N° 1122

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 28 juin 2018.

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION DENQUÊTE sur
la sûreté et la sécurité des installations nucléaires

 

 

 

Président

M. Paul CHRISTOPHE

 

Rapporteure

Mme Barbara POMPILI

 

Députés

 

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TOME II
Comptes rendus des auditions

 

 


La commission denquête sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires est composée de : M. Paul Christophe, président ; Mme Barbara Pompili, rapporteure ; MM. Julien Aubert, Anthony Cellier, Jimmy Pahun, Hervé Saulignac, vice-présidents ; M. Claude de Ganay, Mmes Mathilde Panot, Isabelle Rauch, M. Hubert Wulfranc, secrétaires ; Mme Bérangère Abba, M. Xavier Batut, M. Philippe Bolo, M. Christophe Bouillon, M. Fabrice Brun, Mme Émilie Cariou, MM. Pierre Cordier, Charles de Courson, Grégory Galbadon, Mmes Perrine Goulet, Sonia Krimi, Célia de Lavergne, Sandrine Le Feur, MM. Adrien Morenas, Patrice Perrot, Mme Claire Pitollat, M. Jean-Pierre Pont, Mme Natalia Pouzyreff, M. Raphaël Schellenberger, M. Jean-Marc Zulesi.

 

 

 

 

 

 


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SOMMAIRE

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Pages

Comptes rendus des auditions

1. Audition de M. Yves Marignac, directeur de Wise-Paris (15 février 2018)

2. Audition de M. Yannick Rousselet, responsable nucléaire de Greenpeace France (15 février 2018)

3. Audition de Mme Charlotte Mijeon et de M. Martial Château représentants lassociation Réseau Sortir du nucléaire (15 février 2018)

4. Audition de M. Jean-Claude Delalonde, président de lAssociation nationale des comités et commissions locales dinformation (ANCCLI) (15 février 2018)

5. Audition de M. Jean-Christophe Niel, directeur général de lInstitut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), accompagné de M. Laurent Moché, président du conseil dadministration, de M. Georges-Henri Mouton, directeur général adjoint, chargé des missions relevant de la défense, et de Mme Audrey Lebeau-Livé, responsable du bureau de louverture à la société, chargée des relations avec le Parlement (22 février 2018)

6. Audition de MM. Daniel Iracane et Ho Nieh, représentant lAgence pour lénergie nucléaire (AEN, organisme de lOCDE) (22 février 2018)

7. Audition M. Pierre-Franck Chevet, président de lautorité de sûreté nucléaire (ASN) (22 février 2018)

8. Audition de Mme Valérie Faudon, déléguée générale de la Société française dénergie nucléaire (SFEN) (8 mars 2018)

9. Audition de M. Pierre-Marie Abadie, directeur de lAgence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) (8 mars 2018)

10. Audition de MM. Pierre Mongin, directeur général adjoint du groupe Engie, Philippe Van Troeye, directeur général dEngie Benelux, directeur général dElectrabel et Thierry Saegeman, directeur des affaires nucléaires dEngie Benelux (8 mars 2018)

11. Audition de M. Philippe Knoche, directeur général dOrano (ex-Areva) (8 mars 2018)

12. Audition de MM. Thierry Gadault et Hugues Demeude, journalistes, auteurs du livre « Nucléaire danger immédiat » (15 mars 2018)

13. Audition de M. Dominique Minière, directeur du parc nucléaire et thermique dEDF (15 mars 2018)

14. Audition de M. Marc Mortureux, ex-directeur général de la prévention des risques au Ministère de la transition écologique et solidaire (15 mars 2018)

15. Audition de M. Daniel Verwaerde administrateur général par intérim du Commissariat à lénergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) (15 mars 2018)

16. Audition de M. Gérard Collomb, ministre dÉtat, ministre de lIntérieur (22 mars 2018)

17. Audition de M. Eric Guéret et Mme Laure Noualhat, journalistes, réalisateurs du documentaire « Sécurité nucléaire : le grand mensonge » (22 mars 2018)

18. Audition de M. Mycle Schneider, consultant international (22 mars 2018)

19. Audition de Mme Marie-Pierre Comets, présidente du Haut comité pour la transparence et linformation sur la sécurité nucléaire (HCTISN), accompagnée de M. Benoît Bettinelli, chef de la mission de la sûreté nucléaire et de la radioprotection (MSNR), secrétaire général du HCTISN (5 avril 2018)

20. Audition de M. Roland Desbordes, président de la Commission de recherche et dinformation indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD) (5 avril 2018)

21. Audition de Mme Claire Landais, secrétaire générale à la défense et à la sécurité nationale (SGDSN) et de M. Pascal Bolot directeur de la protection et de la sécurité de lÉtat (DPSE) (5 avril 2018)

22. Audition de Mme Régine Engström, secrétaire générale et haut fonctionnaire de défense et de sécurité auprès du ministre dÉtat, ministre de la transition écologique et solidaire, et de son adjoint, M. Mario Pain (12 avril 2018)

23. Audition de M. Nicolas Hulot, ministre dÉtat, ministre de la transition écologique et solidaire (12 avril 2018)

24. Audition de M. Jean-Marc Nollet, président du groupe écologiste à la Chambre des Représentants du Parlement fédéral belge (19 avril 2018)

25. Audition de M. Guillaume Poupard, directeur général de lAgence nationale de sécurité des systèmes informatiques (ANSSI) (19 avril 2018)

26. Audition de M. Patrick Gandil, directeur général de la Direction générale de laviation civile (DGAC) au ministère de la transition écologique et solidaire, et de M. Francis Formell, commandant de la Gendarmerie des transports aériens (19 avril 2018)

27. Audition du général de brigade aérienne Philippe Adam, commandant la brigade aérienne des opérations (17 mai 2018)

28. Audition de MM. Gilles Reynaud et Yvon Laurent représentant lassociation « Ma zone contrôlée » qui rassemble des salariés dentreprises sous-traitantes (17 mai 2018)

29. Audition de M. Dominique Boutin, membre du réseau Énergie de lassociation France Nature Environnement (31 mai 2018)

30. Audition de M. Leny Patinaux, auteur dune thèse sur Cigéo (31 mai 2018)

31. Audition de MM. Bernard Laponche et Jean-Claude Zerbib, consultants membres de lassociation Global Chance (31 mai 2018)

32. Audition de M. David Boilley, président de lAssociation pour le contrôle de la radioactivité dans lOuest (ACRO) (31 mai 2018)

33. Seconde audition de M. Pierre-Franck Chevet, président de lAutorité de sûreté nucléaire (ASN) (7 juin 2018)

34. Audition de M. Jacques Witkowski, directeur général de la sécurité civile et de la gestion des crises (7 juin 2018)

35. Audition de M. Jean-Bernard Lévy, président-directeur général dEDF (7 juin 2018)

36. Seconde audition de M. Philippe Knoche, directeur général dOrano (12 juin 2018)

37. Audition, en table ronde, de représentants des organisations syndicales des travailleurs du nucléaire (14 juin 2018)

38. Audition de MM. Nicolas Spire et Vincent Lemaître, du cabinet dexpertise Aptéis (14 juin 2018)

39. Seconde audition de M. Yannick Rousselet, représentant Greenpeace France et M. Yves Marignac, représentant Wise Paris (14 juin 2018)


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   Comptes rendus des auditions

 

Les auditions suivantes ayant été réalisées à huis-clos, leur compte rendu n’est pas public :

 

– M. Laurent Nuñez, directeur général de la sécurité intérieure (DGSI) et M. Frédéric Mialot, adjoint au sous-directeur de la protection économique ;

– Général de corps d’armée François Gieré, directeur des opérations et de l’emploi sécurité des centrales et des transports routiers, et du lieutenant-colonel Laurent Texier ;

– Général Pierre-Yves Cormier, commandant du commandement spécial pour la sécurité nucléaire (COSSEN) au ministère de l’intérieur ;

– Mme Catherine de Kersauson, présidente de la 2e chambre de la Cour des comptes, de M. Éric Allain, président de section à la 2e chambre et de Mme Isabelle Vincent, rapporteure à la 2e chambre de la Cour des comptes.

 

 

 

 


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1.   Audition de M. Yves Marignac, directeur de Wise-Paris (15 février 2018)

M. le président Paul Christophe. Mes chers collègues, je vous remercie de votre présence pour la première audition de cette commission d’enquête sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires, dont la création a été décidée le 31 janvier et dont le bureau a été constitué le 8 février.

Nous accueillons ce matin M. Yves Marignac, directeur de WISE-Paris depuis 2003. WISE-Paris est une agence d’information et d’étude sur l’énergie créée en 1983 et basée à Paris. Elle a fourni à l’UNESCO, au Parlement européen, au CNRS ou encore au ministère français chargé de l’environnement, des rapports d’information où elle porte un regard critique sur l’énergie nucléaire.

Membre en 2012-2013 du secrétariat général du débat national sur la transition énergétique, Yves Marignac a été lauréat en 2012 du Nuclear-Free Future Award et est membre depuis 2014 des groupes permanents d’experts de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN).

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je dois vous demander, monsieur Marignac, de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Yves Marignac prête serment.)

Je vous donne à présent la parole pour un exposé liminaire d’une dizaine de minutes, avant les questions de notre rapporteure et des membres de la commission d’enquête.

M. Yves Marignac, directeur de WISE-Paris. Merci, monsieur le président, de cette introduction qui rend bien compte de mon implication, depuis une vingtaine d’années, sur ces questions en tant qu’expert non institutionnel. Nous sommes malheureusement trop peu nombreux à exercer cette fonction. Je salue la création de cette commission d’enquête, qui pointe un problème important et urgent, et je me réjouis que vous débutiez votre cycle d’auditions par des experts non institutionnels et des ONG.

Je vais essayer de planter le décor en montrant en quoi le problème de la sûreté et de la sécurité nucléaire est systémique. J’ai pris connaissance des questions que la commission m’a adressées et qui sont assez diverses ; j’y apporterai des réponses dans une contribution écrite qui complétera mon intervention d’aujourd’hui. J’ai choisi à ce stade de m’en tenir à l’approche systémique de la situation et, pour commencer, à préciser la nature des enjeux, en isolant les cinq facteurs principaux qui constituent la problématique.

Le premier est le potentiel de danger. Les matières nucléaires, radioactives, sont intrinsèquement dangereuses, et les concentrer dans des installations, les transporter est porteur de danger. À ce titre, le nombre et la nature des installations, l’inventaire des matières qu’elles contiennent, l’organisation de la filière nucléaire, créent un volume d’activité qui est en soi un potentiel de danger.

Le deuxième facteur, c’est l’ensemble des aléas qui peuvent menacer ces matières et transformer les dangers en risques et en scénarios accidentels. On en retient généralement trois catégories : les facteurs internes de dysfonctionnement, à l’intérieur des installations, les facteurs liés aux agressions externes d’origine naturelle ou accidentelle, et les agressions liées à la malveillance, terrorisme ou sabotage.

Le troisième facteur, ce sont les mesures de protection, en termes de conception et de règles d’exploitation.

Le quatrième, ce sont les pratiques de l’exploitant, premier responsable de la sûreté.

Le cinquième et dernier niveau, c’est tout ce qui relève de l’évaluation et du contrôle. Les pouvoirs publics, au premier rang desquels l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), pour l’évaluation, et l’ASN, pour le contrôle, ont la responsabilité de surveiller la manière dont l’exploitant met en pratique les exigences réglementaires.

Je pense que nous sommes aujourd’hui dans une crise systémique de la sûreté et de la sécurité nucléaires dans notre pays, à cause de différents facteurs conjugués.

Le premier, ce sont les choix industriels passés et présents : le surdimensionnement global du parc nucléaire, la taille des réacteurs, qui a augmenté avec le temps et qui pourrait continuer à augmenter compte tenu de ce qui est prévu avec l’EPR nouveau modèle, le choix d’une gestion du combustible par retraitement-recyclage qui se traduit par la concentration, sans égale sur le continent européen, de matière nucléaire à La Hague et par du transport de plutonium, notamment entre La Hague et Marcoule, une organisation industrielle qui conduit à l’accumulation de stocks de déchets et de matières dites valorisables, notamment soixante-trois tonnes de plutonium non irradié, une conception initiale des piscines d’entreposage du combustible qui n’a pas prêté suffisamment attention au potentiel de danger et rend ces piscines plus vulnérables que les réacteurs.

Le deuxième grand facteur est l’évolution des menaces ou aléas. Il s’agit à la fois d’une réévaluation des aléas qui existaient auparavant, séismes, inondations…, et de l’évolution des menaces. Je pense au terrorisme de l’après 11 septembre et aux nouvelles technologies, drones et autres. Vis-à-vis de cela, nous avons un problème fondamental d’obsolescence de nos installations, de leur conception et de l’organisation industrielle. Tout a été pensé avant Fukushima et l’on réfléchit aujourd’hui à traiter par l’aval, en renforçant les dispositions de secours, des problèmes qu’on ne peut traiter par l’amont du fait qu’on ne peut rendre intrinsèquement plus robustes les installations en termes de dimensionnement. Nous avons des illustrations de cette vulnérabilité autour de ce qui s’est passé au Tricastin, avec le problème de la digue, à Fessenheim, avec le canal, au Bugey, avec le barrage de Vouglans. De même, nos installations n’ont pas été conçues pour faire face à la chute d’un avion commercial ou aux autres formes de menace accessibles à des groupes malintentionnés : drones, armes lourdes disponibles sur le marché noir…

Le troisième facteur est l’état réel des installations, avec deux sujets. Le premier, ce sont les effets du vieillissement, à la fois les problèmes liés aux équipements non remplaçables, en particulier les cuves et les enceintes des réacteurs, qui réduisent inévitablement leurs marges de sûreté, et les problèmes liés au vieillissement diffus de milliers de kilomètres de câbles et de tuyauteries, en partie seulement surveillés. Ce phénomène d’érosion touche aussi les usines, on l’a vu avec les problèmes des évaporateurs de La Hague assez récemment. Le deuxième sujet est la conformité, c’est-à-dire l’état réel par rapport à l’état théorique, sur papier, des installations. Nous avons eu une première alerte majeure avec le dispositif de casse-siphons, indispensables pour éviter la vidange des piscines, à Cattenom, mais c’est un problème récurrent, et nous en avons rencontré d’autres encore en 2017 avec des groupes diesel de secours, qui ont montré qu’une quarantaine de nos réacteurs risquaient de tomber en panne de toute alimentation électrique ou capacité de refroidissement en cas de séisme important. Il se peut également, comme au Creusot, qu’avec le phénomène de fraude, des composants soient en service dans des installations et présentent des défauts importants, sans que l’on soit en mesure de le savoir.

Le quatrième niveau, ce sont les capacités de l’industrie nucléaire. Vous savez comme moi qu’elle est en difficulté financière ou en tout cas peine à faire face au chantier ambitieux qu’elle entend mener. On en a eu l’illustration avec les nombreux problèmes sur l’EPR de Flamanville, ainsi qu’avec la chute du générateur de vapeur, pendant son remplacement, à Paluel-2. Il existe une réelle interrogation sur la capacité des exploitants, de leurs fournisseurs et sous-traitants à mettre en œuvre des chantiers ambitieux, et c’est une préoccupation, notamment en vue de l’opération dite de grand carénage.

Le cinquième et dernier niveau, aujourd’hui fondamental, et le plus nouveau, c’est le dysfonctionnement du système de gouvernance. Ce système repose sur trois principes : la responsabilité première de l’exploitant, qui suppose en réalité la qualité de ses actions en matière de sûreté et de sécurité, la confiance que doit pouvoir avoir le système dans la sincérité du travail des exploitants, et l’infaillibilité de l’évaluation et du contrôle. Avec la non-conformité, la non-qualité, voire les falsifications que j’ai évoquées, on voit bien que ces trois principes sont aujourd’hui remis en cause par les pratiques.

En outre, le système ne permet peut-être pas aujourd’hui à l’ASN de ramener l’exploitant dans le droit chemin. On l’a vu sur des sujets emblématiques comme la cuve de l’EPR, où, malgré de gros doutes, l’ASN n’a pu s’opposer à sa mise en place, ce qui a conduit à déroger au final aux exigences initiales. On le voit à nouveau dans le dossier du générateur de vapeur de Fessenheim 2, où, alors que l’ASN a pris une décision caractérisant une fraude, nous aurons à examiner la semaine prochaine en groupe permanent l’aptitude au service de ce générateur de vapeur, comme si la fraude ne pouvait être sanctionnée réglementairement.

Plus généralement, on constate une mise en œuvre retardée et insuffisante de centaines, voire de milliers d’engagements pris par les exploitants dans leur dialogue avec l’IRSN et l’ASN. C’est là une partie cachée de l’iceberg ; ce n’est pas public, pas tracé, et il n’y a même pas de suivi de l’application de ces engagements, ce qui crée la possibilité des stratégies dilatoires que l’on voit de plus en plus à l’œuvre par les exploitants.

En ce qui concerne la sécurité, deux problèmes majeurs doivent être soulignés. Le premier est l’utilisation extensive du secret pour ne pas assumer publiquement des failles. Une illustration, dont je pense que vous parlerez avec Yannick Rousselet de Greenpeace, en est le rapport auquel j’ai contribué, basé sur des informations publiques et que l’on doit pourtant considérer comme confidentiel. Le second sujet, c’est l’absence de responsabilité institutionnelle sur le durcissement des dispositifs de sûreté pour les rendre plus robustes à des actes de malveillance.

J’en ai fini avec le constat et terminerai par trois pistes. Il convient, tout d’abord, de réduire le potentiel de danger, ce qui veut dire déconcentrer les stocks, réduire les flux, peut-être interroger le principe même de la filière plutonium, travailler à des entreposages plus robustes, notamment l’entreposage à sec, plutôt qu’en piscine, des combustibles usés. Il convient ensuite de retrouver des marges de manœuvre : ramener le parc à des proportions industriellement gérables et peut-être aussi prioriser, en lien avec la loi de transition énergétique, la fermeture des réacteurs. Il faut, enfin, rétablir la confiance dans le système de gouvernance, autour des enjeux de responsabilité, d’évaluation, de décision, ce qui signifie mettre en œuvre réellement les principes d’accès à l’information et de participation, renforcer le pluralisme de l’expertise, notamment par des mécanismes de formation et de soutien à l’expertise non institutionnelle, et réduire la zone grise réglementaire dans laquelle évolue trop souvent, de manière non opposable, l’ASN.

M. le président Paul Christophe. Au sujet du rapport que vous avez évoqué, Greenpeace s’est elle-même imposé le secret.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Pouvez-vous expliquer, justement, parce que nos collègues ne sont pas tous spécialistes du sujet, pourquoi, alors que ce rapport, que les membres de la commission pourront consulter, est fondé uniquement sur des données publiques, nous est donné sous le sceau du secret ? Il me semble important que ce soit clair pour tout le monde.

M. Yves Marignac. Il est difficile d’en parler de manière détaillée dans une audition publique. Le groupe de sept experts, dont je faisais partie, auquel Greenpeace a commandé ce rapport a conduit une analyse de scénarios crédibles, réalistes d’actes de terrorisme qui pourraient créer, sur des piscines d’entreposage de combustible, des situations conduisant irréversiblement au dénoyage de la piscine et donc à l’emballement du combustible et, au bout du compte, à des relâchements très importants de radioactivité. C’est de nature à fournir des « recettes » relativement simples à des personnes mal intentionnées et c’est pourquoi non seulement Greenpeace, en accord avec les auteurs du rapport, mais aussi les autorités ont choisi de rendre ce rapport confidentiel.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous dites que l’ASN peut avoir du mal à effectuer ses contrôles. Quelque chose manque-t-il, en termes d’organisation ou de gouvernance ? Et comment pourrait-on faire en sorte que ces contrôles soient suivis d’effets ?

Question subsidiaire : pensez-vous qu’il serait intéressant que des compétences en matière de sécurité soient également attribuées à l’ASN ? Sûreté et sécurité commencent à se rapprocher. Pouvez-vous dire un mot de leur articulation ? Notre commission, par son intitulé, fait la différence entre les deux, mais est-ce encore justifié ?

M. Yves Marignac. Votre première question est très vaste car le sujet est diffus et passe par le dialogue entre l’exploitant et l’ASN, avec l’IRSN dans un rôle d’évaluateur. Ce fonctionnement reste en pratique celui qui a été mis en place dès le début du nucléaire, dans le contexte d’un intérêt commun des acteurs à travailler dans la même direction. On n’a pas pris la mesure, dans les années 2000, de la portée profonde des évolutions. L’entrée de l’actionnariat privé dans EDF a sorti cette société de son rôle de bras armé de la politique du nucléaire national, en y faisant entrer des intérêts privés de court terme qui ne sont pas forcément compatibles avec la priorité donnée en permanence à la sûreté. En même temps, on a fait de l’ASN une autorité indépendante, disjointe des services du Gouvernement. L’intérêt industriel et l’intérêt de la sûreté étant liés dans le système, on mesure, dans le contexte de crise où se trouve l’industrie aujourd’hui, la différenciation.

En pratique, quand l’ASN émet des préconisations aux exploitants, quand un dossier est instruit et passe devant les groupes permanents, la discussion technique se solde par des engagements pris par l’exploitant. Seuls les points les plus durs ou ceux sur lesquels le désaccord est le plus grand font l’objet de prescriptions rendues publiques. Tous ces engagements ne sont pas tracés publiquement et ce que l’on observe, c’est que, de plus en plus, les engagements ne sont pas tenus dans les délais et pas avec la qualité attendue, parfois de bonne foi mais parfois aussi en jouant de ce système.

L’ASN est relativement démunie vis-à-vis de cela. Il faut sans doute lui donner plus de moyens, mais j’évoquais aussi dans ma conclusion le problème de la zone grise, c’est-à-dire d’une réglementation insuffisamment précise sur laquelle l’ASN s’appuie pour prendre des décisions. Je prends pour exemple le remplacement des évaporateurs de produits de fission à La Hague. Leur corrosion implique de les remplacer à court terme. Areva, aujourd’hui Orano, a proposé un programme d’investissement pour les remplacer. Chacun de ces évaporateurs, s’il n’était pas dans La Hague, serait une installation nucléaire de base (INB) à lui tout seul, et il y en a six. L’ASN a jugé que ce n’était pas une modification suffisamment importante pour nécessiter une enquête publique. Je conteste sur le fond cette décision mais il n’y a pas vraiment de texte qui dise ce qu’est une modification suffisamment importante pour pouvoir débattre. L’ASN prend des décisions dans cette zone grise ; cela arrange en partie le système mais je pense que cela affaiblit énormément l’ASN et, à travers elle, l’ensemble du système.

Au-delà des dispositions de sécurité visant à détecter et intercepter des actes de malveillance, donc de la sécurité classique, rendre les systèmes passifs de sûreté, le génie civil, les systèmes de secours, plus robustes à des actes de malveillance n’est pas vraiment pris en charge institutionnellement, ni par l’ASN, qui n’en a pas la compétence, ni par les autorités compétentes. Je ne sais pas si l’ASN devrait avoir seule la compétence mais en tout cas la question ne peut être traitée sans qu’elle ait un mot à dire sur la question.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous avez évoqué une crise systémique liée à des décisions initiales qui se sont traduites par des cas de saturation de la concentration des combustibles usés et par l’absence d’anticipation de la question des piscines. Il faudra faire face à cette situation. À défaut de mesures de prévention, il faudra prendre des mesures de réaction ; vous envisagez notamment la décentralisation des stocks et la possibilité de stockage à sec. Qu’entendez-vous par là ?

M. Yves Marignac. La réduction du potentiel de danger soulève d’innombrables questions. L’une des plus cruciales tient en effet aux conditions dans lesquelles les entreposages de matière sont rendus robustes pour une durée suffisamment longue. S’agissant tout d’abord des déchets déjà destinés au projet Cigéo, qui ne verra pas le jour aussi vite qu’on le croit, il faut cesser de penser que leurs entreposages sont assez robustes alors que certains d’entre eux arrivent au terme de la durée d’exploitation initialement prévue, d’où des problèmes de vétusté et de sécurité. Se pose ensuite le problème des combustibles usés, qui s’accumulent : plus de 10 000 tonnes sont entreposées à La Hague, d’autres dans les centrales d’EDF. Tous ne sont pas retraités et, quoi qu’il arrive, une partie de ces combustibles ne le sera sans doute pas – je pense au MOX, en particulier. Il faut donc sécuriser ces entreposages pour des dizaines d’années, voire davantage ; selon l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (l’ANDRA), il faudra en effet quelque 150 ans avant de pouvoir entreposer le MOX usé dans un stockage géologique.

La solution actuelle est celle des piscines. Cette semaine se tient un débat sur un projet d’entreposage centralisé en piscine par EDF. Or, l’entreposage en piscine est intrinsèquement plus dangereux que l’entreposage à sec, lequel consiste à placer le combustible dans des châteaux par assemblages séparés. Chaque assemblée est donc mieux confinée et protégée et le risque en cascade – se répandant d’un assemblage à l’autre – n’existe pas comme dans une piscine en cas de dénoyage, même si le risque de dénoyage peut être fortement atténué. Quoi qu’il en soit, l’entreposage à sec me semble moins dangereux et peut être décentralisé. La construction d’une piscine d’entreposage centralisé, en revanche, est opposée à la recommandation que je formulais concernant le potentiel de danger. Avant qu’EDF fasse ces choix industriels, il est donc nécessaire d’avoir un véritable débat sur la stratégie de gestion et de maîtrise des risques.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Le changement du mode d’entreposage des déchets suppose certainement des investissements dont l’enjeu financier diffère selon l’option choisie, n’est-ce pas ?

M. Yves Marignac. La construction d’une piscine d’entreposage centralisé représentera un investissement conséquent. Le passage à un mode de stockage à sec, qu’il soit centralisé ou décentralisé sur les sites d’EDF, supposera également un investissement – même si je ne peux pas vous donner de chiffrage comparé. En tout état de cause, il faudra de l’argent pour rendre plus robustes l’ensemble des entreposages. La sûreté a un prix, surtout envisagée à long terme. À mon sens, des considérations financières ne devraient pas nous conduire à prendre des risques inconsidérés dans les entreposages à long terme.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. L’IRSN s’est interrogé sur la sûreté de l’entreposage des déchets à très longue vie à Bure. Qu’en pensez-vous ?

M. Yves Marignac. Je suis étroitement le projet Cigéo depuis de nombreuses années. J’ai notamment participé aux réunions du groupe permanent Usines et déchets, qui a examiné le dossier d’options de sûreté de Cigéo, où les questions soulevées par l’IRSN ont été abordées. La plus importante d’entre elles a trait aux difficultés d’assurer la sûreté du stockage des déchets bitumés en l’état actuel de la conception de Cigéo. C’est l’illustration des problèmes de fuite en avant et d’absence de contrôles : de nombreux acteurs, en effet, savent depuis longtemps que les déchets bitumés posent problème, mais le processus s’est poursuivi jusqu’à l’étape du dossier d’options de sûreté avant que la question ne soit posée – et la responsabilité renvoyée aux deux acteurs concernés : l’ANDRA, chargé de la conception du stockage, et le CEA, qui détient l’essentiel de ces déchets bitumés à Marcoule.

La question qui se pose désormais est la suivante : faut-il faire évoluer la conception de Cigéo moyennant des coûts supplémentaires pour la rendre plus robuste et plus sûre concernant ces déchets, ou vaut-il mieux poursuivre une stratégie d’inertage de ces déchets en les conditionnant différemment ? C’est au Gouvernement d’arbitrer. Il est regrettable d’avoir attendu d’être où nous en sommes aujourd’hui pour que la question de cet arbitrage soit posée.

Mme Bérangère Abba. Avez-vous envisagé la question de la concentration des déchets, à Bure en l’occurrence, sous l’angle des risques liés à leur transport ?

M. Yves Marignac. Il peut être répondu à cette question à deux niveaux. Le premier a trait au besoin générique de transport. Certains choix industriels engendrent davantage de besoins de transport que d’autres et, à l’évidence, le choix de la filière plutonium implique la remobilisation et le déplacement multiple des mêmes matières, d’où un surcroît de transport par rapport au stockage direct.

De façon générale, ensuite, vaut-il mieux concentrer ou déconcentrer les transports, entreposages et stockages ? Cette question n’appelle aucune réponse absolue. C’est au cas par cas qu’il faut envisager les avantages et les inconvénients de chaque solution. La solution de la concentration a l’avantage de permettre plus aisément la maîtrise industrielle et la bonne gouvernance des entreposages et des stockages. L’hypothèse de l’entreposage à sec sur les sites des centrales, donc déconcentré, que j’évoquais, pourrait poser problème si les centrales étaient fermées. À l’inverse, plus le stockage est concentré et plus le potentiel de danger est élevé, et plus les conséquences d’un incident peuvent être catastrophiques. En règle générale, aucun acteur ne peut apporter seul une réponse à cette question stratégique en termes de risque et de répartition du risque sur le territoire au fil du temps, selon les options choisies ; quoi qu’il en soit, il faut pouvoir en débattre, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

Mme Isabelle Rauch. Selon vous, l’entreposage à sec est plus sûr et moins dangereux que l’entreposage en piscine. Sur quoi vous appuyez-vous pour l’affirmer ?

M. Yves Marignac. Le regroupement de combustibles usés dans une piscine présente un risque, multiplié par la possibilité d’actes de malveillance, que la piscine perde son eau. Dans ce cas, le risque existe que le combustible, sous sa propre chaleur ou via un apport de chaleur supplémentaire dû à un accident ou à une agression, ne soit plus refroidi et s’échauffe, voire brûle au niveau des gaines, et relâche du même coup sa radioactivité. Le problème est d’autant plus grave que les piscines actuelles n’ont pas d’enceinte de confinement susceptible de maîtriser la radioactivité relâchée. Il existe donc un risque intrinsèque important.

Selon la formule de l’entreposage à sec dans des châteaux de combustibles, chaque assemblage est entreposé dans un château qui assure à la fois une forme de confinement et une protection contre les agressions, quelles qu’elles soient – d’où une meilleure sûreté pour chaque assemblage. C’est aussi plus sûr en général puisque même si les choses se passent mal dans un château ou dans les assemblages qu’il contient, il ne se produira pas d’effet en cascade sur tous les assemblages qui seraient regroupés dans une piscine, par exemple.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Pensez-vous par exemple aux assemblages de déchets ultimes à La Hague ?

M. Yves Marignac. À La Hague, environ dix mille tonnes de combustibles usés sont officiellement stockées en attente de retraitement, dont une partie, le MOX, ne fait pas l’objet d’un programme de retraitement.

Mme la rapporteure. Qu’en est-il du combustible destiné à terme à être transporté à Bure ?

M. Yves Marignac. Aujourd’hui, tout le combustible usé est entreposé soit dans les piscines de désactivation de chacun des 58 réacteurs, soit dans les piscines de La Hague – à une exception près, celle du combustible de Superphénix, qui est entreposé dans la piscine de Creys-Malville. Aucun combustible n’est donc entreposé à sec en France. En revanche, il existe des formes d’entreposage à sec des déchets vitrifiés, comme à La Hague. Ce n’est pas le même concept que celui qui pourrait être utilisé pour les combustibles, mais c’est tout de même un concept d’entreposage intrinsèquement plus robuste que l’entreposage en piscine.

Mme Perrine Goulet. Quel est précisément le rôle de l’ASN ? Si je vous comprends bien, elle ne serait pas toujours objective et n’aurait pas forcément les moyens d’imposer des contraintes à EDF – ce qui m’étonne, puisque chaque redémarrage est soumis à l’autorisation de l’ASN. En outre, l’ASN a imposé la fermeture de Tricastin en raison de la digue.

Quant aux piscines, vous dites qu’elles ne sont pas robustes et qu’il pourrait se produire un dénoyage des éléments du combustible. À quel point ne sont-elles pas robustes, sachant que même à Fukushima, les éléments n’ont pas été dénoyés ? Qu’est-ce qui vous fait donc prédire un tel dénoyage ?

S’agissant du Creusot, enfin, vous laissez sous-entendre que certaines des pièces de nos centrales nucléaires n’auraient pas été revérifiées. Il me semblait pourtant que l’ASN avait dressé une liste de composants à vérifier, en évoquant même l’arrêt de certains réacteurs comme Fessenheim. Qu’est-ce qui vous fait donc dire qu’il se trouverait encore sur place des éléments qui n’auraient pas été contrôlés ?

M. Yves Marignac. Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit, en l’occurrence que l’ASN n’est pas objective. Je ne sais d’ailleurs guère ce que signifie la notion d’objectivité dans ce domaine, puisque les experts de l’ASN, comme d’autres, donnent des avis et l’ASN prend des positions. De façon générale, je préfère la notion de réfutabilité à celle d’objectivité. La zone grise, par exemple, présente un défaut de réfutabilité par rapport à un référentiel. Sur certains sujets, l’ASN produit un avis en toute honnêteté, certes, mais en s’appuyant sur un référentiel qui n’est pas assez établi pour que l’avis en question soit opposable. Or, il est indispensable que les décisions d’une autorité indépendante soient réellement opposables.

D’autre part, l’ASN n’est pas infaillible – personne ne l’est. De ce fait, l’existence d’une force de rappel dans les cas où l’ASN faillit est importante. Encore une fois, l’environnement réglementaire dans lequel l’Autorité évolue, les pratiques auxquelles elle est confrontée et la modestie de ses moyens, qui l’oblige à ne travailler que par échantillonnage et par sondage sans pouvoir tout contrôler tout le temps, constituent une source de vulnérabilité du système – même si certaines décisions sont soumises au redémarrage. J’ai évoqué le casse-siphon de la centrale de Cattenom : EDF a fait état du problème en janvier 2012, juste après – et non pendant – les évaluations complémentaires de sûreté. Autrement dit, le problème existait depuis l’origine : le casse-siphon aurait dû être installé mais personne n’a détecté qu’il ne l’était pas, y compris au cours des inspections, et même les évaluations complémentaires de sûreté, qui auraient dû permettre d’examiner précisément ce point, n’ont pas permis de l’observer. Ce n’est donc pas parce que l’ASN a des moyens et peut par exemple intervenir au Tricastin qu’elle dispose de tous les moyens. Tricastin est d’ailleurs une bonne illustration de cette dérive, puisque la question de la tenue insuffisante des digues aux séismes était connue depuis 2007 et qu’EDF a déployé des stratégies dilatoires jusqu’à ce que l’ASN, sur la base d’études enfin concluantes, prenne une décision ferme en 2017.

S’agissant de la robustesse insuffisante des piscines, là encore, je n’ai pas prédit un dénoyage ; je prétends simplement que le risque de dénoyage existe et que lors de leur conception, l’attention ayant principalement porté sur le risque d’emballement et de réaction en chaîne dans le réacteur et non sur le risque lié à la chaleur résiduelle dans les piscines, celles-ci n’ont pas été conçues avec la même robustesse que les réacteurs en termes de génie civil, de systèmes de secours et de redondance des tuyauteries. Elles s’en trouveraient intrinsèquement moins robustes dans un scénario grave, qu’il s’agisse d’un accident ou, a fortiori, d’un acte de malveillance qui chercherait à profiter de ces vulnérabilités, qui pourrait aujourd’hui conduire à un dénoyage de l’une de nos piscines.

S’agissant du Creusot, enfin, je n’ai pas sous-entendu que des pièces pouvaient ne pas avoir été vérifiées ; je l’ai affirmé. Une première vérification a porté sur les dossiers dits barrés, c’est-à-dire des dossiers dont la version remise différait de celle qui a été retrouvée dans les archives. D’autre part, une investigation est en cours sur l’ensemble des dossiers ; elle fait ressortir des centaines d’irrégularités – en moyenne plus d’une par dossier de fabrication. Voilà pour ce que l’on trouve ; quid de ce qui a pu être caché et d’autres dossiers barrés qui auraient pu disparaître définitivement ? Viendra un moment où l’on ne s’assurera que les pièces en service sont conformes aux dossiers dont on dispose qu’en allant faire des vérifications sur place.

M. Hervé Saulignac. Vous avez distingué entre l’état réel et l’état théorique des équipements et de leurs différentes composantes. Existe-t-il une traçabilité de ces deux états ?

D’autre part, vous n’avez pas évoqué la question de la ressource en eau, pourtant centrale dans le fonctionnement d’un réacteur nucléaire. Pouvez-vous nous dire un mot de sa durabilité ?

M. Yves Marignac. Dans le contexte du dérèglement climatique, la disponibilité d’une eau assez froide pose en effet problème dans un certain nombre de réacteurs qui s’approvisionnent dans des fleuves, voire des rivières.

Il n’existe pas de traçage complet de l’état réel et de l’état théorique des équipements – et c’est bien là le problème. Nous vérifions l’état de conformité des installations par sondage et, généralement, chaque sondage révèle des non-conformités – que nous réparons. On peut cependant supposer qu’il existe de très nombreuses non-conformités qui ne sont pas décelées. S’agissant du vieillissement et de la vétusté, l’érosion des marges par rapport à certaines exigences n’est pas non plus ni quantifiée ni tracée.

M. Claude de Ganay. Vous semblez dire que la conception des piscines pose un problème de sûreté davantage que de sécurité ; est-ce bien le cas ?

Quant au rapport auquel vous avez contribué, l’avez-vous remis aux autorités et à EDF ? L’exploitant en a-t-il connaissance ?

M. Jimmy Pahun. Quelle est la part des stocks de combustibles gérés en piscine et à sec ? J’ai cru comprendre que l’intégralité était entreposée en piscine.

Mme Sonia Krimi. Ma question porte sur la corrosion des évaporateurs de produits de fission à La Hague. L’ASN a imposé dès 2012 les premières mesures d’examen de l’épaisseur des évaporateurs qu’a appliquées Areva devenue Orano. La conception des évaporateurs était destinée à leur assurer une durée de vie de trente ans. L’ASN en prévoit la révision générale en 2018 et envisage peut-être de remettre en cause l’un des évaporateurs les plus dégradés. Qu’est-ce qui vous fait donc dire que vous ne disposez pas de tous les éléments nécessaires ?

M. Yves Marignac. Pour ce qui concerne les piscines, du point de vue de leur sûreté lors de la conception initiale, une moindre attention a été portée au potentiel de danger que représente la chaleur résiduelle du combustible qu’au risque existant dans le réacteur. Il en résulte une moindre robustesse, ce qui constitue à la fois une question de sûreté mais aussi de sécurité, puisque le propre des actes de malveillance consiste à cibler les points de vulnérabilité – ce que sont les piscines, au même titre que les transports.

À ma connaissance, le rapport de Greenpeace n’a été remis qu’aux autorités, et non aux exploitants, mais il faudra interroger l’organisation elle-même, qui a seule la responsabilité de la transmission de ce document.

Aujourd’hui, l’entreposage des combustibles se fait exclusivement en piscine en France, alors que la majorité des pays nucléaires dans le monde ont fait le choix de l’entreposage à sec.

À La Hague, un phénomène de corrosion touche tous les évaporateurs, en particulier l’un d’entre eux. C’est à l’horizon 2021 qu’il est possible que l’épaisseur de cet évaporateur, à l’endroit où il est fragilisé par la corrosion, devienne insuffisante par rapport aux exigences de tenue à la pression. L’ASN a prescrit un programme de surveillance à Orano, qui le met en œuvre. Si cette corrosion – dont on connaît mal la cinétique – s’accélère, cependant, le risque existe que des évaporateurs doivent être arrêtés avant qu’il en soit construit de nouveaux, ce qui met en question la continuité de l’activité de La Hague. Il faut donc suivre cette question. En outre, la construction de nouveaux évaporateurs aurait à mon sens dû être soumise à une enquête publique.

M. Xavier Batut. Lorsque vous évoquez la conception des piscines, est-ce à la partie chargée de retenir l’eau que vous faites référence, ou bien à la partie à l’air ?

S’agissant de la chute du générateur de vapeur à Paluel-2, quel est selon vous l’impact de cet incident industriel sur la sécurité et la sûreté du site ?

M. Anthony Cellier. Ma première question est technique : une fois qu’une piscine est dénoyée, combien de temps faut-il selon vous pour que la situation devienne dangereuse, voire irréversible ?

Ma deuxième question, moins technique, fait davantage appel à votre ressenti. L’augmentation du nombre de déclarations d’incidents de sûreté est-elle selon vous due à une réalité technique ou à une hausse du nombre de vérifications et de déclarations, et donc de la transparence, par les différents intervenants ?

M. Hubert Wulfranc. Ma question est plutôt d’ordre politique. Dans l’équation de gouvernance que vous avez présentée, vous indiquez clairement que les intérêts du secteur privé – en l’occurrence l’entrée à l’actionnariat de l’exploitant – posent un problème dans la chaîne de sûreté. Pouvez-vous préciser ce point de vue ?

Mme Mathilde Panot. J’ai rencontré hier des sous-traitants du site Framatome à Romans-sur-Isère. Le nombre de travailleurs sans statut dans les installations nucléaires en général est croissant ; leurs conditions de travail mettent en cause la sûreté et la sécurité des installations. À Romans-sur-Isère, par exemple, une journée de la sûreté – safety day – est organisée chaque année mais les sous-traitants ne sont pas invités à y participer, ce qui est problématique pour la formation. Certains membres du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) qui exercent depuis une vingtaine d’années dans le secteur du nucléaire parlent même d’une banalisation des procédures. Qu’en pensez-vous ?

Mme Bérangère Abba. Quelle coordination de la régulation et des normes de sécurité existe-t-il au niveau international ?

M. Yves Marignac. S’agissant de la conception des piscines à combustibles, les éléments qui retiennent l’eau comme les toits sont vulnérables. Certains éléments de génie civil sont insuffisamment protecteurs face à d’éventuelles agressions sur les bâtiments et sur les piscines en tant que telles ; le toit pose également problème en raison de l’absence de bunkérisation des piscines, qui crée une lacune non seulement de protection face à un facteur externe mais aussi de confinement en cas de problème interne.

La chute du générateur de vapeur de Paluel-2 est un événement classé au niveau 0 sur l’échelle INES puisqu’il s’est produit lorsque le réacteur était déchargé et qu’il n’y avait donc pas de risque de relâchement de radioactivité. Cela illustre l’incapacité de cette échelle à traduire la gravité des événements. En effet, cet événement ne devait pas pouvoir se produire : dans les démonstrations de sûreté, il s’agissait d’un scénario relevant de l’exclusion, c’est-à-dire que la conception et la fabrication ont tenu compte du risque de sorte qu’aucune chute ne soit possible lors de la manutention de charges lourdes. Deuxième problème : cette chute a endommagé le génie civil dont la robustesse sera donc en question lors du redémarrage du réacteur. De mon point de vue, c’est donc un événement majeur qui en dit long non seulement sur le manque de maîtrise des industriels, mais aussi sur l’incertitude qui pèse sur le programme de grand carénage, puisque cette tranche était tête de série pour les opérations à trente ans sur les réacteurs de 1 300 mégawatts.

Ce problème est en lien avec la question des intérêts du privé et de sous-traitance, en lien avec le changement de statut d’EDF que j’évoquais. Les rapports de l’exploitant avec ses différents fournisseurs et sous-traitants ont évolué. Il me semble qu’ils se sont rapprochés des conditions classiques en vigueur dans le secteur privé, aux dépens de la sûreté – comme en attestent plusieurs cas concrets. C’est un problème réel qui participe de la crise systémique actuelle.

À votre question technique sur les piscines, monsieur Cellier, il ne peut pas être apporté de réponse simple justement parce qu’elle est technique : le « délai de grâce » avant d’arriver à un stade irréversible dépend fortement du temps passé depuis le déchargement des combustibles, puisque leur radioactivité et, donc, leur chaleur décroissent avec le temps, mais aussi de la nature des combustibles – le MOX étant beaucoup plus chaud, et donc beaucoup plus problématique. En clair, le délai dépend de la chaleur du combustible et de la taille de la brèche qui vide la piscine. Il existe certes un temps d’intervention, mais les conditions, très radioactives, sont extrêmement difficiles. Dans certains cas, il n’est pas possible d’intervenir et de rétablir la situation, notamment lors de certains actes de malveillance.

Quant à l’évolution des déclarations d’incidents, elle me semble liée tout à la fois à l’augmentation des contrôles, de la transparence et de l’information donnée, mais aussi à une dégradation qui donne lieu à une hausse du nombre de signalements.

J’en viens aux comparaisons internationales. En théorie, la France se trouve en tête de peloton sur la scène mondiale, et tire souvent vers le haut les exigences européennes et internationales. Nous venons cependant de passer une heure à constater que la pratique s’éloigne de plus en plus de la théorie.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous avons encore bien des questions à vous poser, par exemple sur les drones. Puisqu’il nous reste peu de temps, je me contenterai de vous interroger sur la cybersécurité : est-il possible d’analyser le risque auquel les installations sont soumises ? À La Hague comme à Flamanville, il m’a été assuré que les systèmes ne présentaient aucun problème parce qu’ils étaient complètement fermés, et que je n’avais pas à m’inquiéter – ce que je souhaite, même si je ne peux m’empêcher de constater que le Pentagone a été hacké. Avez-vous évalué ce risque ?

Ma dernière question, sans provocation, est une question à laquelle notre commission va devoir répondre. Selon vous, qui portez un regard global sur nos installations, quelles sont celles d’entre elles qui vous paraissent à l’évidence poser problème en termes de sûreté et de sécurité, et sur lesquelles la commission devrait se pencher plus particulièrement ?

M. Yves Marignac. Je ne suis pas spécialiste de la cybersécurité mais je crois que l’idée d’un système complètement fermé aux agressions est illusoire. On peut certes imaginer un système entièrement fermé en ce qui concerne les réseaux et le câblage, le risque d’une infection venue de l’intérieur existe toujours. Le contexte terroriste oblige à penser à un acte de sabotage – nous recevons régulièrement des signalements de personnes à qui l’on a retiré l’accréditation les autorisant à entrer en zone nucléaire en raison de leur radicalisation. Autrement dit, la possibilité qu’une personne introduise physiquement un élément malveillant dans le système est toujours possible. En outre, les possibilités d’attaques ne passant pas par les réseaux mais par les ondes sont de plus en plus nombreuses ; je ne crois donc pas à la possibilité de protéger totalement les systèmes.

Il est difficile de distinguer telle ou telle installation prioritaire. L’une d’entre elles est une évidence en raison de son activité de retraitement et de stockage de plutonium : La Hague. En ce qui concerne les réacteurs, de nombreux facteurs sont à prendre en compte, mais les réacteurs les plus anciens comme Fessenheim et ceux dont on connaît les difficultés, concernant les cuves comme Tricastin ou les capacités de résistance aux séismes comme à Cruas pourraient être inscrits en tête de liste. Cela étant, il est difficile de signaler tel ou tel réacteur parce que sa situation appelle davantage une fermeture que les autres.

M. le président Paul Christophe. Nous vous remercions pour ces nombreux éclairages, monsieur Marignac ; nous nous permettrons peut-être de vous réinviter pour compléter cette série de questions.

M. Yves Marignac. Je vous transmettrai une note écrite complétant ces éléments.

 


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2.   Audition de M. Yannick Rousselet, responsable nucléaire de Greenpeace France (15 février 2018)

M. le président Paul Christophe. Mes chers collègues, nous accueillons M. Yannick Rousselet qui est chargé des questions relevant du nucléaire au sein de Greenpeace France. Il est également membre du Haut comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire, ainsi que de plusieurs commissions locales d’information.

Greenpeace est une organisation ouvertement opposée à l’énergie nucléaire, à l’origine d’actions médiatiques récentes, puisque certains de ses militants se sont introduits dans deux centrales d’EDF à l’automne 2017. L’organisation est également à l’origine d’un rapport – dont seul un résumé a été publié – qui appelle l’attention sur la vulnérabilité des piscines de refroidissement. Monsieur Rousselet, je ne doute pas que vous serez interrogé sur ces sujets.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées de déposer sous serment. Elles doivent jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Yannick Rousselet prête serment.)

M. Yannick Rousselet, responsable nucléaire de Greenpeace France. Monsieur le président, vous l’avez précisé, je suis membre des commissions locales d’information de La Hague, de Flamanville, et du centre de stockage de la Manche, dans la circonscription de Mme Sonia Krimi. Nous vivons au contact des installations : ma famille maternelle est originaire d’un coin qui se trouve à trois kilomètres de l’usine de La Hague, et je baigne dans le nucléaire depuis tout petit. Je me sens donc particulièrement concerné par le sujet.

Nous avons remis aux autorités exécutives responsables de la sécurité nucléaire en France, comme le haut fonctionnaire de défense et de sécurité (HFDS), un rapport sur la sécurité nucléaire, rédigé par des experts. Nous avons en effet considéré que, dans notre République, ces autorités étaient garantes de la sécurité, et qu’il était raisonnable de ne remettre ce rapport qu’à elles seules, sachant qu’il contient certaines informations. Certes, toutes les données qu’il présente proviennent du domaine public – aucune information n’a été obtenue grâce à une fuite, et aucune n’a pour origine un document confidentiel. Elles sont issues de rapports publiés par l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), par l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), de documents rédigés par des experts internationaux, ainsi que d’observations effectuées sur la voie publique. L’IRSN a donc pu dire qu’il n’y avait pas grand-chose de nouveau dans notre rapport, mais ce qui est nouveau, c’est de réunir ces informations, de les présenter ensemble, de les faire analyser par des experts et d’en tirer globalement une histoire.

Monsieur le président, vous avez demandé à recevoir ce rapport. Après en avoir informé le HFDS, nous vous en avons remis personnellement une copie pour qu’il soit accessible aux membres de la commission d’enquête dans des conditions que vous vous êtes engagé à respecter afin que ce document ne tombe pas entre toutes les mains. Nous voulons évidemment éviter que certaines « recettes » traînent n’importe où, et je pense que nous avons fait preuve de responsabilité en ne rendant pas ce rapport public.

Nous vous remercions d’avoir créé cette commission d’enquête car, au-delà des questions de sûreté, il nous semble essentiel aujourd’hui d’aborder la question de la sécurité. En France, à l’opposé de ce que propose l’architecture institutionnelle d’autres pays nucléarisés, l’Autorité de sûreté (ASN) n’a pas compétence en matière de sécurité. Il s’agit clairement pour nous de l’un des enjeux de votre travail.

Je me trouvais la semaine dernière en Belgique. Nous avons beaucoup échangé avec l’Agence fédérale de contrôle nucléaire (AFCN), l’équivalent local de notre ASN. Cette autorité de sûreté s’occupe aussi la sécurité. Il ne s’agit pas pour eux de travailler sur les scénarios d’actes de malveillance, mais de s’intéresser à leurs conséquences potentielles. Bien évidemment, ces scénarios doivent rester dans le domaine régalien des ministères de la défense ou de l’intérieur. Personne ne conteste cette attribution. En revanche, lorsqu’elle travaille de son côté sur le « design » des installations, l’autorité de sûreté doit disposer d’une évaluation de ce qui pourrait se produire si de tels actes survenaient. On sait mesurer les effets des risques sismiques, des risques d’inondation ou d’incendie ; il faut pouvoir faire de même avec ceux liés aux risques en cas d’actes de malveillance.

Après la catastrophe de Fukushima, des évaluations complémentaires de sécurité (ECS) ont été menées dans tous les pays européens, et toutes les autorités de sûreté des pays européens ont reçu une évaluation globale effectuée au niveau international. En France, l’ASN n’a même pas été destinataire des informations relatives à la sécurité !

Dans le questionnaire que vous m’avez fait parvenir préalablement à cette audition, vous vous interrogez sur l’évolution de la situation globale en matière de sûreté des installations nucléaires en France, en vous demandant si le nombre d’incidents ou d’accidents enregistrés est révélateur ? Il faut rester prudent avec ce type de données. Nous constatons que leur nombre augmente, certes, mais c’est probablement parce que l’Autorité en décèle ou en annonce davantage. Autrement dit, une forte hausse du nombre d’incidents déclarés ne constitue pas un indicateur en soi.

Il reste en revanche toujours intéressant d’analyser les événements eux-mêmes. Par exemple, on a découvert récemment que des tuyaux d’alimentation en eau de refroidissement étaient rouillés. C’est assez symptomatique de la situation, car le parc arrive aujourd’hui en fin de cycle de fonctionnement. Il n’y a donc rien de surprenant à ce que des tuyaux rouillent au bout d’un certain temps : l’usure et la corrosion ne sont pas des phénomènes imprévisibles. Il n’y a finalement rien de plus normal, mais ce qui ne l’est pas, c’est que l’exploitant n’ait pas analysé suffisamment tôt la situation, et qu’il n’ait pas investi pour remplacer les éléments très naturellement frappés d’obsolescence.

Le problème du vieillissement est donc majeur. Il sera posé lors de la quatrième visite décennale (VD4) qui commencera par le site du Tricastin en 2019. L’enjeu est considérable car la plupart des défaillances identifiées lors des incidents ne sont pas finalement très surprenantes : elles sont très souvent causées par une usure normale que l’exploitant aurait dû anticiper.

Évidemment, derrière tout cela se pose une question financière. Tout le monde sait ce qui s’est passé avec Areva, et tout le monde sait que la situation financière d’Orano – ex-Areva – et d’EDF est difficile. Or ces entreprises doivent faire une quantité considérable de choix majeurs. Un véritable mur se dresse devant nous parce que, ces dernières années, il y a eu une vraie carence d’analyse prospective et d’anticipation : aujourd’hui, il faut, en même temps, entretenir l’existant, et investir. Quel que soit le contenu de la prochaine programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), bien que la situation économique de l’industrie nucléaire ne soit pas aujourd’hui très reluisante, il faudra sortir énormément d’argent. Je crois que votre commission d’enquête devra regarder de très près cette question du vieillissement, et ses conséquences en termes de coûts.

La sécurité semble constituer un enjeu aujourd’hui plus qu’hier. Il suffit d’allumer la télévision pour comprendre que tout le monde a désormais conscience des menaces qui pèsent sur nous en raison des évolutions géopolitiques et géostratégiques. Ce n’est pas vraiment nouveau, mais les craintes sont sans doute plus fortes. Les événements du 11 septembre 2001 ont eu des conséquences pour l’industrie nucléaire : on a par exemple décidé que l’EPR serait construit avec une coque dite « avion ». Elle protège non seulement le réacteur, mais aussi les piscines où sont entreposés les combustibles irradiés. C’est très bien, mais le reste de notre parc nucléaire a été construit avant 2001, à une époque où personne n’imaginait les actes de malveillance auxquels nous pensons aujourd’hui : la plupart des piscines ne bénéficient donc pas de ce type de coque.

En France, nous sommes confrontés à des problèmes structurels particuliers : la question sûreté versus sécurité se pose toujours, et le fonctionnement de nos institutions en matière de sécurité nécessiterait une analyse approfondie. Sur le papier tout paraît simple : vous avez, d’un côté, l’ASN, et, de l’autre, le HFDS, le commandement spécialisé pour la sécurité nucléaire (COSSEN)…

À ce sujet, je rappelle que les pelotons spécialisés de protection de la gendarmerie (PSPG) ont été créés à la suite de l’introduction de militants de Greenpeace sur des sites nucléaires, en 2007. Le général de gendarmerie qui dirige le COSSEN explique lui-même publiquement qu’il a obtenu des budgets et que ce commandement spécialisé a été créé grâce à certaines de nos actions. Nous ne pouvons que nous en réjouir. Au passage, j’invite le ministère de la transition écologique et solidaire à financer les treize postes du COSSEN qui restent à pourvoir sur les soixante-dix-sept prévus en 2016. Il serait bon que le COSSEN ait les moyens de ses ambitions.

Je reviens à mon problème de sécurité. Tout semble en effet parfaitement organisé, mais je vous invite à poser par exemple une question simple : « Qui peut faire une prescription sur l’épaisseur des murs des piscines de refroidissement ? » Nous l’avons posée lorsque, après l’affaire des drones, nous nous trouvions autour de la table avec l’IRSN, l’ASN, le HFDS… Personne ne savait répondre : tout le monde se regardait. Prévoir des gendarmes, des caméras ou des grillages supplémentaires : il y a bien des gens qui s’occupent de tout cela. Même si nous pouvons discuter du travail effectué par l’ASN, il n’y a pas de doute sur le fait que la question de la sûreté est traitée. En revanche, nous avons un vrai problème dès que nous abordons la question de la défense passive des installations, de leur structure. Le HFDS n’a pas les moyens d’investigation en termes d’études de génie civil et, les autres intervenants gèrent les clôtures, les habilitations… Finalement, personne ne travaille sur les installations elles-mêmes.

