens accrus pour nos services de renseignement et pour la lutte dans le cyberespace.

Pour mieux expliquer l’ampleur de cette remontée en puissance, je voudrais évoquer quelques ordres de grandeur. Sur la période 2019-2023, les ressources programmées augmentent de 23 % par rapport aux crédits qui étaient inscrits dans les lois de finances initiales de la période 2014-2018, alors que 2018 marque déjà une forte remontée. Cette augmentation se fait d’abord au profit des femmes et des hommes de la défense. Par exemple, les dépenses de petit équipement augmenteront de 34 %, soit plus d’un tiers. Nous donnerons à nos forces des matériels mieux entretenus, puisque les crédits de l’entretien programmé des matériels augmenteront de 30 %. De même, nous insisterons sur les priorités stratégiques pour la France et les investissements dans le renseignement et la cyberdéfense, qui augmenteront de 53 % par rapport à la période 2014-2018. Nous prenons également le parti de l’avenir en augmentant de 34 % les ressources programmées pour les programmes d’armement majeur, la modernisation et la préparation de l’avenir.

Pour atteindre ces objectifs, le projet de loi s’articule autour de quatre axes principaux, que je vais rapidement détailler.

Le premier axe s’intitule : « Une LPM à hauteur d’homme ». Alors que les précédentes lois de programmation militaire se concentraient surtout sur les gros équipements, nous avons placé au cœur de ce projet, et j’en suis particulièrement fière, les femmes et les hommes des armées, civils et militaires. C’est pourquoi cet axe est le premier. Et je puis vous assurer que la condition du personnel ainsi que les conditions de vie des familles, les conditions de formation, d’entraînement et de préparation opérationnelle seront améliorées.

Je tiens à citer quelques exemples concrets de ces améliorations, car une LPM ne doit pas seulement définir de grandes orientations, elle doit aussi comporter des mesures qui changent la vie au quotidien. Il est ainsi prévu que nos militaires soient équipés de nouveaux treillis ignifugés ; nos armées les attendent depuis longtemps mais, jusqu’à présent, les promesses n’avaient jamais été suivies d’effet. Les 23 000 premiers treillis seront livrés cette année ; l’ensemble du personnel en opérations extérieures en sera équipé dès 2020 et l’intégralité de nos forces en 2025. En 2020, 32 000 tenues de protection contre les armes nucléaires, radiologiques, bactériologiques et chimiques (NRBC) seront livrées, sur un total de près de 165 000 tenues sur la période 2019-2025.

Ce projet de loi contribue également à améliorer la protection de nos forces, puisque 55 000 gilets pare-balles au dernier standard seront livrés sur la période de la LPM, dont – et c’est peut-être plus important encore – 25 000 dès l’année prochaine. Mais évoquer une LPM à hauteur d’homme, c’est penser également à ceux qui, parallèlement à leur vie civile, revêtent l’uniforme et se donnent pleinement à notre pays pendant quelques semaines au cours de l’année. C’est pourquoi 100 % des militaires de la Garde nationale seront équipés de ces gilets pare-balles modernes dès 2019. Je pourrais évoquer également les 43 000 nouveaux casques qui seront livrés sur la période de la LPM.

J’insiste volontairement sur ces petits équipements, car ils sont importants au quotidien : il y va des conditions d’exercice et d’engagement de nos soldats. C’est leur absence qui, trop longtemps, a fait la honte des décideurs publics face à nos armées. Au total, l’axe « Une LPM à hauteur d’homme » représente, y compris la masse salariale, 112 milliards d’euros entre 2019 et 2023, soit une augmentation de 14 % par rapport à la période 2014‑2018.

Le projet de loi de programmation militaire prévoit, par ailleurs, un prolongement du plan « Familles » que j’ai lancé il y a quelques semaines et dont la plupart des mesures entreront en application en 2018. Je pense, par exemple, à la création de 250 places de crèche, aux prêts spécifiques d’accès à la propriété ou à l’élargissement des prestations sociales pendant l’absence en mission. En octobre, j’avais promis que, dès 2018, 80 % des affectations seraient connues au moins cinq mois à l’avance. C’est en bonne voie : des milliers de familles pourront bientôt se préparer à la mobilité dans les meilleures conditions.

Le projet de loi que je vous présente vise donc une amélioration sensible du métier des armes, c’est-à-dire de la capacité des soldats, marins et aviateurs à s’entraîner et à se préparer à leur mission, notamment à s’entraîner sur leurs équipements en condition. À cette fin, nous réaliserons un effort marqué au profit de l’entretien programmé du matériel, qui disposera en moyenne d’un budget de 4,4 milliards d’euros par an au cours de la période 2019-2023, soit un milliard d’euros supplémentaire par rapport aux budgets 2014-2018. Cette LPM changera donc la vie de nos soldats, de nos civils, de leurs familles.

Nous recrutons chaque année massivement et créons 6 000 postes, dont 3 000 au cours de la période 2019-2023. Cet engagement en faveur de nos forces est aussi une nécessité pour maintenir l’attractivité du service des armées et continuer à faire venir à nous des jeunes de tous les horizons et de toutes les qualifications.

Le deuxième axe consiste en le renouvellement des capacités opérationnelles.

Ce renouvellement n’est pas une option, c’est un impératif absolu. Le constat est sans appel. Vous le connaissez, un certain nombre d’entre vous, qui furent rapporteurs pour avis de ce budget, l’ont déjà émis : des équipements vieillissants, parfois même devenus inadaptés, et des impasses capacitaires, qui font planer des dangers sur nos forces et sur notre supériorité opérationnelle. Nous devions donc combler les carences du passé tout en gardant, bien sûr, un œil rivé sur l’avenir. C’est donc à la fois une loi de programmation qui répare et une loi de programmation qui prépare que je vous présente aujourd’hui.

Les matériels les plus anciens, particulièrement usés par l’intensité récente de nos engagements, seront les premiers à être remplacé. Pour l’armée de terre, le programme Scorpion sera accéléré et 50 % des nouveaux blindés médians, des Griffon, des Jaguar, des véhicules blindés multi-rôles (VBMR) légers, seront livrés d’ici à 2025.

La marine nationale bénéficiera de l’arrivée des nouveaux sous-marins nucléaires d’attaque (SNA), ainsi que de nouvelles frégates. Les quatre premiers SNA Barracuda, les trois dernières frégates multi-missions (FREMM) et les deux premières frégates de taille intermédiaire seront livrés d’ici à 2025.

L’armée de l’air ne sera pas en reste et, durant la période de la LPM, elle connaîtra l’arrivée de six drones Reaper armés, du premier système de drones MALE européen, d’avions de chasse, en l’occurrence vingt-huit nouveaux Rafale et cinquante-cinq Mirage 2000-D rénovés. L’armée de l’air bénéficiera aussi des douze premiers Multi-Role Tanker Transport (MRTT), c’est-à-dire des ravitailleurs en vol, qui seront livrés d’ici à 2023.

Grâce à cette accélération des programmes, nos armées bénéficieront donc des équipements les plus modernes et les plus adaptés. Elles pourront ainsi combler certains manques capacitaires qui devenaient critiques.

Je viens de citer les avions-ravitailleurs. Au-delà de l’accélération que je viens d’indiquer, leur nombre serait porté de douze à quinze. De même, la cible du nombre de patrouilleurs de la marine nationale serait portée de dix-sept à dix-neuf, dont onze patrouilleurs de nouvelle génération qui seront livrés d’ici à 2025 – et non plus quatre.

Armée de terre, marine, armée de l’air : comme vous le voyez, aucune impasse n’a été faite. Toutes voient leurs capacités renforcées, accrues, renouvelées.

Enfin, ce projet de loi de programmation militaire respecte l’engagement du président de la République d’engager le renouvellement des deux composantes de notre dissuasion nucléaire.

J’en viens au troisième axe, relatif à la garantie de notre autonomie stratégique et au fait que celle-ci doit contribuer à faire émerger une autonomie stratégique européenne.

Garantir notre autonomie stratégique, c’est s’assurer que la France fera toujours entendre sa voix et sera capable de l’emporter, quel que soit le terrain, quel que soit l’adversaire et quelles que soient les conditions. Pour être capable d’anticiper les menaces et les évolutions géopolitiques, ce sont donc 1 500 nouveaux postes dans le domaine du renseignement qui seront créés, et 4,6 milliards d’euros qui seront investis en faveur des équipements dans le domaine du renseignement ; j’entends par là des drones, des avions de guerre électronique ou bien des satellites. Avec cette loi de programmation, nous serons donc efficaces sur tous les terrains et nous investirons en particulier des moyens importants pour la lutte dans le cyberespace. Seront investis 1,6 milliard d’euros, et nous avons prévu de recruter 1 000 cyber-combattants supplémentaires d’ici à 2025. Vous le constatez : cette priorité est vraiment centrale puisque sur 6 000 créations d’emplois, 2 500 sont fléchés sur le renseignement et le cyberespace.

L’espace devient lui aussi un enjeu politique et un domaine de confrontation. La France y aura donc son rôle à jouer et ce projet de loi prévoit la livraison de nouveaux moyens de surveillance avec deux satellites d’observation, deux satellites de télécommunication et un satellite d’écoute.

La France est la plus grande armée d’Europe. Elle est la deuxième armée du monde libre. Avec cette loi, avec ces moyens, ces effectifs et ces orientations stratégiques, la France conforte fermement cette place. C’est une force, bien sûr, mais c’est aussi une exigence, l’exigence de nous montrer à la hauteur et d’être capables, comme je l’ai dit, d’intervenir mais aussi de fédérer, car, grâce à notre position de leader, nous pourrons porter des coopérations sur des thèmes rassembleurs et stratégiques. Je pense à notre politique spatiale, que je viens d’évoquer, à notre groupe aéronaval et à la défense aérienne élargie.

Nos alliés et nos voisins européens, en particulier, qui sont confrontés aux mêmes menaces et aux mêmes dangers que nous devraient pouvoir s’unir autour de ces projets rassembleurs et ainsi faire naître une autonomie stratégique européenne. Le texte que je vous présente prend ce parti et mise résolument sur l’Europe de la défense. Je vous parle de nous rassembler, nous, Européens, autour de projets concrets. J’aimerais mettre un terme à cette idée que l’Europe pourra se construire avec des bonnes intentions et beaucoup de traités. Bien sûr, les traités sont nécessaires, les bonnes intentions aussi, mais il nous faut des actions concrètes, il nous faut apprendre à agir ensemble, mener des actions de formation pour pouvoir intervenir en amont d’un certain nombre de crises. C’est seulement à ces conditions que nous parviendrons à être collectivement plus forts autour d’une défense forte, utile et protectrice.

Le quatrième axe porte sur l’innovation, à laquelle je suis particulièrement sensible, et sur laquelle je suis particulièrement vigilante. Il nous faut préparer des armées modernes, innovantes et efficaces, compte tenu de l’évolution des menaces et des conflits d’aujourd’hui et, plus encore, de demain.

J’assume complètement ce choix. En 2018, c’est aux batailles du XXIe siècle que nous devons nous préparer, pas à la guerre de 1914. Avec cette loi de programmation militaire, les armées font pleinement leur entrée dans la modernité.

L’innovation, ce n’est pas un gadget, c’est la condition de la supériorité opérationnelle de nos forces. Le numérique est partout, changeant les usages et les modes de combat de nos alliés comme de nos ennemis. Nous devons donc nous en emparer, nous devons nous emparer des enjeux de l’innovation et du numérique en même temps.

Depuis huit mois, nous avons entrepris un certain nombre de choses, et ce n’est que le début. Je pense en particulier au fonds Definvest, que nous avons créé en associant la direction générale de l’armement (DGA) et Bpifrance. Je pense aussi au lancement du partenariat d’innovation Artemis. Avec ce texte, il vous est proposé d’accélérer ce mouvement. L’accent est mis sur la recherche et le développement. J’avais eu l’occasion de le dire mais je le confirme : le budget consacré aux études « amont », actuellement de 730 millions d’euros par an, sera porté à un milliard d’euros par an dès 2022.

Avec ce texte, nous engageons également les phases préparatoires de grands programmes d’armement qui structureront l’avenir de nos forces pendant des décennies.

À cet effet, nous investirons 1,8 milliard d’euros par an en moyenne aux études qui nous permettront de concevoir, entre autres, l’aviation de combat du futur, le nouveau char de combat, ou bien encore le successeur du porte-avions Charles-de-Gaulle.

Ces enjeux sont évidemment majeurs pour nos armées. Ils sont aussi très importants pour notre base industrielle et technologique de défense et, plus généralement, pour notre économie et nos emplois. Grâce à ces projets structurants, grâce aux liens qui se tisseront entre l’économie civile, depuis ses grands groupes jusqu’à ses startups, et nos armées continueront à apporter une contribution déterminante à notre croissance, à notre attractivité et à notre innovation.

Je veux enfin dire que ce texte est un texte de responsabilité. La Nation s’apprête à consentir des moyens exceptionnels à nos armées. Il nous faut nous montrer à la hauteur de cette ambition, et donc garantir que chaque euro investi et dépensé sera un euro bien employé. C’est la raison pour laquelle le ministère des Armées, qui n’a pas attendu ce jour pour se moderniser, continuera de le faire.

Mais il existe une différence fondamentale avec les chantiers du passé. Dans les précédentes lois de programmation militaire, cela ne vous a pas échappé, modernisation rimait avec réduction. Cette année, c’est une modernisation choisie, voulue.

Nous avons lancé quatorze chantiers, inscrits dans le plan « Action publique 2022 », pour transformer et moderniser le ministère. Ces chantiers, nous permettront, par exemple, de transformer la DGA pour conduire plus efficacement les programmes d’armement, pour innover davantage, pour renforcer la coopération internationale en matière d’équipements, qu’il s’agisse de coopération ou d’exportation.

Nous créerons une direction générale du numérique, qui veillera à la numérisation de tout notre ministère. Nous mènerons la réforme du maintien en condition opérationnelle (MCO) aéronautique jusqu’au bout, et nous lancerons celle du MCO terrestre.

Bien d’autres chantiers, bien sûr, s’engagent, mais soyez assurés que je veillerai personnellement à ce que les réformes lancées soient mises en œuvre.

Je l’ai dit, je le répète – c’est plutôt agréable d’ailleurs –, c’est une loi de programmation militaire de renouveau : le renouveau pour nos forces, pour les militaires et les civils de la défense, pour les familles de tous ceux qui s’engagent pour la France ; le renouveau pour nos moyens, pour nos programmes, pour nos équipements ; le renouveau pour notre innovation, pour notre capacité à agir, pour nos ambitions aussi.

Ce renouveau, vous l’avez compris, se veut exigeant car, pour nos armées, nous n’avons pas le droit à l’échec. J’y veillerai aussi.

L’examen de ce projet de loi s’annonce décisif, mais je sais votre volonté et votre sérieux. C’est donc très confiante que j’aborde avec enthousiasme cette période de travail parlementaire avec vous tous, une période déterminante pour l’avenir de notre défense.

Je suis à votre disposition, Mesdames et Messieurs les députés, pour répondre à vos questions.

M. le président Jean-Jacques Bridey. Madame la ministre, cet enthousiasme est partagé par un très grand nombre des membres de cette commission. J’ai lu sur beaucoup de visages une satisfaction certaine à l’écoute de tout ce que vous annoncez.

M. Damien Abad. Madame la ministre, certains des objectifs de la revue stratégique et de la programmation vont dans le bon sens, et nous partageons l’idée que la France doit tenir son rang, de même que celle selon laquelle la loi de programmation militaire doit être « à hauteur d’homme ». Nous avons cependant l’impression d’une vision quelque peu idyllique des choses.

Je veux revenir sur la sincérité des engagements budgétaires, pour trois raisons.

Tout d’abord, si nous voulons vraiment aller jusqu’au bout de la sincérité des engagements budgétaires, il nous faut une montée en puissance progressive de la programmation militaire. La marche de trois milliards d’euros à gravir en 2023, c’est-à-dire après la fin du quinquennat, jette, permettez-nous de le dire, une suspicion, qui fait douter de cette sincérité.

Ensuite, il y a l’article 17 de la loi de programmation des finances publiques. Ce n’est pas une petite affaire. C’est le combat que nous aurons chaque année, au moment de l’examen du projet de loi de finances. La programmation est un levier budgétaire, mais, en l’occurrence, nous craignons d’être face à une loi de programmation sous perfusion de Bercy. Il faut que vous nous donniez des garanties claires sur la réalisation, dans l’exécution, de ces principes et objectifs que vous avez énoncés et auxquels nous souscrivons.

Enfin, s’il y a plus d’argent, certes, il y a aussi plus de dépenses. Vous l’avez dit : la France devra conduire les premières étapes du renouvellement de sa dissuasion nucléaire dans ses deux composantes. De quelle réalité cela prendra-t-il la forme ? La dissuasion nucléaire dépend de la robustesse du tissu industriel. Or nous avons quelques interrogations sur l’évolution du capital de nos entreprises et sur la capacité de notre tissu de petites et moyennes entreprises (PME) à résister au contexte international.

M. Fabien Lainé. Avec mes collègues du groupe du Mouvement démocrate et apparentés (MODEM), je veux saluer cette loi de programmation militaire de redressement après deux lois de programmation militaire de déflation. Je salue l’augmentation des moyens de 23 % par rapport à la programmation précédente ; c’est un effort inédit, nécessaire et courageux que votre gouvernement consent.

J’appelle toutefois votre attention sur deux sujets stratégiques : la dissuasion et le système de combat aérien futur.

Le consensus national relatif à la dissuasion nucléaire existe depuis les années 1960. Cependant, compte tenu du coût des travaux de renouvellement des deux composantes océanique et aérienne, estimé à 37 milliards d’euros pour la période 2019-2025, un débat parlementaire est légitime. Alors que la revue stratégique parle d’effet d’entraînement sur l’ensemble de l’appareil de défense, ne peut-on craindre, au contraire, un effet d’éviction au détriment des forces conventionnelles, en particulier pour les engagements financiers qui portent au-delà de l’année 2022 ? Par ailleurs, si le président de la République a affirmé que notre modèle de dissuasion est basé sur un niveau de stricte suffisance, comment celui-ci est-il défini ?

Quant au système de combat aérien futur (SCAF), pouvez-vous nous donner quelques précisions ? Si j’en crois la LPM, il a pour objet de faire fonctionner un réseau de différentes plateformes telles que les avions et drones de combat, et il est précisé que cette approche de « système de systèmes » peut faire l’objet d’une coopération européenne. Or la France est d’ores et déjà engagée dans plusieurs programmes et projets de coopération, tels que le programme franco‑britannique de drones de combat, qui porte également le nom de SCAF, et le projet franco-allemand d’avions de combat de nouvelle génération, que la LPM dénomme SCAF-Avions-NG. Comment comptez-vous, Madame la ministre, mettre en cohérence ces différents programmes et projets ?

M. Alexis Corbière. Madame la ministre, avec cette loi de programmation militaire 2019-2025, vous affirmez porter le budget des armées à hauteur de 2 % du produit intérieur brut à l’horizon 2025, mais 60 % de la hausse des crédits budgétaires prévue doit intervenir à partir de 2023, c’est-à-dire après le quinquennat de M. Macron.

Madame la ministre, au début du mois de novembre, vous avez été interrogée sur l’article 17 de la loi de programmation des finances publiques (LPFP) 2018-2022, qui instaure cette stabilité du montant des restes à payer de l’État pour chacune des années 2018 à 2022. Vous avez déclaré que vous seriez très attentive à ce que cet article ne soit pas le fossoyeur de la loi de programmation militaire, mais, à la lumière de la trajectoire budgétaire instaurée par cette LPM, nous avons le sentiment que, contrairement à vos déclarations, l’article 17 vide de sa substance cette loi de programmation militaire en donnant un pouvoir démesuré au ministère des finances. Pouvez-vous donc affirmer ici, Madame la ministre, que cet article n’a pas vidé préventivement la LPM de tout levier budgétaire ? Pouvez-vous affirmer que ce n’est pas pour que soit donné raison à l’Élysée contre le corps militaire, incarné ces derniers mois par le général de Villiers, que cette loi de programmation militaire refuse d’engager la régénération immédiate de notre outil militaire au profit d’un renouvellement coûteux et non nécessaire de la dissuasion nucléaire ?

M. Olivier Becht. Chacun peut certes se féliciter de la hausse des crédits, même si cet enthousiasme devra se vérifier à l’aune de l’exécution plus que de l’intention.

La loi de programmation prévoit une hausse de 270 millions d’euros des crédits consacrés aux études en amont, qui passeront de 730 millions à un               milliard d’euros d’ici à 2022. Pouvez-vous préciser comment vous entendez ventiler ces crédits et nous éclairer sur la réforme de la direction générale de l’armement, en matière de numérisation notamment ? Est‑il envisagé de fonctionner en mode Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA) ? Quels seront le goût du risque et le niveau d’acceptation de l’échec dans les différentes innovations étudiées ?

Mme Marianne Dubois. Ma question porte sur le financement du service national universel voulu par le président de la République. Ma collègue Émilie Guerel et moi-même allons conduire un travail d’information à la demande de la commission sur les contours possibles de ce financement. Le président a annoncé un financement ad hoc ne s’inscrivant pas dans le cadre de la loi de programmation militaire et qui, de ce fait, ne pèsera pas sur le budget des armées, déjà fortement sollicité. Toutefois, le ministère des Armées devra naturellement mettre à disposition des ressources humaines issues de sa masse salariale, ce qui produira nécessairement des effets sur le titre 2. Nous confirmez-vous que tel est le cas ? Pouvez-vous préciser les contours du financement ad hoc annoncé par le président de la République ?

M. Fabien Gouttefarde. Ma question porte sur les 2 % du PIB et leur mode de calcul. Disposons-nous des moyens juridiques et techniques qui permettraient de traduire plus fidèlement les crédits que nous consacrons à la défense nationale en regard des critères de l’OTAN ? Un rapport du Sénat révèle qu’en Italie ces crédits intègrent les dépenses liées aux carabinieri, alors que nous n’intégrerions pas de la même manière les dépenses liées à la gendarmerie. En clair, ne pourrait-on pas atteindre concrètement le seuil de 2 % du PIB plus rapidement si l’on y intégrait les mêmes éléments que nos voisins ?

Mme Sabine Thillaye. À l’automne, la France a actualisé le Livre blanc de 2013 à travers la revue stratégique de défense et de sécurité nationale, pilotée par le député européen Arnaud Danjean. Cet exercice a permis de préparer les débats sur le projet de loi de programmation militaire que vous nous avez présenté aujourd’hui.

La coopération franco-allemande et européenne est particulièrement importante pour la France, comme cela a été rappelé lors de la revue stratégique, du cinquante-cinquième anniversaire du Traité de l’Élysée, le 22 janvier, et de l’adoption d’une résolution parlementaire commune entre l’Assemblée nationale et le Bundestag.

Il est important de continuer d’avancer en matière de convergence des intérêts stratégiques entre la France et l’Allemagne comme au niveau européen. Que pensez-vous de l’idée émise par un certain nombre de chercheurs d’un Livre blanc franco-allemand, afin de développer une analyse partagée de l’environnement de sécurité et des risques et menaces, qui conditionnent aussi nos dépenses ?

Mme la ministre. Je commencerai par répondre à la question du caractère tenable et crédible des engagements budgétaires – un point d’attention majeur. Permettez-moi quelques éléments de pédagogie sur ce sujet sur lequel nous aurons à revenir.

Le choix de programmer les moyens des armées – c’est-à-dire les équipements – sur la période 2019-2025 résulte d’une méthode somme toute classique consistant à se projeter le plus loin possible. Nous l’avons fait à l’horizon 2030, que j’ai évoqué. C’est un horizon très lointain : selon les cas, les lois de programmation militaire portent sur une durée de cinq, six ou sept ans, mais rarement au-delà.

Ensuite, face à ces moyens, il fallait programmer des ressources. Nous avons donc fait un choix de cohérence avec la loi de programmation des finances publiques (LPFP) que vous avez votée récemment, et qui traduit un engagement non pas alternatif, mais cumulatif avec celui, que je vous ai exposé, de porter l’effort de défense à 2 % du PIB d’ici à 2025. Cet engagement est celui de la maîtrise de la dépense publique – et c’est un engagement essentiel pour rétablir notre souveraineté financière, étant donné notre niveau d’endettement public.

Autrement dit, cette loi de programmation militaire s’inscrit pleinement dans le cadre tracé par la loi de programmation des finances publiques, qui prévoit 1,7 milliard d’euros supplémentaires par an pour la période 2019-2022. Nous sommes donc engagés à porter l’effort de défense à 2 % du PIB d’ici à 2025. C’est pourquoi nous avons inscrit, à partir de 2023, une progression en escalier de trois milliards d’euros. Si elle est prolongée en 2024 et 2025, selon l’hypothèse qui sous-tend cette LPM, l’objectif de 2 % sera alors atteint en 2025.

Ce choix de cohérence doit cependant tenir compte d’une donnée qu’il est encore difficile de prévoir à cet horizon. C’est pourquoi cette loi de programmation militaire prévoit un rendez-vous en 2021, donc au cours de cette législature. La loi de programmation militaire sera alors actualisée, et c’est à cette occasion que nous examinerons les conditions dans lesquelles cet objectif de 2 % devra être atteint. Aujourd’hui, personne ne sait ce que sera le PIB de la France en 2025. Nous avons donc retenu une hypothèse résultant des documents économiques et financiers que le ministre de l’Économie et des finances et le ministre de l’Action et des comptes publics vous ont présentés ; elle évoluera avec le temps, mais nous pouvons espérer que les premières bonnes nouvelles concernant la conjoncture économique actuelle se consolideront. Il n’est donc pas impossible que la cible que nous exprimons en valeur absolue à 50 milliards d’euros hors pensions ne soit pas exactement celle qui se réalise ; peut-être sera‑t‑elle supérieure. Il faudra alors déterminer quelles marches supplémentaires il conviendra de prévoir pour satisfaire notre objectif.

Je crois donc, au contraire, que c’est un gage de sérieux et de sincérité que de ne pas inscrire définitivement dans le marbre les marches d’escalier correspondant aux dernières années de la loi de programmation militaire. Il n’y a aucune inquiétude à avoir dans la mesure où la loi de programmation militaire prévoit formellement un rendez-vous en 2021. Nous aurons alors des éléments de visibilité dont nous ne disposons pas encore pour assurer la poursuite du sérieux des engagements qui sont pris.

En outre, tout cela se mesurera dans le cadre de votre contrôle, année après année, voire semestre après semestre, de l’exécution des lois de finances annuelles qui s’enchaîneront en cohérence avec la loi de programmation militaire.

Je conçois certes que cela puisse susciter des questions, mais je ne pense pas que cela doive éveiller la suspicion. En ce qui concerne l’article 17 de la loi de programmation des finances publiques, je peux vous rassurer : s’il avait dû s’appliquer au budget du ministère des Armées, alors tous les propos que je viens de vous tenir auraient été en l’air, car il aurait détruit le principe même de la programmation des équipements sur la durée. C’est pourquoi le rapport annexé de la loi de programmation militaire indique que l’article 17 de la LPFP ne contraindra pas les investissements du ministère des Armées. Lors de notre dernière rencontre, cela restait un point d’inquiétude et de vigilance ; il me semble avoir été entièrement levé grâce à cette mention.

J’en viens au budget de la dissuasion nucléaire. Pour la période 2019‑2023, 25 milliards d’euros courants sont prévus, conformément aux décisions prises par le président de la République. Cette enveloppe n’inclut pas les dépenses concernant des équipements à vocation duale, comme l’acquisition d’avions de chasse ou d’avions ravitailleurs, qui peuvent tout aussi bien servir à des fins conventionnelles qu’à des fins de dissuasion. Les crédits consacrés à la dissuasion resteront donc globalement constants et représenteront environ 12,5 % du budget de la défense jusqu’en 2025. Dans ces conditions, le renouvellement des deux composantes sera financé sans effet d’éviction sur les besoins opérationnels et conventionnels des armées – et à défaut, ce ratio aurait augmenté, ce qui n’est pas le cas.

Une autre question portait sur l’impact de la dissuasion sur nos industriels. Nous travaillons en relation très étroite avec les grands industriels – Naval Group, Dassault et autres – qui travaillent eux-mêmes avec un réseau de PME. Ces entreprises sont suivies par l’État, qui est actionnaire de bon nombre d’entre elles. Nous réfléchissons à ce que soient ménagés des dispositifs de protection des intérêts stratégiques de l’État dans ces sociétés, notamment parce que certaines d’entre elles interviennent dans le cadre de la dissuasion mais surtout parce qu’il s’agit d’enjeux de souveraineté, au sens large du terme.

Le nouveau système de combat aérien du futur ne verra pas le jour pendant la période de programmation de la loi, mais le lancement des études y est pris en compte. Que ferons‑nous ? Nous présenterons d’abord une feuille de route avant l’été 2018, et c’est en 2021 que se présentera l’étape fondamentale portant sur les grands choix d’architecture du SCAF.

Comme vous le savez, il s’agit d’un système combinant plusieurs éléments : des drones et drones de combat, des avions de chasse, une composante nucléaire – en bref, il englobe un ensemble de systèmes de communications et de connectivité. Son architecture est donc cruciale. En complément, il faudra réfléchir à la modernisation des Mirage 2000-D, à la poursuite de la livraison du Rafale et à la commande d’une nouvelle tranche de Rafale ; enfin, au cours de cette LPM, la quatrième version du Rafale devrait nous permettre de maintenir cet appareil au meilleur niveau et d’en augmenter les chances d’exportation.

S’agissant de l’articulation entre le SCAF et d’autres projets, nous travaillons sur deux axes principaux. Le premier projet, avec les Britanniques, concerne un drone de combat. Le second, franco-allemand, porte sur le système de combat aérien du futur que je viens d’évoquer, qui comprend des avions, des capteurs, des missiles et des drones. Ces axes ne sont donc ni redondants ni contradictoires ; au contraire, ils se compléteront, le premier allant certainement nourrir le second.

M. Corbière m’a interrogée sur le caractère non lissé de la programmation des moyens. J’ai assez largement répondu : la première partie de la loi de programmation militaire est déterminée par des choix qui résultent de la loi de programmation des finances publiques adoptée récemment. C’est une donnée avec laquelle nous avons dû compter. De façon mécanique, cet effort déjà très important – en comparaison du passé, où les signes arithmétiques du budget du ministère des armées étaient plutôt négatifs, même si cela ne se voyait pas toujours en raison d’effets liés à la masse salariale ou aux pensions ; il n’empêche que les éléments structurants de la LPM étaient alors à la baisse. Une partie importante de l’effort restera donc à fournir pendant la deuxième période de cette loi de programmation.

J’ai répondu au sujet de l’article 17. Quant à la notion de renouvellement des deux composantes de la dissuasion nucléaire, je crois avoir également répondu en indiquant que la part consacrée à la dissuasion nucléaire devrait rester stable tout au long de la période de programmation. Il ne devrait donc se produire aucun effet d’éviction.

S’agissant de la question du périmètre de 2 % du PIB, il n’y a aucun changement dans la manière de compter. Elle peut ne pas être absolument semblable à d’autres méthodes de comptabilisation mais elle a au moins le mérite de ne pas changer le thermomètre. Il est essentiel que nous soyons constants concernant les critères retenus pour apprécier l’importance de notre effort de défense. En 2017, cet effort était de 1,78 % ; dans le cadre de cette programmation, il sera porté à 1,91 % en 2023 – soit un peu moins de 2 %, il est vrai, mais nous visons cet objectif pour 2025. Certes, des dépenses en sont exclues, comme la gendarmerie nationale, Monsieur Gouttefarde, mais c’est déjà le cas depuis 2009, suite au choix qui a été fait du rattachement organique de la gendarmerie au budget du ministère de l’Intérieur. Autres dépenses exclues : le lien armée-nation et les anciens combattants. En clair, comme toujours, des partis ont été pris ; l’essentiel est que nous nous y tenions.

J’en viens aux études amont. L’accroissement de l’effort que nous avons souhaité doit permettre de poursuivre des travaux de maturation de technologies très spécifiques au domaine de la défense, en poursuivant notamment une politique ambitieuse de démonstrateurs. Cela devrait aussi nous permettre d’investir dans des technologies à haute intensité qui sont porteuses de rupture, et de mieux tirer profit des opportunités qui nous sont offertes par l’innovation dans le domaine civil. J’ajoute qu’il s’agit d’un défi supplémentaire pour nous, parce que ces innovations se font sur un cycle très court alors qu’encore une fois, nous travaillons sur le temps long, en particulier pour ce qui concerne les grands programmes.

Cet effort portera donc notamment sur la robotisation des systèmes, leur autonomie et leur coopération. Il portera également sur le développement de technologies donnant une supériorité intrinsèque aux systèmes d’armes et aux effecteurs, comme l’hypervélocité des missiles, l’amélioration et la fusion des senseurs, la furtivité ou encore les armes à énergie dirigée, entre autres. L’effort portera enfin sur ce que les nouveaux matériaux, les nanotechnologies et les biotechnologies peuvent apporter, ainsi que sur l’informatique quantique.

Les priorités des études en amont concerneront donc le système de combat aérien futur, le renouvellement des composantes de la dissuasion, les futurs systèmes terrestres et leur mise en réseau – c’est-à-dire le successeur du char Leclerc – et l’artillerie du futur. Nous investirons également ces fonds dans le renseignement et la cyberdéfense.

Vous m’avez interrogée sur l’organisation de l’innovation et de la prise en compte du défi numérique et demandé si nous allions évoluer vers une structure de type DARPA. Nous avons engagé une transformation de la direction générale de l’armement, les objectifs étant d’avoir un système d’acquisition d’équipements qui soit plus flexible et plus réactif, de mieux exploiter l’innovation issue du monde civil, de nous approprier certaines ruptures technologiques, d’améliorer notre maîtrise des coûts et des délais. Nous souhaitons renforcer l’approche capacitaire globale, développer le travail en plateau entre les armées et la DGA, revoir profondément les méthodes de spécification de nos matériels et essayer de généraliser cette démarche d’innovation opportuniste qui a été lancée par DGA Lab, pour profiter pleinement de ces cycles courts d’innovation. Nous voulons également développer un portefeuille aussi diversifié que possible de projets innovants et le recours à l’innovation incrémentale – qui consiste à ne pas remettre sans cesse l’ouvrage sur le métier mais à essayer de gagner, étape par étape, en efficacité et en innovation – pour obtenir des progrès rapides. Nous souhaitons généraliser ces méthodes agiles qui se diffusent désormais un peu partout. Enfin, il nous faut simplifier, simplifier et toujours simplifier. Nous ne sommes pas encore tout à fait les champions de la simplification. Il doit y avoir des marges de progrès.

Je ne puis pour l’instant vous faire de révélations concernant le mode de financement du service national universel (SNU). Je puis seulement vous dire qu’il sera ad hoc et extérieur à la loi de programmation militaire.

M. le président. Vous voilà rassurée, Madame la co-rapporteure !

Mme la ministre. En ce qui concerne la coopération franco-allemande, j’ai déjà cité plusieurs projets. Je pourrais également mentionner le char du futur dont la co-entreprise KNDS porte le projet. Je ne reviens pas sur l’aviation de combat. Nous avons aussi un projet dans le domaine des systèmes de patrouille maritime, un projet de drone Euromale et un projet de développement d’un nouveau standard de l’hélicoptère Tigre. Bref, nous avons de nombreux projets de coopération européenne dans le domaine de la défense et la coopération franco‑allemande est un axe prioritaire.

M. Didier Le Gac. La composante « patrouille maritime » est sous tension car l’activité sous-marine est de plus en plus forte – malheureusement trop forte – dans l’Atlantique, notamment à cause de l’activité russe près de nos côtes. Les Britanniques comptent sur nous, ayant eux-mêmes abandonné cette composante. Que prévoit la LPM concernant l’avion de patrouille maritime Atlantique 2 ?

Mme Séverine Gipson. Je ne peux que saluer cette loi de programmation militaire 2019-2025. Dans un environnement global d’évolution de la menace et des lieux de confrontation, où fusent les nouvelles technologies, elle permet à nos armées de conforter notre position de leader. Hormis les moyens déployés pour la centralisation et l’augmentation des dépenses en matière d’opérations extérieures, pour la dissuasion et pour l’achat d’équipement et l’amélioration de nos infrastructures, une attention toute particulière est portée aux militaires et aux civils en tant qu’individus. Cette LPM est bien à hauteur d’homme : elle met pour la première fois les hommes et les femmes du ministère des Armées ainsi que leurs familles au premier rang des priorités. Lors d’auditions précédentes et de mes échanges avec des militaires, il a été mis en évidence que concilier vie professionnelle et vie personnelle pouvait s’avérer compliqué, surtout pour les femmes qui, brillantes en début de carrière, quittent leur mission et l’armée pour fonder une famille et élever leurs enfants. Madame la ministre, pouvez-vous nous assurer que cette LPM permettra à nos militaires de concilier plus facilement vie professionnelle et vie privée et donc de les fidéliser ?

M. Jean-Michel Jacques. Lorsqu’on parle d’une LPM à hauteur d’homme, c’est de l’Homme avec un grand H qu’il s’agit, puisque, comme vous l’avez dit, les armes de la France sont composées de femmes et d’hommes. Les armées sont confrontées à un problème de ressources humaines, surtout dans la tranche d’âge des 30-40 ans, qui correspond aux cadres de proximité. C’est en effet bien souvent pendant cette période que les militaires se marient, ont des enfants et construisent une maison. Comment pallier ce problème ?

M. Thibault Bazin. Cette LPM semble aller dans le bon sens, mais la question de son périmètre est essentielle. Vous nous avez rassurés concernant le service national universel en précisant que pas un euro de cette loi n’y serait consacré. Les moyens permettant de compenser la dureté des métiers, d’attirer au recrutement et d’appliquer la réforme des retraites annoncée pour 2019 seront-ils également en dehors du périmètre de la LPM ? Les contrats éventuels à l’export ne risquent-ils pas de retarder les livraisons à nos armées telles qu’elles sont planifiées dans la LPM, par exemple si les Belges étaient impatients d’être livrés ? Les opérations menées pour les Nations unies, comme au Liban, même si elles sont financées en partie, sont-elles à considérer parmi les trois théâtres d’opérations mentionnés à la page 15 du rapport annexé ? Bref, pourriez-vous nous préciser le périmètre de la LPM ?

M. Yannick Favennec Becot. S’agissant des engagements de la France au Sahel et au Levant, votre ministère va devoir assumer seul, ou presque, le coût des OPEX, de 450 millions d’euros en 2017 – une sous-budgétisation manifeste –, de 650 millions en 2018 et de 1,1 milliard en 2020. N’allez-vous pas être tentée de freiner la dépense si la solidarité interministérielle disparaît ? Qu’est-ce qui garantit cette solidarité interministérielle à laquelle vous faisiez allusion tout à l’heure dans votre propos ?

M. Jean-Jacques Ferrara. Je salue l’effort fourni s’agissant des ravitailleurs, avec un accroissement de la cible et une accélération du calendrier de livraison.

Les hélicoptères semblent être le parent pauvre de cette LPM. J’ai appelé votre attention à l’automne dernier sur le Caracal : où en est-on ? Le décalage de la livraison des hélicoptères interarmées légers ne posera-t-il pas un problème opérationnel ?

Les contrats opérationnels pour l’armée de l’air sont-ils justement fixés au regard de son activité ? Certes, les cibles sont supérieures à celles des précédents contrats mais elles demeurent en deçà du niveau de référence actuel. Les futurs contrats opérationnels ne seront‑ils pas dépassés dès leur entrée en vigueur ?

Enfin, la LPM prévoit 400 recrutements entre 2019 et 2025 pour accompagner l’exportation. Est-ce suffisant ? J’ai souligné dans mon rapport combien le soutien aux exportations (SOUTEX) pesait sur la préparation opérationnelle des forces aériennes.

Mme la ministre. Vous avez raison, Monsieur Le Gac, les Atlantique 2 sont énormément sollicités, non seulement pour la chasse sous-marine mais aussi pour la surveillance terrestre. La précédente loi de programmation militaire avait fixé une cible à 15 avions rénovés. L’ambition 2030 qui sous-tend cette nouvelle loi de programmation porte le format à 18 avions, nécessaires pour tenir les contrats opérationnels et durer jusqu’en 2030, échéance du renouvellement de cette capacité. Le projet de loi prévoit que ces avions rénovés soient mis en service opérationnel à partir de 2021. La rénovation vise l’amélioration des performances en lutte anti-sous-marine et l’amélioration des capacités de détection en surface et des capacités de combat aéroterrestre.

Malheureusement, le ministère des Armées ne supportera pas seul le coût des OPEX dans les prochaines années. Je dis « malheureusement » parce que cela signifie que ces engagements en opérations extérieures devront probablement être poursuivis à un niveau important. C’est pourquoi l’article 4 du projet de loi dispose que le financement interministériel est prévu en cas de dépassement du niveau de la provision, ce pour éviter ce que vous redoutez et qui serait redoutable, en effet. Quelle que soit la faiblesse de la provision pour opérations extérieures, jamais ces opérations n’ont été pilotées en fonction du critère budgétaire. Elles l’ont été en raison de la nécessité de l’intervention, sur le fondement d’une analyse militaire. Il n’y a pas de raison que cela change.

Vous avez salué une LPM « à hauteur d’homme », et je souscris tout à fait à vos propos. Nous sommes confrontés à un défi. Il nous faut fidéliser celles et ceux qui, ayant avancé dans leur carrière, aspirent à de nouveaux choix de vie et pour qui il est difficile de concilier une vie professionnelle extrêmement engagée, nécessitant une immense disponibilité, avec leur vie familiale. Nous voyons que la tranche d’âge des 30-40 ans, chez les hommes comme chez les femmes, soulève des questions et que dès lors que se dessine la perspective de l’arrivée d’enfants au sein de leur foyer, les femmes doivent faire des choix parfois douloureux entre leur carrière et leur famille. C’est pourquoi nous avons prévu dans ce texte une disposition permettant de mobiliser ponctuellement un militaire qui se trouve en congé pour convenance personnelle pour élever un enfant de moins de huit ans, en lui donnant la possibilité de servir dans la réserve opérationnelle. Cette mesure vise à maintenir, d’une part, un lien contractuel avec les militaires qui se dégagent momentanément de leurs obligations professionnelles, et, d’autre part, le niveau de compétence de ces militaires. Concrètement, ces militaires ne perdront pas leurs droits à la retraite et à la protection sociale. Leur avancement dans l’armée d’active se fera au prorata du nombre de jours de réserve effectués. Ce dispositif est assez souple puisqu’il peut être utilisé par le gestionnaire en fonction de ses propres contraintes. Il complète le plan « Familles » dont nous avons déjà parlé. Son impact financier est assez limité.

Sur le plan budgétaire, le périmètre de la LPM est celui de la mission « Défense ». Sur le plan opérationnel, il couvre toutes les capacités opérationnelles des armées, tous les théâtres sur lesquels la France est engagée, y compris les opérations de maintien de la paix telles que la Force intérimaire des Nations unies au Liban (FINUL). Pour ce type d’opérations, les surcoûts sont supportés par le même budget opérationnel de programme (BOP) que celui des OPEX et font l’objet de remboursements en fin de gestion.

Je n’ai pas mentionné le soutien à l’export dans mon propos introductif. Cette loi de programmation militaire s’efforce de prendre en compte une des difficultés auxquelles nous sommes confrontés en ce moment. Le succès rencontré par nos matériels est tel que nos exportations, qui nécessitent un accompagnement, mobilisent de nombreux personnels pour assurer la formation des acquéreurs. Pour assurer dans de bonnes conditions la poursuite – que l’on espère dynamique – de ces exportations d’armement, 400 postes seront créés entre 2019 et 2025 et l’on réfléchit à des dispositifs de soutien qui nous permettraient de nous appuyer sur des prestataires extérieurs de type Défense Conseil International (DCI). Encore une fois, il faut d’abord voir ces exportations comme une chance pour notre économie et nos emplois.

Nous avons fait le choix d’avoir une flotte unique d’hélicoptères, sachant que nous avons une large « collection » d’hélicoptères de types différents qui assument d’ailleurs des missions diverses. Les H160 seront complétés par des hélicoptères de manœuvre pour les missions de l’armée de l’air. Dans cette loi de programmation militaire 2019-2025, nous avons prévu de lancer la réalisation de cet hélicoptère interarmées léger (HIL) en 2022, avec un décalage de trois ans, en vue d’une première livraison en 2028. Nous allons également commander 12 hélicoptères de manœuvre pour remplacer les Puma de l’armée de l’air, augmenter la cible de 15 appareils supplémentaires en ce qui concerne les hélicoptères légers et re-doter le stade de l’élaboration du programme afin de maintenir les compétences critiques des bureaux d’études et de poursuivre la préparation de ce programme HIL.

En ce qui concerne les pensions, je tiens à préciser à nouveaux que tous les chiffres que je prononce devant vous depuis bientôt deux heures s’entendent hors pensions. Néanmoins, vous avez raison de souligner que la réforme des retraites inquiète la communauté militaire. Il est un peu tôt pour dire quels seront les axes de réforme mais je peux vous dire que j’ai un objectif – et un seul : préserver le caractère jeune de nos armées, gage de leur efficacité. La réforme des retraites, dont personne ne connaît encore les contours, devra prendre en compte cette dimension et donc ménager les dispositifs qui rendent les armées attractives à l’entrée et qui permettent de laisser partir nos militaires à un âge où ils peuvent entamer une deuxième carrière. Cela ne doit pas avoir de conséquences budgétaires sur la loi de programmation militaire puisqu’encore une fois, les pensions ne sont pas dans le périmètre de ce texte. Il importe que nous partagions cette intention politique – conserver des armées jeunes.

Mme Émilie Guerel. Madame la ministre, si l’attractivité de la garde nationale semble aujourd’hui satisfaisante, la fidélisation des réservistes apparaît toujours comme l’une des priorités pour les années à venir. Des mesures fortes ont été prises en 2017, telles que la prime de 250 euros versée aux réservistes qui renouvellent leur contrat et, surtout, la réduction d’impôt sur les sociétés en faveur des employeurs de gardes nationaux. J’aimerais en particulier appeler votre attention sur le lien établi entre l’armée et les employeurs de réservistes. En effet, 59 % des gardes nationaux affirment avoir des difficultés à tenir leur engagement du fait de leur activité professionnelle. Cet engagement, d’une durée minimale de trente jours par an, semble particulièrement difficile à tenir pour les réservistes issus de la société civile. Les conventions entre armée et entreprises se multiplient afin de faciliter l’engagement des réservistes et donc de favoriser leur fidélisation. Malgré ces efforts, le chiffre de 59 % me paraît toujours très élevé et les difficultés à allier engagement militaire et vie professionnelle civile semblent encore très présentes pour les réservistes. Dans quelle mesure le projet de loi de programmation militaire doit-il favoriser selon vous l’employabilité des réservistes ? Quelles seront les prochaines étapes à mettre en œuvre ?

M. Jean-Philippe Ardouin. Madame la ministre, la LPM actuelle s’inscrit dans un projet « Ambition 2030 », qui permet de définir le contour de notre outil de défense. On y décèle la volonté de renforcer l’axe « connaissance et anticipation ».

La LPM 2019-2025 permet la modernisation d’équipements – comme le lancement de satellites CERES – acronyme de « Capacité d’écoute et de renseignement électromagnétique spatiale » – et MUSIS – acronyme de Multinational Space-based Imaging System, c’est-à-dire « système multinational d’imagerie spatiale » – ou la commande d’avions de renseignement CUGE – acronyme de « Charge universelle de guerre électronique ». Pour aller dans ce sens, le ministère des Armées, suivant les préconisations contenues dans la dernière revue stratégique, a mis en place le Pacte Enseignement supérieur. Ce dispositif vise à régénérer le vivier de recherche universitaire dans le domaine de la défense et de la sécurité. Madame la ministre, quelles sont actuellement les avancées concernant ce Pacte ? Je pense notamment à la création d’une filière « Études stratégiques » sur le modèle anglo-saxon des War Studies, ou à la signature d’une convention tripartite entre le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), la Conférence des présidents d’université (CPU) et le ministère des armées.

M. Charles de la Verpillière. Madame la ministre, les députés Les Républicains de la commission sont très heureux de vous revoir. Et j’ajoute, avec politesse et respect mais avec fermeté, que nous regrettons que vous n’ayez que deux heures à nous consacrer aujourd’hui.

Mme la ministre. Mais je reviendrai, si vous m’y invitez...

M. le président. Monsieur le député, pouvez-vous poser votre question ?

M. Charles de la Verpillière. Madame la ministre, nous aurions aimé vous entendre plus souvent, notamment sur l’exécution du budget 2017, la dernière année…

M. le président. Monsieur de La Verpillière, nous en sommes à l’examen de la LPM, pas aux règlements de comptes ! Si vous ne posez pas votre question, je donnerai la parole à l’orateur suivant.

M. Charles de la Verpillière. Monsieur le président, ce n’est pas sérieux ! Je voulais dire que 2017 était la dernière année de référence avant l’examen de la loi de programmation militaire.

Madame la ministre, nous regrettons que vous ne veniez pas plus souvent devant la commission, ce qui devrait vous faire plaisir.

Mme Patricia Mirallès et M. François André. Vous aussi, vous devriez venir plus souvent !

M. Charles de la Verpillière. C’est une affaire de susceptibilité ! Le sujet est suffisamment important. Madame la ministre, vous voulez l’adhésion du plus grand nombre ? Pour l’obtenir, il faut impliquer tous les députés de la commission. Tel était le sens de mon propos.

M. Bastien Lachaud. Merci Madame la ministre, pour votre présentation. Je souhaite revenir sur la question des OPEX, et plus largement sur la vision géostratégique qui sous-tend l’actuelle LPM.

Vous avez mis en avant la rapidité avec laquelle vous avez produit cette LPM. Pour ma part, je la regrette, dans la mesure où la revue stratégique n’a pas été à la hauteur d’un Livre blanc, et où elle n’a pas établi de bilan géostratégique des OPEX. Aujourd’hui, nous ne savons pas si la situation des pays dans lesquels nous sommes intervenus est plus intéressante pour la France après l’intervention qu’avant. On constate qu’en Irak et en Syrie, nos alliés kurdes sont bombardés à Afrine…

Madame la ministre, comment peut-on aujourd’hui construire une LPM, alors même que nous n’avons pas fait le bilan géostratégique des différentes OPEX ? Pourriez-vous faire devant nous ce bilan ? Quels sont les éléments dont vous disposez, et que vous pourriez nous transmettre ?

M. Didier Baichère. Madame la ministre, vous avez dit tout à l’heure, à propos de l’Europe de la défense, qu’il valait mieux faire des actions concrètes que de signer des traités. Que penseriez-vous de l’idée d’une agence européenne, créée sur le modèle de la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA) américaine ?

Par ailleurs, vous avez évoqué tout à l’heure la question du financement de l’innovation de rupture. Mais comment pourrions-nous améliorer le pilotage stratégique de notre tissu industriel de défense ? Je pense en particulier à nos PME et à nos entreprises de taille intermédiaire (ETI) du secteur de la défense.

M. Jacques Marilossian. Madame la ministre, vous avez évoqué la coopération européenne.

À l’horizon 2025, le budget de la défense représentera en France 2 % du PIB, soit environ 50 milliards d’euros, contre 70 milliards en Allemagne. Vous savez que le niveau d’engagement de l’armée allemande est sensiblement « différent » du nôtre – soyons politiquement corrects – et qu’elle n’a pas de charges de dissuasion nucléaire.

Je m’interroge donc. En 2025, comment les Allemands vont-ils dépenser ces 20 milliards d’euros supplémentaires ? Avec un tel allié, à quoi pourra ressembler notre coopération en matière de défense ? Quel en sera l’impact ? Je pense à notre propre base industrielle et technologique de défense, notamment en matière d’exportation, et à la pérennité de nos entreprises. Pouvez-vous m’aider à y voir plus clair sur le chemin que nous devons emprunter ?

Enfin, s’agissant de la LPM, que pouvons-nous encore modifier ou amender ?

M. le président. La réponse revient au Parlement…

M. Christophe Lejeune. Madame la ministre, dans le cadre des études amont, comment détecterez-vous, parmi les start-up, les pépites dont les produits auront une application militaire, alors que très souvent leurs dirigeants eux-mêmes, acteurs du monde civil, ignorent leur vocation duale ? Et comment les soutiendrez-vous ?

Mme la ministre. Madame Guerel, il nous faut effectivement trouver les moyens de fidéliser et de conforter la situation des réservistes. Vous avez évoqué les problèmes auxquels ils sont confrontés, en particulier la difficulté de se libérer certains jours. De notre côté, nous avons essayé de résoudre en amont des problèmes susceptibles d’avoir un impact sur la mobilisation de ces réservistes.

Nous avons accéléré le paiement de leurs soldes. Nous avons essayé d’améliorer l’attractivité du dispositif en prenant des mesures adaptées en direction des réservistes et de leurs employeurs. Et puis nous développons encore et toujours les partenariats avec les entreprises. C’est un travail de longue haleine.

Nous devons également nous appuyer sur les organisations professionnelles, notamment les organisations d’employeurs. Pour ne citer que l’une d’entre elles, le Mouvement des entreprises de France (MEDEF), nous avons déployé plusieurs actions avec lui pour qu’il fasse passer le message aux entreprises. Et je crois me souvenir que, dans le cadre du bilan des entreprises au regard de la responsabilité sociétale des employeurs (RSE), la contribution à la garde nationale est prise en compte. Autrement dit, elle fait partie des critères qui permettent aux entreprises de satisfaire aux obligations de la RSE.

Tout cela sera-t-il suffisant pour faire baisser le pourcentage de 59 % de réservistes ayant des difficultés pour exercer leur période de réserve ? Je l’espère. J’avoue que je ne connaissais pas ce pourcentage, mais vous avez eu raison d’attirer notre attention sur cet aspect. J’observe tout de même que les objectifs de montée en puissance de la garde nationale, nourrie par la réserve, ont été parfaitement atteints en un laps de temps très court. Je crois que nous en sommes à 35 000 – sur 40 000.

Monsieur Ardouin, vous m’avez interrogée sur le Pacte Enseignement supérieur. Ce Pacte est suivi par la direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) depuis 2016. Son objectif est de renforcer les liens entre les milieux universitaires en sciences sociales et en sciences humaines, et le monde militaire.

Il se décline selon quatre axes : la filière War Studies, l’aide aux jeunes chercheurs, la logique d’excellence, le rayonnement. Pour ce qui concerne la logique d’excellence, des projets ont été présentés par des universités françaises – lesquelles se sont souvent regroupées. Les huit projets retenus seront annoncés dans les semaines qui viennent et recevront une subvention pour deux années de fonctionnement ; à l’issue de ces deux années, les meilleurs projets disposeront d’une subvention plus importante pour la poursuite de leurs travaux. C’est une excellente initiative, et nous comptons bien en assurer la poursuite.

M. Baichère m’a questionnée sur l’effort pour l’innovation de rupture. Cet effort passe par le lancement d’un chantier appelé « Innovation défense », qui inclut, bien sûr, la progression des moyens consacrés aux études amont dont j’ai parlé, et qui nécessite que notre ministère soit beaucoup plus à l’écoute de l’écosystème d’innovation. C’est pourquoi nous avons appelé l’attention de la DGA, qui en avait parfaitement conscience par elle-même, sur la nécessité de s’ouvrir, de tendre ses antennes, d’ouvrir les écoutilles pour comprendre – peut‑être à la place des innovateurs eux-mêmes, qui sont souvent des innovateurs duaux qui s’ignorent, comme vous l’avez très bien remarqué – ce que ces innovations peuvent apporter au monde de la défense.

Aujourd’hui, nous sommes un peu dans un système opportuniste, c’est‑à‑dire que ce n’est que par le hasard des rencontres, parfois des hasards de voisinage – et j’ai en tête un exemple précis – que deux personnes se rencontrent, s’aperçoivent subitement qu’elles travaillent sur des projets qui ont vocation à converger, et que l’un va nourrir et « hybrider » l’autre. Mais nous ne pouvons pas nous en remettre au hasard des rencontres. Il faut donc systématiser cet écosystème et cette ouverture de notre ministère, faire savoir que notre ministère est accueillant pour les innovateurs, et acclimater nos méthodes de travail aux leurs.

C’est sans doute à cette seule et unique condition que nous pourrons mettre en place des innovations de rupture, dans des délais rapides et avec des budgets qui seront probablement un peu plus frugaux que ceux normalement attribués aux très grands programmes d’équipement. Cela ne signifie pas, mais je pense que vous l’avez parfaitement compris, que nous n’ayons pas besoin de poursuivre par ailleurs ces grands investissements. C’est la combinaison, la conjugaison de ces deux approches qui sera vraiment fructueuse et porteuse de grands progrès pour nos armées.

Monsieur Lachaud, vous avez d’abord regretté que nous n’ayons pas fait de Livre blanc. Nous avons fait ce choix pour pouvoir aller plus vite. La revue stratégique nous a permis d’identifier un certain nombre de capacités clés, qui étaient nécessaires pour nos forces. Et ce sont ces capacités clés que nous avons décrites de façon très détaillée dans cette LPM. La LPM prévoit, entre autres, que nous devrons être capables d’être présents sur trois théâtres opérationnels en même temps. Ce que seront ces théâtres à l’avenir, personne ne le sait.

Vous m’avez également interrogé sur le bilan géostratégique des OPEX. Mais je crains de ne pouvoir vous répondre dans le temps imparti.

M. le président. Il faudra revenir, Madame la ministre…

Mme la ministre. Je suis à votre disposition. Il me semble en effet intéressant de pouvoir dresser ce bilan géostratégique. Le faire en deux minutes serait un peu frustrant. Le sujet mérite mieux que cela. Ce n’est pas une réponse d’évitement, mais une réponse suggérant une nouvelle invitation.

M. le président. Ce sera avec plaisir.

Mme la ministre. Il me reste à répondre à une question très difficile, portant sur l’impact de la coopération franco-allemande.

Ces projets de coopération sont faits pour, non seulement créer du lien, mais aussi contribuer au regroupement de nos industries. Or aujourd’hui, nos industries de défense nationale sont souvent trop petites par rapport à leurs grands compétiteurs mondiaux. Il y a donc un besoin urgent de consolidation à une échelle européenne.

Cette consolidation se fait par le mécanisme des coentreprises. Nous avons une coentreprise britannique qui marche très bien, MBDA ; une coentreprise dans le domaine de la coopération franco-allemande, pour l’armée de terre, KNDS – regroupement de KMW et de Nexter ; j’ai indiqué tout à l’heure que cette coentreprise avait vocation à porter le projet du futur char de combat.

L’objectif, dans ces coopérations industrielles, n’est évidemment pas de nous affaiblir. Dans un autre domaine qui est celui la coopération navale, sur laquelle nous travaillons entre la France et l’Italie, l’objectif est qu’un plus un soit supérieur à deux : c’est cela, la coopération industrielle et la consolidation.

Pour pouvoir avancer bien et de façon efficace dans la coopération industrielle franco-allemande, je pense qu’il faut aussi savoir se ménager des capacités d’exportation. Or, et c’est pour cela que je disais que votre question était difficile, nous nous interrogeons sur le contenu de l’accord de coalition qui est en cours d’adoption. Il semble en effet que les principes liés à l’exportation des matériels d’armement vont faire l’objet de règles, de contraintes, de garanties importantes. Et nous savons bien que si nous coopérons sur le plan industriel et que nous n’avons pas la possibilité de vendre ces équipements à d’autres, le modèle économique de ces coopérations ne pourra pas être assuré. C’est un problème que je qualifierais de politique, et qu’il va falloir régler si nous voulons continuer à aller de l’avant dans la coopération franco-allemande.

Enfin, s’agissant des pépites parmi les start-up, je pense avoir déjà répondu en partie en disant qu’il fallait que l’on construise un écosystème ouvert, dans lequel la DGA a son rôle à jouer. J’ai eu l’occasion de mentionner le fonds Definvest, qui est vraiment orienté vers la montée en puissance et le changement de taille des PME intervenant dans le domaine des industries de défense. Je mentionnerai également le dispositif de financement RAPID (régime d’appui à l’innovation duale).

Tout cela existe, mais ne fonctionne correctement qu’à partir du moment où l’on a détecté la cible. Et j’en reviens à mon point précédent… Je ne reprendrai pas le raisonnement, mais je confirme l’importance majeure de l’identification.

Mme Natalia Pouzyreff. Madame la ministre, vous avez exprimé la volonté de rassembler les Européens autour de projets concrets, afin de construire une Europe de la défense forte et protectrice. Les enjeux sont certes nombreux. J’en vois deux qui me paraissent très structurants : le système de combat aérien du futur et la surveillance de l’espace. Sentez-vous une volonté partagée chez nos partenaires européens ? Y a-t-il des freins à lever, des actions politiques à mener pour favoriser des solutions européennes et nous engager dans le lancement des études ou dans ces programmes européens au cours de cette LPM ?

M. Patrice Verchère. Madame la ministre, la hausse du budget des armées contraste, c’est vrai, avec la réduction d’effectifs et les tensions financières qu’ont endurées depuis une dizaine d’années nos militaires. Cependant, quelques éléments incitent à la prudence malgré l’ambition affichée de cette LPM – notamment sur la première partie, jusqu’à 2023.

Il était prévu jusqu’à présent que le ministère prenait en charge 450 millions d’euros au titre des OPEX – du moins en théorie, parce que je sais que vous avez souvent dû en prendre davantage en charge. Cela relativise l’augmentation, qui, hors OPEX, n’est plus que d’un milliard d’euros. Mais a-t-on la réalisation du coût des OPEX en 2017 ? Cela me ramène à une question posée par notre collègue Charles de La Verpillière : connaîtrons-nous l’exécution du budget de la défense en 2017 d’ici au mois de mars ? En effet, nous avons besoin d’éléments de comparaison pour apprécier l’augmentation qui a été annoncée.

Par ailleurs, Madame la ministre, pouvez-vous nous confirmer que le service national universel – qu’il soit ou non militaire – n’affectera pas le budget de votre ministère dans les prochaines années ?

M. le président. Pas dans le cadre de la LPM – selon la parole présidentielle.

M. Philippe Folliot. Madame la ministre, c’est la quatrième fois que j’assiste à la présentation d’une loi de programmation militaire, et c’est la première fois que l’on peut voir un verre aux trois quarts pleins, plutôt qu’à un quart vide comme certains le soulignent… (Sourires.)

En ma qualité de représentant de notre assemblée à l’Assemblée parlementaire de l’OTAN, je peux constater que la voix de la France est à la fois crédible et écoutée, de par l’action du président de la République, de par le cadre juridique qui est le nôtre, mais aussi de par la qualité et l’engagement des femmes et des hommes qui composent nos armées.

Mais nous avons une singularité, qui est d’avoir des forces de présence et des forces de souveraineté. Vous nous proposez une augmentation des moyens relatifs aux forces de présence. Y aura-t-il un effort similaire pour les forces de souveraineté ? Je crois que c’est très important pour nos départements et nos collectivités d’outre-mer. Pensez-vous qu’avec l’objectif cible qui est déjà positif, de six patrouilleurs d’outre-mer et de trois patrouilleurs légers pour la Guyane, il sera possible d’assurer la surveillance du deuxième domaine maritime au monde ?

Mme Frédérique Lardet. Madame la ministre, vous nous avez confirmé l’augmentation du budget des études amont, ce dont nous pouvons nous féliciter. En revanche, vous nous avez indiqué que ces crédits n’atteindraient un milliard d’euros qu’en 2022. Pouvez-vous nous préciser ce qui a motivé un tel calendrier ?

Mme la ministre. Monsieur de la Verpillière, je pense qu’en mars – nous vérifierons cela avec le ministère de l’Action et des comptes publics – vous devriez connaître la totalité des éléments relatifs à l’exécution 2017, sur laquelle vous m’avez interrogée.

Cela étant, je trouve que c’est une mauvaise polémique : le jour où je n’ai pas pu venir, c’est parce que je m’étais rendue au Sénat pour une audition.

M. Charles de la Verpillière. Ce n’était pas un reproche…

Mme la ministre. Vous avez polémiqué avec moi, et je trouve cela désagréable.

Monsieur Verchère, vous aurez des éléments très précis sur le coût des OPEX. Je peux d’ores et déjà vous dire qu’il avoisine 1,5 milliard d’euros, puisque nous avons dû procéder à des mouvements de crédits pour pouvoir régler cette facture à bonne date. Enfin, je vous confirme que le service national universel n’aura pas d’impact sur le budget de mon ministère.

Madame Pouzyreff, vous m’avez demandé s’il y avait des freins à lever et des actions à mener pour favoriser des solutions européennes. C’est un sujet qui mérite davantage que la minute et demie que je pourrais y consacrer. Je vous répondrai donc par écrit. Et si ce n’est pas par écrit, ce sera oralement, à la date que M. le président aura fixée.

M. le président. Madame la ministre, je vous remercie.

 

 


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 M. le général Jean-Pierre Bosser, chef d’état-major de l’armée de terre (mardi 13 février 2018)

M. le président Jean-Jacques Bridey. Mes chers collègues, avant de passer la parole au général Bosser, je voulais vous transmettre directement une information que vous peut-être déjà reçue : en raison des fuites dans la presse concernant le rapport d’information sur le service national universel, rédigé par nos collègues Marianne Dubois et Émilie Guerel, j’ai décidé, en accord avec les deux rapporteures, d’avancer la date d’examen de ce texte par notre commission. Nous l’examinerons donc demain matin à onze heures, c’est-à-dire au moment où nous devions recevoir le président Centre national d’études spatiales (CNES). L’audition de M. Jean‑Yves Le Gall est donc reportée ultérieurement. D’ici là, je ne m’exprimerai pas sur le sujet du service national universel dans les médias et je souhaiterais que tous les députés fassent de même et attendent la fin de notre réunion, vers midi et demi, pour accepter les demandes d’interview.

M. Jean-Christophe Lagarde. Trop tard, c’est déjà fait !

M. le président. Eh bien tant pis. Pour ma part, j’ai refusé toutes les demandes d’intervention.

Général Bosser, vous êtes le premier responsable militaire, après la ministre, à venir nous voir au sujet du projet de loi de programmation militaire. Vous avez déjà été auditionné à plusieurs reprises devant notre commission, et vous nous avez plusieurs fois alertés sur certaines fragilités de l’armée de terre. Cette loi de programmation militaire (LPM) vous donnera peut-être satisfaction sur certains points concrets.

Général Jean-Pierre Bosser, chef d’état-major de l’armée de terre. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les députés, je me réjouis de cette nouvelle rencontre avec les membres de votre commission.

C’est vrai que nous avons déjà eu plusieurs occasions de nous retrouver et d’échanger. Le 19 juillet 2017, j’avais souhaité vous donner quelques clés de compréhension de l’armée de terre. Le 19 septembre, une visite avait été organisée à Satory. C’était une journée un peu pluvieuse – boueuse, diront certains – et les semelles s’en souviennent. À cette occasion, je souhaitais vous donner une vision plus incarnée de l’armée de terre, au travers de ses hommes et de ses matériels. Le 11 octobre, vous m’avez auditionné à l’occasion du projet de loi de finances.

Je sais que bon nombre d’entre vous ont effectué récemment des visites dans les forces, que ce soit dans leur circonscription, à l’occasion de visites thématiques ou encore dans le cadre d’opérations extérieures. Je voulais vous dire le plaisir qu’ont eu les soldats de l’armée de terre à vous recevoir. Si vous m’y autorisez, Monsieur le président, je ferai une mention particulière pour ceux qui ont fait un déplacement au Sahel en fin d’année avec la ministre : vous-même, Marianne Dubois, Claude de Ganay, Stéphane Demilly, Josy Poueyto, qui était encore avec nous il y a quelques jours à Pau lors de la journée de l’aérocombat, Thomas Gassilloud, que je ne vois pas mais qui est extrêmement présent...

M. le président. Il est en déplacement aux États-Unis avec Olivier Becht, dans le cadre de la mission d’information sur les enjeux de la numérisation des armées, dont ils sont les rapporteurs.

Général JeanPierre Bosser. Je citerais aussi Françoise Dumas. Mesdames, Messieurs, votre visite a été particulièrement appréciée. Nos soldats ont beaucoup de chance de vous voir. Les soldats de ma génération voyaient rarement les élus et avaient parfois l’impression d’être un peu isolés. En tout état de cause, vous avez pu rencontrer des soldats tels que l’on vous les dépeint, c’est-à-dire courageux, rigoureux et talentueux. Pour que vous appréhendiez au mieux la réalité des enjeux auxquels nous faisons face, les portes de l’armée de terre vous sont toujours ouvertes, que vous soyez seul ou en groupe.

Cette audition revêt une importance toute particulière, j’en suis parfaitement conscient. Elle prend place à un moment et dans un contexte singuliers qui placent chacun de nous devant ses responsabilités. Ce projet de loi de programmation militaire engage l’avenir ; il fixe un cap, une distance et je dirais même un tempo : 2019, 2021, 2023 et 2025. Mon objectif, ce soir, est de vous donner mon appréciation de ce texte qui est soumis à votre examen.

Ma présentation se déroulera en trois parties. Je vais partir de la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale, qui constitue le cadre de la construction de la LPM. Ensuite, je vais vous dire en quoi ce texte répond aux grandes attentes de l’armée de terre : cette LPM, à hauteur d’homme et de haute technologie, frappe en plein centre de notre cible. Enfin, je vais partager avec vous mon appréciation des enjeux que revêtent la préparation de l’entrée en LPM et son exécution.

Commençons par la Revue stratégique. Elle a exprimé un constat clair : le monde est plus imprévisible, plus instable, plus armé. Face à une mutation de la conflictualité qui se déploie dans tous les domaines et sur tout le spectre des menaces, l’armée de terre est présente. Elle fait face à des menaces conventionnelles, hybrides et irrégulières, que ce soit sur le territoire national ou à l’extérieur, notamment sur l’arc de crise qui va de l’Afrique subsaharienne au Levant, ainsi qu’en Europe dans les mesures de réassurance.

La Revue stratégique a logiquement conclu à la nécessité d’une remontée en puissance de l’outil militaire pour atteindre un modèle complet et équilibré. Elle entérinait une hiérarchie de nos buts stratégiques et de nos intérêts, par cercles concentriques et en partant du territoire national. Elle insistait sur l’interaction et l’interdépendance des cinq grandes fonctions stratégiques, articulant étroitement la prévention, l’intervention et la protection en lien avec la dissuasion.

Elle recommande également l’inscription des opérations militaires dans le cadre d’une approche globale, rappelée par le président de la République lors de sa visite à Niamey. Nous nous inscrivons parfaitement dans cette approche : pressions internationales, mode de gouvernance, intervention, formation et reconstruction. En ce qui concerne le mode de gouvernance, je citerais par exemple dans le cas du Sahel notre participation à la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) et à la mission d’entraînement de l’Union européenne au Mali (EUTM). En matière d’intervention, nous avons le dispositif de l’échelon national d’urgence (ENU) et l’opération Barkhane. S’agissant de la formation, nous sommes en train de développer notre partenariat militaire opérationnel, notamment en direction de la force conjointe du G5 Sahel. Enfin, en matière d’aide à la reconstruction, nous déployons des actions civilo-militaires depuis de nombreuses années. Force est de constater que peu de pays européens disposent d’une armée ayant les mêmes savoir-faire que notre armée de terre dans l’ensemble de ces domaines concourant à l’approche globale.

La Revue stratégique affirme enfin une ambition industrielle et technologique forte dans laquelle l’armée de terre a toute sa place. Souvent considérée comme peu technologique par le passé, l’armée de terre s’implique aujourd’hui dans le maintien de l’excellence industrielle française, notamment au travers du programme Scorpion (Synergie du contact renforcée par la polyvalence et l’infovalorisation). Cela vous explique ma volonté de me rapprocher de la direction générale de l’armement (DGA) et des industriels, et de faire équipe à trois dans le cadre de la LPM. Lors de l’édition 2018 du salon Eurosatory, je souhaite d’ailleurs qu’avec le DGA et le président du GICAT, nous puissions nous exprimer ensemble sur le thème de l’innovation à hauteur d’homme.

De façon cohérente avec l’ensemble de ces conclusions, on peut dire que le projet de LPM décline pour 2030 une ambition d’un modèle d’armée complet, équilibré, durable et surtout soutenable. Nous aurons ainsi la capacité d’assurer, dans la durée, un socle fondamental de capacités de défense autour des cinq fonctions stratégiques. Nous aurons également la garantie d’une autonomie stratégique qui s’inscrit désormais dans la consolidation d’une autonomie stratégique européenne.

Pour l’armée de terre, le contrat 2030 est très clair : être capable d’engager, en gestion de crise, dans la durée et simultanément sur trois théâtres d’opération, l’équivalent d’une brigade à plusieurs groupements tactiques interarmes (GTIA) ; être capable de déployer, dans une opération majeure de coercition, une capacité de commandement de niveau corps d’armée ainsi que les moyens organiques permettant d’assumer la responsabilité de nation-cadre – sachez à ce sujet que, l’an dernier, le corps de réaction rapide-France a été certifié par l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) – ; les moyens organiques de niveau divisionnaire et jusqu’à deux brigades représentant environ 15 000 hommes, mettant en œuvre près d’un millier de véhicules de combat, soixante-quatre hélicoptères et quarante-huit camions équipés d’un système d’artillerie (CAESAr). Ajoutons à cela la capacité de réaction immédiate : 5 000 hommes en alerte ; enfin 7 000 hommes pour la protection du territoire, un nombre qui peut être porté à 10 000 avec le renforcement des forces déjà déployées.

Cette LPM traduit budgétairement l’ambition présidentielle telle qu’elle était comprise en début de construction. Vous connaissez les chiffres mieux que moi mais je voudrais souligner quelques points qui me paraissent saillants pour l’armée de terre. Le président de la République a fixé une ambition, un cap sans ambiguïté : porter le budget de la défense à 2 % du PIB d’ici 2025, objectif qui fera l’objet d’une réévaluation en 2021. Cette dynamique permet d’apporter de la lisibilité et de la profondeur à nos industriels et de leur donner envie d’investir. Nous assistons donc à une inversion de tendance historique. Ma génération n’a connu que la déflation et la déconstruction, et depuis plus de vingt ans mes prédécesseurs n’ont cessé de relever le différentiel entre l’ambition et les moyens. Pour la première fois, nous voyons ces deux lignes se rapprocher, et nous sommes désormais sur une trajectoire de remontée en puissance. Il faut préciser que la notion de durée est importante parce que cette remontée en puissance ne sera pas une affaire de trois ou cinq ans mais elle demandera beaucoup plus de temps. Le fait par ailleurs que le projet de LPM soit fondé sur des crédits budgétaires et ne prévoit pas de financement par des ressources exceptionnelles permet aux états‑majors de mieux construire leur budget. Nous pouvons ainsi espérer une meilleure sincérité des comptes.

J’en déduis trois conclusions. Premièrement, il nous appartient maintenant de rapprocher intelligemment les moyens des ambitions. Deuxièmement, cette LPM s’inscrit dans la durée et donne un horizon à tous pour s’engager dans les différentes « boîtes » sur lesquelles je vais revenir. Troisièmement, vous avez devant vous un chef d’état-major de l’armée de terre (CEMAT) heureux : après avoir densifié la force opérationnelle terrestre (FOT) à 77 000 hommes, j’amorce, avec responsabilité et exigence, un renouveau pour l’armée de terre. Ce renouveau est très net et conforme à l’idée maîtresse que j’avais fixée ici l’an dernier : les équipements doivent désormais rattraper les effectifs.

J’en viens à ma vision de la LPM, qui selon moi atteint le cœur de cible de l’armée de terre, et aux différentes « boîtes » que j’ai évoquées : une LPM à hauteur d’homme ; une LPM de réparation ; une LPM de modernisation/accélération ; une LPM d’innovation.

Nous sommes sortis des constructions traditionnelles de LPM autour de grands programmes d’armement qu’on annonçait fièrement : tant de bâtiments de premier rang, tant d’avions, tant de chars. Avec cette liste à la Prévert, on pensait avoir un modèle d’armée répondant aux enjeux stratégiques. Plus thématique, l’approche actuelle va nous permettre de relancer l’action d’une façon que je vais vous décrire.

Comment est-ce que j’analyse la LPM à hauteur d’homme ? Je conçois cette ambition comme un escalier en colimaçon ou comme une spirale. Vous mettez le soldat au centre. Vous lui donnez une tenue militaire : un treillis à sa taille, des chaussures à sa pointure, un gilet de protection moderne. Puis vous lui donnez une arme et des équipements qui lui donnent une supériorité sur l’ennemi, avec lesquels il pourra agir, communiquer et observer dans tous les milieux, de jour comme de nuit. Vous lui donnez un véhicule qui le protège pour se déplacer. Vous lui donnez ensuite un environnement : un service de santé qui lui permettra d’être évacué et d’être soigné en cas de blessure, un soutien de proximité qui répond à ses besoins et à ses attentes, etc. Vous voyez ainsi se dessiner cette sorte de colimaçon dont je vous parlais, qui s’enroule autour du soldat. Si on va jusqu’au bout, on peut associer sa famille – comme vous le savez, c’est une préoccupation majeure de la ministre – et les infrastructures : infrastructures de vie courante, infrastructures opérationnelles pour l’entraînement, infrastructures techniques pour les matériels comme Scorpion, ou encore infrastructures liées au patrimoine.

Dans cette « boîte » extrêmement large que constitue donc la LPM à hauteur d’homme, on devrait donc trouver nos treillis F3 pour être mieux protégé, nos structures modulaires balistiques (SMB) qui sont des gilets de protection. Je ne reviens pas sur les chiffres que vous a donnés la ministre mais nous pourrons discuter de leur fléchage au moment des questions. Dans cette boîte, je trouve aussi le paquet protection, avec les casques balistiques de nouvelle génération, les ensembles intempéries ou d’autres équipements individuels du combattant. Souvenez-vous des problèmes de chaussures dans l’Adrar des Ifoghas lors de l’opération Serval en 2013, ou encore des problèmes de moustiquaires pendant l’opération Sangaris en République de Centrafrique en 2014. Les petits équipements d’environnement font aussi partie de cette famille : l’armement individuel, le pistolet, les télécommunications, l’optronique, les équipements NRBC comme le masque à gaz, etc.

Dans la boîte « LPM à hauteur d’homme », on peut ajouter des aspects liés à la condition du personnel et à la rémunération des militaires. La nouvelle politique de rémunération des militaires (NPRM) entre dans cette boîte, même si son financement n’interviendra qu’à compter de 2021. Cette partie indiciaire et indemnitaire est importante. Elle doit s’inscrire dans une logique d’équité avec la fonction publique – sujet qui revient régulièrement dans les tables rondes avec le personnel. Elle doit aussi permettre de garantir l’attractivité du service des armes pour fidéliser les compétences dans des métiers de plus en plus rares exercés par des personnels qui peuvent être débauchés par des entreprises civiles. Elle doit enfin permettre de trouver un juste équilibre entre les obligations et sujétions acceptées par nos soldats, et leur rémunération.

Passons à la « boîte » suivante qui est celle des réparations. Elle est beaucoup plus fléchée par armée car elle résulte d’une analyse des niveaux critiques que vous avez pu observer dans le domaine des équipements, de l’entraînement, de l’infrastructure ou du soutien. Face aux menaces émergentes, cette notion de « réparation » doit aussi s’inscrire dans un investissement d’avenir. Le terme réparation ne veut pas dire qu’il faut systématiquement racheter ou régénérer de vieux matériels pour combler les manques ou amener un segment – le segment médian, par exemple – au niveau. Nous avons donc calibré très précisément nos besoins. Dans le domaine de la réparation, l’armée de terre fera un effort en matière d’appui feu sol-sol avec les trente-deux canons CAESAr, qui nous manquent cruellement à un moment où nos canons sont soumis à rude épreuve dans l’opération Chammal. Ces canons devraient être livrés d’ici à 2025, et notre artillerie restera de premier rang.

Nous avons également prévu des moyens de coordination des interventions dans la troisième dimension avec cinq radars Ground Master 60 (GM60) qui seront livrés d’ici à 2025. Ces radars permettront de garantir la défense sol‑air d’accompagnement des troupes au contact et la coordination de la manœuvre aéroterrestre au sol et près du sol.

Phénomène majeur pour l’armée de terre, le projet de LPM vise à renforcer l’entretien programmé des matériels (EPM), ce qui est finalement notre garantie en matière de préparation opérationnelle. Nous introduisons une caractéristique totalement nouvelle : comme les autres armées, l’armée de terre a souhaité présenter des normes d’entraînement par type de matériel, afin d’assurer un niveau de préparation suffisant avant d’engager nos hommes en opérations. Nous considérons, par exemple, qu’un équipage de char Leclerc doit faire 115 heures de pratique dans l’année, que ce soit sur le territoire national ou en opération, afin de pouvoir être engagé de façon raisonnable et de remplir sa mission tout en étant protégé.

Nous avons ainsi fixé la norme à 130 heures par an pour le véhicule blindé de combat d’infanterie (VBCI), à 100 heures par an pour l’AMX-10 RC et le futur Jaguar, à 1 100 kilomètres par an pour le véhicule de l’avant blindé (VAB) et le futur Griffon, à 110 coups d’artillerie par an pour le CAESAr. Nous allons adopter une norme de 200 heures de vol pour tous les pilotes d’hélicoptère (hors forces spéciales), une norme identique d’ailleurs à celle de l’armée de l’air et de la marine nationale.

La troisième « boîte » est celle de la modernisation. En la matière, l’armée de terre affiche une ambition réelle, accentuée par l’accélération du remplacement du segment des véhicules blindés médians, et notamment des VAB. La moitié des véhicules du programme Scorpion devrait ainsi être livrée en 2025, alors que la LPM précédente n’en prévoyait que le tiers. De plus, les cibles sont augmentées : le nombre de Jaguar passe de 248 à 300, et le nombre de véhicules blindés multi-rôles (VBMR) Griffon de 1 722 à 1 872. Hier à Roanne, la ministre a d’ailleurs annoncé la notification du contrat concernant les VBMR légers, dont le nombre livré en 2025 a été porté de 400 à 489. À l’horizon de 2025, nous devrions aussi avoir 93 000 fusils d’assaut HK416, en remplacement du FAMAS.

Plusieurs autres programmes s’inscrivent dans le cadre de cette modernisation accélérée : la suite du programme Scorpion, les véhicules blindés d’aide à l’engagement (VBAE), le système de franchissement léger (SYFRAL), le module d’appui au contact (MAC), le mortier embarqué pour l’appui au contact (MEPAC), le véhicule léger tactique polyvalent protégé (VLTP-P), pour lequel nous avons déjà des orientations, voient leurs études accélérées pour anticiper si possible leurs livraisons.

En matière de renseignement, le système de drones tactiques intérimaires (SDTI) va être remplacé par le Patroller. Le projet de LPM prévoit que d’ici 2025, les trois premiers systèmes de drone tactique (SDT) seront livrés et qu’une commande pour équiper l’armée de terre à hauteur de cinq systèmes à l’horizon 2030 sera réalisée. Nous voudrions donc disposer de cinq systèmes et vingt-huit drones tactiques de ce type en 2030.

La modernisation de notre flotte tactique et logistique se traduira par l’initialisation du remplacement des poids lourds de l’armée de terre, dont le GBC180, par une nouvelle gamme de camions de quatre à six tonnes.

La modernisation concerne également le maintien en condition opérationnelle (MCO) de nos matériels, qui se fera dans le cadre du plan MCO‑terre 2025. Ce plan propose une claire distinction entre la maintenance opérationnelle et la maintenance industrielle, et au sein de cette dernière un équilibre choisi et maîtrisé entre la maintenance réalisée en étatique et la maintenance réalisée par l’industrie privée au travers de nouveaux contrats de soutien plus performants.

Enfin, la quatrième « boîte » est celle de l’innovation. Elle constitue un axe fort de la LPM. Elle répond au besoin d’investir dans l’avenir et de faire face aux menaces de demain. Dans cette catégorie, l’armée de terre inclut le futur char de combat qui devrait se faire en coopération avec nos amis allemands, des programmes de recherche et de développement dans des domaines tels que l’énergie solaire ou les mules de transport sans pilote, des achats sur étagère effectués en boucles courtes au travers du Battle Lab Terre, et la transformation numérique. Ce dernier sujet, sur lequel vous allez travailler, nous paraît être un enjeu central de l’innovation. Nous considérons que si nous n’aurons jamais les moyens de toucher numériquement chacun de nos soldats par le réseau « réglementaire », c’est-à-dire par Intradef, nous pouvons cependant les toucher via leur téléphone portable ou des appareils équivalents qui sont notamment utilisés de façon très performante par la gendarmerie.

J’en viens à ma troisième partie, c’est-à-dire ma vision du « jour d’après ». Cette LPM nous oblige. Souvent dans le passé, en ayant l’impression de gagner des batailles stratégiques, nous avons perdu des batailles tactiques. Nous devons donc préparer l’entrée en LPM si nous voulons réussir le « jour d’après ». Tel est le message que j’ai fait passer à l’armée de terre. Je viens de réunir une partie de l’état-major pour évoquer ce jour d’après. Je considère que nous devons nous mettre en ordre de bataille pour concrétiser toutes ces avancées que nos hommes considéreront comme un progrès à condition qu’ils puissent constater la réalité physique de cette remontée en puissance.

Pour cela, nous allons nous appuyer sur des travaux déjà réalisés et qui donnent le cap. Ainsi, l’armée de terre dispose d’un nouveau modèle « Au contact ! » qui devrait être finalisé au cours de l’été. Parmi les sujets qui n’ont pas encore été traités, je peux vous citer l’aguerrissement, la cynotechnie – nous n’avons pas assez développé l’appui que peuvent apporter les chiens – ou encore la troisième dimension. Comment articuler l’artillerie sol-air, les drones et les hélicoptères ? Actuellement, tout cela navigue dans un monde extrêmement contraint. Nous devons réfléchir à la manière de les regrouper et de les positionner dans le modèle « Au contact ! ».

De même, nous devons mieux organiser et mieux tirer parti du renseignement de niveau tactique, le renseignement de terrain. Au cours de nos opérations, nous avons pris l’habitude de travailler avec du renseignement fourni par des capteurs très perfectionnés et nous avons peut-être sous-évalué l’intérêt du renseignement tactique. Moi‑même, en créant le pilier renseignement de l’armée de terre, j’ai vu une partie de mes hommes formés s’en aller vers le haut, vers les services de renseignement, par exemple vers la direction du renseignement militaire (DRM) pour travailler dans le renseignement de niveau stratégique. Mais en habillant Paul, on a un peu déshabillé Pierre. Le renseignement tactique, c’est un vrai métier : entrer dans un village, demander qui est venu s’approvisionner sur le marché la semaine dernière, etc. C’est intéressant. Ces informations peuvent améliorer le renseignement fourni par ailleurs grâce à d’autres capteurs.

Par ailleurs, je voudrais insister ici sur le commandement puisque l’armée de terre est d’abord une armée d’hommes au sein de laquelle le commandement revêt une place essentielle. L’an dernier, nous avons toiletté un document intitulé L’Exercice du commandement dans l’armée de terre, dont la précédente édition datait du début de la professionnalisation il y a vingt ans. Dans deux mois, nous allons produire une nouvelle édition d’un document intitulé L’Exercice du métier des armes, fondements et principes, qui traitera du cadre éthique et déontologique dans lequel s’inscrit le combat du futur. Outre les questions morales éternelles que pose l’emploi de la force armée, ce document abordera des thématiques nouvelles comme les questions éthiques liées à l’emploi des robots. Il ouvrira donc des portes extrêmement intéressantes.

Quelle est ma vision de la période des douze mois d’entrée en LPM ? Nous avons un cap, une distance, un tempo. Il faudra gérer la temporalité. À l’image de ce que nous avons vécu lors de la remontée en puissance des effectifs de la FOT à 77 000 hommes, nous allons connaître un inévitable temps de latence. C’est le délai qui s’écoule entre le moment où l’on appuie sur l’accélérateur et celui où le véhicule prend de la vitesse,. Il pourrait alors se produire un effet de ciseaux entre des effets d’annonce puissants et la réalité des effets physiques de l’argent investi. C’est pourquoi j’ai demandé à l’état-major de faire des propositions pour que certains projets viennent rapidement combler les attentes des soldats. Mais il nous faudra aussi établir des priorités et ne pas promettre à nos hommes qu’ils auront tout, tout de suite. Les chefs militaires devront expliquer et assumer ces priorités. Ils devront dire que les changements se produiront dans un délai de cinq à dix ans, et en fonction de telle ou telle priorité.

Nous associerons nos partenaires – notamment la DGA et les industriels – à la gestion de cette temporalité, en veillant ensemble au respect des objectifs fixés. Nous nous sommes battus pour convaincre tout le monde qu’il était nécessaire et indispensable d’accélérer le programme Scorpion. 50 % des véhicules de la gamme Scorpion devraient avoir été livrés en 2025. Autant dire qu’il ne faut pas s’endormir et se réveiller en 2024 pour se rendre compte que nous ne sommes pas en mesure de répondre à la question posée ! Pour moi, le « jour d’après » démarre aujourd’hui.

Pendant cette période de transition, il nous faut également améliorer l’adaptation réactive de nos forces. Ce sont des boucles courtes. Il n’est pas normal que l’ennemi, en face de nous, puisse acquérir des matériels avec des boucles douze fois plus courtes que les nôtres.

M. le président. Ils ne passent pas de marché !

Général Jean-Pierre Bosser. Moi non plus quand je vais à la FNAC le samedi pour acheter un drone à quatre hélices comparable à ceux qu’utilisent nos ennemis. Si un particulier peut en acheter un aussi facilement, l’armée devrait pouvoir s’en doter de manière beaucoup plus rapide.

Avant de conclure, je voulais dire qu’il ne faut pas oublier la partie normative de la LPM. Je souhaite à ce sujet rendre hommage à notre directrice des affaires juridiques, Claire Legras, qui a nourri la réflexion dans ce domaine.

Je vous en donnerai quelques exemples. Dans le domaine opérationnel, la LPM devrait permettre aux forces armées de procéder à des opérations de relevés signalétiques (empreintes digitales, palmaires, reconnaissance faciale et iris) et à des prélèvements biologiques (sanguins, salivaires, génétiques) en OPEX sur des personnes pouvant présenter un danger pour les forces françaises ou la population. Autre exemple, le projet de LPM prévoit de rehausser de 30 à 60 jours le plafond de la durée annuelle d’activité que l’on peut accomplir au titre de la réserve opérationnelle, avec une possibilité de dérogation à 150 jours en cas de nécessité. En ce qui concerne les blessés, le projet de LPM rend éligible au congé de reconversion et au congé complémentaire de reconversion qui en découle, sans condition d’ancienneté de service, tout militaire blessé en service ou victime d’une affection survenue du fait ou à l’occasion de l’exercice de ses fonctions. Enfin, dernier exemple, le projet de LPM comporte une reconduction des dispositifs d’incitation au départ de l’institution militaire prévus par la précédente loi de programmation militaire. C’est essentiel, car pour nous adapter aux menaces et aux besoins, nous devons préserver un volume suffisant de départs à tous les grades et plus particulièrement pour les grades sommitaux.

Se mettre en ordre de bataille pour mettre en œuvre la loi de programmation militaire, c’est aussi, pour nos états-majors, faire preuve d’un certain état d’esprit et notamment d’une forte agilité intellectuelle – l’armée de terre, qui s’est d’ores et déjà profondément transformée au cours des années récentes, en a à revendre. La ministre insiste souvent sur la nécessité de bien utiliser la ressource, en alliant confiance et exigence : cela pourrait aussi passer par un accroissement de la responsabilité des chefs d’état-major d’armées.

Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les députés, pour conclure, l’armée de terre peut se montrer satisfaite d’un projet de loi de programmation militaire qui répond très largement à son attente. Disant cela, je fais preuve d’un optimisme non pas béat mais raisonnable, empreint de volonté, de responsabilité et de gravité au regard des actions que nos hommes mènent à la fois sur le territoire national et en opérations extérieures. C’est pour moi une responsabilité historique. Je ne pensais pas être le CEMAT de la FOT à 77 000 hommes et de la remontée en puissance. Je construirai l’armée non pas de nos rêves mais, je l’espère, de nos besoins. Nous sommes prêts à relever le défi.

M. Jean-Marie Fiévet. Le renouvellement des capacités opérationnelles est devenu impératif. Au-delà des efforts consentis en matière de ressources humaines, l’augmentation des dépenses va principalement bénéficier aux équipements, ce qui semble indispensable. Pour l’armée de terre, nous attendons les programmes Griffon et Jaguar qui vont remplacer 50 % des blindés médians. Une attention particulière sera aussi apportée aux petits équipements, tels que le gilet pare-balles, le treillis, les armes de poing et d’épaule. Quelles sont vos dernières priorités dans le domaine des véhicules blindés ? Quels sont les matériels dont vous manquez le plus actuellement ?

Mme Patricia Mirallès. Le moral des troupes relève de vos attributions, conformément aux dispositions de l’article R. 3121-25 du code de la défense. Le plan famille, que la LPM abonde de 200 millions d’euros supplémentaires en 2019, prévoit d’amplifier le soutien moral aux soldats, avant et après leurs missions opérationnelles, et de diversifier l’offre par de nouveaux outils d’aide à la gestion de l’absence. Comment entendez-vous mettre en œuvre cette amplification ? L’armée de terre a-t-elle des besoins spécifiques en la matière ?

M. Jean-Christophe Lagarde. Cette stratégie de remontée en puissance est très positive. Le « jour d’après », c’est d’abord garantir le respect des engagements qui seront pris, dans un combat contre Bercy qui nécessitera la vigilance de tous.

Les troupes sont de plus en plus confrontées sur les théâtres d’opérations à des équipements de toutes sortes, ceux qu’on peut acheter à la FNAC, comme vous l’évoquiez, mais aussi d’autres qui, avec la dislocation de certains États, se disséminent un peu partout. Je pense notamment aux armes chimiques et bactériologiques. Je n’ai pas l’impression que l’accent soit suffisamment mis sur ce point. Or les forces d’intervention risquent d’avoir besoin d’y parer : ne soyons pas pris au dépourvu.

M. Thibault Bazin. Une des questions préalables à la discussion de cette LPM est de savoir comment le monde va évoluer. Quelle sera la menace à horizon 2025 ? Comment nos alliés vont-ils évoluer ? Sur quelles hypothèses s’appuie-t-on pour dire que les moyens prévus dans la LPM sont en adéquation avec notre ambition ? En restera-t-on à trois OPEX simultanées, comme le mentionne le rapport annexé, avec des alliés aussi présents qu’aujourd’hui ? L’ambition est-elle adaptée à une menace évolutive ? La remontée en puissance de notre armée ne devrait-elle pas être plus rapide ?

M. Joaquim Pueyo. Si la trajectoire de la LPM va dans le bon sens, la vraie question sera celle de son exécution. Nous présenterons d’ailleurs la semaine prochaine un rapport sur l’exécution de la LPM en vigueur, dont nous dresserons un bilan plutôt positif.

En quoi la future LPM fidélisera-t-elle davantage vos hommes que les dispositions actuelles ? En quoi facilitera-t-elle la reconversion de nos soldats ? Pourriez-vous nous en dire plus du chapitre consacré aux rémunérations dans le rapport annexé à la LPM ?

M. le président. Nous recevrons la directrice des ressources humaines du ministère, qui pourra répondre à des questions aussi précises.

Général Jean-Pierre Bosser. S’agissant de l’amélioration de la capacité opérationnelle, les équipements dont nous disposions il y a quarante ans répondaient à des cahiers des charges inférieurs, compte tenu de la capacité de nos ingénieurs d’aujourd’hui à concevoir des matériels plus autonomes, mieux protégés et plus performants en matière de tir. À moyens budgétaires équivalents, un Griffon est bien supérieur à un VAB Ultima reconstruit ! Le modèle économique retenu ne fait donc pas débat. Nos soldats méritent d’être mieux protégés et d’avoir des armes plus performantes pour remplir leurs missions. Nous avons précisément les moyens d’améliorer cette capacité opérationnelle sans que cela nécessite pour autant de hausse budgétaire pour l’instant. La question était de savoir quel serait le rythme de renouvellement de ces matériels. L’accélération de ce rythme était pour moi aussi importante que le remplacement – acquis sur le principe – du segment médian, le plus fragile. Il s’agit donc d’acter un nouveau modèle économique qui vise davantage à moderniser qu’à régénérer et à accélérer le rythme si possible.

En matière d’équipement, nous disposons aujourd’hui de plusieurs gammes de matériels. Globalement, le haut du spectre, assuré par le char Leclerc et le VBCI (véhicule blindé de combat de l’infanterie), ne pose pas de problème, si ce n’est celui de la modernisation de la tourelle et des systèmes de tir. Le niveau médian – avec notamment le VAB et l’AMX-10 RC– pose, lui, un problème majeur. C’est donc sur ce niveau médian, le plus engagé en opérations, que l’effort va être porté dans l’armée de terre.

Vous m’avez posé une question sur le moral. Il est vrai, Madame la députée, que le moral est de la responsabilité réglementaire du chef d’état-major de l’armée de terre. Chaque année, j’établis le rapport sur le moral de l’armée de terre. Ce rapport sur le moral est d’autant plus intéressant qu’il est le fruit de l’exploitation de plus de 150 rapports provenant de toutes les unités : je radiographie tous les régiments de l’armée de terre. Comme ce rapport est en cours de rédaction, je n’ai pas encore communiqué officiellement sur la manière dont l’armée de terre percevait son moral. Je peux néanmoins vous dévoiler quelques tendances majeures. L’année dernière, le rapport sur le moral était plutôt bon, du fait de la redynamisation de la FOT qui passait de 66 000 à 77 000 hommes. Cette année, il est plutôt bon aussi et à la hausse – car les annonces de la loi de programmation militaire peuvent contribuer à améliorer le moral de nos soldats – mais avec des réserves, parce que nos hommes attendent maintenant les effets physiques de cette loi. Par exemple, j’étais ce matin à Lille au commandement des forces terrestres. Lorsque j’ai interrogé des soldats sur leur perception du plan famille annoncé à l’automne 2017, ils m’ont répondu qu’ils n’en percevaient pas encore les effets à ce stade. Mais qui pouvait penser qu’on arriverait à mettre à exécution ce plan en quelques semaines ? Il faut donc être très attentif à notre communication autour de ces projets car nous allons forcément créer de l’attente. Or, sans explication sur le cadre espace-temps et les temps de latence dont je vous ai parlé, il y aura des déceptions ; nous nous sommes attelés à expliquer cela à nos régiments.

Le rapport sur le moral comprendra un volet important concernant les familles. Cela va d’ailleurs dans le sens de la question qui m’a été posée sur le recrutement, la fidélisation et la reconversion. La ministre a très bien résumé la situation par la formule : « on recrute un soldat, on fidélise une famille ». Le plan famille a, lui aussi, créé une forte attente. Il vise bien, lui aussi, à remonter le moral de nos troupes. J’en profite pour souligner, à propos du moral, que quand nos soldats rentrent d’opération, ils passent par un sas, ce qui leur permet de basculer de théâtres d’opérations parfois assez durs à la vie normale avec leur famille.

Vous m’avez posé une question sur la défense contre les armes chimiques et bactériologiques. Durant la guerre froide, faire face à la menace nucléaire, radiologique, biologique et chimique (NRBC) était un savoir-faire régulièrement entretenu. Je pense que nous avons les outils nécessaires pour faire face à ce type de menaces. Par exemple, s’agissant du territoire national, nous sommes parmi les pays les plus performants au monde en matière de détection d’agents chimiques. Nous avons une base de données, détenue à la fois par les sapeurs-pompiers de Paris et par les unités d’instruction et d’intervention de la sécurité civile (UIISC), permettant de détecter rapidement des agents et d’établir un diagnostic efficace. Encore faut-il nous préparer et organiser notre réponse en cas de risque pou de menace NRBC. Ma priorité n’est donc pas tant de renforcer nos équipements que d’organiser des exercices adaptés sur cette thématique. C’est tout l’objet de Sentinelle nouvelle génération. Lors de mon audition devant vous en octobre dernier, je vous avais expliqué l’articulation du nouveau dispositif en trois échelons : le premier composé d’hommes déployés de façon permanente sur des sites jugés sensibles, le deuxième davantage dédié à l’anticipation autour de ce que j’avais appelé les « scénarii potentiels de crise », et enfin le troisième composé d’une réserve stratégique.. Il est vrai qu’on communique assez peu sur le NRBC, menace jugée par certains anxiogène pour la population. Or j’ai le sentiment que les Français attendent la meilleure protection possible et que si on leur explique qu’on se prépare à certains scénarios, ils seront plutôt rassurés qu’anxieux.

M. Jean-Christophe Lagarde. S’entraîner est rassurant. C’est être pris au dépourvu qui est anxiogène.

Général Jean-Pierre Bosser. En effet, et je préfère être battu par « l’ennemi » du fait d’un contournement – je sais que la protection à 100 % n’existe pas – que d’être pris en flagrant délit d’impréparation.

En ce qui concerne l’avenir et les alliés, il est difficile de prédire les surprises de l’histoire, et donc j’ignore comment se présentera la menace, demain, en centre-Europe. Vous avez vu ce qui se passe en Ukraine et qu’on déploie des dispositifs dans les pays baltes – en Estonie l’an dernier avec nos camarades britanniques et en Lituanie depuis un mois avec les Allemands. Qu’il y ait aujourd’hui adéquation entre les moyens et l’ambition au travers des contrats opérationnels ne signifie pas qu’il en ira ainsi dans six mois ou un an. Tout dépendra de l’évolution de la situation militaire et stratégique en Europe. Les contrats me paraissent soutenables au sens où demain, on pourrait refaire une opération comme Serval avec les moyens qui nous sont alloués dans la loi de programmation militaire.

En matière de rémunérations, nos soldats ont une forte attente car les grilles indiciaires sont très écrasées pour les militaires du rang. La nouvelle politique de rémunération des militaires traduit la volonté d’espacer davantage ces lignes indiciaires. La directrice des ressources humaines du ministère, Anne‑Sophie Avé, pourra vous en dire plus si vous le souhaitez.

M. Philippe Chalumeau. La revue stratégique appelle à renforcer la fonction de prévention et à lui rendre toute son importance concernant les bases opérationnelles avancées, ou les pôles opérationnels de coopération. Le rapport annexé à la LPM précise que les effectifs seront également renforcés et les infrastructures d’accueil, rénovées. Quels types d’infrastructures peuvent être concernés ? Quelles sont les grandes évolutions de cette fonction de prévention et les grands enjeux qui en découlent ?

M. Xavier Batut. Moderniser nos capacités opérationnelles implique aussi de réorganiser les services. Je pense notamment aux outils numériques. Comment l’armée de terre organise-t-elle ce tournant ? Ces nouvelles technologies vous permettent-elles des gains de temps et donc un redéploiement de personnel dans votre organisation ?

M. Stéphane Demilly. Je vous remercie, Mon général, pour ces échanges sur un texte aussi stratégique que la LPM. L’équation est difficile à résoudre puisqu’il s’agit d’assurer la sécurité des Français pour les années à venir, et donc de doter nos armées de la meilleure façon possible, tout en faisant face à des contraintes budgétaires particulièrement lourdes. Une équation résumée par le président de la République lors de ses vœux aux armées le 19 janvier dernier quand il disait : « chaque dépense sera évaluée à l’aune de son utilité ». La trajectoire fixée, si elle est tenue, d’un budget des armées atteignant les 2 % du PIB en 2025, va bien sûr dans le bon sens. Cette LPM érige en priorité le quotidien du soldat et la modernisation d’équipements à bout de souffle mais on peut aussi soulever la question des investissements technologiques d’avenir pour lesquels la France ne peut être absente. Je pense en particulier aux drones que vous n’avez pas évoqués dans votre quatrième boîte. Pouvez‑vous nous livrer votre vision de la recherche militaire ? Si j’osais être un peu provocateur, je vous demanderais si cette LPM n’est pas aussi une loi de rattrapage en ce domaine.

Mme Carole Bureau-Bonnard. Dans le cadre de la modernisation des armées, je souhaite avoir votre avis sur l’optimisation des fonctions de soutien des femmes et hommes en opération mais aussi des actions des armées par le ministère ? Quelles sont les attentes et les besoins de vos hommes ? Vous avez fait allusion aux téléphones portables, pour permettre aux soldats de communiquer avec leur famille. Faut-il aussi développer des compétences spécifiques sur le terrain eu égard à ces relations numériques modernes ?

M. Bastien Lachaud. La LPM 2008-2013 a planifié la mise en place des bases de défense dans le but de réduire les effectifs en les mutualisant. La FNTE-CGT s’inquiète depuis qu’une carte prévoyant la baisse du nombre de bases de défense de 51 à 38 lui a été présentée en réunion de travail. Monsieur le chef d’état-major, confirmez-vous ce projet ? Si oui, comment se traduirait-il sur le terrain, compte tenu de votre volonté de remontée en puissance ?

D’autre part, d’après mes informations, certains matériaux voire certains éléments du programme Scorpion ne sont pas encore qualifiés par la DGA. Pourriez-vous nous en dire plus sur le calendrier de qualification de ces matériaux ? Suit-il le même tempo que celui de l’accélération prévue par la LPM ?

M. Claude de Ganay. La remontée en puissance de la force opérationnelle terrestre qui a été décidée par le précédent gouvernement ne s’est pas accompagnée des crédits de soutien correspondants. Certains régiments refusent donc de nouvelles recrues, faute d’hébergements suffisants. Par ailleurs, certains militaires, partant en OPEX, échangent leur matériel, voire leur équipement. La LPM va-t-elle pouvoir combler ces besoins ? Dans quelle boîte trouverez-vous les crédits nécessaires et dans quel délai ?

M. le président. Je vous rappelle que nous auditionnerons le DGA jeudi matin.

Général Jean-Pierre Bosser. L’idée de renforcer le binôme prévention-intervention est celle du CEMA. Il s’agit d’améliorer les capacités des forces de souveraineté et de présence pour pouvoir agir plus rapidement et plus efficacement dans certaines régions du monde, et pour pouvoir rejouer des opérations telles que Serval. Je préfère donc laisser le CEMA vous répondre plus précisément sur ce point.

En matière d’accès à l’information, l’armée de terre a un problème de fond. Traditionnellement dans notre organisation, l’information circule verticalement et passe par les chefs. Or, aujourd’hui dans notre société, n’importe qui a accès à l’information directement et horizontalement sur son téléphone portable, via les sites d’information ou les réseaux sociaux. Qu’on soit militaire du rang, caporal, adjudant, capitaine ou colonel, on a accès à l’information de la même façon et au même moment. Il y a deux manières de résoudre le problème. La première consiste à développer le réseau de travail dont nous disposons, l’Intradef, qui n’est que très peu accessible pour une grande partie de l’armée de terre. En effet, nous avons très peu de postes informatiques. Si vous visitez un régiment, vous voyez que ceux qui disposent d’un poste informatique relié à Intradef sont le chef de corps, le bureau opération-instruction (BOI), les capitaines et parfois les chefs de section – mais pas les niveaux inférieurs qui regroupent 70 % de la base de l’armée de terre. La première solution serait donc de développer ce dispositif du haut vers le bas. La seconde, que va choisir l’armée de terre, consiste à complètement changer de dispositif et à passer par un support et des applications pour informer directement nos soldats via Internet.

Nous allons créer prochainement un nouveau pilier au sein de l’état‑major : un pilier « Numérisation ». Nous y inclurons de nouveaux systèmes dont l’un concernera le recrutement. Nous entendons développer le recrutement à partir de supports portables de manière à établir un lien direct entre le jeune qui souhaite intégrer l’armée de terre, et son recruteur, alors qu’il lui faut aujourd’hui prendre rendez-vous – première de plusieurs étapes qui rappellent celles de l’ancien service national, un processus qui nous laisse penser que nous souffrons d’une très grande perte de ressource : nous ne parvenons pas à capter suffisamment l’attention des jeunes désireux d’intégrer l’armée et nous disposons à cet égard de chiffres assez éloquents.

Dans le même ordre d’idées, en quoi les outils informatiques pourraient-ils faciliter l’accès de nos familles à certains interlocuteurs ? Le service du commissariat des armées (SCA) est en train de développer un portail destiné à faciliter l’arrivée de nos familles dans les garnisons lors d’une mutation. Néanmoins, les systèmes informatiques ne feront pas tout : quand on arrive quelque part, il est toujours préférable de rencontrer une personne qui vous écoute, répond à vos questions et soit susceptible de vous orienter plutôt que sur un répondeur ou un site Internet. Nous avons dit à la ministre des Armées que nous souhaitions que le plan famille soit incarné sur le terrain et nous comptons par conséquent sur les commandements des bases de défense, sur les responsables de garnison, sur les chefs des bureaux logement…

On m’a par ailleurs interrogé sur les drones. L’armée de terre en dispose de trois familles : d’abord les drones tactiques – actuellement le système de drone tactique intérimaire (SDTI) et, demain, le Patroller ; puis les drones utilisés au niveau de la compagnie ; enfin les mini-drones ou les nano-drones, que nous souhaitons développer. Les drones font plutôt partie, selon moi, de la boîte « Innovations » : si le successeur du SDTI est annoncé – je viens d’évoquer le Patroller –, celui du drone de reconnaissance au contact (DRAC) l’est lui aussi. En revanche, pour ce qui est de la famille des petits drones, nous accusons un certain retard. Ainsi, dans le cadre de l’opération Barkhane, nous nous efforçons de doter nos unités élémentaires d’un petit appareil. En outre, les forces spéciales, au profit desquelles la boîte « Innovations » a été très souvent sollicitée, ne seront pas les seules à bénéficier de l’effort concernant les drones, ce sera également le cas des forces conventionnelles : avoir un drone à l’avant d’un convoi logistique est tout de même une bonne idée.

Vous m’avez ensuite demandé si le projet d’élargissement des bases de défense était susceptible de perturber le devenir de nos personnels civils. Il ne faut pas avoir de craintes à ce sujet : il n’y a pas de relation de cause à effet entre une éventuelle évolution de la cartographie des bases de défense, qui vise en fait à en réduire le nombre, c’est-à-dire à avoir des chefs portant la double casquette de chef d’unité et de chef de base de défense, et le risque que pourraient courir certains personnels civils en matière d’affectation géographique. Seule ici est concernée l’architecture, l’organisation des travaux. Je le répète, je n’ai aucun retour faisant part de craintes. Reste qu’à la question de savoir s’il existe un projet de transformation de l’organisation territoriale du soutien, la réponse est affirmative, avec un objectif double : il s’agit d’une part de rendre notre organisation territoriale plus cohérente et plus lisible, d’autre part de mieux reconnaître le rôle et les responsabilités des commandants de formations opérationnelles dans le soutien.

