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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
QUINZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 19 avril 2018
RAPPORT
FAIT
AU NOM DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE ([1]) chargée d’examiner les décisions de l’État en matière de politique industrielle, au regard des fusions d’entreprises intervenues récemment, notamment dans les cas d’Alstom, d’Alcatel et de STX,
ainsi que les moyens susceptibles de protéger nos fleurons industriels nationaux
dans un contexte commercial mondialisé
ET PRÉSENTÉ PAR
M. Olivier MARLEIX, Président,
et
M. Guillaume KASBARIAN, Rapporteur,
Députés.
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TOME I
TRAVAUX DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE
La commission d’enquête chargée d’examiner les décisions de l’État en matière de politique industrielle, au regard des fusions d’entreprises intervenues récemment, notamment dans les cas d’Alstom, d’Alcatel et de STX, ainsi que les moyens susceptibles de protéger nos fleurons industriels nationaux dans un contexte commercial mondialisé est composée de : M. Olivier Marleix, président ; M. Guillaume Kasbarian, rapporteur ; M. Bruno Duvergé, M. Daniel Fasquelle, Mme Laure de La Raudière et Mme Natalia Pouzyreff, vice-présidents ; Mme Marie-Noëlle Battistel, Mme Dominique David, M. Bastien Lachaud et M. Fabien Roussel, secrétaires ; M. Damien Adam, Mme Delphine Batho, Mme Aude Bono-Vandorme, M. Éric Bothorel, M. Ian Boucard, Mme Anne-Laure Cattelot, Mme Michèle Crouzet, M. Julien Dive, Mme Audrey Dufeu Schubert, Mme Sarah El Haïry, M. Éric Girardin, Mme Olga Givernet, Mme Stéphanie Kerbarh, M. Loïc Kervran, M. Roland Lescure, M. Hervé Pellois, M. Frédéric Reiss, M. Jean-Bernard Sempastous, M. Denis Sommer et M. Michel Zumkeller, membres.
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SOMMAIRE
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Pages
Avant-propos dE M. Olivier Marleix, Président de la Commission d’enquête
1. Une volonté d’investigation commune à tous les groupes parlementaires
3. Tirer les leçons de la vente d’Alstom
PREMIÈRE PARTIE : Bilan sur trois cas industriels Emblématiques
A. Le rachat du pôle Énergie d’Alstom par General Electric en 2014
2. Il fallait qu’Alstom s’adosse à un partenaire d’envergure mondiale
a. L’offre de General Electric était intéressante pour Alstom et faisait sens sur le plan industriel
b. L’offre de GE est la seule qui a pu aboutir
3. L’action de l’État a permis d’obtenir certaines garanties de la part de GE
a. Les engagements de GE vis-à-vis des autorités françaises
b. Le renforcement d’Alstom Transport
c. La création de trois joint-ventures (JV)
d. Des engagements ont été pris pour préserver les intérêts nationaux dans le domaine de la défense
4. Certains points de vigilance demeurent
B. Le rapprochement entre Alstom Transport et Siemens
1. Alstom n’était pas à même de faire face, seule, aux nouveaux défis de l’industrie ferroviaire
2. Alstom, Siemens et Bombardier étaient pris dans un véritable « dilemme du prisonnier »
3. La fusion avec Siemens permet de créer un champion européen dans le ferroviaire
4. L’État a obtenu des garanties importantes de la part de Siemens
a. Les engagements pris par Siemens
b. Le non exercice de l’option d’achat des titres Alstom par l’État
5. Certains points de vigilance demeurent
A. Le rachat par Nokia a marqué la fin d’une histoire tourmentée pour Alcatel
B. L’État a obtenu des garanties essentielles de la part de Nokia
1. Un droit de regard de l’État en cas de vente d’ASN
2. Des engagements en termes d’emplois
3. L’implantation en France du pilotage d’activités de recherche majeures
C. Des points de vigilance demeurent
1. Des inquiétudes relatives à la vente d’ASN
2. Des inquiétudes relatives au modèle économique des opérateurs de télécommunications
B. Le choix de l’ancrage européen au cœur du rapprochement avec Fincantieri (2017)
deuxiÈme PARTIE : Pour une politique industrielle française conquérante dans un contexte mondialisÉ
I. Revaloriser l’image de l’industrie
1. L’industrie est souvent dénigrée, à tort
a. L’économie française a connu une désindustrialisation incontestable
b. Néanmoins, l’industrie est un secteur porteur
2. Les industriels peuvent rencontrer des difficultés à recruter
B. Poursuivre la reconquête industrielle engagée ces dernières années
1. Une reconquête industrielle a été amorcée
2. Cette politique mérite d’être poursuivie
a. Revaloriser l’image de notre industrie
b. Mettre l’accent sur la formation dans l’industrie
C. lever les freins à l’embauche dans l’industrie
1. Produire un discours positif et concret sur l’industrie
2. Développer la responsabilité sociale et environnementale des entreprises (RSE) dans l’industrie
3. Favoriser les filières d’apprentissage pour les métiers industriels en tension
5. Adapter les compétences à la transition énergétique et écologique
II. Attirer les investisseurs étrangers et conforter l’attractivité de la France
B. METTRE EN VALEUR LE POTENTIEL INDUSTRIEL DE LA FRANCE
2. Cet écosystème doit être renforcé et valorisé auprès des investisseurs étrangers
C. Encourager les investissements Étrangers en France
1. Mettre encore davantage en valeur le potentiel industriel de la France
2. Mieux accompagner les investisseurs étrangers
III. Faire grandir nos industries
A. Les entreprises françaises rencontrent des difficultÉs à se financer
1. Une épargne insuffisamment dirigée vers les investissements productifs
2. Des fonds d’investissement de taille modeste et insuffisamment internationalisés
B. Favoriser la croissance de nos industries
1. Rediriger l’épargne vers les investissements productifs
2. Opérer un changement culturel dans le monde des fonds d’investissement européen
3. Accompagner les entrepreneurs dans cette dynamique
C. Lever les freins à la croissance des entreprises
2. Consolider le capital des entreprises grâce à l’incitation de l’actionnariat salarié
3. Faciliter l’ouverture du capital et l’introduction en bourse des entreprises
4. Faciliter la mise en place de fondations d’actionnaires en France
5. Proposer une offre d’accompagnement et de financement qui soit claire et globale
IV. Recentrer l’actionnariat public
A. l’actionnariat public n’est pas toujours un levier pertinent de politique industrielle
1. État actionnaire et politique industrielle
a. Des participations publiques importantes dans l’industrie
b. L’actionnariat public comme levier de la politique industrielle
c. L’influence de l’actionnariat public dans les entreprises stratégiques
2. Les limites de l’État actionnaire
a. Les contradictions de l’État actionnaire
b. L’absence de corrélation claire entre le niveau de participation et le degré de contrôle.
c. Les limites de l’État brancardier
B. limiter les motifs de détention de capital public
1. Restreindre la présence de l’État au capital
2. Modifier la doctrine de l’État actionnaire
C. mettre en place des outils alternatifs à la détention de capital public
1. Délimiter les cas de détention de capital public
2. Élargir la palette d’outils alternatifs à la détention de capital public
3. Clarifier les modalités d’intervention de Bpifrance
V. Préparer les ruptures technologiques, environnementales et économiques futures
A. La défiance est forte vis-à-vis des nouvelles technologies et de la robotisation
1. Les nouvelles technologies sont vues comme « destructrices d’emplois »
2. Les ruptures technologiques créent pourtant de nombreux emplois
3. La France n’est pas encore un pays leader dans ces nouvelles technologies
B. Préparer l’industrie aux prochaines ruptures technologiques
1. Mettre l’accent sur l’intelligence artificielle
a. Mettre en œuvre une politique économique de la donnée
b. Favoriser une recherche agile et diffusante
c. Anticiper les impacts sur le travail, l’emploi et la société
2. Anticiper les mutations écologiques et énergétiques
a. Les nouvelles filières industrielles énergétiques
C. Mettre en place un cadre confortant cet écosystème technologique naissant
1. Renforcer en France et en Europe l’écosystème des données et de l’intelligence artificielle
2. Faire de la transition écologique et énergétique une force pour notre industrie
3. Ne pas prendre de retard en matière de déploiement de la 5G
VI. améliorer le processus de contrôle des IDE sensibles
A. le processus de filtrage des ide est efficace mais perfectible
a. La nationalité de l’investisseur
i. L’activité de l’entreprise française cible
2. De l’instruction des dossiers au suivi des engagements
3. Une procédure relativement efficace mais peu transparente
B. Mieux définir ce qui est stratégique et rendre le processus de contrôle davantage transparent
1. Mieux définir ce qui est stratégique
a. De la difficulté de définir ce qu’est une entreprise « stratégique »
b. Pour une vision restrictive mais néanmoins protectrice des intérêts stratégiques
2. Améliorer le processus de contrôle
a. Une meilleure veille stratégique est indispensable
b. Une meilleure prévisibilité pour les investisseurs est nécessaire
c. Une meilleure information du parlement serait utile
C. Établir un contrôle plus efficace et plus prévisible des iDE
1. Étendre le décret dit « Montebourg » à des technologies et des cas d’usage
2. Rendre plus efficace et plus transparente la procédure de contrôle des investissements
a. Mieux identifier, en amont, ce qui est stratégique
b. Améliorer la gouvernance de la procédure IEF en renforçant son interministérialité
d. Renforcer la transparence de la procédure et publier les statistiques
e. Garantir une information du Parlement
A. l’état dispose d’une palette d’outils protégeant les intérêts industriels de la France
1. L’État a longtemps été un État colbertiste fortement interventionniste
2. L’État est désormais davantage un État régulateur, arbitre et animateur
B. mieux contrôler les engagements pris par les investisseurs étrangers
2. Le suivi des engagements pourrait être renforcé
C. Étendre les engagements demandés aux repreneurs et s’assurer de leur respect
1. Étendre la liste des conditions dont peuvent être assorties les autorisations d’investissement
2. Davantage contrôler la mise en œuvre des accords signés entre l’État et l’investisseur
VIII. Être en pointe de la moralisation de la vie économique
A. les entreprises françaises sont vulnérables aux poursuites extraterritoriales anti-corruption
a. Le droit américain de lutte anti-corruption
b. La vulnérabilité des entreprises françaises aux poursuites
B. Revaloriser la crÉdibilitÉ de la France en tant qu’autoritÉ de moralisation de la vie Économique
1. Les attentes à l’égard de la France sont fortes
a. La loi a renforcé le volet « prévention » de la lutte anticorruption.
b. La loi a facilité la poursuite de faits de corruption.
2. Mais la France doit désormais renforcer ses moyens de lutte anti‑corruption
1. Mettre pleinement en œuvre la loi Sapin 2
a. Volet préventif de la lutte anti-corruption
b. Volet répressif de la lutte anti-corruption
c. Transparence des représentants d’intérêt
2. Coopérer davantage avec les autorités judiciaires étrangères, notamment américaines
IX. renforcer l’intelligence économique
A. la gouvernance de l’intelligence économique est actuellement trop restrictive
3. Les faiblesses de l’intelligence économique territoriale :
B. Élargir le champ d’intervention de l’intelligence Économique
C. mobiliser tous les acteurs de l’intelligence économique
1. Renforcer les remontées d’informations depuis les services de renseignement
3. Mettre en valeur la dimension offensive de l’intelligence économique
4. Diffuser une culture de l’intelligence économique, en priorité auprès des cadres d’entreprises
X. promouvoir une politique industrielle plus offensive À l’échelle de l’union européenne
A. L’Union europÉenne ne protÈge pas suffisamment ses entreprises
2. Une politique de la concurrence trop dogmatique
2. Pour une politique européenne anti-trust plus vertueuse
LISTE DES PROPOSITIONS DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE
B. CONTRIBUTION DE M. LACHAUD, GROUPE La France INSOUMISE
LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES
LISTE DES PERSONNES RENCONTRÉES LORS DES DÉPLACEMENTS DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE
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Avant-propos
dE M. Olivier Marleix,
Président de la Commission d’enquête
1. Une volonté d’investigation commune à tous les groupes parlementaires
Le 25 octobre 2017, à l’initiative du groupe Les Républicains, l’Assemblée nationale a adopté la proposition de résolution tendant à créer une commission d’enquête sur les décisions de l’État en matière de politique industrielle, au regard des fusions d’entreprises intervenues récemment, notamment dans les cas d’Alstom, d’Alcatel, de STX, ainsi que les moyens de mieux protéger nos fleurons industriels nationaux dans la compétition mondiale.
En particulier, la cession de la branche énergie d’Alstom à l’américain General Electric (GE) en 2014 dans des conditions sujettes à questionnement, puis la fusion-absorption de sa branche transport, trois ans plus tard, par Siemens, avaient conduit la plupart des groupes parlementaires à vouloir analyser pour mieux les comprendre, les conditions dans lesquelles les ministres de l’Économie font usage du pouvoir que leur confie la loi d’autoriser des investissements étrangers dans les secteurs stratégiques.
L’objectif de la commission d’enquête était de pousser plus loin les questionnements succinctement évoqués sous la précédente mandature et qui n’avaient pas permis compte tenu du format (auditions devant les commissions parlementaires, questions d’actualités) d’aller au fond des choses.
Les pouvoirs dévolus à une telle instance de contrôle (pouvoir de convocation, audition sous serment, vérification sur pièce et sur place etc.), ont permis de conduire un travail qui, s’il laisse encore planer des zones d’ombre, est allé au bout de la plupart des questions soulevées dans le débat public.
Une commission d’enquête n’est ni un salon de thé, ni un tribunal. Nous avons souhaité aller au-delà de l’exercice convenu des présentations policées, de la langue de bois et les éléments de langage des communicants. Elle n’est pas non plus un tribunal : la commission n’est pas là pour juger mais pour comprendre.
Si cette commission d’enquête a pu déranger, c’est parce qu’elle est venue chambouler des pratiques politiques, administratives et des affaires qui relèvent de l’entre soi. Cette mise en lumière a perturbé les acteurs habituels peu habitués à rendre comptes des droits et prérogatives que leur confère la loi ou bien encore des souplesses qu’ils s’accordent avec les règles de transparence de la vie publique.
Enfin le rôle de cette commission était d’apprécier les décisions de l’État lorsque la loi lui impose d’intervenir pour des motifs de préservation des intérêts essentiels de la Nation dans des opérations qui relèvent normalement de la liberté d’investir, notamment pour des opérateurs étrangers.
En effet, depuis que la France reconnaît, avec la loi de 1966 la liberté des relations financières avec l’étranger et la libre circulation des capitaux, elle a fixé comme seule limite les activités qui, soit participent à l’exercice de l’autorité publique, soit sont de nature à porter atteinte à l’ordre public, à la sécurité publique ou aux intérêts de la défense nationale ou concernent, au sens large, le commerce des armes et munitions.
C’est le dispositif législatif de l’article L.151-3 du code monétaire et financier, qui confie au ministre de l’Économie la responsabilité d’accorder - ou non - cette autorisation et de l’assortir, le cas échéant, de conditions pour préserver les intérêts essentiels de la Nation. Cette limite n’a jamais été remise en cause dans notre droit. La question était donc de savoir comment elle était exercée in concreto.
2. La vente d’Alstom power : un cas emblématique qui a révélé des dysfonctionnements dans l’appareil d’État
Une entreprise essentielle à la sécurité nationale et à la défense
Tout est toujours une question de point de vue : certains diront que du point de vue industriel, la vente d’Alstom à General Electric faisait sens. C’est possible, et l’on pourrait ajouter que du point de vue des actionnaires elle ne fut pas non plus une mauvaise affaire. Mais ce que la loi protège, ce sont « les intérêts fondamentaux de la nation ». À cet égard, au terme de six mois d’investigation, j’ai acquis la conviction, qu’en autorisant la vente d’Alstom à GE l’État a failli à préserver les intérêts nationaux.
Le caractère « stratégique » d’Alstom n’est plus à démontrer : ce qui se jouait avec Alstom, c’était l’équipement de nos 58 réacteurs nucléaires, leur maintenance, la capacité pour la France de vendre des centrales nucléaires 100 % françaises. Alstom était aussi le leader mondial dans l’énergie hydroélectrique.
Dans le domaine militaire, Alstom était aussi un fournisseur de premier plan pour l’armée française ; l’argument consistant à dire que GE est déjà un fournisseur à travers Thermodyn offre une médiocre consolation puisque Thermodyn a été elle-même rachetée par GE au français Framatome en 2000.
Accessoirement, Alstom n’est pas une entreprise privée comme une autre : héritière de la Compagnie générale d’électricité, ses produits et savoir-faire sont issus en grande partie d’efforts publics de recherche et de développement et d’une politique nationale de commande publique volontariste. Elle est en grande partie le fruit de ce que l’on appelle « le colbertisme », politique à l’origine des grands programmes industriels qui ont donné naissance à Alcatel, France Telecom-Orange, Arianespace, Airbus… M. Kron n’a jamais été que le dépositaire d’une réussite qui est celle des générations précédentes. Enfin, dix ans avant cet épisode final de 2014, Alstom avait été sauvé par l’État qui l’avait recapitalisée à hauteur de 700 millions d’euros. Ce qui s’est joué avec la vente d’Alstom, c’est donc 70 ans d’efforts humains et financiers de la Nation pour bâtir une souveraineté énergétique et militaire dans le secteur nucléaire.