Il s’agit pourtant, selon nous, d’une priorité absolue. Bien plus que de savoir si l’on affecte quelques gendarmes de plus aux installations, il est essentiel de s’intéresser au « design » des structures et à leur protection, qu’il s’agisse des piscines ou de la source froide dans le périmètre des installations. Je rappelle que ces sources froides trouvent souvent leur origine dans un cours d’eau ou un canal voisin. Que se passerait-il si cette source venait brutalement à se tarir ? Imaginez, par exemple, que l’une des écluses du canal de Donzère rompe, et que le canal se vide. Les pompes de la centrale de Tricastin n’alimenteraient plus cette dernière et il y aurait rupture de la source froide. On ne s’intéresse pas assez aujourd’hui aux équipements annexes qui ne sont pas nécessairement au cœur de la centrale. Je pourrais vous citer un bon nombre d’exemples similaires.

En tout cas, vous devriez regarder de près cette question structurelle. Comment construire une entité qui aurait l’autorité et la compétence pour cumuler les fonctions afin d’intervenir dans tout le champ et de vérifier que l’interaction entre sécurité et sûreté fonctionne bien ?

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Monsieur Rousselet, pourriez-vous nous indiquer qui sont les auteurs du récent rapport de Greenpeace sur la sécurité des réacteurs nucléaires et des piscines d’entreposage du combustible ?

M. Yannick Rousselet. Je n’ai pas les détails en tête, mais nous avons fait appel à des experts. Nous avons d’ailleurs eu du mal à en réunir. Lorsqu’on s’en tient à la sûreté, tout va bien, mais lorsqu’on passe à la sécurité, c’est un peu plus compliqué. Certains des experts que nous connaissons ne voulaient pas se mouiller.

Ed Lyman est un universitaire et un expert reconnu aux États-Unis. Jean-Claude Zerbib vient du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). Il a beaucoup travaillé sur les piscines, et il a, en particulier, contribué à l’installation de celles du site d’Areva La Hague. David Boilley, de son côté, a étudié les conséquences d’un accident, et nous avons demandé à un expert britannique une analyse plus économique. Yves Marignac, que vous avez reçu avant moi, a coordonné l’ensemble de ces travaux – il n’a pas été un contributeur direct, mais il a veillé à la cohérence du rapport.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous présentez dans ce rapport, qui mérite d’être lu, un certain nombre de scénarios d’attaques potentielles. Vous insistez sur la nécessité d’améliorer la défense passive en renforçant les structures des installations, en particulier s’agissant des piscines qui constituent un point faible majeur. Orano et EDF nous ont expliqué qu’un certain nombre de problèmes de sécurité pourraient être résolus si l’on transformait juridiquement le périmètre des installations nucléaires en zones militaires. Ils citent notamment les problèmes d’intrusion. Comme vous êtes un peu spécialistes en la matière (sourires), nous vous demandons votre avis.

M. Yannick Rousselet. Sachant qu’une procédure judiciaire est en cours en matière d’intrusion, je n’entrerai pas dans les détails s’agissant de l’action de Greenpeace – j’ai moi-même été entendu hier matin.

Cela dit, soyons clairs : la transformation du périmètre en zone militaire n’est pas du tout une réponse au problème – pas plus que l’accroissement de la sévérité des sanctions que M. Claude de Ganay, présent parmi vous, a contribué à promouvoir. En renforçant ce type d’éléments répressifs, on peut probablement finir par empêcher des militants pacifiques d’entrer dans les centrales, mais cela ne résout en rien le problème d’une véritable agression qui aurait d’ailleurs sans doute aussi un vrai caractère militaire. Tout cela est d’autant moins adapté au problème que, comme vous l’avez vu dans le film diffusé sur Arte au mois de novembre dernier, et comme cela est indiqué dans notre rapport, il n’y a désormais même plus besoin d’entrer dans l’installation pour lui nuire gravement : beaucoup d’actions peuvent être menées de l’extérieur.

Autrement dit, le changement de statut juridique des zones des centrales peut être une partie de la réponse si l’on veut combattre les lanceurs d’alerte, mais il ne constitue pas une réponse effective pour protéger l’installation.

Puisque nous en parlons, je vous signale que lorsque EDF annonce 1 000 gendarmes mobilisés, cela semble énorme, mais qu’il faut entrer dans les détails. N’oublions pas que nous comptons en France vingt PSPG, et qu’il faut assurer la même sécurité de jour, de nuit, et le week-end – les personnels en question font donc les trois-huit. L’effectif annoncé doit en conséquence être divisé par vingt, puis au moins par trois, et il faut ensuite déduire les absences classiques pour congés, maladies… Finalement, vous constaterez qu’il ne reste que quatre ou cinq gendarmes réellement présents en permanence sur chaque site – et je ne parle même pas des moments où ils ne sont pas là du tout parce qu’on leur a demandé par exemple la veille, d’aider leurs collègues sur le passage du Tour de France, au Mont Ventoux. La réalité, c’est que les moyens des PSPG sont extrêmement faibles.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Quels sont les points faibles des différentes installations nucléaires en termes de sécurité ? Nous avons parlé des piscines, mais il en existe peut-être d’autres. Sur quels sujets devons-nous nous pencher plus particulièrement selon vous ?

M. Yannick Rousselet. Pour nous, les piscines sont une vraie priorité, parce que les termes sources, le niveau de radioactivité, peuvent y être supérieurs à la radioactivité que l’on trouve dans le réacteur lui-même.

Vous nous interrogiez, dans votre questionnaire, sur la différence des conséquences, selon que nous aurions affaire à une fusion d’un réacteur ou à une fuite dans une piscine. Le cœur est installé dans une enceinte de confinement fabriquée pour prévenir ce genre de catastrophe, avec des filtres qui peuvent filtrer certains radioéléments. Je ne dis pas que l’enceinte résisterait dans tous les cas, mais, a priori, une fusion d’un réacteur a plus de chances d’être confinée qu’une fuite dans la piscine, tout simplement parce que cette fuite n’a pas du tout été pensée préalablement. Or, au moment des arrêts de tranche, il peut y avoir jusqu’à près de trois fois le volume du cœur du réacteur dans la piscine : celui en cours d’utilisation, celui qui attend de partir à La Hague, et d’autres entreposages EDF. Le volume de termes sources y est donc très élevé et, en cas de dénoyage, le feu de combustibles, extrêmement puissant, aurait des conséquences environnementales et sanitaires très importantes.

Je reviens aux limites du cloisonnement entre sûreté et sécurité. Aujourd’hui, l’ASN regarde s’il existe un risque de rupture de tubulures en cas de problème sismique, et elle évalue le risque de siphonnage, mais elle ne peut pas aller au-delà de la surface de cette fuite « maîtrisée » à laquelle on sait apporter des réponses – des cuves permettent de remplir la piscine. En clair, on n’a pas prévu le cas où il y aurait un trou de deux mètres carrés au milieu de la piscine, alors que le rapport démontre que c’est parfaitement possible. Cela entraînerait un dénoyage très rapide de la piscine, et vous vous retrouveriez dans la pire des situations, avec, non seulement, un début de fusion des combustibles, mais aussi, fabrication d’hydrogène, parce que les combustibles seraient en partie noyés, en partie dénoyés.

Comme je le disais, il y a aussi un problème avec les stations de pompage. Aujourd’hui, tout le monde a oublié à quoi elles servent. Elles sont pourtant la source froide, l’origine de l’eau qui arrive dans la centrale. Malgré cela personne ne se préoccupe de leur sécurité. Elles sont même parfois accessibles très facilement depuis l’extérieur du site. Ce point mérite que vous y regardiez de près.

Il faut aussi s’intéresser aux installations électriques. En juillet 2006, lors de l’accident de la centrale de Forsmark, en Suède, qui avait pour origine un court-circuit, nous étions à six minutes de la fusion du cœur, selon les dires du directeur de la centrale lui-même. On sait qu’il faut évacuer l’énergie dans les centrales, et qu’en cas de rupture de l’alimentation électrique on se retrouve en difficulté. Bien sûr, des systèmes redondants sont prévus, en particulier avec le diesel et l’ultime secours, qui sont en cours de déploiement aujourd’hui, mais, si le système d’alimentation électrique est rompu, nous risquons de nous retrouver dans des situations qui ont, statistiquement, de fortes chances d’aboutir à des fusions de réacteur.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous n’avez pas abordé ce matin la question des transports sur laquelle Greenpeace insistait beaucoup dans le film diffusé à la fin de l’année dernière par Arte sur la sécurité nucléaire.

M. Yannick Rousselet. Nous parlons des transports depuis longtemps. À nouveau, des questions se posent en termes de sûreté, mais même si des lacunes existent, et nous pouvons en discuter, globalement cette problématique liée aux « risques naturels » est prise en compte. Le risque qu’un camion chute d’un pont a par exemple été envisagé – les conteneurs ont la résistance nécessaire… En revanche, il existe un vrai problème de sécurité. Il est d’autant plus fort que l’on a eu par exemple l’idée folle d’installer l’usine Melox, qui a besoin du plutonium venant de La Hague, à l’autre bout de la France : toutes les semaines, entre 300 et 450 kilos de plutonium sont transportés dans des camions, sous forme de poudre (PuO2), entre le département de la Manche et celui du Gard. Au début des années 2000, ils étaient accompagnés d’une escorte très réduite : des camionnettes de gendarmerie se passaient le relais sur le territoire. En 2003, nous avons bloqué un des camions ; depuis, il y a des escortes spécialisées. Nous avons gagné un cran de sécurité. Malheureusement, ces escortes ont tendance à suivre de véritables routines, et à s’endormir. En plus, comme nous sommes dans un système lié à l’industrie, il faut s’organiser pour que les chauffeurs soient rentrés chez eux le week-end : ils partent toujours le lundi et le mardi, et ils rentrent toujours le jeudi et le vendredi. Quant aux gendarmes de l’escorte, ils dorment systématiquement dans le même hôtel de Cherbourg : il suffit de savoir qu’ils sont présents le dimanche soir pour deviner que le camion partira le lundi matin. La routine fait partie des éléments qui rendent ce système extrêmement fragile. Je sais que, depuis la diffusion du film, cela préoccupe très fortement les responsables de la sécurité – ils ont visionné le document cinquante fois. Aujourd’hui, en France, nous n’avons pas vraiment de réponse pour résoudre ce problème.

En Allemagne, les camions de Siemens n’ont rien à voir avec les nôtres : ce sont de vrais camions blindés ; du départ à l’arrivée, les chauffeurs sont enfermés dans la cabine où ils disposent de toilettes ; les véhicules n’ont pas de portes à l’arrière, les conteneurs sont posés à l’intérieur et le couvercle est soudé… Aux États-Unis, le transport est totalement militarisé : un hélicoptère et des blindés accompagnent le camion.

En France, il faut aussi parler du transport des déchets de moyenne et faible activité. Tous les jours, cinq camions, environ, quittent l’usine de La Hague, chargés de déchets de faible activité, pour se rendre dans l’Aube, à Soulaines. Les chauffeurs sont seuls : ils prennent la nationale 13, la Francilienne, et ils s’arrêtent au restoroute en laissant leur véhicule sur le parking. Généralement, ils se retrouvent même entre eux, et on peut parfois voir, sur la même aire, garés côte à côte, deux ou trois camions remplis de déchets nucléaires. Si quelqu’un amène un camion avec un logo « radioactif » dans la capitale, et menace de le faire sauter, il y aura un problème ; le Parisien moyen ne cherchera pas à faire la différence selon le contenu du véhicule : plutonium, combustibles irradiés ou déchets nucléaires. Or, et nous avons eu la réponse du HFDS, personne ne s’occupe de cette question sur le plan de la sécurité. Clairement, la question de sécurité n’est pas aujourd’hui prise en compte s’agissant de ces transports. Il est vrai que le risque radiologique est faible, mais si l’on examine les effets potentiels, cela ne fait pas une grosse différence. Nous pensons qu’il faut aussi regarder ces transports d’extrêmement près – le rapport de l’ASN fournit un inventaire relativement bien fait en la matière.

Évidemment, les transports les plus problématiques restent ceux des matériaux fissiles de catégorie 1 – en particulier le plutonium et le MOX. Aujourd’hui, le système est faillible, et il faut donc l’examiner très sérieusement.

Mme Mathilde Panot. J’ai discuté hier avec l’un des responsables de la CGT à la centrale de Cruas qui était présent lorsque les militants de Greenpeace y sont entrés. Il me racontait qu’à ce moment-là, les 450 salariés avaient été confinés dans la centrale dont on avait fermé les accès, et que les pompiers et la police avaient mis trente minutes à intervenir en raison des bouchons sur les routes. Disposez-vous d’informations sur les plans d’évacuation des centrales elles-mêmes ? Je ne parle même pas des villes qui se trouvent aux alentours. Mon interlocuteur estimait qu’en fait aucune centrale ne pouvait être évacuée en cas d’accident.

M. Yannick Rousselet. Je pense que cette évacuation est prévue. Elle doit entrer dans le cadre des plans d’urgence interne (PUI) – pour l’extérieur, il y a des plans particuliers d’intervention (PPI) – qui doivent, selon les cas, opter entre le confinement ou l’évacuation des personnes qui se trouvent à l’intérieur des centrales. Il faut peut-être se pencher sur le problème s’agissant des arrêts de tranche ou de la sous-traitance. À mon avis, les personnels d’EDF doivent être assez bien couverts, mais il faudrait y regarder d’un peu plus près pour ce qui concerne les personnels supplémentaires – un arrêt de tranche peut mobiliser plusieurs milliers de travailleurs sur un site.

M. Hervé Saulignac. À la suite de l’intrusion de Greenpeace à Cruas, en novembre dernier, j’ai interrogé le ministre de l’intérieur qui m’a répondu que les forces de sécurité étaient nombreuses et mobilisées sur chaque site nucléaire. Manifestement, vous n’êtes pas totalement d’accord avec lui, et votre démonstration semble convaincante : mille gendarmes, cela semble beaucoup, mais si l’on tient compte du nombre de sites, des trois-huit, des malades et des congés, il ne reste plus grand monde.

On peut imaginer plusieurs types d’attaques terroristes : certes, il y a le cas d’une attaque d’un terroriste aguerri avec toute la difficulté qu’il y aurait à y faire face, mais il y a aussi la possibilité de tentatives par des personnes mal intentionnées que des forces de sécurité bien organisées pourraient repousser facilement. Selon vous, quels sont les moyens humains nécessaires pour assurer raisonnablement la sécurité des sites ? Je rappelle que vous êtes entrés en moins de dix minutes sur le site de Cruas, et que vous étiez vingt-deux : forcément cela nous interpelle !

Mme Perrine Goulet. À Cruas, jusqu’à quelle zone de la centrale avez-vous réussi à vous introduire ? Les centrales sont construites sur le modèle des poupées russes, avec différentes barrières érigées pour limiter les intrusions jusqu’à la « zone vitale ».

Vous avez affirmé que si l’on faisait un trou de deux mètres carrés au milieu de la piscine on tombait sur les éléments combustibles. C’est faux ! On ne tombe pas sur le milieu des éléments combustibles au milieu de la piscine : ils sont partout recouverts d’un même niveau d’eau.

Les diesels d’ultime secours dont vous avez parlé sont bien la troisième redondance. Il y a bien des diesels prévus en redondance avant ceux-là.

M. Yannick Rousselet. C’est ce que j’ai dit !

Mme Perrine Goulet. C’est important : il ne faut pas laisser penser que l’on n’avait rien prévu auparavant. Après Fukushima, on a prévu une troisième couche, un secours supplémentaire par rapport à celui qui existait déjà.

M. Yannick Rousselet. Je n’ai rien dit d’autre !

Mme Perrine Goulet. J’ajoute que, s’agissant de la présence humaine, vous n’avez mentionné ni les équipes internes de sécurité ni les équipes prestataires mobilisées pour la sécurité des sites. Le PSPG constitue bien une ligne de sécurité, mais il n’y a pas que six personnes qui assurent la sécurité d’une centrale nucléaire.

M. Claude de Ganay. Bonjour, monsieur Rousselet. Vous avez évoqué les PSPG en laissant entendre que Greenpeace était quasiment à l’origine de leur création…

M. Yannick Rousselet. Ce sont eux qui le disent !

M. Claude de Ganay. Si ce sont eux qui le disent, vous devez donc vous féliciter qu’ils soient sur place. Dans ce cas, qu’est-ce qui motive encore vos intrusions ? Faites-vous de même aux États-Unis ou dans d’autres pays ?

M. Yannick Rousselet. Monsieur de Ganay, pourquoi ne sommes-nous pas satisfaits par la présence des PSPG sur les sites ? Tout simplement parce qu’ils ne sont pas suffisamment efficaces. Vous traitez le problème sous un angle qui n’est pas du tout le bon : ce qui est en jeu, ce ne sont pas les intrusions de Greenpeace. On s’en fout des intrusions de Greenpeace parce qu’elles ne représentent pas une menace – elles sont peut-être une menace pour l’image de l’exploitant, mais, en tout cas, pas pour l’installation elle-même.

Vous vous demandez si en augmentant les effectifs du PSPG sur les sites vous pourrez empêcher Greenpeace d’agir. J’ai déjà répondu à cette question : oui, si les sanctions sont très fortes, nous avons nos limites – par exemple sur le plan financier. Mais la question n’est pas là ! La vraie question est de savoir si le PSPG sera capable d’arrêter de véritables terroristes. Aujourd’hui, ma réponse est que le dimensionnement du PSPG ne lui permet pas de répondre à tous les scénarios d’attaque. Vous prendrez connaissance de notre rapport à ce sujet. Le PSPG tel qu’il existe aujourd’hui permet de répondre à certaines catégories d’attaques, mais il faut fermer toutes les portes et pas seulement quelques-unes.

S’agissant des agressions externes, je donnerai l’exemple de la centrale de Borssele de l’électricien néerlandais EPZ, au Pays-Bas : ils ont construit tout autour de la centrale derrière les grillages un tumulus de cinq à six mètres de haut. C’est tout simple, et cela permet d’éviter un tir direct. Évidemment cela n’empêche pas toutes les agressions – ça n’arrête pas les avions ou les drones –, mais à chaque fois que l’on peut fermer des portes et installer une barrière passive supplémentaire, on résout des problèmes bien plus efficacement qu’en ajoutant deux gendarmes à l’effectif en place. Je maintiens que les PSPG ne sont pas suffisamment nombreux.

Ce dernier point me permet de répondre à ce qui a été dit sur le nombre de personnes présentes pour assurer la sécurité des sites. Je vous renvoie aux procès-verbaux de la gendarmerie sur ce qui s’est passé au mois d’octobre, lorsque nous sommes entrés sur le site de Cattenom : il y avait six personnes sur place, gardiens compris, pour sécuriser les lieux. En plus des deux gendarmes, on comptait quatre civils : ils étaient six en tout ! À Cruas, ils étaient un peu plus nombreux : il y avait quatre gendarmes.

M. Claude de Ganay. Vous les aviez prévenus : ils n’allaient pas faire intervenir le RAID !

M. Yannick Rousselet. C’est archifaux ! Il va falloir couper court à toutes ces fausses informations : reportez-vous aux procès-verbaux de gendarmerie ! Nous n’avons jamais prévenu qui que ce soit ! EDF a dit cela, et tout le monde s’est mis à croire une chose pareille ! Pourquoi ne pas prétendre aussi que nous les rencontrons la veille pour préparer l’activité ensemble ! C’est du délire complet. Nous n’avons jamais prévenu avant de faire une action. Si c’était le cas, qui aurait un intérêt quelconque à nous laisser faire ? J’ai l’impression que l’image d’EDF ne sort pas très grandie de nos actions, et celle du PSPG encore moins. Comment croire qu’ils sont prévenus avant que nous n’intervenions ? Vraiment, ce n’est pas sérieux.

Évidemment, lorsque l’action est enclenchée, lorsque les choses sont faites et que nous sommes sur place, nous entamons des discussions avec les autorités. À Cruas, nous n’avons même pas parlé du tout avec elles, parce que ça ne s’est pas bien passé puisqu’ils sont venus directement me chercher alors que je n’étais pas du tout concerné – j’étais à l’extérieur.

Nous sommes parvenus dans la zone dite « de sécurité renforcée ». Je vous renvoie au schéma publié par EDF : ils définissent trois zones, et nous étions dans la troisième. Les gens ont bien passé l’ensemble des barrières…

Mme Perrine Goulet. Vous n’étiez pas dans la zone vitale !

M. Yannick Rousselet. L’objectif de l’action était de démontrer que l’on pouvait toucher la piscine – vous avez vu des mains sur la piscine –, que quelqu’un pouvait aller au contact de la piscine. Jamais nous n’avons pensé à aller dans la salle des commandes ou dans le réacteur… De toute façon, il n’y a pas besoin d’aller à l’intérieur pour démontrer la vulnérabilité de la centrale. D’un point de vue administratif et juridique, puisque vous connaissez bien la question, nous étions dans la zone renforcée. On nous dit que nous n’étions pas dans la zone nucléaire. Évidemment, nous n’avons pas essayé d’entrer dans les bâtiments : ce n’était pas du tout notre objectif. Je dis simplement qu’il y a trois zones, et que nous étions bien arrivés jusqu’à la troisième dite « renforcée » qui est administrativement celle qui est censée être la plus sécurisée…

Mme Perrine Goulet. Vous étiez dans la deuxième !

M. Yannick Rousselet. Non, nous étions dans la troisième zone !

Mme Perrine Goulet. La troisième, c’est la ZV : vous ne pouvez pas être entrés dans la zone vitale !

M. Yannick Rousselet. Cela n’a rien à voir ! D’un point de vue administratif, il y a bien trois zones d’après le schéma publié par EDF – ce schéma est très bien fait –, et nous étions dans la troisième zone. Vous vérifierez ! Et puis, j’insiste à nouveau : l’intrusion de Greenpeace n’est pas le sujet.

M. le président Paul Christophe. En tout cas, nous vérifierons !

M. Yannick Rousselet. De la même façon, on nous dit que si ça n’avait pas été Greenpeace, la réaction aurait été différente. Évidemment, mais si des gens entrés dans la centrale avaient eu des intentions malveillantes, ils auraient aussi agi différemment. L’effectif du PSPG sur place est dimensionné a priori pour répondre à une intrusion théorique de trois à quatre personnes. Les quatre malheureux gendarmes présents ne pèseraient pas lourd s’ils étaient confrontés à vingt-deux personnes malheureusement armées.

C’est pour cela que nous insistons autant sur la défense passive. Oui, les gendarmes répondent à une question, de même que les clôtures ou l’intelligence. Mais rien ne vaut mieux que des installations pensées pour résister passivement.

Quant à savoir à quel endroit il faut tirer dans les piscines, il suffit de regarder dans le rapport. En tout état de cause, il ne faut pas être devin pour l’imaginer. Faire un trou de deux mètres carrés dans le milieu de la piscine est malheureusement très facile.

Mme Perrine Goulet. Mais on n’arrive pas au milieu des éléments combustibles !

M. Yannick Rousselet. Vous videz ainsi la piscine, et c’est suffisant !

Mme Perrine Goulet. Non, si vous êtes au milieu, vous videz le dessus de la piscine, mais vous gardez les éléments sous eau. Il faut être précis pour ne pas faire peur au public !

M. Yannick Rousselet. Je ne sais pas s’il faut rentrer dans les détails. Je ne comprends pas du tout la question que vous posez.

Mme Perrine Goulet. Je ne veux pas polémiquer, mais le but de cette commission d’enquête n’est pas non plus d’effrayer l’ensemble de la population.

Si on tire au milieu de la piscine, on ne tombe pas dans la moitié des éléments combustibles.

M. Yannick Rousselet. D’accord. Je vous donne acte qu’il faut tirer à un quart de la hauteur d’eau pour arriver aux combustibles.

Mme Perrine Goulet. On parle de dénoyage alors qu’aucun site n’a dénoyé, y compris Fukushima.

M. Yannick Rousselet. Heureusement !

Mme Bérangère Abba. Quelle est votre opinion sur les options de sûreté et de sécurité du projet Cigéo ?

Mme Sonia Krimi. Je vous remercie pour le travail que vous faites. Que l’on soit pro- ou anti-nucléaire, il est en effet très important, comme celui de la Société française d’énergie nucléaire (SFEN), de l’ASN, et de toutes les parties prenantes et des corps intermédiaires.

J’aimerais partager avec vous l’expérience de la formation locale de sécurité (FLS) de la Hague, modèle unique qui comprend 162 personnes, payées par Orano, et dédié à la surveillance de tout le site. Elles travaillent en cinq huit et lorsqu’elles n’assurent pas la surveillance des installations, elles s’entraînent. Ce système est très efficace et je vous invite à visiter le site de la Hague où travaillent soixante-deux anciens gendarmes, anciens militaires, ou anciens sapeurs-pompiers de Paris ou autres. Les associations et syndicats que j’ai rencontrés ont vanté les mérites d’une telle structure au sein d’une centrale nucléaire.

M. Yannick Rousselet. Il y a aussi une FLS à Cadarache. Ce sont des systèmes qui ont été créés lorsqu’il y avait un lien avec le plutonium militaire, les matériaux fissiles. Ces personnes ont une compétence de pompier, de secouriste et de gardiennage. Je ne sais pas si ce modèle est parfait, mais il est intéressant de le comparer à l’organisation des PSPG. Ce système complexe, qui comprend à la fois des gardiens civils, de la sous-traitance et des gendarmes, n’est pas rose tous les jours. Prévoir un dispositif unique pourrait être une bonne idée. En tout état de cause, cela ne répondra qu’à une partie du problème, et pas à la question de la défense passive qui me semble essentielle.

Comme vous le savez, nous sommes opposés à l’enfouissement des déchets nucléaires, tel qu’on nous le présente, et favorables à un entreposage en subsurface, comme cela se fait dans la grande majorité des pays nucléarisés. D’ailleurs Orano vend aux États-Unis un procédé de stockage NUHOMS-Matrix qui fonctionne bien a priori. Ce sont des conteneurs TN26 placés dans des alvéoles de béton.

S’agissant du projet Cigéo, de nombreuses interrogations demeurent en ce qui concerne la sûreté. Je crois que l’on n’y mettra jamais là-bas les bitumes. Il reste des questions en ce qui concerne les dégagements d’hydrogène engendrés par certains produits. Il faut également revoir l’inventaire, et nous en avons parlé récemment avec l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) dans le cadre du Plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs (PNGMDR). Pour le moment, il n’y a pas une grande transparence en la matière. Il y a eu une théorie sur un scénario. Avec d’autres scénarios, l’inventaire ne serait peut-être pas tout à fait le même. Y aura-t-il du MOX ou pas ? Il faudra examiner cette question de très près.

J’ai été surpris d’entendre Pierre-Franck Chevet évoquer des risques d’actes de malveillance sur Cigéo. Cela montre qu’un problème existe. Ainsi, ces tuyères verticales d’aération sont des accès qui permettent de faire tomber, de l’extérieur, quelque chose dans le fond. Toutes ces questions d’interaction entre sûreté et sécurité seront à regarder de près dans le cadre du dossier que va déposer l’ANDRA.

M. Claude de Ganay. Vous laissez entendre que les PSPG ne font pas leur travail, qu’ils ne sont pas suffisamment nombreux... Je ne connais pas tous les sites, mais ils sont cinquante sur celui qui se trouve sur ma commune. Je les vois au quotidien : ils sont présents en permanence sur le terrain. Il y a peut-être des failles dans certaines centrales, mais il ne faut pas généraliser.

M. Yannick Rousselet. Vous dites qu’ils sont cinquante ; c’est à peu près cela. À Gravelines, ils sont quarante-six.

M. Claude de Ganay. La moyenne, c’est quarante par centrale.

M. Yannick Rousselet. Allez à Belleville à l’improviste, regardez comment sont réparties les équipes, tenez compte des congés, des absents, de ceux qui sont en train de dormir, etc. et vous verrez qu’ils sont quatre ou cinq et non pas cinquante sur place.

M. Claude de Ganay. Ils ont le statut de militaire. Ils sont donc disponibles en permanence.

M. le président Paul Christophe. Après les événements de Fukushima, des exigences ont été formulées auprès d’EDF. Ont ainsi été créés des groupes d’ultime secours et la Force d’action rapide du nucléaire (FARN). Selon vous, est-ce une vraie plus-value ? Faudrait-il augmenter ses effectifs, ce qui permettrait une plus grande disponibilité ?

M. Yannick Rousselet. La FARN a mis du temps à se mettre en route, mais il semble que l’on arrive à l’effectif prévu initialement. Quant aux équipements, ils semblent être présents. Encore faut-il regarder de près quelle est la disponibilité réelle des hélicoptères. En outre, les conditions météorologiques peuvent être compliquées. En tout état de cause, la FARN constitue clairement une amélioration Mais elle ne répond qu’à une partie du problème.

M. Anthony Cellier. Je veux revenir sur le film qui a été diffusé récemment sur une chaîne publique, dont le scénario est digne des meilleurs polars hollywoodiens : musique d’ambiance, réunion avant le casse, humour puisque des gendarmes se retrouvent du mauvais côté de la grille, et feu d’artifice final.

Plus sérieusement parce que le sujet est grave, combien de temps avez-vous mis pour organiser ce type d’intervention ? Ne craignez-vous pas les conséquences de ce rapport de force entre la montée en puissance de vos interventions qui sont légitimes – on peut estimer en effet que vous êtes des lanceurs d’alerte – et la sensibilité des personnes censées sécuriser les sites. Cela ne risque-t-il pas de mal se terminer un jour ? C’est une vraie crainte de ma part.

Greenpeace a-t-il déjà fait voler des drones au-dessus des sites nucléaires ?

M. le président Paul Christophe. Je vous invite à la prudence, et donc à répondre de manière générale à une des questions puisqu’une instruction est en cours.

M. Yannick Rousselet. D’un côté, je suis sous serment, et de l’autre je suis poursuivi. Aussi, c’est un peu compliqué pour moi.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Répondez de façon globale !

M. Yannick Rousselet. Lorsque Greenpeace au sens large prépare une action d’un niveau important, cela peut nécessiter plusieurs mois de préparation.

Vous me demandez si ce rapport de force peut aboutir à un niveau de confrontation qui pose problème. C’est une question que nous nous posons à chaque fois. Nous nous interrogeons toujours sur la nécessité ou non de l’action. Celle-ci ne représente que 2 ou 3 % de l’ensemble de notre travail. Nous passons le reste du temps dans des institutions, des réunions... Reste que l’action devient nécessaire par moments, car les tiroirs sont pleins de bons rapports. À cet égard, la réflexion de Jean-Christophe Niel, le directeur général de l’IRSN, expliquant que notre dernier rapport ne contenait rien de nouveau était très intéressante : de fait tout ce qui est écrit est connu et reconnu. Mais il ne s’est rien passé. Tout le monde sait que les installations ne résisteraient pas aux chutes d’avion – c’est un secret de polichinelle. Après les attentats de 2001, des missiles sol-air ont été installés pendant quelques mois autour de la Hague, puis comme cela donnait une mauvaise image de la région, les élus sont intervenus et ils ont finalement été retirés. Ensuite, comme le ministère de la défense a considéré qu’il y avait un risque, ce sont des missiles Crotale qui ont été déployés. Puis ce fut au tour d’un radar, mais comme il était près de l’usine et que cela donnait là encore une mauvaise image, il a été installé de l’autre côté de Cherbourg où il se voit un peu moins. C’est à chaque fois le même jeu entre ce qui relève d’un côté de la communication et de l’autre de la rationalité de la sécurité.

J’ai eu l’occasion de traiter des risques liés aux chutes d’avion dans le cadre de la commission locale d’information (CLI) de la Hague. En clair, pour pouvoir intercepter un engin, il faudrait que des avions volent en permanence, mais on n’en a pas les moyens. L’analyse des incidents de survol montre en effet que les avions sont interceptés après, c’est-à-dire lorsqu’ils reviennent à l’aérodrome. L’avion de la Germanwings est passé au-dessus de Cadarache avant d’aller s’écraser sur la montagne. Certes, deux Rafale ont décollé d’Orange, mais ils sont arrivés lorsque l’avion était déjà au sol.

Oui, nous nous interrogeons toujours avant de passer à l’action, avant de passer la ligne. Et nous considérons que c’est parfois indispensable. Croyez-vous sincèrement que nous serions tous ici aujourd’hui si nous n’avions pas procédé à des actions de pénétration ? On passe la ligne au vu de ce que l’on sait de la sécurité, en tant que citoyen, en tant qu’association, parce que c’est cela qui va ensuite enclencher un système démocratique. Ensuite, on est à la table des négociations. On est présents parce qu’on pense avoir de la crédibilité, parce qu’on travaille sérieusement et qu’on pose de vraies questions.

Cela étant, vous avez raison, plus on avance dans le temps, plus le risque est grand. On peut très bien se retrouver face à un gendarme fébrile qui commet une erreur. On fait tout pour que cela se passe bien. On n’a jamais eu d’accident, parce que tout est bien préparé. Mais nos militants sont des gens lambda, ils n’ont rien d’un commando spécialisé, et ce ne sont que des bénévoles. Je leur tire mon chapeau parce qu’on ne franchit pas la clôture d’une centrale nucléaire juste pour se promener. Les tiroirs sont pleins de rapports dont tout le monde se fiche. Alors on mène une action, et à ce moment-là les gens lisent le rapport. De fait, il y a eu un rapport, un film et, aujourd’hui, nous sommes là. Et je suis convaincu que vous allez bien travailler.

Nous avons utilisé un drone pour survoler le site de la Hague au mois de novembre 2011. Personne ne nous a vus, on a pu circuler au-dessus de l’usine. À l’époque, Areva avait dit savoir quand nous avions mené cette action. Je les avais mis au défi de trouver la date. En comptant les conteneurs sur les parkings, les voitures, le niveau de peinture des immeubles, ils avaient fini par dire qu’il s’agissait du week-end du 11 novembre, ce qui était exact. Mais ils ne savaient pas si c’était le vendredi ou le lundi… Cette vidéo a été diffusée.

Il nous arrive aussi d’utiliser les drones pour documenter les actions. Mais soyons clairs : dès que nous avons eu connaissance de ces survols en série de drones qui ont eu lieu au mois de novembre 2014, j’ai envoyé un courriel officiel aux autorités pour leur dire que ce n’était pas de notre fait. Nous avons certifié que nous n’avions rien à voir avec cette action. Nous avons enquêté nous aussi, mais le mystère reste entier.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Pouvez-vous confirmer que les personnes, que vous dites lambda, qui mènent des actions ont bien été formées et entraînées un minimum ? Je ne voudrais pas qu’on laisse croire que ces actions peuvent être engagées sans être bien préparées. Je rappelle que des jeunes qui cherchaient à bloquer des convois de déchets nucléaires sont morts parce qu’ils ont voulu copier Greenpeace mais qu’ils n’avaient pas travaillé sérieusement. Nous sommes dans une enceinte officielle : dites bien que ces militants ne sont pas envoyés n’importe comment.

M. Yannick Rousselet. Ce que je peux dire, sans entrer dans le détail, c’est que ce sont des gens avec qui on a parlé longuement – plusieurs jours. C’est avant tout la non-violence et la maîtrise de soi qui entrent en ligne de compte. On leur demande pourquoi ils s’engagent, comment ils réagiraient… Nous devons être sûrs du comportement et de la fiabilité de ces personnes. Mais il n’y a pas à proprement parler « d’entraînement » sauf pour les actions maritimes, par exemple. Les gens font alors ce qu’on appelle des boat training, c’est-à-dire qu’ils apprennent à naviguer avec des bateaux, des zodiacs. Certaines personnes ont aussi des compétences particulières tout simplement parce que c’est leur métier – ils savent grimper parce qu’ils entretiennent la montagne ou des toitures, etc. S’agissant en tout cas de nos actions générales, aucune compétence particulière n’est nécessaire. On m’a accusé de sexisme lorsque j’ai dit qu’il y avait avec nous de frêles jeunes filles. Je voulais simplement montrer cela n’exigeait pas d’aptitudes physiques particulières. Se servir d’une disqueuse pour couper un grillage est à la portée de tout le monde. Aller au pied de la piscine d’une centrale nucléaire ne nécessite aucun surentraînement, c’est facile !

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Je me souviens d’un accident qui est survenu il y a une quinzaine d’années et qui montre qu’on ne peut pas faire n’importe quoi.

M. Yannick Rousselet. Il s’agissait de jeunes de Bar-le-Duc qui avaient décidé de bloquer un train en partance pour l’Allemagne. Ils ont essayé, en effet, de faire du Greenpeace. Mais divers changements sont intervenus, notamment d’horaire. Pour notre part, nous aurions annulé l’action. En fait, nous annulons une action dès que les conditions initialement prévues sont modifiées – nous en annulons beaucoup. Ces jeunes n’avaient malheureusement pas l’expérience nécessaire.

Mme Perrine Goulet. Comment envisagez-vous l’organisation entre le Haut fonctionnaire de défense et de sécurité (HFDS), le Commandement spécialisé pour la sécurité nucléaire (COSSEN) et l’ASN pour améliorer les choses ?

M. Yannick Rousselet. C’est plutôt aux institutions elles-mêmes de s’organiser. Il faudrait selon moi que la sécurité entre dans les compétences de l’ASN. Il suffirait que certains personnels et ingénieurs glissent d’une tutelle à une autre. D’un point de vue économique, cela ne devrait d’ailleurs pas coûter très cher. Certaines compétences aujourd’hui plus ou moins bien utilisées – à mon avis, elles le sont mal – pourraient devenir efficaces si elles passaient sous la tutelle de l’ASN. C’est réaliste et réalisable.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. S’agissant des questions de sécurité qui sont un peu plus votre cœur de métier si je puis dire, vous considérez qu’il est illusoire de croire qu’on va protéger un site contre une attaque par avion en faisant intervenir des avions de chasse parce qu’ils risquent d’arriver trop tard. Vous pensez qu’il est également illusoire d’augmenter le nombre de PSPG et qu’il faudrait davantage tabler sur des défenses passives – tumulus ou bunkérisation des piscines, par exemple. Avez-vous évalué le montant des travaux ? Avez-vous eu accès à des devis ?

Par ailleurs, ne vaudrait-il pas mieux que les déchets soient acheminés en train ?

M. Yannick Rousselet. Y a-t-il un problème de sûreté ou de sécurité ? Il faut répondre à cette question, et peu importe ce que cela coûte.

Quand on nous dit que les avions de chasse peuvent agir à partir de tel point mais qu’il leur faut quinze minutes avant d’arriver au-dessus de l’usine de la Hague, nous répondons qu’ils seront là trop tard. S’il faut faire voler en permanence des avions, prévoyons-le, ou bien installons des missiles Crotale aux pieds de l’usine. Il faut que la réponse soit adaptée au risque et ne pas considérer que la présence de missiles Crotale pose un problème d’image. Cette usine, elle ne fabrique pas du chocolat : il y a l’équivalent de 100 cœurs nucléaires dans les piscines !

Quelles que soient la volonté politique et la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), l’héritage est là : on ne va pas mettre la clé sous la porte. Et, de toute façon, on a une responsabilité collective en la matière.

Si la défense passive que l’on aura instaurée permet de résister à un avion ou à un RPG-7, peu importe qu’il y ait moins de gendarmes. S’interroger sur le nombre adéquat de gendarmes, c’est prendre le problème par le mauvais bout. Il faut fermer les portes les unes derrière les autres, et s’adapter aux différents types de menace, même si on ne les couvre pas à 100 %.

La réglementation sur le transport des déchets est plutôt bien faite. Il est hors de question d’acheminer les matériaux fissiles de catégorie 1 en train car ce sont des cibles extrêmement faciles puisqu’on sait à quelle heure ils partent et qu’on ne peut pas sortir des rails. Mais vous pourrez objecter qu’il n’y a pas une grande différence avec les rails de sécurité des autoroutes. Ce qui peut être discutable, c’est la qualité du camion.

Des évaluations larges ont été faites. Notre première évaluation faisait état de 500 millions à 1 milliard par piscine. Dans un couloir, Jacques Repussard m’avait dit que notre chiffre n’était pas aberrant. Mais je reste modéré sur la question car il faut l’adapter à chaque site. Il est certain que les piscines de Paluel, Penly et Flamanville qui se trouvent entre le réacteur et la falaise n’ont pas besoin d’être traitées de la même manière que celles extrêmement accessibles de Gravelines par exemple. Ensuite se pose la question de la résistance du sol. Cela étant, une étude de l’IRSN considérait que le risque avion était le plus grand là où les approches maritimes étaient possibles. Il y a donc des sites qui sont beaucoup plus fragiles que d’autres.

Notre expertise est limitée sur la question des coûts. Il faut vraiment procéder à une étude réaliste et pragmatique.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Il y a deux types d’actes de malveillance que vous n’avez pas mentionnés, peut-être parce que vous n’avez pas travaillé dessus : les actes internes qui pourraient être dus à des personnels, sachant qu’il y a beaucoup de sous-traitance sur certains sites, et les actes de cybercriminalité.

M. Yannick Rousselet. Sur ceux que l’on appelle les insiders, je citerai l’expérience un peu difficile de la centrale belge de Doel où il y a eu un sabotage interne. Après des mois d’enquête, personne n’a pu identifier qui en était l’auteur ou les auteurs. Ils sont peut-être encore aujourd’hui à l’intérieur du site…

Sur ce point, il y avait des lacunes énormes qui semblent en cours de résolution, parce que le COSSEN a pris en main les habilitations, alors qu’auparavant elles étaient traitées localement. Lors d’un arrêt de tranche à Flamanville, on donnait la liste à la préfecture de la Manche qui la transmettait au renseignement territorial. On passait les noms à la moulinette et, s’il n’y avait rien en face, la personne était habilitée. C’est le COSSEN qui va dorénavant centraliser les habilitations au niveau national, ce qui évitera à chaque site de procéder à des enquêtes. Cela étant, le problème n’est pas complètement réglé car le système ne fonctionne toujours pas au niveau international. Je rappelle que des échanges de fichiers étaient prévus : tel n’est pas encore le cas. Bernard Cazeneuve s’était ainsi battu pour avoir accès aux fichiers étrangers. Quand il y a un arrêt de tranche à Flamanville et qu’il y a 300 Belges, ils sont tous directement habilités puisque l’on n’a rien sur eux. Le système est largement perfectible.

S’agissant des sous-traitants, il faut vraiment regarder la question de très près, surtout s’ils sont étrangers. Puisqu’en l’état actuel des choses, on n’a pas accès à leur fiche d’information, on peut parfaitement habiliter des gens qui posent problème.

Comme vous avez pu le voir dans le film, nous considérons que tout doit être étanche en matière de cybercriminalité. Mais en réalité, il reste toujours partout des plugs pour des clés USB : l’étanchéité est donc fort discutable. Ce n’est pas pour rien que l’on trouve partout des panneaux sur lesquels on peut lire « N’utilisez pas de clé USB ». Nous ne sommes pas allés très loin dans notre réflexion en la matière. Il serait intéressant que vous vous intéressiez à cette question.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Il faudra que l’on réfléchisse aussi à la façon dont sont gérés les personnels et les moments difficiles qu’ils traversent. Ainsi, le pilote de la Germanwings a fait sans doute une espèce de burn out. Cela relève-t-il de la médecine du travail ou doit-il faire l’objet d’un travail plus approfondi ?

M. Yannick Rousselet. On a évoqué récemment dans les médias les quelques dizaines de personnes qui avaient été exclues des sites. L’amélioration du système a sans doute permis de les identifier. Cela étant, chaque année, on retire plus ou moins le même nombre d’habilitations.

Sans entrer dans le détail, j’ai parlé un peu trop à un moment donné de quelqu’un qui s’était radicalisé et qui depuis n’est plus chez EDF. À la base c’était un Français lambda qui est progressivement arrivé à une position très extrême. Vous avez raison, le suivi des personnels est une vraie question, mais je ne suis pas sûr qu’il existe aujourd’hui un dispositif particulier.

Mme Perrine Goulet. Vous dites qu’il faut mettre une coque autour de la piscine. Croyez-vous qu’elle résisterait à la chute d’un avion ?

M. Yannick Rousselet. Il faut le demander aux spécialistes !

Selon Areva, les calculs montrent que l’EPR résiste aux chutes d’avion, mais nos études montrent que ce n’est pas vrai. Certains types d’avions, dans certaines conditions feraient que cela ne résisterait pas. La taille de l’avion et la quantité de kérosène changent tout. Un avion, même très gros porteur, est plutôt un obus mou, mais s’il contient beaucoup de kérosène, c’est la température qui va changer la donne sur la résistance du béton. Il faut donc trouver le juste équilibre.

Si vous regardez les prescriptions de l’ASN, vous verrez assez souvent cette petite phrase à la fin : « dans des conditions économiquement acceptables ». Or aucun service de l’ASN ne s’occupe de l’évaluation du coût. Mais ils prennent des décisions et ajoutent cette petite phrase. En fait, ils répondent à la louche.

En tout cas, cela signifie qu’on se demande ce que la sûreté ou la sécurité vont coûter à l’exploitant Cela devient un des critères qui entre en ligne de compte dans la sûreté et la sécurité. Cela ne devrait pas exister : soit il y a un problème, soit il n’y en a pas. S’il y en a un, on doit le traiter. Lorsque nous demandons à Pierre-Franck Chevet quelles sont leurs compétences dans le domaine, il nous répond qu’il n’y en a pas.

Mme Bérangère Abba. Le stockage à sec dans des châteaux vous paraît-il préférable en termes de sécurité ?

M. Yannick Rousselet. Avec une piscine, il faut un système de refroidissement, des filtres... On est dans un système actif. Cette fameuse piscine centralisée dont parle EDF dans son projet pose le problème de l’accessibilité à partir de l’extérieur et le fait qu’il faut l’alimenter en eau, en électricité alors que le procédé, vanté par Orano, est un système passif puisque c’est un entreposage en subsurface. C’est celui que nous préconisons et qui sera incontournable puisque Cigéo ne prévoit pas de stockage avant 2075 ou 2080 – c’est le temps nécessaire au refroidissement. On peut encore améliorer la sécurité en mettant des tumulus de terre sur les alvéoles de béton. Je vous invite à regarder cette vidéo sur le procédé NUHOMS-Matrix vendu aux États-Unis par Orano et qui est considéré comme un système fantastique d’entreposage. Je ne comprends vraiment pas pourquoi on parle de construire une piscine centralisée : cela n’a aucun sens. D’autant que les études comparatives montrent que les coûts sont à peu près identiques. De plus, cela permet d’éviter une manipulation supplémentaire puisque vous pouvez stocker les combustibles en voie sèche sur le lieu de production. Le système vendu par Orano est tellement simple ! Je ne comprends vraiment pas pourquoi on ne l’utilise pas.

M. le président Paul Christophe. Je vous remercie pour votre participation. Nous nous réservons le droit de vous inviter à nouveau si nous avons besoin de compléments.

M. Yannick Rousselet. Nous pouvons aussi contribuer par écrit, si besoin. Sinon, nous reviendrons avec plaisir.


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3.   Audition de Mme Charlotte Mijeon et de M. Martial Château représentants l’association Réseau Sortir du nucléaire (15 février 2018)

M. le président Paul Christophe. Nous avons le plaisir d’accueillir Mme Charlotte Mijeon et M. Martial Château, représentant le réseau « Sortir du nucléaire ». Il s’agit d’une fédération d’associations et de personnes privées créée en 1997, reconnue association agréée de protection de l’environnement par arrêté ministériel du 14 septembre 2005. Elle regroupe des associations anti-nucléaires locales et nationales, mais aussi des organisations très diverses, qui vont de WWF à Europe Écologie Les Verts, en passant par la Confédération paysanne, Sud Rail ou encore Biocoop. Elle est elle-même adhérente au réseau Action Climat. L’association met en exergue les dangers potentiels de la filière électronucléaire et, comme son nom l’indique, milite pour une sortie du nucléaire.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative aux commissions d’enquête, je vous demande de prêter le serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Charlotte Mijeon et M. Martial Château prêtent serment.)

Je vous propose de limiter votre exposé liminaire à une dizaine de minutes, à la suite de quoi Mme la rapporteure et les membres de la commission d’enquête ne manqueront pas de vous interroger.

Mme Charlotte Mijeon. Monsieur le président, madame la rapporteure, merci de nous inviter à témoigner de ce que nous constatons dans le cadre de nos campagnes et de notre action de surveillance citoyenne des installations nucléaires.

Compte tenu du temps limité dont nous disposons, nous nous concentrerons sur la sûreté, ou plutôt sur certains aspects touchant les installations nucléaires civiles – il y aurait beaucoup à dire sur les installations nucléaires militaires. Nous avons volontairement écarté la question des risques externes, mais nous pourrons l’évoquer en réponse à vos questions.

J’aborderai en premier lieu les risques liés aux équipements nucléaires eux-mêmes, avant de parler des risques découlant de facteurs économiques, organisationnels et humains. Dans une troisième partie, j’interrogerai les failles du système de contrôle de la sûreté. Nous évoquerons enfin, avec Martial Château, le cas de différentes installations.

Le vieillissement et l’obsolescence des installations nucléaires est un sujet qui devrait nous préoccuper tous, dans la mesure où 46 réacteurs ont déjà dépassé les trente ans de fonctionnement et où les installations de la filière du combustible vieillissent elles aussi, dans un contexte où EDF envisage de prolonger leur fonctionnement à cinquante, voire à soixante ans.

Ces installations vieillissantes peuvent comprendre des équipements remplaçables, mais dont les pièces de rechange ne sont plus disponibles. Cela arrive très fréquemment. Je pense notamment aux coussinets des diesels de secours, un cas sur lequel je pourrai revenir.

Ces installations sont aussi dotées d’équipements non remplaçables et non réparables. Il s’agit en premier lieu des cuves des réacteurs, conçues pour fonctionner environ trente ans à pleine puissance. Leur fragilité croît avec le temps et leur usure peut être accélérée par le fonctionnement en suivi de charge, qui induit des variations de puissance. Par ailleurs, des chercheurs ont montré que l’action de l’hydrogène contenu dans l’eau du circuit primaire était susceptible de former des fissures.

Les enceintes de confinement, non remplaçables et non réparables, sont aussi source d’inquiétude, dans la mesure où les problèmes originels de mauvaise qualité du béton sont accrus avec le vieillissement. La Farce cachée du nucléaire, un ouvrage publié par l’association et rédigé par une source interne à EDF, mentionne certains problèmes spécifiques liés aux enceintes de confinement.

La question du vieillissement est très préoccupante, d’autant que les défauts de conception potentiels, parfois génériques, en accentuent les risques. Vous avez entendu parler du scandale dans lequel est impliquée la forge du Creusot, qui a livré des pièces qui ne présentaient pas les caractéristiques de sûreté attendues. C’est un fait grave car, dans le nucléaire, certaines pièces sont censées présenter une qualité impeccable.

Des informations nous parviennent depuis des sources internes ; des personnes qui ont travaillé au sein d’EDF fournissent des documents, des écrits. Dans le livre récent Nucléaire : danger immédiat, de Thierry Gadault et Hugues Demeude, la source interne qui a documenté La Farce cachée du nucléaire mentionne des défauts existant dès la conception sur les cuves de dix réacteurs, ainsi que des bétons de mauvaise qualité.

Au-delà des aspects techniques liés aux équipements, il convient de mettre l’accent sur l’accumulation de facteurs économiques, financiers, humains et organisationnels, susceptibles d’accroître les risques.

Les difficultés financières de EDF ont mené à une course à la rentabilité à court terme, qui se traduit par des choix désastreux pour la sûreté. Ainsi, le recours accru à la sous-traitance pour la maintenance – jusqu’à huit niveaux de sous-traitance – entraîne une perte de connaissances et de savoir-faire, accrue par ailleurs par la pyramide des âges d’EDF, et pose le problème du contrôle de la maintenance.

Les temps d’intervention lors des opérations de maintenance ont été réduits de façon assez importante. Cela signifie qu’il n’y a plus de contrôles systématiques, que les contrôles approfondis sont remplacés par des contrôles par sondages. Enfin, on constate une dégradation des conditions de travail chez les sous-traitants, en particulier les sous-traitants nomades, qui sont placés dans l’impossibilité d’effectuer leur mission correctement.

En matière de sûreté, le facteur humain est essentiel et il convient d’insister sur les risques liés à la dégradation des conditions de travail. Dans le cadre de notre surveillance citoyenne des installations, nous constatons divers problèmes dans l’organisation du travail : travailleurs permutés d’un chantier à l’autre sans recevoir les formations nécessaires ; mauvaise circulation de l’information ; systèmes de contrôle internes souvent inefficaces, avec des procédures hors sol et une absence de vérification concrète des travaux effectués.

Cela aboutit à de nombreux dysfonctionnements. A la centrale nucléaire de Belleville-sur-Loire, placée récemment en surveillance renforcée, on constate que le système de gestion des informations ne permet pas d’avoir un aperçu en temps réel des dysfonctionnements et de l’état des travaux. En outre, les « demandes de travaux » ne se concrétisent pas, ou sont requalifiées sans aucune justification.

La maintenance est donc insuffisante ou mal effectuée et la mise en œuvre des prescriptions est caractérisée par le manque de rigueur. Cela nous inquiète, d’autant que le programme de « grand carénage » est lancé. Il s’agit d’effectuer différents travaux pour prolonger la durée de fonctionnement des installations, les mettre aux normes et effectuer certaines opérations de maintenance lourde. Les travaux sont importants, parfois inédits et menés simultanément sur différents sites, alors que le personnel formé est en nombre insuffisant. Cela s’est déjà traduit par la chute d’un générateur de vapeur de 460 tonnes à la centrale nucléaire de Paluel. On peut s’interroger sur ces travaux censés renforcer la sûreté, mais qui peuvent aboutir à la dégrader encore davantage.

Il convient aussi de pointer les défaillances du système de contrôle de la sûreté. Remarque liminaire : le fonctionnement d’une installation « sûre », respectant toutes les exigences en la matière, va toujours de pair avec le rejet dans l’environnement de polluants chimiques et radioactifs et l’irradiation des employés.

L’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) a le monopole de la définition de la sûreté nucléaire en France. Pourtant, le référentiel de sûreté peut être questionné, notamment au regard des pratiques à l’œuvre dans d’autres pays et des règles parfois beaucoup plus strictes qui s’y appliquent. En Allemagne, certains systèmes sont triplement redondants ; outre-Rhin, une centrale comme celle de Fessenheim aurait déjà été fermée depuis longtemps !

La mauvaise foi et la mauvaise volonté des industriels et exploitants montrent les limites du système d’autocontrôle. L’exploitant est considéré comme le premier responsable de la sûreté. De par le principe déclaratif, il est supposé être de bonne foi et prompt à déclarer les problèmes éventuels à l’ASN. Or nous constatons une absence récurrente de transparence vis-à-vis du public, des malfaçons non déclarées – comme l’a montré l’exemple du Creusot –, des incidents souvent minimisés. La communication ne se prive pas de manier l’euphémisme : on a vu ainsi un « défaut d’étanchéité » à Fessenheim cacher une fuite de 100 mètres cubes d’eau, une « fuite de vapeur » à Dampierre être déclarée non radioactive et sans aucun danger pour l’environnement, alors même que ce postulat peut être questionné.

L’indépendance et les moyens dont dispose l’ASN posent également question. Qualifiée de « gendarme du nucléaire », l’ASN n’est-elle pas plutôt une sorte d’accompagnatrice manquant parfois d’intransigeance ? En outre, du propre avis de l’ASN, les moyens humains et les pouvoirs de sanction dont elle dispose sont insuffisants et ne permettent pas de lutter contre les fraudes.

Certaines décisions, qui traduisent une perméabilité aux pressions des industriels, ne laissent pas de nous interroger. L’ASN était au courant depuis 2005 ou 2006 de ce qui se passait au Creusot. N’a-t-elle pas pu intervenir, ou n’a-t-elle pas voulu intervenir ? La question est ouverte. La décision que l’ASN a prise sur la cuve du réacteur européen pressurisé – European Pressurized Reactor (EPR) – n’a-t-elle pas été dictée par des impératifs économiques, plutôt que par le souci de la sûreté ?

Nous relevons aussi que l’ASN se laisse imposer le tempo des industriels, ce qui leur permet d’obtenir, par le fait accompli, la prolongation des vieux réacteurs. Pour produire l’avis nécessaire sur la prolongation des réacteurs au-delà de quarante ans, l’ASN est censée recevoir des informations de la part d’EDF. Ces informations tardant à arriver, l’avis qui devait être publié en 2019 ne sera finalement opposable qu’en 2021, alors même que le grand carénage est lancé, que certaines visites décennales – les quatrièmes, donc – ont déjà été engagées. On peut se poser des questions sur le référentiel de sûreté qui sera appliqué et sur la capacité de l’ASN à obtenir ces informations d’EDF.

Pour finir, j’évoquerai le cas du centre industriel de stockage géologique (CIGEO). De nombreux éléments ont été soulevés par l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) et par l’ASN. L’installation semble sur les rails, alors même qu’elle présente des défauts intrinsèques : il existe un risque d’incendie souterrain non maîtrisable ; l’architecture est telle qu’elle ne permet pas de limiter les rejets en surface ; les modalités de surveillance, pour l’instant, posent problème. Enfin, on peut douter de la capacité, en cas d’accident, à récupérer les déchets, à poursuivre le stockage ou même à intervenir, ce qui remet en question la fameuse réversibilité promise par la loi.