En ce qui concerne la qualification d’éléments du programme Scorpion par la DGA, il s’agit de marcher du même pas pour atteindre des objectifs communs. Nous avons ainsi imaginé, avec le DGA, œuvrer en commun pour réaliser une revue de programme par industriel afin de connaître, pour quelques objets clefs, les raisons pour lesquelles on a pu accumuler des retards et afin de ne pas reproduire le mécanisme qui y a conduit. L’idée générale est de tirer des enseignements utiles pour ne pas gêner la remontée en puissance envisagée. Nous nous sommes d’ailleurs réunis récemment pour en discuter, mais je ne suis pas en mesure de vous indiquer quels objets sont concernés car nous ne les avons pas encore validés, et je ne veux pas citer d’industriel a priori. Je souhaite en tout état de cause que pour chaque famille d’industrie, nous déterminions un objet dont nous examinerons les délais de production depuis le moment de sa conception.

J’en viens aux équipements de protection. Les gilets pare-balles étaient autrefois gérés en pool parce que nous n’en avions pas suffisamment pour équiper la totalité de l’armée de terre. J’ai souhaité que ces gilets fassent désormais partie du paquetage, c’est-à-dire que chaque soldat en soit doté individuellement. De la même façon qu’on a ses chaussures de marche et son treillis, on devra par conséquent avoir son gilet, réglé à sa taille, et qu’on gardera pendant toute sa carrière, le modulant à sa guise. Voilà qui s’inscrit dans le projet de placer la LPM à hauteur d’homme.

Je pense avoir répondu à l’ensemble des questions.

M. Claude de Ganay. Je vous avais interrogé sur l’hébergement, certaines recrues disant manquer de place.

Général Jean-Pierre Bosser. Je n’ai pas de souci de ce genre. Il est vrai que dans l’augmentation de format de la FOT de 11 000 hommes, nous avons parfois atteint la limite de ce que nous pouvions faire en termes d’hébergement. Mais il ne vous aura pas échappé que l’armée de terre n’est pas demandeuse d’effectifs dans la perspective de la prochaine LPM : elle a en effet atteint son seuil critique en matière de recrutement, de formation initiale, de formation de spécialité et d’hébergement. Je suis très vigilant en la matière. Un député m’a interrogé sur la fidélisation : il est vrai que quand on vient de chez soi où l’on est seul dans sa chambre ou éventuellement avec son frère, et qu’on retrouve dans une chambre à six ou à douze, c’est un véritable choc culturel. J’ai entendu, il y a plus de trente ans, des engagés considérer qu’ils étaient mieux au régiment qu’à la maison ; je ne suis pas certain que ce soit toujours le cas et mon objectif est qu’aujourd’hui on soit au moins aussi bien au quartier qu’à la maison.

Souvenez-vous ce qu’a déclaré la ministre à propos du wifi : c’est comme l’eau courante il y a quelques années. C’est une réalité ; le gars arrive au fin fond du…

M. le président. Attention au lieu que vous allez désigner. (Sourires.)

Général Jean-Pierre Bosser. Je réfléchis donc… Je vise au centre en choisissant le camp de Caylus. J’ai rencontré le maire qui m’a appris qu’il avait fait beaucoup pour attirer du monde dans sa commune. Des familles sont arrivées et, au bout d’un ou deux ans, faute d’un accès à Internet de qualité suffisante, elles ont déménagé. Quand un militaire du rang arrive à Caylus aujourd’hui, s’il n’a pas le wifi, c’est un changement majeur dans sa vie de tous les jours.

Aussi l’hébergement recouvre-t-il de nombreux aspects. Il n’en faut pas moins demeurer raisonnable et s’en tenir au principe que j’ai énoncé tout à l’heure : l’armée de nos besoins et pas l’armée de nos rêves.

M. Fabien Lainé. Après deux LPM marquées par une profonde déflation, votre optimisme résolu, concernant les moyens consentis à l’armée de terre par la prochaine LPM, fait plaisir à entendre.

Les capacités de manœuvre interarmes sont au cœur de l’autonomie stratégique. En ce qui concerne l’Europe de l’Est, le matériel à disposition ou celui prévu vous paraît-il suffisant, en matière de franchissement – je pense en particulier aux ponts flottants –, pour assurer la souplesse de manœuvre nécessaire, dans ce secteur, à nos groupements tactiques interarmes de type Scorpion ?

Mme Séverine Gipson. Comme vous venez de l’indiquer, général, la loi de programmation militaire pour 2019-2025 contribue enfin au rapprochement entre les besoins et les ressources. C’est un changement historique car après toutes ces années difficiles, la satisfaction de certains besoins a dû être reportée voire oubliée – je pense aux infrastructures qui accueillent le matériel. Pouvez-vous détailler quels sont vos besoins en la matière ?

M. Yannick Favennec Becot. La LPM, on l’a déjà dit, prévoit l’amélioration du quotidien des militaires : 530 millions d’euros sont ainsi débloqués au profit des familles. C’est bon pour le moral de nos soldats. Mais au fait, Mon général, quels sont les paramètres qui vous permettent d’affirmer que telle ou telle mesure est bonne ou non pour le moral de nos soldats ?

Mme Frédérique Lardet. Général, le budget des études amont, dans le cadre de la prochaine LPM, va connaître une progression significative puisqu’il atteindra un milliard d’euros. Au demeurant, les précédentes LPM avaient laissé une place congrue aux études amont consacrées au domaine terrestre. Pouvez-vous dès lors nous préciser vos attentes et quels sont les axes dont vous souhaitez qu’ils deviennent prioritaires en matière d’innovations de rupture ?

Mme Nicole Trisse. Général, l’article 16 de la future LPM prévoit la mise en place de deux expérimentations visant à instaurer deux procédures de recrutement dérogatoire, du1er janvier 2019 au 31 décembre 2022. Parmi ces mesures figure notamment le recrutement d’agents contractuels pour une durée ne pouvant excéder trois ans, concernant des emplois spécialisés dans des secteurs comme le renseignement, le génie civil... Quel est votre point de vue sur l’augmentation du nombre de contractuels ?

M. Jean-Michel Jacques. Je me réjouis, Mon général, que la prochaine LPM soit centrée sur l’homme. Je reviens sur l’acquisition d’équipements comme le gilet pare-balles, dont l’emploi est géré actuellement par pool pour des raisons avant tout budgétaires. Le fait qu’on octroie un gilet à chaque combattant changera beaucoup de choses. Vous souligniez la nécessité que cette acquisition soit assez rapide, ne serait-ce que d’un point de vue symbolique. Quelles sont vos pistes pour y parvenir ?

Au passage, ce serait une erreur, Mon général, d’héberger les engagés dans des chambres individuelles : les chambrées de douze, c’est tout de même sympathique.

Général Jean-Pierre Bosser. Au cours de la formation initiale, c’est en effet bon d’être en groupe ; mais quand on compte huit ans de service, on aspire à un peu plus d’espace personnel. Et c’est plus à partir du grade de caporal-chef que de celui de première classe que l’on peut s’attendre à disposer d’une chambre individuelle.

En ce qui concerne les capacités interarmes liées à l’engagement dans le nord de l’Europe, nous sommes ici confrontés à un nouveau théâtre d’engagement. Les forces en présence sont plutôt de type régulières, préparées pour la haute intensité, et c’est pourquoi nous y avons déployé avec les Britanniques en Estonie des chars Leclerc et des véhicules blindés de combat d’infanterie (VBCI). Avec mon homologue allemand Jörg Vollmer, nous sommes convenus de modifier légèrement l’architecture de nos forces et donc de déployer, à titre expérimental, un détachement de chasseurs alpins. Les VBCI ont été mis au hangar et les chasseurs alpins en question circulent à bord de véhicules à haute mobilité (VHM). En effet, en Lituanie plus encore qu’en Estonie, les conditions de mobilité sont très réduites du fait de la géographie – il y a une coupure humide, autrement dit un fleuve, tous les dix kilomètres, ce qui nécessite des moyens de franchissement – et du fait de l’hiver – l’importante épaisseur de la neige nécessitant l’utilisation de moyens particuliers. Pour ce qui est en particulier des capacités de franchissement, nos pays comptaient l’un sur l’autre ; seulement, les restrictions capacitaires ont affecté les mêmes secteurs de chaque armée, si bien que les armées britanniques, allemande et française sont toutes trois fragiles en matière de franchissement et aucune ne peut vraiment aider l’autre. Le système de franchissement léger (SYFRAL) fait par conséquent partie des objectifs de remontée en puissance de l’armée de terre. Nous avions un peu perdu de vue cette particularité du centre-Europe puisque, depuis vingt ans, nous faisons la guerre plutôt en Afrique subsaharienne où le franchissement n’est pas un facteur déterminant. J’attends donc avec intérêt le retour d’expérience de nos chasseurs alpins concernant la mobilité, l’équipement pour les grands froids et les systèmes de vision nocturne puisqu’il fait plus souvent nuit que jour dans ces pays à cette saison. Cet espace est très intéressant pour nous.

J’en viens aux infrastructures, pour nous une « zone de risque » dans le cadre de la LPM. Il faut savoir de quoi l’on parle et où se trouvent les moyens. Je rappelle que le chef d’état-major des armées a perdu les leviers de commande de l’infrastructure puisqu’elle est désormais entièrement du ressort du service d’infrastructure de la défense (SID). L’infrastructure compte quatre familles : celle concernant la vie courante des soldats – leurs chambres, plus généralement les locaux dans lesquels ils vivent, étant entendu que le retour au régiment est de plus en plus important – ; celle qui concerne le caractère opérationnel – on pense aux champs de tir, aux camps d’entraînement – ; celle que je qualifierai de capacitaire – comme, par exemple, les infrastructures destinées à abriter les engins du programme Scorpion ou le NH90, ou  pour les autres armées de la base aérienne ou du quai qui accueille un bâtiment – ; enfin l’infrastructure liée au patrimoine, aux musées, en particulier, qui, pour l’armée de terre, revêtent un intérêt certain. Nous allons devoir gérer ces quatre familles en tenant compte, à périmètre équivalent, de la forte pression exercée sur l’armée de terre par les autres armées dans le domaine de l’infrastructure capacitaire : on pense à l’entretien des bases aériennes impliquées dans la dissuasion ou aux quais des sous-marins du programme Barracuda. Je reste donc vigilant.

M. le président. Mais ce périmètre équivalent n’est pas budgétaire, en l’occurrence…

Général Jean-Pierre Bosser. Non, c’est vrai.

Je pensais partir serein de cette audition mais une de vos questions me turlupine, celle, qu’on me pose pour la première fois, concernant les paramètres permettant d’évaluer le moral des soldats. J’interrogerai à ce sujet le prochain candidat à l’École de guerre… Plus sérieusement, il y a plusieurs dimensions dans l’évaluation du moral que je peux faire. La première a trait à mon expérience personnelle. Le chef d’état-major de l’armée de terre a la particularité d’avoir été lieutenant et capitaine. Voilà quarante ans que je travaille avec des soldats professionnels ; je les connais ; je connais leurs enfants et, pour certains, leurs petits-enfants. Et j’entretiens toujours des relations avec eux : grâce à internet, je reçois régulièrement un message de l’un des parachutistes de ma section avec lesquels j’ai passé trois ans. Je pense ainsi avoir une certaine légitimité, compte tenu de mon expérience, des postes de responsabilité que j’ai occupés, pour savoir ce qui est bon ou non pour nos soldats, en tout cas pour ce qui est de l’efficacité opérationnelle de l’armée de terre.

Deuxième dimension, celle de la collégialité : je suis entouré d’un comité stratégique, d’un inspecteur de l’armée de terre qui, l’année dernière, a effectué 90 visites dans des formations de l’armée de terre et qui, pendant chaque visite, qui dure trois jours, passe le régiment au peigne fin : table ronde avec toutes les catégories de personnels, entretien avec le chef de corps, avec les représentants syndicaux etc. Ces 90 procès-verbaux nous renseignent sur la réalité de l’armée de terre. Troisième dimension, celle de la concertation : je réunis le conseil de la fonction militaire de l’armée de terre (CFMT) et demande à ses membres de me parler ouvertement. Par exemple quand ils ont voulu savoir ce que je pensais des associations professionnelles nationales de militaires (APNM), je leur ai répondu que ce qui intéressait le ministre, ce n’était pas l’avis du général Bosser mais le leur ; lors de la réunion suivante, ils m’ont indiqué ne pas avoir d’appétence pour les APNM. J’ai donc transmis ce manque d’intérêt pour les APNM à Jean-Yves Le Drian.

Voilà ma réponse à une question fondamentale. J’ai cinquante-huit ans, mes soldats en ont vingt, à savoir l’âge de mes enfants… Cette question est centrale dans l’exercice du commandement.

M. Yannick Favennec Becot. En fait, donc, il n’y a pas de paramètres objectifs, seulement des critères subjectifs…

Général Jean-Pierre Bosser. Je vous donnerai ces paramètres objectifs car je ne les ai pas tous en tête et je vous communiquerai un rapport d’inspection qui vous en donnera une vision très claire. Ensuite, bien sûr, la part de subjectivité dans la mesure du moral des soldats est évidente mais bien moins importante que vous n’imaginez.

La question des recrutements dérogatoires, si elle n’est pas une colle, relève des compétences de la direction des ressources humaines du ministère des Armées. Je n’ai en tout cas, pour ma part, pas du tout été moteur dans cette demande. Disposer de contractuels, civils comme militaires, permet une grande souplesse de gestion. Ainsi, si un gros effort est nécessaire demain dans tel domaine, on peut recruter des contractuels puis les libérer, ce qui permet d’éviter le recrutement de garçons ou de filles pour trente ou quarante ans au prix, à terme, de distorsions entre les besoins et leurs compétences.

J’en viens à la question des gilets et de l’acquisition des matériels. Je vais vous donner un exemple très précis : la tenue de sport de l’armée de terre a plus de vingt ans. Je dis souvent en plaisantant que quand, au cross, on a fini l’échauffement, pour enlever le pantalon, il faut enlever les chaussures, alors qu’aujourd’hui la plupart des pantalons de survêtement ont une fermeture éclair permettant d’enlever le pantalon sans enlever ses chaussures, ce qui est d’autant plus intéressant qu’en général les zones de départs de cross, dans l’armée de terre, sont près des zones d’échauffement, y compris l’hiver.

Tout cela pour vous dire que notre tenue de sport est entièrement décalée par rapport aux standards civils. Tous les équipements sportifs actuels sont à l’opposé des nôtres, qu’il s’agisse de la matière ou de la coupe. En effet, 90 % des jeunes Français font aujourd’hui du sport avec des shorts arrivant à mi-cuisses. L’armée de terre est la seule à avoir des shorts que je ne qualifierai pas et qui de surcroît ne conviennent absolument pas aux filles puisqu’ils sont fendus presque jusqu’à la hanche. Aussi les filles portent-elles des tenues différentes de celles des garçons, ce qui n’est pas une bonne chose. J’ai depuis un an saisi l’état-major du sujet et déclaré il y a quinze jours que si, demain, la ministre annonçait nous donner 11 millions d’euros, tout serait prêt pour doter l’armée de terre d’une nouvelle tenue de sport : tous les travaux ont été réalisés, tous les chiffrages, tout est homologué, le commissariat aux armées est prêt à passer la commande. J’ai d’autres sujets de cette nature qui permettront, si on le décide, d’occuper le terrain pendant les temps de latence que j’évoquais tout à l’heure.

Je précise à toutes fins utiles que la tenue de sport n’est pas un sujet de petite importance : il s’agit d’une tenue de préparation opérationnelle – le sport fait partie de l’entraînement du soldat – et, ceux qui sont allés en opération le savent, quand vous quittez votre treillis à Tessalit ou à Gao, vous ne vous mettez pas en jeans et baskets mais en tenue de sport. Or, avec une somme assez modeste rapportée à l’augmentation du budget de la défense de 1,7 milliard d’euros par an, on est capable d’équiper toute l’armée de terre avec une nouvelle tenue de sport très rapidement.

M. Loïc Kervran. Je voulais revenir sur la question fondamentale des achats. Nous assistons sans doute à un changement de modèle. Nous comprenons qu’il soit nécessaire d’aller plus vite, mais aussi de faire en sorte que l’expression du besoin soit plus directe – de l’utilisateur final vers l’industriel qui va produire. Considérez-vous qu’une partie du processus d’achat doit revenir aux états-majors plutôt qu’à la direction générale de l’armement (DGA) ? Si oui, dans quelle proportion et sur quels types de matériels ?

Vous avez évoqué les difficultés rencontrées par le renseignement tactique de théâtre – avec des départs de personnels vers d’autres services – et le fait que ce type de renseignement était un peu oublié : quels efforts concrets vont être réalisés pour y remédier ?

Mme Françoise Dumas. Vous l’avez dit, général, certains facteurs pèsent sur le moral ou le niveau de fidélisation de nos soldats et jouent un rôle déterminant dans le renouvellement de leur contrat, même si leur mobilisation et leur motivation pour partir en OPEX restent très élevées. J’ai d’ailleurs pu mesurer le courage et la rigueur dont vous avez parlé et tiens à le souligner. Comment seront fléchées vos priorités afin d’améliorer les conditions de vie quotidiennes de nos soldats sur les théâtres d’opérations et d’élargir leurs missions ? Dans le cadre de l’opération Barkhane par exemple, à partir du moment où ils sont déchargés de certaines tâches, nos soldats pourraient participer à l’aide au développement ou à d’autres projets. Quelles suites pensez-vous donner à leur rythme de travail à l’issue de ces périodes particulières, notamment dans le cadre de Sentinelle ?

M. Jacques Marilossian. Je vous remercie pour cette présentation. Comme vous l’avez dit, la LPM porte beaucoup d’attentes. La composante terrestre de l’armée se voit activement soutenue en termes de renouvellement et de modernisation. La LPM met l’accent sur la réparation de l’existant – notamment les infrastructures d’hébergement et de fonctionnement, mais aussi d’entraînement des trois forces armées : on pourrait y consacrer onze milliards d’euros sur la période 2019-2025.

Pour l’armée de terre, avec ma collègue Séverine Gipson, nous sommes préoccupés par deux éléments : la modernisation des infrastructures d’entraînement, mais aussi la protection des infrastructures qui hébergent nos militaires. Le 10 août 2017, six militaires du 35e régiment d’infanterie de Belfort, affectés à l’opération Sentinelle, ont ainsi été blessés en sortant de leur structure d’hébergement à Levallois‑Perret.

Si, dans un premier temps, la LPM permet une remise aux normes des infrastructures, dans quelle mesure permettra-t-elle également d’améliorer la protection et la sécurité des militaires en mission sur le territoire national ? Quels moyens d’entraînement mettrez-vous par ailleurs à leur disposition ?

Mme Sereine Mauborgne. Je reviendrai sur l’entretien programmé des matériels. Vous avez parlé des véhicules de l’armée de terre. Cet entretien programmé n’est-il pas parfois un frein à la disponibilité des matériels, notamment aériens ? Les ralentissements que l’on observe dans la disponibilité opérationnelle des aéronefs sont parfois liés au rythme prédéterminé de l’entretien programmé, qui tend à s’espacer plutôt qu’à se rapprocher. Sa mise en place dans l’armée de terre ne crée-t-elle pas un risque d’affaiblissement de la disponibilité opérationnelle ?

Les modifications législatives évoquées vont-elles améliorer les modalités de contractualisation avec les industriels, notamment en matière de soutien aux exportations (SOUTEX) et de maintien en condition opérationnelle (MCO) ? Serez-vous mieux armés dans la négociation avec les industriels ? En effet, le combat n’est pas toujours égal entre ces derniers – disposant de services juridiques très puissants – et le ministère, qui sous-estime parfois les enjeux de la contractualisation.

Mme Pascale Fontenel-Personne. Vous avez qualifié la LPM de « loi à hauteur d’homme ». Je reviendrai donc sur cette expression. Ce projet de loi vise à améliorer le quotidien du soldat et à moderniser un équipement à bout de souffle. Les témoignages ne manquent pas : des militaires doivent parfois dépenser leurs propres deniers dans des surplus afin de s’équiper en sacs de couchage, chaussures ou gants de qualité, afin de pouvoir partir au combat dans une situation optimale. Pouvez-vous me confirmer que les efforts budgétaires vont également servir à équiper nos soldats, afin qu’ils le fassent beaucoup moins à leurs frais ? De tels exemples sont en effet souvent rapportés dans nos permanences…

Général Jean-Pierre Bosser. Monsieur Kervran, s’équiper plus vite ne veut pas dire acheter n’importe quoi, n’importe comment. Nos amis britanniques ont fait le choix d’achats sur étagères. Ils en paient actuellement le prix : la maintenance de ces matériels est coûteuse et ils ont du mal à en assurer la cohérence capacitaire. Une partie de la réponse est donc contenue dans votre question : faut-il ou peut-on imaginer une meilleure répartition des autorités habilitées à engager des crédits pour acquérir des équipements ?

À mon sens, il serait effectivement pertinent de redonner plus de liberté sur l’acquisition des petits équipements et des consommables au chef d’état-major, tout en maintenant la compétence de la DGA pour les équipements capacitaires à moyen et long termes. Nous pratiquons d’ailleurs déjà ainsi dans le cadre des urgences opérationnelles : lorsque nos militaires font des demandes particulières, nous achetons sur étagère. Il ne faut pas industrialiser le système. En revanche, on peut sans doute mieux l’organiser et le flécher.

Le renseignement tactique a besoin de capteurs de terrain. Actuellement, on laisse à penser qu’on peut faire la guerre – comme dans les téléfilms – grâce aux drones, opérationnels de jour comme de nuit. En réalité, si vous interrogez le général Guibert qui commande l’opération Barkhane, il vous expliquera que le Reaper est certes efficace, mais dans un cadre espace-temps assez limité. Il est également utile pour confirmer un renseignement dans un espace extrêmement restreint. Un Reaper transmet une image de cent cinquante mètres sur cent cinquante. À l’échelle de l’Europe ou du Mali – aussi grand que la France, le Portugal et l’Espagne réunis –, un Reaper ne permettra donc pas de faire du renseignement.

En revanche, vous apprenez beaucoup quand vous vous promenez dans les villages, quand vous discutez avec les gens sur les marchés, ou plus généralement lorsque vous faites du renseignement d’origine humaine. Ces informations peuvent ensuite être éventuellement confirmées par des moyens de renseignement technique. C’est ce travail de terrain que l’on appelle renseignement tactique.

Madame Dumas, mes priorités sont simples. Elles portent sur la protection de nos soldats, leur armement individuel et leur tenue. Nos armées vont bénéficier d’une hausse de 1,8 milliard d’euros de leur budget en 2018 et plus de 1,7 milliard d’euros par an jusqu’en 2022. Dans ce contexte, on ne peut plus se permettre d’avoir encore des problèmes de pointure de chaussures et de tailles de treillis !

Pour des raisons liées à la déconcentration et aux contraintes financières, nous avions mis en place des dispositifs de traitement à flux constants – un peu comme on achète des livres par internet. Or ce mode de fonctionnement n’est pas viable car, un mois à l’avance, je ne connais pas la pointure des 15 000 soldats que je vais recruter ! S’il faut une semaine pour les habiller lorsque je les recrute, ce n’est pas un problème. Mais il n’est pas concevable qu’ils travaillent un mois sans chaussures ! Ce sujet est majeur. Ma priorité va donc à l’essentiel.

Notre armée regagne en puissance : on peut toujours promettre 50 % de Scorpion en 2025, mais si les troupes n’ont pas de chaussures ou de treillis, cela ne fonctionnera pas au quotidien ! L’armée de terre est bâtie sur ce modèle ; je ne sais pas faire autrement.

Parmi les priorités, j’ai également évoqué le renseignement et la protection. Levallois-Perret est une infrastructure de circonstance, une vigie. Sentinelle a connu plusieurs évolutions. Le dispositif Sentinelle de nouvelle génération sur Paris est très intéressant – vous pouvez d’ailleurs venir le voir, si vous souhaitez. Nous avons récemment franchi un cap : le nouveau dispositif a été validé en conseil de défense par le président au mois de novembre. Nous avons abandonné certaines vigies trop visibles et insuffisamment protégées, qui rendaient prévisibles les actions visant à les atteindre.

La protection des infrastructures est un sujet majeur, qui touche à la fois les régiments au quotidien mais aussi les infrastructures en opérations extérieures et celles de circonstance sur le territoire national. C’est la raison pour laquelle nous avons fait le choix de privilégier certaines infrastructures, comme le Val‑de‑Grâce par exemple, car elles sont très adaptées – à la fois centrales dans Paris, mais également à même de protéger et d’héberger nos soldats.

Madame Mauborgne, le fait de disposer d’un niveau d’EPM plus important permettra à l’armée de terre de conduire une préparation opérationnelle d’un meilleur niveau global. L’an dernier, nous avons failli annuler des exercices de fin d’année par manque de crédits. Bien entendu, nous avons des priorités : les unités appelées à partir en opération en sont une, pour l’entraînement et la préparation opérationnelle. L’aéromobilité ou aéro-combat est un sujet particulier : en l’espèce, plus d’EPM ne veut pas forcément dire une meilleure disponibilité. Nous sommes donc vigilants car la disponibilité d’un hélicoptère tient parfois à celle d’une pièce détachée, qui ne coûte pas très cher mais immobilise l’aéronef.

Je ne suis pas du tout un spécialiste des aspects juridiques du SOUTEX. Mais je vais vous dire ce que j’en pense quand même. Les armées – et singulièrement l’armée de terre – font beaucoup pour le SOUTEX. Nous nous faisons d’une certaine façon rembourser nos prestations. Ainsi, nous vantons le CAESAr de Nexter Systems dans le nord de l’Europe – pour que les Danois en achètent : nous l’utilisons en opération et en sommes très satisfaits. Par ailleurs, nous envoyons également des troupes de professionnels aguerris, en appui des industriels, dans les pays dans lesquels on souhaite que ce matériel soit déployé, ce afin d’essayer d’emporter le marché.

Nous sommes donc remboursés sur la base d’un calcul qu’il serait peut‑être juridiquement intéressant d’analyser. Mais une autre question se pose : de quel autre type de retour bénéficie-t-on en contrepartie de ces actions ? Si demain, le Danemark ayant acheté le CAESAr, a un problème de pièces détachées au même moment que nous, qui Nexter livre-t-il en premier ? Quel est le coût de cette pièce détachée pour l’armée française ? Est-il inférieur à celui des Danois ou pas ? Est-il totalement irréaliste d’imaginer une forme de retour sur investissement de ces actions de SOUTEX ? Certaines actions ont une surface relativement faible : lorsque le Danemark achète quelques canons CAESAr, cela ne remet pas en cause les livraisons destinées à l’artillerie française ; mais si l’Inde – qui doit remplacer l’essentiel de son artillerie, notamment à sa frontière avec le Pakistan – décide de s’armer de CAESAr, cela représentera dix fois les équipements de l’armée française. La question se posera alors à ce moment… Nous devons l’anticiper.

M. le président. C’est une question très intéressante.

Général Jean-Pierre Bosser. Sur ce sujet, mes camarades des autres armées ont probablement des avis très marqués, mais proches du mien.

Madame Fontenel-Personne, vous m’interrogez sur le quotidien et les équipements du soldat. Ce sujet fait régulièrement la une de l’actualité : les mamans se plaignent toujours que leur fils doit acheter des effets personnels. Si on ne peut nier que la coquetterie entre parfois en jeu, il y a une dizaine d’années, un de mes augustes prédécesseurs, le général Elrick Irastorza, faisait la guerre aux équipements personnels car il estimait anormal que nos recrues s’achètent du matériel avec leur solde – l’armée devant le leur fournir – mais aussi parce que ces équipements n’étaient pas homologués et, pour certains, protégeaient donc moins bien les soldats que ceux de l’institution.

L’armée de terre a fait de très importants progrès dans ce domaine. Pour autant, encore aujourd’hui, il peut arriver que des soldats achètent des équipements à leurs frais… Je ne sais pas si on pourra lutter contre cela. En revanche, un exemple est symptomatique de nos difficultés de gestion : il y a deux mois, je visitais la 27e brigade d’infanterie de montagne. Le commissaire me faisait part de ses difficultés pour acheter les 1 800 lunettes de glacier nécessaires à ses hommes : un marché public était nécessaire et les lunettes ne seraient donc pas disponibles avant la fonte des neiges ! En l’espèce, les soldats sont probablement allés s’acheter eux-mêmes une paire de lunettes le samedi… Dans cet exemple, les boucles courtes d’acquisition seraient utiles : il fait froid et il neige tous les ans à Grenoble ; on sait que la brigade d’infanterie de montagne recrute un certain nombre de jeunes chaque année. Doit-on dans ce cas continuer à s’astreindre à ce type de méthode ? Il faut bousculer nos habitudes ; c’est d’ailleurs l’une des intentions de la ministre.

S’agissant des études amont et de nos priorités en matière d’innovation de rupture, j’ai évoqué les batteries – pour les postes radio et les ordinateurs notamment –, car c’est ce qui pèse le plus lourd dans le sac de nos soldats. J’ai également évoqué – on en sourit, mais cela peut faciliter le transport de charges lourdes – les exosquelettes et les mules intelligentes. Ces vecteurs à quatre roues peuvent transporter du matériel ; on les programme et ils rejoignent les troupes sur un point du terrain. Des innovations ont déjà vu le jour : ainsi, Safran a développé ce type de mules. Nous allons d’ailleurs faire un atelier exclusivement consacré à ce sujet durant Eurosatory. Nous avons déjà des projets. Bref, je suis prêt « pour le jour d’après ».

M. le président. Mon général, je vous remercie pour ces nombreuses réponses très précises. Il est toujours très agréable de vous auditionner. Demain matin à neuf heures, nous recevrons votre collègue de la marine.

 

 

 


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 M. l’amiral Christophe Prazuck, chef d’état-major de la marine (mercredi 14 février 2018)

M. le président Jean-Jacques Bridey. Après l’audition du chef d’état-major de l’armée de terre, nous entendons aujourd’hui le chef d’état-major de la marine sur le projet de loi de programmation militaire (LPM). Que personne ne voie dans cet ordre chronologique une quelconque hiérarchie de nos préférences !

Amiral, vous nous aviez fait part, lors de vos auditions précédentes, de vos inquiétudes sur l’état des équipements de la marine. Mes collègues vous interrogeront sans doute sur la manière dont la LPM répond à ces interrogations et à ces inquiétudes.

Amiral Christophe Prazuck, chef d’état-major de la marine.

Depuis plus de six mois, nous avons mené un travail de réflexion de fond : auditions parlementaires en juillet, revue stratégique en août et septembre, auditions parlementaires en octobre sur le projet de loi de finances, travaux de LPM de novembre à janvier. J’estime avoir eu l’occasion d’exprimer suffisamment mes analyses, ambitions et préoccupations.

La revue stratégique a identifié quatre défis importants pour la marine.

Il s’agit d’abord du réarmement naval, qui sous-tend les rhétoriques de puissance, notamment la prolifération de sous-marins et de systèmes de missiles.

Il s’agit ensuite du pouvoir égalisateur de la technologie. De nombreux groupes non étatiques possèdent aujourd’hui des armes qui étaient, il y a quinze ou vingt ans, réservées à des États. Les missiles dotés d’autodirecteurs appartenaient autrefois à l’arsenal des grandes puissances et sont aujourd’hui disponibles pour des groupes non étatiques.

Il s’agit encore du nomadisme des crises et du terrorisme militarisé.

Il s’agit enfin de l’affaiblissement de l’ordre international, qui nous touche plus particulièrement, nous autres marins, puisqu’il se traduit dans tous les espaces communs : espace cyber, espace exo-atmosphérique, espaces maritimes… Dans ces derniers, on observe une remise en cause du droit maritime international, notamment en mer de Chine méridionale. Pour la deuxième puissance maritime mondiale qu’est la France, il s’agit d’une question importante.

Comment la LPM répond-elle à ces défis, quelle est mon analyse ? Mon unique obsession, c’est la préparation au combat, dans le contexte stratégique durablement dégradé que je viens de vous décrire.

La ministre des Armées vous a décrit la semaine dernière les quatre grands thèmes de ce projet de loi : les ressources humaines, le renouvellement de nos capacités, l’autonomie stratégique nationale et européenne, l’innovation.

Prenons d’abord les ressources humaines. Je constate que je dois améliorer les conditions d’exercice du métier de marin. C’est un enjeu existentiel pour la marine. Je constate que les autres marines européennes sont en très grande difficulté sur le sujet. J’observe par ailleurs le décalage croissant entre le mode de vie des marins, d’une part, et le mode de vie et les aspirations des jeunes Français et Françaises, d’autre part. J’offre de la rusticité, de l’imprévisibilité et de la rupture numérique : c’est souvent à l’inverse de leurs attentes.

Pour remédier à ce décalage, je dois prendre des mesures fortes et innovantes, afin de rétablir un équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Quatre axes ont été identifiés.

Premier axe : Nous avons fait ces deux dernières années un effort ciblé pour compenser l’absence opérationnelle, grâce à des mesures indemnitaires fortes (indemnité de sujétion d’absence du port base, indemnité d’absence cumulée). Je dois poursuivre dans cette voie grâce à d’autres leviers, notamment l’amélioration des conditions de vie à bord.

Mon deuxième axe est constitué par le volet « familles ». Le plan « Famille » ministériel est repris dans la LPM, grâce à une meilleure prise en charge du logement, de la mobilité géographique liée aux mutations, de l’accueil de la petite enfance, de l’information des familles et de l’action sociale.

Préserver le modèle à flux constitue mon troisième axe : tous les ans, nous embauchons 3 500 marins ; tous les ans, 3 500 marins quittent la marine. Cela permet d’obtenir une moyenne d’âge faible : 35 ans en général, 30 ans sur les bâtiments, 29 ans à bord des sous-marins. Cette moyenne d’âge faible garantit l’efficacité de nos équipages et de nos bâtiments, car naviguer pendant plusieurs mois demande de la forme physique, de la résistance et de la jeunesse.

Mener une politique de compétences constitue mon quatrième axe. Nous sommes en effet passés d’une marine d’effectifs à une marine de compétences. Je dois donc générer ces dernières, en offrant aux marins nouvellement formés un parcours attractif en termes de rémunération, de progression professionnelle, de perspectives de carrière. Nous y travaillerons particulièrement lorsque sera examinée la nouvelle politique de rémunération des militaires (NPRM) : il s’agit de remplacer les 174 indemnités actuelles, illisibles et, pour certaines, très anciennes, qui ne correspondent plus aux réalités d’aujourd’hui, par un système plus cohérent qui permettra de compenser les sujétions, de valoriser les compétences et d’être à la fois attractif et compétitif dans la fidélisation de ces compétences.

J’en viens au deuxième grand thème de ce projet de loi : le renouvellement des équipements.

Il s’agit d’abord de parer des ruptures capacitaires. Depuis 2010, nous étions en rupture capacitaire de patrouilleurs, notamment dans les départements d’outre-mer. La LPM prévoit la livraison de six unités pour l’outre-mer d’ici à 2024, au lieu de deux d’ici à 2025 dans les programmations précédentes. Elle prévoit aussi la commande de dix patrouilleurs de haute mer sur la période de la LPM, dont les deux premiers exemplaires seront livrés d’ici 2025 ; cette accélération est extrêmement bienvenue. Elle répond à la pression croissante qui s’exerce sur les ressources halieutiques et sur la souveraineté de nos zones économiques exclusives, en comblant le trou capacitaire que l’on pouvait observer, notamment outre-mer. En ce domaine, les nouvelles sont donc excellentes, pour la métropole comme pour l’outre‑mer.

Nous nous réjouissons aussi de la commande de quatre nouveaux pétroliers ravitailleurs, probablement en coopération avec l’Italie, au lieu des trois qui étaient prévus dans les travaux précédents. Deux seront livrés avant 2025. C’est une double bonne nouvelle : d’abord sur le plan quantitatif, puisque nous reviendrons à un format à quatre, que nous avons connu jusqu’en 2015 et que je juge nécessaire ; ensuite sur le plan qualitatif, car il fallait nous mettre en conformité avec les normes environnementales et de sécurité de la navigation.

Une troisième rupture capacitaire sera comblée rapidement par la LPM, grâce à l’acquisition d’une flotte intérimaire d’une quinzaine d’hélicoptères de gamme civile à l’horizon 2020, en attendant l’arrivée de l’hélicoptère interarmées léger. Après plus de cinquante ans de bons et loyaux services, l’Alouette 3 de Fantômas que j’avais évoquée lors d’une précédente audition va être rendue à la vie civile. C’était impatiemment attendu.

Il s’agit ensuite de moderniser notre outil de combat. La LPM prévoit quinze frégates de premier rang à l’horizon 2030 : deux frégates de défense aérienne (FDA), huit frégates multi-missions (FREMM) et cinq frégates de taille intermédiaire (FTI). Sur ce point, j’appelle votre attention. Durant la prochaine décennie, avant l’entrée en service de la première FTI en 2023, nous allons d’abord connaître une baisse du nombre de nos frégates de premier rang. Elle sera compensée par la rénovation des frégates légères de type La Fayette, absolument nécessaire pour combler ce trou.

De même, dix-huit avions de patrouille maritime Atlantique 2, au lieu de quinze, seront rénovés, dont le premier à partir de 2019, les trois suivants en 2020, puis cinq encore en 2021. Les senseurs de ces appareils rénovés sont très prometteurs. Ils seront mis en service opérationnel à partir de 2021.

La LPM prévoit l’acquisition de six sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) Barracuda, dont quatre avant 2025. Les forces spéciales seront équipées de nouveaux propulseurs sous-marins, pour conduire des opérations spéciales depuis les Barracuda, mais aussi des nouvelles embarcations rapides Écume. Enfin, nous connaîtrons la modernisation de nombreuses autres capacités, comme la chasse aux mines et la surveillance maritime.

L’enjeu de cette modernisation est simple : conserver l’avantage, qualitativement et quantitativement, face à nos adversaires potentiels. Aujourd’hui, même des groupes armés non étatiques disposent de missiles qui volent à Mach 0,9. En face d’eux, nous aurons besoin de guerre électronique de missiles Aster de dernière génération. La modernisation de l’outil de combat nous fournira ces moyens.

J’en viens au troisième grand thème de ce projet de loi : l’autonomie stratégique. Pour la marine, l’autonomie stratégique de la France, c’est avant tout au moins un sous-marin nucléaire lanceur d’engins (SNLE) à la mer en permanence depuis le 20 janvier 1972. Pour que cette dissuasion soit crédible, il faut moderniser tant le porteur que les vecteurs. Le sous‑marin porteur doit être invulnérable et indétectable ; l’année 2020 sera celle du lancement en réalisation du premier SNLE de troisième génération, pour une mise en service dans le courant de la décennie 2030.

Comme le président de la République l’a rappelé, nous devons également développer notre capacité à entraîner des partenaires, notamment européens, autour de capacités « discriminantes », c’est-à-dire celles que les autres n’ont pas : capacités de renseignement et de commandement, missiles de croisière, sous-marins nucléaires d’attaque. Le CharlesdeGaulle relève de ces capacités ; le projet de LPM prévoit ainsi le financement des études portant sur la nouvelle génération de porte-avions : quel mode de propulsion, quel type de catapulte, quels avions, quel tonnage ?

J’en termine par le quatrième grand thème de ce projet de loi : l’innovation.

Il y a cent ans, pendant la Première Guerre mondiale, c’étaient les militaires qui étaient à la pointe de l’innovation. Ils utilisaient l’avion, la radio, ils inventaient le sonar. Aujourd’hui, ce sont nos adversaires, et singulièrement nos adversaires non étatiques, qui sont extrêmement agiles pour tirer parti des nouvelles technologies. Le métier de pirate a ainsi été changé par l’emploi du GPS. Auparavant, le pirate devait d’abord être un bon marin ; aujourd’hui, un GPS lui suffit pour faire peser une menace sur un espace aussi grand que l’océan Indien. Dans le sud de la mer Rouge, des milices non étatiques emploient des bateaux télécommandés chargés d’explosifs qui vont exploser le long de bâtiments militaires. Les groupes terroristes emploient également toutes les ressources de la cryptographie.

Sur le terrain de l’innovation, ce projet de LPM affiche donc une ambition majeure. Nous allons, grâce aux drones embarqués, accroître significativement les capacités de surveillance de nos bâtiments de surface ; grâce à l’intelligence artificielle, nous pourrons demain analyser la masse considérable d’informations maritimes pour mieux distinguer les trafiquants en tous genres et les bateaux au comportement suspect. Enfin, dans le domaine sous-marin, grâce aux véhicules autonomes, nous pourrons demain continuer à entrer dans les zones non permissives, par exemple des champs de mines qui pourraient sembler à première vue impossibles d’accès.

La révolution numérique sera aussi un puissant levier pour moderniser notre fonctionnement de tous les jours, grâce à la simplification des procédures administratives, notamment en matière de ressources humaines.

Voilà donc les quatre grands défis de cette LPM. Je suis parfaitement conscient de l’effort financier que ce projet de loi représente pour le pays. Mais j’ai aussi conscience de la nécessité des mesures prises. Il s’agit d’être au niveau des enjeux que la marine doit relever.

Une fois la loi examinée, amendée, votée et promulguée, j’établirai un plan stratégique pour la marine à l’horizon 2030, que je viendrai vous présenter à l’occasion du cycle d’auditions du début de l’automne. Il tirera avantage des impulsions et des outils donnés par la loi de programmation militaire.

Voici les grandes lignes de ce plan stratégique.

Premièrement, la marine doit être tournée vers le combat. C’est ce qui nous attend demain. Ma première responsabilité est de nous y préparer, avec des unités bien équipées, bien entraînées, bien commandées, capables de prendre le dessus face à n’importe quel adversaire.

Deuxièmement, elle doit être une marine d’emploi, c’est-à-dire une marine qui navigue partout, sans restriction, des unités qui ont de la disponibilité, des munitions, du gazole, des jours de mer, des heures de vol, un soutien logistique performant, des alliés, et des partenaires.

Troisièmement, elle doit être une marine à hauteur d’homme, bien sûr. À l’échelle de vingt ou trente ans, il faudra toujours des hommes et des femmes pour patrouiller, surveiller et combattre. J’ai donc besoin d’hommes et de femmes de talent, que nous devrons cibler grâce à une politique de ressources humaines qui les attire, les forme et les fidélise.

Quatrièmement, elle doit être une marine en pointe, qui tire profit de la révolution numérique, grâce à des unités connectées entre elles, bien protégées de la cybermenace. Cela suppose aussi une masse d’informations analysée, triée, hiérarchisée et utilisable pour la surveillance et le combat, grâce à des outils d’intelligence artificielle.

Aujourd’hui, la permanence de notre action, tout comme notre réseau d’alliés et de partenaires nous permet de bien connaître les théâtres sur lesquels nous sommes déployés, de contribuer à la prévention des crises, d’intervenir si nécessaire, de protéger toujours. C’est le spectre très large de nos capacités et l’excellence de nos compétences qui, au-delà du tonnage et du nombre de bateaux, font de notre marine l’une des toutes premières marines au monde, utile à la défense de notre pays, de notre souveraineté et de nos concitoyens, à la hauteur de nos responsabilités.

M. le président. Nous espérons aussi que la loi de programmation militaire donnera à notre marine les moyens d’être une grande marine, en tout cas la première marine européenne.

M. Didier Le Gac. Amiral, je suis heureux de vous voir heureux. Je ne reviendrai pas sur les avancées de la LPM, qui amènera modernisation et renouvellement des équipements, tout en garantissant notre autonomie stratégique.

En revanche, qu’en est-il de l’innovation, quatrième volet de votre propos introductif, et en particulier des drones ? C’est le seul bémol que je mettrais à un éloge de la LPM concernant la marine : les drones aériens – systèmes de drones aériens de la marine (SDAM) – ne seront pas livrés avant 2028 ! Sur quels types de programmes voulez-vous d’ailleurs que la marine s’oriente ? Préférez-vous celui de Thales, le drone hybride à capacité de navigation sous-marine.

M. Laurent Furst. La France ne représentant que 0,7 % de la population mondiale, on mesure combien sa marine est importante au regard de ce critère démographique. Les technologies qui la sous-tendent avancent rapidement. De manière évidente, la France reste une puissance dans le monde. Se doter d’une marine pour l’avenir recouvre cependant un enjeu financier extrêmement lourd, notamment à cause du changement rapide des technologies.

Est-ce que la coopération internationale et les coopérations entre plusieurs États représentent une manière de construire en France la marine de demain ? S’est-on engagé dans cette voie de manière forte ?

M. Stéphane Demilly. Selon les observateurs que l’on peut lire ou écouter, la marine nationale est considérée tantôt comme « gagnante » de cette LPM, tantôt comme devant s’armer de patience.

En effet, si nous pouvons relever, notamment, les livraisons prévues de sous-marins nucléaires d’attaque et de nouvelles frégates FREMM, mais aussi le remplacement du porte‑avions Charles-de-Gaulle, certains dossiers restent cependant en suspens.

Je pense notamment à des demandes que vous aviez, semble-t-il, formulées, comme le remplacement des patrouilleurs affectés outre-mer et des avisos par un seul et même type de navire, ou encore le relèvement du nombre de frégates de premier rang.

Sur ce second point, vous aviez d’ailleurs déclaré : « J’en ai actuellement 17 et je n’arrive pas à faire tout ce que je devrais faire avec ce nombre. » J’ai bien entendu votre message sur la rénovation des La Fayette, mais la marine devra malgré tout s’en contenter jusqu’en 2025. Pouvez-vous nous en dire plus sur ces besoins non pourvus et sur l’impact qu’ils impliquent pour notre marine nationale ?

M. André Chassaigne. Je voudrais d’abord prendre acte de votre volonté d’améliorer, par un plan qui vise les familles, la vie des marins. Nous voyons en effet toutes les difficultés qu’ils connaissent, notamment lorsqu’ils servent sur des équipements très anciens.

J’en viens ainsi à ma première question, qui porte sur la modernisation des équipements dans le projet de loi de programmation militaire. On trouve, dans ce dernier, un tableau qui détaille, pour la fin 2019, puis pour 2025, l’état des forces navales. Les six sous‑marins nucléaires d’attaque (SNA) de type Rubis comptabilisés pour 2019 sont-ils uniquement des SNA d’ancienne génération ? À quel moment les nouveaux Rubis vont-ils être intégrés ? J’ai cru comprendre que d’anciens Rubis seraient prolongés de trois ans supplémentaires, alors qu’ils devaient être désarmés. Quel est l’échéancier d’installation des nouveaux sous-marins d’attaque ?

Deuxièmement, j’ai entendu que, les patrouilleurs légers guyanais (PLG) devant passer de deux à trois, le troisième appareil avait été commandé 1er décembre 2017. Quel sera le délai de livraison ? Il est en effet extrêmement important d’améliorer l’équipement de la marine sur les Antilles et en Guyane.

Troisièmement, qu’en est-il du remplacement du bâtiment de transport léger (BATRAL) Dumont d’Urville ? Sans doute apparaît-il dans le tableau que je vous citais, mais je n’ai pas su l’y retrouver.

Mme Nicole Trisse. Vous avez, amiral, évoqué une marine « à hauteur d’homme ». L’article 15 de la LPM prévoit de rénover les dispositifs de reconversion des militaires dans la fonction publique, en simplifiant les procédures de reconversion existantes pour les rendre plus efficaces.

Il est vrai que cette disposition s’avère importante et urgente, lorsqu’on sait que des techniciens de sous-marins, tels des détecteurs ou des spécialistes des sonars, se retrouvent dans l’incapacité de poursuivre leur métier dans le civil, où il n’y a pas d’équivalence avec les formations qui sont financées dans les armées.

En tant que chef d’état-major et en tant que militaire, comment appréhendez-vous cette question ? Avez-vous eu, sur ce sujet, des remontées de terrain et quelles sont-elles ? Quelles sont les attentes de vos hommes à ce sujet ?

Amiral Christophe Prazuck. Je répondrai d’abord sur l’innovation, les drones et en particulier le SDAM. Certes, il n’arrivera qu’en 2028. Mais la bonne nouvelle est qu’une expérimentation commence dès cette année : la direction générale de l’armement (DGA) a demandé à Naval Group et à Airbus Helicopters de travailler sur un drone hélicoptère dérivé du Cabri, hélicoptère léger de la société Guimbal.

Nous sommes en train de travailler sur l’appontage automatique de ce drone, plus volumineux que les drones de la société autrichienne Schiebel que nous utilisons aujourd’hui. Vu sa taille, il pourra, à terme, emporter de l’optronique et des radars, multipliant presque par dix la capacité de surveillance de nos patrouilleurs. Franchissons donc d’abord cette première haie, en travaillant sur l’appontage automatique et sur l’emploi du Cabri.

Ces travaux devraient être terminés en 2020, de sorte que nous pourrons apporter des éléments plus concrets qu’aujourd’hui, lorsque l’actualisation prévue par la LPM aura lieu en 2021. Chaque chose en son temps. Je suis pour l’heure satisfait du lancement de cette expérimentation ordonnée par la DGA.

S’agissant de la coopération internationale, nous ne cessons de la pratiquer. C’est le cas pour les opérations que nous menons contre Daech. Pour celles qui visent à lutter contre les réseaux de passeurs, à secourir les migrants en Méditerranée centrale, nous agissons dans un cadre européen. Je pourrais citer également nos opérations dans le golfe de Guinée. Nos opérations sont menées la plupart du temps dans le cadre de coalitions internationales.

Nous avons aussi, par ailleurs, des partenaires plus éloignés, tels l’Australie, l’Inde et les Émirats arabes unis. Avec eux, nous conduisons des exercices en commun ou nous développons une coopération logistique sur la base d’échanges réguliers.

Dans le domaine industriel, toutes nos frégates de premier rang modernes ont été construites dans le cadre de coopérations internationales. Les frégates de défense aérienne, tout comme les FREMM, ont été développées avec l’Italie, et nous travaillerons de nouveau avec elle à la réalisation des pétroliers-ravitailleurs. Avec le Royaume-Uni, nous travaillons sur le futur système de chasse aux mines. Avec l’Allemagne, nous coopérons sur le projet de drone européen Moyenne altitude longue endurance MALE et sur sa capacité maritime.

La coopération internationale est donc au cœur de notre développement capacitaire et de nos opérations.

L’un de vous a demandé si nous étions gagnants ou bien patients. J’ai déjà exposé devant vous la nécessité de combler les trous capacitaires. Je l’ai fait valoir lors des travaux autour de la revue stratégique et lors de l’élaboration de la LPM, et elle a été prise en compte. Je considère que ce projet de loi répond aux besoins de notre pays face aux menaces sur notre souveraineté, au retour des États‑puissances et à la menace terroriste, notamment dans leur dimension navale.

S’agissant des frégates, nous avions affiché un objectif de dix-huit bâtiments. Nous bénéficierons de navires plus modernes et plus disponibles que ceux que nous avons aujourd’hui et avec lesquels, pendant une dizaine d’années, nous ferons face.

Une nouvelle classe de sous-marins nucléaires d’attaque, les Barracuda, viendra succéder aux six SNA de classe Rubis datant des années 1980. Ils sont construits à Cherbourg : le premier sera livré en 2020 puis cinq autres viendront remplacer les cinq sous‑marins de l’ancienne classe à raison d’une livraison tous les deux ans jusqu’en 2030. Ce programme a connu un décalage de trois ans, ce qui m’a conduit à prolonger le premier de série de l’actuelle génération, le Rubis, jusqu’en 2020.

M. André Chassaigne. Y aura-t-il toujours un SNA « Compagnon de la Libération » ?

Amiral Christophe Prazuck. Oui, ce sera le dernier de la série des Barracuda. Les quatre premiers s’appelleront Suffren, Duguay-Trouin, Tourville, De Grasse, du nom de grands marins du XVIIe et du XVIIIe siècles ; les deux derniers reprendront, en référence à la Seconde Guerre mondiale, le nom du Casabianca – qui s’est échappé de Toulon au moment du sabordage de la flotte et qui a participé à la libération de la Corse – et celui du Rubis qui a été fait « Compagnon de la Libération ».

Pour ce qui est des patrouilleurs légers guyanais, le troisième, commandé par la ministre des armées en décembre 2017, rejoindra les Antilles mi-2019.

Le bâtiment de transport léger Dumont d’Urville a été désarmé et sera remplacé dans le courant de l’année par un bâtiment multi-missions (B2M), issu des chantiers Piriou en Bretagne et qui portera le même nom.

Madame Trisse, nous avons mis en place dans la marine un système de validation des acquis de l’expérience (VAE) extrêmement performant qui nous conduit à faire reconnaître chaque année 2 500 diplômes militaires. Nous ajoutons régulièrement des compétences nouvelles à celles couvertes par la VAE, en collaboration avec l’éducation nationale afin de trouver une équivalence civile et faciliter la reconversion. C’est l’un de mes chevaux de bataille.

Nous nous trouvons dans une situation paradoxale puisque nous devons à la fois fidéliser les marins et maintenir une moyenne d’âge peu élevée. Cela revient à faire du talon‑pointe comme sur les vieilles voitures : agir en même temps sur l’accélérateur et le frein. En réalité, tout dépend des contraintes propres à chaque métier et chaque spécialité. Actuellement, entre les quatre sous-marins lanceurs d’engins, les six sous-marins nucléaires d’attaque et le nouveau sous-marin de classe Barracuda, je manque de sous‑mariniers. Nous tentons donc de conserver les personnels en place en gagnant une année ou deux avant leur reconversion. Mais dans deux ans, ce sera peut-être une autre catégorie de personnel qui sera concernée.

Mme Nicole Trisse. Y a-t-il un plafond d’âge ?

Amiral Christophe Prazuck. Statutairement, lorsqu’un officier marinier a passé dix‑sept ans de service actif, il peut quitter l’armée. C’est à nous de savoir le retenir.

M. le président. Nous arrivons à notre deuxième série de questions.

M. Gwendal Rouillard. La ministre des Armées a annoncé récemment la nouvelle stratégie concernant la maintenance de l’aéronautique. Pourriez-vous nous donner des précisions au sujet de l’aéronautique navale ?

Vous avez évoqué le programme PATMAR 2030 : quel est le calendrier pour les industriels ?

M. Jean-Jacques Ferrara. Compte tenu de la montée des périls et de leur variété, de la nécessité de garantir la sécurité de nos côtes et la libre circulation des biens et des personnes dans un contexte géopolitique qui ne va pas vers l’apaisement, surtout en Méditerranée, cette LPM nous permet-elle tout à la fois de mener des opérations extérieures et de poursuivre voire d’intensifier les actions de l’État en mer ?

Mme Patricia Mirallès. Amiral, vous avez évoqué quatre axes du plan « Famille ». Pouvez-vous nous préciser quels sont les besoins spécifiques des marins ? Comment entendez-vous amplifier le soutien moral avant et après les missions opérationnelles ?

M. Joaquim Pueyo. À la fin du mois de décembre 2017, vous avez déclaré au sujet des frégates : « On est allé trop loin dans la réduction des équipages des frégates. Ce sont des bâtiments de combat, ils prendront des coups. Il faut du nombre pour que les marins puissent relever leurs camarades. » Nous sommes d’accord avec vous. La LPM prévoit une augmentation des effectifs de l’armée de 6 000 personnes, dont 3 000 pour la cybersécurité et le renseignement et 1 150 pour la défense des installations et les exportations. Pensez-vous que cela procurera à la marine des marges de manœuvre pour ses propres effectifs ?

Ma deuxième question porte sur les infrastructures. Pour les nouveaux sous-marins et les frégates, il sera nécessaire de lancer de grosses opérations d’infrastructures afin d’accueillir d’autres matériels et de procéder à une sécurisation. Y a-t-il une planification de ces travaux ?

Enfin, la future LPM prévoit-elle davantage de coopération internationale dans le cadre de l’Europe de la défense, de l’OTAN ou bien des accords bilatéraux comme avec l’Angleterre ?

M. Bastien Lachaud. J’aimerais vous interroger sur le rôle que joue la marine dans la protection de nos aires de biodiversité. Dans le cadre du processus de négociation sur la biodiversité marine au-delà des zones sous juridiction des États ̧ dit processus « BBNJ » – acronyme de Biodiversity Beyond National Jurisdiction –, la France envisage la création d’aires maritimes protégées en haute mer. La LPM vous donnera-t-elle des moyens supplémentaires pour les surveiller ? De quelle manière entendez-vous participer à la préservation de la biodiversité, enjeu national et mondial ?

Ma deuxième question porte sur les câbles sous-marins qui constituent un enjeu de souveraineté essentiel, notamment pour la liaison avec nos territoires outre-mer. Comment la marine les protège-t-elle ? En quoi la LPM l’y aidera ?

Amiral Christophe Prazuck. Le maintien en condition opération opérationnelle (MCO) de nos avions et de nos hélicoptères est un chantier pour lequel la ministre des Armées a pris des mesures fortes avec le remplacement de la structure intégrée du maintien en condition opérationelle des matériels aéronautiques du ministère de la Défense (SIMMAD) par la direction de la maintenance aéronautique (DMAé). Vous m’avez interrogé de nombreuses fois sur le taux de disponibilité de nos hélicoptères et de nos avions : il est très hétérogène, variant de 22 % à 70 %, mais il est indéniable que nous rencontrons des problèmes avec les hélicoptères. Nous pensons que la mise en place de la DMAé permettra de simplifier le paysage, notamment en matière contractuelle, et d’obtenir une meilleure efficience globale.

Le fonctionnement du MCO des bateaux par le service de soutien de la flotte (SSF) a inspiré des réflexions ayant conduit à la réforme proposée par la ministre. Le mariage entre les compétences de la marine, fondées sur la connaissance opérationnelle des équipements, et celles de la direction générale de l’armement, fondées sur une expertise technique et une expertise contractuelle, a abouti à de bons résultats : maîtrise des budgets et excellente disponibilité des bâtiments. La DMAé va reproduire cette alliance entre experts des armées et experts de la DGA et nous espérons qu’elle aboutira à un résultat comparable.

En ce qui concerne les avions de patrouille maritime, notre sujet de préoccupation immédiat est la rénovation des Atlantique 2, laquelle concernera dix-huit avions. Le premier sera prêt en 2019. Un prototype très prometteur vole déjà à Istres et nous pensons que ce nouvel avion sera très efficace, aussi bien au-dessus de l’Atlantique Nord pour chasser les sous-marins qu’au-dessus de la terre – Syrie, Irak, Sahel.

Pour la mise en œuvre du plan « Famille », je souhaite qu’un rôle important soit donné au commandement de terrain. Les modalités du soutien moral et de l’aide apportée aux familles dans leur vie quotidienne ne doivent pas être décidées par un échelon central à Paris. Je le sais pour avoir moi-même achoppé sur cet écueil. Lorsque j’ai demandé qu’une crèche soit créée dans l’arsenal de Toulon où travaillent 20 000 personnes, il m’a été répondu qu’il s’agissait d’une très mauvaise idée car la plupart des marins n’habitent pas Toulon, où le coût des loyers est trop élevé, mais à une trentaine de kilomètres. La bonne solution consistait à passer des accords avec les municipalités où ils résident. Notons qu’à Brest la situation est totalement différente puisque beaucoup de marins habitent en ville. Il importe donc de privilégier des dispositifs locaux de proximité afin de prendre en compte les spécificités locales relatives à la garde des enfants, au logement et à l’emploi des conjoints, dont le taux de chômage est très élevé, en particulier chez les plus jeunes. Nous avons ainsi mis en place des cellules d’accompagnement à Brest, à Toulon et à Cherbourg.

Sommes-nous allés trop loin dans la réduction des équipages ? Je le confirme. Les augmentations de personnel prévues dans la LPM permettront-elles de retrouver une marge de manœuvre ? Je le pense, compte tenu du renouvellement des équipements. Des augmentations d’effectifs permettront de combler certains déficits. Au cours des deux dernières LPM, le temps de formation a été réduit de l’ordre de 20 % et il y a des domaines où les effets ont été durement ressentis. Nous voulons réinvestir dans la formation, en agissant au stade des écoles mais aussi en réorganisant l’ensemble de la marine. Le remplacement de vieux bâtiments aux équipages nombreux par de nouveaux bâtiments aux équipages plus réduits nous permettra de dégager des marges de manœuvre, dont je vous donnerai le détail lorsque je vous présenterai mon plan stratégique à l’automne.

En matière d’infrastructures, la loi de programmation militaire permettra à la marine de répondre aux besoins d’accueil des nouveaux sous-marins nucléaires d’attaque de classe Barracuda dans le respect des exigences de sûreté, qui imposent des travaux de mises aux normes extrêmement lourds qui s’étaleront jusqu’en 2030. Pour accueillir les nouvelles FREMM, nous avons besoin de nouveaux pontons car elles réclament une consommation électrique élevée. En outre, nous devons revoir tous les réseaux d’alimentation électrique et d’adduction d’eau des bases navales de Brest et de Toulon : ils remontent au plan Marshall et occasionnent fuites et incidents.

S’agissant de l’Europe de la défense, j’ai parlé de nos liens avec les Italiens, avec les Britanniques, et des opérations européennes auxquelles nous participons – Atalante dans l’océan Indien, Sophia en Méditerranée centrale. Au large de l’Afrique de l’Ouest, certaines opérations méritent d’être mieux coordonnées avec les Espagnols et les Portugais pour faire face à la piraterie et au phénomène de pêche illicite susceptible d’affecter la sécurité alimentaire de cette partie du continent.

Qu’il s’agisse de l’industrie, de l’entraînement, des opérations, les Européens sont nos partenaires quotidiens.

J’en viens aux aires de biodiversité. La surveillance de la biodiversité est l’une des missions que recouvre l’action de l’État en mer au même titre que le sauvetage en mer, la lutte contre la pêche illicite, la lutte contre les trafics illégaux ou la prévention et la lutte contre les pollutions. Celle-ci regroupe les moyens de plusieurs administrations – la marine nationale, les douanes, les affaires maritimes, la gendarmerie – qui sont coordonnés par les préfets maritimes de Brest, Toulon et Cherbourg ainsi que par les préfets outre-mer, qui disposent d’un conseiller ad hoc.

Dans la loi de programmation militaire, les éléments déterminants pour assurer ces responsabilités sont le renouvellement de nos moyens de patrouille outre-mer et en métropole ainsi que le déploiement de drones, qui vont nous permettre d’accroître la superficie des zones surveillées.

J’ajouterai un dernier outil, qui n’est pas mentionné explicitement dans la LPM mais que nous utilisons très régulièrement : les satellites, qui nous aident à orienter nos interventions. Nous nous appuyons sur un système de surveillance maritime dénommé Trimaran, mis au point par Airbus, qui permet de collecter toutes les images satellitaires d’une zone en particulier puis de les concaténer afin de disposer du panorama le plus large possible. Pour les Kerguelen, la chose est plutôt aisée : sept bateaux disposent d’une autorisation de pêche, et si un huitième est détecté, c’est qu’il s’agit d’un braconnier. Pour une zone beaucoup plus fréquentée comme au large de la Corse, par exemple, il faut non seulement connaître la position des bateaux mais aussi pouvoir discriminer les comportements anormaux. Dans ces cas, l’observation in situ mais aussi le recours au big data et à l’intelligence artificielle permettent de distinguer parmi les milliers de pistes obtenues grâce aux flux internationaux ou à notre propre chaîne de sémaphores, le bateau ayant un passé de pollueur, de pêcheur illégal ou bien de trafiquant. Ce sera l’une des innovations importantes dans les prochaines années.

Quant aux câbles sous-marins, nous connaissons leur localisation et c’est un élément que nous prenons en compte dans la surveillance qu’exercent nos avions de patrouille, nos bâtiments et nos sous-marins. Cela dit, comme ils traversent des océans entiers, nous ne pouvons pas les surveiller dans leur intégralité en permanence. Par ailleurs, les atteintes physiques qu’ils pourraient subir seraient détectées par les opérateurs qui en ont la charge.

M. Christophe Lejeune. Amiral, les sous-mariniers disposent de compétences rares qu’il faut préserver, vous l’avez rappelé. Leur rémunération est certainement intéressante, en particulier grâce à la prime versée dans le cadre des missions, qui correspond à 50 % de la solde. Toutefois une vraie politique de rémunération, fondée aussi sur les compétences et non plus seulement sur le grade ne serait-elle pas appropriée pour attirer les talents ?

M. Yannick Favennec Becot. Amiral, ma question sera proche de celle que j’ai posée hier au général Bosser, chef d’état-major de l’armée de terre : qu’est ce qui, selon vous, caractérise le bon moral d’un marin, et, par voie de conséquence, qu’est-ce qui assure la marine de la fidélité de ce dernier ?

Mme Séverine Gipson. Amiral, vous nous avez fait part de votre souhait de voir notre flotte s’étoffer de nouveaux patrouilleurs, hélicoptères, et sous-marins. Un aspect n’a toutefois peut-être pas été suffisamment abordé s’agissant des infrastructures militaires pour la marine nationale.

Le rapport annexé à la LPM indique que les dépenses d’investissement pour les infrastructures de défense atteignent 7,3 milliards en euros courants sur la période 2019-2023. Pensez-vous que les crédits pour les investissements dans les infrastructures permettront d’accueillir, d’entretenir et de protéger efficacement les installations de la marine ? Je pense particulièrement aux bâtiments qui doivent vous être livrés comme les SNA du programme Barracuda.

M. Claude de Ganay. Vous affichez une satisfaction qui ne nous surprend pas, compte tenu de votre tempérament optimiste. Je souhaite néanmoins savoir si selon vous des capacités critiques font ou feront défaut à la marine dans un avenir proche, en particulier dans le domaine des hélicoptères et des drones, compte tenu de vos multiples missions, qu’elles soient strictement militaires ou qu’elles consistent à lutter contre la piraterie, contre le terrorisme ou contre les trafics en tous genres, en particulier au large de l’Afrique de l’Ouest.

Mme Aude Bono-Vandorme. Amiral, il n’est pas prévu d’acquérir de nouveaux Rafale Marine, et seuls un ou deux appareils doivent encore être livrés aux alentours de 2020. Pour équiper trois flottilles à pleine dotation, pour doter le groupe aéronaval d’une aviation embarquée de trente appareils – ce qui constitue, je crois, un objectif –, pour faire face aux besoins de l’entraînement, à la maintenance périodique, et à l’attrition inévitable – nous en avons perdu quatre –, au moins une dizaine de Rafale supplémentaires seraient nécessaires.

Je suis certaine que l’arbitrage actuel résulte d’une longue réflexion. S’agit-il uniquement d’une considération budgétaire, avez-vous choisi de parer au plus pressé et de remettre cette question à l’après 2025 ? Comptez-vous embarquer d’autres appareils sur le Charles-de-Gaulle, par exemple davantage d’hélicoptères ? Pouvez-vous nous expliquer ce choix et nous donner votre sentiment plus général sur l’adéquation à votre contrat opérationnel des moyens mis en œuvre par l’aéronautique navale ?

Amiral Christophe Prazuck. Aujourd’hui, la rémunération des sous-mariniers, comme de tous les militaires, ne dépend pas seulement de leur grade. Elle est composée d’une partie indiciaire, qui dépend du grade et de l’ancienneté, et d’une partie indemnitaire liée à d’autres éléments comme l’activité – par exemple, lorsque vous participez à une opération extérieure (OPEX) – ou les compétences – les techniciens supérieurs accèdent ainsi à l’échelle 4.

À mon sens, notre système de rémunération pèche avant tout en ce qu’il est illisible du fait de la sédimentation d’indemnités dont certaines, anciennes de plusieurs décennies, ne correspondent plus aux besoins actuels. Ce système est aussi extrêmement rigide. Il est par exemple possible de verser une prime de fidélisation que, dans notre jargon inimitable, nous appelons prime réversible de compétence à fidéliser (PRCF). En échange de celles‑ci, le marin s’engage à rester en service pendant trois ou quatre ans selon le montant versé. En général, les marins estiment que ce montant n’est pas suffisant, et ils préfèrent conserver la liberté de saisir une opportunité qui se présenterait dans le civil. J’ai donc demandé, à enveloppe constante, à pouvoir donner plus à ceux que nous voulons retenir, ceux dont nous avons vraiment besoin, sur lesquels nous avons investi, tout en maintenant le montant de l’enveloppe globale des PRCF. On m’a répondu que c’était impossible !

Je pense que la nouvelle politique de rémunération des militaires (NPRM) doit traiter ce genre de problème. Si nous voulons des cybercombattants, des spécialistes du nucléaire, des profils très recherchés dans le reste de l’industrie, si nous investissons durant des années pour former un chef de mission commando, il faut nous donner les moyens de les conserver à bord.

Qu’est-ce que le bon moral d’un marin ? Le sens de la mission est un élément très important du moral du marin : il faut qu’il se sente utile. La plupart des militaires n’ont aujourd’hui aucun doute sur l’utilité de leur action. Le marin heureux est un marin qui navigue. J’ai cependant un problème en termes de prévisibilité des missions. Le marin qui passe cinq mois dans l’océan Indien et intercepte des trafiquants d’héroïne, qui travaillent au profit des Taliban ou de Daech, sait que son action est utile à la défense du pays et des Français. Il navigue, il agit et il est utile : tout cela rend le marin heureux. Ce qui est plus difficile pour lui, c’est de partir quatre mois avec quatre jours de préavis. De mon côté, je dois donc mieux remplir ma part du contrat, en particulier pour améliorer la prévisibilité de son activité. Il s’agit de l’un des points sur lesquels je dois travailler dans la prochaine LPM avec les marges de manœuvre que je parviendrai à dégager.

Les infrastructures à terre permettent-elles d’accueillir le Barracuda et les FREMM ? Oui, ce sera possible. Les travaux effectués sont notamment destinés à rendre possible l’accueil des sous-marins nucléaires d’attaque. Il s’agit de remettre à neuf les installations toulonnaises, en particulier les bassins construits au XIXe siècle où ces sous-marins sont entretenus. Il faut désormais qu’ils soient aux normes post-Fukushima.

Pour les infrastructures nécessaires aux nouveaux bâtiments, je sais que les choses sont sur les rails. Elles sont en cours s’agissant de l’infrastructure des bases navales : réseaux d’adduction d’eau, réseaux électriques… Je suis aussi particulièrement attentif à la question de l’hébergement des marins. Tout ne se résoudra pas en la matière d’un coup de baguette magique. J’ai fait l’inventaire des besoins, et il faut que je planifie les choses afin que les marins soient hébergés correctement, qu’ils disposent d’un accès wifi, et qu’ils aient envie de rester dans la marine. Je serai particulièrement attentif à ce sujet dans les années qui viennent.

Quels sont nos points critiques ? Pour moi, le point critique, c’est le combat. C’est mon leitmotiv ! Un jour, un missile sera tiré sur un bâtiment de combat français : cette éventualité est de plus en plus proche. Ce jour-là, cette frégate sera bien équipée, bien entraînée, bien commandée. Elle disposera des outils de la guerre électronique, de ceux de l’intelligence artificielle qui lui auront permis de détecter une anomalie, des radars qui localiseront le missile attaquant du plus loin possible, et ses missiles antimissiles seront prêts, dans leur silo, pour intercepter le missile tiré contre elle. Il s’agit de l’événement le plus critique auquel je prépare les marins, les bâtiments de combat et la marine de manière générale.

Nous disposons de quarante-deux Rafale. J’en ai déployé vingt-quatre sur le Charlesde-Gaulle. Je peux en déployer jusqu’à trente en engagement majeur. Je dispose d’un nombre de pilotes limité – la marine compte une cinquantaine de pilotes confirmés. Je ne pourrai augmenter le nombre d’avions que si j’augmente le nombre de pilotes. Le renouvellement de ces avions débutera en 2030, et nous commencerons à en discuter en 2025.

M. Jacques Marilossian. Quels sont les deux ou trois points positifs de cette LPM ? Quels en sont les principaux points négatifs ? Sur quel sujet avez-vous des regrets ? Quelles devront être, selon vous, les priorités de la loi de finances pour 2019 ? Cette LPM de rupture par rapport à celles adoptées depuis quinze ans conduit-elle à une modification de la doctrine d’emploi de la marine ?

M. Thibault Bazin. Des pays comme la Chine investissent massivement dans leur marine. La LPM permettra-t-elle à la France de rester la deuxième puissance maritime mondiale en 2025 ? Quelle sera demain la place de la réserve dans la marine ? Comment peut‑elle vous aider à relever le défi en termes de ressources humaines, posé notamment pour les sous-mariniers soumis à des sujétions particulières ? Le service militaire pourra-t-il susciter des vocations ?

M. le président. Monsieur Bazin, il n’y a pas de service militaire ! (Sourires.) Nous parlerons à onze heures du service national universel. Vous poserez donc votre question tout à l’heure.

M. Fabien Gouttefarde. Amiral, en 2017, les forces navales françaises étaient présentes sur pas moins de cinq théâtres d’opérations, alors même, sauf erreur de ma part, que le Livre blanc de 2013, socle de la précédente LPM, n’en prévoyait qu’un ou deux. Que dit la future LPM en la matière et quelles sont les conséquences concrètes pour vos opérations ?

M. Loïc Kervran. Lors de ses vœux à Toulon, le président de la République a annoncé la volonté de se doter d’une solide posture permanente de renseignements. Aujourd’hui, le Dupuy-de-Lôme joue un rôle essentiel dans la capacité de projection d’une capacité de renseignement. La LPM prévoit la commande d’un bâtiment frère. S’agira-t-il d’un frère jumeau ? Il est désigné comme un « bâtiment léger de surveillance et de reconnaissance », et le mot « léger » a pu susciter quelques interrogations – mais, dans la marine, tout est relatif et le Dupuy-de-Lôme doit accuser, chargé, 4 000 tonnes.

À ma connaissance, la mise en service de ce bâtiment est prévue pour 2030. Disposez-vous de bonnes nouvelles s’agissant de la période intermédiaire, comme vous en aviez pour les SDAM ? Le fait de ne pas encore disposer de ce second bâtiment constitue-t-il une contrainte ?

M. Jean-Michel Jacques. Amiral, après les drones aériens je voudrais que nous parlions des drones sous-marins qui peuvent mener des actions en matière de surveillance, de renseignements, voire de destruction. Une juste place leur est-elle accordée dans la LPM en cours d’élaboration ?

Amiral Christophe Prazuck. Monsieur Marilossian, vous me demandez de distribuer trois bons points et trois mauvais points.

Parmi mes motifs de profonde satisfaction, je placerai la priorité donnée aux ressources humaines dans cette LPM. Il s’agit d’une première, à ma connaissance, et d’une réponse à la menace principale qui pèse sur la marine – menace qui est déjà devenue réalité pour les autres marines européennes. Je citerai aussi le fait que la LPM règle les ruptures temporaires de capacité dont je vous ai parlé ; il s’agit d’un grand motif de satisfaction. Je parlerai enfin de quelque chose qui ne se remarque pas – à la manière des trains qui arrivent à l’heure : alors que les livraisons des grands outils de combat sont toujours étalées par les LPM, pour la première fois, ce n’est pas le cas, les dates prévues sont maintenues.

Je reste vigilant sur d’autres points, et cela conditionne la façon dont je m’organiserai. D’abord, la prolongation du Rubis jusqu’en 2020, que j’ai évoquée précédemment. La LPM cite également les chasseurs de mines « tripartites » dont le remplacement interviendra en fin de cycle. Je vois bien que ces bateaux commencent à vieillir. Je prêterai une attention particulière à leur entretien. Je citerai enfin le SDAM, le drone hélicoptère reporté à 2028. Cela dit, il faut sauter les obstacles les uns après les autres, et je me réjouis que la DGA ait commandé dès aujourd’hui une étude sur l’appontage automatique du drone d’Airbus Helicopters dérivé du Cabri.

Que puis-je souhaiter pour la loi de finances pour 2019 ? Tout simplement, qu’elle soit conforme à la LPM : la LPM, rien que la LPM, toute la LPM !

La marine française se placera-t-elle au même rang parmi les marines mondiales en 2025 ? Cela dépendra aussi des autres marines, en particulier de celle qui occupe la troisième place. Si elle donne un coup de reins… De nombreuses personnes se sont demandé si j’avais eu raison de dire que la marine française était la première marine européenne. Il existe de nombreuses façons d’établir un classement : par le nombre de bateaux, par le nombre de marins, par le tonnage… Je retiens surtout l’extrême variété de compétences de notre marine nationale, du porte-avions à catapulte aux sous-marins, en passant par les forces spéciales et la chasse embarquée ou les hélicoptères de lutte anti-sous-marine. Cette variété de compétences ne se retrouve que dans la marine américaine, mais elle est dix fois supérieure en nombre à la marine française. Je me demande parfois comment nous arrivons à accomplir un tel exploit. Cela signifie, en tout cas, que nous avons des marins hors du commun.

Nous sommes aussi présents sur tous les océans du monde, notamment grâce à nos départements, régions et collectivités d’outre-mer, et à nos partenaires brésiliens, indiens, australiens… Une telle présence dans le monde n’a pas d’équivalent. Nous sommes une marine d’emploi, nous sommes à la mer, et nous sommes sur toutes les mers du monde.

D’autres marines disposeront-elles de cette variété de compétences et de déploiement en 2025 ? Ce pourrait être le cas de la marine chinoise qui lance son deuxième porte-avions et en annonce un troisième, équipé de catapultes électromagnétiques. Elle est présente dans l’océan Indien, en Méditerranée, dans l’océan Atlantique et dans le Pacifique.

La réserve est-elle importante pour la marine ? Soyons clairs : sans réserve, il n’y a plus de marine ; sans réserve, la marine cesse d’exister du jour au lendemain. Dans la marine, la professionnalisation des armées a consisté à remplacer trois appelés par un engagé, un civil et un réserviste. Aujourd’hui, les officiers de permanence à l’état-major de la marine, ceux qui suivent les opérations vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sont tous des réservistes.

Pour ma part, je dois diversifier la réserve afin que l’on y trouve au moins, à parts égales, des anciens marins dont nous devons utiliser la compétence technique après qu’ils ont quitté la marine, et des personnels qui ne sont pas encore marins. Je pense aux jeunes qui sortent des lycées professionnels, aux titulaires de BTS… Nous multiplions les partenariats. Ces jeunes viennent chez nous pour faire leur stage professionnel, nous les accueillons pendant l’été – ils travaillent comme marins dans les sémaphores, sur les bateaux… Toutes les occasions de contact avec la jeunesse sont importantes pour le recrutement, et la réserve est précisément un moyen d’augmenter notre « surface d’adhérence » avec cette population. Elle permet de donner encore plus de poids à nos partenariats avec l’éducation nationale.

La LPM future mise sur trois théâtres d’opérations par rapport aux cinq actuels, ce qui constitue une réduction de nos engagements. Je suis de près avec l’état-major des armées la manière dont les efforts seront ajustés dans les prochaines années.

Nous avons fait construire le Dupuy-de-Lôme aux Pays-Bas. Il s’agit d’un bâtiment aux normes civiles qui n’est pas aussi complexe qu’un bâtiment de combat. La taille et la forme de son petit frère ne posent pas de problème particulier. Ce qui est réellement dimensionnant, c’est sa charge utile. Elle doit être cohérente avec les programmes de charge utile aéroportée. Ce sujet concerne donc davantage la DRM que la marine elle-même. Lorsque nous aurons défini la charge utile, nous fabriquerons le bâtiment adapté.

Les drones sous-marins ont leur place, en particulier en matière de chasse aux mines. Jusqu’à présent, on envoyait les bâtiments dans les champs de mines pour trouver les mines – nous rendions ces bateaux invisibles pour les mines en les fabriquant en fibre de verre et en les démagnétisant. La LPM modifie ce concept : les bâtiments resteront à l’extérieur d’éventuels champs de mines où ils enverront des drones. Les drones de surface mettront à l’eau des drones sous-marins, il y aura donc des drones de drones.

Nous utilisons d’ores et déjà des gliders. Ce sont des sortes de planeurs sous‑marins qui peuvent parcourir des centaines de kilomètres en utilisant la seule force d’Archimède. Ils permettent d’observer la colonne d’eau et de faire des mesures utiles en termes d’environnement et d’océanographie. Plusieurs études exploratoires sont menées dans ce domaine avec des projets industriels permettant de se poster devant un port et de servir au renseignement. Tapis au fond de l’eau, ces prototypes peuvent aussi émerger lorsque l’on en a besoin.

M. le président. Je rappelle que nous entendrons le directeur du renseignement militaire le 8 mars prochain.

M. Philippe Chalumeau. Amiral, merci pour votre vision toujours extrêmement précise et claire.

Vous souhaitez remplacer les 174 indemnités actuelles par un système plus lisible. Compte tenu des difficultés rencontrées par le passé en matière de logiciel de solde, pouvez‑vous garantir que le prochain système fonctionnera correctement ?

Quelles grandes infrastructures de défense attendez-vous pour cette loi de programmation militaire ? Le calendrier vous paraît-il être bien sur les rails ?

M. le président. C’est l’optimisme tourangeau !

M. Charles de la Verpillière. Amiral, vous venez de rappeler que la marine française est présente en permanence sur presque toutes les mers du globe. Pour ce faire, elle doit pouvoir compter sur des escales, des bases pour se ravitailler, pour accueillir des nouveaux personnels et en faire partir d’autres. Comment voyez-vous évoluer ce réseau de bases, à la fois dans nos territoires d’outre-mer, comme à Nouméa et en Polynésie, et dans les points d’appui permanents que nous avons dans certains pays étrangers, par exemple à Dakar et Djibouti ?

M. Philippe Michel-Kleisbauer. Vous avez parlé tout à l’heure d’une attaque probable que vous parerez sur nos bâtiments. Cela me renvoie à la question des torpilles hypervéloces, équipement rare et complexe à développer. Un tel équipement est-il utile ?

Amiral Christophe Prazuck. Bien évidemment, les 174 indemnités existantes complexifient les systèmes informatiques de solde. Mais c’est plutôt la lisibilité qui est le premier objectif de la politique de rémunération des militaires.

Vous le savez, le système Louvois va être remplacé par Source Solde, qui sera déployé d’abord dans la marine. Initialement, il devait être installé au début de 2017, mais il devrait finalement l’être en 2019 seulement, parce que nous prendrons le temps nécessaire. Chat échaudé craint l’eau froide, et le marin aussi ! Il est hors de question de prendre le moindre risque et nous procédons donc à des vérifications et contre‑vérifications de tout ce système, du calculateur lui-même et de son lien avec les autres systèmes d’information ressources humaines du ministère, avec les réseaux de données. C’est un ensemble beaucoup plus large qu’un simple calculateur. Avant d’être chef d’état-major, j’ai été directeur des ressources humaines de la marine. J’avais noté alors qu’il y avait dix-sept manières différentes de distinguer hommes et femmes dans les systèmes RH du ministère des Armées : H.F, M.Mme, 0.1, 1.0, 1.2, 2.1, etc. Lorsqu’un système « 2.1 » parle à un système « H.F », le système receveur se pose des questions insolubles. C’est un problème de compatibilité que l’on a connu il y a très longtemps dans les systèmes de combat et que l’on a résolu par une normalisation de ces échanges. Cela fait partie des travaux de vérification.

M. le président. C’est toute la question de l’interopérabilité !

Amiral Christophe Prazuck. Exactement, sauf que le nombre de données RH est beaucoup plus important que le nombre de données d’un système de combat…

Quant aux infrastructures de défense faisant l’objet d’investissements importants, j’ai déjà noté que ce sont celles destinées aux Barracuda, aux FREMM et les bases navales, qui datent du plan Marshall. J’estime que j’aurai les moyens d’accueillir les nouveaux équipements, les nouveaux sous-marins, les nouvelles frégates lorsqu’elles arriveront.

Vous noterez que la revue stratégique et la loi de programmation militaire insistent sur la prévention et la nécessité de développer nos partenariats pour prévenir les crises, ce qui suppose d’être présent à partir de nos bases outre-mer et de celles de Dakar, de Djibouti, pour entretenir des partenariats. À cela s’ajoute la base interarmées des Émirats arabes unis, qui est importante pour l’ensemble des armées. À côté de ces bases militaires sur le territoire français ou à l’étranger, je n’oublie pas le rôle important d’un port comme Hobart pour la marine, d’où l’Astrolabe, bâtiment de la marine nationale, fait la moitié de l’année des allers‑retours entre la base de Dumont-d’Urville en Antarctique et la Tasmanie pour ravitailler. Cette mission échoit maintenant à la marine. Enfin, nous avons récemment fait escale pour la première fois au sud de Bombay, en Inde, où les Indiens ouvraient pour la première fois leur base navale à un bâtiment de guerre étranger et proposent que nous utilisions régulièrement leurs infrastructures en soutien logistique.

C’est à travers les missions de prévention qui sont mises en avant dans la Revue stratégique et dans la LPM que l’avenir de nos bases dans nos départements d’outre-mer ou à l’étranger est souligné. À mon avis, elles joueront un rôle de plus en plus important.

Notre choix n’a pas été d’investir dans les torpilles hypervéloces mais dans la nouvelle torpille lourde, la F21, qui sera tirée depuis les Barracuda et depuis les SNLE de troisième génération. Nous sommes en train de conduire les essais avec Naval Group. Cette nouvelle torpille lourde peut être tirée par nos tubes lance-torpilles de 533 millimètres, ce qui est pour nous l’élément déterminant.

M. le président. Amiral, nous vous remercions.

 


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 M. Jean-Paul Bodin, secrétaire général pour l’administration (mercredi 14 février 2018)

M. le président Jean-Jacques Bridey. Je suis heureux d’accueillir M. Jean-Paul Bodin, secrétaire général pour l’administration du ministère des Armées, pour l’entendre sur le projet de loi de programmation militaire.

Chers collègues, permettez-moi de vous rappeler que nous recevrons la semaine prochaine Mme Claire Legras, directrice des affaires juridiques, à laquelle vous pourrez poser toutes les questions concernant le domaine juridique. Aujourd’hui, nous aborderons plus particulièrement les problématiques liées aux ressources humaines, au statut, aux rémunérations et plus particulièrement aux infrastructures.

M. Jean-Paul Bodin, secrétaire général pour l’administration du ministère de la défense. Monsieur le président, Mesdames, Messieurs les députés, après six mois de travail intense, le projet de loi de programmation militaire (LPM) est à présent soumis à la discussion puis au vote de la représentation nationale. Cette LPM de « renouveau », comme l’a qualifiée la ministre des Armées, a bénéficié de deux facteurs favorables : une bonne articulation avec la revue stratégique, dont nous avons tiré le maximum d’enseignements ; un cadre défini par la loi de programmation des finances publiques (LPFP) du 22 janvier 2018, qui nous a donné une trajectoire pour les crédits et les effectifs, ce qui nous a facilité la tâche par rapport aux deux précédentes LPM.

Dans un contexte de maîtrise des finances publiques, force est de reconnaître l’effort très important que consacre la nation à son outil de défense.

Cette LPM est centrée sur deux ambitions principales : consolider nos armées en leur redonnant les moyens de remplir durablement leurs missions par la régénération des équipements, la modernisation des capacités et l’amélioration des conditions de vie et d’exercice du métier ; préparer la défense de la France pour demain, ce qui passe notamment par un effort d’innovation, qui est un chantier prioritaire de la ministre.

Alors que les précédentes LPM ont mis l’accent sur les équipements, la présente loi vise à redonner dans la durée une base soutenable à un modèle d’armée complet et équilibré. Cette LPM dite « à hauteur d’homme » consacre d’importants efforts à la condition militaire et l’accompagnement social des personnels civils et militaires et de leur famille.

Le projet de loi comporte, dans son titre 2, un ensemble de « dispositions normatives intéressant la défense nationale » sur lesquelles la directrice des affaires juridiques reviendra plus en détail.

Elles concernent, tout d’abord, des leviers de gestion des ressources humaines civiles et militaires : expérimentations en matière de recrutement,; possibilité de servir dans la réserve, en congé pour convenances personnelles, dans le but d’élever un enfant ; révision des limites d’âge s’imposant à certaines catégories de personnel ; extension aux personnels à statut ouvrier des règles applicables aux fonctionnaires en matière de cumul d’activités ; retour sur l’ensemble des dispositifs d’aide au départ.

Elles regroupent des mesures en faveur du monde combattant et des victimes de guerre : extension du congé de reconversion à tous les militaires blessés en service, changement de statut du Conseil national des communes « Compagnon de la Libération », importante réforme du contentieux des pensions militaires d’invalidité qui va sortir des juridictions spéciales pour entrer dans la compétence des juridictions administratives.

Le titre 2 comporte également des dispositions favorisant le développement de la réserve opérationnelle. D’autres visent à étendre les droits politiques des militaires : désormais, les militaires de carrière pourront exercer un mandat de conseiller municipal dans les communes de moins 3 500 habitants, ce qui correspond à 90 % des communes. C’est une réponse à la décision du Conseil constitutionnel qui a considéré que l’incompatibilité générale de la fonction de militaire avec un mandat de conseiller municipal était excessive.

Certaines dispositions tiennent compte de l’émergence du champ numérique : mise en œuvre de dispositifs de détection des attaques informatiques par les opérateurs de communications électroniques, excuse pénale des cyber‑combattants.

À cela s’ajoute une adaptation des dispositions relatives aux marchés publics de défense ou de sécurité et des dispositifs de gestion du parc immobilier du ministère des Armées, avec la reconduction de certaines procédures dérogatoires.

Enfin, le Gouvernement sera habilité à légiférer par ordonnance pour divers sujets techniques – droit de l’armement, droit des installations nucléaires relevant de la défense, dispositions financières ou statutaires.

Le cœur de la loi est constitué par les ressources financières.

L’effort de défense a connu une érosion continue au cours des deux dernières décennies, en termes de part dans le PIB comme de part dans la dépense publique. Une première inflexion a été donnée, à la suite des attentats de novembre 2015, avec la décision d’actualiser la loi de programmation militaire. Cela a conduit à stabiliser l’effort de défense à hauteur de 1,78 % du PIB et à interrompre les baisses d’effectifs. Le président de la République a fixé l’objectif d’un effort de défense à hauteur de 2 % du PIB à l’horizon 2025. Cet objectif a été intégré dans la loi. Cette impulsion s’est traduite dès 2018 par l’augmentation de 1,8 milliard d’euros des ressources de la mission « Défense ». Le budget s’élève à 34,2 milliards d’euros, hors recettes issues de cessions, contre 32,4 milliards dans la loi de finances initiale pour 2017. L’effort de défense de la Nation atteindra 1,82 % du PIB en 2018. Cette progression se poursuivra avec des marches de 1,7 milliard d’euros chaque année jusqu’en 2022 et de 3 milliards d’euros en 2023. À compter de 2024, la programmation s’appuiera sur un niveau de ressources qui sera l’objet d’arbitrages complémentaires lors de l’actualisation de la présente loi en 2021.

Sur le périmètre de la mission « Défense », les ressources programmées hors pensions s’élèveront à 197,8 milliards d’euros courants de crédits budgétaires sur la période 2019-2023 et 294,8 milliards sur la période 2019-2025. Les ressources sont programmées en crédits budgétaires uniquement et ne comprennent pas de ressources exceptionnelles.

La programmation des ressources financières est sincère. En effet, le présent projet de loi ajuste la provision OPEX-MISSINT – opérations extérieures et missions intérieures – annuelle prévue en loi de finances initiale pour la porter à 850 millions d’euros en 2019 puis à 1,1 milliard d’euros par an à partir de 2020, contre 450 millions d’euros dans la précédente loi de programmation. Elle accroît également les crédits de masse salariale prévus au titre des missions intérieures à 100 millions d’euros par an, dès 2018, en gestion.

La loi prévoit que si les dépenses sont supérieures au plafond prévu, elles feront l’objet d’un financement interministériel et que, si elles sont inférieures, le ministère pourra conserver la différence.

En outre, la LPM inclut un objectif de résorption progressive du report de charges, c’est-à-dire les dépenses correspondant à un service effectué, certifié au titre de l’exercice précédent, mais dont le paiement n’est pas intervenu. Le report de charges atteignait 2,9 milliards d’euros à la fin de l’année 2017. Il devrait s’accroître, compte tenu de l’augmentation des crédits, mais l’objectif d’une limitation à 10 % des crédits hors masse salariale, soit environ 3,6 milliards d’euros, devrait être atteint à horizon 2025, avec un point de passage à 12 % en 2022.

Le rapport annexé au projet de LPM prévoit que les dispositions de l’article 17 concernant les restes à payer ne contraindront pas la capacité d’investissement du ministère des Armées.

La LPM 2019-2025 repose sur des hypothèses structurantes. Si les modalités de financement des OPEX et MISSINT entraînent des surcoûts, cela aura des conséquences, tout comme l’éventuelle variation des indices économiques, du coût des carburants ou des infrastructures.

J’en viens aux effectifs.

La trajectoire prévoit la création de 1 500 équivalents temps plein (ETP) sur la période 2019-2022. À partir de 2023, le ministère bénéficiera d’une augmentation de ses effectifs de 1 500 emplois par an, soit une augmentation de 6 000 emplois sur la période 2019-2025. Le plafond d’emplois atteindra 271 936 ETP en 2023. Cette remontée en puissance permettra notamment de renforcer le renseignement, la cyberdéfense et l’action dans le domaine du numérique, à hauteur de 50 % des emplois créés, ainsi que le soutien aux exportations, ce qui bénéficiera à la direction générale de l’armement (DGA). Les effectifs des services de soutien devraient rester stables. Le secrétariat général pour l’administration (SGA) connaîtra entre 2019 et 2025 une augmentation qui ne sera que de cinquante emplois, ce qui nous pousse à nous interroger sur nos modes de fonctionnement et sur d’éventuelles externalisations d’activités.

L’augmentation des effectifs correspond à une période de tensions importantes avec des départs massifs à la retraite. Les recrutements de personnels civils en 2017 ont concerné 2 800 personnes ; en 2019, ils porteront sur 3 900 personnes. L’ensemble des besoins de recrutements du ministère pour les personnels civils et militaires correspond à 66 recrutements par jour. Certaines familles professionnelles connaissent des tensions, que nous devrons prendre en compte pour façonner notre politique de rémunération.

Les effectifs du ministère sur la période 2024-2025 feront l’objet d’arbitrages complémentaires lors de l’actualisation de la loi de programmation en 2021. L’augmentation des effectifs portera sur les seuls emplois financés sur les crédits de titre 2 de la mission « Défense », hors apprentis et service militaire volontaire (SMV), et ne prend pas en compte la contribution des armées à la mise en place d’un service national universel.

Comme je l’ai indiqué, la loi de programmation a l’ambition de se recentrer sur les personnels militaires et civils et leurs familles.

Au cours de la LPM 2014-2019, le budget consacré à l’action sociale était de 462 millions d’euros. Pour la période 2019-2025, 754 millions d’euros sont prévus afin de financer notamment l’accroissement du nombre de places en crèches ou la prise en compte de l’offre de prestations pendant l’absence en mission. Le ministère met à la disposition des familles de ses ressortissants un parc comprenant 48 000 logements, dont 9 000 lui appartiennent en propre. Pour 2019-2025, 150 millions d’euros par an seront consacrés aux dépenses de logement, à la fois pour l’acquisition, la préservation et l’entretien. L’offre sera augmentée de 660 logements de 2018 à 2020, dont 367 logements nouveaux en Île-de-France.

M. Jacques Marilossian. Cela inclut-il la gendarmerie ?

M. Jean-Paul Bodin. Non, le parc de logements de la gendarmerie n’est plus pris en compte par le ministre des Armées depuis que la gendarmerie est placée sous l’autorité du ministère de l’Intérieur, sauf pour les gendarmeries spécialisées que sont la gendarmerie maritime, la gendarmerie de l’air, la gendarmerie de l’armement et la gendarmerie de sécurité des armements nucléaires.

La gestion locative ainsi que l’entretien et la maintenance du parc de logements domaniaux de la défense ont été confiés à la Société nationale immobilière (SNI) dans le cadre d’un bail civil de dix ans qui expire le 31 décembre 2018. Pour la suite, nous envisageons plusieurs hypothèses : mise en concurrence des divers opérateurs auxquels serait confiée la gestion du parc ; création d’une société foncière commune avec la SNI, sur sa proposition.

Par ailleurs, le ministère accorde une attention particulière à l’hébergement proposé en enceinte militaire aux militaires du rang, sous-officiers célibataires et célibataires géographiques. Un plan « Hébergement Île-de-France » s’élevant à 54 millions d’euros sur la période 2018-2022 permettra de proposer plus de 400 places supplémentaires sur différentes emprises – Satory, Saint‑Germain-en-Laye, Arcueil, Versailles.

Ces mesures sont intégrées dans le plan d’accompagnement des familles et d’amélioration des conditions de vie des militaires présenté par la ministre à l’automne 2017 qui entrera en vigueur dès cette année. Le Conseil central de l’action sociale (CCAS) a arrêté les conditions de mise en œuvre de 70 % des mesures du plan qui a fait l’objet d’une concertation avec les représentants du personnel, notamment le Conseil supérieur de la fonction militaire (CSFM) et les associations. Il représente un effort supplémentaire d’environ 300 millions d’euros sur la période 2018-2022 et de 530 millions d’euros sur la durée couverte par la LPM.

Enfin, la loi consent un effort significatif et durable en direction des militaires blessés ou malades en service et les familles des militaires morts au combat.

La procédure d’indemnisation des préjudices sera modernisée et simplifiée. Les démarches administratives et médicales seront allégées dans le cadre d’un « parcours du blessé ». Le congé de reconversion sera ouvert aux blessés en service sans qu’il y ait désormais de conditions d’ancienneté et le congé du blessé sera étendu à d’autres hypothèses, dans lesquelles nous souhaitons inclure des contextes opérationnels autres que les OPEX. Concernant les pensions militaires d’invalidité, ce ne sera plus au blessé de prouver le lien au service mais à l’administration de prouver une absence de lien au service. Enfin, les blessés pourront bénéficier des nouveaux soins dispensés par l’Institution nationale des Invalides, qui seront intégrés dans l’offre de soins proposée dans le cadre de la réforme du Service de santé des armées (SSA). Pour le personnel civil, des efforts seront consacrés à la prise en compte de toutes les formes de handicap.

Les mesures de la LPM favoriseront une gestion plus dynamique des ressources humaines.

S’agissant du recrutement du personnel civil, l’article 16 met en place deux expérimentations de recrutement dérogatoires dans la fonction publique afin de faciliter et de simplifier le recrutement des agents. La première crée une procédure de recrutement sans concours dans le premier grade des techniciens supérieurs d’études et de fabrications (TSEF) dans quatre zones géographiques sous tension – Bourgogne-Franche-Comté, Centre‑Val‑de‑Loire, Grand-Est et Île‑de-France. Elle portera au maximum sur 20 % des recrutements. Nous avions prévu qu’elle s’applique également aux secrétaires administratifs mais le Conseil supérieur de la fonction publique de l’État nous a demandé d’en restreindre le champ.

La seconde expérimentation permet de recruter des agents contractuels pour une durée qui ne peut excéder trois années, non renouvelable, afin de faire face à une vacance d’emploi de plus six mois dans l’attente du recrutement d’un fonctionnaire pour des emplois relevant de spécialités de haute technicité dans ces quatre régions. Aujourd’hui, il n’est possible de recruter des contractuels que pour une durée d’un an, éventuellement renouvelable, ce qui n’est pas satisfaisant pour attirer des compétences dont nous ne disposons pas en interne.

Pour contribuer à la fidélisation des personnels, une attention particulière sera portée à la lisibilité des parcours professionnels, en complément d’une politique de rémunération adaptée. Seront ainsi ciblées les compétences critiques – atomiciens, mécaniciens aéronautiques, praticiens de santé – mais aussi émergentes – cybersécurité, intelligence artificielle. Pour le personnel civil, plusieurs dispositifs de fidélisation seront mis en œuvre, notamment un plan de requalification d’agents de catégorie C vers la catégorie B. Nous prévoyons aussi d’amplifier notre démarche de définition de parcours professionnels et d’accompagnements individualisés des cadres de catégorie A, administrateurs civils et attachés.

Enfin, le chantier de la nouvelle politique de rémunération des militaires (NPRM) est ouvert : une équipe de projet est en place. Jusqu’en 2022, 480 millions d’euros sont inscrits en provision pour financer des mesures s’inscrivant dans ce cadre. Nous traitons ce dossier en suivant très étroitement la réforme des retraites. Si des dispositifs comme la retraite à jouissance immédiate ou la bonification pour services ou pour campagne étaient remis en cause, cela aurait un impact négatif sur l’attractivité des armées, ce qui nous conduirait à envisager des compensations en termes de rémunérations, pour assurer le flux de militaires jeunes dont nous avons absolument besoin.

En outre, la LPM confie au Gouvernement le soin de définir par ordonnance les dispositifs d’aides au départ spécifiques qui seront maintenus ou amendés. Ils font l’objet d’une mission d’évaluation conjointe de l’inspection générale des finances et du contrôle général des armées. Nous verrons dans quel sens les adapter en fonction de ce qui sera décidé dans le cadre de la réforme des retraites.

La loi de programmation militaire 2019-2025 soutient le renforcement des réserves avec l’augmentation de la durée annuelle maximale d’activité dans la réserve opérationnelle à soixante jours par an et la mise en place de diverses dispositions destinées à favoriser le service dans la réserve militaire – fidélisation, couverture sociale, reconnaissance – et à simplifier les procédures et la gestion. De même, pour renforcer le lien des armées avec la jeunesse, la LPM pérennise à compter du 1er janvier 2019 le service militaire volontaire (SMV) dans son format actuel, à savoir 1 000 jeunes accueillis chaque année dans les six centres dédiés.

D’autres dispositions relatives aux ressources humaines portent sur l’allongement des limites d’âge ou les droits de permission.

Les dépenses d’infrastructures et d’immobilier représentent un effort important de la LPM puisque celle-ci prévoit de consacrer 13,6 milliards d’euros à la modernisation des infrastructures de défense. Ce financement se traduira par un niveau d’investissement moyen de 1,7 milliard d’euros par an sur les années 2019 à 2022, incluant quelque 300 millions pour la maintenance. Avec les infrastructures liées à la dissuasion, environ 110 millions d’euros par an, le « chiffre d’affaires » pour le service d’infrastructures s’élèvera autour de 1,9 milliard par an, montant beaucoup plus important que sous la précédente LPM, de 1,3 à 1,4 milliard par an.

Sur les 13,6 milliards d’euros d’investissements, 7,4 milliards seront consacrés au financement de l’adaptation des infrastructures dites « capacitaires », c’est-à-dire celles qui conditionnent directement les capacités opérationnelles des forces. Quelque 3,5 milliards sur ces 7,4 milliards financeront les programmes liés à l’arrivée des équipements nouveaux : sous-marins Barracuda, avions A400M et MRTT, véhicules du programme Scorpion. Le reste, soit 3,9 milliards, permettra de poursuivre la remise à niveau des installations portuaires et aéroportuaires, d’accompagner la remontée en puissance de la force opérationnelle terrestre, de faire face aux besoins de sécurité-protection des installations et de remise à niveau des casernements, et de financer les différents plans ministériels : le plan « Famille » et les plans antérieurs en matière de condition du personnel et d’infrastructures.

La LPM consent un effort particulier sur les immeubles d’hébergement et les infrastructures de vie courante. Nous avons prévu 400 millions d’euros dans les pôles d’alimentation. Nous devrons aussi investir dans les infrastructures liées à la production d’énergie, aux réseaux d’eau, d’électricité et de chauffage. Nous avons également prévu un plan de 50 millions d’euros pour remettre en état l’infrastructure des lycées militaires ; cela fait partie du plan « Famille » et c’est aussi un élément de recrutement car nous ouvrons des classes de brevet de technicien supérieur (BTS) dans les domaines scientifiques et techniques et le numérique.

En outre, un milliard d’euros seront consacrés à des opérations plus spécifiques : remise en état des installations de Mururoa – programme Telsite –, construction d’un bâtiment pour la sous-direction des pensions à La Rochelle, amélioration des conditions d’hébergement de la direction de la sécurité de défense au fort de Vanves, ou encore des installations liées aux besoins de la DGA, notamment dans ses centres d’essai.

La période sera consacrée au renforcement des capacités de maintenance et de maintien en condition des immeubles, auquel 3,2 milliards d’euros seront consacrés. Les investissements annuels de maintenance lourde seront portés à 0,5 milliard par an jusqu’en 2022, contre 0,25 milliard aujourd’hui, puis à 0,6 milliard par an à partir de 2023. Cet effort inédit devrait nous permettre, jusqu’en 2022, de corriger les situations les plus détériorées et de stabiliser la tendance à la dégradation de l’état du bâti à partir de 2023.

Enfin, 1,8 milliard d’euros seront consacrés au petit entretien locatif dans les bases de défense et aux loyers budgétaires. Ce sont là des crédits qui seront déconcentrés au niveau des bases de défense.

Des dispositions normatives ont été prévues en matière immobilière, notamment la possibilité de remettre aux Domaines des biens reconnus inutiles sans consultation de l’ensemble des ministères. Nous avons également prévu de céder des immeubles pollués en confiant à celui qui les achète la responsabilité de la dépollution, le coût de celle-ci étant déduit du prix d’achat.

L’effort en matière d’infrastructures est donc très important. Comme les effectifs du service d’infrastructures n’augmenteront pas, cela implique de revoir nos conditions de travail. Cela nous conduira notamment à poursuivre l’externalisation de la maintenance et d’une bonne partie de la maîtrise d’œuvre.

L’innovation, dossier prioritaire pour la ministre, sera pilotée par la DGA. L’innovation n’est pas qu’industrielle ou technologique, elle est aussi administrative, et mes services s’y emploient, notamment par l’organisation à l’automne d’une semaine d’échanges appelée « innovation-défense ». Les chantiers de transformation du ministère sont étroitement liés aux chantiers d’Action publique 2022, notamment le chantier de transformation numérique animé par le secrétaire d’État au numérique. Nous investissons de façon importante dans les chantiers d’Action publique 2022, en particulier dans la partie des ressources humaines. Les deux expérimentations que nous avons demandées y contribueront.

Nous présentons aussi des propositions dans le chantier transverse « Gestion budgétaire et comptable » relatif à la gestion des finances publiques. Nous considérons que l’on pourrait diminuer le rôle des contrôleurs budgétaires dans les ministères et responsabiliser un peu plus les ministères dans leur gestion.

M. Jacques Marilossian. La LPM précise que le Parlement joue un rôle essentiel dans sa contribution aux choix structurants de la programmation militaire qui fixe les orientations relatives à la politique de défense. Dans cette démarche, le Parlement doit s’assurer de la mise en œuvre de la LPM, dont les crédits pour l’agrégat « Équipements » comprennent plus de sept milliards d’euros au titre de la petite période 2019-2023, pour les dépenses d’investissement des infrastructures militaires. Cela me conduit à m’interroger sur les stratégies d’achat menées par le SGA. La LPM prévoit des besoins pour les infrastructures allant jusqu’à 11 milliards d’euros pour 2019-2025. Or, si le budget des armées est bien « à hauteur d’homme », pour de grandes infrastructures qui, elles, ne sont pas à hauteur d’homme, nous n’ignorons pas les contraintes budgétaires qui s’appliqueront à tous les ministères et le risque de dérive des coûts. Face à la réalité de ces contraintes et de ces besoins, comment le SGA abordera-t-il les stratégies d’achat, notamment en termes de services énergétiques ou de maintenance d’équipements immobilisés ?

Mme Nicole Trisse. Dans l’expérimentation de recrutement de personnel civil, quel sera le nombre de personnes que vous entendez recruter et leur proportion par rapport au recrutement de militaires prévu ?

Mme Séverine Gipson. Alors que, dans le cadre de la précédente LPM, vous étiez venu vous exprimer sur des réductions des effectifs de notre armée, vous venez aujourd’hui présenter une tout autre dynamique en matière de ressources humaines. Cette LPM offre à notre armée des moyens financiers dans un engagement durable et soutenable ainsi que des moyens humains en inversant résolument la tendance baissière des effectifs, avec 6 000 créations de postes. Alors que le logement de nos militaires a trop souvent été mis de côté, pensez-vous que cette LPM permettra d’améliorer les conditions de vie de nos troupes, alors que des milliers de créations d’emplois vont être annoncées ?

M. Jean-Jacques Ferrara. Dans le cadre des dispositions normatives de cette LPM, vous avez évoqué des modifications concernant les marchés publics. Pouvez-vous préciser ces mesures, sachant que la réglementation des marchés publics constitue un obstacle majeur à la mise à disposition rapide de matériels spécifiques, performants, nécessaires en particulier à certaines unités comme les forces spéciales ? Il s’agit souvent, dans ce dernier cas, de matériel disponible sur étagère immédiatement, compte tenu des faibles quantités nécessaires.

M. Fabien Lainé. Vous avez évoqué au début de votre propos l’éligibilité de nos militaires, en réponse à la décision du 28 novembre 2014 du Conseil constitutionnel, saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Je trouve la réponse assez limitée : on ne parle que de communes de moins de 3 500 habitants. Pourquoi ce seuil ? C’est dire : « On a du mal à trouver des élus locaux pour les communes de moins de 3 500 habitants, donc jusque-là d’accord, mais pas au-delà. » Cela peut s’interpréter de cette façon, et je trouve que c’est assez maladroit.

M. Jean-Paul Bodin. Le ministère des Armées a des stratégies d’achat pour les matériels d’armement définies par le délégué général pour l’armement. Tout ce qui est hors armement est défini dans le cadre d’un comité des achats que je réunis tous les deux mois. Nous définissons nos politiques d’achat en tenant compte des politiques définies au niveau interministériel par la direction des achats de l’État, sauf lorsque nous avons nous-mêmes défini une politique d’achat et que nous considérons qu’elle correspond mieux à nos besoins.

Nous avons tout d’abord réfléchi à la façon de n’avoir qu’un acheteur là où il y en avait plusieurs. Vous évoquez l’énergie : le service des essences des armées est l’acheteur du carburant pour le ministère, mais aussi pour l’ensemble de l’État. Le service d’infrastructure de la défense est l’acheteur unique, pour le ministère, d’électricité et de gaz, domaines où la réglementation et le marché ont considérablement évolué et où il a fallu définir des stratégies d’achat. Il existe une mission « Achats » qui m’est rattachée et emploie une vingtaine de personnes, dont certains viennent du secteur privé et ont une expérience d’acheteurs en dehors de l’État, avec une bonne connaissance des marchés.

Nous avons beaucoup de contacts avec les fédérations des grands secteurs d’activité. Nous organisons, en liaison avec les préfectures de région, des séances d’information pour présenter nos marchés. Le service d’infrastructure, par exemple, rencontre les grandes entreprises du bâtiment et des travaux publics (BTP) implantées localement pour les prévenir des appels d’offres que nous lancerons, afin d’être sûr que le marché réponde bien à nos besoins.

Il nous est arrivé sur plusieurs opérations de gagner des prix, par exemple un prix « Achat durable » sur la construction de casernements au Larzac, pour laquelle nous avions introduit des clauses en matière de développement durable et d’insertion de travailleurs handicapés. La fédération du bâtiment de l’Aveyron a parfaitement répondu, cela a fonctionné et a été reconnu au niveau interministériel. Nous avons eu cette année deux prix décernés par de grandes fédérations professionnelles en matière d’achat.