L’argument de la taille critique d’Alstom pourrait être discuté à l’infini. Quand M. Kron justifie la vente en expliquant que « le marché des turbines à gaz (…) était à l’époque de 300 à 400 unités par an (…) il est maintenant de 100 turbines, avec une capacité de production mondiale de 400 unités. La consolidation du secteur était nécessaire » ; il oublie de dire que ce secteur ne représente que 8 % de son chiffre d’affaires et qu’Alstom dans ce secteur plus concurrentiel ne pèse que 8 % des parts de marché mondial sur la période 2003-2013. La vraie valeur ajoutée d’Alstom réside dans les turbines vapeur (30 % de son activité) et le nucléaire où elle est leader mondial avec 23 % des parts de marché en 2013.
Si cette fusion représente un projet industriel, c’est celui de GE qui réalise une opération de croissance externe. Côté Alstom, elle exprime le projet financier (légitime) de son actionnaire, et côté État, elle n’exprime qu’un laisser faire.
Si l’on est arrivé à une telle défaillance de l’État à protéger ses intérêts fondamentaux, c’est par cécité, imprévision et entre soi.
Le cas Alstom révèle la méconnaissance par l’État français des procédures extraterritoriales de la justice américaine :
Le poids éventuel de la procédure menée par le DoJ sur la décision de Patrick Kron a donné lieu à beaucoup de supputations. Le DoJ, lui-même, en communiquant avec emphase sur « l’amende la plus importante de son histoire » n’a pas cherché à minimiser l’impact de sa procédure.
L’ancien Président d’Alstom a une grande de responsabilité dans l’exagération dont a pu être entourée cette affaire en adoptant un système de défense clairement mensonger. En effet, lors de ses deux auditions devant la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale les 11 mars et 1er avril 2015, il a écarté tout lien entre la vente de la branche power d’une part, et « la négociation avec le DoJ » d’autre part, affirmant clairement que la seconde avait été postérieure.
La réalité n’est pas celle-là, et c’est l’une des principales mises au point de notre commission d’enquête : une enquête a été ouverte par le DoJ à l’encontre d’Alstom dès la fin de l’année 2010 et s’est poursuivie en 2011, 2012, 2013 pour se clore en 2014. À ce moment, l’enquête étant close, Alstom a été invitée soit à plaider coupable, soit à être renvoyée en procès. C’est ce que M. Kron appelle une « négociation ». Pourquoi donc avoir nié l’antériorité de cette enquête ?
Étrangement, depuis quatre ans M. Kron s’évertue à répondre à une question qui ne lui est pas posée en se défendant d’avoir subi un chantage de la justice américaine (« l’existence éventuelle de pressions du DoJ sur Alstom pour que celle-ci vende une grande part de ses actifs à GE en contrepartie d’un abandon des poursuites pénales contre les cadres supérieurs d’Alstom »).
La question n’est évidemment pas celle-là, mais plus simplement, la menace d’une amende a-t-elle pu peser sur la décision de M. Kron de vendre ? À cette seconde question notre Commission d’enquête répond par l’affirmative. M. Kron a réaffirmé devant nous que « l’entreprise allait dans le mur ». La perspective d’une amende attendue à près d’1 milliard $ (finalement prononcée à 772 millions $) a incontestablement rapproché le mûr… Même si elle n’en est probablement pas la cause déterminante - qui reste économique - il est clair que cette amende qui aurait absorbé la moitié de la trésorerie de l’entreprise (1,5 milliard € en mars 2015) a accéléré la prise de décision de M. Kron. Le délai demandé par l’entreprise pour ne payer l’amende qu’après la vente montre son embarras.
Enfin, la perspective d’une telle amende a probablement restreint le champ des acquéreurs possibles ; GE étant le plus familier du système judiciaire américain.
General Electric a-t-elle joué un rôle dans cette affaire ? Rien ne permet de l’affirmer. GE a profité d’une situation dans laquelle Alstom s’est placée elle-même en accumulant les affaires de corruption.
L’excellent rapport parlementaire de Pierre Lellouche et Karine Berger de février 2016 a parfaitement mis en lumière ce sujet. Ces procédures ont déjà lourdement frappé des entreprises françaises ou européennes : BNP-Paribas (9 milliards $ d’amende), Total, Alcatel, Technip, l’allemand Siemens, le britannique Rolls-Royce. La Société générale fait actuellement l’objet d’une enquête pour laquelle elle a inscrit dans ses comptes 2017 une provision pour litige de 2,3 milliards € et le DoJ s’intéresse à son tour à la situation d’Airbus. Même s’il est incontestable que les entreprises européennes ne sont pas les seules à être dans le viseur du DoJ, elles sont visiblement surreprésentées.
Ces procédures sont légitimées par la convention de l’OCDE sur la lutte contre la corruption d’agent public étranger dans les transactions industrielles de 1997 que la France a ratifiée.
Mais nos opinions publiques regardent ces procédures avec suspicion. La question des moyens utilisés par les Américains a été posée par les révélations d’Edward Snowden sur l’intérêt de la NSA pour les contrats de nos entreprises notamment dans les secteurs de l’énergie ou des infrastructures de transport. La compétence mondiale que s’arroge l’administration américaine au prétexte que le dollar ou un serveur américain a été utilisé a de quoi surprendre. De la même façon, entendre un procureur américain affirmer à notre commission d’enquête que l’objet de ces procédures est de « défendre les actionnaires américains » contre des pratiques déloyales révèle un patriotisme judiciaire étranger à notre culture ! Enfin, les procureurs du bureau des affaires internationales du DoJ que nous avons interrogé sur l’emploi de moyens « non conventionnels » dans ces procédures, se sont contentés de nous répondre que nous avions les mêmes…
Autre élément d’incompréhension face à ces procédures américaines, la dissymétrie des moyens. Les moyens consacrés par les Américains à la lutte contre la corruption internationale sont considérables, tant au sein du DoJ que de la SEC (Securities and Exchange Commission) et sont mal appréhendés de notre côté de l’Atlantique.
Ces procédures appelleraient de la part des autorités française un accompagnement de nos entreprises dans leur collaboration avec la justice américaine, mais aussi la garantie du respect des conventions internationales relatives à l’entraide judiciaire internationale pour ne pas laisser des justiciables français face à une procédure judiciaire qui n’est pas la même que la nôtre et peut se révéler moins protectrice de leurs droits. Dans le cas d’Alstom, par exemple, Frédéric Pierucci, Vice-Président d’une filiale d’Alstom, a appris seulement lors de son arrestation à New York, le 23 avril 2013, qu’il était mis en examen depuis de long mois, sans le savoir… L’État doit également pouvoir s’assurer du respect de la loi de blocage quand il le juge nécessaire.
L’affaire Alstom a révélé l’absence totale de coordination interministérielle entre les ministères de la Justice, des Affaires étrangères ou de l’Économie, et a laissé l’entreprise seule dans sa stratégie face aux procureurs américains. Le ministre Montebourg nous a indiqué n’avoir jamais été informé de la procédure concernant Alstom. La DGSE était-elle informée des enquêtes en cours ? Retranchés derrière le « secret défense » ses représentants n’ont pas souhaité éclairer notre commission d’enquête sur ce point. On peut donc juste l’espérer, tout en regrettant que les autorités hiérarchiques auxquelles ce service rendait compte n’aient pas anticipé sur ce que cette procédure aurait de déstabilisant pour Alstom.
Le cas Alstom a mis en évidence que la procédure de contrôle des Investissements étrangers en France est largement pervertie.
Notre Commission d’enquête s’est longuement attardée sur la façon dont la procédure de contrôle des investissements étrangers avait été mise en œuvre dans le cas concret d’Alstom.
Selon les termes de la loi, la décision d’autoriser la vente d’un actif stratégique relève du seul ministre de l’Économie et elle est prise au terme d’une instruction qui doit permettre de préserver les intérêts nationaux qui pourraient être menacés.
Dans la pratique, il semble que dans notre pays se soit plutôt installée l’habitude d’aller d’abord chercher un feu vert au sommet de l’État, l’administration réalisant, ensuite, l’instruction formelle de l’autorisation.
Le ministre Montebourg n’a jamais caché avoir mal vécu ce qui lui a été présenté comme un fait accompli, découvert par l’intermédiaire d’une dépêche de l’agence Bloomberg en date du 24 avril 2014, et ce malgré les dénégations de M. Kron convoqué pour s’expliquer sur une telle possibilité quelques semaines plus tôt.
Son successeur, M. Macron, entendu par la Commission des affaires économiques le 11 mars 2015 avait déclaré de même que « le Gouvernement a été mis devant le fait accompli » (…) et « s’est trouvé face à un projet totalement ficelé ».
Au terme de ces six mois d’investigations, il est évident à mes yeux que le ministre de l’Économie en poste au moment où l’annonce de la vente d’Alstom Power a été rendue publique, a été court-circuité par la Présidence de la République. La chronologie de cette vente semble différente et avoir débuté plus tôt.
Nous avons appris lors de l’audition de M. David Azéma, ancien directeur général de l’Agence des participations de l’État (APE), l’existence d’une étude commandée par l’APE au cabinet AT Kearney le 23 octobre 2012 dans le cadre d’une procédure d’urgence, avec mention du secret. La lettre de commande était ainsi rédigée « le groupe Bouygues pourrait vouloir céder sa participation au capital d’Alstom ». Il est alors demandé « d’évaluer les avantages et inconvénients résultants d’un changement d’actionnaire pour l’entreprise, pour l’industrie française et pour l’emploi ».
En clair, la commande passée à AT Kearney n’est pas celle d’une analyse théorique du marché des turbines pour s’interroger sur la stratégie d’Alstom mais repose bien sûr une information précise relative à un changement d’actionnaire de référence. Selon les informations en notre possession, l’auteur de cette commande était le Secrétaire général adjoint de la Présidence de la République.
La chronologie de la vente d’Alstom est plutôt celle-ci :
– En 2012, recherche par Bouygues de solutions de cession de ses actifs dans Alstom ;
– Octobre 2012, la Présidence de la République, informée du projet, demande à l’APE son analyse et ne met pas de veto au projet ;
– Été 2013, contacts exploratoires entre Alstom et GE via M. Poux-Guillaume, Président d’Alstom Grid ;
– Février 2014 : accord de principe entre MM. Kron et Immelt pour travailler à la fusion.
Au-delà des critiques qui pourraient être formulées sur la forme d’un tel dysfonctionnement ; sur le fond, il est regrettable que les autorités de l’État qui ont disposé d’une information suffisamment précise pour commander une étude au coût de 299 000 € sur l’avenir d’Alstom n’aient pas jugé utile de poursuivre leur action pour anticiper l’avenir de cette entreprise, sauf à considérer qu’elles approuvaient dès lors le scénario d’un adossement à GE.
De la même façon, la cession annoncée en septembre 2017 d’Alstom Transport à Siemens – alors qu’il s’agit là-aussi d’une entreprise stratégique par ses activités, du TGV aux systèmes automatiques de circulation ferroviaire – semble relever de la même inversion du processus : elle a été le fruit d’une décision politique au plus haut niveau de l’État, avant que la procédure ne soit instruite par Bercy et que toutes ses conséquences pour nos intérêts fondamentaux ne soient identifiées.
Les engagements pris par GE amènent à s’interroger sur la crédibilité de notre dispositif juridique.
En 2014, Arnaud Montebourg monte dans l’urgence un dispositif pour permettre de conserver un minimum de contrôle sur Alstom : il obtient de Bouygues le prêt de 20 % du capital d’Alstom avec une option d’achat jusqu’à fin 2017, il impose à GE la création de trois joint-ventures sauvant les apparences d’un « mariage entre égaux », il habille le tout d’une promesse de GE de créer 1 000 emplois en France.
Trois ans après, il ne reste rien du meccano demandé et validé par l’État français :
– En octobre 2017, l’État a décidé de ne pas se porter acquéreur des actions Bouygues ;
– Le gouvernement a accepté qu’Alstom vende, à partir de septembre 2018, sa participation dans les trois co-entreprises (joint-ventures) formées avec GE… à sa demande, mettant fin au passage au mythe de l’alliance ;
– GE n’atteindra pas sa promesse de 1 000 créations d’emploi sur le territoire, seuls 358 emplois nets ont été créés fin 2017 ;
– À Grenoble, General Electric a annoncé la suppression de 345 postes sur les 800 que compte l’activité Hydro et la fermeture de l’atelier de mécanique lourde ;
– À Belfort, les sous-traitants de GE constatent que les commandes promises ne sont pas au rendez-vous ;
– Enfin, dès 2019, les ex-Alstom ne seront plus protégés du plan de restructuration massif décidé par GE en Europe (suppression de 4 500 emplois annoncée, soit 18 % de ses effectifs) ;
– Plus généralement, c’est bien le maintien des savoir-faire industriels qui est en question.
La question de la crédibilité des engagements pris est donc posée. Celle de la capacité, et même de la volonté, de l’État à les faire respecter également. Notre droit prévoit la possibilité pour le ministre de l’Économie de prononcer des sanctions allant jusqu’au double du montant de l’investissement réalisé. Ces dispositions n’ont jamais été utilisées.
Enfin, le montant extravagant des honoraires payés par Alstom et GE dans le cadre de cette fusion amène à se demander où est la frontière entre conseil et influence sur la décision.
La commission d’enquête a permis de mettre partiellement en lumière les moyens mis en œuvre par les deux entreprises pour accompagner cette fusion.
Côté Alstom, on comptait dix cabinets d’avocats, deux banques conseils (Rothschild & Co, Bank of America Merrill Lynch) et deux agences de communication (DGM et Publicis). Côté General Electric, on comptait trois banques conseils (Lazard, Crédit Suisse, et Bank of America), l’agence de communication Havas et de nombreux cabinets d’avocats.
Le coût de l’opération pour Alstom, s’est élevé à 262 millions d’euros dont une partie serait de la fiscalité et des taxes. Il est difficile d’imaginer que General Electric n’a pas mis autant d’argent sur la table.
Une telle surabondance de moyens permet-elle encore à l’État et aux actionnaires de prendre des décisions éclairées ? Reste-t-il encore quelqu’un sur la place de Paris pour faire valoir des intérêts contraires ? N’est-ce pas une façon de rémunérer au-delà d’une mission et de travaux incontestablement effectués, une forme d’influence sur la décision elle-même ?
3. Tirer les leçons de la vente d’Alstom
Même une bonne décision prise dans de telles conditions de manque de transparence ne pourrait que soulever débat. Au-delà des divergences d’analyse qui ont pu exister au sein de notre Commission d’enquête sur la pertinence des fusions-acquisitions Alstom/GE et Alstom/Siemens, notre Commission d’enquête s’est retrouvée très largement autour de propositions convergentes.
La procédure de contrôle des IEF qui doit être rendue plus crédible
Notre Commission d’enquête a permis de lever les caricatures souvent répandues sur la nécessité de contrôler les investissements étrangers affectant nos entreprises stratégiques. Il n’y a plus personne de sérieux pour tenir un discours selon lequel les tenants de la protection de notre sécurité nationale et de nos intérêts nationaux seraient de dangereux protectionnistes. À l’inverse il ne saurait être reproché aux défenseurs de l’attractivité d’être vendus aux intérêts de l’étranger.
Notre Commission a permis de sortir le contrôle des investissements étrangers en France d’un entre soi et d’une forme de secret qui voulaient qu’un avocat d’affaires américain fût plus facilement informé de ce qui se passait à Bercy qu’un représentant de la Nation. Il est à mettre au crédit de notre Commission qu’après trois années de questions écrites demandant un simple état statistique des opérations conduites en France et faisant jusque-là l’objet d’un refus catégorique de réponse, les services de Bercy et le ministre de l’Économie lui-même s’accordent à donner enfin des chiffres sur l’ampleur du contrôle.
Si les opérations sont emblématiques et d’un montant significatif - parfois plusieurs milliards d’euros - elles ne concernent qu’une centaine de dossiers par an. Toutes les grandes économies ont adopté ce type de dispositif sans que la question de leur attractivité ne se pose (aux États-Unis avec une réforme en cours, l’Allemagne qui a réformé son dispositif a l’été 2017…).
Il n’y a jamais eu autant de liquidités disponibles dans le monde (États-Unis et Asie) avec un risque qui s’accroît de redistribution de la propriété des entreprises. La fragilité capitalistique des entreprises françaises les expose particulièrement. Les procédures de contrôle des investissements étrangers sont des outils non capitalistiques utiles par temps de disponibilités budgétaires limitées. Ils ne doivent toutefois pas permettre à l’État d’en faire moins comme actionnaire, mais d’en faire plus.
Un projet de Règlement est en cours d’examen par le Parlement européen sur le « filtrage » des investissements étrangers. La France, l’Allemagne et l’Italie ont exprimé une position commune en sa faveur. Il s’agit d’un mécanisme de coopération, qui laisse bien aux États-membres le soin de juger de ce qui relève de leur sécurité nationale. Ce projet doit être soutenu dans la mesure où il ne prive pas les États de leur compétence souveraine.