J’ajoute que le dossier d’options de sûreté (DOS) du projet CIGEO est conçu comme si toutes les ressources étaient disponibles pour mener à bien la construction de cette installation. Pourtant, le coût de cette installation, fixé de manière arbitraire par Mme Royal à 25 milliards d’euros, est chiffré par l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) à 34,5 milliards d’euros, un coût que l’ASN considère elle-même comme sous-estimé. La question se pose de la sûreté d’une installation pour laquelle les provisions ne seront pas disponibles le moment donné. À moins que les citoyens ne remettent la main à la poche, Cigéo risque d’être une installation low cost. Il serait profitable à votre commission d’auditionner des personnes travaillant spécifiquement sur le dossier CIGEO.

M. Martial Château. Je souhaiterais insister sur l’usine de retraitement de La Hague, dont une partie des installations présente une usure prématurée. L’épaisseur de l’acier des évaporateurs diminue de façon drastique, ce qui pose un problème important de sécurité à la fin du processus de séparation des différents composants. Les combustibles usagés renfermant toute la radioactivité, une fuite sur ces évaporateurs serait catastrophique.

Par ailleurs, les quatre piscines, qui contiennent l’équivalent d’une centaine de cœurs de réacteurs usagés, soit plus de 1 000 tonnes de combustibles usagés, ne sont pas bunkerisées comme il le faudrait. Ce défaut de protection constitue un danger monstrueux.

Enfin, le stock de plutonium s’élève, aux dernières nouvelles, à 63 tonnes. Ce plutonium sert aujourd’hui à faire du MOx, un combustible à base d’uranium 238 et de plutonium, utilisé dans les réacteurs de 900 mégawatts. S’agissant des réacteurs les plus anciens, qui devraient fermer en premier, le plutonium devrait, à très brève échéance, ne plus être utilisé. D’autre part, les accords internationaux, que la France a signés, prévoient que le stock de plutonium ne doit plus augmenter, du fait des risques de prolifération. Précisons que 63 tonnes de plutonium peuvent permettre de fabriquer l’équivalent de 15 000 bombes de type Nagasaki !

Il faut savoir aussi que beaucoup de pays ont renoncé au retraitement. C’est le cas des États-Unis et de la plupart des pays européens, en dehors du Royaume-Uni. Le Japon a fait retraiter ses combustibles par la France pendant des années et ses stocks sont toujours présents sur notre territoire. Quant à la Chine, nous comptons y exporter cette technologie, ce qui est scandaleux.

Nous estimons qu’il faut arrêter l’activité de retraitement. Celle-ci revient à concentrer la radioactivité dans un très faible volume, ce qui la rend plus difficile encore à gérer. Le temps létal à proximité d’actinides mineurs vitrifiés est d’une heure environ. Le risque est moindre lorsqu’il s’agit de combustibles usagés.

En outre, le processus est très onéreux et exige beaucoup de transports : transport des combustibles usagés des centrales vers La Hague, puis transport du plutonium de La Hague vers Marcoule, où est fabriqué le MOx. J’imagine que vous avez tous vu le reportage montrant des camions de plutonium escortés de deux voitures de protection, sans autre forme de sécurité.

D’autre part, le fait que l’on souhaite lancer l’EPR à proximité de l’usine de La Hague avec une cuve présentant des défauts de fabrication est inquiétant. Le mélange est particulièrement dangereux et explosif… si un accident se produit à La Hague, comment fera-t-on pour protéger la centrale de Flamanville ? Réciproquement, si un incident grave survient à Flamanville et contamine l’environnement, comment fera-t-on pour continuer à contrôler le centre de La Hague ? Même si l’on arrête l’activité de retraitement, il faudra mettre en sûreté les 63 tonnes de plutonium, ce qui supposera de construire un atelier pour les remélanger avec des corps inertes, et faire en sorte que la masse critique – 7 kilos ! – ne puisse être atteinte accidentellement. Nous sommes dans une situation extrêmement dangereuse à La Hague. Il est urgent de sécuriser cela de façon pérenne.

M. le président Paul Christophe. Je vous remercie pour ces propos introductifs. La parole est à Mme la rapporteure.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Certaines des informations que vous nous avez données sont publiques, connues de tous. Mais vous avez fait état également d’informations qui viendraient de personnes ayant travaillé au sein d’EDF. S’agit-il de personnes identifiées ? Afin que nous puissions accréditer vos dires, nous devons nous appuyer sur des faits et écarter ce qui proviendrait de rumeurs ou de vengeances.

M. Martial Château. Nous avons publié La Farce cachée du nucléaire en mars 2017. Nous nous attendions à ce que son contenu soit contesté, ce qui nous aurait d’ailleurs permis d’en faire la promotion. Hélas, cela n’a pas été le cas. Le cadre d’EDF qui a communiqué les informations a voulu rester anonyme car il ne souhaitait pas s’exposer personnellement. Je pense que si certaines de ces informations avaient été fausses, elles auraient été contestées. De la même manière, j’ai l’impression qu’EDF, malgré ses menaces, ne portera pas plainte contre l’ouvrage Nucléaire : danger immédiat.

Mme Charlotte Mijeon. La Farce cachée du nucléaire a été rédigé par une source interne à EDF dont nous ne connaissons que le pseudonyme. Nous avons été en contact avec cette personne, sans savoir de qui il s’agit et quelle était précisément sa fonction. Tout ce que nous savons, c’est que ces informations reposent sur des documents internes à EDF, qui sont authentiques et ont été mis en ligne.

Cette source interne à EDF a fourni également à Thierry Gadault certaines informations pour la rédaction de Nucléaire : danger immédiat.

J’ajoute qu’il nous est souvent arrivé de recevoir des documents internes à EDF sur différents sujets. Ainsi, nous avons été destinataires en 2010 d’informations montrant que l’EPR présentait un système de pilotage susceptible de mener à un accident. Ces informations existent ; cela traduit l’impossibilité, pour ces personnes de faire entendre leur cri d’alerte au sein même de leur entreprise.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Je pressens que le sujet des moyens dont dispose l’ASN pour exercer son contrôle, imposer ses décisions et assurer leur suivi, va beaucoup nous occuper. Quelles sont, selon vous, les mesures que nous pourrions prendre pour améliorer de manière importante le contrôle de la sûreté des installations ?

M. Martial Château. Prenons le cas de la cuve de l’EPR. Les enjeux sont tellement importants que la pression sur les inspecteurs et la direction de l’ASN sont très fortes. La Commission européenne a conditionné le refinancement d’Areva et d’EDF à la validation de la cuve ! Quelque part, on a demandé aux inspecteurs et à la direction de l’ASN de décréter ou non la mort du nucléaire en France – et la fin de leur fonction. La solution qu’ils ont choisie – dire que la cuve n’est pas bonne mais que, néanmoins, en rognant sur les marges de sûreté, on peut démarrer l’EPR – montre que le malaise est énorme. Comment peut-on à la fois déclarer qu’un outil industriel ne répond pas aux conditions de sûreté et que l’on peut le démarrer ? Il y a quelque chose qui ne va pas du tout ! C’est bien la preuve que l’ASN manque de moyens et ne peut pas aller au bout des décisions qu’elle devrait prendre pour la sûreté.

Mme Charlotte Mijeon. Il faut certainement à l’ASN plus de moyens humains et davantage de pouvoirs de sanction. Récemment, l’ASN a dû saisir la justice contre une installation de nucléaire médical et faire consigner des sommes énormes pour que l’usine consente, après de nombreuses mises en demeure, à se mettre en conformité avec les normes de sûreté.

Au-delà, c’est le rôle de l’ASN qu’il faut questionner. Nous pensons qu’elle devrait être la garante des principes de la sûreté, un véritable gendarme du nucléaire. Actuellement, elle donne plutôt l’impression d’accompagner les exploitants pour faire en sorte que leur dossier soit accepté, quitte à fouler aux pieds certains principes de base de la sûreté. On l’a vu avec l’EPR : une cuve qui était censée être impeccable a été acceptée en vertu du principe d’exclusion.

Il pourrait être intéressant de faire intervenir davantage des experts étrangers. Il ne faut pas oublier que nos centrales menacent aussi les pays situés de l’autre côté de nos frontières et que les référentiels de sûreté n’y sont pas les mêmes. Ainsi, il est anormal qu’un habitant de Fribourg-en-Brisgau soit exposé aux risques que présente Fessenheim, alors même que les principes en vigueur dans son pays sur la sûreté des centrales sont beaucoup plus stricts.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vendredi dernier, le tribunal de police de Privas a condamné EDF et le directeur de la centrale de Cruas à des amendes pour mauvaise gestion des déchets radioactifs. Cette condamnation a été prononcée dans le cadre d’une procédure judiciaire engagée par votre association, à la suite de la découverte, dans une benne à déchets conventionnels, d’un sac rempli de combinaisons et de surbottes portées par des personnes travaillant en zone nucléaire, et qui aurait dû être confié à l’ANDRA. Pensez-vous que des incidents de ce type surviennent fréquemment, et quels enseignements en tirez-vous ?

Par ailleurs, je rappelle qu’EDF a été condamnée à 6 000 euros d’amende et le directeur de la centrale à 3 000 euros d’amende avec sursis : estimez-vous que ces sanctions soient dissuasives ?

Mme Charlotte Mijeon. Ces sanctions ne sont absolument pas dissuasives, et laissent penser qu’on court plus de risques à voler une mobylette qu’à commettre une infraction liée à la législation du nucléaire.

Le droit nucléaire est tel qu’il ne permet pas de sanctions lourdes sur le plan judiciaire. Quant à l’ASN, qui pourrait théoriquement prononcer des sanctions, elle ne le fait pas. Il est fréquent que nous déposions plainte sur la base de rapports d’inspection de l’ASN car nous savons qu’à défaut il n’y aura aucune sanction.

Pour en revenir à l’incident de Cruas, il résulte d’une situation récurrente dans cette centrale, mais aussi sur d’autres sites. Le fait que des déchets radioactifs se retrouvent dans le circuit des déchets conventionnels résulte d’un dysfonctionnement sur l’ensemble de la chaîne de décision : il y a eu un problème d’organisation à la base, mais aussi un problème de circulation de l’information, un manque de rigueur et un défaut dans l’établissement des priorités au sein de la centrale. J’ajoute que la centrale de Cruas est connue pour être affectée par de très nombreux autres problèmes, parmi lesquels je citerai le risque de perte de la source froide et la détection récente d’une fuite dans l’enceinte de confinement.

M. Martial Château. Pour ce qui est des déchets non répertoriés, on peut penser que les choses vont un peu mieux aujourd’hui que par le passé. Cela dit, en matière de déchets miniers, il est très difficile de savoir précisément ce qui a été fait au cours des décennies précédentes : des déchets ont été intégrés à des matériaux de remblai, ce qui fait que des personnes peuvent, sans le savoir, y être exposées. Certes, le niveau de radioactivité de tels déchets n’est pas très élevé, mais si certaines personnes s’y trouvent exposées de façon permanente, cela peut avoir pour elles des conséquences sanitaires extrêmement graves. On a compté en France environ 200 sites miniers, et il serait important de répertorier tous les résidus ayant résulté de l’exploitation de ces sites.

M. Anthony Cellier. Je vous avouerai que je suis un peu mal à l’aise car, dans le livre que vous nous présentez, La Farce cachée du nucléaire, vous citez une source que vous dites ne pas connaître, et dont vous ne donnez que le pseudonyme, Nozomi Shihiro. Je rappelle que nous sommes une commission d’enquête et qu’à ce titre, nous avons besoin de disposer d’éléments tangibles et identifiables. Seriez-vous en mesure de fournir un peu plus de matière à notre commission ?

M. Martial Château. Tout ce qui est dit dans le livre est référencé sous la forme de liens, qui permettent d’accéder très facilement aux documents correspondants sur internet. Si la personne dont nous ne citons que le pseudonyme n’a pas souhaité donner son nom, c’est simplement pour éviter de subir des représailles, notamment sous la forme de sanctions professionnelles.

M. Anthony Cellier. J’entends bien ce que vous nous dites au sujet du sourcing sur internet, et les liens que vous indiquez permettent effectivement d’accéder à divers documents – notamment des photographies un peu anxiogènes – mais, franchement, je trouve qu’une telle présentation a un goût d’inachevé.

Mme Charlotte Mijeon. Il est exact que nous n’avons eu avec Nozomi Shihiro que des contacts par courriel – par personnes interposées. Dès lors, nous ne sommes pas en mesure de vous en dire plus à son sujet : nous avons prêté serment au début de cette audition et sommes obligés de nous en tenir à ce que nous savons. En l’occurrence, nous avons la certitude que ces documents existent et sont authentiques et nous estimons donc qu’ils doivent être versés aux débats.

M. Martial Château. La plupart des documents mis en ligne ont été obtenus auprès des commissions locales d’information (CLI) rattachées aux différentes centrales nucléaires. Les ouvrages que nous vous présentons contiennent en quelque sorte une compilation de ces documents, dont on peut considérer qu’ils sont publics à l’échelle locale.

M. le président Paul Christophe. Nous pourrons interroger l’Association nationale des comités et commissions locales d’information (ANCCLI) à ce sujet, puisque nous recevrons ses représentants juste après votre audition. Pour rejoindre ce qu’a dit notre collègue Cellier au sujet des réserves que l’on peut émettre sur les informations contenues dans les ouvrages que vous citez, il apparaît que la perforation de fond de cuve sur le réacteur n° 1 de la centrale de Gravelines n’existe plus aujourd’hui. Notre travail consistera donc à vous interroger sur vos sources, afin que nous puissions les contacter et entendre leur propre version des faits que vous citez, en complément des éléments qui nous seront également fournis par l’ANCCLI et EDF, et ainsi confirmer ou infirmer certains points.

M. Anthony Cellier. J’espère que M. le président et Mme la rapporteure ne vont pas juger ma démarche trop impertinente – en tout état de cause, ma proposition sera soumise à leur validation –, mais je suggère que nous adressions une convocation par courriel à votre contact, afin de l’entendre au cours d’une audition à huis clos.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous allons y réfléchir, mais il faut savoir que si notre commission d’enquête adresse une convocation à cette personne, il aura l’obligation d’y déférer.

M. Xavier Batut. Vous avez parlé tout à l’heure de sous-traitants nomades se trouvant dans l’impossibilité d’effectuer leur mission. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

Mme Charlotte Mijeon. Les mieux placés pour vous en parler seraient les sous-traitants eux-mêmes, et je vous incite très vivement à auditionner des membres des associations « Ma zone contrôlée va mal » ou « Santé, Sous-traitance, Nucléaire, Chimie », par exemple. Les faits que je vous rapporte sont connus et reviennent très fréquemment au cours des échanges que nous avons avec différents sous-traitants. Parmi les sous-traitants chargés de la maintenance, certains interviennent sur différents sites, ce qui les oblige à effectuer de fréquents déplacements ; ils ne disposent que d’un délai très court pour effectuer leur mission, et dans des conditions toujours plus pénibles. À la pénibilité des déplacements et des interventions proprement dites s’ajoute celle des doses de radioactivité reçues. Le site « Ma zone contrôlée va mal » contient une importante compilation de témoignages de sous-traitants, que je vous invite à consulter.

Mme Bérangère Abba. Vous avez évoqué la question des risques en zone frontalière, et le fait que les conséquences d’un accident ne s’arrêteraient pas aux frontières administratives. Pouvez-vous nous rappeler ce que prévoient les accords internationaux passés par la France avec ses voisins et nous dire si ces accords vous paraissent satisfaisants ?

Mme Charlotte Mijeon. Il existe une commission franco-allemande sur la sûreté nucléaire, dont les travaux sont assez peu connus. En tout état de cause, la collaboration entre la France et les autres pays européens ne semble pas satisfaisante, nous en voulons pour preuve les difficultés rencontrées par les élus allemands ou luxembourgeois qui ont demandé à obtenir des informations sur l’état de certaines installations françaises ou sur la date de fermeture de Fessenheim – sur ce dernier point, même les multiples demandes adressées par la ministre allemande de l’environnement à Ségolène Royal, lorsque celle-ci était également ministre de l’environnement, ont été ignorées.

Nous avons donc l’impression que les pays frontaliers, confrontés à une menace qu’ils ne maîtrisent pas, font les frais d’une certaine désinvolture de la part des autorités françaises, qui imposent la menace constituée par les centrales nucléaires à leurs propres citoyens, mais aussi à toute l’Europe.

M. Martial Château. La ville de Genève a, elle aussi, adressé des demandes d’informations au sujet de la centrale du Bugey. Je crois même qu’une action en justice a été intentée afin de demander l’arrêt de la centrale, à la suite des informations faisant état de fuites sur l’enceinte de confinement.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Cette plainte émane en fait du canton de Genève.

Mme Perrine Goulet. Vous avez indiqué qu’il y avait une perméabilité entre l’ASN et les exploitants. Pouvez-vous nous indiquer sur quoi vous vous appuyez pour dire cela, et si vous pensez qu’il y a collusion entre les exploitants et l’ASN ?

Par ailleurs, vous affirmez que les sous-traitants reçoivent de fortes doses de radioactivité. Or l’IRSN, qui assure le suivi de ces personnes, n’a à ma connaissance jamais déclaré que les travailleurs étaient exposés à des surdoses dans les centrales.

Mme Charlotte Mijeon. Je n’ai pas dit qu’il y avait collusion entre l’ASN et les exploitants. Cela dit, nous ne pouvons que nous interroger au sujet de certaines décisions de l’ASN, compte tenu des potentielles pressions économiques, notamment en ce qui concerne la cuve. Comment comprendre que l’ASN, d’abord furieuse de découvrir que les installations de l’EPR de Flamanville présentent d’importantes malfaçons au niveau de la cuve fabriquée par Creusot Forge, qui ne possède pas les qualités qu’elle était censée avoir à l’origine – en vertu du principe d’exclusion retenu par EDF dans ses scénarios, une cuve doit être d’une qualité impeccable, l’hypothèse de sa rupture étant totalement exclue –, finisse par déclarer que ce n’est pas vraiment un problème, et qu’il suffira de changer le couvercle de la cuve ? Face à un tel revirement, on est légitimement en droit de s’interroger.

Mme Perrine Goulet. Si des pressions sont exercées, d’où proviennent-elles ? De l’exploitant ? De l’État ? De la Commission européenne ?

Mme Charlotte Mijeon. EDF n’avait pas intérêt à ce que l’ASN rende une décision ne validant pas la cuve de l’EPR et, dès lors, on peut supposer soit qu’une pression a été exercée, soit que l’ASN a considéré devoir tenir un rôle d’accompagnatrice plutôt que de gendarme. Cela dit, je ne suis pas dans la tête des représentants de l’ASN et je ne peux pas parler à leur place.

Pour ce qui est du suivi des sous-traitants du nucléaire, c’est une question bien documentée, pour laquelle je vous renvoie aux publications d’Annie Thébaud-Mony, une sociologue de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) qui a énormément travaillé sur ce thème et qui soutient que l’industrie nucléaire organise le non-suivi médical des travailleurs les plus exposés, ne serait-ce que par son choix d’une organisation faisant appel à la sous-traitance pour réaliser les activités les plus dangereuses.

Enfin, en ce qui concerne l’IRSN, je vous invite à consulter l’ouvrage Nucléaire, danger immédiat, qui contient dans ses dernières pages des informations au sujet des laboratoires chargés du suivi médical des travailleurs, et émet des interrogations sur leur fonctionnement.

M. Claude de Ganay. Vous vous interrogez et vous supposez beaucoup, ce qui me conduit à mon tour à me poser des questions. Cette filière souvent qualifiée d’excellence n’a-t-elle vraiment aucune qualité à vos yeux ? Ses acteurs sont-ils tous irresponsables et incompétents ?

Pour ce qui est des contrôles exercés par les autres pays, il existe une Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), qui envoie régulièrement des experts étrangers pour contrôler les installations nucléaires françaises et publie leurs travaux. Ne reconnaissez-vous pas la validité de ce travail de contrôle ?

Enfin, je m’interroge sur vos sources, qui sont souvent militantes mais dont on ne connaît que le nom que vous nous indiquez, et dont la qualité d’expert ne me paraît pas démontrée – mais peut-être n’avons-nous pas la même conception de ce qu’est un expert ?

M. Martial Château. Je comprends que vous vous interrogiez, mais sans doute convient-il de rappeler que le nucléaire civil a pour origine le nucléaire militaire, qui s’est développé…

M. Claude de Ganay. Il ne faut pas perdre de vue que nous sommes ici pour renforcer la sécurité et la sûreté de nos concitoyens : comme l’a dit Mme la rapporteure, il nous revient de faire des propositions en ce sens.

M. Martial Château. Le nucléaire s’est toujours construit et développé sur la base du silence et du mensonge, direct ou par omission. J’en veux pour preuve la question des déchets, au sujet desquels on nous a dit, aux débuts du nucléaire, qu’on finirait bien par trouver une solution. Soixante-dix ans plus tard, il n’y a toujours pas de solution, et des tonnes de déchets ne font que s’accumuler, ce qui constitue un énorme problème. Combien de temps va-t-on continuer comme ça avant de prendre la décision d’arrêter ?

C’est la même chose sur le plan financier : on n’a cessé de nous dire que le nucléaire permettait d’obtenir de l’électricité en grande quantité et à bon marché, en omettant d’inclure tous les coûts dans le prix du kilowattheure – la gestion des déchets, justement, n’y est pas incluse.

Il faut savoir regarder la situation en face, et prendre au sérieux les alertes que nous lançons : ce n’est pas du chantage, nous essayons simplement de faire comprendre à nos concitoyens que nous sommes arrivés au bout du bout. Quand on fait face à un mur, on continue ou on arrête ? C’est la question que nous posons.

M. le président Paul Christophe. Je me dois de vous rappeler que notre commission d’enquête n’a pas vocation à trancher la question : « Pour ou contre le nucléaire ? », mais à réfléchir sur les questions de sûreté et de sécurité liées au nucléaire.

Mme Mathilde Panot. Je sais que notre commission n’est pas là pour se prononcer pour ou contre le nucléaire, mais je suis moi-même favorable à une sortie du nucléaire et j’estime que cela intéresse tout le monde d’obtenir des informations sur la sûreté et la sécurité des installations. Dès lors, je ne vois pas ce qui justifie de montrer de l’agressivité à l’égard des personnes que nous avons invitées à venir s’exprimer devant nous – le seul motif qu’ils soient favorables à la sortie du nucléaire ne le justifie pas, en tout cas : nous devons les laisser s’exprimer sereinement et les écouter exactement comme nous écoutons les experts favorables au nucléaire.

Les sous-traitants de Framatome que j’ai rencontrés hier m’ont expliqué que, contrairement aux salariés de cette entreprise – et alors même qu’ils travaillent exactement sur les mêmes sites –, ils ne bénéficient pas d’un statut protégé, n’ont une visite médicale que tous les deux ans – les salariés de l’entreprise en ont une tous les six mois –, ne sont pas soumis à des analyses de selles et d’urine et ne sont pas suivis à l’issue de leur contrat – ce qui implique qu’ils ne soient pas informés d’une éventuelle contamination de leurs collègues.

J’en viens à mes questions. Premièrement, quel lien faites-vous entre les installations nucléaires civiles et militaires, et pensez-vous que notre commission devrait s’intéresser également aux secondes ? Deuxièmement, nous demandons la transparence au sujet de la gestion des déchets nucléaires depuis le lancement du nucléaire civil en France : pensez-vous qu’il soit possible de procéder à un état des lieux précis sur ce point, et avez-vous commencé à y travailler ?

M. Martial Château. Je pense qu’il serait bon que votre commission invite des associations qui militent contre le nucléaire militaire et la bombe nucléaire : cette question entre dans le champ de vos compétences, puisqu’elle inclut des aspects relatifs à la sûreté et à la sécurité. Ainsi, des salariés de la base sous-marine de l’Île Longue, dans le Finistère, ont été contaminés, ce qui n’a rien d’étonnant quand on sait que la sûreté des travailleurs du nucléaire militaire a toujours été nulle : par exemple, les personnes dont il est ici question prenaient leur casse-croûte tranquillement installées à côté des ogives nucléaires ! De telles pratiques sont révélatrices d’un laisser-aller absolu, et je ne suis pas loin de penser qu’on a exposé des travailleurs de manière volontaire en ne les prévenant pas des risques, peut-être pour préserver l’idée selon laquelle le nucléaire serait propre – je ne vois malheureusement pas d’autre explication.

M. le président Paul Christophe. S’il ne s’agit pas de mettre systématiquement en doute les propos des personnes que nous auditionnons, il nous revient, pour garantir le sérieux de nos travaux, de leur demander sur quels éléments de preuve ou d’expertise elles s’appuient pour affirmer certains points – je pense que c’était le sens de l’intervention de notre collègue de Ganay. Nous poserons d’ailleurs les mêmes questions aux représentants des autres associations que nous serons amenés à entendre.

Mme Mathilde Panot. Ce ne sont pas les questions posées qui me gênent, monsieur le président.

Mme Émilie Cariou. Au sujet du projet d’enfouissement de CIGEO à Bure – un territoire que je connais bien, étant députée de la Meuse –, vous avez fait état d’inquiétudes que j’ai du mal à comprendre, puisqu’elles portent sur des informations figurant dans le rapport de l’IRSN et l’avis de l’ASN, tous deux rendus publics. Je rappelle que ce projet n’en est qu’au stade expérimental et que les deux autorités que je viens de citer sont dans leur rôle quand elles informent le public en toute transparence en formulant des observations sur les expériences menées au sein d’un laboratoire d’étude – en l’occurrence, elles ont fait état d’un risque d’incendie lié aux déchets bitumineux. J’insiste sur le fait que la demande d’autorisation n’est même pas déposée et qu’en l’état actuel seul un laboratoire d’étude est en activité.

M. Hervé Saulignac. Notre responsabilité en tant qu’élus ne consiste pas seulement à appeler l’attention sur des problèmes et des risques : nous avons aussi à les connaître et à les évaluer précisément et, sur la base de ce diagnostic, à formuler des préconisations, portant notamment sur les évolutions possibles ou souhaitables. Sans remettre en cause votre expertise et votre capacité à produire un constat fiable, je trouve dommage que vous vous contentiez d’établir ce constat, sans faire de propositions visant à améliorer les choses.

Vous avez évoqué le système de gestion des informations qui, selon vous, ne permet pas d’avoir connaissance en temps réel des problèmes qui se posent. Il ne me paraît pas très compliqué techniquement d’essayer de réfléchir à la façon dont ce système de gestion des informations pourrait être amélioré. Avez-vous des idées en la matière ?

Par ailleurs, vous avez dit que l’ASN manquait d’intransigeance. D’après vous, a-t-elle les moyens d’être plus intransigeante, et de quelle manière pourrait-on faire évoluer les missions et les prérogatives de l’autorité pour qu’elle puisse faire preuve d’une plus grande intransigeance ?

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Toujours au sujet de l’ASN, pensez-vous qu’en plus des questions de sûreté elle devrait aussi se charger des questions de sécurité ?

Mme Bérangère Abba. Comme Mme Cariou, je suis très concernée par la proximité de Bure. Quelle que soit la trajectoire retenue en termes de sortie du nucléaire, les déchets existent et il faut les gérer. Quelles sont vos préconisations en la matière – stockage sur site, concentration, subsurface ou profondeur ?

Mme Charlotte Mijeon. Au risque de vous décevoir, je dois vous rappeler que le réseau « Sortir du nucléaire » a pour objet de promouvoir la sortie du nucléaire, et non de cogérer le nucléaire. Si nous pouvons faire certaines préconisations pour la gestion des centrales, nous plaidons avant tout pour qu’elles soient fermées car, tant qu’elles seront en fonctionnement et quand bien même elles seraient gérées correctement, elles continueront à poser des problèmes, notamment celui de la pollution résultant de l’exploitation des mines d’uranium – qui se traduit, au Niger, par la contamination des nappes phréatiques fossiles – et celui de la production de déchets.

Je comprends bien votre question sur CIGEO, madame Cariou, et je ne conteste pas le sérieux des travaux de l’ASN et de l’IRSN, qui mettent en exergue de façon très détaillée tous les dysfonctionnements relevés. Ce que nous contestons, c’est le décalage entre le caractère très sérieux des problèmes constatés et une communication souvent très lisse, consistant en un discours politique selon lequel CIGEO est sur les rails et qu’il faut mener le projet à son terme, car de toute façon on n’a pas le choix de faire autrement.

Je le répète, notre rôle n’est pas de cogérer des déchets dont nous n’avons pas souhaité la production, et nous n’avons donc pas de préconisations à formuler sur l’exploitation des centrales. Cela dit, en ce qui concerne CIGEO, nous constatons que l’on est en train de se précipiter pour mener à bien ce projet, comme s’il n’existait pas d’autre solution. Or, l’urgence ne consiste pas à construire CIGEO, mais d’abord à prendre la décision d’arrêter de produire des déchets ingérables ; il conviendra ensuite de réunir les conditions d’un débat serein, auquel pourront contribuer des experts de tout bord, notamment des associations comme la nôtre, afin de déterminer la moins mauvaise option pour la gestion des déchets – je ne dis pas « la meilleure option », car aucune n’est satisfaisante.

En l’état actuel, les conditions ne sont pas réunies pour qu’ait lieu ce débat serein, dans la mesure où certaines informations sont soit gardées cachées – je pense notamment au coût de CIGEO, qui ne nous a été communiqué qu’à la suite de la demande que nous avons adressée à la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA), et qui constitue un élément à verser aux débats – soit manipulées au moyen de divers artifices comptables par les producteurs de déchets afin que ce coût paraisse moins élevé.

Pour ce qui est du système de gestion des informations, je répète encore que nous ne souhaitons pas cogérer le nucléaire. Cela dit, les travailleurs du nucléaire estiment que leur propre compétence en la matière n’est pas reconnue et déplorent que la communication de l’information se fasse selon des procédures excessivement complexes qui ne permettent pas de résoudre les problèmes. Je vous invite à les auditionner, car ils ont beaucoup de choses à dire sur ce point. Par ailleurs, je vous renvoie à la plainte que nous avons déposée contre la centrale de Belleville-sur-Loire à la suite du placement de la centrale sous surveillance renforcée en septembre 2017 en raison de plusieurs problèmes, notamment l’état de corrosion avancé de certaines canalisations et des dégradations significatives d’équipements importants pour la sûreté, empêchant que ceux-ci fonctionnent normalement – cet état étant apparemment dû au fait que des demandes de travaux se perdent dans la nature.

Enfin, vous nous avez demandé, madame la rapporteure, quelles sont les évolutions possibles de l’ASN, et si elle ne devrait pas se charger aussi de la sécurité. Nous pensons qu’elle devrait effectivement s’en charger, comme le font d’autres autorités de sûreté à l’étranger, car il n’est pas normal qu’elle n’ait pas son mot à dire en la matière.

M. Martial Château. Il n’existe toujours pas de solution satisfaisante au problème des déchets qui se pose depuis soixante-dix ans, et on a l’impression que la marche forcée qui nous est imposée avec CIGEO a pour seul objet de nous faire croire qu’il en existe une, afin de pérenniser le nucléaire. Ainsi, quand on affirme que ce projet respecte le principe de réversibilité, on se garde bien de préciser que la réversibilité n’est en fait prévue que pour les cent ans à venir, alors que le site doit abriter des déchets qui vont rester radioactifs durant plusieurs centaines de milliers d’années ! Comment, dans ces conditions, peut-on croire que cette solution d’enfouissement des déchets à 500 mètres de profondeur présente des garanties suffisantes en matière de sûreté et de sécurité ? Plutôt que de se précipiter, il convient de prendre des mesures qui permettront réellement de réintervenir sur les conteneurs de déchets en cas de problème. Telles que les choses sont actuellement prévues, si un problème survient à 500 mètres de profondeur dans une centaine d’années, on ne pourra rien faire.

M. le président Paul Christophe. Madame, monsieur, je vous remercie pour votre disponibilité et la clarté de vos propos.


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4.   Audition de M. Jean-Claude Delalonde, président de l’Association nationale des comités et commissions locales d’information (ANCCLI) (15 février 2018)

M. le président Paul Christophe. Nous accueillons M. Jean-Claude Delalonde, président de l’Association nationale des comités et commissions locales d’information (ANCCLI) et M. Gérard Chaumontet, vice-président.

Créée le 5 septembre 2000, l’ANCCLI regroupe trente-sept commissions locales d’information (CLI) qui ont pour double mission d’informer la population sur les activités nucléaires et d’assurer un suivi permanent de l’impact des installations nucléaires.

L’ANCCLI fédère les expériences et les attentes des CLI et porte leurs voix auprès des instances nationales et internationales. Elle est l’interlocutrice de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) en tant qu’organisme représentatif de la population.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées de déposer sous serment. Elles doivent jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite, monsieur Delalonde et monsieur Gérard Chaumontet, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Jean-Claude Delalonde et M. Gérard Chaumontet prêtent successivement serment.)

M. Jean-Claude Delalonde, président de lAssociation nationale des comités et commissions locales dinformation. Mesdames, messieurs les députés, nous sommes très heureux et très honorés d’être auditionnés par votre commission d’enquête récemment créée.

Il y a quelques mois, nous espérions pouvoir, avec la nouvelle représentation nationale, être entendus sur ce que nous représentons. Vous venez de rappeler la création des CLI et de l’ANCCLI. Je me permettrai d’aller un peu plus loin, même si je ne doute pas que tous les parlementaires connaissent bien les CLI et notre association.

La France est le pays le plus nucléarisé au monde. C’est le seul pays qui a décidé de créer une organisation démocratique de réflexion sur les problèmes du nucléaire. Les CLI ont été instaurées en 1981 par une circulaire qui, à l’époque, a été appliquée par peu de présidents de conseils généraux. J’ai intégré la CLI de Gravelines en 1998 alors qu’elle existait déjà depuis quelques années. Lorsque j’ai pris la présidence de l’ANCCLI, il n’y avait que vingt-quatre CLI en France. Dès la création de l’association nationale, nous avons réussi à fédérer toutes les CLI et aujourd’hui, comme vous l’avez dit monsieur le président, toutes les CLI adhèrent volontairement à notre structure nationale chargée de répercuter les préoccupations, de les représenter sur le plan national mais aussi européen.

La Commission européenne, et en particulier sa direction générale de l’énergie, nous regarde attentivement et nous contacte régulièrement. Elle nous a même sollicités il y a quelques années pour que nous usions de notre influence auprès d’organisations non gouvernementales (ONG) afin de créer une structure, non légale puisque la Commission européenne ne veut pas s’en préoccuper, ce qui est regrettable, et de droit français. cette structure s’appelle NTW – Nuclear Transparency Watch – et ses statuts sont un copié-collé de ceux de l’ANCCLI. Nous essayons de diversifier la composition de cet organisme, un peu à l’image de ce que nous représentons et qu’il me semble important de vous signaler.

L’ANCCLI, association loi de 1901, regroupe 3 000 membres de CLI, dont 1 500 élus. Au niveau national, ce sont 115 délégués qui sont répartis en quatre collèges à parts égales. Notre conseil d’administration comprend huit élus – vous en faites partie, monsieur le président –, huit syndicalistes, huit représentants d’associations – pronucléaires et antinucléaires – et huit personnalités qualifiées, experts ou représentants du monde économique.

Cette diversité totale permet de dire que nous sommes des légitimistes, des légalistes. Nous ne sommes pas là pour prôner l’arrêt ou la poursuite du nucléaire. Lorsqu’il y a un peu de tension dans nos discussions, je me permets, en tant que président, de rappeler à tout un chacun que nous sommes mandatés au niveau national par nos commissions pour exiger que la sûreté et la sécurité nucléaires soient présentes en France, mais qu’il ne nous appartient pas de remettre en cause les décisions des gouvernements quels qu’ils soient. Pour nous, la sûreté est quelque chose qui ne se négocie pas.

Nous sommes une partie prenante sans parti pris. Mais nous prenons des positions.

Je préside l’ANCCLI depuis quinze ans, et j’ai été réélu pour six ans au mois de novembre dernier. Toutes les orientations que nous prenons au sein de l’ANCCLI depuis l’année 2000 le sont à l’unanimité et elles ne concernent que la sûreté et la sécurité nucléaires.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Le 31 janvier 2017, lors d’une conférence de presse, l’ANCCLI s’est exprimée sur la sûreté nucléaire et a dénoncé « un système de gouvernance qui se dégrade ». Pouvez-vous nous en dire plus ?

M. Jean-Claude Delalonde. Comme je viens de vous le dire, nous prenons des positions, nous sommes critiques dans le rôle qui nous est imparti, mais nous voulons aussi être force de proposition. Dans les travaux que nous menons autour de groupes de travail, de groupes d’experts, nous réalisons des livres blancs – nous en sommes aujourd’hui à notre septième livre blanc – et nous alertons les médias lorsque nous pensons que les sujets d’actualité l’exigent.

Comme vous l’avez dit, au mois de janvier 2017 nous avons effectivement considéré qu’il était important de relayer ce que disait le président de l’ASN et qui nous préoccupait, à savoir que la sûreté nucléaire n’était pas négociable mais qu’elle se dégradait au travers de faits marquants que je me permettrai de vous rappeler sans entrer dans le détail. La liste est longue : en 2014, la détection d’anomalies sur le couvercle et le fond cuve de l’EPR ; en avril 2016, les anomalies du Creusot – les fameuses irrégularités et falsifications ; en mars 2016, la chute du générateur de vapeur de Paluel, défaillance d’un matériel de manutention qui était jugée impossible par EDF quelques années auparavant ; en juin 2016, l’annonce par l’ASN que quarante-six générateurs de vapeur, installés dans dix-huit réacteurs d’EDF, avaient été affectés par le même défaut que le couvercle et le fonds de cuve de l’EPR. Sur ces dix-huit réacteurs, douze ont été arrêtés, même si quelques mois plus tard, à l’occasion du pic de grand froid, l’ASN a décidé, en responsabilité, de les faire redémarrer. On ne juge pas s’il y a eu pression, comme on l’a entendu, ou non, mais cette décision nous a semblé un peu légère, alors que nous étions associés aux travaux de réflexion de l’ASN. Mais il faut reconnaître que très rapidement, un mois après, à notre demande, l’ASN a réuni, avec l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), un panel important de membres des CLI pour donner toutes les explications. Nous n’avons pas été nécessairement d’accord avec certaines explications, nous avons peut-être été un peu surpris, mais le dialogue existe et nous nous en sommes félicités.

Tous ces faits marquants, tous ces constats amènent l’ANCCLI à rappeler que nous sommes attachés à l’information du public et à une bonne gouvernance de la sûreté nucléaire. Encore faut-il que cette gouvernance s’appuie solidement sur des processus d’évaluation et de contrôle. C’est là que nous avons un rôle à jouer, pour exiger ces évaluations, exiger d’obtenir des informations, exiger d’avoir connaissance que des contrôles ont bien été effectués. Ensuite, à chacun de prendre ses responsabilités.

Au travers des quelques exemples que j’ai cités, nous considérons que cette situation exige une réforme en profondeur du système de contrôle et une augmentation des moyens attribués aux organismes chargés de ces contrôles, même si je sais que nous sommes depuis quelques années en période de tension budgétaire. Il n’est pas possible, après les retours d’expérience (REX) de Fukushima et l’ensemble de ces faits marquants qui imposent à l’ASN et à l’IRSN de faire plus de contrôles, plus d’analyses et d’examens, que les moyens ne soient pas à la hauteur, même si nous reconnaissons que l’État a consenti à l’ASN une augmentation de ses moyens, puis un gel. Nous estimons, un peu à l’image des moyens qui sont octroyés aux CLI et à l’ANCCLI, qu’il y a danger, et nous sommes inquiets.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous dites qu’il faut une réforme en profondeur du système de contrôle. Est-ce seulement une question de moyens ou faut-il revoir l’organisation de l’ASN ? Ses pouvoirs sont-ils suffisants ?

Pensez-vous que l’ASN doive aussi avoir des moyens de contrôle sur les questions de sécurité ?

M. Jean-Claude Delalonde. La charge de travail de l’IRSN et de l’ASN fait qu’on a le sentiment, partagé je crois par ces deux organismes, qu’on leur demande aujourd’hui de faire des tâches qui relèvent de l’exploitant. C’est parce que l’exploitant a été défaillant que l’on a décidé de créer une task force pour laquelle l’ASN et l’IRSN doivent retirer des moyens de certains éléments qu’ils ont à étudier, parce qu’on ne leur donne pas suffisamment de moyens financiers.

Nous espérons, comme l’a dit le président Chevet dans ses vœux à la presse pour 2018, qu’un jour l’ASN aura, comme ses grands homologues européens, la double casquette, la double responsabilité, ce qui faciliterait les contrôles et serait susceptible de produire des économies d’échelle, tout en sachant qu’on continuera à s’appuyer sur ceux qui, comme le haut-commissaire à la défense, ont des charges et des responsabilités.

Les pouvoirs de l’ASN sont ce qu’ils sont, mais il nous semble qu’ils sont effectivement vraiment indépendants. Nous pensons que, par rapport à ce qui est de notre ressort et de notre mission, nous pouvons nous appuyer sur l’ASN. Peut-être est-ce lié aux présidents que l’Autorité a eus jusqu’à ce jour, et il faut espérer que ceux qui seront nommés demain pourront manifester leur indépendance et leur parler vrai. En tout cas, le président Lacoste et son successeur le président Chevet sont dans ce cadre-là.

Nous estimons que l’ASN devrait parfois montrer plus de fermeté par rapport aux exploitants qui ont tendance peut-être à ne pas faire ou à lever le pied quand il le faudrait, mais nous n’en sommes pas sûrs. Nous pensons vraiment que l’ASN joue son rôle, qu’elle a des pouvoirs et qu’elle les utilise.

M. Gérard Chaumontet, vice-président de lAssociation nationale des comités et commissions locales dinformation. Permettez-moi d’apporter un témoignage de terrain puisque j’ai présidé deux CLI, celle de Romans-Areva et celle des grands équipements énergétiques du Tricastin.

Lorsque les représentants de l’ASN interviennent dans une CLI, tout le monde les écoute, et en particulier EDF et Areva sur le site du Tricastin. Lorsque les représentants de l’ASN disaient quelque chose, ils étaient parfaitement écoutés, parfaitement respectés, voire craints par les exploitants, et reconnus par toutes les associations environnementales qui participent à la CLI. Quand il a fallu, pour régler le problème d’inondation et donc de digue, arrêter la centrale nucléaire du Tricastin, personne n’a discuté. Sur le site de Romans, l’ASN avait estimé, à la suite de contrôles, que l’exploitant Areva ne tenait pas suffisamment compte des préconisations et qu’il mettait du temps à réaliser les travaux. Lorsque le patron d’Areva, M. Oursel, et le directeur du site ont été convoqués à l’ASN, je peux vous dire que cela a porté ses fruits et a eu un impact très fort. À mon avis, l’autorité de l’ASN n’est absolument pas remise en cause.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous avez dit que des décisions prises par l’ASN vous avaient semblé un peu légères et que vous aviez été un peu surpris par les explications qui avaient été données. Vous avez surtout parlé du danger si on ne réformait pas en profondeur les moyens de l’ASN.

On nous a interpellés sur deux points : d’abord sur le fait qu’il pouvait se passer plusieurs années avant que certaines préconisations de l’ASN soient appliquées et que parfois elles ne l’étaient pas du tout, ensuite sur le fait que parfois des malfaçons ou des problèmes n’avaient pas été vus par l’ASN et avaient été découverts autrement. D’ailleurs, c’est peut-être aussi un peu votre rôle de pointer des problèmes. Lorsque vous parlez de danger, est-ce cela que vous mentionnez ?

M. Jean-Claude Delalonde. On a le sentiment qu’avant Fukushima, pour parler de l’accident majeur qui a amené la planète entière à se préoccuper des problèmes qui existent dans les centrales, il a toujours été indiqué qu’on faisait confiance à l’exploitant, qu’il avait des règles à respecter, que tout avait été mis en place pour qu’en France, où la décision avait été prise de faire du nucléaire, il y ait le maximum de sécurité – une sécurité bon marché, mais on y reviendra peut-être même si ce n’est pas le sujet. Or on s’aperçoit, au travers de tous les éléments que j’ai cités, que les exploitants n’ont pas mis en œuvre ce qui était de leur responsabilité. Aujourd’hui, on demande à l’ASN et à son bras armé, l’IRSN, de mener des contrôles nouveaux, d’aller dans le détail, de faire des recherches qui n’étaient pas, au départ, de leur ressort. Mais avec quels moyens ? Si c’est avec les moyens qu’elle a depuis toujours, cela veut dire qu’elle n’aura pas la capacité de bien faire le travail de base pour lequel elle a été créée. Je veux bien qu’on m’explique cela autrement, mais cela me semble évident, et cela déresponsabilise l’exploitant.

Nous pensons qu’on doit responsabiliser davantage l’exploitant, sachant qu’il y a actuellement une crise de confiance par rapport à l’exploitant en France. Il faut espérer – et c’est la position unanime de l’ANCCLI – que tant que vous déciderez de maintenir le nucléaire en France, tout sera fait pour que cette confiance revienne. Que doit-on faire ? Il faut responsabiliser l’exploitant, quitte à lui taper sur les doigts, quitte à utiliser les moyens de sanction, peut-être bien au-delà de ce qui est fait aujourd’hui, et affirmer la confiance que l’on a en donnant les moyens à l’ASN et à l’IRSN.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. S’agissant précisément de confiance, avez-vous le sentiment que l’information circule entre les CLI et les exploitants de manière suffisamment transparente ?

Les exploitants prennent-ils suffisamment en compte les observations des riverains, des CLI et de l’ANCCLI ?

M. Jean-Claude Delalonde. Depuis la loi de 2006 et la loi de 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte, il y a eu une évolution, non dans les pouvoirs des CLI et de l’ANCCLI, mais dans les capacités à obtenir de l’information. Lorsque j’étais l’antépénultième président de la CLI de Gravelines, j’ai connu l’époque où c’était « Circulez, il ny a rien à voir »… Tout sujet de préoccupation se voyait opposer le secret défense. Depuis surtout la loi de 2006, et celle de 2015, quand on pose des questions on a le sentiment qu’on a souvent des réponses – je dis cela sous couvert du président actuel de la CLI de Gravelines.

Peut-être les réponses sont-elles insatisfaisantes dans certaines CLI, parce que certaines ont à leur disposition des représentants, des membres experts qui connaissent parfaitement le sujet, ce qui n’est pas le cas dans toutes les CLI, qu’elles disposent, grâce au conseil départemental – et non pas grâce à l’État –, des moyens de faire des expertises, de poser des questions qui font que, si l’exploitant ne dit pas oui, on va à la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA) et on obtient satisfaction. Les choses ont donc beaucoup évolué. Mais si les CLI et l’ANCCLI n’ont pas les moyens de faire les investigations, comment voulez-vous qu’on réponde positivement ? Entre le budget de la CLI de Cadarache et celui de la CLI de Gravelines, il faut savoir que le rapport est de un à six. Il y a des CLI qui fonctionnent avec un budget de 5 000 euros par an !

Je veux bien qu’on puisse faire beaucoup de choses et un travail sérieux par rapport à la responsabilité que vous nous avez confiée depuis la loi de 2006. Mais il ne suffit pas qu’on réclame, qu’on revendique, qu’on demande au président du conseil départemental de pouvoir siéger à la CLI, encore faut-il qu’après on assume nos responsabilités, comme vous. Si demain les bonnes décisions ne sont pas prises, en cas de crise nucléaire en France la représentation nationale ne pourra pas dire qu’on a cru bien faire. Et nous, parce que nous avons accepté de siéger dans les CLI, nous serons aussi responsables et coupables.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Comment est structuré votre budget ?

M. Jean-Claude Delalonde. Le budget de l’ANCCLI et des CLI provient d’abord d’une subvention de l’État. Depuis 2012, l’État consacre aux trente-cinq CLI – et non pas trente-sept, car des regroupements ont été effectués – et à l’ANCCLI un million d’euros.

Par ailleurs, environ 2 millions d’euros sont versés par les collectivités territoriales aux CLI, mais pas à l’ANCCLI. Il revient à la CLI de convaincre le président du conseil départemental, parce qu’il a une entité nucléaire qui pose des questions, de mettre un peu la main au porte-monnaie.

M. Gérard Chaumontet. Les départements prennent à leur charge des chargés de mission de façon totale ou sur un certain pourcentage du temps pour les aider justement à préparer le travail des CLI. La loi relative à la transition énergétique a effectivement renforcé le rôle des CLI. Entre-temps, la zone des plans particuliers d’intervention (PPI) s’est développée. Par exemple, le PPI de la centrale du Bugey compte 70 000 habitants dans son périmètre de dix kilomètres de rayon. Si le rayon passe à vingt kilomètres, la centrale du Bugey devra informer 1,2 million d’habitants – c’est une responsabilité de la CLI. Je vous laisse imaginer les moyens qu’il va falloir déployer juste pour lancer une information en direction de 1,2 million d’habitants au lieu de 70 000...

M. Jean-Claude Delalonde. Chaque année, un million d’euros en provenance du budget de l’État transite par l’ASN pour nous être reversé à partir de la fameuse taxe sur les installations nucléaires de base (INB) que les exploitants acquittent et qui représente 680 millions d’euros. Ce million est destiné à l’information du public dans un rayon de dix kilomètres, ce qui veut dire que l’État consacre actuellement 83 centimes d’euros par an et par habitant vivant dans les dix kilomètres autour d’une INB.

M. Cordier et le président Christophe nous ont communiqué des réponses du Gouvernement qu’ils ont obtenues à des questions écrites. Toutefois, ces réponses sont très ambiguës et ne correspondent pas à la loi que vous avez votée en 2006, cette loi qui n’est pas appliquée. Dans une réponse faite, je crois, à M. Cordier, le Gouvernement indique en effet que la loi de 2006 n’est toujours pas appliquée à ce jour parce qu’elle est complexe à mettre en œuvre ! En tant que citoyen, je m’étonne qu’une loi, qui a été votée par la représentation nationale et qui a donné lieu à un décret d’application, ne soit toujours pas appliquée douze ans plus tard.

Si le périmètre autour d’une centrale passe à vingt kilomètres, comme cela a été décidé, sans moyens supplémentaires, ce sont 6 millions d’habitants qu’il faudra informer avec un budget d’un million. La contribution de l’État passera donc à 17 centimes par an et par habitant. Comme il y a cinquante-huit réacteurs répartis dans trente-quatre centrales, cela veut dire qu’on devrait informer des problèmes du nucléaire toute la population française. Si vous divisez un million d’euros par 67 millions d’habitants, c’est 1,5 centime que l’État consacre à l’information sur le nucléaire. Dont acte.

Mme Mathilde Panot. Je souhaite vous interroger sur le regard que vous portez sur les dispositifs d’urgence et le niveau d’information de la population en cas d’accident nucléaire. On sait que l’aire immédiatement touchée par Fukushima a été de 200 kilomètres. Au-delà de la question des moyens qui est extrêmement importante, comment informe-t-on la population rapidement ?

Que pensez-vous du zonage actuel ? Si je ne me trompe pas, le périmètre d’évacuation immédiate est de cinq kilomètres en cas d’accident et on prévoit de distribuer aux habitants de l’iode dans les vingt kilomètres autour des centrales.

M. Claude de Ganay. Je voudrais, moi aussi, vous demander ce que vous pensez de la distribution des comprimés d’iode.

Je souhaite par ailleurs que vous me confirmiez que l’ASN joue son rôle et qu’on ne peut pas la taxer de complaisance à l’égard de l’exploitant, mais qu’elle se heurte à un problème de moyens pour exercer ses missions dans les nouvelles conditions que vous avez rappelées.

M. Jimmy Pahun. Depuis ce matin, vous êtes le troisième expert qui nous fait un très beau retour sur le travail de l’ASN, mais un retour plus mitigé sur le travail des exploitants.

Ce matin, on nous a dit qu’il fallait que l’ASN remette les exploitants dans le droit chemin et que le contrôle de l’ASN n’avait pas pu évoluer depuis 2000, lors de la privatisation d’EDF. Qu’en pensez-vous ?

M. Jean-Claude Delalonde. La décision a bien été prise de porter le périmètre du PPI à vingt kilomètres, mais elle n’est pas appliquée sur le terrain. Nous attendons donc toujours que les services préfectoraux mettent en œuvre cette mesure. Jusqu’à présent, très peu de CLI nous ont fait remonter qu’elles avaient toute l’information.

Nous avons bien entendu, grâce à l’IRSN, qui était le pilote planétaire en matière de REX de Fukushima…

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Pouvez-vous expliquer ce qu’est le REX de Fukushima ?

M. Jean-Claude Delalonde. Il s’agit du retour d’expérience de Fukushima. À la suite de l’accident de Fukushima, il a été décidé par l’ensemble des autorités de la planète qui sont regroupées en Europe autour de la Western European Nuclear Regulators Association (WENRA) et des Heads of European Radiation Control Authorities (HERCA), qui sont le regroupement des équivalents existants de l’ASN et de l’IRSN, et sous couvert de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), d’analyser de façon précise ce qui s’est passé, et d’exiger des directives sur le plan européen. Au niveau national, il s’agit aussi de savoir ce qui doit être mis en œuvre par les exploitants le plus rapidement possible. Des préconisations ont été faites, et EDF notamment a fait beaucoup d’investissements. C’est peut-être aussi pourquoi elle rencontre des difficultés financières aujourd’hui.

Ces évaluations complémentaires de sécurité (ECS) ont été développées et mises en place. Au travers de ce retour d’expérience, nous avons été unanimes, à l’ANCCLI, à considérer que la distribution de comprimés d’iode dans un rayon de dix kilomètres, l’approche d’évacuation dans un rayon de deux kilomètres, la mise à l’abri dans un rayon de cinq kilomètres et l’information de la population dans un rayon de dix kilomètres étaient un non-sens, puisque tout le monde s’accordait à dire, à cette époque, que l’accident de Fukushima avait eu des conséquences jusqu’à quatre-vingt, voire cent kilomètres. Lorsque j’ai dit, en conférence de presse, que le rayon de dix kilomètres était un non-sens et qu’il faudrait pousser la réflexion jusqu’à cent kilomètres puisque les autorités européennes et mondiales le disaient, on m’a demandé ce que je racontais là. J’ai peut-être eu tort d’avoir raison trop tôt, mais aujourd’hui les autorités européennes de la WENRA et des HERCA recommandent que les évacuations concernent un rayon de cinq kilomètres, que les comprimés d’iode soient distribués dans un rayon de vingt kilomètres et que la mise en place d’une organisation pour informer la population jusqu’à cent kilomètres. Mais ce ne sont que des recommandations. Qui va exiger leur mise en place ? Je ne le sais pas.

M. Gérard Chaumontet. Le rendement des comprimés d’iode est de 50 % environ sur la zone PPI actuelle. Qu’est-ce que cela va donner si l’on passe à vingt kilomètres ? C’est très difficile. Lors d’une fuite de liquide sur le site de l’usine de la Société auxiliaire du Tricastrin (SOCATRI), les pharmacies ont été prises d’assaut, parce qu’il fallait prendre rapidement des pastilles. Mais il est très difficile de mobiliser la population pour qu’elle aille chercher des pastilles d’iode.

M. Jean-Claude Delalonde. Nous en sommes à la septième campagne de distribution d’iode et, personnellement, j’ai suivi les sept campagnes. Depuis la quatrième campagne, nous faisons partie du comité de pilotage qui a été mis en place sous l’autorité de l’ASN par les agences régionales de santé (ARS), la Haute autorité de santé (HAS) et EDF – c’est EDF qui paie – pour savoir comment distribuer avec efficacité ces comprimés. Depuis la quatrième campagne, nous avons formulé des idées, des recommandations pour pénétrer le plus possible dans la population, dans les écoles, dans les industries, mais nous n’avons jamais été entendus. Nous avons demandé récemment, pour la dernière campagne, à être bien informés du retour d’expérience de la distribution des comprimés d’iode. Nous devions l’être en juin 2017, mais il n’y a toujours pas eu de retour d’expérience de la première campagne de distribution de 2017, et on nous annonce le lancement de la campagne de distribution dans un périmètre de vingt kilomètres. J’ai été personnellement mandaté par l’ANCCLI pour dire à l’ASN que nous ne viendrions plus s’il n’y avait pas ce retour d’expérience, puisque, d’après les chiffres, 51 % seulement des personnes avaient participé dans un rayon de dix kilomètres !