En matière d’achat d’énergie, nous avons lancé il y a six ans des contrats de partenariat énergie permettant de faire remettre en état les installations par le prestataire qui les exploite. Nous l’avons pratiqué la première fois pour le casernement d’un bataillon de chasseurs alpins près de Chambéry. Nous avons actuellement un projet sur la base d’aéronautique de Landivisiau et notre objectif est de passer au moins deux contrats de partenariat énergie par an sur de très grandes emprises à partir de 2018. Nous avons constitué une équipe spécialisée pour ce type d’achats, dans un objectif de réduction des consommations d’énergie.

En ce qui concerne les expérimentations de recrutement, pour les techniciens supérieurs d’études et de fabrication (TSEF), ce seront environ quarante personnes par an, soit 20 % du volume annuel de recrutement dans les quatre régions en question pour l’ensemble du ministère. Pour les agents contractuels, le chiffre reste encore à préciser en fonction du nombre de postes vacants.

Il existe encore des casernements dans un état médiocre. M. Le Drian nous avait demandé d’engager un plan « infrastructure CONDIPERS » (condition du personnel) ou « plan points noirs ». Nous avons en effet recensé les emprises dans lesquelles les conditions d’hébergement étaient dégradées. J’ai par exemple visité avec le général de Villiers un casernement à Brétigny qui était en mauvais état, mais, en dépensant cinq millions d’euros, nous avons pu refaire les deux bâtiments. Le plan n’est pas complètement terminé : nous avons réalisé le plus urgent et le plus facile mais il y a des endroits où il ne sert à rien de refaire les bâtiments si les réseaux d’eau et d’électricité sont en mauvais état. Actuellement, sur les 697 « points noirs », 85 % ont été traités pour un montant de près de 300 millions d’euros (sur 627 millions). Les « points noirs » restants consistent en des travaux plus lourds dont les crédits sont programmés sur la période 2018‑2021.

En ce qui concerne les marchés publics, une proposition vise à faire bénéficier les établissements publics rattachés au ministère de la défense des marchés de défense et de sécurité. Il s’agit d’étendre ces dispositifs dérogatoires à nos établissements publics, tels que l’Office national d’études et de recherches aérospatiales (ONERA).

Pour les achats d’urgence de matériels spécifiques, nous avons travaillé à des dispositifs nous permettant d’avoir une meilleure connaissance de ce qui existe sur le marché sur étagère, par un travail de prospection. Nous n’avons pas inclus des dispositions qui dérogent complètement aux marchés publics sur ces sujets ; ce sont plutôt des assouplissements dans nos procédures.

Sur l’éligibilité des militaires dans les communes de moins de 3 500 habitants, cela représente 90 % des communes, mais il est vrai qu’elles ne regroupent que 20 % de la population totale. Les échanges interministériels ont abouti à un seuil de 3 500. Il faut veiller à ce que les militaires respectent une stricte neutralité, et les élections sont plus politisées dans les communes de plus de 3 500 habitants que dans les petites communes. C’est pour cela que ce seuil a été retenu.

M. Fabien Gouttefarde. Monsieur le secrétaire général, je souhaite vous interroger, en votre qualité également de président du comité de la modernisation administrative de votre ministère, sur le lien que l’on peut faire, ou pas, entre Action publique 2022 et la LPM. Trouve-t-on dans cette dernière des mesures qui s’intègrent à Action publique 2022 ?

On entend beaucoup parler en ce moment, dans le débat public, de la réforme du périmètre du statut de la fonction publique. Certains métiers du périmètre dit de souveraineté resteraient dans le cadre de la fonction publique, tandis que les autres rejoindraient le contrat. Le paradoxe est que beaucoup de militaires sont sous contrat. Y a-t-il dans votre ministère des réflexions sur cette problématique pour distinguer les métiers civils et militaires qui relèveraient du périmètre de souveraineté et les autres ?

Mme Laurence Trastour-Isnart. La LPM prévoit la création de quelque 6 000 emplois civils et militaires d’ici à 2025. Cette trajectoire budgétaire ascendante est positive. Ces recrutements bénéficieront aux deux domaines prioritaires de cette loi, les renseignements et la cyberdéfense, qui obtiendront 1 500 postes supplémentaires chacun. Cependant, la hausse des moyens correspondants est incertaine. Si 1 500 postes devraient être créés lors des quatre premières années, puis 1 500 postes par an à partir de 2023, ce sont, pour l’heure, 198 milliards d’euros de besoins qui sont couverts de manière ferme de 2019 à 2022. Comment les hausses d’effectifs des années suivantes vont-elles être financées ? Comment comptez-vous faire face à cette évolution incertaine ?

M. François André. Nous le savons, les soutiens ont été mis à contribution de façon drastique dans les deux dernières LPM, tant du point de vue de leur organisation que de celui des effectifs et du point de vue budgétaire. Un rééquilibrage en leur faveur est aujourd’hui nécessaire à la poursuite de la modernisation de nos forces armées et à la remontée en puissance opérée depuis 2015.

Il est par ailleurs impératif de rénover les infrastructures de nos armées. Si la future LPM intègre des coûts d’infrastructure liés à l’arrivée de nouveaux équipements, tels que le Barracuda, il faut aussi rénover les infrastructures liées au cadre de vie quotidien de nos militaires. Pourriez-vous nous confirmer qu’il reste encore trois cents « points noirs » à traiter, ou ce chiffre n’est-il plus d’actualité ? Le projet de LPM tel qu’il est calibré vous paraît-il répondre à cette exigence de rénovation du cadre de vie dont on sait aussi à quel point il peut contribuer au moral des troupes ? Comment faire en sorte que les dépenses liées aux nouveaux équipements que j’évoquais n’évincent pas le financement des travaux d’infrastructures de vie à la faveur de mesures annuelles de régulation budgétaire ? Enfin, à supposer que les crédits consacrés au cadre de vie des militaires soient suffisants, avez-vous les moyens humains nécessaires pour assurer la conduite de ces opérations de rénovation ?

Mme Carole Bureau-Bonnard. La LPM dispose que « l’innovation et la numérisation seront au cœur de la transformation et de la modernisation du ministère […] pour améliorer » les services rendus aux personnels et l’organisation. Où en est ce processus de numérisation ? Un plan de formation adapté est-il prévu ? Sur combien d’années cette évolution s’étalera-t-elle ?

M. Claude de Ganay. Les créations de postes envisagées dans la LPM ne concerneront que fort peu, voire pas du tout, les soutiens, en dépit de besoins pourtant criants, notamment au sein du SSA ou du service du commissariat des armées (SCA). Pour le SSA, qui n’est pas – j’en conviens – directement sous votre autorité, quelle solution préconisez‑vous pour rendre plus attractifs les emplois vacants et pour fidéliser le personnel ? S’agissant du Commissariat, un recours accru à l’externalisation est-il envisagé ? Pour quelles fonctions ?

M. Christophe Blanchet. Je pense, moi aussi, qu’on pourrait largement dépasser le seuil de 3 500 habitants pour l’éligibilité des militaires aux conseils municipaux. On pourrait aussi réfléchir à une extension de cette éligibilité aux conseils communautaires dont les listes ne sont pas non plus nécessairement politisées : qu’en pensez-vous ?

Vous nous avez indiqué que le service militaire volontaire (SMV) allait atteindre 1 000 effectifs. Avez-vous le détail de ces effectifs par armée – terre, mer, air et cyber ? Indépendamment du coût de la mesure, quel niveau d’effectifs pourriez-vous techniquement incorporer au SMV ?

M. Jean-Paul Bodin. Les expérimentations que nous menons en matière de recrutement s’inscrivent pleinement dans le cadre du chantier Action Publique 2022. Les orientations que le Premier ministre a retenues lors du premier comité Action Publique 2022, il y a quelques semaines, comprennent un volet relatif à la fonction publique. Par ailleurs, un chapitre entier de la LPM est consacré à des mesures de simplification, ce qui répond à la demande du président de la République qu’il y ait désormais dans tous les textes de loi un chapitre de simplification.

Nous menons effectivement une réflexion en interne sur les missions relevant des emplois de personnel sous statut et des emplois contractuels. Quand nous avons réformé le statut des ouvriers de l’État il y a un an, nous avons admis que pour certains métiers, nous recruterions des contractuels ou des fonctionnaires de catégorie C et que nous réserverions le statut d’ouvrier de l’État aux métiers nécessitant une formation technique spécifique. Nous recrutons par exemple des personnes ayant le niveau du BTS pour la maintenance aéronautique et la maintenance terrestre.

Dans le cadre de nos réflexions sur l’évolution des soutiens et du SCA, nous nous interrogeons sur l’externalisation de la fonction « alimentation ». Le comité Action publique 2022 a, quant à lui, ouvert le dossier de l’externalisation de l’habillement, cette externalisation étant effective dans la police et la gendarmerie. Nous ne pourrons pas externaliser toute l’activité d’alimentation, car nous devrons conserver du personnel militaire pour remplir cette mission sur des théâtres d’opérations. Pour le reste, nous tendons vers une externalisation de cette activité, plutôt que vers son maintien en régie. Il faut garder à l’esprit que 80 % des personnels militaires sont des contractuels. Ce qu’a dit le Premier ministre concernant les contractuels est une réalité pour nous.

M. le président. Autrement, nos soldats seraient moins jeunes.

M. Jean-Paul Bodin. Ils seraient moins jeunes et on ne pourrait pas les envoyer sur des théâtres d’opérations extérieures.

S’agissant de l’évolution des effectifs d’ici à 2022, on constate tout d’abord une harmonie entre la loi de programmation des finances publiques et la loi de programmation militaire. Ces deux lois fixant des trajectoires jusqu’en 2023, ces dernières devraient être respectées. Ensuite, une clause d’actualisation est prévue en 2021 : elle permettra de déterminer comment atteindre l’objectif de 2 % du PIB en 2025 et tiendra compte de la situation économique de 2021. Elle dira aussi ce que ce sera le PIB en 2025. On peut espérer que le PIB évoluera positivement, que la croissance économique se confirmera et que la situation de notre pays sera meilleure qu’elle ne l’a été. On peut espérer aussi que l’endettement public diminuera, conformément à la volonté forte du Gouvernement.

Quoi qu’il en soit, jusqu’en 2022, nous avons des assurances quant aux effectifs et aux crédits. Si l’actualisation de 2021 a un impact, ce sera vraisemblablement sur 2023 à 2025. Ce qui peut nous poser des difficultés, c’est effectivement l’augmentation des effectifs que nous allons recruter entre 2022 et 2023, dans une période où il y aura des mouvements démographiques importants. Il y aura des tensions dès 2018, c’est pourquoi il faut que la dynamique de recrutement fonctionne à plein. Cela suppose de rendre plus attractive la gestion de nos personnels. Nous travaillons notamment à l’amélioration de la rémunération des médecins, car nous aurons besoin d’en recruter plus d’une centaine l’an prochain. La plupart d’entre eux seront des contractuels. Nous négocions avec Bercy des dispositions visant à ce que les gardes soient rémunérées, les médecins hospitaliers qui font des gardes dans un hôpital militaire n’étant pas payés pour le moment alors qu’ils le sont dans un hôpital civil. De même, dans les hôpitaux civilo-militaires qui sont en train d’être créés, les gardes des médecins civils sont payées quand celles des médecins militaires ne le sont pas. La loi prévoit par ailleurs qu’une personne qui se met en congé pour convenances personnelles, pour élever un enfant, pourra faire des périodes de réserve. Nous pensons que certains médecins demanderont à bénéficier de cette mesure.

S’agissant du service d’infrastructure, nous allons continuer à externaliser une partie de l’activité de soutien exercée par les régies. Des crédits sont prévus à cette fin dans la loi de programmation militaire. Il faut cependant que nous obtenions de Bercy de compenser la TVA quand nous externalisons. Pour cela, il faut que quand nous transformons des crédits de fonctionnement en crédits d’investissement pour payer des contrats, nous obtenions une compensation de TVA. Ce sujet avait fait l’objet d’arbitrages en 2009 que l’on espère reconduire. Pour remplir le cahier des charges du service d’infrastructure, il faut vraisemblablement requalifier une partie du personnel et notamment recruter plus d’ingénieurs et de techniciens. Vous évoquiez le programme Barracuda : une équipe d’une vingtaine d’ingénieurs et de techniciens y est entièrement consacrée à Toulon. La réduction de nos effectifs nous conduit aussi à réfléchir à notre manière de travailler avec les industriels.

L’ensemble des écoles militaires – celles de sous-officiers, en particulier – mène des actions de formation à la numérisation. Dans les lycées militaires, nous avons ouvert des classes à effectifs restreints en seconde pour couvrir ces métiers, et nous allons progressivement en ouvrir en première et en terminale. Nous menons une double action, d’une part, au profit des familles de militaires qui voudraient que leurs enfants soient formés à ces questions et en interne, d’autre part, dans les écoles de formation du ministère. Des stages sont aussi montés pour le personnel civil au Centre de formation de la défense de Bourges. Toutes ces formations sont supervisées par le directeur général des systèmes d’information et de communication (DGSIC) qui va devenir directeur général des systèmes d’information et du numérique (DGNUM). Vous avez tout à fait raison de soulever la question de la formation car on sait qu’une partie des 6 000 personnes chargées des systèmes d’information du ministère n’est pas formée à ces nouvelles techniques.

M. le président. Nous menons, sur la numérisation dans les armées, une mission d’information dont les deux co-rapporteurs sont actuellement à Washington.

M. Jean-Paul Bodin. Mon adjoint est déjà en contact avec eux sur ce point.

Rendre les militaires éligibles dans les conseils communautaires, pourquoi pas ? Toutes les propositions doivent être étudiées.

S’agissant du SMV, l’accueil de 1 000 jeunes suppose de recruter près de 350 encadrants et correspond à notre capacité maximale d’accueil, après ouverture de six centres.

M. Christophe Blanchet. Dans quelles armées ces 1 000 jeunes seront-ils incorporés ? Une partie entre eux le seront-ils dans la « cyberarmée » que l’on va créer ?

M. Jean-Paul Bodin. Le SMV concerne principalement l’armée de terre, qui a quatre centres. L’armée de l’air a ouvert un centre à Ambérieu-en-Bugey et la marine, à Brest. Quant à la « cyberarmée »…

M. le président. Elle n’existe pas.

M. Jean-Paul Bodin. Les personnels sont d’abord terriens, aviateurs ou marins, et ensuite, cyberattaquants ou cyberdéfenseurs, mais ces deux dernières catégories appartiennent aux trois armées ou à la DGSE.

M. Christophe Blanchet. La création de cette future armée n’est-elle pas l’occasion de former des jeunes faisant le SMV dans ce domaine et qui pourraient devenir professionnels par la suite ?

M. le président. Encore une fois, il n’y a pas d’armée « cyber ».

M. Jean-Paul Bodin. Les jeunes que nous accueillons au sein du SMV sont en échec scolaire et, pour certains, doivent faire un travail de remise à niveau très important, y compris pour passer le permis de conduire. Il y a donc peut-être un problème de niveau de formation de base.

M. Christophe Lejeune. Vous avez évoqué les nombreuses mutations des militaires et les problèmes de scolarisation des enfants qu’elles impliquent. Les lycées militaires apportent aux familles une certaine tranquillité d’esprit, offrant à leurs enfants une scolarité de très bonne qualité. Ils ont aussi une vocation sociale puisqu’ils permettent aux enfants boursiers issus de familles modestes, quel que soit l’employeur des parents, d’y être scolarisés. Selon le rapport annexé au projet de loi de programmation militaire, « un plan relatif aux infrastructures des lycées militaires de la défense sera mis en œuvre en début de LPM en vue de remettre à niveau les bâtiments et de renforcer les capacités d’accueil des lycées ». Pourriez‑vous nous présenter les contours de ce plan ?

M. Charles de la Verpillière. L’article 16 de la LPM prévoit, à titre expérimental, le recrutement sans concours de techniciens supérieurs d’étude et de fabrication. Cette expérimentation aura lieu, avez-vous dit, dans les régions Bourgogne-Franche-Comté, Centre‑Val-de-Loire, Grand-Est et Île-de-France mais dans aucune région maritime. Est-ce parce que les arsenaux de Cherbourg, Brest et Toulon n’utilisent pas ce type de personnel ?

D’autre part, vous avez évoqué la non-application aux armées de l’article 17 de la loi de programmation des finances publiques, qui plafonne les restes à payer à leur niveau atteint au 31 décembre 2017. Vous avez cité un extrait de la page 62 du rapport annexé à la LPM, qui précise que « compte tenu de l’augmentation des engagements prévus sur la période de la LPM, l’évolution du reste à payer du ministère des armées augmente mécaniquement. Pour cette raison, cette disposition programmatique de la loi de programmation des finances publiques ne contraindra pas les investissements du ministère des Armées. » Juridiquement, l’expression « ne contraindra pas » ne veut pas dire grand-chose au point que vous avez jugé utile de préciser que cet article 17 « ne s’appliquerait pas et ne contraindrait pas les dépenses d’investissement des ministères ». Pourriez‑vous nous en dire plus ?

M. Philippe Michel-Kleisbauer. J’ai exactement la même question : un mécanisme alternatif s’appliquera-t-il dans la mesure où la LPM est exclue du champ d’application de l’article 17 de la loi de programmation des finances publiques ?

M. Philippe Chalumeau. Lancé en octobre 2017, le plan « Famille » qui a été doté au départ de 330 millions d’euros est censé produire ses effets dès cette année. Abondé de 200 millions supplémentaires, ce plan est-il déjà en cours d’exécution ?

D’autre part, serait-il possible de faire effectuer des gardes aux médecins militaires dans les hôpitaux publics, ce qui permettrait à ces médecins de gagner un complément de rémunération mais aussi de créer du lien entre hôpitaux militaires et civils ?

M. Jean-Paul Bodin. Le plan « Lycées » résulte d’une demande tout à fait expresse de la secrétaire d’État auprès de la ministre des Armées, après plusieurs visites de lycées militaires. Elle a constaté le mauvais état des locaux, notamment au lycée militaire de La Flèche ou à Autun. Nous allons y consacrer une cinquantaine de millions d’euros dans le cadre de cette LPM. Et, pour parer à certaines urgences, nous anticipons toute une série de travaux qui avaient été programmés plutôt en fin de LPM. Ainsi engageons-nous cette année des travaux à Autun, qui se dérouleront sur deux ans. Nous en engageons aussi à La Flèche à la fin de l’année 2018 ou au début de l’année 2019, et à Saint‑Cyr-l’École. Nous réfléchissons par ailleurs à l’ouverture d’un collège supplémentaire. C’est donc un plan plutôt global. Nous passons en revue toutes les infrastructures de tous les lycées. Lorsque quelque chose ne va pas, nous demandons au service d’infrastructure de la défense de lancer les travaux le plus vite possible. Mme Darrieussecq suit cela très attentivement, et nous nous mettons en ordre de marche pour répondre à sa demande.

Dans le cadre du plan « Famille », Mme Parly a demandé que les militaires soient informés de leur mutation au moins cinq mois à l’avance. Les états-majors sont plutôt confiants quant à la mise en œuvre de cette mesure dès cette année.. Par ailleurs, j’ai pris contact avec ma collègue du ministère de l’Éducation nationale. Nous allons organiser une réunion pour voir comment organiser les mutations des nombreux couples enseignant‑militaire. Les conjoints militaires sont également nombreux dans le secteur social – infirmiers, secteur médical, action sociale… Des contacts ont également été pris avec le secrétariat général des ministères sociaux, et une réunion est programmée pour examiner les modalités, en termes de plans de mutation, d’une organisation qui facilite les mouvements des familles.

Vous avez évoqué le recrutement sans concours à titre expérimental de TSEF. Pourquoi aucune région maritime n’est-elle concernée ? En vérité, nous avions prévu de mener cette expérimentation dans un plus grand nombre de régions, mais on nous a demandé de limiter le champ de l’expérimentation. Ce qui est certain, c’est qu’une expérimentation ne peut se tenir sur l’ensemble du territoire, ou alors ce n’est plus une expérimentation.

M. Charles de la Verpillière. Fort bien, mais pourquoi ne pas avoir retenu au moins une région maritime ? C’est dans les arsenaux que l’on peut avoir besoin de ces techniciens.

M. Jean-Paul Bodin. Vous avez tout à fait raison. Il y a des TSEF dans les ports et dans les services des ports, dans les métiers que nous avons évoqués et d’autres.

Quant à l’article 17 de la loi de programmation des finances publiques, le texte du rapport annexé indique que « cette disposition programmatique de la LPFP ne contraindra pas les investissements du ministère des Armées ». Le reste à payer, c’est la différence entre les engagements souscrits sur l’exercice en cours et l’exercice passé et les paiements effectués sur ces engagements. Compte tenu du mode de financement des investissements au sein du ministère, nous avons besoin d’éléments de souplesse. Ce que prévoit cet article est donc incompatible avec la logique de programmation pluriannuelle au sein des armées. Cela se traduit, dans le rapport annexé, par la phrase que j’ai citée.

Comme je l’ai indiqué, 70 % des mesures du plan « Famille » s’appliquent dès le 1er janvier 2018. Les autres commenceront à s’appliquer tout au long de l’année.

Les partenariats militaro-publics existent, qui concernent notamment les quatre hôpitaux des armées, en cours de rapprochement, à Brest, Metz, Lyon et Bordeaux – dans ce dernier cas, c’est une structure de droit privé, une association, qui gère l’hôpital Bagatelle. Des rapprochements existent, avec des médecins et des militaires, et nous faisons évoluer notre régime de paiement des gardes. Nous allons ainsi les payer dans les hôpitaux militaires, et dans les hôpitaux civilo‑militaires lorsqu’elles seront faites par des militaires.

 

 

 


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 M. Joël Barre, délégué général pour l’armement (jeudi 15 février 2018)

M. le président Jean-Jacques Bridey. Nous recevons le délégué général pour l’armement (DGA) dont l’audition est très attendue dans la perspective de l’examen du projet de loi de programmation militaire (LPM). Je compte sur vous pour lui poser toutes les questions sur les programmes, les cibles, les calendriers, l’innovation...

M. Joël Barre, délégué général pour l’armement (DGA). Merci, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les députés, de m’avoir invité à vous présenter les caractéristiques du projet de loi de programmation militaire, pour ce qui concerne la DGA en particulier, c’est-à-dire les études amont, que la DGA conduit directement et qui font partie du programme 144 « Environnement et prospective de la politique de défense ». J’évoquerai également le programme 146 « Équipement des forces », dont nous assumons la responsabilité conjointement avec le chef d’état-major des armées.

Je commencerai par les études amont, dont le budget augmentera significativement puisqu’il doit atteindre le chiffre d’un milliard d’euros par an à partir de 2022, sachant que le niveau moyen actuel est de 730 millions d’euros par an. En effet, pour préparer nos programmes futurs, nous avons un fort besoin d’innovation nécessitant de nombreux travaux de recherche et technologie. Ce budget nous permettra de poursuivre l’investissement dans la montée en maturité des technologies spécifiques au secteur de la défense – nous devons préparer les grands systèmes de défense du futur, qu’il s’agisse du prochain avion de combat, du prochain porte-avions, du prochain char de combat… Nous avons également besoin de capter mieux que nous ne le faisons actuellement, en cycles aussi courts et efficaces que possible, les innovations issues du marché civil qui peuvent être très utiles pour nos systèmes d’armes – en particulier dans le domaine numérique : intelligence artificielle, traitement massif des données, objets connectés…

Il nous faut en outre investir dans l’innovation de rupture, la supériorité opérationnelle de nos armées reposant sur leur supériorité technologique, donc celle de nos équipements en matière de robotisation, d’hyper-vélocité ou d’hyper‑manœuvrabilité des missiles, d’amélioration et de fusion des données issues de différents capteurs – des senseurs présents dans les systèmes d’armes –, en matière aussi de furtivité, bien entendu, qui est une condition essentielle de pénétration des défenses ennemies.

L’augmentation du budget des études amont nous permettra également de faire davantage de démonstrateurs, c’est-à-dire de regrouper dans de véritables projets les innovations technologiques que nous devons faire mûrir. Ceci est en effet la meilleure façon de fédérer dans un projet individualisé tous les développements technologiques que nous devons mener à bien, de gagner en efficacité dans la préparation des programmes et de mieux « dérisquer » les développements qui s’ensuivent.

Enfin, cette augmentation de ressources nous amènera à renforcer le soutien que nous apportons aux petites et moyennes entreprises (PME) et aux entreprises de taille intermédiaire (ETI). Vous savez qu’à la fin 2017 nous avons complété notre dispositif de soutien aux PME – le régime d’appui à l’innovation duale (RAPID) –, qui est un dispositif de subventions, par un dispositif d’investissements que nous avons conclu avec la Bpifrance, nommé « Def’invest ». Nous allons consacrer une partie des ressources du programme 144 à ces actions de soutien à nos PME.

En ce qui concerne le programme 146, celui des programmes d’armement, nous avons bien terminé l’année 2017 puisque les crédits restés bloqués, c’est‑à‑dire 700 millions d’euros, ont finalement été dégelés en toute fin d’année. Nous avons pu les consommer intégralement, si bien que nous entamons une gestion pour 2018 dans les conditions initialement prévues, celles d’un report de charges de 2017 sur 2018 de 1,7 milliard d’euros. Pour 2018, la réserve de la mission « Défense » s’élève à 3 % des crédits hors enveloppe salariale, réserve dont 350 millions d’euros environ devraient « peser » sur le programme 146. Le report de charges, à la fin de l’année 2018, devrait s’élever à 2,1 milliards d’euros, conforme à nos hypothèses de travail lors de l’élaboration du projet de loi de programmation militaire – étant entendu que ce chiffre de 2,1 milliards d’euros est conditionné par la levée de la réserve dont je viens de parler.

J’en viens plus précisément aux hypothèses de ressources du projet de loi de programmation militaire, pour les programmes à effet majeur (PEM), qui sont le cœur du programme 146. Les besoins financiers des programmes à effet majeur représentent un total de 58,6 milliards d’euros pour la période 2019-2025, dont 37,2 milliards d’euros pour la seule période 2019-2023, ce qui représente une augmentation de plus de 30 % par rapport à la LPM précédente si l’on raisonne en moyenne annuelle. Cet effort significatif sur les programmes à effet majeur permettra tout à la fois de livrer les matériels déjà commandés, d’accélérer la livraison de certains d’entre eux, d’augmenter également la cible pour certains, je vais y revenir, enfin de lancer les programmes futurs nécessaires au renouvellement de nos équipements.

Pour ce qui est de l’accélération de la modernisation de nos forces, le projet de LPM permettra aux armées de disposer plus rapidement de moyens modernisés et renouvelés, tenant compte du retour d’expérience auquel les armées procèdent. Ce sera en particulier le cas pour l’armée de terre pour laquelle il est prévu d’accélérer la livraison des véhicules du segment médian du programme Scorpion, c’est-à-dire, notamment, des véhicules blindés multi-rôles lourds Griffon, des engins blindés de reconnaissance et de combat Jaguar, et des véhicules blindés multi-rôles légers dont nous avons tout récemment notifié le contrat au groupe Nexter. L’objectif de la prochaine loi de programmation militaire est donc de disposer dès 2025 de la moitié de la cible de l’ensemble de ces véhicules essentiels, en particulier pour les opérations extérieures (OPEX).

Une accélération des flux de la livraison des fusils d’assaut est également prévue – ceux du programme « Arme individuelle du futur » (AIF), dont les premières livraisons ont déjà commencé –, mais aussi de la livraison des missiles antichars à moyenne portée (MMP), sans oublier, pour l’armée de terre, une commande et une livraison de 32 canons CAESAR – acronyme de « camion équipé d’un système d’artillerie ».

En ce qui concerne la marine, un effort particulier est prévu pour augmenter la cible des patrouilleurs – et portera donc sur les fonctions de sauvegarde maritime – et pour accélérer leur livraison, qu’il s’agisse des patrouilleurs légers guyanais, des patrouilleurs destinés à l’outre-mer ou encore des patrouilleurs de haute mer. De la même manière, les capacités du programme « Flotte logistique » (FLOTLOG) seront renforcées : quatre bâtiments ravitailleurs sont prévus au total, deux seront livrés d’ici à 2025.

Toujours pour ce qui est de la marine, la flotte de frégates sera complétée et modernisée avec notamment la livraison des trois dernières frégates multimissions, des premières frégates de taille intermédiaire, dont le développement a été lancé au début de l’année dernière, et avec la rénovation de trois frégates La Fayette. Les sous-marins nucléaires d’attaque de la classe Rubis seront remplacés. La livraison des premiers sous-marins Barracuda est prévue sur la période, dont le premier, le Suffren, pour 2020.

Enfin, dans le domaine de la guerre des mines, le projet de LPM prévoit une forte modernisation des capacités avec la réalisation du programme « Système de lutte anti-mines marines futur » (SLAMF) qui permettra à la marine de disposer d’un système qui alliera à la fois des bâtiments porteurs et des systèmes de drones et donc de gagner significativement en efficacité.

En ce qui concerne l’armée de l’air, il est envisagé d’augmenter la cible et d’accélérer le calendrier de livraison des avions ravitailleurs Multi-Role Tanker Transport (MRTT), puisque douze des quinze avions dorénavant prévus seront livrés avant 2025. En ce qui concerne le Rafale, nous allons lancer cette année en développement le nouveau standard F4, de manière à disposer, d’ici à la fin de la période couverte par la LPM, d’un avion encore plus polyvalent, d’un avion permettant une interopérabilité renforcée, une meilleure connectivité, donc d’un avion encore mieux adapté aux conditions d’engagement des années à venir.

Une des priorités du projet de LPM, ce sont les capacités de renseignement. L’effort consiste ici à augmenter le nombre d’avions légers de surveillance et de renseignement puisque six exemplaires supplémentaires seront commandés sur la période de programmation. En ce qui concerne le secteur spatial, les satellites du programme « Capacité d’écoute et de renseignement électromagnétique spatiale » (CERES) et les satellites du programme « Système multinational d’imagerie spatiale » – Multinational Space-Based Imaging System (MUSIS) – seront mis en service. Leurs successeurs seront commandés et devraient être livrés à la fin de la décennie 2020.

Toujours dans le domaine du renseignement et en particulier dans le secteur de la guerre électronique, sera livré le premier système que nous appelons CUGE – capacité universelle de guerre électronique –, qui est le successeur du Transall Gabriel actuellement en service. Le premier système sera livré en 2025 et la cible de ce programme a été portée à trois systèmes. En outre, un second bâtiment léger de surveillance et de recueil de renseignement (BLSR) sera commandé pour 2025. Enfin, nous allons poursuivre la montée en puissance de la capacité des drones de renseignement avec la mise en service de deux systèmes de drones Reaper de moyenne altitude et longue endurance (MALE), ainsi que des drones tactiques de l’armée de terre (SDT), et nous allons poursuivre en coopération le programme de système de drone MALE européen, dont le premier exemplaire doit être livré en 2025.

J’en viens aux systèmes d’information et de communication. Nous développons actuellement les deux satellites de télécommunication SYRACUSE IV. Ils seront livrés pendant la période couverte par la prochaine LPM et un troisième de ces satellites sera commandé. La livraison des kits de numérisation des véhicules terrestres sera achevée, de même que celle des modules projetables du système d’information interarmées.

Le projet de LPM prévoit en outre la modernisation des équipements de positionnement et de navigation par satellite, de façon à bénéficier de la mise en service du système Galileo. Le système Oméga – récepteur capable de fournir une capacité autonome de géolocalisation, utilisant à la fois les signaux GPS américain et les signaux européens du système Galileo – sera réalisé pendant la période 2019-2025.

En ce qui concerne la dissuasion, pour finir cette revue des programmes, le projet de LPM prévoit la réalisation des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) de troisième génération à partir de 2020 ainsi que le renouvellement des missiles des deux composantes, à savoir le missile balistique de la force océanique et le missile air-sol moyenne portée amélioré (ASMP‑A) dont le successeur est l’ASN4G.

La prochaine LPM prévoit le lancement de nombreux programmes nouveaux : une cinquantaine.

Dans le domaine aéronautique, nous aurons le deuxième standard de l’avion ravitailleur MRTT, le standard 3 du Tigre, qui vise à apporter à cet hélicoptère de combat une modernisation à mi-vie, mais aussi, rapidement, le système d’autoprotection des hélicoptères et des avions de transport.

Pour ce qui est de la marine, j’ai déjà évoqué les ravitailleurs, les patrouilleurs et la guerre des mines, je n’y reviens donc pas.

Dans le secteur terrestre, nous nous efforcerons d’être à même de lancer en 2025 le programme d’un futur char lourd Main Ground Combat System (MGCS).

Nous devons également lancer le programme de missile anti-char destiné à équiper le Tigre pour remplacer les missiles Hellfire actuellement utilisés, ainsi que le successeur du missile anti-aérien à très courte portée Mistral ; nous travaillons par ailleurs avec les Britanniques sur l’avenir des missiles antinavires et des missiles de croisière.

Pour les drones, j’ai déjà cité le MALE, il faut aussi mentionner le drone destiné à être embarqué sur les frégates, avec un projet nommé système de drone aérien pour la marine (SDAM), qui sera également lancé pendant la période considérée.

J’ai déjà évoqué tout ce que nous avons prévu dans le domaine des communications dans le domaine spatial.

Il est important de souligner qu’il s’agit de renouveler nos grands programmes à l’horizon des années 2030, à savoir le système de combat aérien du futur, mais aussi le renouvellement du porte‑avions, qui devront faire l’objet de décisions à l’horizon 2020-2021, c’est-à-dire à peu près au moment de l’actualisation prévue de la LPM.

Je tiens à souligner que pour tous les programmes nouveaux que je viens d’évoquer, la coopération européenne sera recherchée. C’est en effet un des axes forts du projet de LPM.

Dans le domaine aéronautique, nous travaillons déjà avec les Britanniques pour ce qui concerne les développements technologiques.

Nous avons proposé aux Allemands de travailler ensemble sur l’étude technico-opérationnelle du système de combat aérien du futur, que j’ai évoqué il y a un instant, de manière à être au rendez-vous de 2020-2021. Avec les Allemands, nous travaillons également dès à présent sur le standard 3 du Tigre. Nous prévoyons par ailleurs de rechercher avec eux une coopération pour le renouvellement des avions de patrouille maritime. Enfin, toujours avec les Allemands, nous allons coopérer pour produire le char de combat futur MGCS.

Avec l’Italie, nous avons des perspectives de coopération dans le domaine naval. Ce pays a déjà été notre partenaire dans les programmes de frégates. Une coopération est prévue dans l’immédiat pour le programme des pétroliers ravitailleurs FLOTLOG. Les Italiens ayant eux-mêmes un programme correspondant, nous pouvons donc coopérer avec eux sur la base des travaux déjà réalisés en matière de conception.

Dans le domaine naval toujours, nous retrouvons nos amis britanniques avec lesquels nous travaillons sur la mise au point des programmes de guerre des mines du futur. Nous entendons par ailleurs poursuivre notre coopération avec eux dans le domaine des missiles de croisière, des missiles antinavires, avec en particulier la société « one MBDA », suivant un modèle de structuration industrielle fondé sur l’interdépendance mutuelle entre les centres d’expertise en France et les centres d’expertise au Royaume-Uni.

Dans le domaine du renseignement, le programme européen de drones MALE a été lancé avec un objectif de premières livraisons en 2025. De même a été engagé le programme de satellites d’observation optique MUSIS et le premier lancement devrait avoir lieu à la fin de cette année – programme de satellites pour lequel nous continuerons de rechercher la coopération européenne.

Tous ces éléments me conduisent à considérer que ce projet de loi de programmation militaire, avec son contenu d’études amont, de programmes en cours de réalisation et de programmes futurs, est de nature à consolider notre base industrielle et technologique de défense. Vous savez que notre industrie représente à peu près 200 000 emplois directs en France et qu’elle réalise un tiers de son chiffre d’affaires à l’export. Aussi la modernisation et le renouvellement des programmes prévus permettront-ils de maintenir sa compétitivité à l’exportation. La DGA a vocation à soutenir cette activité – ce que nous faisons et qui nécessitera d’ailleurs un accroissement sans doute sensible des moyens que nous pouvons y consacrer, en particulier parce que de plus en plus de clients de notre industrie demandent une assistance à maîtrise d’ouvrage, donc une contribution de la DGA à leurs achats ; voire des contrats d’État à État, dont l’exécution implique que la DGA soit encore davantage concernée par ces programmes d’exportation.

Pour me résumer, le projet de LPM donne à notre industrie la possibilité non seulement de se consolider – et par là nous donne les moyens nécessaires à notre autonomie stratégique – mais lui permet également de développer ses capacités à l’exportation. J’espère que les industriels que vous auditionnerez partageront ce constat.

Je dirai un mot concernant plus directement la DGA.

Le projet de LPM prévoit un renforcement de nos effectifs. Nous espérons ainsi obtenir d’ici à 2023 une augmentation de l’ordre de 500 emplois après dix années d’une diminution liée à l’application de la révision générale des politiques publiques (RGPP), puis de la LPM pour 2014-2019. Nous sommes actuellement environ 9 600 à la DGA. Cette remontée des effectifs permettra d’abord de relâcher la tension qui existe aujourd’hui sur l’ensemble de nos activités, tension consécutive, précisément, à la décroissance à laquelle je viens de faire allusion, ensuite de renforcer les capacités d’innovation et de développement des programmes nouveaux prévus par le projet de LPM, troisièmement de renforcer la montée en puissance des priorités comme les activités de cyberdéfense – nous avons déjà, dans notre centre de maîtrise de l’information (DGA-MI), à Bruz, près de Rennes, une forte capacité que nous devons continuer de développer ; nous devons également renforcer nos capacités dans le domaine numérique, le numérique étant présent dans tous nos systèmes d’armes et notre base industrielle et technologique devant être consolidée en la matière –, enfin, de soutenir l’exportation, je l’ai déjà évoqué – activité qui nécessitera une plus forte implication de la part de la DGA, les clients tendant à s’appuyer toujours davantage sur elle dans leurs relations contractuelles avec les industriels.

Pour faire face à l’ensemble de ces défis, nous avons lancé une réforme de la DGA, un plan progrès, baptisé « DGA Évolution », qui prend la suite des actions menées au cours des années précédentes et qui surtout s’insère dans le chantier de modernisation du ministère des Armées, avec pour objectif d’accroître la performance du processus d’acquisition des équipements, qu’il s’agisse de sa flexibilité ou de sa réactivité, d’exploiter davantage l’innovation venue du civil, je l’ai déjà mentionné, de retirer, pour nos opérations d’armement et pour notre fonctionnement interne, tout le bénéfice des techniques du numérique, qu’il s’agisse du traitement massif des données ou de l’intelligence artificielle. Nous sommes en train de travailler sur tous ces sujets dans le cadre des réformes ministérielles – nous avons en particulier un chantier commun avec l’état-major des armées dans le domaine du processus d’acquisition.

En conclusion, je dirai que, contrairement à ce qu’il s’est passé avec les lois de programmation militaire précédentes, des programmes en cours sont non seulement confirmés mais, pour certains, accélérés et leur cible est même parfois augmentée. Nous n’aurons donc pas à renégocier des contrats en cours à la baisse – ce qui place toujours la puissance publique, que nous sommes, dans une situation très inconfortable lors de ces négociations. Nous avons de nombreux programmes nouveaux à lancer pour moderniser nos équipements. Nous rechercherons systématiquement, pour leur réalisation, une coopération européenne : parce que cela répond à une orientation politique, parce que c’est une nécessité économique, parce que cela facilite l’interopérabilité de nos forces en opération et parce que c’est un moyen de soutenir la consolidation industrielle à l’échelle de l’Europe. Nous avons à mettre en œuvre un effort financier accru dans le domaine de la préparation de l’avenir. Et tout cela doit permettre le renforcement de notre base industrielle et technologique de défense.

Mme Frédérique Lardet. Dans le cadre de la dernière loi de programmation militaire 2014-2019, la répartition par agrégat des crédits de paiement d’études amont faisait ressortir d’importants écarts. Ainsi, 26 % des crédits étaient consacrés à la dissuasion, contre seulement 2 % à l’humain ; 19 % étaient destinés à l’aéronautique de combat, contre seulement 3 % à la cybersécurité et 4 % au combat naval et à la lutte sous la mer. Pouvez‑vous, Monsieur le délégué général, nous préciser si, compte tenu de l’augmentation du budget des études amont à hauteur d’un milliard d’ici à 2022 prévue dans la nouvelle LPM, vous accorderez plus de place à celles qui portent sur les trois domaines qui nous préoccupent : l’humain, la cybersécurité et le naval ?

M. Jean-Philippe Ardouin. La LPM 2019-2025 doit permettre de moderniser les équipements et d’en livrer de nouveaux à nos forces armées. Ainsi, l’accélération du programme Scorpion permettra la livraison de 50 % des nouveaux blindés de l’armée de terre d’ici à 2025. Quant à la dissuasion nucléaire, elle sera modernisée et renouvelée, conformément aux annonces faites par le président de la République dans son discours aux armées du 19 janvier 2018 et aux recommandations de la revue stratégique de défense et de sécurité nationale.

Le drone est devenu un élément essentiel de la modernisation de l’outil militaire. Aux termes de la LPM, l’armée de terre disposera, fin 2025, d’une vingtaine de ces appareils ; quant à la marine nationale, elle pourra compter non seulement sur le drone de guerre des mines et sur le nouveau programme de système de lutte anti-mines du futur, mais également, d’ici à 2028, du système de drones aériens. L’importance, pour toutes les armées, de cet outil sur les théâtres d’opérations n’est plus à démontrer. À l’heure de l’Europe de la défense, pouvez‑vous nous indiquer l’état d’avancement des projets de coopération européenne dans ce domaine, notamment le programme de drones « moyenne altitude longue endurance » (MALE) développé en commun avec l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne ?

M. Laurent Furst. La France représente 2,11 % des dépenses militaires mondiales, 3,26 % du PIB mondial et seulement 0,9 % de la population mondiale. Pourtant, et c’est un véritable mérite petit miracle, l’armée française sait tout faire – spatial, nucléaire, porte‑avions, sous-marins –, grâce à une industrie militaire d’une qualité formidable. Cependant, les technologies évoluent et l’on cherche de plus en plus à mettre sur pied des coopérations internationales pour faire face à des besoins de plus en plus importants. Dès lors, on peut se demander – et c’est une question fondamentale – si la France parviendra à maintenir sa spécificité et son autonomie technologique, dont dépend son autonomie stratégique ?

M. le président. Votre question appelle une réponse plutôt politique.

M. Laurent Furst. C’est une question économique !

M. Yannick Favennec Becot. Ma question porte sur le programme de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins de troisième génération. La construction du premier de ces quatre sous-marins devrait débuter en 2020, en vue d’une mise en service au début des années 2030. Mais il semblerait que, sur le site Naval Group de Cherbourg, le retard pris dans l’exécution du programme Barracuda et la construction des sous-marins nucléaires d’attaque impose une contrainte industrielle, puisqu’il rend indisponibles les installations de Naval Group pour la construction des nouveaux SNLE. Estimez-vous, Monsieur le délégué général, qu’en cas d’indisponibilité prolongée de ces infrastructures, l’activité des sous‑marins lanceurs d’engins actuellement en service devra être prolongée ?

M. Fabien Lainé. La nouvelle LPM comporte beaucoup de bonnes nouvelles mais également de nouveaux défis technologiques. De nouveaux programmes d’innovation doivent ainsi être lancés. DGA Essais en vol, centre auquel on demande beaucoup, est un véritable soutien à l’export. Pourtant, alors que l’on doit développer le nouveau standard F4 pour le Rafale, elle ne bénéficie pas jusqu’à présent de Rafale, mais de Mirage en fin de vie. Dans le cadre de ce nouveau programme et du soutien à l’export, compte-t-on mettre davantage de Rafale à la disposition de DGA Essais en vol ? Je précise que la question se pose également pour les hélicoptères.

M. Joël Barre. En ce qui concerne les études amont, Madame Lardet, nous n’avons pas encore établi le « Document d’Orientation de la science et technologie », que nous élaborons tous les deux ans et qui définit le cadre de la répartition de nos études amont entre les différents domaines. Cependant, l’augmentation significative du budget que nous espérons obtenir une fois que la loi de programmation militaire aura été promulguée nous permettra de dégager des marges de manœuvre. La cybersécurité est clairement une priorité de la loi de programmation militaire en faveur de laquelle je crois avoir déjà dit que nous avions consenti un effort significatif. Faut-il augmenter la part des crédits d’études amont qui lui est allouée ? Probablement, mais je ne peux pas encore vous dire quelle sera cette augmentation.

Dans le domaine naval, nous devons lancer les études de préparation du programme de porte-avions du futur. Le Charles-de-Gaulle étant en service jusqu’à l’horizon 2040, il nous faut, dans l’immédiat, travailler à la préparation de son successeur et nous interroger sur ses performances, ses caractéristiques et son calendrier. Des études seront menées dans le cadre des études amont. Quant à l’humain, nous y réfléchirons également, dès cette année, dans le cadre de l’élaboration du document que j’ai évoqué il y a un instant.

Monsieur Ardouin, la coopération sur le drone MALE est en cours. Le programme, qui associe les Allemands, les Italiens et les Espagnols, a été lancé et doit se poursuivre dès cette année. Nous avons prévu, dans le cadre de notre référentiel, une participation française à hauteur d’environ 25 % des coûts non récurrents ; celle des Allemands devrait être légèrement supérieure, le complément étant apporté par les Italiens et les Espagnols. Nous proposons également que le programme MALE puisse bénéficier, si possible dès l’an prochain, des premiers financements communautaires consacrés aux dépenses de défense. Vous savez, en effet, que l’Union européenne a décidé, l’an dernier, qu’un Fonds européen de défense pourrait financer, sur des crédits communautaires, des actions de recherche et des actions capacitaires. Nous souhaitons donc que les MALE fassent partie, dès 2019, des programmes pouvant bénéficier d’un complément de financement de l’Union européenne. En résumé, le MALE est donc un programme qui avance, de sorte que le lancement de la réalisation en 2019 devrait être tenu. Nous pensons que le contrat industriel de réalisation pourrait être notifié au début de l’année prochaine.

Ce programme me permet de faire le lien avec la question, plus politique, de M. Furst. La volonté du président de la République et du Gouvernement – je me permets de le dire en termes politiques – est de montrer que la France, en augmentant son effort de défense, en adoptant une loi de programmation militaire de renouveau et en s’efforçant d’élaborer un modèle d’armée complet et équilibré, veut clairement être la première puissance européenne en matière de défense. Certes, notre budget demeurera vingt fois moindre que celui des Américains, qui s’élève à 700 milliards de dollars, mais nos efforts peuvent nous permettre d’entraîner les autres, que ce soit en opérations ou dans le développement des capacités. Telle est, me semble-t-il, la stratégie de notre pays.

L’un des éléments majeurs de la LPM consiste à rechercher systématiquement la coopération européenne là où elle est possible, à bénéficier des initiatives prises à Bruxelles dans le cadre du Fonds européen de défense et à passer au stade de l’autonomie stratégique qui, aujourd’hui, est française mais devra être de plus en plus européenne. Une telle stratégie implique des rapprochements industriels, telle l’initiative « one MBDA » dans le domaine des missiles. Des rapprochements industriels de ce type devront se poursuivre pour consolider la base technologique à l’échelle de l’Europe. Il existe donc, me semble-t-il, une stratégie de passage à l’échelle européenne, qui doit évidemment être élaborée de manière pragmatique, dans le respect de nos intérêts, de notre souveraineté et des intérêts industriels. Ce n’est pas simple, mais nous avançons dans cette voie.

S’agissant des sous-marins nucléaires qui doivent être construits à Cherbourg, il est vrai, Monsieur Favennec Becot, que nous avons rencontré des difficultés liées au calendrier des SNA Barracuda. Nous avons d’ailleurs été amenés, cette année, à prolonger la durée de vie du Rubis jusqu’à la fin 2020. Mais nous avons demandé aux industriels Naval Group et TechnicAtome de reprendre sérieusement en main la réalisation du premier sous-marin, le Suffren. Hier, j’ai présidé une réunion avec ces industriels, en compagnie de la marine et du CEA, et je crois que nous pouvons être relativement confiants quant au fait que ce premier Barracuda, le Suffren, sortira en 2020. Nous ne courrons donc pas le risque d’une rupture de capacités, qui serait dommageable pour la marine. Par ailleurs, nous avons préparé le calendrier du SNLE 3G dans le cadre de la LPM en tenant compte du calendrier du Barracuda. Nous avons donc repris en main une situation qui était effectivement en train de dériver de manière un peu dangereuse. Les efforts de Naval Group et de TechnicAtome doivent désormais nous permettre de mieux la maîtriser et d’engager sereinement la préparation du SNLE 3G.

Vous avez raison, Monsieur Lainé, notre flotte de moyens d’essais en vol est vieillissante. Nous en avons déjà renouvelé une partie grâce à ce que nous appelons l’avion banc d’essai de nouvelle génération (ABE-NG), qui est un Fokker 100. Nous allons chercher à poursuivre cette amélioration, en renouvelant cette flotte, en la modernisant et en la consolidant, car elle est trop disparate, de manière à la rendre plus efficace. Quant aux Rafale, la question est en cours d’étude. Nous devons y travailler dans les mois qui viennent.

Mme Natalia Pouzyreff. Monsieur le délégué général, la LPM 2019-2025 doit permettre de lancer les études du système de combat aérien futur. Il est envisagé que ce système combine différentes plateformes et armements, tous interconnectés et centrés autour d’un aéronef de combat polyvalent. Une feuille de route est attendue courant 2018 ; elle définira ce programme structurant tant pour nos forces que pour la coopération européenne en matière de défense et doit aboutir à un grand choix d’architecture aux alentours de 2020 ou 2021. Pourriez‑vous nous préciser l’organisation des programmes – le recours à des démonstrateurs type Neuron, par exemple – et les méthodes de travail entre partenaires industriels français et européens – je pense à la répartition des tâches entre Britanniques et Allemands – ainsi qu’avec les forces armées vous allez mettre en œuvre pour atteindre cet objectif et lancer les études détaillées du programme SCAF en 2021 ?

M. Didier Le Gac. Hier, nous avons entendu l’amiral Prazuck, chef d’état-major de la marine. Nous nous sommes, bien entendu, félicités de la remontée en puissance des équipements, même s’il nous faut apporter un bémol car le système de drone aérien pour la marine, qui suscite une forte attente, ne sera pas opérationnel avant 2028. Néanmoins, l’amiral Prazuck nous a confié qu’il n’était pas inquiet, car la DGA travaille à ce programme avec Naval Group ou Airbus. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur l’état d’avancement des études ?

M. Thibault Bazin. Monsieur le délégué général, vous avez évoqué une augmentation de 30 % par rapport à la LPM précédente. Faites-vous référence à ce qui était budgété ou à ce qui a été réalisé ? Se pose en effet la question de la capacité de la DGA à réaliser ce qui est budgété. Vous avez beaucoup parlé de coopération européenne, mais il ne faudrait pas confier les exportations à Bruxelles car cela pourrait menacer la production française. Y a-t-il des secteurs stratégiques dans lesquels nous ne serons plus autonomes, demain ? Enfin, dans ses derniers discours, le président Macron a jugé les industriels de la défense parfois peu compétitifs et peu efficaces. Quelle est la part de la DGA dans ce constat ?

M. François André. Mes questions portent sur l’exécution 2018 du PLF, mais vos réponses peuvent avoir des incidences sur le début de l’application de la future loi de programmation. Tout d’abord, le président de Naval Group nous a encore alertés récemment sur la nécessité absolue, selon lui, d’inscrire dès 2018 des crédits d’études amont consacrés au futur porte-avions, afin d’éviter un risque de rupture de compétences au sein de ses équipes. Je souhaiterais donc savoir si ces études amont sont prévues dans le cadre du PLF 2018 et quels sont les montants envisagés pour les années suivantes.

Ma seconde question a trait à la fameuse mise en réserve de 3 % des crédits 2018 hors titre 2. Facialement, c’est une bonne chose, puisque les crédits disponibles sont plus importants que les années antérieures, mais les crédits gelés ne risquent-ils pas d’être appelés, en fin de gestion 2018, à couvrir les surcoûts liés aux opérations extérieures (OPEX) qui seront constatés, mais non encore budgétés, avec des conséquences sur le report de charges sur les crédits d’équipement ?

M. Loïc Kervran. L’article 22 de la loi de programmation militaire permet d’encadrer les conditions dans lesquelles les qualifications des techniques de renseignement seront réalisées. Sont notamment prévus une déclaration préalable à la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) et un contrôle a posteriori. Je souhaiterais donc savoir si, auparavant, la DGA intervenait dans la qualification de ces techniques et dans quel cadre et, le cas échéant, l’appréciation que vous portez sur cette mesure.

M. Joël Barre. Madame Pouzyreff, vous m’avez interrogé sur le SCAF – ce n’est pas la question la plus facile. Nous nous sommes en effet fixé l’objectif très ambitieux de définir le système de combat aérien du futur à l’horizon 2035 qui, comme vous l’avez fort bien dit, ne devra pas se limiter à un avion de combat. Du reste, le général Lanata vous le dira sans doute, le système de combat aérien existe déjà. En opération, le Rafale n’est pas isolé – il bénéficie notamment de moyens de communication, d’armement, de renseignement –, si bien que le général Lanata lui-même parle, me semble-t-il, de la configuration actuelle comme du SCAF V0. J’espère qu’il vous le confirmera. Quoi qu’il en soit, vous avez tout à fait raison, nous devons travailler à ce que sera le système de combat aérien du futur, qu’il s’agisse de l’avion – on peut difficilement imaginer que l’on se passe d’un avion de combat de nouvelle génération –, des armements, des liaisons de connectivité ou des moyens de commande-contrôle et, peut-être, des drones, destinés au renseignement, voire au combat.

Nous avons entamé, dès le mois de janvier dernier, avec les états-majors, la préparation d’une étude technique opérationnelle préalable, que nous avons décidé de réaliser dans le cadre d’une équipe intégrée, qui regroupe la DGA et les états-majors. Cette équipe intégrée a déjà commencé à travailler, l’objectif étant de réaliser des études qui permettront de définir, à partir des menaces et de scénarios d’intervention, les caractéristiques techniques de ce système. Pour ce faire, nous nous appuierons sur des moyens de simulation, d’ingénierie système, que nous sommes en train de mettre sur pied avec les armées dans notre centre d’analyse technico-opérationnel de défense (CATOD) d’Arcueil. Nous y associerons les industriels dans un second temps, de manière à ce qu’eux-mêmes – en particulier Dassault, mais aussi Thales, Safran, MBDA et d’autres – apportent leurs capacités et leurs réflexions sur le sujet.

Nous devons construire une coopération européenne autour du SCAF ; or, la meilleure façon d’y parvenir est de commencer le plus tôt possible. Nous avons donc proposé dès la fin de l’année dernière aux Allemands de se joindre à nous pour participer à cette étude technico-opérationnelle de définition du système de combat aérien du futur. Nous leur avons indiqué très précisément quel était le contenu de l’étude, la façon dont nous voulions la mener et la manière dont nous pouvions nous associer. Nous attendons leur réponse. Il ne vous a pas échappé que l’Allemagne est actuellement dans une phase d’instabilité politique.

M. le président. Ou plutôt de construction politique !

M. Joël Barre. Outre ces études technico-opérationnelles, cette approche système, la préparation du système de combat aérien du futur nécessite des développements technologiques. Nous avons en effet besoin de développer les technologies de l’aviation de combat du futur, qu’elles soient applicables à un avion piloté ou à un drone. Je pense aux technologies de furtivité – l’un des défis sera de réaliser des engins volants les moins détectables possible –, aux technologies électroniques, de senseurs, de capteurs et de propulsion. Tel est l’objet du projet FCAS-DP – acronyme de Future Combat Air System Demonstration Program – que nous menons en coopération avec les Britanniques. Nous sommes, du reste, en train de discuter avec eux de son avenir.

Le SCAF comporte donc deux volets : d’une part, des études technico‑opérationnelles que nous réalisons dans un cadre franco-français et auxquelles nous avons proposé aux Allemands de s’associer et, d’autre part, des études de développement technologique que nous avons proposé aux Britanniques de réaliser avec nous. In fine, il faudra, et c’est un défi majeur que nous aurons à relever, parvenir à faire converger tout cela à l’horizon 2020-2021.

M. le président. Et pas plus tard.

M. Joël Barre. En ce qui concerne le SDAM, il est vrai, Monsieur Le Gac, que nous avons prévu de lancer une commande en 2025 pour des livraisons à partir de 2028. L’amiral Prazuck s’est plaint, me dites-vous, de ces délais tardifs. Mais nous avons tout de même un palliatif, puisque nous disposons de travaux sur l’emploi et l’expérimentation à partir de bâtiments de la marine de drones à voilure tournante achetés sur étagère. Il s’agit d’un drone de la société autrichienne Schiebel. Nous disposons donc déjà des enseignements d’essais préliminaires.

Monsieur Bazin, l’augmentation de 30 % à laquelle j’ai fait référence est fondée sur une comparaison des moyennes annuelles de la LPM à venir par rapport à ce qui a été prévu dans la précédente. Nous comparons les deux LPM.

M. l’ingénieur général de l’armement Christophe Fournier, directeur des plans, des programmes et du budget. La question est en effet un peu complexe car, en exécution, la LPM a été modifiée, d’une part, par la loi d’actualisation et, d’autre part, par les bilans d’exécution, année après année. S’agissant d’une projection, il nous a semblé que le plus simple, pour effectuer une comparaison pertinente, était de comparer la LPM initiale telle qu’elle a été votée fin 2013 au projet de loi qui vous est soumis. Ainsi on ne tient compte ni des actualisations qui sont intervenues ni de l’impact des événements de gestion, en particulier des annulations qui ont eu lieu, à plusieurs reprises, en particulier dans le cadre du financement des OPEX. Si l’on fait tous ces bilans, cela devient assez difficile à interpréter. S’agissant d’une perspective, on compare donc les deux LPM initiales.

M. Joël Barre. En ce qui concerne les exportations, il est en effet fondamental, dès lors que nous voulons promouvoir la coopération européenne en matière de défense, que les règles d’exportation des différents partenaires soient harmonisées, pour ne pas dire identiques. Il est vrai que, sur ce point, nous pouvons avoir des inquiétudes lorsque nous lisons le contrat de la große Koalition que nos amis allemands sont en train de négocier. Il est donc fondamental que nous le clarifiions et que nous nous accordions sur les règles d’exportation, car ils veulent manifestement s’imposer des contraintes qui ne sont pas les nôtres. C’est un sujet-clé : on ne peut pas développer la coopération européenne si les différents pays n’ont pas des règles d’exportation homogènes. Je l’ai indiqué tout à l’heure, l’exportation représente un tiers du chiffre d’affaires de notre industrie de défense. Celle-ci en a donc besoin, et nous avons nous-mêmes besoin pour garantir, par exemple, les chaînes de production de nos matériels. Cette question doit donc faire l’objet d’un dialogue politique, car il s’agit d’une question d’abord politique ; c’est d’ailleurs ainsi que les Allemands l’envisagent, me semble-t-il. Il faut que nous parvenions à un accord et que nous veillions à ce que des règles d’exportation ne soient pas inventées à Bruxelles.

M. le président. À Bruxelles ou à Berlin…

M. Joël Barre. Oui. C’est une véritable inquiétude, vous avez raison de le souligner, et cette inquiétude n’est pas apaisée par ce que l’on a pu lire à propos de l’élaboration du contrat de coalition allemand.

Le caractère éventuellement urgent du travail de préparation du porte‑avions du futur ne nous inspire pas d’inquiétude. Des études amont devront être lancées au cours de la période de cette loi de programmation militaire mais je préférerais que Naval Group se concentre dans l’immédiat sur la consolidation du calendrier des SNA Barracuda. Nous commencerons les études amont pour la préparation du porte-avions sur le programme 144. Ensuite, des crédits sont programmés sur la période de la LPM sur le programme 146.

Quant au projet de loi de finances pour l’année 2018, nous avons dit tout à l’heure que le report de charges s’élevait à la fin de l’année 2017 à 1,7 milliard d’euros, que le report de charges à la fin de l’année 2018 était estimé à 2,1 milliards d’euros, à condition, évidemment, que tous les crédits soient disponibles en 2018, que les 3 % soient dégelés – plus précisément : la part des 3 % qui concerne le programme 146.

M. Christophe Fournier. En fait, les 3 % de réserves sur la mission « Défense » ont été répartis de manière non-homogène sur les différents programmes. La réserve du programme 146 est fixée à 359 millions d’euros en crédits de paiement, soit 3,5 % de l’annuité. Effectivement, cette réserve est susceptible d’être mobilisée, par exemple, pour les OPEX, ce qui conduirait de fait à un « bourrage » sur la LPM si la réserve n’est que partiellement levée. Ensuite, en cours de gestion, nous actualiserons le besoin de paiement.

Retenons que le risque est tout de même moindre que lors de l’entrée en vigueur de la LPM 2014-2019, marquée par une annulation de 600 millions d’euros à la fin de l’année 2013, quasiment à huit jours du vote. L’impasse de départ était plus importante. La situation est différente, et l’impact sera moindre car il est probable que toute la réserve ne soit pas annulée. En tout cas, le risque maximum est de 356 millions d’euros.

M. Joël Barre. En ce qui concerne la qualification des systèmes de renseignement, nous sommes évidemment concernés, et, effectivement, l’article 22 de la LPM nous fournira le cadre juridique nécessaire à la poursuite de la réalisation de ces essais. Nous en sommes satisfaits.

Mme Séverine Gipson. Monsieur le délégué général, à l’occasion de votre audition le 18 octobre dernier, je vous avais interrogé sur le fait que la ministre des Armées, Florence Parly, avait annoncé que les drones d’observation Reaper seraient armés. Ce changement majeur permettrait à la fois de sécuriser les pilotes et de procéder rapidement aux frappes aériennes sur des foyers ennemis repérés. La LPM prévoit que deux systèmes de drones MALE Reaper seront livrés au début de l’année 2019 et les cinq systèmes MALE dont quatre Reaper et un européen à la fin de l’année 2025. Hormis le symbole de coopération européenne que ce dernier représente, sera‑t‑il armé ?

M. Jacques Marilossian. Monsieur le délégué général, vous connaissez, bien sûr, les mérites et les qualités de notre base industrielle et technologique de défense mais les entreprises qui la composent doivent faire face, dans tous les secteurs, à de nombreux concurrents issus des pays émergents, dont les pratiques commerciales sont non seulement agressives mais aussi innovantes. Or, depuis près de quinze ans, nous n’avons cessé de réduire les budgets, d’étaler les programmes, de repousser les livraisons, donc de restreindre les capacités de production. Cela a augmenté les coûts des équipements et de leur maintenance. Nous conservons aussi, semble-t-il, certains modes de gestion budgétaire ou de contractualisation assez contraignants pour nos industriels, par exemple un contrat unique au forfait, sans distinction entre prototype et production de série. Ces pratiques pénalisent nos entreprises, elles augmentent leurs coûts, fragilisent leurs capacités d’investissement d’innovation et les placent en position difficile dans la concurrence internationale. Dans le cadre de la LPM, quelles mesures pourrions‑nous prendre pour mieux soutenir nos entreprises et préserver cet outil industriel essentiel à notre indépendance stratégique, à notre souveraineté et à l’emploi ?

M. Charles de la Verpillière. Je veux à mon tour revenir à la question des coopérations européennes, centrale dans nos échanges de ce matin. Les pays avec lesquels nous coopérons – l’Allemagne, l’Italie et la Grande-Bretagne – sont évidemment membres, comme nous, de l’OTAN. Pendant très longtemps, ils ont largement dépendu, pour leur armement, de l’industrie américaine. Comment voyez-vous évoluer dans ces pays le partage entre programmes en coopération européenne – avec nous, avec la France – et continuité des achats auprès des États‑Unis ?

Quid, par ailleurs, de l’indépendance capitalistique de l’industrie française ? Le fait qu’une part croissante du capital des grandes entreprises françaises d’armement soit maintenant sous maîtrise étrangère vous préoccupe‑t‑il ?

M. Christophe Lejeune. Parmi les programmes importants à venir figurent en particulier le renouvellement et la modernisation de notre dissuasion nucléaire dans ses deux composantes, océanique et aéroportée. Les programmes nécessitent une collaboration étroite entre vos services et les autres services du ministère. Estimez-vous l’organisation actuelle satisfaisante, ou envisagez-vous des évolutions ? J’associe ma collègue Françoise Dumas à cette question.

M. Joël Barre. Madame Gipson, en ce qui concerne l’armement des drones, nous travaillons actuellement sur l’armement du Reaper, comme je vous l’avais effectivement dit au mois d’octobre dernier. Nous avons lancé la procédure d’achat avec le gouvernement américain, dite « FMS » – pour Foreign Military Sales –, de missiles Hellfire. Nous visons la signature de ce qui s’appelle une letter of offer and acceptance (LOA) à la fin du premier semestre de l’année 2018, pour un délai d’acquisition de douze mois. Si ce calendrier est tenu, nous devrions être capables d’équiper nos drones Reaper actuellement en opération à la mi-2019. Quant à l’Euromale, l’objectif est effectivement de l’armer. Cela fait partie des travaux d’études en cours dont j’ai dit tout à l’heure qu’ils devaient s’achever à la fin de l’année 2018 pour aboutir à un contrat industriel au début de l’année 2019. Il faudra effectivement, dans ce cadre, développer l’armement du drone MALE européen.

Monsieur Marilossian, vous me posez une question difficile sur les contrats. Premièrement, quand on compare les résultats des entreprises françaises de défense, par exemple, à ceux d’une entreprise de défense américaine, l’écart est significatif. Les industries françaises atteignent effectivement un niveau de rentabilité compris entre 5 % et 10 %, tandis que les industries américaines sont nettement au-dessus de 10 %. Deuxièmement, les contrats que nous concluons avec elles les soumettent-ils à une pression exagérée ou les conduisent‑ils à des dépassements de coûts significatifs ? Oui, dans certains cas – nous avons évoqué le Barracuda et nous pourrions parler, entre autres, de l’A400M. Cela étant, la DGA, garante de la bonne utilisation des deniers publics, doit veiller à un partage des risques et des responsabilités équilibré et convenable entre l’État, qui finance, et l’industrie, qui réalise. Les difficultés que nous avons rencontrées sur l’A400M ou sur le Barracuda sont de la responsabilité de l’industrie. Il ne me semble donc pas anormal qu’elle en supporte les conséquences.

Les contrats forfaitaires sont la seule façon d’engager la responsabilité de l’industrie sur des objectifs de performance, de délais et de coûts. Si nous revenions à des contrats tels que nous en avons pratiqué dans le passé, dits de « dépenses contrôlées » – je demande à l’industrie le coût de son activité et je conviens avec elle d’une marge supplémentaire –, ce serait la porte ouverte au financement par la puissance publique de toutes les dérives techniques et industrielles. Cela ne signifie pas qu’il ne faille pas chercher à optimiser la forfaitisation de nos contrats. On peut être sensible au discours de certains industriels lorsqu’ils nous disent que l’on forfaitise des choses trop insuffisamment définies et conceptualisées pour qu’ils puissent prendre un engagement ferme de performance ou de délai. Il faut passer le contrat forfaitaire au moment où chacun sait ce qu’il veut – la puissance publique, donc le maître d’ouvrage DGA, et l’industriel qui réalise.

Cependant, il faut aussi engager l’industrie sur le soutien. La prise de risques y étant quasi nulle, ses marges sont bien plus significatives en la matière que sur le développement. Au-delà de la responsabilité des industriels, notre organisation, à l’intérieur de nos armées et de notre ministère, pourrait être améliorée – c’est d’ailleurs l’objectif de la création de la direction de la maintenance aéronautique (DMAé).

Les performances sont défaillantes du point de vue du maintien en condition opérationnelle (MCO) – vous connaissez le faible taux de disponibilité de nos hélicoptères et de nos avions, dont tout le monde se plaint, y compris au plus haut niveau de la République –, et nous devons progresser. Nous-mêmes, DGA, devons passer sur les matériels des contrats forfaitaires – développement, production et soutien – nous le faisons déjà depuis plusieurs années. Ces contrats doivent permettre d’obtenir un engagement de performance et de coût de l’industriel sur le maintien en condition opérationnelle, typiquement sur une dizaine d’années de première exploitation. Nous devons réorganiser le fonctionnement, et c’est l’objet de la création de la DMAé et de tout le chantier lancé dans ce cadre-là. Et, dans le cadre de la LPM, le budget de l’entretien programmé des matériels est significativement accru, parce que les résultats sont aussi une question d’argent.

Quant à la coopération, nous voulons entraîner nos partenaires et amis. Nous attendons la décision des Allemands sur le renouvellement du Tornado. Si les Allemands achètent le F35, nous sommes mal partis pour la coopération future. Si nous essayons d’impulser cette coopération européenne, il faut que nos partenaires nous suivent. Les décisions que prendront, à court terme, les Allemands sur l’exportation ou encore sur le renouvellement du Tornado seront des signaux majeurs.

Avec les Britanniques, nous essayons de définir la suite du projet de développement technologique relatif aux technologies de l’aviation de combat du futur. Nous sentons bien qu’ils veulent travailler avec nous, mais qu’ils ont des accords avec les Américains. Ils s’interrogent donc. C’est pourquoi nous continuons de discuter.

Quant aux capitaux étrangers investis dans les entreprises de défense en France, il y en a peu, Monsieur de la Verpillière, et, de toute façon, il existe un processus de contrôle des investissements étrangers en France, que nous appliquons systématiquement, dans l’ensemble du tissu industriel. Cela concerne des petites sociétés qui font partie de la base industrielle et technologique de défense, auxquelles il faut effectivement être très attentif. En 2017, nous avons ainsi traité vingt-sept dossiers de surveillance des investissements étrangers en France.

En ce qui concerne l’organisation du ministère des Armées, nous avons un modèle : la dissuasion. Dès l’origine, nous avons créé la notion de programmes d’ensemble, c’est-à-dire non seulement le missile mais aussi le sous-marin, l’infrastructure, les liaisons de communication, etc.

Dans le cadre de notre plan de progrès et des chantiers de modernisation du ministère, nous sommes en train de discuter avec l’état-major des armées d’une sorte de généralisation de cette démarche de programme d’ensemble, d’abord au niveau technique, avec une approche plus capacitaire qu’actuellement. Nous avons tendance à aller trop vite dans l’engagement et la réalisation d’un programme, sans intégrer celui-ci dans un ensemble. Ainsi, il faut commencer par définir le système de combat aérien du futur avant de lancer le programme de l’avion, le programme de drones, le programme de missiles, le programme de systèmes de communication. Cette cohérence d’ensemble doit ensuite être assurée tout au long de la réalisation du cycle de nos programmes – c’est l’idée de programmes d’ensemble.

Vous avez raison de le dire : nous devons nous améliorer sur ce plan, nous, DGA, qui avons la responsabilité des programmes eux-mêmes, mais évidemment en liaison avec les armées, en liaison avec le service d’infrastructure de la défense, etc. Nous devons avoir une vision globale de ces systèmes complets tout au long de leur cycle de vie – nous y travaillons.

M. Jean-Michel Jacques. Monsieur le délégué général, vous avez abordé le programme à effet majeur, mais, tout le monde l’aura compris, cette LPM est aussi une LPM à hauteur d’homme. Pour ma part, je pense à l’équipement de nos soldats au moment de partir en opération. Lors des auditions et sur le terrain, nos interlocuteurs ont soulevé des problèmes de délais de livraison de certains équipements qui existent déjà dans le commerce et qui ne font pas l’objet de modifications majeures, voire qui ne font l’objet d’aucune modification.

Vos services m’ont expliqué que c’était en raison des expertises nécessaires, par exemple pour valider un drone de reconnaissance, mais cela ne déresponsabilise-t-il pas les industriels qui vendent des produits, tout en donnant du travail à vos services et en rallongeant les délais ? C’est ainsi que des équipements de protection déjà dans le commerce et déjà utilisés par des armées étrangères mettent du temps à arriver sur le terrain.

On m’a également dit que c’était un problème d’appel d’offres : un appel d’offres, c’est compliqué. Pardonnez-moi mais, mais, maire d’une petite commune, je sais que ce n’est pas si compliqué, et nos états-majors savent comment faire.

Dernière explication qui m’a été donnée : il faut que cela passe par les services, parce qu’il est prévu qu’il en soit ainsi. Qu’en est-il donc, et quelles réformes procédurales envisager, le cas échéant, pour une plus grande fluidité ?

M. Jean-Jacques Ferrara. Monsieur le délégué général, tout à l’heure, vous avez confirmé que la DGA contribue largement au soutien à l’exportation au profit des industriels. Cela mobilise de plus en plus de personnel hautement qualifié. Hélas, la faible compétitivité des salaires offerts par l’État ne facilite pas le recrutement d’ingénieurs de haut niveau, en particulier dans des domaines spécifiques comme la cyberdéfense. Comment, concrètement, veillez-vous à l’attractivité de la DGA ?

M. Guillaume Gouffier-Cha. Monsieur le délégué général, pouvez-vous préciser si les échanges ont déjà commencé pour revoir nos relations contractuelles avec les industriels ? Et comment ces derniers envisagent-ils cette perspective ?

Quant à l’innovation civile, quels sont les dispositifs mis en place pour mieux détecter les startups, TPE et PME françaises sur lesquelles nous pourrions nous appuyer ?

M. Philippe Chalumeau. Cette LPM prévoit une montée en puissance du renseignement : satellites d’observation, charge universelle de guerre électronique (CUGE), deuxième bâtiment de recueil de renseignements, drones de renseignement, d’autres systèmes de drones également. L’autonomie stratégique est évidemment un objectif majeur. À quel niveau ces efforts nous placent-ils ? Certains champs doivent-ils encore être couverts ?

M. Jean-Marie Fiévet. Monsieur le délégué général, vous avez parlé d’accélérer la livraison des blindés médians – 150 Jaguar et 936 Griffon – mais également de divers autres matériels, dont 32 canons CAESAR, pour la fin de la LPM. Or la production des Jaguar et des Griffon commence tout juste. Pensez‑vous que les industriels seront capables de tenir les délais de livraison sans augmentation des coûts ?

M. Joël Barre. Monsieur Jacques, l’achat des équipements auxquels vous faites référence, les Equipements d’accompagnement et de cohérence ne relève pas de la DGA. Pour ce qui relève de notre périmètre, nous avons tout de même un efficace dispositif d’urgence opérationnelle. Je ne prétends évidemment pas que le processus soit parfait et n’ait pas besoin d’être amélioré. Quant aux appels d’offres, nous devons suivre les mêmes règles que tous les acheteurs publics. Ces dernières années, nous avons varié les dispositifs utilisés, tels des dialogues compétitifs ou des partenariats d’innovation, Certes, il n’est plus question, là, uniquement de petits équipements, mais notre rôle est notamment d’acheter des éléments de technologie avancée. S’il faut encore améliorer nos processus dans le domaine de l’achat des petits équipements, nous le ferons. Quant au fait que nous nous imposerions en tant qu’experts, on est parfois venu chercher la DGA pour sortir de telle ou telle difficulté face à l’achat d’un matériel ! Quoi qu’il en soit, nous avons mis en place un groupe de travail sur l’amélioration des processus d’acquisition avec l’état-major des armées.

Cela m’amène à la question qui a été posée sur les industriels. Nous avons engagé, dans le cadre de ce groupe de travail, des échanges avec le Conseil des industries de défenses françaises (CIDEF), actuellement présidé par Éric Trappier. Cela fait partie de l’exercice en cours, qui doit déboucher d’ici l’été prochain. Nous allons voir avec les industriels comment améliorer leurs processus, mais aussi leur expliquer qu’ils doivent faire preuve de transparence et de compréhension vis-à-vis de nos exigences.

Nexter sera-t-il à même de réaliser les différents équipements ? Lundi dernier, en accompagnant la ministre des Armées chez Nexter, nous avons pu nous en faire une idée. Ces dernières années, le groupe avait vu son activité chuter considérablement. Maintenant, avec la LPM et le plan de réalisation des différents véhicules dont nous avons parlé, son plan de charge a été significativement relevé à la hausse. C’est toutefois compatible avec ses moyens industriels. Certes, ils vont devoir embaucher dans leur emprise de Roanne, mais cela ne semble pas poser de grandes difficultés – je le leur ai demandé. Voilà pourquoi nous avons confiance en la capacité de Nexter et de ses partenaires de faire face à cette charge de travail.

Maintenant, puisqu’on parle de recrutement, la DGA réalise chaque année l’ensemble des recrutements auxquels elle a droit. Toutefois, je vous confirme que nous avons des difficultés à recruter des ingénieurs dans les domaines des hautes technologies, compte tenu du handicap de nos salaires par rapport à ceux du privé. Cela étant, pour des raisons évidentes, nous avons moins de difficultés à Rennes qu’à Paris, c’est une des marges de manœuvre dont nous disposons. Cela étant, la DGA bénéficiera des mesures prévues par la LPM en termes d’attractivité et de capacités de fidélisation.

M. le président. Nous allons auditionner la directrice des ressources humaines du ministère des Armées à ce sujet.

M. Joël Barre. Concernant notre positionnement dans le renseignement : il est patent que nous ne pouvons pas nous comparer aux Américains, qui ont un budget vingt fois supérieur. Et dans le domaine spatial, dont je viens, leur budget doit même être cinquante fois supérieur. Nous ne jouons pas dans la même cour !

Il y a deux secteurs sur lesquels nous devons travailler et essayer de promouvoir la coopération européenne dans le domaine du renseignement : la surveillance de l’espace et l’alerte avancée.

La surveillance de l’espace consiste à surveiller les satellites qui sont au‑dessus de nous, qu’ils soient en orbite basse ou qu’ils soient en orbite géostationnaire – pour les satellites de télécommunication.

Aujourd’hui, nous avons en service une première capacité, notamment avec le radar GRAVES, qui a été conçu et développé par l’Office national d’études et de recherches aérospatiales (ONERA) il y a plus de dix ans. Nous devons continuer à l’améliorer. C’est prévu. Par ailleurs, nous devons le compléter avec des moyens d’observation optique, des télescopes. Et il faut le faire à l’échelle européenne. Des initiatives ont déjà été lancées, notamment avec les Allemands. C’est l’un des axes identifiés dans la LPM.

Quant à l’alerte avancée, c’est-à-dire la détection du départ des missiles balistiques, nous n’en sommes qu’au stade des études. Nous avons réalisé dans le passé des démonstrations technologiques en orbite, avec SPIRALE – acronyme de « système préparatoire infrarouge pour l’alerte » – sur des satellites qui ont été lancés voici une dizaine d’années. Dans ce domaine aussi, il faut chercher à promouvoir la coopération européenne.

Dans le domaine de l’observation, notre imagerie optique est de très bonne performance. Nous avons des échanges avec nos partenaires pour disposer d’une imagerie radar, qui vient compléter l’imagerie optique.

À l’horizon 2020, nous comptons livrer le système CERES – pour « capacité de renseignement électromagnétique spatiale ».

Dans les télécommunications, nous avons ce qu’il faut depuis les premiers satellites Syracuse des années quatre-vingt. C’est donc en matière de surveillance de l’espace et de l’alerte avancée qu’il faut essayer, autant que possible, de se développer et de le faire en coopération européenne.

Comment aller chercher l’innovation civile ? C’est en effet un sujet clé. Nous avons créé en 2016 DGA Lab, c’est-à-dire un outil de rencontre entre des innovateurs, qui proposaient des matériels existant dans le civil, et des opérationnels qui exprimaient un besoin. Je peux vous donner un exemple. Nous avons actuellement en cours ce que nous appelons un « défi », processus qui consiste à rapprocher les innovateurs du civil et des utilisateurs militaires, et qui porte sur les drones indoor, c’est-à-dire capables d’entrer dans les bâtiments. Il est prévu de généraliser la démarche à l’ensemble du ministère. Le processus connaîtrait alors une montée en puissance, DGA Lab deviendra Innovation Défense Lab. L’idée est toujours de repérer les technologies civiles disponibles qui pourraient nous être utiles, et si les armées estiment que c’est bien le cas, de rapprocher les uns et les autres, puis de mettre en place un processus contractuel passant par un appel d’offres, et faire en sorte que les matériels répondant à nos besoins nous soient livrés le plus rapidement possible.

Donc, cette démarche existe depuis deux ans environ. Les premiers résultats sont attendus au milieu de cette année, et la généralisation de la démarche à l’ensemble du ministère interviendrait dans le cadre du chantier de modernisation.

M. le président. Il nous reste les questions de nos deux co-rapporteurs de la mission d’information sur la numérisation dans les armées, à peine revenus de leur déplacement outre-Atlantique.

M. Thomas Gassilloud. Nous avons eu l’occasion de participer à des réunions de travail très intéressantes avec des hauts responsables militaires, politiques et industriels dans le domaine du numérique. Nous revenons avec la conviction renforcée que l’intelligence artificielle – avec tout ce que cela englobe : cloud, big data, internet des objets, combat collaboratif sur le terrain – va jouer un rôle fondamental de rupture dans les années qui arrivent, à l’instar de l’arrivée de la poudre ou de l’arrivée de l’atome. Notre défense doit être au rendez-vous pour éviter tout risque de déclassement opérationnel.

Ma première question se rapproche un peu de celle de Jean-Michel Jacques sur les petits équipements. Il semble qu’il faille réformer fondamentalement notre procédure d’acquisition. On parle de délais, mais il faut aussi penser aux méthodes. Tout à l’heure, vous avez dit que le contrat était passé quand on savait ce que l’on voulait. En matière de numérique, cela ne se vérifie pas forcément puisque, une fois que l’on a fini le prototype, il est bien souvent dépassé. Cela explique que le DoD – le département de la défense aux États‑Unis – a récemment signé un contrat avec Amazon pour un milliard de dollars par an, sans savoir exactement ce qu’ils veulent, simplement pour implémenter du cloud. Dans ces conditions, comment réformer fondamentalement cette procédure d’acquisition pour le numérique ?

Deuxièmement, comment la DGA soutient-elle l’innovation d’usage, pour des questions de performance ? Le Strategic Capabilities Office (SCO) le fait, pour voir les « briques » qui existent et les mettre directement aux mains des armées.

M. Olivier Becht. Monsieur le délégué général, ma question portera sur la ventilation des crédits sur la recherche amont. La LPM fait apparaître une évolution de 170 millions d’euros de crédits supplémentaires à l’horizon 2022 – de 730 millions à un milliard d’euros. Cet effort conséquent reste évidemment bien moindre que ce que l’on a pu voir ailleurs – le CSO à lui seul reçoit 1,5 milliard d’euros de crédits par an. Il n’est pas question de remettre en cause la priorité d’acquisition de matériel et de régénération du matériel actuel, qui est aussi une des priorités de la LPM, comme l’a rappelé Thomas Gassilloud. Malgré tout, en matière d’intelligence artificielle, d’ordinateurs quantiques, de blockchain, de cloud computing, les enjeux sont majeurs. Comment ce milliard d’euros sera-t-il réparti, sachant que les études sur le futur porte-avions ou sur la dissuasion nucléaire seront financées sur cette enveloppe ? Que restera-t-il pour ces domaines stratégiques en termes de souveraineté numérique, ou simplement de souveraineté ?

M. Joël Barre. Je vais commencer par cette dernière question. Je ne peux pas vous répondre de façon détaillée, parce que nous sommes en train de travailler à l’élaboration du dossier d’orientation de nos activités de sciences et technologies, dont l’objet est précisément, tous les deux ans, de définir la répartition des enveloppes entre les différents domaines.

Je tiens cependant à faire un commentaire personnel. D’abord, c’est nous qui avons proposé ce milliard d’euros pour les études amont à l’horizon 2022, et notre proposition a été retenue. Ensuite, je comprends l’équilibre que représente la loi de programmation militaire qui vous est proposée. J’ai été nommé délégué général le 9 août 2017 et dès le début du mois de septembre, le chef d’état-major des armées m’a amené voir l’opération Barkhane. Je me suis ainsi rendu compte qu’il fallait moderniser à la fois l’équipement et les conditions de mission et de vie de nos soldats.

Vous rentrez des États-Unis, et c’est bien. Mais il ne faut pas oublier que le budget américain représente vingt fois le budget français. On ne peut pas jouer avec les mêmes armes. Encore une fois, ce projet de LPM me semble équilibré : d’un côté, il faut redonner à nos soldats les capacités de se battre ; de l’autre, il faut que nous investissions ces champs de nouvelles technologies.

M. Olivier Becht. Aujourd’hui, il n’y a pas de ventilation préétablie ?

M. Joël Barre. Non, c’est à nous de la faire et de la proposer à la ministre. Tout cela fait l’objet d’un processus, dont nous pourrons reparler, si vous le souhaitez, quand il aura été mené à son terme.

M. le président. Je comprends ces interrogations, et je les partage. J’observe toutefois que le financement de l’innovation de rupture ne va pas incomber seulement au budget des armées et à la loi de programmation militaire. Pour ma part, je plaide pour un effort significatif du budget de la Nation, en coopération peut-être avec l’Allemagne, ou au niveau européen. Car l’Europe devra « se réveiller » et mettre en place sur un modèle de financement de l’innovation de rupture, sur des bases soutenables et durables.

M. Joël Barre. Je ferai quelques commentaires, qui rejoignent les deux questions que vous avez posées.

Sur l’intelligence artificielle proprement dite, il y a déjà des actions en cours. La DGA emploie une vingtaine d’ingénieurs spécialisés dans ce domaine. Nous comptons profiter de l’augmentation des effectifs dont j’ai parlé tout à l’heure pour accroître le nombre de ces ingénieurs dans les années qui viennent.

Nous devons définir la capacité dont nous avons besoin, en tant que maître d’ouvrage. En effet, nous ne sommes pas un établissement de recherche. Nous sommes l’agence exécutive des crédits publics de défense, ce qui nous impose de bien identifier notre cible. Aujourd’hui, nous estimons qu’il faudra augmenter significativement le nombre de ces ingénieurs. Nous devrions pouvoir faire cet effort dans les années qui viennent, à condition bien sûr de résoudre le problème d’attractivité que nous avons par rapport au secteur industriel.

Nous devons aussi structurer, en tout cas faciliter la structuration de notre base industrielle et technologique de défense dans ce domaine. Nous avons commencé à le faire en lançant en 2017 un ARTEMIS, un partenariat d’innovation consacré à l’étude d’une architecture de traitement de données massives pour le Big data, et l’intelligence artificielle. Nous faisons travailler en parallèle trois groupements d’industriels. Au fur et à mesure, nous choisirons les meilleurs, et cela se traduira dans un contrat de développement et de réalisation. Il s’agit d’un mode de contractualisation qui est nouveau, auquel on n’avait pas recours dans le passé, et qui est lié à ces nouvelles technologies.

La question sur l’innovation d’usage rejoint ce que j’ai dit tout à l’heure sur DGA Lab. Le drone indoor, que j’ai pris en exemple, est typiquement un produit qui existe dans le commerce ; les forces spéciales considèrent que ce drone peut leur être utile pour mener certaines de leurs opérations ; on demande aux industriels qui en sont capables de nous faire des propositions ; on travaille avec eux, on expérimente, on sélectionne, et on prend le meilleur ; enfin, on l’achète et on le livre : c’est ce genre de processus qu’il faut effectivement généraliser.

M. Thomas Gassilloud. En effet, on nous cite régulièrement l’exemple de ce drone indoor. Cela étant, je comprends bien que l’on n’a pas tout à fait les budgets que le Department of Defense. Mais il me semble qu’à enveloppe constante, en s’attachant à la méthode, on pourrait déjà considérablement changer les choses.

M. Joël Barre. Il faut généraliser cette approche, et nous y travaillons dans le cadre du groupe de travail sur les processus d’acquisition. Il faut effectivement poursuivre dans cette voie. Mais nous y sommes déjà engagés.

 

 

 


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 M. le général André Lanata, chef d’état-major de l’armée de l’air (jeudi 15 février 2018)

M. le président Jean-Jacques Bridey. Mon général, vous clôturez le programme d’auditions de cette semaine, au cours de laquelle nous avons entendu les chefs d’état-major de l’armée de terre et de la marine, vos collègues, le secrétaire général de l’administration et le délégué général pour l’armement, qui vous précédait à l’instant.

Le sujet est le projet de loi de programmation militaire (LPM), sur lequel vous allez nous donner notre avis, avant de répondre aux questions qui vous seront posées.

Général André Lanata, chef d’état-major de l’armée de l’air. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les députés, je suis, comme à chaque occasion, très heureux d’être parmi vous ce matin, à l’heure où se dessine un virage important pour nos armées, en particulier pour les aviateurs à la tête desquels j’ai l’honneur de me trouver depuis un peu plus de deux ans maintenant.

Au moment de prendre la parole devant votre commission, je voudrais commencer par rendre hommage à nos blessés, à nos disparus, ainsi qu’à leurs familles. J’ai ainsi une pensée émue pour nos frères d’armes de l’aviation légère de l’armée de terre, tombés en service aérien le 2 février dernier. Alors que je m’apprête à évoquer avec vous ce projet de loi de programmation militaire qui nous réunit ce matin, ce drame nous rappelle qu’avant toutes les considérations techniques d’une loi de programmation, il y a des hommes et des femmes qui ont fait le choix de servir – un service dont on sait qu’il peut aller jusqu’au sacrifice de leur vie pour la protection des Français. C’est tout de même, me semble-t-il, ici la seule vérité qui compte.

Je connais votre soutien à nos armées, et votre attachement aux hommes et aux femmes de l’armée de l’air qui opèrent tous les jours, en première ligne, sur le territoire national, depuis nos territoires outre-mer, au sein de nos dispositifs pré-positionnés, ou encore sur les nombreux théâtres d’opération où la France est actuellement engagée. Je connais l’appui de votre commission et la qualité des travaux qu’elle conduit pour faire face aux enjeux sécuritaires auxquels notre pays et confrontés, et je tenais, en introduction, à vous en remercier.

L’élaboration d’une loi de programmation militaire constitue toujours un moment important pour notre communauté de défense. Elle permet de mettre en cohérence les moyens militaires avec l’ambition décidée par le président de la République. Je crois utile de commencer par rappeler ici l’importance, pour la défense, de ce principe de programmation pluriannuelle des ressources que la Nation entend lui consacrer. J’y vois tout d’abord un engagement de la Nation, que le passage par la loi permet d’incarner. J’y vois également la reconnaissance du temps nécessaire à la construction d’un outil de défense, celui du temps long imposé par la construction patiente de capacités militaires de très haut niveau, reposant autant sur les hommes que sur les équipements, et qui doit, pour ces raisons, échapper aux aléas du temps court des gestions budgétaires. Ce rapport au temps d’une loi de programmation militaire, c’est également un regard confiant posé sur notre avenir, car les choix qu’elle emporte conditionnent notre sécurité, et par conséquent la prospérité de notre Nation pour les décennies à venir, car il n’y a pas de prospérité sans sécurité. J’y vois enfin et avant tout l’annonce d’un choix souverain, adressé autant aux Français qu’au monde entier, à nos alliés, à nos partenaires, mais aussi à nos rivaux et à nos adversaires.

Mesdames et Messieurs les députés, il s’agit en définitive d’un moment important, où la France fait le choix des moyens qu’elle souhaite mettre à disposition de ses soldats pour garantir sa sécurité aujourd’hui et demain.

Je commencerai par vous dire que les différents postes que j’ai occupés au cours de ma carrière m’ont conduit à plusieurs reprises à participer à la construction de lois de programmation militaire, depuis l’officier traitant en état-major jusqu’au chef d’état-major. Ainsi, je dois en être à ma cinquième LPM. Et pour la première fois depuis de nombreuses années, je ne participe pas à la construction d’une loi de programmation militaire de déflation. Je tenais à le souligner. Aussi, je ne vous cacherai pas ma satisfaction à l’égard des travaux de programmation dont nous examinons le résultat aujourd’hui. Ils traduisent la volonté du président de la République d’une remontée en puissance de notre système de forces.

Les aviateurs ont pleinement conscience de l’effort que la Nation consent aujourd’hui à sa défense. Ils sauront mobiliser leur capacité d’adaptation pour exploiter au mieux les ressources qui leur sont confiées, car ces ressources inscrivent l’armée de l’air sur la voie de la régénération et de la modernisation, et permettent aux hommes et aux femmes de l’armée de l’air de regarder l’avenir avec confiance.

Avant de vous présenter les différents éléments de l’armée de l’air, mais aussi la façon dont la LPM traduit l’ambition décidée par le président de la République à la suite de la revue stratégique conduite à l’automne dernier, il me semble important de revenir sur le contexte dans lequel s’inscrit ce projet de loi. J’évoquerai enfin de quelle manière j’entends mettre en œuvre dans l’armée de l’air cette loi de programmation militaire sur laquelle vous allez vous prononcer.

Pour préserver un système d’armée complet, ainsi que notre base industrielle et technologique de défense, dans un contexte de très forte contrainte budgétaire, la loi de programmation actuellement en vigueur avait fait le choix d’une série de compromis difficiles : réduction temporaire de capacités, report de modernisation ; vieillissement de nos équipements et de nos infrastructures ; diminution des stocks de rechange et de munitions ; limitation de l’activité aérienne, etc. Les importantes déflations d’effectifs, débutées avec la révision générale des politiques publiques (RGPP), se poursuivaient et étaient associées à un vaste plan de restructuration.

À ce contexte est venue s’ajouter une forte pression opérationnelle, successivement : les opérations Serval, puis Barkhane, au Sahel, l’opération Sangaris en République démocratique du Congo (RCA), l’opération Chammal au Levant, puis l’opération Sentinelle, en appui des forces de sécurité intérieure sur le territoire national, à la suite des attentats de 2015. Sont venues s’ajouter également les missions aériennes, fréquentes, en Libye ou sur la façade Est de l’Europe, dans le cadre des missions de réassurance de l’OTAN, ou encore les nombreuses missions d’assistance humanitaire réalisées partout dans le monde. Et je dois également mentionner ici les actions de soutien aux exportations du Rafale, qui résultaient directement de nos choix de programmation et dont la charge, pour l’armée de l’air, s’apparente à une nouvelle mission à part entière.

Cette pression opérationnelle s’ajoutait au socle de nos missions permanentes de dissuasion nucléaire, de protection de l’espace aérien national, d’appui au service public, ou de présence et d’influence partout dans le monde. L’arme aérienne dispose en effet de cette force qui lui apporte l’agilité de son système de combat, permettant de basculer instantanément ses moyens d’une mission à l’autre, d’une région du monde à une autre, pour y faire flotter le drapeau français. C’est pour cette raison que j’insiste aussi sur ces missions de présence ou d’influence dont on parle peu.

Pour faire face à ce niveau d’engagement élevé dans la durée, l’actualisation de la LPM en 2015, puis les décisions du conseil de défense en avril 2016, ont permis d’apporter une première réponse. Cette inflexion budgétaire, indispensable à la protection des Français, a été confirmée et amplifiée grâce à la loi de finances pour 2018 que vous avez votée. Mais c’est également au prix d’efforts d’adaptation sans précédent, et j’insiste sur ce point, que les aviateurs, dans cette période, ont toujours été au rendez-vous de ces opérations sans exception. Même si tout cela ne s’est pas vu, l’armée de l’air a mobilisé ses forces vives pour faire face, dans la durée, à ces évolutions de contexte. En un mot, nous nous sommes réformés.

Nous avons ainsi pris de très nombreuses dispositions en interne. Je pense à la remise à plat de la protection de nos installations, aux efforts considérables pour améliorer la régénération de nos équipements et optimiser nos flux logistiques. Je pense aux rééquipements dans l’urgence d’appareils stockés, à la reconstitution de nos stocks de munitions, à la montée en puissance dans des temps records de la capacité Reaper ou C-130J. Je pense aussi à la réarticulation de notre dispositif « chasse » en opération extérieure à la fin de l’été 2016, pour ne citer que quelques exemples des adaptations que nous avons conduites.

Ces missions ont été réussies, tout en continuant à diminuer drastiquement nos effectifs depuis dix ans, à fermer des emprises, à chercher de nouvelles voies d’optimisation, comme la formation des pilotes de chasse, par exemple, ou à engager résolument l’armée de l’air sur la voie de l’innovation grâce au lancement de plusieurs chantiers innovants.

Je vous le dis très franchement, tout cela n’a pas été simple. Ce n’est pas un satisfecit. Je cherche avant tout à vous faire prendre conscience des capacités d’adaptation exceptionnelles dont les aviateurs ont fait preuve. Je salue leurs efforts, et je voudrais vous faire prendre conscience également de leurs qualités humaines et de leur sens des responsabilités dans cette période. Je reviendrai sur les enjeux concernant les aviateurs.

Cette situation a toutefois généré une usure et des déséquilibres dans notre modèle. Je vous les avais présentés lors de notre dernière rencontre, pour éclairer les enjeux de cette loi de programmation. Il convient aujourd’hui de restaurer la soutenabilité de nos engagements opérationnels tout en accélérant la modernisation de nos équipements.

À l’automne dernier, la revue stratégique a dressé une analyse éclairée de la situation internationale, celle d’un monde plus imprévisible, plus instable et plus violent. « Nous sommes entrés dans une ère de grande turbulence », disait récemment le président de la République. Pour faire face au terrorisme islamiste, la menace qui, ainsi que l’a dit notre ministre, « pèse aujourd’hui le plus directement sur notre territoire », pour faire face également au retour des stratégies de puissance conduites par certains États et au risque de prolifération nucléaire, la revue stratégique a identifié les défis à relever pour notre système de défense.

Pour relever ces défis, sur lesquels je ne reviens pas, le président de la République a arrêté une « Ambition 2030 » pour nos armées. Il a ainsi décidé du maintien d’un modèle d’armée complet et équilibré, capable d’agir dans la durée sur l’ensemble du spectre des missions, dissuasion, protection, connaissance et anticipation, prévention et intervention – condition de l’autonomie stratégique de la France. Cette ambition suppose une remontée en puissance franche, complétée par des coopérations internationales. Elle se fixe 2030 comme horizon.

Qu’est-ce que cela signifie concrètement pour l’armée de l’air ? C’est d’abord disposer à cet horizon d’une composante nucléaire aéroportée crédible, exploitant ses atouts spécifiques comme la précision, l’agilité, la capacité de pénétration, ou le caractère démonstratif qui permet le dialogue dissuasif. C’est aussi assurer, contre tout type de menace, la posture permanente de sûreté aérienne, qui sanctuarise depuis plus de cinquante ans notre espace aérien national et ses approches.

Tout en assurant la continuité de ces deux missions fondamentales pour la sécurité de notre pays, il s’agit également d’être capable d’intervenir en permanence, sous faible préavis et dans la durée, partout où la situation l’exige. Cela suppose d’une part de disposer d’une capacité d’appréciation autonome de situation — je vous invite à constater la place centrale qu’occupe dans ce domaine le renseignement aéroporté — puis de projeter, de soutenir et d’assurer la mobilité de nos forces loin du territoire national, à partir de nos bases aériennes de métropole ou prépositionnées. Cela exige par ailleurs un équilibre et une cohérence entre nos différentes flottes d’aéronefs ou systèmes : chasseurs, avions de ravitaillement en vol, avions de transport stratégiques et tactiques, avions radar, hélicoptères, drones, avions de surveillance de tout type, systèmes de commandement, moyens de transmission ou de détection, systèmes sol-air, etc.

Dans le domaine aérien, cette ambition repose donc sur un dispositif permettant d’agir sur l’ensemble du spectre des missions aériennes. Les opérations que nous conduisons démontrent ce besoin. C’est ici que se fonde ce besoin d’un modèle d’armée complet.

Cette ambition repose aussi sur une modernisation de nos équipements permettant de faire face à l’évolution des menaces. Je vous avais décrit, lors de mon audition du mois d’octobre dernier, les aptitudes-clefs propres à l’arme aérienne, indispensables à mettre en œuvre.

Il s’agit surtout d’être capable d’acquérir, puis de conserver la supériorité aérienne, ce que nous, aviateurs, appelons la maîtrise de l’air, parce qu’elle est un préalable à toutes les opérations militaires, qu’elles se déroulent sur terre, en mer ou dans les airs. Il s’agit là d’un fait historique et d’une réalité opérationnelle. Or l’évolution des conditions d’engagement de nos aéronefs en Syrie illustre une évidence : celle d’espaces aériens de plus en plus contestés. Il y a deux semaines, un avion de chasse russe a été abattu. Le week-end dernier, un F16 israélien a été descendu ! Et je pense bien connaître l’excellent niveau opérationnel de l’armée de l’air israélienne.

Je crois simplement que nos adversaires ont compris l’avantage que nous tirions de notre puissance aérienne. Cet avantage a été démontré tout au long des crises auxquelles nous avons eu à faire face depuis près de trente ans. Depuis la première guerre du Golfe, l’aviation a apporté un atout stratégique, voire décisif, dans toutes les opérations que nous avons conduites, encore récemment face à Daech. Aujourd’hui, ces adversaires développent des stratégies de déni d’accès aux espaces aériens de plus en plus robustes. Cette tendance s’étend désormais au niveau des théâtres en raison de la dissémination de ces capacités mise en œuvre par des acteurs régionaux. Cette contestation grandissante des espaces aériens fragilise progressivement notre capacité à entrer en premier sur les théâtres d’opérations, une aptitude intrinsèquement liée aux capacités de notre aviation de combat. J’observe également que cette contestation s’étend désormais au milieu spatial. Nous avons ici un enjeu de défense majeur pour les années à venir : conserver la maîtrise de l’air et notre aptitude à entrer de façon autonome sur un théâtre d’opérations.

Comme pour les autres armées, cette ambition repose également sur notre capacité à soutenir, seuls ou au sein d’une coalition, des opérations intenses et qui durent. La revue stratégique a parfaitement identifié cette problématique. L’exemple du Levant, où nous conduisons encore aujourd’hui une campagne aérienne de longue haleine, au sein d’une large coalition, illustre cette aptitude. Elle exige de disposer d’un réservoir de force suffisant. Cela ne concerne pas que les équipements. J’ai déjà eu l’occasion de parler à cet égard, de façon un peu technocratique, « d’épaisseur organique » suffisante. Un terme dont je revendique modestement la paternité et dont je me félicite qu’il ait fait école !

Il s’agit d’hommes et de femmes suffisamment entraînés, de capacités de régénération adaptables, de stocks de munitions, d’une logistique et d’une infrastructure adaptées sur nos bases aériennes, etc. Cette aptitude repose aussi sur la capacité à opérer et à conduire des opérations aux côtés de nos alliés. Le domaine aéronautique est de ce point de vue naturellement ouvert ce qui a permis aux forces aériennes occidentales d’atteindre un niveau de coopération élevé. C’est pourquoi entretenir un haut niveau d’interopérabilité avec nos alliés et partenaires est évidemment essentiel.

Il s’agit enfin de renforcer la permanence des actions aériennes pour être capables d’occuper les espaces aériens, mais aussi la connectivité, les capacités de recueil d’informations de nos systèmes dont la vocation est nativement – j’insiste sur ce point – le travail en réseau compte tenu des spécificités du système de combat aérien, pour acquérir une supériorité informationnelle sur nos adversaires et garder un temps d’avance dans la planification et la conduite de nos opérations. Je ne développe pas davantage ces thèmes que j’ai déjà eu l’occasion d’évoquer avec vous.

L’ensemble de ces éléments de contexte ou d’aptitudes à détenir constitue à mon sens la grille de lecture pour apprécier ce projet de loi de programmation militaire que je m’apprête maintenant à vous exposer pour ce qui concerne les forces dont j’ai la responsabilité.

Après des années de déflations qui ont usé notre dispositif et généré des lacunes, je considère ce projet de LPM comme une inflexion historique de l’effort consacré à la défense.

La loi de programmation militaire fait aujourd’hui le choix d’accélérer la régénération et la modernisation de nos forces. Tout comme elle fait le choix d’un effort ciblé sur l’évolution de nos contrats opérationnels, et qui s’appuie sur les enseignements tirés de nos engagements ces dernières années : deux à trois théâtres d’opérations simultanément, une dépendance vis-à-vis des capacités alliées dans le domaine du renseignement aéroporté et du ravitaillement en vol, un emploi soutenu de l’aviation de combat.

L’atteinte de ce nouveau niveau d’ambition se traduit dans cette LPM par une augmentation importante de l’effort budgétaire. Sur la période 2019-2023, les ressources des armées augmenteront ainsi de près d’un quart par rapport à la LPM en cours, avec un effort marqué au profit des équipements, de la modernisation et de la préparation de l’avenir de 34 % supplémentaires.

Sur le périmètre du budget opérationnel de programme (BOP) « Air », composé principalement des crédits d’entretien programmé des matériels, l’augmentation en moyenne annuelle de crédits budgétaires entre les deux LPM est de l’ordre de 25 % sur la période 2019‑2023.

Cet effort illustre une remontée en puissance équilibrée sur les deux axes que sont la réparation et la modernisation de nos forces.

L’atteinte de cette ambition repose bien évidemment sur une exécution stricte de la loi de finances pour 2018, qui conditionnera les conditions d’entrée dans cette loi de programmation militaire. Elle repose également sur une mise à disposition conforme des ressources tout au long de la LPM. C’est pourquoi je me félicite des mécanismes de sincérisation, qui auront tendance à réduire les risques pesant sur l’exécution de cette LPM. Je pense notamment, à la réduction progressive du report de charge, au financement des surcoûts des opérations extérieures et à une meilleure prise en compte des charges induites par le soutien aux exportations de défense. J’observe également que les ressources de la loi de programmation ne reposent pas sur le recours à des recettes exceptionnelles.

Sur la base de cette trajectoire financière, la modernisation des équipements de l’armée de l’air aura sensiblement progressé en 2025. Je vous avais fait part lors de notre dernière rencontre de mes priorités, en particulier l’aviation de combat, et le besoin d’améliorer notre niveau d’autonomie vis-à-vis de nos alliés dans les domaines du ravitaillement en vol et du renseignement. J’observe que les travaux de programmation s’inscrivent dans cette perspective et font effort sur l’ensemble des cinq fonctions stratégiques auxquelles contribue l’armée de l’air. Les mesures que je m’apprête à vous décrire envoient donc un signal positif de remontée en puissance du système de combat de l’armée de l’air, dans la continuité du budget 2018 qui illustre et amorce cette modernisation, ainsi que je vous en avais fait la démonstration lors de notre précédente rencontre.

Concernant la composante nucléaire aéroportée, dont le renouvellement a été décidé par le président de la République, cette modernisation se poursuivra tout au long de la LPM, avec dans un premier temps, le passage au tout Rafale à l’été 2018, date à laquelle seront retirés du service les Mirage 2000N, et dans un deuxième temps, la rénovation du missile air‑sol moyenne portée amélioré (ASMPA) et l’arrivée du standard F4 du Rafale dans les forces.

Parallèlement, les études portant sur le renouvellement de la composante nucléaire aéroportée qui doit intervenir après 2030 et notamment celles portant sur le missile ASN4G, successeur du missile ASMPA, se poursuivront. Ces études visent à permettre au président de la République de faire un choix d’ici 2021 sur les différentes options envisageables afin de garantir la pérennité, donc la crédibilité de cette composante.

Les forces aériennes stratégiques bénéficieront également du renouvellement des ravitailleurs C135 avec la montée en puissance de la flotte de MRTT Phénix.

Concernant les capacités de ravitaillement en vol, la LPM prévoit l’accélération des livraisons d’avions ravitailleurs Multi Role Transport Tanker (MRTT) et une augmentation de la cible à 15 appareils, soit une hausse de 25 % du format. Vous vous souvenez certainement que j’avais appelé votre attention sur cette question qui constituait une préoccupation majeure compte tenu des risques excessifs que faisait peser l’âge de la flotte C135. C’est pourquoi je me félicite de ce choix.

Il renforcera non seulement notre dissuasion, mais permettra également de redonner de la cohérence à nos capacités d’intervention et de projection. Je rappelle que ces 15 MRTT remplaceront progressivement les C135, mais aussi nos avions de transport stratégique puisqu’ils disposent de cette polyvalence.

Le premier de ces nouveaux appareils sera livré au deuxième semestre de cette année sur la base aérienne d’Istres. D’importants travaux d’infrastructure y sont actuellement conduits pour permettre l’accueil de cette capacité très attendue. Les équipages et mécaniciens ont déjà entamé leur transformation.

Dans le domaine du renseignement aérospatial, l’armée de l’air bénéficiera d’un très net renforcement de ces capacités, gage d’une meilleure capacité d’anticipation et d’appréciation de situation.

Deux systèmes de drones Reaper de moyenne altitude et longue endurance (MALE) seront livrés en 2019, en complément des deux déjà en service. Nous serons alors en mesure d’armer deux théâtres simultanément, ce qui n’est pas le cas actuellement.

Dans le même temps, les études menées en coopération avec l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie sur le drone MALE européen se poursuivront avec pour objectif la livraison du premier système à l’horizon 2025. Au-delà des capacités de renseignement, ce programme permettra de renforcer l’autonomie collective de l’Europe sur ce segment clef.

À l’horizon 2030, les capacités drones MALE de l’armée de l’air auront été ainsi multipliées par quatre par rapport à celles détenues actuellement. Je pense que cela mérite d’être souligné.

Au même horizon, l’armée de l’air disposera également de huit avions légers de surveillance et de reconnaissance (ALSR) et de trois aéronefs de renseignement électromagnétique, il s’agit du programme de charge universelle de guerre électronique (CUGE), en remplacement des deux Transall Gabriel, dont le retrait de service est programmé au plus tard en 2025 compte tenu de l’âge de cette flotte. Je salue ici également les efforts consentis à ces moyens de surveillance aéroportés essentiels à nos opérations : quadruplement de la flotte ALSR, augmentation de 50 % de la cible CUGE.

Pour être complet s’agissant des moyens de surveillance, j’ajoute enfin que le domaine de la surveillance de l’espace exo-atmosphérique verra la modernisation des moyens de veille des orbites basses avec les radars GRAVES et SATAM – acronymes respectifs de « grand réseau adapté à la veille spatiale » et de « système d’acquisition et de trajectographie des avions et des munitions ».

Drones, ALSR, CUGE pour le renseignement d’origine électromagnétique : les efforts considérables consacrés à ces capacités démontrent l’importance du renseignement aéroporté. C’est un fait, il est toujours plus facile d’observer de haut ! Tout ceci répond de manière très concrète à la volonté de renforcer nos capacités de renseignement et ce faisant notre autonomie stratégique. J’observe incidemment que ces capacités de renseignement réduiront notre dépendance aux capacités alliées tout en contribuant également au renforcement de la fonction prévention.