L’article R. 153-9 du code monétaire et financier qui précise les « conditions » susceptibles d’être imposées à l’investisseur par le Ministre de l’économie sont définies, pour la plupart, en termes de finalités et non pas d’outils juridiques. Cette rédaction gagnerait à être améliorée pour être rendue plus lisible pour l’investisseur et plus opposable en termes juridiques.
Une procédure qui doit être placée sous contrôle parlementaire
Lors de notre déplacement aux États-Unis, le Secrétaire général du CIFIUS nous a clairement déclaré que « sans contrôle parlementaire il ne se passerait rien ». Autrement dit, c’est l’assurance que le processus de prise de décision sera analysé et que ses acteurs auront à en rendre compte qui fait la rigueur de ce dispositif.
Comme l’a souligné Bruno Le Maire il n’est pas normal d’avoir recours à une commission d’enquête pour effectuer ce travail de contrôle.
Deux types d’information pourraient être livrés :
Une procédure qui doit être entourée des règles minimum de transparence de la part des représentants d’intérêts
La transparence des actions d’influences sur les décisions d’autorisation préalable des investissements étrangers est aussi un enjeu clé pour assurer la préservation de nos intérêts nationaux.
Les banquiers d’affaires ne se considèrent pas comme des « représentants d’intérêts », considérant que « les actions en vue d’obtenir une décision individuelle de l’administration ne sont pas considérées comme des actions de représentation d’intérêts… ». Ils ne sont donc pas inscrits au répertoire de la HATVP et ne remplissent aucune des obligations relatives aux représentants d’intérêt.
C’est oublier que l’administration n’est pas ici en compétence liée mais dispose d’un pouvoir discrétionnaire et qu’elle doit donc être à l’abri des influences. En l’occurrence on rappellera que la rémunération des banques d’affaires dépend de la finalisation des opérations. Elles ont donc un immense intérêt à convaincre l’État d’accorder son autorisation. Il est indispensable de changer cette pratique.
Enfin, bien évidemment l’avenir de notre industrie, suppose avant tout que soit enfin améliorée sa compétitivité salariale et qu’elle trouve les moyens de financement de long terme qui lui font défaut dans notre pays.
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La commission d’enquête avait deux objectifs : comprendre les décisions passées, préparer les décisions à venir.
Sur le passé la plupart des zones d’ombre ont été éclairées et les défaillances mises en évidence.
Pour l’avenir nous nous réjouissons des évolutions que le gouvernement s’est dit prêt à mettre en œuvre : la modification du dispositif d’autorisation IEF, l’extension de son champ d’application, le renforcement du régime de sanction, la coopération européenne, la transparence de la décision, la régulation des pratiques et l’instauration d’un contrôle du parlement, autant de lignes de force acquises par la création et aux travaux de notre commission d’enquête. Il s’agit d’un sujet d’intérêt national pour nos concitoyens, nos salariés, nos entreprises et nos intérêts stratégiques.
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Chaque semaine, 21 sociétés étrangères décident d’investir en France. Notre pays est, à ce titre, un des États les plus attractifs au monde. Ces investissements sont le témoignage d’une confiance et d’une reconnaissance de l’excellence de l’industrie française dans bien des domaines : qualité de nos savoir-faire, performance de nos infrastructures, compétitivité de nos entreprises, potentiel de croissance de nos industries…
Néanmoins, si ces investissements sont une chance au quotidien pour les plus de 3 millions d’entreprises en France, ils peuvent également, dans de rares circonstances, poser question. Soit parce qu’ils peuvent représenter une menace pour la sécurité nationale, soit parce qu’ils peuvent être le fruit d’une tentative d’appropriation du patrimoine technique et scientifique de nos industries par une entité étrangère.
Des exemples récents, perçus par certains comme une opportunité et par d’autres comme une menace, sont venus nourrir un traumatisme national sur la restructuration d’entreprises vues comme des « joyaux », des « fleurons », des « champions » français... Ce sont notamment les cas d’Alstom, Alcatel et STX. Trois entreprises françaises qui ont récemment fait l’objet d’investissements étrangers. Trois cas d’école qui ont donné lieu à de multiples interrogations et qui sont à l’origine des travaux de cette commission d’enquête, au titre du « droit de tirage » du groupe Les Républicains (LR) et unanimement souhaitée par des parlementaires de tous bords.
La première partie de notre rapport d’enquête est donc consacrée au bilan de la politique industrielle de l’État dans le cadre de ces trois « cas » d’étude industriels. Elle met en lumière deux types de questionnements majeurs.
D’une part, des questionnements d’ordre économique. Ils sont, avant toute chose, ceux qui président aux décisions industrielles. Quelle était la situation de ces entreprises avant l’arrivée d’investisseurs étrangers ? Quelles étaient les forces en présence sur leur marché (nouveaux entrants, fournisseurs, clients, produits de substitution, concurrence) ? Quelles étaient leurs options stratégiques à un instant ? Pouvaient-elles faire autrement ? (…) Si certains sous-estiment grandement ces contraintes économiques qu’ils jugent, en raison d’un biais rétrospectif, secondaires, ces dernières n’en demeurent pas moins essentielles à la bonne compréhension des décisions industrielles. S’abstraire des réalités économiques qui ont guidé en tout premier lieu les décisions stratégiques de ces entreprises, n’aboutirait qu’à une vision hors sol (ou romancée) de notre histoire industrielle.
D’autre part, les questionnements liés aux conditions dans lesquelles ces entreprises ont été restructurées avec l’entrée d’investisseurs étrangers : Quelles sont les circonstances entourant ces ventes ? Est-ce que des facteurs politiques ou juridiques (autres qu’économiques justement), sont venus interférer durant ces processus de restructuration ou de fusion-acquisition ? Des décisions alternatives auraient-elles pu se réaliser sans ces interférences supposées ? L’État a-t-il pleinement joué son rôle ? (…) De nombreuses théories ont émergé ces dernières années et nous avons voulu les éprouver. Sans tabou.
Sous la Présidence d’Olivier Marleix (LR), notre commission a donc été libre pendant six mois d’auditionner plus d’une cinquantaine d’acteurs du monde industriel et politique, procéder à une centaine d’heures d’auditions, poser librement toutes les questions, visiter plusieurs sites industriels, contrôler sur pièce et sur place nombre de documents confidentiels (notamment au sein du ministère de l’économie et des finances).
Notre commission apporte donc des réponses aux questions qui entourent ces trois « cas » industriels. Avec une approche factuelle. Sans complaisance. Sans naïveté.
Bien évidemment, les débats perdureront après la publication de ce rapport.
Certains refuseront d’admettre que la stratégie d’une entreprise répond avant tout à des impératifs économiques dans un contexte mondialisé. Au risque de décevoir ceux qui considèrent qu’il suffit que l’actionnariat d’une entreprise soit 100 % français pour que cette dernière soit « sauvée », notre commission s’est attachée à rechercher les conditions d’un patriotisme économique effectif, qui préserve notre sécurité nationale, promeut le savoir-faire sur le sol français et défend l’emploi des salariés français, quelle que soit la couleur de passeport des actionnaires.
Certains refuseront d’admettre les faits avérés sur les conditions politiques et juridiques des opérations analysées. Au risque de décevoir ceux qui ont un agenda politique caché ou qui considèrent que de multiples thèses restent valides sans preuve, notre commission s’est attachée à faire émerger une seule vérité, fondée sur des faits éprouvés.
La seconde partie de notre rapport se projette vers l’avenir de la politique industrielle.
Notre commission a largement étudié la question des outils que possède l’État en matière de contrôle sur les investissements étrangers (la fameuse procédure « IEF »). Certes essentielle, cette question centrale ne peut se substituer à une approche beaucoup plus large des décisions de l’État en matière de politique industrielle. Car le simple contrôle des investissements étrangers (finalement limité vis-à-vis des 1 300 nouvelles décisions d’investissement étranger en France chaque année), ne peut constituer à lui-seul une politique industrielle complète et cohérente.
Contrôler et bloquer des investissements étrangers est parfois nécessaire pour préserver nos intérêts nationaux. Mais ce seul contrôle ne saurait résoudre les questions essentielles de financement, de taille critique, de compétitivité, de développement des compétences ou encore, d’avance technologique (…) que doivent surmonter nos industries dans la compétition mondiale. Or, c’est précisément un accompagnement sur ces questions qu’attendent les industriels et les salariés de l’industrie. Nous en sommes convaincus.
C’est en vue de répondre utilement à ces enjeux pour l’avenir que nous formulons dix axes pour une politique industrielle offensive, résolument tournée vers l’avenir :
– Revaloriser l’image de l’industrie et mettre l’accent sur la formation ;
– Attirer les investisseurs étrangers et conforter l’attractivité de la France ;
– Faire grandir nos industries ;
– Recentrer l’actionnariat public ;
– Préparer les ruptures technologiques, environnementales et économiques futures ;
– Améliorer le processus de contrôle des investissements étrangers sensibles ;
– Utiliser des leviers juridiques et réglementaires pour promouvoir nos intérêts ;
– Être en pointe de la moralisation de la vie économique ;
– Renforcer l’intelligence économique ;
– Promouvoir une politique industrielle plus offensive à l’échelle de l’Union Européenne.
Il ne s’agit pas là d’incantations ou de vœux pieux mais de propositions fortes et concrètes pour une vision positive et fière de nos industries. Notre rapport comprend donc cinquante mesures opérationnelles pouvant, dès demain, améliorer la performance de notre industrie, préserver le savoir-faire sur le sol français et faire croître l’emploi des Français dans l’industrie.
Les membres de la commission d’enquête seront force de proposition lors des futurs débats au Parlement, suivront l’exécution des préconisations de ce rapport et évalueront l’efficacité des dispositifs mis en œuvre.
À ce titre, ils s’engagent dès aujourd’hui pour une politique industrielle conquérante.
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PREMIÈRE PARTIE : Bilan sur trois cas industriels Emblématiques
Si l’objet de cette commission d’enquête, aux yeux de son rapporteur, est surtout d’être force de proposition en matière de politique industrielle, une partie des travaux a consisté en un examen rigoureux de trois fusions intervenues récemment. Les entreprises concernées figurent dans l’intitulé de la commission d’enquête : il s’agit d’Alstom, d’Alcatel et de STX. L’histoire de ces trois entreprises, toutes issues de l’ex-Compagnie Générale d’Électricité (CGE), nous fournit une double trame : celle des mues successives d’un groupe industriel national et celle de l’évolution de nos outils de la politique industrielle. Comme l’écrit l’économiste Elie Cohen ([2]), la Compagnie générale de l’électricité est un analyseur de la relation passée entre l’État et l’industrie.
Un des rôles majeurs du Parlement étant de contrôler l’action de l’État, les membres de la commission ont cherché à mieux comprendre le contexte économique dans lequel ces fusions d’entreprises se sont produites, le rôle que l’État a joué pour préserver les intérêts stratégiques du pays, et les points de vigilance auxquels il est désormais nécessaire de rester attentifs.
I. Alstom
L’approbation, le 26 septembre 2017, par les conseils d’administration d’Alstom et de Siemens, d’un rapprochement entre les deux entreprises est l’événement à l’origine de cette commission d’enquête. Cet épisode marque, pour certains, une étape décisive dans ce qu’ils considèrent être le démantèlement d’Alstom, après le rachat par General Electric (GE) en 2014 de son pôle Énergie. En réalité, ces deux opérations, qui font sens sur le plan économique et industriel, ont permis et permettront demain à Alstom de s’adapter aux évolutions du monde industriel. Grâce à toutes les auditions menées par la commission d’enquête ainsi qu’à un contrôle sur pièce et sur place effectué au ministère de l’économie et des finances le 9 avril, le rapporteur estime avoir eu accès à l’ensemble des informations nécessaires à une juste évaluation de l’action de l’État.
A. Le rachat du pôle Énergie d’Alstom par General Electric en 2014
Le rachat du pôle Énergie d’Alstom par General Electric (GE) en 2014 s’inscrit dans la continuité des nombreux mouvements de cessions et d’acquisitions qui font partie intégrante de l’histoire d’Alstom.
Née en 1928 d’une fusion entre la société alsacienne de constructions mécaniques et la compagnie française pour l’exploitation des procédés Thomson‑Houston, Alsthom devient filiale de la Compagnie générale d’électricité (CGE) en 1969, fusionne en 1976 avec les Chantiers de l’Atlantique, devenant Alsthom Atlantique, puis avec l’entreprise britannique GEC Power Systems en 1989. Elle rachète le constructeur ferroviaire allemand LHB en 1997, vend son activité de turbine à gaz à GE en 1999, rachète Fiat Ferrovia en 2000, crée une coentreprise avec ABB en 1999, nommée ABB Alstom Power, puis en acquiert un an plus tard la totalité des parts. L’entreprise conclut en 2003 la vente à Siemens de l’essentiel de ses activités turbines à gaz de moyenne puissance et turbines à vapeur industrielles, cède en 2005 son activité Power conversion à Barclays (Converteam), rachetée ensuite par GE, vend son activité de chantier naval à Aker en 2006, rachète l’activité « Transmission » d’Areva T&D en 2010 et acquiert, en 2012, 25 % de TransMashHolding (TMH), principal fabricant russe d’équipements ferroviaires.
1. Alstom n’avait ni la taille critique ni les ressources financières pour faire face seule, à terme, au bouleversement du marché de l’énergie
Le rapporteur insiste sur l’importance de se replacer dans le contexte économique et financier de l’époque afin de déterminer si la fusion était ou non pertinente sur le plan industriel. Avant le rachat par GE, le périmètre d’activités d’Alstom comprenait Alstom Transport (matériel roulant [trains à grande vitesse, trains interurbains, tramways], infrastructures ferroviaires [voies, signalisation] et systèmes), Alstom Thermal Power (projets clés-en-main de centrales thermiques gaz ou charbon, turbines pour centrales nucléaires, centrales à gaz ou au charbon et autres équipements, services), Alstom Grid (équipements pour la transmission d’électricité en haute et très haute tension, systèmes et services associés) et Alstom Renewable Power (équipements, systèmes et projets clés-en-main pour centrales électriques et fermes éoliennes, autres énergies renouvelables).
Force est de constater qu’avant le rachat par GE, le maintien en l’état à moyen terme d’Alstom n’était pas envisageable. Le constat est sans appel : Alstom était, en 2014, une entreprise en grande difficulté.
Ces difficultés n’étaient pas totalement nouvelles. Alstom s’était déjà retrouvée au début des années 2000 en quasi-faillite notamment en raison du rachat, beaucoup moins fructueux que prévu, d’une partie des activités d’ABB et des baisses de commandes des Chantiers de l’Atlantique, liées à une forte concurrence européenne et asiatique. En 2003, un plan de sauvetage avait été établi pour aider Alstom à faire face à une crise de liquidité importante : l’État avait ainsi acquis 21,4 % du capital du groupe, avant de les revendre à Bouygues en 2006. Ce plan a permis aux commandes de repartir et à la rentabilité de se redresser mais les difficultés sont réapparues à la fin des années 2000, en lien avec le bouleversement du marché mondial de l’énergie.
La crise économique mondiale apparue en 2008-2009 a eu pour conséquence une baisse de la consommation d’énergie, une première depuis la seconde guerre mondiale.
La catastrophe de Fukushima en 2011 a contribué à réduire la part du nucléaire dans le mix énergétique de nombreux pays, ce qui a entraîné de grandes difficultés pour les énergéticiens EDF, E.ON ou RWE, tous clients d’Alstom. En 2014, le marché local d’Alstom, d’où l’entreprise avait tiré sa force, affichait donc une croissance très faible, voire négative. La croissance provenait désormais essentiellement des régions émergentes, où la concurrence s’intensifiait, certaines entreprises pouvant, contrairement à Alstom, fournir des facilités de paiement importantes, de plus en plus demandées par les clients.
Alstom n’avait ni la taille critique ni les ressources financières pour s’adapter et résister durablement à ces chutes de commandes prévisibles. Alstom rencontrait, en effet, des difficultés financières importantes, reflétées par des flux de trésorerie négatifs.
Résultats annuels 2013/2014 d’Alstom
Entre le 1er avril 2013 et le 31 mars 2014, Alstom a enregistré un résultat opérationnel de 1,4 milliard, en baisse de 3 % par rapport à l’exercice précédent, un résultat net de 556 millions d’euros, en baisse de 28 %, affecté principalement par l’augmentation des charges de restructuration et des charges financières ainsi que par la dépréciation de certains actifs et des provisions. Alstom a enregistré 21,5 milliards d’euros de commandes, en baisse de 10 %, et un flux de trésorerie disponible négatif à hauteur de 171 millions d’euros. Au 31 mars 2014, le groupe disposait de 2,3 milliards d’euros de trésorerie brute en fin d’exercice, et de 1,35 milliard d’euros de ligne de crédit non tirée. Sa dette nette ressortait à 3,02 milliards d’euros, pour des fonds propres stables à 5,1 milliards d’euros. Au 31 mars 2015, il ne disposait plus que de 1,6 milliard d’euros de trésorerie et équivalents de trésorerie ainsi que d’une ligne de crédit non utilisée de 1,4 milliard d’euros.