Cela signifie-t-il que, lorsque l’on est proche d’une centrale nucléaire, on est ravi et assuré que tout se passe bien, et qu’il n’est pas nécessaire de prendre un comprimé d’iode ? En 2014, nous avons fait un sondage avec notre petit budget. Il s’avère que plus on est près d’une centrale nucléaire, plus on est inquiet des conséquences d’un accident nucléaire. Quand on demande, dans un rayon de dix kilomètres, à quelle distance de l’accident il faudrait être situé, on obtient le chiffre de 340 kilomètres ! Paradoxalement, plus on est loin, plus on considère que tout va bien puisqu’il n’y a jamais eu d’accident. Et pourtant, quand on pose la question pour la centrale de Gravelines, les gens répondent que c’est dangereux mais qu’en cas d’accident, de toute façon, on sera tous morts... Les gens pensent que si, demain, il arrive un accident nucléaire, nous allons tous mourir. C’est de la désinformation. À Fukushima, il n’y a pas eu tant de morts que cela. Mais je n’ose imaginer quelles seraient demain les conséquences économiques pour le Dunkerquois, qui est le premier pôle énergétique européen, si l’on ne pouvait plus consommer ce que l’on y produit et que l’on devait évacuer la population dans un rayon de cinq kilomètres autour de la centrale, où se trouvent dix sites Seveso !

M. le président Paul Christophe. Je souhaiterais que vous nous apportiez deux précisions. S’agissant de la sécurité des populations, estimez-vous que la culture du risque est suffisamment partagée ? Par ailleurs, les budgets actuels permettent-ils la réalisation, par des organismes indépendants, d’expertises et de mesures de la radioactivité ?

Mme Perrine Goulet. Je souhaite savoir si des exercices grandeur nature sont réalisés et, le cas échéant, comment les choses se passent avec les services préfectoraux, les pompiers, les hôpitaux.

M. Jean-Claude Delalonde. En ce qui concerne les moyens dont nous disposons pour réaliser des analyses, il faut savoir que l’on ne donne même pas aux CLI la capacité de s’organiser pour que la commission se réunisse plus d’une fois par an. À Gravelines, elle se réunit jusqu’à vingt fois par an, mais la plupart des CLI n’ont même pas de secrétariat. Seulement dix d’entre elles, sur trente-cinq, ont un chargé de mission, dont trois sont à mi-temps. Les autres sont détachés quatre heures par semaine, le plus souvent par les services de l’environnement des conseils départementaux. Comment voulez-vous faire fonctionner une CLI dans de telles conditions ?

On nous dit : « On n’a pas les budgets nécessaires. » Nous, nous ne demandons pas de bénéficier d’un droit de tirage financier. De toute façon, les CLI n’obtiennent satisfaction que si elles présentent un budget prévisionnel. Encore faut-il, pour élaborer un budget, pouvoir réunir les membres de la commission afin de discuter de ce que l’on veut faire. Si l’on ne peut pas se réunir, on ne peut pas aller plus loin. Ce n’est pas difficile à comprendre !

Certaines CLI sont bien organisées parce que les conseils départementaux ont choisi de leur allouer des moyens issus du produit de la taxe qu’ils perçoivent ou parce que des collectivités territoriales, qui estiment que le nucléaire est dangereux, ne veulent pas jouer avec la sûreté. Seules celles qui sont un tant soit peu structurées sont en mesure de présenter des revendications à l’ASN car, pour obtenir une augmentation des subventions, il faut pouvoir le justifier, et c’est tout à fait normal.

Les 35 CLI sont donc très inégales face au travail qu’elles ont à faire. C’est pourquoi nous considérons que chacune d’entre elles devrait bénéficier d’un budget minimum pour pouvoir lancer une réflexion et réaliser ce travail, qui va être considérable. J’appelle en effet votre attention sur le fait que 34 réacteurs sur 58 vont entrer, à compter de l’année prochaine, dans le cycle de la VD4 900 – c’est-à-dire la quatrième visite décennale prévue pour les réacteurs de 900 mégawatts – dans la perspective de la prolongation éventuelle de tout ou partie du parc nucléaire. Ce travail est considérable, et inédit, pour l’ASN et l’IRSN, qui vont devoir procéder à ces contrôles en l’espace d’une dizaine d’années.

M. Gérard Chaumontet. J’ajoute que l’inégalité territoriale évoquée par M. Delalonde se retrouve dans les mesures qui sont prises. Ainsi, quelques collectivités locales – le département de la Drôme, par exemple – paient des associations – la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD), pour ne pas la nommer – et financent des instruments de mesure pour réaliser les analyses.

M. Jean-Claude Delalonde. S’agissant de la culture de sécurité, l’information du grand public fait partie des missions des CLI, selon la loi du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour une croissance verte (TECV) et un futur décret qui devrait être publié au printemps prochain. Mais on ne peut pas nous demander de faire plus dans un rayon de 20 kilomètres, à un moment où la vigilance doit être accrue, sans moyens financiers supplémentaires. Nous ne sommes pas en mesure de sensibiliser la population à une véritable culture du risque.

Le nucléaire, pour les élus des communes concernées – je le sais pour avoir été élu pendant trente-quatre ans –, est un sujet tabou, et c’est dommage car je crois que les citoyens peuvent comprendre, si on leur communique la bonne information, la vraie information, et si l’on donne aux CLI les moyens de relayer les discussions qui ont lieu, comme nous le faisons à l’ANCCLI. Les Français peuvent comprendre pourquoi on décide de poursuivre l’exploitation des centrales dans le cadre d’un mix énergétique ou pourquoi on décide d’arrêter. Encore faut-il qu’ils soient informés. S’agissant des installations nucléaires de base (INB), cette information doit être assurée par les CLI. Mais comment feront-elles si elles n’en ont pas les moyens ? Comment le président de la CLI de Gravelines pourra-t-il, avec son budget de 30 000 euros, informer, dans six mois, non plus 10 000 habitants, mais 150 000 ?

M. Gérard Chaumontet. En outre, les CLI doivent désormais donner leur avis dans plusieurs procédures : modification des plans particuliers d’intervention (PPI), enquêtes publiques... Or, elles ont besoin de ressources humaines et d’expertises pour pouvoir donner un avis pertinent. Las, nombre d’entre elles sont bien démunies à cet égard.

M. Jean-Claude Delalonde. Quant aux exercices des PPI, aucun n’a été organisé grandeur nature. À ma connaissance, la seule tentative, en la matière, a eu lieu à Gravelines en 2011. Il s’agissait d’évacuer 3 500 habitants. Cinquante bus avaient donc été réquisitionnés trois jours avant ; nous n’en avons rempli qu’un demi ! Dès lors, pourquoi ne pas réaliser un test à l’échelle d’un quartier, en prévenant les habitants auparavant pour connaître leurs réactions ? Est-ce compliqué ? Nous, nous le réclamons !

M. le président Paul Christophe. C’est entendu.

M. Anthony Cellier. J’ai récemment rencontré un étudiant du Centre d’économie industrielle de l’École nationale supérieure des mines de Paris, qui a soutenu une thèse très intéressante dans laquelle il étudie le lien entre les budgets alloués aux CLI, la pression exercée sur l’exploitant et le volume des déclarations faites par celui-ci concernant les problèmes que peut rencontrer son centre. Il ressort de cette étude que, plus le budget de la CLI est important, plus les pressions sont fortes et plus on déclare d’incidents – ce qui ne signifie pas que ceux-ci soient plus nombreux. Je me demande donc qui répartit le budget d’un million d’euros entre les différentes CLI ? Vous nous avez dit que certaines avaient des budgets de 5 000 euros, d’autres de 35 000 euros. Il faudrait certainement augmenter le budget, mais ne faudrait-il pas également revoir la répartition de ces crédits pour que les pressions exercées sur l’exploitant soient uniformes sur l’ensemble du territoire ?

M. Claude de Ganay. Monsieur Delalonde, vous avez dit que le nucléaire était un sujet tabou pour les maires. Pourtant, la plupart d’entre eux font partie de la CLI ; ils participent donc aux discussions qui s’y déroulent et se doivent de répondre aux interrogations de leurs concitoyens.

M. Jean-Claude Delalonde. Les maires des communes où sont implantées des centrales nucléaires, voire de celles qui sont situées dans un rayon de dix kilomètres autour de ces installations, sont soumis à certaines obligations et ne peuvent pas prétendre ne pas être informés. Mais, en cas d’accident nucléaire, on a bien compris que la crise serait gérée, non pas par les CLI, ni même par les maires, mais par le ministère de l’intérieur, et les élus le comprennent bien. Toutefois, dans de telles circonstances, ce n’est pas au ministre ou au préfet que les habitants s’adresseraient, mais à leur maire. Si ceux-ci ne sont pas chargés de gérer la crise, ils doivent, en revanche, gérer la post-crise, en fonction de leur plan communal de sauvegarde (PCS), de leur organisation. Les élus sont bien conscients de tout cela.

Mais aujourd’hui, on évoque le mix énergétique, la fermeture de 17 réacteurs nucléaires… Le maire dont la commune héberge un réacteur de vingt ans n’y pense pas trop. En revanche, lorsqu’on commence à parler de démantèlement à propos de réacteurs en fin de vie, les élus concernés s’inquiètent de l’avenir de l’activité économique et de l’emploi dans leur territoire. Beaucoup ne parviennent pas à s’imprégner de l’idée que les réacteurs vieillissent et que le jour arrivera vite où il faudra bien les démanteler. Or, il faut s’y préparer le mieux possible et ne pas regarder passer les trains, car d’autres pays s’y préparent déjà. Si l’on ne veut pas aborder le sujet – excusez-moi de mettre les pieds dans le plat –, il se pourrait que le démantèlement soit réalisé par des Roumains. Même si l’on décide de maintenir l’activité pendant dix ou quinze ans, le démantèlement est inéluctable : encore une fois, il faut donc s’y préparer. De nouveaux métiers vont apparaître. Cela nécessite une réflexion de long terme. Dire cela, ce n’est pas être pour ou contre le nucléaire : c’est une réalité !

C’est la mission de l’ANCCLI que de tenir ce discours, et nous ne nous en cachons pas. Je le répète, l’association est composée à parts égales de pro-nucléaires, d’anti-nucléaires et – c’est dans cette catégorie que je me situe – de personnes qui veulent comprendre, qui exigent la sécurité mais qui sont légalistes et estiment que, si l’État décide d’arrêter le nucléaire, eh bien il faudra l’arrêter. Mais, même dans ce cas, l’exploitation des centrales aura des conséquences sur le long terme : leur déconstruction durera trente ou quarante ans et il faudra s’occuper des déchets radioactifs. Pourquoi ne pas aborder franchement ces questions ? Les CLI et l’ANCCLI sont en mesure de transmettre le message et d’instruire la population. Nous, nous y croyons, mais ce n’est pas avec les moyens dont nous disposons que nous y parviendrons.

M. Gérard Chaumontet. Je crois qu’il faut aborder très sereinement la question de l’économie du démantèlement. Prenons l’exemple du département de la Drôme. Lorsque la taxe professionnelle existait, 20 % de son produit provenait du nucléaire : ce n’est pas mince ! Or, certains élus en sont restés à ce schéma. Il faut donc expliquer que l’économie du démantèlement est une aubaine pour le développement économique et la création d’emplois. Actuellement, neuf réacteurs sont arrêtés et ne repartiront jamais, dont les réacteurs à graphite-gaz du Bugey, par exemple. Pour l’instant, ils sont en attente de démantèlement, lequel ne devrait s’achever, selon EDF, qu’aux alentours de 2100. Cela fait du travail ! Quant aux réacteurs à eau pressurisée qu’il faudra bien démanteler également lorsqu’ils seront en fin de vie, ils sont au nombre de 58 : cela représente des perspectives de développement économique intéressantes. Les élus et la population doivent prendre conscience qu’il existe une économie du démantèlement.

M. Jean-Claude Delalonde. M. Cellier nous a interrogés sur la répartition des moyens financiers. Avant de lui répondre concrètement, je tiens à préciser que, pour qu’une CLI fonctionne correctement, assume les tâches que la loi et le décret lui ont confiées, réalise éventuellement quelques analyses ou une expertise – qui coûte au minimum 3 000 ou 5 000 euros –, il lui faut au moins un chargé de mission effectuant entre un quart-temps et un mi-temps. En tenant compte de tout cela, y compris du respect comptable – lorsqu’une municipalité nous prête des locaux, ce sont des charges supplétives, mais il faut les chiffrer –, nous estimons que le budget d’une CLI doit être de 150 000 euros tout compris. Mais cela ne veut pas dire que l’on demandera, demain, 35 fois 150 000 euros, car la montée en charge sera progressive.

Actuellement, nous n’avons pas de droit de tirage auprès de l’ASN. Or, l’État nous a fait savoir, il y a longtemps, que les moyens qu’il consacre à l’information sur le nucléaire devaient passer par cette agence. Je précise, du reste, que l’État perçoit 680 millions d’euros de taxes sur les INB, qu’il doit normalement consacrer à la sûreté et à la sécurité nucléaires, et que je n’ai jamais pu obtenir – peut-être le pourrez-vous – l’état de la répartition de cette somme entre l’ASN, l’IRSN – cela, nous le savons –, les CLI et l’ANCCLI – nous le savons également – et le Haut comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire (HCTISN) – très peu. Lorsqu’on additionne tout cela, on est loin du compte. Toujours est-il que, n’ayant pas de droit de tirage, nous avons passé avec l’ASN un accord en vertu duquel chaque CLI doit, à la fin du troisième trimestre de l’année, proposer un budget au délégué régional de l’ASN. Ce faisant, elle doit détailler ce dont elle a besoin pour son fonctionnement, justifier l’utilisation de l’argent obtenu et préciser, dans le volet recettes, les moyens que les collectivités locales lui allouent. Il s’agit le plus souvent des conseils départementaux, mais certaines communautés urbaines – et, autrefois, certaines chambres de commerce – participent également au financement des CLI. Ensuite, l’ASN compile, par l’intermédiaire de ses délégués régionaux, l’ensemble des budgets prévisionnels, les étudie et accepte ou refuse les demandes qui lui sont adressées. En effet, il est inutile – et nous estimons que c’est le rôle de l’ASN d’en décider – de faire dix fois la même étude, par exemple. Du reste, le rôle de l’ANCCLI consiste à fédérer et à mutualiser les questions génériques : une étude peut servir à toutes les CLI. En revanche, pour un contrôle de sol à la centrale du Blayais, celui qui a été réalisé à Golfech ou ailleurs n’est d’aucune utilité. Tout cela nécessite donc un examen, qu’il revient à l’ASN de réaliser.

Jusqu’à présent, les CLI ont la réputation de ne pas demander beaucoup d’argent à l’ASN. C’est étonnant. Dès lors que nous estimons que leur budget actuel est insuffisant, comment se fait-il qu’elles ne le consomment pas entièrement ? En tout état de cause, nous avons conclu un deuxième accord : si les CLI n’utilisent pas la totalité des crédits, le surplus est versé à l’ANCCLI, qui a deux budgets : un budget prévisionnel, dans lequel nous présentons l’utilisation de la subvention de base, et un programme de travail pour lequel nous pouvons utiliser d’éventuels moyens supplémentaires. Je précise que, depuis quelques années, l’enveloppe n’est pas de 1 million mais de 960 000 euros.

M. Xavier Batut. Les communes profitent tout de même des retombées fiscales de l’implantation des centres nucléaires de production d’électricité (CNPE) sur leur territoire. Une partie de ces recettes est-elle utilisée pour l’information de la population ou le financement des CLI et, si tel n’est pas le cas, est-ce envisageable ?

M. Jean-Claude Delalonde. À ma connaissance, c’était le cas à l’époque de la taxe professionnelle, y compris, mais dans une moindre mesure, lorsque le produit de la taxe allait aux intercommunalités. Dans le cadre des négociations, l’État avait souhaité que l’on ne touche pas trop aux moyens des communes, mais, depuis les derniers changements, j’entends nombre de maires se plaindre de la baisse des dotations. Si, par un coup de baguette magique, ces dotations augmentaient, alors, oui, nous pourrions aller voir les maires pour leur demander de contribuer à notre financement.

Il est vrai qu’il existe une activité économique liée à l’implantation des centrales et aux entreprises qui gravitent autour de celles-ci, et les maires espèrent la conserver le plus longtemps possible. Je ne connais pas de maires qui se désintéressent de ce qui est fait mais, lorsque les moyens financiers et les responsabilités ont été transférés aux communautés de communes, on nous a dit de nous adresser à ces dernières, car c’est là que les décisions sont prises.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Le temps passe, et nous devons vous poser des questions, importantes pour notre commission d’enquête, sur votre travail d’information. Puisque vous avez bien insisté sur le fait que les CLI s’occupaient également de sécurité, je souhaiterais savoir si vous avez le sentiment que les installations nucléaires sont suffisamment protégées contre des actes de malveillance, voire des attentats terroristes.

Par ailleurs, selon votre expérience, quelles installations vous semblent aujourd’hui, d’un point de vue global, les plus vulnérables aux risques en matière de sûreté et de sécurité ? En effet, comme vous l’avez dit, des questions relatives au démantèlement vont se poser et des choix seront faits dans le cadre de la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), qui devront naturellement être éclairés par votre travail.

M. Gérard Chaumontet. En effet, les CLI se préoccupent des questions de sécurité qui, très souvent, du reste, surtout en cas d’intrusion médiatisée, à Cruas ou ailleurs, prennent le pas sur les problèmes de sûreté. Dans ce cas, lors de la réunion de la CLI, on interpelle les responsables chargés d’assurer la sécurité. Or, que nous est-il répondu ? Secret défense ! Très longtemps, nous avons fait confiance à ces responsables. Mais lorsqu’on apprend qu’une vingtaine de survols de centrale nucléaire par des drones ont été recensés ou qu’une intrusion a eu lieu dans une centrale, on peut avoir quelques doutes... Ce n’est pas très bon pour la crédibilité des CLI car, de ce fait, nous sommes incapables de répondre aux questions relatives à la sécurité, et les élus sont déçus.

Certains sites sont-ils plus exposés que d’autres ? Je pourrais vous répondre : à cause du secret défense, nous ne savons pas. Mais nous pouvons tout de même nous poser un certain nombre de questions.

Premièrement, en matière de sécurité, il faut prendre en compte l’ensemble des INB. On pense beaucoup aux 58 réacteurs, mais n’oublions pas les sites qui, en amont, conditionnent et préparent le combustible nucléaire, par exemple, et qui sont également susceptibles d’être attaqués. Si j’étais un terroriste et que je m’interrogeais sur l’action la plus spectaculaire et la plus rentable, j’envisagerais peut-être de faire sauter un site d’Areva qui produit du combustible nucléaire et qui, en outre, se trouve dans une zone industrielle où sont implantés quatre ou cinq autres sites classés « Seveso 2 ».

Deuxièmement, on s’est beaucoup inquiété des menaces aériennes – parachutes, avions, drones… – et des intrusions. À ce propos, mais cela demande vérification, un commando de Greenpeace qui s’introduit dans l’enceinte d’une centrale nucléaire n’est pas composé de professionnels et prend le temps d’avertir la sécurité…

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Ce n’est pas ce qu’ils nous ont dit ce matin.

M. Gérard Chaumontet. …car leur objectif est de passer à la télé et non de se faire tirer comme des lapins. Mais on imagine les dégâts qu’un commando motivé qui n’a de comptes à rendre qu’à un dieu hypothétique pourrait faire en huit minutes ! Par ailleurs, a-t-on pris en compte le fait qu’un certain nombre de centrales nucléaires sont situées sur la côte : Gravelines, Paluel… Qu’en est-il, monsieur le président, de la sécurité maritime à proximité de ces installations ? Chaque jour, 600 bateaux environ passent à proximité de la centrale de Gravelines ! Certes, nous ne sommes plus à l’époque des faux chalutiers soviétiques mais, dans ce domaine, nous sommes complètement démunis. On nous oppose encore le secret défense.

M. le président Paul Christophe. Cela tombe bien : c’est en partie l’objet de notre commission d’enquête.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Et sur le plan de la sûreté, quels sont les sites les plus vulnérables, selon vous ?

M. Jean-Claude Delalonde. Lorsque, pour apaiser les inquiétudes que nous exprimons, on nous répond que toutes les dispositions sont prises pour que la situation soit maîtrisée, nous croyons nos interlocuteurs. Mais lorsque la population prend connaissance dans la presse de l’action d’une association, peu importe laquelle, et interroge le maire, elle ne comprendrait pas que celui-ci ne puisse pas lui répondre. Il va donc s’efforcer de les rassurer, mais il prend alors une responsabilité sans avoir d’informations. On comprend la nécessité du secret défense : bien entendu, tout ne peut pas être dit. Mais il faudrait communiquer un minimum d’informations, non pas pour rassurer, mais pour que l’on puisse avoir confiance. Si l’on se contente de dire : « On s’occupe de tout, ne vous inquiétez pas ! », les gens sont inquiets et n’ont plus confiance.

Pour répondre à votre question, madame la rapporteure, lorsqu’on constate la vulnérabilité des piscines, le défaut de pénétration du fond de cuve de Gravelines, le défaut sur la peau interne de l’enceinte du Bugey, les problèmes de stabilité de la digue du Tricastin, les problèmes de corrosion des évaporateurs de La Hague, l’ensemble des anomalies de la cuve de l’EPR, on se dit que la question n’est pas tant celle d’une installation plus vulnérable que d’autres que celle du vieillissement des installations nucléaires et des capacités de l’exploitant à les maintenir dans le référentiel de sûreté pour lequel elles ont été construites à l’origine. L’exploitant ne peut pas se contenter de dire : « Tout va bien ». Ce n’est pas vrai ! Cela ne veut pas dire pour autant que nous préconisons l’arrêt du nucléaire, mais un certain nombre de membres de l’ANCCLI se disent que le mix énergétique est promis depuis quelques années, que deux gouvernements se sont succédé depuis et que rien n’a été fait : cela commence à bien faire ! Il faudrait aller vers le démantèlement, mais peut-être aussi avoir le courage de prendre la décision d’arrêter.

Certains, au sein de l’ANCCLI, se demandent en effet s’il ne faudrait pas arrêter les très vieux « coucous » et construire éventuellement de nouvelles centrales. Je ne dis pas que c’est le point de vue de l’ANCCLI, mais parmi ses membres, certains se posent la question de savoir s’il faut faire de l’acharnement thérapeutique et prolonger des centrales jusqu’à soixante ans, avec tous les risques que cela comporte. Si nous ne sommes pas capables, nous dit-on, d’assurer le mix énergétique dans les cinq ou dix années qui viennent, ou avant vingt ans, ne faut-il pas prendre la décision de fermer ces vieilles centrales et, puisque l’on vend de formidables réacteurs de 300 mégawatts à l’étranger, construire de nouvelles centrales dans la perspective du mix ? La question est posée. Les « anti » répondront non, les « pro » répondront oui, et ceux qui ne sont ni dans un camp ni dans l’autre s’interrogent. En tout cas, la question mérite d’être posée.

M. Gérard Chaumontet. EDF a récupéré, sans qu’on s’en aperçoive, trois réacteurs nucléaires sur le site du Tricastin. En effet, Eurodif consommait, en pleine production, trois fois 900 mégawatts par le système de la diffusion gazeuse. Aussi, lorsqu’Eurodif a été arrêté et que l’on est passé à « Georges Besse II » et à l’enrichissement de l’uranium par centrifugation, on a économisé l’énergie de trois réacteurs. Que sont-ils devenus ? Ils ont été mis sur le réseau électrique d’EDF, qui a donc gagné en quelque sorte ces trois réacteurs.

M. le président Paul Christophe. Nous avons, je crois, épuisé notre lot de questions.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Hélas, non !

M. Jean-Claude Delalonde. Puisque nous n’avons pas pu répondre à l’ensemble des questions que vous nous aviez transmises, nous vous communiquerons nos réponses par écrit, auxquelles nous vous joindrons notre documentation des dix dernières années. Quoi qu’il en soit, nous restons à votre disposition.

M. le président Paul Christophe. Merci à tous.


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5.   Audition de M. Jean-Christophe Niel, directeur général de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), accompagné de M. Laurent Moché, président du conseil d’administration, de M. Georges-Henri Mouton, directeur général adjoint, chargé des missions relevant de la défense, et de Mme Audrey Lebeau-Livé, responsable du bureau de l’ouverture à la société, chargée des relations avec le Parlement (22 février 2018)

M. le président Paul Christophe. Mes chers collègues, Nous accueillons ce matin M. Jean-Christophe Niel, directeur général de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN).

L’IRSN est l’expert public en matière de recherche et d’expertise sur les risques nucléaires et radiologiques. C’est un établissement public à caractère industriel et commercial, placé sous la tutelle conjointe des ministres chargés de l’écologie, de la recherche, de l’énergie, de la santé et de la défense.

L’IRSN exerce ses missions d’expertise et de recherche dans les domaines suivants : la sûreté nucléaire ; la sûreté des transports de matières radioactives et fissiles ; la protection de l’homme et de l’environnement contre les rayonnements ionisants ; la protection et le contrôle des matières nucléaires ; la protection des installations nucléaires et des transports de matières radioactives et fissiles contre les actes de malveillance.

L’Institut apporte un appui technique à l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), au délégué à la sûreté nucléaire et à la radioprotection pour les installations et activités intéressant la défense (DSND) et aux autorités et services de l’État chargés de la protection et du contrôle des matières nucléaires. Il leur propose des mesures d’ordre technique, sanitaire et médical, en cas d’incident ou d’accident impliquant des sources de rayonnements ionisants.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées devant une commission d’enquête de déposer sous serment. Elles doivent jurer de dire toute la vérité, rien que la vérité. Avant de vous céder la parole, je vous invite donc, messieurs, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Jean-Christophe Niel et M. Georges-Henri Mouton prêtent serment.)

M. Jean-Christophe Niel, directeur général de lInstitut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie d’abord de nous avoir invités à être auditionnés par cette commission ; c’est un devoir et un honneur de vous rendre compte de nos activités et de répondre à vos questions.

Je suis accompagné par le président du conseil d’administration de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), M. Laurent Moché, qui a pris par intérim la succession de Mme Dominique Le Guludec, nommée présidente de la Haute Autorité de santé (HAS), par M. Georges-Henri Mouton, directeur général adjoint, chargé des missions relevant de la défense, qui interviendra avec moi, et par Mme Audrey Lebeau-Livé qui suit les relations avec le Parlement.

Avant de revenir rapidement sur les missions et les priorités de l’IRSN comme vous m’y invitez, je voulais vous rappeler qu’à la création de l’Institut, le Parlement et le Gouvernement ont souhaité que, pour des raisons liées à la sensibilité de la matière traitée, des dispositions spécifiques soient prises pour la mise en œuvre des missions de l’IRSN relevant de la défense et la sécurité. Comme le prévoit le décret de création de l’Institut, et dans ce cadre-là, en particulier, le directeur général de l’IRSN est donc assisté par un directeur général adjoint, poste aujourd’hui occupé par M. Mouton. Ce directeur général adjoint, nommé par décret pris sur rapport des ministres de la défense et de l’énergie, est chargé de mettre en œuvre les missions de l’établissement dans les domaines de la défense et de la sécurité. C’est donc M. Mouton qui vous répondra sur ces questions.

Comme vous l’avez rappelé, l’IRSN est l’expert public du risque radiologique et nucléaire. C’est un établissement public doté de cinq tutelles : environnement, défense, énergie, recherche et santé ; vous comprendrez pourquoi en m’écoutant. C’est un organisme qui rassemble 1 800 personnes et qui traite de sûreté nucléaire, ce qui inclut la prévention des accidents nucléaires et la limitation de leurs conséquences, au cas où ils se produiraient néanmoins ; la sécurité nucléaire, c’est-à-dire tout ce qui a trait à la prévention des actes de malveillance ; la radioprotection, c’est-à-dire la protection des personnes – travailleurs, public ou patients – contre les usages des rayonnements ionisants. En effet, si on a tendance, en matière de risque nucléaire, à ne considérer que les grosses installations, au premier rang desquelles les réacteurs d’EDF, le champ d’intervention de l’Institut couvre également les rayonnements ionisants dans le domaine médical et leurs conséquences sur les soignants ou les patients.

Nous assurons, comme vous l’avez également mentionné, deux missions essentielles. D’abord une activité d’expertise au profit des autorités, qui consiste à mobiliser les connaissances existantes à l’appui d’une décision. L’IRSN procède donc à une évaluation des risques en toute indépendance par rapport à l’autorité, qui, en fonction de ses conclusions, prendra sa décision : c’est un schéma assez proche de celui des agences sanitaires, dans lequel les fonctions d’évaluation et de décision sont très nettement séparées. Cette séparation, voulue par le législateur, a été confirmée par la loi relative à la transition énergétique pour une croissance verte.

Les autorités pour lesquelles nous rendons des avis sont l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), l’Autorité de sûreté nucléaire défense (ASND), le haut fonctionnaire de défense et de sécurité (HFDS) du ministère de la transition écologique et solidaire, ainsi que toutes les institutions ayant à traiter du risque radiologique ou nucléaire. Ainsi, le ministre de l’environnement peut-il nous interroger sur des sites pollués par la radioactivité, le ministère de la santé se tourner vers nous pour certaines questions d’ordre médical, le ministère de l’intérieur pour ce qui a trait à la gestion de crise ; je pourrais également citer le ministère du travail ou le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), bref : toute institution qui a à connaître de sujets concernant la radioactivité.

Nous rendons un peu plus de huit cents avis par an, la majeure partie – à peu près cinq cents – au profit de l’ASN, une centaine pour l’ASND et une centaine pour le haut fonctionnaire de défense et de sécurité.

Cette mission d’expertise se complète d’un accompagnement des inspections. Nous n’avons évidemment pas compétence pour mener des inspections mais avons la faculté d’accompagner les inspecteurs, à qui nous apportons notre connaissance de ce que sont les installations et des risques potentiels. Nous disposons également d’un centre de crise, permettant de pratiquer l’expertise en temps réel, soit dans le cadre d’exercices, soit lorsque survient une crise du type de l’accident de Fukushima.

J’ajouterai à cette mission d’expertise, la surveillance de l’environnement, directement confiée à l’IRSN par la loi et le règlement : nous gérons ainsi un réseau de balises ou d’instruments de mesure de la radioactivité, grâce auquel nous avons notamment pu mesurer, fin septembre début octobre, la pollution au ruthénium, dont il a beaucoup été question.

Nous avons également pour mission de surveiller l’ensemble des doses radioactives reçues par les 370 000 travailleurs exposés à la radioactivité, employés pour la plupart dans le secteur médical. La réglementation oblige ces travailleurs à être surveillés. Les doses qu’ils reçoivent sont enregistrées dans une grande base de données, dont nous avons la responsabilité. Chaque année, nous produisons un rapport sur le bilan des doses reçues.

Nous avons enfin la responsabilité du suivi des sources radioactives au titre de la protection contre les rayonnements ionisants.

En ce qui concerne les enjeux en termes de sûreté nucléaire, ils concernent notamment la prolongation de l’exploitation des réacteurs au-delà de quarante ans, la mise en service d’installations comme le réacteur européen pressurisé – European Pressurized Reactor (EPR) – ou le Centre industriel de stockage géologique (Cigéo), ou encore les démantèlements en perspective.

La seconde activité importante de l’Institut est la recherche, dont la vocation est avant tout d’alimenter notre expertise, laquelle doit être la meilleure possible, sachant que si la recherche alimente l’expertise, l’inverse est également vrai.

Quelque 40 % du budget de l’IRSN sont consacrés à la recherche, ce qui nous permet d’attirer les profils de haut niveau dont nous avons besoin. Pour l’essentiel, nos travaux de recherche se font en partenariat avec d’autres institutions en France, en Europe ou dans le monde : avec des homologues étrangers ou des Technical Safety Organizations, dont la plupart des pays sont désormais dotés ; avec les organismes de recherche comme le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) ou le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), avec lequel nous avons amorcé un rapprochement, en particulier sur le site que nous partageons à Fontenay-aux-Roses, où nous animons un laboratoire de radiobiologie ; avec enfin les laboratoires académiques et les industriels, qui doivent être parties prenantes de cette recherche, sachant que, dans ce dernier cas des précautions déontologiques sont nécessaires pour que cette collaboration n’interfère pas avec notre expertise. Nous travaillons activement à renforcer ces partenariats au niveau national et international, notamment autour des plateformes techniques dont dispose l’IRSN, certaines de ces plateformes étant récentes et donc particulièrement intéressantes pour la recherche des années à venir.

À titre d’exemple de nos travaux de recherche, nous travaillons actuellement sur un programme destiné à étudier le comportement accidentel du combustible nucléaire. Nous avons donc élaboré un réacteur, baptisé Cabri, sur lequel, dans quelques semaines, nous allons simuler un accident pour observer le comportement du combustible. Les données que nous récupérerons iront alimenter des codes qui nous permettront d’affiner notre expertise.

J’insisterai enfin sur le souci d’ouverture qui nous anime, dans le respect, naturellement, des règles de confidentialité qu’exigent certains sujets. C’est dans cette optique que nous dialoguons notamment avec l’Association nationale des comités et commissions locales d’information (ANCCLI) et les experts non institutionnels. Ces dialogues ont notamment eu lieu lorsque se posait la question de la prolongation d’un réacteur au-delà de quarante ans, à propos de la cuve de l’EPR ou à propos de Cigéo. Dans ce dernier cas, la démarche a été assez novatrice puisque le dialogue a eu lieu en cours d’expertise.

Cette démarche d’ouverture à la société s’applique évidemment à l’expertise, mais elle s’applique également à la recherche, grâce à une structure très originale dont l’IRSN est l’un des rares établissements, avec l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (INERIS), à disposer : il s’agit du Comité d’orientation des recherches (COR), qui rassemble des élus, des associations, des industriels et des institutionnels en vue de réfléchir sur les enjeux sociétaux liés à la recherche.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. La loi relative à la transition énergétique a clarifié les relations entre vous-mêmes et l’ASN. Cette clarification vous a-t-elle permis de parvenir à des relations satisfaisantes, ou des modifications vous semblent-elles encore souhaitables ?

La multiple tutelle qui pèse sur l’IRSN est-elle un facteur de contrainte ou de complexification ? Vous oblige-t-elle à établir une hiérarchisation entre vos tâches ?

Considérez-vous enfin que l’IRSN dispose des moyens humains, financiers et juridiques suffisants pour mener à bien ses missions ?

M. Jean-Christophe Niel. L’ASN est évidemment un interlocuteur majeur de l’Institut et, sur les mille huit cents personnes qui travaillent pour nous, quatre cents environ sont affectées aux missions d’appui à l’ASN, l’IRSN évaluant les risques, l’ASN prenant ses décisions en fonction des évaluations fournies par l’IRSN.

Nous produisons chaque année près de cinq cents avis d’accompagnement d’inspection ou de gestion de crise, ce qui nécessite un protocole extrêmement structuré. Dans le cadre de ce protocole pluriannuel, chaque expertise fait l’objet d’une convention annuelle, son contenu ainsi que son cadre technique étant discutés en amont lors de la saisine. Le système, conforté par loi relative à la transition énergétique pour une croissance verte, me semble être opérationnel et répondre aux objectifs assignés, l’ASN et l’IRSN étant, selon moi, en phase sur le processus.

En ce qui concerne la séparation entre l’expert et le décideur, l’évaluateur et le prescripteur, elle a pour fonction de ne pas faire porter le poids de la décision sur l’instance d’évaluation, selon la même logique que celle qui a présidé à la mise en place des agences sanitaires.

Pierre-Franck Chevet, que vous auditionnez ce soir, vous dira en quoi la loi sur la transition énergétique a donné de nouvelles prérogatives à l’ASN. En ce qui concerne l’IRSN, elle a inscrit son statut dans la loi et renforcé son rôle en matière de recherche ; elle a surtout demandé à l’IRSN, de rendre ses avis publics, à l’exception de ceux qui sont soumis à une obligation de confidentialité, notamment au titre de la défense et de la sécurité.

En ce qui concerne notre tutelle multiple, nous ne sommes pas le seul organisme à relever de cinq tutelles, puisque c’est également le cas de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES). Notre quintuple tutelle s’explique par la diversité de nos missions, de nos activités et des sujets dont nous avons à connaître. Ainsi, nous dépendons du ministère de l’environnement, pour ce qui relève de la sûreté nucléaire ; du ministère de la santé pour l’effet des rayonnements ionisants dans le domaine médical ; du ministère de la défense pour tout ce qui concerne les problématiques liées à la défense et à la sécurité du territoire ; du ministère de l’énergie et enfin du ministère de la recherche, pour des raisons évidentes. Dans la mesure où tous ces ministères sont plutôt bienveillants avec nous, cette multiple tutelle ne constitue pas réellement un problème à mes yeux. Chacune assume notamment son rôle au sein du conseil d’administration, en assistant l’IRSN dans ses choix et ses grandes orientations.

Plus complexe en revanche est la gestion des autorités multiples auxquelles nous répondons, qui nous oblige en permanence à hiérarchiser et à prioriser telle ou telle mission. Nous intervenons en effet dans un domaine où l’imprévu a toute sa part, ce qui nous oblige en permanence à reconsidérer nos priorités. Ainsi, lorsque survient, par exemple, le problème de la digue du Tricastin, il devient naturellement prioritaire. Nous disposons de processus internes pour hiérarchiser ce type d’interventions.

Vous m’interrogez sur nos moyens. En 2014 et 2016, les moyens alloués à l’ASN et à l’IRSN devaient leur permettre de faire face à une série d’enjeux exceptionnels, comme la poursuite de l’exploitation de certains réacteurs, l’EPR ou Cigéo. Nous nous félicitons qu’en 2017 et 2018, notre budget reste stable, car je sais que, dans le contexte budgétaire qui est le nôtre, beaucoup d’organismes n’ont pas la chance de l’IRSN. Reste que, malgré cet effort budgétaire, nos moyens demeurent insuffisants.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. C’est une question très importante dans la mesure où il s’agit de la sûreté et de la sécurité nucléaires. Concrètement, considérez-vous que le fait que vos moyens soient insuffisants peut engendrer des risques, tout simplement parce que vous ne pouvez pas remplir vos missions dans de bonnes conditions ?

M. Jean-Christophe Niel. Si nous étions dans une situation qui présente des risques pour la sûreté et la sécurité, je le dirais évidemment publiquement, mais nous n’en sommes pas là. Les conséquences du manque de moyens se mesurent surtout par leur incidence sur le processus de traitement des dossiers, en nous conduisant, par exemple, à retarder des expertises, ce qui peut également avoir des conséquences pour les industriels. Tout ceci a été documenté au moment de la discussion budgétaire, en 2014 et en 2016.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Parmi vos missions figure la surveillance des doses de radioactivité reçues par les travailleurs qui sont en contact avec des matières nucléaires. On sait que les personnels d’EDF ou d’Orano sont suivis de très près, mais qu’en est-il du personnel des entreprises sous-traitantes qui travaillent sur les sites nucléaires : ces entreprises font-elles l’objet des mêmes enquêtes administratives ?

M. Jean-Christophe Niel. Le nombre de travailleurs surveillés est d’environ 370 000, dont 25 000 qui travaillent chez EDF. Pour les autres travailleurs, notre base de données ne nous permet pas en l’état de déterminer lesquels travaillent pour des sous-traitants, mais c’est un sujet sur lequel nous travaillons.

Globalement, nos chiffres montrent que, sur 370 000 personnes, 14 000 ont reçu une dose supérieure à 1 millisievert, un ou deux cas seulement ayant dépassé la limite réglementaire des 20 millisieverts. En ce qui concerne EDF, la dose moyenne reçue par les travailleurs et de l’ordre de 1 millisievert, aucun cas n’ayant été répertorié au-dessus de la dose limite de 20 millisieverts.

Si je ne suis pas en mesure de vous fournir de chiffres précis pour les sous-traitants, j’attire néanmoins votre attention sur le fait que, dans la mesure où l’essentiel des activités en arrêt de tranche est sous-traité et où c’est lorsque le réacteur est à l’arrêt que le risque de radioactivité est le plus élevé puisque l’on intervient dans le réacteur, il a été établi que les travailleurs sous-traitants recevaient en moyenne des doses de radioactivité plus élevées que les personnels d’EDF, qui ne font pas les mêmes métiers.

Quant aux dispositions réglementaires, elles s’appliquent à tous les travailleurs.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. En matière de sûreté, les enjeux sont au nombre de trois, à savoir la prolongation de certains réacteurs au-delà des quarante ans, les mesures à prendre pour mettre les installations aux normes post-Fukushima et la question de Cigéo. Où en est-on aujourd’hui de la mise en œuvre des dispositions de sûreté dites « noyau dur post-Fukushima » exigées par l’ASN auprès d’EDF ? Les mesures déjà mises en œuvre vous semblent-elles satisfaisantes, et comment voyez-vous la suite ? Avez-vous une idée de ce que cela représente en termes d’investissement pour les exploitants ?

M. Jean-Christophe Niel. Suite à l’accident de Fukushima, la France a, comme les autres pays, pris un certain nombre de mesures visant à renforcer la sûreté des installations. Il s’agissait en premier lieu de se prémunir contre ce qu’on appelle les agressions externes, comme ce qui s’est produit à Fukushima, c’est-à-dire contre un séisme ou une inondation de très grande ampleur.

Dans cette perspective, l’objectif de la démarche « noyau dur », d’ailleurs proposée par l’Institut, était triple : prévenir la survenance d’un accident grave ou à tout le moins limiter ses effets ; prévenir les rejets radioactifs à grande échelle ; faciliter la gestion de crise, pour éviter ce qui s’est produit à Fukushima, où les opérateurs japonais ont eu du mal à intervenir sur le site après l’accident.

Cette démarche comporte trois phases. La première, qui est aujourd’hui achevée, a consisté à mettre en place des moyens mobiles supplémentaires, pour amener l’électricité et l’eau sur les sites : à Fukushima, en effet, le séisme a détruit les pylônes, et l’inondation a noyé les circuits électriques. A également été détruite la source froide indispensable pour refroidir les réacteurs, d’où la nécessité de prendre également des mesures pour garantir le maintien de l’alimentation en eau froide des systèmes de refroidissement.

Dans le cadre de cette première phase, la France a également créé une force d’action rapide nucléaire (FARN), constituée d’équipes dédiées positionnées en permanence sur plusieurs sites EDF et prêtes à se projeter en appui des équipes locales en cas d’accident sur un site.

La deuxième phase est encore en cours. Elle concerne essentiellement la mise en place du diesel ultime secours (DUS), c’est-à-dire l’installation de très gros appareils capables de résister aux agressions extérieures pour fournir de la puissance électrique après un accident. Je ne dispose pas d’un état des lieux site par site, mais la couverture du parc en DUS devrait normalement être achevée fin 2018.

La seconde mesure importante de cette deuxième phase est la mise en place de centres de crise durcis : dans leur malheur, les Japonais ont en effet eu une chance, c’est qu’ils disposaient, sur le site de Fukushima, d’un centre de ce type, qui n’existe pas dans toutes les centrales mais a permis en l’occurrence aux équipes d’avoir un point de repli où travailler et se reposer.

La troisième phase est assez spécifique à la France et se compose de mesures qui n’ont pas nécessairement été adoptées par les autres pays. Il s’agit d’abord d’installer sur les sites une source froide alternative permettant de refroidir le réacteur en cas d’accident. Il s’agit ensuite de protéger l’intégrité de l’enceinte afin d’éviter les fuites radioactives : si un accident empêche le combustible de se refroidir, sa température va augmenter au point qu’il peut fondre et passer au travers de la cuve du réacteur ; l’énergie dégagée est alors tellement importante que, si elle n’est pas évacuée, la pression va augmenter jusqu’à abîmer l’enceinte, ce qui est la chose à éviter absolument. EDF doit donc mettre en place des dispositifs ad hoc, selon un calendrier qui s’organisera en fonction des visites décennales, jusqu’en 2030.

À ce dispositif en trois phases, il faut également ajouter une série de recherches en cours à l’IRSN, l’Agence nationale de la recherche (ANR) ayant décidé de financer plusieurs programmes expérimentaux destinés notamment à étudier le refroidissement du combustible en réacteur et en piscine. Nous construisons actuellement à cet effet sur l’un de nos sites, une piscine à l’échelle 1/6e. Nous achevons également une étude sur l’ingestion de comprimés d’iode. Jusqu’à l’accident de Fukushima, en effet, la doctrine était que des cachets d’iode étaient distribués de manière préventive à la population, l’autorité responsable indiquant le cas échéant, en cas d’émanations radioactives, à quel moment prendre ces cachets, dont l’effet est d’éviter que l’iode radioactif ne se fixe sur la thyroïde. Or l’accident de Fukushima a montré que les rejets radioactifs pouvaient se prolonger au-delà de quelques heures, ce qui pose la question des dosages d’iode. Nous sommes donc en train de travailler sur les effets d’une prise répétée de comprimés d’iode.

En ce qui concerne enfin le coût global de ces mesures, cela ne relève pas directement de mon champ de compétences, et je ne saurais donc répondre à votre question.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Un certain nombre d’incidents ont été rapportés concernant des installations nucléaires. Avez-vous le sentiment que ces incidents traduisent une dégradation de nos installations ? Quelles en sont les conséquences sur la possibilité de prolonger certaines de nos centrales au-delà de quarante ans ? Cette prolongation vous paraît-elle techniquement et financièrement réalisable ? J’entends bien que sur ce dernier aspect de la question, votre réponse sera moins documentée, mais nous avons besoin de votre expertise pour évaluer l’ampleur du travail que nécessite une utilisation prolongée de nos réacteurs au-delà de quarante ans.

M. Jean-Christophe Niel. La sûreté des installations nucléaires et la possibilité de prolonger leur emploi après quarante ans dépendent d’une part de la conception des centrales, qui doivent être conçues de manière à pouvoir faire face aux accidents, et, d’autre part, de l’exploitation, car une installation bien conçue mais mal exploitée peut présenter des risques. Or il arrive qu’un réacteur parfaitement sûr à un moment donné, voie son niveau de sûreté décroître pour des raisons liées à son exploitation, par exemple à des problèmes de management.

Pour que la prolongation puisse être validée, la loi de 2006 sur la transparence et la sécurité nucléaire a donc rendu obligatoires des réexamens de sûreté tous les dix ans, sachant qu’auparavant ces examens étaient réalisés de manière systématique pour les réacteurs d’EDF, mais pas pour les autres installations. Ces réexamens de sûreté se composent d’une part d’une analyse approfondie de la conformité de l’installation à certains critères et, d’autre part, d’une amélioration du niveau de sûreté. En d’autres termes, l’Autorité de sûreté nucléaire exige des opérateurs que, à l’occasion du réexamen qui va accompagner le passage au-delà de quarante ans – ce qu’on appelle la quatrième visite décennale –, le niveau de sûreté des réacteurs soit élevé à la hauteur de ce qu’il est pour les réacteurs plus récents, de troisième génération.

Je souligne qu’il s’agit là d’une exigence française et européenne – elle a été reprise dans la directive Euratom de 2009, modifiée en 2014 suite à l’accident de Fukushima –, mais que ce n’est en aucun cas une pratique qui s’est généralisée au niveau mondial, les États-Unis demeurant pour leur part dans une logique qui consiste à maintenir le niveau de sûreté requis, sans chercher à l’améliorer.

Concrètement, les réacteurs de nouvelle génération, dits de troisième génération, comme l’EPR, ont été conçus en intégrant les leçons de l’accident survenu à Three Mile Island en 1979, lequel n’avait pas été anticipé par les concepteurs de la centrale américaine. Ces derniers avaient en effet imaginé que l’accident le plus grave qui puisse intervenir était la rupture de la canalisation la plus grosse ; ils furent contredits par les faits, qui montrèrent que des dysfonctionnements plus subtils pouvaient s’avérer tout aussi lourds de conséquences.

À l’époque, la plupart des réacteurs en activité aujourd’hui avaient déjà été conçus et n’intégraient donc pas les enseignements de l’accident de Three Mile Island. Il a donc fallu les améliorer, ce qui a donné lieu au développement de toute une industrie spécialisée dans l’accidentologie nucléaire.

En revanche, les réacteurs de nouvelle génération, construits à partir de la fin des années 1980 et du début des années 1990, intègrent, eux, ce type de risques. Concrètement, ils sont équipés, sous la cuve, d’un core catcher, un récupérateur de corium ou cendrier, censé recueillir le combustible fondu qui aurait traversé la cuve. Réfractaire, le récupérateur de corium va arrêter la progression du combustible et faire en sorte qu’il ne traverse pas le radier et ne se répande pas dans l’environnement.

Pour en revenir aux réacteurs d’ancienne génération, la question est de savoir comment, concrètement, on se rapproche de ces nouvelles normes. EDF, en effet, considère qu’il est impossible, faute de place, de rajouter des core catchers sous les cuves. En revanche, l’opérateur affirme qu’il est possible d’arriver au même résultat en travaillant sur les interactions entre corium et béton. L’IRSN est évidemment investi dans la recherche sur cette question. Il reste que, pour l’heure, au titre de notre expertise, nous ne sommes pas en mesure de conclure qu’il y a là une solution adaptée et satisfaisante. En tout état de cause, à l’issue de leur quatrième visite décennale, les réacteurs de deuxième génération auront atteint un niveau de sûreté supérieur, mais en deçà néanmoins du niveau de sûreté des réacteurs de troisième génération. On ne peut en effet faire du neuf avec du vieux, toute la question étant de savoir si le niveau de sûreté atteint est néanmoins considéré comme suffisant.

Vous avez évoqué les incidents survenus dernièrement. Il faut ici distinguer les événements nucléaires et les incidents, inclus dans les précédents. Là encore nous avons eu à tirer des enseignements de l’accident de Three Mile Island. En effet, dix-huit mois auparavant, une séquence accidentogène identique s’était déroulée sur un autre réacteur sans que, grâce à une meilleure réaction des opérateurs, l’accident se produise. Malheureusement, à l’époque, rien n’obligeait les opérateurs à rendre publics ces événements, qu’ils gardèrent donc pour eux. Pour éviter que ne se reproduisent de tels manquements, il est désormais exigé des opérateurs qu’ils se livrent à un retour d’expérience et déclarent toute survenue d’événement à leur autorité afin qu’elle puisse être partagée au niveau mondial.

Les événements ainsi déclarés – un peu plus de six cents par an en France – sont ensuite répertoriés en fonction de leur degré de gravité. Pour la plupart d’entre eux, l’impact sur la sûreté est peu significatif. En ce qui concerne les autres, ils sont classés – sur une échelle de gravité de 1 à 7 – au niveau 1 ou 2, le niveau 3 n’étant en général jamais atteint. On a ainsi dénombré en 2017, 64 événements de niveau 1 ainsi que 4 incidents de niveau 2, ce qui ne s’était plus produit depuis 2012. Ces quatre incidents peuvent signifier deux choses : soit que le niveau de sûreté des installations s’est dégradé, soit que les investigations ont été poussées plus loin qu’elles ne l’étaient auparavant, EDF ayant dernièrement engagé une série d’examens visant à déceler les points de non-conformité de ses installations.

Il est donc difficile d’évaluer le niveau de sûreté sur la seule base du nombre d’incidents survenus, et nous n’avons pas les moyens à ce stade de définir clairement la cause de cette remontée des statistiques. Sachant que les événements de niveau 1 connaissent depuis plusieurs années une baisse limitée mais régulière, nous considérons qu’il n’existe aucun signal tangible témoignant d’une dégradation de la sûreté. Nous estimons en revanche que les opérateurs doivent faire preuve d’une vigilance particulière dans au moins deux domaines, celui d’abord de la conformité des installations et celui ensuite de la perte de qualité liée à la maintenance.

Les réacteurs nucléaires font l’objet d’opérations de maintenance régulières qui sont soit programmées – c’est-à-dire inscrites dans le calendrier d’entretien –, soit réactives – c’est-à-dire faisant suite à un événement particulier. Or il arrive que ces opérations de maintenance, parce qu’elles ne se déroulent pas comme il aurait fallu, introduisent de la non-conformité dans le système et que cette non-conformité ne soit décelée que longtemps après. L’IRSN appelle donc EDF à la plus grande vigilance en la matière, car l’effort fait pour augmenter le niveau de sûreté des installations sera nécessairement obéré si l’installation n’est pas conforme. L’opérateur est donc appelé à intensifier ses examens de conformité.

Pour en revenir aux quatre incidents de niveau 2 survenus en 2017, ils concernent précisément des points de non-conformité relativement anciens. Deux d’entre eux avaient trait pour l’un à l’ancrage, pour l’autre au vase d’expansion des diesels de secours, c’est-à-dire à l’accroche au sol et au système permettant d’absorber les variations de l’eau de refroidissement des systèmes électriques. Le troisième incident concerne la dégradation du réseau d’alimentation en eau contre les incendies, qui aurait pu, en cas de séisme maximum de sécurité (SMS), provoquer l’inondation des locaux. Le quatrième enfin a trait à l’insuffisante résistance de la digue du Tricastin.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous interrogerons l’ASN pour savoir pourquoi elle a déclaré apte au fonctionnement la cuve de l’EPR de Flamanville malgré la détection d’éléments non conformes, mais j’aimerais vous interroger sur un livre paru récemment, qui évoque des défauts découverts sur les cuves de réacteurs belges. À votre connaissance, des examens ont-ils été menés, depuis la découverte de ces problèmes en Belgique, pour s’assurer que les cuves de notre parc étaient exemptes de ces défauts, sachant que, si j’ai bien compris, seule la première épaisseur de la cuve était régulièrement surveillée jusqu’à présent ? Pouvez-vous par ailleurs nous dire si vous disposez de résultats qui confirmeraient les affirmations publiées dans ce livre, selon lesquelles des défauts ont été détectés dans six cuves sur lesquelles les contrôles n’avaient auparavant rien donné, affirmations que conteste EDF ?

M. Jean-Christophe Niel. Nous avons découvert ce livre au moment de sa parution et n’avons jamais rencontré ces auteurs ; nous sommes d’ailleurs tout disposés à le faire. Il s’agit d’un livre qui aborde de nombreux sujets dont celui des cuves, problème qui concernerait une série de réacteurs au sujet desquels l’IRSN n’a pas d’information particulière mais pour lesquels nous sommes naturellement preneurs de tous renseignements utiles.

En ce qui concerne les défauts dus à l’hydrogène découverts sur les cuves du réacteur de Doel, l’ASN, conformément à la pratique des retours d’expérience, a demandé à l’époque à EDF de réexaminer les documents de fabrication de ses cuves afin de vérifier qu’elles ne comportaient pas les mêmes défauts, sachant que, sur les vingt centimètres d’épaisseur de paroi, les défauts dus à l’hydrogène sont susceptibles de se trouver sur les huit premiers centimètres. EDF n’a rien trouvé. Par ailleurs, il lui a également été demandé d’effectuer des sondages sur les cuves : six ont ainsi été contrôlées sur toute leur épaisseur sans qu’aucun défaut n’ait été détecté. Voilà en tout cas ce que je possède comme informations. Elles sont d’ailleurs publiques et figurent sur le site de l’Institut.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Donc, pour vous, les cuves ne présentent aucun défaut dû à l’hydrogène ?

M. Jean-Christophe Niel. Ce que je peux dire, c’est que, selon nos analyses, il n’y a pas de défauts. Maintenant, s’il existe des éléments tendant à démontrer le contraire, nous sommes évidemment preneurs et sommes tout prêts à les étudier.

Mme Sonia Krimi. Quels sont, selon vous, les risques que comporte pour la sûreté nucléaire une mauvaise maîtrise de la sous-traitance ? Je pense en particulier au défaut de compétence pouvant découler de l’absence de procédures ou de modes opératoires standardisés ou, à tout le moins, de retards dans leur mise à jour, sachant qu’il faut en moyenne deux à trois ans pour former un chef de quart pour une station de traitement des effluents.

L’IRSN impose-t-elle des protocoles spécifiques aux sous-traitants pour garantir la sûreté des installations ?

M. Julien Aubert. Vous nous avez rassurés en nous expliquant, non seulement que les problèmes budgétaires n’affectaient nullement la sûreté de nos installations nucléaires, mais que, de surcroît, le « grand carénage » devrait se traduire par son renforcement, ce qui est plutôt positif. Pourtant, dans le même temps, vous avancez, pour expliquer les quatre événements de niveau 2 qui se sont produits en 2017, une double hypothèse : soit que des investigations plus poussées ont permis de déceler des failles qui n’avaient pas été détectées auparavant, soit que la sûreté s’est dégradée. Il y a là selon moi un paradoxe. En effet, si ces événements de niveau 2 n’étaient pas détectables auparavant, c’est donc que l’indicateur de sûreté était biaisé, et tout nous porte à douter de ce qu’il est aujourd’hui : si le niveau de sûreté ne se mesure pas à la quantité d’événements signalés, sur quelle base en effet pouvez-vous affirmer que nous avons en France un bon niveau de sûreté ?