Le renouvellement de notre aviation de transport tactique se poursuivra avec la poursuite de la montée en puissance des flottes A400M et C130J, ainsi que la rénovation de nos C130 H. Vingt-cinq A400M et quatre C130J auront été livrés en 2025. J’ajoute que les deux derniers C130J livrés l’année prochaine disposeront d’une capacité de ravitaillement en vol, qui sera particulièrement utile à la composante hélicoptère de nos opérations spéciales. Vous connaissez l’importance que j’attache à cette amélioration pour accroître les possibilités d’action et l’agilité de nos forces spéciales air. Nos équipages d’hélicoptères sont déjà qualifiés, mais nous sommes aujourd’hui dépendants de moyens de ravitaillement alliés, ce qui présente une difficulté compte tenu de la sensibilité des missions dont il s’agit.

Je me réjouis par ailleurs que la loi de programmation initie également le remplacement des C130H, dont l’exploitation est prévue jusqu’à la fin de la prochaine décennie.

La remontée en puissance de nos capacités de transport aérien tactique repose aussi sur l’amélioration de la disponibilité de l’A400M et l’amélioration rapide de ses fonctionnalités tactiques. Cet avion a montré toute sa plus-value lors de la crise de l’ouragan Irma, en ralliant les Antilles en dix heures de vol sans escale. Il s’agit d’une capacité unique qui nous permet de penser différemment la réactivité de nos forces puisque nous sommes capables de projeter sur un autre continent des moyens et des forces sur tout théâtre depuis la métropole en moins de 24 heures.

Je vous avais fait part de ma préoccupation concernant la faible disponibilité de la flotte A400M. J’attends des efforts de la part de l’industriel pour que le plan d’action global que l’armée de l’air a initié porte rapidement ses fruits.

Sur le segment des hélicoptères de manœuvre de l’armée de l’air, le renouvellement de nos capacités interviendra d’ici la fin de la prochaine décennie avec une commande en 2023. S’agissant en particulier des Caracal, la commande de l’appareil détruit en opération est envisagée en 2018, en attendant le regroupement programmé de cette flotte que son faible nombre rend, à mon sens, nécessaire.

S’agissant du segment des hélicoptères légers, je parle ici du projet d’hélicoptère interarmées léger (HIL), le calendrier pour l’armée de l’air nous donne le temps de la réflexion.

L’aviation de combat connaîtra : la reprise des livraisons de Rafale, pour 27 appareils ; la commande d’une nouvelle tranche de trente Rafale en 2023 afin de compenser le retrait programmé des Mirage 2000-5 après 2025 ; l’entrée en service d’un nouveau standard Rafale ; la modernisation de 55 Mirage 2000D ; le lancement des travaux de renouvellement de la composante nucléaire aéroportée.

Vous connaissez la priorité que j’accorde à ce domaine ; la description du contexte que j’ai faite permet de la justifier. L’ensemble de ces dispositions permettra d’atteindre un format modernisé de 185 avions de combat polyvalents au-delà de 2030.

Notre modèle d’aviation de combat repose en effet sur la pleine exploitation de la polyvalence du Rafale, qui permettra à terme de rejoindre le format cible de 185 avions de chasse. C’est pourquoi nous conserverons un format supérieur, d’environ 210 appareils dans les années à venir.

Afin de renforcer l’efficacité opérationnelle de notre aviation de combat, un effort sera également fait sur les munitions : remontée vers les stocks objectifs de munitions air-sol ; rénovation à mi-vie des missiles de croisière SCALP — acronyme de « Système de croisière conventionnel autonome à longue portée » — ; mise en service du missile air-air longue portée METEOR dont la cible sera augmentée ; commande des premiers missiles air-air MICA NG.

L’effort portera aussi sur les équipements de mission. C’est indispensable pour renforcer la cohérence de notre aviation de combat. Les livraisons de nouvelles nacelles de désignation laser TALIOS débuteront en fin d’année 2018 et un complément d’équipements pour le Rafale sera également commandé, comme des antennes actives supplémentaires par exemple.

Concernant l’aviation de combat, cette loi de programmation militaire sera enfin, et surtout, marquée par les ambitieux travaux visant à étudier l’architecture puis à lancer le développement du futur système de combat aérien dans le cadre d’une coopération européenne. Il s’agit d’un vaste chantier, d’un chantier d’une importance majeure en raison du contexte, car la question du futur de notre aviation de combat, comme je le répète souvent, est un sujet stratégique pour notre défense et, plus largement, pour notre pays. L’aviation de combat constitue en effet un marqueur de puissance et un enjeu de sécurité.

J’observe que les aviations de combat interviennent de façon décisive dans toutes les crises et pèsent sur les rapports de force entre les puissances. Le développement de stratégies de déni d’accès illustre cette situation que les derniers événements en Syrie et de façon générale au Moyen-Orient ne font que confirmer.

J’observe également que tous les grands pays actuellement investissent massivement dans des capacités de dernière génération. Portés par une ambition stratégique, la croissance économique ou en réaction à un réflexe obsidional, de nombreux États accélèrent le développement de leurs capacités aériennes. Je pense évidemment aux Américains, mais également aux Russes, aux Chinois, aux pays du Moyen-Orient. La Russie accélère la modernisation et le renouvellement de sa flotte et alignera en 2030 près de 1 000 avions de chasse de nouvelle génération. Plus près de nous, plusieurs de nos partenaires européens se sont déjà engagés alors que des opportunités existent pour fédérer les besoins restant encore à couvrir chez les autres.

La France a un rôle à jouer dans cette compétition. La relance des investissements dans ce domaine nous permettra de tenir notre place dans cette compétition stratégique, aux côtés de nos partenaires européens. Aussi je me félicite que le projet de LPM prenne la mesure des enjeux liés au futur de notre aviation de combat et initie ses travaux essentiels, autant pour nos opérations, notre sécurité, pour la place de notre industrie de défense, que pour le rang que nous entendons tenir et conserver. Les enjeux dans les espaces aériens que je vous ai décrits justifient cette priorité.

M’étant déjà exprimé dans une audition précédente, je ne reviens pas sur les approches à privilégier pour progresser dans ce dossier complexe où s’entrelacent des dimensions politiques, opérationnelles, technologiques, budgétaires, industrielles et internationales.

Les études relatives au futur missile de croisière et au remplacement de la flotte d’AWACS – acronyme de Airborne Warning and Control System, soit « système de détection et de commandement aéroporté » –, qui seront lancées dans cette LPM, devront également s’inscrire dans cette approche système, en cohérence avec les travaux sur ce dispositif de combat aérien futur qu’elles viendront compléter.

Les équipements sont une chose importante pour une armée technologique comme l’armée de l’air. Mais ils n’ont évidemment aucun sens sans les hommes et les femmes qui les mettent en œuvre.

À cet égard, l’activité et le fonctionnement sont des domaines sensibles, car ils ont un impact immédiat sur le niveau de préparation des forces et sur le moral du personnel. La préparation de nos forces est garante de ce qui distingue l’armée de l’air française et, de façon générale, nos armées. Elle apporte cette « épaisseur opérationnelle » qui fait la différence sur le terrain et l’admiration de nos partenaires. Nous pouvons légitimement en être fiers. Au cœur du moral du personnel se situe le sentiment de pouvoir réussir sa mission ; cela est d’une extrême importance. Voilà pourquoi l’activité des forces est si importante.

L’activité aérienne de l’armée de l’air augmentera tout au long de la loi de programmation d’environ 2,6 % par an, avec un effort particulier sur l’activité transport et de surveillance et de reconnaissance. Cette tendance permettra de rejoindre progressivement les normes d’activité en vigueur.

Qu’il s’agisse de l’aviation de chasse, de l’aviation de transport ou des hélicoptères, nous avons programmé une activité aérienne réaliste et adaptée, qui tient compte du potentiel technique de nos flottes et de la remontée progressive de la disponibilité de nos aéronefs.

Cette programmation s’appuie également sur un retrait partiel de la flotte C160 Transall dont les coûts d’exploitation deviennent excessifs compte tenu de l’âge de ces aéronefs. Cette disposition permettra une bascule d’effort pour favoriser la montée en puissance des flottes A400M et C130.

Cette programmation s’appuie enfin sur la modernisation de la formation des équipages chasse, permise par l’arrivée cette année des premiers PC21 sur la base aérienne de Cognac, synonyme d’une profonde manœuvre de restructuration qui verra d’ici 2021 l’arrêt de l’activité Alpha Jet et la fermeture de la plateforme aéronautique de la base aérienne de Tours. La question du remplacement de nos Alpha Jet se pose à terme. Je me félicite que cette LPM lance d’ores et déjà les études relatives au remplacement de cette flotte à l’horizon 2030. Les premiers retours d’expérience concernant l’emploi des PC21 nous seront utiles pour orienter ce chantier.

À partir de ces éléments, j’estime atteignable l’objectif d’une recapitalisation de l’ensemble des savoir-faire critiques à l’horizon de 2023.

Dans ce contexte, vous comprenez l’importance du chantier lancé par la ministre des Armées relatif au maintien en condition opérationnelle (MCO) des aéronefs du ministère. L’amélioration de la disponibilité et surtout une meilleure efficacité de la dépense me paraissent des conditions indispensables à l’atteinte de ces objectifs de remontée d’activité.

J’ai déjà eu l’occasion de m’exprimer devant votre commission sur ce sujet important. Les axes dont je vous avais parlé rejoignent ceux identifiés dans le cadre de ce chantier.

La situation dans laquelle nous nous trouvons résulte d’une multitude de facteurs : opérationnel, organisationnel, industriel, choix de programmation ainsi que d’une inadéquation dans les LPM précédentes entre les ressources consacrées et les besoins d’activité, opérations comprises.

Aussi je salue l’augmentation sensible des ressources consacrées à l’entretien programmé des matériels dans ce projet de LPM. Avec une augmentation de 33 % en moyenne de ces crédits, nous nous mettons en mesure de corriger la situation.

La création de la direction de la maintenance aéronautique (DMAé) et les évolutions décidées récemment par la ministre des Armées constituent le pendant organisationnel de ces efforts budgétaires visant à rationaliser le MCO aéronautique. La DMAé, aura la responsabilité de poursuivre les travaux initiés par la structure intégrée du maintien en condition opérationnelle des matériels aéronautiques du ministère de la Défense (SIMMAD). Je pèserai de tout mon poids pour accompagner, à mon niveau, cette réforme ambitieuse décidée par notre ministre afin qu’elle porte les fruits attendus. C’est évidemment indispensable.

C’est indispensable pour permettre à nos équipages d’exploiter la pleine polyvalence de leurs appareils. C’est indispensable pour augmenter notre capacité de formation de jeunes équipages, dans le contexte d’une forte concurrence du secteur privé à laquelle sont confrontées de nombreuses armées de l’air en matière de ressources humaines. C’est indispensable pour le moral du personnel. Cette question m’offre la transition pour vous parler des effectifs.

Vous connaissez mon point d’attention en la matière. La situation dans laquelle se trouve l’armée de l’air résulte des excès des déflations des deux lois de programmation militaire précédentes. Je vous le rappelle : l’armée de l’air, à elle seule, a absorbé 50 % des déflations du ministère de la LPM en vigueur. J’ai donc besoin de réparer ces excès en portant une attention aux spécialités que cette situation a placées en difficulté : personnel mécanicien et naviguant, forces spéciales, contrôleurs aériens, spécialistes du commandement et contrôle ou du renseignement, de la sécurité protection, des systèmes d’information, en particulier.

Il faut également couvrir dans le même temps les besoins nouveaux résultant des choix de cette LPM : MRTT, A400M, C130J, drones MALE, ALSR, CUGE, mais aussi renforcement des forces de présence et de souveraineté, cyber, spatial, OTAN, chaine d’organisation territoriale interarmées de défense.

Il s’agit de réduire les tensions issues de ces déficits humains pour maîtriser les conséquences qui en résultent sur la capacité de l’armée de l’air à durer, à fidéliser son personnel et, in fine, à garantir une attractivité suffisante : en un mot, les capacités opérationnelles de demain. L’enjeu est tout simplement de maîtriser les équilibres du modèle de ressources humaines de l’armée de l’air.

Le projet de loi de programmation militaire prévoit une augmentation des effectifs du ministère de 6 000 postes sur la période 2019-2025, dont la moitié sur la période 2019-2023. Il s’agit là encore d’une inflexion remarquable en comparaison des LPM précédentes, alors que l’État cherche à réduire dans le même temps les effectifs de la fonction publique. J’y vois également la reconnaissance des tensions dont je vous avais fait part. Aujourd’hui, le travail se poursuit au sein du ministère pour ventiler cette ressource entre les différents employeurs. En outre, vous savez que Mme la ministre a décidé de lancer une revue des effectifs au sein du ministère.

En fonction des arbitrages rendus et du séquencement des augmentations d’effectifs dont l’armée de l’air bénéficiera, je serai en mesure de dire quels sont les leviers d’action qu’il sera nécessaire de mobiliser en interne et que je pourrai être amené à proposer à notre ministre. En toutes hypothèses, je poursuivrai la recherche de toutes les solutions envisageables afin de desserrer la contrainte RH. Le travail se poursuit au sein de mon état‑major.

Après les rationalisations effectuées ces dernières années, j’ai bien conscience, toutefois, que ces marges de manœuvre interne sont désormais limitées. C’est pourquoi j’ai aussi besoin de davantage de souplesse en gestion – je pense au dépyramidage, au contingentement des tableaux d’avancement, etc. – pour fluidifier les processus RH. L’augmentation des effectifs officiers constitue par exemple un point d’attention, compte tenu des spécificités du modèle RH de l’armée de l’air et du cumul de sollicitations et de responsabilités qui s’exercent sur cette population.

Sur le volet de la condition du personnel enfin, je me félicite des efforts déjà réalisés : plan d’amélioration de la condition du personnel militaire (PACP) ; parcours professionnels, carrières et rémunérations (PPCR), etc., ainsi que le plan « Famille » dont je salue l’initiative prise par notre ministre. Avec les commandants de base aérienne qui sont mobilisés, je mettrai en œuvre ce plan qui répond aux attentes des aviateurs. En outre, de nouvelles mesures ciblées en faveur des spécialités les plus fragiles pourraient s’avérer nécessaires, dans l’attente de la mise en place de la nouvelle politique de rémunération des militaires (NPRM).

Il faut comprendre que la condition du personnel est un tout. La perception par le personnel de ses conditions de vie et de travail dépend en effet de nombreux facteurs : la rémunération, bien sûr, et la reconnaissance que l’institution leur témoigne en compensation de sujétions spécifiques ou l’équité de traitement, mais aussi leur rythme de travail, l’équilibre entre leur vie privée et leur vie professionnelle, la qualité des infrastructures mises à leur disposition, la qualité de leur préparation opérationnelle, le sentiment d’avoir les moyens de réaliser sa mission et d’être correctement soutenu pour se consacrer pleinement à ce pourquoi ils se sont engagés. Tout ceci joue aussi pleinement sur le moral.

C’est pourquoi l’augmentation des ressources consacrées à l’infrastructure et aux soutiens aura également un effet positif. Je me félicite de la même manière du travail lancé par le chef d’état-major des armées afin de mieux organiser l’activité des soutiens sous les ordres des responsables des missions opérationnelles, et donc pour l’armée de l’air des commandants de base aérienne.

Pour l’ensemble de ces raisons, cette LPM à « hauteur d’homme », fait de la condition du personnel un enjeu central de l’efficacité de notre système de combat. J’en suis pleinement satisfait car je sais combien les aviateurs et leurs familles y seront sensibles. Je sais aussi combien leur moral contribue à leur efficacité au combat.

En définitive, je considère l’enjeu des ressources humaines de l’armée de l’air comme le plus important des années à venir : il faut en être convaincu, elles sont la clef de nos capacités opérationnelles et elles distinguent l’armée de l’air française.

Mesdames et Messieurs les députés, ce projet de loi de programmation militaire est ambitieux pour nos armées, et pour l’armée de l’air en particulier. Il porte la double ambition de redonner aux aviateurs les moyens de réussir leur mission dans la durée et de préparer l’avenir pour permettre demain à la France de tenir son rang en continuant à exploiter, à son avantage, les atouts décisifs de la troisième dimension. En ce sens, il constitue une réponse adaptée à l’ambition définie par le président de la République, et il envoie un message très positif aux hommes et aux femmes qui ont choisi de servir leur pays.

Cette LPM représente un effort sans précédent de la Nation pour son armée, un effort dont j’estime qu’il m’oblige, et tous les aviateurs avec moi. Comme je le disais au début de mon intervention, l’armée de l’air a déjà démontré sa capacité de mobilisation pour s’adapter et se moderniser. Soumise à une forte contrainte budgétaire, elle n’aurait pas pu réaliser les opérations conduites ces dernières années, sans le plan stratégique « Unis pour faire face », qui a initié sa modernisation en capitalisant sur la mise en place de plateaux d’innovation et le recours aux technologies du numérique – je pense par exemple à des projets novateurs comme Smart Base sur la base aérienne d’Évreux, ou Air Warfare Center (AWC) à Mont-de-Marsan.

Si j’estime que ce plan a atteint ses objectifs, je pense aussi qu’il nécessite aujourd’hui d’être revu, car nous entrons dans une nouvelle phase, celle de la perspective d’une remontée en puissance, et non celle d’une nouvelle déflation, pour laquelle il avait été conçu. Il y a là une différence fondamentale, qui nécessite un changement d’état d’esprit, un nouveau souffle et finalement une nouvelle philosophie. Par ailleurs, la mise en œuvre de cette LPM nécessitera de piloter simultanément de nombreux chantiers dont il faudra assurer la cohérence, car nos capacités en opération dépendent de l’avancement cohérent de ces chantiers – régénération, modernisation, remontée de l’activité, effectifs, infrastructures, transition numérique, simplification –, qui viendront s’inscrire dans les grands chantiers du ministère : MCO aéronautique, modernisation, innovation, plan familles, etc.

Je sais aussi que la dynamique qui s’amorce demandera de la persévérance, car les cycles sont longs. C’est vrai pour le MCO, mais aussi pour les ressources humaines ou encore pour les équipements. On ne répare pas vingt ans de sous-investissement et de déflation en quelques mois : c’est pourquoi, pour accompagner au mieux la dynamique positive portée par cette LPM dans une démarche volontariste, responsable et innovante, comme nous l’avons toujours fait, je lancerai dans les prochaines semaines un nouveau plan stratégique, afin de préparer l’arrivée des nouvelles capacités et garantir cette cohérence entre les nombreux chantiers de modernisation que je vais engager ou qui sont engagés au niveau ministériel. Je pense en particulier au chantier de l’innovation initié sous l’impulsion de notre ministre – un domaine, comme vous le savez, auquel j’accorde une grande importance.

Il me paraît surtout essentiel de donner un cap, une vision claire de l’avenir aux aviateurs, pour qui cette remontée en puissance suscite une attente forte. Les hommes et les femmes de l’armée de l’air seront à la fois l’enjeu, le cœur et le moteur de ce nouveau plan stratégique, qui accompagnera la remontée en puissance de notre outil de défense. Vous pouvez compter sur ma détermination et l’énergie des aviateurs.

De l’énergie, les aviateurs n’en manquent pas, croyez-moi ! Nos succès en opération, mais également les efforts considérables d’adaptation réalisés ces dernières années, reposent sur leurs épaules et sur celles de leurs familles. Je connais bien leur sens du devoir, leur force morale, leur capacité à surmonter les épreuves, leur enthousiasme aussi et leur volonté d’aller de l’avant, qu’il faut nourrir et ne pas décevoir. Toute leur énergie est tournée vers la réussite de la mission, tel est le véritable ressort de leur motivation. Soyez assurés de leur engagement à servir la France, tout simplement.

C’est pourquoi je n’ai aucun doute sur leur capacité à relever les défis exaltants qui se présentent à nous, portés par une LPM de renouveau et à hauteur d’homme qui leur permet de regarder l’avenir avec confiance.

M. Fabien Lainé. Je vous remercie, Mon général, pour cet exposé particulièrement exhaustif. Nous avons bien noté votre satisfecit quant au fait qu’on retrouve de l’épaisseur organique dans l’armée de l’air. Au sujet du système de combat aérien futur (SCAF), que nous avons déjà évoqué tout à l’heure avec le délégué général à l’armement, la France est engagée dans plusieurs programmes et projets de coopération simultanés. Nous avons un projet de développement d’avions de combat de nouvelle génération dénommé SCAF‑Avion‑NG avec nos partenaires allemands, ainsi qu’un programme franco-britannique de drones dénommé Future Combat Air System (FCAS) ; enfin, nous travaillons également avec les Allemands en vue du développement à plus long terme d’un avion omnirôles. Pouvez-vous nous préciser comment s’articulent ces différents programmes de coopération ?

Mme Natalia Pouzyreff. Monsieur le chef d’état-major, lors d’une visite de parlementaires à Saint-Dizier, nous avons eu l’occasion de dialoguer sur la nécessité de renforcer les ressources humaines, de maintenir et d’accroître les compétences, mais également de renforcer certaines capacités opérationnelles, notamment pour les opérations de nuit du Rafale. Outre l’arrivée de nouveaux effectifs et le renouvellement des pods, le standard F4 du Rafale doit être lancé cette année, et j’espère qu’il permettra l’amélioration du système optronique secteur frontal (OSF), ainsi que l’arrivée éventuelle d’un viseur de casque. Sachez que nous restons toujours attentifs à vos commentaires et que nous veillerons à la bonne tenue des engagements pris.

J’en viens à ma question, qui porte également sur la feuille de route du SCAF. Nous avons appris par le délégué général pour l’armement qu’une équipe intégrée avait été mise en place entre la DGA et l’état-major en ce début d’année. Il est peut-être un peu tôt pour se prononcer, mais pouvez-vous nous éclairer sur la physionomie que pourrait prendre ce système, et quelles priorités il convient de lui accorder en termes de missions et d’architecture ? Par ailleurs, pouvez-vous nous faire part de votre sentiment sur les possibilités de faire converger les attentes de vos homologues allemands, qui sont en passe de renouveler le Tornado, et celles des Britanniques qui, eux, sont déjà équipés des F-35 ?

M. Jean-Jacques Ferrara. Mon général, j’attends l’annonce de la commande de l’hélicoptère Caracal, qui me tient particulièrement à cœur. Cependant, j’ai encore quelques inquiétudes, au sujet desquelles j’ai interpellé Mme la ministre la semaine dernière. En effet, j’ai l’impression que les hélicoptères sont un peu le parent pauvre de cette LPM. Ne craignez-vous pas que le décalage de la livraison des hélicoptères interarmes légers n’obère nos capacités opérationnelles ?

Comment jugez-vous l’évolution de l’aviation de combat, compte tenu des futurs contrats opérationnel de l’armée de l’air ?

Enfin, vous nous avez fait part de la livraison de deux nouveaux systèmes de drones Reaper en 2019, qui vont venir s’ajouter aux deux dont nous disposons déjà. Quel est, selon vous, l’impact de cette montée en puissance en termes d’activité, de ressources humaines et d’armement ?

M. Christophe Lejeune. La LPM prévoit un effort en faveur de la préparation opérationnelle. À ce titre, il est prévu que chaque pilote de chasse pourra effectuer 180 heures de vol par an. Cet objectif est-il réaliste compte tenu du déficit actuel en appareils ?

M. Bastien Lachaud. Monsieur le chef d’état-major, vous nous avez indiqué que le président de la République prendrait une décision au sujet du missile ASN4G à l’échéance de 2021, en s’appuyant sur les différentes études en cours de réalisation. Selon que le missile sera hypersonique ou non, le porteur ne sera pas le même, et cela aura également une incidence sur le futur porte-avions, d’où le porteur doit pouvoir décoller. Or, on peut lire à la page 35 de la revue stratégique que la question de l’avion du futur – de fait, le futur porteur de la bombe – est liée à la celle de la coopération européenne. Quand on sait que nos partenaires allemands envisagent de se doter du F-35, l’idée que l’avion du futur se fasse dans le cadre de la coopération européenne n’obère-t-elle pas notre dissuasion nucléaire à l’horizon 2030‑2040 ? Sans vouloir insister sur l’échec de la coopération européenne sur l’A400M, le fait de devoir attendre vingt ans pour disposer du futur porteur de la bombe ne remet-il pas en question notre dissuasion nucléaire ?

Par ailleurs, pouvez-vous nous indiquer pourquoi les officiers supérieurs de l’armée de l’air partaient jusqu’à présent à la retraite plus tôt que les autres personnels, et ce qui justifie aujourd’hui que ce ne soit plus le cas ?

Général André Lanata. Je constate avec satisfaction que le futur de notre aviation de chasse est au centre de vos préoccupations – comme il est au centre des miennes. L’aviation de chasse est stratégique pour la France car son niveau signe le rang de notre pays, car elle fait appel à des technologies qui nous maintiennent dans la compétition stratégique – je pense à l’hypervélocité, au combat collaboratif, aux technologies de pénétration, à celle des armements ou des contre-mesures, etc. Elle est stratégique car elle délivre des effets militaires et stratégiques, décisifs dans toutes les crises et conflits modernes, depuis la dissuasion nucléaire jusqu’aux missions d’influence, par exemple lorsque nous montrons que nous sommes capables de projeter nos appareils aux antipodes, comme nous le ferons cet été en Asie du Sud-Est, et donc de faire peser la volonté de la France où que ce soit dans le monde.

Comme je l’ai dit dans mon propos liminaire, cette LPM prend la mesure de la complexité de la situation en lançant de nombreux axes d’études, ce qui va nous permettre dans un premier temps de faire des choix et dans un second temps, d’engager les opérations d’armement retenues. En la matière, l’une des difficultés provient du fait que différentes dimensions se trouvent étroitement entrelacées dans cette question : la dimension stratégique avec le renouvellement de la composante aéroportée de la dissuasion, la dimension industrielle, celle de la coopération internationale, la dimension budgétaire – car à un moment ou à un autre se posera la question des équilibres entre nos ambitions et les ressources dont nous disposons. Je précise à cet égard que si nous entendons maintenir le rang de la France dans ce domaine, il faudra investir de façon significative. C’est une question de choix. Enfin, évidemment, la dimension opérationnelle. C’est de cette dernière dont j’ai la responsabilité : les autres m’échappent en partie, même si je les intègre évidemment dans mon appréciation de ce dossier. En d’autres termes, je suis essentiellement fondé à m’exprimer sur les aspects relatifs à nos capacités à réaliser les missions qui seront confiées à l’aviation de chasse de demain.

Je vais commencer par répondre à votre interrogation sur l’entrelacement des actions liées au renouvellement de la composante nucléaire aéroportée d’une part, au système de combat aérien futur d’autre part. Ces deux actions se situent en fait à des horizons différents. En effet, la feuille de route de l’aviation de chasse prévoit que l’avion qui remplacera le Mirage 2000D devra être capable d’emporter le futur missile nucléaire, à l’horizon 2030‑2035. À plus long terme, vers 2040, il conviendra de mettre en œuvre le système de combat aérien futur (SCAF) dans le cadre d’une coopération européenne, un nouvel appareil ayant vocation à succéder au Rafale et à l’Eurofighter à cet horizon. Il me semble que nous sommes capables de dissocier les problématiques afin de tenir compte de ces deux échéances calendaires distinctes. Comme vous le voyez, il n’y a pas de télescopage entre les deux sujets.

L’adéquation entre le futur missile et son porteur constitue évidemment une question essentielle. C’est bien pourquoi les études que nous conduisons actuellement concernent non seulement le missile lui-même – vous savez que nous visons ici un objectif ambitieux, celui de l’hypervélocité vers lequel s’engagent les principales puissances, notamment les Russes, très actifs dans ce domaine – mais aussi le couple qu’il forme avec son avion porteur, de façon à intégrer tous les besoins, y compris celui du porte-avions. Je précise au passage que le choix de l’hypervélocité n’induit pas nécessairement un changement ou des adaptations majeures sur le porteur. Les études en cours examinent précisément ce point. Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire à plusieurs reprises, pour répondre à nos besoins opérationnels, il est vital de continuer à maîtriser la troisième dimension, c’est-à-dire à garantir la supériorité aérienne pour pouvoir ensuite être en mesure de conduire les opérations aériennes – et, plus généralement, toutes les opérations que nous souhaitons mener, y compris sur mer et sur terre. Pour cela, nous devons veiller à conserver un temps d’avance sur les systèmes qui pourraient faire obstacle à nos opérations. Ma préoccupation consiste à être toujours capable d’entrer dans des espaces aériens de plus en plus contestés, comme le démontre la situation en Syrie par exemple, et de pouvoir y maîtriser l’emploi que nous faisons de la troisième dimension, c’est-à-dire empêcher nos adversaires d’en faire autant. Pour entrer dans ces espaces aériens, nous devons avoir la capacité de neutraliser les défenses ennemies qu’elles soient air-air ou air-sol, en disposant pour cela de chasseurs, et de façon générale d’un système de combat d’un niveau supérieur à ceux qui se trouveront en face de nous.

Par ailleurs, nous tirons aujourd’hui de plus en plus notre efficacité d’une maîtrise informationnelle renforcée et d’une plus grande connectivité du système de combat. Au lieu de raisonner exclusivement sur le développement des plateformes, je préconise, à ce stade de la réflexion, une approche également centrée sur l’architecture du système dans son ensemble. Un avion de combat ne produit pas à lui seul les effets nécessaires. Il est dépendant en particulier des informations dont il dispose : cela nécessite de combiner des capteurs, des armements, des moyens de surveillance, des moyens et des normes de communication souvent à très longue distance mais aussi l’appui du ravitaillement en vol, des moyens de détection aéroportés, etc. Il faut donc commencer par évaluer les architectures système et la norme d’échange du système de nature à répondre à nos besoins opérationnels. Nous serons ainsi en mesure de déterminer sur quels secteurs nous devons concentrer nos investissements. Car en faisant l’inverse, nous nous trouverions contraints d’organiser la connectivité entre les plateformes a posteriori, ce qui est évidemment facteur de complexité et de coûts supplémentaires.

J’ajoute qu’avoir une approche fondée davantage sur le système permet d’emblée de prendre en compte la dimension d’intégration de nos partenaires dans le système. Le F-35, qui ne peut être associé qu’à d’autres F-35 aujourd’hui, constitue un système fermé, une sorte de norme à lui tout seul. Ce n’est pas satisfaisant, car il n’est pas logique de devoir acheter des F‑35 pour travailler en pleine association et avec efficacité avec ces avions. Notre ambition est de mettre en place un système ouvert, auquel pourront s’associer nos partenaires européens : il y a là une ambition dont la dimension est également politique.

Si, dans la locution « système de combat aérien futur », tous les mots ont leur importance, il ne faut pas avoir peur du mot « futur » au prétexte que ce serait inaccessible technologiquement ou budgétairement, car le système de combat aérien dont je parle existe d’ores et déjà. Dans le cadre de nos opérations au Sahel, par exemple, nous combinons déjà des drones, des hélicoptères, des avions de combat, des moyens de transport, des avions de ravitaillement en vol et des forces spéciales, l’ensemble étant connecté par des liaisons de données et relié en temps réel à nos centres de commandement et de contrôle par l’intermédiaire de communications satellitaires qui permettent de transférer les images à Paris ou en n’importe quel autre point du globe : qu’est-ce là, si ce n’est un système de combat aérien V.1 ? Quand le standard F4 du Rafale arrivera, nous en serons à un système de combat aérien V.2 ; quant au système de combat aérien « futur », il correspond en fait à ce que seront les versions V.3 ou V.4 beaucoup plus puissantes, beaucoup plus connectées et ouvrant de nouveaux horizons – il s’agit de définir où nous souhaitons nous situer à cet horizon.

Je préconise donc simplement un changement d’approche, puisque c’est bien le système qui produit les effets que nous cherchons à délivrer – d’où l’importance de réfléchir aussi sur la « norme système » qui permettra entre autres de travailler avec nos partenaires européens. J’ai peut-être été un peu long sur ce point, mais je pense avoir ainsi répondu à plusieurs de vos questions sur le système de combat.

Pour ce qui est du standard F4 du Rafale, Madame Pouzyreff, je suis ravi de voir que la visite que nous avons organisée sur la base aérienne de Saint-Dizier vous a permis d’appréhender les enjeux du dispositif que nous exploitons aujourd’hui. Je vous précise que le standard F4 comprendra en toute logique, le viseur de casque et la diversification du panel des armements et de leurs effets – il faut d’ailleurs y voir des retombées des marchés export, puisque ce sont les demandes de certains clients du Rafale qui nous ont permis de progresser sur ces points et ainsi d’améliorer nos capacités opérationnelles. Les besoins qui vous ont été présentés à Saint-Dizier sont relativement urgents puisqu’ils seraient utiles dans le cadre des opérations que nous conduisons aujourd’hui. C’est pourquoi nous sommes en train d’étudier si le standard F4 du Rafale ne pourrait pas être délivré par étapes successives, selon une approche incrémentale. Ainsi, chaque nouvelle fonctionnalité serait mise à disposition des forces dès sa mise au point – je pense notamment au viseur de casque, à l’intégration d’un système de communications satellitaires ou à la possibilité d’embarquer des munitions tout temps de 1 000 kilogrammes sur le Rafale.

Les hélicoptères constituent un sujet important pour l’armée de l’air. Sur le plan historique je rappelle que l’armée de l’air a été la première armée à exploiter des hélicoptères. Les missions que nous exécutons aujourd’hui avec nos hélicoptères sont variées et importantes, notamment pour la mobilité de nos forces outre-mer ou sur le territoire national, lors de situations de crise – nos hélicoptères ont démontré leur utilité lors des opérations de secours organisées à la suite du passage de la tempête Irma. Ils nous permettent de prendre part aux opérations de recherche et de sauvetage – en anglais, Search And Rescue (SAR) – au profit de l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI), mais aussi à des missions de souveraineté et de présence, en particulier avec nos prépositionnements outre-mer dans le cadre de missions de prévention. Enfin, nous participons également à des missions situées plus haut dans le spectre d’intervention, notamment celles de recherche et sauvetage de combat (RESCO, consistant à aller récupérer un équipage derrière les lignes ennemies), celles des forces spéciales – au Sahel, par exemple –, ou encore les missions de sûreté aérienne réalisées avec nos hélicoptères légers sur des cibles lentes, qui ne peuvent pas être traitées par des chasseurs, compte tenu de leur faible vitesse.

Nous disposons de deux segments d’hélicoptère dans l’armée de l’air pour couvrir ces missions, à savoir un segment d’hélicoptères de manœuvre et un segment d’hélicoptères légers. Les hélicoptères légers sont actuellement des Fennec, qui ont vocation à être remplacés par le programme d’hélicoptères légers interarmées (HIL). Si ce n’est pas aujourd’hui une préoccupation prioritaire pour l’armée de l’air, c’est tout simplement parce que le calendrier de remplacement des Fennec se situe à l’horizon 2030, ce qui nous laisse un peu de temps pour y réfléchir. Nous nous inscrivons évidemment dans la démarche d’ensemble des armées, afin d’introduire le besoin spécifique lié aux missions de sûreté aérienne que réalisent ces Fennec, des missions importantes dans le contexte que vous connaissez, où de nouvelles menaces apparaissent dans la troisième dimension sur le territoire national. Quant au segment des hélicoptères de manœuvre, il comprend d’une part les Puma, qui représentent une composante vieillissante – c’est ce qui explique que la LPM prévoie une commande pour 2023 –, et d’autre part les Caracal, dont nous avons déjà parlé dans le cadre du PLF 2018.

Pour ce qui est des Reaper, vous savez qu’ils constituent une capacité désormais incontournable pour nos opérations au Sahel. Leurs capacités de recherche, d’identification et de suivi des groupes terroristes, que nous traquons inlassablement sur un territoire grand comme l’Europe, sont indispensables à l’efficacité des actions de renseignement conduites dans la bande sahélo-saharienne. J’observe que tous les commandants de forces sur les théâtres d’opérations réclament davantage de capacités de ce type. Permanente, discrète, précise, connectée, agissant très loin, les neutralisations de groupes terroristes réalisées récemment ont toutes nécessité le recours à cette capacité. L’introduction de nouveaux capteurs démultipliera son efficacité prochainement en accroissant significativement sa couverture.

J’appelle votre attention sur le fait que nous sommes partis de zéro il y a un peu plus de trois ans et que nous effectuons quotidiennement aujourd’hui des missions de guerre au Sahel avec nos appareils. J’y vois une remarquable performance, car nous partions de loin, pour des raisons sur lesquelles je ne reviendrai pas – vous connaissez l’histoire des drones MALE. Ce contexte nous a imposé d’importants efforts d’adaptation, notamment sur le plan des ressources humaines au cours des premières années. Formés aux États-Unis et ne pouvant initialement opérer que depuis Niamey, nos personnels, très peu nombreux au départ, passaient, en moyenne, plus de huit mois par an en dehors de chez eux, et il nous a été très difficile de garantir nos missions dans la durée. Aujourd’hui encore, nous sommes dépendants des capacités de formation des Américains : dès la fin de leur formation aux États-Unis, nos équipages sont directement envoyés sur le théâtre d’opérations pour valider leurs qualifications.

Depuis quelques mois, nous sommes en mesure d’opérer depuis la base aérienne de Cognac, ce qui nous permet de desserrer la contrainte sur l’entraînement et la mise en condition des équipages. Incidemment, cela nous permet aussi de commencer à exploiter ces moyens de surveillance depuis le territoire national, quand les circonstances l’exigent. Pour des raisons éthiques et de clarté dans l’esprit des équipages, je suis toutefois extrêmement attentif à éviter toute confusion entre mission conduite depuis la métropole et mission de combat, quand bien même la possibilité existe aujourd’hui de réaliser ces dernières depuis Cognac.

Nous disposerons début avril d’une quinzaine d’équipages formés, ce qui est cohérent avec les missions qui nous sont demandées et la tenue d’une orbite en permanence. Les Américains, qui ont une expérience opérationnelle importante sur le sujet, considèrent que pour assurer une orbite permanente, c’est-à-dire pour maintenir H24 la permanence d’un drone au-dessus d’un point donné durant une année, il faut environ seize équipages – en comptant les périodes de repos, la régénération organique, l’entraînement, les périodes d’engagement sur les théâtres d’opération, etc. Cela correspond à notre capacité actuelle, et la montée en puissance se poursuit.

Comme vous le savez, nous avons retiré du service au 1er janvier 2018 nos Harfang, ces drones d’ancienne génération, ce qui nous a permis de basculer de nouveaux équipages, mais aussi des crédits de maintien en condition opérationnelle (MCO), sur la montée en puissance de la capacité Reaper. L’enjeu reste principalement RH, c’est pourquoi nous attendons avec impatience la livraison d’un simulateur de missions à Cognac pour le deuxième semestre de 2018. Cet équipement nous donnera davantage d’autonomie par rapport aux capacités de formation que nous pouvons obtenir auprès des Américains. Notre objectif est de disposer de 36 équipages opérationnels en 2021.

Pour être complet sur la montée en puissance de la capacité Reaper, je précise que la charge utile « renseignement d’origine électromagnétique » (ROEM) nous permettra de renforcer l’efficacité des capteurs « intelligence, surveillance, reconnaissance » (ISR) et radar, en disposant d’un champ de couverture plus large, ce qui sera précieux pour repérer plus facilement des cibles dans un espace aussi vaste le Sahel. Cette nouvelle charge utile ROEM sera commandée en 2019, et mise en service à l’horizon 2020.

S’agissant enfin de l’armement des Reaper, décidé par notre ministre à l’automne dernier, ce dont je me félicite, aucune difficulté n’a été identifiée. Les demandes ayant été transmises aux États-Unis, nous sommes en attente d’une proposition américaine qui devrait arriver d’ici à l’été prochain pour une mise en service opérationnelle à l’horizon 2019-2020.

Concernant plus généralement cette capacité drone, la question du MALE européen et de notre coopération avec les Allemands, les Italiens et les Espagnols est en ligne de mire avec une entrée en service en 2025. Je souligne l’importance de ce projet autant pour la défense européenne que pour notre autonomie stratégique.

Vous m’avez interrogé sur l’activité aérienne des équipages chasse. Dans le cadre de cette LPM, nous avons fait en sorte que la trajectoire d’activité planifiée augmente progressivement pour atteindre les 180 heures de vol par pilote et par an, en intégrant d’une part l’évolution du format chasse et en faisant effort, d’autre part, sur la disponibilité des flottes, les crédits d’EPM et les ressources humaines.

J’en viens à votre question relative à l’évolution de la limite d’âge des officiers généraux du corps du personnel navigant de l’armée de l’air. Du fait de dispositions spécifiques au statut des officiers du corps du personnel navigant, ces derniers ont des limites d’âge différentes des autres corps. Les officiers généraux du personnel navigant quittent ainsi l’institution à 56 ans quand ceux des autres corps ou des autres armées le font à 59 ans. Aujourd’hui, nous avons simplement souhaité harmoniser les régimes des officiers généraux, et uniquement des officiers généraux, car il n’y a plus de raisons à mon sens de ne pas aligner les régimes des uns et des autres à ce stade de la carrière. J’ajoute que ces limites d’âge nous posent actuellement des difficultés pour organiser les parcours de carrière de ces officiers, qui ont un temps plus contraint pour acquérir les compétences ou l’expérience leur permettant de prétendre à des postes de responsabilité de haut niveau. Ils seront ainsi sur un pied d’égalité avec les officiers généraux des autres armées. Le projet d’harmonisation des limites d’âge des officiers généraux me semble donc logique. Il s’agit d’un simple alignement.

M. Jacques Marilossian. Mon général, quels sont, dans cette LPM, et dès la loi de finances pour 2019, vos principaux sujets de satisfaction, de déception et de vigilance ?

Mme Séverine Gipson. Comme vous venez de nous l’indiquer, cette loi de programmation militaire 2019-2025 est marquée par une inflexion historique, après de nombreuses années de déflation. Au terme de plusieurs années difficiles, certains besoins ont dû être reportés, voire abandonnés. Je pense notamment aux infrastructures qui accueillent le matériel, ainsi qu’à leur protection. Dans cette nouvelle phase dynamique et positive, pouvez‑vous nous indiquer avec plus de détails les besoins en ce domaine ?

M. Joaquim Pueyo. Vous avez rappelé à plusieurs reprises que l’entretien et le maintien en condition opérationnelle sont fondamentaux pour permettre à nos armées de remplir les missions décidées par la France. Dans le rapport annexé à la LPM, on prévoit une réforme de l’organisation aéronautique. Il est précisé qu’une nouvelle direction devrait voir le jour autour de la maintenance aéronautique. Pourriez-vous nous en dire plus sur cette réforme, qui devrait permettre de mieux prendre en compte l’organisation des MCO, et nous faire part des évolutions de la gestion du MCO et de l’entretien, notamment dans la relation entre les industriels et nos armées ?

M. Yannick Favennec Becot. Mon général, je souhaiterais vous interroger concernant les systèmes de défense anti-drones. L’enjeu est de taille car comme l’ont montré les récents événements en Syrie, les drones pourraient devenir l’arme principale du terrorisme. La France les utilise déjà comme moyens de frappe ciblée mais il me semble que nous ne sommes pas en mesure de les combattre. Les financements consacrés à la recherche stratégique et technologique dans ce domaine sont-ils selon vous à la hauteur des enjeux des armées à l’horizon 2030 ?

M. Thibault Bazin. Mon général, vous avez évoqué la capacité à accélérer le MCO mais compte tenu des règles applicables aux marchés publics, comment diminuer la part de notre flotte qui reste indisponible – actuellement de 36 % pour les Mirage 2000D, huit Mirage étant ainsi en attente de pièces chaque année ? Vous avez aussi mentionné la difficulté à entrer sur les théâtres d’opération, les espaces aériens étant de plus en plus contestés. La rénovation en milieu de vie des Mirage 2000D nous interroge. Le SCALP reste inchangé et il n’y a aucune amélioration significative de ses capacités de pénétration. Le système de guerre électronique restera lui aussi inchangé d’ici à 2034. Enfin, la polyvalence d’emploi est en baisse. Tous ces éléments nous font courir le risque de réduire notre employabilité à de la gestion de crise. Comment éviter un déclassement alors que les combats se durcissent ? En matière de contrôle de l’espace aérien, un plan devrait être élaboré d’ici à la fin du mois de mars. Allez-vous investir dans la permanence opérationnelle ? Enfin, beaucoup de bases ayant été fermées, quand il faut dérouter dans l’Hexagone, le maillage des bases correspond-il selon vous à un seuil plancher pour notre ambition ?

M. Stéphane Trompille. Une grande partie de ma question concernant les Mirage 2000D vient d’être posée. Pourriez-vous nous préciser à quel rythme ces appareils nous seront livrés et sur quels types de missions ils soulageront les Rafale ?

M. Jean-Pierre Cubertafon. Mon général, les accords de Lancaster House pourraient être remis en cause par le Brexit. Cela étant, que Theresa May multiplie les échanges dans le domaine de la défense et qu’elle ait fait volte-face s’agissant d’un éventuel désengagement montre quand même que Londres est toujours préoccupé par le destin de la sécurité européenne. Nous nous en sommes d’ailleurs rendu compte récemment puisque nous avons reçu, sous l’autorité du président Bridey, des parlementaires britanniques dans le cadre de ces accords. Quelles relations entretenez-vous à votre niveau avec vos homologues anglais ? Comment voyez-vous l’avenir de ces relations ?

M. Olivier Becht. En dehors du programme SCAF, vous avez cité deux autres chantiers numériques : Smart Base sur la base d’Évreux et Air Warfare Center sur la base de Mont-de-Marsan. De quoi s’agit-il ?

M. Claude de Ganay. Mon général, vous avez parlé d’une « inflexion historique », mais également de « compromis difficiles ». À la lecture de la LPM, j’ai un peu le sentiment que votre armée est un peu moins bien lotie que les deux autres. Dans une situation conjoncturelle difficile, compte tenu du retard pris dans la livraison de l’A400 M, un certain nombre d’équipements critiques sont bien prévus dans cette LPM mais ils sont censés n’être livrés qu’en fin de programmation – voire pas avant 2025 pour certains. Cela implique de la part de vos équipages une capacité d’adaptation et des qualités humaines remarquables. Enfin, je souhaiterais que vous évoquiez, dans la composante dissuasion, le vecteur ASMPA.

M. Jean-Michel Jacques. L’usage des drones monte en puissance, si bien que nous devrions être capables de couvrir deux théâtres d’opérations. On peut s’en réjouir, car les troupes au sol apprécieront d’avoir un appui feu rapidement, vingt-quatre heures sur vingt‑quatre. Ce choix de montée en puissance des drones remet-il en question le modèle d’aviation de combat auquel nous sommes habitués ?

Général André Lanata. Si la question de l’étude du modèle de l’aviation de combat a pu être posée eu égard à l’introduction de la capacité d’armement des drones MALE, il me semble que la LPM y répond : le format de l’aviation de combat n’a pas été affecté par l’arrivée de cette capacité. Il y a à cela une bonne raison : ces moyens ne sont pas concurrents mais complémentaires. Les capacités de frappe d’un drone n’ont rien de comparable à celles d’un Rafale. Un drone ne peut neutraliser que des objectifs de petite taille, y compris dans le cadre de nos opérations de lutte contre le terrorisme. On l’a encore vu il y a quelques jours au Sahel : ce sont nos chasseurs qui font la différence, tout simplement parce que l’objectif à traiter est tel qu’un drone suffit rarement à délivrer les effets nécessaires. J’ajouterai un deuxième aspect très important : un drone se déplace à la vitesse d’un drone ! Il y a quelques semaines, au Sahel, nous sommes intervenus en urgence au secours de troupes américaines au sol qui étaient prises sous le feu de l’ennemi. Plusieurs tués étaient déjà à déplorer. C’est bien la réactivité de nos chasseurs et leur capacité à se déplacer très rapidement (trois fois plus vite qu’un drone) qui a permis de les sortir d’une situation inextricable. Si nous avions dû réaliser la même mission avec un drone, le nombre de victimes dans nos forces amies au sol aurait été considérablement plus élevé. En revanche, ce qu’apporte le drone, c’est la permanence de la surveillance – que ne peut assurer un chasseur, sauf à exploiter des moyens de ravitaillement en vol supplémentaires. Quand je parle d’architecture de système à propos du SCAF, c’est à ce type d’équilibre entre les différentes plateformes, entre les différentes composantes du système de combat aérien que je pense par exemple.

L’armée de l’air est-elle assez bien servie ? Quels sont les sujets de satisfaction, de déception et de vigilance ? J’ai déjà évoqué dans mon propos liminaire les aspects positifs de cette LPM : une LPM qui « répare », une LPM qui « prépare », et une augmentation ciblée des formats. J’entends dire que les formats n’évoluent pas : ce n’est pas ce que je constate dans l’armée de l’air, qu’il s’agisse des MRTT, des drones, de l’avion léger de surveillance et de reconnaissance (ALSR), de la charge universelle de guerre électronique (CUGE), de l’aviation de transport ou encore de l’aviation de combat, qui va rester à plus de 210 avions pendant au moins la décennie à venir. Je ne m’inscris pas dans une logique de concurrence entre les armées, consistant à comparer les scores de ceux qui se seraient mieux ou moins bien débrouillés dans cet exercice de LPM ! Notre pays prend des mesures fortes pour garantir sa sécurité et prend les dispositions, dans tous les milieux, pour le faire du mieux possible. Je pense, encore une fois, que les dispositions qui ont été prises nous permettent de le faire. Par ailleurs, on ne répare pas vingt ans de sous-investissements en quelques mois. La question est donc non seulement de savoir si les dispositions qui ont été prises sont globalement satisfaisantes – la réponse est oui – mais aussi de savoir comment elles sont cadencées et quelles sont les priorités. Nous avons fait le choix de ne pas abandonner l’avenir – et donc de moderniser – et de réparer pour tirer le meilleur parti des dispositifs existants en portant une attention particulière aux hommes et aux femmes qui servent leur pays. Cela me paraît être des dispositions de bon sens. Le reste arrivera au fur et à mesure, à la cadence que prévoit cette loi de programmation militaire. En outre, cela signifie aussi que nous continuerons de notre côté, c’est-à-dire en interne de l’armée de l’air, à nous adapter afin d’accompagner cette remontée en puissance, en procédant aux réglages fins qu’imposeront les circonstances, aux adaptations qui en toutes hypothèses resteront indispensables et en poursuivant les différents chantiers de modernisation que nous lançons actuellement.

Parmi les secteurs dans lesquels nous avons encore des réductions temporaires de capacité, je citerai le transport aérien, domaine dans lequel nous partons de loin car nous avons trop tardé à initier le remplacement de nos flottes anciennes. À cette situation se sont ajoutées les difficultés du programme A400M. Nous avons donc encore du travail dans ce domaine où des dispositions ont été prises, notamment avec l’accélération du programme MRTT qui viendra appuyer notre capacité, ou l’acquisition de C130J. Comme je l’ai dit dans mon propos liminaire, il faut aussi absolument que l’industrie trouve rapidement des solutions aux défauts techniques de jeunesse qui handicapent trop la flotte A400M. Un dialogue étroit est engagé avec l’industriel.

Les hélicoptères doivent aussi faire l’objet d’une attention particulière. La réflexion se poursuit à cet égard et un choix doit être fait, en vue du lancement du programme HIL, dans le courant de cette programmation militaire.

Vous avez évoqué le Mirage 2000D. Je regrette que sa modernisation, décidée il y a quelques années, n’ait pas été plus ambitieuse, mais il faut peut-être prendre un peu de recul et observer les équilibres de l’aviation de combat dans son ensemble. Il n’y a pas que les Mirage 2000D pour faire la guerre, il y a aussi les Rafale, qui vont d’ailleurs être modernisés avec l’arrivée l’année prochaine du standard F3R et le lancement du standard F4. Pour les missions les plus exigeantes, les Rafale seront utilisés préférentiellement. J’observe d’ailleurs que les Rafale sont aujourd’hui employés au Proche-Orient et les Mirage 2000, au Sahel. Demain, nous aurons encore besoin, dans les différentes situations de crise auxquelles nous pourrions d’être confrontés, d’une flotte agissant principalement en gestion de crise sur des théâtres stabilisés et d’autres flottes plus modernes pour faire face à des scénarios d’engagement plus exigeants. C’est à ce besoin que nous voulons répondre avec le standard F4 du Rafale. S’agissant des délais de livraison des Mirage 2000D, les kits de modification seront commandés cette année, pour des livraisons qui s’étaleront entre 2020 et 2024.

S’agissant de la relation franco-britannique et de la façon dont elle évolue dans le domaine qui est le mien, je ne suis guère inquiet sur le plan opérationnel, pour différentes raisons. D’abord, nous continuons, mon homologue et moi, à entretenir la même proximité, et les interactions entre nos deux armées de l’air de premier rang constituent la marque d’une coopération de très haut niveau. J’observe que les Britanniques nous aident régulièrement là où c’est possible : des moyens de transport, des moyens de ravitaillement en vol. Encore récemment, ils ont décidé d’appuyer nos opérations au Sahel avec des hélicoptères de transport lourd. J’observe également que lorsque des bombardiers stratégiques russes se sont présentés dans la Manche, nous n’avons eu aucune difficulté à coordonner l’action de nos chasseurs. Les Rafale français se sont ravitaillés en vol sur des avions anglais, tout ceci sur un simple coup de fil. J’ai actuellement des équipages en échange sur MRTT et C130J britanniques, ce qui permet de faciliter la montée en puissance de nos capacités. Je ne vous dresserai pas la liste des très nombreux échanges et des liens que nous entretenons, mais tout se passe de façon fluide et j’estime que nous sommes parfaitement interopérables. Nous sommes à cet égard capables, si le pouvoir politique le demandait, de déployer une force expéditionnaire conjointe qui a été définie dans le cadre des accords de Lancaster House. Nous allons continuer à entretenir cette capacité dans le temps et donc rester proches sur le plan opérationnel. J’ajouterai en outre que ce n’est pas parce que les Britanniques ont décidé de quitter l’Union européenne qu’ils ont abandonné la défense de l’Europe, tout simplement parce qu’ils restent partenaires de l’OTAN, dont la vocation est aussi la sécurité du continent européen.

Si je ne suis pas très inquiet des conséquences du Brexit sur le plan opérationnel, il faut néanmoins suivre attentivement ce processus qui pourrait avoir des conséquences économiques et politiques, notamment sur la coopération industrielle. Il faudrait probablement interroger le délégué général pour l’armement (DGA) sur ce point.

M. le président Jean-Jacques Bridey. Nous l’avons fait ce matin. (Sourires.)

Général André Lanata. C’est un point auquel il faut veiller car il représente des intérêts majeurs pour nous, qu’il s’agisse de MBDA ou des autres projets que nous conduisons avec les Britanniques. Il faudra conclure des accords nous permettant de continuer à travailler et d’entretenir ce qui constitue une success story de la coopération militaire et industrielle en Europe.

J’en viens à l’infrastructure. Vous avez raison de souligner que ce secteur est en difficulté puisqu’il a souffert d’un sous-investissement chronique ces dernières années. Dans la LPM précédente, les flux budgétaires consacrés à l’infrastructure étaient d’environ un milliard d’euros par an quand le besoin était plutôt de 1,2 ou 1,3 milliard d’euros par an. Toute personne qui a une maison à entretenir sait que lorsque l’on prend du retard dans son entretien, il faut tôt ou tard le rattraper, ce qui nécessite en général des investissements plus importants. Réparer dans ce domaine prendra donc du temps. La LPM prévoit un effort remarquable puisque les crédits consacrés à l’infrastructure augmentent en moyenne de 50 %. De fait, nous avons défini des priorités. La première a été donnée aux hommes et aux femmes, puisqu’il est prévu d’améliorer l’hébergement sur nos emprises et de consacrer une part importante du plan famille au logement. La deuxième priorité est l’accueil des nouvelles capacités et la protection-défense. C’est donc en fin de LPM que les commandes seront passées pour traiter les installations aéroportuaires de l’armée de l’air. Ces dispositions me semblent de bonne gestion et nous allons faire vivre nos infrastructures aéroportuaires sans handicaper les capacités opérationnelles. S’il est nécessaire de procéder à des ajustements ponctuels, nous serons en mesure de le faire.

Vous avez évoqué le maillage des alertes de la permanence opérationnelle, c’est‑à‑dire la répartition géographique judicieuse de nos alertes de défense aérienne. Si nous en avons besoin, c’est que le facteur temps est critique lorsqu’il s’agit d’intervenir dans notre espace aérien. Les menaces se matérialisant dans des délais extrêmement brefs, il faut avoir accès à tous les points de l’espace aérien et de nos approches aériennes dans des délais inférieurs à quinze minutes. C’est pourquoi nous faisons le choix d’entretenir quatre permanences opérationnelles dans notre pays, réparties entre les quatre secteurs géographiques de notre territoire, et nous coopérons avec nos alliés pour ce qui concerne l’extérieur à chaque fois que cela est nécessaire – encore récemment, par exemple, lorsque des bombardiers stratégiques russes se sont présentés comme je viens de le mentionner. Pour pouvoir maintenir une permanence opérationnelle dans un secteur géographique, il faut une base aérienne sur laquelle cette permanence est mise en alerte – en général, en « sept minutes », c’est-à-dire que les avions doivent pouvoir décoller en moins de sept minutes. Nous pouvons si nécessaire réduire ces délais à deux minutes, voire mettre nos avions en alerte en vol, si les circonstances l’exigeaient. Il faut également un terrain de déroutement au cas où une indisponibilité technique ou météorologique par exemple affectait notre base aérienne. Avec les plateformes aéroportuaires dont nous disposons – il n’y a pas que celles de l’armée de l’air –, j’estime que nous disposons aujourd’hui des emprises suffisantes pour garantir l’efficacité de ce dispositif.

Le domaine du MCO aéronautique souffre, comme d’autres, des sous‑investissements des années passées – vieillissement des parcs, stocks de rechanges insuffisants, étalement des opérations de remise à niveau capacitaire, contraintes sur les ressources humaines dont les déflations ont été excessives, etc. Tout ceci pèse sur la disponibilité de nos flottes. À cette situation se sont ajoutées des sollicitations opérationnelles croissantes ces dernières années, qui nous ont amenés à concentrer nos efforts sur nos opérations, accroissant la pression sur le personnel ou les rechanges. Ces facteurs expliquent en partie la faible disponibilité de certaines flottes. La LPM a vocation à les prendre en compte. Je tiens à souligner et à saluer l’engagement remarquable de l’ensemble des acteurs du MCO aéronautique dans cette période. Il a donné lieu à une mobilisation conduisant à de très nombreuses adaptations réalisées souvent en urgence. Grâce à lui nous avons toujours été au rendez-vous de nos opérations. Il constitue incontestablement une part de nos succès opérationnels.

À ces facteurs s’ajoutent des handicaps structuraux auxquels le chantier lancé par Mme la ministre apportera des réponses. Certaines des évolutions identifiées dans cette réforme rejoignent des axes de travail que la structure intégrée du maintien en condition opérationnelle des matériels aéronautiques du ministère de la Défense (SIMMAD) avait initiés. Je les avais présentés à votre commission lors d’une précédente audition. La réforme engagée avec la création de la DMAé est encore plus ambitieuse. Elle prévoit notamment une plus grande implication de la DGA et une modernisation de notre stratégie contractuelle cherchant en particulier à davantage responsabiliser l’industrie dont nous attendons des efforts symétriques. Les états-majors et la structure de projet DMAé étudient actuellement les évolutions de l’organisation du MCO qui faciliteront la mise en œuvre de ces évolutions.

Ainsi nous voyons bien les deux volets de cette réforme : « réparation » apportée par la LPM en augmentant notamment les crédits d’entretien programmés de nos flottes et modernisation des processus et de l’organisation du MCO aéronautique dans les armées. Ces évolutions sont indispensables car l’amélioration de la disponibilité de nos flottes est un objectif majeur, autant pour nos capacités opérationnelles que pour le moral du personnel.

La lutte contre les drones est effectivement un sujet dont nous nous préoccupons depuis plusieurs années déjà. Comme vous, nous avons constaté une évolution rapide des menaces dans ce domaine. J’estime qu’en trois ans, nous avons beaucoup progressé au point d’être capables de mettre en œuvre des dispositifs de protection opérationnels et efficaces autour d’événements particuliers par exemple.

Les appareils dont on parle ici sont de petits drones, parfois même des drones qu’on trouve dans le commerce, et qui peuvent être opérés à proximité d’installations ou d’événements sensibles. Cette question fait l’objet d’un chantier interministériel piloté par le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN). Lancé il y a deux ans, ce chantier s’applique à traiter le sujet de façon systématique, car ce n’est pas uniquement de capacités de protection et d’intervention dont nous avons besoin. Nous agissons également dans les domaines réglementaire et législatif pour mieux contrôler l’emploi qui est fait de ces machines, pour faciliter leur détection ou responsabiliser les fabricants et les utilisateurs.

Parallèlement à ces dispositions légales indispensables, nous développons des moyens spécifiques de protection pour lutter contre ces drones. Ces dispositifs, déjà en service dans les armées, associent des capacités de détection, de brouillage et de neutralisation cinétique. Nous continuons à étudier de nouvelles solutions, et un programme est en cours de déploiement pour protéger nos bases aériennes sur le territoire national ou sur les théâtres d’opérations. Concernant la protection des autres sites, le principe qui a été retenu veut que chaque opérateur se charge de la protection des emprises sous sa responsabilité. Pour ce qui est de l’armée de l’air, je veille à ce que les dispositifs mis en place par les uns et les autres soient compatibles, dans le domaine du commandement et du contrôle, avec les systèmes de protection antiaériens que nos forces déploient – systèmes auxquels participent désormais systématiquement des moyens de protection contre les mini-drones – dans le cadre d’événements particuliers tels que le salon du Bourget ou le 14 juillet où nous avons mis en œuvre de tels dispositifs.

Vous m’avez interrogé sur notre transformation numérique. C’est un point essentiel : l’armée de l’air développe actuellement des plateaux d’innovation. De quoi s’agit-il ? L’innovation ne se décrète pas ; nous devons créer des conditions favorables. Comment ? En rapprochant les utilisateurs des concepteurs.

De quoi dispose-t-on actuellement ? Les grands systèmes d’armement sont gérés par l’instruction ministérielle n° 1516, qui offre un cadre structuré à nos programmes de long terme. Pour autant, ces grands systèmes hébergent des systèmes d’information, dont la vitesse d’évolution est complètement différente : si l’on ne change évidemment pas la structure du Rafale tous les six mois, son système d’armes, lui, continue d’avoir besoin d’évoluer. Nous devons donc pouvoir agir en boucle plus courte sur l’évolution des infrastructures numériques hébergées par nos grands systèmes.

Comment procéder dans un monde où les technologies évoluent tous les trois à six mois ? Nous devons changer d’approche : nous ne pouvons plus travailler en top down – méthode que nos esprits cartésiens affectionnent ! Auparavant, nous exprimions un besoin opérationnel, il était ensuite transformé en spécifications techniques avant de passer un appel d’offres. Ce cycle prend aujourd’hui trop de temps compte tenu du rythme d’évolution des technologies dont il s’agit.

Par ailleurs, le champ des possibles, ouvert par l’évolution de ces technologies numériques, rend extrêmement difficile l’expression pertinente des besoins. En conséquence, nous devons travailler sur des boucles de temps et des approches différentes, afin d’être en mesure de faire évoluer nos équipements en permanence.

C’est l’objectif des plateaux d’innovation : on y retrouve d’un côté les utilisateurs – ils savent ce dont ils ont besoin, mais ont parfois du mal à l’exprimer compte tenu de la façon dont les technologies évoluent – et de l’autre les concepteurs – qui peuvent leur apporter des solutions par la connaissance dont ils disposent des possibilités offertes par ces technologies. Nous les mettons ensemble, dans une approche bottom up, acceptons ensuite le foisonnement que cela génère, puis nous sélectionnons les innovations pertinentes. Il convient désormais de réfléchir aux moyens permettant de les déployer rapidement et facilement dans les forces, le cas échéant, par le biais de solutions traditionnelles d’acquisition.

Nous expérimentons à Évreux avec Smart Base, afin d’innover dans le domaine du fonctionnement courant de la base aérienne. Je suis persuadé que des applications numériques peuvent aider les aviateurs à mieux faire fonctionner leur base aérienne – en matière de transport, d’énergie, de sécurité, et de services de façon générale. C’est également ce qui a conduit à la création du centre d’expertise aérienne militaire – air warfare center – pour les systèmes d’armes, à Mont-de-Marsan. Je vous invite à le visiter, pour mieux apprécier nos actions conduites en matière d’innovation opérationnelle. À Salon-de-Provence, le centre d’excellence drones (CED) travaille dans ce domaine spécifique en contact avec l’air warfare center de Mont-de-Marsan. C’est aussi ce que nous lançons à Saintes et Rochefort, avec le projet « Smart School », dans le domaine de la formation : des applications modernes peuvent beaucoup nous apporter en la matière en accélérant les cycles de formation et surtout en les rendant plus attractifs.

Le terrain foisonne d’idées et d’initiatives ! Incidemment, c’est un axe fort de notre transformation car cela nous permet de faire adhérer le personnel à notre transformation, en l’impliquant et en faisant appel à lui pour trouver des solutions innovantes.

Les moyens financiers mobilisés dans ces plateaux de développement, restent modestes. Pour quelques milliers d’euros, nos personnels arrivent souvent à trouver des solutions. Il faut ensuite nous aider à les déployer au sein de nos forces. Aussi, c’est sur ce volet qu’il faut aujourd’hui travailler, pour faciliter ce couplage de « l’innovation à l’industrialisation ».

Nous avons du travail mais c’est un sujet qui me tient à cœur. C’est la raison pour laquelle je vous en parle avec conviction !

M. Olivier Becht. Nous viendrons à Mont-de-Marsan !

M. le président. Ces sujets nous tiennent également à cœur, vous pouvez le constater. Olivier Becht est, avec Thomas Gassilloud, le rapporteur de la mission d’information sur les enjeux de la numérisation des armées.

 


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 M. Alain Charmeau, président d’ArianeGroup (mardi 20 février 2018)

Les débats sont accessibles sur le portail vidéo du site de l’Assemblée à l’adresse suivante :

http://videos.assemblee-nationale.fr/video.5584573_5a8c43be8d358.commission-de-la-defense--m-alain-charmeau-president-d-ariane-group-20-fevrier-2018

 

 


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 M. Louis Gautier, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (mercredi 21 février 2018)

M. le président Jean-Jacques Bridey. À la différence de notre réunion précédente, cette audition n’est pas ouverte à la presse – ni aux réseaux sociaux… Nous recevons Louis Gautier, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), qui va nous parler principalement, mais peut-être pas uniquement, du volet cyberdéfense de la loi de programmation militaire, ainsi que de la revue stratégique de cyberdéfense.

M. Louis Gautier, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale. Merci pour votre accueil. Les travaux sur la revue stratégique de cyberdéfense, qui est d’ores et déjà accessible en ligne, et sur la loi de programmation militaire (LPM) ont été conduits dans le même cycle temporel. Le projet de LPM a été approuvé en conseil de défense juste avant la revue de cyberdéfense, et ces deux exercices ont été présentés en conseil des ministres le 8 février dernier. Il y a eu une concordance de temps, notamment dans la préparation interministérielle conduite par le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), mais aussi un croisement entre les travaux puisque l’article 19 du projet de LPM est consacré à un dispositif intéressant notre cyberdéfense – c’est la reprise juridique des préconisations visant à renforcer la détection des incidents et des cyber-attaques.

Je ne reviendrai peut-être pas très longuement sur la LPM, car je crois que vous avez d’autres occasions de travailler sur ce sujet.

À périmètre constant, la mission « Défense » bénéficiera d’un effort budgétaire de 197,8 milliards d’euros entre 2019 et 2023, ce qui permettra une remise à niveau et une amélioration de la cohérence d’ensemble. Dans ses vœux, le président de la République a souligné le risque que ce soit un peu une loi « d’ingratitude » dans la mesure où une partie de l’effort consenti vise à corriger des déficits ou des défaillances, notamment dans la cohésion opérationnelle des moyens des armées, et où l’on répond à la nécessité d’améliorer la disponibilité des matériels. Néanmoins, le modèle retenu à l’issue des travaux interministériels met également l’accent sur la technologie et la création d’un contexte propice au développement de l’Europe de la défense.

C’est une loi de remise à niveau et de cohérence, je l’ai dit, mais aussi de sincérisation : au-delà des hausses de crédits, importantes, qui sont prévues chaque année en vue d’atteindre, à l’horizon 2025, l’objectif de 2 % du PIB allant à notre effort de défense, la LPM prévoit une meilleure prévision du financement des opérations extérieures (OPEX) directement à la charge du ministère des Armées, et une réduction des reports de charges, qui se sont accumulés ces dernières années et représentent, d’une certaine manière, autant de dettes pesant sur l’avenir.

Enfin, c’est une loi de programmation qui a pour caractéristique d’insister sur la problématique humaine : c’est le premier axe de cette LPM « à hauteur d’homme ». La condition des personnels était prise en compte par ailleurs, naturellement, mais c’est la première fois qu’elle est traitée comme un objectif de la programmation.

La LPM vise au renouvellement de certaines capacités, notamment là où il y a des impasses ou des difficultés liées au maintien en condition opérationnelle (MCO), ainsi que pour certains équipements faisant partie des plus usés – je pense en particulier aux blindés médians, aux patrouilleurs et aux ravitailleurs. Cet effort permettra de continuer à garantir notre autonomie stratégique et de contribuer à une autonomie européenne qui reste à consolider. Autre aspect important, les crédits pour la recherche connaîtront une hausse progressive : afin de préparer l’avenir, ils passeront de 730 millions d’euros à plus d’un milliard à la fin de la période considérée.

Sauf si vous le souhaitez, je n’en dirai pas davantage pour le moment : je crois que vous réalisez par ailleurs beaucoup d’auditions sur la LPM.

Comme je l’ai indiqué, cette loi comporte un article relatif à la cybersécurité. C’est un point sur lequel nous nous sommes interrogés. Il y a historiquement une forme de continuité, puisque les premières dispositions concernant l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI), en particulier l’extension aux opérateurs d’importance vitale d’un certain nombre d’obligations dans le domaine cybernétique, ont été introduites dans la précédente loi de programmation militaire. Il y avait aussi des considérations liées à l’urgence : on cherchait un véhicule législatif. Une loi spécifique aurait pu être envisagée, car la revue de cyberdéfense comporte beaucoup de mesures appelées à avoir un prolongement, notamment dans le champ sociétal : on aurait donc pu proposer une sorte de grande loi couvrant à la fois la cyberdéfense de la Nation et celle de la société, mais on a privilégié la rapidité en utilisant la LPM comme véhicule législatif. L’urgence était de renforcer nos capacités de détection pour faire face à des attaques majeures. L’article 19 de la LPM, qui concerne surtout la protection de l’État et des opérateurs d’importance vitale, a toute sa place dans les débats au sein de votre commission. D’autres développements pourront avoir lieu à la faveur d’autres textes, notamment dans le champ économique.

La revue de cyberdéfense a été élaborée à la demande du président de la République, dans le cadre d’un mandat confié au SGDSN par le Premier ministre à la fin du mois de juillet dernier. Les travaux, conduits pendant environ six mois, ont permis de très larges débats : plus de 200 personnalités ont directement apporté leur contribution ou ont été entendues. Nous avons notamment organisé plusieurs séminaires, dont l’un a été l’occasion d’échanger avec la Représentation nationale, en particulier vos rapporteurs en charge d’une mission d’information sur des sujets connexes. Des échanges importants ont également eu lieu au plan international : je me suis rendu à deux reprises aux États-Unis dans ce cadre, et nous avons beaucoup consulté nos partenaires britanniques et allemands, mais aussi australiens, japonais ou encore singapouriens....

Ces échanges ont permis de constater que la France accusait un certain retard en ce qui concerne la formalisation de sa politique de cyberdéfense. La présente revue est en quelque sorte le premier Livre blanc dans ce domaine : on peut faire une comparaison avec celui de 1972, qui a incorporé la dissuasion nucléaire dans la doctrine de défense française. Différents éléments existaient antérieurement – je pense en particulier aux essais nucléaires conduits à Reggane dans les années 1960 –, mais c’est en 1972, dans le cadre du premier Livre blanc, que l’incorporation doctrinale a eu lieu. De même, il y avait déjà des éléments concernant le domaine cybernétique dans les Livres blancs de la défense nationale de 2008 et de 2013, ainsi que dans la stratégie nationale pour la sécurité du numérique, élaborée par l’ANSSI en 2015, mais le modèle n’était pas consolidé et, surtout, la doctrine n’était pas définie. Cette revue stratégique inscrit dans le champ de la doctrine et dans celui des politiques publiques notre stratégie pour les aspects cyber, qui sont désormais une dimension de la conflictualité à prendre en compte.

Nous avions trois objectifs pour cette revue. Politiquement, il s’agissait d’assurer une mobilisation des responsables et de l’opinion sur ces questions. Sur le plan stratégique, l’idée était de stabiliser un modèle et une doctrine adéquate pour mieux nous défendre. Il y avait aussi une dimension pédagogique, qu’illustre notamment la première partie du document, consacrée à l’évaluation de la menace. On s’est aperçu, en effet, qu’il existe très peu de documents officiels dans ce domaine, que ce soit en France ou à l’étranger, en français ou en anglais : la description de la menace engage déjà, notamment en ce qui concerne les sources et l’attribution des attaques – mais je pourrai vous expliquer comment nous avons surmonté cette difficulté. Par ailleurs, on ne trouve même pas nécessairement des ouvrages académiques généraux qui permettraient de comprendre aisément la menace à laquelle nous sommes confrontés. La documentation existante est destinée à des experts et elle est alors très technique ou bien elle n’a pas d’une précision suffisante.

Nous avons en effet affaire à une aggravation de la menace, comme j’ai pu le constater très vite dès que j’ai été nommé, en 2014. Depuis, on assiste à la généralisation, l’intensification et la sophistication des attaques.

Ainsi internet est utilisé comme vecteur pour des trafics illicites, des fraudes ou des attaques beaucoup plus ciblées contre des intérêts publics et privés.

Les menaces sont de quatre types.

La plus commune et la plus simple, qui était déjà dans toutes les têtes il y a dix ans, est l’espionnage, la captation de données – par des États ou des acteurs industriels – à des fins concurrentielles ou de pillage de brevets, voire le « défacement » de sites.

La deuxième menace est la cybercriminalité. Avec le développement du bitcoin et des cryptomonnaies, on est face à un océan de trafics divers. À une économie noire, qui se chiffre en milliards de dollars, sous des formes allant des petits trafics à la vraie criminalité, dans le dark web, en passant par le financement d’acteurs qui peuvent être étatiques – lors de la dernière vague de « rançongiciels », on a ainsi pointé du doigt la Corée du Nord, qui était à la recherche de sommes importantes pour financer sa prolifération. Malgré toute l’attention dont la cybercriminalité doit faire l’objet, il y a très peu de moyens du côté de la justice, très peu de moyens spécialisés pour la police également, et une très grande difficulté à coopérer au plan international pour attribuer les faits et sanctionner les infractions.

La troisième menace est le sabotage. Avec le virus Stuxnet en Iran et l’exemple de la neutralisation de terminaux pétroliers, on a vu depuis plusieurs années qu’il est possible de causer des dégâts dans le monde physique par une prise de contrôle dans le cyberespace. Il n’est plus seulement question de provoquer des pannes informatiques ou des black-out, mais de s’infiltrer par exemple au moyen d’une simple clef USB, ou d’un accès à partir d’un système administratif, et de remonter ensuite jusqu’à des systèmes de sécurité, ce qui peut permettre de prendre la main, par exemple, si le dispositif est insuffisamment protégé sur l’ouverture des portes d’une ligne de métro automatique, un sas de sécurité, un circuit de signalisation routière. Il y a un réel danger dans des sociétés de plus en plus numérisées qui ont d’abord et avant tout utilisé l’informatique pour ses formidables potentialités d’échange et de mise en relation, sans que l’architecture des systèmes informatiques ait été pensée en intégrant d’emblée la question de la cybersécurité. Avec le développement des automates, de l’intelligence artificielle et des objets connectés, cela doit impérativement être fait dès la conception de tels équipements.

La dernière évolution de la menace, qui est aujourd’hui relatée dans tous les journaux parce qu’elle se trouve au cœur de l’enquête menée aux États-Unis par le procureur spécial Robert Mueller, est la déstabilisation. En 2016, étant informé de ce qui se passait aux États‑Unis, j’ai obtenu que l’on applique en France des méthodes permettant de mieux sécuriser la campagne présidentielle et les élections de 2017, de façon générale et, au-delà de la seule question du vote électronique, pour nos ressortissants à l’étranger.

Ce choix a suscité un certain nombre de questions, comme le savent bien les représentants des Français de l’étranger, mais nous avons pris cette décision au regard de l’évaluation du risque. En outre, devant la vague de propagande, de fake news et de référencement abusif de contrevérités à laquelle on assistait, j’ai demandé à l’ANSSI de réaliser une veille sur internet et, en cas d’attaque, ce qui est arrivé, de mettre les résultats à la disposition du président de la commission nationale de contrôle de la campagne électorale et du juge de l’élection, à savoir le Conseil constitutionnel. Un effort de pédagogie a par ailleurs été réalisé en direction des équipes des candidats, afin qu’elles soient davantage en mesure de faire face aux risques. L’ANSSI est intervenue à la demande de la commission de contrôle après une attaque contre l’équipe d’un candidat.

Cette dernière menace pose une vraie question dans nos démocraties. Alors que, dans le cas de la plupart des cyberattaques, pour les empêcher ou les contrer, l’on peut se limiter à une analyse des contenants et des données d’enveloppe des messages toxiques, il faut en l’occurrence, s’agissant des actions de déstabilisation, réaliser une analyse du contenu – celui des fausses nouvelles, par exemple –, ce qui constitue un sujet extrêmement difficile dans une démocratie.

Au-delà de la caractérisation des menaces par rapport à leur finalité, il faut aussi les distinguer selon leur caractère ciblé ou au contraire indiscriminé.

Dans le premier cas, les menaces émanent d’États ou d’organisations qui peuvent être liées à eux, notamment les groupes connus – depuis 2006 – sous le nom d’advanced persistant threats (APT). Des systèmes d’attaque et des logiciels malveillants extrêmement élaborés sont alors utilisés à des fins de pénétration et d’infiltration, souvent sur la longue durée. L’attaque subie par TV5 Monde a ainsi été préparée entre trois et quatre mois à l’avance. Les opérations qui ont touché l’Ukraine, notamment NotPetya, concernaient un logiciel utilisé par près de 80 % de l’administration, et dont une faille avait été détectée deux ou trois mois plus tôt. On n’a donc pas affaire à des hackers s’amusant depuis leur garage. Pour réaliser de telles opérations il faut avoir une capacité d’infiltration et de pénétration, savoir rester tapi dans les systèmes, clandestinement, afin de ne pas se faire détecter, et disposer des infrastructures nécessaires, notamment pour le commandement et le contrôle de l’attaque, mais aussi pour l’exploitation des milliers ou des centaines de milliers de données collectées, en vue d’extraire celles qui sont les plus pertinentes. Une telle sophistication n’est pas à la portée de n’importe qui.

Certaines menaces sont ciblées, alors que d’autres ont des effets indiscriminés, l’intention pouvant être, au demeurant, de produire un effet systémique. Des virus tels que les rançongiciels peuvent cibler un pays, à l’origine, mais échapper ensuite à leur inventeur, ce qui produit des effets de bord – l’Ukraine est visée mais Saint-Gobain est également touché, par le biais d’une filiale ukrainienne. Il arrive que les virus échappent à tout contrôle, se multiplient et prolifèrent, ce qui provoque un effet « tsunami ».

La seconde partie de la revue stratégique est probablement celle qui vous concerne le plus directement, car elle est relative à la responsabilité de l’État dans l’organisation de la cyberdéfense de la Nation.

Cela nous a conduits, dans un premier temps, à définir un périmètre : le cœur, le cerveau et les fonctions vitales que l’on doit impérativement renforcer pour permettre à l’État de résister à un choc, de disposer de moyens de résilience si une partie des murailles s’est effondrée, et d’assurer la continuité d’un certain nombre de fonctions sans lesquelles on serait réduit à la passivité face à d’autres chocs, ayant d’autres origines, éventuellement de nature militaire. Ce périmètre inclut des systèmes informatiques relevant directement de l’État – au sein des armées et des services de sécurité ou de secours – mais également de services aussi essentiels que la distribution de l’énergie et les télécommunications. Le SGDSN et l’ANSSI ont considéré que l’on devait renforcer la main de l’État afin de protéger l’ensemble des fonctions essentielles et des infrastructures critiques ainsi définies.

L’étape suivante a été de préciser un modèle qui faisait jusque-là l’objet d’une simple approche empirique. Nous avons fait le choix, judicieux à mon avis, d’une cyberdéfense reposant sur deux piliers : d’une part, les services de renseignement et le commandement de la cyberdéfense (ComCyber), qui sont en charge du renseignement et des actions de riposte ou d’attaque, y compris par des actions clandestines, et, d’autre part, l’ANSSI, agence interministérielle qui n’appartient pas à la communauté du renseignement et dont la mission consiste à définir des systèmes de protection d’une manière assez large, puisqu’elle agit à la fois pour le compte de l’État et en lien avec un certain nombre d’opérateurs vitaux.

Dans le cas de TV5 Monde que j’ai évoqué tout à l’heure, pourrait-on accepter facilement qu’un service de renseignement intervienne au sein d’un média public, ou privé, faisant l’objet d’une attaque ? L’ANSSI est une agence technique neutre, n’exploitant en aucun cas les contenus – ce n’est pas un service de renseignement – mais s’intéressant aux contenants, ce qui lui a permis, mis à disposition de l’autorité de contrôle de la campagne présidentielle et du juge constitutionnel, de jouer sans difficulté son rôle dans la sécurisation de nos dernières élections. La problématique apparaît rétrospectivement plus compliquée aux États-Unis, où les moyens de cyberdéfense sont réunis au sein de la communauté du renseignement, dont la NSA spécifiquement en charge du domaine. Ce système bute sur des conflits de principes et des risques d’interférence : À quel moment l’attaque contre le Parti démocrate a-t-elle été détectée et « attribuée » ? Si les services de renseignement l’ont vue, pourquoi n’en ont-ils pas fait part aussitôt ? Mais pouvaient-ils le faire eux-mêmes sans saisine d’un juge dès lors que l’opération se déroulait sur le territoire américain ?

 Je pense que notre propre système est vertueux : il assure un équilibre démocratique en distinguant bien les missions, et il favorise une très forte coopération avec les opérateurs en ce qui concerne la détection – j’y reviendrai. Certains de nos grands partenaires ont choisi le même modèle que le nôtre, notamment les Allemands, et nous pensons que ce choix devrait également prospérer ailleurs en Europe.

Sur la base de ce modèle, nous avons considéré qu’il était nécessaire de bien définir les chaînes opérationnelles et, surtout, de mieux les faire travailler ensemble.

La revue stratégique a ainsi distingué quatre chaînes : celle de la protection, qui est largement confiée à l’ANSSI, sous la responsabilité du SGDSN et du Premier ministre ; l’action militaire ou clandestine, qui relève du ComCyber et de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), pour l’essentiel, et qui remonte jusqu’au président de la République, par exemple quand une opération extérieure est décidée ; l’action en matière de renseignement, notamment pour l’anticipation et l’attribution, qui implique les services spécialisés, en particulier la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) ; l’investigation judiciaire – j’ai rappelé tout à l’heure la nécessité de renforcer l’action de la justice contre la cybercriminalité.

En ce qui concerne la chaîne du renseignement, le travail de Robert Mueller aux États-Unis montre bien que l’attribution ne peut pas résulter d’un simple travail de police scientifique – celui que fait l’ANSSI dans notre pays. Quand elle intervient à TV5 Monde ou à Saint-Gobain, cette agence se concentre sur la « scène du crime » : elle décrit techniquement l’attaque avant de procéder à des remédiations. Le constat et le diagnostic sont transmis aux services de renseignement ou à la justice, s’il y a une enquête. Très souvent, la caractérisation technique ne permet pas une attribution : on a reconnu tel APT, telle signature informatique ressemble à ce que font les Russes, les Coréens du Nord ou le groupe de hackers Lazarus, mais on doit se méfier de tout le monde dans ce domaine. Nous n’avons pas vraiment d’alliés et les faux nez existent : on peut laisser derrière soi les traces de doigts des autres. Il faut donc un travail de renseignement, qui ne peut pas relever de l’ANSSI. Cela implique d’aller au contact et de réaliser, par exemple, des écoutes. On le voit bien dans ce que les journaux rapportent du travail réalisé par le Federal Bureau of Investigations (FBI) pour caractériser selon leurs conclusions l’origine russe des attaques qui ont été commises aux États-Unis. Nos services de renseignement étant placés sous une autorité ministérielle, ces investigations à fins d’attribution se placent dans le cadre de la loi de 2015 sur le renseignement et ne posent pas de problème de mise en œuvre.

La revue stratégique décrit ces quatre chaînes opérationnelles, en précisant que l’ensemble des missions – l’anticipation, la détection, l’attribution, la riposte ou la réaction et les contre‑mesures – doivent être exercées dans le cadre d’une coopération entre tous les acteurs. Nos moyens ne sont pas à la hauteur de ceux des États-Unis, à savoir des milliards de dollars et des dizaines de milliers de personnes travaillant sur les questions de cybersécurité. Il n’y a pas non plus encore une équivalence de moyens avec ceux des Britanniques ni même avec ceux des Allemands. À titre d’exemple, l’ANSSI compte environ 550 agents, contre 800 pour le service équivalent en Allemagne, le Bundesamt für Sicherheit in der Informationstechnik (BSI). C’est pourquoi il est absolument nécessaire d'assurer une très forte coopération entre tous les moyens réunis, notamment ceux du ministère des Armées et de l’ANSSI, dans une consolidation capacitaire prenant en compte les moyens de la direction générale de l’armement (DGA), DE la direction technique de la DGSE DU ComCyber, et de l’ANSSI.

C’est sur ce socle de compétences techniques, et notamment sur des fonctionnalités extrêmement importantes en termes de fabrication de sondes, d’outils de détection ou de chiffrement des données, que sont focalisés les moyens les plus importants. 

La DGSI qui emploie une centaine de personnes, qui ne sont pas toutes ingénieurs spécialisés en cybersécurité, doit mieux trouver sa place dans cet écosystème notamment pour réaliser les attributions et prévenir la menace.

Le ComCyber monte en puissance, tandis que la majorité des moyens sont actuellement répartis en trois blocs de taille comparable à la DGA, à la DGSE ainsi qu’à l’ANSSI. Nous souhaitons consolider ce socle technologique.

La revue s’est ensuite interrogée sur la problématique de la doctrine. Certains d’entre vous m’avaient d’ailleurs interrogé : doit-on publier une doctrine ou faut-il conserver l’ambiguïté ? J’ai toujours eu le sentiment qu’un pays comme le nôtre devait disposer d’une doctrine, mais ne pas intégralement la dévoiler. En effet, d’une certaine manière, quand les États-Unis font de l’attribution, ils sont en situation de supériorité. Ils vont jusqu’au bout de leur logique. Ils peuvent parfois se tromper aussi. Quand bien même, ils agissent à des fins purement politiques. Mais la France trouve plus d’avantages à conserver cette flexibilité, cette plasticité dans ses réactions : il ne faut pas rigidifier nos réactions ni les automatiser dans une doctrine.

Pour autant – le parallèle avec la doctrine de la dissuasion se révèle ici partiellement pertinent –, nous devons pouvoir affirmer que nous allons nous défendre et que nous ne nous laissons pas faire. C’est d’ailleurs ce qui se passe : nous ne nous laissons pas faire, même si nous n’affichons pas nos réactions. 

La revue dans sa version publique, même si elle ne les décrit pas par le menu, assume clairement une logique de riposte. À partir de l’établissement d’un schéma de classement des agressions qui figure dans ce document, nous avons consolidé des méthodes d’analyse et de réaction et avons établi des passerelles, comprenant des niveaux de définition des seuils d’agressivité d’attaque. Ces seuils sont cohérents avec ceux des Américains et nous permettent d’échanger avec nos grands partenaires. Il ne s’agit pas cependant d’une doctrine de dissuasion car, qui dit dissuasion, dit automaticité de la réponse et absence de doute sur la réplique en cas d’atteinte à nos intérêts vitaux ; et même s’il reste une ambiguïté sur la définition de l’intérêt vital et le moment où l’on considère qu’il est touché, la réplique est automatique dès ce constat.

Nous souhaitons au contraire maintenir de la réversibilité et de la graduation dans le domaine de la cyberdissuasion ; cela va d’une simple démarche diplomatique, confidentielle – il m’est ainsi arrivé d’indiquer à d’autres pays que nous avions détecté leurs agissements et qu’ils devaient cesser –, à l’action militaire – si l’on considère que l’article 51 de la Charte des Nations unies doit être actionné, pour des raisons de légitime défense. L’escalade est donc possible dans le domaine de la cybersécurité.

En outre, l’effet dissuasif n’est pas le même que dans le monde réel. Nous l’avons appelé « découragement » dans la revue : notre posture doit être ferme et faire comprendre à ceux qui voudraient s’en prendre à nous que, de toutes les façons, quel que soit le mode de réaction, il y aura une réaction qui fera qu’en fonction de son niveau, l’agression sera sanctionnée… Il s’agit, aussi, par l’affirmation de cette posture réactive, de décourager les attaques.

 Cette deuxième partie de la Revue est au cœur des problématiques de votre commission de la Défense et de la réflexion sur l’organisation de l’État.

La troisième partie est aussi extrêmement intéressante, mais plutôt tournée vers l’État en tant que garant de la cybersécurité de la société. Elle appelle l’ensemble des acteurs à travailler conjointement, afin d’augmenter le niveau général de cybersécurité de notre pays. Seule la problématique de la souveraineté numérique vous intéresse directement dans cette partie. En effet, à la différence des Américains ou des Chinois, la France ne dispose pas de grands équipementiers. Nous sommes plus vulnérables. Nous n’avons pas non plus Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft – les GAFAM –, donc moins de possibilités de coopération ou d’influence . C’est pour cela qu’il est essentiel que nous conservions certaines capacités technologiques indispensables à notre souveraineté – chiffrement, outils de détection et d’attaque de sondes, etc.

C’est également tout l’intérêt d’un cloud européen ou, au minimum, de grandes banques de données permettant de conserver et de protéger correctement les données de l’État. Ce dernier doit également conserver la compétence de définition de systèmes de communication étanches, sur lesquels certains équipementiers ne peuvent pas intervenir. Cela implique que nous conservions de grands acteurs en France, autour d’Orange, d’Atos, d’Airbus et de Thales – nous avons encore récemment perdu Alcatel… Autour de ce noyau, nous pourrons développer des opérateurs de standard européen, voire international, nous permettant de conserver des briques – ou des niches – essentielles, sans parler du rôle de toutes les start-up européennes innovantes.

Plutôt que de prolonger cette intervention, je pense qu’il est plus intéressant maintenant d’échanger avec vous. En conclusion, j’ajouterai que beaucoup d’évolutions vont passer par la mise à jour des normes professionnelles, les diligences comptables, l’évaluation et la notation des cyber-risques. Dès l’école, nous devons également sensibiliser davantage les Français à cette problématique. Vous trouverez ces éléments de politique publique décrits dans la revue stratégique.

Pour finir, j’en viens à l’article 19 du projet de loi sur lequel nous pourrons également échanger. Il prévoit une coopération entre l’ANSSI et les opérateurs de communications. Si l’on pense tout de suite aux grands – Orange, SFR, Free –, en réalité, une centaine d’acteurs – opérateurs ou hébergeurs – pourra mettre en place un système préventif sur ses flux de communication, afin de détecter des virus, des attaques ou de possibles incidents. L’ANSSI communiquera à ces opérateurs un certain nombre de signatures de logiciels malveillants ou de marqueurs d’attaque. Enfin, dans certains cas, l’ANSSI sera plus directive en orientant la « pêche ». Elle pourra demander aux opérateurs de réaliser certains tests et interviendra même directement s’agissant des flux de données des opérateurs d’importance vitale ou de l’État.

Le système initialement prévu par la loi de programmation militaire de 2014 prévoyait que l’ANSSI intervienne seulement sur les réseaux de l’État et des opérateurs d’importance vitale, éventuellement sur les branchements entre les réseaux de communication et ces opérateurs ou l’État, mais pas sur l’ensemble de ces flux de données, alors que, pourtant, les risques d’attaques, de malwares et de virus sont omniprésents. Avec les nouvelles dispositions de l’article 19, la détection des attaques sera à la fois plus complète et mieux anticipée. 

M. Philippe Chalumeau. Je vous remercie de ce propos liminaire. Ma question porte sur notre sujet du moment : le projet de loi de programmation militaire. À l’horizon 2025, elle prévoit plus de mille équivalents temps plein (ETP), notamment dans tous les domaines cyber. Quel est votre avis sur ce point ? Quelles seront les missions de ces nouveaux arrivants ?

M. Joaquim Pueyo. Vous avez raison : dans les années à venir, le cyber sera un secteur essentiel. L’article 19 est-il suffisamment clair pour vous donner davantage les moyens de répondre à toutes sortes d’attaques ? Votre revue stratégique est intéressante. Vous évoquez longuement l’éducation des jeunes à la cybersécurité : cela ne pourrait-il pas être pris en compte dans le parcours citoyen obligatoire, qui pourrait être mis en place dans les collèges ?

M. Louis Gautier. Vous êtes taquin !

M. Joaquim Pueyo. Je parle sous le contrôle de Mme Dubois, qui a récemment rendu un rapport sur ce sujet. Je suis particulièrement sensible à cette problématique car, dans ma circonscription, pour différents motifs, un adolescent s’est suicidé suite à des menaces liées à la diffusion d’images… Ce sujet me paraît donc important, en dehors même des questions de sécurité qui touchent à la fois nos équipements d’armement et notre système général de sécurité.

Mme Patricia Mirallès. Les cyberattaques sont malheureusement de plus en plus fréquentes ; des États en sont parfois les auteurs. Le traité fondateur de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) prévoit la solidarité de ses membres en cas d’attaques physiques ou matérielles de l’un d’entre eux. Mais qu’en est-il de la réaction de l’OTAN face aux cyberattaques, qui ne sont pas considérées et traitées de manière collective ?

M. Claude de Ganay. Les médias se complaisent à dire que nous sommes particulièrement vulnérables. A-t-on pu identifier les principales vulnérabilités de notre cyberdéfense ?

Ma seconde question sera un peu en marge de la LPM et concerne la refonte des niveaux de secrets de la défense nationale et la suppression du premier niveau – le « confidentiel défense ». N’est-il plus jugé pertinent ? Comment notre contrôle parlementaire va-t-il s’accommoder de cette suppression ?

M. Olivier Becht. Vous avez évoqué la vulnérabilité de nos infrastructures – notamment civiles – face aux bombes logiques, déposées dans leurs réseaux par certains de nos ennemis potentiels, voire par certains de nos alliés. De quels moyens de résilience – matériels par exemple – dispose-t-on en France ? Ainsi, les systèmes électriques des Chinois restent à l’heure actuelle majoritairement à commande manuelle, pour pallier toute défaillance numérique.

Vous nous avez également parlé de souveraineté numérique. Certes, nous n’avons pas de GAFAM, ni d’entreprises comme Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi (BATX), mais ne sommes pas démunis en la matière. Ces GAFAM et BATX ont en partie prospéré grâce à la commande militaire. Quelle est notre stratégie au niveau européen ?

M. Louis Gautier. Monsieur Chalumeau, les mille emplois seront fléchés sur les trois pôles spécialisés du ministère des Armées : la DGA, le ComCyber et la DGSE. Par ailleurs, je pense que le ComCyber va évoluer et se densifier.

Toutes nos opérations militaires intègrent désormais cette problématique. Prendre le contrôle de l’espace aérien d’un pays implique de bombarder systématiquement les centres de défense anti‑aérienne et les tours de contrôle des aéroports militaires. Il peut suffire de trouver des failles de sécurité, et avant même que notre adversaire l’ait compris, de mettre le pays à terre. Ces investissements répondent donc aux besoins du ministère des Armées – notamment à la nécessité d’intégrer les cyberattaques dans la problématique militaire – mais aussi à l’impératif d’auto-protection de nos moyens. Si des vulnérabilités existent chez les autres, nous devons éviter que nos propres équipements ne soient eux-mêmes exposés à des fragilités, au risque d’une possible neutralisation. 

Nous avons essayé de trouver un bon équilibre concernant l’article 19. Il a été présenté au Conseil d’État, qui a approuvé le système. Le dispositif est, je le rappelle, sous le contrôle de l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP). Cela n’empêchera par ailleurs pas le débat et les discussions au Parlement.

Monsieur Pueyo, vous évoquiez cet adolescent d’Alençon qui s’est suicidé. Nous sommes confrontés à ces difficultés et à ces drames dès l’école et le collège. Nos concitoyens doivent avoir conscience qu’un manque de protection de leurs données les expose, leur vie entière. Dans le domaine public, cela nous renvoie en outre à notre responsabilité en matière de protection du dossier médical ou judiciaire. En effet, la dématérialisation des grands services publics, comme ceux de la justice et de la santé, essentiellement pensée pour favoriser l’échange, doit désormais prendre en compte cette problématique de sécurité des données personnelles.

Madame Mirallès, l’OTAN prévoit une réaction collective aux cyberattaques, telle celle qu’a connue l’Estonie en 2007. Mais elle ne prévoit pas de répliques pour tout le reste. Ce n’est de toute façon pas souhaitable, car il s’agit d’un domaine de souveraineté. Je ne vous ai par ailleurs pas fait état de tous les cas plus ou moins exotiques que nous avons eus à traiter – certains mettent très directement en cause l’indiscrétion d’alliés… Rappelez-vous, à la suite de certaines révélations, les prises de position diplomatiques françaises certes feutrées mais fermes à l’égard de notre partenaire américain, après qu’on l’a détecté – un peu trop régulièrement parfois – en train de visiter nos sites étatiques… Dans ce domaine, on ne départage pas facilement nos amis et nos ennemis, sauf lorsqu’il s’agit de nos intérêts de sécurité : nos alliés ne s’y attaquent pas. Ils ne provoquent pas d’accident ou ne déstabilisent pas nos élections. C’est tout l’intérêt de la gradation des réponses.

Monsieur de Ganay, je n’entrerai pas dans cette logique de l’invulnérabilité. Notre discussion est franche. Il est important de faire passer le message concernant la nature de la menace. Mais il ne s’agit pas non plus de créer des angoisses inutiles dans la population. Nous avons tout de même une longueur d’avance « dans la consolidation de la cuirasse » – dans toutes les formes de conflictualité, on retrouve cette dialectique de l’épée et de la cuirasse. En effet, il y a un certain temps, nous avons créé la catégorie des opérateurs d’importance vitale (OIV) pour des raisons de sécurité physique – protéger les centrales nucléaires et, plus largement, Électricité de France (EDF) ou la distribution de l’eau, ou les transports... Depuis la dernière loi de programmation de 2014, l’ANSSI peut imposer des obligations pour sécuriser les réseaux informatiques des OIV. Cela nous a donné une formidable avance sur nos partenaires européens, pour travailler avec ces opérateurs et renforcer leur cybersécurité. 

Les autres pays européens ne pouvaient pas le faire. Ce n’est que maintenant qu’ils rattrapent ce retard, par le biais des dispositions prévues par la directive du 6 juillet 2016 concernant des mesures destinées à assurer un niveau élevé commun de sécurité des réseaux et des systèmes d’information dans l’Union – Network and information security (NIS). Ces dispositions européennes concernent des activités essentielles, mais elles n’ouvrent pas la possibilité d’audits, que l’ANSSI réalise déjà directement, imposant ensuite des remédiations immédiates. Nous disposons donc d’un énorme avantage… Beaucoup cependant reste à faire. L’actualisation des défenses des systèmes informatiques des systèmes de l’État ou des OIV est un travail permanent.

Vous avez raison, nous envisageons de réformer les niveaux de secrets de la défense nationale, par parallélisme avec les niveaux de secrets de nos alliés, en particulier anglo-saxons. Le SGDSN négocie des accords généraux de sécurité. L’an passé, j’en ai négocié un avec l’Australie pour protéger les échanges de données, notamment dans le cadre du contrat de vente de sous‑marins. Ces négociations étaient jusqu’à présent toujours extrêmement compliquées : nous n’étions jamais au « bon étage » avec nos partenaires. Cette réforme permettra de remettre nos niveaux de secrets d’équerre avec ceux de nos partenaires, en prévoyant un niveau « secret de la défense et de la sécurité nationale » et un niveau « très secret ».

Par ailleurs, le rapport sur le secret de la défense nationale a souligné l’inflation de classification dans le bas de l’actuel « confidentiel défense » : des millions de données parfois sans importance ont été classifiées… Or, pour bien protéger le secret de la défense nationale, il ne faut pas faire de classifications inutiles. À l’avenir, le « secret » va reprendre uniquement la tranche haute du « confidentiel défense ». À ce niveau de secret va en outre correspondre une génération nouvelle de moyens électroniques, dématérialisés ou de communication – autour des outils existants que sont l’intranet sécurisé interministériel pour la synergie gouvernementale (ISIS), OSIRIS ou HORUS pour les visioconférences.

Le niveau « très secret » pourra quant à lui être décliné en « X secret », pour les dossiers les plus sensibles, liés à des enjeux de souveraineté, qui ne sont donc pas partagés avec nos alliés. C’est, par exemple, le cas de la dissuasion nucléaire.

Cette réforme va nous permettre de disposer d’un système plus homogène. Nous prendrons notre temps, afin que tout s’adapte convenablement. Par ailleurs, dans tous les codes, un travail légistique sera nécessaire. Pour autant, cela ne changera rien au passé, le « confidentiel défense » devenant « secret ». Nous n’allons pas tout reclassifier, cela n’aurait pas de sens ! Certes, la partie basse des documents d’ores et déjà classifiés « Confidentiel Défense » demeurera peut-être un peu trop protégée, mais la délégation parlementaire au renseignement ou les missions spécifiques de la commission de la Défense ne rencontreront pas, du fait de cette réforme, de difficultés particulières d’accès ou de conversion.

Monsieur Becht, vous avez raison concernant la résilience. L’exemple des élections est parlant. Comme le faisait remarquer le président du Conseil constitutionnel M. Fabius, il est parfois bon de s’appuyer sur des procédures physiques – de revenir à la préhistoire ! –, sauf à vouloir prendre des risques inconsidérés. Or, dans certains cas, on ne peut pas prendre ces risques, notamment quand il s’agit d’une élection : lorsqu’une urne est bourrée dans un bureau de vote, la commission se réunit, pondère, voire élimine les bulletins contestés pour le bureau concerné. Mais un défaut dans un système informatique pollue l’intégralité du vote, en créant un effet d’insincérité sur l’ensemble du processus…

De la même façon, dans certains domaines de la sécurité, il faut mettre en place des systèmes hermétiques entre eux : ainsi, dans le domaine informatique, les services d’administration générale d’une centrale nucléaire ou d’un barrage hydraulique ne doivent pas pouvoir dialoguer avec les dispositifs de sécurité. C’est le B.A.-BA. Cela implique aussi des redondances et de l’étanchéité, afin d’assurer la résilience de ces équipements de sécurité.

M. Gwendal Rouillard. Depuis plusieurs mois, l’hypothèse d’une convention de l’ONU en matière de cybersécurité est évoquée, qui prévoirait par ailleurs un régime de sanctions. Quel est votre avis sur ce sujet ? S’il est positif, quelle peut être la place de la France dans ce dispositif ?

Nous parlons de plus en plus de systèmes de systèmes, d’architecture et de batailles des normes. Je pense notamment au futur système de combat aérien, mais pourrais prendre bien d’autres exemples. Dans quelle mesure le SGDSN peut-il participer à la définition de ces normes et de ces architectures ? C’est une bataille fondamentale !

Mme Laurence Trastour-Isnart. Je souhaite revenir sur la mise à contribution des opérateurs de télécommunications. Pouvez-vous nous expliquer comment cela va fonctionner, en prenant des exemples opérationnels ? Comment mettre en œuvre ces mesures sans que nos concitoyens ne nourrissent des craintes pour leur vie privée et pour la neutralité du Net ? Par ailleurs, comment les opérateurs de niches – étrangers – vont-ils être impliqués ?

M. Bastien Lachaud. Je vous remercie pour cette présentation de la revue de stratégie de cyberdéfense. Je ne reviendrai pas sur ces questions de cyberdéfense ; nous avons déjà échangé lors des travaux de la mission d’information. Je vous interrogerai sur la LPM et sur la compétence du SGDSN en matière de protection du secret de la défense nationale, mais également sur la réglementation interministérielle, en espérant que vous pourrez nous éclairer sur les articles 34, 38 et 41 du projet de loi, qui habilitent le Gouvernement à légiférer par ordonnance sur des sujets assez flous…

L’article 34 vise à créer une procédure unique bénéficiant des différentes dérogations existantes et à instituer, dans le cadre de cette procédure, des dérogations à l’obligation d’organiser une enquête publique pour instituer des servitudes d’utilité publique. L’article 38 vise quant à lui à déroger aux procédures d’installations classées pour la protection de l’environnement, afin de ne pas attendre la délivrance d’une nouvelle autorisation pour poursuivre l’exploitation des installations au-delà des capacités initialement fixées. Enfin, l’article 41 souhaite harmoniser les terminologies employées dans les codes de la défense et de la sécurité intérieure pour qualifier des matériels de guerre, armes, munitions et leurs éléments. Pourriez-vous nous éclairer sur ces dispositions ? Et, si vous n’êtes pas compétent, qui l’est ?

M. Fabien Gouttefarde. Ma question ne concerne pas directement la cyber mais un sujet de la compétence du SGDSN : les drones. Vous avez sûrement vu que l’ouverture des Jeux olympiques d’hiver en Corée du Sud nous a permis d’assister à un magnifique essaim de drones automatisés. Depuis quelques années, le SGDSN est à la manœuvre pour mettre en œuvre un système de défense contre des drones automatisés nuisibles. Quel est l’état d’avancement de vos travaux ? Ce système sera-t-il efficace ?

M. Yannick Favennec Becot. Avez-vous établi une liste hiérarchique – une forme de « hit-parade » – des acteurs, notamment étatiques, identifiés comme porteurs de menaces ? Si oui, pouvez-vous nous la communiquer ?

M. Louis Gautier. Monsieur Rouillard, nous sommes évidemment mobilisés, aux côtés de M. David Martinon, ambassadeur pour le numérique, dans la discussion de tout traité, accord ou convention qui permettrait de mieux réguler le cyberespace. Le SGDSN et l’ANSSI avaient d’ailleurs organisé à l’année dernière à l’UNESCO le colloque « La paix dans le cyberespace ». La France milite pour cette régulation, même si elle semble mal engagée pour le moment car le groupe d’experts gouvernementaux de l’ONU s’est dissous sans parvenir à conclure à la nécessité d’importer dans le domaine du numérique un certain nombre de normes applicables en droit international, sauf pour l’article 51 de la Charte des Nations unies sur la légitime défense que j’évoquais précédemment, qui s’applique dans le domaine cyber, tout comme l’ensemble de la Charte.

Les pays ont pendant longtemps travaillé de concert, avant que les Chinois et les Russes ne se désolidarisent, in fine. De gros efforts restent à fournir dans ce domaine, si l’on veut éviter que cet espace ne devienne le lieu d’une conflictualité systématique. Il ne faut pas oublier qu’à l’origine, c’est un formidable espace d’échange d’informations, de communication, de brassage culturel. Il faut veiller à ce que la multiplication du hack back – la vente d’outils agressifs que tout le monde utilisera en cas d’agression – n’aboutisse à une forme de Far-West numérique…

Monsieur Rouillard, vous évoquez également la bataille des normes. Le SGDSN prend des arrêtés et fixe des normes, en relation avec l’ANSSI. Cette dernière prend par ailleurs différentes dispositions impliquant des agréments et l’acceptation du développement de certains artefacts. Elle contrôle ce qui est vendu en France et valide des offres de confiance. Il s’agit donc déjà de normalisation. Mais vous avez raison, dans le domaine économique et surtout dans celui des normes industrielles, les Américains vont chercher à reproduire ce qu’ils ont réussi à imposer en matière comptable : les règles de conformité – compliance – qu’ils veulent nous faire adopter leur permettront de maîtriser encore mieux nos sociétés… Si les Européens ne s’empressent pas de fixer leurs propres normes professionnelles, ne créent pas leurs agences de notations du cyber-risque, n’impliquent pas des diligences comptables, le système sera déséquilibré…

Les Européens doivent donc produire de la norme, non pas seulement parce que c’est efficace en matière de cybersécurité, mais aussi afin d’éviter de se faire imposer par d’autres des normes ensuite possiblement détournées comme biais anticoncurrentiels.

S’agissant de la neutralité d’internet, Madame Trastour-Isnart, le système proposé à l’article 19 est avant tout coopératif. À preuve, le verbe employé dans le libellé de l’article : « les opérateurs de communications électroniques peuvent recourir… » ; autrement dit, ils ne le feront pas s’ils ne le veulent pas. Je crois cependant qu’ils rechercheront cette possibilité parce que l’article 19 vise non seulement à assurer la cyberdéfense de la Nation, mais il est aussi bénéfique pour tous les usagers et constitue un élément de la fiabilité des prestations et services fournis par les opérateurs. L’idée nous en est venue suite à un déplacement aux États‑Unis, dont l’organisation diffère de la nôtre avec l’ANSSI. Pour imposer des formes d’obligation de ce type dans les contrats publics ou ailleurs, nous disaient nos interlocuteurs, il faut que les opérateurs s’y retrouvent ; pourquoi, dès lors, ne pas leur laisser la possibilité de proposer des contrats de base – respectant la neutralité totale du réseau, en laissant notamment passer tous les virus et autres spams – et, moyennant deux euros supplémentaires, par exemple, des contrats aux termes desquels ils auraient la possibilité d’assurer une sorte de police sur la circulation sans toucher aux contenus mais seulement à la signature électronique, à l’enveloppe et aux métadonnées techniques des messages ?

En réalité, c’est un système coopératif entre les opérateurs de télécommunication et l’ANSSI qui leur fournira les signatures malveillantes complémentaires à celles que les acteurs privés peuvent également connaître car elles sont publiques. L’ANSSI ne prend pas directement la main en plaçant ses propres marqueurs ou ses sondes qu’en cas de risque d’attaque grave pour la sécurité de l’État ou celle des OIV. Ainsi, non seulement nous renforcerons notre système de détection mais aussi la prévention, puisque l’ANSSI informe régulièrement les opérateurs et entreprises des incidents repérés ou signalés. Si nous avons échappé à la première attaque du logiciel malveillant WannaCry qui a mis le système de santé britannique en panne, c’est sans doute grâce aux actualisations qui avaient été effectuées – parfois de manière très simple, grâce à des mots d’ordre et conseils donnés par l’ANSSI à l’ensemble de ses réseaux. À ceux qui s’interrogent, je dirai donc ceci : le fait que l’Agence soit impliquée aux côtés des opérateurs, que le dispositif ne touche en rien aux contenus mais seulement à des données techniques et que l’ARCEP soit autorité de contrôle, donne plus de garanties qu’aucun autre système. De surcroît, nul n’est contraint – sauf en cas de risque pesant sur la sécurité des systèmes de l’État et des opérateurs d’importance vitale. 