Au bouleversement du marché s’ajoutaient des problèmes de compétitivité et des retards pris dans l’exécution des contrats. Selon M. Hakim El Karoui, ancien associé du cabinet Roland Berger, « l’entreprise s’engageait à fournir et à installer du matériel en dix-huit ou vingt-quatre mois et, dans les faits, la livraison prenait plutôt vingt, vingt-deux, vingt-six ou même trente mois. Ces décalages d’activité n’étaient pas compensés sur le plan financier ».
Ces difficultés ont d’ailleurs bien été identifiées à l’époque. Elles sont clairement mentionnées dans deux études confidentielles qui ont été communiquées à la commission d’enquête. La première a été commandée par l’APE et réalisée à l’automne 2012 par le cabinet A.T. Kearney. La seconde a été demandée par la direction générale de la compétitivité, de l’industrie et des services (DGCIS), actuelle direction générale des entreprises (DGE), réalisée par le cabinet Roland Berger et remise au ministre Montebourg le 19 février 2014. À ce sujet, M. Montebourg a indiqué avoir découvert l’existence du rapport A.T. Kearney que très récemment, via la commission d’enquête. Or, selon M. Laurent Dumarest, senior partner du département « énergie » d’A.T. Kearney, l’étude a été présentée, à la demande de M. Azéma, « le 18 janvier 2013 à plus d’une vingtaine de personnes importantes, à Bercy [...] : il y avait des représentants à la fois de l’APE et des cabinets des deux ministères de tutelle », c’est-à-dire le ministère du redressement productif et celui de l’économie et des finances. Deux possibilités se présentent donc : soit le cabinet de M. Montebourg ne communiquait pas avec son ministre sur ce sujet industriel majeur, soit M. Montebourg était bien au courant de l’existence de ce rapport dès 2013.
Les différents scénarios étudiés par les deux cabinets ne sont pas identiques mais les deux études convergeaient pour dire qu’un statu quo n’était pas envisageable pour Alstom. Le cabinet Roland Berger estimait ainsi qu’Alstom pouvait « se retrouver dans une position critique de liquidités d’ici à 2016 ». Mme Claude Revel, ancienne déléguée interministérielle à l’intelligence économique, a également indiqué qu’à la fin de l’année 2013, une analyse des vulnérabilités des entreprises du SBF 120 ([3]) « faisait ressortir en priorité le cas Alstom, fragile en regard des quatre critères définis pour les 120 entreprises considérées : un niveau de valorisation particulièrement bas, mesuré par le price earning ratio (PER – ratio cours sur bénéfice), une vulnérabilité de la structure du capital, un ratio d’endettement élevé – signe de dépendance vis-à-vis de créanciers –, enfin la dépréciation du cours de bourse depuis un an, indiquant une éventuelle « fenêtre d’opportunité » pour un investisseur ».
2. Il fallait qu’Alstom s’adosse à un partenaire d’envergure mondiale
Face à ces difficultés, le maintien d’Alstom en l’état n’était pas envisageable. Patrick Kron, alors président-directeur général d’Alstom, a pris une décision qui n’était sûrement pas facile à prendre mais qui n’en était pas moins nécessaire : celle d’adosser l’entreprise à un partenaire d’envergure mondiale. « Nous en avons tiré la conclusion que le statu quo était dangereux, et exploré des solutions pour nous renforcer dans le secteur de l’énergie, sans renoncer à la maîtrise de ces activités. Elles n’ont pas abouti et c’est pourquoi je me suis tourné – et je vous prie de croire que cela a été douloureux pour moi qui, pendant dix ans, me suis battu pour sauver puis développer Alstom – vers l’adossement d’Alstom Énergie à des groupes ayant la taille critique pour assurer l’avenir de cette activité » a ainsi indiqué M. Patrick Kron lors de son audition devant la commission d’enquête.
Peu de capitaines d’industrie auraient eu le courage de faire un tel choix. Le rapporteur regrette, à ce sujet, les « leçons de bonne gestion » venant de certaines personnalités politiques qui n’ont jamais créé le moindre emploi, dès lors qu’un chef d’entreprise prend une décision complexe de réforme, de restructuration, de transformation de son entreprise ou d’adossement à un groupe étranger afin de garantir son activité et, donc par conséquence, de sauver des emplois.
Une forte augmentation de capital n’aurait, en effet, pas été suffisante. Comme l’a bien indiqué M. Martin Bouygues, président-directeur général du groupe Bouygues, devant la commission d’enquête, « une augmentation de capital n’aurait rien changé à l’évolution du marché et au problème de la taille d’Alstom, qui n’avait pas eu le temps de rattraper le retard accumulé pendant sa grande crise ».
Une nationalisation n’aurait pas non plus été pertinente dans la mesure où les difficultés d’Alstom étaient liées à une évolution structurelle brutale et profonde du marché de l’énergie, qui conduisait nécessairement à la concentration des acteurs. La situation était donc profondément différente de celle de 2003, où l’État avait pu, à juste titre, intervenir.
Dans ce contexte, General Electric a été le premier et le seul groupe à formuler une offre complète et crédible. General Electric a remis sa première offre le 21 avril 2014, proposant de racheter la branche énergie d’Alstom pour 12,35 milliards d’euros.
a. L’offre de General Electric était intéressante pour Alstom et faisait sens sur le plan industriel
L’offre de General Electric était rassurante pour Alstom car les deux entreprises se connaissaient bien, notamment depuis l’acquisition de l’activité de turbines à gaz d’Alstom par GE en 1999, qui a ouvert la voie à un partenariat dans le domaine des équipements de génération électrique et a créé, selon les mots de Mme Clara Gaymard, ancienne présidente de la filiale française de GE, une « proximité quasi familiale entre Alstom et General Electric ».
L’offre de General Electric était, de plus, extrêmement intéressante pour Alstom. M. David Azéma, ancien directeur général de l’APE, va jusqu’à la qualifier d’« irrésistible » puisque GE s’engageait à payer un prix élevé et à acquitter une forte pénalité s’il sortait des négociations : « le groupe avait donc accepté de se lier les mains sur son offre ».
Au-delà de l’intérêt que les actionnaires d’Alstom pouvaient trouver dans cette opération, cette dernière avait un fort intérêt industriel. Le rachat du pôle Énergie d’Alstom permettait de jouer sur les complémentarités géographiques et sectorielles des deux entreprises comme l’a souligné Mme Clara Gaymard : « Leurs produits étaient complémentaires : Alstom avait une compétence très forte dans la technologie des turbines à vapeur, dans l’éolien en mer, dans l’hydro et dans la haute tension, tandis que GE était un leader incontesté dans les turbines à gaz, l’éolien terrestre et l’automation en matière de service et de maintenance. Géographiquement, Alstom était très présent en Europe, en Chine et en Inde, GE l’était dans le reste du monde, principalement au Moyen-Orient, aux États-Unis et en Afrique ». Le rachat permettait également à Alstom de bénéficier de l’activité de crédit de General Electric.
Le rapporteur note que le rapport Roland Berger, baptisé « Projet ALMA », n’était en rien défavorable au rachat d’Alstom par GE, contrairement à ce que certains acteurs ont pu laisser entendre. L’hypothèse d’un rachat par GE a été écartée par les auteurs du rapport, non pas parce qu’elle ne faisait pas sens d’un point de vue industriel mais parce que la commande politique qui leur avait été adressée leur demandait explicitement de n’étudier que les scénarios dans lesquels Alstom restait une entreprise française : « nous l’avons écartée pour une raison simple : le brief précisait qu’Alstom devait rester française » a ainsi indiqué M. Hakim El Karoui, ancien associé du cabinet Roland Berger.
b. L’offre de GE est la seule qui a pu aboutir
Les autres groupes ont été relativement pris par surprise par la révélation, le 24 avril 2014, des discussions entre Alstom et GE par l’agence de presse Bloomberg. Néanmoins, il est probable, d’une part, que ces acteurs, tous concernés par les évolutions de marché, avaient déjà fait l’analyse des difficultés que traversaient Alstom. D’autre part, comme l’a indiqué M. Martin Bouygues, président-directeur général du groupe Bouygues, devant la commission d’enquête, Alstom n’était aucunement engagée avec GE en avril 2014 et « restait libre de rejeter l’offre et d’en choisir une autre ». Comme l’a indiqué M. Patrick Kron, « il ne s’agissait pas de vendre en cachette, mais de proposer une solution qui laissait à d’autres toute possibilité d’en proposer des alternatives : les accords avec GE le prévoyaient explicitement, moyennant, comme c’est habituel dans ce cas, le paiement d’une indemnité de rupture de 1,25 %. »
Des discussions se sont d’ailleurs engagées avec la plupart des grands acteurs du marché.
Les options qui avaient été décrites dans les rapports des cabinets Roland Berger et A.T. Kearney ne se sont pas concrétisées.
Options étudiées par A.T. Kearney et Roland Berger pour renforcer Alstom
Le rapport A.T. Kearney identifiait sept acteurs potentiellement intéressés par une entrée au capital d’Alstom : Siemens, GE, ABB, Bombardier, MHI, TMH/CSR et Dongfang. Il étudiait plus spécifiquement trois scénarios : le rapprochement entre Alstom et Areva qui aurait permis de faire émerger un champion français de l’énergie mais qui comportait un certain nombre d’inconvénients et aurait nécessairement obéré les succès commerciaux d’Alstom dans le nucléaire dans des projets où intervenaient des concurrents d’Areva ; une prise de participation par Dongfang dans Alstom ; la constitution d’une entité Alstom Transport autonome.
Le rapport Roland Berger proposait un certain nombre d’options stratégiques : achat de MAN Diesel ou de Rolls Royce ; partenariat avec Areva ou Gamesa ; consolidation dans le secteur du « Grid » ; développement d’une offre compétitive avec les pays émergents grâce à un rapprochement avec TMH ; rapprochement avec Thales ; consolidation avec Bombardier.
La seule offre qui aurait pu potentiellement aboutir reposait sur un accord entre Mitsubishi Heavy Industries (MHI) et Siemens. Dans le cadre de cet accord, Siemens aurait racheté les activités turbine à gaz d’Alstom et MHI aurait pris des participations dans les activités restantes. Le groupe japonais aurait, par ailleurs racheté, 10 % du capital d’Alstom au groupe Bouygues.
Cette offre n’a pas abouti pour diverses raisons. Tout d’abord, elle était beaucoup moins intéressante pour Alstom et faisait moins de sens d’un point de vue purement industriel. Selon les mots de M. Nicolas Bonnault, associé gérant chez Rothschild & Co ([4]), les deux offres n’étaient « pas comparables ». Alors que l’offre de General Electric portait sur l’ensemble du périmètre Énergie d’Alstom, l’offre de Siemens et MHI n’était, selon lui, « pas du tout une optique d’adossement d’Alstom énergie à Siemens » mais un « démantèlement » d’Alstom « entre la partie turbine à gaz qui aurait été acquise par Siemens et les autres activités, qui seraient restées dans un Alstom plus petit confronté aux mêmes défis, en partenariat avec un groupe japonais ».
Alstom aurait pu être davantage intéressé par l’offre de Siemens si cette‑dernière avait contenu une transaction globale portant sur le matériel roulant et la signalisation ferroviaire mais Siemens n’a jamais accepté de vendre à Alstom son activité de signalisation, qui était celle qui connaissait la plus forte croissance. Siemens a pu, tout au plus, au cours des discussions, proposer la création avec Alstom d’une joint-venture sur l’activité signalisation dont Siemens aurait conservé le contrôle. « Dans sa dernière offre, Siemens était toujours majoritaire sur la branche signalisation. Si bien que le jour de la décision politique, il n’y avait pas d’offre sur la table », a ainsi indiqué M. Hakim El Karoui, ancien associé du cabinet Roland Berger.
La deuxième raison expliquant que l’offre de Siemens et MHI n’ait pas abouti est le risque important que comportait l’opération au regard des contraintes de droit de la concurrence.
Enfin, selon les dires de M. Arnaud Montebourg lui-même, ancien ministre, « l’accord avec Siemens signifiait 3 000 emplois en grave difficulté ». La présence de Siemens en France étant réduite, la majorité des activités réseaux (grid) d’Alstom était, en effet, exposée à une forte délocalisation.
La thèse de M. Arnaud Montebourg selon laquelle « si nous avions bloqué la vente avec GE et repris le dossier, nous serions parvenus à un accord franco‑allemand » n’est donc pas plausible.
c. Alstom a été fragilisée financièrement par les poursuites américaines anti-corruption mais aucun élément factuel ne permet de corroborer la théorie selon laquelle General Electric aurait instrumentalisé ces procédures pour faciliter le rachat d’Alstom
En décembre 2014, Alstom a conclu un accord avec le département américain de la justice (DoJ) qui a clos l’enquête sur des violations présumées de la loi américaine sur la corruption dans les transactions internationales (Foreign Corrupt Practices Act – FCPA). Alstom a plaidé coupable de non‑respect des dispositions du FCPA et a été condamnée à payer une amende d’environ 772 millions de dollars.
La corruption chez Alstom
Avant de plaider coupable aux États-Unis en décembre 2014, Alstom avait été condamnée à plusieurs reprises pour corruption : en 2007, au Mexique, en 2008, en Italie, et en 2011, en Suisse. En 2012, le Groupe de la Banque mondiale a radié Alstom Hydro France et Alstom Network Schweiz AG après qu’Alstom a reconnu des actes illicites dans le cadre d’un projet hydroélectrique financé par la Banque.
Le 22 décembre 2014, Alstom SA a plaidé coupable auprès de la justice américaine et reconnu avoir violé le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) en falsifiant ses livres et registres et en ne mettant pas en place des contrôles internes adéquats. Alstom Network Schweiz AG, anciennement Alstom Prom, filiale suisse d’Alstom, a également plaidé coupable et reconnu avoir comploté en vue de violer les dispositions anti-corruption de la FCPA. Alstom Power Inc. et Alstom Grid Inc., deux filiales d’Alstom dont les sièges sociaux étaient aux États-Unis, ont conclu des ententes de poursuites différées, reconnaissant également avoir comploté pour enfreindre le FCPA.
Un communiqué du DoJ en date du 22 décembre 2014 résume bien les faits reprochés à Alstom par la justice américaine : « Ainsi qu’il a été reconnu par les sociétés concernées, Alstom, Alstom Prom, Alstom Power et Alstom Grid, par le biais de plusieurs dirigeants et salariés, ont versé des pots-de-vin à des représentants du gouvernement et falsifié des livres et registres relatifs à des projets d’électricité, de réseau et de transport pour des entités publiques à travers le monde, notamment en Indonésie, en Égypte, en Arabie Saoudite, aux Bahamas et à Taïwan. En Indonésie, par exemple, Alstom, Alstom Prom et Alstom Power ont versé des pots-de-vin à des représentants du gouvernement — dont un membre haut placé du Parlement indonésien et des membres de haut rang de Perusahaan Listrik Negara, la compagnie d’électricité publique en Indonésie — en échange d’aide pour la conclusion de plusieurs contrats visant à fournir des services liés à l’électricité évalués à environ 375 millions de dollars.
Au total, Alstom a déboursé plus de 75 millions de dollars pour s’assurer de la réalisation de projets valant 4 milliards de dollars dans le monde, avec un bénéfice pour la société de l’ordre de 300 millions de dollars. Alstom et ses filiales ont également tenté de dissimuler le système de pots-de-vin en retenant les services de consultants censés fournir des services de conseil au nom des sociétés, mais qui ont en fait servi de canaux pour les paiements corrompus aux fonctionnaires du gouvernement. » (1)
(1) Traduction de courtoisie du communiqué suivant : https://www.justice.gov/opa/pr/alstom-pleads-guilty-and-agrees-pay-772-million-criminal-penalty-resolve-foreign-bribery
Quatre cadres d’Alstom et de ses filiales ont plaidé coupable pour corruption : David Rothschild, ancien vice-président des ventes régionales d’Alstom Power, William Pomponi, également ancien vice-président des ventes régionales d’Alstom Power, Lawrence Hoskins, ancien vice-président d’Alstom pour la région Asie, et le français Frédéric Pierucci ([5]), ancien vice-président « Monde » de la division Chaudières d’Alstom, basé à Singapour. Ce dernier a plaidé coupable le 29 juillet 2013 pour son rôle dans le programme de pots-de-vin versés à des responsables indonésiens dans le cadre du contrat d’équipement dit Tarahan de 118 millions de dollars. Les versements se seraient échelonnés de 2002 à 2009. Il a été condamné à trente mois de prison aux États-Unis. Comme cela devrait être le cas pour les soixante ressortissants français emprisonnés aux États-Unis, il est primordial que M. Pierucci purge sa peine dans les meilleures conditions possible. Afin d’être plus proche de sa famille, il pourrait être transféré dans une prison française.