Vous nous avez par ailleurs expliqué que l’IRSN avait un rôle d’expert, tandis que les arbitrages étaient du ressort de l’ASN. Pouvez-vous nous préciser ce qui, dans les choix que doit faire l’ASN, est susceptible de contrebalancer votre expertise technique sur la sûreté nucléaire ? Ne pensez-vous pas qu’il faudrait également joindre à cette expertise technique une expertise financière, dès lors que finit par se poser la question du coût marginal de la sûreté ? Quel arbitrage rendre lorsqu’il est préconisé d’augmenter le niveau de sûreté mais que le coût de cette augmentation est jugé financièrement disproportionné ?

En ce qui concerne ensuite les radiations auxquelles est susceptible d’être exposée la population, qu’est-ce qui procède de l’activité nucléaire civile, qu’est-ce qui procède de l’activité médicale et qu’est-ce qui procède de sources nucléaires extérieures ? De ces trois sources, laquelle a le plus d’impact sur la santé des Français ?

M.  Fabrice Brun. Le budget de recherche représente, à ma connaissance, une part importante du budget total de l’IRSN. Or, en tant que rapporteur budgétaire de la prévention des risques, j’ai pu constater que ce budget subissait depuis plusieurs années une érosion aujourd’hui de l’ordre de 10 %. Quel est l’impact de cette érosion sur votre activité et, par voie de conséquence, sur la sécurité et la sûreté de nos installations nucléaires ?

M. Jean-Christophe Niel. Madame Krimi, la sous-traitance est un choix industriel, qui se justifie notamment lorsque l’opérateur veut avoir recours à des compétences spécifiques. Aujourd’hui, EDF sous-traite ainsi 80 % de la maintenance sur le gros matériel, sachant que la loi relative à la transition énergétique pour une croissance verte et les décrets en découlant ont limité à trois les niveaux de sous-traitance.

En 2015, l’IRSN a réalisé, à la demande de l’ASN, une expertise de la sous-traitance des activités d’EDF. Cette expertise a été conduite sur trois sites, où nous avons interviewé cent soixante personnes et observé quarante interventions. Nos conclusions ont montré qu’EDF avait mis en place des dispositifs techniques et organisationnels lui permettant de maîtriser les activités sous-traitées, tout en mettant cependant en lumière quelques points de faiblesse dans les processus de vérification par EDF de l’aptitude de ses sous-traitants à adapter les opérations dont ils avaient la charge aux exigences requises en termes de sûreté.

Nous avions également recommandé de renforcer les dispositions permettant aux sous-traitants de faire face aux aléas susceptibles de survenir lors de leurs interventions. Les arrêts de tranche sont en effet des chantiers très complexes à gérer, et une modification du calendrier peut engendrer pour le prestataire toute une série de difficultés en termes de disponibilité du personnel, des outils ou de l’interface avec d’autres chantiers.

Notre troisième préconisation enfin était de renforcer les retours d’expérience des sous-traitants vers EDF.

En résumé, les conclusions de notre expertise en matière de sous-traitance conduisaient à préconiser le passage d’une relation client-fournisseur à une logique de coconstruction.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Avez-vous évalué les problèmes de sécurité que peut poser la sous-traitance, en particulier pour ce qui concerne les risques d’attentats ?

M. Georges-Henri Mouton, directeur général adjoint de lIRSN, chargé des missions relevant de la défense. L’IRSN ayant lui-même recours à des équipes de sous-traitants, nous sommes particulièrement sensibles à cette question, et procédons à des contrôles réguliers selon les procédures générales de contrôle des habilitations du personnel pénétrant sur les sites à caractère nucléaire.

Afin de renforcer ces procédures de renseignement et d’habilitation, et compte tenu des nouvelles menaces, l’État a décidé l’an dernier de la création du commandement spécialisé pour la sécurité nucléaire (COSSEN). Nous sommes actuellement dans une phase de transition entre l’ancien système et la montée en puissance du COSSEN, dont les responsables sauraient vous éclairer plus en détail sur les nouvelles procédures mises en œuvre. Je puis en tout cas dire qu’en matière de contrôle, les sous-traitants sont traités de la même manière que les entreprises publiques ou EDF – nous avons pu le constater dans quelques cas délicats.

M. Jean-Christophe Niel. Monsieur Aubert, nous n’avons pas d’éléments montrant une évolution significative du niveau de sûreté de nos installations, puisque, comme je l’ai indiqué, la comptabilité du nombre d’incidents est complexe à interpréter dans la mesure où elle peut traduire soit une plus grande précision de nos observations soit, dans le cas de l’augmentation que nous avons connue en 2017, une dégradation de la sûreté.

J’attire néanmoins votre attention sur le fait que, au-delà du constat global, nous avons ponctuellement mis en exergue plusieurs points nécessitant un renforcement de la vigilance, à savoir la non-conformité, la non-qualité de maintenance et la rigueur d’exploitation.

Les non-conformités sont un problème essentiel puisque, si une installation n’est pas conforme à ce qu’elle devrait être, cela peut évidemment en compromettre la sûreté. C’est la raison pour laquelle nous considérons qu’EDF doit renforcer et systématiser la recherche de non-conformités sur ses installations, afin qu’elles ne soient pas découvertes fortuitement.

M. Julien Aubert. Je me permets de réitérer ma question : quel est l’indicateur qui permet de juger de la sûreté d’une installation, si les incidents ne permettent pas selon vous de l’évaluer correctement ? Existe-t-il un relevé des incidents de non-conformité, suivi d’année en année ?

M. Jean-Christophe Niel. Il n’existe pas d’indicateur synthétique, en revanche l’IRSN examine chaque année plusieurs éléments, à partir desquels il élabore son rapport sur la sûreté nucléaire, selon les diverses catégories de risque : non-conformité, non-qualité de maintenance, gestion du risque incendie, radioprotection. C’est cette évaluation multicritère qui permet de dresser un panorama complet. Notre rapport de synthèse pour 2017 est en cours d’élaboration sur ce modèle, et je suis disposé à venir vous le présenter si vous le souhaitez.

Cette approche multicritères fait que, sur certaines installations, le niveau de sûreté constaté est en progression sur un point mais qu’il s’est dégradé sur un autre. Quoi qu’il en soit, je répète que c’est aux questions de non-conformité que l’IRSN attache le plus d’importance, car c’est dans ce domaine que les plus gros progrès restent à faire, notamment, comme je l’ai dit, car plusieurs de ces non-conformités ont échappé aux programmes de contrôle et de maintenance d’EDF et n’ont été découvertes que de manière fortuite. J’y insiste d’autant plus que, dans le cas de la prolongation des installations, il est évidemment souhaitable de renforcer la sûreté mais que si, en parallèle, le problème des non-conformités n’est pas traité, on passe à côté d’une partie du sujet.

M. le président Paul Christophe. Je voudrais que vous clarifiiez la nature des relations entre EDF et l’IRSN. Vous avez semblé dire, à propos des cuves, que vous aviez estimé satisfaisante l’expertise menée par EDF sur les défauts d’hydrogène de ses cuves : est-ce à dire que vous vous satisfaites des données techniques fournies par l’opérateur, ou menez-vous votre propre expertise indépendante ?

M. Jean-Christophe Niel. La problématique des cuves est un peu particulière, car il se trouve que, pour des raisons historiques, nous partageons notre compétence technique avec l’ASN. Cela étant, pour répondre à votre question qui avait une portée plus globale, l’IRSN s’appuie évidemment sur les dossiers fournis par les exploitants, mais ne se limite pas à ces pièces puisque, grâce à nos équipes de recherche, nous avons la capacité de produire nos propres calculs, lesquels peuvent nous servir à pousser les opérateurs dans leurs retranchements. Par exemple, lorsqu’un opérateur nous explique qu’une procédure de contrôle non destructif serait trop compliquée à mettre en œuvre sur telle ou telle pièce, nous pouvons lui opposer les résultats de l’un de nos programmes de recherche qui démontrent le contraire.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Pourriez-vous user de termes plus simples que le concept de « contrôle non destructif » ?

M. Jean-Christophe Niel. Je vous prie de m’excuser. On désigne par le terme de contrôle non destructif tous les procédés permettant de contrôler des installations sans les détruire, à l’aide d’outils qui permettent en quelque sorte de « radiographier » les matériaux pour s’assurer qu’ils ne comportent ni fissures ni défauts d’aucune sorte.

Si le contrôle non destructif des métaux est une technique désormais mûre est maîtrisée, il n’en va pas de même pour le béton. Or il est essentiel de surveiller le vieillissement du béton, notamment sur les réacteurs de 1 300 mégawatts. L’IRSN a donc mis en place des programmes de recherche permettant de développer des méthodes de contrôle non destructif sur le béton. Toutes ces recherches se font, comme je l’évoquais, en collaboration avec des équipes internationales. C’est en particulier grâce à ce type de coopération que l’IRSN a pu se doter d’un code de calcul de thermohydraulique, baptisé SOFIA – pour « simulateur d’observation du fonctionnement incidentel et accidentel ». Je profite d’ailleurs de l’occasion pour convier votre commission d’enquête à l’IRSN, afin que nous vous présentions cet outil, qui nous a notamment servi pour expertiser la cuve de l’EPR ou des générateurs de vapeur dont la concentration en carbone était trop importante.

Les avis techniques que nous rendons sont le fruit d’un débat technique contradictoire avec les opérateurs, débat d’autant plus long et d’autant plus approfondi que le sujet est complexe, l’objectif étant de parvenir à nous entendre sur nos points d’accord et de désaccord. Au bout du compte, c’est l’ASN qui tranchera entre la position de l’IRSN et celle de l’opérateur, sachant qu’elle a généralement tendance à se ranger à nos avis.

Quant à l’expertise financière, elle est hors du champ de compétence de l’IRSN. Il s’agit d’un exercice complexe qui se pratique régulièrement aux États-Unis, mais pas en France. En 2005, EDF avait néanmoins souhaité adopter cette approche coûts-bénéfices, et l’ASN avait donc demandé à l’IRSN de travailler dans cette direction. Nous avions ainsi produit un rapport sur le coût d’un accident nucléaire, considérant en effet que, dans l’hypothèse où ne survient aucun accident, toute mesure de sûreté devient par définition trop chère. J’indique d’ailleurs que ce rapport est public et consultable sur notre site.

En ce qui concerne l’exposition des travailleurs et du public à la radioactivité, et sous réserve de vérification des chiffres que je vais vous donner, l’exposition moyenne des travailleurs d’EDF est de 0,99 millisievert par an, celle des 230 000 travailleurs du secteur médical suivis par l’IRSN de 0,33.

Pour ce qui concerne la radioactivité émanant des installations nucléaires et ayant un impact sur le public, elle est négligeable. Cela étant, la dose moyenne reçue par la population est de 4,5 millisieverts par an, dont 2,9 millisieverts d’origine naturelle, c’est-à-dire présente dans les aliments comme le lait – qui contient du potassium 40 –, dans l’atmosphère – chargée en radon – ou dans le rayonnement issu du sol ou du ciel ; le 1,6 millisievert restant provient des examens médicaux.

Il s’agit là de moyennes et, selon votre mode de vie ou l’endroit où vous habitez, ces doses de radioactivité peuvent fortement varier : quelqu’un qui mange beaucoup de poisson ou qui habite en montagne sur un sous-sol primaire, absorbera par exemple une dose plus importante. Ces chiffres sont publiés sur le site de l’IRSN, qui propose par ailleurs un outil vous permettant de calculer votre exposition aux rayonnements ionisants.

Je signale enfin que nous organisons, les 22 et 23 mars prochains avec l’ANCCLI, un séminaire sur la radioprotection et la santé.

Monsieur Brun, il est exact que le budget alloué à l’IRSN est en diminution depuis plusieurs années. Même si cette baisse reste mesurée, c’est pour nous un sujet de préoccupation, dans la mesure où la recherche est une composante essentielle pour la qualité de notre expertise. Nous avons jusqu’à présent réussi à compenser ces baisses de crédits par des redéploiements ; si d’aventure elles devaient s’accentuer, nous pourrions être amenés à interrompre des programmes.

M. le président Paul Christophe. Ce serait dommage.

Mme Émilie Cariou. Ma question porte sur le futur centre d’enfouissement des déchets nucléaires de Bure, dont le site du bois Lejuc fait actuellement l’objet d’une opération d’évacuation par la gendarmerie, son occupation ayant été jugée illégale. Pouvez-vous nous indiquer quel est votre calendrier d’expertise sur ce projet, et quelles conséquences la décision d’évacuation pourrait avoir sur son avancement, dont certains estiment qu’il pourrait se trouver accéléré ?

Je rappelle que, dans votre dernier rapport relatif au stockage des déchets radioactifs de haute activité, datant de l’été 2017, vous aviez évoqué plusieurs problèmes relatifs à la sûreté, mais aussi à la sécurité du site, notamment pour ce qui est de l’architecture utilisée pour éviter les transferts de radionucléides, ainsi que des moyens de surveillance des risques tout au long de l’exploitation. Vous aviez également indiqué qu’il fallait travailler sur les possibilités d’intervention en cas de survenance d’une situation susceptible d’entraîner une contamination. Enfin, vous aviez souligné un risque d’incendie dans une alvéole de stockage des colis d’enrobés bitumineux. Il semble qu’il y ait encore beaucoup à faire en matière d’expertise avant d’en arriver à la demande d’autorisation. Quelles précisions pouvez-vous nous donner sur ce point ?

Mme Bérangère Abba. Au-delà des questions de stockage des déchets, je souhaite connaître votre avis sur le projet d’EDF de construire une piscine géante destinée à permettre le stockage des combustibles en cours de refroidissement, et savoir ce que vous pensez de la solution du stockage à sec.

M. Hervé Saulignac. La question du budget, qui a été évoquée par plusieurs de mes collègues, est une question centrale. On peut imaginer que, compte tenu de la prolongation de la durée de vie d’un certain nombre de réacteurs, la question de la sûreté et la nécessité de disposer d’une expertise de haut niveau soient de plus en plus importantes. Selon vous, le budget de l’IRSN doit-il évoluer en conséquence au cours des années à venir, le cas échéant dans quelles proportions ?

Par ailleurs, l’association Greenpeace a mené une enquête dont elle n’a pas rendu le résultat public, en raison du caractère sensible des renseignements qu’elle contient. Commentant ce document, vous avez eu tendance à relativiser les informations qui y figurent. Ainsi, au sujet des piscines de stockage des combustibles usagés, vous avez laissé entendre que la « bunkérisation » n’était pas nécessairement une bonne idée : selon vous, quelle solution faudrait-il mettre en œuvre pour mieux assurer la sécurité de ces piscines ?

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Au sujet de Cigéo, une thèse soutenue par l’historien des sciences Leny Patinaux affirme qu’il est impossible d’apporter la preuve de la sûreté à long terme d’un tel stockage. Quel est votre avis sur ce point ?

Par ailleurs, j’aimerais savoir si vous avez étudié des solutions alternatives, par exemple celle du stockage en subsurface.

M. Jean-Christophe Niel. Le projet Cigéo consiste à stocker à 500 mètres de profondeur environ 10 000 mètres cubes de déchets de haute activité à vie longue (HAVL) et 70 000 mètres cubes de déchets de moyenne activité à vie longue (MAVL). Je ne vais évidemment pas commenter l’opération d’évacuation qui a lieu en ce moment, qui n’entre pas dans le champ de responsabilité de notre institut.

L’idée du stockage en couche géologique profonde part du principe selon lequel la radioactivité des déchets est présente pour plusieurs centaines de milliers d’années : dès lors, il faut trouver la meilleure manière de protéger les personnes et l’environnement sur cette très longue durée. L’option de stockage en couche géologique profonde est l’option de référence, sous réserve que soit apportée la justification que le stockage remplit bien l’objectif de sûreté. Le site de Bure, exploité par l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA), est situé à la limite des départements de la Meuse et de la Haute-Marne. Le stockage proprement dit doit se faire dans une couche d’argile d’une épaisseur de 100 à 150 mètres, située à 500 mètres de profondeur. L’objectif est que la radioactivité ne puisse pas se retrouver à la surface, et pour cela il faut éviter deux choses. D’une part, il ne faut pas que la surface se rapproche du colis, notamment du fait de l’érosion, dont l’effet sur une période de plusieurs centaines de milliers d’années ne doit pas être négligé : c’est pourquoi le stockage se fait à une telle profondeur, et c’est aussi ce qui explique que nous écartions l’option du stockage en subsurface. D’autre part, il ne faut pas que la radioactivité remonte à la surface, notamment en étant transportée par l’eau : c’est ce qui explique le choix d’effectuer le stockage au milieu d’une couche d’argile, destinée à assurer une certaine imperméabilité.

Cette installation nécessite une attention particulière, car elle est inhabituelle à la fois en termes de durée – à elle seule, sa durée d’exploitation serait d’une centaine d’années – et pour ce qui est de la profondeur à laquelle elle est située : à l’heure actuelle, il n’existe aucune installation de surface conçue pour durer si longtemps – le réacteur EPR, par exemple, est construit pour une durée de soixante ans.

Où en sommes-nous actuellement ? Le processus a commencé au début des années 1990 avec la sélection de plusieurs sites, parmi lesquels celui de Bure a finalement été retenu. L’ANDRA a transmis à l’ASN, en avril 2016, le dossier d’options de sûreté : nous sommes donc plutôt en amont du processus, et pas encore aux détails de la conception. Le dossier d’options de sûreté comprend une première partie relative au concept de stockage, à l’inventaire et aux objectifs de sûreté, une deuxième partie relative à la sûreté en exploitation et une troisième partie relative à la sûreté après fermeture.

L’ASN nous ayant saisis sur ce sujet, nous avons rendu un avis au cours de l’été dernier. Si nous considérons que le projet a une maturité suffisante à ce stade, notamment compte tenu des progrès faits dans l’acquisition des connaissances nécessaires à la démonstration de sûreté, nous avons cependant identifié un certain nombre d’interrogations, ce qui n’a rien d’anormal car le processus de démonstration de sûreté avec l’IRSN se fait toujours de manière interactive : nous soulevons des questions auxquelles l’exploitant ayant déposé le dossier doit apporter des réponses.

En l’occurrence, nous avons identifié quatre questions. La première est celle de l’optimisation de l’architecture de stockage. La deuxième est celle de la surveillance en exploitation, qui n’était pas suffisamment détaillée dans le dossier d’options de sûreté compte tenu de la durée d’exploitation prévue : durant cent ans, l’ANDRA doit être en mesure de surveiller les ouvrages souterrains, mais aussi les colis qu’ils contiennent.

La troisième question est celle des modalités d’intervention de l’ANDRA dans le cas où surviendrait une situation pouvant conduire à une contamination – je rappelle qu’à la suite d’un incendie, une contamination s’est produite au Waste Isolation Pilot Plant (WIPP), un centre de stockage de déchets radioactifs au Nouveau-Mexique, ce qui a nécessité l’arrêt du stockage durant trois ans et la mise en œuvre de mesures de protection spécifiques : il s’agit donc d’une hypothèse qui ne peut être exclue et à laquelle nous devons réfléchir.

Enfin, la quatrième question est celle des déchets bitumineux : ces déchets, issus du traitement des effluents de l’installation nucléaire, sont enrobés dans du bitume, une matière présentant la caractéristique de pouvoir s’enflammer. Nous soulevons donc la question du degré de maîtrise d’un incendie dans le stockage, qui nécessite d’examiner deux sujets : d’une part, la réactivité du produit lui-même, à savoir les fûts de bitume, d’autre part, la conception du stockage. Aujourd’hui, on considère que si un feu démarrait sur un fût de bitume, l’incendie ne se propagerait pas très vite, mais la conception du stockage empêcherait l’ANDRA d’intervenir pour retirer le colis en train de brûler.

Toutes ces questions sont importantes, et peuvent même revêtir un caractère structurant. Cependant, je répète qu’il n’est pas anormal qu’elles se posent à ce stade du projet, à savoir celui du dossier d’options de sûreté, dont l’instruction est appelée à se poursuivre. Pour répondre précisément à votre question, je dirai que nous continuons à travailler afin de nous préparer à la réception du dossier déposé par l’ANDRA, correspondant à sa demande d’autorisation de création de site en 2019.

Comme je l’ai dit précédemment, nous avons mis en place un processus d’interaction avec l’Association nationale des comités et commissions locales d’information (ANCCLI), la commission locale d’information (CLI) et le comité local d’information et de suivi (CLIS) de Bure, des experts non institutionnels et des personnes ayant participé au débat public de 2013. Nous avons souhaité que cet échange ait lieu en cours d’expertise, ce qui n’avait jamais été fait auparavant : d’ordinaire, on procède à l’expertise avant d’engager les discussions – c’est ce qui s’est fait pour l’étude relative à l’EPR, ainsi pour les quatrièmes visites décennales.

Nous ne connaissons pas la thèse à laquelle vous faites référence, mais nous trouvons que la démarche de l’ANDRA, consistant à accepter de faire analyser son mode de fonctionnement par un historien spécialiste des sciences humaines, est assez intéressante. De ce que j’ai pu lire à ce sujet, je retiens une interrogation sur l’accès aux bonnes données, notamment par l’IRSN. En tout état de cause, l’institut ne se contente évidemment pas des données de l’ANDRA : nous examinons les données qu’elle nous fournit, constituant le dossier qu’elle dépose, mais nous avons aussi nos propres moyens de calcul – je pense notamment à Mélodie, un logiciel très performant de simulation numérique de diffusion de la radioactivité dans l’environnement. Parmi les autres outils dont nous disposons figure également un tunnel ferroviaire datant du XIXe siècle, situé près de la ville de Roquefort, dans l’Aveyron : l’argile dans laquelle est creusé ce tunnel ressemblant à celle de Bure, nous pouvons y mener des expériences indépendantes et en transposer les résultats au site expérimental de Cigéo – et je dois dire que nous constatons au quotidien une grande similarité entre les données fournies par l’ANDRA et celles que nous obtenons par nous-mêmes. Il existe par ailleurs une littérature internationale abondante portant sur la géologie et le stockage en milieu géologique, pratiqué dans plusieurs pays, ce qui nous permet de nombreux échanges d’informations.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Il me semble que vous répondez de manière un peu évasive aux questions précises qui vous sont posées. En l’occurrence, je vous ai demandé ce que vous pensiez de la thèse de M. Patinaux, qui affirme qu’il est aujourd’hui impossible de démontrer que l’on peut garantir sur le long terme la sûreté des installations. Une telle affirmation est-elle vraie ou fausse ?

M. Jean-Christophe Niel. Je n’ai pas lu cette thèse, qui compte 400 pages, mais je pense avoir compris que le propos de l’auteur consiste à dire qu’il est impossible de faire la démonstration mathématique que la sûreté à long terme des installations peut être garantie. En cela, il a raison, mais ce genre de raisonnement pourrait s’appliquer à toutes les sciences de la vie et de la nature : dans le domaine qui nous intéresse, une juxtaposition d’éléments va nous conduire à considérer que la sûreté du site sera maîtrisée raisonnablement – étant précisé qu’on ne pourra jamais exclure les cas extrêmes, comme c’est le cas dans tous les domaines.

Je rappelle que nous n’avons pas donné notre aval au lancement du projet d’enfouissement : nous n’en sommes qu’au stade des études expérimentales, pas à celui des résultats. En tout état de cause, notre démarche ne consiste pas à apporter une démonstration mathématique, mais à rassembler des éléments de nature à conforter la conviction que la sûreté est maîtrisée.

Par ailleurs, je crois que la thèse en question renvoie à des débats sur les cas extrêmes, car la démarche de sûreté ne se contente pas d’examiner le niveau moyen, mais envisage aussi les cas extrêmes, pris en compte pour le dimensionnement des installations – ce qui ne signifie pas que ces cas extrêmes vont se produire.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Quand vous parlez des cas extrêmes, pensez-vous à celui de la chute d’un générateur de vapeur, qui ne pouvait théoriquement pas survenir ?

Par ailleurs, vous n’avez pas répondu au sujet des alternatives possibles au projet Cigéo ni au sujet des piscines.

M. Jean-Christophe Niel. Pour ce qui est des alternatives, le concept de subsurface présente quelques avantages en termes de protection, mais aussi une faiblesse essentielle résidant dans le fait qu’il ne garantit pas la sûreté sur une très longue durée : dans la mesure où les colis seraient stockés près de la surface, on ne peut exclure qu’ils finissent par s’y retrouver, soit du fait de phénomènes naturels – érosion, séisme, inondation –, soit en raison d’une intrusion accidentelle. Ce risque pose la question des contrôles institutionnels sur le long terme. L’objectif du stockage en couche géologique profonde est de considérer que l’enveloppe géologique va assurer cette protection sur le long terme.

Mme Bérangère Abba. Doit-on, oui ou non, considérer que l’industrie nucléaire fonctionne sans que l’on dispose d’une solution satisfaisante au stockage des déchets ?

M. Jean-Christophe Niel. Aujourd’hui, le site Cigéo n’est pas autorisé, puisque son dossier est en cours d’instruction. Au demeurant, cette situation n’est pas spécifique à notre pays : les Suédois et les Finlandais travaillent, eux aussi, sur des projets de stockage géologique. Les Américains avaient commencé à travailler sur le site de Yucca Mountain, au Nevada, mais ils ont mis fin à leurs études.

Pour ce qui est du concept des piscines centralisées, le combustible issu d’un réacteur nucléaire après avoir été utilisé passe généralement de deux à quatre ans en piscine de réacteur, avant de rejoindre le site de La Hague, où il fait l’objet d’un retraitement durant une dizaine d’années, afin d’en extraire le plutonium entrant dans la composition des combustibles MOx, qui alimentent les réacteurs de 900 mégawatts. Quand on examine l’équilibre global, on s’aperçoit que, tous les ans, les piscines de La Hague reçoivent une petite centaine de tonnes de combustible supplémentaire, ce qui, à terme, ne peut mener qu’à la saturation de ces piscines. C’est ce qui avait été indiqué dans un dossier que constitue EDF régulièrement à l’intention de l’ASN, appelé dossier « cycle ». Dans ce document, EDF analyse l’ensemble du cycle du combustible nucléaire, afin de vérifier qu’il ne comprend pas d’impasses ou de points auxquels il faudrait apporter des modifications.

L’analyse du dossier « cycle » conduit à vérifier que la capacité nécessaire à l’entreposage de l’ensemble des déchets produits par l’industrie nucléaire est disponible. Le sujet a été clairement identifié et, aujourd’hui, les évaluations conduisent à estimer que le risque de saturation n’apparaît qu’à l’échéance d’une dizaine d’années, c’est-à-dire vers 2030. Dans le cadre du plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs (PNGMDR) 2016-2018, EDF, à qui il avait été demandé de proposer des dispositions visant à définir de nouvelles capacités d’entreposage, a déposé un dossier d’options de sûreté, sur lequel nous avons travaillé. Il s’agit d’une piscine qui aura une capacité légèrement inférieure à celles de La Hague. Chargée de l’expertise de sûreté, l’IRSN va être amenée à vérifier la protection contre les aléas et contre les agressions – notamment la chute d’avion, dont le risque est plus spécifiquement pris en compte depuis les attentats du 11 septembre 2001. Par ailleurs, du fait que l’installation est censée durer cent ans, elle nécessite une analyse particulière de la prise en compte du risque sismique.

L’autre enjeu important pour la sûreté d’une piscine est la maîtrise du niveau d’eau. L’IRSN sera donc particulièrement attentive à la question des tuyauteries qui pourraient être connectées par le bas de la piscine – nous préférons qu’elles soient connectées par le haut –, ainsi qu’à la capacité d’inspecter le liner pour vérifier l’absence de fuites.

Enfin, la durée exceptionnelle de l’installation rend également nécessaire une surveillance spécifique des assemblages. L’ASN doit nous saisir prochainement sur ce sujet. Nous souhaitons être en mesure d’engager un dialogue avec les experts non institutionnels.

Pour ce qui est des délais, nous avons été saisis par l’ASN sur le dossier d’options de sûreté, et je prévois de rendre un avis technique en décembre 2018. Je ne dispose, en revanche, d’aucune visibilité sur le planning industriel, qui relève de la responsabilité exclusive d’EDF.

Mme Bérangère Abba. Les autres options ont-elles été étudiées, le cas échéant à quel moment, et quel avis ont-elles reçu ?

M. Jean-Christophe Niel. Le stockage à sec, auquel vous faites allusion, est une solution mise en œuvre dans certains pays, notamment aux États-Unis. En France, le choix du stockage en piscine est lié au retraitement. L’IRSN n’a pas travaillé sur le stockage à sec parce qu’aucun projet de ce type n’a été engagé, et qu’elle n’a donc été saisie d’aucun dossier. L’un des éléments que je peux préciser au sujet du stockage à sec, c’est que cela nécessite un entreposage sur site, qui rend plus difficile le contrôle des combustibles. Cela étant, si on demandait à l’IRSN d’établir un comparatif des différentes options, elle serait tout à fait disposée à le faire.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Quand vous dites « on », vous voulez parler de l’autorité de tutelle ?

M. Jean-Christophe Niel. Nous sommes tout à fait capables de rassembler la documentation technique, de faire des calculs et d’établir des comparaisons avec ce qui se fait à l’étranger.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous nous interrogeons au sujet de la gouvernance relative à ces questions. À en croire les chiffres qui ont été avancés, la construction de la piscine coûterait environ un milliard d’euros – or, comme on le sait, les premières estimations sont souvent revues à la hausse. Avant de faire un tel investissement, la moindre des choses n’est-elle pas de se demander s’il n’existe pas une autre solution ?

M. Julien Aubert. Cela fait vingt ans qu’on y réfléchit !

M. Jean-Christophe Niel. Je partage votre point de vue, madame la rapporteure, mais ce n’est pas à l’IRSN de se poser cette question et d’y répondre seule – en revanche, nous sommes évidemment prêts à contribuer, sur le plan technique, au débat qui aurait vocation à se tenir dans le cadre du PNGMDR.

J’en viens à la question de M. Saulignac sur le budget de l’institut. Nous demandons une petite vingtaine de postes sur les sujets liés aux enjeux majeurs, notamment en sûreté et en sécurité. Notre budget est alimenté d’une part par des subventions, d’autre part par une contribution payée par les opérateurs. Il nous semble que cet outil très flexible, qui a fait ses preuves par le passé, pourrait être mobilisé pour nous permettre de disposer des moyens qui nous sont nécessaires.

M. Georges-Henri Mouton. M. Saulignac a évoqué le rapport de Greenpeace, au sujet duquel l’Institut a émis un commentaire par la voix de Jean-Christophe Niel. Si ce rapport est intéressant en ce qu’il constitue une compilation d’un certain nombre de documents liés à la sûreté, envisageant différents risques potentiels, il ne nous a pas appris grand-chose.

Parmi les attributions de l’institut figure celle consistant à examiner la capacité de résistance intrinsèque des installations nucléaires et de leur sécurité, en fonction d’un référentiel de menace qui nous est donné par l’État, plus précisément par l’autorité de sécurité nucléaire, c’est-à-dire le haut fonctionnaire de défense et de sécurité (HFDS) du ministère de la transition écologique et solidaire (MTES). À partir de ce référentiel, nous examinons la capacité de résistance intrinsèque des installations d’EDF – piscines, enceintes de réacteurs –, mais aussi du CEA et d’Areva, ce qui nous conduit à faire des études, par exemple, sur la capacité de résistance d’un réacteur de recherche, dans la mesure où il contient de la matière nucléaire.

Depuis 2001, de nombreuses études ont été menées sur l’ensemble des installations par l’IRSN au profit du haut fonctionnaire de défense et de sécurité du ministère de la transition écologique et solidaire. Vous comprenez bien que, compte tenu du degré d’ancienneté de chaque installation et des particularités géographiques des sites concernés, les résultats ne sont pas tous identiques. Ils diffèrent également en fonction du type de menace envisagé : les risques liés au terrorisme, par exemple, ne sont pas les mêmes que ceux que représente l’éventualité d’une chute d’avion. Nous procédons à l’évaluation de ces différentes situations, et communiquons les résultats à l’ASN – que je ne peux révéler publiquement, comme vous pouvez le comprendre.

Ce qui fait la spécificité de la sécurité nucléaire par rapport à la sûreté, et ce qui justifie qu’elle relève de la responsabilité d’un ministère ayant la qualité d’autorité de sécurité nucléaire, c’est qu’il s’agit d’un sujet qui engage la responsabilité de l’État. Par exemple, si un commando terroriste projette d’attaquer une installation nucléaire, l’État est concerné dans le sens où cette situation intéresse les services de renseignement – l’enjeu pour lui est sa capacité à en savoir suffisamment sur les menaces que les groupes terroristes sont susceptibles de faire peser sur les installations nucléaires.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. C’est typiquement le genre de question intéressant notre commission d’enquête : pouvez-vous justement nous indiquer si nous possédons suffisamment de renseignement sur la menace terroriste ?

M. Georges-Henri Mouton. Je suis désolé, mais je n’ai pas la compétence pour vous répondre à ce sujet. Ce que je peux vous dire, c’est que le commandement spécialisé pour la sécurité nucléaire (COSSEN) a un rôle en matière de renseignement, comme le précise le décret du 20 avril 2017 relatif à sa mise en place : plus précisément, il vise à fédérer les différents services afin que les informations relatives à la sécurité nucléaire fassent l’objet d’un traitement spécifique. Cela dit, le renseignement ne permet pas de tout prévoir, comme l’ont montré les attentats qui ont eu lieu en France au cours des dernières années.

En dehors du renseignement proprement dit, les compétences de l’État en matière de transport aérien lui permettent d’exercer une certaine surveillance dans ce domaine, que ce soit au moyen des formalités d’embarquement ou par les mesures de surveillance dont font l’objet les pilotes depuis le crash du vol 9525 de Germanwings. Ces mesures de surveillance, qui compliquent la tâche des personnes qui auraient l’intention de prendre le contrôle d’un avion pour le faire s’écraser sur une installation nucléaire, relèvent de la compétence du ministère des transports, qui impose des règles aux opérateurs du transport aérien.

Il existe une troisième ligne de protection contre les attaques par avion, constituée par les moyens de la défense – ceux de l’armée de terre s’il s’agit de neutraliser au sol les membres du commando terroriste grâce aux moyens obtenus par les services de renseignement de l’air, ceux de l’armée de l’air s’il s’agit d’intercepter un avion en vol.

C’est seulement si ces trois lignes de défense devaient être franchies par les terroristes que les forces de sécurité de la centrale concernée interviendraient. Ces forces font l’objet d’exigences très élevées en matière de réactivité, et l’IRSN accompagne les inspections menées par le MTES sur tous les sites nucléaires, visant à vérifier que les délais d’intervention des équipes de sécurité locales sont compatibles avec les exigences qui leur sont imposées.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. L’INRS n’intervient donc que lors de cette dernière phase ?

M. Georges-Henri Mouton. Nous aidons le MTES à procéder à l’évaluation des équipes locales de sécurité, en faisant intervenir des inspecteurs dépendant directement du MTES mais qui, historiquement, faisaient partie de notre département « sécurité ». Cette organisation permet qu’il y ait suffisamment d’inspections sur l’ensemble des sites nucléaires.

Nous intervenons également dans l’évaluation de la résistance intrinsèque des installations.

Enfin, pour ce qui est du scénario d’attaque, il faut rappeler que le système de la sécurité nucléaire est un système de défense en profondeur. Si les premières lignes de défense n’ont pas suffi à stopper l’attaque en amont, et qu’elle finit par se produire, il faut que la capacité de résistance intrinsèque de l’installation – que nous sommes chargés d’évaluer – et les forces de sécurité de l’exploitant – qui peuvent se trouver renforcées très rapidement par les pelotons spécialisés de protection de la gendarmerie (PSPG) – puissent tenir pendant une durée prédéfinie constituant un objectif de sécurité qui fait régulièrement l’objet d’exercices de simulation. Chaque année, nous en faisons au moins un par site, ainsi qu’un grand exercice à l’échelle nationale, au cours du duquel nous mettons en œuvre tous les moyens de sécurité – nous sommes le seul pays au monde à pouvoir se prévaloir de cette fréquence d’exercices de sécurité au niveau national.

M. Hervé Saulignac. Nous voulons vraiment que cette commission d’enquête soit utile : c’est pourquoi je vais vous poser à nouveau ma question, aussi simplement que possible, et en espérant que vous allez enfin y répondre. Greenpeace nous explique que les piscines n’ont pas été conçues pour résister à une attaque terroriste, même basique : selon cette association, les piscines sont accessibles et vulnérables. En tant que représentant du peuple français, je veux savoir si Greenpeace nous raconte n’importe quoi ou si les caractéristiques techniques de ces piscines les rendent effectivement vulnérables.

Quand j’entends dire que les piscines dans lesquelles sont immergés des combustibles usagés ne sont abritées que par des murs de trente centimètres d’épaisseur, j’aimerais savoir si c’est vrai ou si c’est faux. Vous possédez l’expertise pour répondre à cette question, et j’attends de vous une réponse claire. Si nous sortons de cette commission d’enquête uniquement avec le genre de réponses que vous nous avez faites jusqu’à présent, je ne vois pas à quoi cela va servir. Pardonnez-moi ma franchise, mais nous avons vraiment besoin de savoir.

M. Georges-Henri Mouton. Il me semble que je suis clair quand je dis que les études faites sur la capacité de résistance des piscines montrent que celle-ci varie en fonction des risques et des menaces auxquelles elles pourraient être exposées, et que la protection de ces piscines ne repose pas sur leurs seules capacités de résistance intrinsèques.

M. le président Paul Christophe. Vous nous dites que la capacité de résistance des piscines varie, mais nous voulons surtout savoir si elle est suffisante et, dans la négative, si la force d’action rapide nucléaire (FARN) est en mesure de pallier une capacité insuffisante de résistance.

M. Georges-Henri Mouton. La FARN est une disposition de sûreté qui peut permettre, en cas de besoin, de réalimenter en eau la piscine ; en amont, l’intervention des forces de sécurité publique est aussi destinée à éviter que l’attentat ait lieu.

M. le président Paul Christophe. Les piscines en elles-mêmes ont-elles des capacités de résistance suffisantes ? Que pensez-vous des scénarios de rupture évoqués ?

M. Georges-Henri Mouton. Si aucune mesure n’est prise, on peut toujours imaginer un scénario dans lequel une piscine se trouverait détruite.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Pour ce qui est de la sécurité, des mesures d’anticipation sont prévues afin d’éviter qu’une attaque ne puisse se produire, et d’autres mesures sont prévues pour répondre à l’attaque dans l’hypothèse où elle aurait finalement lieu. Comme vous l’avez reconnu vous-mêmes, les renseignements ne sont pas infaillibles et on ne peut donc écarter l’éventualité de voir un commando essayer de détourner un avion, ou attaquer directement une piscine – par exemple en tirant au lance-roquettes.

Pouvez-vous nous dire si les systèmes de défense passive sont suffisants, en d’autres termes si les piscines sont assez bunkérisées pour résister, par exemple, à l’impact provoqué par le crash d’un avion ou un tir de roquette ? Si la réponse est non, il faut des mesures d’interception fiables. Or, Greenpeace a expliqué de manière assez convaincante – notamment dans un film dont nous allons recevoir les auteurs – qu’il est impossible d’intercepter un avion avant qu’il ne s’écrase sur une piscine : le temps que les avions de chasse décollent des bases aériennes et arrivent sur site, l’avion utilisé comme projectile aura eu le temps de s’écraser deux fois !

Pour disposer de moyens d’interception efficaces, il faudrait installer des missiles Crotale sur site et, à défaut de le faire, on ne peut écarter l’hypothèse du crash d’un avion sur une piscine nucléaire – dès lors, il faut bunkériser les installations de ce type, avec toutes les questions techniques et financières que cela implique. Ce sont ces questions-là que nous nous posons, des questions très concrètes auxquelles nous avons vraiment besoin de réponses de votre part. Le risque évoqué existe – malheureusement, il s’est même déjà réalisé – et aujourd’hui on ne peut plus faire comme si ce n’était pas le cas, car nous ne parlons pas d’installations anodines, mais d’installations nucléaires.

M. Georges-Henri Mouton. J’appelle votre attention sur le fait que le dispositif de sécurité constitue une chaîne globale. Greenpeace peut affirmer que les avions de chasse n’auraient pas le temps d’arriver, personnellement je suis incapable de dire si c’est vrai ou pas : si vous voulez une réponse fiable à cette question, il faut la poser à des experts de l’aviation de combat.

En tout état de cause, face à une multitude de scénarios, une installation finit toujours par révéler une vulnérabilité intrinsèque. Ce qui compte, c’est de savoir si l’ensemble du dispositif de protection est à même d’éviter une crise majeure, et comment nous pouvons organiser au mieux les moyens de ce dispositif. Le rôle de l’autorité de sûreté nucléaire et de l’État, c’est de déterminer s’il vaut mieux renforcer le contrôle dans les aéroports, ou doter tous les sites nucléaires d’une batterie de missiles Crotale, plutôt que d’essayer de renforcer la sécurité intrinsèque des installations – ce qui est sans doute très difficile dans certains cas.

M. le président Paul Christophe. J’entends bien ce que vous dites sur le fait que vous ne possédez pas tous les éléments de réponse, c’est pourquoi je vais reformuler ma question. Pouvez-vous nous dire si une autorité a fait le travail de démonstration inverse des scénarios de Greenpeace ? En d’autres termes, quelqu’un s’est-il employé à démontrer que ces scénarios ne pouvaient pas se réaliser, ou à proposer des solutions pour empêcher qu’ils puissent se réaliser ?

M. Georges-Henri Mouton. Le travail que nous effectuons avec le haut fonctionnaire de défense et de sécurité du ministère de la transition écologique et solidaire consiste en grande partie à imaginer des scénarios de crise, et je peux vous dire qu’ils sont autrement créatifs que ceux de Greenpeace car, connaissant beaucoup mieux les installations, nous pouvons imaginer beaucoup plus de choses !

M. le président Paul Christophe. Très bien, mais y a-t-il quelqu’un qui agrège tous ces éléments pour dire s’il est possible ou pas que l’un des scénarios conduisant à une crise grave se réalise ? Si la réponse à cette question relève du secret défense, il vous suffit de nous le dire, et nous organiserons une session à huis clos.

M. Georges-Henri Mouton. Comme je vous l’ai dit, c’est le MTES qui agrège tous les éléments résultant des exercices que nous effectuons, ainsi que de notre analyse de la résistance intrinsèque des installations et des capacités des forces locales de sécurité publique à réagir dans un délai donné. Il est nécessaire que cette mission revienne à l’État, qui est le seul à pouvoir disposer d’une vision globale des moyens alloués.

M. Julien Aubert. Vous avez parlé de la mesure du niveau des radiations provenant du nucléaire civil et du nucléaire médical, mais vous n’avez pas encore répondu à la question que j’ai posée tout à l’heure, portant sur l’exposition de la population aux radiations provenant de l’étranger.

M. Xavier Batut. Mme la rapporteure a évoqué tout à l’heure l’incident survenu en mars 2016 dans le bâtiment du réacteur n° 2 de la centrale nucléaire de Paluel. Comment analysez-vous cet accident, consistant en la chute d’un générateur de vapeur, et ses incidences sur la sûreté de l’installation ?

M. Fabrice Brun. En matière budgétaire, il apparaît que l’IRSN souhaite consolider son budget de recherche en obtenant une vingtaine de postes supplémentaires. En tant que rapporteur sur la prévention des risques, j’avais préconisé de relever le plafond de la contribution annuelle au profit de l’IRSN, due par les exploitants d’installations nucléaires. Je souhaite que notre commission d’enquête fasse sienne cette proposition au terme de ses travaux, afin de doter l’expert des moyens qui lui sont nécessaires pour effectuer sa mission – à mon sens, il ne faut pas lésiner.

Pour ce qui est de la sécurité, une proposition circule depuis quelques années, consistant à classer les centrales nucléaires en zone de défense hautement sensible (ZDHS), ce qui permettrait, notamment en cas d’attaque terroriste, que les militaires puissent déployer la force armée adaptée. Aujourd’hui, face à une intrusion sur un site nucléaire, le PSPG présent sur les lieux ne peut recourir à la force armée que dans les mêmes conditions que celles appliquées partout ailleurs sur le territoire, ce qui pose un gros problème en termes de réactivité, ce dont conviennent les responsables chargés de commander ces PSPG. Quelle est votre analyse sur ce point ?

Mme Bérangère Abba. Il est un niveau de vulnérabilité que nous n’avons pas évoqué : celui des transports de matières radioactives sur rail et sur route. Quel est votre regard sur ce point ?

M. Jean-Christophe Niel. Pour répondre à M. Aubert, je dirai que si l’exposition aux radiations provenant des installations civiles, notamment médicales, peut faire l’objet d’une évaluation parce qu’elle est bien identifiée, l’exposition à la radioactivité naturelle peut avoir de multiples sources, y compris celle d’une éventuelle radioactivité provenant de l’étranger, qui s’y trouverait incluse. Cela dit, notre réseau de surveillance n’a pas détecté de radioactivité provenant de l’étranger. Même pour ce qui est du ruthénium, les niveaux constatés en France ont toujours été extrêmement faibles.

Le 31 mars 2016, l’ASN a été informée de la chute en cours de manutention d’un générateur de vapeur dans le bâtiment du réacteur 2 de la centrale de Paluel, au cours de la troisième visite décennale de ce réacteur. Paluel 2 constitue la tête de série, c’est-à-dire qu’il était le premier réacteur de 1 300 mégawatts à subir sa troisième visite décennale, au cours de laquelle les générateurs de vapeur peuvent être remplacés. Deux des quatre générateurs avaient déjà été extraits, et la cuve et la piscine du réacteur étaient vides, comme le prévoit le protocole : le combustible se trouvait dans une piscine extérieure, ce qui fait que le risque était limité en termes radiologiques lorsque l’accident est survenu. Cependant, les conséquences auraient pu être dramatiques pour les travailleurs présents : quand un générateur de vapeur pesant 400 tonnes tombe de toute sa hauteur, l’ébranlement et le bruit provoqués par cette chute sont énormes – en l’occurrence, plusieurs personnes présentes ont été choquées.

L’enjeu essentiel de cet accident a résidé dans la sécurité des travailleurs, sans qu’il s’agisse d’un sujet nucléaire à proprement parler. La chute d’un objet de 400 tonnes d’une hauteur de 22 mètres a deux types d’effets : d’une part un effet direct, à savoir l’impact de l’objet sur le sol en béton et les équipements se trouvant à proximité, d’autre part des effets indirects, notamment un ébranlement pouvant se répercuter sur différents systèmes. EDF a engagé un contrôle de requalification dans lequel l’IRSN est intervenue en procédant à des calculs d’ébranlement, qui l’ont conduite à recommander d’élargir le champ des contrôles initialement prévus : nous avons conseillé de vérifier les circuits électriques, d’eau et de ventilation qui nous paraissaient susceptibles d’avoir subi certains effets liés à l’ébranlement. EDF prévoit maintenant un redémarrage en juin 2018, à l’issue d’un bilan complet intégrant nos recommandations, qui nous paraît a priori globalement satisfaisant en termes d’étendue – sous réserve, évidemment, de ses résultats. En tout état de cause, le réacteur ne redémarrera que lorsqu’il aura obtenu l’autorisation de le faire.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. D’après ce que j’ai compris, avant que l’accident ne se produise, la chute d’un générateur de vapeur était considérée comme impossible par tous les organismes chargés de se prononcer sur la sécurité des installations nucléaires. La survenance de cet accident a-t-elle conduit l’IRSN à revoir sa grille d’analyse des événements possibles ou impossibles, avec toutes les conséquences que cela implique en termes de sûreté et de sécurité ?

M. Jean-Christophe Niel. Il est évident que l’accident de Paluel a, comme tout événement ayant une incidence sur la sûreté, donné lieu à un retour d’expérience de la part de l’opérateur, mais aussi de la part de l’IRSN, qui développe ses propres analyses. En l’occurrence, cet événement va influer sur certaines décisions techniques à l’occasion de prochains travaux, lorsque nous devrons choisir de mettre en œuvre, ou non, certaines évolutions.

Toutes les semaines, l’IRSN organise une réunion consacrée aux retours d’expérience, lors de laquelle nous passons en revue tous les événements, que nous classons en fonction de leur importance. Pour ce qui est de l’accident de Paluel, s’il n’était pas susceptible d’entraîner des conséquences radiologiques directes, il pouvait avoir un impact non seulement sur la sécurité des travailleurs, mais aussi sur la sûreté à terme des installations, en raison des dommages causés par l’impact et par l’ébranlement qu’il a provoqué.

Enfin, il ne m’appartient pas de me prononcer sur la proposition de M. Brun consistant à relever le plafond de la contribution annuelle au profit de l’IRSN.

M. Georges-Henri Mouton. M. Brun nous a également interrogés sur l’éventualité de classer les centrales nucléaires en zone de défense hautement sensible (ZDHS), ce qui modifierait les règles d’ouverture du feu en cas d’agression. Il s’agit d’une question importante, mais je ne suis pas très bien placé pour y répondre. Une réflexion a été engagée au sein de l’État, portant d’abord sur l’interprétation juridique qui est actuellement faite des autorisations, dont on peut se demander si elle n’est pas un peu restrictive. Par ailleurs, il convient de prendre en compte le fait que les gendarmes ont une capacité de réponse qui n’équivaut pas tout à fait à celle des policiers. En tout état de cause, il semble que l’on puisse envisager de moduler les autorisations d’ouverture du feu en fonction de la classification réglementaire de chaque installation concernée.

Plusieurs renforcements ont déjà été décidés. Ainsi, les préfets ont désormais le pouvoir de prendre des arrêtés d’interdiction de stationnement, ainsi que de prévoir des mesures de surveillance particulières aux abords des installations – la sévérité de ces mesures de restriction augmentant à mesure que l’on se rapproche d’une installation, selon une répartition en cercles concentriques. Cela implique beaucoup les forces de sécurité publique, ce qui justifie que l’État – en l’occurrence, le MTES – dispose d’une vision globale de ces questions, afin d’être en mesure de déployer, en liaison avec les préfets, une capacité de défense allant plus loin que la résistance intrinsèque des installations.

Pour ce qui est des transports, le dispositif actuel prévoit que le niveau de protection mis en œuvre est modulé en fonction de la dangerosité de chaque transfert – s’évaluant en termes de sûreté, c’est-à-dire en fonction des conséquences radiologiques potentielles en cas d’accident ou d’attaque.

Mme Bérangère Abba. Ce dispositif vous paraît-il satisfaisant ?

M. Georges-Henri Mouton. J’estime que beaucoup de moyens sont mis en œuvre en termes de suivi et de protection des transports. En tant que responsable de l’IRSN, mon rôle consiste à analyser les dispositifs de sécurité – et bien sûr, je leur trouve toujours des défauts, ce qui me conduit à formuler des propositions d’évolution des modes de protection. Le COSSEN est chargé de la doctrine d’emploi des forces de sécurité publique, sur lesquelles l’IRSN travaille beaucoup en ce moment, en liaison avec le haut fonctionnaire de défense et de sécurité du MTES.

Mme Bérangère Abba. D’après les recherches que j’ai effectuées, les dernières données de l’IRSN relatives aux accidents ayant eu lieu au cours des dernières années remontent à 2007. Pouvez-vous nous indiquer si d’autres incidents de transport ont eu lieu depuis ?

M. Georges-Henri Mouton. Le dernier incident de transport dont je me souvienne consistait en un problème de frein sur un camion, ayant entraîné l’arrêt du véhicule, et il n’est rien survenu de plus important.

M. Jean-Christophe Niel. Le principe de la sûreté des transports repose sur l’emballage. Chaque année, nous procédons à un bilan des événements de transport – je n’ai pas les chiffres en tête, mais nous pourrons vous les faire parvenir. Je précise qu’un événement de transport ne consiste pas forcément en un accident de la circulation : il s’agit pour nous d’un incident au sens de la sûreté nucléaire.

Un colis de transport – l’emballage et son contenu – doit être boulonné au moyen d’un appareil mesurant le couple, c’est-à-dire la force appliquée au serrage : ce couple doit en effet être suffisamment élevé pour assurer que le colis est bien arrimé, mais pas trop afin de ne pas créer de tensions qui pourraient être néfastes. Le fait de s’apercevoir lors d’un contrôle qu’il a été appliqué un couple non conforme peut être constitutif d’un événement.

De mémoire, je dirai que la plus grande partie des événements de transport concerne des colis radiopharmaceutiques. Peu radioactifs, les produits radiopharmaceutiques sont transportés dans des colis relativement peu résistants, et il arrive fréquemment que des colis chutent ou se trouvent écrasés en aéroport.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Pour en revenir à la sûreté des cuves, nous savons que des pièces fabriquées au Creusot présentaient des malfaçons, et que l’audit de l’usine a mis en évidence des irrégularités dans les procédures de fabrication, considérées par l’Autorité de sûreté nucléaire comme des falsifications. L’ASN a cependant autorisé que les pièces défectueuses, se trouvant sur le site de l’EPR mais aussi sur d’autres sites, restent en exploitation. Je ne vous demande pas de vous prononcer sur la décision de l’ASN, mais pouvez-nous nous dire si, en tant qu’experts, vous n’êtes pas inquiets à l’idée que des cuves et d’autres pièces non conformes soient encore en exploitation et risquent de le rester pour longtemps ?

M. Jean-Christophe Niel. Les non-conformités résultant de falsifications sont évidemment inacceptables. Cela dit, quand une cuve présente un défaut, toute la question est de savoir s’il est nocif ou non, et c’est précisément là que l’expertise de l’IRSN intervient. En 2016, on a découvert que les générateurs de vapeur équipant dix-huit réacteurs en France pouvaient présenter des anomalies similaires à celles affectant la cuve de l’EPR de Flamanville, ce qui a conduit l’ASN à demander l’arrêt ou le maintien à l’arrêt d’une douzaine de réacteurs.

Notre intervention en la matière n’a pas consisté en un contrôle de conformité, celui-ci relevant de la compétence de l’ASN, mais à apporter notre expertise sur le plan technique. Le fond primaire d’un générateur de vapeur est fabriqué à partir d’un lingot, c’est-à-dire d’une grosse pièce de métal en fusion. Les processus physico-chimiques survenant au cours du refroidissement de cette pièce aboutissent à ce que du carbone se concentre en certains points, entraînant des modifications des propriétés physiques de la pièce concernée, notamment celle de moins bien résister à la propagation d’une fissure. La bonne pratique en ce cas, consistant à supprimer les parties du lingot où le carbone se trouve en excès, n’a pas été mise en œuvre, ce qui fait que les calottes hémisphériques formant les fonds primaires présentent aujourd’hui ce défaut.

Notre travail a consisté à vérifier, par des moyens de contrôles destructifs et non destructifs, que les méthodes utilisées par EDF étaient acceptables, et que les résultats présentés par EDF et Areva étaient cohérents. Pour que la concentration anormale en carbone pose problème, il faut trois éléments : premièrement, que les propriétés de la pièce métallique soient dégradées ; deuxièmement, que cette pièce présente un défaut à partir duquel une fissure est susceptible de se propager – car une fissure ne part pas de rien – ; troisièmement, un choc thermique – du chaud sur du froid ou l’inverse. Après avoir mesuré la concentration en carbone, nous avons effectué des calculs de thermo-hydraulique afin d’évaluer l’ampleur des chocs auxquels les pièces concernées sont soumises. Enfin, nous avons vérifié les résultats d’EDF sur la présence ou l’absence de défauts. L’ensemble de ces opérations nous a permis de conclure, dans l’avis que nous avons remis à l’ASN, que, moyennant la mise en œuvre de mesures compensatoires, les conditions de fonctionnement au niveau de sûreté requis étaient réunies – j’insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un avis portant sur la conformité, mais d’un avis technique.

Pour ce qui est des mesures compensatoires, nous avons recommandé à l’ASN de demander à EDF de limiter, par un certain nombre de dispositions, la probabilité que se produisent des chocs thermiques. Par exemple, quand un réacteur s’arrête, il se refroidit selon une pente de baisse de température : sa température diminue de 28 °C par heure. Nous avons conseillé que cette baisse de température soit deux fois moins rapide, afin de limiter l’importance des écarts thermiques.

En notre qualité d’expert technique, je le répète, nous avons considéré que le niveau de sûreté requis pouvait être assuré – un niveau moindre que si le générateur de vapeur était en bon état, mais suffisant.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Ces mesures compensatoires ont-elles été mises en œuvre par EDF ?

M. Jean-Christophe Niel. C’est à l’ASN qu’il est revenu de le vérifier, mais je pense que oui. Sur la base de notre expertise technique portant sur l’évaluation des risques, l’ASN impose des prescriptions à l’opérateur et effectue des inspections pour vérifier que ces prescriptions sont mises en œuvre.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. La non-conformité résultant d’une concentration excessive en carbone concerne deux situations différentes : d’une part l’EPR, c’est-à-dire un réacteur qui n’est pas encore en activité, d’autre part des réacteurs qui fonctionnent depuis des années. Les mesures compensatoires que vous avez préconisées devront-elles être appliquées pour la totalité de la durée de vie estimée de la cuve de l’EPR, à savoir soixante ans ? Par ailleurs, avez-vous pris en compte la prolongation éventuelle d’activité des réacteurs, au-delà des quarante ans initialement prévus ?