Pour vous répondre, Monsieur Lachaud, il me faudra me pencher en détail sur les articles 33, 38 et 41 et sur les ordonnances. Le ministère des Armées vous fournira l’ensemble des informations et je suis prêt à regarder avec vous le détail technique de ces dispositions texte en main.

M. le président. Je précise que nous auditionnerons la directrice des affaires juridiques du ministère des Armées demain, à neuf heures, et que la question pourra lui être posée.

M. Louis Gautier. J’apprécie toujours les questions sur les drones, Monsieur Gouttefarde. C’est un sujet sur lequel la SGDSN et la représentation nationale ont produit un travail commun fructueux – qu’il s’agisse du colloque ou du rapport. La loi découle d’ailleurs d’une proposition d’origine parlementaire. Depuis, nous avons beaucoup évolué en instaurant des mécanismes de détection et de neutralisation des drones, notamment via des systèmes de brouillage et des canons à micro-ondes. Nous spécifions actuellement les projets de certains industriels.

La loi permet de discriminer : grâce au système d’immatriculation et au fichier, nous pouvons désormais identifier les drones qui ont une certaine portée et qui peuvent être agressifs car susceptibles de transporter, par exemple, des explosifs ; ils doivent être immatriculés et sont signalés par une balise. En étant ainsi en mesure de les repérer, nous pouvons donc discriminer, dans le flux de la circulation, les drones qui respectent la réglementation et les autres, que nous sommes incités à ne pas laisser approcher, en prenant des mesures préventives voire préemptives grâce aux moyens de détection et de neutralisation que j’évoquais. Ce n’est pas toujours aisé : les brouilleurs, par exemple, ne peuvent pas être utilisés à proximité d’un aéroport, ce qui oblige à utiliser d’autres types d’équipements comme les canons à micro-ondes. Nous allons donc articuler différentes technologies en fonction de la zone à protéger. Quoi qu’il en soit, il faut désormais tenir compte du drone comme il faut tenir compte d’autres objets courants qui peuvent être détournés à des fins malveillantes. Cela n’est pas évident : en effet, comment par exemple empêcher une voiture-bélier ? On protège désormais l’accès aux grands rassemblements. Mais on ne pourra jamais faire face à toutes les occurrences, comme l’attentat de London Bridge. Il faut également tenir compte du risque d’importation - sur lequel nous avons également rédigé un rapport – des modes opératoires constatés sur les théâtres d’opérations. Dans la guerre des villes, à Mossoul et à Raqqa, Daech a notamment fait un usage fréquent des drones, à des fins de surveillance mais aussi d’attaque. C’est un risque sécuritaire à prendre en grande considération.

S’agissant des « bons » et des « méchants », nous sommes tous amis et ennemis dans tel ou tel domaine. Américains, Russes, Chinois, Britanniques, Français, Israéliens, mais aussi Iraniens et Nord-Coréens sont tous des acteurs cyber. Dans ce domaine, il faut s’attendre à une prolifération de la matière grise, à l’image de la prolifération nucléaire avec les réseaux Khan ; là est le risque. Parmi les « méchants », les terroristes s’intéressent au cyber, comme l’illustrent leur propagande et leurs actes de défiguration de sites, mais ils n’ont pas passé de cap technologique supérieur. Néanmoins, il est facile d’acheter les capacités nécessaires, surtout avec l’argent que génère le dark web, et de mercenariser des personnes. Dès lors, un État disposant de quelque richesse et résolu à s’en donner les moyens se mettra en quête de brillants ingénieurs informatiques et leur offrira une rémunération élevée ; ainsi, alors qu’il n’était pas d’emblée signalé comme tel, il se trouvera en mesure de mener une attaque.

M. Stéphane Trompille. Un rapport de spécialistes internationaux vient précisément de paraître dans différents journaux sur l’intelligence artificielle et la cybercriminalité. Vous avez parlé de manipulation politique – il y est fait référence dans ce rapport – ainsi que de drones tueurs – la science-fiction rattrapant en l’occurrence la réalité. Qu’en est-il de la prise de conscience en France de la manipulation de l’intelligence artificielle ?

M. Jean-Jacques Ferrara. Ma question, plus générale, pourra vous sembler naïve ou prématurée, voire les deux, Monsieur le secrétaire général. L’armée de l’air a attendu 1934 pour devenir autonome avec la création de son état-major. N’aurait-il pas fallu profiter de cette loi de programmation pour enclencher la mise en œuvre d’une véritable armée cyber autonome et interarmées pour faire face aux menaces et aux enjeux actuels, afin d’accélérer la montée en puissance de cette nouvelle arme en planifiant la formation, la transformation et le recrutement d’un personnel hautement qualifié ?

M. Thomas Gassilloud. La loi de programmation prévoit une montée en puissance du volet cyber, et c’est très bien, car nous pourrons ainsi renforcer notre présence sur le champ de bataille cyber. Cela étant, une présence massive sur le champ de bataille numérique ne suffit pas ; nos soldats doivent également disposer de capacités techniques à la hauteur des menaces, plus encore que dans le champ cinétique, car c’est la technologie qui, à l’avenir, fera la différence.

Dans le champ cyber, s’il est une technologie qui fera la différence, c’est l’informatique quantique, car elle changera totalement la donne en termes de puissance de calcul et produira des effets aussi importants que l’arrivée de la poudre sur le champ de bataille. Grâce au quantique, des opérations nécessitant en théorie des milliards d’années de calculs deviendront réalisables dans des délais raisonnables, ce qui aura pour conséquence d’annuler nos capacités de cryptographie et d’accélérer le développement de l’intelligence artificielle. Face à un algorithme puissant, un millier de nos soldats, même équipés des meilleurs claviers, se trouveront en grande difficulté.

Je suis donc inquiet, Monsieur le secrétaire général, et je crois que c’est le rôle des parlementaires de l’être. En effet, je lis ceci à la page 181 du rapport Chocs futurs, du SGDSN : « Rien ne permet d’affirmer que le développement d’ordinateurs quantiques sera possible d’ici 2030. » Or, M. Becht et moi-même étions la semaine dernière aux États-Unis, où tous nos interlocuteurs nous ont annoncé l’apparition du quantique dans quelques années seulement et indiqué que des prototypes existent déjà. Pourtant, dans votre rapport de 187 pages, le mot « quantique » n’apparaît pas une seule fois, non plus d’ailleurs que les mots « puissance » et « supercalculateur ». Si je suis rassuré par la prise de conscience, je m’inquiète donc de nos moyens d’action car nous courrons de grands dangers si nous laissons à d’autres États ou au secteur privé le soin de développer des technologies qui assureront demain notre souveraineté. Vous avez à juste titre parlé de Far West numérique – une situation contraire à la raison d’être de l’État. Pouvez-vous donc nous rassurer sur le fait qu’au-delà des moyens humains consacrés au cyber, notre pays a bien pris en compte la nécessité de déployer une stratégie industrielle dans le domaine de l’informatique quantique ?

M. Stéphane Demilly. À partir de la page 65 de la revue stratégique de la cyberdéfense, Monsieur le secrétaire général, vous formulez des recommandations relatives à la protection des collectivités territoriales face à la cybercriminalité. Vous évoquez notamment le cas des régions, en raison de leurs compétences dans le domaine économique ; de manière générale, vous soulignez la masse d’informations que recueillent les collectivités et l’intérêt stratégique que revêt leur protection. Existe-t-il de ce point de vue un dialogue précis entre le SGDSN et les associations d’élus – régions, départements, communes – voire un dialogue direct avec certaines collectivités ? Je pense en particulier aux petites communes, dans lesquelles vous soulignez que l’absence de relais internes fait perdre son efficacité aux actions de sensibilisation qui sont menées.

Mme Nicole Trisse. Dans votre revue stratégique de la cyberdéfense, vous évoquez une réponse diplomatique conjointe de l’Union européenne face aux cyberattaques et un cadre européen de gestion des crises cyber, vous encouragez le développement de la coopération opérationnelle au sein de l’Union et vous vous dites favorables à une gouvernance collective et maîtrisée du cyberespace. Pouvez-vous nous en dire plus sur la mise en place de cette coopération et, surtout, sur ce qu’en pensent nos voisins européens ? Avez-vous eu l’occasion d’évoquer le sujet avec eux ?

M. Patrice Verchère. Ma question porte sur les ressources humaines. Avec l’apparition et le développement de la cybermenace, la loi de programmation place à juste titre la cybersécurité au rang de ses priorités et prévoit le recrutement, d’ici à 2025, de mille cybersoldats. Ne risquez-vous pas d’être confrontés à un problème de recrutement ? En effet, les entreprises sont très demandeuses – et l’ANSSI joue bien son rôle en les incitant à prendre des mesures. Comment garantir votre attractivité, alors que la grille indiciaire de la fonction publique ne risque guère de séduire des jeunes à qui des entreprises proposeront des rémunérations beaucoup plus élevées ? Comment réagirez-vous ?

M. le président. Hélas, ce n’est pas le seul métier concerné par ce problème…

Mme Séverine Gipson. Nos femmes et nos hommes engagés sont conscients des nouveaux enjeux et menaces et des nombreux défis à venir en matière de cyberdéfense. Cependant, cette dimension de la sécurité ne concerne pas seulement nos militaires, mais aussi les entreprises et les administrations publiques. Quels outils et mesures estimez-vous nécessaires afin de sensibiliser les uns et les autres à ces nouvelles menaces ?

M. Louis Gautier. Notre REVUE, Monsieur Trompille, aborde la question de l’intelligence artificielle et des automates, mais il renvoie aussi au rapport Villani ; nous ne pouvions pas tout traiter, tant cet horizon est immense. Nous décrivons un scénario d’attaque bien connu, partant de caméras de vidéosurveillance. En clair, le constat est fait. En revanche, il sera très difficile pour nos sociétés de déterminer comment marier la sécurité par domaine et par métier, d’une part, et la cybersécurité, d’autre part. En ce qui me concerne, je pense que c’est la sécurité par domaine et par métier qui doit l’emporter en matière de direction et de conception. Dès lors, les métiers concernés doivent acculturer la problématique cyber.

Je m’explique : lorsque circuleront des voitures autonomes et interconnectées, la priorité à droite demeurera. Dans le domaine de la santé où se multiplient les sondes et autres pacemakers, régulés à distance, c’est évidemment la connaissance biologique de l’organisme qui dirige et qui permet de décrire le moment de dangerosité, voire de rupture, contre lequel il faut à tout prix se protéger. C’est la principale difficulté : on a l’impression que le cyber est projeté de l’extérieur par des spécialistes de la question, qui ajoutent une couche supplémentaire de sécurité à la problématique numérique – c’est ainsi que l’on pensait autrefois. Aujourd’hui, il faut, dès leur conception, penser l’intégration de la sécurité dans le développement de ces multiples artefacts connectés. C’est dès le départ, dès l’étape de leur invention que la sécurité doit être prise en compte dans l’architecture des systèmes. Or, ces métiers, qui reposent de hautes compétences scientifiques et technologiques, sont très en retard dans la prise en compte de la sécurité : le numérique ne représente souvent pour eux qu’une fonctionnalité parmi d’autres, qui les aide dans leur travail. La fonctionnalité, la sûreté priment. La sécurité qui implique la prise en compte des risques extérieurs à et liés à son environnement est une dimension encore assez mal prise en compte.

De ce fait, généraliser l’intelligence artificielle sans avoir complètement saisi les logiques de sécurité à l’œuvre dans la société nécessite une profonde évolution du dialogue avec les utilisateurs, qui comptent sur des agences et autres prestataires pour sécuriser leur environnement cyber, et à qui nous devrons dire qu’il nous faut travailler d’emblée avec eux et qu’il leur faut pour ce faire intégrer la problématique cyber, car elle est au cœur de l’automate, de la puce, de la sonde d’insuline, mais aussi de la transmission de l’information, des bases de données, etc.

J’en viens à la question de l’autonomie de l’armée cyber, Monsieur Ferrara. Il faut en effet développer les moyens militaires, mais j’ai essayé de montrer que si toutes les missions doivent être coordonnées, elles ne peuvent pas être superposées ni intégrées. En particulier, le modèle français et européen diffère du modèle américain où la National Security Administration (NSA) fait office de grande agence technique pour l’ensemble des services de renseignement, à quoi s’ajoutent d’innombrables doublons. En France, tout ne sera pas fait par le ministère des Armées et, à l’évidence, tout ne doit pas être fait par lui. Qu’il s’agisse des entreprises ou de l’intelligence artificielle, ce sont des problématiques qui ne peuvent pas être intégrées au sein d’un seul ministère selon l’idée quelque peu fantasmatique d’une armée cyber qui ferait tout ; ce n’est pas la bonne approche. Il n’empêche qu’une armée cyber est nécessaire pour sécuriser nos dispositifs militaires et pour trouver les failles de nos adversaires. 

Le rapport que nous avons produit au printemps dernier, Chocs futurs, aborde la question de l’ordinateur quantique, Monsieur Gassilloud, mais avec précaution : nous y évoquons l’exemple canadien dans ce domaine et d’autre cas « disruptifs » où il est impossible de prévoir s’ils se réaliseront à court terme. Il existe en revanche des changements certains mais progressifs : on sait par exemple que le processus de robotisation du champ de bataille est enclenché, et il ne fait aucun doute qu’il faut déjà se préoccuper de cette évolution en cours. Le quantique, en revanche, progresse à coup de sauts technologiques dont on ne peut pas prouver qu’ils se produiront à tel ou tel moment ; c’est pourquoi nous estimons qu’ils pourront avoir lieu d’ici à 2030. L’exemple canadien existe certes, mais nous restons prudents et ne sommes pas certains d’avoir fait ce saut d’ici à une quinzaine d’années. Cependant, ce saut représentera à l’évidence une révolution, comme vous l’avez dit. Le rapport ajoute d’ailleurs que des révolutions ont été faites dans d’autres domaines sans pour autant que l’on y prête une grande attention : les ciseaux génétiques CRISPR-Cas9, une biologie de garage qui permet à n’importe qui de faire du génie génétique, susciteront l’émergence de hackers biologiques comme il existe aujourd’hui des hackers informatiques. De même, l’imprimante 3D permettrait d’obtenir des résultats formidables, mais notre pays est très en retard par rapport à l’Allemagne, par exemple. Autrement dit, des révolutions technologiques existent et vont produire des effets sociétaux, économiques et stratégiques majeurs, et l’on n’y prête pas ou peu attention. Quoi qu’il en soit, vous avez raison, Monsieur Gassilloud : nous nous dirigeons vers la révolution quantique, mais j’ignore quand exactement.

M. Thomas Gassilloud. Pas avant 2030, nous dites-vous, mais ce n’est pas ce que l’on entend ailleurs…

M. Olivier Becht. IBM nous a dit : dans cinq ans !

M. Louis Gautier. Entre 2023 et 2030, je veux bien débattre de la date ; nous prônons la prudence, mais cette révolution devrait en effet se produire dans les quinze ans qui viennent – ce qui, à perspective humaine, n’est rien.

Nous avons abordé dans le rapport la question des collectivités locales, Monsieur Demilly, sans entrer dans plus de détails car il faut travailler davantage en impliquant avant tout les collectivités elles-mêmes. Deux pistes s’offrent à nous : la première a consisté, depuis 2015, à créer des délégations régionales de l’ANSSI, qui sont autant de têtes de pont fournissant des contacts aux associations d’élus et aux collectivités locales. La deuxième piste est celle de la plateforme Acyma, que nous avons mise en place à l’automne dernier : elle s’adresse avant tout aux PME mais peut aussi concerner les collectivités locales, car elle vise entre autres à diffuser les bonnes pratiques, et à mettre en contact des victimes et des prestataires de services de sécurité que l’ANSSI référence, même si elle ne les agrée pas. Cette dernière action se fait à l’échelle locale : que vous soyez à Roubaix, à Cassis, à Aix, à Nîmes ou ailleurs, vous aurez la possibilité de trouver, selon votre demande, une liste des prestataires référencés et notés par les usagers – une sorte de « booking.com » de la sécurité informatique. Les collectivités locales peuvent utiliser cette plateforme même si, à l’origine, elle a plutôt été conçue pour lutter contre la cybercriminalité dans les PME.

En Europe, Madame Trisse, Guillaume Poupard et l’ANSSI comme moi-même entretenons des contacts extrêmement fréquents – au moins une fois par mois en ce qui me concerne – avec nos principaux partenaires, l’Allemagne et le Royaume-Uni notamment. Je rappelle que c’est un Français issu de l’ANSSI qui préside le conseil d’administration et le conseil exécutif de l’ENISA, l’agence européenne chargée de la sécurité des réseaux et de l’information, à travers laquelle nous nous employons à développer un champ de convergence réglementaire. Toutefois, les niveaux techniques et technologiques au sein de l’Union sont très hétérogènes : nos principaux partenaires, que j’ai cités, sont au même niveau que nous ; pour le reste, notre action consiste surtout à apporter notre aide et à favoriser les bonnes pratiques. Il va de soi que l’Union européenne doit se saisir de cette question, mais nous ne souhaitons pas l’européanisation de notre cyberprotection dans la mesure où nous avons un train d’avance – et c’est heureux –, en ce qui concerne les attaques les plus graves et les plus virulentes notamment. Cela étant, la revue stratégique préconise des coopérations : si un État européen était attaqué, l’ANSSI mettrait naturellement ses savoir-faire à sa disposition pour l’aider à résoudre le problème.

S’agissant des entreprises, Madame Gipson, j’ai déjà évoqué la plateforme Acyma. Pour élever le niveau, les normes professionnelles sont un vecteur pertinent. Prenons pour exemple l’attaque perpétrée contre Saint-Gobain, qui aurait provoqué, selon les déclarations publiques de l’entreprise, une perte de chiffre d’affaires de l’ordre de 80 millions d’euros sur son résultat d’exploitation et de 250 millions d’euros sur ses ventes. Une telle somme, que je ne commenterai pas, pèse sur un bilan et sur la cotation en bourse ! L’ANSSI ne déclare d’ailleurs jamais le nom des entreprises auxquelles elle vient en aide, afin d’éviter de les fragiliser face à la concurrence. Les entreprises elles-mêmes, en revanche, sont parfois contraintes de communiquer ces données car leurs actionnaires vont constater une perte dans le bilan. En somme, toutes les normes professionnelles qu’il faudrait mettre en œuvre, qu’elles soient comptables, assurancielles – sur le risque cyber – ou qu’elles concernent la notation du risque cyber, notamment pour les sociétés cotées en bourse, contribueront grandement à la prise de conscience et la culture de la cybersécurité dans les entreprises.

Vous avez tout à fait raison, Monsieur Verchère : le recrutement est un point de butée pour nous tous. Nos écoles sont plutôt performantes, et nos ingénieurs et techniciens sont d’un niveau satisfaisant ; de ce fait, justement, on nous les « pique », si j’ose dire. La première concurrence se trouve donc au sein de l’État. La deuxième concurrence oppose l’État et les entreprises ; enfin, la troisième concurrence est internationale, les Américains notamment offrant des rémunérations très élevées. Nous sommes conscients qu’il est indispensable d’augmenter l’offre de formation. L’ANSSI, dont les effectifs ont augmenté de 50 personnes par an dans les années passées et de 25 aujourd’hui, parvient à gérer son recrutement parce qu’elle est attractive et s’apparente aussi pour les jeunes agents à une phase de formation et d’expérience professionnelle fortement valorisable dans la suite de leur carrière ; les mouvements de personnel sont inévitables, mais ils permettent aussi d’essaimer. Il est vrai, cependant, que nous peinons à réguler les recrutements, entre les employés que nous acceptons de laisser partir – à condition que ce soit après deux ou trois ans, et non pas seulement à l’issue de l’année initiale de formation – et ceux que nous souhaitons garder pour sédimenter de l’expérience, de la compétence et de l’encadrement. C’est un sujet majeur et difficile : en termes d’offre de formation, nous ne sommes pas à la hauteur des enjeux qui se présenteront au cours des dix prochaines années.

M. Jacques Marilossian. Le projet de LPM prévoit un renforcement notable de la sécurité, notamment en matière d’effectifs. Parallèlement, il nous est également annoncé des investissements d’un montant de 11 milliards d’euros dans les infrastructures de défense pour la période 2019-2025. Ma question est donc simple : pour réaliser notre ambition en matière de cyberdéfense, quelle est la part de ce montant de 11 milliards qui sera consacrée aux infrastructures dédiées à la cyberdéfense ? Plus directement, avez-vous une idée de la répartition de ces crédits entre les bâtiments et travaux publics, le matériel, les logiciels ? Des plans de reprise d’activité (PRA) et des plans de continuité des opérations (PCO) sont-ils prévus ? Quelles sont vos priorités à cet égard ?

Mme Françoise Dumas. Les États membres de l’Union européenne se sont accordés pour apporter une réponse diplomatique conjointe aux crises cyber en mettant en œuvre des mécanismes de coopération internationale en matière de prévention et de sanction. Comment la coopération entre l’Union européenne et l’OTAN va-t-elle selon vous se développer dans ce domaine, étant donné que certains membres de l’OTAN ne sont pas membres de l’Union, ce qui confère une place particulière à la France, au regard non seulement de ses obligations internationales mais aussi de sa place plus que singulière au sein de l’OTAN ?

M. Loïc Kervran. Ma question porte sur l’article 19 du projet de loi et le cadre de contrôle du recueil et de l’analyse des métadonnées par l’ANSSI. Quelle analyse faites-vous des différences avec le dispositif prévu à l’article L. 851-3 du code de la sécurité intérieure, vulgairement appelé « boîte noire » ? J’entends naturellement que les utilisateurs et que l’objet même diffèrent, puisque l’article L. 851-3 ne vise que les actes de terrorisme. Cependant, les capacités de recueil prévues par ces deux dispositifs sont-elles différentes ? Est-il envisagé un processus de désanonymisation comme c’est le cas pour les objectifs de terrorisme ? Une intervention de la commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) est-elle prévue ?

Mme Sabine Thillaye. Nous avons abondamment souligné la souveraineté numérique, en France comme dans l’Union européenne. Si l’internet n’a pas de frontières, il est tout de même dominé par des entreprises extra-européennes, en particulier américaines. Sur un sujet dépassant quelque peu le cadre de la défense, j’ai récemment été alertée par des hackers – de « bons » hackers – sur l’attribution par la Commission européenne, en novembre, du programme d’analyse de vulnérabilité du lecteur multimédia VLC à l’entreprise américaine HackerOne. Ce programme dit de bug bounty, c’est-à-dire d’externalisation de la détection des vulnérabilités en matière de cybersécurité, s’inscrit dans le cadre du projet européen FOSSA d’audit des logiciels libres et open source utilisés par la Commission.

Il me semble que le choix d’une société américaine pour détecter les failles existant dans nos entreprises a de quoi surprendre eu égard aux enjeux de souveraineté numérique. Jugez-vous opportun d’introduire une clause de préférence européenne dans les appels d’offres et marchés publics dédiés ?

M. Thibault Bazin. Vous avez évoqué les nécessaires actions en justice, mais il y a peu de plaintes, ce qui limite notre connaissance de l’ampleur des attaques. Quels seront les moyens supplémentaires alloués à la police judiciaire et à la justice pour lutter contre la cyberdélinquance ?

Concernant la protection des données, si l’on est cyberconscient, on ne peut pas faire confiance aux pays amis, il faut même s’en méfier. Avec 2 000 entreprises françaises suivies secret-défense ou équivalent, quelles modifications sont à envisager ? Ne faut-il pas poser des limites à la coopération européenne pour protéger les données, et maintenir ces entreprises sous l’empire du droit français ? Cette question revient régulièrement au sein de la mission d’information sur la cyberdéfense, conduite par mes talentueux collègues.

M. Christophe Lejeune. La Corée du Nord a pu se doter de l’arme nucléaire pour deux raisons : un apport de technologie, et la capacité à générer des flux financiers entrants et sortants malgré des embargos et sanctions économiques et financières.

Ce matin, vous avez évoqué le dark web et la cryptomonnaie. Pensez-vous qu’une des raisons du succès des monnaies virtuelles soit l’attrait des organisations criminelles et des pays sous régime de sanctions – que vous combattez – pour la discrétion qu’elle leur offre ? Dans l’affirmative, quelles actions de cyberdéfense menez-vous, et pensez-vous qu’une législation supranationale encadrant la cryptomonnaie devrait être envisagée ?

M. Philippe Michel-Kleisbauer. Avant de poser ma question, je me permets de dire que vous nous avez offert l’une des auditions les plus passionnantes que nous ayons eues, et je pense que ce sentiment est partagé par mes collègues.

Ma question est une forme de conclusion au débat : ne devons-nous pas circonscrire la coopération en cyberdéfense à un nombre restreint d’États ? Et parallèlement à ce que vous disiez de la doctrine de dissuasion, devons-nous dénier l’accès à certaines techniques et technologies aux autres ?

M. Louis Gautier. L’effort consacré au cyber s’élève à peu près à 1,6 milliard d’euros sur toute la période de programmation. C’est la ministre des Armées qui pourra vous donner la ventilation entre les infrastructures, les dépenses d’équipement ou les investissements en recherche et formation.

S’agissant de l’Union européenne et de l’OTAN, la question soulevée précédemment m’a permis d’apporter des réponses. L’OTAN est un mécanisme de sécurité collective, l’Union européenne, c’est autre chose. Cela a aussi été évoqué par d’autres intervenants, notamment s’agissant de l’externalisation de la détection, l’Union européenne a un champ de protection numérique, de souveraineté européenne, beaucoup plus vaste. Dans nos quatre chaînes opérationnelles, l’OTAN correspond à la mobilisation de l’action militaire.

Mais, pour répondre à la question posée sur les juges, la police et la gendarmerie, nous avons un parquet financier, un parquet antiterroriste, nous pourrions avoir des juges cyber. Et les enquêtes ne peuvent pas être menées uniquement en France ; il faudrait un parquet européen ; c’est à ce niveau d’agrégation que l’on pourrait faire quelque chose, y compris pour les sanctions. Les États ne sont pas seuls à se livrer à la captation de données. Dans le champ économique, c’est aussi le fait d’entreprises qui veulent racheter un concurrent, avoir accès à un brevet ou à une information privilégiée éventuellement utile dans le cadre d’une négociation commerciale, d’une transaction ou d’une procédure judiciaire. Dans ce domaine, qui relève plus de la sécurité numérique que du champ économique, ce n’est pas l’OTAN qui est pertinente.

Comment se fait la différenciation ? L’OTAN a en charge la sécurité collective, pour répondre à des situations comme celle de l’Estonie. La question est celle de notre réaction, et notamment des contre-mesures éventuelles, voire des intrusions et des actions agressives dans le champ cyber. Répliquerons-nous de cette manière, voire même au-delà ?

Monsieur Kervran, votre question va me permettre de décrire une voie alternative, qui n’a pas été choisie. Rappelez-vous l’article L. 851-3 du code de la sécurité intérieure, qui concerne le terrorisme. Cet article très particulier a été voté dans un contexte précis, d’urgence, pour lutter contre le terrorisme. Et rappelez-vous la manière dont le Conseil constitutionnel a approuvé cette exception en raison de la nature de la menace terroriste et en posant certains considérants constitutionnels préalables impliquant de pouvoir circonscrire et contrôler l’exploitation des données collectées dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Or la menace cyber est, de manière globale, assez peu discriminée. Elle va de la compromission de données sur un téléphone portable aux actions de longue main que j’ai évoquées plus tôt, et qui impliquent toute une stratégie sur plusieurs mois pour s’infiltrer et capter les données.

On ne peut pas imaginer la fabrication d’un algorithme pertinent permettant de procéder à un tri dans des volumes massifs de métadonnées stockées jusqu’à leur exploitation. 

En outre, la loi relative au renseignement concerne un travail des services, impliquant une temporalité séquencée : une enquête de terrain ; la demande d’interception de sécurité ; la consultation de la CNCTR ; l’autorisation du Premier ministre ; l’interception et l’analyse des données. S’agissant de la lutte contre le terrorisme, si l’on sait qu’une personne donnée est partie en Syrie, il est possible de collecter des informations auprès de sa parentèle, d’analyser des communications. C’est un travail qui peut prendre le temps nécessaire pour que l’enquête permette de purger toutes les dangerosités, par exemple à partir d’un numéro trouvé dans le téléphone d’un terroriste après l’attentat du Bataclan.

Nous ne sommes pas du tout dans cette logique, ni dans cette temporalité s’agissant du risque cybernétique. Nous devons faire une détection immédiate, de façon à intervenir en temps réel, pour empêcher l’attaque. Agir au plus près et au plus vite. D’où cet article 19 de la LPM qui met en place un système de tamisage des flux et qui ne porte que sur la détection et l’analyse de données techniques de communication.

Dans le domaine du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, c’est un travail d’enquête dont le but est de tracer une filière pour la démanteler ou de rechercher l’origine d’une action hostile. Quelque chose de troublant a déjà été identifié, Des indices ont été relevés et les services cherchent à en découvrir l’origine.

 D’une certaine manière, c’est le travail que réalise ex post le procureur spécial Robert Mueller dans son enquête sur les ingérences dans l’élection américaine de novembre 2016. Il en est au stade où il analyse dans son rapport la campagne de déstabilisation et de « fake news ». Il progresse mais n’est pas encore parvenu à caractériser les attaques contre le parti démocrate.

En matière de cyberdéfense, nous ne sommes pas du tout dans cette temporalité-là : nous devons détecter l’attaque pour la prévenir ou la contrer le plus vite possible, nous devons repérer le malware ou le virus, de façon à protéger la victime et à empêcher que cette attaque vienne contaminer les systèmes d’information de l’État ou des opérateurs d’importance vitale.

Ces deux raisons, à la fois opératoires et logiques, s’ajoutent au fait que nous voulons rester cohérents avec notre modèle, qui prévoit que la détection et la remédiation SONT du ressort de l’ANSSI, et non pas des services de renseignement. L’ANSSI est en effet une agence interministérielle qui ne s’intéresse pas aux contenus, et n’aurait d’ailleurs pas les moyens de les exploiter : il n’y a pas d’analystes à l’ANSSI qui s’intéressent à la nature des messages. Ce sont des métadonnées qui sont conservées, puis détruites, quand des virus ont été détectés sur des systèmes d’importance vitale. Prévoir un contrôle de l’ANSSI par la CNCTR aurait introduit de la confusion : cela serait revenu à dire que la même organisation était censée contrôler à la fois les interceptions de sécurité des services de renseignement et des détections qui, justement, ne sont pas des interceptions de sécurité dans la mesure où elles ne s’intéressent pas au contenu. C’est pourquoi nous avons préféré en charger l’ARCEP : d’abord parce dans le système collaboratif mis en place, il est de la compétence de l’ARCEP de contrôler ce que font les opérateurs conformément au code des communications électroniques ; ensuite parce selon les dispositions de l’article 19. Il lui reviendra de vérifier que l’action de l’ANSSI ne déborde  du cadre précisé par la loi.

Ce système va dans le sens de la consolidation de notre modèle, de la claire distinction des missions entre celles de l’ANSSI et celles des services spécialisés de renseignement. Le portage est très différent de celui prévu par la loi de 2015 sur le renseignement ; le contrôle doit l’être aussi. Je rappelle que ce qui a été fait sur l’article L. 851-3 du code de la sécurité intérieure a été fait dans un cadre très utile pour les services de renseignement, mais qui n’est pas de même nature.

Il est vrai que nous allons devoir renforcer les moyens des services de renseignement, notamment pour procéder aux attributions. Il y a de l’enquête humaine, mais il y a aussi une partie scientifique, qui doit aller au-delà de ce que fait l’ANSSI. Cette dernière n’est d’ailleurs pas toujours directement impliquée : elle n’intervient que s’il s’agit d’opérateurs d’importance vitale ou de services de l’État. Il se peut qu’un service de renseignement, pour une raison de sécurité économique ou de cybercriminalité, ait à travailler sur cette matière, notamment pour localiser le commanditaire de l’action. Ce champ du renseignement doit être développé, dans le cadre de la loi sur le renseignement, qui fixe par ailleurs les objets de chacun de ces services.

Sur la cyberdéfense, je pense avoir globalement répondu. Il est nécessaire de réévaluer les politiques de cyberdéfense, en conservant l’idée que nous y parviendrons bien si nous discriminons ce que chacun doit faire opérationnellement. La protection est une fonction, le renseignement ou l’action militaire sont d’autres fonctions.

S’agissant de la cyberdélinquance et des limites de la coopération européenne, il est nécessaire de renforcer l’Europe à ce niveau. Il faut au moins un réseau de juges compétents en la matière.

Sur la Corée du Nord, je suis d’accord ; si nous pouvions obtenir une régulation ou une législation internationale permettant de dissuader l’usage de certaines cryptomonnaies, ce serait une bonne chose. Lors du séminaire de lancement de la Revue organisée à l’École militaire, en septembre dernier, nous avons appris d’un intervenant qu’au Japon, il était possible jusqu’à il y a peu de payer ses impôts en bitcoins, ce qui revient à légaliser le bitcoin. Il n’y a donc pas de consensus entre pays pour décider si le bitcoin est toléré, légal illégal. Il faut à cet égard faire la différence entre les différents types de cryptomonnaies.

M. le président. Je vous remercie, Monsieur le secrétaire général, vous avez été très complet.

 

 


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 Mme Anne-Sophie Avé, directeur des ressources humaines du ministère des Armées (mercredi 21 février 2018)

M. le président Jean-Jacques Bridey. Mes chers collègues, nous recevons Mme Anne-Sophie Avé, directeur des ressources humaines (DRH) du ministère des Armées, pour l’entendre au sujet du volet RH du projet de loi de programmation militaire (LPM).

Mme Anne-Sophie Avé, directeur des ressources humaines du ministère des armées. La nouvelle loi de programmation militaire veut être à hauteur d’homme, et je crois que les ressources humaines doivent également se montrer à la hauteur des ambitions de ce texte. Alors que l’on porte aujourd’hui la plus grande attention à l’utilisation des deniers publics, l’effort consenti en faveur des ressources humaines par le ministère des armées est tout particulier. Il contribuera à l’accomplissement des objectifs de cette loi de programmation militaire : consolider nos armées, et préparer la défense de demain. Il nous appartient d’être à la hauteur de cet effort.

Le titre 2 est doté d’une ressource de 86,5 milliards d’euros sur la durée de la LPM, hors OPEX et hors compte d’affectation spéciale « Pensions ». Le titre 2 pour le ministère correspond à 12 milliards d’euros par an en début de LPM pour atteindre 12.9 milliards d’euros en 2025. Pour la période 2019-2022, nous parlons de 48,2 milliards. Ce montant est supérieur à ce qui était prévu par la loi de programmation des finances publiques (LPFP), car une dotation supplémentaire a été accordée.

La part du titre 2 dans la dotation OPEX doit encore être précisé. Il est actuellement de l’ordre de 245 millions – ce qui est assez proche des dépenses constatées aujourd’hui. Le CAS « Pensions » représente globalement 8,4 milliards d’euros par an

Ce niveau assez exceptionnel nous donnera les moyens nécessaires en matière de ressources humaines pour conduire une bataille que nous espérons gagner : celle des compétences. Pour ma part, je considère que ces moyens humains sont suffisants. Il faudra que nous en fassions le meilleur emploi possible. La LPM comporte aussi des leviers normatifs indispensables pour que nous conduisions une manœuvre RH qui reste ambitieuse.

La DRH du ministère des Armées est une autorité fonctionnelle renforcée. Les ressources humaines au sein du ministère font se croiser deux logiques : l’une dite par « couleur d’uniforme » et gestionnaire – les « terriens », les marins, les aviateurs, les civils… –, l’autre par employeur – l’armée de Terre, la marine, des services interarmées… À l’intérieur du domaine de chaque employeur on trouve plusieurs couleurs d’uniformes. Par exemple, dans l’armée de Terre, on trouve évidemment beaucoup de « terriens », mais également des civils ; dans les services interarmées, on trouve à la fois des « terriens », des marins, des aviateurs et des civils. Le gestionnaire terre gère tous les « verts », qu’ils soient dans l’armée de Terre ou dans un service interarmées. L’une des missions de la direction des ressources humaines du ministère des Armées est de croiser l’ensemble de ces logiques, pour assurer aux employeurs la bonne allocation des ressources des gestionnaires. Ce modèle d’autorité fonctionnelle renforcée, prévu par un décret de 2014, a inspiré la direction générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP) lorsqu’elle a souhaité se constituer en DRH de l’État. Nous pourrions aussi inspirer l’évolution de la fonction publique sur d’autres sujets.

La suite de mon intervention abordera trois volets : les effectifs, les mesures normatives et la condition du personnel.

Entre 2008 et 2018, la déflation des effectifs a atteint 53 000 postes, dont 48 000 étaient prévus au titre de la LPM 2009-2014. Pour la LPM 2014-2019, la déflation a été de 5 000 postes sur les 15 000 prévus lors de la 1ère actualisation de la LPM – les attentats de 2015 ont marqué le début d’une remontée en puissance. L’annonce d’une augmentation de 6 000 postes sur la durée de la prochaine LPM est évidemment une excellente nouvelle. À la fin de l’année 2025, cela nous amènera à atteindre une cible de 277 279 équivalents temps plein, hors apprentis et service militaire volontaire. Un chiffre aussi précis ne constitue évidemment qu’une sorte de photographie instantanée, car, en gestion, les entrées et les sorties sont permanentes.

Les effectifs doivent progresser de 1 500 postes sur la période de la LPFP 2019‑2022. Les « pieds de colonnes » annuelsprévoient +450 pour 2019 ; +300 pour 2020 ; +300 pour 2021, et +450 pour 2022, sachant qu’en 2018, nous bénéficions d’un schéma d’emploi positif de +500. À partir de 2023, sont prévus +1 500 effectifs par an.

Sur les 6 000 postes prévus pour la durée de la programmation, 1 500 seront consacrés au renseignement, environ 1 500 encore à un bloc cyberdéfense, digitalisation, intelligence artificielle – je les présente en bloc car ces activités font appel à des compétences un peu similaires–, environ 750 pour la sécurité-protection, et environ 400 pour le soutien des exportations (SOUTEX). Un certain nombre d’effectifs renforceront aussi les unités opérationnelles et permettront également d’accompagner la transformation des différents services interarmées – car évidemment, même si nos effectifs augmentent, nous poursuivons cette transformation.

Aujourd’hui, nous employons 61 000 personnels civils qui sont absolument indispensables au fonctionnement de nos armées. À côté des 208 000 personnels militaires, les civils constituent en nombre la « troisième armée ». Les organisations syndicales vous le diront : la complémentarité entre les personnels civils et militaires constitue un véritable enjeu, tant en termes de cohésion qu’en termes de fonctionnement. Les deux populations relèvent de modes de gestion extrêmement différents et leurs périmètres de compétence sont totalement distincts, mais elles nous sont toutes les deux indispensables.

Les personnels civils représentaient 22 % des effectifs en 2017 ; ils sont 23 % en 2018. Nous travaillons à une complémentarité accrue dans une logique fonctionnelle – ce qui a été qualifié à une époque de « civilianisation ». S’il faut évidemment que les militaires continuent d’occuper des postes ayant un contenu plus administratif, car nous avons besoin qu’ils développent des doubles compétences, sur certains emplois plus sédentaires pour lesquels on a besoin de pérennité, nous devons disposer de personnels civils qui ne sont pas soumis à la mobilité intrinsèque au statut militaire – mobilité bien légitime car elle permet de construire des parcours de carrière –, et dont il sera possible d’utiliser, sur la durée, les compétences souvent spécialisées. Un facteur essentiel joue aussi : l’équilibre entre personnels militaires et civils peut permettre aux services de fonctionner quand les militaires sont tous mobilisés en cas d’urgence, de crise ou de projection en mission intérieure ou en opération. Il faut pouvoir à la fois assurer les engagements opérationnels et faire fonctionner le ministère. « La boutique reste ouverte pendant les travaux. »

Nous devons répondre à un véritable défi en termes de recrutement. Je vous l’ai dit, les entrées et les sorties sont permanentes. Depuis la remontée en puissance des effectifs des armées,  environ 26 000 personnels civils et militaires sont recrutés tous les ans. Ce recrutement permet de compenser les sorties dues à l’attrition naturelle, aux fins de contrat, aux départs des personnels civils en fin de carrière, aux départs accompagnés lorsque des compétences sont moins nécessaires…

En 2015, nous avons recruté 2900 personnels civils ; en 2017, 3550, et, en 2018, ils seront 4200. Compte tenu de la pyramide des âges, ces recrutements se poursuivront car, dans les dix prochaines années, environ un tiers de ces personnels partiront. Il s’agit d’un vrai défi RH et d’une opportunité en termes de renouvellement et de transfert des compétences.

S’agissant des militaires, lorsqu’il a fallu porter l’effectif de la force opérationnelle terrestre (FOT) à 77 000 personnels, nous avons su recruter 11 000 personnes en deux ans, en plus du recrutement « naturel » annuel de l’armée de terre. L’outil de recrutement et de formation de l’armée de terre a su s’adapter. Cette dernière s’est mise en ordre de bataille pour relever ce défi – la résilience de nos armées reste leur plus grande force.

Aujourd’hui, 64 % des personnels militaires sont des contractuels. Cette donnée suscite toujours de l’étonnement, en particulier de la part de mes collègues de la fonction publique. Il ne s’agit pas d’une forme de précarisation, mais d’une conséquence de l’impératif de jeunesse qui s’impose aux armées : 100 % des militaires du rang, 50 % des sous-officiers et 25 % des officiers sont contractuels. Cette flexibilité nous est indispensable, mais, qui dit « contractuels » dit aussi « accompagnement ». Nous ne signifions pas une fin de contrat sans qu’elle ne soit préparée et accompagnée !

L’Agence de reconversion de la défense (ARD) accompagne les personnels vers une seconde carrière à la fin de leur contrat, ou lorsqu’ils ont acquis les droits leur permettant de bénéficier d’une pension de retraite à jouissance immédiate et qu’ils souhaitent s’engager dans une deuxième vie professionnelle. Dans ce dispositif, près de sept cents personnes sont au service des personnels militaires et civils du ministère. Dans le cadre du plan d’accompagnement des familles et d’amélioration des conditions de vie des militaires, dit « plan famille », l’ARD–ou Défense mobilité- se met aussi au service des conjoints de personnels militaires, de civils et de gendarmes pour les aider à revenir vers l’emploi lors de la mobilité de leur conjoint.

En 2017, l’ARD a réalisé 12 000 reclassements dans plus de quatre cents métiers. Des CDI ont été signés dans plus de 60 % des cas. Les conjoints bénéficient beaucoup plus souvent de CDD car les entreprises (et les intéressés) sont réticents à signer des CDI sachant que ces personnes seront à nouveau amenées à suivre leur conjoint militaire. L’offre en matière de formation a également été développée au sein de l’ARD, qu’il s’agisse de formations qualifiantes ou de formations d’accompagnement. Dans le cadre du plan famille, le budget consacré à la formation a été augmenté de 2,5 millions d’euros, en particulier dans le but d’accompagner les conjoints de personnels militaires.

Nous avons également prévu des mesures ciblées, par exemple de nature indemnitaire, afin d’assurer l’attractivité de spécialités particulièrement tendues et de fidéliser les personnels concernés – cyber, informatique, atomiciens, renseignement…

Le principe d’un plan de requalification de personnels civils de la catégorie C vers la catégorie B a été inscrit dans la LPM.

Je me dois d’évoquer un chantier majeur : la nouvelle politique de rémunération des militaires. En la matière, vous ne pouvez voir, dans la LPM, que l’inscription d’une provision à partir de 2021. Je ne vous décrirai pas les 172 primes et leurs 172 modes de calcul qui ont un peu contribué au dysfonctionnement du logiciel Louvois – même s’il ne s’agit pas de l’unique explication. Un aggiornamento devenait urgent. Il faut néanmoins comprendre que le système indemnitaire est touffu parce qu’il a progressivement compensé des évolutions indiciaires insuffisantes par rapport aux grilles de la fonction publique. Il est donc essentiel de reprendre l’ensemble du dispositif de rémunération, sur le plan indiciaire et indemnitaire, et de lui redonner du sens – nous ne savons plus pour quelles raisons certaines primes anciennes sont distribuées, ni si certaines sujétions sont indemnisées ou non. L’ensemble doit être repensé dans une logique qui visera à favoriser l’opérationnel et à indemniser les sujétions réelles. La ministre, les armées et la DRH s’attellent à ce gros chantier et sont déterminées à le faire aboutir.

La LPM comporte des mesures normatives. C’est avec beaucoup de fierté pour mes équipes que j’ai entendu le Conseil d’État saluer la qualité de nos études d’impact. J’espère qu’elles vous donneront une vision claire de ce que nous souhaitons faire. Je rends hommage aux équipes de la direction des affaires juridiques et de la direction des ressources humaines qui ont travaillé d’arrache-pied. Nous avons accompli ce travail en un temps record. Le dialogue social et militaire a été rapide et fructueux, et le Conseil supérieur de la fonction publique de l’État (CSFPE) et le Conseil supérieur de la fonction militaire (CSFM) ont pu s’exprimer.

Nous avons peut-être été précurseurs par rapport à ce que la fonction publique envisage désormais en proposant deux expérimentations destinées à simplifier les recrutements. Une expérimentation concerne les personnels statutaires, uniquement ceux du corps des techniciens supérieurs d’études et de fabrications. Nous voudrions alléger la procédure du concours pour 20 % des recrutements, dans certaines régions particulièrement sous tension, en mettant en place une procédure de sélection un peu moins contraignante. C’est une expérimentation : il ne s’agit pas de casser le statut de la fonction publique, mais de tester la possibilité d’un recours à du recrutement local. Les concours nationaux avec une affectation selon le rang de classement ne permettent pas de pourvoir les postes dans certains territoires pas très attractifs, et ils créent de la concurrence dans d’autres territoires. Le recrutement local constitue un vrai atout, y compris pour les régions concernées.

L’autre expérimentation vise à rendre plus attractif le recrutement sous contrat. Nous proposons d’emblée des contrats pour une durée de trois ans – au lieu d’un an auparavant. Pour certaines professions techniques de catégorie B, il s’agit d’une offre beaucoup plus attractive. Nous verrons si cette solution nous permet d’attirer des compétences – le contrat d’un an semblait souvent trop précaire.

La LPM comporte également des mesures en faveur de la réserve, et d’autres relatives aux leviers d’aide au départ. Ces derniers outils indispensables ont été inscrits en habilitation. Un retour d’expérience (RETEX) est nécessaire les concernant : comment et pourquoi ont-ils aidé et accompagné jusqu’à aujourd’hui la manœuvre RH ? Une évaluation est en cours. C’est la raison pour laquelle ces dispositifs ont été renvoyés à des ordonnances dans lesquelles il sera possible de mieux les adapter lorsque les résultats seront disponibles.

Des mesures d’accompagnement des blessés sont également prévues, ainsi que l’élargissement du congé de reconversion. Par ailleurs, l’article 7 de la LPM, qui permettra aux militaires de souscrire un engagement en tant que réserviste dans le cadre d’un congé pour convenances personnelles, constitue un outil de fidélisation afin de maintenir les compétences des personnels au sein de l’armée d’origine. Un militaire pourra donc se mettre en congé pour élever un enfant de moins de huit ans, revenir dans l’armée durant cette période au titre de la réserve, et acquérir à ce titre des droits à l’avancement et à la retraite. Aujourd’hui, beaucoup d’agents, souvent des femmes, qui reviennent après un long congé parental sans avoir pu entretenir leurs compétences finissent par « poser la casquette ». Nous espérons ainsi retenir les compétences, sans entacher le statut militaire d’éléments typiquement civils – il n’y a pas de temps partiel pour les militaires, ce n’est pas possible, car les militaires sont « tout temps, tout lieux ». La réserve est la seule possibilité pour permettre un temps partiel. Sans toucher au statut militaire, nous avons fait avancer les choses en combinant, tout simplement, deux dispositifs existant.

La transposition aux personnels militaires de ce qui existe pour les civils concernant la durée d’assurance pour l’éducation de l’enfant handicapé constitue une mesure d’équité et de citoyenneté.

Les militaires sont désormais éligibles dans les conseils municipaux des communes d’au plus 3 500 habitants, soit 91 % des communes de France. Le Conseil constitutionnel avait formulé une injonction en ce sens, en 2014, nous laissant jusqu’à 2020 pour ouvrir aux militaires cette possibilité. Nous avons trouvé un équilibre conforme à l’exigence de neutralité des militaires qui ne peuvent pas s’engager dans des partis politiques – s’ils souhaitent le faire ils doivent se mettre en position de détachement. Dans les communes de moins de 3 500 habitants, ils pourront se faire élire sur des listes sans étiquette ou siéger sans étiquette, ce qui leur permettra d’accomplir une mission citoyenne en préservant leur neutralité.

S’agissant des rémunérations, 3,6 milliards d’euros de mesures dites « catégorielles » ont été inscrits : trois milliards pour les militaires, et 522 millions pour les personnels civils. Parmi les trois milliards, on nous demande de comptabiliser des mesures qui relèvent de l’interministériel : un milliard est donc inscrit au titre de la mise en œuvre du parcours professionnel, carrières et rémunérations (PPCR). Les deux milliards restants permettront de revaloriser des primes versées au titre de la fidélisation et de l’attractivité, et de mener la nouvelle politique de rémunération.

Pour les personnels civils, nous nous sommes rendu compte que nous n’étions plus véritablement concurrentiels par rapport aux autres ministères. Nous avons donc fait un gros effort en termes de complément indemnitaire annuel (CIA) – il s’agit de la part variable du régime indemnitaire tenant compte des fonctions, des sujétions, de l’expertise et de l’engagement professionnel (RIFSEEP), à côté de l’indemnité de fonctions, de sujétions et d’expertise (IFSE) qui est fixe. Notre objectif est de parvenir à verser, grâce au CIA, l’équivalent d’un treizième mois potentiel pour les personnels civils. Nous voulons aussi revaloriser l’IFSE – comme nous avons été les premiers à entrer dans le RIFSEEP, nous n’avions pas pu nous comparer aux autres ministères.

Sur la durée de la LPM, 754 millions d’euros seront consacrés à l’accompagnement social – ce montant était de 462 millions pour la précédente période. Le ministère a la spécificité de disposer d’un réseau d’un millier de travailleurs sociaux : 650 assistantes sociales, et des conseillères techniques des services sociaux. Nous assurons notre propre accompagnement et notre soutien – cela concerne tous les militaires, gendarmes compris. Le budget en question est considérable si on le compare à celui des autres ministères, mais il faut bien comprendre que nos militaires vivent dans les armées, et que leurs contrats d’engagement ressemblent davantage à des contrats de vie qu’à des contrats de travail.

Un effort financier particulier est consenti en faveur des militaires et de leur famille, de l’ordre de 300 millions d’euros pour la période allant de 2018 à 2022, et de 527 millions sur la durée de la LPM. Ces montants s’inscrivent dans le cadre du plan famille dont 70 % des mesures seront en œuvre dès 2018. La moitié de ces mesures est également applicable aux personnels civils. La ministre a nommé une chargée de mission auprès de la DRH-MD afin de piloter et de coordonner la mise en œuvre de ce plan. Cette dernière suit le dossier au niveau ministériel, et elle bénéficie de l’appui des équipes de la DRH – il était plus facile qu’elle travaille au sein de nos services, plutôt que de devoir détacher des personnels sur une mission extérieure, cela nous permet de rester intégrés et très cohérents- et de celui des armées, directions et services.

Le ministère et la DRH-MD n’échappent évidemment pas à la révolution numérique. Source Solde, qui entre en phase de tests en grandeur nature, est appelé à remplacer le logiciel de paie Louvois. La marine nationale sera la première à adopter le nouveau calculateur dans les prochains mois. Nous suivons ce dossier comme le lait sur le feu : vous imaginez que nous ne prendrons aucun risque, et certainement pas celui de vivre un deuxième Louvois. Nous sommes vraiment optimistes : Les tests sont très positifs. Il reste que chat échaudé craint un peu l’eau tiède, donc le taux d’erreurs acceptable avant « bascule » est cinquante fois inférieur au taux interministériel.

Nous mettrons en place l’e-social qui permettra à tout militaire, depuis son smartphone ou un ordinateur d’avoir une connaissance détaillée des dispositifs sociaux. Il peut déjà s’informer sur Intradef, mais cet outil n’est pas suffisamment interactif ni accessible à tous. Il faut aussi proposer un accès numérique aux divers dispositifs de l’ARD. Sans être totalement en retard, nous ne sommes pas encore parfaitement à l’heure du numérique. Nous développons de nombreux outils applications pour simplifier, par exemple, l’organisation des commissions administratives paritaires d’avancement (avec Progressio, modèle salué par la DGAFP), le lien entre l’administré et son responsable RH (avec Libellus), ou encore la dématérialisation des comptes rendus d’évaluations professionnelles (avec Esteve).

L’espace numérique sécurisé de l’agent public de l’État (ENSAP), désormais interministériel, était, à l’origine, une initiative du ministère de la Défense. Nous avons été les premiers à le développer, et nous en sommes très fiers.

Je suis aussi haut fonctionnaire à l’égalité entre les femmes et les hommes. Nous avons entamé, avec un directeur de projet, un processus de labellisation Egalité, qui sera étendu à l’ensemble du ministère à l’horizon 2022. J’ai déjà évoqué l’article 7 de la LPM, qui permettra aux militaires de mieux concilier vie professionnelle et familiale. Le télétravail pour les personnels civils sera développé. Nous poursuivons les luttes contre tous les harcèlements et toutes les discriminations et les violences. Le travail de la cellule Thémis, initié dans le cadre du plan d’action de 2014, se poursuit. Nous profitons de chaque occasion pour sensibiliser sur ces sujets – c’est par exemple le cas de module de sensibilisation des jeunes lors de la journée défense et citoyenneté (JDC). Nous avons aussi déployé à l’ensemble des responsables du ministère un grand plan de formation de lutte les violences faites aux femmes.

J’espère vous avoir convaincus que les ressources humaines étaient un domaine essentiel pour nos armées. Notre tempo s’articulera avec la démarche Action Publique 2022. Les bonnes pratiques du ministère des armées, ministère peut-être un peu en avance du fait de la gestion en flux de la population militaire, pourraient inspirer les réflexions d’AP 2022. Pour ma part, je me suis mise à disposition des pilotes de ce projet pour leur expliquer notre fonctionnement.

M. le président. Nous vous remercions pour cet exposé. Beaucoup de nos collègues sont déjà convaincus de la nécessité d’approfondir nos relations avec nos soldats afin d’améliorer les conditions de vie et d’exercice des métiers, ainsi que l’évolution des carrières qu’elles soient civiles ou militaires.

Mme Nicole Trisse. Madame, vous avez entrepris un sacré chantier. Chapeau ! Il faut du tonus.

La reconversion professionnelle est essentielle pour les militaires, nombreux à s’interroger sur leur avenir. Malheureusement, ils exercent parfois des métiers techniques qu’ils ne peuvent pratiquer dans le civil – je pense, par exemple, aux sonaristes. La reconversion semble compliquée pour ces techniciens, car elle impliquerait de repartir quasiment de zéro dans une activité totalement différente. Beaucoup de cas de ce type se présentent-ils ? Comment les traitez-vous ?

Nous entendons souvent dire que les formations dispensées aux militaires ne donnent pas les équivalences nécessaires pour travailler dans le civil afin d’éviter des départs trop nombreux. Fidélisation et reconversion sont-elles incompatibles ?

Mme Émilie Guerel. Outre un renforcement du soutien apporté aux militaires blessés et aux familles de ceux qui sont morts au combat, la LPM prévoit des efforts en faveur de la prise en compte, pour le personnel civil, de toutes les formes de handicap. Pouvez-vous nous apporter davantage de précisions à ce sujet ? Quelles sont les améliorations envisagées ?

Mme Françoise Dumas. Madame la directrice, c’est en effet un beau chantier que nous avons devant nous et nous y consacrerons, les unes et les autres, toute notre énergie, car il y a beaucoup à faire.

Le contexte opérationnel intensif a plusieurs effets négatifs sur la reconversion. Le rythme des activités éloigne en effet les militaires, notamment ceux du rang, du parcours de reconversion idéal, dont la durée est de 18 mois selon les recommandations de Défense mobilité. De fait, les militaires passent, en moyenne, beaucoup plus de 200 jours par an en dehors de leur foyer, que ce soit dans le cadre de l’opération Sentinelle ou en OPEX. Selon vous, l’augmentation du nombre d’abandons est-elle due à cette diminution de la disponibilité des militaires liée à la densification de leurs activités opérationnelles ? Cette intensité opérationnelle peut-elle expliquer en partie la baisse du taux de captation ?

Ma seconde question concerne les Centres militaires de formation professionnelle (CMFP), qui s’adressent aux militaires des trois armées et de la gendarmerie. L’ensemble des formations proposées sont réévaluées chaque année, de sorte que les CMFP restent à l’écoute des besoins du marché de l’emploi et puissent répondre aux exigences des employeurs comme des stagiaires. L’accès à ces formations reste-t-il limité par des contraintes familiales ? Il n’existe que deux implantations à ce jour. Envisagez-vous de créer, à court ou moyen terme, d’autres CMFP afin d’en faciliter l’accès et l’utilisation ?

Mme Patricia Mirallès. Pourquoi est-il choisi, à l’article 15, de recourir aux ordonnances pour étendre le congé du blessé et simplifier les procédures des dispositifs de reconversion dans la fonction publique ?

Par ailleurs, des primes incitatives sont actuellement versées aux réservistes : 100 euros par mois pour un étudiant qui s’engage sur cinq ans et effectue au moins 37 jours de service par an et 250 euros en cas de renouvellement de contrat à raison, là aussi, d’un engagement qui ne soit pas inférieur à 37 jours par an. Pouvez-vous nous dire combien de réservistes ont bénéficié de ces primes ? Un engagement minimum de 37 jours ne vous paraît‑il pas trop élevé, surtout pour des étudiants ?

M. Ian Boucard. Ma question a trait à la fidélisation. De fait, si l’on recrute, il faut prendre en compte non seulement les fins de carrière et les fins de contrat mais aussi le turnover qui est, semble-t-il, de plus en plus important, notamment dans les nouvelles générations. Selon le rapport du Haut comité d’évaluation de la condition militaire (HCECM), trois raisons majeures peuvent inciter les militaires à quitter nos armées. La première tient, et vous n’y pouvez rien, au manque de moyens économiques qui les empêche de remplir leurs missions. Les deux autres, en revanche, vous concernent directement, puisqu’il s’agit, d’une part, de la conciliation de la vie militaire avec la vie privée et, d’autre part, du rythme des mutations. En début de carrière, celles-ci peuvent être un atout mais, lorsqu’on a une famille, les choses peuvent être plus compliquées, à cause notamment de l’intensification des activités militaires, qui renforce le sentiment de « célibat géographique », expression souvent utilisée dans nos armées. Quelles dispositions pouvez-vous mettre en œuvre pour remédier à ce problème, sachant que les mutations font partie du statut militaire ?

M. François André. Dans son article 5, le projet de LPM vise à déterminer la trajectoire des effectifs qui seront créés année après année – les fameux pieds de colonnes que vous avez évoqués. Mais, contrairement à ce qui est prévu pour les agrégats « Équipement » ou « OPEX », cette trajectoire n’est pas traduite en euros sonnants et trébuchants. Pourtant, la maîtrise de la masse salariale – qui pèse tout de même environ 12 milliards d’euros, hors CAS « Pensions », OPEX ou MISSINT – un enjeu majeur, d’autant plus qu’elle sera affectée, dans les prochaines années, par plusieurs facteurs haussiers : les créations d’effectifs, la rénovation du régime indemnitaire et les efforts en matière d’attractivité et de fidélisation, auxquels on peut ajouter l’inévitable GVT (glissement vieillesse technicité), même si la pyramide des âges devrait être plus favorable dans quelques années.

Dans ce contexte, avez-vous – au-delà des 42 milliards que vous avez évoqués pour la totalité de la période – une idée précise de la trajectoire pluriannuelle de la masse salariale, année après année ? Quels leviers comptez-vous activer pour en assurer la maîtrise dans le temps ?

Mme Anne-Sophie Avé. Vous m’étonnez en indiquant que la trajectoire n’est pas affichée. Pour nous, en effet, la trajectoire du titre 2 est assez claire, puisqu’on a le montant, en extension année pleine, d’année en année et, par-dessus, l’évolution. Il y a à la fois l’effet volume – c’est-à-dire les crédits destinés à financer l’augmentation des effectifs – et les fameux 3,5 milliards de mesures supplémentaires qui vont venir abonder le titre 2 sur la période 2019-2025.

La question de la maîtrise du titre 2 est une excellente question. Vous aurez noté que, depuis la mise en place de l’autorité fonctionnelle renforcée (AFR), non seulement nous sommes sur le trait, mais nous présentons un solde excédentaire de 30 à 40 millions d’euros depuis 2015. Nous ne dépensons donc pas la totalité du titre 2. Cela s’explique tout d’abord par le fait, d’une part, que nous n’avons pas réalisé l’ensemble de notre schéma d’emploi – c’est un véritable défi, mais nous devons y parvenir cette année, et j’utiliserai pour cela tous les leviers de gestion dont je dispose – et, d’autre part, que certaines des mesures catégorielles prévues s’appliquent un peu plus tard en raison des délais de publication des décrets. Certes, me direz-vous, sur une masse salariale de 12 milliards d’euros, ces 30 millions d’euros c’est « l’épaisseur du trait ». Mais c’est plus que le complément indemnitaire annuel (CIA) budgété cette année. Au demeurant, cela ne me fait absolument pas plaisir de rendre 30 millions d’euros. L’enjeu, pour moi, est de les dépenser intégralement. Je rappelle qu’avant l’AFR, nous étions en déficit de 300 millions d’euros par an. Le titre 2 est donc largement tenu, il l’est même trop. C’est pourquoi nous allons desserrer légèrement la contrainte sur les recrutements– ce qui est certes plus facile que de la resserrer !

S’agissant de la fidélisation, vous l’avez bien dit : les mutations sont inhérentes au statut militaire et permettent aux personnels des parcours de carrière. Du reste, certains civils sont également soumis à une obligation statutaire de mobilité. Mais il est vrai que la mobilité peut être assez pénible. C’est pourquoi le « Plan famille » prend en compte la situation des conjoints, les accompagne vers un autre emploi et prévoit de faciliter l’inscription des enfants à l’école ainsi que la recherche d’un logement dans la nouvelle emprise. Mais, encore une fois, la mobilité fait partie du statut militaire, et les personnels qui s’engagent le savent.

Par ailleurs, les militaires ne se plaignent pas particulièrement, me semble-t-il, de l’importante rotation d’engagements en OPEX : ils sont plutôt favorables au fait de tourner. À ce propos, je le rappelle, nous avons créé, il y a deux ans, une prime spécifique qui est versée à partir de 150 jours d’activités dans l’année. Certes, il y a une différence entre une année calendaire et une année glissante, mais ils ne sont pas si nombreux que cela à atteindre 200 jours d’activités. Toutefois, le CEMA vous en parlera certainement mieux que moi, les personnels militaires engagés dans l’opération Sentinelle ressentent une forme de pénibilité nouvelle. En effet, cette forme d’engagement ne correspond pas forcément à ce qu’avaient prévu ceux qui s’étaient engagés en pensant partir surtout en OPEX. En outre, les militaires avaient le sentiment, au début de l’opération, d’être des supplétifs des forces de sécurité publique et d’être astreints à de la garde statique. Mais, aujourd’hui, on a trouvé un rythme de croisière. Dans certaines régions, ils se voient même confier la surveillance du territoire, qui relève vraiment de la compétence des armées. Leur action est donc véritablement complémentaire de celle des gendarmes. En matière d’engagement, la situation est beaucoup plus stable.

La conciliation de la vie privée et de la vie professionnelle sera toujours un enjeu. C’est la raison pour laquelle nous avons ouvert la possibilité de s’engager dans la réserve dans le cadre d’un congé pour convenance personnelle. En outre, chaque régiment, chaque formation d’emploi a des modalités d’organisation spécifiques, définies au plus près du terrain. J’ajoute que l’attention portée aux subordonnés est une des missions premières de l’encadrement militaire, qui doit être attentif à leurs difficultés et leur permettre éventuellement de partir plus tôt. La RH de commandement, de grande proximité, participe de l’intelligence du commandement, qui doit disposer de certaines marges de manœuvre. L’erreur serait d’imposer une limitation horaire, par exemple. C’est aussi grâce à cette souplesse que les militaires sont capables d’intervenir dans de brefs délais sans compter leur temps. Ils récupéreront en temps voulu, en fonction de leur fatigue. C’est au commandement de savoir à quel moment un militaire doit se reposer ; nous n’avons pas tous le même rapport à la fatigue. C’est extrêmement important.

Pourquoi avons-nous choisi de recourir aux ordonnances pour réformer les articles L. 4139-2 et L. 4139-3 ? En réalité, nous ne savons pas encore tout à fait clairement ce que nous voulons faire. Nous savons qu’il faut simplifier la procédure d’accès à la fonction publique car, actuellement, les procédures, notamment celle de la Commission nationale d’orientation et d’intégration (CNOI), qui valide le passage des personnels dans la fonction publique et dont il faut sans doute revaloriser le rôle, sont un peu complexes. Mais nous ne nous sommes pas encore fait une religion sur le sujet. Aussi avons-nous choisi de recourir aux ordonnances, pour nous donner le temps de la concertation avec les armées, avec les trois fonctions publiques susceptibles d’accueillir des personnels militaires, avec les instances de concertation civiles et militaires et avec le président de la CNOI.

Les questions concernant les réservistes sont d’excellentes questions. Le minimum de 37 jours n’est-il pas trop élevé ? Beaucoup d’étudiants ont-ils été attirés par le dispositif ? La durée moyenne constatée l’année dernière était de 37 jours. Au sujet du dispositif étudiants, le dispositif existe depuis moins d’un an ; nous effectuerons donc un retour d’expérience pour évaluer son efficacité, et pour les réservistes et pour les armées.

L’intensité opérationnelle est-elle la cause des abandons ? Je ne sais pas si, lorsque vous l’avez reçu, le chef d’état-major de l’armée de terre vous en a parlé, mais celle-ci utilise un outil de data mining prédictif pour analyser les causes de ruptures de contrat. Leur panel est suffisamment étendu, car ils ont effectué beaucoup de recrutements et les militaires du rang sont nombreux. Il ressort de cette étude que l’intensité opérationnelle n’est pas un motif d’abandon. De mémoire, les ruptures de contrat ont deux causes principales. La première, et l’on ne s’y attendait pas forcément est l’origine géographique : il y a moins de défections chez les personnes originaires d’une région qui a une culture militaire. L’armée de terre n’évite pas pour autant de recruter des Creusois, par exemple, au motif qu’ils seraient moins empreints de culture militaire : ce n’est pas une science exacte. Mais il est intéressant de savoir qu’à défaut de culture militaire, familiale ou régionale, une phase d’acculturation et de présentation est sans doute nécessaire pour que les personnes qui s’engagent sachent mieux à quoi s’attendre. La seconde cause, c’est le régiment d’affectation. Là, bien entendu, l’armée de terre dispose d’un levier, car cet élément ne dépend pas forcément de la situation géographique ; cela peut être lié à l’encadrement ou aux conditions de vie. Recruter et former de nouveaux personnels coûte plus cher que de fidéliser et de renouveler un contrat, puisque nos militaires du rang sont contractuels. C’est pourquoi perdre des gens en cours de route n’est jamais une très bonne nouvelle.

Vous avez évoqué l’attractivité du centre de formation militaire professionnelle et le fait que tous ceux qui le souhaitent ne pourraient pas suivre ses formations car Fontenay‑le‑Comte n’est pas forcément accessible. C’est pourquoi, nous avons ouvert une antenne du CMFP à Saint Mandrier à côté de Toulon, afin de couvrir le quart Sud Est. Par ailleurs, il pourrait être envisagé selon une échéance qui n’est pas encore déterminée d’ouvrir le même type de section délocalisée du CMPF afin de couvrir le Nord Est de la France. S’agissant de la prise en compte du handicap, le ministère des Armées recrute des personnels en situation de handicap, et nous sommes particulièrement attentifs à nos blessés de guerre, dont certains sont frappés de handicap ; nous avons de facto, hélas ! une expertise dans ce domaine. Du reste, nous avons, depuis longtemps, une Déléguée nationale au handicap (DNH) et une ergonome, qui nous aident à concevoir des postes adaptés. Par ailleurs, le télétravail est une possibilité pour faciliter, quelques jours par semaine, la vie des personnels pour qui les trajets sont pénibles. Nous travaillons également à l’amélioration de l’accessibilité des locaux. Nous menons donc une véritable politique du handicap. Sophie Cluzel, que nous avons accueillie lors de la présentation de notre dernier plan annuel, a d’ailleurs salué les initiatives du ministère en la matière. Encore une fois, nous avons, hélas ! une expertise toute particulière dans ce domaine.

Enfin en ce qui concerne la reconversion, vous avez parfaitement raison, la certification et la traduction des qualifications militaires en qualifications civiles sont un véritable enjeu. C’est pourquoi les différentes armées se sont engagées à augmenter considérablement le nombre des équivalences : il y en aura une dizaine de plus cette année, et cet effort sera poursuivi pendant les trois prochaines années C’est une tendance que nous devons absolument maintenir.

M. Jean-Pierre Cubertafon. Madame la directrice, je vous remercie pour la clarté de vos propos. Vous avez en partie répondu à ma question, qui portait sur l’article 18, en indiquant que c’est dans un souci de neutralité politique que vous aviez retenu, pour l’élection de militaires au mandat de conseiller municipal, les communes de moins de 3 500 habitants. Mais pourquoi ne pas avoir étendu la possibilité d’exercer une fonction élective au mandat de conseiller communautaire ?

M. Claude de Ganay. Je comptais vous interroger sur les articles 15 et 16, mais vous avez déjà évoqué, en répondant notamment à Françoise Dumas, la simplification des dispositifs de reconversion, le recours aux ordonnances, la préconisation du Haut Comité d’évaluation de la condition militaire de créer une nouvelle voie d’accès à la fonction publique et l’amélioration du régime indemnitaire pour remédier aux problèmes d’attractivité rencontrés pour le recrutement sans concours de techniciens. Je souhaiterais donc savoir si la prochaine loi de programmation militaire permettra de porter le niveau des rémunérations du Service de santé des armées (SSA) à un niveau comparable à celui de la fonction publique hospitalière.

M. Bastien Lachaud. Vous avez été, en effet, très exhaustive, Madame la directrice. Je comprends bien vos précautions s’agissant du temps partiel dans les armées. Néanmoins, si une femme – ou un homme, mais ce sont bien souvent les femmes qui sont victimes du temps partiel – veut élever son enfant, je crains que lui imposer de basculer dans la réserve ne la prive des avantages qui peuvent être attachés au temps partiel dans d’autres secteurs. Dans la fonction publique, par exemple, un temps partiel de 50 % peut être rémunéré 60 %. Par ailleurs, certains accords de branche prévoient que l’employeur cotise à 100 % pour la retraite. Actuellement, il existe des statuts différents au sein des armées : contractuels, officiers de carrière… Ne pourrait-on pas, sans pour autant remettre en question le statut des militaires, qui sont appelés à servir « en tout temps et en tout lieu », créer un cadre différent dans lequel le temps partiel serait possible pour que les personnes qui souhaitent élever un enfant de moins de huit ans ne soient pas pénalisées ?

M. Christophe Lejeune. Vous avez évoqué les emplois locaux. Il y a encore quelques années, les colonels commandant les bases avaient la possibilité de recruter localement des personnels civils ou militaires. Cette possibilité était, du reste, fort utile pour pourvoir des postes qui sont actuellement en tension ; je pense particulièrement aux fusiliers‑commandos, chargés de défendre les enceintes militaires et qui ont vocation à rester sur site. Puisque vous semblez envisager de rétablir les recrutements locaux, je souhaiterais savoir si vous comptez généraliser l’expérimentation ?

Mme Frédérique Lardet. Comme vous l’avez indiqué, diverses mesures concernent la réserve opérationnelle, à laquelle des moyens financiers conséquents, 200 millions d’euros par an, seront consacrés. Ma question porte sur l’amélioration des procédures de versement de la solde des réservistes, qui n’est pas évoquée dans la LPM. Alors qu’un militaire d’active perçoit sa solde mensuellement, le réserviste opérationnel est, quant à lui, assujetti à un délai plus important, tant pour le versement de sa solde que pour le remboursement de ses frais de déplacement. Comment pourrait-on améliorer cette situation, qui peut légitimement nuire à l’investissement des réservistes opérationnels ?

Mme Anne-Sophie Avé. En effet, Madame Lardet, la LPM est muette sur ce point ; nous aurions pu nous engager, dans le rapport annexé, à simplifier les procédures. En réalité, lorsque le réserviste s’engage pour la première fois, il faut tout d’abord créer un dossier, ensuite attester le nombre de jours de service dans le mois, puis mettre sa solde en paiement. Dans ce cas, qu’il s’agisse d’un agent public ou d’un militaire de l’active, le délai entre le déclenchement du paiement et le versement est au minimum d’un mois et demi à deux mois. Nous nous efforcerons donc de ramener ce délai à deux mois ou un mois et demi, mais nous ne pouvons pas aller en deçà, car c’est le délai nécessaire pour que le service fait soit enregistré administrativement. Néanmoins, il existe une suradministration ; nous devons donc mettre de l’ordre dans les circuits de validation du service fait, puis du déclenchement de la solde.

Nous devons évidemment améliorer le dispositif. Mais payer les réservistes, comme cela a été suggéré, comme des pompiers volontaires, c’est-à-dire de façon forfaitaire, me paraît être une mauvaise idée : ce sont des militaires, et non des pompiers volontaires, et ils doivent donc être payés comme des militaires. Leur processus d’avancement est d’ailleurs similaire au leur. Les rémunérer d’une manière différente les décrocherait de la fonction militaire, ce qui n’est évidemment pas souhaitable. Qu’il faille améliorer la gestion administrative pour accélérer le processus de paiement des soldes, je vous le concède, et nous y travaillons. Ce n’est pas du domaine de la loi, mais nous devons mettre de l’ordre dans ce que l’on appelle la chaîne « RH solde », qui a aussi dysfonctionné dans le cadre de LOUVOIS ; nous y travaillons évidemment d’arrache-pied. Les 53 000 déflations que nous avons connues ont amené le ministère à se réorganiser, parfois un peu brutalement, de sorte que certaines compétences ont disparu. Ainsi, nous pansons les plaies causées par la suppression des centres territoriaux d’administration et de comptabilité (CTAC) de l’armée de terre, suppression qui est en grande partie à l’origine des dysfonctionnements liés à LOUVOIS, puisque les personnels qui avaient les compétences nécessaires pour rectifier les erreurs n’étaient plus là.

Allons-nous généraliser le recrutement local ? J’aimerais bien. Je vais vous donner un exemple. Les ouvriers de l’État peuvent être recrutés par l’établissement dans lequel ils seront employés. Nous devions pourvoir 50 postes à Neuvy-Pailloux. Je n’ai pas de réserves particulières pour les petites villes mais, si j’avais publié une annonce dans Le Parisien, je ne suis pas certaine que j’aurais reçu beaucoup de candidatures. Or, en publiant des annonces locales et en nous appuyant sur le vivier d’apprentis présents dans la région, nous en avons reçu 300 ! Je crois profondément au recrutement local. Si vous dites à une personne qui vit à proximité de Neuvy-Pailloux, veut y travailler et sait qu’un poste y est à pourvoir qu’elle doit aller passer un concours à Paris et qu’elle aura le poste dans un an, il n’est pas impossible qu’elle se décourage. Il faut pouvoir saisir la ressource là où elle est. C’est l’objet de l’expérimentation que nous menons. Si nous pouvions la généraliser, ce serait un véritable atout non seulement pour simplifier ces recrutements mais aussi pour remplir les trous, car une équipe incomplète est une équipe en souffrance. Nous avons tout intérêt à recruter rapidement des gens qui sont heureux de trouver le poste qu’ils cherchent et à compléter ainsi nos équipes.

Bien entendu, nous n’imposerons absolument pas le congé pour convenance personnelle : c’est l’agent qui doit en faire la demande, laquelle sera agréée ou non par son gestionnaire. Pourquoi pas ne pas autoriser le temps partiel ? Le militaire est appelé à servir en tout temps et en tout lieu et, à ce titre, il perçoit une « indemnité pour charges militaires », qui vise à compenser les frais liés à cette disponibilité. Un militaire à temps partiel qui, par définition, ne serait plus appelable à tout moment, serait privé de cette indemnité. Il y perdrait donc beaucoup plus qu’en servant en tant que réserviste, pour une durée qui peut aller jusqu’à 120 jours. Si l’on veut s’arrêter pour élever ses enfants, on doit pouvoir s’adapter ; ce n’est une obligation pour personne. Surtout, ils continueront à accumuler des droits à l’avancement et à la retraite. Cette solution a, du reste, reçu un accueil extrêmement favorable dans les armées. Elle est, en outre, parfaitement compatible avec le statut militaire. Il me semble que si l’on rapprochait la fonction militaire de la fonction publique, nous banaliserions le statut militaire et nous risquerions de le regretter, à terme.

Quant au SSA, vous avez parfaitement raison, c’est une véritable question. À mon niveau, outre que je l’aide autant que possible à recruter, je peux faire deux choses. Tout d’abord, le SSA va passer en avance de phase dans le cadre de la nouvelle politique de rémunération. Les praticiens seront donc les premiers à bénéficier d’une réforme indiciaire et indemnitaire – nous avons déjà passé une mesure indemnitaire d’urgence au guichet unique, que je pousse en avance de phase. Il s’agit de fidéliser les praticiens et de leur offrir des conditions similaires à celles dont bénéficient ceux de la fonction publique hospitalière. Ensuite, nous allons recruter des contractuels civils, puisque les médecins militaires peuvent être projetés. À cette fin, nous avons négocié avec notre contrôleur budgétaire la possibilité de leur offrir des conditions d’emploi sous statut de contractuel – puisqu’il n’existe pas, pour les médecins, de corps d’accueil dans la fonction publique – et de les rémunérer à des niveaux suffisamment attractifs. Mais il faut que nous réfléchissions également à un « package social » d’accompagnement, comme dans la fonction publique hospitalière, en traitant les questions de logement et de primes dans le cadre de la nouvelle politique de rémunération des militaires.

Vous avez évoqué la proposition du HCECM de créer une nouvelle voie d’accès à la fonction publique, en particulier dans les métiers de la police ou de la sécurité. Sur ce point, une fois n’est pas coutume, je ne suis pas d’accord avec le président du HCECM. Tout d’abord, les voies d’accès sont déjà nombreuses. C’est pourquoi nous voulons rationaliser le dispositif en réformant les articles L. 4139-2 et L. 4139-3. Les ministères ne s’y retrouvent plus et ne savent plus comment recruter. Ensuite, dans le cadre d’une reconversion, nos militaires ont une faible appétence pour le domaine de la sécurité. On leur a offert la possibilité d’être titulaire d’une carte du CNAPS (Conseil national des activités privées de sécurité), et l’on s’aperçoit que cela n’a pas eu d’impact majeur en 2017 sur le reclassement des anciens militaires sur les métiers de sécurité. Ils ont peur, précisément, qu’on les y cantonne. De fait, ils ont des compétences bien plus diverses, qui peuvent être employées dans des métiers bien plus nombreux que ceux de la seule sécurité. En outre, ils bénéficient d’ores et déjà d’un accès à la sécurité privée, grâce à la carte CNAPS, et à la police, par la voie du 4139-2. La voie d’accès aux métiers de la sécurité existe déjà. Il n’est donc pas besoin, selon moi, de créer une voie d’accès particulière, d’autant que cela nécessiterait probablement d’établir un dialogue avec les syndicats de police, ce que nous ne souhaitons pas compte tenu des possibilités actuelles.

Enfin, pourquoi ne pas songer aux fonctions de conseiller communautaire ? Il fallait ouvrir une voie et, comme à chaque fois, dans un premier temps, nous le faisons avec modestie. On ne sait pas quelle appétence vont avoir les militaires pour cumuler, puisque ce sera désormais possible, les fonctions de conseiller municipal avec des fonctions militaires. Ceux d’entre vous ici, nombreux peut-être, qui exercent des mandats municipaux savent l’engagement que cela nécessite, ils ne le font pas à leurs heures perdues ; or nos militaires, dans la mesure où tout ce qu’ils font, ils le font à fond, vont se rendre compte ce que représente comme investissement le fait d’être conseiller municipal. On verra en marchant l’intérêt pour eux d’exercer cette fonction et l’on envisagera ensuite qu’ils puissent également devenir conseillers communautaires.

M. le président. Je puis vous assurer, Madame, en tant qu’ancien maire, que les élus municipaux consacrent tout leur temps à leur tâche.

Mme Anne-Sophie Avé. J’ai moi-même été conseillère municipale et c’est pourquoi j’en parle en ces termes.

Mme Laurence Trastour-Isnart. En ce qui concerne les besoins en compétences rares et hautement qualifiées, l’attractivité de la rémunération n’est pas toujours à la hauteur de ce que peuvent proposer les industriels. Comment réussir à fidéliser des compétences qui sont indispensables à notre armée pour relever ses défis ? Existe-t-il des passerelles entre les armées et les industriels de la défense ?

M. Yannick Favennec Becot. Madame la directrice, je souhaite vous interroger sur le décret du 29 décembre 2017, qui a reporté d’un an les mesures statutaires prises dans le cadre du protocole relatif aux parcours professionnels, carrières et rémunérations et à l’avenir de la fonction publique. Alors que la prochaine LPM prévoit des mesures significatives pour améliorer la vie de nos soldats, et nous nous en réjouissons, ce report, qui concerne la rémunération et donc la condition militaire, suscite des interrogations mais également une certaine déception parmi les personnels concernés. Pouvez-vous nous apporter des précisions sur les motifs de ce report ?

M. Olivier Becht. Nous nous félicitons des 1 500 emplois supplémentaires affectés à la cyber-défense et à l’intelligence artificielle. Pouvez-vous nous indiquer quels sont les effectifs initiaux ? Nous avons du mal en effet à avoir une version consolidée de l’ensemble des emplois consacrés à la cyber-défense et à l’intelligence artificielle dans les armées, et donc à connaître la marge de progression que représentent ces 1 500 emplois.

D’autre part, en matière de transformation numérique de la fonction RH, pouvez-vous nous donner les détails sur le développement des différents logiciels utilisés ? Je comprends que le système LOUVOIS ait un peu refroidi les ardeurs en matière de développement interne, mais l’externalisation préserve-t-elle la souveraineté numérique ? Fait-on essentiellement appel à des logiciels et des entreprises françaises ou européennes ?

Mme Séverine Gipson. Ma question rejoint celle posée par notre collègue Lejeune et concerne l’article 16 du projet de LPM, au sujet de l’emploi local. Pouvez-vous nous donner des précisions sur la détermination des zones géographiques retenues à titre expérimental ?

M. Jean-Jacques Ferrara. Lors de mes déplacements sur le terrain, on a appelé mon attention sur les difficultés particulières rencontrées par les soldats qui vivent dans les enceintes militaires situées dans des régions où les loyers sont tels qu’ils ne leur permettent pas de louer à l’extérieur ; militaires par ailleurs séparés ou divorcés de leur conjoint et souvent dans l’impossibilité d’accueillir leurs enfants faute d’installations, au point parfois de devoir aller à l’hôtel, ce qui ce qui occasionne des frais supplémentaires difficilement supportables compte tenu de leurs revenus. Ces situations délicates, mais loin d’être isolées et même de plus en plus fréquentes, sont-elles prises en compte ?

M. Philippe Chalumeau. Ma question porte sur l’écart des salaires entre le domaine public – ici, donc, les militaires – et le secteur privé. Des dispositifs, en la matière, sont-ils prévus par le projet de LPM ? Existe-t-il des systèmes de repérage pour tous ces nouveaux métiers pour lesquels les écarts de salaires se creusent ?

M. Thibault Bazin. Comment avez-vous intégré, Madame la directrice, la réforme annoncée des retraites ? Plus particulièrement, l’enveloppe LPM permettra-t-elle des compensations aux sujétions imposées afin que l’armée reste attractive ? Quelle est votre latitude ?

Mme Anne-Sophie Avé. Pour ce qui est des compétences rares, de l’attractivité des rémunérations, des industriels, des écarts de salaire, tout dépend de qui, de quoi, comment et où. Il est clair que quand vous travaillez à l’atelier industriel de l’aéronautique (AIA) de Bordeaux avec une compétence en maintien en condition opérationnelle (MCO) aéronautique et que vous avez Dassault à proximité, c’est une vraie question. Au sein de la DRHMD, nous avons organisé des commissions ressources humaines (CRH) de familles professionnelles, qui nous permettent d’identifier les besoins pour l’ensemble du périmètre ministériel, quel que soit le statut, quelle que soit la couleur de l’uniforme ; à partir de là, nous construisons une réponse.

Prenons l’exemple, précisément, du MCO aéronautique qui a été le combat, ces cinq dernières années, de la DRH et du précédent ministre ; combat, dont le cabinet avait compris toute l’utilité, pour le maintien du statut des ouvriers de l’État. Certes, il s’agit d’un statut exorbitant du droit commun, qui permet de liquider assez tôt une retraite à un taux particulièrement intéressant, de bénéficier des dispositions concernant les travailleurs de l’amiante, mais aussi un statut dont les modalités d’avancement sont particulièrement favorables mais reposant sur des examens professionnels – comme s’il s’agissait d’un compagnonnage – sur l’ensemble de la carrière. Ce statut est certes un peu plus attractif en termes de salaire ; surtout, il nous a permis de recruter et de fidéliser des compétences qui seraient parties, sinon, vers l’industrie. J’évoque ici des contrats civils.

Pour ce qui est des personnels militaires, nous réfléchissons, dans le cadre de la nouvelle politique de rémunération, à l’instauration de primes spécifiques de haute qualification et, à très court terme, nous allons nous efforcer de donner une visibilité aux parcours de carrière et à l’évolution des rémunérations. Les modalités de rémunération ne sont pas tout à fait les mêmes selon qu’il s’agisse de civils ou de militaires. Reste, j’y insiste, que faire preuve d’attractivité vis-à-vis des industriels qui souhaitent capter ces compétences est un sujet de préoccupation.

Ensuite, il faut bien avoir présent à l’esprit, et c’est un phénomène générationnel, que les jeunes qui exercent ces métiers – en particulier ceux liés à l’informatique –, ne souhaitent plus rester chez le même employeur pendant trente-cinq ans. Nous devons donc nous montrer capables de faire ce que nous faisons dans les armées, à savoir proposer des contrats de trois ou six ans à de jeunes geeks qui sortent de l’école pour qu’ils se réalisent pleinement dans des projets qu’ils n’auraient jamais réalisés dans le monde privé : comme la cyberdéfense, au service de l’État, ou le renseignement. Et après, ils iront gagner de l’argent dans les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon). Nous ne pourrons jamais nous aligner, en matière de rémunération mais, en fin de compte, nous aurons eu des gens très motivés qui, pendant quelques années, nous auront donné le meilleur d’eux-mêmes et auront acquis une expérience. Tous ceux qui ont des compétences et qui sont employables dans le privé savent bien qu’on ne travaille pas pour l’État pour gagner de l’argent – mais nous avons d’autres moyens de motivation qu’il faut savoir valoriser.

Le décret de de report du PPCR, vous le savez, est une mesure générale qui s’est appliquée aux personnels militaires comme aux personnels civils. Le PPCR a connu plusieurs phases, une première a concerné les fonctionnaires et une seconde phase était décalée pour tous les corps en uniforme. Les militaires ne sont donc pas les seuls concernés par ce retard. Ainsi toutes les assistantes sociales, également très sollicitées, sont aussi soumises au décalage d’un an. Il faut rattacher ce retard d’un an à deux éléments : l’un aggravant, l’autre consolant. La fonction publique a en effet systématiquement transposé les mesures indiciaires avec retard pour les militaires. En effet, si le code de la défense précise bien que ces mesures « sont transposées dans les mêmes termes », il ajoute : « sous réserve des adaptations nécessaires » ; or les grilles indiciaires ne comptent pas le même nombre d’échelons, le même nombre de grades et il faut donc les adapter. Reste que cette adaptation a souvent été comprise, pour des raisons de volume et de prix, d’un point de vue calendaire, si bien que les militaires ont l’impression que le report du PPCR ne concerne qu’eux seuls, ce qui n’est encore une fois pas le cas. J’en viens à l’élément consolant : les personnels militaires ont bénéficié, dans le cadre de l’amélioration de la condition du personnel, depuis 2015, de diverses mesures indemnitaires pour un montant global qui sera, en 2019, de 650 millions d’euros. Cet effort assez considérable a été évidemment orienté vers l’opérationnel et la qualification, secteurs où les primes ont été, dans certains cas, doublées ou tout au moins considérablement augmentées. Celui qui n’est plus engagé, qui travaille dans un bureau, qui n’a plus de mission militaire, n’a pas été revalorisé. L’urgence était l’opérationnel, cœur de métiers des armées, et les compétences rares. Pour le reste, nous veillerons à y remédier.

On m’a par ailleurs interrogée sur le stock d’emplois cyberdéfense et renseignement. Si vous me demandez quels sont les effectifs de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), il va de soi que je ne vais pas vous répondreet si vous m’interrogez sur les autres services de renseignement, je jouerai également les violettes (Sourires). Il est toutefois difficile de déterminer le stock, en volume comme en qualité, car comment savoir où commence et où s’arrête le renseignement : de l’interprétateur de photos aux pérateurs d’écoutes, en passant par de nombreuses fonctions et compétences qui nous échappent à tous ? Je peux néanmoins vous assurer que renforcer ces effectifs de 1 500 personnes est considérable par rapport à la situation actuelle. N’oublions pas qu’une grande partie de ces missions sont exercées par les armées elles-mêmes.

Vous m’avez demandé par ailleurs si nous allions continuer à tricoter à la main nos applications informatiques. Non. Je crois que le in-house a assez vécu. Ce n’est cependant pas une raison pour nous mettre entièrement entre les mains d’un opérateur extérieur. Une mission en charge des projets de transformation de la fonction RH (MTRH), à la DRHMD, est chargée, notamment de réaliser des prototypes, de réfléchir aux cahiers des charges fonctionnels ; ensuite nous passons un marché et nous veillons à ce qu’un de nos services soit capable d’assurer la maintenance de ces systèmes. Nous évitons par conséquent de passer totalement la main – nous n’achetons pas tout sur étagère. Nous avons des contraintes de sécurité et d’hébergement sur certains serveurs qui nous interdisent d’utiliser LinkedIn pour gérer le personnel et les compétences.

Pour ce qui est de l’article 16 du projet de LPM, nous avons repéré les zones géographiques où nous avions le plus de difficultés à recruter. Nous avions initialement imaginé intégrer plus de régions mais comme on nous a fait savoir que le champ d’une expérimentation devait être un peu plus limité, nous l’avons réduit aux quatre régions qui présentaient le plus de problèmes. Vous constaterez que l’Île-de-France en fait partie : nous avons en effet beaucoup de mal à recruter dans cette région – pas à Paris même, où les personnels civils bénéficient des primes de l’administration centrale, mais, par exemple, à Saint-Germain-en-Laye ou à Rambouillet. Il serait plus simple de recruter localement.

M. Thibault Bazin. Il faut délocaliser…

Mme Anne-Sophie Avé. On pourrait délocaliser à Tours. Les personnels de l’administration centrale qui désormais s’y trouvent, malgré quelques réticences à la mobilité, y sont très heureux étant donné leur qualité de vie – et je ne dis pas cela parce qu’il y a parmi vous un éminent représentant de la Touraine.

M. le président. Nous ne nous sommes pas encore délocalisés à Tours pour réunir la commission…

M. Thibault Bazin. Venez en Meurthe-et-Moselle, il y a le TGV !

Mme Anne-Sophie Avé. En effet. Toutes les régions de France ont des atouts.

J’en viens à la question des militaires séparés de leurs enfants. Cette question fait partie du plan famille et, dès le 1er février, nous avons mis en place une aide qui peut aller jusqu’à 3 800 euros par an et qui est versée au militaire pour qu’il puisse accueillir ses enfants, dans le secteur privé ou dans une des nombreuses emprises de l’IGESA (Institution de gestion sociale des armées) avec des studios ou des appartements que les militaires peuvent louer pour leur famille. Cette aide comporte une nouveauté : elle est accordée sur simple demande et nous ferons le contrôle a posteriori. L’idée de cette simplification administrative nous est venue au moment où vous étiez en train d’examiner le projet de loi pour la confiance dans la vie politique, qui prévoyait en particulier le droit à l’erreur. Nous nous sommes dit que nous n’allions pas attendre la décision du juge donnant éventuellement un droit de visite car le moment où l’intéressé a le plus besoin d’être aidé, c’est celui de la séparation, et a fortiori s’il n’y avait pas entre lui et son conjoint de lien contractuel, à savoir s’il n’était ni marié, ni pacsé, mais en concubinage.

En ce qui concerne la réforme des retraites, vous vous doutez bien que dès la lecture des programmes des candidats, nous avons essayé de savoir, selon le cas de figure, comment nous réagirions et comment nous nous adapterions au projet de réforme qui serait engagé. Nous n’avons pas encore une vision très claire de ce que ce sera exactement cette réforme ni comment se passera la période transitoire. Aussi formulons-nous des hypothèses ; nous avons conçu de nombreuses petites matrices pour imaginer comment intégrer les fondamentaux des pensions militaires : les carrières courtes et les bonifications. Nous avons d’ores et déjà quelques idées de compensations possibles. La ministre a rencontré M. Jean-Paul Delevoye, nous-mêmes sommes en contact avec les équipes de ce dernier, même si rien n’est encore fixé. Nous parvenons néanmoins à anticiper : nous avons examiné les dispositifs notionnels tels qu’ils ont été appliqués dans certains pays ; nous y avons interrogé les armées pour savoir comment elles s’étaient adaptées et elles nous ont indiqué les erreurs à ne pas commettre. Bref, nous avons un plan de bataille, mais vous savez bien que la première victime de l’engagement, c’est le plan. Reste que nous nous adapterons. Notre objectif, j’y insiste, est de retrouver nos petits concernant la valorisation des bonifications et les carrières courtes. (Applaudissements.)

M. le président. Merci beaucoup, Madame, pour toutes ces précisions et pour votre clarté sur un sujet très complexe et même parfois bien opaque.

 

 


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 M. le général François Lecointre, chef d’étatmajor des armées (mercredi 21 février 2018)

M. le président Jean-Jacques Bridey. Mon général, nous vous accueillons alors que nous venons d’apprendre le décès de deux de nos soldats, un troisième étant grièvement blessé. Une nouvelle fois, nos armées sont endeuillées et nous pouvons vous témoigner de la vive émotion qui s’est emparée de l’hémicycle lorsque nous avons été informés de cette nouvelle. Cette émotion, nous l’avons tous vue sur le visage de la ministre des Armées lorsqu’elle a évoqué la mise en place du plan Famille en réponse à une question relative à la loi de programmation militaire. Je vous remercie par avance de faire part à leurs familles de notre tristesse et d’assurer à leurs collègues du régiment et à l’ensemble de nos soldats notre profonde solidarité.

Général François Lecointre, chef d’état-major des armées. Merci de vos mots Monsieur le président. En préambule, je souhaite citer les noms des deux soldats qui sont morts aujourd’hui : brigadier-chef de première classe Timothé Dernoncourt, qui était célibataire, et le maréchal des logis-chef Émilien Mougin, qui était pacsé et avait deux enfants. Je pense à leurs familles, à leurs frères d’armes. Dans notre institution, la notion de fraternité revêt tout son sens. Cette nouvelle nous amène aussi à mesurer que toutes nos décisions, et tous les débats qui nous animent et vous animeront au cours de l’examen de ce projet de loi de programmation militaire (LPM) sont empreints d’une gravité particulière car derrière ces décisions, derrière ces débats, derrière les engagements budgétaires, il y a toujours l’engagement de nos soldats qui peut aller jusqu’au sacrifice suprême.

Mesdames et Messieurs les députés, merci de m’accueillir à nouveau au sein de votre commission. La dernière fois que je me suis présenté devant vous, c’était dans le cadre de l’examen du projet de loi de finances.

Si on jette un rapide regard vers l’arrière, la dernière audition d’un chef d’état-major des armées relative à un projet de loi de programmation militaire remonte au 3 octobre 2013, lorsque votre commission avait reçu mon ante prédécesseur, l’amiral Guillaud. Je mesure l’importance de ce rendez-vous, qui va nous engager pour de nombreuses années.

Bien sûr, en 2013, la perception du contexte sécuritaire était alors tout autre et l’ambition de la LPM très fortement contrainte. Les contrats opérationnels – et par conséquent les formats – avaient été revus à la baisse. Depuis, l’irruption du terrorisme sur le territoire national a conduit à la fin de cet irénisme qui était, de manière objective, inconséquent. Du moins était-il ainsi jugé par tous ceux qui, soldats ayant choisi ce métier, étaient confrontés jour après jour à la violence du monde. Il a malheureusement fallu que ces terribles événements surviennent pour que soit engagée l’actualisation de la loi de programmation militaire de 2015 et soient prises les décisions du conseil de défense du 6 avril 2016. Cette prise de conscience nécessaire a permis d’amorcer le redressement de cet outil. Grâce à l’ensemble des parlementaires et à l’acuité de leur jugement, elle s’est accompagnée de la prise de conscience de l’usure du modèle d’armée dont nous avions hérité, construit durant la Guerre froide, adapté lors de la professionnalisation des armées, éreinté dans cette période de dividendes de la paix dont je viens de dire à quel point elle était, selon moi, inconséquente.

Vous le savez, depuis l’été dernier, nous avons rapidement théorisé cette prise de conscience quant à la dangerosité du monde et à l’usure de notre outil militaire dans la revue stratégique, conduite sous la responsabilité de la ministre des Armées qui en a soumis les conclusions au président de la République au mois d’octobre dernier.

Il en a approuvé les conclusions et a souhaité qu’elle ouvre la voie à la définition d’une ambition opérationnelle nouvelle à l’horizon 2030, traduite dans le projet de loi de programmation militaire.

Les travaux de préparation de cette loi ont donc été conduits dans des délais extrêmement brefs, et je tiens à féliciter l’ensemble des acteurs qui y ont pris part, notamment ceux qui m’entourent aujourd’hui, les équipes de l’état-major des armées, leurs correspondants au sein des états-majors d’armée, et l’ensemble des membres des services du ministère. Nous avons conduit ce travail avec plus de six mois d’avance par rapport à ce qui avait été fait pour l’exercice précédent, afin de soumettre aujourd’hui à votre étude ce projet de loi.

Je vous remercie, Monsieur le président, ainsi que tous les membres de la commission, pour avoir su convaincre les acteurs politiques et institutionnels de la nécessité d’aller vite, car nous ne pouvons pas nous permettre de perdre du temps pour définir ce chemin vers l’ambition opérationnelle pour 2030.

Le projet de loi porte une double ambition : premièrement, redonner aux armées les moyens de remplir durablement leurs missions ; deuxièmement, les préparer aux défis de demain et initier une véritable modernisation de l’outil militaire.

La LPM 2019-2025 constitue ainsi une première étape décisive pour l’atteinte de l’ambition 2030. Je le disais en introduction : la revue stratégique pose un regard lucide sur le rapport à la violence dans notre environnement stratégique. Elle fait le constat du retour de la guerre comme horizon possible des confrontations géopolitiques.

Celle-ci s’est imposée de façon spectaculaire sur le territoire national par les actes terroristes, même s’il ne s’agit pas à proprement parler d’une guerre, et s’impose de plus en plus aujourd’hui : avec le désordre ordinaire du monde dont nous constatons tous les jours les effets - évidemment là où nous sommes engagés, au Levant et au Sahel, ou bien encore en Afghanistan ; avec la montée en puissance de la Chine et de la Russie ; avec les provocations de la Corée du Nord ; avec la volonté d’un certain nombre d’acteurs de s’affranchir de l’ordre multilatéral international.

Parallèlement, nous observons une forme de diversification des modes d’expression de la violence mis au service de stratégies totales. Ces phénomènes sont facilités par l’accessibilité des technologies modernes à fort pouvoir nivelant qui profitent à de très nombreux acteurs, étatiques ou non.

Tirant les enseignements de cette inflexion, la revue stratégique a conclu à la nécessité de préserver et de consolider un modèle d’armée complet et équilibré. Ces termes méritent peut-être d’être explicités pour ceux qui ne s’intéressent pas à notre défense et à ce qu’est notre modèle d’armée mais vous qui êtes souvent amenés à comparer l’armée française à celles d’autres pays, vous mesurez bien ce que cela signifie : l’armée française est probablement la dernière d’Europe à présenter ces deux caractéristiques.

Cette complétude et cet équilibre se retrouvent dans les cinq fonctions stratégiques, sur lesquelles je reviendrai en détail dans un instant, la LPM conduisant avec un rééquilibrage logique au profit des deux fonctions stratégiques « prévention » et « connaissance et anticipation », quelque peu négligées par le précédent Livre blanc qui faisait porter l’effort sur le triptyque dissuasion – protection – intervention.

C’est sur ce modèle d’armée complet et équilibré que repose notre autonomie stratégique, à laquelle le président de la République a confirmé son attachement. Bien sûr, la préservation de notre autonomie stratégique n’exclut pas la possibilité de nouer des coopérations et de participer à la mise en place d’une autonomie stratégique européenne, qui constituerait une nouveauté. Nous savons en effet que c’est en étant attractifs et en confortant notre autonomie stratégique que nous parviendrons à agir efficacement dans le cadre de coopérations par une capacité renouvelée à entraîner et à fédérer en vue de l’émergence d’une autonomie stratégique européenne.

Cette ambition pour la France, à l’horizon 2030, trouve avec la LPM une traduction budgétaire claire. Le président de République a décidé un effort inédit de 198 milliards d’euros courants au profit des armées sur les cinq premières années de la LPM, c’est-à-dire jusqu’en 2023. Il s’agit là d’un effort inédit.

Jusqu’en 2022, le budget augmentera de 1,7 milliard d’euros par an, puis de trois milliards d’euros en 2023, portant le budget des armées à 39,6 milliards d’euros par an en moyenne, hors pensions, entre 2019 et 2023. Sur cette période, c’est un effort représentant 7,4 milliards de plus par an en moyenne que sur la période 2014-2018.

Cet apport financier exceptionnel en faveur des armées s’inscrit dans le cadre de l’engagement du président de la République de porter l’effort de défense à 2 % de la richesse nationale à l’horizon 2025, ce qui devrait représenter un montant de l’ordre de 50 milliards d’euros.

L’ambition 2030 se structure autour des impératifs de modernisation et de coopération que je viens d’évoquer et se décline donc dans chacune des fonctions stratégiques, que je me propose de présenter.

Première fonction stratégique : la dissuasion.

Comme vous le savez, le président de la République a décidé de procéder au renouvellement et à la modernisation des moyens des deux composantes, océanique et aéroportée. L’accélération du processus de modernisation représente un flux annuel moyen de cinq milliards d’euros courants entre 2019 et 2023, contre 3,7 milliards annuels dans le cadre de l’actuelle LPM.

Concrètement, cela se traduit, pour la composante océanique, par l’achèvement du processus de modernisation des quatre sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE), la mise en service du missile M51.3, le lancement de la réalisation du SNLE de troisième génération et le développement de la future version du missile M51. Pour la composante aéroportée, il s’agit de la rénovation à mi-vie de l’ASMPA et du lancement des études de conception de son successeur.

Sans entrer dans les détails, une grande partie de l’environnement des deux composantes fera également l’objet d’investissements substantiels. Je pense notamment au remplacement des avions ravitailleurs C-135 par la mise en service des MRTT et au renouvellement des moyens de lutte anti-sous-marine.

Deuxième fonction stratégique : la protection.

La protection du territoire et de ses approches, de nos concitoyens comme de nos intérêts, va également bénéficier d’un effort qui sera appliqué à la posture permanente de sûreté aérienne - par la mise en œuvre du système de commandement et de conduite des opérations aériennes (SCCOA) et du nouveau missile d’interception, de combat et d’autodéfense (MICA-NG) -, comme à la posture permanente de sauvegarde maritime en métropole et outre-mer, avec le comblement d’une réduction temporaire de capacités qui aura duré une décennie, et ce, grâce à l’augmentation de la cible de patrouilleurs de 17 à 19.

En parallèle, pour répondre à l’augmentation de la menace, une posture permanente de cyberdéfense va être créée. À l’horizon 2025, nos armées compteront 4 000 combattants numériques, soit un effort de plus de 1 000 postes dévolus au cyber sur la durée de la LPM. La majorité de ces combattants du numérique seront regroupés sur deux pôles, à Paris et Rennes, et la coopération avec les services interministériels sera encouragée, notamment avec l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI).

Enfin, la posture de protection terrestre, qui s’appuie entre autres sur le dispositif « Sentinelle » rénové, sera confortée par la livraison de véhicules légers tactiques terrestres polyvalents (VLTP).

Troisième fonction stratégique : l’intervention.

Cette fonction stratégique est l’instrument-clé de la défense immédiate de la France dans un contexte de rapprochement de la menace.

À l’horizon 2030, les armées devront être en mesure de mener, sous préavis suffisant et en coalition, une opération de coercition majeure, avec une capacité à combattre dans le haut du spectre. Elles devront également pouvoir être engagées, dans la durée et sans délai, sur trois théâtres distincts, soit un théâtre de plus que ce qui était prévu par le précédent Livre blanc. Cet engagement devra être compatible avec le maintien d’un échelon national d’urgence de 5 000 hommes en alerte.

Le choix a été fait de ne pas s’aligner sur la réalité de nos engagements telle qu’observée ces cinq dernières années. Si nous l’avions fait, nous aurions dû augmenter d’ici 2030 le format de nos armées à un niveau que je n’estime pas soutenable. Aussi, si nous avons décidé d’augmenter les cibles des contrats opérationnels par rapport à la période précédente, nous nous situons toutefois en deçà des niveaux d’engagement actuels. J’ai la conviction que l’option retenue est la plus équilibrée et permet de concilier la nécessité d’un effort substantiel de modernisation avec la soutenabilité de nos forces dans la durée. Nous pourrons bien entendu revenir sur cette question tout à l’heure si vous le souhaitez. Le choix que nous avons fait nous impose d’être extrêmement rigoureux à l’avenir quant à la modulation de nos engagements et dans l’adaptation permanente des moyens engagés aux effets militaires que nous souhaitons produire.

J’en arrive maintenant aux deux fonctions stratégiques qui font l’objet d’un rééquilibrage particulier.

Quatrième fonction stratégique : la connaissance et l’anticipation.

Celle-ci se traduit d’abord par la mise en place d’une posture permanente de renseignement stratégique. Sur la période 2019-2023, la ressource annuelle moyenne consacrée à l’agrégat renseignement-cyberdéfense augmente de 53 % par rapport à la précédente LPM.

Sur le plan des effectifs, le domaine du renseignement va bénéficier d’une augmentation de 1 500 postes sur la période 2019-2025 pour répondre aux besoins de défense de notre pays et aux nouveaux défis liés à la mutualisation des capacités et à l’arrivée de nouveaux matériels. Ceux-ci seront répartis entre les besoins propres des armées et ceux de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) avec laquelle une coordination importante est consolidée.

Sur le plan des équipements, trois systèmes supplémentaires de drones de moyenne altitude longue endurance (MALE) seront livrés d’ici 2025, avec une cible 2030 à huit systèmes. Huit, c’est également la cible 2030 en termes d’avions légers de surveillance et de reconnaissance (ALSR).

Cinquième fonction stratégique : la prévention.

L’effort de rééquilibrage se traduit par la correction de fragilités affectant les forces de présence et de souveraineté dans tous les champs. « Dimensionnées au plus juste », ainsi que le souligne la revue stratégique, voire en dessous du plus juste, ces dernières années, elles doivent retrouver un minimum d’épaisseur.

Ainsi, sur les 1 850 postes supplémentaires dédiés aux unités opérationnelles et à leur environnement sur la période 2019-2025, environ 300 postes bénéficieront directement aux forces de présence et de souveraineté. La rénovation d’infrastructures vieillissantes a également été prise en compte de même que certaines lacunes capacitaires, comme en témoignent l’accélération de l’arrivée des patrouilleurs outre-mer et l’augmentation de leur nombre pour combler les trous et permettre un renouvellement complet à l’horizon 2025 afin de garantir la sécurité de nos zones économiques exclusives.

Ces quelques exemples, pris dans chacune des cinq fonctions stratégiques, répondent à l’ambition du président de la République de disposer, je le cite : « d’une armée forte et crédible, capable d’agir face à toutes les menaces et dans tous les espaces » au service d’une France « maîtresse de son destin ».

Il convient enfin d’ajouter, comme je l’ai évoqué tout à l’heure, que l’ambition 2030 passe par le renforcement de nos partenariats stratégiques et le développement d’une plus grande autonomie stratégique européenne.

Sur ce plan, il me paraît important d’illustrer les coopérations susceptibles d’être mises en œuvre par des exemples concrets. Ainsi, au Sahel, l’armée française bénéficie d’ores et déjà de l’appui américain mais également du soutien de nos alliés espagnol et allemand, qui fournissent notamment des capacités de transport tactique. Des perspectives d’élargissement se font jour avec le déploiement probable d’un contingent estonien, à compter du mois de mai, pour la sécurisation de l’emprise de Gao, l’insertion d’un détachement britannique d’hélicoptères de transport lourds prévue en juin. Nous avons également des échanges avec d’autres armées européennes qui pourraient choisir de nous rejoindre dans les prochains mois.

Je remarque à travers cet exemple sahélien que le choix de capitaliser sur des capacités discriminantes à forte valeur ajoutée assoit la crédibilité de la France et sa capacité à fédérer. Je pense notamment aux capacités de renseignement, à la capacité à entrer en premier et aux points d’appui que nous possédons partout.

En outre, un certain nombre des créations de postes est motivé par la volonté de renforcer la contribution de la France au développement des coopérations européennes et internationales, notamment à l’OTAN dont nous adaptons actuellement les structures de commandement.