Alstom a été fragilisée financièrement par ces poursuites qui entachaient sa réputation et qui la soumettaient à un risque d’amende important. La perspective d’une amende qui aurait pu approcher le milliard de dollars exerçait effectivement une forme de pression sur Alstom, dont le point faible était alors la trésorerie. Les États financiers consolidés d’Alstom montrent ainsi l’incertitude que faisaient peser, à l’époque, les enquêtes du Département de la Justice (DoJ) sur les activités du groupe et sur sa trésorerie : « ces enquêtes peuvent se traduire par des amendes infligées au Groupe, l’exclusion de filiales du Groupe des procédures d’appels d’offres et peuvent engendrer des actions civiles. Le Groupe n’est pas en mesure à ce stade de prédire le résultat de ces enquêtes » ([6]). Alstom a d’ailleurs été obligée de demander aux autorités judiciaires de décaler le paiement de l’amende. Comme l’a indiqué M. Patrick Kron lors de son audition, « pendant le temps où la négociation [avec le DoJ] s’est faite, notre activité commerciale a été extrêmement mauvaise, avec un cash-flow négatif [...] Nous avions donc une pression sur la trésorerie en raison de cet accord et nous avons demandé au DoJ d’attendre pour que nous les payions avec les milliards de la transaction [avec GE] plutôt que de devoir nous tourner vers les banques pour le faire, et il a accepté. »
Aucun élément factuel ne permet néanmoins de corroborer la théorie selon laquelle General Electric aurait instrumentalisé les procédures pour corruption engagées contre Alstom. Cette théorie souffre de trois principales faiblesses.
Tout d’abord, les poursuites ont été engagées en 2010, soit bien avant que GE entre en discussion avec Alstom. Si Alstom a été ciblée par les autorités américaines chargées de la lutte contre la corruption internationale, c’est bien parce qu’il y avait eu un certain nombre d’alertes et de procédures engagées dans d’autres pays.
Ensuite, cette théorie témoigne d’une certaine méconnaissance de la justice américaine. Comme l’a indiqué M. Martin Bouygues, président-directeur général du groupe Bouygues, devant la commission d’enquête, « vous n’allez pas voir un procureur, aux États-Unis, avec une lettre au Père Noël, en lui demandant de vous donner ce que vous souhaitez… [...] La justice américaine est très indépendante, mais également, je vous le rappelle, très efficace et très dure », et ce, y compris envers les entreprises américaines. Ainsi, ont été condamnées à des amendes au titre de violations de la législation FCPA la société d’entretien de moteurs d’aéronefs Dallas Airmotive Inc., basée au Texas, la société américaine de technologies de l’information. Hewlett-Packard, la société américaine Tyson Foods Inc. spécialisée dans l’industrie alimentaire, la société américaine Maxwell Technologies de solutions de stockage et de distribution d’énergie et bien d’autres ([7]). C’est bien ce qu’indique le DoJ le 22 décembre 2014 dans un communiqué : « ce Ministère de la Justice sera sans relâche et punira la corruption avec toute la rigueur de la loi, quelle que soit son ampleur et aussi ardues qu’en soient les poursuites » ([8]).
Enfin, la thèse selon laquelle Patrick Kron, alors dirigeant d’Alstom, aurait négocié sa liberté contre le rachat par GE du pôle Énergie d’Alstom est fausse puisque l’accord réserve expressément au DoJ la possibilité de poursuivre les personnes physiques ([9]). Rien n’interdit d’ailleurs à la justice française de le poursuivre. Force est donc de constater que les différentes juridictions ne possèdent, à ce jour, aucun élément permettant d’engager des poursuites contre M. Patrick Kron. Ce dernier est souvent attaqué, accusé d’être un « traître », un « romancier », un « menteur », de ne pas mériter sa légion d’honneur, parfois par ceux-là mêmes qui admettent ouvertement ne pas être en possession de la moindre preuve factuelle : « je n’ai pas de raison de remettre en cause votre parole car, évidemment, on ne trouvera pas trace de poursuite particulière à votre encontre » ([10]).
Si aucun élément factuel ne permet d’indiquer que la justice américaine aurait été instrumentalisée pour servir les intérêts économiques américains, force est de constater que des moyens humains et financiers extrêmement importants sont déployés par les États-Unis dans le cadre des poursuites anti‑corruption. Comme le souligne un rapport parlementaire ([11]) sur l’extraterritorialité de la législation américaine, « l’ensemble des services de renseignement américains sont depuis longtemps et très officiellement mobilisés pour l’application des lois extraterritoriales telles que la loi FCPA ou les sanctions économiques ». Les auditions menées par la commission d’enquête permettent d’établir que tel a bien été le cas dans l’affaire Alstom.
3. L’action de l’État a permis d’obtenir certaines garanties de la part de GE
Lorsque l’on cherche à examiner les décisions de l’État en matière de fusion d’entreprises, il est nécessaire d’avoir à l’esprit le contexte dans lequel agissaient les décideurs publics de l’époque. Certes, l’entreprise Alstom devenait progressivement vulnérable mais la révélation par l’agence Bloomberg, le 24 avril 2014, des discussions entre Alstom et GE a été une surprise pour l’ensemble des dirigeants et a considérablement influé sur la manière dont l’État pouvait intervenir. Comme l’a expliqué David Azéma, « l’annonce même a modifié les données du problème » puisque la « question n’était pas de savoir s’il fallait bouger maintenant ou ne pas bouger, mais s’il fallait tuer quelque chose qui était déjà sur la table ». Le contexte était extrêmement tumultueux, d’autant plus qu’il s’agissait d’une cession des plus sensibles en raison de la nature des activités d’Alstom.
Néanmoins, l’offre de GE faisant sens sur le plan industriel et étant la seule offre crédible et complète à être formalisée, l’État a cherché à faire en sorte qu’elle se concrétise de la meilleure manière possible. Des discussions ont été engagées par le Gouvernement avec GE et Alstom. Elles ont été facilitées par la publication, le 14 mai 2014, du décret sur le contrôle des investissements étrangers et ont amené à faire évoluer la structure du projet de rachat et à apporter diverses garanties. Elles ont abouti à la signature, le 21 juin 2014, d’un protocole d’accord entre l’État, GE et Alstom dont les dispositions sont traduites de manière détaillée dans les lettres d’engagement signées le 4 novembre 2014 par GE.
Afin de stabiliser le capital d’Alstom et de l’accompagner durablement dans la conduite de son projet stratégique et de son alliance avec GE, l’État a également signé, le 22 juin 2014, un protocole accord avec le groupe Bouygues lui permettant de détenir 20 % des droits de vote au sein d’Alstom au moyen d’un prêt de titres consenti par Bouygues pour une durée de vingt mois. Le prêt d’actions est devenu effectif le 4 février 2016, après la clôture de la période d’offre publique de rachat.
Les garanties obtenues par l’État portent sur les engagements pris par GE, sur le renforcement de l’activité Transport d’Alstom et sur la création de trois co-entreprises entre Alstom et GE.
a. Les engagements de GE vis-à-vis des autorités françaises
– GE s’est engagée à implanter quatre sièges mondiaux en France.
Aujourd’hui, cinq sièges mondiaux sont bien implantés en France : les quatre prévus par l’accord – ceux des activités réseaux, hydroélectricité, éolien en mer et turbines vapeur – ainsi que celui de l’activité convertisseurs électriques, GE Power Conversion. De plus, deux activités clés de GE – la santé et les turbines à gaz – ont basé leur siège européen en France. Sur ce point, les engagements ont été tenus.
– GE s’est engagée à créer 1 000 emplois nets en France d’ici fin 2018.
GE a dévoilé le 7 décembre 2015 les détails de son plan pour atteindre cet objectif :
Au 31 octobre 2017, GE avait créé 357,56 emplois ETP, soit 35,7 % de l’objectif défini contractuellement avec l’État, vingt-quatre mois après le début de l’opération et douze mois avant l’échéance. Le rapporteur note que GE participe également de manière indirecte à la création, ou du moins au maintien d’emplois en France. Depuis le début de l’année 2015, GE a passé 5,3 milliards d’euros de commandes à des fournisseurs français, et a multiplié par quatre les commandes à des fournisseurs français dans le domaine du nucléaire.
– GE s’est engagé à investir massivement dans la recherche et développement.
Depuis deux ans, GE a investi 500 millions d’euros, dont 230 millions dans les anciennes entités Alstom.
– GE s’est engagée à développer le site de Belfort.
D’après la direction de GE France, 60 % des turbines à gaz 50 hertz de GE dans le monde sont aujourd’hui fabriquées sur le site de Belfort, contre 40 % en 2014. En novembre 2016 y a été inauguré un centre de services partagés spécialisé dans la finance. L’engagement de faire de Belfort un des pôles principaux de l’activité énergie thermique de GE en Europe a donc été respecté.
– GE s’est engagée à créer une filière industrielle de l’éolien en mer en France.
GE participe au développement de la filière industrielle de l’éolien en mer. L’entreprise a fourni le premier parc éolien en mer aux États-Unis, celui de Block Island, a livré trois éoliennes pour un projet pilote en Chine et est en train de produire soixante-six éoliennes pour le champ allemand Merkur, en Mer du Nord ;
Si aucun champ éolien offshore n’a encore été installé ni même commandé au large des côtes françaises, l’usine de Saint-Nazaire est néanmoins en production. Quatre cent vingt personnes y construisent aujourd’hui les nacelles et les générateurs d’éoliennes de 6 mégawatts (MW) chacune, destinées au marché mondial. L’année dernière, GE a lancé la construction d’une usine de pales d’éoliennes de grande longueur à Cherbourg. Cette usine, construite par LM Wind Power, acquis par GE en avril 2017, devrait être opérationnelle en 2018 et employer à terme au moins 550 personnes.
– GE s’est engagée à nommer au sein de son conseil d’une personnalité française, après information de l’État.
Cet administrateur a bien été nommé : il s’agit de M. Sébastien Bazin.
Le suivi des engagements pris par General Electric
Le cabinet de conseil indépendant Vigeo Eiris est habilité à réaliser, une fois par an, un audit des engagements de GE relatifs à l’acquisition de l’activité Énergie d’Alstom, sur demande de l’État ou sur demande de GE, aux frais de GE, avec communication des rapports au comité de pilotage. À ce stade, le cabinet a indiqué à la commission d’enquête avoir pu disposer de l’ensemble des informations nécessaires au bon suivi des engagements de GE.
b. Le renforcement d’Alstom Transport
L’État a souhaité assurer le renforcement d’Alstom Transport par le rachat de l’activité Signalisation de GE. L’État avait initialement souhaité voir l’activité « locomotives » de GE rachetée par Alstom mais la valeur du rachat était trop importante et l’idée a dû être abandonnée.
La tenue de cet engagement fait débat. Certes, Alstom a bien acquis, pour un prix de 800 millions de dollars, l’activité signalisation de GE et a signé un accord de partenariat global pour le ferroviaire mais, selon M. Arnaud Montebourg, « GE n’a jamais respecté cet accord : il y a aujourd’hui un conflit avec Alstom sur ce terrain. M. Immelt nous a donc raconté des menteries quand il est venu à l’Élysée, dans mon bureau et à chaque fois que nous avons eu une discussion ».
Le rapporteur ne reprend pas à son compte le terme de « menteries » mais reconnaît que les résultats de l’activité signalisation ne sont pas forcément à la hauteur des attentes. La direction et les organisations syndicales partagent d’ailleurs ce constat. Pour M. Jérôme Pécresse, président-directeur général de GE Énergies renouvelables, cela tient à ce qu’une part importante de l’activité de signalisation aux États-Unis est liée au marché du fret, lequel repose en grande partie sur le transport du charbon, qui est en décroissance.
c. La création de trois joint-ventures (JV)
Trois joint-ventures ont été créées. L’objectif était de protéger les intérêts stratégiques français mais également de renforcer Alstom Transport. Comme l’indique M. David Azéma, ancien directeur général de l’APE, « si tout avait été vendu, ces valeurs n’auraient pas été conservées en cash dans Alstom Transport mais seraient peut-être remontées aux actionnaires. » Leur contrôle opérationnel est dévolu à GE, mais Alstom possède des droits de gouvernance importants.
Son périmètre couvre les activités qui étaient celles d’Alstom dans les équipements, services et logiciels pour réseaux électriques, ainsi que l’activité « Digital Energy Business » de GE. L’actionnariat de cette co-entreprise est réparti à hauteur de 50 % + 1 action pour GE, 50 % – 1 action pour Alstom. Les droits de vote sont répartis de manière identique.
Son périmètre couvre les activités hydroélectricité, éolien offshore, énergies marines renouvelables d’Alstom. GE n’avait, pour sa part, pas d’activités dans ce domaine. L’actionnariat de cette co-entreprise est réparti à hauteur de 50 % + 1 action pour GE, 50 % – 1 action pour Alstom. Les droits de vote sont répartis de manière identique.
GEAST regroupe les activités de deux des filiales d’Alstom : Alstom Power System et Alstom Power Services. GE détient 50 % +2 voix des droits de vote de GEAST, et 80 % du capital social de GEAST. Alstom détient le reste.
Si elle est dirigée opérationnellement par GE, la moitié au moins des membres de son conseil d’administration est français, ainsi que son directeur général et son directeur technique. Un des membres du conseil d’administration est nommé par l’État. L’État dispose d’une action spécifique (golden share) lui conférant un droit de véto pour toute décision qui affecterait l’intégrité et la continuité de l’offre industrielle de GEAST autour de l’îlot conventionnel.
Afin de préserver encore davantage l’activité stratégique du nucléaire civil, des accords de pérennité ont été conclus en 2014 et leur application est suivie de près par un comité de pilotage regroupant GEAST, Alstom et l’État :
La commission d’enquête a cherché à savoir si le rachat par GE du pôle énergie d’Alstom avait engendré des difficultés pour EDF, chef de file de la restructuration de la filière nucléaire française et client important de GE. Si les relations commerciales entre les deux groupes ont pu être relativement compliquées dans un premier temps, M. Jean-Bernard Lévy, président-directeur général d’EDF, considère qu’elles se sont depuis normalisées. Selon lui, « le transfert de propriété entre Alstom et GE s’est accompagné d’un changement d’interlocuteurs et d’un changement dans les méthodes de management et dans la culture industrielle qui a conduit à une période de tension entre la maison EDF et la maison GE » mais les accords « ont été appliqués » et GE « fournit les services prévus, pour le parc en exploitation et les nouveaux projets ».
Si les trois joint-ventures ont bien été créées, d’aucuns s’interrogent sur la réalité du poids stratégique d’Alstom, que certaines personnes auditionnées sont allées jusqu’à qualifier d’« actionnaire dormant ». Pour M. Henri Poupart-Lafarge, président-directeur général d’Alstom, cette implication moindre d’Alstom est justifiée puisque « le rôle opérationnel était confié à General Electric ; celui d’Alstom se bornait à vérifier un certain nombre de décisions stratégiques. Pendant toute cette période, nous avons suivi ce qui se passait. Mais comme il n’y a pas eu beaucoup d’opérations stratégiques, il n’y a pas eu pour Alstom matière à agir sur ces sujets-là ». Au terme du mois de janvier 2018, la coentreprise « Réseaux » avait tenu six conseils d’administration, la coentreprise « Renouvelables » en avait tenu quatre et la coentreprise « GEAST » quatorze.
d. Des engagements ont été pris pour préserver les intérêts nationaux dans le domaine de la défense
General Electric était un fournisseur de la Marine nationale depuis 2000, c’est-à-dire depuis le rachat à Framatome de sa filiale Thermodyn, fournisseur de turbines de vapeur de haute technologie pour la propulsion des sous-marins nucléaires français.
Avant le rachat de sa branche « Énergie » par General Electric, Alstom était très présent dans le domaine de la propulsion navale. Ses activités défense concernaient le maintien en condition opérationnelle des turbines de puissance fournies au porte-avion Charles de Gaulle, l’étude et la fourniture de motopompes pour les systèmes de sous-marins, les services de maintenance pour les systèmes de contrôle de vitesse des turbines vapeur du porte-avion et des sous‑marins, pour le système de stabilisation des plateformes du porte‑avion ainsi que pour les systèmes de pointage par satellite.
Des engagements de continuité ont été pris par GE en novembre 2014 pour sécuriser ces activités. À noter qu’à cette occasion, un accord tripartite entre l’État, Thermodyn et ce qui est devenu Naval Group a également été signé afin de sécuriser la protection et la préservation des informations sensibles, sur la base, entre autres, de dispositifs de séquestre de la propriété intellectuelle.
4. Certains points de vigilance demeurent
Le premier a trait au respect des engagements pris par GE. D’aucuns craignent que ces engagements ne soient pas tenus. GE connaît, en effet, un certain nombre de difficultés, dues, notamment à la perte de vitesse des marchés traditionnels de l’énergie, gaz et charbon, qui représentaient la majeure partie de l’activité d’Alstom : « l’évolution des marchés a été beaucoup plus adverse que nous le pensions à l’époque » a ainsi regretté Mme Corinne De Bilbao, présidente de General Electric France. Confronté à ces difficultés, le groupe GE a annoncé en décembre 2017 un plan de réduction mondial de son effectif, d’environ 12 000 postes, soit 18 % de l’ensemble de ses salariés dans le monde, dont 4 500 en Europe. Si la France n’est pas concernée par ce plan, le rapporteur souhaite la tenue d’un comité de pilotage intermédiaire à l’été 2018, qui permettra de faire un bilan d’étape sur la réalisation des engagements de GE.