M. Jean-Christophe Niel. Pour ce qui est de la prolongation de la durée de vie des réacteurs au-delà de quarante ans, l’ensemble des risques va faire l’objet d’une réévaluation dans le cadre du processus en cours.

En ce qui concerne l’EPR, nous avons conclu que l’exploitation pouvait être autorisée sous réserve d’un renforcement du suivi en service – notamment au moyen de contrôles non destructifs. La prolongation de l’exploitation de la cuve dépendra donc des résultats des contrôles qui vont être effectués, à la fois sur le fond de la cuve et sur son couvercle. Si nous estimons que rien ne s’oppose sur le plan technique au développement de procédés de contrôle non destructifs pour le fond de la cuve, il n’en va pas de même pour son couvercle, qui est traversé par les barres de contrôle – des pièces mobiles insérées dans le réacteur, qui permettent de freiner, donc de contrôler, la réaction nucléaire. Par ailleurs, le fond d’un réacteur est habituellement traversé par des pénétrations de fond de cuve (PFC), c’est-à-dire des tubes soudés permettant l’introduction de sondes d’instrumentation dans le cœur du réacteur, afin de le surveiller et de le protéger. Dans le cadre des améliorations de sûreté de l’EPR, il a été décidé que ce dispositif de contrôle devait être placé non pas sur le fond, mais sur le couvercle de la cuve. S’il s’agit là d’une amélioration pour le fond de la cuve, désormais débarrassé du dispositif qui le traversait et donc redevenu totalement lisse, c’est un facteur de fragilité supplémentaire pour le couvercle. Nous avions des interrogations sur la capacité d’EDF à développer un dispositif de contrôle permettant de vérifier régulièrement l’état du couvercle, c’est pourquoi nous avons indiqué dans notre avis qu’à défaut d’être en mesure de mettre au point un tel dispositif, EDF devrait changer le couvercle au bout d’un certain temps – et, sur la base de cet avis technique, l’ASN a prescrit un délai pour le remplacement du couvercle.

M. le président Paul Christophe. Nous vous remercions pour les précisions que vous nous avez fournies. Celles-ci soulevant à leur tour d’autres questions, nous vous solliciterons probablement une nouvelle fois afin de poursuivre nos échanges.

M. Jean-Christophe Niel. Nous vous remercions également pour les questions que vous nous avez posées – c’est notre devoir que d’y répondre, et nous le faisons bien volontiers. Nous vous ferons parvenir une réponse écrite au questionnaire que vous nous aviez adressé, en l’enrichissant de ce qui a été dit aujourd’hui. Par ailleurs, je vous renouvelle notre invitation à visiter l’IRSN, soit à Fontenay-aux-Roses, soit à Cadarache, afin que nous puissions vous montrer nos installations de recherche en radioprotection et en sûreté nucléaire.


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6.   Audition de MM. Daniel Iracane et Ho Nieh, représentant l’Agence pour l’énergie nucléaire (AEN, organisme de l’OCDE) (22 février 2018)

M. le président Paul Christophe. Nous auditionnons cet après-midi M. Daniel Iracane, directeur général adjoint de l’Agence pour l’énergie nucléaire (AEN) et M. Ho Nieh, chef de la division de la sécurité nucléaire et de la technologie au sein de cette agence. Je précise que M. Ho Nieh est de nationalité américaine mais s’exprime suffisamment bien en français pour participer à cette audition.

L’AEN est un organisme international semi-autonome au sein de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Elle compte trente et un pays membres qui représentent ensemble près de 86 % de la puissance nucléaire civile installée dans le monde. Son rôle est d’aider les pays membres à maintenir et à approfondir l’expertise technique indispensable à une utilisation sûre, respectueuse de l’environnement et économique de l’énergie nucléaire civile. Pour ce faire, l’agence coordonne des évaluations ayant pour objectif de dégager des convergences de vues sur des questions relevant essentiellement de la sûreté. Pour des raisons déontologiques, l’AEN n’est pas habilitée à prendre en considération la situation d’un pays en particulier mais s’exprime sur des sujets globaux. Cependant, même si les personnes auditionnées aujourd’hui ne portent pas d’appréciation sur le cas particulier de la France, je ne doute pas qu’elles pourront nous apporter des enseignements utiles sur les sujets qui nous préoccupent.

En vertu de la convention relative à l’OCDE, votre statut de représentant d’un organisme international ainsi que l’immunité de juridiction dont vous jouissez pour les actes accomplis en qualité officielle vous dispensent de prêter serment.

M. Daniel Iracane, représentant de lAgence pour lénergie nucléaire. Je suis très heureux de pouvoir m’exprimer aujourd’hui devant vous au titre de l’Agence de l’OCDE pour l’énergie nucléaire. Dès sa création, le nucléaire a donné lieu à un investissement particulier des États dans la coopération internationale. Cela fait soixante ans que notre agence existe. Quant à l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) dont vous allez également auditionner les représentants, elle est vieille de quelques années de plus. Si l’international joue un rôle fondamental, c’est que tout système a besoin de se calibrer. Pour répondre à l’une des questions écrites que vous m’avez transmises, je dirais qu’il n’y a pas de sûreté absolue, pas de deus ex machina qui définirait une référence. À une époque où les autorités de sûreté nucléaire sont indépendantes et responsables de la surveillance de l’ensemble du dispositif, se pose la question du calibrage de la sûreté, d’un pays à l’autre, sachant que le processus de décision est souverain et national. L’AEN permet donc aux autorités de sûreté de se réunir, d’échanger leurs expériences et de s’auto-référencer les unes par rapport aux autres. Elle n’est pas une agence de promotion de l’énergie nucléaire. Certains de nos trente-trois pays membres, dont la France, sont bien sûr extrêmement actifs dans l’utilisation de la technologie nucléaire mais il en est d’autres, comme l’Allemagne ou l’Autriche, qui considèrent que cette technologie n’est pas apte à la production d’énergie. Cela ne pose aucun problème car l’AEN ne définit pas de politique collective. S’il y a des débats politiques en son sein, elle n’a pas pour objet de dégager un consensus mais de déterminer une compréhension commune des faits et, autant que faire se peut, une référence partagée. L’AEN regroupe une centaine de personnes et fait travailler entre 1 000 et 1 500 experts. Le fait que nous créions les conditions positives de leur travail collaboratif permet de disposer d’une telle référence partagée sur des sujets complexes comme la gestion des déchets, etc. Cette référence ne s’applique pas de droit et l’AEN ne produit pas de standard, contrairement à l’AIEA, mais la pression des pairs est telle que, petit à petit, la communauté dans son ensemble converge vers cette référence.

Enfin, la sûreté ne peut être vue comme un sujet isolé. Il y a en effet une interface entre la sécurité et la sûreté, qui justifie les travaux de votre commission. L’AEN ne traitant pas de la sécurité, je ne pourrai vous donner d’éléments précis sur le sujet mais cette logique d’interface est une préoccupation croissante du fait de l’évolution de la technologie, notamment de la digitalisation. Dans la plupart des pays membres de l’AEN, la même autorité a juridiction sur la sûreté et sur la sécurité : c’est le cas de tout le continent nord-américain, du Japon et de plusieurs pays européens. Dans d’autres pays, comme la France, les deux sujets sont traités par deux organisations différentes, ce qui ne pose pas de problème selon nous. Les cultures techniques associées à ces deux sujets étant profondément différentes, même si vous regroupez la sûreté et la sécurité dans une même organisation, vous aurez deux sous-organisations très différentes dans leur manière d’aborder les problèmes. On peut penser que traiter les deux aspects dans une seule organisation améliorera les choses – je ne ferai pas de commentaire sur ce point – mais cela ne changera pas de manière substantielle la question de la gestion de l’interface. D’un point de vue technique, il faudra mettre autour de la table des gens qui ont des préoccupations et des approches techniques différentes.

Je citerai deux autres interfaces – qui ne sont pas nécessairement dans le périmètre de votre réflexion mais qui font l’objet d’une préoccupation croissante de notre part.

Si la sûreté est la première priorité, elle a une interface avec l’économie. J’en donnerai un exemple. Il y a un consensus, surtout depuis Fukushima mais qui remonte en fait à bien plus longtemps, quant au fait qu’il faut développer des combustibles de nature différente, ne dégageant pas l’hydrogène dont on a vu les effets à Fukushima : ce gaz a provoqué l’explosion des enceintes, soit l’événement le plus terrible de la séquence accidentelle qui a conduit aux conséquences que l’on sait. Les laboratoires ont des solutions alternatives à proposer mais leur industrialisation est lente car, l’avenir de la technologie nucléaire étant flou dans beaucoup de pays, l’absence de vision de long terme empêche l’évolution technologique, donc les gains de sûreté qui pourraient s’ensuivre.

Il y a enfin un lien entre la sûreté et la recherche. La période pionnière du nucléaire étant loin derrière nous, nous assistons à un renouvellement de génération. Là encore, la vision du futur détermine l’intérêt ou non des nouvelles générations, mais aussi l’investissement dans la recherche des États et des entreprises.

En conclusion, la sûreté est un sujet qui doit être pris dans son ensemble. Si elle est encadrée par des régulations précises, des éléments de contexte doivent aussi être pris en compte.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Plus nous avançons dans nos travaux, plus nous nous apercevons de cette interaction entre sûreté et sécurité mais aussi avec l’économie et la recherche. Ne serait-il pas intéressant que l’AEN et les autorités nationales se dotent d’une cellule prospective pour étudier les différentes options économiques et ainsi éclairer les décideurs politiques ?

M. Daniel Iracane. L’AEN étant un think tank, c’est exactement ce qu’elle fait. Nous avons une activité très importante dans le domaine économique non pas du nucléaire mais de l’électricité en général, le nucléaire étant considéré comme une source d’énergie parmi d’autres. On constate d’ailleurs des évolutions inquiétantes : il arrive que, pendant plusieurs jours consécutifs, le prix de l’électricité soit négatif. Tout le monde comprendra que dans de telles situations, les investisseurs du secteur de l’électricité ne puissent pas prendre les décisions nécessaires pour que dans cinq ou dix ans, on ait l’ensemble des installations nécessaires.

Nous travaillons aussi sur les technologies – quand je dis nous, ce n’est pas en tant qu’agence : nous mettons les experts et les responsables des différents pays membres autour de la table. Nous avons ainsi identifié que le lien entre les autorités de sûreté, les industriels et la recherche n’était plus aussi efficace que ce qu’il était, quelques décennies en arrière. Il n’est absolument pas question de revenir en arrière car le monde est différent mais il faut réinventer une manière de travailler dans les conditions du monde d’aujourd’hui pour faire en sorte que la technologie reste suffisamment vivante pour demeurer sûre. Ainsi, l’indépendance des autorités de sûreté n’est remise en cause par absolument aucun pays. Maintenant, il faut déterminer en pratique ce que veut dire cette indépendance. Si l’on veut explorer de nouvelles idées, il faut que les autorités de sûreté et leur support technique interviennent tôt dans le processus de maturation technologique. Comment concilier l’indépendance et cette nécessité ? L’international est une solution permettant de garantir l’indépendance des autorités de sûreté au plan national.

Bref, je vous rassure : nous abordons effectivement ces sujets. Les pays membres de l’AEN les ont identifiés et y travaillent. Ils réfléchissent aussi à la manière de penser différemment la formation des jeunes dans le domaine nucléaire pour leur permettre d’acquérir les compétences que les anciennes générations pouvaient acquérir en faisant elles-mêmes des projets innovants et pour éviter que les nouvelles générations n’aient qu’un savoir académique dans un domaine pour lequel le savoir-faire et le fait de savoir pourquoi les choses sont ce qu’elles sont importent beaucoup.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. En France, comme sans doute dans les autres pays, tout a été fait pour que l’indépendance des autorités nucléaires soit garantie par la loi. Maintenant, entre la loi et la pratique, il y a parfois des nuances. Pensez-vous que les autorités de sûreté réussissent à résister aux pressions qui s’exercent sur elles quand il y a des décisions d’investissement importantes à prendre et que leur autorisation est absolument essentielle ?

M. Daniel Iracane. L’AEN ne mène pas d’évaluation précise mais on constate qu’il y a un avant et un après Fukushima. Nous fonctionnons sous forme de comités dans lesquels siègent les leaders des organismes nationaux du nucléaire. L’un de ces comités rassemble les régulateurs, un autre, les soutiens techniques – dont l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) et ses pairs des autres pays. Or, j’ai entendu plusieurs de ces leaders regretter après Fukushima le fait qu’on ait eu connaissance d’une certaine complaisance non seulement des opérateurs japonais mais aussi de l’autorité de sûreté nippone mais que la barrière diplomatique ait empêché d’aborder le sujet. Aujourd’hui, les échanges entre les autorités de sûreté ont très significativement augmenté et on ne détecte vraiment plus aucune complaisance entre elles, ce qui nous rassure. Je ne puis vous répondre à l’échelle d’une autorité de sûreté précise mais je le fais à l’échelle du groupe que nous constituons. Si l’AIEA produit beaucoup de standards, notre but à nous est de faire travailler les gens entre eux pour qu’ils définissent une référence commune et que s’exerce entre les pairs une pression qui, bien que n’étant pas de nature juridique, est réelle. Nous n’avons pas du tout de signalement, en provenance de ce groupe de leaders, de décrochement d’un pays par rapport à la référence internationale. Ce n’était pas le cas avant Fukushima : les gens savaient et n’ont rien dit car il est très compliqué, dans une instance internationale, quelle qu’elle soit, de pointer du doigt un pays. La sociologie a beaucoup changé après l’accident de Fukushima. Si un point faible était détecté, il serait vraiment identifié et très explicité car l’idée qui prévaut depuis Fukushima est qu’« un accident quelque part est un accident partout ». Les pays exploitant l’énergie nucléaire accordent désormais une très grande importance à la nécessité de converger vers une référence internationale.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Considérez-vous que l’on soit parvenu à un niveau de transparence optimal ou l’information du public est-elle perfectible ? Avez-vous des pistes d’amélioration à suggérer ?

M. Daniel Iracane. À l’échelle internationale, la transparence est plus que perfectible car chaque pays traite ce sujet en fonction de sa culture nationale. Je ne pointerai aucune zone géographique mais je peux vous dire que de ce point de vue-là, la France est largement en avance. Les commissions locales d’information et de surveillance (CLI), dont vous avez auditionné le président, servent toujours d’exemple au niveau international. Cela étant, la transparence ne se réduit pas à la fourniture d’informations. Nous produisons chaque année quelque quatre-vingts rapports qui sont tous gratuitement accessibles sur internet. L’information nous submerge et, si vous vouliez consulter l’information disponible, vous pourriez y passer toute votre vie. Nous veillons plutôt à faire en sorte que les parties prenantes soient en mesure de la digérer de façon adaptée à leurs besoins. L’évolution des CLI et des autres outils qui ont été développés en France est très objectivement en avance sur celle de très nombreux pays du monde. Il n’y a vraisemblablement que les pays nordiques qui soient plus avancés que nous. Il y a toujours des progrès à faire en la matière, c’est pourquoi nous traitons ce sujet sous l’appellation de stackholder involvement, ou intégration des parties prenantes. Des demandes très fortes nous sont adressées de plusieurs régions du monde et, à cet égard, la comparaison internationale est intéressante même s’il faut prendre en compte les cultures nationales et régionales. Un modèle opérant quelque part ne l’est pas forcément ailleurs, contrairement à une solution technique, qu’il est plus facile d’exporter.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. La sûreté des installations nucléaires dans les pays membres de l’OCDE vous paraît-elle constante ou en évolution ? Nous avons pu constater en France une accélération des incidents de sûreté l’année dernière, après la baisse intervenue antérieurement.

M. Daniel Iracane. Globalement, le fonctionnement des réacteurs dans le monde d’aujourd’hui est beaucoup plus efficace sous tous rapports – que ce soit du point de vue opérationnel ou de la sûreté – que ce qu’il était il y a 30 ans, du fait de la maturité de cette technologie. Cela étant, vous faisiez sans doute plutôt allusion à des fluctuations dans un temps beaucoup plus récent : à très court terme, on ne détecte pas d’évolution systématique, commune à nos pays membres, vers une dégradation de la situation. Les centrales nucléaires ont de très bons taux d’exploitation. Est-ce à dire que tout va bien ? Nous sommes face à des questions ouvertes. Il en va des centrales comme des individus que nous sommes : si elles fonctionnent bien en milieu de vie, au fur et à mesure qu’elles s’approchent de la fin de vie, les choses peuvent se compliquer. Il s’agit donc de savoir comment prolonger la durée de vie des centrales. Certains pays comme les États-Unis ont déjà acté la prolongation des réacteurs à soixante ans. L’une de leurs centrales a même lancé le processus de renouvellement de sa licence pour quatre-vingts ans. Les réacteurs peuvent voir leur durée de vie étendue, à condition que les autorités de sûreté fassent des travaux circonstanciés pour évaluer les potentiels points faibles de ces réacteurs. Cela suppose qu’elles disposent d’une base de connaissances car elles accordent des licences d’exploitation non pas pour le temps présent mais pour le temps futur. Or, quand on se rapproche de la fin de vie des installations, de nouveaux phénomènes peuvent apparaître. Il faut donc laisser opérer les autorités de sûreté dans le cadre de leurs responsabilités et appuyer leur réflexion sur une base de connaissances qui leur permette d’anticiper l’évolution des phénomènes. On constate actuellement aux États-Unis que le prolongement de la durée de fonctionnement des centrales de plusieurs décennies ne pose pas de problème majeur mais cette affirmation n’est pas définitive.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Les investissements nécessaires à la prolongation de la durée de vie des réacteurs, s’ils sont envisageables, devront non seulement permettre d’assurer la sûreté des installations mais aussi d’appliquer les mesures post-Fukushima. Vous paraît-il économiquement intéressant de faire ces investissements dans un contexte de concurrence et de baisse du prix de l’électricité ?

M. Daniel Iracane. Nous avons effectivement mené des travaux à ce sujet, que nous réactualisons périodiquement car les conditions de l’exercice peuvent changer. Pour produire un gigawatt électrique, vous pouvez soit investir dans les énergies renouvelables, soit construire une nouvelle centrale nucléaire, soit étendre la durée de vie d’une centrale existante. De ces trois solutions, la plus rentable – parce que l’investissement à faire est moindre par rapport à la capacité de puissance qu’il permet d’injecter dans le réseau – est la troisième. Comme une grande partie de la centrale existante est amortie, même s’il faut faire des travaux significatifs pour lui donner une nouvelle vie, le prolongement de la durée de vie reste économiquement viable et c’est de loin la meilleure solution pour produire une énergie bas carbone aujourd’hui.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Il serait intéressant que vous nous transmettiez cette étude. En ce qui concerne le stockage des déchets à vie longue, que pense l’AEN de l’alternative entre le stockage en profondeur et l’entreposage en subsurface ?

M. Daniel Iracane. Il y a un consensus international sur le fait que la solution ultime est le stockage géologique en profondeur. Par définition, l’entreposage est tel que vous devez un jour retirer les colis pour les mettre ailleurs. Il entraîne donc le transfert d’une lourde charge aux générations futures – la charge n’étant pas l’entreposage lui-même. Un jour, les déchets devront être déplacés et il faut avoir la garantie que les compétences, les financements et la mémoire de ce qui a été entreposé seront encore là. En revanche, le stockage géologique apparaît comme une solution ultime. Dans les années 1990, l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) avait lancé une étude à ce sujet qui tirait la même conclusion, consensuelle, que l’AEN.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Avez-vous étudié la possibilité de faire de l’entreposage à sec, sachant qu’en France, on le fait plutôt en piscine ? Avez-vous comparé les coûts et avantages de ces deux techniques ?

M. Daniel Iracane. Les sujets que nous traitons sont décidés par nos États membres et nous n’avons pas abordé ce type de questions depuis très longtemps car nous n’identifions pas vraiment de difficulté à cet égard. L’entreposage en piscine est obligatoire à court terme – quelques années après la sortie d’un réacteur, pour des raisons de nature physique. La question se pose après dix ans. Les deux solutions existent dans les différents pays mais nous avons une vision assez claire du bilan avantages-inconvénients de celles-ci. Laisser du combustible usé en piscine requiert plus d’attention car les piscines sont des systèmes beaucoup plus actifs. Dans une logique de très long terme, à cent ans, mieux vaut préconiser l’entreposage à sec, beaucoup plus passif. Le choix de l’un ou de l’autre dépend beaucoup de votre vision de la gestion du temps.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Et en termes de coût ?

M. Daniel Iracane. La fonction d’entreposage ne coûte pas cher, une fois les colis installés. Ce qui coûte cher, c’est le dépôt et l’enlèvement des colis. Cela étant dit, les piscines sont par définition des systèmes plus actifs dont globalement plus chers que l’entreposage à sec.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. De plus, on ne parle là que de la gestion de la sûreté et pas de la sécurité des piscines. Cela étant, j’entends bien que la sécurité ne soit pas de votre ressort.

J’en viens à la sous-traitance, pratique qui se diffuse dans les centrales : entraîne-t-elle un risque de dilution des responsabilités et de vulnérabilité ?

M. Daniel Iracane. Nous partageons votre interrogation au sein de l’AEN et travaillons sur le sujet. En dernier ressort, c’est l’opérateur qui est responsable mais certaines questions doivent être discutées et l’on doit comparer ce qui passe d’un pays à un autre pour garantir la qualité et la bonne compréhension des enjeux tout au long de la chaîne de sous-traitance. Nous n’avons pas encore tiré de conclusions sur cette question.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Je reviens au coût du prolongement de la durée de vie des réacteurs au-delà de quarante ans. Avez-vous pris en compte dans vos études le coût du démantèlement et de la gestion des déchets ?

M. Daniel Iracane. Oui, bien sûr. Le coût de démantèlement est le même, que vous prolongiez ou non la durée de vie d’un réacteur. C’est donc l’un des cas les plus simples à évaluer, qui met en évidence le bénéfice qu’on peut tirer de l’extension de la durée de vie : on amortit plus efficacement tous les coûts fixes.

Quant aux coûts de gestion des déchets, ils sont proportionnels à l’énergie produite. À cet égard, il n’y a donc pas de bénéfices à prolonger la durée de vie d’un réacteur plutôt qu’à construire une nouvelle centrale.

M. le président Paul Christophe. Avez-vous étudié les questions de cybercriminalité ?

Mme Bérangère Abba. Vous avez évoqué la question de la mémoire de l’entreposage géologique en profondeur. L’oubli ne représente-t-il pas un risque important ? D’autre part, que pensez-vous de la concentration de matières radioactives dans un même site ? Ne serait-il pas plus pertinent de maintenir ces matières radioactives à proximité des équipements et d’éviter de les transporter ?

M. Hervé Solignac. Vous êtes-vous intéressés à la question du transport de combustibles et, plus généralement, de matières dangereuses ? Quel regard portez-vous sur les règles applicables en France en ce domaine ?

M. Daniel Iracane. Encore une fois, nous ne sommes pas compétents en matière de sécurité. Nous ne menons pas d’actions dans le domaine de la cybersécurité mais nous en discutons. L’une des questions auxquelles les États membres de l’AEN réfléchissent est de savoir si le numérique peut ou doit pénétrer dans une centrale nucléaire, jusqu’aux commandes contrôles. Les débats sur ce sujet extrêmement complexe sont assez rudes car les pays ont des visions très différentes. C’est là qu’on voit apparaître petit à petit l’interface entre sûreté et sécurité. Je le disais, la nature des études et des activités diffère tellement selon qu’il s’agit de sécurité ou de sûreté qu’il ne faut pas seulement se demander si on a intérêt à le faire mais aussi se poser la question du comment. Tout ce que nous faisons est librement accessible sur internet et je sais que vous vous posez les mêmes questions à l’Assemblée nationale quand vous traitez des problèmes de sécurité mais la logique n’est pas la même.

En ce qui concerne la mémoire, il est des sujets pour lesquels la précision du vocabulaire est importante. Le stockage est, par définition, l’art de mettre des déchets quelque part pour les oublier. L’entreposage, lui, est, par définition, l’art de déposer quelque part des déchets avec l’obligation absolue de les reprendre. S’agissant du stockage géologique, nous menons sur la notion de mémoire des réflexions qui revêtent une dimension éthique et philosophique car il s’agit d’échelles de temps extrêmement grandes. L’idée fondamentale selon laquelle le stockage est fait pour que les déchets soient oubliés va même assez loin : un des critères absolus du stockage est qu’il n’y ait pas, au sein de ce stockage, de valeur d’attrait – de choses qui soient tellement attrayantes qu’elles puissent pousser la civilisation du moment à rouvrir le système. Il y a un débat complexe sur la question de savoir jusqu’où on doit garder l’information. En tout cas, le stockage est conçu pour que les déchets soient « rendus à la nature ». En revanche, l’entreposage implique la reprise des déchets, acte technique d’une incroyable sophistication. On considère que physiquement, un entreposage de cent ans ne pose pas de problème pour les verres nucléaires entreposés sur le territoire national et que le béton tiendra. Cela étant, il faut être sûr qu’au moment où l’on devra ressortir les colis de l’entreposage, les gens sauront de quoi il retourne, qu’ils auront une bonne compréhension de l’origine des déchets et de leurs caractéristiques et qu’ils sauront calculer tous les risques afférents à ces opérations. Le devoir de mémoire est donc total.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous dites que l’idée du stockage est d’oublier les déchets et de ne plus savoir qu’ils sont là mais ces déchets peuvent vivre des milliers d’années. Si dans mille ans, nos successeurs sur cette terre décident de faire de la prospection minière et qu’ils font des trous sans avoir connaissance de ce stockage, ne risque-t-il pas d’y avoir des problèmes ?

M. Daniel Iracane. Voilà le type de débats complexes qu’on peut avoir. Cela étant, l’un des critères de choix du site d’enfouissement est que ce site ne présente aucune valeur d’attrait. On n’ira pas stocker des déchets à un endroit où il y a des métaux rares, par exemple. Quand on commence à parler à l’horizon de mille ans, les choses deviennent compliquées. L’ingénieur conçoit son stockage pour que normalement, tout se passe bien si le système reste tel qu’il est. S’agissant du risque d’intrusion dans les mille ans, le maximum de radioactivité va passer après 300 ans. Il faudra continuer à éviter d’aller sur le site au-delà de cette durée mais il y a plusieurs échelles de temps dans l’évolution de la radioactivité. Nous travaillons sur la question de la mémoire mais dès lors qu’on a une échelle de temps de plusieurs centaines d’années, voire davantage, la discussion prend une dimension moins opérationnelle que lorsqu’on débat de l’entreposage.

En ce qui concerne la concentration, il y a effectivement plusieurs manières de procéder. Il est possible d’entreposer les déchets de manière décentralisée. En Amérique, les centrales stockent leurs propres combustibles à sec dans des conteneurs prévus à cet effet. À l’inverse, en France, les combustibles sont centralisés, notamment dans les piscines de La Hague. Là aussi, le temps est un paramètre déterminant. Dans le temps court, quelques décennies, un système décentralisé fonctionne aussi bien qu’un système centralisé. Les questions commencent à apparaître lorsqu’on se met dans une perspective de nombreuses décennies. Dans l’hypothèse où un opérateur ferait faillite ou arrêterait son réacteur, le statut des entreposages décentralisés poserait plus de problèmes. En concentrant l’entreposage, il est probablement plus facile de passer à un contrôle institutionnel des combustibles si nécessaire. À de grandes échelles de temps, il est difficile de concevoir la pérennité d’une industrie. La seule organisation susceptible de garantir une bonne maîtrise de l’héritage dans la durée est l’État. Je ne dis pas que l’entrepôt lui-même doive passer entre les mains de l’État mais qu’à grande échelle de temps, il est bien de pouvoir envisager, si ce n’est un contrôle institutionnel, du moins une plus grande responsabilité de l’État. Il vaut donc mieux concentrer l’entreposage. En revanche, dans un schéma industriel, vous satisfaites à tous les enjeux de sécurité et de sûreté si vous entreposez les déchets de manière décentralisée, à condition que l’opérateur ait tous les moyens de garantir cette performance. Tant qu’un réacteur fonctionne dans un site, l’entreposage décentralisé ne pose aucune difficulté car ce n’est pas une fonction très complexe par rapport à la fonction principale qu’est le réacteur.

Nous n’avons guère de préoccupations concernant la sûreté du transport : c’est une activité quotidienne qui fonctionne, certes extrêmement complexe, techniquement assurée par des opérateurs spécialisés, mais que nos pays membres n’ont pas identifiée comme problématique. Le transport est un enjeu majeur mais la sûreté de cette activité est assurée. La sécurité est une autre affaire mais ce n’est pas la mienne. Je ne peux donc approfondir ce sujet.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Comme on ne parle que de sûreté, on passe à côté de plusieurs sujets qui sont intimement liés. Quand on pense au risque d’attaques malveillantes, que l’on parle du stockage en piscine ou de transport, devoir séparer sûreté et sécurité rend l’exercice artificiel et incomplet.

M. Daniel Iracane. N’ayant rien à ajouter à votre remarque, j’en reviens à la sûreté du transport. Le transport est par nature une activité internationale. Il y a tous les jours des transports entre tous les pays. Je ne pense donc pas que la question de savoir si le transport se passe mieux France qu’ailleurs ait un sens.

M. Hervé Solignac. Il y a aussi du transport franco-français, à l’intérieur même des frontières nationales. Je crois savoir qu’on ne transporte pas les combustibles de la même manière aux États-Unis, en Allemagne ou en France. Selon vous, le transport de combustibles ou de matières dangereuses dans notre pays comporte-t-il des risques de vulnérabilité, du point de vue tant de la sécurité que de la sûreté ?

M. Daniel Iracane. Je ne pourrai, encore une fois, m’exprimer que sur les questions de sûreté. Globalement, les opérateurs de transport appliquent des règles fondées sur les standards de l’AIEA. La seule réflexion qui soit menée chez nous sur le transport relève du groupe qui anime la discussion sur la gestion des déchets. Ce groupe se pose cette question sous l’angle de l’acceptation du public. Dans certains pays, quand bien même le public accepterait le stockage des déchets – ce qui n’est pas gagné d’avance, compte tenu de la complexité du processus –, encore faut-il être capable de transporter l’ensemble des déchets jusqu’au lieu de stockage. Cet angle d’approche me semble néanmoins éloigné de vos préoccupations et mieux vaudrait que vous abordiez le sujet du transport avec l’AIEA.

M. Philippe Bolo. Les acteurs concernés par la construction et l’exploitation des équipements nucléaires sont publics mais aussi privés. Or, la présence d’acteurs privés implique la notion de concurrence. Le fait qu’il puisse y avoir concurrence entre des sociétés privées qui ne partageraient pas leurs informations ne remet-il pas en cause la possibilité d’avoir des références partagées et la vision la plus complète possible des techniques de sûreté ?

Mme Perrine Goulet. En France, certains blocs commandes sont numérisés, comme à Chooz ; d’autres ne le sont pas encore. Cette numérisation a-t-elle soulevé des problèmes ? Dans votre présentation, vous nous avez fait part d’avancées concernant le combustible qui ne seraient pas utilisées en pratique, faute de vision à long terme quant à l’usage de l’outil nucléaire. Quelles sont ces avancées ? Pourquoi ne les applique-t-on pas si elles améliorent le système ?

M. Daniel Iracane. La réglementation s’imposant à tous, on n’imagine pas l’industrie avoir de problème avec cette réglementation dès lors qu’elle est prédictible. Le travail même d’un industriel consiste à optimiser son processus de production dans le cadre des contraintes qui lui sont imposées. Je ne vois donc pas en quoi la concurrence économique empêcherait une convergence des réglementations. Ce qui pénalise aujourd’hui la vision à long terme de l’industrie et sa capacité à survivre est le manque de convergence des réglementations. Nous œuvrons donc pour que les autorités de sûreté, qui ont le même objectif, non seulement partagent les mêmes grands principes mais les déclinent aussi d’une manière qui soit compatible d’un pays à l’autre. Dès lors qu’un industriel développe une technologie, il doit obtenir la licence d’utilisation de cette technologie pour le territoire national. Si, pour vendre cette technologie dans un autre pays, il doit suivre la même procédure, il ne le fera pas car les délais seront trop longs et les risques trop élevés.

Prenez la technologie EPR : elle est vendue en Chine et est construite en France, en Finlande et certainement bientôt au Royaume-Uni. Les autorités de sûreté de ces quatre pays sont parfaitement souveraines. Néanmoins, on peut considérer qu’elles ont intérêt à partager leurs expériences pour que les questions que se posent les uns et les autres soient entendues par leurs pairs, de même que les réponses apportées. Nous avons donc instauré un processus de partage de connaissances qui fonctionne assez bien mais nous sommes très loin d’une convergence.

S’agissant de l’innovation dans le domaine des réacteurs, nous rêvons que les autorités de sûreté de différents pays puissent se parler des technologies nouvelles pendant la phase de leur développement de telle sorte qu’au moment où ces technologies arrivent à maturité – si elles y arrivent – la philosophie de sûreté à leur propos arrive en même temps et soit partagée par plusieurs pays. Si nous y parvenions, les investisseurs auraient une visibilité suffisante.

Dans le domaine nucléaire, la situation de l’industrie à l’échelle internationale est fort fragile. On n’a donc pas de difficulté à mettre les industriels autour de la table car, avant d’être compétiteurs, ils œuvrent à leur survie et l’ensemble des acteurs, dont les industriels, ont compris qu’une plus grande convergence internationale les aiderait à développer et à maintenir leurs compétences et leur activité.

Vous m’avez interrogé sur la numérisation des commandes contrôles. Comme je le disais tout à l’heure, dès lors qu’on aborde la numérisation, il est très difficile de déconnecter sûreté et sécurité. Il faut vraiment s’assurer qu’une intrusion ne puisse pas aller jusqu’à la mise à l’arrêt de l’installation ou au dysfonctionnement des équipements importants pour la sécurité.

Mme Perrine Goulet. Cela fait vingt ans que deux sites utilisent la technologie numérique. Y a-t-il des contrôles commandes numériques ailleurs qu’en France ? Si oui, ont-ils déjà fait l’objet d’attaques ? Sachant qu’on va installer ces contrôles commandes numériques dans toutes les centrales, avez-vous des retours d’expériences à ce sujet ?

M. Daniel Iracane. Nous sommes en train de recueillir des retours d’expérience. Une des questions majeures que nous allons explorer, compte tenu du bénéfice attendu de la coopération internationale, est de savoir comment tester et qualifier une commande contrôle. La sûreté repose sur l’examen de la conception mais aussi sur la vérification que la réalisation est bien conforme à la conception. Cela suppose une qualification des composants qui requiert un travail important, jusqu’au moindre morceau de tuyau. Des solutions existent telles que la ségrégation. Par exemple, on ne mettra pas de commandes contrôles sur un appareillage important pour la sûreté mais on pourra le faire pour des fonctions moins importantes. La question reste ouverte.

M. le président Paul Christophe. Perrine Goulet vous a aussi demandé pourquoi les industriels n’investissaient pas dans les technologies alternatives.

M. Daniel Iracane. Lors de l’accident de 2011, dont vous avez sûrement vu les terribles images, les réacteurs ont explosé et perdu leur confinement du fait d’une accumulation d’hydrogène. En effet, lorsque le cœur commence à fusionner, les métaux qui entourent chaque combustible produisent de l’hydrogène. On essaie donc d’éviter cette accumulation, porteuse d’un risque additionnel qui n’est pas de nature nucléaire, donc d’empêcher la réaction chimique. Il y a plusieurs solutions. Soit vous changez le matériau du gainage qui entoure la céramique du combustible, soit vous le revêtez d’une mince couche qui empêchera l’oxydation.

Toutes ces solutions sont étudiées. Certaines sont évolutionnaires et pourraient vraiment être utilisées assez rapidement. D’autres, plus radicales, consistent à abandonner complètement ce matériau au profit de matériaux complètement inertes. Nous sommes donc dans un paysage technologique classique. La question est alors de savoir si on est capable de mettre l’ensemble des parties prenantes dans une même dynamique. Dans les années 1970, il y avait une emprise nationale stratégique forte, avec un pouvoir politique qui voulait la chose et elle se faisait car tous les acteurs y travaillaient. Ce modèle, qui prévalait en France, aux États-Unis, en Russie, etc. n’existe évidemment plus cinquante ans plus tard. Il faut donc trouver de nouvelles modalités pour développer ces solutions jusqu’à ce qu’elles soient déployées au niveau international. Cela suppose d’avoir une certaine vision de l’avenir. On espère réduire les durées de développement en travaillant de façon collective mais ce développement prendra au moins dix à vingt ans selon qu’on travaillera plus ou moins bien.

Il ne s’agit pas d’une technologie fonctionnant selon le même modèle de développement que le téléphone portable pour lequel on nous assène tous les trois ans un nouveau produit. Le développement est un sujet majeur car on se prive des innovations qui permettent à la technologie nucléaire de satisfaire la demande du marché. Je ne parle pas là de dégager des marges commerciales mais de satisfaire la demande d’énergie de notre société. Le nucléaire est ou pas une solution à au problème énergétique suivant les politiques des différents pays concernés, mais, pour qu’il le reste, encore faut-il qu’il s’adapte à la demande car l’intermittence des énergies renouvelables a profondément changé la nature du marché de l’électricité. L’évolution technologique du nucléaire nous paraît être la condition pour former des jeunes générations. On commence à mettre les acteurs autour de la table mais l’incertitude à long terme limite la capacité du système à aller vers de nouvelles solutions.

Mme Perrine Goulet. Vous parlez là de l’enveloppe du combustible. Y a-t-il des études sur le retraitement du combustible, pour éviter qu’il devienne un déchet ?

M. Daniel Iracane. Cette question est à l’agenda des laboratoires mais aussi des organismes internationaux comme les nôtres depuis une vingtaine d’années. Le calendrier des différentes lois françaises relatives aux déchets est tout à fait synchrone avec cet agenda. Les chercheurs travaillent effectivement aux manières de gérer les différentes composantes du combustible usé. La France a là-dessus une vision très claire.

Pour revenir au stockage, il y a consensus quant au fait non seulement que le stockage en formation géologique est la seule solution ultime mais aussi que, quelles que soient les stratégies nationales de retraitement et de séparation des différents produits, au bout du compte, il y aura toujours des produits ultimes pour lesquels il faudra trouver une solution ultime.

M. le président Paul Christophe. Je vous remercie de votre disponibilité et de la clarté de vos propos.


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7.   Audition M. Pierre-Franck Chevet, président de l’autorité de sûreté nucléaire (ASN) (22 février 2018)

M. le président Paul Christophe. Chers collègues, nous accueillons M. Pierre-Franck Chevet, président de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), créée par la loi du 13 juin 2006 relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire. L’ASN est une autorité administrative indépendante (AAI), dont les trois missions essentielles sont l’élaboration de la réglementation, le contrôle du respect des règles de prescription, l’information du public. En cas de situation d’urgence, elle est chargée d’assister le Gouvernement, en particulier en adressant aux autorités compétentes ses recommandations sur les mesures à prendre sur le plan médical et sanitaire ou au titre de la sécurité civile. Elle est également chargée d’informer le public sur l’état de sûreté des installations concernées et sur les éventuels rejets de matières radioactives et le risque pour la santé des personnes et pour l’environnement.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je dois vous demander, monsieur le président de l’Autorité de sûreté nucléaire, de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Pierre-Franck Chevet prête serment.)

M. le président Paul Christophe. Je vous laisse la parole pour un exposé liminaire, après lequel Mme la rapporteure et les autres membres de la commission d’enquête pourront vous interroger.

M. Pierre-Franck Chevet, président de lAutorité de sûreté nucléaire. Monsieur le président, je reviendrai tout d’abord sur l’ASN, dont vous avez décrit les grandes missions, puis je vous livrerai le jugement que nous portons sur l’état de la sûreté et de la radioprotection en France actuellement, et, enfin, je dirai un mot de l’articulation entre problèmes de sûreté et problèmes de sécurité.

Nous sommes effectivement une autorité indépendante, comme d’autres. En l’occurrence, nous sommes indépendants par conception de tous ceux qui portent une vision de la politique énergétique, au premier rang desquels du gouvernement lui-même, qui se doit d’avoir une politique et de définir la politique énergétique, mais aussi des exploitants et des industriels concernés qui ont leur propre vision, de même que des associations de protection de l’environnement. Chacun de ces acteurs a, légitimement, une vision. Nous nous devons d’en être indépendants et d’exercer notre rôle d’autorité technique en matière de sûreté indépendamment de leurs considérations, qui ont une autre légitimité.

Nous sommes actuellement à peu près 500 personnes, des cadres d’assez haut niveau, compétents et formés pour l’être sur les matières que nous traitons. Nous sommes assistés dans notre tâche par un expert dont vous avez auditionné la direction ce matin, l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), qui met à notre disposition 500 personnes à temps plein. S’il faut retenir un chiffre, c’est donc celui de 1 000 personnes qui contrôlent les enjeux de sûreté et de radioprotection en France.

Nous parlerons plutôt, sans doute, des réacteurs de production d’électricité, mais nous assurons également, à l’autre extrémité du spectre, le contrôle de beaucoup plus petites activités, beaucoup plus diffuses sur le territoire, notamment dans le domaine médical ou l’industriel. Une radiothérapie utilise des rayonnements ionisants pour tuer les cellules cancéreuses, et les enjeux de radioprotection sont, en la matière, loin d’être négligeables.

Quid de notre vision de la sûreté et de la sécurité ? Tout d’abord, nous considérons que la situation est – et reste, par rapport à l’année dernière – globalement satisfaisante. Les mots sont choisis : « globalement satisfaisante » signifie qu’il y a des écarts, des éléments qui ne sont pas globalement satisfaisants, mais, dans l’ensemble, c’est quand même globalement satisfaisant.

Nous sommes actuellement vigilants sur plusieurs points – cela vaut pour les prochains mois, peut-être pour les prochaines années.

Dans le domaine médical, nous avons encore une petite dizaine d’incidents de niveau 2, des incidents sérieux, essentiellement dans le domaine de la radiothérapie. Nous maintiendrons une vigilance forte, de même qu’à propos du développement de ce qu’on appelle les « pratiques interventionnelles radioguidées » – où l’imagerie sert à guider le geste des praticiens de santé. Évidemment, ce développement est une bonne chose, notamment pour les patients, mais le risque existe d’une exposition de ces derniers et, surtout, des personnels de santé, à des doses trop importantes. Nous constatons un certain nombre d’incidents tout à fait sérieux dans ces deux domaines, et nous sommes particulièrement vigilants, d’autant que les pratiques interventionnelles guidées montent en puissance.

Un deuxième grand point de vigilance concerne EDF et sa manière de gérer, d’une manière générale, les non-conformités, anomalies, écarts… Un certain nombre de signaux nous alertent, et nous serons attentifs au maintien d’un bon système de détection, de déclaration, notamment à l’ASN, et de traitement de tous ces écarts.

Cet état des lieux à un instant donné s’inscrit dans un contexte de moyen terme que j’ai qualifié l’année dernière de « préoccupant » et que je juge aujourd’hui un peu moins préoccupant. Un certain nombre d’éléments de contexte vont effectivement plutôt dans le bon sens.

Premièrement, des anomalies techniques avaient été découvertes, notamment des excès de carbone dans l’acier de gros composants. Détecté pour la première fois sur la cuve du réacteur pressurisé européen – Evolutionary Power Reactor (EPR) – en construction à Flamanville, le phénomène concernait également douze réacteurs. Cela nous a d’ailleurs conduits, au cours de l’hiver dernier, à demander l’arrêt sous trois mois d’une douzaine de réacteurs aux fins de contrôles supplémentaires. Cette anomalie a été assez largement traitée même si un certain nombre de dossiers résiduels doivent nous être transmis. Nous avons pris, à propos de l’EPR, une décision allant dans le sens d’un renforcement des contrôles en service pour la cuve elle-même et nous avons imposé le changement de couvercle de la cuve avant l’année 2024. Quant aux générateurs de vapeur du parc en exploitation, les douze réacteurs que nous avons arrêtés, les contrôles et les traitements ont été faits. C’est donc plutôt un élément positif : l’anomalie est assez largement derrière nous, même s’il reste encore un peu de travail, notamment à l’international, parce que si nous l’avons détectée, nous, elle est susceptible de concerner bien d’autres pays. Si elle a notamment été détectée à la suite des demandes formulées par l’ASN à EDF, il reste à travailler au niveau international.

Deuxièmement, nous avions été amenés à détecter de possibles falsifications à l’usine du Creusot, après que nous avions demandé la réalisation d’un audit de qualité sur les prestations et la fabrication du Creusot. Au terme de cet audit mené par Areva et EDF sous notre surveillance, nous nous étions effectivement aperçus de cas suspects qui pouvaient s’apparenter à des falsifications. La revue systématique de toutes les pages du dossier de fabrication de tout ce qui a été fabriqué au Creusot, d’il y a plus de cinquante ans jusqu’à récemment est en cours ; nous sommes à peu près à mi-parcours. À mon sens, cette revue est réalisée dans de bonnes conditions. Areva fait le travail, EDF surveille qu’effectivement ce travail est fait, et nous-mêmes, dans ces circonstances, procédons aussi aux inspections appropriées pour vérifier que ce travail est bien fait. Globalement, j’estime que c’est actuellement le cas, mais nous maintiendrons notre surveillance. Le travail devrait s’achever à la fin de l’année.

La première partie du réexamen a montré quelques cas posant des questions en termes de sûreté. Ils ont été traités. Évidemment, à mi-parcours, je n’exclus pas que puissent être également trouvés, dans les autres 50 % de vérifications qu’il faut absolument faire, des cas qui sortent de l’ordinaire et méritent une attention particulière en termes de sûreté. Malgré tout, point positif, ce réexamen, méthodologiquement, est bien engagé, et il est mené, pour l’instant en tout cas, dans de bonnes conditions. C’est pourquoi j’ai dit que la situation était moins préoccupante.

Troisièmement, les grandes entreprises responsables des installations nucléaires de base – EDF, Areva – étaient encore, il y a un an, dans une situation très compliquée, notamment en raison d’un décalage entre leurs moyens économiques, financiers ou budgétaires et la charge qu’elles avaient à gérer. Parmi les charges exceptionnelles du moment, la question de la prolongation d’installations anciennes est évidemment un point majeur. Il y a aussi quelques grands chantiers d’installations nouvelles. Il y a encore un an, ces enjeux sans précédent étaient gérés par des entreprises en grande difficulté. Aujourd’hui, la réorganisation industrielle a été décidée et la recapitalisation est faite. Il s’agit évidemment, pour moi, de vérifier que ces moyens généraux supplémentaires pour les entreprises seront bien affectés aux endroits appropriés du point de vue de la sûreté. Il faut à la fois des moyens financiers et, surtout, des compétences techniques aux bons endroits. C’est un point sur lequel je suis vigilant.

Ces trois éléments de contexte sont moins préoccupants qu’il y a un an. Voilà pour un jugement global sur la sûreté à l’heure actuelle.

Quant à l’articulation entre sûreté et sécurité, actuellement et globalement, nous ne sommes pas chargés de la question de la sécurité, à une exception près : les sources radioactives, que l’on utilise dans le domaine médical ou dans l’industrie. Les radiographies visant à vérifier l’état des soudures de tuyaux sont faites à l’aide de sources radioactives assez puissantes, puisqu’elles permettent de radiographier des soudures en acier. Ces objets, de petite taille, une fois débarrassés de leur protection, sont très puissants et susceptibles de causer de graves dégâts, notamment s’ils sont entre des mains malveillantes. Nous avions là un sujet orphelin dont le suivi attentif n’incombait à personne. La loi du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte nous en a confié la responsabilité, que nous exerçons notamment au travers de nos inspections.

Ce n’est cependant qu’un tout petit sujet par rapport à l’ensemble des enjeux de sécurité. Par exemple, nous ne sommes pas, à ce stade, chargés de la sécurité et de la protection des réacteurs des grosses installations contre les actes de malveillance, contrairement à ce qui se passe dans les autres grands pays nucléaires. Certaines choses ne relèvent jamais, nulle part, d’une autorité de sûreté nucléaire : définir la menace terroriste relève des services de renseignement spécialisés, et intervenir en cas d’attentat ou de tentative d’attentat ne relève évidemment pas d’une autorité de sûreté nucléaire. En revanche, une fois que la menace est définie, nos homologues étrangers s’occupent de faire en sorte que les installations soient bien dimensionnées et que les exploitants fassent les bons gestes en temps voulu.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Je déduis de votre remarque que vous souhaitez que ces compétences de sécurité soient dévolues à l’ASN.

M. Pierre-Franck Chevet. Oui. Ce n’est pas urgent, mais c’est une réforme inéluctable.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. En ce qui concerne les enjeux financiers, est-il déjà arrivé à l’ASN de s’interdire certaines préconisations qui seraient trop coûteuses en raison de la difficile situation économique de certains exploitants ? Prenez-vous ce paramètre en compte ? Soupesez-vous à la fois les risques et les coûts lorsque vous formulez une préconisation ?

La mention « dans des conditions économiquement acceptables » que l’on peut lire dans vos prescriptions signifie-t-elle que l’ASN laisse à l’exploitant une marge d’interprétation en fonction du coût ?

M. Pierre-Franck Chevet. La mention « dans des conditions économiquement acceptables » ou « dans des conditions réalistes » est issue des textes législatifs. Elle n’est d’ailleurs pas employée dans le seul domaine nucléaire. Il faut que l’action prescrite soit possible, il faut aussi qu’elle ne soit pas disproportionnée financièrement. Il y a là également une raison de sûreté : si une action demandée coûte très cher mais rapporte peu en termes de sûreté, cela veut dire qu’à moyens non infinis la société renoncera à d’autres actions qui, elles, peuvent être intéressantes pour la sûreté. Nous essayons donc dans nos raisonnements de proportionner les demandes, en visant celles qui rapportent le plus du point de vue de la sûreté, c’est très clair. Cela étant, je n’ai jamais rencontré de situation où nous nous serions retenus d’édicter une demande que nous estimions absolument nécessaire.

En revanche, vous aurez noté que les exploitants nucléaires doivent avoir des compétences techniques et des capacités financières à la hauteur. C’est la loi qui le prescrit. Imaginez-vous la sûreté être gérée par un exploitant impécunieux ? Cela n’a simplement pas de sens. Tel est le sens de cette prescription législative. Cela explique aussi que j’appelle depuis deux ou trois ans l’attention sur le problème. Aujourd’hui, en ce qui concerne EDF et Areva, avec la recapitalisation, je suis plutôt satisfait. Je suis cependant vigilant : il faut que les moyens soient affectés aux bons endroits.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Avez-vous toujours les moyens de faire respecter vos prescriptions ? On a parfois l’impression d’un respect à géométrie variable. EDF peut craindre l’arrêt de ses réacteurs, mais on a parfois le sentiment que l’exploitant prend des libertés avec l’application de vos prescriptions. On l’a vu, avec les problèmes du Creusot. Il y a aussi le report du démantèlement de ses six réacteurs à graphite-gaz, qui devait intervenir d’ici à 2040 : EDF a pris la décision de repousser l’échéance à l’horizon 2100, contrairement aux recommandations de l’ASN. Avez-vous toujours les moyens de faire respecter vos prescriptions et vos décisions ?

M. Pierre-Franck Chevet. Je disais que nous étions à peu près 500. Des efforts ont été faits. Nous avons, au cours des dernières années, demandé des moyens, que nous avons obtenus avec une cinquantaine de postes supplémentaires à l’heure actuelle – soit quand même 10 % de notre effectif.

Au regard des besoins, je pense qu’il manque encore une dizaine de postes, essentiellement pour monter en puissance en matière de détection des fraudes. Nous avons travaillé sur la méthode : comment mieux prévenir et détecter les fraudes ? Cela suppose par exemple plus d’inspections, et des inspections adaptées. Nous imaginons qu’une dizaine de postes supplémentaires, pas forcément immédiatement – le recrutement pourrait être étalé sur quelques années –, nous permettraient de monter en puissance pour surveiller l’ensemble du système, y compris pour veiller à ce que les exploitants et les industriels fassent ce même travail contre les fraudes. Il faudrait donc une dizaine de postes, mais nous saluons l’effort déjà fourni, y compris cette année, pour « renflouer » l’ASN et lui donner des moyens.

Quant au pouvoir de sanction, nous disposons de multiples possibilités quand une prescription n’est pas respectée, d’ailleurs accrues à la suite de la loi sur la transition énergétique. Elles nous permettent de « monter en gamme ». En cas de problème grave, nous pouvons demander l’arrêt d’une installation, comme nous avons toujours pu le faire, sans rien demander à personne. Si c’est moins grave, nous adressons une mise en demeure. Si la mise en demeure n’est pas respectée, un procès-verbal est dressé, etc. Maintenant, nous disposons d’un arsenal de sanctions que nous savons mettre en œuvre ; ce n’était pas le cas avant la loi de transition énergétique. Par exemple, nous avons eu des discussions très complexes avec l’installation CIS Bio, située à Saclay, qui résistait à l’idée de faire des travaux pourtant nécessaires pour éviter les incendies. Tout cela a été extrêmement judiciarisé et, finalement, nous avons obtenu devant le Conseil d’État, compétent comme pour une décision ministérielle lorsqu’une décision d’une autorité administrative indépendante est attaquée, que les travaux soient réalisés. Les moyens existent donc, et portent leurs fruits.

En ce qui concerne EDF, la vie n’est pas toujours simple, et nous avons souvent des débats compliqués, nous ne sommes pas toujours d’accord, ce qui est parfaitement normal, puisque notre point de vue est indépendant du leur et de celui des associations. Parfois, mais pas souvent, les deux – EDF et associations – se réjouissent de nos décisions. Le plus souvent, l’un s’en réjouit, et pas l’autre. Parfois, les deux sont mécontents – peut-être est-ce le meilleur des cas ! Telle est la vie d’une autorité de sûreté indépendante qui fait son métier.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Une information est parue aujourd’hui. Un nouveau problème de qualité apparaît, qui engage la sûreté de l’EPR de Flamanville. Est concernée la tuyauterie qui relie les générateurs de vapeur, dans l’enceinte des réacteurs, et les turbines, elles hors de l’enceinte des réacteurs. Il y aurait eu de premières alertes à l’ASN en 2015, à propos des soudures. Si c’est le cas, il est quand même problématique de n’en avoir connaissance qu’aujourd’hui. Est-ce en raison de l’absence d’accord entre EDF et l’ASN sur le caractère acceptable ou non des défauts détectés que l’information a été rendue publique ? Autrement dit, en aurions-nous eu connaissance si un accord était intervenu entre vous ?

L’ASN confirme-t-elle les affirmations d’EDF selon lesquelles cela n’a finalement aucun impact sur la sûreté, sur les délais et sur les coûts du projet ? Ou bien l’ASN confirme-t-elle que certaines exigences ne sont, en l’état, pas respectées, et qu’EDF doit engager une démarche de justification dont l’issue et la date d’échéance sont incertaines ?

M. Pierre-Franck Chevet. Cette anomalie a été détectée en interne en 2015. C’est bien plus tard, à la fin de l’année 2016, que l’ASN a été informée. Cela nous a conduits à faire une inspection au mois de février 2017, dont le rapport est accessible comme tous les rapports d’inspection. Nous nous sommes simplement aperçus que le problème était plus important ou sérieux que nous ne l’imaginions au vu des premières informations que nous avions recueillies.

Ce tronçon de tuyauterie qui traverse le bâtiment du réacteur et va alimenter la turbine devait être soumis à de très hautes exigences de qualité. Il était postulé qu’il ne pouvait pas rompre. L’analyse de sûreté a été faite en prenant cette hypothèse, mais elle ne pouvait évidemment être valable que si les tuyaux et soudures concernés remplissaient les plus hautes exigences de qualité. Or une partie de ces exigences, définies il y a bien longtemps, il y a une dizaine d’années, n’ont pas été répercutées sur les fournisseurs, qui, du coup, ne les ont pas respectées. Le sujet reste pour moi entièrement ouvert. Je suis très loin d’une conclusion puisque ces objets n’ont pas été fabriqués en suivant les hautes exigences dont le respect était nécessaire à leur fonction de sûreté. Pour l’instant, je considère que nous sommes plutôt au début d’un processus d’analyse parce que l’écart est très clair par rapport à ce qui aurait dû être fait. Je suis très loin d’être en mesure de confirmer ce qu’a dit EDF, selon qui cela n’aurait pas d’impact. Pour l’instant, la question est ouverte, et sérieuse.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Les délais peuvent donc s’en trouver affectés.