Enfin, pour terminer sur le sujet de l’ambition 2030, quelques considérations sur un des axes prioritaires du projet de loi : les études amont et l’innovation. Dans la précédente loi de programmation militaire certaines impasses dans le domaine des études technologiques et de l’innovation de rupture ont été consenties. Le projet de loi revient sur cette logique en couvrant l’ensemble des domaines industriels et techniques sans renoncer au principe d’une différenciation de l’effort suivant les secteurs. Le montant à consacrer aux études amont sera augmenté de 35 % sur la période 2019-2023 par rapport à la précédente loi de programmation pour atteindre un milliard d’euros par an en 2022.

L’effort exploratoire en matière de robotique, d’hyper-vélocité ou de furtivité, indispensable à la conservation de la supériorité opérationnelle, sera nettement accru.

De même, la captation en cycle court de certaines innovations issues du marché civil liées au numérique, à l’intelligence artificielle, au traitement et au stockage des données est une condition de l’évolution et de l’optimisation de nos organisations. Elle est prise en compte.

Parallèlement, la loi de programmation militaire engage les phases préparatoires des grands programmes d’armement structurants pour l’avenir. Je pense notamment aux études de conception du futur char de combat, du prochain porte-avions et du système de combat aérien futur (SCAF), qui entreront en service après 2030 ou 2040.

La LPM permet de faire de nos armées des « armées augmentées » à l’horizon 2030, et il s’agit là d’une ambition nécessaire. Il s’agit moins d’une question de format que de la volonté de dépasser certaines limites de notre modèle et de nos capacités actuelles.

Pour autant, avant de prétendre moderniser nos armées, il est important au préalable, je l’ai évoqué, de corriger certaines fragilités consécutives aux différents renoncements des exercices antérieurs ou à l’usure de nos capacités du fait d’un niveau d’engagement supérieur à celui qui nous avait été fixé. La loi de programmation militaire intègre cette dimension sur laquelle je souhaite m’attarder un instant.

D’abord, il s’agit de renforcer la préparation opérationnelle et l’activité des forces.

Dans ce domaine, les armées de même rang disposent d’un référentiel commun en termes de préparation et d’entraînement : les normes OTAN.

Le surengagement de nos armées ces dernières années, de 30 % au-delà des contrats, n’a pas permis de satisfaire à toutes les exigences en termes d’entretien des savoir-faire sur toute la largeur du spectre, alors même que l’accroissement de la technicité des matériels et la complexité des conditions d’engagement de nos troupes requéraient une préparation de plus en plus pointue. Ce grand écart n’est pas soutenable dans la durée et a fait naître des fragilités qu’il convient de réparer. Le projet de LPM consacre un effort important, à hauteur de 17 % au soutien de la préparation et de l’activité opérationnelle entre 2019 et 2023. L’objectif déclaré est d’atteindre 100 % des normes OTAN, progressivement d’ici 2025, en quantité comme en qualité.

La réparation des fragilités concerne aussi l’entretien programmé des matériels (EPM). Comme vous le savez, la remontée du taux d’activité des forces est directement liée au redressement de la disponibilité des matériels. L’objectif est double : d’un côté, soutenir les engagements et de l’autre, préserver la préparation opérationnelle.

Sur la période de la LPM, l’entretien programmé des matériels représentera 12 % de la ressource de la mission « Défense », soit 34,6 milliards d’euros sur la période 2019-2025, soit un milliard d’euros de plus en moyenne par rapport aux budgets 2014-2018. Tous les milieux d’engagement sont concernés.

L’amélioration de l’EPM repose notamment sur un recours accru à l’industrie privée, conjuguée au renouveau capacitaire du programme Scorpion pour l’armée de terre, qui doit permettre de mettre un terme au cercle vicieux de la diminution des parcs.

La marine nationale doit faire face à une forte hétérogénéité de l’âge de ses bâtiments ; l’entretien des plus anciens d’entre eux nécessitant des investissements croissants. Cela a été intégré dans la LPM.

L’armée de l’air, enfin, va bénéficier de la montée en puissance des parcs de nouvelle génération offrant de nouvelles capacités. Ce nouvel équilibre repose sur une exigence de disponibilité plus forte qui passe par une stratégie de soutien rénovée et une responsabilisation accrue des industriels. J’y reviendrai en évoquant les réformes lancées parallèlement à la LPM.

Troisième illustration de la consolidation de notre modèle d’armée et du comblement de ses fragilités : les programmes à effet majeur. La loi de programmation met l’accent sur l’accélération de livraison des matériels et la modernisation des équipements.

Sur la période 2019-2025, l’effort financier pour ce type de programmes s’élève à 58,6 milliards d’euros, soit une augmentation de 50 % par rapport à la LPM précédente. Il va donc s’agir d’une « loi de livraisons ». À titre d’exemples, seront livrés sur la période 2019-2025 : 50 % de la cible augmentée de Griffon et Jaguar, c’est-à-dire la composante blindée médiane de l’armée de terre la plus engagée en opérations extérieures ; pour la marine trois frégates multimissions (FREMM) et deux frégates de taille intermédiaire (FTI) ainsi que la rénovation de trois frégates La Fayette ; pour l’armée de l’air, vingt-huit Rafale, onze avions ravitailleurs MRTT d’ici 2023, avec une augmentation de cible à quinze appareils à horizon 2030. Mentionnons également les livraisons de onze A400M et de trente-neuf hélicoptères NH90 d’ici 2025.

Quatrième illustration de cette consolidation, l’effort sur les infrastructures, qui souffrent de plusieurs années de sous-investissement. Les bâtiments de vie courante, d’administration et d’hébergement auront la priorité du plan de rénovation, dès le début de la LPM. L’impact des hommes étant directement lié à leurs conditions de vie et de travail, il s’agit là d’un enjeu d’autant plus essentiel. L’augmentation des ressources, à hauteur de 48 % sur la période 2019-2023, permettra une stabilisation de l’état général des infrastructures. Mais la remise à niveau progressive du parc immobilier des armées courra au-delà de la LPM. Elle repose sur la nécessaire constance des engagements financiers souvent remis en cause, dans un passé récent, par un enchaînement de réformes importantes.

L’équilibre qui a été trouvé entre la régénération et la modernisation contribue directement au maintien de la supériorité opérationnelle de nos armées tout en préservant l’avenir et la tenue de l’ambition 2030. Il est accompagné par un effort en termes d’effectifs : 6 000 postes supplémentaires entre 2019 et 2025, dont 3 000 avant 2023.

Il est également soutenu par un effort en matière de condition du personnel dont la mesure la plus emblématique est le plan « Famille » voulu par la ministre et doté de 302 millions d’euros sur la période 2018-2022. Il a été détaillé devant vous par la ministre des Armées, lors de son audition. Je n’y reviens donc pas.

Sur le sujet, plus large, des ressources humaines, il faudra veiller à ce que les mesures d’accompagnement pour garantir la fidélisation des compétences et la gestion des flux soient suffisantes et adaptées. La revue d’effectif qui a été lancée doit y contribuer. Disposer d’une jeunesse disponible, compétente et volontaire pour être formée, en vue de servir son pays, est un impératif incontournable pour nos armées.

Sur la période de la LPM, la « manœuvre RH » pourrait être perturbée par les effets de la réforme des retraites. Ce sujet devra faire l’objet de toute notre attention, et de toute votre attention, pour préserver les caractéristiques propres d’une armée, qui doit, je le répète, rester jeune. Elle pourra également être appuyée par les travaux liés à la nouvelle politique de rémunération des militaires (NPRM), dont le financement intervient à compter de 2021.

Sur ce chapitre, permettez-moi de rappeler que les projets de « refondation du système indemnitaire des militaires » (RSIM) et de « simplification du système indemnitaire des militaires » (SDIM) ont été successivement abandonnés lors des deux précédentes LPM. Ces abandons et la permanence de la complexité de notre régime indemnitaire expliquent probablement en partie nos difficultés à mettre en place un nouveau logiciel de gestion de la solde. Nous devons être collectivement attentifs à ce que la NPRM ne se résume pas à une simple manœuvre de simplification indemnitaire, par ailleurs nécessaire, mais qu’elle garantisse effectivement l’attractivité des emplois et l’intérêt d’une vie de soldat.

Dans ce domaine, la particularité du statut militaire m’oblige à rappeler mon rôle de défense des besoins et des aspirations légitimes des subordonnés qui me sont confiés.

Au terme de ce tour d’horizon, il apparaît que le projet de loi est équilibré. S’appuyant sur les conclusions de la revue stratégique, il marque un effort de modernisation tout en s’appliquant à corriger, au plus vite, les fragilités consécutives à plusieurs années de surengagement et de sous-dotation.

Cette LPM est donc bien née et dans quelques mois la phase d’exécution va s’ouvrir.

Un regard rétrospectif permet de réaliser que la maxime militaire qui veut qu’« au combat, le premier mort c’est le plan », peut parfois s’appliquer en dehors des limites strictes du champ de bataille et que le plan que constitue la LPM pourrait effectivement pâtir d’un certain nombre d’aléas.

En l’espèce, je ne doute aucunement du respect par le gouvernement du cadre qui aura été défini par le vote du Parlement. Je note d’ailleurs que le projet de loi de finances 2018, adopté il y a quelques mois, constitue un bon marchepied pour une entrée en LPM réussie. En théorie, les planètes sont alignées. Par ailleurs, au-delà de la loi de finances initiale pour 2018, la fin d’exécution budgétaire 2017 confirme ce bon alignement.

Reste que des facteurs exogènes, liés à l’instabilité du contexte géopolitique et aux retournements toujours possibles de la situation macroéconomique font peser une incertitude avec laquelle il faudra composer, si nécessaire.

La clause de revoyure prévue en 2021 permettra de traiter, notamment, les besoins programmés en 2024-25, à hauteur de 97 milliards d’euros, et d’ajuster si besoin les équilibres en conduite. De la même façon, la LPM prévoit l’ajustement de la provision OPEX annuelle pour la porter à 850 millions d’euros en 2019 et 1,1 milliard d’euros à compter de 2020. À mes yeux, c’est une bonne chose.

Surtout, la LPM ne saurait donner son plein effet que si elle est accompagnée par un certain nombre de réformes, je l’ai évoqué tout à l’heure. Je pense, par exemple, à la modernisation du maintien en condition opérationnelle (MCO).

L’objectif est, qu’à isopérimètre de ressources, nous puissions augmenter le taux de disponibilité des matériels et élever le niveau d’activité de nos forces.

J’en profite pour saluer le travail de ceux qui se battent au quotidien dans les ateliers, pour le maintien de la condition opérationnelle et qui ont permis de faire remonter le taux de disponibilité de nos équipements avec des moyens comptés – je pense notamment au MCO aéronautique.

Comme je l’ai évoqué, différents plans ont été lancés il y a plusieurs mois : le plan de transformation du MCO-terrestre, le plan relatif à la structure intégrée du maintien en condition opérationnelle des matériels aéronautiques du ministère de la Défense (SIMMAD), l’optimisation de la supply chain. Une nouvelle étape a été franchie, le mois dernier, dans le domaine de la gouvernance, avec la désignation par la ministre de la future directrice de la nouvelle direction de la maintenance aéronautique (DMAé). Des perspectives de progrès importantes se sont ouvertes avec les nouvelles technologies – je pense notamment à la numérisation, la robotisation, l’impression 3D ou la maintenance prédictive – ou les contrats avec objectifs de performance pour les industriels.

Dans l’intérêt des armées et de notre pays, les maîtrises d’œuvre industrielles étatiques qui garantissent l’autonomie opérationnelle et une résilience minimale devront être conservées.

L’externalisation des soutiens constitue une autre piste d’évolution. Celle-ci est motivée par la volonté de générer des économies ou une amélioration du service rendu. Il s’agira d’examiner, fonction par fonction, et au cas par cas les différentes pistes, sans dogmatisme, pour vérifier la pertinence réelle de telle ou telle décision et leurs effets potentiels sur la capacité des armées à remplir leur mission et à fonctionner quelle que soit la situation à laquelle elles doivent faire face.

Je pense, enfin, à la réforme du soutien aux exportations (SOUTEX), absolument nécessaire à la soutenabilité de notre politique de défense. Au-delà du renforcement des effectifs – 400 postes supplémentaires sur la période 2019-2025 – il est nécessaire que le ministère adapte ses structures et ses processus en cherchant notamment à inclure davantage les fournisseurs industriels et les opérateurs extérieurs.

Sur ce sujet et d’autres, nous serons attentifs aux recommandations du comité « action publique 2022 » pour identifier des pistes de transformation de long terme, notamment sur le sujet du soutien.

De manière générale, les armées ont prouvé, au cours des deux dernières décennies, qu’elles étaient pleinement engagées dans la réponse à l’impératif de transformation.

Cette aptitude à se transformer, et à se réinventer est directement liée à la finalité opérationnelle des armées qui doivent s’adapter, en permanence et sous contrainte, à un environnement instable et à un adversaire en constante évolution.

Cette loi de programmation est néanmoins particulière puisqu’il ne s’agit pas simplement d’identifier des pistes d’économie mais bien de créer des marges de manœuvre supplémentaires pour nos armées. Il s’agit là d’un point fondamental, d’une forte importance pour le moral de nos armées.

Pour conclure, je souhaite évoquer la nécessaire préservation de la spécificité militaire, qui n’est pas directement liée bien sûr au projet de loi de programmation militaire soumis à votre examen, mais peut être atteinte par certains projets de transformation. Elle fait donc l’objet de toute mon attention.

La spécificité militaire est très directement liée à l’usage de la force, c’est-à-dire à l’obligation faite aux armées de mettre en œuvre la force de manière délibérée. Ce n’est pas du tout la même chose que de mettre en œuvre la force en situation de légitime défense. Cette spécificité repose sur quelques principes que vous connaissez : la subordination stricte au pouvoir politique ; la discipline et l’éthique, qui découlent de cette subordination ; l’autonomie qui permet aux armées de continuer à fonctionner lorsque tout est désorganisé – ce qui fait d’ailleurs des armées un outil majeur de la résilience de la Nation ; l’extrême disponibilité, contenue dans le statut militaire, qui permet aux armées de réagir sans délai lorsque la situation se dégrade.

Ces principes fondent l’efficacité militaire. Ils ont prévalu jusqu’à la fin de la guerre froide ; une époque où le type d’engagement brutal et sans préavis s’imposait à nous.

Avec l’effondrement du bloc soviétique, on a progressivement considéré que cette armée ne répondait plus au même besoin vital. On a donc construit, en lieu et place d’une armée, un outil militaire qui, selon moi, a perdu en cohérence et en autonomie.

Le principe de modularité, qui permettait, et permet toujours, la constitution « sur mesure » d’une force pour un engagement donné, et l’introduction de principes – jusque-là appréciés différemment par les armées – de rentabilité et d’efficience, souvent envisagés sous le seul angle économique et financier ont conduit à un affaiblissement de l’efficacité opérationnelle de nos armées.

Les échelons de synthèses, qui permettaient de concilier autonomie et discipline, ont disparu. Ce mouvement s’est amplifié avec la loi organique relative aux lois de finances qui, par la lecture qui en a été faite, a privé les chefs d’état-major d’armée des responsabilités de responsable de programme. Ce mouvement a encore été amplifié par la réforme de l’embasement qui a retiré au chef de corps certaines des prérogatives qui faisaient de lui le dernier échelon de synthèse, c’est-à-dire l’échelon de base d’une action autonome et agile.

Aujourd’hui, avec le durcissement du contexte sécuritaire et le retour de la guerre comme horizon possible, nous ne pouvons plus faire l’économie d’un questionnement pragmatique et dépassionné des choix qui ont été faits ces dernières années.

Dans un contexte de sécurité absolue, beaucoup des transformations et des réorganisations qui ont accompagné ce mouvement de fond ont certes permis une amélioration très nette du fonctionnement et du soutien, mais il nous faut aussi reconnaître, avec lucidité et humilité, que certaines évolutions ont d’abord été motivées par la nécessité de s’adapter, sous la contrainte, à une baisse continue des ressources allouées à la défense depuis la fin de la Guerre froide.

L’idée répandue de l’avènement d’une paix perpétuelle n’a pas permis de contenir à un juste niveau le phénomène de « banalisation » des armées à qui on a imposé, sans réel discernement, des modes d’organisation et de fonctionnement qui me paraissent incompatibles avec les principes que je viens de rappeler.

J’ai la conviction que, par les ressources qu’elle sanctuarise dans la durée, la LPM nous offre l’opportunité d’évaluer, avec un œil neuf, ce qui marche et ce qui marche moins bien. La démarche innovante et disruptive n’est en effet pas réservée à la seule technologie. Elle doit s’appliquer aussi à la science des organisations et ne peut se limiter au « faire mieux avec moins ».

Sans revenir aux solutions d’hier, je tâcherai d’en élaborer de nouvelles qui préserveront la spécificité militaire, garantie ultime de l’efficacité des armées, j’en suis persuadé.

Mesdames et Messieurs les députés, pour conclure, et avant de répondre à vos questions, je crois que nous pouvons nous réjouir collectivement de l’impulsion nouvelle qui a été donnée au sommet de l’État. Nous avons travaillé sous l’autorité de la ministre des Armées à l’élaboration d’une copie sincère et équilibrée dont les grandes lignes ont été retenues.

Ce projet de loi de régénération et de modernisation doit beaucoup à votre engagement de parlementaires. Je sais pouvoir compter sur votre soutien sans faille. Vous pouvez, quant à vous, compter sur ma totale loyauté, mon engagement personnel et ma forte détermination, comme ceux de nos armées pour mettre à profit cette loi de programmation militaire, pour assurer le plus grand succès des armes de la France, la protection de la France et de nos concitoyens.

M. le président . Merci Mon général pour ce propos introductif très complet, très riche et qui laisse en effet transparaître l’engagement des forces armées en faveur de ce projet de loi de programmation militaire et de l’ensemble des missions qui vous sont confiées. Alors, mes chers collègues, j’en suis à vingt-trois questions… Je propose que nous en restions là ! (Sourires) Soyez concis, resserrés, et tentez s’il vous plaît de limiter les déclarations.

M. Philippe Chalumeau. Je vous remercie, Mon général, pour la clarté de votre propos. Vous pourrez compter sur notre soutien tout au long de l’examen de ce texte. La revue stratégique appelle à renforcer la fonction « prévention » pour lui rendre toute son importance. Les bases opérationnelles avancées ou les pôles opérationnels sont ainsi confortés par cette LPM et c’est une bonne chose. La fragilité des forces de présence est corrigée avec 300 postes supplémentaires. Vous avez évoqué la rénovation d’infrastructures. Pouvez-vous nous préciser les principales infrastructures concernées ?

Mme François Dumas. En 2016, 20 786 militaires ont quitté les forces armées, soit une hausse de 8 % par rapport à 2015. Cette dynamique est surtout alimentée par les départs des militaires du rang (+ 16 % par rapport à 2015). Parmi eux, 5 350 ont quitté l’institution avant la fin de leur période probatoire de six mois, c’est-à-dire sans droit à l’indemnisation chômage et à un accompagnement de Défense Mobilité. Le taux d’attrition avant six mois – c’est-à-dire le nombre des nouvelles recrues parties avant ce délai rapporté au total des recrutements de l’année – est ainsi passé à 39 % en 2016, après 28 % en 2015 et 25 % en 2014. Comment interprétez-vous cette hausse significative des dénonciations de contrats dans les toutes premières semaines de l’engagement et quels sont les dispositifs actuels ou à l’étude pour enrayer cette tendance ?

M. Patrice Verchère. Avec près de 300 milliards d’euros en sept ans pour les armées, cette LPM 2019-2025 marque une remontée en puissance du budget consacré à la défense nationale et nos armées. Cependant, l’augmentation en deux temps –1,7 milliard d’euros de plus par an jusqu’en 2022 puis trois milliards par an de 2023 à 2025 – avec des ajustements possibles selon la situation économique de notre pays, pose quelques questions. En effet, Mon général, ne pensez-vous pas qu’il aurait fallu une montée en puissance plus progressive ou une augmentation en deux temps inversée, soit trois milliards puis 1,7 milliard ? Les engagements des LPM précédentes n’ont pas toujours été respectés, loin s’en faut… Ensuite, pensez-vous que notre pays, avec cette LPM, sera en mesure de développer les technologies du futur sur lesquelles les Chinois et les Américains investissent aujourd’hui massivement : l’intelligence, notamment artificielle, le big data ou l’information quantique ?

M. Alexis Corbière. Mon général, je vous remercie pour la qualité de votre propos et partage votre émotion à l’évocation de la mémoire de nos soldats disparus aujourd’hui. Je voudrais quand même poser une question franche. Cette loi de programmation 2019-2025 se présente sous les couleurs d’une augmentation du budget de la défense à hauteur de 2 % du PIB à horizon 2025, mais la moitié de l’augmentation du budget interviendra après l’échéance du mandat présidentiel, en 2022. Cette LPM échoue donc à répondre aux besoins immédiats de régénération de l’outil militaire alors que nos soldats sont engagés sur trois théâtres d’opérations extérieures. Nous venons d’apprendre le décès de deux militaires engagés dans l’opération Barkhane et les blessures graves dont est affligé un de leur camarade. Leur véhicule blindé serait passé sur une mise artisanale. Ma question est simple, et n’y voyez aucun aspect polémique : l’état d’obsolescence du matériel met-il en danger la vie de nos soldats en opérations ? Ce véhicule blindé était-il supposé être capable de résister à une charge explosive artisanale ? Nos deux soldats morts aujourd’hui pour la France l’ont-ils été parce que leur matériel était inadapté à la situation ou son blindage trop dégradé ?

M. André Chassaigne. Mon général, vous êtes revenu, comme le 4 octobre dernier lors de votre audition par cette commission, sur la nécessaire ambition opérationnelle en précisant qu’il fallait un socle cohérent sur des volets opérationnels plus innovants. Vous avez évoqué le format des armées et des adaptations à apporter au modèle. Est-ce qu’une éventuelle évolution du format des armées serait susceptible d’avoir des conséquences sur leur implantation territoriale ? Ensuite, je souhaiterais savoir si la recherche d’une meilleure maîtrise du coût du MCO s’accompagne d’une volonté de limiter les appétits des industries privées ? Par ailleurs, dans votre présentation, vous parlez d’externaliser le soutien ? Comment définissez-vous le soutien ? Pourquoi serait-il nécessaire de l’externaliser alors que la ministre des Armées, que nous venons de rencontrer à quelques-uns, nous a affirmé qu’il n’était pas question d’externaliser et qu’il fallait au contraire une maîtrise renforcée de la puissance publique ?

M. Fabien Lainé. Mon général, pour faire face aux aléas de l’exécution de la LPM, nous pensons que s’engager dans des coopérations militaires ou industrielles avec des partenaires européens peut avoir un effet « cliquet », autrement dit un effet d’engagement et d’entraînement. Mais une telle coopération ne peut atteindre son plein effet que si elle trouve son origine dans un besoin capacitaire partagé, lui-même sous-tendu par un embryon de doctrine commune. Nous nous réjouissons largement des projets avec les Allemands ou avec les Britanniques relatifs à un système de combat aérien futur, ainsi que du projet de système de combat terrestre futur avec les Allemands. Dans le même temps, force est de constater qu’il s’agit de systèmes aériens, d’un côté, et d’un système terrestre, de l’autre. Comme chef d’état-major des armées, comment pensez-vous l’articulation de ces projets ?

Général François Lecointre. Je vous remercie pour ces questions passionnantes et particulièrement pertinentes.

Pour répondre, d’abord, à la question de Monsieur Chalumeau : « quelles sont les infrastructures concernées ? » Toutes, Mon général ! (Sourires) Comme vous le savez, nous avons dû consentir un effort important pour accompagner l’augmentation des effectifs de l’armée de terre en lançant, il y a de cela deux ans, un programme intitulé Catalpa, qui permettait – de manière assez innovante, d’ailleurs – d’augmenter les capacités d’accueil des régiments d’infanterie, de cavalerie et du génie, notamment. Cette augmentation des effectifs est un des éléments de bouleversement de la politique d’investissements dans l’infrastructure. Après avoir supporté une forte contrainte, deux lois de programmations durant, ce qui a conduit à des retards dans les infrastructures dites « technico-opérationnelles » autant que dans l’infrastructure dite « de vie », il importe que l’investissement en la matière soit plus stable et s’inscrive dans le temps long. Des investissements devront être faits dans ces deux domaines :

– il s’agit d’abord de remettre en état des casernes dans lesquelles vivent nos soldats ou les logements qui les abritent sur les bases aériennes et dans les ports,

– il faut également investir dans les infrastructures technico-opérationnelles nécessaires pour l’accueil des grands programmes d’armement : il faut bâtir les infrastructures d’accueil de l’A400M, les ateliers d’entretien et les garages des véhicules Scorpion, adapter les champs et terrains de manœuvre à ces derniers... je pourrais multiplier les exemples. En tout état de cause, dans ce domaine, les priorités d’investissement devront être, d’une part, les infrastructures liées à la dissuasion nucléaire et, d’autre part, la modernisation de nos ports qui, après avoir beaucoup tardé, est enfin engagée.

En ce qui concerne les départs du personnel avant six mois de service, je ne suis pas persuadé qu’il y ait une aggravation de ce phénomène, auquel nous avons tous été confrontés dans notre carrière militaire, notamment dans l’armée de terre. Quand j’étais chef de corps, nous avions un objectif d’attrition limité à 20 % auquel nous ne sommes jamais parvenus. Nous conduisons en effet une préparation opérationnelle, un entraînement et une formation initiale cohérents avec la dureté et les exigences du métier militaire. Cela décourage un certain nombre de jeunes. Si nous étions moins exigeants au début, l’attrition serait probablement la même, quoique plus tardive. Bon an, mal an, le pourcentage d’attrition de nos jeunes soldats est donc d’environ 25 %. Il faut aussi signaler que les recrutements massifs dans l’armée de terre ces dernières années ont sans doute conduit à être moins sélectif lors du recrutement initial des jeunes, ce qui a entraîné mécaniquement une hausse du taux d’attrition. Nous revenons actuellement vers un taux incompressible. J’observe enfin que l’esprit « zapping » de notre jeunesse ne facilite pas la constance dans l’effort et la solidité de l’engagement. Il faut faire avec. J’attire d’ailleurs votre attention sur le fait que c’est une tendance commune à nos jeunes officiers, même passés par les grandes écoles militaires, qui sont de plus en plus nombreux, après dix ans, à envisager une autre carrière dans le secteur privé. Il faut que nous prenions en compte ces évolutions inhérentes à l’époque.

Monsieur Verchère, vous avez évoqué une inversion possible de la courbe, ce que je trouve un peu amusant ! Évidemment, il serait préférable que la pente soit plus progressive mais de là à imaginer qu’elle soit inversée… (Sourires) Je n’ai aucune raison de douter des engagements du Gouvernement. Mes contacts personnels avec le Premier ministre comme avec le président de la République mais surtout la détermination sans faille de la ministre me rassurent totalement. C’est avec une conscience aiguë de l’effort demandé aux Français que l’un comme l’autre ont décidé de porter l’effort sur les missions régaliennes. Tant que dure le mandat du président de la République et tant que le Gouvernement actuel est en place, la LPM sera respectée et je pense qu’elle permettra de faire face aux nouveaux défis technologiques que vous évoquiez. Je fais confiance à la capacité d’innovation de ce ministère ainsi qu’aux travaux que nous conduisons avec la DGA tout comme à la volonté de la ministre et de son cabinet pour que nous y parvenions.

Monsieur Corbière, vous m’avez posé une question grave. J’ai toujours des scrupules à dire à la représentation nationale : « C’est parce que vous n’avez pas donné assez d’argent que nos soldats meurent ». C’est à la fois vrai et faux. La guerre est une confrontation de volontés, comme je l’ai rappelé dans mon propos liminaire. Résister, c’est s’adapter en permanence à un ennemi qui, lui-même, s’adapte en permanence à nos modes d’action et à nos équipements. Quand bien même nous accélérerions significativement nos programmes d’équipements, le rythme des mutations technologiques est tel que nous serons toujours confrontés à un ennemi qui trouvera des moyens pour contourner notre supériorité opérationnelle et nous porter des coups. Oui, nos blindés sont renforcés dans le cadre de procédures d’adaptation rapides. Nous sommes très attentifs à la fonction « protection » avec des programmes « en crash », avec la mise en œuvre des moyens de détection, de brouillage, de renforcement du blindage. Pour autant, ce n’est jamais suffisant et malheureusement, les charges de ces explosifs improvisés sont sans cesse augmentées tandis que les moyens de les mettre en œuvre sont sans cesse affinés et diversifiés. Je ne peux pas dire que nos soldats sont morts parce que nos moyens étaient insuffisants. Mais je ne peux pas dire non plus qu’il n’y a aucun lien entre les besoins financiers et l’indispensable adaptation réactive à laquelle il faut procéder. Simplement, je pense que la loi de programmation militaire répondra à ces besoins. J’ajoute que, face à au renforcement de menace constituée par l’usage de tels IED au Sahel, nous avons affecté nos matériels dernier cri et les mieux protégés sur ce théâtre.

Monsieur Chassaigne, vous m’avez posé une question sur le format des armées. Il sera modifié à la hausse. Il n’y aura donc pas de conséquences sur le territoire. En tout cas, à ce stade, nous n’en envisageons pas. M. Bodin vous a certainement parlé de la réforme des bases de défense (BdD) qui inquiète un certain nombre d’élus. Il s’agit de réduire le nombre de bases de défense. Mais ceux d’entre vous qui s’intéressent au problème depuis longtemps le savent : une BdD n’est pas une réalité physique. C’est une aire délimitée en pointillé autour d’un certain nombre d’unités qui se trouvent sur un territoire donné. Il s’agit de redessiner des aires de compétences. Cette réforme, qui permettra une meilleure adéquation entre les unités soutenues et la répartition des soutiens sur le territoire national, devrait impliquer la suppression, pour toutes les armées françaises, de 16 postes. Je pense que c’est supportable.

Vous avez évoqué la limitation des appétits des industriels à propos de la réforme du MCO. Comme j’ai été élevé chez les Jésuites, je vous répondrai que nous souhaitons nous associer étroitement aux industriels pour élaborer le MCO le plus efficient possible…

M. André Chassaigne. Vous ferez comme Loyola, et non comme Saint-Thomas ! (Sourires)

Général François Lecointre. J’entends le procès qui est fait parfois aux industriels. Pour être tout à fait franc, je ne pense pas que nous avons intérêt à nous considérer en opposition. Déjà, parce que nous ne sommes pas toujours en situation de les mettre en concurrence, vous le savez bien. Ensuite, parce qu’ils permettent au budget d’investissement de l’État, constitué principalement des dépenses du titre 5 des armées, de préserver une base industrielle et technologique de défense française, qui fait de nous une puissance scientifique et technologique majeure, en Europe et dans le monde. C’est bien une collaboration étroite avec les industriels qui doit nous permettre d’atteindre le meilleur résultat possible au moindre coût possible. Je pense que les industriels y ont intérêt. Un MCO efficient est en effet un excellent argument commercial pour vendre leurs propres équipements.

Enfin, vous avez abordé le sujet de l’externalisation des soutiens. À cet égard, la prochaine LPM présente un avantage majeur, en ce qu’elle ne va pas contraindre davantage les ressources. Au contraire, elle fixe un cadre d’augmentation de ces dernières. Pour autant, elle ne doit pas nous interdire de nous transformer, pas pour le plaisir de faire des économies mais pour orienter les efforts là où ils sont nécessaires. Certaines réformes, comme celle du service de santé des armées (SSA) ont été trop rapides et trop ambitieuses. Nous allons nous donner plus de temps pour conduire la réforme du SSA, de manière plus apaisée. Mais cela signifie que des économies devront être trouvées ailleurs pour financer nos ambitions dans d’autres capacités comme le cyber, le renseignement, et pourquoi pas dans l’externalisation cohérente de soutiens lorsque cela nous paraît pertinent, cohérent et souhaitable. Et donc…

M. André Chassaigne. Qu’entendez-vous par « soutiens », s’il vous plaît ?

Général François Lecointre. Cela peut être une partie de la fonction « habillement » ou une partie de la fonction « alimentation ». Je suis très attaché au maintien de la « militarité » lorsque cela est nécessaire pour l’autonomie des armées. La capacité des armées à être autonomes passe par le fait de conserver en régie une partie du soutien, même le plus « civil » en apparence. L’armée doit avoir des boulangers, des infirmiers, des mécaniciens, et pas uniquement des guerriers. Même ce qui apparaît le plus civil dans le soutien ne peut pas être entièrement externalisé. Pour autant, je pense qu’il y a des économies à trouver dans l’externalisation partielle de certaines fonctions du soutien et qu’il faut l’étudier au cas par cas. 

M. André Chassaigne. Je ne suis pas très convaincu.

Général François Lecointre. La coopération nécessite la définition d’un besoin capacitaire commun et, si possible, d’une doctrine commune. Il ne vous aura pas échappé qu’il s’agit d’un travail long et que c’est un chemin ardu que nous allons emprunter. En particulier, et c’est le sens de l’initiative européenne d’intervention qu’a lancée le président de la République, parce qu’il faut que nous partagions la même culture stratégique en matière de doctrine avec nos partenaires européens, en premier lieu avec les principaux d’entre eux. C’est un sujet militaire, qui est aussi extrêmement politique, en particulier s’agissant de la coopération avec l’Allemagne. La France partage la même culture stratégique avec le Royaume-Uni – c’est le produit de son histoire –, elle a développé et organisé des armées capables d’intervenir loin du territoire national, à nos franges, là où les menaces pèsent sur notre sécurité. Tel n’est pas le cas de l’Allemagne, pour des raisons historiques, et tel n’est pas le cas de nombreux pays de l’Union européenne.

Nous travaillons donc à la définition de cette culture stratégique commune qui devrait naturellement entraîner une conception commune des équipements que nous aurons à mettre en œuvre. Ceci étant, nous partageons des choses avec l’Allemagne : nos deux pays sont membres de l’OTAN et, nous partageons l’expérience de la confrontation avec l’Est. Cela nous permet de développer des programmes communs, à l’image du char de combat futur.

M. Didier Le Gac. Le projet de LPM confirme la pertinence de couvrir les cinq fonctions stratégiques de défense. Mais le même texte affirme que ces fonctions doivent être rééquilibrées entre, d’un côté, l’autonomie stratégique nationale et, de l’autre, l’Europe. Pouvez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet ? Est-ce à dire que pour les fonctions « prévention » et « connaissance et anticipation » nous y allons avec les autres mais que, s’agissant de la fonction « intervention » nous l’assumons encore un peu seuls ?

M. Philippe Folliot. S’il existe un endroit où un hommage particulier a été rendu à l’action de nos hommes et au rôle de la France, c’est au sein de l’OTAN. Dans le cadre de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN qui s’est récemment tenue à Bruxelles, un hommage très appuyé a été rendu par l’ambassadrice américaine auprès de cette organisation. L’OTAN fait face à un certain nombre de mutations et de réorganisations : comment la France va-t-elle aborder ces éléments d’évolution au sein de l’Alliance, sous quelles formes, avec quels moyens – notamment en matière de ressources humaines – et quels objectifs ?

M. Thibault Bazin. Si l’on maintenait le niveau d’engagement extérieur observé depuis dix ans, il faudrait augmenter le format. Le choix d’un format constant – sous réserve de quelques ajustements de cibles à la hausse – ne constitue-t-il pas un renoncement de la LPM ? Cela n’induit-il pas une diminution programmée du niveau d’engagement extérieur ? J’aimerais comprendre la notion de « modularité », en espérant que vous ne formulerez pas une réponse de jésuite. (Sourires)

Par ailleurs, vous avez souligné l’importance de conserver la capacité à « entrer en premier », alors que les combats se durcissent. Or les moyens ne semblent pas tous adaptés à cette ambition. Je prendrai pour exemple la rénovation à mi-vie des Mirage 2000D. Aucune amélioration des capacités de pénétration des espaces contestés n’est prévue, seules les obsolescences seront traitées. Aussi, ne risque-t-on pas une réduction de leur employabilité dans le cadre d’une gestion de crise, et donc un décrochage progressif de la France ?

M. Joaquim Pueyo. Mon général, vous avez rappelé que le succès d’une LPM repose sur son exécution, qui doit se traduire chaque année dans la loi de finances. Elle dépendra de la situation économique et des crises internationales auxquelles nous pourrons être confrontés et qui peuvent rendre difficile une telle exécution. Un point important, qui a pu nous mettre en difficulté par le passé, concerne le report de charges. Le projet de LPM prévoit de le diminuer de 1 %, puis de passer de 12 % à 10 % entre 2019 et 2021. C’est une mesure qui va dans le bon sens, qui va permettre d’assurer la soutenabilité de la programmation et son exécution conforme, mais pensez-vous que cette réduction soit réaliste ? Il s’agit d’une source de difficulté potentielle.

M. Olivier Becht. Mon général, vous avez rencontré la semaine dernière le chef d’état-major de l’armée américaine. Les Américains ont des soucis de riches : ils se demandent comment ils vont dépenser les 100 milliards de dollars supplémentaires accordés par le Congrès pour la seule année 2018. Ils vous ont certainement dit qu’ils considèrent aujourd’hui le numérique, et en particulier l’intelligence artificielle et le quantique, comme une révolution militaire semblable à l’arrivée de la poudre sur le champ de bataille, c’est-à-dire un élément stratégique de supériorité. J’associe mon collègue Thomas Gassilloud à ma question : jugez-vous que le montant des crédits pour les études amont – même augmenté de 30 % – est suffisant pour faire face à la transformation qui est devant nous, et comment souhaitez-vous voir ventiler ces sommes en matière de recherche et développement entre l’intégration du numérique dans les systèmes d’armes, la sécurité des réseaux, ou encore l’appui aux outils opérationnels comme le font par exemple les US Marines avec l’impression 3D ?

M. Louis Aliot. Malgré l’effort et l’engagement de nos armées au Sahel, la perception de l’opinion est que la situation perdure malgré les coups portés à l’ennemi. On sent que la France sera présente longtemps dans cette zone, sans résultats immédiats visibles mais au prix d’un coût significatif. Risque-t-on l’enlisement dans cette partie du monde ? Est-ce que l’augmentation des coûts liés à cette présence peut rogner sur les crédits prévus par la LPM ?

Général François Lecointre. Lorsque l’on dit qu’on cherche à atteindre l’autonomie stratégique européenne sans renoncer à la nôtre, il s’agit bien de commencer par dire que nous sommes capables de faire seuls un certain nombre de choses, que c’est pour cela que nous avons un modèle d’armée complet et équilibré, et que c’est parce que nous sommes capables d’assurer l’ensemble de ces fonctions que nous sommes en mesure d’être les leaders d’une coalition. Nous pourrons, notamment en ayant développé des compétences particulières dans des domaines à forte valeur ajoutée, agréger des coopérations et des coalitions autour de nous. C’est ce que nous essayons de faire au Sahel – j’y reviendrai. À mon sens, il n’y a donc pas de concurrence entre l’autonomie stratégique nationale et la participation à la construction et à l’élaboration d’une autonomie stratégique européenne.

Quant au rééquilibrage entre les fonctions stratégiques, c’est très clair : l’effort est très nettement marqué pour, d’une part, la connaissance et l’anticipation et, d’autre part, la prévention avec en particulier, pour cette dernière, la volonté de ne pas perdre ce qui constitue une plus-value considérable pour notre pays, à savoir sa présence à travers le monde via les forces souveraineté ou de présence. La France est aujourd’hui le seul acteur européen à être présent sur tous les océans et toutes les parties du monde, avec des bases qui nous permettent de garantir la souveraineté de notre pays sur l’ensemble de ses territoires et la protection de ses ressources, notamment dans ses zones économiques exclusives. Pour autant, nous continuerons à faire des efforts de coopération et à essayer d’entraîner nos partenaires dans nos engagements, car nous considérons que cela est nécessaire pour garantir une plus grande efficacité et une plus grande capacité d’action. J’ai évoqué l’initiative européenne d’intervention. Mon souhait, rappelé dans la revue stratégique, est clairement que la France soit à l’avant-garde des États membres de l’Union européenne dans l’engagement pour la stabilisation de l’Afrique. Nous avons un devoir de prise de conscience à cet égard ; c’est le sens de la tentative de définition d’une culture stratégique commune européenne. Mais il s’agit également d’une question éthique, morale et politique. Nous avons le devoir d’essayer d’entraîner nos partenaires dans le règlement de la question africaine. Le développement et la stabilisation de l’Afrique sont indispensables dans les 50 prochaines années, compte tenu des déséquilibres démographiques prévisibles et de la crise migratoire qui en découle très directement et à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui.

Sur l’OTAN et les évolutions la NATO Command Structure, nous avons validé les propositions des deux Supreme Allied Commanders, les généraux Curtis Scaparrotti et Denis Mercier. Elles correspondent aux orientations tendant au recentrage de l’OTAN sur la défense collective. Nous sommes en train de négocier sur quelques points qui, comme M. Folliot l’a souligné, portent sur des questions d’effectifs. Les négociations que nous conduisons depuis six mois ont permis de revoir à la baisse les exigences des structures de l’OTAN qui, comme toute structure, ont la volonté de persévérer dans l’être et ont donc une tendance naturelle à croître au-delà du raisonnable. L’OTAN demande d’augmenter ses effectifs de 1 280 personnels. Nous souhaitons diminuer ce nombre. La ministre des Armées a évoqué une augmentation à hauteur de 1 000 personnels. En tout état de cause, je pense que l’ensemble de nos partenaires de l’OTAN sont parfaitement conscients du fait que, au-delà de la quantité d’effectifs, c’est leur qualité qui importe. La France est reconnue comme étant un partenaire qui, au sein de ses états-majors, affecte des officiers parfaitement formés et compétents. Ce qui nous importe, c’est de continuer à détenir une place importante au sein des structures otaniennes et de ne pas voir remettre en question le « nombre d’étoiles » qui déterminent la place et le rang de la France au sein de ces structures.

J’en viens aux questions de M. Bazin sur le niveau d’engagement extérieur et la notion de modularité. En réalité, j’ai évoqué non pas une « modularité » mais une « modulation » des engagements. La modularité fait référence à un principe aujourd’hui mis en œuvre au sein des armées par souci d’efficience et qui vise à bâtir un outil militaire adapté à chacune des interventions. Auparavant, à l’époque de la Guerre froide, une division qui aurait pu être engagée sur le front de l’Est était organisée exactement de la même façon en temps de paix comme en temps de guerre. Il n’y avait aucune différence : les régiments, les structures régimentaires, les équipements, les états-majors de niveau brigade et division étaient les mêmes quel que fût le temps considéré, paix comme guerre. L’évolution de nos engagements, le fait que nous n’ayons plus un seul et unique référentiel d’engagement opérationnel – « l’ennemi rouge » –, mais une multiplicité de crises dans lesquelles nous avons vocation à être engagés nous a conduits à introduire ce principe de modularité. En vertu de ce principe, nous définissons de manière extrêmement précise, pour chaque crise, un outil qui sera parfaitement adapté au type d’engagement que l’on doit conduire, au milieu dans lequel il sera conduit et à l’ennemi auquel nous serons confrontés. La modularité a conduit à une très grande efficience, et je dois dire que l’armée française est sans doute celle qui pratique la modularité au niveau le plus extrême en définissant, dans chacun de ses régiments, des niveaux minimums d’agrégation qui vont collectivement constituer la force qui sera précisément calibrée pour un engagement donné.

M. Thibault Bazin. Allez-vous encore renforcer ce principe ?

Général François Lecointre. Non, nous sommes arrivés au maximum de ce que l’on peut faire aujourd’hui. Cela implique des efforts considérables de préparation opérationnelle et de cohésion de la troupe avant l’engagement. Il faut entraîner ensemble des soldats qui ne vivent pas ensemble au quotidien. Un bataillon engagé au Sahel est aujourd’hui composé de nombreux régiments différents. Cette modularité a été conçue pour s’adapter aux conditions des engagements et aux nécessités de la supériorité opérationnelle qui répond chaque fois à des exigences différentes. Mais elle a également été conçue pour produire des économies. À cet égard vous avez raison, nous devons être très attentifs pour continuer à être le plus efficients possibles dans nos engagements.

Cela signifie – et je parle donc de « modulation » de ces engagements – que nous devons continuer à calibrer au plus juste et au plus précis les forces que nous engageons. Nous devons savoir adapter leur format en fonction de l’évolution de la situation sur les théâtres d’opérations. Par conséquent et de façon récurrente, tous les trois ou six mois, nous réétudions notre niveau d’engagement en fonction de l’ennemi présent, et nous faisons varier les troupes et les capacités afin de nous adapter précisément au niveau d’intensité du théâtre en fonction de l’effet que nous voulons produire. Cela nous conduit à être économes et cela suppose une gymnastique constante. La France est très en avance dans ce domaine. Cela participe de cette culture stratégique propre à l’intervention qu’il faut que nous sachions partager avec nos partenaires européens.

Cette attention constante portée au niveau de nos engagements et à l’importance de la force engagée sur un théâtre nous conduit, dès que cela est possible, à désengager des moyens, parce que les OPEX coûtent cher, et parce que nos soldats ont besoin de se préparer opérationnellement – or plus ils sont engagés, moins ils se préparent. En outre, il faut pouvoir donner au président de la République une « réserve d’intervention » pour d’autres théâtres. Il ne faut surtout pas que les armées soient en permanence en train de réaliser l’intégralité de leurs contrats opérationnels. C’est le sens de ma déclaration à l’occasion de l’université d’été de la défense et qui a pu choquer certains : une armée n’est pas faite pour faire la guerre, elle est faite pour l’éviter. Dans un monde idéal, si on pouvait ne jamais avoir à livrer bataille et si, par simple effet dissuasif, on pouvait l’éviter, ce serait parfait. Je ne mesure pas l’efficacité d’une armée au nombre de soldats engagés en OPEX. De la même manière, je pense que c’est une folie de mesurer le format d’une armée au nombre de soldats qui sont engagés à l’extérieur. Je pense que nous sommes sortis de cette logique qui consistait à dire : « on va réduire vos contrats opérationnels, donc on va réduire vos formats ». Le format actuel reste justifié, même si le niveau d’engagements s’avère inférieur demain à ce qu’il est aujourd’hui. Quant à moi, je veillerai en permanence à ce que ces engagements soient très précisément calibrés aux besoins, aux effets militaires requis pour garantir notre supériorité opérationnelle sur l’ennemi, et ce, afin de permettre de dégager le maximum de ressources pour l’équipement des forces et leur préparation opérationnelle, tout en offrant au président de la République la liberté de décider de nouveaux engagements en fonction de l’évolution de la situation géopolitique.

Sur le report de charges, je pense que les propositions qui sont formulées afin de le réduire sont réalistes. Cette question a fait l’objet de débats importants avec Bercy. Nous avons notamment dû expliquer que la mécanique d’engagement et de dépense des crédits induisait un report de charges « structurel », incompressible, que nous évaluons entre 10 % et 12 %. En effet, aux mois de janvier et février, se réalise le paiement d’engagements qui ont été contractés à la fin de l’année précédente. Bercy a reconnu l’existence de ce caractère structurel et incompressible du report de charges. Nous avons alors défini une courbe d’atteinte de ce niveau minimum – entre 10 % et 12 % – qui me semble réaliste. Je tiens par ailleurs à dire que nous avons tout intérêt à réduire au maximum le report de charges, ne serait-ce que pour nous donner la possibilité de l’augmenter à nouveau si cela s’avérait nécessaire. C’est un peu comme la dette ! (Sourires)

S’agissant de la question de M. Becht sur le quantique, on peut toujours estimer qu’il faut investir davantage dans les études amont et en recherche et technologie. Je pense toutefois que les armées ont pris depuis très longtemps la mesure de la nécessité d’introduire le numérique dans leurs systèmes d’armes. L’exemple de Scorpion est particulièrement révélateur. La numérisation de l’espace de bataille est une réalité ancienne qui permet notamment d’avoir la vision la plus claire possible de la totalité du champ de bataille, des positions des alliés comme des ennemis, des niveaux de soutien logistique nécessaires à chacune des formations, et qui permet de détenir une supériorité opérationnelle au regard d’un aspect qui nous semble aujourd’hui majeur, à savoir l’accélération du tempo décisionnel. C’est cette accélération qui, dans un conflit de haute intensité, nous semble être de nature à assurer la supériorité opérationnelle. Nous y travaillons et nous continuerons d’y travailler. Vous pouvez faire confiance aux armées pour développer une vraie doctrine et une vraie réflexion sur le sujet. Je pense que les investissements prévus seront bien répartis et seront suffisants.

M. Aliot m’a posé une question sur un éventuel enlisement au Sahel. Observant mes filles et leurs enfants qui grandissent je me rends compte que je vieillis et deviens presque un vieux soldat, qui en tant que tel mesure le temps long des choses. Les militaires, attachés à l’histoire et au temps long, sont en quelque sorte des éléments de conservation dans une Nation qu’ils ont la charge de protéger. Je n’imagine donc pas que passer dix ans dans un pays dans le cadre d’un engagement opérationnel puisse être considéré comme un enlisement. Cette durée fut celle de notre engagement dans les Balkans, en Côte d’Ivoire ou en Afghanistan et je ne pense pas qu’il soit possible de régler le problème au Mali en moins de 10 à 15 ans, si tant est que nous le puissions. Grâce à une étude très fine et permanente de l’adaptation de nos dispositifs nous sommes en mesure de calibrer notre action en fonction de l’évolution de la situation. Néanmoins l’évolution de la situation au Mali n’est guère satisfaisante et nous n’en partirons pas demain, sans qu’il s’agisse pour autant d’un enlisement. Ma tâche consiste à expliquer au politique, qui demande un résultat rapide et facilement identifiable conforme au rythme de la vie démocratique, que seul le temps long produit des résultats durables en géopolitique et dans le domaine militaire.

Le budget consacré aux opérations extérieures est augmenté dans la LPM et je considère que c’est une très bonne chose. Selon une étude récente, le financement interministériel n’aurait représenté en réalité que 19 % de ce surcoût. Les armées ont donc dû assumer la plus grande part de ces surcoûts sur leur budget propre. La sincérisation du budget consacré à ce surcoût permettra de ne pas désorganiser les investissements prévus dans la LPM. Je le répète, c’est une bonne chose.

Mme Patricia Mirallès. Ma question prend malheureusement tout son sens aujourd’hui. Après avoir posé la question à l’état-major de chacune des trois armées, je voudrais avoir votre sentiment sur le soutien moral ante et post OPEX. Quelles sont, à votre échelle, les meilleures mesures à prendre en la matière ?

M. Gwendal Rouillard. Dans le cadre du lien de la LPM avec nos interventions au Levant, je souhaite vous poser trois questions. Quelles sont vos recommandations quant à la suite de l’opération Chammal ? Quel sort pensez-vous réserver à la base H5 en Jordanie, dont j’estime très humblement que le rôle est précieux tant politiquement que militairement ? Compte tenu d’une tension croissante entre Israël et le Hezbollah, dans quelle mesure pouvez-vous garantir la sécurité des soldats du contingent français de la FINUL et quelles évolutions envisagez-vous concernant le contenu du mandat de la FINUL au sud Liban ?

M. Jean-Jacques Ferrara. Nous nous réjouissons des nouveaux effectifs prévus dans la LPM et il y a bien longtemps que ne s’est posée la question de la répartition d’effectifs supplémentaires ! Toutefois cela suffira-t-il, après des années de déflation, si l’on considère les nouveaux besoins, qu’il s’agisse du renseignement, du cyber ou des nouveaux équipements tels que les ALSR, les MRTT, les drones MALE… ?

Vous évoquez la nécessaire réforme du MCO. La DMAé sera placée sous votre autorité directe alors que la SIMMAD se trouvait sous celle du chef d’état-major de l’armée de l’air. Qu’attendez-vous de ce changement de tutelle et, plus largement, de la réforme du MCO aéronautique ?

Mme Émilie Guerel. La LPM confirme le projet de système de combat aérien futur, consistant en un système de plateformes et d’armements interconnectés centrés autour d’un aéronef de combat polyvalent, qui permettra de conserver la supériorité aérienne et de conduire les opérations depuis la troisième dimension à l’horizon de 2040. Il n’est en revanche pas fait mention de la coopération avec l’Allemagne ou avec le Royaume-Uni via BAE Systems et Dassault Aviation alors que d’autres collaborations internationales sont citées pour d’autres projets. Pouvez-vous évoquer la coopération européenne dans le cadre du projet SCAF ?

M. Arnaud Viala. Vous avez indiqué que la LPM vous donnera les moyens de poursuivre l’entretien de vos infrastructures immobilières. En tant qu’élu de la circonscription du sud Aveyron où est installée la 13e demi-brigade de la Légion étrangère (DBLE), je souhaiterais avoir des précisions sur certains programmes pluriannuels de restructuration lourds, comme celui qui est en cours sur le camp militaire du Larzac.

Au cours des deux dernières années ont été recrutés 11 000 hommes supplémentaires qui seront rejoints par 6 000 hommes dans les cinq ans à venir. Pouvez-vous nous expliquer comment vous gérez leur encadrement, étant entendu que former des officiers prend plus de deux ans, voire de cinq ans ? Quelles difficultés rencontrez-vous ?

Et enfin, une dernière question dont je m’étonne que personne ne l’ait encore posée. Avez-vous envisagé les conséquences éventuelles de la mise en place du service national universel (SNU) et son impact sur la LPM ?

M. le président. Le SNU n’entre pas dans le cadre de la LPM qu’il s’agisse des effectifs ou des moyens budgétaires. C’est pour cette raison que personne ne l’a évoqué.

M. Jacques Marilossian. Mon général, votre exposé donne du sens aux orientations de la LPM dont j’ai compris qu’elle constitue une première étape de notre nouvelle ambition opérationnelle pour 2030. Nous avons rencontré vos trois chefs d’état-major qui étaient heureux, ad majorem Cemae gloriam. Lors de son discours à l’IHEDN le 16 février dernier, le Premier ministre a évoqué avec émotion le livre de Marc Bloch paru en 1940, L’étrange défaite. Hors de toute polémique, pouvez-vous nous expliquer, au-delà de la régénération et la modernisation annoncées, pourquoi la stratégie actuelle de la France et la trajectoire de la LPM sont en mesure, aujourd’hui et demain, de nous préserver de par le monde des risques d’une étrange défaite ?

Général François Lecointre. Beaucoup de choses sont faites au sujet du soutien moral. Des organisations de plus en plus performantes sont en place pour la gestion des blessés et des familles. Leur bon fonctionnement dépend des moyens de réponse qu’elles ont à apporter aux gens qui souffrent et leur efficacité est liée à l’implantation des cellules de soutien au plus près des régiments, des bases aériennes et des familles, avec la préoccupation d’éviter un traitement purement technocratique. Ce souci est partagé à tous les niveaux de la chaîne de commandement. La gestion des problèmes dans la durée représente toutefois la difficulté majeure, comme je l’évoquais récemment avec M. Mingasson, un journaliste qui s’intéresse au stress post-traumatique. La blessure post-traumatique apparaît souvent de nombreuses années après le facteur déclencheur alors que les soldats contractuels, qui sont les plus exposés à ce risque, sont revenus à la vie civile, ont déménagé et sont donc difficiles à suivre. Par ailleurs, le rassemblement solidaire d’anciens soldats au sein d’associations d’anciens combattants, comme ce fut le cas après les deux conflits mondiaux ou après la guerre d’Algérie, se fait beaucoup plus rarement aujourd’hui, sauf peut-être dans les villes de garnison, et sous une forme différente. Cette tâche incombe donc à présent aux armées qui doivent s’organiser pour l’assumer dans la durée. Toute la chaîne hiérarchique est mobilisée pour le soutien des blessés et des familles.

M. Rouillard m’a posé des questions piège car la situation au Levant se dégrade à grande vitesse. Ces questions sont abordées en conseil de défense et donc couvertes par le secret de la défense. Je ne peux donc les évoquer ici directement. Mais, comme vous le savez, qu’il s’agisse de l’intervention turque dans le canton d’Afrine ; de la difficulté pour les Américains de tenir les fléaux de la balance à peu près équilibrés entre notre allié otanien turc et les Kurdes que nous avons appuyés dans la lutte contre Daech et qui revendiquent une forme d’autonomie et une participation à la recomposition politique de la Syrie ; des forces pro-régime et des Russes ; de la situation de nos soldats de la FINUL dans le sud Liban, on assiste à une dégradation et une régionalisation du conflit. Cela nous inquiète et nous procéderons aux adaptations nécessaires. Mais il convient de ne pas perdre de vue la priorité majeure qui demeure la destruction de Daech. Daech est encore présent dans le sud de la moyenne vallée de l’Euphrate, à la frontière irako-syrienne, dans une poche près d’Abou Kamal autour de la ville Al Qa’im, ainsi qu’au nord de ce périmètre, dans la poche de Daschischa. Il faut éliminer le plus rapidement possible ces deux poches. Or actuellement l’action de la Turquie à Afrin détourne les Kurdes de notre priorité commune.

Le sort de la base H5 est dépendant de la nécessité que nous aurons de la conserver pour poursuivre, dans le meilleur rapport coût/efficacité, l’appui de la coalition et des Kurdes pour la réduction de ces deux poches de Daech.

Les effectifs ne sont bien sûr jamais suffisants, M. Ferrara, mais nous ferons avec ce que nous avons !

J’attends de la DMAé un renforcement de la maîtrise d’ouvrage déléguée. Le rattachement direct au CEMA est un symbole fort, même si je rappelle à ce propos que le CEMAA assurait la direction du MCO aéronautique par délégation du CEMA. Le changement d’autorité de tutelle change donc peu de choses au plan pratique. Nous travaillons à la bonne coordination, avec le plein soutien de la DGA, des exigences en matière de politique de soutien exprimées par les chefs d’état-major d’armée.

Le sujet de la coopération européenne est un sujet très complexe auquel il est difficile de répondre rapidement. Nous débutons seulement la coopération avec l’Allemagne pour le système de combat aérien futur. Il s’agira effectivement d’un système de systèmes et de plateformes connectées, avions chasseurs classiques, drones, missiles, reposant sur une capacité de transmission de données accrue. La recherche en est à ses balbutiements. Le président de la République nous a demandé de lui présenter les premières grandes orientations de la réflexion sur le projet au printemps. La coopération avec notre allié allemand viendra dans un deuxième temps et je pense que la porte sera ouverte à d’autres acteurs, car la France et l’Allemagne y ont toutes deux intérêt. Par ailleurs le programme de drone de combat FCAS-DP que nous menons en coopération avec les Britanniques rencontre des difficultés liées à l’affaiblissement de la livre et à la réduction des dépenses militaires du Royaume-Uni. Le DGA travaille au maintien de cette coopération et il conviendra de réfléchir aux modalités d’une intégration du Royaume-Uni dans la coopération à venir avec l’Allemagne.

Vous savez certainement, M. Viala, que la 13e DBLE a été créée sur le plateau du Larzac. Étant moi-même de la promotion Général Monclar, qui fut le premier chef de corps de la 13e DBLE, j’ai appris que c’est sur le plateau du Larzac que le colonel Monclar, dont le véritable nom était Magrin-Vernerey, a su que ses troupes seraient engagées non pas en Afrique mais à Narvik pour la première victoire, et la dernière avant longtemps, des forces françaises dans cette terrible guerre.

La 13e DBLE a donc été recréée sur le plateau du Larzac et d’importants efforts d’investissement sont consentis. De mémoire, il avait été prévu un coût de 140 à 150 millions d’euros pour les installations, un budget qui a sans doute augmenté. Le projet ira à son terme et la population semble très satisfaite de l’arrivée de cette magnifique formation militaire, qui fut la première à rentrer entièrement dans les rangs de la France libre, et compte de ce fait au nombre des Compagnons de la libération.

La gestion de l’encadrement au regard de l’augmentation des effectifs est une très bonne question. Au-delà de l’encadrement, nous rencontrons des difficultés dans la gestion des compétences rares et complexes, que nous tâchons de gérer avec le maximum de finesse. Si l’on considère les équipements à venir, il faut, par exemple, des années pour former un atomicien dans la marine nationale ou encore des équipes à même d’exploiter les données transmises par les satellites MUSIS ou CERES. Nous devons donc anticiper, ce que permettra le recrutement de 6 000 hommes sur la durée de la LPM. Il s’agit toutefois d’être attractif dans un contexte de forte concurrence du secteur civil. Il faut rester vigilant quant à la nouvelle politique de rémunération des militaires qui devra permettre par exemple de fidéliser les informaticiens de haut niveau dont nous avons besoin pour la cyberdéfense, les atomiciens et tous les spécialistes fortement tentés par les niveaux de rémunération attractifs du civil.

Nous réfléchissons évidemment au vaste programme qu’est le SNU. Le général Ménaouine a été désigné par le président de la République pour diriger une commission d’experts qui rendra son avis le 30 mars. J’ai des contacts réguliers avec le général, un très bon camarade au demeurant. Il n’y aura, comme vient de le rappeler le président Bridey, aucune porosité entre les crédits de la LPM et ceux du SNU. J’adhère aux objectifs fixés par le président de la République : instaurer un brassage social, intégrer et, en quelque sorte, pardon Mesdames, viriliser notre société qui doit être plus instruite des problématiques de défense.

L’étrange défaite est un beau livre dans lequel Marc Bloch met en exergue la défaite par résignation et par abandon de toute une société, et pas seulement de l’armée française. Sommes-nous dans la même situation aujourd’hui que la génération de 14-18 qui, épuisée, s’est résignée à la défaite en 39 ou bien un sursaut intervient-il à temps ? Voilà la vraie question. Je pense que nous avons pris conscience suffisamment tôt du danger et des difficultés à venir. Au moment où nous avons baissé la garde, je pensais, et j’écrivais, que l’irénisme ambiant était une folie. À l’époque où je rentrais du Rwanda, de Sarajevo, où nous avions des pertes dans nos rangs, où nous étions confrontés à la violence du monde sur les théâtres d’opérations extérieures, nous nous trouvions à notre retour en France face à de gentils « bisounours » qui nous expliquaient qu’il n’y aurait plus de guerre parce que l’homme était devenu définitivement bon. Je pensais déjà à l’époque qu’il était urgent de faire prendre conscience à la classe politique que le monde était dangereux, qu’il en serait toujours ainsi car l’homme ne naît pas bon. Je suis toujours du même avis. Je pense que la prise de conscience intervenue en 2015 est réelle aujourd’hui, que nous serons au rendez-vous et que l’ambition fixée à 2030 nous permettra d’être un acteur crédible sur la scène internationale avec des armées bien équipées.

M. Charles de la Verpillière. Mon général, je vous demanderai de préciser deux points. Il m’a semblé que votre propos liminaire exprimait un regret, voire une critique, à l’égard de l’embasement, dans le sens où la création des bases de défense aurait réduit l’autonomie des chefs de corps et diminué leur pouvoir de décision. Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet ? Par ailleurs, j’avoue avoir sursauté en vous entendant dire que le financement interministériel représentait 19 % du surcoût des OPEX sur les dernières années.

Général François Lecointre. Ce niveau se situe bien en dessous de ce qu’il aurait dû être avec une vraie mutualisation interministérielle.

M. Charles de la Verpillière. Mais permettez-moi alors un commentaire politique : ce n’est pas ce que l’on nous avait dit !

Général François Lecointre. Je ne sais pas qui est « on »…

Mme Séverine Gipson. Général, ma question sera brève car elle porte sur les infrastructures et que ce thème a déjà été abordé. S’agissant plus spécifiquement des infrastructures d’entraînement, quels sont selon vous les priorités et les grands chantiers que vous imaginez dans le cadre de cette loi de programmation ?

M. Christophe Lejeune. Chacun sait à quel point notre industrie de défense est dépendante des programmes inscrits en LPM. La crédibilité de la composante océanique de la dissuasion passe par la dotation de quatre nouveaux SNLE. Si l’on imaginait un rapprochement bilatéral avec le Royaume-Uni en la matière, cet investissement pourrait être limité à trois SNLE, voire deux pour chaque pays. Hormis cette éventualité, du ressort de la politique-fiction, quel serait l’impact d’une telle décision sur l’industrie navale civile et militaire française, dont les plans de charge et les modèles économiques sont établis à partir de l’hypothèse de livraison de quatre nouveaux SNLE de troisième génération ?

M. le président. Nous auditionnons prochainement Hervé Guillou, je ne vous conseille pas de lui poser cette question !

M. Claude de Ganay. Un certain nombre des questions que j’avais prévu de vous poser l’ont été par mes collègues. Toutefois, je profite de votre présence pour vous interroger sur l’organisation globale de nos armées. Alors que le MCO comme la formation de nos pilotes sont relativement coûteux, est-il toujours pertinent que chaque armée dispose de moyens aériens en propre ? Ne serait-il pas plus efficace et rationnel de rassembler l’ensemble des capacités aériennes ?

M. le président. Décidément vous vous lâchez en fin de réunion, chers collègues !

M. Jean-Marie Fiévet. Mes respects Mon général. Le programme Scorpion, lancé en 2014, a pour objet de permettre un partage d’information immédiat, pour un combat collaboratif permettant une meilleure protection mutuelle de nos troupes. Pour que ce programme soit applicable, il faut que chacun en soit équipé, du simple combattant au matériel de type Jaguar ou Griffon. Dans combien de temps nos forces seront à même de mettre en œuvre sur le terrain ce programme et ainsi de disposer d’une avance sur nos ennemis ?

Général François Lecointre. Monsieur de la Verpillière, oui, je critique très clairement l’embasement. Je vous renvoie à ce sujet à un article intitulé De la fin de la guerre à la fin de l’armée que j’ai publié en 2012 dans la revue Inflexions, que j’ai contribué à créer en 2004. Je ne peux d’ailleurs que vous encourager à vous abonner à cette revue ou à vous procurer un ouvrage intitulé Le soldat, qui reprend de nombreux articles de cette revue. (Sourires) Dans cet article, je définissais très précisément comment, parce que nous avons perdu l’ennemi immédiat qui menaçait la France dans ce qui nous semblait le plus vital, nous étions passés d’une armée à un outil militaire. Or, il s’agit là de deux choses très différentes. C’est par souci de rentabilité et de rationalisation que nous avons progressivement détruit ce qui était l’un des outils constitutifs de l’efficacité militaire : sa capacité à l’autonomie. Celle-ci passait par l’existence de niveaux de synthèse qui avaient la totalité des fonctions entre leurs mains. L’embasement, imaginé pour répondre à des contraintes budgétaires, a très clairement cassé cette autonomie. Il a objectivement induit un fonctionnement en tuyau d’orgue du ministère, et il faut que nous corrigions ses excès et apprenions à redonner autant que possible aux chefs de terrain la capacité à prendre des décisions et à les assumer devant leurs hommes. Voilà pourquoi je pense qu’aujourd’hui, il faut profiter de l’opportunité qui nous est donnée de corriger ces effets.

Concernant les infrastructures d’entraînement, je dirais que les défis sont de deux ordres. Premièrement, il nous faut mettre aux normes et entretenir les grands terrains de manœuvre. Comme vous le savez, les armées ont rationalisé leurs espaces et leurs grands camps nationaux. Nous devons également conduire les opérations d’entretien des camps de proximité, avec les régiments, pour permettre aux militaires de réaliser des entraînements et des préparations opérationnelles très centralisées mais aussi à proximité des garnisons. Deuxièmement, une partie importante de la préparation opérationnelle passera à l’avenir, je l’ai dit, par des activités de simulation de très haute qualité, pour lesquelles nous devons construire des infrastructures importantes. Je pense que, demain, les grands chantiers d’infrastructure d’entraînement seront centrés autour de ces deux axes. Si j’ai évoqué tout à l’heure les infrastructures liées à l’arrivée de nouveaux programmes, elles ne sont pas directement liées à la préparation opérationnelle.

Monsieur Lejeune m’a posé une question que je trouve assez amusante, d’autant plus que, mon père ayant commandé un SNLE, je suis très sensible à la question… Comme l’indiquait le président, posez la question à M. Guillou ; cela devrait le faire rire. Je me suis récemment entretenu avec lui et il m’a expliqué la difficulté, pour lui, de préserver les compétences. À mes yeux, le maintien des compétences est un élément essentiel pour notre BITD. Et un équipement aussi extraordinaire qu’un sous-marin nucléaire, lanceur d’engin qui plus est, nécessite des compétences que la France est sans doute le seul État membre de l’Union européenne à avoir conservées. Il me semble difficile d’imaginer partager les SNLE avec les Britanniques dans la mesure où leur dissuasion nucléaire est dépendante des États-Unis.

Au plan opérationnel, il est indispensable de garder quatre SNLE pour conserver une permanence à la mer. Dans ces conditions, les contraintes industrielles et les exigences de préservation des savoir-faire ont conduit à aligner de manière très précise le cadencement de commande et de production des sous-marins Barracuda d’une part et, d’autre part, la rénovation des SNLE actuels et la production du SNLE de troisième génération. Au risque de me répéter, imaginez la somme de compétences qu’il faut maîtriser, dans le domaine des missiles, de la discrétion acoustique, de la propulsion nucléaire pour faire des choses aussi extraordinaires qu’un pas de tir capable de lancer x fusées sous la mer, le tout propulsé par un cœur nucléaire qui est une centrale à lui seul ! C’est vraiment d’une complexité inouïe et j’espère que vous serez amené à visiter un sous-marin nucléaire. Dès lors, vous comprendrez que, pour moi, le scénario que vous évoquez est une vue de l’esprit.

Monsieur de Ganay, vous avez poursuivi avec les questions disruptives de la fin de séance ! Je pense objectivement que tout ce qui peut être mutualisé le sera, et de plus en plus. Typiquement le MCO aéronautique est une mutualisation, et l’existence d’une maîtrise d’ouvrage déléguée est une vraie mutualisation. Nous attendons énormément d’avancées de cette évolution. De plus, j’ai indiqué que nous souhaitons mettre en place une gouvernance qui permettra de respecter le rôle de maître d’ouvrage de chaque chef d’état-major. Nous sommes donc parvenus à mutualiser de nombreuses choses et nous continuerons de le faire, sans perdre la spécificité de chaque milieu. C’est un point essentiel. À titre d’exemple, la mission d’un pilote d’hélicoptère de l’aviation légère de l’armée de terre (ALAT), qui fait du combat près du sol et mène une véritable manœuvre tactique comparable à ce que ferait un escadron de char ou une compagnie d’infanterie, ne peut être comparée à celle d’un pilote de chasse qui participera à un raid aérien. Ce sont deux métiers complètement différents, ce qui justifie que chaque armée préserve ses savoir-faire, sa culture d’armée et ses propres procédés. J’observe d’ailleurs qu’il en est ainsi dans toutes les armées du monde.

Enfin, M. Fiévet a soulevé une vraie question sur la connectivité de Scorpion et le temps nécessaire à la pleine maîtrise de ce système d’arme. Je vous remercie, Monsieur Fiévet, de l’avoir posée. Ce n’est pas pour rien qu’on a professionnalisé les armées : la supériorité opérationnelle passe par le développement de systèmes d’armes de plus en plus perfectionnés, ce qui requiert donc des soldats recrutés à des niveaux de plus en plus élevés. J’ai indiqué tout à l’heure combien il était difficile et long de former des spécialistes, et combien il était essentiel de conserver ces soldats le plus longtemps possible pour rentabiliser le temps de formation. Comme vous l’avez dit, l’enjeu est bien de disposer d’une unité complète opérationnelle puisqu’il s’agit de connecter plusieurs plates-formes. Dans ce contexte, la préparation opérationnelle reposera de plus en plus sur la simulation, dont l’architecture est pensée dès le lancement d’un programme d’ailleurs, afin de former le personnel plus rapidement et de manière moins coûteuse.

 

 


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 Mme Claire Legras, directrice des affaires juridiques auprès du ministère des Armées (jeudi 22 février 2018)

M. le président Jean-Jacques Bridey. Je vous remercie, Madame la directrice, d’avoir accepté de nous présenter la dimension normative de la loi de programmation militaire, qu’il s’agisse de ses articles relatifs au cyber, aux prélèvements salivaires ou d’autres questions juridiques. Pour information, nous avons auditionné hier votre collègue chargé des ressources humaines et nous recevrons prochainement le directeur de l’ANSSI, mais votre point de vue sur tous ces sujets nous sera précieux.

Mme Claire Legras, directrice des affaires juridiques du ministère des Armées. Comme son intitulé l’indique, le projet de loi que je vous présente ne se résume pas à la programmation militaire, qui a été au cœur de vos auditions jusqu’à présent. Il comprend également de nombreuses dispositions d’ordre normatif qui, au-delà de la seule sphère militaire, concernent pour beaucoup la sécurité nationale au sens large.

Comme Mme la ministre a dû vous le dire, le projet de loi de programmation a été confectionné en un temps record au terme d’un travail conduit en lien très étroit entre les armées, les services du ministère et nos partenaires d’autres ministères. Outre son volet programmatique, il comprend donc un volet normatif d’une quarantaine d’articles. C’est sans doute le vecteur normatif le plus important dont disposeront les armées au cours de cette législature.

Plutôt que de vous présenter le texte de manière exhaustive, j’insisterai plus particulièrement sur plusieurs points, d’abord les mesures par lesquelles le projet de loi vise à apporter une réponse adaptée aux enjeux humains et opérationnels auxquels fait face le ministère, puis les mesures les plus significatives au titre de la préparation de l’avenir auquel nous concourons par ce projet de loi, tant dans sa partie programmatique que dans sa partie normative.

Commençons donc par les enjeux humains et opérationnels auquel le ministère est confronté. Dans le domaine des ressources humaines, sur lequel je ne m’attarderai pas puisque vous avez entendu ma collègue Anne-Sophie Avé hier, le projet de loi met l’accent sur l’amélioration de la prise en charge des militaires blessés et, chose importante, sur l’effort que nous devons consentir en matière de reconversion des militaires et d’aide au départ. Cet effort est certes particulier et peut même être jugé dérogatoire sur le plan interministériel, mais il doit être mis en regard des conditions très strictes d’appréciation de l’aptitude dans le domaine militaire et de la nécessité elle aussi particulière à laquelle les armées font face en matière de renouvellement des compétences et des générations.

Dans le domaine de la gestion des hommes, je me contenterai de signaler deux dispositifs dont je pense qu’ils méritent votre attention. Le premier concerne l’article 7 et vise à fidéliser les militaires, notamment dans certaines spécialités, en réponse à la demande criante qu’expriment, notamment, la marine et le service de santé des armées. Pour fidéliser les militaires, notamment les femmes, nous ne pouvons pas organiser un temps partiel militaire parce qu’il ne serait pas compatible avec le principe d’unicité du statut ni avec celui de disponibilité en tout temps et en tout lieu. La ligne de crête est difficile à trouver. Nous vous proposons donc une solution que j’oserai qualifier d’astucieuse : elle consiste à prévoir la possibilité pour un militaire placé en congé pour convenance personnelle afin d’élever un enfant de moins de huit ans de servir dans la réserve – étant entendu qu’ordinairement, le statut de réserviste est incompatible avec celui de militaire d’active. Ces périodes de service seront prises en compte prorata temporis pour le calcul de l’avancement et de la retraite. En l’occurrence, la LPM dialogue avec le plan Famille ; c’est une mesure importante que je tenais à évoquer.

Ensuite, le projet de loi prévoit deux expérimentations destinées à répondre aux difficultés de recrutement propres à notre ministère et, plus largement, à tester pour le compte du Gouvernement un assouplissement des voies d’accès à la fonction publique, dans le respect du principe d’égalité d’accès aux emplois publics, protégé par l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Ce principe n’impose pas le recours au concours en tout temps et en tout lieu, mais simplement que la sélection des candidats soit fonction de leurs capacités, vertus et talents. Il va de soi que le dispositif expérimental qui est proposé ne renonce pas à ce principe.

Il comporte deux volets. D’une part, nous prévoyons le recrutement sans concours, dans quatre régions seulement, de fonctionnaires du premier grade des techniciens supérieurs d’études et de fabrications après évaluation des mérites des candidats par une instance collégiale. Autre corset du dispositif : est prévu le contingentement de cette voie spéciale d’accès – aujourd’hui au niveau de 20 % des recrutements par an dans le corps concerné. Deuxième volet : l’expérimentation du recrutement d’agents contractuels dans des emplois de catégorie B et C, l’objectif étant de recruter  des contractuels non plus pour une période d’un an mais pour trois ans d’emblée, soit une meilleure attractivité, notamment dans certaines zones géographiques dans lesquelles les taux de vacance d’emplois sont préoccupants, et dans un certain nombre de spécialités en tension comme le renseignement, le génie civil, le maintien en condition opérationnelle des matériels terrestres ou encore les systèmes d’information.

À ce stade, ces mesures sont taillées au plus juste et l’étude d’impact n’en fait pas mystère : il s’agit de quelques dizaines de recrutements par an. On peut même se demander si ce volume suffira pour permettre au Gouvernement et à la Représentation nationale d’apprécier la pertinence de cette expérimentation, sachant que cette perspective est totalement en phase avec la vision modernisatrice que le Gouvernement a présentée depuis concernant l’accès à la fonction publique.

Ensuite, le projet de loi enclenche une évolution importante des droits politiques des militaires – un sujet dont j’ai déjà eu l’occasion de parler avec certains d’entre vous et de vos collègues de la commission des Affaires étrangères. En 2014, le Conseil constitutionnel a jugé que l’interdiction faite aux militaires d’active d’exercer un mandat municipal – une incompatibilité générale et absolue comme il en existe très peu, qui a donc logiquement heurté le Conseil – excédait ce qui était nécessaire à la double protection de la liberté de choix de l’électeur et de l’indépendance de l’élu à l’égard de risques de confusion ou de conflit d’intérêts avec ses fonctions. Le Conseil constitutionnel nous a demandé qu’il y soit remédié au plus tard avant le 1er janvier 2020 ; il était donc naturel de se saisir en avance de cette inconstitutionnalité et d’y remédier dans la loi de programmation militaire.

Dès lors, le Gouvernement poursuit un triple objectif : répondre avant tout à cette censure et se mettre en situation, le cas échéant, d’affronter une nouvelle contestation sur le terrain de la constitutionnalité du dispositif qui sera soumis à votre vote, mais aussi préserver les principes fondamentaux de neutralité et de disponibilité du militaire, tout en embrassant la réforme – plutôt que de l’appliquer à reculons – pour ouvrir aux militaires la possibilité de nouvelles formes d’engagement civique de nature à conforter le lien arméeNation. Je précise qu’il ne s’agit aucunement d’offrir aux militaires la possibilité de trouver un complément de rémunération ou d’emporter un trophée symbolique, puisque l’on vise des mandats dans des petites communes, mais bien plutôt de leur offrir une nouvelle occasion de service.

J’en viens aux différents curseurs, en particulier celui de la taille des communes. Les militaires d’active pourront exercer un mandat dans les communes de moins de 3 500 habitants, soit 91 % des communes et 32 % de la population. Sans être grande ouverte, la porte est donc entrouverte de manière significative afin de tirer les conséquences de la censure du Conseil constitutionnel. Si nous avons choisi les communes de moins 3 500 habitants, c’est parce que les considérations locales y priment sur les enjeux de politique nationale, ce qui permet de préserver autant que possible le principe de neutralité des militaires. Par ailleurs, les militaires pourront détenir une délégation mais ne pourront pas exercer les fonctions de maire et de maire-adjoint. Cela me semble difficilement contestable et je vois mal comment nous pourrions aller au-delà ; en revanche, la possibilité d’être titulaire d’une délégation est essentielle parce que dans les petites communes, tous les élus ou presque en détiennent une et nous ne voulons pas faire des militaires des élus de seconde zone.

M. Thibault Bazin. Concrètement, les militaires pourront donc être conseillers délégués mais pas adjoints au maire, est-ce bien cela ?

Mme Claire Legras. Exactement. D’autre part, les officiers généraux et supérieurs seront inéligibles dans les communes se trouvant dans le ressort de leur garnison. Le Conseil constitutionnel ne nous obligeait pas à retoucher l’article L.231 du code électoral, mais nous l’avons tout de même fait car sa rédaction est obsolète à deux égards : d’une part, rien n’est dit des gendarmes alors que les policiers font l’objet d’une inéligibilité générale dans le ressort de leur lieu d’affectation – il y avait donc une inégalité à ne pas mentionner les gendarmes et le ministère de l’Intérieur a souhaité que les incompatibilités les visant soient les mêmes que celles relatives aux policiers. D’autre part, cette disposition d’inéligibilité était mal écrite parce qu’elle faisait référence à une notion de commandement territorial à la fois insuffisante et qui n’a guère de sens pour certaines armées – ainsi, il n’y a plus que trois commandements territoriaux dans l’armée de l’air.

Pour exercer d’autres mandats locaux et nationaux ou pour adhérer à un parti politique après leur élection, les militaires devront être placés en position de détachement, comme c’est le cas aujourd’hui. Enfin, nous avons veillé à leur reconnaître tous les droits que le code général des collectivités territoriales prévoit pour les élus – crédits d’heures et ainsi de suite – tout en réservant nettement les nécessités opérationnelles. Voilà les éléments sur lesquels nous avons joué pour trouver un point d’équilibre en amont et en aval de l’élection, sur un sujet tout à la fois délicat et intéressant à propos duquel je suis à votre disposition pour en discuter point par point.

J’en viens aux adaptations que nous avons recherchées pour que le droit soit en accord avec la réalité opérationnelle à un moment d’engagement historiquement fort de nos armées. À cet égard, deux mesures jouent un rôle particulièrement emblématique. La première a trait à l’élargissement mesuré des possibilités qu’ont les armées d’avoir recours à des relevés signalétiques et à des prélèvements biométriques en opérations. En l’état, le droit prévoit que dans le cadre d’opérations extérieures uniquement, les forces armées peuvent procéder à des relevés signalétiques – empreintes digitales, empreintes palmaires, photographies – et à des prélèvements biologiques de différents types afin d’établir l’identité et la participation antérieure aux hostilités, et uniquement dans ces finalités. Ces relevés peuvent être effectués sur des personnes décédées – répondant avant tout à un besoin d’humanité prescrit par le droit international humanitaire, car il faut pouvoir donner une identité aux personnes qui trouvent la mort sur le champ de bataille – ainsi que sur les personnes capturées, et pour faire de la biométrie d’accès aux emprises. Il est par exemple demandé aux membres du personnel local de notre base à Gao qu’il soit pratiqué sur eux un prélèvement biométrique, avec leur consentement, naturellement.

Nous sommes très en deçà de ce que mettent en œuvre nos grands partenaires dont les armées, pour la plupart, sont largement équipées de moyens de biométrie portative. Cela étant, je tiens à être aussi claire que possible sur ce que nous ne cherchons pas à faire : biométriser toute une zone ou tout un village et faire des fiches sur tout un chacun. Cela ne correspond ni au besoin ni à l’intérêt de nos armées, qui ne le demandent pas et qui sont destinées à être engagées durablement sur le théâtre sahélien pour protéger des populations dans la meilleure intelligence possible avec elles. La biométrisation systématique compliquerait cette cohabitation et n’aurait aucun sens opérationnel.

Nous devons cependant prendre la mesure de l’évolution des conflits dans lesquels nous sommes engagés : ce sont des conflits armés non internationaux dans lesquels nous n’affrontons pas des armées en uniforme sur une ligne de front, mais un ennemi constitué par des groupes armés terroristes qui se fait insaisissable, qui se dissimule au sein des populations civiles, qui opère non par attaque directe mais par harcèlement et au moyen d’engins explosifs improvisés – engins qui font tant partie de la guerre moderne que l’on en trouve désormais au musée de l’armée et au musée de la Légion étrangère. Nous avons hélas encore connu hier un épisode qui nous a endeuillés. L’enjeu principal du théâtre sahélien consiste donc à faire sortir de terre nos adversaires. Nous y affrontons – c’est frappant – un petit millier d’irréductibles, et la principale difficulté à laquelle sont confrontés les militaires de la force Barkhane, c’est de les trouver, de les identifier, de vérifier qu’il s’agit bien d’un ennemi, et de cartographier leur présence sur le terrain. Les moyens modernes de biométrie peuvent contribuer à cet effort d’identification : les troupes pourront en effet procéder à des croisements avec les prélèvements sur objets inertes, engins explosifs improvisés et autres caches d’armes découvertes grâce au renseignement militaire, ou encore des laboratoires de fabrication d’explosifs – dans certains cas, les militaires trouvent plus facilement des traces biologiques que par empreintes digitales ou palmaires. La collecte des données prélevées sur des objets inertes ne pose pas de problème de libertés publiques ; depuis peu, nous en gardons la trace – c’est un mouvement encore débutant pour les armées. L’idée est de pouvoir effectuer des croisements dans un certain nombre de situations critiques susceptibles de caractériser un doute sérieux sur le fait qu’un individu présente un risque ou une vraie menace pour la sécurité des troupes et celle des populations qu’elles doivent défendre. Si le croisement n’est pas immédiatement positif, il se peut qu’il le soit deux ou trois mois plus tard avec des données prélevées sur un autre engin explosif posé à cinq cents kilomètres de distance, ce qui sera très précieux pour que les troupes connaissent la présence de l’ennemi.

Le dialogue que nous entretenons avec l’état-major des armées a permis de mettre à jour un certain nombre de cas bien identifiés : situations difficiles aux barrages, personnes qui rôdent aux alentours des emprises, personnes qui se trouvent à proximité d’un engin qui explose. L’objectif est que les prélèvements soient ciblés et nécessaires. Sous ces réserves, vous constatez que le dispositif est bien calibré, tout d’abord dans son champ d’application – seules les opérations extérieures sont concernées – ainsi que dans ses finalités – établir l’identité et la participation aux hostilités – et dans son mode opératoire – pour les personnes qui ne sont pas capturées, nous nous emploierons avec les moyens du bord à leur délivrer une information préalable, par exemple avec les fiches type, et nous nous cantonnerons aux prélèvements salivaires, c’est-à-dire le prélèvement le moins intrusif.

Sous toutes ces réserves, encore une fois, la solidité juridique de ce dispositif ne fait pas débat, comme nous l’a très nettement indiqué le Conseil d’État. Il est conforme au droit international humanitaire – dans le droit des conflits armés, c’est la loi spéciale qui s’applique en la matière ; certes, elle n’aborde pas directement la question de la biométrie, mais prévoit des dispositions concernant les captures et les détentions. Quant aux protocoles additionnels à la Convention de Genève, ils imposent un traitement humain mesuré et proportionné des combattants ennemis. Nous y sommes, de même que nous sommes prêts à affronter un éventuel test de conventionnalité devant la Cour européenne des droits de l’homme. En effet, notre dispositif concilie, en évitant tout déséquilibre, le respect de la vie privée et les intérêts de la défense nationale, dès lors que son but est légitime et circonscrit.

La deuxième mesure importante concerne l’extension de l’excuse pénale pour usage de la force. Cette disposition datant de 2005 est inscrite au II de l’article L.4123-12 du code de la défense. Là encore, il ne s’agit pas, par cette mesure générale et par l’ajout que nous y apportons, d’instaurer une quelconque immunité pénale au profit des militaires, qu’il s’agisse du commandement ou des hommes et des femmes du rang. Plus simplement, l’objectif est que le droit pénal tienne compte de ce qu’est aujourd’hui la réalité d’un conflit armé en trouvant une forme de compromis entre un droit pénal d’exception – celui du temps de la guerre qui, heureusement, n’a plus servi en France depuis le dernier conflit mondial – et le droit commun adapté au temps de paix. Sous certains aspects, ce droit commun peut être en complet décalage, voire franchement inadapté aux réalités des conflits dans lesquels nos militaires sont engagés, prêts à donner la mort et leur vie.

La LPM de 2013 a procédé à un premier effort d’explicitation de cette excuse pénale pour usage de la force en opération, afin de lever toute ambiguïté concernant le fait qu’elle pouvait s’appliquer dans un certain nombre de situations qui n’étaient pas prévues expressis verbis, y compris des interventions ponctuelles comme la libération d’otages, l’évacuation de ressortissants ou encore la police en haute mer. S’agissant d’une disposition pénale, elle est d’application stricte et il ne faut pas s’attendre à ce que le juge lui fasse dire plus que ce qu’elle dit. C’est le problème auquel nous nous heurtons dans le cas des cyber-attaquants. Il nous faut en effet prendre en compte la situation des militaires qui sont engagés dans la lutte informatique offensive – sur ce qui est désormais un champ de confrontation à part entière qui se développe très rapidement – dans le respect des principes du droit international humanitaire, que nous appliquons de part en part. S’y déroulent néanmoins des actions de combat qui, certes, sont d’un type particulier mais qui peuvent être qualifiées d’agressions armées au sens de l’article 51 de la Charte des Nations unies.

Dans son volet programmatique, le projet de loi prévoit une augmentation très significative des moyens du commandant de la cyberdéfense, que vous devez auditionner prochainement et qui vous présentera lui-même tout l’intérêt de cette. En réalité, l’arme cyber peut entraîner des effets tout à fait comparables à ceux de l’arme cinétique en termes de riposte ou de neutralisation, tout en étant beaucoup plus accessible à nos adversaires – c’est l’une de ses caractéristiques. Elle fait déjà partie de la panoplie de base des moyens qui sont à la disposition du commandement, et peut être employée comme moyen de pression ou d’entrave, mais aussi comme outil ponctuel visant à infliger des dommages à des intérêts militaires. Elle est utilisée par des militaires spécialisés qui sont exposés à des risques particuliers du fait de leur action qui vise des cibles extérieures au territoire national – nous nous situons donc bien dans la matrice actuelle de notre disposition. Les militaires en question pourraient, en raison de leur action opérationnelle, être mis en cause du chef d’infractions pénales diverses. Vous comprendrez que tout cela est très délicat et n’a pas vocation à être rendu public. Je ne peux donc pas entrer dans un degré de détail plus élevé concernant les infractions en cours. En clair, les risques auxquels sont exposés nos militaires sont réels.

Les armées sont donc attachées – c’est aussi le cas de la sphère politique – à prévenir autant que possible les risques de judiciarisation du champ de bataille, car elle est aussi une arme et un outil de déstabilisation à la main de nos ennemis. Gardons-nous de cette déstabilisation en retouchant de manière très ponctuelle le dispositif inscrit au II de l’article L.4123-12 du code de la défense, qui a été élaboré alors que le législateur n’avait pas encore en tête l’arme cyber. Nous devons lever toute ambiguïté sur le fait que les opérations conduites sur le champ numérique relèvent elles aussi de cette excuse pénale qui, encore une fois, est bien ciblée puisqu’elle est soumise à plusieurs verrous – le cadre des opérations extérieures, le respect du droit international humanitaire et l’usage de la force répondant à une nécessité.

Au titre de la préparation de l’avenir, j’évoquerai brièvement trois sujets. La cyberdéfense, tout d’abord : vous avez déjà entendu le secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, et la ministre défendra les dispositions prévues en la matière. De nombreux travaux ont été conduits à l’automne : M. Gautier a dû vous entretenir de la revue cyber, qui en est l’un des aspects, à quoi s’ajoutent des travaux internes au ministère des armées qui ont débouché sur un triple constat d’assez grande vulnérabilité. Primo : bon nombre des attaques qui ont frappé le territoire national, dont certaines furent connues et visibles, ont été paradoxalement signalées aux services français par des États ou des services étrangers.

Ensuite, la France apparaît comme une cible privilégiée des attaques. Les cyberattaques, en effet, prennent la forme d’une série de rebonds partis de l’étranger, tout étant crypté jusqu’au dernier rebond, qui est la phase d’attaque à proprement parler.

Enfin, la menace de cyberattaques est de plus en plus tangible du fait de la multiplication des acteurs, de leurs capacités offensives et de leur imbrication, car il existe un continuum entre terrorisme, cybercriminalité et, parfois, ingérence, entre lesquels il est difficile de distinguer. Plus globalement, l’exposition est accrue du fait de la numérisation croissante de la société.

À cette aune, les besoins sont majeurs et il existe sur ce point un large consensus interministériel. Les compétences actuelles de l’ANSSI permettent certes la surveillance des réseaux de l’État, des ministères et des organismes d’importance vitale, mais elle ne dispose pas des possibilités juridiques lui permettant de mener à bien des actions de détection plus larges sur le territoire national, notamment sur les réseaux des opérateurs de télécommunications électroniques, en leur demandant, ainsi qu’à des hébergeurs, de prendre des mesures de vigilance ou d’alerte sur leurs réseaux, ou en leur imposant des actions de défense et de remédiation dès lors qu’une menace est caractérisée. Le projet de loi y remédie : le choix est fait d’instaurer un modèle coopératif avec les opérateurs de télécommunications électroniques, à qui l’ANSSI pourra demander – plutôt qu’imposer – de mettre en œuvre des systèmes de détection. Le Gouvernement assume pleinement ce choix. Cela se fait déjà aujourd’hui dans certains cas, mais les opérateurs de télécommunications électroniques sont encore hésitants et ne sont pas toujours certains d’avoir le droit de prendre ces mesures.

Soyons clairs : notre démarche ne vise aucunement à surveiller les contenus des correspondances. Néanmoins, eu égard à la protection due aux données sensibles, ce seul accès, même dans le cadre d’un dispositif facultatif, nécessite l’intervention du législateur. De surcroît, l’ANSSI vous dira qu’il semble techniquement hors de portée de placer de façon systématique des systèmes de détection. Guillaume Poupard saura mieux que moi vous expliquer comment il procédera pour choisir ses cibles. Quoi qu’il en soit, l’idée est bien d’ouvrir cette possibilité.

Ajoutons que cette première mesure est couplée avec la possibilité d’imposer, cette fois-ci, aux opérateurs de télécommunications électroniques d’alerter leurs abonnés de la vulnérabilité et de la compromission de leurs systèmes d’information. L’obligation de signalement des violations par les opérateurs existe déjà, mais elle ne concerne que la sécurité du réseau de l’opérateur lui-même, et non le fait, par exemple, que des programmes malveillants ou des cyberattaques circuleraient sur ce réseau.

Autre volet du dispositif : en cas de menace particulièrement sérieuse et caractérisée, l’ANSSI pourra, de manière locale et temporaire, placer le serveur visé sous supervision et sous tutelle pour parer au mieux à la progression de la cyberattaque et découvrir aussi vite que possible les adresses IP des victimes ainsi que celles qui correspondent à une partie de l’infrastructure contrôlée par l’attaquant.

Tout cela se fera sous le contrôle de l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) dont la loi ne dit certes pas grand-chose puisqu’elle renvoie à une ordonnance. Mais le Gouvernement fait tout le possible pour y inscrire les dispositions en clair dans ce projet de loi ; nous nous y employons déjà, car c’est un point d’équilibre important du dispositif et un rôle nouveau pour l’ARCEP – une autorité de régulation des opérateurs de télécommunications électroniques à laquelle nous entendons confier la fonction nouvelle d’autorité publique de contrôle. Elle devra sans doute prévoir en son sein une formation spécialisée et les habilitations correspondantes.

La préparation de l’avenir consiste aussi à renforcer le lien armée-Nation. Je suis d’autant plus sensible à ce sujet que je reviens d’un séjour de trois ans au Royaume-Uni où ce lien a conservé une densité exemplaire. Pour renforcer la cohésion nationale, l’adhésion de la Nation à la politique de défense et la reconnaissance du métier des armes, deux séries de dispositions doivent retenir votre attention. La première vise à promouvoir et accompagner le développement de la réserve opérationnelle et à moderniser les conditions d’emploi et les règles de promotion des réservistes, leur couverture sociale ou encore leur limite d’âge. Je songe, d’autre part, à la pérennisation d’un dispositif que la représentation nationale connaît bien : le service militaire volontaire, qui constitue un parcours vers l’emploi proposé aux jeunes les plus en difficulté âgés de 17 à 25 ans.

M. le président. C’est un dispositif qui marche bien !

Mme Claire Legras. Il s’adresse à ceux qui sont en situation de marginalisation sociale et professionnelle avancée, afin qu’ils bénéficient non seulement d’une formation militaire mais aussi d’une formation comportementale élargie et d’une préparation à l’insertion par le renforcement de leur savoir-être, de leur instruction civique, le passage du permis de conduire ou encore une remise à niveau scolaire. En effet, Monsieur le président, il marche très bien. L’expérimentation pourrait se poursuivre jusqu’à la fin de l’année mais les armées sont d’ores et déjà convaincues de son caractère probant ; il y aurait donc quelque artifice à ne pas se saisir de la LPM pour la pérenniser dans son format actuel. Chaque année, un millier de jeunes environ, en très grande difficulté, seront accompagnés dans six centres bâtis en partenariat avec des collectivités locales qui se sont engagées ; il n’est donc pas question que cela s’interrompe. En effet, l’expérimentation est concluante : les taux d’insertion sont satisfaisants et l’évaporation assez faible. Nous entendons donc poursuivre cette forte contribution des armées à l’insertion professionnelle des jeunes les plus en difficulté, qui favorise le sentiment d’appartenance à la communauté nationale. Nous verrons comment marier ce service volontaire avec le grand service national universel obligatoire, dont on ignore encore les contours mais qui intégrera peut-être certains des dispositifs existants. À mon sens, le fait que le SMUO soit encore à dessiner ne doit pas nous empêcher de prendre ces mesures dans la LPM, bien au contraire : les armées veulent continuer de rendre ce service aux jeunes – car c’est bien de cela qu’il s’agit plus qu’un service que les jeunes rendent à la Nation ; de ce point de vue, l’expression « service militaire » est presque trompeuse.

Enfin, préparer l’avenir, c’est aussi simplifier et moderniser le droit. Enrichie de mesures de simplification d’une portée réelle, la LPM s’inscrit pleinement dans le cadre du programme Action publique 2022 dont l’une des cinq priorités concerne la simplification et la qualité du service. La LPM comporte un certain nombre de mesures en la matière ; j’en citerai brièvement quatre qui me semblent illustrer l’effort de simplification consenti au profit des entreprises, des ressortissants du ministère et des armées. Il est important, en effet, que l’administration se simplifie la tâche à elle-même, sans quoi aucune réduction d’effectif ni amélioration des processus ne sont possibles.

Tout d’abord, la LPM vise à alléger les obligations déclaratives pesant sur les entreprises en matière de brevets relatifs à des matériels de guerre et à des biens à double usage. Il existe actuellement des circuits de déclaration parallèles qui sont très lourds et redondants pour les entreprises ; la mesure bénéficiera à quelque 3 000 PMI et PME qui n’auront plus qu’à effectuer leurs formalités à l’Institut national de la propriété intellectuelle (INPI) pour solde de tout compte, alors qu’elles sont aujourd’hui soumises à des processus qui hoquettent quelque peu.

La deuxième mesure est une réforme d’ampleur à laquelle je suis sensible en raison de mon passé de juge administratif : le projet de loi de programmation vise à réformer le traitement du contentieux des pensions militaires d’invalidité afin de réduire les délais moyens de jugement – en les faisant passer de plus de deux ans à moins d’un an en première instance – et, surtout, d’en améliorer la qualité. Ce contentieux singulier remonte à 1919 ; nous sommes aujourd’hui dans une situation insatisfaisante parce qu’il relève de la justice judiciaire mais que les juridictions appliquent la procédure administrative. Ces juridictions hybrides sont à bout de souffle. Leur lenteur extrême nous a valu plusieurs condamnations pour violation du délai raisonnable de jugement par la Cour européenne des droits de l’homme. Leurs décisions sont très variables : il n’existe aucune équité de traitement et la jurisprudence n’est pas accessible. En réalité, nous parvenons de plus en plus difficilement à trouver des magistrats honoraires pour y siéger. Je suis donc convaincue que ce système est en bout de course et que les titulaires de pensions militaires d’invalidité ne bénéficient pas d’un service public de la justice à la hauteur des enjeux. Le droit à réparation que traduisent ces pensions mérite mieux ; notre but est précisément d’offrir mieux à leurs bénéficiaires. Pour ce faire, nous allons transférer ce contentieux aux juridictions administratives – il s’agit d’environ cinq cents à mille contentieux par an, un volume insusceptible de déséquilibrer la justice administrative. Les délais moyens de jugement devraient être considérablement raccourcis : ils sont de moins de dix mois devant un tribunal administratif contre plus de deux ans devant un tribunal départemental des pensions. Les pensionnés – chose importante – continueront de bénéficier d’une justice accessible car le maillage territorial des juridictions administratives est dense, avec quarante-deux tribunaux administratifs et huit cours administratives d’appel. Puisque nous passerons de juridictions échevines à des juridictions classiques, il faut, pour donner un équilibre à la réforme, mettre en place un recours administratif préalable obligatoire, mentionné dans le projet de loi, qui n’est certes pas nécessaire mais que nous souhaitons, eu égard à la spécificité des pensions militaires d’invalidité et du droit à réparation à laquelle nous sommes si attachés. Ce recours est de niveau réglementaire et ses paramètres font l’objet d’une concertation étroite avec les pensionnés : y seront en tout état de cause associés des représentants des pensionnés et des représentants du chef d’état-major des armées afin qu’ils se trouvent face à des personnes qui savent ce qu’est une blessure au combat ou dans l’exercice du service de militaire. L’idée est d’instaurer un véritable précontentieux pour garantir un temps d’échange humain et confiant.

Troisième mesure importante : la LPM simplifie le cadre juridique des activités de coopération dans le domaine de la défense et dans celui de la sécurité civile et de la gestion de crises conduite sur le territoire national à bord des aéronefs et des navires d’État. Notre intention est de copier les règles de fond du statut des forces de l’OTAN pour les appliquer à tous nos exercices de coopération sur le sol national, sur nos bateaux et dans nos avions. Aujourd’hui, du fait d’une interprétation administrative restrictive, nous considérons, même avec nos partenaires de l’OTAN, que ces règles très complètes du statut des forces ne s’appliquent que lors des exercices multilatéraux, et non dans les exercices bilatéraux. De ce fait, tous ces exercices opérationnels ou encore les insertions d’officiers dans les états-majors – car cette coopération comporte plusieurs volets – se font dans un cadre juridique qui n’est souvent pas assez sécurisé : nous procédons par « arrangement technique ». Ces arrangements ne permettent d’organiser qu’une coopération administrative de portée limitée mais pas de régler les questions de privilèges fiscaux ponctuels, les questions de privilèges de juridictions ni les immunités. Ce n’est donc pas satisfaisant. Ces arrangements doivent être conclus au coup par coup ; souvent, ils ne le sont pas à temps et nos partenaires ne comprennent pas pourquoi nous n’appliquons pas les règles de la Convention sur le statut des forces de l’OTAN. L’idée est donc de simplifier les choses pour les armées et leurs partenaires, afin d’encourager leur effort de coopération.

Enfin, parmi les nombreux renvois à des ordonnances – à propos desquels je suis à votre disposition pour discuter –, une mesure me semble importante, bien que très technique – raison pour laquelle nous n’avons pas souhaité encombrer davantage ce texte déjà long de plusieurs pages supplémentaires de mesures de simplification. Pour protéger les intérêts de la défense nationale, les armées sont munies d’un certain nombre de dérogations – à cet égard, la mesure prévue à l’article 34 sera largement à droit constant – aux règles de participation et d’information du public qui sont prévues dans différentes législations, que ce soit en matière d’urbanisme, d’expropriations ou encore de déclarations d’utilité publique, par exemple. Ces dispenses et dérogations dispersées dans plusieurs codes sont rédigées en termes différents, leurs champs d’application ne sont pas harmonisés, leur libellé est souvent insatisfaisant et tout projet suppose de nombreuses procédures parallèles. Cette situation ne présente aucune sécurité juridique et pose de nombreuses difficultés de mise en œuvre pour les armées comme pour les acteurs locaux. Nous voulons donc créer une procédure unique qui harmonisera et simplifiera ces dispositifs hétérogènes et qui permettra la mise en œuvre conjointe de toutes ces dérogations. C’est l’objet de l’article 34 du projet de loi, qui suppose un important effort légistique.

M. Christophe Blanchet. J’avais trois questions à vous poser, Madame la directrice, sur le mandat d’élu local, le service militaire volontaire et les prises d’empreintes mais, pour laisser la possibilité à mes collègues de revenir sur les deux premières, je me contenterai de vous poser la troisième.

M. le président. Précisons que l’article 23 ne porte pas sur les prises d’empreintes mais sur les tests salivaires.

M. Christophe Blanchet. Précisément : cet article prévoit que les prélèvements biologiques opérés sur des personnes dont il existe des raisons précises et sérieuses de penser qu’elles présentent une menace pour la sécurité des forces ou des populations civiles ne peuvent être que salivaires.

Mme Claire Legras. C’est exact.

M. Christophe Blanchet. Ne pouvons-nous pas imaginer, autant de fois que possible, de procéder à ces prélèvements au moyen de prises d’empreintes afin de pouvoir au minimum les comparer aux fichiers nationaux des étrangers – l’application de gestion des dossiers des ressortissants étrangers en France (Agedref), le fichier Visabio et, pourquoi pas, le fichier européen Eurodac ? Cela permettrait d’être plus vigilant quant au risque d’intrusion d’un dossier de régularisation dans notre pays.

S’agissant des prélèvements biologiques, les données ne sont-elles conservées que par la défense et, si oui, ne faut-il pas envisager de les partager ou de les coupler avec un autre fichier national d’enquêtes ?

M. Laurent Furst. Nous allons bientôt devoir protester contre ces mesures extrémistes ! (Sourires.)

M. le président. Vous n’avez pas la parole, cher collègue…

Mme Frédérique Lardet. Ma question concerne l’article 26 du projet de LPM qui prévoit, « pour les marchés publics de défense et de sécurité, [que] les acheteurs peuvent autoriser un opérateur économique qui est dans un cas d’interdiction visé aux articles 45 et 46 à participer à un marché public pour des raisons impérieuses d’intérêt général ».

Pouvez-vous nous indiquer quels sont les motifs de cette disposition et, le cas échéant, avez-vous connaissance d’une disposition similaire dans d’autres pays européens ?

M. Laurent Furst. Je considère qu’à propos de la biométrie nous prenons beaucoup de précautions : nos militaires risquent leur vie sur les champs de bataille à l’étranger. Il faut cesser de faire des nœuds dans le droit : donnons à nos soldats les moyens de défendre les principes de notre Nation et les moyens de sauver leur peau – c’est la priorité. Merci, au passage, de nous avoir signalé qu’il restait un petit millier d’irréductibles.

Vous avez évoqué le temps de guerre et le temps de paix. Or, juridiquement, il peut y avoir des combats en temps de paix – pouvez-vous nous apporter des précisions sur ce point ?

Par ailleurs, je tiens à rappeler que les communes figurent dans la Constitution et forment un tout non fractionnable. Aussi je considère que vous ne pouvez pas déterminer un seuil d’éligibilité des militaires : on est éligible pour la totalité des communes ou on ne l’est pas.

Mme Claire Legras. Vous voulez parler d’incompatibilité, plutôt que d’inéligibilité…

M. Laurent Furst. Quoi qu’il en soit, vous ne pouvez pas sectionner les communes.

M. le président. Quelle est votre question, cher collègue ?

Mme Claire Legras. En fait, vous voulez supprimer le seuil ?

M. Laurent Furst. La loi ne peut pas prévoir de seuil.

Mme Josy Poueyto. Merci, Madame Legras, pour votre exposé très intéressant et très vivant. Je suis également interpellée par cette idée de seuil en deçà duquel les militaires en activité pourraient être conseillers municipaux. Quand on est un élu local, on exerce son mandat à d’autres échelons que l’échelon municipal : je pense aux communautés de communes, aux métropoles, aux pays, aux sociétés d’économie mixte… C’est du reste ce qui rend le mandat local intéressant, car si vous n’êtes que conseiller municipal de base, et on rejoint ici la question du seuil, sans aucune autre fonction à côté, je n’imagine pas que les militaires puissent être intéressés.

M. M’jid El Guerrab. Ma première question concerne une décision du Conseil constitutionnel du 8 février dernier…

Mme Claire Legras. Je savais que je n’y couperais pas. (Sourires.)

M. M’Jid El Guerrab. C’est ma circonscription qui est concernée – je suis député du Maghreb et de l’Afrique de l’Ouest. Comment va réagir le ministère des Armées à l’élargissement ainsi proposé ? Comment intégrer cette décision dans le projet de LPM ?

Ensuite, en ce qui concerne les dispositions relatives à la cyberdéfense, le projet de loi prend en compte l’avis du Conseil d’État selon lequel les données collectées par l’ARCEP ne sauraient être conservées indéfiniment. La durée de conservation est de cinq ans, mais n’est-ce pas trop ? Cette durée n’introduit-elle pas un déséquilibre entre les impératifs de la défense nationale et les droits et libertés fondamentaux ?

Mme Claire Legras. Monsieur Blanchet, ce que vous proposez va très loin. Vous voulez savoir s’il est possible de procéder à des croisements. Je vous confirme que nous ne renoncerons pas au prélèvement des empreintes digitales, qu’il s’agira de combiner avec les prélèvements biologiques – salivaires en l’occurrence – : la DRM a mis au point des moyens en ce sens.

Pourquoi nos forces armées sont-elles à l’étranger ? Elles s’y trouvent pour faire la guerre et leur mission n’est pas d’être une sorte de ligne avancée d’officiers de police judiciaire ou un auxiliaire de la police administrative – elles ne sont pas sur le terrain pour collecter du renseignement à des fins de sécurité intérieure.

Je ne peux pas vous donner beaucoup de détails sur le sort des données que nous prélevons sur les différents théâtres d’opérations. Tout ce que je puis vous dire est qu’elles sont consignées dans un fichier qu’un décret du 4 août dernier a nommé BIOPEX – décret sensible donc non publié, le fichier en question relevant de l’article 26 de la loi relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés. Il s’agit donc, comme j’ai pu le dire au président, d’un sujet de vigilance. Reste que ce décret a reçu un avis préalable de la commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) et a été examiné par le Conseil d’État. Je tiens en outre à souligner que ses finalités restent bien strictement militaires, qu’il s’agisse du type de données prélevées et de leur destination.

Je comprends les propos de M. Furst sur les précautions que nous prenons concernant la biométrie. Elles sont en effet très importantes. Je suis pour ma part convaincue que la mesure proposée est celle qui a été demandée d’une seule voix par toute la chaîne opérationnelle du ministère des Armées – et je suis sûre qu’il en sera fait un usage limité et nécessaire. Elle m’apparaît par conséquent justifiée. Et l’on doit se soucier en permanence de l’équilibre juridique de ce qu’on fait sur les théâtres d’opération. Désormais, la Cour européenne des droits de l’homme se reconnaît une compétence extraterritoriale et estime que la convention européenne des droits de l’homme doit s’appliquer de manière concurrente à la loi spéciale du droit des conflits armés. Les Britanniques en ont fait l’expérience assez cuisante puisque tout leur dispositif de détention a été mis en cause devant le juge de Strasbourg. Il faut donc se préparer à une hypothétique contestation devant les juges des droits de l’homme et essayer de satisfaire par avance au raisonnement de pesée globale des intérêts que ferait le juge européen. Honnêtement, si j’avais le sentiment que nous étions très en deçà de ce que les armées demandent, je vous le dirais et nous nous serions battus pour que ce ne soit pas le cas. Or le dispositif tel qu’il est calibré leur convient.