Le rapporteur insiste sur l’importance pour GE de donner davantage de visibilité à son projet industriel au-delà de 2018, c’est-à-dire de définir et de communiquer sur la vision stratégique de l’avenir de l’entreprise, en termes de secteurs d’activité, de produits industriels, d’ancrage géographique, d’emplois, de méthodes et procédés industriels... Il est nécessaire d’y associer pleinement les organisations syndicales, comme cela a été fait dans le cadre du rapprochement entre Stx et Fincantieri ([14]). C’est le seul moyen de parvenir à un dialogue social apaisé, responsable et efficace. Contrairement à ce que pensent les partisans du déclinisme industriel, le rapporteur est convaincu que la France a toute sa place dans les activités post-2018 de GE.
La France pourrait d’ailleurs jouer un rôle encore plus important dans les activités de GE si notre filière de l’éolien offshore venait à se développer. GE compte en effet faire croître ses activités dans l’éolien en mer. Le groupe a récemment dévoilé son projet consistant à développer l’éolienne Haliade‑X. Dotée d’un générateur à transmission directe de 12 mégawatts (MW) et d’un facteur de capacité brute s’élevant à 63 %, l’Haliade-X produira 45 % d’énergie supplémentaire par rapport à n’importe quelle autre éolienne en mer existant actuellement. GE compte investir plus de 400 millions de dollars au cours des trois à cinq prochaines années dans le développement et le déploiement de cette éolienne. Le développement commercial de la filière éolienne en mer en France a été amorcé par le lancement de deux appels d’offres, en 2011 et 2013, et l’attribution de près de 3 000 MW répartis sur six parcs. Un troisième appel d’offres dans une zone au large de Dunkerque a été lancé en décembre 2016 pour l’attribution de 400 à 600 MW. Or, aucun des parcs éoliens offshore français, attribués pourtant il y a plusieurs années, n’ont pour l’instant vu le jour. Cela tient, notamment, au morcellement, c’est-à-dire à la forte dispersion des chantiers d’énergie éolienne offshore entre plusieurs opérateurs. Ce retard est à même de poser problème dans la mesure où les technologies ont évolué et les coûts considérablement baissé depuis le moment où ces appels d’offres ont été attribués. Il est légitime de se poser la question de l’opportunité ou non de renégocier les conditions des offres retenues à l’issue des procédures de mise en concurrence afin de les améliorer, en particulier de diminuer le montant du tarif retenu et de pleinement profiter des améliorations technologiques. Néanmoins, la véritable question à se poser est celle du raccourcissement des délais pour faire émerger les projets d’énergie éolienne en mer en France. C’est un des objectifs du projet de loi ESSOC (pour un État au service d’une société de confiance), qui comporte diverses mesures pour faciliter l’installation d’éolienne en mer. Il est important de montrer à des entreprises comme GE que la France est un des pays dans lesquels il faut investir aujourd’hui en matière d’éolien en mer. Si la question des délais est cruciale, certains sont incompressibles et le rapporteur insiste sur l’importance pour l’État d’être volontariste et de contribuer au développement de nouvelles filières industrielles comme celle de l’éolien en mer sans être freiné par le fait que les technologies sont susceptibles d’évoluer à moyen-terme.
Un autre point de vigilance concerne la restructuration de l’activité hydroélectrique de GE vers les petites centrales, le digital et les services. Face à une forte contraction du marché mondial de l’hydroélectricité, GE a annoncé un plan social prévoyant la suppression de 345 postes sur les 800 que compte son site grenoblois spécialisé dans la conception et la fabrication de turbines de pointe pour les barrages. Les membres de la commission d’enquête ont écouté les propos tenus, en cours d’audition, par M. Jérôme Pécresse, ancien membre de l’équipe dirigeante d’Alstom, qui préside désormais la division « Énergies renouvelables » de General Electric. Force est de constater que son affirmation selon laquelle le site de Grenoble demeurera le plus grand centre d’ingénierie et de la recherche et développement hydroélectrique du groupe GE n’a pas dissipé toutes les inquiétudes. Un conflit social est ouvert sur les modalités d’évolution du site et, plus généralement, sur les perspectives d’avenir des activités de l’hydraulique dans la redéfinition stratégique en cours de GE au niveau mondial. À ce jour, certaines des craintes exprimées restent en attente de réponse.
La restructuration du site grenoblois, telle que présentée par GE, se caractérise principalement par un recentrage sur « la petite hydro » et les services sans qu’il soit possible de connaître ce que pourrait être l’activité du site dans deux autres segments du marché mondial de l’hydraulique cités par M. Pécresse comme les projets de réhabilitation de barrages anciens à l’étranger (essentiellement en Amérique du nord et au Brésil) qui représentent des marchés potentiels pour lesquels GE ne sera d’ailleurs pas le seul compétiteur et le segment spécifique du stockage de l’hydroélectricité par des techniques de « pompage-turbinage ».
Reçus par la commission d’enquête, des représentants syndicaux lui ont fait part de leurs inquiétudes concernant plus particulièrement la fermeture de l’atelier de mécanique lourde qui signifierait un quasi-abandon de la production des projets neufs et de leurs interrogations sur la consistance même des projets de GE s’agissant de ce qui est appelé « la petite hydro ». À ce stade, le rapporteur constate que des clarifications doivent être données aux salariés. Il convient de poursuivre le dialogue afin de limiter le plus possible l’impact social de la restructuration sur un site décrit par beaucoup, y compris par la direction de GE, comme un pôle d’excellence de réputation mondiale. Le rapporteur appelle de ses vœux cette clarification qui constitue le préalable indispensable à la mise en œuvre d’une restructuration qui, en tout état de cause, devra comporter un important volet de formation et d’accompagnement pour aider les salariés du site de Grenoble concernés par le plan social dans leur reconversion professionnelle.
Le dernier point de vigilance a trait aux enjeux de sécurité et de qualité de maintenance des turbines, sur lesquels les organisations syndicales ont beaucoup insisté. Les indicateurs clefs suivis mensuellement par EDF montrent, en effet, depuis mi‑2017, une certaine dégradation des résultats en la matière. M. Jean-Bernard Lévy, président-directeur général d’EDF, s’est dit préoccupé par la tendance de GE à faire davantage appel à la sous-traitance pour la réalisation des opérations de maintenance sur le parc thermique. À cet égard, votre rapporteur insiste sur l’importance du travail effectué actuellement par le cabinet Vigeo Eiris qui évalue les pratiques d’achat auprès des fournisseurs et des sous‑traitants de l’activité énergie de GE. Ce travail permettra également d’analyser la situation des sous-traitants de GE à Belfort. Une dizaine de petites et moyennes entreprises ont investi massivement, principalement dans la production mécanique et les bureaux d’études, afin d’être en mesure de relever le défi de la hausse des commandes prévue par GE l’an dernier. Or, ces commandes pourraient être significativement diminuées, notamment du fait de rapatriements en interne, engendrant de lourdes difficultés pour ces sous-traitants historiques d’Alstom. Une modification liée à la « culture d’entreprise » est probablement intervenue car les sous-traitants regrettent la perte d’anciens interlocuteurs remplacés par des responsables des achats et des commandes extérieures considérés plus « agressifs » et dépendant de directives générales de GE. En tout état de cause, les activités de Belfort, qui constituent un des plus importants sites industriels mondiaux de GE, s’inscrivent au cœur d’un pôle d’activités (cluster) dénommé « Vallée de l’énergie » qui emploie 7 500 salariés dans le Nord Franche-Comté.
Si GE est, du fait de sa dimension, l’acteur local dominant en tant que donneur d’ordres pour de nombreuses PME parties prenantes de « Vallée énergie », sa direction doit garder à l’esprit cette responsabilité économique majeure.
Enfin, des inquiétudes ont émergé, lors des auditions menées par la commission d’enquête, quant aux conséquences de la réglementation américaine sur le trafic d’armes ou International Traffic in Arms Regulations (Itar). Cette réglementation a pour but affiché de veiller à ce que les exportations commerciales de productions de défense et de services de défense soient conformes aux objectifs de la sécurité nationale américaine. Elle est légitime et la France possède d’ailleurs son propre système de contrôle sur les ventes d’armements. Néanmoins, il faut veiller à ce que la réglementation Itar ne se transforme pas en un dispositif d’entrave à la concurrence et n’engendre pas de perte de souveraineté pour la France. Les membres de la commission d’enquête ont été interpellés par le blocage des États-Unis, au titre de cette législation Itar, de la vente de douze avions Rafale à l’Égypte, au motif que des missiles comportaient une composante américaine « itarisée ». Notre pays n’est, pour l’instant, jamais tombé sous le coup d’un refus qui, au titre de la réglementation Itar, lui aurait été opposé par les autorités américaines du fait que GE était son fournisseur. Il faut néanmoins, sur ce sujet, poursuivre l’entretien d’un dialogue extrêmement étroit avec nos partenaires américains.
B. Le rapprochement entre Alstom Transport et Siemens
Le 26 septembre dernier, Alstom et l’entreprise allemande Siemens ont signé un protocole d’accord prévoyant que Siemens entre à hauteur de 50 % dans le capital d’Alstom, devenant ainsi le premier actionnaire, en échange de l’apport ses activités ferroviaires (Siemens Mobility) valorisées à 7,5 Mds €. Dans le cadre de cet accord, Siemens bénéficiera d’une option pour acquérir 2 % additionnels d’Alstom quatre ans après la clôture de la transaction et désignera six des onze membres que comportera le conseil d’administration.
1. Alstom n’était pas à même de faire face, seule, aux nouveaux défis de l’industrie ferroviaire
Certaines raisons ayant amené à l’accord avec Siemens – comme l’impact de la crise économique de 2008-2009 sur les clients européens ou l’importance de la taille critique des entreprises dans l’industrie lourde – ne sont pas sans lien avec celles qui furent à l’origine de la cession du pôle « Énergie » d’Alstom. Néanmoins, le rapporteur insiste sur l’impossibilité de comparer davantage les deux opérations. Le contexte dans lequel s’effectue le rapprochement est beaucoup plus apaisé que celui dans lequel s’était opérée la fusion entre Alstom et GE. Les membres de la commission d’enquête s’en félicitent d’ailleurs. Les deux opérations ne sont pas comparables car l’industrie ferroviaire européenne n’a pas à souffrir d’un revirement majeur des politiques publiques comme cela a pu être le cas pour l’énergie. Au contraire, les défis actuels de la mobilité donnent un nouvel élan à cette industrie. De plus, alors que le pôle « Énergie » d’Alstom était, à l’époque, en grande difficulté, Alstom Transport est aujourd’hui une entreprise en bonne santé économique. Son chiffre d’affaires est de 7 Mds €, son carnet de commandes s’élève à 35 Mds €, sa marge opérationnelle a progressé à 5,8 % l’an dernier et sa stratégie d’internationalisation lui a récemment permis de remporter d’importants contrats en Afrique du Sud, en Inde ainsi qu’à Dubaï.
Ces bons résultats économiques et financiers ne sont néanmoins plus suffisants pour faire face aux défis industriels que sont la révolution digitale et l’évolution du paysage concurrentiel.
Le paysage concurrentiel a été bouleversé très rapidement par l’arrivée de l’entreprise chinoise China Railway Rolling Stock Corporation (CRRC) issue de la fusion, en 2015, des deux compagnies de production de matériel ferroviaire chinoises, CNR et CSR. Cette entreprise, devenue à elle seule trois à quatre fois plus grande que les champions européens, a réussi à gagner, en très peu de temps, plusieurs marchés aux États‑Unis, puis en Europe de l’Est : « Si en 2014, on avait posé la question de la probabilité, pour CRRC, de fabriquer le métro de Los Angeles, la plupart des gens auraient répondu qu’il n’en serait pas question avant cinquante ans ! » a ainsi indiqué M. Henri Poupart-Lafarge, président-directeur général d’Alstom. Cette situation est révélatrice du fait qu’en quelques années, une industrie peut se transformer radicalement. C’est d’ailleurs cette évolution qui a rendu possible l’accord avec Siemens. Le regroupement du matériel roulant, de la signalisation et des services d’Alstom et de Siemens en une seule entité n’était pas une option qui était considérée comme souhaitable en 2014 par l’entreprise allemande mais qui l’est devenue depuis.
La consolidation était donc une solution inévitable pour Alstom. Dès mars 2015, Mme Claude Revel, alors déléguée interministérielle à l’intelligence économique, et ses services adressaient au cabinet du Premier ministre, à sa demande, une analyse détaillée relative à Alstom Transport, anticipant « que la question de son adossement à un partenaire ou concurrent industriel se poserait ».
2. Alstom, Siemens et Bombardier étaient pris dans un véritable « dilemme du prisonnier »
Si Alstom avait intérêt à la consolidation, force est de constater qu’il en était de même pour Siemens et l’entreprise canadienne Bombardier. Comme l’a très bien exprimé un des acteurs auditionnés à huis-clos, « il se jouait un jeu à trois : Siemens, Alstom et Bombardier. Le but était de se consolider. Celui qui n’y parviendrait pas serait le pigeon de l’affaire ». L’avenir était incertain pour chacun des trois protagonistes. Selon M. David Azéma, ancien directeur général de l’APE, c’est d’ailleurs davantage ce jeu à trois, sorte de « dilemme du prisonnier », qui a conduit à l’accord entre Siemens et Alstom, bien plus que la menace chinoise : « les circonstances de court terme qui ont poussé à conclure l’accord sont d’abord liées à la perspective d’un deal entre Bombardier et Siemens ».
Cette perspective était d’autant plus plausible qu’au printemps 2017, les négociations avaient repris entre Bombardier et Siemens. D’après M. Martin Vial, commissaire aux participations de l’État, directeur général de l’APE, « le rapprochement allait donner naissance à deux entités, l’une contrôlée par Bombardier et dédiée au matériel roulant, l’autre contrôlée par Siemens et centrée sur la signalisation ». La signature, finalement, d’un protocole d’accord entre Siemens et Alstom en septembre dernier est donc un dénouement dont on peut se féliciter.
3. La fusion avec Siemens permet de créer un champion européen dans le ferroviaire
La fusion avec Siemens est un choix politique, assumé par l’État, de conforter Alstom Transport à terme et de construire un véritable champion européen. Le rapprochement des deux entreprises, de taille similaire – le chiffre d’affaires d’Alstom étant de 7,3 Mds€ et celui de Siemens de 7,8 Mds€ – mènera à la création du deuxième opérateur mondial dans le domaine du matériel roulant et du premier dans celui de la signalisation, soit d’un véritable champion européen. Pour M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l’Europe et des affaires étrangères, « dans le domaine industriel, singulièrement dans le cas des consolidations industrielles européennes, un plus un font plus que deux ». À cet égard, il est surprenant que la plupart des opposants à la fusion avec Siemens sont les mêmes qui, en 2014, souhaitaient le rachat par Siemens des activités Énergie d’Alstom pour en faire un champion européen dans le domaine de l’énergie.
Cette fusion est un atout pour Alstom. Elle devrait lui permettre de réaliser des économies d’échelle, d’améliorer ses garanties financières ou ses offres de financement – en ayant accès à SFS, la banque interne de Siemens – et de mieux faire face à la digitalisation du transport ferroviaire, notamment dans le domaine des automatismes, Siemens étant plus avancé dans ce domaine.
Le rapprochement entre Siemens et Alstom fait sens sur le plan industriel et devrait produire des synergies annuelles de 470 M € au plus tard quatre ans après la réalisation de l’opération. La commission d’enquête a cherché à s’assurer que les portefeuilles de produits existants continueraient à coexister, ce qui a été confirmé par le président-directeur général d’Alstom. Ainsi, le TGV du futur « garde toute sa pertinence dans la mesure où il a été développé bien évidemment pour l’export, mais d’abord et avant tout pour la SNCF ». Tous les engagements d’Alstom seront repris par la nouvelle société, de la même manière que tous les engagements de Siemens Mobilité. Ainsi, le consortium entre Alstom et Bombardier sur le RER NG se poursuivra et rien n’empêchera la nouvelle société de répondre à de nouveaux appels d’offres avec Bombardier. Comme l’a indiqué le ministre de l’économie et des finances, M. Bruno le Maire, lors de son audition, le risque de doublons aurait été beaucoup plus important si Alstom avait fusionné avec Bombardier.
4. L’État a obtenu des garanties importantes de la part de Siemens
a. Les engagements pris par Siemens
– Siemens a pris des engagements en termes d’ancrage géographique et de gouvernance :
Le siège du groupe sera situé en France, à Saint-Ouen et la direction générale assurée par l’actuel président-directeur général d’Alstom, M. Henri Poupart‑Lafarge. Cela signe une très forte pérennisation de l’ancrage du nouveau groupe en France. Sur les onze administrateurs, six seront toutefois désignés par Siemens, mais Siemens s’est engagé notamment à maintenir un nombre important d’administrateurs indépendants français. Ces indépendants auront des droits particuliers sur certaines des décisions les plus stratégiques. Le siège de la signalisation sera en Allemagne et celui du matériel roulant en France. L’action restera cotée à Paris.
– Siemens a pris des engagements en termes d’emploi :
La structure de l’emploi (production, R&D) et des sites sera stable, au moins pour les quatre prochaines années. Le rapporteur note qu’il est rare qu’une entreprise puisse prendre autant d’engagements puisqu’elle ne maîtrise pas complètement le volume de ses commandes et le dynamisme de son activité.