M. Pierre-Franck Chevet. En tout état de cause, la mise en service est soumise à mon autorisation. Le calendrier de sûreté s’imposera donc.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous avez aussi évoqué la question des cuves et du taux de carbone dans l’acier des cuves et du couvercle de l’EPR de Flamanville. Il contiendrait 0,3 % alors que la limite est fixée à 0,22 %. Est-ce vrai ? Le cas échéant, pourquoi avez-vous finalement validé ces pièces ? Vous l’avez un peu dit, mais nous devons vraiment être précis. Pourquoi avoir demandé le changement du couvercle d’ici à 2024 et pas le changement du fond de la cuve ? Un ouvrage récemment paru évoque un surcoût rédhibitoire et des retards. Qu’en est-il ?

Par ailleurs, des actions ont-elles été entreprises depuis la découverte de problèmes sur des cuves en Belgique pour déterminer la présence éventuelle de défauts sur les cuves de notre parc au-delà de la première épaisseur ? J’ai bien compris que c’était celle-ci qui était examinée. Des contrôles supplémentaires réalisés dans ce cadre ont-ils conduit à la détection de défauts qui n’étaient pas connus précédemment ? Avez-vous, en particulier, connaissance de résultats confirmant les affirmations publiées dans ce livre paru la semaine dernière et contesté par EDF, selon lesquelles des défauts ont été détectés dans six cuves où l’on n’en avait pas trouvé précédemment ? Il s’agirait des cuves des réacteurs Bugey 2, Cruas 1, Gravelines 5, Saint-Alban 1, Penly 1 et Golfech 1.

M. Pierre-Franck Chevet. Le chiffre que vous donnez à propos de la cuve de l’EPR de Flamanville est tout à fait exact, mais, ici, il s’agit des codes industriels qui donnent des valeurs minimales pour un certain nombre de paramètres. Si elles sont respectées, c’est bon, il n’est pas besoin d’une autre démonstration. En revanche, les codes industriels comme la réglementation prévoient que si les limites ne sont pas respectées, alors il faut des démonstrations plus sophistiquées au plan mécanique, au plan chimique. C’est la voie qui a été retenue par Areva et EDF, le but étant de montrer par des démonstrations plus élaborées que, en tout état de cause, l’objectif de sûreté est atteint et que cela ne rompt pas, quelles que soient les circonstances. C’est cette démonstration qui fut plus compliquée. Ils ont dû faire 1 500 essais supplémentaires, par rapport à ce qui existe dans la littérature, pour arriver à documenter et démontrer, au bout de deux ans de travail et plusieurs milliers d’essais, que cela tenait. Naturellement, cela exigeait un effort technique, scientifique supplémentaire.

Pourquoi une différence entre le couvercle et le fond de cuve ? Les deux zones se sont finalement révélées bonnes à peu près dans les mêmes conditions, avec une différence de fond. Le principe, sur ces matériaux, c’est d’avoir des marges. Elles existaient effectivement mais étaient réduites par rapport à une cuve « normale », qui ne présente pas les défauts constatés. Les marges servent à faire face à ce qui n’a pas été prévu à la conception. S’il arrive quelque chose – par définition, on ne sait quoi ; sinon, on l’intégrerait dans les calculs – ces marges servent à nous donner du temps, par exemple à la suite de l’apparition d’un phénomène de vieillissement. Or le fond de la cuve et la cuve elle-même sont parfaitement contrôlables, par la machine que j’évoquerai ensuite. C’est une surface extrêmement simple, à la géométrie très simple ; c’est contrôlable, la technique existe. Il en va autrement du couvercle. Il y a les mêmes marges, mais, à l’heure actuelle, on ne peut pas le contrôler. Il n’existe pas de technologie qui permette de contrôler le couvercle et de détecter précocement un vieillissement. Pour le fond de cuve, vous mettez donc en œuvre les contrôles en service qui permettraient, éventuellement, s’il se passait quelque chose d’utiliser la marge. En revanche, pour le reste, vous changez le couvercle. Nous l’aurions laissé jusqu’à l’année 2024, ce qui est cohérent avec notre vision des enjeux de sûreté : nous ne voyons pas de problème de sûreté à leur donner ce temps pour ce changement, mais ce changement s’impose.

Quant aux « défauts belges », la situation est presque l’inverse de celle que vous décrivez. Ils ont été détectés avec les techniques de contrôle en service françaises. C’est le jour où les Belges ont passé la machine de contrôle française, que nous utilisons pratiquement depuis l’origine sur le parc actuel, qu’ils ont vu ces défauts. Néanmoins, ayant vu les défauts belges qui ne sont effectivement pas tout à fait au même endroit, nous avons fait des re-vérifications, avons relu les contrôles, etc., et nous n’avons pas trouvé de cas qui s’apparente au cas belge.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. D’une manière plus générale, vous avez dit que vous pensiez que la sûreté était « globalement satisfaisante » aujourd’hui, et qu’il fallait être vigilant sur certains points, que vous avez cités. Aujourd’hui, certaines centrales ou certaines installations, en dehors de ce que vous nous avez dit, vous semblent-elles plus exposées à des vulnérabilités en matière de sûreté ? Le cas échéant, lesquelles, et que préconiseriez-vous ?

M. Pierre-Franck Chevet. Notre rôle, si nous avons une crainte, c’est éventuellement d’arrêter la centrale. Nous pouvons le faire, nous le faisons déjà. Par exemple, nous n’avons aucune hésitation à demander l’arrêt des centrales pour contrôler leurs générateurs de vapeur. Actuellement, nous ne sommes pas dans cette situation, mais si une anomalie se présente au cours des prochains mois, nous ferons ce qu’il faut.

À l’inverse, mais il est difficile d’en tirer une conclusion – j’imagine que votre question est en rapport avec la politique énergétique et les centrales qui seront fermées –, des sujets ont été identifiés dans certaines centrales, mais, souvent, ils ont été traités.

Par exemple, on sait qu’il y a eu des défauts au Tricastin, très près de la peau interne de la cuve du réacteur, plus importants qu’ailleurs. Le livre que vous avez cité en parle comme d’un scoop, mais le problème est identifié depuis vingt-cinq ou trente ans ! Détectés très tôt, ces défauts font l’objet d’un suivi très régulier. C’est évidemment un paramètre à prendre compte au moment de décider de l’éventuelle prolongation de l’activité du Tricastin. La quatrième visite décennale est prévue en 2019 ; ce sera alors examiné comme tous les dix ans, et même plus souvent. On ne constate aucune aggravation, mais, potentiellement, effectivement, c’est moins bien qu’ailleurs, car les défauts sont plus grands. Cela ne signifie pas qu’il faille l’arrêter ; les contrôles sont là pour détecter s’il se passe quelque chose.

Sur un certain nombre d’enceintes de confinement, autour des réacteurs eux-mêmes, des réacteurs les plus récents, de 1 300 mégawatts, il y a des problèmes d’étanchéité. Nous le savons, des traitements sont donc en cours et une surveillance renforcée s’exerce.

Chaque fois qu’un sujet se présente, il est examiné, il est traité, des mesures compensatoires sont prises. Le jour où celles-ci ne suffisent plus, nous sommes amenés à arrêter. Il est donc extrêmement difficile de faire une réponse « en binaire ». Nous continuons à faire notre métier. Le jour où nous estimerons que cela ne marche pas, nous le ferons savoir clairement.

Il est très dur de faire une sorte de classement. Nous classons tous les ans les centrales en fonction de la qualité d’exploitation. Il se pourrait d’ailleurs que Fessenheim ne s’en sorte pas trop mal. Je ne sais pas si EDF est motivé, mais, globalement, la qualité d’exploitation n’y est pas mauvaise, et ce depuis plusieurs années, peut-être en lien avec les discussions sur la politique énergétique.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Aujourd’hui les questions de sûreté et les questions de sécurité sont de plus en plus imbriquées, notamment avec les risques terroristes et d’actes de malveillance, quels qu’ils soient, et des investissements sont nécessaires pour faire face à ces risques. Nous n’avons pas parlé des investissements « post-Fukushima » mais ils requièrent aussi un certain nombre de travaux. Avez-vous chiffré les investissements nécessaires, du point de vue de la sûreté et, éventuellement, du point de vue de la sécurité, dans l’hypothèse d’une prolongation de l’activité des réacteurs au-delà quarante ans ?

M. Pierre-Franck Chevet. Tout d’abord, nous ne raisonnons pas ainsi, en termes budgétaires.

Nous sommes encore dans une phase d’examen des grandes questions liées à la possible prolongation des réacteurs. Nous serons amenés à donner un avis global en 2020, que nous transformerons ensuite en prescriptions applicables à chaque installation à partir de 2021.

Nous examinons, pour notre part, la question de la prolongation sous deux angles.

Il s’agit tout d’abord de vérifier que les centrales respectent leurs standards de conception initiaux, qu’il n’y a ni vieillissement ni malfaçons. Nous en avons rencontré l’an dernier sur les supportages des gros diesels de secours des centrales. Ces malfaçons d’origine font qu’ils ne pouvaient résister aux séismes. Les questions de ce type doivent être réglées à l’occasion de la prolongation. Cela explique d’ailleurs ce que j’ai dit sur la vigilance à exercer quant à la manière de traiter les non-conformités. Tout cela est extrêmement important.

Il s’agit ensuite de voir comment le niveau de sûreté peut être amélioré. C’est compliqué puisqu’il s’agit d’ajouter des systèmes à une installation qui existe déjà. Il nous faut traiter quatre ou cinq questions liées à l’amélioration de la sûreté. La référence en la matière est celle des réacteurs modernes, du type de l’EPR de Flamanville. En cas d’accident très grave, notamment de fusion du cœur, un récupérateur de cœur, sous le réacteur, empêcherait le cœur de traverser le plancher et, éventuellement, d’atteindre la nappe phréatique. Il n’y en a pas sur les réacteurs existants, et il n’y a pas beaucoup de place à cet endroit. La question est posée à EDF : comment faites-vous pour empêcher le cœur de traverser le radier ? Certes, c’est un plancher de plusieurs mètres de béton, mais cela ne suffit pas forcément. Ce sont là des questions simples à énoncer, mais complexes à résoudre. Nous en discutons actuellement, notamment avec EDF. Ce travail est engagé, le rendez-vous est fixé à 2020, et je ne peux préjuger des réponses : certes, les questions qui se posent ne sont pas innombrables, mais il y en a quand même quatre ou cinq.

Si vous m’interrogez sur le budget, EDF annonce un ordre de grandeur d’un peu plus d’une cinquantaine de milliards d’euros pour l’ensemble du grand carénage – je ne porte pas de jugement sur la somme…

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Peut-être pouvez-vous rappeler ce qu’on appelle le grand carénage.

M. Pierre-Franck Chevet. EDF a donné ce nom à l’ensemble des modifications et investissements à faire sur les centrales nucléaires, sur une période d’une dizaine d’années. Cela comprend des modifications répondant aux besoins d’EDF, mais également des modifications dont bénéficie la sûreté. Cela inclut notamment les améliorations prévues à la suite de Fukushima, estimées à 10 milliards d’euros par EDF. Il ne m’appartient pas de valider ces chiffres. Par ailleurs, comme l’instruction des questions techniques de sûreté que j’évoquais n’est pas terminée, il n’est nullement exclu que nous formulions un certain nombre de demandes qui alourdiront la note.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. J’en viens à l’entreposage des combustibles usés. Du fait de l’encombrement des piscines actuelles, il existe un projet de piscine centralisée pour refroidir le combustible usagé. Avez-vous, tout d’abord, noté qu’il était nécessaire d’accroître la sûreté, y compris au regard des questions de sécurité, quelque peu imbriquées ? Avez-vous aussi étudié la possibilité d’un entreposage à sec des combustibles usés ?

M. Pierre-Franck Chevet. Une fois brûlés dans un cœur de réacteur, les assemblages de combustibles sont d’abord mis dans la piscine de combustible du réacteur. Ensuite, au bout d’un certain temps, ils peuvent être transportés, actuellement à destination de La Hague. Comme tous ne sont pas retraités – certains ne sont même pas complètement retraitables –, nous assistons à une saturation progressive, tout à fait anticipée et anticipable de cette piscine de La Hague. EDF est revenu vers nous, il y a quelques mois, pour nous présenter le dossier d’options de sûreté, c’est-à-dire les grands principes de sûreté qu’EDF compte appliquer à une nouvelle piscine, centralisée, en un seul endroit qu’il lui reste à définir ou, du moins, à proposer. EDF propose notamment d’améliorer la protection contre les agressions externes en mettant un bunker sur l’ensemble de la piscine – il n’y en a pas sur les piscines actuelles, que ce soit sur les sites ou à La Hague. Le dossier est en cours d’examen et nous attendons de disposer d’un certain nombre d’analyses pour porter un jugement, mais ce ne sont pas des objets très compliqués. Il faut considérer des épaisseurs de béton, y compris au plan de la sécurité, même si nous ne sommes pas chargés de celle-ci. Nous considérons tous les autres types d’agression externe : les séismes, les accidents d’avion... Les piscines sont un bon exemple : quelle que soit la nature de l’agression, qu’elle procède d’un acte de malveillance ou non, la question du dimensionnement des protections, des circuits, etc., se pose à peu près dans les mêmes termes techniques. Les données d’entrée ne sont pas tout à fait les mêmes, mais la manière d’appréhender la question est assez proche. C’est d’ailleurs pour cela qu’à l’étranger ce genre de sujet est traité par la même autorité technique, parce que ce volet est technique – nous ne parlons pas là de l’intervention des forces de l’ordre.

Nous n’avons pas de propositions d’entreposage à sec. Certains y recourent, notamment les Américains, mais c’est faute d’un entreposage du type d’une piscine ou d’un stockage – il y a un projet très compliqué, Yucca Mountain. Une fois les piscines des réacteurs pleines, les exploitants n’ont d’autre choix que de recourir à un stockage à sec sous les parkings des centrales, protégés par un grillage. Je ne suis pas sûr du tout que cette solution soit imaginable et acceptable en France. En tout cas, je ne suis pas sûr de sa vertu technique, et de tels ouvrages, assez visibles, sont exposés au risque d’agressions, notamment d’actes de malveillance.

Une piscine centralisée, dont le gardiennage est plus facile, ne me paraît pas comparable à un entreposage à sec, éventuellement disséminé sur tout le territoire. En tout cas, il n’y a pas de projet à l’étude et je doute que ce soit la meilleure option.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. La question se pose dans la mesure où vous dites vous-même que, contrairement aux autres, cette piscine centralisée sera « bunkérisée ». Par ailleurs, il nous a été rapporté que la création de cette piscine coûterait un milliard d’euros ; j’ignore si le chiffre est exact, mais c’est celui qui circule.

Notre commission se pose la question de la sûreté et de la sécurité des installations, et les piscines sont vues comme un point de vulnérabilité. C’est sous cet angle que se pose cette question de l’entreposage à sec.

M. Pierre-Franck Chevet. Améliorer la sûreté d’une piscine – cela vaut aussi pour la sécurité – peut s’envisager de deux manières.

Nous pouvons créer un bâtiment externe qui résiste vraiment à tout, mais ce n’est pas forcément totalement possible.

Un travail doit également être fait, en termes de sûreté, sur la piscine elle-même : sur l’épaisseur de ce qu’on appelle les voiles des piscines, c’est-à-dire les parois et le plancher, les systèmes prévus pour remettre de l’eau en cas de brèche quelconque, quelle que soit sa nature, la capacité à refroidir l’eau de piscine, car les assemblages dégagent une chaleur qu’il faut supprimer. Ce travail d’amélioration de la sûreté s’impose aussi pour les piscines existantes. Il est en cours, et compte parmi les quatre ou cinq points que nous examinons en lien avec la question de la prolongation. Il s’agit de renforcer tous ces circuits de refroidissement et ces circuits d’appoint d’eau qui permettraient, quelle que soit l’origine de l’agression, de remettre de l’eau et de la refroidir. C’est cette discussion qui est en cours.

En tout cas, les deux approches ont des vertus en termes de sûreté et de sécurité.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. C’est un point intéressant et important pour nous. Vous dites être en train de regarder des dispositifs de sûreté, que vous venez de décrire, en précisant que cela permet aussi d’améliorer la sécurité des piscines. Qui aujourd’hui s’occupe des aspects techniques du renforcement de la sécurité des installations ?

M. Pierre-Franck Chevet. Tout à l’heure, j’ai dit que le sujet de la sécurité des sources radioactives, lui, était un sujet orphelin. En revanche, ces problèmes de sécurité des grosses installations ne sont pas un sujet orphelin. Un service du ministère de la transition écologique et solidaire en est chargé. Cela relève du haut fonctionnaire de défense et de sécurité – lui incombent les questions de sécurité qui incombent aussi, à l’étranger, aux autorités de sûreté. La situation n’est pas la même que pour les sources : en la matière, une décision s’imposait pour que quelqu’un s’en occupe, mais quelqu’un s’occupe bien de la sécurité des installations. Je ne critique pas son travail, mais celui-ci est de même nature que le nôtre, et c’est pour cela qu’à l’étranger les deux responsabilités incombent à la même instance.

Il n’y a pas urgence, mais, à mon avis, une réforme s’impose et s’imposera.

M. le président Paul Christophe. Chers collègues, vous avez la parole.

M. Fabrice Brun. L’accident de Fukushima a rappelé la sensibilité des réacteurs nucléaires à une perte totale des sources d’alimentation électrique de la source froide. Où en sont, de ce point de vue, les exploitants sur l’ensemble du territoire national ?

Nous évoquons surtout les réacteurs nucléaires, mais il y a en France 85 installations nucléaires de base (INB), dont vous surveillez la sûreté, parmi lesquelles des réacteurs de recherche, laboratoires, usines de fabrication de combustibles, irradiateurs industriels et installations de traitement, d’entreposage, de stockage des déchets – la filière est riche et variée. Qu’en est-il du risque que présentent ces INB ? Quelle part de votre activité représentent-elles ? Comment vous organisez-vous entre surveillance du parc nucléaire et surveillance des autres installations ?

Mme Perrine Goulet. Plusieurs représentants d’autres organisations, auditionnés la semaine dernière, nous ont plus ou moins laissé entendre que vous auriez un intérêt à travailler avec EDF et que, du coup, vous ne seriez pas forcément assez exigeants, que vous seriez « perméables ». Qu’en pensez-vous ?

De même, il nous a été rapporté à la suite de ce qui a été découvert au Creusot, que nos installations comporteraient des composants défectueux, à l’insu de tout le monde. Qu’en pensez-vous ?

Selon vous, le fait que la sécurité n’entre pas dans le champ de vos compétences est un handicap, mais, selon les représentants de l’Agence pour l’énergie nucléaire (AEN) auditionnés ce matin, il n’y a pas de problème. Pouvez-vous donc développer votre point de vue ?

Enfin, la semaine dernière, les représentants des associations nous ont fait part de la mauvaise foi des exploitants, avec une absence de transparence et des malfaçons non déclarées.

Mme Mathilde Panot. Au mois de janvier dernier, l’ASN a autorisé l’usine de Creusot Forge à reprendre la production de pièces. Quelles garanties ont été apportées pour que les défauts constatés ne se retrouvent sur de nouvelles pièces ? Et quelle est la nature exacte de la surveillance renforcée que l’ASN entend exercer ?

Quant au suivi des recommandations de l’ASN, il y a deux semaines, je me suis rendue sur le site de Romans-sur-Isère, sur lequel il y a eu, en 2014, un incident de niveau 1 sur l’échelle internationale de classement des événements nucléaires, dite « INES » – acronyme d’International Nuclear Event Scale. À la suite de cet incident, l’ASN a demandé à l’exploitant Areva, redevenue Framatome, de prendre des mesures pour éviter de nouveaux incidents et a mis en place une surveillance renforcée. Un accord est intervenu pour qu’une entreprise indépendante sous-traitante soumette le transport de matières à un double contrôle mais, depuis vingt-deux jours, les salariés du sous-traitant sont en grève pour protester contre leurs conditions de travail. L’accord passé prévoit que des agents de Framatome puissent temporairement agir à la place de l’entreprise sous-traitante. L’ASN n’a pas pris position sur cette situation, qui dure depuis vingt-deux jours, alors qu’elle est proche de celle qui prévalait avant l’incident qui a suscité les recommandations faites. Que pouvez-vous donc nous dire du suivi des recommandations ?

M. Pierre-Franck Chevet. La question des suites de Fukushima ne concerne pas les seuls réacteurs ; en France, nous en avons élargi le champ à l’ensemble des installations. Le Japon a subi un séisme d’une puissance que nous ne connaîtrons probablement pas en France. Plutôt que d’en déduire qu’il n’y a rien à faire, notre approche a été de considérer qu’ils s’étaient fait surprendre par quelque chose à quoi ils n’avaient pas pensé. Nous avons donc essayé de savoir comment faire face à l’impensable, ce qui est évidemment compliqué.

De manière plus pragmatique, nous nous sommes demandé comment faire face à un accident grave quelle que soit son origine, y compris des actes de malveillance. La réponse est assez basique : pour la plupart des installations, il faut remettre de l’eau, en quantité suffisante. Et pour ce faire, il faut de l’eau, de l’électricité, et des tuyaux pour tout relier. C’est le sens de toutes les demandes que nous avons faites, mêmes si certains aspects étaient un peu plus subtils. Dans un premier temps, nous avons demandé à l’ensemble des exploitants de rajouter des pompes mobiles, de rajouter des tuyaux, et de créer une source froide d’appoint, par exemple un pompage dans la nappe phréatique pré-réalisé. Pour les moteurs diesels qui permettent aux pompes de fonctionner, il faut de l’électricité. Des moteurs diesels supplémentaires, de petite taille, ont été installés en hauteur, sur un des bâtiments, à l’abri des inondations ou des vagues. Mais ils ne sont pas à l’abri de tout : des agressions causées par l’aviation – pas nécessairement malveillantes – pourraient les endommager.

Cette première phase est entièrement terminée. S’y est ajoutée la mise en place de forces d’action rapides – qu’EDF appelle FARN, pour « force d’action rapide nucléaire » – sur quatre sites en France. Des moyens et du personnel ont été prépositionnés afin que le jour venu, ils soient capables de se projeter et apporter leur secours aux sites qui connaissent des problèmes, y compris dans le cas d’un accident de type Fukushima où plusieurs réacteurs sont en difficulté. Pour les autres grands exploitants tels que Framatome ou le CEA, le même type de demande ont été faites, et elles ont été réalisées.

Cette phase 1 correspond à ce qui a été demandé dans les autres pays. En France, nous sommes allés plus loin. Par exemple, nous avons demandé d’ajouter de gros moteurs diesels dans un bunker protégé de tout ou presque, il y a toujours des limites. Ce sont des travaux plus importants, qui vont bien au-delà des seuls moteurs diesels, et leur réalisation s’étalera jusqu’en 2021.

Nous avons également exigé une troisième tranche, que n’ont pas prévue d’autres pays, qui sera faite lors de la quatrième visite décennale de chaque installation.

Le plan de bataille est fixé, et la phase 1, prévue dans les autres pays, est déjà en place. Toutes ces mesures seront aussi positives en vue de la prolongation, et même si elles ne sont pas suffisantes à ce stade, elles sont bonnes pour la sûreté.

Nos demandes sont à peu près équivalentes pour toutes les grosses installations, dont EDF représente à peu près la moitié. Les installations d’EDF sont extrêmement standardisées, ce qui nous rend plus efficaces, car lorsqu’un problème est réglé pour une installation, la solution vaut aussi pour les autres réacteurs. À la différence, les autres installations du cycle sont extrêmement variées, chacune est unique. Il n’y a qu’une seule usine de La Hague, avec plusieurs installations ; les réacteurs de recherche imposent une tout autre approche, et les lieux de stockage ou d’entreposage impliquent encore une autre logique de sûreté. L’approche est beaucoup plus sur mesure. Pour les installations du CEA, les questions de démantèlement sont compliquées parce que leurs installations sont plus anciennes, donc un plus grand nombre d’entre elles est en cours de démantèlement. Or le CEA fonctionne sur moyens budgétaires. Et si j’ai mentionné l’amélioration que constituait la recapitalisation d’EDF et d’Areva, pour le CEA, les questions budgétaires constituent un frein au démantèlement. S’agissant d’Areva – devenue Orano –, la reprise des déchets anciens à La Hague constitue un enjeu important à nos yeux, et nous avons imposé des prescriptions.

Je ne sais pas si nous sommes « perméables » vis-à-vis d’EDF, je ne sais pas exactement ce que vous entendez par ce terme, j’y vois un problème d’étanchéité. Il suffit de voir la réaction d’EDF à certaines de nos décisions pour constater que nous ne sommes pas perméables. Il nous arrive fréquemment de discuter sur les sujets techniques avec EDF, mais à la fin, nous prescrivons. Par exemple, nous avons imposé il y a trois ou quatre mois l’arrêt des quatre réacteurs du Tricastin, EDF n’était pas d’accord, mais cela a été fait.

S’agissant des défauts cachés dans les pièces réalisées au Creusot, le but de la démarche en cours est justement qu’ils ne le soient plus. Ces défauts avaient effectivement été dissimulés, et nous les avons trouvés en reprenant les documents pour y trouver les fraudes et les falsifications. L’ASN souhaite purger cette situation et étudier chaque dossier. Il y a plus de 2 millions de pages à relire, une par une, et il faut un expert pour arriver, au vu d’un seul document, à soupçonner une falsification. C’est un travail compliqué. Je prévois d’ailleurs qu’au terme de ce travail sur les documents, une vérification soit faite sur site. Il faudra bien cibler pour nous assurer de ne pas être passés à côté d’une falsification. Nous verrons plus clair dans les prochains mois pour savoir où viser intelligemment.

En ce qui concerne la sécurité, je persiste à dire, quoi qu’en disent d’autres, qu’il suffit de regarder comment les choses sont organisées ailleurs. Il y a une raison technique à cela ; il n’est pas question de l’intervention de la puissance publique ou de la définition de la menace, ce n’est nulle part le champ d’intervention des autorités de sûreté nucléaire. Mais partout ailleurs, y compris aux États-Unis ou au Royaume-Uni, qui ont aussi des autorités indépendantes, elles sont en charge de la sécurité. C’est un simple rappel factuel.

Quant à l’éventuelle mauvaise foi des exploitants, nous avons connu des cas dans lesquels les déclarations d’événements ou d’écarts étaient tardives. C’est pourquoi nous serons très attentifs à ce que les exploitants détectent leurs propres anomalies, car ils sont au plus près des installations ; mais aussi à ce qu’ils nous en parlent rapidement. Nous n’avons pas été tout à fait satisfaits des agissements des exploitants dans certains cas. Mais au-delà, on ne peut pas parler de mauvaise foi caractérisée et systématique. Nous ne sommes pas toujours d’accord avec les uns ou les autres, loin de là, nous sommes une autorité technique et nous restons dans notre champ.

L’autorisation de redémarrage de l’usine du Creusot a fait suite à un travail d’amélioration de l’usine qui a duré un an et demi, mené par Areva sous notre surveillance et celle d’EDF, qui est de ses premiers clients au niveau français. Areva a défini un plan d’action qui touche à des aspects très variés. Un certain nombre des personnes concernées n’est plus au Creusot. La formation a été systématisée. Et les surveillances en cascade ont été renforcées, car ce genre d’activité n’est pas réalisé par une personne seule. Il y a tout d’abord une surveillance hiérarchique locale, et l’encadrement a connu quelques changements ; puis la surveillance qu’exerce la maison-mère, Areva, sur le Creusot ; et celle d’EDF sur l’ensemble de l’usine. EDF sera notamment capable de se rendre dans l’usine à n’importe quel moment. Enfin, nous avons placé cette usine en surveillance renforcée car nous devrons être extrêmement attentifs au cours de la phase de remontée en marche de l’usine. Des pratiques inacceptables y ont eu cours, et nous devrons vérifier qu’elle fonctionne bien, conformément au nouveau schéma qui a été présenté. Nous avons donc donné notre accord au redémarrage, à la condition que l’ensemble de ces surveillances soient maintenues tant qu’il existera le moindre doute sur la qualité des opérations.

S’agissant de la surveillance renforcée de la Franco-Belge de fabrication du combustible (FBFC) à Romans-sur-Isère, je ne connais pas les détails. Cette société a été placée en surveillance renforcée il y a quelque temps maintenant, en 2014. Les derniers éléments qui me sont remontés, mais qui peuvent être antérieurs aux derniers événements, étaient plutôt positifs quant à la reprise en main du site en matière de qualité et de sûreté d’exploitation. Nous envisagions, sous réserve d’une dernière vérification établissant que tout est opérationnel, de lever la surveillance renforcée. Peut-être que ce que vous venez de dire remet en cause cette conclusion, mais je ne peux pas vous parler du cas que vous évoquez, car je ne le connais pas personnellement.

M. le président Paul Christophe. Pourriez-vous nous éclairer sur la sous-traitance, en particulier pour ce qui est du risque d’actes malveillants, de compétences insuffisantes, et de la santé des personnes en question ? Il est souvent fait état d’interventions venant de pays voisins ; comment nous assurer de la dosimétrie et du contrôle ?

Enfin, qu’en est-il de la vulnérabilité de nos installations aux cyberattaques ?

M. Pierre-Franck Chevet. Je ne répondrai pas en ce qui concerne les actes de malveillance, n’étant pas en charge, pour l’instant, du sujet.

La sous-traitance impose de la vigilance, mais peut aussi contribuer à la sûreté. On voit souvent l’aspect négatif de la sous-traitance, mais, pour certaines opérations pointues, il vaut mieux que des spécialistes interviennent. Et lorsque les exploitants n’ont pas ces spécialistes en interne, la sous-traitance s’impose. En revanche, la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte a prévu une limite au nombre de sous-traitants successifs. Un décret d’application prévoit les détails : un sous-traitant, puis deux niveaux. Il est possible d’y déroger pour certaines opérations très spécialisées, mais cela doit être justifié auprès de l’Autorité, qui étudie les raisons de ce recours à la sous-traitance. Bien souvent, c’est nécessaire et positif pour la qualité et la sûreté de ce qui est fait.

Voilà le dispositif en place. Le bilan est contrasté : il peut y avoir de bonnes choses, mais dans d’autres cas, la surveillance est compliquée car la chaîne de sous-traitance est trop longue. La loi et les nouveaux textes ont bien encadré cette situation, même s’il faudra s’assurer dans la durée que ces dispositions sont bien appliquées.

Les cyberattaques ne sont pas un sujet actuellement de ma compétence.

Mme Natalia Pouzyreff. Pensez-vous que les problèmes rencontrés pour la fabrication des couvercles soient liés à une perte de compétence suite au départ à la retraite de personnes qui avaient acquis cette expérience au cours des décennies précédentes, et qui ne l’ont pas transmise ?

Mme Mathilde Panot. Je suis peut-être naïve, mais vos derniers propos soulèvent des questions. Comment se fait-il qu’une situation exceptionnelle, comparable à une grève dans une centrale, qui dure depuis vingt-deux jours, et concerne une entreprise mise en place sous la surveillance de l’ASN, ne remonte pas jusqu’à vous ?

Lors de la chute du générateur de vapeur à Paluel 2, il y avait soixante-dix entreprises sous-traitantes sur le site, et les rythmes de travail mis en place — induits par la sous-traitance — avaient créé une situation dans laquelle les conditions et les processus de travail étaient un peu banalisés.

M. Pierre-Franck Chevet. La première question porte sur la cuve de l’EPR. Il y a bien un problème global de perte d’expérience, facile à comprendre car les installations nucléaires, en particulier les réacteurs, ont été construites en grand nombre à la fin des années 1970 et dans les années 1980, par des gens qui ont appris à faire des cuves, des soudures sur site, ou des bétons compliqués, propres au domaine nucléaire. La durée de la vie professionnelle de ces personnes est de l’ordre de quarante ans. À Flamanville, une partie des difficultés rencontrées tient à la plus grande complexité du réacteur, mais l’essentiel est lié à la perte d’expérience – je préfère parler de perte d’expérience que de perte de compétence, qui donne le sentiment d’une attaque personnelle. Simplement, nous n’avons pas fait de soudures ni de bétons compliqués pendant longtemps, il n’est donc pas étonnant que nous ayons des difficultés.

S’agissant spécifiquement de la cuve, mon jugement sera plus nuancé. Le réacteur EPR de Flamanville est un peu plus gros, et lorsqu’une usine est dimensionnée pour faire des pièces d’une certaine taille, il faut changer de procédé pour réaliser des pièces plus grosses. Et pas de chance, le procédé retenu a créé cette anomalie.

Sur la situation de FBFC, je ne suis pas personnellement au courant, mais l’ASN l’est. Nous avons une dizaine de divisions territoriales qui assurent le travail de proximité, et ce sont elles qui s’en chargent, parce que c’est un problème local. Elles feront remonter l’information si quelque chose doit être corrigé, mais sans doute que le sujet ne mérite pas un traitement immédiat.

À Paluel 2…

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Permettez-moi d’apporter un complément sur ce point. Nous parlions de Fukushima précédemment, il ne s’agit évidemment pas d’un problème de même proportion, et heureusement. Mais le problème survenu à Fukushima n’avait absolument pas été envisagé, tout comme une chute de générateur de vapeur faisait partie des problèmes qui ne devaient jamais arriver et n’avaient donc pas été envisagés. Maintenant que c’est arrivé, avez-vous revu un certain nombre de vos idées préconçues sur ce qui pouvait arriver ou non ?

M. Pierre-Franck Chevet. En réponse à cette dernière question, je vous ferai part d’une anecdote. Des groupes permanents d’experts se réunissent pour traiter les grandes questions les plus difficiles. Ce sont les sages que nous consultons, en plus de l’IRSN, sur les questions compliquées. Il se trouve que la veille, un de ces groupes d’experts se penchait sur le dimensionnement, au regard des problèmes de manutention. Effectivement, la théorie des exploitants était que ce genre d’événements n’était pas possible, mais il est survenu le lendemain.

Nous n’étions donc pas convaincus qu’un tel événement ne pourrait jamais se produire et le fait qu’il soit arrivé démontre à l’évidence que ce genre de cas doit être pris en compte et qu’il faut y trouver des parades adéquates. Nous n’avons pas d’éléments d’explication à ce stade, et il est certain que le montage industriel était complexe ; je ne parle pas du nombre de sous-traitants sur Paluel 2, mais de ce qui a été fait en matière de manutention. Il est clair qu’il y a eu une erreur de conception, mais ce n’est peut-être pas tout, des enquêtes judiciaires sont en cours. Le montage était donc compliqué, et il y a aussi eu une erreur de calcul, mais je ne sais pas si c’est la cause de l’accident.

M. le président Paul Christophe. Nous ne pouvons pas aller plus loin sur ce sujet, afin de ne pas empiéter sur le champ d’une enquête judiciaire.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. La question du stockage des déchets radioactifs est en pleine actualité. Quelle est la position actuelle de l’ASN sur ce stockage sur différents sites ? L’attention est portée sur Bure, mais il y a aussi les sites de Soulaines-Dhuys et de Morvilliers. Dans l’hypothèse où un stockage en profondeur se révélerait trop dangereux, avez-vous étudié les solutions alternatives, notamment celle du stockage en subsurface, présentée par certains comme plus sûr car plus facilement réversible ?

Une thèse soutenue en décembre par Leny Patinaux démontre l’impossibilité d’apporter la preuve de la sûreté à long terme d’un stockage tel qu’il est envisagé pour le Centre industriel de stockage géologique (CIGEO). Avez-vous une opinion sur ce point ?

M. Pierre-Franck Chevet. Sur le stockage, y compris les sites existants, l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) est un bon exploitant. Il y a toujours des débats sur l’historique du Centre de stockage de la Manche (CSM), mais pour les autres sites en fonctionnement, notamment Morvilliers, nous n’avons pas de problèmes avec l’ANDRA.

Deux catégories de déchets n’ont pas encore de solution de stockage : les déchets de faible activité à vie longue, qui ne sont pas les plus nocifs, mais dont la longévité impose un traitement particulier, et, naturellement, les déchets les plus nocifs : ceux de haute et moyenne activité à vie longue.

Le travail sur les premiers est en cours, l’idée avancée par l’ANDRA est de réaliser un stockage en subsurface, en tout cas pas très profond, puisqu’il s’agit de déchets de faible activité.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Pour les non-spécialistes qui nous suivent, pourriez-vous préciser la nature et l’origine des déchets de faible activité à vie longue ?

M. Pierre-Franck Chevet. Ils se caractérisent par ce que je viens de dire : ils sont de faible activité, ils ne produisent pas beaucoup de rayonnements ; mais ils sont à vie longue, leur radioactivité met beaucoup de temps à décroître. Ils constituent une catégorie intermédiaire, ils ne sont pas très nocifs à l’instant t, mais leurs effets durent longtemps. Les premières solutions envisagées sont plutôt en subsurface. Les déchets les plus nocifs sont de haute ou moyenne activité – donc nocifs à l’instant t – et à vie longue. Et par vie longue, on entend des centaines de milliers d’années.

Il n’y a aucun problème à imaginer des entreposages en subsurface pour le moyen terme – de l’ordre de la centaine d’années –, et les déchets d’une telle durée de vie sont déjà dans des zones de reposage, sous notre contrôle. Concevoir une installation industrielle à même d’accueillir ces déchets pour cent ou deux cents ans n’est pas un problème, c’est tout à fait possible. Mais toutes ces installations industrielles supposent un contrôle sociétal. Il faut faire de la maintenance d’ouvrage, car en subsurface, des ouvrages de béton entourent les déchets. Un minimum d’intervention humaine est donc requis pour vérifier que les murs et les colis tiennent, et il faut un personnel minimum pour éviter les entrées de personnes, malveillantes ou non. Il est possible d’imaginer cela à un horizon de cent ou deux cents ans, en ayant foi dans l’avenir. Mais à un horizon de cent mille ans, je défie quiconque de présenter un raisonnement qui tienne la route.

C’est pour cela qu’au niveau international, la solution définitive retenue est de s’appuyer sur les caractéristiques géologiques intrinsèques, qui ont une portée de cent mille ans. Toute autre solution aujourd’hui imaginable ne résiste pas à l’épreuve de ce temps long, intrinsèque à ces déchets.

Il y a un bémol à mes propos, c’est la réversibilité, qui a été constamment soulevée lors des débats à ce sujet. Rien n’interdit de penser que, d’ici une centaine d’années, une nouvelle technologie permettra de s’abstenir de ce stockage en traitant ces déchets pour qu’ils ne soient plus nocifs. Il n’est pas loufoque d’imaginer cela ; on ne sait jamais. Notre génération a le devoir de trouver une solution qui marche, mais on ne peut pas insulter l’avenir en refusant d’imaginer qu’une autre, meilleure, apparaisse.

C’est pourquoi la loi prévoit cette réversibilité, qu’il faut encore traduire en termes techniques précis. La loi prévoit que pour une période d’au moins cent ans, la réversibilité doit être assurée, et que l’on ne peut revenir dessus que par une nouvelle loi. C’est une position assez ferme, logique au regard des questions posées dans les enquêtes publiques, déjà nombreuses, sur le projet CIGEO.

Pour l’instant, la solution du stockage géologique profond est accessible techniquement et scientifiquement, mais il faut se donner la possibilité d’une vraie réversibilité sur un horizon de temps long. C’est notre vision.

Par ailleurs, en tant qu’autorité de sûreté, nous avons été amenés à rendre un avis début janvier sur les grandes options de sûreté du stockage. Elles sont bonnes dans l’ensemble, et l’un des points importants tient aux conditions géologiques de la zone : c’est une bonne argile. Le zonage est donc bon d’un point de vue technique – je ne me prononce pas sur l’acceptabilité locale du projet.

Globalement, le dossier est très bon. Un point technique nous pose problème, et il doit être réglé avant de descendre des déchets de cette nature : celui des déchets conditionnés dans du bitume. Il s’agit plutôt de déchets de moyenne activité, ce ne sont pas les plus nocifs – les résidus de combustible – mais des déchets de traitement, placés dans des fûts où l’on a coulé du bitume. C’est l’un des moyens de rendre ces déchets partiellement inertes, mais le bitume n’est pas inerte, il y a un risque d’inflammation une fois porté à température. Et un incendie dans un stockage est compliqué à gérer.

Nous avons imaginé deux voies : la première consiste à traiter ces déchets avant de les descendre, pour les rendre plus inertes qu’ils ne le sont actuellement. C’est celle que nous privilégions actuellement. Mais si cela s’avérait impossible, l’autre voie est de prévoir tout ce qu’il faut en matière de détection et de lutte contre l’incendie pour pouvoir intervenir très rapidement.

En tout état de cause, tant que nous n’aurons pas une position claire sur ce sujet, les déchets ne descendront pas.

Mme Perrine Goulet. Peut-on imaginer de les revitrifier, ou de les recapturer ?

M. Pierre-Franck Chevet. On peut tout imaginer. De telles solutions entrent dans le cadre de la deuxième voie : nous acceptons qu’ils ne soient pas totalement inertes et nous prévoyons des « surcolisages » : nous mettons des colis dans d’autres colis. Mais si un incendie apparaît pour une autre raison, et que le suremballage se met à chauffer, l’intérieur va aussi finir par chauffer. Les problèmes ne sont donc pas résolus, et j’attends de connaître les résultats des recherches avant de prendre une position. La solution privilégiée pour l’instant est plutôt la première : rendre ces colis inertes avant de les stocker.

L’hypothèse d’un incendie est préoccupante, notamment suite aux retours d’expérience d’installations de stockage. J’ai été en charge de l’une de ces situations : en Alsace, StocaMine a créé un stockage pour des déchets nocifs, mais pas radioactifs, dans les anciennes mines de potasse d’Alsace. Des précautions quant à la nature des déchets introduits étaient évidemment prévues pour éviter les incendies. Il se trouve qu’une fois, un colis de déchets introduit était en combustion interne. Le stockage a péri des suites de l’incendie qui a touché l’installation.

L’autre exemple, dans le domaine radioactif, concerne l’installation américaine de défense du Waste Isolation Pilot Plant (WIPP), site de stockage géologique pour les déchets de la défense. Là aussi, un jour, des déchets qui n’étaient pas conformes à ce que l’on attendait ont été introduits, une réaction chimique a eu lieu et un incendie s’est déclaré. Cela a coûté très, très cher à l’installation qui a connu un long arrêt.

Ce sont des sujets sérieux, c’est pour cela que nous avons posé ces questions avec l’orientation dont je vous ai fait part.

Mme Natalia Pouzyreff. Les colis à haute activité sont actuellement stockés à La Hague. L’embouteillage rend nécessaire une piscine d’entreposage intermédiaire, pour stocker les déchets des années antérieures. Pour la clarté des débats, il faut souligner que ces déchets existent déjà, et qu’il va bien falloir trouver des solutions pour les stocker. Pour les déchets bitumineux, qui pourraient entraîner des incendies suite à des réactions chimiques, nous avons encore un peu de temps pour voir venir en les laissant où ils sont et en les gérant avec de bonnes précautions. En revanche, pour les déchets à haute activité, nous arrivons au bout de nos capacités d’entreposage, et c’est la raison pour passer à la solution CIGEO.

M. Pierre-Franck Chevet. Pour CIGEO comme pour les autres installations de stockage, quel que soit le type d’activité et de nocivité des déchets, nous gérons des déchets déjà produits. Que l’on continue l’exploitation de l’énergie nucléaire ou pas, ils seront tous là : bitume et résidus de traitement des combustibles usés.

Pour les déchets issus du retraitement du combustible, que l’on appelle les verres, il n’y a pas de saturation. C’est pour les assemblages de combustibles qu’il n’y a pas assez de place dans les piscines actuelles et qu’une autre piscine est nécessaire, il s’agit du projet dont nous avons déjà parlé. Le projet CIGEO est principalement prévu pour les fûts vitrifiés qui contiennent des déchets du retraitement. Il est prévu qu’ils ne commencent à arriver qu’à partir de 2070, le temps qu’ils refroidissent et que le traitement soit fait. La nouvelle piscine dont nous discutons a vocation à gérer le problème entre-temps, à partir de 2030, lorsque La Hague serait saturée. Et elle servira à gérer les combustibles en l’état, et non les fûts qui résultent du retraitement.

M. Fabrice Brun. Je lance une invitation aux éminents membres de notre commission à se rendre dans la centrale de Cruas-Meysse, en Ardèche, car beaucoup de sujets que nous avons évoqués pourraient être illustrés lors d’une telle visite. Notamment, des diesels d’ultime secours sont en cours de construction ; j’ai visité la centrale mardi matin, et c’est très impressionnant. Un réacteur est en cours de révision décennale, il est donc possible de le visiter et d’entrer au cœur du moteur. Je ne suis pas certain que tous les membres de la commission aient déjà eu l’occasion de le faire.

Cela permettrait surtout de prendre la mesure d’un événement qui a défrayé la chronique, l’incursion de militants de Greenpeace le 28 novembre dernier. La compréhension du cheminement de ces militants fait apparaître qu’ils n’ont absolument pas atteint la piscine d’entreposage du combustible.

Cette visite m’a aussi permis d’échanger avec les militaires responsables du peloton spécialisé de protection de la Gendarmerie (PSPG) sur le terrain, et c’est riche d’enseignements à même d’éclairer nos débats sur les questions de sécurité.

M. le président Paul Christophe. Je dois rappeler que nous ne pouvons pas empiéter sur le champ d’investigations judiciaires. Nous ne pouvons interférer avec l’enquête en cours.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous irons donc en visiter une autre, pas celle-là !

Mme Perrine Goulet. Nous avons été alertés du fait que le transport constituait un point faible de la filière. Que pensez-vous du fait que des camions circulent avec des éléments radioactifs ?

J’ai bien entendu que votre champ de compétence n’incluait pas la cyber-sécurité, avez-vous un retour d’expérience négatif concernant les blocs de contrôle-commande numériques qui existent dans les réacteurs de 1 450 mégawatts, par rapport à ceux qui ne sont pas numériques ?

M. Pierre-Franck Chevet. Je suis plus à l’aise pour répondre à votre deuxième question. Nous n’avons pas de retour d’expérience négatif sur ce point. Je ne parle pas de cyberattaques, vu que je ne suis pas en charge de ce genre de sujets. Mais ces blocs de commande-contrôle ont été introduits pour améliorer le pilotage des installations, donc la sûreté. Ils posent d’autres problèmes, mais c’est un avantage pour la qualité de l’exploitation, y compris en cas de gestion des accidents ou des incidents.

Quant à la sécurité des transports, je ne suis pas compétent. Mais nous participons à leur sûreté, en vérifiant que les emballages de transport tiennent en cas d’agressions normales. Tout un processus est prévu, et nous y prenons part. Mais nous ne participons pas à la protection contre des actes de malveillance, toujours pour la même raison.

Il y a un commentaire que j’aurais dû faire dès le départ. Il y a un vrai problème à parler des questions de sécurité. De nombreuses choses sont protégées par le secret de la défense, à juste titre et pour de bonnes raisons, et il n’est pas possible d’en parler. Je vous dis que je ne suis pas compétent, et c’est vrai pour l’instant. Mais si je l’étais, je ne vous dirais rien ou pas grand-chose, pour la simple raison que vous n’êtes pas tous habilités. En aucune manière on ne peut imaginer mener une opération extrêmement transparente sur ces sujets-là, car ce serait prendre le risque de susciter des actes de malveillance. Une solution consisterait à créer une formation ad hoc pour les parlementaires habilités, qui me paraîtrait extrêmement utile pour mettre en question ce que nous faisons, ce que nous ne faisons pas, ou ce que vous souhaiteriez voir mettre en place ; et pour témoigner auprès du grand public, sans donner les détails, mais en attestant que vous avez pu réaliser votre mission de contrôle. Un aspect intrinsèque du sujet impose de ne pas en parler publiquement, mais rien n’empêche de prévoir d’échanger avec des membres accrédités de la représentation nationale. Sur le sujet de la sécurité, dont je n’ai pas la charge, ce serait une vraie amélioration du système. C’était un simple commentaire, et vous aurez bien noté qu’il sort de mon champ de compétence.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous allons étudier cette proposition. Cacher le plus possible de choses peut éviter des actes malveillants basiques, mais des terroristes qui auraient envie de s’attaquer à une installation nucléaire vont se préparer pendant des mois et auront accès à tout ce que vous disiez : beaucoup d’informations sont publiques, et ils prendront le temps de se préparer. Greenpeace nous a fait parvenir un rapport très intéressant en se fondant uniquement sur des données publiques, et ils sont capables de mettre sur pied des scénarios d’attaque – sans les réaliser, bien sûr. S’ils y ont pensé, des terroristes aussi peuvent le faire : ils ne sont pas plus bêtes que les gens de Greenpeace…

Je reviens sur ma question concernant la thèse, à laquelle vous n’avez pas répondu.

S’agissant de sûreté, la question de la prolongation de l’exploitation des centrales au-delà de quarante ans se pose, mais aussi l’hypothèse de la construction de nouveaux réacteurs. EDF et Orano, dans des déclarations publiques, ont évoqué de nouveaux types de réacteurs : ATMEA1, ou EPR-NM, pour « nouveau modèle ». L’ASN a-t-elle été saisie de demandes de validation ou de dossiers d’options de sûreté pour de tels réacteurs ? Si oui, lesquels, et quelles en seraient les principales caractéristiques ?

M. Pierre-Franck Chevet. Ma secrétaire m’a fait une copie de la thèse de M. Patinaux ; j’ai les quatre cents pages sur mon bureau, dont je n’ai encore lu que les morceaux choisis. Cette thèse rejoint ce que j’ai dit précédemment à propos de l’objet CIGEO. Il est question de quelques centaines de milliers d’années, donc la démonstration de sûreté renvoie à des problèmes que nous n’avons pas l’habitude de manier. Ce n’est pas un objet classique : il oblige à penser à cent mille ans, donc en faisant abstraction de la société, car personne ne peut imaginer à quoi elle ressemblera alors, mais en nous focalisant sur la géologie et les éléments de base qui changent moins à de telles échéances.

La thèse tourne autour de cette idée, et je trouve positif que l’ANDRA se soit soumise au regard d’un chercheur en épistémologie, et ait laissé son personnel s’exprimer dans une thèse qui a vocation à être rendue publique. Il est bien qu’un exploitant s’interroge, et rende public le fruit de ses réflexions. C’est aller dans le sens de la sûreté que d’exposer publiquement les questions qu’ils se posent sur la manière de construire un raisonnement, d’être compris – par l’autorité de sûreté, mais aussi par les gens –, s’agissant d’une installation dont la durée de vie est de cent mille ans. Et comment expliquer que l’on est convaincu que c’est sûr, ou qu’on ne l’est pas ?

Mme Barbara Pompili, rapporteure. La thèse porte plutôt à croire qu’on ne peut pas être convaincu que c’est sûr.

M. Pierre-Franck Chevet. Je dis simplement que j’apprécie les gens qui se posent des questions, et j’espère que nous en faisons partie.

Nous avons effectivement été saisis d’un projet d’EPR « nouveau modèle », sur lequel nos groupes d’experts techniques se sont réunis en janvier. J’attends leurs conclusions, j’ai l’impression qu’elles seront plutôt positives. Il s’agit de l’EPR de Flamanville, avec un certain nombre d’évolutions, certaines à vocation industrielle, d’autres à vocation de sûreté. L’un dans l’autre, cela semble bien orienté en matière de conception, mais il nous reste à prendre une position finale.

Par ailleurs, nous avons reçu – ou allons recevoir – un deuxième dossier, qui s’appelle « EPR V2 ». Il se situe entre l’EPR de Flamanville et l’EPR NM, qui marque une évolution significative par rapport au premier – ce qui peut être bon en matière de sûreté, mon jugement sur ce point n’est pas encore rendu. Mais je parlais précédemment de perte d’expérience ; plus nous nous écarterons, même pour de bonnes raisons, du « design » initial, et plus nous devrons réapprendre à faire, car le design ne sera pas le même. Donc, y compris s’agissant de la sûreté finale, un équilibre doit être trouvé. L’EPR V2 vient avant tout corriger des bugs, ce qui s’impose et limite le fossé entre ce que nous avons fait avec quelques difficultés pour l’EPR de Flamanville, et ce que l’on pourrait être amené à faire – si la décision est prise un jour – avec un EPR bis. Nous allons donc être saisis de l’EPR V2, et nous allons rendre une décision dans les prochains mois sur l’EPR NM.

Puisque des invitations ont été lancées, je me permets d’en faire une à mon tour : il est possible d’organiser, pour ceux qui le souhaitent, la participation à une inspection sur un site à choisir. Cela permettrait de voir le site, mais aussi d’assister à une inspection de l’ASN.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. S’agit-il d’inspections surprises, ou sont-elles prévues à l’avance ?

M. Pierre-Franck Chevet. Nous faisons les deux, je n’ai pas la proportion en tête. Sur certains sujets, il vaut mieux prévenir pour s’assurer d’avoir les bons interlocuteurs au moment où nous arrivons. Sur d’autres, pour aller vérifier comment les choses se passent en salle de commande, nous pouvons le faire de manière inopinée. Il nous est arrivé de le faire au moment des fêtes ou dans les moments les plus compliqués, où le personnel compétent est censé être en salle de commande. Si vous souhaitez intervenir de nuit avec nous, ça ne pose pas de problème.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Merci pour cette invitation. Ne sous-estimez pas nos capacités et notre envie d’agir !

M. le président Paul Christophe. Je vous remercie de la clarté de vos réponses. Nous nous réservons la possibilité de vous inviter à nouveau si nous avons besoin d’autres éclaircissements au cours de notre long cheminement, cette commission d’enquête étant prévue pour durer encore quelques mois. Nul doute que d’autres questions pourraient apparaître, qu’il est important de vous exposer afin de recevoir vos explications.


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8.   Audition de Mme Valérie Faudon, déléguée générale de la Société française d’énergie nucléaire (SFEN) (8 mars 2018)

M. le président Paul Christophe. Nous accueillons ce matin Mme Valérie Faudon, déléguée générale, et M. Maurice Mazière, porte-parole de la Société française d’énergie nucléaire (SFEN).

Société de personnes physiques à but non lucratif créée en 1973, la SFEN est une association loi de 1901 qui se veut un lieu d’échanges pour ceux qui s’intéressent à l’énergie nucléaire et à ses applications. La SFEN rassemble 3 600 professionnels, ingénieurs, techniciens, chimistes, médecins, professeurs et étudiants, des sites industriels et des organismes de recherche nucléaires français. Elle est inscrite au répertoire des représentants d’intérêts de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP).

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je dois vous demander, madame, monsieur, de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Valérie Faudon et M. Maurice Mazière prêtent serment.)

Je vous donne à présent la parole pour un exposé liminaire, que je vous propose de limiter à dix minutes, ensuite de quoi la rapporteure et nos autres collègues vous poseront des questions.

Mme Valérie Faudon, déléguée générale de la Société française dénergie nucléaire (SFEN). Merci de nous recevoir.

La SFEN a de nombreuses sections techniques, des groupes nationaux, internationaux et régionaux, sur l’ensemble du territoire français, et nous avons préparé cette audition, sur la base du questionnaire que vous nous avez soumis, avec deux de nos sections techniques : notre section sûreté et notre section droit.

Notre mission est de favoriser la connaissance pour tous ceux qui s’intéressent à l’énergie nucléaire, des grands experts internationaux sur le génie civil nucléaire au grand public.

Dans ce propos liminaire, je ferai trois remarques, sur la gouvernance de la filière, sur l’expertise, et sur la transparence et le dialogue avec les citoyens.

Première remarque, la gouvernance de la sûreté et de la sécurité nucléaires en France est très importante : la confiance du public repose bien sûr sur la confiance dans les exploitants, mais avant tout sur la confiance dans nos institutions et en particulier nos autorités de contrôle.

En ce qui concerne la sûreté, nous constatons que, jusqu’à présent, dans les auditions, personne n’a vraiment remis en cause la compétence de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) en tant que magistrat technique ou gendarme du nucléaire. L’ASN est auditionnée plusieurs fois par an ici même, par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et techniques et par des commissions comme la vôtre. Mais elle est également auditée, le fait est moins connu, au niveau international, sous l’égide de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), par ses pairs ; les revues de ces audits sont publiées sur son site.

S’agissant de l’indépendance de l’ASN, l’épisode du Tricastin de 2017 illustre bien à la fois le niveau d’exigence de l’agence, puisqu’il s’agissait de s’assurer de la résistance de la digue à un séisme qui aurait été cinq fois plus puissant que le séisme millénaire, mais aussi son absence de complaisance vis-à-vis des industriels et l’étendue de son pouvoir, puisqu’elle peut faire arrêter un réacteur. En l’occurrence, elle en a mis quatre à l’arrêt pendant presque deux mois, et le manque à gagner a été extrêmement élevé pour EDF, qui a déclaré qu’il était supérieur à 200 millions d’euros.