M. Christophe Blanchet. Les champs d’opérations se trouvent peut-être à l’extérieur, mais le territoire national est lui aussi concerné par la guerre et, en tant que commission de la Défense nationale, il va bien falloir, à un moment ou à un autre, évoluer sur ce point.

M. le président. Mme Legras a répondu à cette question.

Mme Claire Legras. Je suis à votre disposition pour en discuter plus avant.

J’en viens à la question de Mme Lardet sur l’article 26 du projet de LPM et l’interdiction de soumissionner. Il s’agit ici de supprimer un cas de sur-transposition. Nous nous sommes munis, en droit français, de restrictions qui ne sont pas prévues par la directive. Notre code est un peu plus royaliste que le roi à cet égard puisqu’il va au-delà des prescriptions du droit européen. La modification de l’article 47 de l’ordonnance n° 2015-899 relative aux marchés publics permettra de déroger à une interdiction de soumissionner s’il y a un motif impérieux d’intérêt général, si le marché public en cause ne peut être confié qu’à la société donnée et sous réserve d’un jugement définitif qui exclurait l’opérateur concerné de la possibilité de soumissionner à des marchés publics. Nous souhaitons donc en revenir au droit commun de la directive, transposée telle quelle dans plusieurs pays. La France, elle, j’y insiste, se singularise par le fait qu’elle a voulu aller au-delà. Mais je tiens à souligner que cette dérogation n’a vocation à jouer que dans des cas exceptionnels : lorsqu’il y aura, je le répète, des considérations d’intérêt général impérieuses caractérisées notamment liées à la nécessité d’assurer la continuité de l’équipement de nos forces en opérations.

Pour répondre à un autre pan de votre question, nous sommes ici plutôt dans une démarche préventive et le cas ne s’est pas encore présenté. Il peut y avoir différents types d’interdictions de soumissionner : violation d’un embargo, corruption active d’agents étrangers… Mais l’interdiction peut aussi être l’effet mécanique de ce qu’une entreprise, à un endroit donné, ne s’est pas parfaitement acquittée de ses obligations fiscales et sociales – négligence à laquelle on peut parfois remédier et il ne faudrait pas que, parce qu’un juge étranger a prononcé une interdiction de soumissionner qui, dans l’esprit du législateur communautaire a vocation, par application des principes de reconnaissance mutuelle, à valoir sur tout le territoire de l’Union européenne, nous soyons privés de la possibilité de travailler avec des fournisseurs stratégiques.

En ce qui concerne la question électorale, nous poursuivons un triple objectif. Le premier est de surmonter une éventuelle inconstitutionnalité. Ensuite, nous entendons préserver le statut du militaire. Certains ont mis l’accent sur la disponibilité ; il me semble, comme je l’ai dit tantôt, que ce n’est pas le problème essentiel. Plus important me paraît être est le respect du principe de neutralité et donc de la forte volonté exprimée par les armées, par le Gouvernement, par le Premier ministre, d’éviter une politisation des armées. Enfin, troisième objectif, le chef d’état-major des armées estime que c’est une bonne chose de donner aux militaires la possibilité de faire leurs classes dans la politique locale. On compte en effet très peu de militaires dans nos assemblées – alors qu’au Royaume-Uni plusieurs anciens militaires siègent à Westminster. Il s’agit de renforcer le lien armée-Nation. Seulement, il faut parvenir à intégrer ces différentes dimensions. Aussi, forcément, le dispositif doit-il prévoir des seuils.

À cet égard, pourquoi avoir fixé le seuil aux communes de moins de 3 500 habitants ? Je serai nette : le seul seuil à être un peu singularisé du fait du mode de scrutin…

M. Jean-Pierre Cubertafon. Le seuil de 3 500 habitants, c’était avant.

Mme Claire Legras. En effet, le seuil est désormais fixé aux communes de moins de 1 000 habitants où le scrutin est plurinominal avec possibilité de panachage, communes où l’on est certain que les listes sont largement apolitiques. Pour être honnête, nous avons réfléchi à aller jusqu’à des communes de taille plus importante, mais cela nous a semblé plus périlleux au regard de l’obligation de neutralité. Dans l’étude d’impact, vous pourrez constater que nous avons mené quelques études de droit comparé et, chez nos principaux partenaires, les droits politiques des militaires sont très encadrés et souvent les militaires d’active sont inéligibles. Nous en sommes revenus au seuil de 3 500 habitants de crainte d’aller trop loin dans la politisation des militaires. Si la cote est forcément mal taillée pour certains, je ne pense pas que le dispositif proposé se heurte à un obstacle constitutionnel et, pour tout dire, le Conseil constitutionnel luimême nous invite à nous soucier de la taille des communes, des grades etc. Mon sentiment est toutefois que nous avons fixé un seuil minimum, je ne pense pas que nous puissions aller en deçà si nous ne voulons pas encourir une nouvelle censure constitutionnelle. Et ce serait donner de faux espoirs aux militaires. Peutêtre ce critère n’est-il pas bon, peut-être la représentation nationale estimera-t-elle nécessaire d’aller un peu au-delà, notamment pour tenir compte des fusions de communes. Nous ne voulons pas faire des militaires des élus de seconde zone et nous souhaitons qu’ils puissent au moins obtenir des délégations, mais s’il est vrai qu’ils ne peuvent pas exercer les fonctions de conseillers communautaires, ils seront de facto des élus de second rang. Le Conseil constitutionnel comprend qu’on ne soit pas obligé de lever l’incompatibilité pour les mandats de conseiller général et de conseiller communautaire – ce qui ne signifie pas qu’il nous empêche de le faire. Pour les mandats de conseillers communautaires, je comprends que la question se pose.

Mme Josy Poueyto. Comme je l’indiquais, l’élu municipal est tenu de participer à l’activité de nombreux organismes.

Mme Claire Legras. Je suis curieuse de savoir ce que le député El Guerrab pense de la décision du Conseil constitutionnel du 8 février dernier, si je puis me permettre de poser à mon tour une question.

M. M’jid El Guerrab. Nous traversons une période d’amitié retrouvée avec l’Algérie, d’amitié profonde ; aussi la décision du Conseil constitutionnel m’apparaît-elle comme une très bonne décision. Pour ce qui est de ses incidences, c’est plutôt à vous de nous dire ce qu’il en est.

Mme Claire Legras. La décision ne correspond pas du tout à la position défendue par le Gouvernement et je ne vous cacherai pas qu’elle nous a surpris. Nous estimions notre position solide sur le plan juridique. Notre argumentaire reposait sur trois éléments : d’abord, il existe un principe général d’irresponsabilité de l’État pour les faits de guerre, d’ailleurs bien reconnu par la jurisprudence du Conseil d’État ; ensuite, les accords d’Évian créent une véritable césure qui implique qu’il revient à l’État algérien d’assumer pleinement toute obligation concernant des ressortissants du nouvel État algérien–, principe, ici aussi, endossé par la jurisprudence ; enfin, il me semblait que la solidarité nationale, par essence, unissait des nationaux, tandis qu’ici le Conseil constitutionnel retient plutôt une conception territoriale de la solidarité nationale. Reste que cette décision revêt l’autorité de la chose jugée et que nous en tirerons les conséquences.

Il nous faudra donc toiletter le code mais il nous faudra également – et ce n’est pas chose facile, Monsieur le député – apprécier l’impact de cette décision. Nous sommes cinquante-cinq à soixante ans après les faits, or il est proposé une pension aux personnes victimes d’une blessure incapacitante liée aux événements d’Algérie et, si la personne est décédée, il est prévu que les ayants cause héritent de cette pension. Comment les ressortissants algériens concernés, tant de temps après les faits, pourront nous prouver que leur blessure est bien liée auxdits événements ? Il sera sans doute très difficile d’apporter cette preuve, il faudra aussi que s’appliquent les exceptions prévues par la loi selon laquelle une personne qui aurait participé directement ou indirectement à la commission ou à l’organisation d’attentats ou de faits de violence, ne pourra pas bénéficier du dispositif. Il n’y a pas de jurisprudence en la matière ; or qu’est-ce que la « participation indirecte à l’organisation de faits de violence », qu’est-ce qu’un fait de violence qui ne serait pas un fait de guerre ? Nous allons bien sûr appliquer cette décision mais il va falloir je pense organiser, au moins pour certains dossiers, un temps d’instruction à caractère historique.

M. M’jid El Guerrab. Il s’agit plus des crimes qui ont été commis, comme celui du 8 mai 1945...

Mme Claire Legras. Il n’est pas couvert par le dispositif.

M. M’jid El Guerrab. Il n’est pas couvert par le dispositif ?

Mme Claire Legras. Non.

M. M’jid El Guerrab. Si, puisqu’il s’agit des faits survenus entre 1954 et…

Mme Claire Legras. Vous parlez du 8 mai 1945.

M. M’jid El Guerrab. En effet, vous avez raison…

M. Fabien Gouttefarde. Je fais partie de ces élus saisis par des associations d’anciens combattants qui s’inquiètent d’une forme de banalisation, estiment-ils, de leurs conditions de serviteurs de la Nation. Vos arguments m’ont convaincu et j’aimerais que vous nous fassiez parvenir la jurisprudence aux termes de laquelle la France a été condamnée pour sa lenteur.

Ma question porte sur l’article 21 du projet de LPM, concernant l’excuse pénale des cyber-combattants. J’ai bien compris, Madame la directrice, que vous ne pouviez pas entrer dans les détails. Je m’en tiendrai donc aux quelques exemples que vous avez donnés. L’article L. 4123-12 du code de la défense pose des conditions pour bénéficier de cette excuse pénale. Il y a en particulier un critère matériel : le cas où le soldat exerce des mesures de coercition ou fait usage de la force.

Or imaginons, je pense à la pratique du contre-discours que vous évoquiez tout à l’heure, un cyber-combattant qui prend un profil et pénètre des sites djihadistes et incite même à commettre des actes terroristes : est-on bien, ici, dans le cadre de mesures de coercition ou d’usage de la force ? Protège-t-on vraiment, avec le petit ajout prévu par l’article 21 du projet de LPM, ceux qu’il est ici question de protéger ?

Mme Nicole Trisse. Des recours ont-ils déjà été intentés auprès de la Cour européenne des droits de l’homme à la suite de prélèvements biométriques ? Et, sinon, cela, si j’ose dire, nous pend-il au nez ?

Le service militaire volontaire, quant à lui, fonctionne très bien. J’ai visité un centre il y a quelques jours où l’on évoquait un taux de près de 70 % d’insertion professionnelle. En revanche, très peu de jeunes s’engageant dans l’armée, ne peut-on imaginer une passerelle pour aider au recrutement ? Faudrait-il, à cette fin, je pose la question sans malice, changer le cadre juridique en vigueur ?

M. Charles de la Verpillière. Même si vous avez réponse à tout, Madame la directrice, je vais tout de même essayer de vous ennuyer. À la page 62 du rapport annexé au projet de LPM, il est question de l’article 17 de la loi de programmation des finances publiques (LPFP), qui plafonne les restes à payer. On y lit cette phrase quelque peu sibylline : « […] pour cette raison, cette disposition programmatique ne contraindra pas les investissements du ministère des armées ». Comment comprenez-vous cette phrase ? Quelle est sa portée juridique ?

M. Olivier Becht. Je partage les inquiétudes de mes collègues sur le régime d’incompatibilité prévu pour les militaires pour exercer le mandat de conseiller municipal : on peut trouver des communes de moins de 3 500 habitants très politisées et des communes de plus de 10 000 habitants à l’inverse très peu politisées.

Si cette disposition est votée telle quelle, les articles L. 2541-9 et L. 2541-10 du code général des collectivités territoriales, relatifs aux communes des départements de la Moselle, du Bas-Rhin et du Haut-Rhin, prévoient le maintien d’une disposition qui figurait dans ledit code avant 1982, à savoir la possibilité de démissionner d’office un conseiller municipal à la suite de trois absences consécutives aux réunions du conseil municipal. Il faudrait au moins prévoir que ces deux articles du code ne s’appliquent pas au dispositif prévu par le projet de LPM.

Mme Claire Legras. Nous avons besoin de l’appui de la représentation nationale pour continuer de présenter au mieux le transfert du contentieux des pensions militaires d’invalidité. Il est impossible de considérer qu’il entraînera un amoindrissement de la situation de leurs bénéficiaires, mais il y a une telle sensibilité au changement et à la perte de ce particularisme que, malgré une concertation très poussée et des explications sur la manière très bienveillante dont les juridictions administratives traiteraient les requêtes des pensionnés, subsistent des réticences voire des craintes entretenues par certains avocats, qui à mon avis ne servent pas forcément très bien les intérêts de nos pensionnés en agitant de fausses craintes et en divulguant des « fake news ». Je vous communiquerai les condamnations de la Cour européenne des droits de l’homme.

En ce qui concerne l’excuse pénale des cyber-combattants, autre question posée par M. Gouttefarde, nous avons beaucoup réfléchi sur le fait de savoir si l’on pouvait se contenter de la matrice actuelle de l’article et notamment du critère matériel des mesures de coercition et de l’usage de la force. Quand nous avons relevé, avec le commandant de la cyberdéfense, les actions qu’il entreprend, nous avons eu le sentiment que le juge pénal pourra se rattacher à ces grandes catégories et que nous ne pourrons pas non plus, s’agissant d’excuse pénale qui doit donc rester étroitement délimitée, affirmer que toute autre mesure permettrait de bénéficier de l’excuse pénale. Nous étions donc partagés entre le fait d’être un peu plus larges sans être sûrs que ce soit nécessaire et le fait d’être suffisamment précis et restrictifs eu égard à la matière concernée. Il y a bien des cas d’usage de la force : la lutte informatique offensive est un usage de la force qui peut créer des dommages militaires. Quant aux mesures de contraintes, on verra si le juge sera amené à en faire usage ou non : il dira si elle est directe ou indirecte. En même temps, cette excuse pénale a surtout un effet préventif destiné à ce qu’on n’aille pas rechercher la responsabilité des militaires.

Madame Trisse, il n’y a pas eu de recours à la suite d’un prélèvement biométrique effectué en opération – je rappelle que le décret créant le fichier BIOPEX date de l’été dernier seulement. Notons néanmoins que l’arrêt de la CEDH Aycaguer, sur le fichier national automatisé des empreintes génétiques (FNAEG), retrace bien le raisonnement de pesée globale des intérêts du juge de Strasbourg ainsi que je vous l’ai décrit.

Vos considérations sur le service militaire volontaire et le recrutement sont intéressantes mais je ne pense pas qu’il faille pour autant modifier le dispositif. Nous avons voulu graver dans le marbre le statut du stagiaire du service militaire volontaire, stagiaire qui aura à la fois un statut de militaire soldé et de stagiaire de la formation professionnelle – cette dernière partie étant financée par les régions. Qu’ensuite, ces jeunes y prennent goût et se tournent vers l’armée, tant mieux… mais l’engagement doit rester une vocation et donc obéir à une démarche pleinement volontaire.

Monsieur de la Verpillière, sur l’article 17 de la loi de programmation des finances publiques. Le Conseil d’État a fait valoir que l’articulation entre la LPM et la LPFP était satisfaite par une mention suffisamment précise dans un document soumis à l’approbation parlementaire : soit l’étude d’impact, soit le rapport annexé. Nous avons veillé à ce que cette articulation apparaisse dans les deux documents et, honnêtement, pour ce qui est de votre question précise sur le plafonnement des restes à payer, je demanderai à ce qu’on vous communique une réponse plus précise. Quant à la portée juridique de cette affaire, le rapport annexé, comme les articles programmatiques du projet de loi, est de niveau législatif sans avoir de valeur normative.

Votre question à propos du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle, Monsieur Becht, se pose en fait plus largement. Que se passe-t-il si une incompatibilité apparaît en cours de mandat ? Vous évoquez les absences mais il y a aussi le cas où la commune change de taille du fait de sa fusion avec une autre. L’article L. 239 du code électoral dispose qu’il appartient au préfet de déclarer le conseiller démissionnaire d’office, sous le contrôle du juge, à moins que l’intéressé ne régularise sa situation ; mais on voit mal un conseiller municipal se mettre en position de détachement parce que sa commune est passée de moins de 3 500 à 6 000 habitants. Cela montre bien le caractère restreint du dispositif et la possibilité que des incompatibilités soient reconnues en cours de mandat.

M. Olivier Becht. Ce n’était pas tout à fait le sens de ma question : un militaire qui est amené à aller en OPEX, donc à partir pendant cinq mois, pourra être démissionné d’office par le conseil municipal. Il lui faudra donc démontrer devant le tribunal que le motif de l’absence est légitime.

Mme Claire Legras. Il n’y a pas ici d’automatisme, contrairement aux autres cas d’incompatibilité.

M. Olivier Becht. C’est pourquoi il faudrait peut-être prévoir un amendement pour lever toute ambiguïté.

M. le président. Nous aviserons en temps voulu.

M. Louis Aliot. La question de notre collègue Blanchet m’apparaît pertinente. Certes nos soldats combattent à l’extérieur du territoire ; il n’en demeure pas moins qu’ils combattent contre le terrorisme qui, lui, est bien présent sur le territoire national. Nous sommes allés au Mali, entre autres, précisément pour combattre le terrorisme. Il semble donc cohérent de croiser tous ces fichiers.

En ce qui concerne la biométrie, nos soldats sont parfois amenés, en opération, à combattre avec d’autres armées qui, elles, ne prennent pas les mêmes précautions que l’armée française – je pense notamment aux Américains et aux Britanniques. Quid, dès lors, du statut juridique qui s’applique aux Français qui seraient témoins ou qui participeraient à des opérations qui violeraient le droit qui s’applique à eux dans le cadre d’opérations françaises.

J’en viens pour finir à la jurisprudence ubuesque du Conseil constitutionnel. Signifiet-elle qu’au nom du droit international de réciprocité, les victimes françaises des crimes de l’État algérien, je pense aux harkis et aux pieds–noirs, vont donc pouvoir désormais lui demander elles aussi des réparations ?

M. Christophe Lejeune. Trois de nos collègues, Josy Poueyto, Laurent Furst et Olivier Becht ont évoqué la question électorale. Je rappelle que les militaires ont le droit de vote depuis 1945 ; les femmes l’ont donc obtenu avant eux. Je ne porte pas de jugement mais constate qu’il y a eu une évolution. On évoque aujourd’hui le fait qu’ils puissent être des élus et je trouve cela très bien. Je suis en revanche clairement attaché à la séparation des pouvoirs et un militaire doit être un militaire avant tout et ne doit pas pouvoir s’engager politiquement ou syndicalement. Si l’on donne aux militaires la possibilité de devenir des élus locaux, il nous faudra demeurer vigilants non seulement sur le fait que certains élus peuvent siéger dans des syndicats de la fonction publique, mais aussi que nos collègues sénateurs sont élus par un corps électoral particulier composé notamment de membres des conseils municipaux – et la taille de la commune ici importe peu : il faudra donc discuter de la capacité pour les militaires de devenir grands électeurs.

Mme Séverine Gipson. On constate que les menaces et les armes évoluent. On en a pour preuve la décision récente d’armer les drones. Votre service aura-t-il les réponses juridiques adéquates à cette décision ?

M. Jean-Pierre Cubertafon. Avec notre collègue Blanchet, dans la perspective de l’examen du projet de LPM, je travaille plus particulièrement sur le lien armée-Nation. Or vous nous avez fait part de votre expérience de trois ans au Royaume-Uni, laquelle semble vous avoir marquée. Aussi pourrons-nous, M. Blanchet et moi-même, vous auditionner personnellement ?

Mme Claire Legras. Avec joie : il y a beaucoup à dire.

Je réponds à la question sur les OPEX et le croisement des fichiers. Les armées n’ont pas à changer de mission en cours de route. Il y a de nombreux échanges entre les services de renseignement – direction du renseignement militaire, direction générale de la sécurité extérieure - et le parquet. Quand nous savons quelles sont leurs cibles, nous pratiquons des échanges d’informations utiles. Les terroristes dont vous parlez sont des personnes ayant vocation à être judiciarisées sur le sol national et, dans ce cas, nous parvenons à donner quelques éléments qui permettent d’orienter les enquêtes ou, plus largement, quand une personne est judiciarisée, quand la cible est bien connue, nous sommes saisis de réquisitions par les juges sur des documents classifiés et, dans ce cas, j’organise avec les armées le circuit de déclassification. Il n’y a pas de mutisme. Il est important que les armées fassent leur métier et ne soient pas des officiers de police judiciaire avancés – ils ne sont ni recrutés ni formés à cette fin.

Pour ce qui est du combat avec d’autres armées, je ne pense pas que nous courions de risque juridique. La biométrie n’est pas la pratique qui vient dans ce cas le plus à l’esprit. Je ne saurai vous en dire beaucoup puisque tous ces éléments sont étroitement classifiés, sinon que dans le cadre d’une coalition, on peut avoir des règles de ciblage, en opération, qui ne sont pas tout à fait les mêmes, si bien que, au regard du droit international, les interprétations ne sont pas toujours totalement identiques. Notre mission en tous les cas, est de diffuser le droit international humanitaire.

J’en viens à la décision du Conseil constitutionnel du 8 février. Je vous invite à lire le commentaire autorisé publié sur le site du Conseil qui rappelle qu’une loi de 1955, qui prévoyait l’indemnisation des victimes civiles de faits de violence et qui aurait dû, de par les accords d’Évian, conduire l’Algérie indépendante à indemniser des Français, n’a pas été appliquée. Désireux de pallier cette carence, le législateur est intervenu en 1963 pour indemniser les victimes civiles algériennes. Vous invoquez, Monsieur le député, le principe de réciprocité, or je ne suis pas sûre que l’occasion de l’appliquer se présentera. Nous avons très peu de victimes pensionnées relevant de ce dispositif : nous en réalisons à grand-peine le recensement et seules quelques centaines de Français ou Algériens – mais qui étaient des rapatriés politiques ou des supplétifs de l’armée française – sont concernés.

Vous êtes revenu, Monsieur le député Lejeune, sur le droit de vote des militaires… Je n’ai pas très bien compris votre question. Reste en effet que même les élus des petites communes peuvent être grands électeurs. La question se posera donc pour les militaires d’active qui seront élus. Nous avons dû trouver un point d’équilibre et, très franchement, je comprends que vous pensez pour votre part que celui que nous avons retenu est suffisamment large. Votre intervention montre en tout cas qu’au sein des armées et ailleurs on se soucie de la non-politisation des militaires.

Je ne pense pas, par ailleurs, que l’armement des drones pose de problème juridique particulier. Nous avons examiné la question au regard des règles du droit international humanitaire, nous en avons parlé avec la direction générale de l’armement (DGA), avec l’étatmajor des armées... Les problèmes juridiques sont liés aux contrats d’achat de ces matériels aux Américains et en particulier aux systèmes d’armement de nos drones. Il est ici question d’un aéronef doté d’une arme, non habité mais piloté à distance. La configuration juridique serait radicalement nouvelle s’il n’y avait aucune présence humaine. À moins que votre question ne concerne la mauvaise polémique – que j’ai constatée également au Royaume-Uni – concernant des exécutions dites extrajudiciaires, ciblées, de ressortissants français. Les choses ne se passent pas ainsi : encore une fois, les armées, quand elles font la guerre, ont un ennemi et si un Français combat au sein d’un groupe armé terroriste, il n’est pas particulièrement ciblé en tant que Français mais traité comme un combattant comme un autre. L’important est que les règles du droit international humanitaire, en termes de précaution et de distinction, soient appliquées quand on pratiquera des ciblages avec ces drones armés.

M. le président. Je vous remercie, Madame, pour la précision de vos réponses et pour votre liberté de ton sur certains sujets.

 


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 M. Antoine Bouvier, président de MBDA (jeudi 22 février 2018)

Les débats sont accessibles sur le portail vidéo du site de l’Assemblée à l’adresse suivante :

http://www.assemblee-nationale.tv/video.5607940_5a8e91a5102af.commission-de-la-defense--m-antoine-bouvier-pdt-de-mbda-sur-le-projet-de-loi-de-programmation-mi-22-fevrier-2018

 

 


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 M. le général Olivier Bonnet de Paillerets, commandant de la cyberdéfense (mardi 27 février 2018)

M. le président Jean-Jacques Bridey. Nous sommes réunis cet après-midi pour auditionner le général Olivier Bonnet de Paillerets, commandant de la cyberdéfense, sur le projet de loi de programmation militaire (LPM). Nous sommes également heureux d’accueillir au sein de notre commission M. Olivier Gaillard, rapporteur pour avis de la commission des Finances, et M. Jean-François Eliaou, rapporteur pour avis de la commission des Lois. Nous avons déjà auditionné sur ce sujet de la cyberdéfense le secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) ; nous auditionnerons la semaine prochaine le directeur de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI).

Général Olivier Bonnet de Paillerets, commandant de la cyberdéfense. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les députés, je suis très honoré d’être aujourd’hui devant vous. J’ai pris le commandement de cette entité cyber le 1er septembre 2017 à la suite de la création de cette nouvelle structure placée auprès du chef d’état-major des armées. J’ai passé vingt ans dans la communauté du renseignement ; auparavant, j’étais pilote d’hélicoptère.

Je commencerai par resituer le commandement cyber (COMCYBER) et par présenter ses enjeux. Puis j’expliquerai en quoi cette LPM répond aux défis de la cyberdéfense.

La fonction cyber est jeune dans l’État : c’est le Livre blanc de 2008 qui a conceptualisé pour la première fois le domaine de la cyberdéfense. L’ANSSI a été créée un an après. Puis le Livre blanc de 2013 a fait de cette fonction une priorité nationale. Plus récemment, en février de cette année, a été publiée une stratégie nationale cyber qui rappelle le niveau de la menace, une menace de plus en plus complexe et qui prend de plus en plus d’ampleurs. Certes, elle ne révolutionne pas l’art de la guerre dans la mesure où ses effets sont assez connus : le recueil d’information et l’espionnage – c’est notre premier souci, en termes de nombre d’attaques –, le sabotage – rappelons-nous ce qui s’est passé en Estonie en 2007 et plus récemment avec TV5 Monde –, des effets enfin de subversion et la désinformation : des événements récents nous ont montré qu’il pouvait y avoir, en pleine période électorale, des effets cyber quasiment existentiels pour nos sociétés. Sans parler de la cybercriminalité, très présente, qui a engendré, selon certains experts, entre 40 et 50 milliards d’euros de bénéfices. C’est enfin une menace en termes de prolifération d’armes : les Leaks Vault 7 et Vault 8 ont démontré que les outils d’attaque pouvaient être jetés en pâture dans le domaine public et constituer une menace décuplée contre nos intérêts.

Au-delà de ces menaces, réaffirmées dans la revue stratégique, l’ambition de l’État repose sur un modèle dont les principes sont la séparation d’une part entre la cyberprotection, ce que les Anglo-Saxons appellent l’information assurance, et d’autre part le renseignement, et la séparation entre le modèle défensif et le modèle offensif. Ce modèle repose sur quatre acteurs. Le premier est l’ANSSI, qui a la responsabilité de la cyberprotection et la lutte informatique défensive de l’État. Par délégation, j’ai, en tant que deuxième acteur, la responsabilité, au sein du ministère des Armées, de la lutte informatique défensive. Ces deux acteurs s’appuient sur nos services de renseignement, la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) pour constituer le premier cercle des acteurs de la cyberdéfense.

La mission du COMCYBER repose sur un triptyque. Il exerce tout d’abord une responsabilité normative, à l’image de l’ANSSI, mais restreinte au périmètre du chef d’état-major des armées : autrement dit, je suis chargé de la définition et de la conduite de la politique de sécurité des réseaux placés sous la responsabilité du chef d’état-major des armées. Le COMCYBER exerce ensuite une responsabilité sur toutes les actions, y compris actives, visant à défendre les réseaux de l’ensemble du ministère des Armées. Le troisième pilier enfin, que l’on qualifie d’action numérique, regroupe toutes les actions actives ou offensives visant à mieux soutenir la stratégie de cyberdéfense du ministère, dans le seul champ militaire. Parallèlement, le COMCYBER a une responsabilité de mise en cohérence des politiques de ressources humaines et d’animation de la réserve cyber – j’y reviendrai.

Le premier défi assigné au COMCYBER, mis en place le 1er septembre après du chef d’état-major des armées et comme conseiller du ministre, est un défi d’organisation qui tient tout d’abord à la nécessité de fédérer toutes les chaînes de lutte informatique défensive du ministère des Armées, qu’elles relèvent des armées, du commissariat ou du service de santé des armées, et de les renforcer par une gouvernance centralisée. Il s’agit de s’assurer que tous ces réseaux sont supervisés et parfaitement coordonnés : un incident chez l’un doit pouvoir être partagé chez l’autre. Ce premier défi consiste donc à mettre en place un système tout à la fois fédéré, centralisé et rationalisé. On prévoit de regrouper autour de Paris et Rennes les deux pôles qui constitueront la fonction COMCYBER.

Le deuxième défi est celui de l’adaptation. Une adaptation à l’innovation tout d’abord, car nous sommes dans un monde en constante évolution : on ne peut imaginer des équipements de détection qui ne soient pas modernisés quasiment tous les jours. Ce défi concerne à la fois les processus d’achat, d’homologation et d’intégration de ces équipements dans les structures opérationnelles que je dirige. Une adaptation de l’expertise ensuite, car on est passé, en moins de dix ans, d’une expertise « systèmes d’information » à une expertise cyber. Or le métier de la cyber n’a rien à voir avec celui des systèmes d’information. C’est une fonction qui mêle expertise technique, expertise technologique et capacité analytique pour enquêter sur les réseaux. On est en train de constituer de nouveaux métiers, confiés à une nouvelle population.

Troisième défi, celui du partenariat. De même que pour le contre-terrorisme, on ne peut pas perdre de temps en matière de cyberdéfense. Face à un problème de sécurité collective auquel on ne peut répondre seul, c’est d’abord au sein de l’Union européenne qu’il nous faut essayer d’identifier les pays ayant atteint un niveau de maturité opérationnelle et technique nous permettant d’échanger de la donnée, de prévenir les attaques et de les traiter ensemble ; puis, en dehors de l’Union européenne, nous essayons de voir avec quels autres pays nous pouvons partager la prise en charge de cette cyberdéfense.

Dans la LPM, plusieurs grands axes d’efforts concentrent les ressources qui me sont allouées.

Le premier axe consiste à renforcer nos capacités de détection et d’attribution des attaques. Il s’agit, en d’autres termes, de faire en sorte que nous puissions à la fois concentrer et renforcer nos capacités d’audit des systèmes d’information au profit des armées, des services et des autres réseaux du ministère des Armées. Cette fonction étant actuellement sous-calibrée par rapport à l’ampleur de la demande, ces capacités d’audit seront concentrées au sein d’une structure spécialisée, le CASSI, qui dépend fonctionnellement du COMCYBER.

Le deuxième effort consistera, avec la direction générale de l’armement (DGA), à mieux intégrer le COMCYBER dans l’analyse du risque, tout au long du processus de construction mais aussi de la durée de vie de nos équipements et systèmes d’armes.

Le troisième effort vise à renforcer les capacités de détection qui sont au cœur de la mission du COMCYBER. Il s’agira, d’une part, de renforcer la supervision de l’ensemble des chaînes de détection, assurée par le Centre d’analyse de lutte informatique défensive (CALID) – structure qui est fonctionnellement rattachée au COMCYBER et qui est co-localisée avec l’ANSSI. Cette co-localisation est évidemment essentielle à l’échange d’informations entre l’ANSSI et le COMCYBER. Le CALID verra ses effectifs pratiquement doubler au cours de la LPM. Il s’agira, d’autre part, de se doter de moyens de détection des attaques sur les réseaux du ministère qui en sont pour l’heure dépourvus.

Enfin, le quatrième effort visera à une plus grande réactivité et à une plus grande coordination en cas de crise, conformément aux préconisations de la revue stratégique cyber. Il s’agira de faire en sorte que le COMCYBER puisse, à travers son centre opérationnel, proposer une capacité de coordination des incidents « H 24 », ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. La faculté d’intervenir en vingt-quatre heures nécessitant de la ressource, nous ferons en sorte d’avoir cette capacité à coordonner les incidents en temps réel, quelle que soit la posture des armées et du ministère des Armées. Un effort connexe, en matière de réactivité, visera à continuer de nous doter de nos capacités d’action numérique offensives pour être en mesure de mieux attribuer les attaques et faire en sorte de mieux intégrer l’action cyber dans la manœuvre conventionnelle des armées.

M. Bastien Lachaud. Mon général, la LPM prévoit une hausse des effectifs, notamment cyber, mais comme dans les autres domaines, un tiers de ces recrutements aura lieu d’ici à 2023 et deux tiers après cette date. Avez-vous une vision plus précise de l’échelonnement dans le temps des recrutements cyber ?

Plusieurs services au sein de notre défense ont des besoins en recrutement cyber, qu’il s’agisse de l’ANSSI, du COMCYBER, de la DGSE ou de la direction du renseignement et de la sécurité de défense (DRSD). Avez-vous une vision plus précise des affectations au sein de ces différents services ?

Enfin, on constate une pénurie de main-d’œuvre dans ce secteur. Comment réussirez-vous à recruter l’ensemble des personnels correspondants aux postes créés ? Comment allez-vous vous coordonner avec les autres services pour éviter toute concurrence entre vous en matière de recrutement ? Comment comptez-vous faire pour pérenniser ces postes et garder vos recrues le plus longtemps possible ?

M. Thomas Gassilloud. Quelle est la doctrine du COMCYBER en matière d’intervention sur des théâtres d’opération ? On sait notamment que les opérations aériennes sont commandées depuis Lyon-Mont Verdun. En est-il de même pour les opérations cyber ?

D’autre part, l’article 19 de la LPM autorise les opérateurs de communications électroniques, pour les besoins de la défense et de la sécurité des systèmes d’information, à mettre en place des dispositifs permettant, à partir de marqueurs techniques, de détecter les événements susceptibles d’affecter la sécurité des systèmes d’information de leurs abonnés. Quel type d’événements pourront-ils contrôler ? Pourriez-vous nous en dire plus sur ces dispositifs ?

Mme Marianne Dubois. En septembre 2017, le lycée militaire de Saint-Cyr a ouvert un BTS de cyberdéfense. Ce BTS est unique dans son secteur et offre une trentaine de places. Cela est-il suffisant, compte tenu de la montée en puissance attendue de ce secteur ?

M. M’jid El Guerrab. Les systèmes d’information liés aux élections sont particulièrement pris comme cibles. Ainsi, le 16 février dernier, la justice américaine a inculpé treize ressortissants russes, accusés d’une possible collusion entre l’équipe de campagne de Donald Trump et la Russie en vue d’influer sur la campagne présidentielle américaine. En France, en avril 2017, la messagerie des membres de l’équipe de campagne d’En Marche a fait l’objet d’une attaque qui a conduit à la publication de ce qu’on a appelé « Macron Leaks », à quelques heures de la fin de la période de campagne. Face aux menaces pesant sur nos élections, le Gouvernement a décidé en mars 2017 de ne pas organiser de vote électronique pour les élections législatives de juin pour les Français résidant à l’étranger, ce qui a entraîné une forte baisse de participation. Qu’est-il prévu pour que l’objectif de mise en place d’un système de vote en ligne parfaitement sécurisé d’ici à 2020 soit atteint ?

M. Olivier Gaillard, rapporteur pour avis de la commission des Finances. Ma première question a déjà été posée : par quels moyens financiers comptez-vous fidéliser vos nouvelles recrues ? Plus généralement, où en sommes-nous par rapport à nos voisins européens dans le domaine cyber ?

M. Jean-François Eliaou, rapporteur pour avis de la commission des Lois. Mon général, pourriez-vous revenir sur les prérogatives, définies aux articles 19 et 20 de la LPM, que pourra exercer l’ANSSI pour prévenir certaines menaces, sous le contrôle de l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) ?

Quel sera le profil des personnes que vous comptez recruter ? S’agira-t-il a priori de contractuels, sachant que ces technologies sont extrêmement innovantes ? Quel sera leur âge moyen ? Qu’en sera-t-il de leur reconversion dans le civil ?

Général Olivier Bonnet de Paillerets. Je commencerai par répondre à vos questions relatives aux ressources humaines.

Pour ce qui est du recrutement, nous sommes en train de constituer une famille de métiers à part entière autour des acteurs de la chaîne cyber des armées – la DGSE, la DGSI, l’ANSSI et le COMCYBER. C’est bien dans cet écosystème qu’il va falloir, à un moment donné, créer des filières pour professionnaliser l’ensemble de la communauté. Plus on crée une communauté, plus on est capable de mener une politique commune de gestion de ressources humaines. Guillaume Poupard et moimême sommes donc en train de préparer, pour les ressources militaires, les conditions d’un parcours dans les affectations à l’ANSSI et au COMCYBER.

Ensuite, quand on veut recruter une population, on doit réfléchir à sa sociologie. La question du niveau de contractualisation va effectivement commencer à se poser. Ce niveau est très faible actuellement, ce qui n’est pas tenable pour les raisons que vous citiez : ce sont des expertises qui vont finir par se dévaloriser et on a besoin de réoxygéner une partie de l’organisation. Il va donc falloir accepter l’idée d’augmenter la capacité et le niveau de contractualisation au sein de cette communauté.

Vous avez évoqué un déficit de personnel à recruter ; en pratique, aujourd’hui, je suis, au contraire, assez surpris de rencontrer si peu de difficultés de recrutement : nous avons affaire à une génération de jeunes qui ont très envie de servir une fonction régalienne de l’État. Ces jeunes viennent suffisamment en nombre pour répondre à nos besoins. Je parle pour le COMCYBER, mais je suis persuadé que les autres acteurs de la cyberdéfense vous diront la même chose. Cela étant, cette expertise va rapidement être mise en concurrence avec l’extérieur : nous arrivons à recruter, encore faudra-t-il savoir les retenir. Il nous faudra faire en sorte d’adapter nos formules de contractualisation pour maintenir ces jeunes dans nos structures étatiques, le temps qu’ils puissent servir l’État autant que nécessaire, et pour ne les voir partir que lorsque notre organisation pourra se le permettre.

Le volume des formations n’est pas suffisant. Dans mon ancien emploi je me suis fait l’avocat de la création de plus de formations en BTS. Dans la mesure où le cyber est une fonction qui est en train de s’organiser, nous avons besoin de bac + 2 qui se forment chez nous, au contact du métier, afin de devenir opérationnels et à notre main. Il faut multiplier ces cursus car c’est dans cette population que je trouverai une ressource humaine experte, à même d’être efficace dans mes structures opérationnelles.

Au-delà de la formation ab initio, le deuxième défi est celui de la formation continue. C’est un réel challenge. Le cyber va très vite ; l’internet modifie ses formats, ses applications tous les jours. Nous avons donc besoin d’une formation continue très robuste et très liée à ce qui se passe dans le monde civil. Nous avons sans doute intérêt à réfléchir à des partenariats public-privé afin de proposer des formations continues à nos opérateurs.

Pour ce qui est de la répartition des effectifs, sur les 1 100 combattants cyber qui sont prévus dans le cadre de la prochaine LPM, un peu plus de 500 relèvent du « grand employeur CEMA » et seront donc directement placés sous l’autorité du COMCYBER. La DGA et les services de renseignement recevront leur quote-part, étant entendu qu’il ne faut pas négliger la DGA qui constitue l’ingénierie de la cyberdéfense au profit des armées.

Pour le grand employeur CEMA, le calendrier prévoit 320 recrutements jusqu’en 2023 et le complément est prévu pour 2025. Cette montée en puissance correspond à ma capacité de recrutement. Je n’ai donc pas de souci à cet égard pour les années à venir, en tout cas pour ce qui concerne le COMCYBER.

Comment utiliser l’action cyber, en parallèle ou en combinaison, dans la manœuvre conventionnelle ? Il s’agit, vous l’avez compris, d’intégrer une nouvelle capacité dans la planification et la conduite des opérations. C’est une question de gouvernance opérationnelle : compte tenu de la nécessité à la fois de protéger cette capacité et d’en maîtriser le risque, il appartient au COMCYBER, placé sous la responsabilité du chef d’état-major des armées, de prendre la décision ou non d’engager ces moyens. Quand un état-major est engagé à l’extérieur, au plus près des combats et de la réalité opérationnelle, toute la question est d’être à même d’établir un dialogue étroit avec le commandement de théâtre qui voudra, ou non, lancer des opérations numériques ; le risque sera évalué par le COMCYBER et ce sera au chef d’état-major des armées, in fine, de décider d’engager ou non ces capacités.

Je reviens – veuillez excuser cet esprit d’escalier – sur les ressources humaines et plus précisément sur la question de la réserve. Cette population, j’en suis convaincu, doit être véritablement assimilée à une population active, et pour bien des raisons : non seulement nous avons énormément de volontaires au titre de la réserve citoyenne, mais, et c’est une autre bonne surprise, ils ont un niveau d’expertise comme je n’en aurai peut-être jamais au COMCYBER. La réserve est donc un enjeu très important pour nous : il faut en améliorer la gouvernance, qui n’est pas encore suffisamment bien assise. La réserve est partie intégrante de la réflexion sur la politique de ressources humaine du COMCYBER.

Qu’en est-il de la cyberdéfense au sein de l’Union européenne ? Prenons – pas tout à fait au hasard – le cas de l’Allemagne qui a décidé de créer un commandement cyber, en fait une sixième armée de 15 000 hommes. Le spectre des missions du commandement cyber allemand n’est pas le même que le COMCYBER : nos voisins y ont intégré l’imagerie satellitaire, le renseignement tactique et une bonne partie de ce qu’on appelle les systèmes d’information opérationnels. La montée en puissance de cette structure, prévue sur trois ans, s’inscrit dans le contexte d’une réforme très profonde des forces allemandes qui s’est faite quelque peu dans la douleur, dont le but est d’organiser une armée à part entière. Les effectifs et moyens sont actuellement renforcés, nos amis allemands ont beaucoup investi dans cette armée cyber et développé de nombreux concepts, si bien qu’il ne fait aucun doute qu’ils deviendront, dans les années 2018-2020, au sein de l’Union européenne, un partenaire de premier plan en matière de cyberdéfense.

Quant aux Britanniques, ils disposent sans doute de l’organisation la plus mature car ils ont commencé à la développer avant nous. Ils ont organisé une interaction de proximité entre les armées, le monde du renseignement et leur ANSSI qui est une émanation du Government Communications Headquarter (GCHQ). Nous avions, encore il y a cinq ou dix ans, du retard par rapport à eux, mais nous le rattrapons petit à petit pour, dans les années à venir, les égaler en matière de maturité opérationnelle et organisationnelle. L’un des défis de la Revue stratégique de cyberdéfense a précisément été l’accélération de cette maturation.

Peu d’autres pays de l’Union européenne ont pris la décision de créer un COMCYBER à la mode allemande ou selon le modèle français, plus flexible. Mais ils y viennent : l’Estonie est en train de créer son COMCYBER, l’Espagne se pose la question… Bref, un certain nombre de pays de l’Union européenne gagnent en maturité conceptuelle et devraient, marche après marche, parvenir à se doter d’organisations de cyberdéfense, pour peu qu’ils réalisent les investissements nécessaires.

En ce qui concerne la question sur l’ARCEP comme organisme de contrôle, je me permets de vous renvoyer vers l’ANSSI. Je ne suis pas directement concerné par l’article 19 du projet de LPM, à ceci près que, évidemment, si l’ANSSI active ses capacités de détection en cas d’attaque pouvant concerner le ministère des Armées, j’ai besoin, pour en mesurer l’ampleur, de disposer des informations nécessaires pour les consolider, les corroborer.

De même, la protection et de la pérennisation du vote est de la responsabilité de l’ANSSI et non du COMCYBER. Le ministère des Armées, je le rappelle, mène des actions de protection uniquement sur ses propres réseaux, par délégation de l’ANSSI. Les actions numériques qu’il mène accompagnent l’engagement des armées à l’extérieur du territoire national.

M. le président. Pour obtenir des réponses du représentant de l’ANSSI, mes chers collègues, il vous faudra revenir le jeudi 8 mars…

M. Philippe Michel-Kleisbauer. Mon général, compte tenu de ce que vous venez d’expliquer sur les puissances qui arrivent à maturité en matière de cyberdéfense et compte tenu du risque ultime que présentent ces cybercapacités, devons-nous réserver les technologies et les techniques à un nombre limité de puissances ? Devons-nous dénier aux autres le droit d’y accéder ?

Mme Séverine Gipson. Général, la revue stratégique souligne la réalité et la permanence de la menace cybernétique. Dans le cadre de la LPM, le ministère des Armées considère comme axe prioritaire le dispositif qui garantira son propre fonctionnement et assurera la continuité des grandes fonctions vitales de la nation.

L’article 21 du projet de LPM ajoute les actions numériques à la liste des opérations mobilisant des capacités militaires au cours desquelles la responsabilité pénale du militaire ne peut pas être engagée. Au titre des critères pour lesquels l’excuse pénale pourra être accordée, il est indiqué que « les actions principales devront s’exercer en dehors du territoire national ». Cela signifie-t-il que d’autres actions secondaires pourront être menées à partir du territoire national ? Avez-vous une idée de la façon dont s’opère cette distinction ?

M. Charles de la Verpillière. Mon général, pour autant que je connaisse le cyber – c’est-à-dire très peu –, je sais qu’il y a, en la matière, des acteurs étatiques ou para-étatiques et, à l’autre bout du spectre, des acteurs criminels ; et puis il y a aussi des acteurs privés, d’une puissance extraordinaire, que l’on appelle familièrement les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), ces grands groupes américains qui traitent des milliards de données. Du point de vue de la cyberdéfense française, considérez-vous les GAFA comme des alliés, des adversaires ou bien des neutres, pour reprendre des termes militaires ?

Mme Aude Bono-Vandorme. Devons-nous déduire de l’article 21 du projet de LPM que les personnels civils de la DGA mis à votre disposition ne pourront pas bénéficier de l’excuse pénale ? Il est par ailleurs prévu que cette disposition ne s’applique qu’à des opérations menées hors du territoire national. L’existence d’une dualité de régime entre les OPINT et les OPEX vous paraît-elle pertinente dans le domaine cybernétique ?

M. Louis Aliot. Comment jongle-t-on avec ceux qui, d’un côté, sont nos alliés, en particulier aux pays de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), mais qui, de l’autre, sont des concurrents, notamment dans l’industrie de la défense, et qui ont pratiqué une forme de nouvel espionnage à nos dépens, comme l’ont révélé plusieurs scandales comme celui de WikiLeaks, ou écouté des conversations par exemple sur le Rafale alors qu’ils nous fournissent des équipements que nous ne fabriquons pas ? Comment dans ces conditions sécuriser nos systèmes ?

M. Jean-Marie Sermier. L’informatique et le numérique sont des armes puissantes. Vous avez légitimement évoqué la lutte informatique défensive ou une meilleure détection des attaques. Le projet de LPM prévoit une montée en puissance de notre capacité de cyberdéfense, mais pouvez-vous nous parler d’une éventuelle montée en puissance de notre capacité de cyberattaque ?

Général Olivier Bonnet de Paillerets. J’ai soutenu avec force la disposition qui figure aujourd’hui à l’article 21 du projet de LPM parce que je me sens responsable des personnels qui travaillent sous mon commandement. Or je n’étais pas certain que, dans le cadre d’actions numériques que je leur demandais d’exécuter, ils ne fassent pas un jour l’objet d’une procédure judiciaire – les opérations en question ayant évidemment été validées et les procédures respectées. Je me suis appuyé sur des juristes qui m’ont conseillé de défendre ce dispositif. Peut-être le mot « action » n’est-il pas clair, car c’est surtout de l’effet qu’il s’agit. Les actions cyber conduites au titre du COMCYBER ont un effet en dehors du territoire national. Je ne mène pas d’action dont les effets se produiraient sur le territoire national. Sur ce dernier, je ne m’occupe que de la protection des réseaux du ministère des Armées. Les actions numériques que je conduis le sont, je le répète, à l’extérieur du territoire national, sur un réseau, un groupe de personnes ; et si, par un effet de bord, il y a un risque de judiciarisation, je veux être sûr que l’opérateur du COMCYBER soit pénalement non responsable.

Et ce sont bien les militaires qui mènent des opérations cyber qui doivent bénéficier de ce dispositif. Les civils de la DGA n’entrent pas dans cette catégorie. L’excuse pénale a pour but de garantir la protection de ceux qui sont dans l’action car, vous avez raison, la distinction entre OPINT et OPEX n’a pas grand sens en matière cyber, si ce n’est au regard des limites du mandat du COMCYBER, appelé à engager des effets sur les théâtres où les armées françaises sont engagées.

Faut-il réserver à certains pays la technologie ou non ? À mon sens, le champ de la souveraineté est en train de se déplacer : il faut essayer de rechercher, avec certains pays de confiance et même de grande confiance – et en premier lieu des pays européens –, une convergence entre nos systèmes de détection. Je ne vois pas pourquoi nous ne serions pas capables de nous allier avec les entreprises de ces pays afin de fabriquer des produits qui rendent nos systèmes de cyberdéfense interopérables. Encore une fois, je suis convaincu qu’il s’agit d’un problème de sécurité collective : si l’Allemagne est attaquée, elle doit pouvoir me transmettre en temps réel des données qui me permettront de m’assurer que la France ne l’est pas – pour ce qui concerne le champ militaire en tout cas. Je ne sais pas s’il faut « réserver » des technologies ; en tout cas, je crois qu’il faut faire en sorte que des équipements et des technologies soient mutualisés avec certains pays à même de consolider une communauté d’intérêt sur ce problème de sécurité.

Dans le même ordre d’idées, qui est allié, qui est concurrent ? Cela suppose au préalable de résoudre le problème de la souveraineté. La France et l’Union européenne devront identifier les équipements et les technologies souverains – la revue évoque à cet égard la détection, le chiffrement, les radios, l’intelligence artificielle… On n’a pas encore créé les conditions de cet environnement mais il faut y arriver ; en attendant, c’est une question de gestion de risque : pour tout ce dont sont pourvus les équipements les plus précieux, on doit être à un niveau de confiance, vis-à-vis de l’entreprise ou du pays, qui rende le risque assumable. C’est la seule réponse que nous puissions donner : les révélations de Snowden ne m’ont pas échappé, celles de WikiLeaks non plus avec en particulier les documents Vault 7 et Vault 8. Nous ne sommes pas dans un monde parfait et notre responsabilité est d’admettre que nous ne pouvons que nous inscrire dans le cadre d’une gouvernance du risque tant que nous n’avons pas d’autres solutions.

Les GAFA sont-ils nos alliés, des adversaires ou bien sont-ils neutres ? La réponse est dans la question : un peu des trois… Là encore, les représentants de l’ANSSI seront bien plus précis que moi. Je vais néanmoins tâcher de vous éclairer en vous donnant un exemple. Le COMCYBER, dans ses actions numériques en soutien de l’engagement militaire, par exemple au Levant, surveille la propagande des djihadistes et la combat. Quand un contenu de cette propagande, en français, va toucher un public français, je le communique au ministère de l’Intérieur et je vérifie avec les responsables de certains des GAFA qu’ils ont bien pris en compte le fait qu’il va falloir retirer ce contenu de la Toile. Nous sommes passés en quelques mois d’une situation où nous n’avions pas de réponse de leur part, à une situation où les taux de retrait sont de 50 à 80 %. J’ai donc réussi, dans le champ opérationnel, à engager un dialogue avec les GAFA et, par le biais du ministère de l’Intérieur, à les sensibiliser un peu plus sur leurs responsabilités. Reste que nous nous trouvons ici dans un contexte d’omnipotence que nous ne pouvons que subir ; le jour où nous serons capables de rééquilibrer les choses au sein de l’Union européenne, tout le monde ne s’en portera que mieux.

Je suis désolé de ne pouvoir répondre à la question portant sur les moyens offensifs. Tout ce que je puis dire est qu’il est illusoire de croire que l’un pourrait aller sans l’autre, qu’on pourrait renforcer l’un sans renforcer l’autre : on ne peut pas bien se défendre si l’on n’a pas la capacité de neutraliser les effets d’une attaque, si l’on n’est pas capable d’engager des moyens actifs. Permettez-moi d’en rester à cette modeste généralité…

M. Jean-Michel Jacques. Dès lors que l’armée française intervient sur le territoire national, par exemple avec l’opération Sentinelle, la notion de projection semble toute relative. N’en est-il pas de même s’agissant de la séparation entre la cyberdéfense, qui relève de la défense nationale, et la cybersécurité qui relève de l’ANSSI ? N’aurait-on pas intérêt à tout fusionner pour organiser une défense cyber à la fois intérieure et extérieure ?

Votre niveau d’équipement vous paraît-il convenable pour remplir vos missions ? Les procédures d’acquisition actuelles sont-elles suffisamment fluides ? Vous permettent-elles d’acquérir les matériels dont vous avez besoin et de les remplacer au gré des évolutions technologiques incessantes, ce qui doit poser un certain nombre de problèmes ?

Mme Laurence Trastour-Isnart. Le cyberespace, ouvert à tous, évolue en permanence, et nous sommes tous sur les réseaux au quotidien. Comment assurer la cybersécurité au sein de la défense nationale ? Quelles règles internes permettent d’éviter que l’utilisateur lambda au sein de la défense communique des informations par l’intermédiaire des réseaux ? Des règles particulières ont-elles été mises en place en interne ?

M. Christophe Lejeune. Nous avons tous en tête des images des défilés militaires sur la place Rouge ou à Pyongyang qui donnent à voir la défense d’un pays. Comment visualiser la cyberdéfense ? Quelle peut être sa portée diplomatique ?

Mme Josy Poueyto. La revue stratégique contient des recommandations prioritaires s’agissant en particulier de la consolidation de l’organisation de cyberdéfense française avec la mise en place de quatre chaînes opérationnelles : « protection », « action militaire », « renseignement », et « investigation judiciaire ». Comment s’articulent-elles ?

M. Thibault Bazin. Mon général, la LPM aurait pu prévoir un volet contenant un arsenal d’outils juridiques que vous auriez utilisés comme autant d’armes. En particulier, ne devrions-nous pas changer de doctrine ? Notre stratégie est très différente de celle de l’Allemagne. Notre approche est transversale alors que les Allemands mettent en place une véritable armée cyber. L’option française a-t-elle donné lieu à un débat puis à un arbitrage ?

Général Olivier Bonnet de Paillerets. M. Jean-Michel Jacques a relevé la continuité du rôle des armées à l’extérieur et à l’intérieur avec l’opération Sentinelle. Je ne puis que répéter que si le COMCYBER a bien la responsabilité de défendre les réseaux informatique et de télécommunication utilisés par Sentinelle, il n’a aucune responsabilité en matière d’action cyber sur le territoire national autre que ce qui relève de la défense.

Je vous confirme qu’il n’y a pas de continuité en matière d’action cyber : seuls les services de police et de renseignement sont autorisés par la loi à mettre en œuvre des techniques de renseignement sur le territoire national – y compris sur la base d’actions informatiques. Le COMCYBER n’y est pas autorisé. Je ne mène pas d’actions numériques sur le territoire national ; ma responsabilité concerne l’extérieur et les théâtres en soutien.

En matière d’équipements, un double effort doit être engagé à travers la LPM. Le premier concerne l’industrialisation des moyens de détection et de supervision. Ce changement d’échelle constitue un défi. Je dois m’assurer que des sondes dans l’ensemble du réseau des armées me permettent de centraliser, au niveau du CALID, une hypervision des informations qui remontent, et une coordination des éventuels incidents. Mon premier défi est donc celui de l’industrialisation de toute la chaîne de détection du ministère des Armées, y compris en intégrant dans les années à venir tout ce que l’intelligence artificielle générera en termes d’automatisation, d’enrichissement, de moyens de détection et de supervision. En l’état actuel des choses, peut-on dire que tout est parfait ? Je n’irai pas jusque-là, mais le ministère des Armées dispose bel et bien de moyens de détection et d’hypervision. Des investissements sérieux sont toutefois nécessaires pour assurer le passage à l’échelle appropriée, ce qui nécessitera une importante approche programmatique avec la DGA.

Le second effort concerne la capacité à intégrer des équipements qui répondent aux besoins opérationnels immédiats des structures opérationnelles, qu’il s’agisse du CALID ou du CO CYBER. Nous avons pris la décision, avec la DGA, de mettre en place des circuits courts d’achat en lançant des « défis » aux entreprises françaises. Nous leur disons par exemple : « Dans les six mois, j’ai besoin d’une capacité d’analyse de données projetable pour me moderniser et accompagner les forces à l’extérieur du territoire. » À elles de me proposer un produit dans les six mois. S’il me convient, nous passons à l’échelle industrielle. Nous mettons en place des systèmes qui nous permettront de disposer d’équipements sur des temps courts, car le temps court correspond aux réalités de l’innovation et de l’accélération technologique liée à l’internet.

Comment puis-je m’assurer que les militaires et les civils qui travaillent pour nous respectent les règles de confidentialité ? Tous ceux qui rejoignent le COMCYBER font évidemment l’objet d’une enquête qui permet de leur attribuer un niveau d’habilitation ad hoc. Par ailleurs, je mets actuellement en place une charte de déontologie qui, au-delà des aspects réglementaires, vise à créer une identité commune autour de valeurs professionnelles, mais également de la notion de responsabilité. Ces chartes de déontologie permettent de marquer les esprits et d’organiser collectivement la responsabilité des actions individuelles.

Existe-t-il un lien entre le cyber et la diplomatie ? D’une certaine manière, le cyber change le statut des États, parce que ceux qui se numérisent sont les plus en pointe en matière de cyberdéfense, ce qui signifie qu’ils disposent aussi de capacités cyber offensives. Ce statut ouvre la possibilité de partenariats et d’échanges et permet d’accéder à des responsabilités politiques nouvelles, y compris dans les chaînes diplomatiques. Pour des raisons liées à l’économie et à la sécurité collective, la cyber est aujourd’hui devenue un vecteur de rapprochement à part entière. Elle constitue bien une dimension de notre diplomatie.

Il est un peu difficile de comparer les ambitions des armées françaises et allemandes en matière de cyberdéfense. L’armée française est dans les opérations au quotidien. Nous avons décidé d’une gestion plutôt transversale de la responsabilité cyber, ce qui m’évite de devoir gérer chaque jour des questions organiques. Je peux me concentrer sur ma responsabilité opérationnelle et fonctionnelle. J’ai l’autorité opérationnelle sur les structures (CALID, CASSI…) et d’autres s’occupent de leur fonctionnement. Je ne vois aucun problème à ne pas disposer de rattachements organiques aussi imposants que ceux décidés en Allemagne. Tout l’enjeu est de parvenir à identifier et faire accepter des mécanismes de gouvernance efficaces: comme toute nouvelle capacité, elle doit être comprise et accompagnée. Le défi que j’ai à relever, c’est de faire monter en puissance la culture collective des armées dans ce domaine. J’estime aujourd’hui que la fonction transverse qui est la mienne me permet d’exercer mes missions. Cela relève de l’exercice de ma responsabilité et de mon leadership, ainsi que de ceux de mes adjoints : à nous de faire en sorte que cette fonction transverse soit acceptée et apporte de la plus-value au système.

Les quatre chaînes opérationnelles sont articulées autour des quatre acteurs dont je vous ai parlé. Parce que ce modèle a séparé l’offensif, le défensif, l’information assurance et le renseignement, la revue stratégique a souhaité mettre en place un système de coordination de l’ensemble acteurs. Ceux-ci participeront non seulement à un comité stratégique qui veillera à la montée en puissance de la communauté cyberdéfense, mais aussi à des centres de coordination des crises cyber (C4) qui permettront d’améliorer le partage de l’analyse de la menace, la coordination et l’organisation d’une réponse en cas de crise. La revue cyber prévoit donc de maintenir le modèle français fondé sur des principes de séparation tout en organisant une coordination aux niveaux politiques, opérationnels et techniques pour veiller à ce que ces quatre piliers fonctionnent ensemble.

La fonction cyber est opérationnelle. Elle est devenue une capacité à part entière ; le ministère des Armées et le chef d’état-major n’ont aucun doute sur ce point., le temps viendra où nous participerons à un défilé du 14 juillet pour montrer que la France est une puissance cyber, et qu’elle l’assume dans le champ militaire.

M. Patrick Hetzel. La réserve de cyberdéfense créée en 2016, chargée d’assister l’État et les armées en cas de crise numérique majeure, est placée sous votre autorité. Son périmètre d’intervention vous semble-t-il satisfaisant ? Vous avez parlé d’aller un peu plus loin. Quelles évolutions seraient souhaitables afin d’assurer son efficacité optimale ?

Pouvez-vous nous dire comment le commandement de cyberdéfense coordonne ses actions avec le SGDSN qui a autorité sur l’ANSSI ?

Mme Patricia Mirallès. Selon vous, est-il nécessaire de développer des systèmes informatiques d’État afin de préserver l’ensemble de nos données et d’assurer la sécurité du pays ?

Que pensez-vous d’un Patriot Act à la française ?

M. Loïc Kervran. Vous me pardonnerez de revenir sur la question de l’article 19 de la future LPM. J’ai compris les limites de votre compétence en matière de défense intérieure – sauf dans le cas où une attaque concernerait les systèmes du ministère des Armées. Le modèle français a en effet la particularité de distinguer le défensif, qui relève de l’ANSSI, de l’offensif qui entre dans votre champ de compétence – et sans doute également dans celui d’autres organes comme la DGSE. Dans ce modèle, n’est-il pas envisagé d’utiliser les informations recueillies par les marqueurs techniques disposés par l’ANSSI ou les opérateurs pour apporter une réponse offensive appropriée en cas d’attaque ? Une démarche de cette nature n’impliquera-t-elle pas une « désanonymisation » des données en question ?

M. Laurent Furst. Mon général, j’ai appris que les Français « utilisent », au quotidien, en moyenne, quarante-six ou quarante-sept satellites. Nous avons déjà repéré un objet parfaitement identifié, mais non dénommé, non loin d’un satellite français. Il paraît également que des bâtiments russes auraient été localisés à proximité des câbles sous-marins qui sillonnent la planète pour transporter l’information. Nous avons conscience de la dimension cyber du champ de combat, mais votre métier consiste-t-il aussi à assurer la protection des communications et des données des Français qui passent par les satellites et les câbles sous-marins – qui peuvent du reste appartenir à des entreprises de taille internationale relevant d’un autre pays ? Votre mission s’exerce-t-elle aussi dans les eaux internationales ou dans l’espace ?

M. Fabien Lainé. La cybersécurité est un système d’interdépendance qui nécessite d’éviter les maillons faibles et les portes d’entrée qui permettent les attaques. Ce système ne peut donc être efficace que si chacun est sensibilisé à ces exigences. J’ai entendu que vous souhaitiez rédiger une charte de déontologie et de bonnes pratiques, mais pensez-vous que le niveau de formation des personnels civils et militaires du ministère des armées soit aujourd’hui à la hauteur de ces enjeux ?

M. Philippe Chalumeau. Avec l’irruption l’intelligence artificielle et l’informatique quantique, nous savons que nous allons vers une révolution exceptionnelle, d’une ampleur comparable à celle que provoqua l’invention de la poudre. Estimez-vous que la LPM vous accompagne et qu’elle apporte une réponse suffisamment calibrée pour faire face aux nouveaux risques ? Selon vous, à partir de quand peut-on attendre leur explosion et leur progression exponentielle ?

Général Olivier Bonnet de Paillerets. Peut-être aurais-je dû le préciser, il existe deux réserves de cyberdéfense : la réserve citoyenne de cyberdéfense (RCC), gouvernée par le triptyque gendarmerie-ANSSI-COMCYBER, et la réserve opérationnelle de cyberdéfense, directement placée sous l’autorité du COMCYBER. En tant que responsable de ces deux réserves, je suis confronté à plusieurs enjeux. Tout d’abord, nous sommes en train de réviser en profondeur les missions et la gouvernance de la réserve citoyenne de cyberdéfense. Actuellement, celle-ci est utilisée pour réaliser des actions de sensibilisation à la cyberdéfense et de communication concernant le COMCYBER et les besoins du ministère. Or, pour vous dire les choses franchement, ce n’est pas ainsi que l’on motive des réservistes, qui veulent travailler pour une structure opérationnelle. Il faut donc rapprocher cette réserve des besoins quotidiens du COMCYBER, y compris sur le plan opérationnel. Par ailleurs, si sa gouvernance parisienne a été très bien pensée, ce n’est pas le cas au niveau territorial. Nous avons donc décidé, avec l’ANSSI et la gendarmerie, de créer des gouvernances dans treize régions afin qu’elle s’inscrive davantage dans le tempo des besoins du COMCYBER, de l’ANSSI ou de la gendarmerie. Il s’agit d’une réforme assez lourde.

Vous l’aurez compris, je souhaiterais atténuer la distinction entre les deux réserves. En effet, il ne me paraît pas sain de créer un fonctionnement à deux vitesses, les motivations étant différentes dans chacune des deux réserves. J’ai besoin d’une partie de leur expertise et je ne voudrais pas que des problèmes de statuts ou de dénomination de missions m’interdisent d’utiliser l’une ou l’autre. Nous sommes donc en train de réfléchir aux moyens de créer entre ces deux réserves une interaction afin que le COMCYBER puisse, en définitive, se tourner vers une population globale et faire appel à l’une ou l’autre selon qu’il a besoin du maillage de la réserve citoyenne ou de la réserve opérationnelle de cyberdéfense. Le défi que nous devons relever consiste, encore une fois, à disposer d’une réserve active qui s’inscrive dans le tempo du besoin quotidien des opérations du COMCYBER.

Par ailleurs, la relation entre le COMCYBER et le SGDSN se fait directement avec l’Agence nationale de sécurité des systèmes d’information, à plusieurs niveaux. Tout d’abord, le centre nerveux et opérationnel du COMCYBER est co-localisé avec l’ANSSI. Ma structure, le CALID, qui a pour mission de superviser les réseaux du ministère des Armées, a ainsi directement accès aux informations, aux expertises ou aux formations dont il a besoin. Cette co-localisation crée un terreau très favorable à l’interaction avec l’ANSSI et le SGDSN.

Mais Guillaume Poupard – le directeur général de l’ANSSI, avec qui j’ai une relation très précieuse – et moi-même souhaitons faire en sorte que le champ du partenariat entre le COMCYBER et l’ANSSI ne se limite pas à cette co-localisation : nous voulons pouvoir réfléchir à des politiques de ressources humaines et de formation continue communes ainsi qu’à une mutualisation des équipements. Il s’agit également de mettre en œuvre une politique partenariale pour remédier aux problèmes de symétrie d’organisation auxquels nous sommes constamment confrontés avec les pays étrangers ; de fait, tous les pays n’ont pas une ANSSI et un COMCYBER. Du reste, je rappelle que, si j’ai la responsabilité opérationnelle au regard du CEMA et du ministère des Armées, je suis sous la responsabilité de l’ANSSI pour ce qui touche aux aspects réglementaires et normatifs.

La question du Patriot Act ne relève pas du COMCYBER, mais de l’ANSSI… Faut-il des systèmes d’État ? Encore une fois, c’est une question extrêmement lourde. J’en reviens à l’idée de la souveraineté : ne faut-il pas envisager une souveraineté partagée ? Je ne fais là que soulever la question – mais vous aurez compris mon inclination.

À propos de l’article 19, il me semble naturel que l’on renforce les prérogatives de l’ANSSI pour qu’elle puisse mettre en place, dans certaines structures d’intérêt, des systèmes de détection d’attaques qui, directement ou indirectement, vont toucher les intérêts de l’État. Ensuite, il revient à l’ANSSI, qui est au point d’équilibre entre la cyberprotection, le renseignement et l’offensive, de décider ou pas du transfert des marqueurs, par exemple. C’est fondamentalement le SGDSN qui sera à la manœuvre dans ce domaine. Ce que je dis simplement, c’est que, agissant sur délégation de l’ANSSI, il faut que, si cette attaque touche le ministère des Armées, mes chaînes de détection me permettent de la corroborer et de mesurer son amplitude et son agressivité. C’est un environnement sur lequel nous devrons travailler avec l’ANSSI, pour définir un protocole, des règles de bonne conduite, etc.

Je n’exerce pas de responsabilités directes dans la protection des câbles, qu’ils touchent le territoire national ou qu’ils se trouvent dans les eaux territoriales. Quant aux satellites de communication, seuls les satellites militaires relèvent de ma responsabilité ; les satellites civils relèvent de l’ANSSI. Cependant, lorsque les intérêts français sont touchés, le COMCYBER a le devoir de soutenir ceux qui les défendent dans un champ non militaire et il a la responsabilité de développer des scénarios qui permettent de neutraliser l’agresseur ou de diminuer les effets de son attaque. C’est ainsi que j’interviens, indirectement, en proposant des options de nature militaire au niveau politique.

En ce qui concerne la formation, je reprendrai une des conclusions de la revue stratégique cyber : nous devons former nos concitoyens, dès le plus jeune âge, à la notion de cybersécurité. C’est très bien d’avoir un téléphone portable ou d’être inscrit sur Facebook ; encore faut-il en mesurer les conséquences. Plus tôt nous les sensibiliserons à cette culture et nous les responsabiliserons dans leur utilisation des outils connectés à internet, mieux ce sera. Ce qui est vrai pour nos concitoyens l’est également pour le ministère des Armées mais, même si l’on peut toujours mieux faire, je crois que celui-ci a pris un peu d’avance dans ce domaine. Le véritable enjeu réside plutôt dans l’organisation de la formation continue. Je veux en effet m’assurer que le niveau de professionnalisation des opérateurs du COMCYBER demeure le plus haut possible.

La DGA s’est engagée, il y a quelques années, dans l’expertise de l’intelligence artificielle. Frédéric Valette, l’un des adjoints du DGA, chargé du domaine cyber, avec qui je collabore étroitement, me tient informé de l’évolution des programmes et des investissements réalisés dans ce domaine. Je n’ai donc pas d’inquiétudes : la DGA m’accompagnera dans la mise en place et l’intégration de l’intelligence artificielle. Celle-ci suscite beaucoup d’interrogations, qu’il s’agisse du management de l’information dans les états-majors, de la manière dont le deep learning et la robotisation permettront d’améliorer le fonctionnement de la cyberdéfense… L’enjeu pour moi est de faire en sorte que, dans la trajectoire de la LPM, la révision de l’ensemble de l’architecture de détection et de supervision puisse coïncider avec le moment où les techniques liées à l’intelligence artificielle arriveront à maturité : le but, et nous y travaillons avec Frédéric Valette, est d’éviter toute obsolescence dans les programmes que nous avons lancés et de faire en sorte que, dès que la virtualisation et le deep learning arriveront à maturité, on puisse les intégrer naturellement dans les architectures en cours d’élaboration.

M. le président. Je laisse la parole à Jean-François Eliaou, pour une dernière question, qui sera brève.

M. Jean-François Eliaou. Permettez-moi de revenir sur l’article 21, Mon général. Les acteurs du COMCYBER pourraient-ils être confrontés à des problèmes de judiciarisation pénale dans leur activité de protection sur le territoire national ?

Général Olivier Bonnet de Paillerets. Je ne vois pas quel scénario pourrait les mettre en danger car, dans le cadre de la détection et de la supervision, nous ne faisons à aucun moment appel à des capacités actives ; nous n’utilisons que des capacités passives qui entrent dans un champ réglementaire qui me semble très bordé. Le COMCYBER et l’ANSSI peuvent, en vertu de l’article 21 de la dernière LPM, neutraliser les effets d’une attaque sur le territoire national par des moyens actifs. Cette possibilité existe, mais elle est parfaitement encadrée.

M. le président. Merci pour vos réponses, Mon général.

 

 


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 Représentants d’associations professionnelles nationales de militaires (mardi 27 février 2018)

Les débats sont accessibles sur le portail vidéo du site de l’Assemblée à l’adresse suivante :

http://videos.assemblee-nationale.fr/video.5621804_5a957aac7d54e.commission-de-la-defense--auditions--sur-le-projet-de-loi-de-programmation-militaire-27-fevrier-2018

 

 


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 Représentants de syndicats des personnels civils de la défense (mercredi 28 février 2018)

Les débats sont accessibles sur le portail vidéo du site de l’Assemblée à l’adresse suivante :

http://www.assemblee-nationale.tv/video.5623014_5a965e10d6c3f.commission-de-la-defense--auditions--sur-le-projet-de-loi-de-programmation-militaire-28-fevrier-2018

 

 

 


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 M. Thierry Gaiffe, président de la commission défense du Comité Richelieu, et M. Nicolas Corouge, vice-président du Comité Richelieu (mercredi 28 février 2018)

Les débats sont accessibles sur le portail vidéo du site de l’Assemblée à l’adresse suivante :

http://www.assemblee-nationale.tv/video.5623014_5a965e10d6c3f.commission-de-la-defense--auditions--sur-le-projet-de-loi-de-programmation-militaire-28-fevrier-2018

 

 

 


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 M. Stéphane Mayer, président de Nexter (mercredi 28 février 2018)

Les débats sont accessibles sur le portail vidéo du site de l’Assemblée à l’adresse suivante :

http://www.assemblee-nationale.tv/video.5624702_5a96a5ff81ec0.commission-de-la-defense--auditions--sur-le-projet-de-loi-de-programmation-militaire-28-fevrier-2018

 


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 M. Éric Trappier, président-directeur général de Dassault Aviation (mercredi 28 février 2018)

Les débats sont accessibles sur le portail vidéo du site de l’Assemblée à l’adresse suivante :

http://www.assemblee-nationale.tv/video.5624702_5a96a5ff81ec0.commission-de-la-defense--auditions--sur-le-projet-de-loi-de-programmation-militaire-28-fevrier-2018

 

 

 


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 M. Hervé Guillou, président-directeur général de Naval Group (mardi 6 mars 2018)

La commission de la Défense nationale et des forces armées auditionne M. Hervé Guillou, président-directeur général de Naval Group, sur le projet de loi de programmation militaire.

Les débats sont accessibles sur le portail vidéo du site de l’Assemblée à l’adresse suivante :

http://www.assemblee-nationale.tv/video.5632477_5a9eb8c03f56d.commission-de-la-defense--m-herve-guillou-pdg-naval-group-et-m-patrice-caine-pdt-thales-sur-le-6-mars-2018

 

 


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 M. Patrice Caine, président de Thales (mardi 6 mars 2018)

La commission de la Défense nationale et des forces armées auditionne M. Patrice Caine, président de Thales, sur le projet de loi de programmation militaire.

Les débats sont accessibles sur le portail vidéo du site de l’Assemblée à l’adresse suivante :

http://www.assemblee-nationale.tv/video.5632477_5a9eb8c03f56d.commission-de-la-defense--m-herve-guillou-pdg-naval-group-et-m-patrice-caine-pdt-thales-sur-le-6-mars-2018

 

 


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 M. Guillaume Faury, président d’Airbus Commercial Aircraft (mercredi 7 mars 2018)

La commission de la Défense nationale et des forces armées auditionne M. Guillaume Faury, président d’Airbus Commercial Aircraft, sur le projet de loi de programmation militaire

Les débats sont accessibles sur le portail vidéo du site de l’Assemblée à l’adresse suivante :

http://www.assemblee-nationale.tv/video.5638678_5a9f99b2572a5.commission-de-la-defense--m-guillaume-faury-pdt-d-airbus-commercial-aircraft-sur-le-projet-de-lo-7-mars-2018

 

 


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 M. Philippe Petitcolin, directeur général de Safran (mercredi 7 mars 2018)

La commission de la Défense nationale et des forces armées auditionne M. Philippe Petitcolin, directeur général de Safran, sur le projet de loi de programmation militaire

Les débats sont accessibles sur le portail vidéo du site de l’Assemblée à l’adresse suivante :

http://www.assemblee-nationale.tv/video.5645341_5a9ffb135c217.commission-de-la-defense--m-philippe-petitcolin-dg-de-safran-et-m-emmanuel-levacher-pdt-de-rena-7-mars-2018

 

 


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 M. Emmanuel Levacher, président de Renault Trucks Defense (mercredi 7 mars 2018)

La commission de la Défense nationale et des forces armées auditionne de M. Emmanuel Levacher, président de Renault Trucks Defense, sur le projet de loi de programmation militaire

Les débats sont accessibles sur le portail vidéo du site de l’Assemblée à l’adresse suivante :

http://www.assemblee-nationale.tv/video.5645341_5a9ffb135c217.commission-de-la-defense--m-philippe-petitcolin-dg-de-safran-et-m-emmanuel-levacher-pdt-de-rena-7-mars-2018

 


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 M. le général Jean-François Ferlet, directeur du renseignement militaire (jeudi 8 mars 2018)

M. le président Jean-Jacques Bridey. C’est la première fois, Mon général, que nous vous recevons pour une audition. De nombreuses questions vous seront donc certainement posées. De votre côté, je ne doute pas que vous ayez beaucoup de choses à nous expliquer relativement au fonctionnement de votre direction, comme au sujet du contenu du projet de loi de programmation militaire (LPM).

M. le général Jean-François Ferlet, directeur du renseignement militaire. Merci Monsieur le président pour votre accueil. Je vous exposerai quels sont, vus de la direction du renseignement militaire (DRM), les enjeux de cette LPM.

Permettez-moi tout d’abord de me présenter. J’ai débuté ma carrière dans l’armée de l’air comme pilote de chasse, spécialisé dans un premier temps dans la défense aérienne, puis dans un second temps dans la reconnaissance aérienne tactique. Assez classiquement, ma carrière m’a mené du commandement d’un escadron de reconnaissance à celui de la base aérienne de Djibouti. Ces engagements ont été entrecoupés de passages en état-major dans le domaine des plans et des programmes d’armement liés à la fonction renseignement.

En deuxième partie de carrière, mes engagements ont été avant tout opérationnels : en 2014-2015, j’ai ainsi effectué une année dans le Sahel, en tant que général adjoint chargé des opérations de l’opération Serval, pour le premier mois, puis de l’opération Barkhane, pour les onze mois suivants. À l’issue, j’ai pris le commandement du centre de planification et de conduite des opérations, qui est l’outil de commandement stratégique de toutes les opérations militaires françaises, tant sur le territoire national qu’à l’étranger. Il est situé à Balard. Mon tropisme est donc plutôt opérationnel. Cela me permet de ne pas perdre de vue l’une des raisons d’être de la DRM.

Le projet de LPM fait clairement porter l’effort sur la fonction de connaissance et d’anticipation, qui comprend à la fois nos capacités dans le domaine du renseignement et celles du monde cyber. Il répond ainsi à de nombreuses attentes de la DRM, notamment en matière de ressources humaines, de finances, de grands programmes d’armement et de dispositions normatives.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, je vous brosserai un rapide tableau de la DRM dans son environnement. Pour rester simple, la direction du renseignement militaire est le service de renseignement des armées. Je remplis ma mission sous une double tutelle, puisque je sers sous les ordres du chef d’état‑major des armées, mais je suis également conseiller de la ministre des Armées en matière de renseignement d’intérêt militaire.

Au niveau interministériel, je fais partie des six directeurs des services de renseignement, dit du « premier cercle », regroupés autour du coordinateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme. Au niveau international, j’entretiens d’importants échanges avec mes homologues étrangers des services de renseignement partenaires.

Ma mission se résume en trois volets. Le premier aspect a trait à l’appui direct en renseignement aux opérations. La DRM déploie des hommes et des capteurs sur les théâtres d’opérations et participe activement à l’analyse du renseignement collecté sur ces zones. Vient ensuite l’anticipation, conçue comme une aide à la prise de décision et à la réorientation des actions ; dans ce domaine, nous travaillons à un horizon de six mois à un an. Enfin, la veille stratégique est une mission permanente, que nous remplissons au quotidien en complément de ces deux premières missions.

La DRM est en interaction avec de nombreux acteurs ; elle appartient concurremment à trois ensembles.

Le premier constitue la famille interarmées du renseignement ; la DRM y travaille en étroite collaboration et concertation avec les armées. La DRM compte un peu moins de 2 000 personnes, tandis que la fonction interarmées du renseignement (FIR), c’est-à-dire les capacités de renseignement mises en œuvre par les armées, représente environ 8 000 personnes supplémentaires, qui disposent de moyens dédiés, variant selon leur milieu d’exercice.

Au sein de cette FIR, j’occupe la fonction de « tête de chaîne ». Sur des sujets aussi divers que le domaine capacitaire, la formation, le recrutement, le pilotage des métiers du renseignement, la doctrine et la coordination des programmes majeurs, la DRM joue un rôle de coordination. Je veille ainsi à ce que toutes les actions lancées dans le domaine du renseignement soient les plus cohérentes possible.

Le deuxième ensemble constitue la communauté nationale du renseignement. S’y trouvent les six services de renseignement du « premier cercle » : direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), le service du traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins (TRACFIN), la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED) et la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD), regroupés avec la DRM autour de M. le préfet Pierre Bousquet de Florian, coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNR-LT).

Nous nous réunissons au moins tous les quinze jours pour traiter des sujets qui intéressent l’ensemble de la communauté nationale du renseignement, comme la formation de nos agents par l’Académie du renseignement, la mutualisation des capacités techniques des services de renseignement ou la coordination de nos partenariats internationaux. Au travers d’une structure de coordination rassemblant l’ensemble des services, l’état-major des armées (EMA) et la direction générale de l’armement (DGA), nous suivons les programmes qui ont fait l’objet d’une mutualisation, non seulement pour des raisons d’économie et de coût, mais aussi pour des raisons d’efficacité, de convergence et d’interopérabilité. Le dialogue est donc très fluide entre nos services.

Nous sommes le service référent dans le domaine de l’image et la DGSE l’est dans le domaine du renseignement d’origine électromagnétique. Élaboré sous l’égide du CNR-LT, le plan national d’orientation du renseignement (PNOR) fixe nos orientations. Il détermine, pour chaque service, qui est « menant » et qui est « concourant » sur tel ou tel sujet.

Le troisième ensemble constitue la communauté des services de renseignement au niveau international. La DRM échange des informations avec un peu plus de 70 pays dans des conditions très cadrées et normées. Nous étendons d’ailleurs encore ce réseau.

Le partenariat avec nos homologues étrangers s’inscrit à différents niveaux. Au premier rang de nos partenaires se trouvent bien sûr les Américains. Nous avons énormément d’échanges avec eux, au niveau central, entre agences de renseignement, et sur le terrain, notamment au Sahel où le soutien américain en moyens aériens de surveillance et de reconnaissance est déterminant pour nos opérations.

Ces échanges de renseignements avec les Américains sont très importants. Ils se sont encore développés davantage depuis l’été dernier, sous l’impulsion du Secrétaire à la Défense, le général James Mattis. Il souhaite en effet que les services de renseignement américains travaillent beaucoup plus avec leurs partenaires étrangers, notamment la France qui est un acteur volontaire, crédible et particulièrement engagé dans la lutte contre le terrorisme. Mais sans aller jusqu’à une formule de Six Eyes, nous avons obtenu des accords bilatéraux de partage du renseignement.

Nous avons d’autres partenaires, à différents niveaux. Notre premier partenaire, au niveau européen, est l’Allemagne. Nos relations et nos échanges sont marqués par un haut niveau de confiance. Cela nous permet d’aller très loin dans les échanges de renseignement, notamment dans le domaine de l’imagerie spatiale. L’Allemagne est aussi notre principal partenaire capacitaire, comme en témoigne sa participation déterminante au programme d’observation CSO (composante spatiale optique).

N’oublions pas d’autres échanges internationaux, qui ont lieu sous l’égide de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) ou de l’Europe de la défense. Dans le cadre de cette dernière, le président de la République a lancé en septembre dernier une nouvelle initiative, l’Initiative européenne d’Intervention (IEI), visant à développer une culture stratégique et opérationnelle commune entre pays désireux de mettre en place une capacité européenne d’intervention renforcée. Un de ses volets consistera à former un équivalent du groupe d’anticipation stratégique (GAS) français, permettant de partager une vision des grands enjeux à un horizon de deux ans – car il ne sert à rien de travailler au-delà de cet horizon dans ce cadre. Nous voulons également œuvrer ensemble sur des sujets d’intérêt commun. Les États approchés pour participer à cette initiative devraient signer fin mai une lettre d’intention qui définira la manière dont nous allons travailler de concert.

En matière de renseignement, l’Europe de la défense existe déjà d’une certaine manière. Nous avons en effet établi des partenariats de partage capacitaire dans le domaine spatial, ayant signé des protocoles de coopération avec certains pays européens. Ces coopérations fonctionnent bien. La France est à la pointe du renseignement en imagerie spatiale optique, alors que l’Allemagne s’est spécialisée dans l’imagerie spatiale radar. Le radar a l’avantage de fonctionner par tous les temps. Il est d’une autre nature que l’imagerie optique et apporte des renseignements très complémentaires.

Au sein de la communauté Helios ainsi constituée, nous partageons avec nos partenaires des images de nos satellites contre des images des satellites radar allemands SAR‑Lupe mais aussi des images des satellites radars italiens COSMO‑SkyMed.

S’agissant de l’OTAN, les choses sont un peu différentes. Évidemment, lorsque nous participons à une opération de l’OTAN, nous partageons notre renseignement avec l’Alliance et les pays alliés engagés. Nous sommes ainsi engagés dans le dispositif de l’OTAN « Enhanced Forward Presence » (EFP) déployé dans les pays baltes et qui contribue au mécanisme de réassurance dans le cadre de la défense collective des pays de l’OTAN. Nous lui apportons un appui en matière de renseignement, en produisant quasiment quotidiennement des notes destinées aux pays de l’OTAN participant à ces opérations. Les productions de la DRM sont d’autant plus appréciées que rares sont les pays qui disposent, comme la France, d’une palette de capteurs large et complète, permettant de garantir une autonomie stratégique.

J’attire votre attention sur un point particulier. En matière de renseignement, la règle veut que les échanges reposent sur une logique de réciprocité. La seule exception à cette règle est notre soutien sans réserve et sans contrepartie à tous les pays européens qui s’engagent au Sahel, que ce soit dans le cadre de l’opération Barkhane, de l’EUTM ou de la MINUSMA, mission de l’ONU de maintien de la paix au Mali.

Je conclurai sur la coopération en abordant le soutien que nous apportons à l’initiative des pays du G5 Sahel. Ils viennent de mettre sur pied la « force conjointe Sahel » et ont besoin d’un soutien en renseignements pour pouvoir agir efficacement. La France leur fournit ce soutien et nous leur apportons également un appui dans le domaine de la formation, du conseil, du monitoring, de façon à leur permettre de monter en puissance sur le volet renseignement.

J’en termine ainsi sur les principales missions et sur l’environnement de la DRM. J’en viens aux principaux défis auxquels elle est confrontée aujourd’hui.

Le premier défi est opérationnel. Un fort tropisme oriente nos capteurs vers la lutte antiterroriste. Elle constitue en effet une menace immédiate. Mais nous sommes aussi en charge de l’anticipation et de la veille stratégique, de sorte que nous veillons à garder un juste équilibre entre nos différentes missions. Les États-puissances font leur retour et de nouveaux acteurs proliférants apparaissent : nous devons garder un œil de ce côté, en continuant à suivre leur évolution, leur stratégie et leur montée en puissance. Nous nous devons en effet de nous prémunir contre toute surprise stratégique. Ce grand écart doit être tenu en permanence. La veille stratégique participe en effet de la crédibilité de notre dissuasion nucléaire.

Plus technique, le second défi est celui du big data et du traitement de masse des données. Nous devons faire porter notre effort sur ce domaine. Par le passé, nous nous sommes concentrés sur le renouvellement de nos capacités en matière de capteurs. Mais ce renouvellement des systèmes satellitaires est désormais acquis.

Le renseignement recueilli provient de quatre origines : les capteurs électromagnétiques, les images, le renseignement humain et le renseignement d’origine cyber, qui se développe très rapidement. Dans ce dernier cas, il s’agit de sources plus ou moins ouvertes.

Or, aujourd’hui, les capacités toujours plus grandes de ces capteurs, disposant d’un débit toujours plus élevé, nous placent en face d’un « tsunami des données ». Nous sommes submergés par des données dont la masse croît de manière exponentielle. Il ne saurait être question d’y faire face en se contentant seulement de demander des moyens supplémentaires en exploitants ou en analystes. Nous devons au contraire trouver des solutions plus innovantes, à base d’outils d’intelligence artificielle. Voilà où nous devons porter nos efforts dans les années qui viennent.

Il ne sert en effet à rien de collecter toujours plus de données et de renseignements si nous n’arrivons pas à les exploiter en tirant de nos bases des données les informations pertinentes au moment utile.

D’un point de vue technique, un deuxième défi se pose à nous. Chacun avait autrefois tendance à développer ses propres réseaux sécurisés, puisque nous traitons tous d’informations sensibles. Aujourd’hui, au contraire, le besoin accru d’échanger des renseignements, que ce soit d’un ministère à l’autre ou avec nos partenaires internationaux, nécessite des réseaux sécurisés et interconnectables. Cet impératif se révèle parfois difficile à concilier avec celui de la sécurité des opérations et de la protection de nos sources les plus sensibles. L’interconnexion et l’interopérabilité des réseaux constituent donc un autre défi.

Globalement, dans les domaines techniques, la technologie évolue très vite. Or ce n’est pas forcément la technologie militaire qui entraîne le mouvement. C’est pourquoi les programmes d’armement classiques, tels qu’ils sont menés sous l’égide de la DGA, ne sont pas forcément adaptés à l’évolution de ces nouveaux outils très évolutifs que sont les systèmes d’information. Puisque la technologie transforme rapidement les usages, nous constatons souvent qu’il existe des outils disponibles « sur étagère » déjà susceptibles, moyennant quelques adaptations, de répondre à nos besoins.

Sous l’égide de l’initiative « Innovation défense » portée par la DGA, avec l’appui attentif de la ministre des Armées et le soutien des armées, la DRM va développer l’intelligence campus. Il s’agit de regrouper autour de nos centres, pour l’essentiel basés à Creil, des capacités du monde académique, du monde de la recherche et du monde l’industrie. La mise en relation directe de ces différentes personnes et de ces compétences va nous permettre d’améliorer le cycle d’acquisition de ces nouveaux outils qui évoluent très vite dans le civil. Nous nous devons donc de nous adapter en permanence. L’initiative prochainement lancée s’appuiera ainsi sur le triptyque suivant : monde universitaire, recherche et acquisition.

Tous ces défis ne sauraient nous faire oublier les exigences fortes qui pèsent sur la DRM aujourd’hui.

Je commencerai par la conformité avec le cadre légal, qui est en évolution permanente. La loi du 24 juillet 2015 définit le renseignement comme une politique publique qui concourt à la stratégie de sécurité nationale et à la défense des intérêts fondamentaux de la Nation. Cette politique relève de la compétence exclusive de l’État. Cette loi a été complétée par celle du 30 novembre 2015 relative à la surveillance des communications internationales et par celle du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, qui comporte des dispositions relatives aux interceptions empruntant la voie hertzienne.

L’ensemble de ces dispositions ne s’applique qu’aux mesures mises en œuvre sur le territoire national ou à partir du territoire national. Compte tenu de ses missions en opérations en dehors des frontières, la DRM est donc moins « touchée » par la loi que les services qui agissent sur le territoire national. Néanmoins, la mise en œuvre de ces techniques de renseignement a nécessité une adaptation de nos outils.

Traditionnellement, nos linguistes, intercepteurs et analystes travaillaient directement « au pied du capteur » dans nos centres d’écoute. Aujourd’hui, pour permettre à la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) de contrôler effectivement nos activités, nous devons rapatrier les interceptions électromagnétiques dans des data center, que nous appelons des entrepôts, et en avoir une traçabilité complète.

Cela requiert une adaptation à ce cadre légal de nos outils, mais également de nos techniques de travail. L’exploitation en mode « centralisée » nécessite ainsi des supports particuliers. Certains outils développés dans le cadre de la mutualisation technique constituent la première brique d’un édifice d’exploitation des données qui sera fondé sur l’intelligence artificielle.

La seconde exigence qui pèse sur nous est de nous adapter en permanence à la menace, ou du moins à l’environnement et aux techniques utilisées par ceux qui nous intéressent. L’emploi des technologies numériques, typiquement les smartphones, se banalise, tout comme l’utilisation des réseaux sociaux. Certaines messageries très sécurisées, telles Whatsapp ou Telegram, nous posent de réelles difficultés.

Face à ce défi qui confère des capacités nivelantes à nos adversaires, l’enjeu est d’abord de réagir vite et moins de voir loin, même si ces deux enjeux ne sont pas nécessairement antagonistes.

Un premier frein existe dans ce domaine de l’innovation et du renseignement. Par exemple, il est difficile de donner à des acteurs privés l’accès à des bases de données contenant des informations sensibles. Jusqu’à présent, toutes les règles de sécurité ont été édictées dans une logique de recherche du risque zéro. Nous travaillons aujourd’hui pour évoluer vers une approche du risque maîtrisé.

Un autre frein culturel est la peur de l’échec. Quand le ministère lance un programme d’armement, beaucoup de précautions sont prises en amont, comme la conduite d’études de levée de risques. Ainsi, nous ne lançons un programme qu’en ayant minimisé le risque. Pourtant, les montants en jeu ne sont pas tous comparables à ceux des grands programmes d’armement. C’est un domaine où nous devrions accepter de prendre plus de risques, quitte à nous tromper parfois. Si nous faisons fausse route, nous devons pouvoir abandonner un outil et nous intéresser à un autre.

Aujourd’hui, notre « culture d’entreprise » est au contraire si prégnante que nous ne commençons un programme d’armement qu’en ayant la certitude de pouvoir le mener à terme. Compte tenu des coûts engagés, il serait cependant possible de prendre quelques risques dans le domaine de l’innovation, où des start-up offrent parfois des solutions méritant d’être explorées.

La troisième exigence qui pèse sur la DRM est l’amélioration permanente de la coopération et de la coordination entre les services, rappelée dans la Revue stratégique.

Nous sommes loin des clichés habituels de la « guerre des services ». Il existe une vraie collaboration entre les services, dont je peux témoigner. Au-delà des réunions destinées à traiter de sujets communs, qui se tiennent tous les quinze jours autour du CNR-LT, les services coopèrent entre eux au quotidien : au niveau central, en échangeant tous les documents qui pourraient intéresser les uns et les autres ; et à un niveau plus subsidiaire, lorsque nous avons des sujets d’intérêt commun, en créant des cellules ad hoc.

La plus importante est la cellule Allat, dédiée à la lutte antiterroriste et hébergée par la DGSI. Elle regroupe sur un même plateau des représentants de l’ensemble des services concernés, du premier ou du second cercle, qui sont connectés à leurs propres réseaux informatiques sécurisés, et permet de fusionner l’information qui intéresse la lutte antiterroriste sur le territoire national. Mais nous pourrions également citer la cellule Hermès, qui traite de sujets liés au renseignement et intéressant un ou plusieurs services.

Plus généralement, et c’est devenu la règle, lorsque plusieurs services ont un sujet commun d’intérêt, nous produisons des notes bi-timbres, tri-timbres ou multi-timbres, qui permettent d’avoir une approche plus globale et plus pertinente et de la partager. Nous sommes beaucoup plus efficaces à plusieurs que chacun isolément sur un même sujet. La démarche est particulièrement vertueuse.

Nous pouvons donc constater que les choses sont en train de changer, et que la culture interservices se met en place. Cette évolution est aussi portée par l’Académie du renseignement. Celle-ci permet non pas de former, au sens académique du terme, nos personnels puisque nous avons nos spécificités et nos propres centres de formation, mais de mettre en relation des représentants ou des stagiaires de chaque service, ce qui favorise une meilleure connaissance mutuelle et une meilleure interconnexion entre les services.

Ensuite, le fait de mutualiser nos capacités techniques, dont je vous ai parlé tout à l’heure, va renforcer la culture interservices. Quand on travaille sur les mêmes outils, il est beaucoup plus facile de communiquer et de se comprendre.

Ainsi, une vraie dynamique est en train de se développer, et cela va s’intensifier dans le futur. J’ajoute qu’au niveau tactique, des cellules un peu plus confidentielles ont été créées en interservices. Elles répondent à des problématiques très particulières sur lesquelles nous nous devons d’avoir une grande réactivité, ce que ne permet pas l’échange à un niveau supérieur.

La quatrième exigence est d’investir des champs nouveaux de confrontation que sont l’espace cyber et l’espace exo-atmosphérique.

Le fait d’une présence adaptée dans l’espace cyber constitue un vrai enjeu pour la DRM. Nous voyons tout le potentiel qu’il y a à exploiter le renseignement disponible sur le web, qu’on fusionnera ensuite avec des renseignements issus d’autres capteurs, images, électromagnétiques ou renseignements d’origine humaine.

Pour l’instant, l’approche est assez incrémentale. Nous avons créé en 2015, au sein de la DRM, le Centre de recherche et d’analyse cyber (CRAC) qui est dédié à la recherche dans le monde du web. Ce centre nécessite des compétences et des outils très particuliers. Nous considérons aujourd’hui que seulement 4 % des informations sur internet sont directement accessibles au travers des moteurs de recherche traditionnels comme Google. Mais nous nous intéressons à ce qui est beaucoup plus dissimulé – le deep web et le dark web, qui est encore plus caché. C’est une véritable mine de renseignements, à condition de savoir y accéder. Aujourd’hui, nous développons cette capacité, qui est très intéressante et prometteuse. Le CRAC emploie environ 90 personnes, et la future LPM devrait nous apporter quelques moyens supplémentaires.

Investir l’espace exo-atmosphérique constitue un autre enjeu.

De multiples acteurs sont impliqués : le Commandement interarmées de l’espace, dont vous avez auditionné le chef, et qui mène les opérations dans l’espace ; le Commandement de la défense aérienne et des opérations aériennes de l’armée de l’air, qui est chargé d’établir la situation spatiale ; et la DRM qui est chargée d’évaluer la menace spatiale à l’encontre de nos intérêts nationaux.

Grâce à des capteurs qui permettent de surveiller assez finement l’espace, nous savons qu’il s’y passe quelque chose. Aujourd’hui, pour vous donner un exemple très concret, des microsatellites gravitent autour de nos satellites les plus sensibles. Nous voyons bien que leur cinématique n’est absolument pas normale et qu’elle est suspecte, voire inamicale, de la part de certains pays.

Pour faire face à ces défis, la DRM a lancé un projet majeur et structurant pour dans les années à venir : l’innovation technologique.

La DRM a lancé le projet intelligence campus en 2015. Aujourd’hui, ce projet prend forme. Il sera structuré sous l’égide de l’initiative Innovation Défense du ministère des Armées. L’idée est de regrouper plusieurs acteurs sur la base de Creil : nos spécialistes du renseignement, nos experts, avec des chercheurs, des industriels et des start-up. Il s’agit de répondre à tous les défis qui s’offrent à nous en matière d’exploitation, notamment dans le traitement de l’image et la « Geo‑Int » – c’est-à-dire du renseignement géo-localisé et géo‑référencé – qui sont des pôles d’excellence et d’expertise de la DRM.

Comme je l’ai dit précédemment, ce projet est structuré en trois piliers : la formation, la recherche et l’innovation.

En 2020, le centre de formation interarmées au renseignement, le CFIAR, qui est aujourd’hui situé à Strasbourg, déménagera à Creil, l’objectif étant de le rapprocher de mes centres d’expertise. On pourra sans doute, de cette façon, dégager de fortes synergies. Ainsi, le CFIAR participera lui aussi à la montée en puissance d’intelligence campus.

Dans le domaine de la recherche, nous avons déjà passé un certain nombre de protocoles entre nos centres et plusieurs universités, écoles d’ingénieurs et centres de recherche, et nous allons poursuivre ces partenariats.

Toutefois, ce projet a longtemps été porté par la DRM seule. Nous allons l’ouvrir très rapidement aux autres services de renseignement. En effet, nous nous apercevons que, dans ce domaine, nous avons tous les mêmes besoins et les mêmes difficultés. Donc, ce qui pourra émerger comme solutions techniques et comme outils, notamment d’intelligence artificielle, issus de cette initiative intelligence campus, profitera aux autres services de renseignement.

Très concrètement, nous avons procédé à d’importants recrutements de personnels civils parce que nous n’avions pas cette capacité dans les armées, et ce recrutement va continuer sa montée en puissance, avec de nouveaux experts dans de nouveaux domaines. Les data analysts et les data scientists, vont notamment nous permettre d’évaluer les produits d’intelligence artificielle et de big data qui nous sont proposés. Toutes les semaines, une startup ou une entreprise m’appelle pour me dire qu’elle a créé un outil formidable qui est la solution à tous mes problèmes ! Certes, les présentations Power Point font rêver. Mais, derrière, il faut que nous soyons capables d’évaluer ces outils et de les faire tourner sur des bases de données. Nous le ferons d’abord sur des bases de données fictives que nous aurons créées pour protéger les nôtres tant que nous n’aurons pas d’assurance sur ce qui nous est proposé. Ensuite, nous ferons tourner ces outils en grandeur réelle pour pouvoir en mesurer la pertinence. Vous comprenez pourquoi j’ai besoin de cette expertise.

Mais l’innovation n’est pas contradictoire avec les programmes qui sont pensés au sein de la DGA, en particulier le projet Architecture de traitement et d’exploitation massive de l’information multi-service (ARTEMIS).

Ce n’est pas vraiment un outil, mais une architecture, une structure d’accueil qui va nous permettre d’intégrer ces différents outils dans différents domaines du renseignement pour nous aider à exploiter et analyser des données qui sont très hétérogènes – une image, une bande-son, une écoute, un papier, une carte, etc. Il faut être capable de fusionner tout cela pour en sortir une analyse pertinente.

Le projet ARTEMIS vise donc à fédérer tous ces outils et à les intégrer avec une architecture ouverte et souple, qui nous donnera cette capacité d’évolution qui est nécessaire dans ce milieu. Et toutes les initiatives qui seront lancées et qui aboutiront à des acquisitions d’outils se feront en lien étroit avec la DGA pour qu’à terme, ces outils puissent s’intégrer dans cette architecture globale ARTEMIS.

Pour conduire le projet intelligence campus, j’ai demandé à la DGA de me mettre à disposition un chef de projet. Le délégué a nommé l’ingénieur général de l’armement de première classe Caroline Gervais à mes côtés pour piloter ce projet et développer l’innovation au sein de la DRM en liaison étroite avec les initiatives lancées au sein de la DGA.

Je souhaiterais aborder maintenant avec vous nos ressources humaines, qui sont à la fois une richesse de la DRM, car nous avons des experts de très haut niveau, mais en même temps un point de vigilance dans le cadre de la loi de programmation militaire.

Entre 2013 et 2020, les effectifs de la DRM auront augmenté de 30 % – c’est la trajectoire telle qu’elle se précise aujourd’hui. Mais il faut poursuivre cette croissance, car les métiers de la DRM se transforment. Nous avons besoin d’experts, on nous demande toujours plus, on a de plus en plus de capteurs, on a toujours plus d’informations à exploiter, mais les effectifs des militaires spécialistes du renseignement n’ont pas évolué au même rythme.

Mon principal vivier d’experts se situe dans les armées. Je ne recrute pas moi-même de militaires. Les militaires de la DRM viennent des armées, donc de la fonction interarmées du renseignement, et font des allers et retours entre les armées et la DRM. Il est très important que l’augmentation des effectifs de la DRM et des unités de la FIR soit accompagnée d’une politique de recrutements d’officiers et de sous-officiers pour honorer ces nouveaux besoins. Il faut également savoir qu’il y a un important temps de latence entre le moment où nous décidons de recruter un sous-officier et son affectation effective dans les unités renseignement et que la formation des experts dans le domaine du renseignement prend du temps. Nous devons anticiper tout cela.

Je vous parlais tout à l’heure de mon rôle de « tête de chaîne » dans la fonction interarmées du renseignement. Une de mes principales préoccupations est de m’assurer que demain, la DRM et les armées auront les spécialistes dont elles auront besoin.

Certaines spécialités vont disparaître dans nos rangs. Par exemple, nous employons aujourd’hui des spécialistes très pointus dans le domaine de l’interception HF, qui avec des expertises particulières. Mais demain, les traitements seront automatisés et nous n’aurons plus besoin de ces expertises. En revanche, nous aurons besoin d’autres spécialistes, notamment les data scientists dont je vous parlais tout à l’heure.

Aujourd’hui, j’ai un vrai déficit en militaires. Encore une fois, il s’agit de spécialistes qui n’existaient pas avant dans les armées, qu’il nous faut recruter, former et dont il nous faut accroître le nombre. Aujourd’hui je compense – en tout cas partiellement – ce déficit par le recrutement de civils. Mais il y a déjà 30 % de civils à la DRM et il m’est très difficile d’aller au-delà, car je suis par ailleurs soumis à des contraintes de projection de personnels du renseignement sur les théâtres d’opérations, et que je ne peux pas y projeter de civils. Nous pouvons contourner le problème en leur faisant signer des contrats de réserve, qui leur permettent de partir en opération, mais la marge de manœuvre est limitée. Aujourd’hui, certains postes en opération ne sont pas honorés, faute de militaires disposant des bonnes compétences.

Nous devons donc recruter et, comme je l’ai déjà dit, travailler sur l’attractivité des métiers du renseignement. Compte tenu du contexte sécuritaire dans lequel nous vivons, nous n’avons pas trop de mal à recruter, du moins des spécialistes de haut niveau. Mais il est plus difficile de recruter des experts de catégorie B, et surtout de les fidéliser car ces experts sont très demandés dans le monde civil Souvent, ils viennent chez nous pour une première expérience, pour se faire un CV, puis ils vont chercher un autre emploi à l’extérieur. C’est un problème.

Aujourd’hui, le CNR-LT nous aide à travailler sur la mobilité interservices, pour proposer à chacun d’entre eux des parcours attractifs, valorisants et qualifiants. Même dans le domaine des RH, il faut faire preuve d’innovation et sortir des schémas traditionnels de recrutement et de déroulement de carrière. Nous devons construire des « boîtes à outils » innovantes en matière de recrutement, et combler nos carences avec d’autres types de contrats afin de faire face à ces missions, malgré la concurrence du monde civil. Nous avons de nombreux projets, et j’y reviendrai, si vous le voulez, à l’occasion des questions.

Nous nous intéressons aussi au télétravail, qui n’est peut-être pas assez exploité dans le domaine du renseignement. Tout n’est pas classifié dans ce que nous traitons, et un certain nombre de tâches peuvent être sous-traitées, notamment en télétravail. Nous travaillons, là encore, en lien étroit avec la direction des ressources humaines du ministère des Armées.

La dernière question que je souhaitais aborder est celle de la biométrie. Dans la nouvelle loi de programmation militaire, celle-ci fait l’objet d’une avancée notable, que nous appelions de nos vœux.

Jusqu’à présent, nous étions très contraints dans le domaine de la biométrie, dans la mesure où l’on ne pouvait faire de relevés biométriques que sur les personnes neutralisées ou capturées, ou sur les personnes que nous recrutons – les personnels civils de recrutement local (PCRL) – pour accomplir différentes tâches sur nos emprises en opérations.

Nous avons obtenu de pouvoir appliquer ces techniques de biométrie un peu plus largement à toute personne représentant une menace pour la sécurité de nos forces ou des populations civiles locales. Cela ouvre, par exemple, des perspectives d’identification de terroristes qui se seraient dissimulés au sein de la population locale, à partir de traces relevées sur des engins explosifs ou des caches d’armes.

M. le président. La LPM n’est pas encore votée !

Général Jean-François Ferlet. Justement, nous anticipons son application. En effet, nous étudions actuellement la rédaction de directives, que nous appelons des « règles d’engagement », pour encadrer les prélèvements biométriques – sur qui, pourquoi, sur quels critères, avec quelles règles. Il ne s’agit pas de mettre en base de données biométriques toutes les populations, mais de définir des règles, au cas où la loi serait votée en l’état. Nous travaillons en lien avec la direction des affaires juridiques sur ces sujets. Si vous le souhaitez, nous pourrons y revenir au moment des questions.

M. le président. Je suppose que vous en aurez sur le sujet.

Général Jean-François Ferlet. Pour conclure, je reprendrai les idées‑forces de mon exposé introductif.

Dans les années qui viennent, il faudra porter notre effort sur l’exploitation des renseignements. Nos capteurs sont extrêmement performants et reconnus par nos partenaires, mais l’exploitation est un vrai souci. Nous devons vraiment nous y atteler, pour ne pas être submergés par les données.

Il faut aussi investir des champs nouveaux, les nouveaux champs de bataille dont je parlais tout à l’heure : le domaine cyber, l’espace. Ces capacités sont encore en phase de montée en puissance mais elles sont très prometteuses.

Enfin, il faut veiller à un certain équilibre, en portant attention à la menace terroriste sans oublier, dans un contexte de retour des États-puissance sur la scène internationale, la surveillance et la veille stratégique, qui restent essentiels pour la DRM.

J’espère avoir été à peu près complet et clair. Je suis prêt à répondre à vos questions.

M. le président. Merci, Mon général. Nous commencerons par M. Loïc Kervran, qui siège à la Délégation parlementaire au renseignement.

M. Loïc Kervran. Merci, Mon général, pour cette présentation exhaustive. Je voudrais revenir sur les missions de la DRM.

Vous avez présenté comme un défi le maintien de l’équilibre entre veille stratégique et lutte antiterroriste. On pourrait aussi penser à l’appui direct aux forces en opérations, au targeting et aux forensics que vous avez évoqués.

Ensuite, on pourrait s’interroger sur votre champ de compétence géographique. En effet, on a appris récemment par la presse, à la suite de fuites relatives à l’attentat de Saint‑Étienne-du-Rouvray, que la DRM avait émis des notes, notamment sur Adel Kermiche, à côté de beaucoup d’autres services qui travaillaient sur les mêmes personnes.

Enfin, vous avez évoqué l’excellence de la DRM en termes de renseignement d’origine image, et de renseignement d’origine électromagnétique. En revanche, vous avez peu évoqué le renseignement d’origine humaine. La DRM a peut-être aussi des capacités en ce domaine, mais ne rencontre-t-elle pas, parfois, certaines difficultés pour traiter les sources, dans un système où le turnover est de quatre mois ? Le traitement des sources est sans doute assez différent de celui d’autres acteurs comme la DGSE, qui peuvent être présents sur les mêmes territoires.

Sur ces différents points, faudrait-il, selon vous, recentrer les missions de la DRM, pour qu’elle puisse continuer à contribuer de façon essentielle à la souveraineté et à l’indépendance de la France ? Je pense notamment au ciblage, ou targeting.

M. Fabien Gouttefarde. Ma première question concerne les effectifs. Loïc Kervran et moi-même avons rencontré d’autres services de la communauté du renseignement qui nous ont donné, dans le cadre de la future LPM, le nombre d’équivalents temps plein (ETP) qu’il était prévu de leur accorder. D’après le texte, entre 2019 et 2025, il y en aurait 1 500 pour toute la communauté du renseignement. Pouvez-vous nous donner votre chiffre, et la façon dont seront répartis ces effectifs supplémentaires ?