– Un comité de suivi sera mis en place :
M. Bruno Le Maire, ministre de l’économie et des finances, a annoncé qu’il prendrait la direction du futur comité national de suivi des engagements de Siemens vis-à-vis d’Alstom. Les organisations syndicales allemandes et françaises de Siemens et d’Alstom participeront à ce comité de suivi qui pourra avoir un rôle d’alerte si les engagements formalisés par Siemens ne sont pas tenus.
b. Le non exercice de l’option d’achat des titres Alstom par l’État
D’aucuns ont pu regretter que l’État décide de ne pas entrer au capital d’Alstom en n’exerçant pas son option d’achat sur 20 % du capital détenus par Bouygues. L’État a en effet restitué les 43 825 360 actions Alstom concernées à Bouygues le 17 octobre dernier, à l’expiration de la durée de prêt prévue contractuellement. Bouygues contrôle désormais 28,2 % du capital d’Alstom et s’est engagé à rester actionnaire jusqu’à l’assemblée générale extraordinaire qui entérinera le rapprochement avec Alstom. Comme l’a confirmé la direction de Bouygues à la commission d’enquête, il n’y a aucun accord de rachat à terme entre Bouygues et Siemens sur quelque titre que ce soit.
Au-delà des interrogations que l’on peut avoir sur le poids stratégique que l’État aurait eu en exerçant son option – puisqu’il n’aurait été qu’actionnaire très minoritaire (il aurait détenu moins de 10 % du capital après l’opération avec Siemens) – le choix de ne pas l’exercer est justifié à plusieurs égards.
Tout d’abord, la transaction ne se serait pas réalisée si l’État n’avait pas indiqué, dès le début des négociations, ne pas souhaiter exercer son droit d’option. De nombreuses personnes auditionnées ont confirmé que l’entrée au capital de l’État aurait poussé Siemens à retirer son offre et à se tourner vers l’entreprise canadienne Bombardier.
Ensuite, le rapporteur note qu’il ne revenait pas à l’État d’exercer son droit d’option dans un but purement financier. Comme l’a indiqué M. Martin Vial, directeur général de l’APE, « l’APE ne fait jamais de spéculation ». Cela aurait par ailleurs été extrêmement risqué. Comme l’a bien rappelé M. David Azéma, ancien directeur général de l’APE, « on peut toujours se dire qu’il y a une importante plus‑value à réaliser, à condition d’acheter maintenant et de revendre plus cher dans quelques mois, mais rien n’est jamais garanti en la matière. Je n’ose imaginer dans quelle position se trouverait le successeur de mon successeur [à l’APE] s’il se retrouvait avec une perte ou à l’impossibilité de sortir du capital après avoir investi 1 ou 1,5 milliard d’euros d’argent public ».
5. Certains points de vigilance demeurent
Le rapporteur souhaite attirer l’attention sur la nécessité d’être vigilant pendant toute la période précédant la finalisation de la transaction (le « closing »). L’opération doit encore être autorisée par l’Autorité des marchés financiers (AMF) et les services de la concurrence de la Commission européenne. Les organisations syndicales craignent que cette période n’engendre un ralentissement important des commandes passées à Alstom. Pour M. Laurent Desgeorge, délégué syndical central CFDT d’Alstom Transport, « quand on crée de grands groupes par voie de fusion, les clients deviennent tout de suite très frileux : ils attendent que l’opération soit réalisée avant de voir si les commandes peuvent être passées. Il faut donc faire très attention ». Cette crainte est d’autant plus forte que, lors du rachat du pôle Énergie d’Alstom, les équipes de GE s’attendaient à finaliser la transaction bien plus rapidement, en douze mois et non en dix-huit comme ce fut le cas. D’après Mme Corinne de Bilbao, présidente de General Electric France, « ce délai a eu une incidence notable sur notre relation clients, ces derniers ayant préféré retarder leurs commandes en attendant de connaître l’issue de la transaction, ou se tourner vers la concurrence ». Le rapporteur souligne l’importance, pour les dirigeants d’Alstom et de Siemens, de communiquer autant qu’ils le peuvent sur leur projet industriel.
Certaines inquiétudes relatives au retrait d’Alstom des trois joint‑ventures créées avec GE ont émergé. M. Henri Poupart-Lafarge, président-directeur-général d’Alstom, a confirmé devant la commission d’enquête son souhait de se retirer des trois coentreprises. Il a indiqué que « les choses sont plus nuancées pour la partie nucléaire, pour laquelle il n’y a pas d’options de vente ; des discussions seront nécessaires ». En réalité, Alstom dispose bien d’une option de vente des actions détenues dans le capital de GEAST. Cette option est exerçable le premier trimestre suivant l’expiration de la cinquième et de la sixième année suivant le closing (soit au premier trimestre 2021) ainsi que dans quelques autres cas particuliers qui ne paraissent toutefois pas probables. Alstom dispose d’une première option de vente des actions détenues au sein de Grid et Renewable exerçable en septembre 2018.
Le rapporteur souligne que, dès lors que Siemens et General Electric sont concurrents, il est difficile pour Alstom de rester au capital des coentreprises. Il rappelle que l’État conservera ses prérogatives et que les dispositions encadrant les activités de GEAST ne seront pas remises en cause, même après le retrait d’Alstom. Il faudra néanmoins que l’État soit extrêmement vigilant.
les options de vente et d’achat pour les trois co-entreprises
Source : notice pour l’Assemblée générale d’Alstom du 19 décembre 2014
II. AlcatEl
A. Le rachat par Nokia a marqué la fin d’une histoire tourmentée pour Alcatel
Alcatel est également une entreprise née du démantèlement de la Compagnie générale de l’électricité (CGE) fondée en 1898. En 1981, la CGE est nationalisée et ses filiales de télécommunications fusionnent avec celles du groupe public Thomson. Elles sont regroupées sous le nom d’Alcatel. En 1991, La CGE change de nom et devient Alcatel-Alsthom. En 1995, Serge Tchuruk, ancien dirigeant de Total, devient président d’Alcatel-Alsthom et fait le choix de recentrer le groupe sur les activités d’équipements de télécommunications. Renommé simplement Alcatel, le groupe se sépare donc, entre 1998 et 2001, de ses filiales industrielles, Alstom (énergie et transport), Cegelec (ingénierie électrique), Nexans (câbles de cuivre) et se désengage progressivement de Framatome.
Des erreurs stratégiques ont engendré des difficultés très importantes pour Alcatel. La stratégie d’entreprise sans usine ou « fabless » de Serge Tchuruk, consistant à fermer ou externaliser la quasi-totalité des usines ou des sites de production du groupe, n’a pas fonctionné. À la différence de son concurrent Ericsson, Alcatel a pris beaucoup de retard sur la téléphonie mobile en échouant à s’imposer dans la norme européenne GSM de seconde génération. Des difficultés sont également nées de l’évolution de la conjoncture économique et financière mondiale. L’éclatement de la bulle internet ([15]) au début des années 2000 a engendré des problèmes de soutenabilité d’endettement pour Alcatel, qui, en retour, ont accéléré la chute des cours boursiers. La libéralisation des opérateurs télécom a, elle, entraîné une pression à la baisse sur les prix de vente des équipements des réseaux.
La fusion, en 2006, avec l’entreprise américaine Lucent avait pour but d’aider Alcatel à faire face à toutes ces difficultés et devait permettre de constituer le leader mondial des équipements de réseaux télécom, devant Ericsson et Nokia. Si cela semblait possible à l’époque, puisque la somme des chiffres d’affaires d’Alcatel et de Lucent – 9 milliards d’euros chacun environ – était supérieure au chiffre d’affaires de leurs concurrents, la fusion a été un échec. Depuis, le groupe a accumulé les pertes et enchaîné les plans de restructuration. Il n’a jamais dégagé de bénéfices, hormis en 2015, ni distribué de dividendes. Pour l’Intersyndicale de Nokia, cela s’explique notamment par « un échec des ventes sur la 3G », par « les dettes de Lucent et les engagements envers les fonds de retraite de ses employés » qui pesaient sur les comptes d’Alcatel-Lucent et par le peu de bénéfices dégagé en Chine « malgré un transfert considérable des activités et une montée en charge importante du nombre d’employés ». Arrivé à la tête du groupe mi-2013, M. Michel Combes a dû engager une forte restructuration, sous l’appellation de plan de transformation Shift, marquée par un lourd plan social.
En raison de ces difficultés accumulées, la fusion avec l’entreprise finlandaise Nokia, annoncée le 15 avril 2015, ne fut pas une surprise. Le 21 octobre 2015, Nokia a annoncé avoir eu l’accord réglementaire du ministre de l’économie pour lancer une offre publique d’échange (OPE) entre Alcatel-Lucent et Nokia. Nokia a obtenu 95 % d’Alcatel-Lucent puis lancé une offre publique de retrait (OPR) ([16]) auprès de l’AMF. Alcatel est alors devenue une filiale de Nokia.
Cette fusion a permis de créer un leader européen des technologies innovantes dans les réseaux et les services connectés et de mieux résister à la concurrence suédoise (Ericsson), américaine (Cisco) et surtout chinoise (Huawei). Le principal acteur chinois, Huawei, est en effet connu pour ses pratiques commerciales très agressives, qui consistent à conquérir des parts de marchés en proposant des prix très bas pendant quelques années, avant de les relever progressivement, une fois les marchés captés. Huawei est fortement soupçonné de profiter de subventions importantes de la part de l’État chinois afin de soutenir cette politique tarifaire. Des fuites dans les médias en 2011 concernant un rapport confidentiel de la Commission européenne révèlent que Huawei bénéficierait d’un système massif de subventions indirectes, grâce aux lignes de crédit qui alimentent ses budgets de recherche et de prospection commerciale. Des lignes de crédit à très bon marché équivalentes à 30 Mds $ lui auraient été consenties par les banques d’État chinoises. Il est nécessaire de faire évoluer encore davantage le discours français sur la réciprocité en mettant en avant l’impératif de lutte contre le dumping commercial et la concurrence déloyale organisée par certains États à la fois sur le marché intérieur et sur les marchés tiers.
Cette fusion faisait sens, au plan industriel puisqu’elle a pérennisé l’activité d’Alcatel-Lucent et a permis au groupe de disposer, aujourd’hui, de portefeuilles de produits et d’implantations géographiques complémentaires. Alors que Nokia était très présent en Europe et en Asie, Alcatel Lucent l’était davantage aux États-Unis. Le groupe est désormais présent aux États-Unis, dans certains pays européens, mais aussi en Chine, en Corée et dans différents pays en développement d’Asie. Les activités du groupe sont variées et structurées en en six lignes de produits : produits mobiles, produits fixes, applications, produits technologiques rassemblant tous les brevets, les produits liés à l’IP – Internet Protocol – et à l’optique.
B. L’État a obtenu des garanties essentielles de la part de Nokia
Nokia a pris un certain nombre d’engagements dans le cadre de l’accord signé en 2015 avec le ministre de l’économie.
1. Un droit de regard de l’État en cas de vente d’ASN
L’activité d’Alcatel-Lucent considérée comme la plus stratégique était celle de sa filiale Alcatel Submarine Networks (ASN) spécialisée dans les câbles sous‑marins de télécommunications. ASN maîtrise toute la chaîne de valeur : la fabrication des câbles en fibre optique, par l’intermédiaire de sa filiale ALDA ([17]), leur pose et leur réparation. L’activité de fabrication est principalement assurée dans l’usine de Calais, où ASN emploie plus de 400 personnes, et dans une autre usine située à Greenwich, au Royaume-Uni.
La maîtrise des flux de données et le contrôle de leur intégrité sont essentiels au rayonnement économique et stratégique de la France. 99 % du trafic mondial de données, voix et vidéo passe aujourd’hui par les câbles optiques sous‑marins. Comme ont pu le constater les membres de la commission d’enquête à la suite d’un déplacement sur le site de Calais, le caractère stratégique de cette d’ASN, désormais filiale de Nokia, se renforce d’ailleurs puisqu’elle développe des solutions optiques de détection acoustique et vibratoire afin d’adresser les marchés militaires, de sécurité civile et de protection des infrastructures sous‑marines.
Dans le cadre des accords signés avec Nokia, l’État dispose d’un droit de regard en cas de vente d’ASN par Nokia.
2. Des engagements en termes d’emplois
5 200 salariés travaillent aujourd’hui pour le groupe Nokia en France et sont répartis principalement sur trois sites : le site de Nozay (Paris-Saclay), dans l’Essonne, qui comprend des personnels ASN, des Bell Labs et d’Alu‑International (soit un peu moins de 4 000 salariés) ; l’usine de fabrication de câbles sous-marins de Calais, qui emploie environ 400 personnes ; le site de Lannion enfin, dans les Côtes-d’Armor, où travaillent environ 700 personnes.
Nokia s’est engagé, en 2015, à maintenir le niveau d’emploi des filiales ALU-International (R&D, services généraux et fonctions support) et Bell Labs (recherche fondamentale) à 4 200 salariés pendant au moins deux ans après le rachat, soit jusqu’en janvier 2018. Le groupe s’est également engagé à embaucher 500 ingénieurs supplémentaires pour la recherche et développement d’ici la fin de l’année 2018.
De nombreuses craintes ont émergé quant à l’impossibilité pour Nokia de tenir ses engagements, d’autant plus qu’en septembre dernier, un nouveau plan social a été annoncé dans un contexte de difficultés économiques anticipées jusqu’en 2020 (la 5G ne portera ses fruits que dans 2 ou 3 ans). En 2016, les résultats consolidés du groupe Nokia ont enregistré une perte conséquente de 912 millions d’euros. 503 emplois seront supprimés dans le cadre de ce plan social – 82 sur le site de Lannion et 421 sur le site de Paris-Saclay. Le nombre de suppression de postes a en effet pu in fine être revu à la baisse. Cela revient en réalité à supprimer 460 postes occupés par des salariés puisque 43 sont d’ores et déjà vacants. Ce plan social ne remet cependant pas en cause les engagements en termes d’emplois, réaffirmés depuis par le groupe.
Certes, la tenue des engagements a pris beaucoup de retard, notamment en raison de difficultés à recruter des ingénieurs puisque, comme l’a indiqué M. Thierry Boisnon, président de Nokia France, « tous les profils que nous recherchons sont également convoités par les plus grandes sociétés à travers le monde : Google, Facebook et autres s’approvisionnent en nouvelles ressources, et particulièrement en France ». Cependant, les recrutements avancent désormais avec un rythme soutenu, grâce à une récente mobilisation salariale et à une médiation active du présent Gouvernement. Les organisations syndicales se sont d’ailleurs félicitées de la volonté désormais démontrée du groupe à tenir ses engagements en termes d’emplois : « la direction des ressources humaines a fait décoller le processus d’embauche : actuellement, entre quinze et vingt contrats de travail sont signés par semaine. Ce rythme est passé de cinq à dix puis à quinze embauches hebdomadaires, et nous espérons qu’il s’améliorera encore » a précisé M. Pascal Guihéneuf de la Confédération française démocratique du travail (CFDT). L’entreprise estime que son objectif de porter ses effectifs de R&D en France à 2 500 personnes sera atteint dès l’été 2018. Par ailleurs, l’engagement global de 4 200 employés devrait être atteint avant la fin du premier semestre 2018.
3. L’implantation en France du pilotage d’activités de recherche majeures
La capacité d’innovation du nouveau groupe est très importante car il associe l’entité des Bell Labs, centre de recherche et développement qui appartenait à Alcatel-Lucent, à l’entité Nokia Technologies. Au sein du groupe, plus de 40 000 personnes travaillent dans tous les domaines de recherche, fondamentale ou appliquée. Avec ces moyens, le groupe souhaite accélérer le développement des technologies futures telles que la 5G, et se positionner sur l’ensemble des composants des réseaux virtualisés : cloud, nouvelles technologies de big data et d’analytics.
Dans le cadre de l’accord signé avec le ministre de l’économie, le groupe s’est engagé à localiser le pilotage de la recherche de pointe et de l’innovation en France sur ces centres R&D de Nozay et de Lannion. Le groupe s’est notamment engagé à ce que la France accueille une direction significative des Bell Labs.
Le rapporteur note que fin 2017, Nokia avait déjà investi plus de 30 M€ sur les 100 M€ annoncés, dans plusieurs fonds ou start-up visant au développement, en France, de l’internet des objets, de la cybersécurité et de plateformes logicielles destinées aux prochaines générations de réseaux.
Le rapporteur note également que la gouvernance de plusieurs divisions importantes de Nokia est bien assurée en France. Le directeur général de la division « Nokia Mobile Networks », qui représente plus de la moitié de la R&D de Nokia, est un Français basé en France. Le directeur de toute l’activité 5G de Nokia est également basé en France. Néanmoins, la France n’accueille toujours pas de direction significative des Bell Labs. M. Thierry Boisnon, président de Nokia France, a indiqué à la commission d’enquête qu’une nouvelle direction des Bell Labs, celle de l’intelligence artificielle, serait installée en France et que son directeur, qui rendrait directement compte au président des Bell Labs monde, serait chargé de structurer et générer les développements et la recherche autour de l’intelligence artificielle à partir de la France. Le rapporteur souhaite que cet engagement soit tenu lorsqu’aura lieu le prochain comité de suivi, en juin 2018.
La direction du groupe s’était également engagée à mettre en place des feuilles de route, autrement dit des plans d’action détaillés, notamment sur la 5G, la cybersécurité ou encore les objets connectés. Un délai avait été donné pour leur présentation jusqu’à la fin du mois de février 2018 mais certaines de ces feuilles de route n’ont toujours pas été présentées en détail. Le rapporteur insiste sur l’importance pour le groupe de communiquer sur sa stratégie industrielle, qui affectera toute la filière française des télécommunications. Plus généralement, le rapporteur souligne, comme l’ont fait les organisations syndicales représentatives auditionnées par la commission d’enquête, l’importance d’élaborer une véritable stratégie industrielle au niveau français comme au niveau européen dans les domaines des télécoms, de la cybersécurité, des objets connectés et des réseaux de sécurité publique.
C. Des points de vigilance demeurent
1. Des inquiétudes relatives à la vente d’ASN
Nokia a annoncé la vente de cette filiale au printemps dernier. Un certain nombre d’interrogations et d’inquiétudes ont depuis émergé, que ce soit sur le calendrier de vente – entre une sortie directe et rapide du groupe Nokia et une sortie plus progressive –, ou sur les options de vente – vente globale ou vente à la découpe.
Les discussions avec le Gouvernement, qui possède un droit de regard sur la vente d’ASN, sont en cours et sont particulièrement intenses. Selon les éléments obtenus par le rapporteur, le rachat ne mettra pas en cause le vecteur de souveraineté qu’est ASN. La filiale ne sera pas vendue à la découpe. Un des atouts d’ASN est, en effet, de posséder une maîtrise commerciale et technique sur l’ensemble de la chaîne de valeur et de valoriser les complémentarités entre des corps de métier très différents. Le Gouvernement est également attentif à ce qu’ASN trouve, à travers son rachat, les financements nécessaires pour moderniser son outil de travail, pour réduire ses coûts, pour maintenir ses compétences au meilleur niveau et pour continuer la diversification de son offre. ASN ne sera pas vendu à un repreneur qui cherchait uniquement à faire des économies pour amortir le poids d’une acquisition jugée trop chère et trop risquée.
Le rapporteur attire l’attention sur la délicate question des brevets. La propriété intellectuelle utilisée par ASN appartient aujourd’hui presque exclusivement à Nokia, plus spécifiquement à sa filiale Nokia Tech. ASN doit pouvoir, après la vente, avoir tous les moyens pour opérer de manière pérenne, comme s’y est engagé M. Thierry Boisnon, président de Nokia France, devant la commission d’enquête. Cela pourra passer par une contractualisation portant sur l’usage des brevets, par des transferts de propriété intellectuelle à ASN ou par une gestion des brevets en copropriété.
2. Des inquiétudes relatives au modèle économique des opérateurs de télécommunications
Le rapporteur insiste sur l’importance de réfléchir en profondeur aux mesures permettant d’améliorer la rentabilité des opérateurs afin qu’ils investissent durablement dans l’Internet très haut débit et dans le déploiement de la 5G. Un manque d’investissement met en péril, non seulement la croissance en France d’une entreprise comme Nokia mais, plus généralement, la croissance de nos entreprises et surtout de nos start-up qui ont besoin de réseaux à très haut débit, fiables et sécurisés.
Au Mobile World Congress, Rajeel Suri directeur général de Nokia Networks, a insisté sur les faiblesses du marché européen des télécommunications. Alors que les premiers réseaux commerciaux 5G devraient être lancés dès la fin de l’année en Chine ou aux États-Unis, cela ne sera pas le cas tout de suite en Europe car « en Europe, le revenu moyen par utilisateur est bien plus bas qu’aux États‑Unis ou au Japon : un tiers du revenu moyen qu’en Amérique du Nord, moitié moins qu’au Japon, ce qui empêche les opérateurs d’investir autant qu’ils le voudraient » ([18]).
III. STX
A. Le difficile maintien d’un champion français de la construction navale dans un marché en plein bouleversement dans les années 2000
La construction navale est une activité économique essentielle aux yeux de tout pays disposant de frontières ouvertes sur la mer et souhaitant jouer le rôle d’une puissance maritime. Selon les données du service hydrographique et océanographique (SHOM) de la Marine nationale, les côtes françaises dans leur ensemble s’étendent sur 18 455 kilomètres et le territoire maritime de la France est estimé à plus de 10 millions de kilomètres carrés.
En ce sens, l’émotion suscitée dans l’opinion publique par les difficultés rencontrées par les chantiers navals de Saint-Nazaire depuis le début des années 2000 tient peut-être moins à leur poids – pourtant non négligeable, avec 1,3 milliard d’euros de chiffres d’affaires en 2016 – 224ème rang au niveau national selon la Compagnie française d’assurances pour le commerce (COFACE) – dans l’économie nationale que dans l’attention que leur ont portée les différents gouvernements au cours de leur longue histoire.
L’histoire mouvementée et prestigieuse des Chantiers de Saint-Nazaire
La mise en place d’installations de construction de navires à Saint-Nazaire au dix-neuvième siècle est liée, à cette époque, au développement de lignes maritimes transatlantiques. Sous le Second Empire, les frères Péreire se voient confier au travers de la Compagnie générale maritime la mise en place de deux liaisons postales transatlantiques, dont l’une entre Saint-Nazaire et l’isthme de Panama ([19]). La société est renommée Compagnie générale transatlantique par un décret impérial du 22 juillet 1861, nom qu’elle conserve jusqu’à son intégration dans la Compagnie générale maritime (CGM) en 1973.
Dès cette période, les frères Péreire mettent en place à Saint-Nazaire avec l’ingénieur écossais John Scott un chantier naval dédié à la construction des paquebots : les Chantiers de Penhoët. Leur fusion avec les Ateliers et Chantiers de la Loire en 1955 donne naissance aux « Chantiers de l’Atlantique ».
Ces chantiers sont à l’origine de nombreux paquebots prestigieux, depuis l’Impératrice Eugénie, mis en service en 1864 sous le Second Empire, jusqu’au France inauguré par le général de Gaulle en 1960. Des navires de guerre ont également été construits à Saint Nazaire (notamment le porte-avions Foch).
Des crises économiques ont émaillé ponctuellement le long parcours des chantiers de Saint-Nazaire : la société de John Scott, premier propriétaire, fait faillite dès l’année 1866. Au début des années 1920, une chute de la demande mondiale aboutit à une réduction de plus du tiers des effectifs ouvriers. En 1976, la baisse des commandes consécutive au choc pétrolier provoque l’intégration des Chantiers de l’Atlantique au groupe Alsthom.
Les évolutions successives du marché de la construction navale expliquent, pour une large part, les problèmes auxquels les Chantiers de Saint-Nazaire ont dû faire face au cours des deux dernières décennies.
Les années 1980 et 1990 ont, tout d’abord, vu la consécration d’une suprématie des pays asiatiques sur le marché des navires dits « standards ([20]) » au détriment de leurs concurrents européens. Le Japon, la Corée du Sud et la Chine représentaient, en 2000, plus des trois quarts du tonnage des commandes mondiales ([21]) (75,8 %), contre un peu plus de la moitié en 1990 (58 %). Ces pays se sont, en effet, positionnés avec succès sur la construction de navires commerciaux à fortes capacités. Les Européens ont vu, pour leur part, leur part de marché se dégrader, en particulier à la fin de la décennie (1995 : 30,5 % ; 2000 : 19,7 %).
Source : Barry Rogliano Salles – Transport maritime et construction navale (rapport 2001).
À partir des années 2000, le marché est devenu plus dynamique, mais aussi plus volatil.
Après une hausse vertigineuse des commandes, qui sont quasiment triplées entre 2002 (46,8 millions de TPL) et 2008 (139,1 millions de TPL), la demande s’effondre en 2009 (- 75,6 % à 33,9 millions de TPL) dans le sillage de la crise économique mondiale, avant de se redresser au début des années 2010 (2013 : 140,3 millions de TPL). La situation s’est détériorée à nouveau fortement en 2016 (cf. infra).
Source : Barry Rogliano Salles – Transport maritime et construction navale (rapports 2001 et 2017).
La concurrence internationale et la volatilité du marché expliquent assez largement les difficultés rencontrées par les Chantiers dans les années 2000. Le résultat opérationnel de la branche marine d’Alstom ([22]) , positif en 2002, devient fortement négatif en 2004 (- 103 millions d’euros sur un chiffre d’affaires de 630 millions d’euros) alors que, dans le même temps, le groupe Alstom s’efforce de surmonter la crise financière subie en 2003.
À cette période, les Chantiers ne pouvaient, par ailleurs, plus bénéficier d’aides directes au fonctionnement de la part des pouvoirs publics, celles-ci ayant été définitivement interdites à compter du 1er janvier 2001 par le règlement du Conseil de l’Union européenne (CE) n° 1540/98 du 29 juin 1998 (article 3) ([23]).
D’un point de vue strictement économique, il était donc difficile pour Alstom de maintenir à lui-seul un haut niveau d’investissement pour le site de Saint-Nazaire. La cession en 2006 de la branche marine au groupe norvégien Aker Yards (né en 2004 du rapprochement entre les chantiers navals Aker et Kvaerner, spécialiste de l’offshore pétrolier) se justifiait d’autant plus que celui-ci affichait une bonne santé financière avec un résultat positif de 94 millions d’euros en 2004 sur un chiffre d’affaires de 1,5 milliard d’euros.
Le choix d’un Norvégien pour cette cession s’inscrivait dans la logique de consolidation du marché européen par rapport à ses concurrents asiatiques. Cette stratégie a, toutefois, été remise en cause par le choix de la maison mère d’Aker Yards (Aker ASA ([24])) de se retirer du capital de l’entreprise entre l’été 2006 et le printemps 2007.
Avec un capital devenu flottant, le groupe Norvégien ne pouvait qu’attirer les convoitises de ses concurrents sud-coréens. En ce sens, le rachat massif par la société STX Offshore & Shipbuilding de 39,2 % du capital d’Aker Yards dans la nuit du 22 au 23 octobre 2007 ne pouvait être une « surprise » au regard de la force de frappe des conglomérats sud-coréens à cette époque.
Dès lors, sans la réaction du Gouvernement français à cette époque, qui s’est empressé de négocier avec le groupe STX, les Chantiers de Saint-Nazaire auraient pu perdre définitivement la maîtrise de leur destin.
Le « partenariat industriel » conclu le 12 juin 2008 entre le Gouvernement français et STX permet à celui-ci de confirmer sa prise de contrôle d’Aker Yards ([25]) tout en donnant à l’État une minorité de blocage ([26]) de 33,34 % au sein d’Aker Yards France par la reprise de la part qu’Alstom avait conservée au capital lors de la cession de 2006 (25 %) et un rachat supplémentaire de 8,34 % du capital. On peut noter, à cet égard, que les négociations avec STX ont été facilitées par les besoins de recapitalisation rencontrés par le groupe coréen à la suite du retournement des marchés mondiaux observé en 2009.
Il s’agissait là d’un résultat important pour la France, qui conservait ainsi un droit de regard sur toutes les décisions stratégiques de STX France. La nomination d’un Français expérimenté ([27]) à la tête de STX France en janvier 2012 reflète le maintien d’une influence non-négligeable de l’État sur la construction navale à Saint-Nazaire.
Ce nouvel équilibre, en ce qu’il reflétait les rapports de force sur le marché tout en pérennisant l’avenir immédiat du site de Saint-Nazaire, aurait pu perdurer sans l’irruption de nouvelles perturbations au cours des années suivantes.
B. Le choix de l’ancrage européen au cœur du rapprochement avec Fincantieri (2017)
Au contraire des années 1990 et 2000, qui ont vu s’affirmer les champions asiatiques, les années 2010 se caractérisent par un effondrement du marché des navires marchands standards.
Les commandes, qui avaient retrouvé en 2013 (140,3 millions de TPL) un niveau proche de celui de 2008 (139,1 millions de TPL), sont ramenées aux alentours des 110 millions de TPL en 2014 (116 millions de TPL) et 2015 (107,7 millions de TPL), avant de chuter en 2016 (34,1 millions de TPL, soit ‑ 68,3 % par rapport à 2015).
L’effondrement de la demande est d’autant plus sévère qu’il concerne toutes les catégories de gros navires commerciaux : – 73 % pour les commandes de pétroliers, – 36,7 % pour les vraquiers et – 87,7 % pour les porte-containers ([28]). La faillite, intervenue en 2017, du conglomérat Hanjin, l’un des plus importants armateurs sud-coréens, symbolise, à elle-seule, la crise du secteur maritime.
Les origines de ces difficultés, liées à la faible reprise du commerce international ([29]), sont multiples : recentrage de l’économie chinoise sur son marché intérieur, difficultés de l’industrie pétrolière offshore face à la baisse des cours, regain de protectionnisme dans différents pays, dégradation de l’environnement géostratégique, etc.
Ce contexte a eu pour conséquence de fragiliser les chantiers asiatiques. Selon les analyses du cabinet BRS précité, courtier spécialiste du secteur de la construction navale, la crise frappe des opérateurs en surcapacités et pourrait faire disparaître d’ici 2018 « 50 % de la capacité sud-coréenne, 20 % à 30 % de la capacité chinoise et 10 % à 20 % de la capacité japonaise ([30]) ». D’ores et déjà, le cabinet recense 630 chantiers actifs en 2016, contre près du double (1 150) en 2000.
La société STX Offshore & Shipbuilding, la plus fragile des grands chantiers coréens, n’échappe pas à ce retournement du marché. Elle affiche un haut niveau d’endettement (8,5 milliards d’euros) dès 2012, qui est révélé dans la presse l’année suivante. Le groupe est placé en redressement judiciaire en juin 2016.
Paradoxalement, cette crise constitue une opportunité pour les chantiers navals européens, qui restent fortement positionnés sur les marchés des navires spécialisés.
À cet égard, le marché des paquebots apparaît particulièrement dynamique depuis le début de la décennie, stimulé par la croissance du tourisme mondial (+ 7 % en 2017, après + 4 % en 2016 ([31])) et le succès des croisières auprès de la clientèle (en particulier asiatique) : 70 navires de croisière en construction étaient recensés au début de 2017, contre 55 l’année précédente.
Toutes ces commandes sont honorées par des constructeurs européens, en particulier l’Allemand Meyer Werft, l’Italien Fincantieri et, bien sûr, STX France. L’un de leurs concurrents asiatiques, le Japonais Mitsubishi avait tenté une incursion sur ce marché avant de renoncer en octobre 2016 à prendre de nouvelles commandes en raison de problèmes survenus dans la mise en œuvre de deux contrats avec la compagnie AIDA Cruise.
Les Chantiers de Saint-Nazaire disposent, sur ce point, de sérieux atouts, en particulier une grande cale avec un portique d’assemblage géant et un bassin utilisable pour des navires de très grandes capacités.
Ces installations, historiquement conçues pour la construction de pétroliers ou de gros navires de transport de marchandises, sont aujourd’hui dédiées, pour l’essentiel, aux navires spécialisés : paquebots, ferrys, navires océanographiques, etc. Les Chantiers de l’Atlantique avaient, dès le début des années 2000, entamé leur reconversion sur ce secteur ([32]), stratégie qui s’avère payante une décennie plus tard.
La volonté, affichée dès 2013 et réaffirmée en 2016, des créanciers de STX Offshore & Shipbuilding de céder STX France afin de résorber cette dette a, dès lors, constitué une occasion unique de procéder à une recomposition du marché autour d’un ou deux « champions » européens.
En termes de projet industriel, une alliance de STX France avec Fincantieri était loin d’être absurde : le groupe italien, certes très présent sur le marché des navires de croisière ([33]), ne disposait pas d’installations adaptées aux très grands paquebots comme celles de Saint-Nazaire. Par ailleurs, son concurrent allemand (Meyer Werft) avait acquis en 2014 le chantier de Turku en Finlande, qui était également une filiale de STX, dans une même logique d’extension de ses capacités vers des navires de très grande taille, les installations de Meyer Werft ne permettant pas la construction de tels navires.
Les opposants à cette alliance ont souligné les risques d’un transfert de technologie hors d’Europe, Fincantieri s’étant rapproché du Chinois China State Shipbuilding Corporation (CSSC) pour la construction de navires de croisière pour la compagnie Carnival, destinés au marché chinois. On peut y voir, au contraire, le signe que les Chinois commencent à se reconvertir sur ce marché porteur et qu’il est d’autant plus urgent pour les Européens de s’organiser.
Les discussions entre l’État, toujours actionnaire de 33,34 % du capital, et Fincantieri se sont accélérées lorsque ce dernier a été désigné par la justice coréenne comme repreneur privilégié de STX France, le groupe STX Offshore & Shipbuilding ayant été placé en redressement judiciaire en juin 2016.
Sans entrer dans le détail des négociations menées depuis cette date, on peut noter que la mise en œuvre par l’État, le 27 juillet 2017, de son droit de préemption et sa montée temporaire à 100 % du capital de l’entreprise ont permis à la France de faire valoir ses intérêts stratégiques, de faire évoluer les rapports de force avec l’en