Ma seconde question concerne les moyens de surveillance, les systèmes spatiaux CERES – Capacité de renseignement électromagnétique spatiale – et MUSIS – Multinational Space-based Imaging System, c’est-à-dire, en français, système multinational d'imagerie spatiale. Pouvez-vous nous parler du calendrier de déploiement de ces appareils, de leur date de lancement, et de la plus-value de ces satellites ?

Mme Marianne Dubois. On sait qu’au Sahel, des alliances mouvantes se forment entre les différents groupuscules. Vous avez parlé tout à l’heure des linguistes. Est-ce vous arrivez à trouver les bonnes personnes ? Ces personnes sont-elles fiables ? Combien de temps vous faut-il pour analyser un renseignement, apprécier sa véracité et répondre ?

M. Fabien Lainé. Merci, Mon général, pour cet exposé exhaustif des missions et des enjeux de la DRM. Je voudrais revenir sur l’article 23 de la LPM et sur le fichier BIOPEX dont vous avez parlé tout à l’heure. De nombreux parlementaires s’interrogent. On comprend bien que pour renforcer les moyens d’investigation, il faut élargir le champ d’application des techniques biométriques, et que les prélèvements salivaires peuvent rendre bien des services. Vous avez dit qu’il ne s’agissait pas de mettre dans un fichier tous les paramètres biométriques de l’Afrique, et que vous réfléchissiez à des règles. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ? Je pense que cela pourra éviter le dépôt de certains amendements.

M. Yannick Favennec Becot. Le volume des informations collectées augmente de façon exponentielle avec les avancées technologiques des satellites et des communications. Le traitement de ces données représente évidemment un véritable défi pour le renseignement militaire. L’intelligence artificielle devrait pouvoir analyser une grande partie des tâches actuellement assumées par les analystes. Mais dans quels délais ? Quelles sont vos attentes dans ce domaine ?

Par ailleurs, pensez-vous que la LPM soit suffisamment offensive pour tout ce qui concerne le renseignement dans l’espace ? Là encore, quelles sont vos attentes ?

M. Joaquim Pueyo. Le projet de LPM prévoit un effort notable concernant les personnels, avec la création de 1 500 postes supplémentaires entre 2019 et 2025. Il prévoit également l’acquisition de matériels, comme des avions de surveillance et de reconnaissance stratégique. Enfin, dans le domaine spatial, des programmes doivent aboutir ; je pense au programme MUSIS et au système CERES

Vous avez démontré l’importance fondamentale du renseignement, tout en exprimant quelques inquiétudes par rapport à l’exploitation des données. Inutile en effet de mettre en place une logistique considérable si on ne sait pas exploiter celles-ci. Pensez-vous que les 1 500 postes qui seront créés à partir de 2019 seront suffisants pour pouvoir exploiter les données ? Quelle sera la qualité des personnels que vous allez recruter ? Vous nous avez dit en effet qu’il était difficile de les fidéliser.

M. le président. Cher collègue, il est prévu de recruter 1 500 personnes jusqu’en 2022, puis 1 500 par an – soit, au total, 6 000 personnes jusqu’en 2025.

Général Jean-François Ferlet. Faut-il recentrer les missions de la DRM ? Non. Nous devons remplir toutes nos missions – et c’est un « nous » collectif, je ne vise pas la DRM en particulier. Mais, encore une fois, nous devons veiller à maintenir des équilibres, et ne pas nous focaliser sur une seule menace, celle qui est la plus prégnante aujourd’hui, mais couvrir l’ensemble du spectre, pour ne pas être surpris par une menace qui pourrait émerger et que nous n’aurions pas vu venir.

Une commission d’enquête a été mise en place après l’attentat de Saint‑Étienne‑du‑Rouvray, et je m’y rendrai cet après-midi.

Plus globalement, comme je le disais tout à l’heure, il est facile d’aller fouiller a posteriori dans des bases de données quand on sait ce que l’on cherche. Je vous ai d’ailleurs parlé du risque de se faire submerger par les données. Nous pouvons avoir des informations dans une base de données, sans être capable de trouver l’information pertinente au bon moment. C’est tout l’enjeu des outils d’intelligence artificielle que nous devons développer. Ce ne sont pas les RH, seules, qui régleront le problème. Nous devons donc nous doter de ces outils, qui nous permettront de faire des analyses plus pertinentes.

M. Loïc Kervran. Pourquoi la DRM travaillait-elle sur cette chaîne, comme beaucoup d’autres services qui, eux, travaillent plutôt sur le territoire national ?

Général Jean-François Ferlet. Chacun de nous a un périmètre d’action bien défini. Nous ne travaillons pas sur le territoire national. En revanche, lorsque nous travaillons sur des djihadistes à l’étranger, compte tenu des nouvelles technologies, des réseaux sociaux et des interconnexions entre les djihadistes du monde entier, il arrive que nous tombions sur des personnes qui ont des liens avec d’autres personnes qui vivent ou vont retourner en France.

La règle qui est appliquée systématiquement aujourd’hui sur ce type de cas est très simple et elle est la suivante : transmettre immédiatement le renseignement que nous trouvons– même si ce n’est pas dans notre mission – au service de renseignement qui pourrait en avoir besoin ; en l’occurrence, la DGSI. De la même façon, si nous trouvons des informations sur des comptes bancaires de terroristes dans le Sahel, nous les transmettons à TRACFIN. Et, dans le doute, nous le donnons quand même. Cela n’arrange pas forcément les autres services de renseignement, qui rencontrent les mêmes problèmes que moi en matière de gestion des données.

J’en viens aux capteurs ROHUM – acronyme de « renseignement d’origine humaine ». Le traitement des sources est effectivement une activité très sensible. Nous avons des capacités dans les armées et dans chaque service. Moi‑même, je suis plutôt en interaction avec ce que fait la DGSE à l’étranger, puisque nous travaillons, nous aussi, essentiellement à l’étranger. Voilà pourquoi le traitement des sources est coordonné, sur les théâtres, avec la DGSE. Nous faisons bien attention à ne pas traiter deux fois la même source, au risque de perturber l’action de l’un ou de l’autre, voire de se faire instrumentaliser.

Vous avez évoqué la difficulté que représente l’important turnover des militaires en opérations extérieures – en général, quatre ou six mois. Malgré tout, nous ne pouvons pas fonctionner autrement. Il a donc fallu faire en sorte de pallier cet inconvénient.

Nous avons des régiments spécialisés sur les théâtres d’opérations, en auto‑relève, dans le traitement des sources humaines. Nos militaires restent effectivement quatre ou six mois en OPEX. Voilà pourquoi, quatre mois avant de partir en opération, l’équipe qui va être projetée travaille déjà en France sur la connaissance des sources et est en contact permanent avec l’équipe déjà en place sur le théâtre. C’est comme si elles formaient une seule équipe : une partie est sur le terrain, l’autre partie travaille en arrière-plan et sera ensuite projetée. Cette préparation intellectuelle permet de disposer de plusieurs années d’historique sur le traitement de ces sources. Et cela donne entière satisfaction avec de beaux résultats opérationnels. Je n’ai pas entendu qu’on se soit plaint de la façon dont nous traitons nos sources. Bien au contraire.

J’ai également été interrogé sur la répartition des effectifs. Pour la période 2019‑2022, la DRM devrait bénéficier directement de 90 personnels supplémentaires sur un total de 1 500, et 211 personnels de plus seront dévolus aux unités spécialisées de renseignement des armées sur lesquelles la DRM s’appuie. L’effort total sera donc d’environ 300 personnels.

M. Joaquim Pueyo. Cela correspond à vos besoins ?

Général Jean-François Ferlet. Personne ne vous répondra jamais qu’il a assez de personnel ! Cela dit, mon objectif n’est pas de grossir pour grossir. Je dis toujours que je ferai au mieux avec ce que l’on me donnera. Mais on n’en a jamais assez.

M. le président. Maintenant, il y a l’intelligence artificielle !

Général Jean-François Ferlet. Cela demande aussi du personnel supplémentaire, de nouvelles expertises et compétences.

Vous parliez de l’arrivée de nouveaux systèmes : lorsque nous lançons un nouveau programme, il y a ce que j’appelle des « incontournables ». Prenons l’exemple de la mise en service de MUSIS et de celle de CERES, qui interviendra immédiatement après : au-delà des satellites, il y a des segments sol avec des stations sol, de l’exploitation, et des personnels derrière les consoles. Et si l’on peut penser que MUSIS, qui remplace Helios, bénéficiera d’un transfert d’une grande partie de son personnel, il n’en sera rien pour CERES qui constitue une nouvelle capacité. Actuellement, le système ELISA – pour Electronic Intelligence Satellite –, programme d’études en amont de CERES, compte un nombre limité de personnels pour son exploitation expérimentale. Avec CERES, on nous livre une vraie capacité nouvelle qui a nécessité un important effort financier du ministère. Je vais donc consacrer une partie de ces nouvelles ressources humaines à l’exploitation de CERES.

MUSIS succède à Helios. Le premier satellite doit être lancé au mois de décembre prochain. En général, le calendrier des programmes spatiaux est respecté car les créneaux de tir sur Ariane doivent être réservés. Un deuxième satellite doit être lancé l’année suivante. Ce programme est mené en coopération avec plusieurs partenaires européens, qui disposeront d’un droit de tirage. L’Allemagne est un acteur important de ce programme puisqu’elle a participé au financement du troisième et dernier satellite.

MUSIS offrira une résolution bien meilleure que celle d’Helios 2 et garantira aussi une meilleure agilité. L’agilité se définit comme le temps de réaction entre la programmation du satellite et le nombre de zones qu’il est capable de couvrir simultanément. Nos zones d’intérêt sont souvent assez concentrées géographiquement au Moyen-Orient. Aujourd’hui, l’agilité des satellites est toute relative. Un seul passage ne permet pas toujours de traiter tous les points que l’on a sélectionnés. MUSIS sera beaucoup plus agile et permettra de traiter beaucoup plus d’objectifs lors d’un même passage.

Vous avez évoqué le Sahel et les linguistes. Nous avons effectivement un souci avec les linguistes pour certaines langues. Je prendrai l’exemple emblématique du tamasheq. Le tamasheq est parlé par les Touaregs, dont est issu le noyau dur des groupes terroristes que nous rencontrons dans le Sahel. Le tamasheq n’est pas une langue unique : il comporte de nombreux dialectes un peu différents selon les régions, car nous trouvons des Touaregs en Mauritanie, au Mali, en Algérie, au Niger ou en Libye. Les locuteurs du tamasheq sont difficiles à recruter. En général, il s’agit de Touaregs qui ont encore des attaches familiales au Sahel. Ces candidatures sont, comme tous les personnels civils et militaires du ministère, transmis à la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) pour les habiliter au niveau de sécurité idoine.

Nous fondons quelques espoirs sur les outils d’intelligence artificielle, comme les traducteurs automatiques mais, sachant qu’aujourd’hui ces dispositifs ne sont pas très fiables dans des langues courantes comme l’anglais, nous n’attendons pas de bons résultats pour demain avec une langue rare aux dialectes multiples.

La question du recrutement pour la traduction des langues rares constitue bien une difficulté récurrente. Nous essayons évidemment de mutualiser nos ressources avec les autres services. Cette situation nécessite de pas vouloir tout traduire, mais de bien cibler les interceptions qui nous semblent intéressantes et que l’on voudrait traduire, à l’aide de mots‑codes ou de mots-clés.

Le temps nécessaire à l’exploitation des données est extrêmement variable. Elles peuvent être prises en compte immédiatement. Le Transall C-160 Gabriel recueille du renseignement en pratiquant des écoutes : le linguiste est dans l’avion, il écoute en direct, et s’il entend quelque chose d’intéressant, il note l’information et la diffuse immédiatement. Par ailleurs, nous disposons de beaucoup d’informations dans les bases de données. Tout n’est pas traduit. Ces informations peuvent faire l’objet de recherches ultérieures pour des études plus fouillées sur des sujets spécifiques.

Quelles règles appliquons-nous s’agissant des prélèvements destinés à des analyses biométriques ? Les règles d’engagement, dont je vous ai déjà parlé, serviront à cadrer finement les choses sur le terrain. La biométrie est un outil très utile, mais il faut trouver un juste milieu dans l’usage que nous pouvons en faire, à la fois pour des raisons de principe et d’organisation.

Nous réfléchissons donc actuellement à ces sujets avec nos opérationnels et avec la direction des affaires juridiques afin de voir comment nous pouvons mettre en œuvre cette capacité intelligemment et avec discernement. Il faut bien garder à l’esprit que cette mesure est destinée à réduire le niveau de menace contre nos forces et la population civile locale en permettant une identification fiable de certains individus ayant des antécédents.

Évidemment, les fichiers seront déclarés de manière transparente.

Que pouvons-nous attendre de l’intelligence artificielle pour le traitement des données, et dans quels délais ? Nous ne partons pas de rien. Nous disposons déjà d’outils développés dans le cadre de la recherche technique pour exploiter les données disponibles dans nos data centers.

Nous mesurons bien l’immense potentiel de ce secteur, et nous savons que les armées ne sont pas toujours en avance dans ce domaine par rapport au milieu civil. Lorsque vous passez au rayon cuisines d’une grande surface ou que vous faites quelques recherches sur le sujet sur internet et que votre smartphone vous envoie personnellement, le lendemain, des publicités vous proposant une cuisine neuve, c’est le résultat de la collecte d’une multitude de données – vous avez accepté d’être localisé et validé l’utilisation de cookies… Vous imaginez la taille des bases de données connectées au niveau mondial qui se trouvent derrière cela ! Des entreprises se consacrent d’ailleurs à la seule activité consistant à collecter et à revendre ces bases de données à des fins commerciales. D’autres les achètent et utilisent des outils extrêmement puissants pour les traiter et cibler individuellement ceux qui présentent un intérêt commercial. Les armées n’en sont pas là. Nous ne disposons pas d’outils aussi puissants, et nous n’avons pas la puissance financière nécessaire.

Aujourd’hui, même les États sont dépassés par la puissance financière de certaines entreprises, comme Microsoft ou Google, qui peuvent consacrer à ces évolutions des moyens bien supérieurs.

Quoi qu’il en soit, nous n’allons pas développer de notre côté des outils qui existent déjà sur le marché. Il ne s’agit que d’instruments qui pourront répondre directement à nos besoins après avoir fait l’objet d’adaptations ou de paramétrages particuliers. Nous devons les acquérir en boucle courte, sachant qu’ils sont en évolution rapide et permanente.

La LPM nous permettra-t-elle de disposer des effectifs suffisants pour exploiter les données ? Je l’ai dit, ce ne sera jamais suffisant, mais nous ne comptons pas seulement sur les effectifs pour exploiter les données. Ils sont cependant indispensables pour que nous disposions d’experts, et pour utiliser les outils adéquats.

M. le président. Mes chers collègues je vous invite à la concision car quatorze d’entre vous souhaitent encore interroger le général. Nous commençons par le rapporteur pour avis de la commission des Lois sur la LPM.

M. Jean-François Eliaou. L’espace cyber fait l’objet de contraintes légales et normatives. Tant sur le plan de la cyberdéfense que de la cyberattaque, comment voyez-vous les choses en termes de personnels et d’actions ? Sur le territoire national, ces dernières sont encadrées par des textes qui n’ont pas toujours leur équivalent à l’extérieur.

La base biométrique BIOPEX est actuellement en construction. Le recueil des données suppose que les personnels soient formés, et leur utilisation implique le croisement des fichiers. Quel est votre sentiment à cet égard ?

Mme Frédérique Lardet. Général, vous avez cité dans vos propos liminaires le projet intelligence campus de Creil. Il s’agit du premier écosystème européen civil et militaire en traitement de la donnée, d’une pépinière d’entreprises, mixant start-up et PME innovantes, dont l’ambition était ou est de devenir le premier centre européen de traitement des données à vocation civile et militaire.

Une information circule toutefois selon laquelle ce projet serait fragilisé par manque de soutien financier. Pouvez-vous nous confirmer ces rumeurs ? Le cas échéant, quelles précisions pouvez-vous apporter, et des moyens seront-ils accordés pour soutenir cette structure qui, à ce jour, reste associative ?

M. Claude de Ganay. Le 5 février dernier, lors d’une rencontre avec l’association des journalistes de défense, vous avez déclaré en parlant du Sahel : « Si l’on regarde le nombre d’attaques, on ne peut pas parler de dégradation sécuritaire. Il y a un bruit de fond de harcèlement, mais qui existe depuis la fin de Serval et qui continue. » Vous avez même ajouté : « La situation n’est pas satisfaisante, mais elle est contrôlée. »

J’avoue que ces propos m’ont un peu surpris : le Mali est virtuellement coupé en deux par l’insurrection des Peuls, au centre du pays, qui déborde au Burkina Faso, tandis que Groupe pour le soutien de l’islam et des musulmans – GSIM ou Jamaat Nosrat al-Islam walMouslimin (JNIM) – d’Iyad ag-Ghali continue de harceler les forces internationales dans le nord, et que les forces armées maliennes ne sont toujours pas en mesure de contrôler seules leur territoire. Pourriez-vous expliciter vos propos du mois de février ?

M. Olivier Becht. Mon général, vous avez insisté sur l’importance des puissances de calcul à la fois pour le traitement des données, mais également pour la cryptologie. Que pensez-vous des efforts d’investissement de la France dans le quantique, que ce soit en faveur des calculateurs ou des ordinateurs quantiques ?

Vous avez également insisté sur notre dépendance et notre fragilité par rapport au réseau satellitaire. Que pensez-vous des moyens de résilience, y compris humains, dans l’hypothèse d’une neutralisation de ces outils ?

M. Philippe Michel-Kleisbauer. Vous avez évoqué vos difficultés pour recruter des personnels pour certaines missions, et l’impossibilité de recourir à des non-militaires. Ce problème est-il insurmontable ? Des civils, qui pourraient être formés, sont peut-être prêts à exercer ces missions. Ne pourrions-nous pas imaginer ensemble le cadre législatif dont vous auriez besoin pour cela ?

Mme Nicole Trisse. Quel est le pourcentage de femmes dans vos effectifs, et dans quels domaines sont-elles employées plus particulièrement ? Si vous me répondez « secrétariat et café », ça ne va pas le faire ! (Sourires.)

M. le président. Madame Trisse, vous n’avez pas vraiment le droit de faire aussi les réponses.

Mme Nicole Trisse. C’était seulement une menace, Monsieur le président…

Mme Françoise Dumas. Au regard de l’évolution des comportements des États‑puissances, quelles sont plus précisément les compétences qui manquent encore à votre service ? Quelles sont les marges de progression en termes de coordination de l’ensemble de vos services ?

J’ai pu me rendre à Gao, sur un théâtre d’opérations, et j’ai pu mesurer combien, au‑delà de la disponibilité de vos personnels, chaque activité était susceptible d’apporter du contenu à exploiter – je pense en particulier à l’aide médicale aux populations.

Général Jean-François Ferlet. Je ne veux pas esquiver la question relative aux contraintes normatives en matière de cyber offensif et défensif, mais, en clair, ce n’est pas dans mon domaine de responsabilité. La DRM ne fait que du renseignement dans ces espaces. La lutte informatique est dévolue à d’autres organismes – notamment au Commandement de cyberdéfense (COMCYBER). Pour ce qui nous concerne, nous ne faisons que capter du renseignement dans l’espace cyber : pour nous, il s’agit d’un média comme un autre.

Je ne fais que du renseignement d’intérêt militaire en appui des opérations : je m’intéresse aux médias utilisés par Daech ou par Al-Qaïda. Évidemment, parfois, nous récoltons une information qui peut intéresser la DGSI, et nous la lui transmettons. Ni la lutte offensive ni la lutte défensive ne sont dans le périmètre de la DRM.

Le développement de la biométrie demande en effet de former les personnels. Nous ne partons pas de zéro car nous sommes déjà autorisés à effectuer des relevés sur des personnes capturées ou des employés locaux. De plus, nous coopérons avec l’Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale (IRCGN) dont les compétences et le savoir‑faire en la matière sont reconnus et nous travaillons avec eux pour bénéficier de leur expérience dans le traitement des données. Il n’y aura pas de connexion des bases de données, car nous disposons des nôtres sur BIOPEX dont le périmètre de recueil est limité aux opérations extérieures.

Intelligence campus n’est, à l’heure actuelle, qu’un concept. Nous avons signé certaines conventions relatives aux piliers « formation » et « recherche » avec des organismes du monde académique et de la recherche. Je ne pense pas que le problème réside aujourd’hui dans un manque de soutien financier : les freins à l’innovation ne sont pas de cette nature. Ils sont plutôt liés au code des marchés publics et à la question de l’accès à nos bases de données, qui sont très sensibles – du point de vue de la sécurité des systèmes d’information (SSI), on ne pourrait pas permettre d’y accéder. Dans un premier temps, le principal intérêt d’intelligence campus est, à mes yeux, d’aider à identifier très concrètement les freins. Par la suite, il se peut que nous ayons à vous solliciter pour des évolutions sur certains points. Il ne faut pas se fixer comme critère le risque zéro, car il n’existe pas, mais plutôt un risque maîtrisé. On doit se demander quels risques on court, quelles sont les conséquences si ça se passe mal et, en contrepoint, quels gains on attend. Nous le faisons en permanence dans le cadre de nos opérations, mais ce n’est pas l’approche qui prévaut en matière de SSI ou sur le plan réglementaire : on a au contraire une approche reposant sur le risque zéro, ce qui conduit à se fixer des interdits.

Mes propos sur le Sahel m’ont valu beaucoup de coups de fil… J’ai passé un an dans cette région, et je sais parfaitement quelle était la situation sécuritaire entre 2014 et 2015. Les djihadistes nous harcèlent, mais cela s’inscrit dans la continuité. Si l’on regarde le nombre d’attaques sur trois ans, mois par mois, quel qu’en soit le type – attaques directes ou indirectes, usage de mortiers ou des Vehicle Borne Improvised Explosive Devices (VBIED), embuscades… –, le bruit de fond est le même. Ce n’est pas une situation satisfaisante, et je ne conseillerais à personne d’aller faire du trekking à Tessalit, mais on ne peut pas parler de dégradation sécuritaire, objectivement.

Certains éléments nous font penser, néanmoins, que la tendance n’est pas bonne. Si le nombre d’incidents sécuritaires n’augmente pas, nous constatons néanmoins un déplacement vers le Sud, dans une région beaucoup plus peuplée, notamment par les Peuls, où le potentiel de déstabilisation est plus important que celui causé par quelques Touaregs djihadistes en plein désert. La population peule n’a pas des revendications spécifiquement djihadistes : elle est davantage traversée par un sentiment de frustration ou par l’impression d’être maltraitée par le pouvoir central, à Bamako : s’il peut y avoir des ralliements à des groupes djihadistes, c’est plutôt par dépit ou pour d’autres motivations qui ne sont pas fondamentalement djihadistes.

Nous avons toujours dit que la menace sécuritaire, compte tenu de son niveau, serait à la portée de nos partenaires si l’on arrivait à les faire monter en puissance. Dans l’ensemble du Sahel, qui représente quand même neuf fois la superficie de la France, le noyau dur est compris entre 450 et 500 djihadistes – auxquels il faut ajouter des intermittents, si je puis dire, qui peuvent poser une mine contre un billet. C’est à la portée des forces locales, à condition qu’elles s’organisent en conséquence et qu’il y ait une volonté de travailler ensemble.

Si votre question était de savoir si l’on se trouverait dans une situation difficile en cas de perte de tous nos satellites, la réponse est évidemment « oui ». Les satellites sont vulnérables par nature : il est plus facile de les attaquer que de les défendre, car on ne va pas les blinder – sinon, le coût serait considérable, la mise en orbite se payant au poids. Un des moyens de contournement auxquels nous réfléchissons, comme les Américains, consiste à envoyer des essaims de satellites, beaucoup plus petits et orbitant plus bas, au lieu d’utiliser seulement deux ou trois satellites de taille plus importante pour assurer la même couverture. On obtiendrait un résultat plus résilient car l’ensemble serait plus difficile à neutraliser. Rencontrons-nous des difficultés pour recruter des civils en raison de la législation actuelle ? Nous n’avons pas suffisamment exploré toutes les possibilités existantes, comme le recours à la sous-traitance ou à des vacataires. Je dispose déjà de russophones, par exemple, au sein de la DRM et de la FIR, mais je peux avoir un besoin ponctuel pour une étude particulière, nécessitant une analyse très importante de documents et de données : dans ce cas, je ne vais pas demander un ETP supplémentaire pour embaucher quelqu’un. Nous pourrions notamment pré-identifier – et pré-habiliter – des contractuels auxquels nous serions susceptibles d’avoir recours pour des missions ponctuelles, dans le cadre de missions d’intérim. C’est une des pistes pour compléter notre boîte à outils. Je l’ai dit : j’ai lancé en interne un chantier relatif aux ressources humaines et je souhaite que l’on fasse preuve d’audace et d’innovation.

Nous comptons 27 % de femmes dans nos rangs, ce qui est largement au-dessus de la moyenne dans les armées. Dans l’armée de l’air, dont je suis issu, le taux s’élève à 22 %, ce qui est déjà assez élevé. Les raisons sont assez simples. Il y a d’abord la question des aspirations : les femmes sont plus facilement intéressées par nos métiers que par d’autres, un peu plus rudes, dans les armées. Par ailleurs, les capacités physiques ne nous intéressent pas dans le monde du renseignement, ce qui permet une parfaite égalité des chances. Quand nous recrutons, nous regardons seulement les compétences, sans nous préoccuper du sexe des candidats.

Il y a beaucoup de femmes chez nous, mais elles sont réparties assez inégalement : elles sont nombreuses, par exemple, parmi les analystes. C’est une question d’appétence : pour les postes de sous-officiers spécialisés dans des domaines très techniques, que j’ai évoqués tout à l’heure, j’ai moins de femmes candidates, car cela les intéresse moins. En revanche, la chef de projet d’intelligence campus est une ingénieure générale de l’armement, et une femme est aussi à la tête du CRAC, le centre cyber qui est en pleine expansion. À partir du moment où les capacités physiques n’ont pas d’importance dans mon service, il n’y a pas de sujet. Au sein de la FIR, on ne trouvera pas beaucoup de femmes, par exemple, au sein du 13e régiment de dragons parachutistes (RDP), qui est spécialisé dans la recherche en profondeur : les missions y sont très physiques.

J’ai parlé tout à l’heure des compétences : nous devons réaliser des efforts en ce qui concerne les nouveaux métiers, comme les data scientists, et en particulier les géomaticiens. Ces derniers sont capables de modéliser des données géographiques en les croisant avec d’autres éléments afin de produire de la Geo‑Int, ou geospatial intelligence. En combinant des données hétérogènes, mais toutes géoréférencées, on obtient de nouveaux produits qui sont très appréciés : nous avons désormais des cartes interactives sur lesquelles on peut cliquer, et qui ont été élaborées directement à partir des bases de données. On entre dans une autre dimension, qui nécessite de nouvelles compétences. Nous manquons d’experts pour l’exploitation des données, et il faut donc monter en puissance.

Quelles sont les marges de progrès pour la coopération interservices ? Elles existent toujours, mais il y a une vraie dynamique dans ce domaine. Quand nous fournissons des éléments à la DGSE, je n’ai pas à le valider : les échanges ont lieu tous les jours au niveau des traitants ou des cellules interservices créées sur des sujets particuliers. On est très loin d’éventuels blocages ou jeux d’intérêt au niveau supérieur : les connexions se font par le bas, de manière quotidienne.

Quant à l’importance des capteurs, je rappelle que le renseignement est élaboré à partir de différentes sources. Le renseignement humain est essentiel, et la technologie ne doit pas nous le faire oublier. Le contact avec les populations locales, par des actions de soutien sanitaire et médical, y participe : les gens nous parlent quand ils sont en confiance. Tout cela contribue à une meilleure connaissance et à une meilleure appréciation de la situation sur le terrain, ce qui est très important.

M. le président. Nous passons à une dernière série de questions, en commençant par M. Olivier Gaillard, rapporteur pour avis de la commission des Finances sur la LPM.

M. Olivier Gaillard. Une nouvelle course à l’armement se joue, celle de l’intelligence artificielle, dont vous avez largement fait état. Il faut sans doute se préparer à la robotisation du renseignement. Dans ce domaine, la LPM pose-t-elle vraiment les jalons nécessaires ?

Mme Laurence Trastour-Isnart. J’aimerais savoir combien de temps prend la formation des personnels que vous avez recrutés et comment vous faites ensuite pour les fidéliser.

M. Christophe Lejeune. Vous avez évoqué votre contribution à la dissuasion nucléaire. S’agissant de pays étrangers, votre mission consiste-t-elle, notamment, à évaluer le niveau de compétence atteint, la crédibilité de la menace et les évolutions technologiques ?

Mme Sereine Mauborgne. J’ai une question d’ordre pratique, mais qui pose aussi un certain nombre de problèmes sur le plan juridique : en ce qui concerne la collecte de renseignements, en particulier biométriques, dans la bande sahélo-saharienne, quelle est l’articulation avec la protection de notre territoire ? Il faut éviter que certains individus pénètrent sur notre sol.

M. Thibault Bazin. Parmi les freins à l’innovation, vous avez cité la protection du secret et une approche reposant sur le risque zéro. Afin de remplir vos missions, notamment de protection, auriez-vous besoin d’une évolution de la loi du 30 octobre 2017 ? Vous avez déclaré que ce n’était pas encore « mûr », mais ce serait peut-être le cas si l’on vous aidait.

M. Jean-Michel Jacques. Sur le plan technologique, vous avez parlé de « cycles courts » pour le matériel dont vous avez besoin. Créez-vous des laboratoires communs entre des PME et l’ensemble des services de renseignement français pour essayer de favoriser les liens et l’émergence de l’innovation ?

M. Philippe Chalumeau. Ma question porte sur intelligence campus. Vous avez évoqué la constitution de data centers : seront-ils répartis sur le territoire ou concentrés à Creil ?

Général Jean-François Ferlet. Je crois qu’il ne faut pas tout attendre de la LPM. La course à l’intelligence artificielle et l’acquisition de capacités en la matière ne sont pas uniquement une question de moyens financiers. C’est une affaire d’innovation : dans ce domaine qui évolue extrêmement vite, on doit donc penser autrement. Les processus habituels d’acquisition pour les programmes d’armement ne sont pas adaptés, car on ne va pas assez vite. L’idée est de faire autrement, d’où intelligence campus et le projet « Innovation Défense ». Une demande a été adressée à la DGA, et elle s’organise en conséquence. La nécessité de consentir des efforts est reconnue partout, y compris dans la Revue stratégique, et il faut maintenant avancer concrètement.

En réponse à la question relative aux freins, je pense que l’on n’a pas nécessairement besoin de légiférer sur tout ; ce sont parfois les mentalités qui doivent évoluer. Souvent, ceux qui nous contrôlent, ou nous donnent des avis, nous signalent un risque et nous recommandent de ne pas le prendre. Certains sont payés, au contraire, pour décider et pour prendre des risques, après les avoir évalués et en les maîtrisant. Pour ma part, je suis prêt à prendre des risques dans ce cadre. Je l’ai dit, le risque zéro n’existe pas.

La création de laboratoires communs correspond tout à fait au concept qui est à la base d’intelligence campus. La DGSE et la DRSD y seront associées : ce n’est pas seulement un outil développé par la DRM pour elle-même, mais pour la communauté du renseignement, au sens large du terme, c’est-à-dire au-delà du ministère des Armées. Dans un premier temps, le projet est porté par ce ministère, car il faut bien que quelqu’un le fasse. Si l’on se place tout de suite dans un cadre interministériel, on n’avancera pas, car plus on est nombreux autour de la table, moins on y arrive. C’est pourquoi le projet commence avec la DRM et ses partenaires au sein des services de renseignement du ministère des Armées. Nous ferons, bien sûr, bénéficier les autres services des résultats, mais nous ne voulons pas, pour l’instant, qu’ils donnent un avis sur ce que nous faisons ou sur la manière de procéder. À terme, il serait opportun que ce genre d’outils existe au niveau interministériel, mais nous n’avons pas intérêt à ce que ce soit le cas au démarrage.

Que faisons-nous en matière de recrutement, de formation et de fidélisation ? Nous ne rencontrons pas de problème de recrutement, car nous sommes assez attractifs, même si nous avons des concurrents en interne, au sein des services de renseignement : certains savent mieux rémunérer leurs agents que nous. Ils versent notamment des primes dites de « confidentialité » – comme si la DRM n’avait pas, elle aussi, des contraintes en la matière. C’est une des questions sur lesquelles nous travaillons dans le cadre du CNR-LT : nous regardons comment améliorer la mobilité interservices dont je parlais tout à l’heure, en revoyant un peu tous les statuts pour essayer d’arriver à un équilibre en matière d’attractivité. Cela contribuera aussi à une meilleure coopération interservices. En ce qui concerne la fidélisation, nous nous efforçons de travailler sur les difficultés que j’ai évoquées tout à l’heure. Notre vrai point fort réside dans l’intérêt du travail et dans les profils de carrière que nous pouvons proposer. Un spécialiste de la SSI ou des réseaux peut aller travailler dans une banque, mais ce sera toujours moins intéressant que chez nous.

Quelle est la contribution de la DRM à la contre-prolifération ? Tous les aspects que vous avez cités font partie de nos missions, lesquelles sont exercées en lien avec la DGSE. Dans le domaine de la prolifération nucléaire, par exemple, la capacité d’un pays dépend du développement de l’arme elle-même, mais aussi de sa miniaturisation – elle doit être suffisante pour que la charge entre dans un vecteur, en général un missile balistique. On doit donc suivre non seulement les programmes nucléaires, en particulier la capacité à produire la matière fissile, comme le plutonium, mais aussi les programmes balistiques, en s’intéressant à la portée et à la fiabilité des vecteurs. Il faut maîtriser toute une chaîne de savoir‑faire pour obtenir une capacité nucléaire opérationnelle, et chacun de ces savoir‑faire particuliers entre dans le cadre de la lutte contre la prolifération et le transfert de technologies. Un autre pan de notre travail est le soutien à notre propre dissuasion. Sa crédibilité dépend de la performance de notre armement, mais aussi des défenses. Il faut que nos armes arrivent à destination sans être détruites en cours de route. Nous comparons les évolutions avec les capacités de pénétration de nos propres missiles balistiques et de notre vecteur aérien, afin de déterminer si notre dissuasion est crédible et si la future génération le restera.

Quelle est l’articulation entre BIOPEX et les fichiers nationaux ? Je l’ai dit : il n’y a pas d’interconnexion, pour des raisons légales. À l’heure actuelle, si la DGSE ou la DRSD, par exemple, nous interrogent, nous leur répondons instantanément. S’il n’existe pas d’interconnexion physique, il y a en revanche un échange de renseignement fluide, en réponse à des requêtes.

M. le président. Merci, Mon général, pour toutes ces précisions.

 

 

 


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 M. Guillaume Poupard, directeur général de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (jeudi 8 mars 2018)

M. le président Jean-Jacques Bridey. Mes chers collègues, nous sommes réunis pour entendre, pour la première fois, M. Guillaume Poupard, directeur général de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI), sur le projet de loi de programmation militaire. Je lui souhaite la bienvenue.

M. Guillaume Poupard, directeur général de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information. J’ouvrirai mon propos par une mise en perspective des questions de cybersécurité qui intéressent l’ANSSI à temps plein afin d’exposer les menaces que nous devons combattre, ainsi que les choix d’organisation faits par la France depuis quelques années, qui diffèrent de manière assez significative de ce que font nos grands alliés.

J’en viendrai ensuite à l’article 19 de la loi de programmation militaire (LPM), qui va nous permettre, je l’espère, de compléter notre arsenal afin de faire face à ces nouvelles menaces.

Notre sujet est la cybersécurité, c’est-à-dire tout ce qui a trait à la sécurité des systèmes numériques. Même s’il n’y a pas de petites victimes, l’idée est que nous regardons les choses par le haut car le rôle de l’ANSSI est de traiter tout ce qui peut toucher aux questions de sécurité nationale et d’intérêts de la Nation.

Le domaine du numérique peut sembler très éthéré, mais les menaces sont malheureusement très concrètes. Celles qui sont liées à la criminalité ne nous intéressent pas au premier chef même si elles peuvent être liées à nos préoccupations. De fait, l’attaque informatique est un véritable paradis pour les mafieux, les criminels qui veulent pouvoir gagner beaucoup d’argent, escroquer beaucoup de gens, et toucher beaucoup de victimes sans, la plupart du temps, prendre le moindre risque.

Plus grave : nous sommes confrontés depuis maintenant plus de dix ans à des campagnes d’espionnage absolument catastrophiques. La grande difficulté tient au fait que l’attaquant fait tout pour rester discret. En outre, les victimes d’espionnage n’ont pas envie d’en parler, ce que je comprends très bien, et ceux qui les aident, c’est-à-dire très souvent l’ANSSI, protègent leur identité et gardent le secret afin de ne pas ajouter du malheur au malheur.

L’ANSSI traite chaque année une vingtaine de cas d’espionnage grave, ce qui signifie que ce sont des intérêts liés à la sécurité et à la défense nationale qui sont touchés. Cela peut se produire au sein d’un ministère ou, plus souvent, au sein d’entités privées, d’industries : historiquement, les industries d’armement ont été très ciblées par des campagnes d’espionnage et des informations ont ainsi été perdues – pas pour tout le monde ! –, ce qui n’aurait pas dû se produire.

Ce n’est pas parce qu’on n’en parle pas dans les médias que l’espionnage n’existe pas. On en parle parfois lorsque cela devient concret, par exemple la semaine dernière, lorsque, en Allemagne, des attaquants, probablement russes mais nous n’en avons pas la preuve formelle, s’en seraient pris au ministère de la Défense et au ministère des Affaires étrangères.

Cela ne nous surprend pas outre mesure puisque nous détectons ces attaquants alors qu’ils sont en train de chercher à entrer au sein des mêmes ministères en France ainsi que dans probablement tous les pays occidentaux. L’espionnage est donc une véritable menace, mais il n’est pas la pire, si j’établis une gradation dans l’horreur. Le risque le plus important que traite l’ANSSI et, plus généralement, les services de l’État, c’est celui de sabotage, de conflits quasi armés appelés à se développer dans le futur, parce que le numérique constitue le substrat. C’est dans le cyberespace, pour reprendre un terme de journaliste, que se déroulera une bonne partie de ces affrontements.

Le risque n’est ainsi plus uniquement le vol d’informations, qui peut sembler assez éthéré, mais bien l’atteinte physique grave portée à des systèmes, voire leur destruction. Cela peut concerner tout ce qui est industriel, tous les opérateurs dits « d’importance vitale » (OIV) : grands acteurs de l’énergie, des transports, des télécommunications, de l’armement, de l’industrie lourde et d’autres secteurs, tout aussi sensibles pour le fonctionnement de la Nation.

J’insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas que d’espionnage, mais bien de destruction. Par les moyens numériques, donc en attaquant depuis le bout du monde, l’agresseur qui prend par exemple le contrôle d’une raffinerie est tout à fait capable de produire des catastrophes, notamment la destruction de systèmes par le biais de l’informatique. De même, dans le domaine du transport, on peut tout à fait imaginer – je ne prétends pas que c’est réalisable, mais cette éventualité doit être prise en compte – le scénario d’un attaquant se rendant maître du système de contrôle de trains ou d’avions, provoquant par là de véritables catastrophes.

Sans chercher à dramatiser, il faut constamment garder à l’esprit que c’est à cela que l’on doit faire face et c’est précisément pour ce faire, que la France a choisi de s’organiser. En la matière, le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale a été une sorte de déclencheur en 2008, soit l’année qui a suivi une attaque majeure contre l’Estonie où, pendant plusieurs semaines – on l’oublie, car le temps passe vite – les transports, le système de santé et le système bancaire ont été paralysés. Les Estoniens ayant eu le malheur non pas d’enlever mais simplement de déplacer la statue érigée à la gloire du soldat russe , cela a provoqué la colère de personnes que le Kremlin avait à l’époque qualifiées de patriotes russes, qui ont mené des attaques informatiques majeures. Or, l’Estonie est le pays le plus numérisé au monde, ce qui constitue une force, mais aussi peut aussi être une sorte de talon d’Achille dès lors que la sécurité numérique associée à ce développement n’est pas assurée.

Le livre blanc de 2008 présente deux éléments essentiels pour la cybersécurité. Le premier, qui ne concerne pas l’ANSSI, est le développement d’une capacité informatique offensive, qui est ainsi assumée. Le second élément a précisément été la création de l’ANSSI, autorité nationale chargée des questions de cybersécurité et uniquement consacrée à la défense, à la protection et à l’aide aux victimes, ainsi qu’à la détection des attaques, mais qui ne fait pas elle-même de renseignement ni d’attaque.

Ce qui peut vous paraître une évidence ne l’est en fait pas puisque nos grands alliés anglo-saxons font exactement l’inverse en confiant la cybersécurité, au sens auquel je l’entends à l’ANSSI, aux services de renseignement technique. Ainsi, mon homologue américain est la National Security Agency (NSA), et mon homologue britannique, le Government Communications Headquarters (GCHQ).

Ce choix d’un modèle totalement différent regroupant l’attaque et la défense au même endroit, afin de créer une forme de synergie, est toutefois à l’origine de nombre de problèmes tenant à la complexité de missions qui entrent parfois en contradiction. C’est un peu comme si, en France, on avait confié le travail de l’ANSSI à la Direction technique de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), ce qui présenterait des avantages, mais aussi beaucoup d’inconvénients, notamment au regard de la confiance vis-à-vis des victimes que nous aidons régulièrement.

Quelques chiffres. L’ANSSI emploie aujourd’hui 550, contre 80 en 2009, lors de sa création. C’est une croissance colossale. Elle est composée à 95 % d’experts techniques de très haut niveau, dont 80 % sont des contractuels civils : tel est le profil d’un service du Premier ministre quelque peu atypique.

Nous développons de nombreuses méthodes de prévention, nous faisons du conseil et, grâce aux dispositions de la précédente LPM, nous sommes en mesure d’imposer la cybersécurité aux opérateurs d’importance vitale. Par ailleurs, la transposition de la directive européenne NIS (Network and Information Security), qui reprend cette idée, nous permet « d’imposer » – j’emploie des guillemets parce que tout cela est très coopératif – des mesures de cybersécurité à beaucoup plus d’acteurs qu’auparavant, notamment privés.

Notre première mission porte donc sur la prévention, le conseil, la formation et la réglementation au sens large.

Notre deuxième mission c’est la détection, mais il n’est pas possible de construire des systèmes parfaitement sécurisés, même si c’est ce vers quoi nous tendons dans des cas exceptionnels comme la dissuasion nucléaire, pour laquelle aucun risque n’est concevable. Mais, dans la plupart des cas, il est quasiment impossible de garantir une sécurité à 100 % ; ceux qui affirment le contraire sont des menteurs.

Nous faisons de la sécurité, de la protection et nous concevons des systèmes de bonne tenue. Nous complétons le risque résiduel par la détection des attaques qui ont tenté de passer en dépit des protections prises.

L’ANSSI développe, opère, déploie des systèmes de détection d’attaque – des « sondes » dans notre jargon technique –, au profit de l’ensemble des ministères et, très bientôt, de l’Assemblée nationale. Il a en effet été décidé, et je salue cette résolution importante et courageuse, de passer par le système de détection de l’ANSSI pour vous protéger et être capable de détecter au plus tôt des attaquants qui chercheraient à prendre le contrôle de vos ordinateurs, de vos systèmes d’information, qui voudraient connaître vos courriels et vos informations numériques.

Cela ne relève nullement de la fiction : pas plus tard que l’an dernier, nous avons arrêté des attaques qui visaient l’Assemblée nationale. On se souvient, par ailleurs, de l’attaque menée contre le Bundestag en 2015 par le même attaquant que celui qui s’en était pris à TV5, qui s’en est pris ensuite au Comité national démocrate lors de la campagne des élections américaines. Dans le jargon, nous appelons cet attaquant APT28 que les sources ouvertes – que je me borne à citer – identifient comme un important service russe de renseignement. Nous avons donc conscience qu’une menace pèse sur les parlementaires et, pour continuer à vous faire peur, vos collègues britanniques ont aussi été attaqués l’an dernier de manière assez massive ; il est donc important d’être capable de détecter ces attaques pour vous protéger.

Notre troisième mission, la réaction, réside dans l’aide apportée aux victimes : avec des équipes de pointe, nous sommes capables – que ce manque de modestie me soit pardonné – de secourir les victimes les plus sensibles en cas d’attaque avérée, ce qui signifie les protéger très rapidement, dans les premières heures, pour ensuite les aider à reconstruire, ce qui est primordial. Nous nous livrons par ailleurs, au profit des autorités, a un travail de développement et d’opérations portant sur les systèmes de communication sécurisés : tous les systèmes interministériels traitant d’informations classifées, qu’il s’agisse des réseaux informatiques, des téléphones ou des éléments visuels, sont développés et opérés par l’ANSSI.

Il faut savoir rester très modeste dans le domaine de la cybersécurité : nous ne faisons pas de la sécurité absolue, nous courrons plutôt après les attaquants, qui sont très agiles et disposent de moyens considérables. Aujourd’hui – et cela m’amène à parler de l’article 19 du projet de LPM – nous souffrons probablement d’une certaine faiblesse dans la détection d’attaques, mais nous savons le faire pour la sphère étatique et nous savons imposer l’installation de systèmes de détection aux opérateurs privés les plus critiques et d’importance vitale.

Nous qualifions des offres privées de détection : lorsque les prestataires de détection d’incidents de sécurité comme Thales, Airbus ou d’autres développent des systèmes de détection, ils sont évalués et qualifiés par l’ANSSI au nom du Premier ministre. Les attaquants passent par les réseaux informatiques, ils compromettent des ordinateurs, rebondissent de serveurs en serveur sans être repérés parce qu’il n’existe pas de mécanisme de détection. Or, la détection est absolument essentielle : la plupart du temps on ne sait même pas que l’on est attaqué ou on le constate trop tard, à cause des dégâts, lorsqu’il s’agit de destruction ou de sabotage, comme dans le cas de TV5.

Le texte qui vous est proposé présente deux évolutions majeures bien distinctes.

La première consiste à instaurer un système de détection globale à grosses mailles en recourant à des acteurs qui ne sont pas utilisés alors qu’ils sont essentiels dans ce monde numérique : les opérateurs de communications électroniques. Ces opérateurs transportent, malgré eux, les attaques depuis les agresseurs vers les victimes ! En effet, les attaques circulent, depuis les attaquants vers les victimes, à l’intérieur du flux de données numériques, en passant par un nombre considérable d’intermédiaires.

Aujourd’hui, les opérateurs français ne font pas de détection d’attaques : l’idée de cette première proposition est de permettre – obliger n’aurait pas de sens – ces opérateurs, sur la base d’éléments dont ils disposent ou d’éléments techniques que l’ANSSI pourrait leur fournir, à détecter des attaques informatiques. C’est dans ce contexte que notre modèle, qui sépare clairement l’attaque et la défense me semble très pertinent pour chercher simplement à découvrir s’il y a quelque chose de malveillant.

Il est difficile de donner une image représentative de notre activité de détection des attaques informatiques, car il s’agit d’un métier très technique et très particulier, mais on pourrait prendre l’exemple des scanners des aéroports : si vous avez un livre dans votre bagage, la personne derrière l’écran ne le lit pas et ignore même son titre. En revanche, s’il y a des explosifs ou une arme, le système fait apparaître en rouge une forme suspecte.

L’objet de cette analogie, que nous avions choisie lors de la présentation devant le Conseil d’État, est d’expliquer ce que recouvrent cette notion de détection et celle de marqueur technique – la forme du pistolet dans l’exemple du scanner. En fait ce que nous voulons faire c’est en quelque sorte scanner les bagages, mais en étant beaucoup moins intrusifs.

Prenons un autre exemple : si l’on veut savoir, parmi les voitures qui passent, quelles sont celles qui polluent, on ne cherche pas pour autant à savoir à qui appartient le véhicule, on ne lit même pas sa plaque minéralogique, mais on essaie de détecter des événements anormaux, de manière à pouvoir déclencher une vérification – ce que nous appelons une qualification des attaques.

Il s’agit donc de permettre aux opérateurs de faire de telles détections, de permettre à l’ANSSI de donner aux opérateurs des éléments techniques afin de savoir repérer certains attaquants en commençant par les plus actifs, ceux qui nous inquiètent le plus en ce moment. Une partie du travail de l’Agence consiste à établir des marqueurs permettant de détecter des attaquants, qu’il s’agisse d’adresses IP ou internet suspectes, de noms de sites web connus pour être piégés… Bref, il existe de nombreux types de marqueurs différents qu’il serait vain de vouloir les énumérer dans un texte de loi.

Lorsque l’opérateur détecte quelque chose, il faut qu’il puisse nous indiquer vers quelle cible le marqueur que nous lui avons donné est positif, ce qui pourrait indiquer qu’une attaque est tentée. Dès lors, deux possibilités se présentent.

Si l’attaqué est une administration, un opérateur d’importance vitale, cela entre dans le champ d’action de l’ANSSI qui peut demander des éléments complémentaires et aller aider la victime le plus vite possible.

Si les victimes ne relèvent pas du champ d’action de l’ANSSI, qui n’a alors pas les moyens de traiter l’attaque de manière personnalisée, la loi prévoit que l’on puisse demander à l’opérateur de communications électroniques de prévenir les victimes, au moins pour qu’elles sachent qu’elles sont attaquées, ce qui n’est pas évident car, j’insiste sur ce point, cela est très peu visible.

L’autre partie du texte traite un champ totalement différent : nous sommes régulièrement alertés, presque toujours par des partenaires étrangers qui nous signalent, à tel endroit, derrière telle adresse IP d’un ordinateur donné, qu’un agresseur a pris pied, s’est installé et se sert de cette machine pour conduire des attaques.

Comment nos interlocuteurs obtiennent-ils ces informations ? Il arrive que je préfère ne pas savoir parce qu’il s’agit parfois de très grands services de renseignements. Le plus souvent, ce sont des partenaires étrangers qui sont en train de surveiller un serveur qui a été compromis par un attaquant, et qui est en train d’attaquer une autre machine ; c’est ainsi qu’une espèce de réseau se crée. Dès lors, François Deruty, chef du centre opérationnel de l’ANSSI, et son équipe n’ont qu’une envie : aller voir sur cette machine s’il y a réellement un attaquant, et, le cas échéant, ce qu’il est en train de faire.

Si ces machines se trouvent chez des particuliers ou dans des entreprises qui les possèdent, nous allons leur expliquer pourquoi nous souhaiterions y avoir accès. Certains cas sont très intéressants, parfois atypiques : on peut tomber sur des PME, des maisons de retraite, des restaurants, ou des administrations – ce qui nous facilite les choses.

Nous ne débranchons surtout pas l’ordinateur concerné, car nous avons la chance d’être devant une machine sur laquelle l’attaquant est actif et ne sait pas qu’il a été repéré ; nous l’observons « au microscope » afin de voir ce qu’il est en train de faire, qui il est en train d’attaquer, etc.

L’autre cas, en passe de devenir majoritaire, est celui dans lequel ces machines se trouvent chez des gens qui louent des machines, des hébergeurs comme OVH, leader français, mais il en existe beaucoup d’autres. Si nous disons à OVH que nous voulons vérifier ce qui se passe sur telle machine, on nous répond que l’on aimerait bien nous aider, mais que nous n’en avons pas le droit, ce qui est vrai. C’est pourquoi la prochaine LPM nous permettra de caractériser une menace potentielle, sur la base d’une alerte ou d’un renseignement, de manière à nous assurer que c’est bien telle machine qui est en cause.

Bien entendu, nous pourrions demander la permission au détenteur de la machine, à celui qui l’a louée de manière légitime, mais nous ne voulons pas le faire. En effet, dans le meilleur des cas nous tomberons sur une victime que tout cela dépasse complètement : la plupart du temps, ces serveurs sont loués par des particuliers, par des gens que l’on n’a pas envie de mêler à des affaires aussi compliquées. Surtout, le plus souvent, celui qui loue la machine est l’agresseur lui-même, par le biais de systèmes démarqués et de montages comme savent très bien le faire certains services. Or, la dernière personne que l’on a envie de prévenir d’un doute que nous nourrissons pour une machine, c’est évidemment l’attaquant lui-même, car il risque de disparaître instantanément : c’est notre quotidien.

Ce dont nous avons absolument besoin pour progresser dans le domaine de la détection et de la compréhension de ces menaces, c’est d’être capables d’aller voir ce qui se passe sur une machine utilisée par un attaquant.

Voilà donc pour ces deux thématiques très différentes, même si elles sont présentes au sein du même article : d’une part une détection au moyen d’un filet à grosses mailles, mais qui ne signifie pas interception, car les finalités sont totalement différentes, et d’autre part une vision beaucoup plus microscopique et très localisée.

La rédaction de ce texte, largement complétée par le Conseil d’État, vise à poser les garde-fous nécessaires pour éviter que ce dispositif puisse être dévoyé ; un contrôle exercé par l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) est d’ailleurs prévu à cet effet.

Ces dispositions figurent à l’article 20 du projet de loi, qui habilite le Gouvernement à déterminer par ordonnance les modalités du contrôle des activités de l’ANSSI prévu par l’article 19 ; il pourrait être pertinent de proposer un amendement afin que le contenu de cette ordonnance soit gravé dans le marbre de la loi. L’idée est que l’ARCEP puisse être en mesure d’exercer ce contrôle, car elle est la seule à pouvoir vérifier qu’à aucun moment il n’y a d’accès ou d’exploitation de données qui ne sont pas concernées par le traitement des cyberattaques qui nous intéresse.

M. le président. Merci, Monsieur le directeur général, pour cet exposé très clair et très précis, qui a répondu par avance aux questions que certains voulaient poser.

M. Philippe Michel-Kleisbauer. La Revue stratégique de cyberdéfense mentionne les quatre coopérations mais, seule la coopération au sein de l’Union européenne est vraiment évoquée. Conduisons-nous de telles actions avec des pays non-membres de l’Union, ou qui en feront peut-être partie un jour, comme l’Ukraine ?

Nous savons que les Russes, en recourant à des moyens assez simples, ont tenté avec succès de créer une dissonance disruptive chez les soldats ukrainiens. Notre coopération s’étend-elle jusqu’à ces frontières où nous avons beaucoup à apprendre ?

M. Fabien Gouttefarde. L’article 19 de la LPM donne à l’ANSSI la capacité de poser des capteurs techniques, comme c’est le cas des opérateurs. Selon quels critères l’ANSSI prend-elle l’initiative de le faire ou de s’en remettre aux opérateurs ?

M. Stéphane Trompille. Vous avez indiqué avoir contraint certains acteurs privés, du secteur bancaire par exemple, à se conformer aux normes. Quelque chose est-il prévu pour les petites entreprises et les petites collectivités afin d’aller au-delà de la seule sensibilisation ? Car ces entités constituent autant de portes ouvertes aux cyberattaques.

M. Thibault Bazin. Les possibilités que vous attribuez aux opérateurs entraînent‑elles des responsabilités ? Si un incident advenait, ne risquerait-on pas de voir les divers acteurs se rejeter la responsabilité, dès lors que l’on se situerait dans le registre des possibilités et non des obligations ?

Par ailleurs, une réforme des documents classés secret-défense est en cours, les critères de classement proviennent-ils de vous afin de pouvoir désigner les cibles, notamment au sein des entreprises traitant de sujets classés ? Cette classification vous permet-elle, le cas échéant, de vous tourner vers les opérateurs ?

M. Guillaume Poupard. La coopération est un sujet vaste et complexe. Nous coopérons de façon bilatérale dans les domaines les plus sensibles. Nous coopérons très bien avec deux grands acteurs. Nous sommes très proches de l’Allemagne en termes d’organisation et de manière de penser. La coopération s’exerce dans pratiquement tous les domaines avec ce pays, et notre homologue, le Bundesamt für Sicherheit in der Informationstechnik (BSI), qui se trouve au sein du ministère de l’Intérieur, bien que le travail relève de l’interministériel, envie le positionnement de l’ANSSI. L’autre grand partenaire est le Royaume-Uni, avec qui nous pratiquons une coopération opérationnelle de très haut niveau : c’est probablement notre premier partenaire opérationnel.

Pour être très direct, on ne peut pas faire abstraction de l’épisode Snowden, on ne peut pas faire abstraction de tout ce dont on se doutait et dont nous avons la preuve aujourd’hui : les services de renseignement font du renseignement, y compris sur des cibles qui peuvent être françaises, y compris étatiques. La coopération est donc est très fine : toute information que nous donnons ou que nous recevons est pesée de manière extrêmement délicate.

Nous travaillons également avec les Américains, même si cela est plus compliqué à cause d’un problème de taille bien connu.

À l’échelon européen, nous développons un réseau d’agences homologues de l’ANSSI, c’est à cela que la Revue stratégique de cyberdéfense fait allusion. Nous avons besoin d’un réseau à vingt-huit ou à vingt-sept pour échanger beaucoup plus que nous le faisons aujourd’hui, notamment sur le plan opérationnel.

Au-delà, nous avons des partenaires historiques privilégiés. Nous nous entendons très bien avec le Maroc, avec qui nous nous entraînons : ce pays est très sensible à notre manière de faire, notamment dans le domaine du règlement. Nous travaillons beaucoup avec Singapour, qui est une porte d’entrée classiquement plus facile vers l’Asie, et qui connaît également des problématiques qui nous intéressent particulièrement. En France on parle de Smart Cities (villes intelligentes), les Singapouriens de Smart Nation parce que la ville se confond avec la nation. Nous travaillons beaucoup avec eux à la protection des opérateurs locaux d’importance vitale et des infrastructures critiques.

Nous avons donc toute une galaxie de coopérations bilatérales et multilatérales, et toute une diplomatie – je ne parle pas encore de coopération – se met en place, y compris avec des pays comme la Chine. Nous avons besoin de parler cyber avec eux, mais nous le faisons via le Quai d’Orsay – chacun son métier –, notamment avec l’ambassadeur pour le numérique David Martinon. Nous parlerons dorénavant de plus en plus avec des partenaires un peu plus éloignés d’un point de vue idéologique.

Quant aux capteurs des opérateurs, le fait que la question soit traitée en un seul article peut créer un peu de confusion, mais il faut faire la distinction.

D’une part, les opérateurs vont développer leurs capteurs. Et avant même de le faire, ils vont simplement exploiter toutes les informations dont ils disposent déjà : pour gérer leurs réseaux d’opérateurs de communications électroniques, ils ont énormément d’informations. Ils s’interdisent d’y chercher des traces d’attaque, mais ils ont déjà ces informations. Il s’agit vraiment de big data et il faudra demain recourir à l’intelligence artificielle pour fouiller dans ces données tant elles sont hétérogènes et nombreuses.

D’autre part, les capteurs de l’ANSSI, objet du II de cet article 19, seront mis au plus près des machines identifiées. Contrairement à ce qu’ont dit certains médias, il est hors de question que l’ANSSI aille placer des capteurs dans les cœurs de réseau des opérateurs. Je n’ai aucune envie de le faire, ce serait très compliqué et très risqué, même en termes de responsabilité. Il est important que les opérateurs restent maîtres de leur cœur de réseau. Ce sont des systèmes d’une très grande complexité et je n’imagine pas des experts, même très bons, y mettre les mains. Je n’ai aucune envie d’être considéré responsable de défauts ou de problèmes qui seraient constatés.

Il s’agit donc de deux réalités très différentes, qui ne se confondent pas, mais qui peuvent se répondre. Si l’opérateur soupçonne ou détecte une attaque, il pourra identifier une adresse IP sur laquelle l’ANSSI ira poser une sonde – mais ce sera en général chez un hébergeur pas chez un opérateur de communications électroniques.

Quant aux acteurs privés, en effet, il y a des acteurs importants, les opérateurs d’importance vitale et, demain, à la suite des évolutions réglementaires, les opérateurs de services essentiels. Nous leur imposons, en quelque sorte, la cybersécurité. Nous leur imposons la coopération, nous leur fixons des règles, dont l’obligation de faire de la détection, nous leur imposons de nous dire quand ils sont attaqués. La France a été le premier pays au monde à développer une telle approche réglementaire, et nous pouvons en être fiers : ce n’était pas gagné, mais cela a fait tache d’huile. Toute l’Europe retient dorénavant une telle approche et d’autres pays, même les États-Unis, commencent à considérer que la question est trop grave pour que l’on s’en tienne au conseil.

Cette approche réglementaire n’a cependant de sens qu’à l’égard d’acteurs organisés qui disposent de moyens importants. Ce n’est pas pertinent avec des petites et moyennes entreprises (PME), des collectivités locales ou des particuliers. Je n’imagine pas que l’on impose demain la cybersécurité aux PME ; cela n’aurait aucun sens. Il faut aider les PME. Nous ne pouvons demander au patron de PME qui s’occupe de l’informatique de son entreprise lorsqu’il a une heure le dimanche soir de devenir expert en cybersécurité. En revanche, il est impératif que les solutions auxquelles il recourt soient nativement sécurisées. Le cloud computing est une source de menaces supplémentaires, mais si une PME ou une collectivité locale opte pour une solution sécurisée afin de se « débarrasser » de l’informatique, qui représente une charge pour elle car ce n’est pas son métier, elle paiera peut-être un peu plus pour un service sécurisé, mais il ne lui restera qu’à appliquer des règles élémentaires : faire attention à ses clés USB, à ses smartphones, etc. Nous en revenons donc à la sensibilisation, et à des comportements à la portée des personnes : ne pas faire n’importe quoi avec ses mots de passe, c’est simple. En revanche, leur demander de comprendre ce qu’est une attaque informatique et de la détecter quand elle arrive, n’a pas de sens. Nous travaillons beaucoup au développement d’offres sécurisées – il reste fort à faire ; nous soutenons le développement de certaines, notamment via le programme d’investissements d’avenir, mobilisé au moins à cinq reprises pour cela.

Nous travaillons avec certains industriels importants, qui sont conscients de la nécessité de sécuriser leur écosystème. Les attaquants attaquent où il est facile de le faire. Celui qui ne sait pas attaquer un opérateur d’importance vitale s’en prendra à ses sous‑traitants – je ne prétends pas que les attaquants ne savent pas attaquer les opérateurs d’importance vitale, mais le jour où ils ne pourront plus du tout le faire, ils s’en prendront à toute la myriade de ses sous-traitants. Un industriel comme Airbus l’a très bien compris, qui est en train de promouvoir le développement de solutions sécurisées au profit de son écosystème. C’est une excellente démarche ; nous les y encourageons et les y aidons.

Quant à la responsabilité des opérateurs, je vous livre l’historique récent. Il y a un an les box de Deutsche Telekom ont été la cible d’une assez grave attaque. Les parlementaires allemands, qui l’ont convoqué, ont interrogé à juste titre le patron de Deutsche Telekom : comment était-ce possible, et qu’avait-il fait pour s’en prémunir ? Simplifions à peine : il a répondu qu’il n’avait rien fait car il n’en avait pas le droit. Le Parlement lui en a donc donné le droit, et la loi allemande, dont nous nous sommes inspirés, a un an d’avance sur nous. Elle n’impose pas aux opérateurs de faire de la détection – cela n’aurait pas de sens aujourd’hui – mais elle le leur permet. L’idée est d’exercer ainsi une sorte de pression pour que les opérateurs fassent ce travail de détection et pour que les clients eux-mêmes demandent aux opérateurs de le faire. Ce raisonnement m’a paru particulièrement malin, d’autant que cette démarche utile et habile permet d’éviter certains écueils, qui tiennent par exemple à la neutralité du net.

Évidemment, nous avons parlé de cela aux opérateurs : qu’en était-il de la faisabilité technique et de leur volonté ? Ils sont prudents, car cela coûtera un peu d’argent et fera peser sur eux, de fait, une forme de responsabilité. Ils ont cependant bien compris que le travail d’un opérateur de communications électroniques ne pouvait plus être simplement de veiller à ce qu’une attaque aille bien de l’attaquant à la cible – je caricature à peine. Ils ont envie de faire plus de sécurité ; certains ont au moins l’intuition du fait que l’opérateur du futur fera de la distribution sécurisée de données. Orange, dont l’activité de cyberdéfense est importante, l’a d’ailleurs clairement dit : à l’avenir, il s’agira en somme de distinguer entre ceux qui distribuent de l’eau potable et ceux qui distribuent de l’eau non potable. Les opérateurs devront fournir de l’eau potable à leurs clients.

M. le président. C’est presque un argument commercial !

M. Guillaume Poupard. Nos intérêts et ceux des opérateurs ne sont pas contradictoires. Ils peuvent y trouver un intérêt éthique et peut-être même, effectivement, un intérêt commercial.

Quant au secret de la défense nationale, le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) travaille depuis plusieurs années à une nouvelle version de l’instruction générale interministérielle n° 1300. C’est un bouleversement majeur de l’approche réglementaire de la protection du secret de la défense nationale. Jusqu’à présent, et encore aujourd’hui, on ne protège pas de l’information, on protège des documents – vous voyez à quel point cette approche est obsolète, même s’il existe encore des documents.

Le changement des dénominations est simplement un alignement avec nos partenaires, notamment l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN). Par exemple, le « confidentiel défense » français est l’équivalent du « NATO secret ». Ces décalages posent, dans la pratique, des problèmes infinis, que nous allons régler en faisant un « secret » français du même niveau que le « secret » de l’OTAN. Au-delà, le cœur du travail sur cette nouvelle instruction générale interministérielle n° 1300, c’est de protéger l’information, notamment l’information numérique. Nous sommes intervenus aux côtés de nos collègues du SGDSN dans l’élaboration des règles de sécurité qui s’appliqueront aux différents niveaux de classification à la suite de cette nouvelle instruction générale interministérielle n° 1300. C’est une évolution majeure et, sans doute, le sens de l’histoire. De plus en plus, c’est bien de l’information que nous devrons classifier, non, comme aujourd’hui, des supports ou des documents.

Mme Françoise Dumas. Monsieur le directeur général, je vous interrogerai tout d’abord au nom d’Olivier Gaillard, rapporteur spécial des crédits de la mission « Défense » du budget, retenu dans l’hémicycle. Cette loi de programmation militaire témoigne d’une volonté forte d’investir dans la cybersécurité et la cyberdéfense et d’une coopération entre les opérateurs de télécommunications et l’ANSSI, mais disposez-vous d’une estimation des pertes économiques résultant des cyberattaques ?

Quant à moi, je souhaite vous interroger sur la prévention. Comment l’appréhendez‑vous techniquement ? Quelles sont les marges de progression dans la sensibilisation des personnels des collectivités territoriales et des grandes entreprises ? Je suis persuadée qu’elles restent importantes, car tout le monde n’a pas encore conscience de notre vulnérabilité. Comment aller plus loin encore ?

M. M’jid El Guerrab. Qu’en est-il, Monsieur le directeur général, de ces crypto‑monnaies – bitcoin, ether, litecoin – que nous avons vu émerger et de leur valorisation parfois folle ? Sont-elles susceptibles de déstabiliser nos économies ? Que se cache-t-il derrière ces échanges ? Et sommes-nous en mesure de les « tracer » pour nous assurer qu’ils ne financent pas le terrorisme et d’autres activités criminelles ?

M. Fabien Lainé. S’agissant de la sécurisation des infrastructures critiques françaises, nous comptons plus de 200 opérateurs d’importance vitale. Félicitons-nous des dispositions prises dans le cadre de la LPM de 2013 : nous étions quand même très en avance. J’imagine que ces OIV ne sont pas tous pareillement vulnérables. Pouvons-nous faire le point ?

Pouvez-vous aussi nous parler de la sonde souveraine Cybels Sensor de Thales ?

M. le président. Jean-François Eliaou est le rapporteur pour avis de la commission des lois sur la LPM.

M. Jean-François Eliaou. Je voudrais vous interroger sur la relation entre l’ANSSI et l’ARCEP. Le commentaire de l’ARCEP sur l’article 20 n’est pas forcément très favorable, quel est votre sentiment ?

Quant à l’article 19, sera-t-il un outil législatif suffisant ou bien n’offre-t-il pas une cible supplémentaire en entraînant une fragilité propice aux attaques ?

M. Guillaume Poupard. À propos des pertes économiques occasionnées par les cyberattaques, des chiffres circulent, qui donnent le vertige, mais je ne suis pas en mesure de les confirmer. On parle, au ministère de l’Intérieur, de « chiffre noir », car, effectivement, nous ne savons pas l’évaluer.

Ce qui est certain, c’est que les risques de perte sont incommensurables. Si, demain, des actes de terrorisme, des actes de guerre détruisent nos opérateurs d’importance vitale, bloquent nos systèmes de transport, nous coupent l’électricité, cela nous coûtera extrêmement cher. Techniquement, ce sont des possibilités qu’il ne faut pas exclure, le phénomène se développe même. De ce point de vue, les cyberattaques subies par l’Ukraine témoignent de l’étendue des dommages que peuvent causer les attaques informatiques. Tout y a déjà été testé. L’électricité a été coupée, les systèmes de transport ont été paralysés. Les attaques sont régulières et « éclaboussent » parfois d’autres victimes. Ainsi, l’activité de Saint‑Gobain, qui avait un bout de réseau en Ukraine, a été bloquée pendant quinze jours. Nous les avons beaucoup aidés, cela s’est bien passé, et nous les connaissons maintenant bien, mais, pendant quinze jours, ils ne savaient plus où devait être livré ce qu’ils produisaient et ils ne pouvaient plus prendre de nouvelles commandes. Cela a eu un impact de 240 millions d’euros sur le chiffre d’affaires et de 80 millions – l’équivalent du budget de l’ANSSI – sur le résultat net. C’est là l’effet d’une attaque ayant paralysé quinze jours l’activité d’un opérateur qui n’est même pas d’importance vitale et n’a pas vocation à le devenir ! Malheureusement, les chiffres s’envolent très vite. Régulièrement, on me demande s’il ne suffirait pas d’un fonds, comme celui dédié aux catastrophes naturelles, pour faire face de telles attaques. Ce n’est pas possible, car nous ne sommes pas capables d’en fixer le montant, et, quand bien même nous le doterions d’un milliard, l’exemple de Saint-Gobain montre que les dégâts d’une attaque pourraient très vite atteindre un tel coût. Cela ne veut pas dire que l’approche assurantielle n’a pas de sens. Au contraire, nous y travaillons, en lien étroit, dans le cadre de la Revue stratégique de cyberdéfense, avec les acteurs concernés.

En matière de prévention, entre ce que nous imposons réglementairement et ce que certains font de manière volontaire, cela fonctionne très bien. La marge de progression n’en reste pas moins colossale ; je suis d’accord avec vous.

Le degré de sécurité des différents opérateurs, qu’ils soient publics ou privés, est très hétérogène. Évidemment, le problème présente une dimension technique. Il faut être en mesure d’intégrer de la sécurité dans les systèmes dès leur conception – by design, comme disent les industriels. Se posent cependant également des questions de gouvernance. J’en avertis les comités exécutifs des grandes entreprises : la cybersécurité est de leur responsabilité et de celle des conseils d’administration, non de celle d’un responsable de la sécurité des systèmes d’information perdu au fin fond de l’organigramme. La menace est telle et implique des arbitrages d’une importance telle que la question doit être examinée au plus haut niveau. Je tiens exactement le même discours aux administrations et aux ministères.

S’il est très difficile d’évaluer le coût de la cybersécurité, on estime aujourd’hui qu’il représente entre 5 % et 10 % du budget informatique d’une structure, il est donc considérable, puisque les budgets sont considérables. Ce n’en est pas moins accessible, le budget ne s’en trouve pas multiplié par dix. L’idée est que chacun puisse prendre les bons arbitrages en la matière.

Les crypto-monnaies n’entrent qu’à la marge dans notre champ de compétence. Nous en subissons les effets dans nombre d’actes cybercriminels car, oui, elles sont effectivement impossibles à « tracer » ou presque. Les cybercriminels ne s’y trompent pas, qui demandent aux victimes rançonnées de payer en bitcoins, ce qui les protège. Cela protège cependant aussi les victimes : un versement par carte bancaire à une mafia d’un pays de l’Est n’est pas une très bonne idée. Certains opérateurs sont sollicités par des clients qui leur demandent tout simplement comment ils peuvent payer une rançon en bitcoins. Je suis incapable de vous dire à quel point les crypto-monnaies peuvent déstabiliser l’économie – ce n’est pas mon métier, mais il est certain qu’elles entrent dans le paysage de la cybercriminalité, et il n’y a pas de raison que cela s’arrête.

Qu’en est-il de la vulnérabilité des opérateurs d’importance vitale ? La situation est très hétérogène. Certains sont très sérieux ; je pense à ceux qui s’occupent des centrales nucléaires, avec qui nous travaillons en lien étroit depuis des années – je ne suis pas inquiet. Il faut cependant considérer l’ensemble de la chaîne. À l’autre extrémité, il y a des compteurs intelligents qui sont autant de cibles potentielles. C’est l’ensemble de la chaîne qu’il faut protéger, pas uniquement les points les plus dangereux apparemment ni les plus symboliques.

Nous avons encore beaucoup de travail. Une approche réglementaire fait gagner beaucoup de temps et me paraît pertinente. L’extension de la démarche aux opérateurs de services essentiels, au-delà des 200 OIV, nous permettra également d’aller plus loin.

Avec la sonde souveraine de Thales – il en est d’autres –, nous revenons à la thématique de la détection. Nous imposons aux opérateurs d’importance vitale de faire de la détection, de recourir à des prestataires de détection. Évidemment, si c’est mal fait, ce sera une fragilité supplémentaire. Si certains grands acteurs et prestataires, que l’on qualifie au nom du Premier ministre, tels Thales, Airbus et Atos, se mettent à faire de la détection d’attaques pour de nombreux clients très sensibles, les attaquants s’en prendront demain non plus aux clients mais aux prestataires, car c’est là qu’ils pourront indirectement accéder aux informations qui les intéressent. Il est donc très important que le niveau de sécurité de ces prestataires soit extrêmement élevé. C’est l’intérêt de la qualification, et de la vie dure que nous leur menons – nous avons une très bonne relation avec eux, mais je sens bien que nous les fatiguons un peu. Il faut que la sonde elle-même, qui détectera les menaces, soit de confiance, et qu’un attaquant ne puisse en modifier le fonctionnement. C’est la raison pour laquelle nous avons besoin dans les cas les plus sensibles de sondes dites « souveraines », car nous ne pouvons exclure la possibilité que des sondes étrangères soient aveugles à une partie des menaces. Dans des cas moins sensibles, nous pouvons faire des compromis et recourir à d’autres sondes.

La relation que l’ANSSI et l’ARCEP entretiendront sera différente, effectivement, mais parlons tout de suite de l’avis de l’ARCEP. Il porte sur une version très primitive du texte – dont témoigne la mention d’articles 19 bis, 19 ter, etc. Le problème est donc qu’il s’agit d’un avis sur un texte qui n’est pas connu. Le texte actuel tient compte de nombre des remarques de l’ARCEP.

Nous continuons évidemment à parler avec eux, en bonne intelligence. L’idée est d’établir un contrôle efficace mais également raisonnable. Par exemple, nous ne voulons pas d’un contrôle a priori. Il faut un contrôle efficace, global, qui permette d’éviter des dérives et de nous arrêter si nous allons trop loin – c’est normal. Aujourd’hui, par peur d’aller trop loin dans l’exercice de nos missions actuelles, nous nous autocensurons parfois. Il nous manque une capacité de contrôle. J’accueille donc avec plaisir le contrôle de l’ARCEP dont je pense qu’il nous fera gagner en efficacité. Ce n’était pas le cas lorsque nous nous construisions mais, maintenant que nous nous installons dans le paysage et que nous commençons à faire beaucoup de choses, l’absence de contrôle nous freine.

L’article 19 n’est probablement pas suffisant. Une thématique n’est pas abordée ici : la possibilité d’une démarche plus active. Il n’y a là nul motif de honte ; simplement, nous ne sommes pas prêts. Aussi ne faisons-nous aujourd’hui que de la détection, nous ne pouvons arrêter une menace. Demain, peut-être – je prends des précautions parce que c’est beaucoup moins anodin –, nous demanderons aux opérateurs de communications électroniques d’arrêter certaines attaques, de les bloquer. Cela rouvre cependant immédiatement le débat sur la neutralité du net, à laquelle nous ne portons présentement pas atteinte. Seuls les opérateurs seraient en effet en mesure d’arrêter certaines attaques, telles les attaques par déni de service (DDoS attack, distributed denial of service attack) : un attaquant prend le contrôle de très nombreuses victimes primaires, qui ne s’en rendent même pas compte, et, ensuite, toutes s’en prennent à une cible, ce qui la sature complètement et la bloque. Les machines contrôlées peuvent être des ordinateurs, des objets connectés ou même des caméras de surveillance. Je prends là l’exemple emblématique d’une attaque survenue il y a un an : l’attaquant, ayant pris le contrôle de ces caméras, a pu faire tomber un important opérateur américain, Dyn, et, pendant plusieurs heures, des services comme Netflix ont été totalement bloqués. Il est très dur d’agir à la source de l’attaque, par définition très « distribuée », et il est impossible de faire quoi que ce soit au niveau de la victime, submergée – OVH a également été attaqué de la sorte. Il n’y a que les opérateurs, entre la source et la cible, qui pourraient faire quelque chose, mais nous nous l’interdisons pour l’instant, car nous ne sommes pas prêts. Il faut pouvoir proposer un dispositif à la fois efficace et protecteur, qui ne puisse entraîner des dérives. Si l’avis de l’ARCEP évoque la neutralité du net, c’est parce que le texte initial prévoyait des éléments de ce type, actifs, mais ils en ont été retirés.

Mme Émilie Guerel. Au mois de juin 2017, vous aviez exprimé, dans une interview, une volonté de recourir à des prestataires privés, tant pour les audits et la détection que pour réparer les systèmes infectés. L’idée était que l’ANSSI puisse, à terme, se consacrer aux cas les plus graves et les plus atypiques, le traitement des cas les plus classiques étant dévolu aux prestataires. Ce souhait est-il toujours d’actualité ? Est-ce un objectif à atteindre au cours des prochaines années ?

M. Olivier Becht. Dans le cyberespace, le match en train de se jouer – vous l’avez bien montré – opposera une fois de plus le bouclier et l’épée. En l’occurrence, c’est la puissance de calcul qui fera le vainqueur. Comment évaluez-vous les efforts prévus par la LPM ? Je songe notamment au quantique. Le montant des études amont passe de 730 millions à un milliard mais une part déterminée doit-elle être consacrée à la puissance de calcul ?

M. Thomas Gassilloud. Que pensez-vous de l’utilisation par l’État de suites logicielles non souveraines ? Finalement, peu importe que le réseau soit sécurisé, si le logiciel utilisé ne l’est lui-même pas.

En matière de lutte antiterroriste, la Direction générale de la sécurité intérieure, par exemple, a signé en 2016 un contrat de 10 millions avec Palantir, startup financée par la CIA. À l’époque, il était indiqué qu’aucune entreprise française ne disposait d’une telle solution. La LPM insiste sur la nécessité de disposer d’un système de systèmes. La Direction générale de l’armement conduit le programme ARTEMIS - – architecture de traitement et d’exploitation massive de l’information multi-source – pour exploiter les bases de données de toute nature et un premier démonstrateur devrait être disponible en 2019 ou 2020.

Que pensez-vous donc de l’utilisation par l’État de suites logicielles non souveraines ? Êtes-vous impliqué dans le programme ARTÉMIS ? Plus globalement, comment faire pour que les investissements de défense en matière logicielle contribuent au renforcement de notre souveraineté numérique ?

M. Loïc Kervran. Tout d’abord, je me réjouis de ce que vous avez annoncé à propos de l’article 20, car la situation n’était pas satisfaisante.

Selon mes informations, il y a déjà des sondes et des marqueurs techniques chez un certain nombre d’opérateurs. L’ARCEP estime d’ailleurs que le cadre légal en vigueur le permet déjà et que la LPM n’apporte pas grand-chose – je précise d’ailleurs que l’ARCEP n’a pas fondamentalement changé d’opinion depuis la publication de l’avis.

Vous avez évoqué les différences entre métadonnées et contenu, mais des personnes relativement qualifiées, à la direction technique de la DGSE, par exemple, considèrent aujourd’hui qu’il est très difficile de faire la distinction sur le net. Prenez une URL : au début, ce sont surtout des données techniques ; à la fin, le mot-clé relève plutôt du contenu. C’est donc beaucoup plus compliqué qu’en matière de communications téléphoniques.

Par ailleurs, je ne vois pas du tout, dans ce texte, le lien entre le défensif et l’offensif – même quand l’action offensive ne vise finalement qu’à protéger. Il n’est pas non plus question de l’attribution des attaques. J’ai quand même du mal à imaginer que l’on ne va pas réagir et qu’on ne cherchera ni à l’attribuer à un auteur ni à la stopper.

Quant aux sondes vues comme sources de fragilité, les opérateurs peuvent placer les sondes qu’ils souhaitent sans même en informer l’ANSSI. Ne faudrait-il pas modifier le texte sur ce point ? Ou alors s’agit-il de sondes qui ne présentent pas de risque particulier ?

M. Guillaume Poupard. Je commencerai par répondre à la question relative aux prestataires qualifiés. Aujourd’hui, l’ANSSI invente – c’est son rôle – certains métiers autour de l’audit, de la réaction aux incidents informatiques et de leur détection. Nous inventons des processus, parce qu’il n’existe aucun manuel ancien expliquant comment faire ces métiers. En revanche, nous sommes incapables d’exercer ces métiers auprès de l’ensemble des victimes à protéger. Même en se cantonnant aux victimes les plus sensibles, en commençant par les opérateurs d’importance vitale, l’ANSSI n’a pas les moyens de protéger tout le monde – et ne les aura pas, car ce ne serait pas une bonne chose. Nous avons choisi un modèle consistant à développer des compétences, à assurer leur maîtrise en interne, et à encourager des prestataires privés de confiance à développer les mêmes métiers.

C’est là qu’intervient la question de la qualification, qui est un acte d’évaluation fondé sur un référentiel public auquel des entreprises se soumettent volontairement pour, le cas échéant, obtenir in fine une qualification que je délivre au nom du Premier ministre dans les métiers d’audit, de détection et de réaction aux incidents – étant entendu que nous allons continuer d’enrichir la palette des métiers. Il en résulte à l’évidence un effet de levier. Incidemment, le problème du financement est en partie résolu, ces métiers de l’audit et de la détection de haut niveau ayant un coût ; ils relèvent en l’occurrence du domaine des contrats privés. Je n’impose jamais à un quelconque opérateur d’importance vitale ou autre de travailler avec tel ou tel partenaire ; il appartient à chacun d’entre eux de choisir le prestataire qualifié – c’est-à-dire fiable et compétent – qui convient à la mission recherchée.

L’ANSSI peut ainsi, avec ses moyens propres qui, quoique non négligeables, sont clairement bornés, se concentrer sur les cas les plus sensibles dans lesquels il n’est pas souhaitable de recourir à un prestataire privé – je pense à certains cas étatiques – et sur des cas nouveaux qu’il faut défricher pour inventer de nouveaux métiers. Les auditeurs de l’ANSSI, par exemple, qui savent faire le travail des attaquants et sont donc capables de tester la vulnérabilité des systèmes, effectuent des inspections ministérielles – un champ que nous préférons maintenir au niveau étatique – ou examinent des systèmes atypiques dont nul ne sait encore vraiment comment vérifier le niveau de sécurité. Une fois la connaissance acquise, ils la transfèrent aux prestataires privés qualifiés.

En matière de puissance de calcul, il existe une asymétrie totale entre les attaquants et les défenseurs. Les attaquants n’ont pas besoin – du moins pas encore – de puissance de calcul : une attaque ne nécessite que des moyens très simples et ne coûte presque rien. Pour se défendre, en revanche, nous avons un besoin croissant de puissance de calcul – ainsi que pour les actions de cryptanalyse, qui relèvent pour l’essentiel de la DGSE. De même, l’ordinateur quantique servira principalement à déchiffrer des communications.

L’ANSSI qui, étant un service du Premier ministre, n’est pas directement concernée par le volet programmatique de la LPM, achève actuellement la construction d’un centre de données de très grande taille pour anticiper la transformation de notre métier. Nous allons en effet devoir traiter et conserver un volume croissant de données techniques, ou métadonnées, en provenance notamment des sondes placées dans les ministères. La conservation des données n’est pas un but en soi et ne répond pas un objectif de renseignement ; elle sert simplement à pouvoir remonter dans le temps. Or, la conservation de téraoctets de données et la capacité à les fouiller pour vérifier si une menace nouvelle est déjà apparue dans le passé ont un coût et nécessitent de véritables capacités de calcul. Cela étant, je ne peux pas vous dire si la LPM est adaptée de ce point de vue.

Le débat sur la souveraineté des logiciels est récurrent. Soyons clairs : il n’est heureusement pas nécessaire, pour bâtir un système souverain, que tous ses composants soient souverains eux aussi – chose que nous n’avons jamais su et ne saurons jamais faire. Il faut donc accepter que des microprocesseurs, des ordinateurs ou des logiciels ne soient pas totalement maîtrisés – dans le cas contraire, le coût serait délirant. Dans certains cas – je me fonde en l’occurrence sur mon expérience à la direction générale de l’armement – nous identifions des briques, qu’il s’agisse de logiciels ou de matériels, qui doivent impérativement être maîtrisés : mieux vaut par exemple ne pas acheter un composant de chiffrement dans un chiffreur gouvernemental ailleurs que chez un industriel en qui nous avons une totale confiance, voire, en pratique, le fabriquer en étroite coopération avec l’industriel en question.

Puis se pose la question de l’assemblage et de l’intégration des briques maîtrisées avec d’autres briques qui ne le sont pas ou peu afin de bâtir un système globalement sûr. Contrairement à une idée simple mais courante, la sécurité d’un système ne se réduit pas à la sécurité de son maillon le plus faible, car un système complexe ne se réduit pas à une simple chaîne. En jouant sur l’architecture et la conception même des systèmes, il est possible d’intégrer des composants qui ne sont pas maîtrisés en toute confiance – encore faut-il être capable d’effectuer ce travail architectural. De ce point de vue, de nombreux industriels de l’armement vivent une révolution depuis quelques années : ils étaient jusqu’à récemment d’avis que la partie logicielle ne les concernait pas, et voilà qu’ils se transforment de plus en plus souvent en éditeurs logiciels. Hervé Guillou aime à dire qu’un bateau est désormais constitué de 50 % de logiciels et de 50 % de chaudronnerie, la seconde part étant destinée à poursuivre sa diminution au profit de la première. Or, tous les logiciels d’un bateau ne peuvent pas être maîtrisés.

On peut certes s’interroger sur certains logiciels comme ceux de Palantir ; de même, l’ombre de la suite Microsoft plane à chaque fois que l’on parle de logiciels souverains. L’essentiel est de disposer d’une architecture globale qui permette d’utiliser ces logiciels de manière précautionneuse. Il va de soi qu’il faut par exemple déconnecter les logiciels Palantir, qui permettent d’effectuer des recherches dans les données, car il est hors de question que l’éditeur de Palantir ait accès aux données opérationnelles traitées par le logiciel. Or, c’est de plus en plus compliqué : de nombreux éditeurs logiciels, en effet, dégagent leur plus-value en fournissant non plus un simple CD-ROM comme autrefois mais un système à distance, en cloud, qui, pour fonctionner, ne doit plus se trouver chez le client mais chez l’éditeur, ce qui soulève de nombreuses questions. S’agissant de Palantir, il existe une volonté globale de créer une alternative française de confiance, et la DGA y travaille. Quant au programme d’études amont (PEA) ARTEMIS, l’ANSSI y consacre une part substantielle de ses moyens et entretient à cet égard des liens de confiance étroits avec la DGA.

Je conclurai néanmoins par une note quelque peu pessimiste : en toute objectivité, le développement logiciel n’est pas le point fort de la France et ne l’a jamais été. C’est ce qui justifie l’idée que nous avons eue, en commun avec la DGA et la direction générale des entreprises de Bercy, de nous concentrer sur les sujets critiques plutôt que de chercher à redévelopper en France tous les types de logiciels, ce que nous ne parviendrions pas à faire.

J’en viens à la sécurité des sondes des opérateurs. Avant même de songer à installer de nouvelles sondes, il faut exploiter celles dont ils disposent. En réalité, les opérateurs sont déjà très actifs pour détecter les menaces qui les visent, car ils sont obsédés par la protection de leur système central, leur backbone. Les opérateurs d’importance vitale ont non seulement le droit mais l’obligation de se doter de systèmes de détection qualifiés et de haut niveau pour se protéger eux‑mêmes. Disons, en guise d’analogie, qu’il s’agit de rendre les tuyaux complètement étanches afin qu’ils ne polluent surtout pas l’opérateur lui-même bien qu’ils transportent n’importe quoi, la qualité de l’eau ainsi transportée n’étant pas contrôlée. C’est précisément la qualité de l’eau que nous voulons désormais examiner. Encore une fois, les réseaux propres des opérateurs, eux, sont normalement déjà couverts ; nous travaillons avec eux depuis longtemps et procédons à des inspections pour vérifier la sécurisation de leurs backbones, par crainte d’une attaque qui provoquerait l’effondrement de leurs systèmes, ce qui produirait des effets en cascade dramatiques – raison pour laquelle je place les opérateurs de communications électroniques sur le même plan que l’énergie et les transports en ce qui concerne le caractère prioritaire de la prise en compte de la menace car, quoique moins spectaculaire, la perte des télécoms et d’internet aurait des effets terribles.

Je ne suis pas entré dans le débat relatif aux métadonnées.

M. Loïc Kervran. Un peu tout de même, en employant l’image du livre scanné dans un aéroport !

M. Guillaume Poupard. En l’occurrence, cette image a trouvé ses limites… Les adresses IP sont des données personnelles, mais l’ANSSI perdrait sa raison d’être si elle s’interdisait de les traiter. Elles constituent en effet le fonds de commerce du centre opérationnel. Selon la jurisprudence de la DGSE et, surtout, de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), une URL – une adresse de site internet – est une donnée signifiante, et non une métadonnée. Parmi les marqueurs techniques que nous utilisons se trouvent donc des URL : lorsque nous identifions un site Internet clairement malveillant, son adresse internet est l’un de ses marqueurs les plus triviaux, que nous souhaitons pouvoir partager avec les opérateurs de communications électroniques.

Il va donc de soi que nous traitons des données, y compris des données personnelles. C’est pourquoi le texte ne loi ne saurait comprendre une disposition visant à rassurer qui interdirait de toucher aux données personnelles : nous y touchons de fait. L’essentiel est que la finalité reste la détection et que l’on s’en tienne aux données strictement nécessaires et signifiantes. Prenons un exemple : le travail de détection consiste parfois à chercher au fin fond de pièces jointes, dans des courriers électroniques, pour y détecter un éventuel virus caché. Le virus en question n’est pas une donnée signifiante pour l’utilisateur, qui ne le voit pas ; l’ANSSI, quant à elle, entre dans la pièce jointe pour trouver le virus mais n’affiche à aucun moment le contenu de la pièce qui, pour elle, n’a aucun sens.

Ce débat peut être complexe. Disons qu’il est hors de question de cibler la donnée signifiante pour la victime, mais plutôt la donnée signifiante pour l’attaquant, c’est-à-dire les pièges et virus parfois dissimulés dans les plus lointains recoins d’une pièce jointe. Or, pour être efficace, il faut souvent se rendre jusque dans ces recoins et, pour ce faire, être capable de reconstituer les pièces jointes concernées – d’où les discussions sur l’inspection des paquets en profondeur, deep packet inspection (DPI), qui inquiète légitimement. Sur le plan technique, comme je l’ai indiqué peut-être trop franchement aux journalistes qui maîtrisent ces questions, cette méthode ressemble à la DPI même si sa finalité diffère et que les produits de DPI à des fins de renseignement ne fonctionnent pas de la même manière. En tout état de cause, il faut bien, à un moment ou à un autre, aller voir de quoi il s’agit car les attaquants, eux, iront là où ils se savent indétectables, de même qu’ils utilisent aujourd’hui des hébergeurs français, conscients que la France ne sait pas vérifier si un serveur a été infecté ou non. Nos partenaires étrangers nous alertent d’ailleurs sur la recrudescence incroyable d’infections de serveurs en France, qui est liée au fait que les attaquants suivent de près l’évolution de la réglementation des différents pays – ce qui n’est guère difficile.

L’article 19 n’aborde pas la question du lien offensif-défensif et de l’attribution car ce n’est pas son objet. Cela ne veut pas dire que nous ne faisons rien, loin s’en faut. La question de l’attribution – identifier qui attaque – relève clairement des services de renseignement, même si le pouvoir judiciaire peut jouer un rôle. En pratique, il est extrêmement difficile d’établir avec certitude l’identité de l’attaquant. L’ANSSI, en revanche, peut déterminer techniquement si deux attaques sont conduites par la même personne ou par le même groupe, car les mêmes méthodes et outils seraient utilisés. En revanche, elle ne peut pas établir si le groupe en question est russe, chinois, américain ou autre. Des indices peuvent exister – un code d’attaque comportant des caractères cyrilliques utilisé par un attaquant travaillant aux heures de Moscou, par exemple. Ce ne sont pourtant que des indices, et non des preuves : il est très simple pour un attaquant non russe d’insérer du cyrillique – certains le font très bien – dans ses codes d’attaque et de se lever en pleine nuit pour travailler aux heures de Moscou. Seuls les services de renseignement peuvent apporter à un tel faisceau d’indices des éléments vraiment crédible – ce qu’ils commencent à faire plutôt bien, même s’il s’agit d’un axe de progrès majeur. Les moyens consacrés à la cyberdéfense dans la LPM vont précisément dans cette direction.

La France a fait le choix de dissocier les missions offensives et les missions défensives. Il est clair pour tous – les agents, Patrick Pailloux, moi-même – que chacun a sa mission à l’abri de tout conflit. Que les missions soient dissociées, cependant, ne signifie pas que nous n’avons pas le droit de nous parler, notamment de l’articulation qui existe entre la détection, l’aide aux victimes, l’attribution voire, à l’avenir, la contre-offensive – par laquelle on ne saurait pas commencer car, avant de contre-attaquer, il faut connaître l’attaquant. Il va de soi qu’il faut trouver cette articulation et, de ce point de vue, le système français me semble bien conçu : les missions sont séparées mais la proximité entre les services est assez grande, ne serait-ce qu’en raison du chapeau du Premier ministre, pour que nous travaillions tous ensemble, chacun dans son domaine de compétence.

Il me reste à répondre au sujet des sondes...

M. Loïc Kervran. En effet, les opérateurs peuvent désormais placer leurs propres marqueurs. Or, vous avez dit que les sondes elles-mêmes peuvent constituer une source de vulnérabilité des réseaux. Faut-il donc que les marqueurs des opérateurs soient contrôlés ?

M. Guillaume Poupard. L’ARCEP s’en chargera, ne serait-ce que parce qu’elle est la seule à comprendre quoi que ce soit à ce que font les opérateurs.

M. le président. Nous veillerons à l’inscrire au compte rendu…

M. Guillaume Poupard. C’est tout à l’honneur de l’ARCEP ! Disons qu’un cœur de réseau moderne est une usine d’une complexité incroyable.

La détection par un SOC – Security Operations Center –, c’est-à-dire un système de supervision, devient un centre névralgique qu’il faut protéger, comme il faut protéger le centre de planification et de conduite des opérations (CPCO) dans le domaine militaire. En effet, si un attaquant lit à livre ouvert dans les intentions du CPCO, il sera très difficile de conduire des opérations efficaces.

Encore une fois, la priorité pour les opérateurs n’est pas de déployer des sondes partout mais d’exploiter les données dont ils disposent déjà, c’est-à-dire d’y rechercher des marqueurs connus – ce qui n’est pas encore fait systématiquement – mais aussi des marqueurs qui ne sont pas connus et que nous ne voulons pas rendre publics. On me fait parfois le reproche de ne pas rendre publiques toutes les connaissances que nous avons des attaques mais si l’on annonce publiquement, y compris aux attaquants, qu’ils sont repérés, alors ils changeront immédiatement de méthode – et ils font preuve à cet égard d’une agilité incroyable. Il est donc normal, hélas, qu’une partie des marqueurs dits indicateurs de compromission (IOC) soient publics et exploités, mais que le secret entoure encore, à des degrés parfois très élevés, certains marqueurs si précieux et sensibles que nous ne voulons pas les donner – le problème étant qu’ils se trouvent dans nos coffres et qu’ils ne détectent rien. Il nous faut donc trouver un équilibre entre les marqueurs que nous pouvons donner à certains opérateurs de confiance et les sondes souveraines, qui ont tout leur rôle à jouer parce qu’elles sont capables de garder le secret concernant les marqueurs techniques qu’il ne faut pas révéler aux attaquants.

M. Bastien Lachaud. Ma première question a trait aux données personnelles de nos concitoyens et aux GAFA – pour Google, Apple, Facebook, Amazon. Dans la revue stratégie de défense et de sécurité nationale, ce point est considéré comme une vulnérabilité. D’ailleurs, pour s’en prémunir, la Russie stocke la totalité des données personnelles de ses citoyens sur son territoire. Or, la LPM ne comprend aucune disposition à cet égard. Quelle serait selon vous la réponse française adaptée face à cette vulnérabilité ?

D’autre part, nombreux sont les habitants de ma circonscription qui s’interrogent sur Enedis, que vous assistez pour l’installation des compteurs Linky qui suscitent un véritable débat démocratique. À quel niveau aidez-vous Enedis ? Quels éléments d’information pouvez-vous nous donner à ce sujet ?

Mme Nicole Trisse. N’y a-t-il pas besoin de développer des systèmes informatiques d’État afin de préserver l’ensemble de nos données et d’assurer la sécurité du pays ? En clair, que penseriez-vous d’un Patriot Act à la française ?

M. Jean-François Eliaou. Nous n’avons pas abordé la relation qui existe entre l’ANSSI et le COMCYBER, sur laquelle le général Bonnet de Paillerets nous a récemment donné quelques éléments de son point de vue. Qu’en est-il du vôtre ?

M. Philippe Michel-Kleisbauer. Je vous poserai ma question favorite, Monsieur le directeur général : devons-nous dénier à d’autres États la capacité de se doter d’une cyberdéfense pour se protéger, comme nous l’avons fait en matière nucléaire, en réservant l’accès à certaines technologies à un groupe fermé de puissances ?

M. Guillaume Poupard. Je pourrais esquiver la question sur les données personnelles en vous renvoyant vers la CNIL, mais ce serait trop facile. De fait, le règlement général sur les données personnelles en cours de déploiement constitue une avancée majeure. Est-elle suffisante ? Je l’ignore. A-t-elle un impact ? Est-elle lourde ? Oui, à l’évidence. Toutes les sociétés que je rencontre paniquent à l’idée de sa mise en œuvre. Nous allons donc dans le bon sens en Europe et même au‑delà.

À titre personnel, je dirais que les GAFA et autres sont dans le paysage, et toute solution simple qui consisterait à les interdire n’aurait pas de sens. La solution, forcément complexe, passe par la sensibilisation et l’explication. Il arrive d’ailleurs que j’explique les choses de manière assez brutale à certains acteurs économiques, pour leur faire comprendre leur irresponsabilité de confier tous leurs systèmes à Google – ce que certains font – mais ils ont beau jeu de me répondre que ces systèmes fonctionnent bien et ne coûtent pas cher. En clair, nous devons mener un dialogue et ce dialogue, parfois, se tend jusqu’à remonter aux plus hautes autorités de l’État de sorte qu’elles montrent les gros yeux pour faire plier tel ou tel acteur, étant entendu que cette méthode ne peut être réservée qu’à quelques cas et ne saurait être généralisée. Objectivement, la situation est compliquée, notamment par manque de prise de conscience. Au-delà des attaquants bien identifiés qui représentent une menace évidente, je constate encore un manque de lucidité concernant le risque que présentent les grandes sociétés numériques, en particulier américaines, à qui l’on prête parfois une image trop bonne. Quoi qu’il en soit, c’est par la discussion qu’il faut procéder et l’ANSSI n’est qu’un petit maillon dans cette chaîne – raison pour laquelle je suis un peu gêné de vous répondre.

Sur Linky, en revanche, je serai beaucoup plus à l’aise. Tout d’abord, la CNIL a largement réglé la question de savoir si cet outil permettait ou non d’espionner la vie des gens. Ensuite, je laisse aux spécialistes médicaux le soin d’apprécier si les ondes émises par les compteurs sont cancérigènes, mais j’en doute.

Nous avons dialogué avec les promoteurs de Linky dès l’origine du projet de compteur intelligent. Dans la chaîne des acteurs de l’énergie – les centrales nucléaires venant spontanément à l’esprit en premier –, il faut sécuriser tous les maillons, et les compteurs, quoiqu’en bout de chaîne, en font partie. Les compteurs d’hier étaient vulnérables : le plus souvent, ils se trouvaient dans la rue et il était facile de les détruire. La nouveauté symptomatique de l’informatique tient au fait qu’un individu pourrait non pas même espionner mais surtout éteindre tous les compteurs Linky d’une ville ; c’est le risque à redouter. Même en faisant toute confiance à nos énergéticiens, l’arrêt simultané de tous les compteurs risque de créer un excédent d’énergie et, sans doute, une rupture du réseau quelque part. Quoi qu’il en soit, il faut protéger ces compteurs.

À l’époque, il existait donc deux possibilités : signaler les risques et laisser l’opérateur s’en débrouiller ou l’aider. L’ANSSI a choisi à juste titre d’aider Enedis, ce que nous continuons de faire en apportant des conseils et en mettant à disposition notre mécanisme de certification de produits. C’est ainsi que tous les compteurs intelligents qui ont été déployés ont été évalués par des centres d’évaluation de la sécurité des technologies de l’information (CESTI) agréés par l’ANSSI. Chaque compteur est donc assorti d’un certificat que j’ai signé au nom du Premier ministre et qui atteste que son niveau de sécurité est satisfaisant en fonction de la cible de sécurité envisagée. C’est un travail colossal qui ne plaît pas à tout le monde, parce que certains produits ont été certifiés mais beaucoup ne l’ont pas été – avec des conséquences parfois dramatiques pour certains fabricants qui n’ont pas réussi à sécuriser leurs compteurs. Au vu des résultats, cependant, je ne prends pas la responsabilité, au nom du Premier ministre, de garantir la sécurité de tels produits ; ce ne serait pas raisonnable. En revanche, les produits certifiés nous semblent atteindre un niveau satisfaisant – même si rien n’est jamais sûr à 100 % – compte tenu des risques identifiés. Tout cela constitue un équilibre subtil. Sachez toutefois que nous avons analysé et pris en compte la menace lors du développement technique des compteurs et de l’ensemble du système sur lequel ils sont assis. Je tiens plutôt à saluer l’intelligence et la qualité du travail considérable qu’ont accompli les équipes chargées de déployer les compteurs Linky – malgré d’inévitables frottements occasionnels.

M. Bastien Lachaud. La mise à jour des compteurs est-elle assurée ?

M. Guillaume Poupard. L’examen de la sécurité d’un produit porte non seulement sur la sécurité du produit initial, mais aussi sur celle de son environnement de développement avant même sa fabrication, et sur celle de tout son cycle de vie. Il est évidemment hors de question de certifier un produit qui serait initialement bon et qui serait ensuite mis à jour de manière aberrante pour devenir un mauvais produit. Le risque est limité s’agissant d’un compteur mais le système d’un gros opérateur de télécommunications, par exemple, est mis à jour quotidiennement. C’est ce qui explique pourquoi il est si difficile d’en préserver la sécurité dans le temps.

S’agissant du développement de systèmes d’État, Madame Trisse, des projets intéressants sont déjà en cours. Nous travaillons notamment avec la direction interministérielle du numérique et du système d’information et de communication de l’État (DINSIC), une sorte de direction des systèmes d’information de l’État qui dépend elle aussi du Premier ministre. Nous basculons par exemple vers un réseau interministériel de l’État destiné à innerver tous les ministères. Nous sommes de fervents partisans de ce genre d’actions, qui renforcent considérablement l’efficacité de la détection.

Plus généralement, vous soulevez la question des centres de stockage des données. Pendant assez longtemps, certains industriels étrangers non européens nous ont expliqué que la construction de nos propres centres de données n’avait aucun sens – et d’aucuns les ont crus. Ce n’est pas acceptable. Selon moi, il faut à l’évidence faire revenir les données personnelles en Europe, car on sait bien que les lois étrangères, américaines notamment, n’assurent pas la sécurité de données européennes stockées aux États-Unis ou ailleurs. Se pose ensuite la question de l’application extraterritoriale du droit américain : des données stockées en Irlande sur des serveurs appartenant à des industriels américains, par exemple, ne sont pas non plus totalement en sécurité. Il peut donc être envisagé de développer des espaces de stockage à distance – en cloud – et des centres de stockage pour des applications spécifiques. Une fois encore, je pense que pour de nombreuses applications, le périmètre adapté est européen ; dans certains cas, ayons même le courage de dire que les données doivent rester en France.

C’est le cas des informations classifiées de défense. Cela peut paraître une évidence, mais il faut s’assurer que les différents textes que l’on négocie le prévoient bien. Il peut s’agir d’une exception au principe de la libre circulation des données, free flow of data. Nous sommes très favorables à la libre circulation au niveau européen, mais il faut prendre garde aux risques qu’elle fait peser sur la sécurité au-delà de l’Union.

Je ne suis pas certain qu’il faille promouvoir l’idée d’un Patriot Act à la française. Il s’agit plutôt de constituer une plaque européenne, cohérente en termes de valeurs et de droits, et suffisamment grande pour que l’on ne soit pas tenté de laisser les centres de données de l’autre côté de l’Atlantique, ce qui serait un non-sens technologique.

Nous entretenons des liens très étroits avec le COMCYBER. Les structures, et les hommes, s’entendent très bien depuis fort longtemps, ce qui est plutôt rassurant !

Le schéma est simple : il y a une seule autorité nationale, l’ANSSI. Mais, ainsi que je l’ai dit à plusieurs reprises, les moyens de cette autorité nationale unique sont limités. Par conséquent, je ne veux surtout pas les gaspiller là où existent déjà des compétences et des moyens. C’est bien le cas du ministère des Armées qui dispose de moyens et de compétences réelles, et a développé notamment des chaînes internes pour la sécurité informatique. Je préfère que les moyens de l’ANSSI soient concentrés vers d’autres ministères, moins armés – voire pas du tout – ou d’autres acteurs, notamment les OIV.

En pratique, l’ANSSI délègue certaines de ses activités, notamment d’audit et de détection, au COMCYBER – pour commandement de cyberdéfense. Le centre névralgique de la lutte informatique défensive, le CALID (Centre d’analyse de lutte informatique), tête de pont du COMCYBER, est logé dans la tour Mercure, au même étage que le centre opérationnel de l’ANSSI. Ces personnels ne peuvent être plus proches, à l’image d’un centre de contrôle aérien, où les contrôleurs civils contrôlent l’espace civil et les contrôleurs militaires, l’espace militaire, mais tournent leur siège et se parlent lorsqu’un avion passe d’un espace à l’autre. C’est, depuis le départ, le modèle un peu naïf que je promeus, avec le ministère des armées. Chacun a son domaine. Le COMCYBER traite de la question des réseaux nationaux, des réseaux en opérations extérieures (OPEX), des systèmes d’armes, ce qui exige beaucoup de ressources et de compétences, mais le jour où il y a un problème, nous sommes capables de reporter notre expertise et notre énergie. L’ANSSI vient en support si des réseaux dépendant du ministère des Armées sont attaqués. Les sondes utilisées par le COMCYBER, opérées par le CALID, ont été développées par l’ANSSI. Ce n’est pas à proprement parler de l’intégration, mais un niveau de coopération très élevé. Nous comptons, avec Olivier Bonnet de Paillerets, développer encore cette coopération pour éviter des redondances inefficaces et surtout des trous dans la raquette.

Au niveau européen, la directive NIS, prévoit que les États s’efforcent d’assurer un niveau de sécurité élevé, en fonction de leurs compétences et de leurs moyens, et que ces capacités fonctionnent en réseau. Nous ne croyons pas à un modèle européen, ou otanien, où des grandes puissances apporteraient une protection cyber aux autres États, d’abord parce qu’il existe des questions de souveraineté nationale, ensuite parce que certains domaines ne relèvent pas du militaire. Ainsi, nous nous sommes toujours opposés à ce que l’OTAN puisse s’occuper de la sécurité bancaire. La tentation existe, mais ce n’est pas le métier de l’OTAN Et il y a une ligne rouge à ne pas franchir. En revanche, chaque pays doit développer sa sécurité bancaire, les opérateurs bancaires assurer leur propre sécurité et ainsi de suite.

Tout cela doit fonctionner en réseau, et c’est un domaine où nous devons encore faire des progrès. Trop souvent, l’information est connue, mais elle n’est pas partagée, parce que c’est compliqué. Nous y mettons beaucoup d’énergie : les centres opérationnels qui gèrent ces questions de cybersécurité, les CERT – Computer Emergency Response Team – ou CSIRT – Computer Security Incident Response Team – ont vocation à travailler en réseau. En France, il s’agit du Centre opérationnel de la sécurité des systèmes d’information, le COSSI, et du CALID en matière militaire. Il faut y ajouter le centre technique de la capacité OTAN de réaction aux incidents informatiques – NCIRC – et le CERT-EU, au niveau des institutions européennes.

Monsieur Michel-Kleisbauer, il serait totalement contre-productif de chercher à bloquer l’exportation de solutions défensives. Mais nous savons aussi, et les industriels nous le disent, que ces pays cherchent, certes à se protéger, mais surtout à attaquer. C’est là où le contrôle-export intervient : il s’agit de faire en sorte que les industriels vendent des systèmes défensifs, mais n’aident pas à développer les capacités offensives. Pour ma part, je suis très opposé à toute forme d’export qui pourrait faciliter la prolifération de technologies offensives.

Objectivement, la tâche est très difficile, dans un domaine qui relève de l’intangible, du savoir-faire. Certaines technologies défensives peuvent facilement être transformées. Je l’ai dit tout à l’heure, les auditeurs ont des compétences d’attaquant. Comment s’assurer que les auditeurs que l’on forme à la protection des systèmes d’information, dans un pays un peu louche, ne sont pas les embryons d’une capacité offensive ? C’est une question que nous discutons constamment et qui suppose une relation de confiance avec les industriels. Il est nécessaire aussi de faire évoluer le dispositif de contrôle à l’exportation, porté par le service des biens à double usage et par la commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériel de guerre – CIEEMG. Ce qui fonctionne pour des biens matériels ne se transpose pas aisément dans un domaine aussi intangible.

M. le président. Merci, Monsieur le directeur général.

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