La gouvernance de la sécurité est placée sous l’autorité du haut fonctionnaire de défense et de sécurité. Ce sont des questions confidentielles, donc par nature moins visibles, mais cela ne signifie pas pour autant que les contrôles, les exercices et les prescriptions ne se font pas. Maurice Mazière, qui a été dans le passé directeur du centre de Cadarache, pourra vous expliquer comment se déroulent les revues de sécurité.

Nous n’avons pas connaissance de problèmes précis dans l’organisation actuelle, en tout cas qui aient été soulevés lors de ces auditions. Si les deux sujets devaient être rapprochés, cela poserait selon nous deux questions très importantes : premièrement, comment maintenir des compétences de pointe sur chacun des deux sujets ? Deuxièmement, comment organiser des arbitrages permanents sur ce qui est confidentiel et ce qui ne l’est pas ? Un ancien directeur de l’Agence disait que l’ADN de l’ASN est la transparence ; et il y a énormément de transparences dans la sûreté nucléaire aujourd’hui ; toute la question est de savoir comment la maintenir à ce niveau.

Ma deuxième remarque porte sur le rôle de l’expertise et plus précisément la qualification des experts. Notre système de gouvernance se caractérise par une séparation très nette entre ceux qui décident, à savoir l’ASN, et les experts, qui ont une mission de conseil – typiquement l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) – mais aussi les groupes permanents auprès de l’ASN. Les groupes d’experts, particulièrement ceux de l’ASN, sont ouverts aux parties prenantes. L’expertise est ouverte et surtout plurielle : on trouve au sein des groupes permanents des experts étrangers, par exemple. Ainsi, dans le process de revue des options de sûreté du dossier de l’ANDRA sur Cigéo organisé l’année dernière via l’AIEA, il a été fait appel à des experts scandinaves, particulièrement avancés sur les questions de stockage géologique.

Lorsqu’on leur demande à qui ils font confiance dans les questions environnementales et de risque, les Français répondent : les scientifiques et les organisations environnementales. Mais qu’est-ce qui qualifie un scientifique ? Il est facile de se déclarer expert indépendant… Dans la filière nucléaire et les critères communs à EDF, au CEA et à Areva, il existe quinze domaines et quatre-vingt-dix sous-domaines ; et l’on ne peut être expert dans plus d’un ou deux sous-domaines – la soudure, par exemple. Il existe trois niveaux, le plus élevé étant le fellow, l’expertise internationale. Pour devenir expert, on passe devant un jury de pairs, on doit présenter tous les problèmes techniques complexes que l’on a eu à résoudre et comment on les a résolus, tous les articles que l’on a écrits et dans quelles revues scientifiques, et présenter ses activités d’enseignement. Mais cela ne signifie pas que l’on détienne la vérité : cela donne le droit de faire partie d’un réseau d’experts, car l’expertise est d’abord collective, comme c’est le cas dans les groupes permanents de l’ASN. Dans le rapport qui a été remis sur la sécurité, auquel nous n’avons pas eu accès, on trouve parmi les experts un économiste anglais, une professeure de mathématiques autrichienne… Pour nous, ils ne passent pas le niveau de qualification requis. Ils peuvent bien entendu s’exprimer, mais on ne saurait les considérer comme des experts au sens où nous l’entendons.

Ma troisième remarque concerne la transparence et le dialogue avec les citoyens. Nous organisons beaucoup de débats. Peut-être parce qu’elle a été souvent accusée dans le passé d’être opaque, la filière nucléaire est devenue à bien des égards un modèle en matière de transparence, et même à l’avant-garde sur beaucoup de sujets. Nous avons recensé dix débats publics depuis 2000, dont trois de politique énergétique, et nous avons appris hier qu’un nouveau débat aura lieu sur les déchets en fin d’année. Nous sommes tout le temps en train de participer à des débats publics. Il y a eu aussi deux rapports de la Cour des comptes depuis 2012, et trois commissions parlementaires. La filière est donc très regardée.

En matière de transparence, les exploitants déclarent tous leurs écarts de niveau 0, 1 et 2. C’est la démonstration que le système de déclaration des signaux faibles fonctionne et qu’il s’est même amélioré : on en est à douze événements par réacteur. Nous sommes la seule industrie à publier nos écarts ; c’est souvent utilisé contre nous, en exagérant l’importance de ces écarts, alors qu’ils n’ont pas aucune conséquence majeure et permettent justement de détecter des points d’amélioration.

Enfin, les acteurs ont montré leur volonté d’expérimenter de nouveaux modes de dialogue. C’est sur Cigéo qu’a eu lieu pour la première fois un débat public avec un comité citoyen. Cela s’est fait sur internet car toutes les réunions publiques avaient toutes été empêchées, mais cela a permis d’expérimenter de nouveaux moyens. De même, la question de la cuve et la décision de l’ASN ont fait l’objet d’un processus de concertation en ligne, fait inédit sur un sujet aussi technique.

À l’occasion de cette concertation sur la cuve, beaucoup d’organisations ont demandé à copier-coller des éléments de langage et à les déposer sur le site : au final, plusieurs dizaines de milliers de commentaires identiques se sont retrouvés sur le site, ce qui n’avait pas grand intérêt. Pour nous, en tant que société savante, ce n’est pas ainsi que l’on engage les citoyens ; mais c’est en leur donnant les éléments pour qu’ils développent leurs connaissances, leur esprit critique, se fassent leur propre opinion. Nous avons récemment lancé un cours en ligne ouvert et massif (MOOC, en anglais) sur l’énergie nucléaire avec quinze experts ; 6 500 personnes se sont inscrites.

Je terminerai par la question des intrusions dans les centrales nucléaires, sujet d’actualité. Comme vous l’avez compris, il existe de très nombreuses instances pour dialoguer sur le nucléaire, où participent la plupart des ONG : elles sont dans le Haut Comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire (HCTISN), dans les commissions locales d’information (CLI), elles sont régulièrement auditionnées ici, elles sont dans les groupes permanents de l’ASN… Ces ONG ont un accès unique aux médias, autrement plus large que celui auquel nous pourrions prétendre. Cet automne, le service public a même diffusé à une heure de grande écoute un documentaire avec une ONG. Pour se faire comprendre et nous contredire, elles n’ont donc pas besoin d’enfreindre la loi en manifestant sur des sites sensibles.

La loi qui régit les intrusions a été votée précisément pour assurer la sécurité des sites sensibles. Manifester sur ces sites, c’est créer une brèche de sécurité : on ne peut pas pénétrer sur un site sensible sans avoir fait l’objet d’une enquête préalable. C’est comme si l’on entrait à l’Assemblée nationale sans donner sa carte d’identité ni passer par le portique de sécurité au motif que l’on manifeste… Encore n’exige-t-on pas une enquête préalable sur votre passé avant de vous laisser entrer, ce qui n’est pas le cas dans une centrale.

La notion de lanceur d’alerte ne s’applique pas dans une telle circonstance : le lanceur d’alerte est quelqu’un d’isolé qui n’a pas la possibilité de s’exprimer, qui prend un risque vis-à-vis de sa hiérarchie, tandis que les ONG disposent de toutes les instances de dialogue existantes et de l’accès aux médias et au Parlement. Ce que souhaitent nos concitoyens, ce sont des espaces de dialogue où tout le monde puisse s’exprimer et poser des questions. Ces instances existent dans la filière nucléaire et je pense qu’elles fonctionnent bien.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous pouvons tous nous féliciter de l’existence d’organismes de dialogue, notamment les CLI. J’aimerais connaître votre avis sur ce que doit être la transparence. Le problème des soudures à Flamanville est sorti il n’y a pas longtemps. En creusant un peu, on se rend compte que le problème existe depuis 2015 ; or l’affaire n’est sortie qu’en 2018, trois ans plus tard. L’ASN nous a indiqué qu’ils avaient publié quelque chose sur le sujet en février ou mars 2017 ; mais comme tout document très technique de ce genre, c’est passé complètement inaperçu dans le flux d’informations. Or le sujet n’a rien d’anodin. C’est là l’exemple même d’une transparence qui n’en est pas vraiment une : on peut toujours rétorquer que l’information était accessible mais ce n’est en fait pas vraiment le cas, notamment pour le grand public, et qui plus est sur un sujet qui peut potentiellement remettre en cause le démarrage dans les délais de l’EPR de Flamanville.

Mme Valérie Faudon. C’est une question que nous nous posons tous les jours. Je peux reprendre l’exemple de ce livre que vous avez cité lors d’une de vos auditions, et qui n’a de cesse d’alerter sur des choses connues depuis un grand nombre d’années. Nous n’arrêtons pas de publier : 10 000 documents sont consultables dans la base documentaire de notre site, sur tous les sujets techniques. Et on nous accuse d’être opaques. Sur la question des défauts de soudure dans les cuves belges, il suffit de taper dans Google pour trouver un document de l’IRSN, très bien fait et très didactique. C’est un défi pour nous tous. Nous essayons aussi des formats différents, comme le MOOC, pour bien faire passer l’information et ne plus nous entendre dire que personne ne savait. Je ne dis pas que nous avons trouvé la solution miracle ; nous expérimentons tout le temps. Le même défi se pose sur tous les sujets scientifiques.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous avez indiqué à juste titre que l’ASN avait la possibilité de fermer des réacteurs. On nous a dit aussi que, peut-être par manque de moyens, certaines de ses préconisations n’étaient pas forcément respectées, qu’il lui fallait insister pour obtenir une réponse des exploitants. Considérez-vous que l’ASN a les moyens, dans tous les sens du terme, de faire son travail correctement ?

Mme Valérie Faudon. L’arrêt d’un réacteur est l’arme suprême, car c’est extrêmement onéreux et pénalisant pour un exploitant. Un réacteur arrêté, c’est un manque à gagner d’environ 1 million par jour, un chiffre que l’on trouve à peu près partout dans le monde. Dans la loi de transition énergétique et la croissance verte, l’ASN a reçu des moyens supplémentaires d’astreinte, mais nous n’avons pas connaissance que ces moyens aient été utilisés. Il faudrait leur demander. Par contre, on les a vus utiliser de nouveau l’arme de l’arrêt d’un réacteur.

M. Maurice Mazière, porte-parole de la Société française dénergie nucléaire (SFEN). L’arrêt des réacteurs, c’est la sanction ultime. Le dialogue avec l’ASN est permanent et l’Agence a d’autres moyens. À Cadarache, quand j’en étais le directeur, nous avons eu affaire à plusieurs mises en demeure de l’ASN sur des points particuliers, faute d’avoir respecté ses prescriptions dans les délais qu’elle nous avait imposés. Les mises en demeure sont rendues publiques, la CLI en est informée et pose immédiatement des questions : c’est un moyen de pression. En tant que premier responsable de la sûreté, l’exploitant analyse les prescriptions de l’ASN et les hiérarchise ; il peut lui arriver de laisser un peu traîner celles qu’il juge un peu moins importantes, mais tout cela se gère dans le dialogue avec l’ASN.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. On peut aussi faire remarquer que, si les réacteurs sont déjà à l’arrêt, l’ASN n’a plus tellement de moyens de pression…

M. Maurice Mazière. L’ASN a des moyens de sanction, un pouvoir de police. À Cadarache, j’ai fait l’objet d’une sanction pour n’avoir pas répondu à un point particulier. Cela s’est monté à quelques dizaines de milliers d’euros. L’ASN le droit de donner des contraventions et d’établir des procès-verbaux en vue d’une saisine du juge. Nous avons donc le sentiment que les moyens existent.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. L’ASN, suivant l’exemple d’autres pays, revendique un pouvoir en matière de sécurité, non pas active mais passive, par exemple la bunkérisation d’une piscine pour faire face aux attaques extérieures. Considérez-vous que ce serait un progrès ? La séparation entre sûreté et sécurité est-elle encore pertinente ? On sait que la nouvelle piscine qui va être construite le sera en pensant non seulement aux questions de sûreté, mais aussi à celles de sécurité, ce qui aura d’ailleurs un coût certain.

Mme Valérie Faudon. Nous n’avons pas connaissance que l’organisation actuelle pose problème. Dans sa comparaison internationale, l’Agence de l’OCDE pour l’énergie nucléaire (AEN) n’a pas relevé de différences notables entre les pays où sûreté et sécurité sont séparées et ceux où les deux sont ensemble. Nous n’avons pas compris quels seraient les gains d’un changement d’organisation. Mais nous posons, je l’ai dit, deux questions : le maintien de compétences fortes sur les deux sujets au sein d’une même organisation et la gestion au sein d’une même organisation des informations confidentielles et de l’effort de transparence. La sécurité est gouvernée au niveau international par l’AIEA. C’est un procès différent, avec une gouvernance très forte de l’AIEA sur les matières nucléaires et du code de la défense en France. C’est l’AIEA et le Gouvernement, et non les industriels, qui décident de ce qui est confidentiel ou pas. Et mélanger ce qui relève du confidentiel et ce qui exige un effort de transparence pose problème.

M. Maurice Mazière. Il faut noter qu’il s’est produit une évolution fondamentale : Au départ, quand on parlait de sécurité, on songeait principalement au vol de matières. C’est là-dessus que portaient toutes les études de sécurité, qui sont le pendant des études de sûreté : tout a été conçu pour protéger les matières. Aujourd’hui, la menace a évolué, passant du vol de matières au risque d’attentat. Dès lors, l’interpénétration entre sûreté et sécurité devient de plus en plus forte. Cela étant, les experts du domaine de la sécurité sont déjà au sein de l’IRSN. Au plan de l’expertise technique, tout le monde est dans la même entité, au centre de Fontenay-aux-Roses, que j’ai également dirigé. Quand des problèmes de sécurité affectent la sûreté, les gens se parlent.

Mme Valérie Faudon. L’important est en effet que les gens se parlent et se transmettent l’information dont ils ont besoin pour travailler. L’ASN a besoin d’informations sur les menaces de la part des autorités de défense, et les autorités de défense ont besoin d’informations sur les installations.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Ne considérez-vous pas que la sous-traitance en cascade présente un risque, en termes de dilution de responsabilité et de création de points de vulnérabilité ?

Mme Valérie Faudon. C’est un point très important. Nous avons été très surpris d’entendre lors d’une de vos auditions que la sous-traitance en cascade se répandait au point d’atteindre jusqu’à sept niveaux de sous-traitance. En juillet 2012, les grands exploitants ont décidé, dans le cahier des charges sociales établi sous l’égide du Conseil de politique nucléaire (CPN), de limiter à deux les niveaux de sous-traitance. Par la suite a été pris le décret n° 2016-846 du 26 juin 2016 qui interdit plus de deux niveaux de sous-traitance pour la réalisation de prestations ou d’interventions concernant « les activités dites importantes pour la protection des intérêts mentionnés à l’article L. 593-1 du code de l’environnement » : l’exploitant est tenu dans ce cas de garder la maîtrise de ces activités. C’est la loi. La France est le seul au pays à avoir une telle limitation réglementaire. Le propos que j’ai relevé ne correspond donc pas à la réglementation en vigueur en France.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous vérifierons. C’est notre rôle.

Vu que vous représentez les exploitants nucléaires, avez-vous étudié le scénario d’une catastrophe nucléaire, en termes de nombre de victimes, de périmètre à évacuer, de coûts financiers… ?

Mme Valérie Faudon. Nous ne représentons pas les exploitants nucléaires. Nous ne sommes pas un syndicat d’industriels, mais une société savante : nous représentons nos membres, qui sont des personnes physiques. Nous n’avons pas de moyens d’étude. Nos experts – nous en avons 300 dans nos sections et nos groupes – sont bénévoles et nous nous basons uniquement sur des rapports extérieurs que nous analysons, débattons et mettons à la disposition de tout le monde.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Si je me suis permis de vous poser la question, c’est parce que vous avez parlé de « votre industrie ». Au demeurant, nous vous accueillons avec bienveillance, puisque la SFEN s’est inscrite sur la liste des représentants d’intérêts en tout début de semaine. Nous nous félicitons que notre commission d’enquête vous ait permis de vous mettre en règle…

Mme Valérie Faudon. Nous nous sommes interrogés sur le point de savoir si, en tant qu’association scientifique, nous devions nous inscrire sur cette liste, car aucune autre des très nombreuses sociétés scientifiques n’y figure, même les plus prestigieuses : la Société française de physique, la Société française de chimie, la Société française de radioprotection, la Société française de géographie… Est-ce parce qu’elles ne savent pas qu’elles doivent s’inscrire sur cette liste ou, ce qui serait peut-être plus grave, parce que les scientifiques ne viennent pas au Parlement ? C’est une véritable question. Toujours est-il que nous avons décidé, après analyse, de nous inscrire. Toutefois, cette démarche nous a pris un peu de temps, pour des raisons administratives car la Haute autorité a estimé que nos statuts ne convenaient pas, ce qui nous a obligés à remplir des documents supplémentaires.

M. Pierre Cordier. En tant que président d’une commission locale d’insertion (CLI), le crois que la question de la diffusion de l’information que vous avez soulevée est intéressante. De fait, beaucoup de nos concitoyens se plaignent de n’être pas suffisamment informés de ce qui se passe dans les centrales nucléaires. Sans doute doivent-ils se donner la peine de consulter les documents que vous mettez à leur disposition et de se rendre sur les sites internet de l’ASN ou de l’IRSN, qui diffusent beaucoup d’informations, l’important étant, bien entendu, que celles-ci soient justes, non manipulées et objectives.

Certaines centrales nucléaires sont situées à proximité de pays limitrophes ; je pense en particulier à celle de Chooz, dont je préside la CLI et qui est très proche de la Belgique et du Luxembourg. Or la CLI transfrontalière a un peu de mal à se mettre en place : les modalités de désignation des représentants des associations environnementales, par exemple, ne sont pas les mêmes en Belgique et en France. Avez-vous travaillé sur cette question et pensez-vous que l’on puisse améliorer les choses dans ce domaine ? Par ailleurs, l’extension de dix kilomètres à vingt kilomètres du périmètre des Plans particuliers d’intervention (PPI) vous paraît-elle suffisante ? Cette extension impose aux CLI d’informer un plus grand nombre de communes. Peut-on, là aussi, améliorer encore les choses ?

Mme Valérie Faudon. Les échanges internationaux sont en effet une excellente initiative. Il existe de nombreux moyens de communiquer et la France est un peu en pointe dans ce domaine. Par exemple, chaque centrale nucléaire française possède un compte Twitter. Pour avoir travaillé auparavant dans un autre secteur industriel, je peux vous dire que j’ai été très étonnée de découvrir le nombre des échanges internationaux dans le domaine nucléaire, que ce soit entre autorités de sûreté ou entre associations analogues à la nôtre – je suis moi-même vice-présidente de l’European nuclear society, qui rassemble l’ensemble des sociétés nucléaires européennes.

Il faut savoir aussi que les exploitants s’auditent les uns les autres pour évaluer la sûreté de leurs installations, ce qui est assez incroyable… La World association of nuclear operators (WANO), l’association mondiale des exploitants, qui a une antenne à Paris, organise ainsi des audits qui permettent aux exploitants de s’échanger des conseils et de s’évaluer réciproquement ; et ils se jugent sévèrement car, comme on l’a dit, lorsqu’un accident nucléaire se produit quelque part dans le monde, il concerne le monde entier. Aux États-Unis, c’est l’INPO (Institute of nuclear power operations), membre de la WANO, qui organise ce type d’audits. La note que l’INPO attribue à un directeur de centrale est extrêmement importante pour son évolution de carrière.

Beaucoup de choses sont faites ; ce n’est certainement pas suffisant, mais on constate que les demandes d’échanges internationaux sont de plus en plus nombreuses. Actuellement, par exemple, l’Autriche et la République tchèque discutent beaucoup des questions de sûreté nucléaire. Les enjeux étant transfrontaliers, certains projets nucléaires font l’objet de débats transfrontaliers.

Sur l’extension du PPI, il m’est difficile de vous répondre, car c’est un sujet que je connais mal.

M. Maurice Mazière. En ce qui concerne les CLI transfrontalières, un élément me semble important – il l’est du reste pour l’ensemble des CLI –, c’est leur participation aux inspections de l’ASN. Je ne sais pas, monsieur Cordier, si vous avez déjà participé à l’une de ces inspections, mais c’est un point sur lequel les CLI doivent insister. J’ai moi-même organisé une inspection de ce type lorsque j’étais directeur adjoint de Saclay, et je peux vous dire que c’est très instructif pour les membres de la CLI ; ils peuvent ainsi vérifier par eux-mêmes qu’une inspection n’a rien d’une sympathique réunion entre gens qui se connaissent et se tapent dans le dos. Pour autant que je sache, EDF n’est pas contre le principe. Cela peut inciter les membres de la CLI à étudier d’un peu plus près la manière dont les choses se passent. Bien entendu, tout cela doit être organisé, car il ne faut pas qu’ils interviennent de manière trop intrusive lors de l’inspection.

M. Pierre Cordier. Ce n’est pas toujours simple.

M. Maurice Mazière. Certes, mais, pour l’avoir pratiqué au moins une fois à Saclay, je peux vous dire que ce type d’inspection qui a le mérite d’être totalement transparent, est très instructif pour les membres de la CLI, qui sont présents et participent aux discussions.

Quant à l’extension du PPI, je crois – c’est un point de vue personnel – que c’est une erreur. Outre que cela va considérablement compliquer la gestion du PPI, elle ne me paraît pas justifiée. Je vais citer un exemple qui n’est pas forcément très révélateur mais, si l’on regarde ce qui a été fait à Fukushima, tout le monde reconnaît, y compris l’IRSN, qu’on est parfois allé un peu trop loin. Je suis donc prudent sur ce point. Lors de quelques événements autour de Cadarache ou à l’occasion d’exercices qui mobilisaient les pouvoirs publics et au cours desquels il fallait informer la population et organiser des évacuations, j’ai pu constater combien il était difficile de gérer la proximité des centres avec rigueur et exhaustivité. Je me demande donc si l’on n’est pas allé trop loin, car je ne vois pas comment on pourrait gérer un périmètre de vingt kilomètres avec la même rigueur. À moins de distinguer différentes zones à l’intérieur de ce périmètre, mais cela devient très complexe.

De plus, Dominique Minière vous l’a expliqué, EDF a pour objectif, en matière de sûreté des réacteurs, de faire en sorte, grâce à l’adjonction de moyens supplémentaires, qu’un éventuel accident grave ne produise plus, à l’extérieur de la centrale, des rejets susceptibles d’affecter les populations. On peut donc d’autant plus s’interroger sur une telle extension du PPI, qui rendra les évacuations ingérables dans certaines régions. Je sais, par expérience, les difficultés que cela peut poser dans un périmètre de quelques kilomètres : sur vingt kilomètres, cela va devenir très, très compliqué. Mais c’est là un point de vue personnel, lié à mon expérience.

M. Jean-Marc Zulesi. Je vous remercie pour la clarté de vos propos. Ma question porte sur le transport des déchets radioactifs. Pensez-vous que leur contrôle est suffisant, en particulier en sortie de site ? Et ne faudrait-il pas privilégier le transport ferroviaire plutôt que le transport routier ?

Mme Valérie Faudon. Le rail est d’ores et déjà privilégié pour les combustibles usés. Je ne peux pas me prononcer sur la question de la sécurité, car c’est un domaine confidentiel ; je n’ai donc pas d’informations. En revanche, en matière de sûreté, beaucoup de contrôles sont effectués et de nombreux scénarios sont élaborés, qui nous semblent bien faits.

Je souhaiterais faire deux remarques importantes à ce propos. Pour commencer, il faut savoir, et le président de l’ASN l’a dit, que 90 % des transports de matières radioactives effectués en France ne sont pas liés aux centrales et à l’industrie nucléaires : 30 % d’entre eux sont médicaux, par exemple. Il est important de le souligner, car le seul accident dont nous ayons connaissance concerne le vol, au Mexique, d’un camion transportant des matières radioactives à des fins médicales. Du reste, les voleurs ne savaient probablement pas ce qu’ils avaient dérobé car ils ont eu un accident et ont été irradiés. C’est donc surtout à ce type de transports qu’il faut être attentif, car le transport des combustibles usés et des matières nucléaires est extrêmement rodé et, comme l’a dit le représentant de l’Agence pour l’énergie nucléaire (AEN), il est très encadré, au plan national comme au plan international, par des normes très strictes, édictées notamment par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).

M. Jean-Marc Zulesi. D’autres déchets que ceux liés aux combustibles peuvent sortir des centres de recherches ou des centrales nucléaires. Quel regard portez-vous sur le contrôle de ces déchets-là ?

M. Maurice Mazière. Les choses ont évolué, dans ce domaine. Il y a plusieurs années, l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) a constaté que ce qu’on lui envoyait ne correspondait pas tout à fait à ce qui était déclaré. Elle a trouvé un moyen de rétorsion très efficace, en menaçant les exploitants qui s’amusaient à ce petit jeu de ne plus prendre leurs déchets tant qu’ils ne s’étaient pas mis au carré, quitte à leur faire refaire entièrement les dossiers. De fait, une installation nucléaire qui ne peut plus évacuer ses déchets se retrouve rapidement étouffée et ne peut plus fonctionner. Cette mesure a donc produit des effets. Il se trouve qu’il y a quelques semaines, j’ai participé au groupe d’experts qui a procédé à la nouvelle évaluation de la sûreté de l’installation de Soulaines, qui accueille les déchets de moyenne et faible activité, et l’ANDRA a indiqué explicitement, à cette occasion, que les choses avaient évolué, dans la mesure où les exploitants s’attachent à n’envoyer que ce qu’ils ont déclaré. Il n’y a donc pratiquement plus d’écart.

Certains transports pourraient être effectués par la route et par le fer mais, par souci de simplicité, on privilégie la route. Pour évacuer les déchets de Cadarache, par exemple, il faudrait les apporter dans une gare de triage proche de Marseille, puis les convoyer par le train jusqu’à Reims, et enfin les acheminer par camion jusqu’à Soulaines. En outre, les études menées sur les emballages montrent que les conséquences d’un accident lié à ce type de déchets seraient très limitées. Quant à l’impact médiatique d’un tel accident, je ne suis pas capable de l’évaluer, mais il serait certain, vous avez raison.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. J’ai mal compris votre réponse à la question de M. Zulesi sur le transport du plutonium, notamment. Vous avez mentionné, madame Faudon, le documentaire diffusé sur Arte dans lequel Greenpeace souligne – sans avoir pénétré dans une centrale mais avec des arguments assez convaincants – les risques qui existent à différents points du trajet et le fait que la fréquence de ces derniers est assez repérable. Que leur répondez-vous sur ces points ?

Mme Valérie Faudon. Je ne suis pas du tout en mesure de répondre. Comme je vous l’ai dit, les informations relatives à la sécurité sont confidentielles et nous n’y avons pas accès. La SFEN a une section « sûreté », mais elle ne s’occupe pas des questions de sécurité. Il faudrait interroger des personnes habilitées à connaître ce type d’informations.

M. Anthony Cellier. Je crains que vous ne puissiez me répondre, puisque ma question concerne la sécurité, mais je vais tout de même vous la poser. Vous nous parlez de communication et de transparence mais, lorsque des organisations non gouvernementales se saisissent du sujet, vous jugez que ces lanceurs d’alerte – même s’il faudrait s’entendre sur la définition de cette notion – ne sont pas crédibles, soit parce qu’ils ne sont pas des experts au regard des critères que vous avez indiqués tout à l’heure, soit parce qu’ils utilisent certaines méthodes qu’au demeurant je ne cautionne pas. Mais force est de constater qu’ils nous proposent parfois des scénarios que l’on peut juger crédibles, en tout cas qui peuvent nous interpeller. Je souhaiterais donc savoir quel est votre regard sur ces scénarios et leur crédibilité, sans vous réfugier derrière des statistiques ou des probabilités.

M. Philippe Bolo. Vous nous avez expliqué votre rôle dans la transparence et le dialogue, en montrant que vous contribuez à la valorisation et à la diffusion de l’information. Mais existe-t-il des enquêtes d’opinion qui vous permettent de mesurer les attentes des citoyens sur les sujets nucléaires ? Pour qu’ils se forgent une opinion, comme vous le souhaitez, encore faudrait-il identifier les zones d’ombre et connaître leurs besoins d’information.

Mme Bérangère Abba. Je souhaiterais connaître votre avis sur la sûreté des différents modes de stockage de déchets nucléaires : en piscine, à sec en château, sur site en subsurface et en couche géologique profonde.

Mme Valérie Faudon. Peut-être me suis-je mal fait comprendre : je considère que les ONG ont une valeur à apporter dans le débat public. Du reste, il existe aujourd’hui de nombreuses instances de dialogue dans lesquelles chacun, y compris ces ONG, peut s’exprimer et interroger ; c’est d’ailleurs ce que souhaitent les Français, selon une étude de l’IRSN. Ma remarque portait davantage sur la définition de l’expertise – c’est, pour nous, un point sensible, car nos critères sont très précis en la matière – et du lanceur d’alerte qui, juridiquement, est une personne isolée, qui n’a pas les moyens de s’exprimer et qui a des problèmes avec sa hiérarchie.

Pour ce qui est des scénarios, nous ne les connaissons pas, car l’ONG à qui nous avions demandé de nous les communiquer ne l’a pas fait. Nous ne pouvons donc pas en parler.

M. Maurice Mazière. Sur ce sujet, je peux vous dire, ce n’est pas un secret, que la loi nous impose d’analyser, dans les études de sécurité, différents scénarios afin d’évaluer les moyens de résistance de l’installation. Or, le spectre de ces scénarios est très large, puisqu’il s’étend des actes de malveillance susceptibles d’être commis par un insider – un agent EDF qui, parce qu’il n’a pas perçu sa prime, déciderait de nuire au bon fonctionnement de l’installation, par exemple – jusqu’au camion rempli d’explosifs qui parviendrait à franchir les barrages de sécurité – ce qu’on appelait, à l’époque où j’étais en fonction, le « camion du Liban ».

Ce qui a changé, c’est que nous sommes aujourd’hui obligés de prendre en compte l’émergence de nouvelles menaces. Or, comme nous ne connaissons pas les scénarios proposés dans le rapport de Greenpeace, il nous est difficile de nous prononcer sur ce point. Toutefois, j’imagine mal que ces sujets n’aient pas été étudiés par les instances chargées de gérer ces problèmes. Quant à savoir ce qu’il en est sorti, il est difficile de le savoir, car on se heurte à la confidentialité des études. De fait, on ne peut pas rendre publics tous les moyens envisagés pour contrecarrer d’éventuelles attaques car, en l’espèce, il s’agit un peu – et l’expression n’est pas péjorative – d’un jeu de gendarmes et de voleurs ou de cow-boys et d’Indiens : les uns veulent commettre des malversations, les autres essaient de les en empêcher.

De nombreux scénarios ont donc été étudiés. Actuellement, de nouvelles menaces apparaissent, mais je fais confiance au système ; il n’est certainement pas parfait, mais il a sans doute commencé à les examiner.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous parlez de jouer aux gendarmes et de voleurs, et on peut le comprendre mais, en l’espèce, il y va de la sûreté et de la sécurité nucléaires. Peut-on raisonnablement penser qu’il est possible d’assurer la sécurité des centrales nucléaires au moment où le développement des menaces s’accélère, où les technologies s’améliorent de jour en jour et où les cybercriminels parviennent à s’introduire dans les systèmes informatiques gouvernementaux qui sont les plus sécurisés du monde ?

Mme Valérie Faudon. La cybersécurité est un sujet de la plus haute importance, sur lequel une coordination a été mise en place par l’AIEA elle-même. En France, la coordination de l’ensemble des acteurs considérés comme sensibles à ces risques est assurée par une agence spécialisée. De nombreuses préconisations sont faites, une veille est assurée et des échanges technologiques ont lieu. Nous estimons, quant à nous, que la France est en pointe dans ce domaine, grâce aux instances de contrôle dont elle s’est dotée et aux savoir-faire de ses industriels, qui comptent parmi les meilleurs acteurs mondiaux de la cybersécurité : Thales, Airbus Défense… Le risque est donc pris en compte au plus haut niveau.

Pour répondre à M. Bolo, l’IRSN réalise chaque année une enquête très intéressante sur les risques, dont le risque nucléaire. D’autres études sont réalisées par les industriels, notamment EDF, dont nous avons publié certains éléments dans notre revue. Le premier enseignement qu’on peut en tirer est que les Français – et c’est un peu triste – ne s’intéressent guère à l’énergie, ou seulement sous l’angle de son prix.

M. Pierre Cordier. Ils s’y intéressent lorsqu’il y a un problème.

Mme Valérie Faudon. Notre mission étant d’informer, nous sommes soucieux de connaître les points sur lesquels, précisément, les Français sont mal informés. Or, il ne s’agit pas de sûreté ou de sécurité, mais on sait, par exemple – c’est un sujet qui nous tient à cœur –, que plus de la moitié d’entre eux ignorent que le nucléaire n’émet pas de gaz à effet de serre. Les Français connaissent mal, de manière générale, les sujets concernant l’énergie ou le climat, qui ne figurent pas en tête de leurs préoccupations. Mais on ne peut pas leur en vouloir de ne pas être des experts dans tous les domaines scientifiques. Les débats, les émissions ou les interventions dans les médias doivent donc nous permettre de les informer pour qu’ils améliorent leur connaissance de ces sujets.

En ce qui concerne la gestion des déchets, nous sommes souvent amenés, dans le cadre du réseau des sociétés nucléaires que j’évoquais tout à l’heure, à nous exprimer à l’étranger sur ce qui se fait en France. Or, parmi les sujets qui suscitent le plus la curiosité à l’étranger figurent, outre les CLI – sur lesquelles j’ai même été interrogée en Mongolie –, notre filière de gestion des déchets nucléaires, qui est assez exemplaire, grâce à l’action de l’ANDRA, dont les process de gestion très rigoureux et qui réalise, tous les deux ans, un inventaire de l’ensemble des matières radioactives présentes dans tous les sites français : sites nucléaires, centres de recherche, hôpitaux, industries, etc.

La question du stockage, qui a été discutée à maintes reprises, a été tranchée par la loi de 2006. Compte tenu de l’impossibilité d’assurer la surveillance des déchets les plus radioactifs sur des durées très longues, il a été décidé d’opter pour un système dit « passif » de gestion du stockage ; d’où le choix du stockage géologique. Pour notre part, nous approuvons ce système, qui est du reste préconisé au plan international et par l’Union européenne. En effet, tous les experts internationaux recommandent le stockage des déchets de haute activité et à vie longue en couche géologique profonde.

Mme Bérangère Abba. On se fonde sur des démonstrations mathématiques, dans ce domaine. Or, nous sommes tous d’accord, me semble-t-il, sur le fait qu’on ne peut pas prévoir l’évolution de ces matières sur des périodes si longues. Le risque vous semble-t-il acceptable ?

Mme Valérie Faudon. On ne se fonde pas uniquement sur des démonstrations mathématiques : la couche en question a fait l’objet de vingt ans de recherches géologiques, dans le cadre desquelles on a notamment testé la migration des radionucléides. Le sujet est connu et a été longuement étudié sur les sites miniers, donc dans différents types de terrains, et dans le sous-sol de Bure. Nous disposons donc d’une base de recherche relativement solide.

M. le président Paul Christophe. Ce que vous nous avez dit des CLI me rassure quant à leur utilité et conforte mon opinion sur l’extension du périmètre des PPI. En effet, on ne peut que s’en féliciter dès lors qu’elle conduira les CLI à informer une part plus importante de la population, dont vous nous avez dit qu’elle était mal informée. On peut même se demander si un rayon de vingt kilomètres est suffisant…

En tout cas, je vous remercie pour vos réponses. Nous allons poursuivre nos auditions, que vous suivez attentivement, ai-je cru comprendre. Nous ne manquerons pas de vous solliciter à nouveau si nous avons besoin d’informations complémentaires.


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9.   Audition de M. Pierre-Marie Abadie, directeur de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) (8 mars 2018)

M. le président Paul Christophe. Nous accueillons M. Pierre-Marie Abadie, directeur de l’agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA), laquelle met son expertise au service de l’État pour trouver, mettre en œuvre et garantir des solutions de gestion des déchets radioactifs français.

Créée en 1979, l’ANDRA est devenue un établissement public industriel et commercial (EPIC) par la loi du 30 décembre 1991, EPIC dont les missions ont été complétées par la loi du 28 juin 2006 relative à la gestion durable des matières et des déchets radioactifs. L’ANDRA, indépendante des producteurs de déchets, est placée sous la tutelle des ministres chargés respectivement de l’énergie, de la recherche et de l’environnement.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées de déposer sous serment. Je vous demande donc de jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(MM. Abadie et Torres prêtent successivement serment.)

M. Pierre-Marie Abadie, directeur de lAgence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA). J’entends vous présenter un panorama des enjeux actuels et de demain. Je n’ai pas prévu d’exposé complet sur le projet de centre industriel de stockage géologique (Cigéo), à propos duquel je sais que vous avez de nombreuses questions. En effet je concentrerai mon propos liminaire sur les centres industriels existants ; mais je pourrai bien sûr revenir sur ce projet si vous le souhaitez.

Je suis accompagné de Patrice Torres, directeur des centres industriels de l’ANDRA, qui dirige les opérations industrielles – c’est donc lui, d’une certaine manière, l’exploitant –, et de M. Matthieu Denis-Vienot, responsable des relations institutionnelles de l’ANDRA.

L’ANDRA est effectivement un établissement public placé sous la tutelle directe du ministère de l’écologie. Ce choix a été fait dès 1991 lorsqu’il a été décidé que la question des déchets ne relèverait plus des producteurs – à l’époque le CEA –, mais d’un organisme indépendant.

L’ANDRA recouvre trois métiers : la recherche et développement (R & D), la conduite de projet et l’exploitation de sites industriels. C’est une originalité dans le monde des agences, notamment vis-à-vis de l’étranger, que d’avoir ainsi regroupé l’ensemble des activités ; or c’est très précieux en matière de retours d’expérience, depuis la recherche jusqu’à l’application industrielle.

La R & D et la conduite de projet se trouvent au même endroit que notre siège social. Seule une partie de la R & D se trouve au centre de Meuse-Haute-Marne (CMHM), le laboratoire souterrain. Nous avons trois sites industriels : le centre de stockage de la Manche (CSM) – le centre historique, sous surveillance, je vais y revenir – et les deux centres de l’Aube (CI2A), l’un destiné aux déchets de très faible activité et l’autre aux déchets de faible et moyenne activité. Quand on évoque l’industrie et l’activité, c’est du CSM et du CI2A qu’il s’agit ; quand on évoque la R & D, le laboratoire souterrain, la conduite de projet et les activités de siège, c’est du siège situé à Châtenay-Malabry qu’il est question.

En France, les déchets radioactifs sont classés en fonction de leur activité et de leur durée de vie. Nous avons les déchets de très faible activité (TFA), au sujet desquels on pourrait presque parler de banalisation, de faible activité (FA), de moyenne activité (MA) et de haute activité (HA), ces derniers étant issus de la production électronucléaire et des combustibles. Pour ce qui est de leur durée de vie, nous avons les déchets à vie très courte (VTC), dont la périodicité est de moins de cent jours, qui sont banalisés une fois achevée la décroissance radioactive naturelle ; viennent ensuite les déchets à vie courte (VC), d’une durée inférieure à trente et un ans, traités dans nos sites de surface ; enfin les déchets à vie longue (VL), d’une durée supérieure à trente et un an.

Nous regroupons les TFA dans le centre industriel de regroupement, d’entreposage et de stockage (CIRES). Les déchets à faible ou moyenne activité et à vie courte (FMA-VC) sont également stockés dans un centre de surface : au CSM jusqu’au début des années 1990 et, depuis, au centre de stockage de l’Aube (CSA). Les déchets de haute activité (HA) et les déchets de moyenne activité et à vie longue (MA-VL) se trouvent dans les entreposages des producteurs – Électricité de France (EDF), AREVA, le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) – et ont vocation à aller au Cigéo. Une dernière petite catégorie regroupe les déchets de faible activité et à vie longue (FA-VL) qui ne diffèrent guère des FMA que, précisément, par leur durée de vie et qu’on ne peut donc pas laisser en surface ; c’est pourquoi le plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs (PNGMDR) nous a confié la mission de travailler sur un concept intermédiaire, proportionné, qui permette de stocker ces déchets à faible profondeur du fait de leur faible dangerosité ; il s’agit de déchets « historiques », des déchets radifères issus de l’industrie, ou des graphites issus des réacteurs uranium naturel graphite gaz (UNGG).

J’en viens à la répartition du volume des déchets radioactifs. L’ANDRA s’occupe de l’ensemble des déchets radioactifs, ceux qui proviennent de la filière électronucléaire, de la recherche – notamment du CEA –, de la défense, mais également de l’industrie non électronucléaire, qu’il s’agisse de l’industrie chimique ou de tous les petits producteurs – laboratoires, firmes médicales, missions de service public –, et des déchets comme les anciens paratonnerres, les vieux réveils trouvés dans les greniers… Il faut avoir en tête que 90 % du volume des déchets, les TFA et les FMA-VC, sont déjà pris en charge dans nos sites.

En revanche, ce sont les HA qui représentent l’essentiel de la radioactivité des déchets, et les MA-VL dans une bien moindre mesure. Tous ont vocation à être stockés dans Cigéo. Il faut en outre savoir qu’une grande partie des déchets HA – 30 % – et des déchets MA-VL – 60 % – sont déjà produits – pourcentage élevé car les déchets MA-VL représentent pour beaucoup toute l’histoire du nucléaire.

De quelles matières nucléaires parle-t-on notamment pour ce qui est de la sécurité et du contrôle ? Dès lors que nous entreposons ou stockons des déchets FMA, nous sommes soumis à un certain nombre d’autorisations, tandis que les déchets FA ou issus du traitement des déchets non électronucléaires sont seulement soumis à une déclaration de contrôle matières.

En ce qui concerne le suivi, la France prévoit trois catégories de matières. La catégorie I correspond aux quantités de matières les plus importantes et nécessitant le maximum de protection et la catégorie III aux quantités de matières les moins importantes nécessitant un niveau de protection moindre. Il faut avoir bien présent à l’esprit que les déchets que nous manipulons – c’est vrai au CSA, au CIRES et ce le sera au Cigéo – ne présentent que des traces difficilement récupérables d’activité par le fait qu’ils sont emprisonnés dans des matrices cimentaires, dans des matrices bitumées, dans des matrices de verre et l’on se trouve donc ici au plus bas sur l’échelle du contrôle des matières. Cela signifie qu’il n’y a pas d’enjeu de détournement de matières, même si les questions de malveillance, de sûreté, d’intrusion ne sont pas réglées pour autant ; mais c’est ce qui explique qu’ils soient le plus bas dans la chaîne en termes de contrôle matière stricto sensu.

Le centre de stockage de la Manche a été exploité de 1969 à 1994. Cette installation nucléaire de base (INB) est en phase de fermeture et sous surveillance. Sa sécurité est assurée par une clôture lourde, un gardiennage permanent, des vidéos, mais les déchets ne sont plus accessibles.

Le centre de stockage de l’Aube est également une INB, mise en place en 1992. Il est rempli à hauteur d’environ 30 % et est suffisant pour traiter l’ensemble des déchets FMA-VC de la filière existante. Vous êtes les bienvenus pour visiter ces installations sur site. Le CSA est composé de casemates en béton, des bâtiments d’accueil, de transit, d’une unité de compactage qui permet le conditionnement des déchets. Aucun processus n’est prévu sur ce site hormis le compactage : les déchets nous parviennent déjà conditionnés de la part des producteurs. Le CSA est un point d’importance vitale (PIV) depuis 2011 ; avant même qu’il soit classé comme tel, un plan particulier de protection (PPP) avait été défini. Nous avons également un protocole d’usage avec la police via le commandement spécialisé pour la sécurité nucléaire (COSSEN) pour tout ce qui concerne les enquêtes sur les demandes d’accès. Ces installations sont suivies par l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) qui a donné un avis positif sur l’exploitation du CSA. Ainsi, en 2017, nous n’avons eu, en tout et pour tout, que trois événements de niveau zéro sur l’échelle INES (Échelle internationale de classement des événements nucléaires — International Nuclear Event Scale), donc sans conséquences sur la sûreté. Le dispositif de sécurité du CSA est classique : clôture lourde, surveillance vidéo, détection anti-intrusion, postes de garde et de sécurité vingt-quatre heures sur vingt-quatre, contrôle d’accès sanctuarisant les points névralgiques, plan d’urgence interne (PUI).

Le Centre industriel de regroupement, d’entreposage et de stockage (CIRES), situé lui aussi dans l’Aube, qui accueille les déchets de très faible activité, est une installation classée pour la protection de l’environnement (ICPE), soit un dispositif très proche d’une installation de stockage de déchets dangereux classiques (ISDD), qu’on appelait autrefois les centres d’enfouissement technique (CET) de classe 1, à ceci près que nous y avons ajouté un toit mobile pour protéger les alvéoles des pluies. Le CIRES a été mis en service en 2003 et 54 % du volume autorisé a été atteint en 2017. Nous avons des perspectives d’extension de capacité. Cette installation accueille des déchets avec des restes d’activité et des déchets issus des zonages nucléaires mais avec des activités quasi-nulles. Le CIRES est une installation classée, surveillée par la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL). Depuis 2012, on y entrepose des déchets collectés issus d’activités non électronucléaires, comme les paratonnerres, et pour lesquels il n’a pas encore été mis en place de filière définitive. On a ajouté en 2016 l’activité de tri et de traitement des déchets issus d’activités non électronucléaires – notamment des petites fioles provenant de la filière médicale. Ici aussi l’installation est pourvue de moyens de sécurité : clôture lourde autour du bâtiment d’entreposage – soumis à autorisation spécifique de détention de matières nucléaires – surveillance vidéo et autres dispositifs classiques.

Le centre de Meuse-Haute-Marne enfin est une ICPE sans matière radioactive – je tiens à le souligner pour couper court aux allégations selon lesquelles ce serait le début du stockage et qu’il s’y trouverait déjà des déchets… C’est tout à la fois un laboratoire souterrain, un espace technologique et une écothèque. De 150 à 170 personnels de l’ANDRA y travaillent soit la moitié du total des personnels. Cette ICPE est située dans les communes de Bure dans la Meuse et de Saudron en Haute-Marne. Le cœur du laboratoire bénéficie d’une sécurisation renforcée avec une structure lourde.

Au total, vous constatez donc que nous traitons 90 % des déchets sur plusieurs sites avec un niveau de risque faible au regard des matières que nous manipulons.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Ma première question concerne les rapports annuels relatifs à chaque installation publiés sur le site internet de l’ANDRA : les documents postérieurs à 2014 ne sont pas disponibles. Pouvez-vous nous en donner la raison ?

M. Pierre-Marie Abadie. Nous avons vérifié et ces rapports sont bien disponibles sur internet. Nous vous en communiquerons les liens.

Mme Barbara Pompili, rapporteur. Je vous en remercie.

Vous avez évoqué les mesures de surveillance du centre de stockage de la Manche, aujourd’hui fermé. Quelles mesures ont-elles été prises à la suite des observations de tassement dû à l’écrasement de colis métalliques anciens, stockés lors des premières années d’exploitation et qui n’avaient pas été complètement remplis de béton ?

M. Patrice Torres, directeur des centres industriels de lAgence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA). Ces tassements ont en effet été identifiés et sont suivis. Le CSM, on l’a dit, ne reçoit plus de déchets depuis 1994. Il a été recouvert d’une matière composée de différents éléments et en particulier d’une membrane bitumineuse qui, entre autres propriétés, a une certaine élasticité. Des plots ont été posés par des géomètres afin que nous puissions suivre l’évolution de ces tassements et procéder à des réparations pour stabiliser un éventuel glissement de talus – ce que nous avons fait il y a environ six ans.

M. Pierre-Marie Abadie. J’ajoute que ce centre est en phase de fermeture et sous surveillance – il y a donc encore du personnel sur place – et qu’il est encore sous le contrôle de l’ASN. Nous avons remis plusieurs rapports sur la tenue et la bonne robustesse de la membrane ; un réexamen de sûreté est prévu pour 2019.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Il est question, dans le projet de stockage, de déchets de faible activité à vie longue. L’ANDRA a remis un rapport à l’ASN en 2015 présentant le résultat des explorations géologiques menées dans la communauté de communes de Soulaines-Dhuys et présentant les options techniques retenues pour la conception du stockage ; or l’ASN a estimé que ce rapport d’étape était insuffisamment détaillé et laissait plusieurs questions en suspens, notamment le choix du site. Où en est-on, des précisions ont-elles été apportées, un point d’étape sera-t-il fait en 2018, ce qui avait été annoncé par l’ANDRA ?

M. Pierre-Marie Abadie. On parle ici déchets à faible activité, de type radifère, donc pas très dangereux, mais à vie longue. Les laisser en surface pose problème du fait, précisément de leur longévité. La demande faite à l’ANDRA depuis plusieurs années par le biais du Plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs (PNGMDR) est de travailler à la définition d’un concept permettant d’intégrer cette vie longue, mais proportionné à leur faible dangerosité : descendre ces déchets à 500 mètres sous terre serait excessif – ils ne sont pas très différents des dépôts miniers, ni de ceux que nous stockons d’ores et déjà sur nos sites, à leur vie longue près.

Nous avons dès lors travaillé sur des hypothèses de stockage à faible profondeur. En 2008, un appel à candidatures a été lancé mais les communes intéressées se sont finalement retirées. Après examen du Haut comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire (HCTISN), il a été décidé d’examiner les sites déjà existants, si possible à proximité du site de Soulaines-Dhuys, afin de favoriser des synergies industrielles.

Le rapport que nous avons remis à l’ASN en 2015 a ainsi montré que la zone autour de Soulaines-Dhuys présentait des qualités, en particulier parce qu’on y retrouve de bonnes couches d’argile. Se posent néanmoins des questions comme celle de sa capacité à prendre en compte l’ensemble de cette population – plutôt fermée – de déchets ou celle des exigences à long terme liées à ces substances. On se retrouve à devoir répondre à une sorte d’injonction contradictoire : le PNGMDR fait le constat que ces déchets, pour lesquels on essaie de trouver une solution proportionnée, ne sont pas très dangereux ; il reste que si on les laisse à faible profondeur, on imagine bien qu’à l’horizon de 50 000 ans il peut se produire des intrusions, des érosions qui les remettraient en contact direct avec l’environnement. Quelle appréciation la société porte-t-elle donc sur les risques résiduels à cette échéance ? On sait qu’ils sont faibles, beaucoup plus faibles que les risques présentés par nombre de produits stockés dans à peu près toutes les installations d’entreposage de déchets industriels classiques et dont la durée de toxicité est infinie ; mais ce n’est pas l’approche habituellement retenue dans le secteur nucléaire.

Nous avons par conséquent continué nos explorations sur le site, afin d’avoir une meilleure connaissance de la géologie et, en liaison étroite avec les collectivités locales, nous avons mené une campagne en train de s’achever. Nous comptons d’autre part remettre, en 2019, un rapport portant précisément sur ces exigences de sûreté à long terme et sur la manière dont un concept, dans un environnement tel que celui de Soulaines-Dhuys, pourrait répondre à ces exigences et jusqu’à quel point. Il s’agit de nourrir un débat technique mais également, j’en suis convaincu, un débat sociétal. Nous devons en effet nous interroger, j’y insiste, sur la manière d’aborder ces risques à très long terme en fonction de ce que peut apporter dans l’immédiat un tel site.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Au cours des années 1970 et 1980, des fûts de déchets radioactifs ont été immergés dans la Manche. Quel type de déchets ? Y a-t-il un suivi de radioactivité des sites concernés ?

M. Pierre-Marie Abadie. Ces déchets ne sont pas sous notre responsabilité. Ils figurent dans l’inventaire que nous produisons en tant qu’établissement public.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Qui est responsable de ces déchets ?

M. Pierre-Marie Abadie. Improviser une réponse sur un sujet que je ne connais pas n’est pas mon genre, aussi vous répondrons-nous par écrit. Et si nous ne trouvons pas la réponse nous-mêmes, nous vous indiquerons où la trouver. Reste que nous avons gardé la trace de ces déchets puisqu’ils se trouvent dans l’inventaire international.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. À quelle fréquence l’ANDRA effectue-t-elle des contrôles chez les producteurs de déchets pour vérifier que ces derniers sont bien conditionnés, selon les normes que vous avez prescrites et qui justifient leur agrément ? Ces contrôles sont-ils planifiés, annoncés ou bien inopinés ?

M. Pierre-Marie Abadie. Bien évidemment, le producteur est responsable de la qualité de la production de son colis de déchets ; nous sommes, pour notre part, responsables de ce que nous accueillons sur nos sites. Ces principes ont été clairement réaffirmés par la décision sur le conditionnement des déchets prise il y a un peu plus d’un an par l’ASN et que nous avions déjà intégrée dans nos pratiques. L’ANDRA a donc le devoir de s’assurer que la chaîne de production des déchets est de qualité, ce qui suppose qu’elle s’appuie sur des outils propres et les outils des producteurs ; et quand elle s’appuie sur ces derniers, bien sûr, il convient de s’assurer qu’elle peut auditer ces chaînes de contrôle et qu’elle est associée à leur définition. L’idée est bien que nous exercions nous-mêmes des contrôles et que nous exercions un contrôle de second niveau sur la chaîne de maîtrise de la qualité des colis chez les producteurs.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Avez-vous des capacités de prescription sur le transport des colis ?

M. Pierre-Marie Abadie. Nous ne sommes pas prescripteurs pour ce qui touche à la sécurité du transport : nous prenons les colis livrés à nos portes. Nous ne sommes pas responsables du transport. Le transport des matières dangereuses et des matières radioactives fait l’objet de réglementations qui ne sont pas édictées par l’ANDRA. En revanche, nous nous entendons, pour l’aspect logistique, avec les producteurs, de façon que les livraisons correspondent bien à nos capacités industrielles à les accueillir.

M. Patrice Torres. J’ajoute qu’en tant qu’opérateur industriel, pour ce qui est du transport, nous avons la responsabilité de la réception ; à ce titre nous devons réaliser des contrôles. Si ces contrôles font apparaître des écarts, nous devons en informer le responsable du transport ainsi que l’Autorité de sûreté nucléaire.

Personne n’est autorisé à livrer des déchets radioactifs sur une installation de l’ANDRA sans être titulaire d’un agrément – qui s’appellera demain une approbation – en vertu duquel nous aurons vérifié que les déchets produits respectent tous les critères de sûreté du site destiné à les accueillir. L’ensemble du processus – identification et vérification de tous les paramètres – peut ainsi durer, par exemple pour le CSA, deux à trois ans. Nous procédons également à des audits et à des inspections sur le site, vérifions l’outil de production des colis de déchets ; une fois le producteur titulaire de l’agrément en question, différents types de contrôles sont réalisés, qui peuvent prendre plusieurs années. Nous réalisons en général entre quarante et cinquante inspections par an : nous visitons les sites les plus importants chaque année et les sites de moindre importance au minimum une fois tous les trois ans.

Ces contrôles physiques sur le site sont complétés par différents types de contrôles informatiques : nous disposons d’outils informatiques interfacés avec ceux des producteurs de déchets qui leur imposent de déclarer les caractéristiques de leur colis. De notre côté, nous devons vérifier que ces caractéristiques respectent l’agrément qu’ils ont reçu. Nous avons aussi la possibilité d’effectuer des prélèvements inopinés dans certains colis de déchets radioactifs. Nous ne le faisons pas au hasard : nous ciblons les colis les plus « impactants » vis-à-vis de la démonstration de sûreté, les déchets nouvellement produits ou venant d’un producteur déjà repéré pour certains écarts. Ces prélèvements se font d’autant moins au hasard qu’ils nous conduisent généralement à devoir détruire le colis contrôlé et à le remettre dans un conditionnement conforme à sa prise en charge sur le centre de stockage. Ces prélèvements nous permettent de vérifier certains paramètres.

Ces prélèvements étant inopinés, le producteur n’en est pas informé. En revanche, nous sommes obligés de prévenir les producteurs de nos visites sur site et de nos inspections : ce sont les exploitants d’INB et nous ne sommes pas des inspecteurs de l’ASN. Nous n’avons pas la possibilité d’entrer sur une INB sans être annoncés. De toute manière, d’un point de vue logistique et d’intérêt de ces contrôles, il est tout à fait préférable d’avoir préparé ces visites avec le producteur pour assister à la fabrication de certains colis. Ce qui ne serait pas possible si nous ne prévenions pas.

M. Pierre-Marie Abadie. Nous avons complété notre panoplie d’outils par une installation de contrôle des colis, qui va bientôt être mise en service et qui a permis de ré-internaliser certains contrôles, sachant que nous nous appuyons aussi sur des installations extérieures, notamment celles du CEA.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Au cours de ces contrôles inopinés, avez-vous déjà relevé des problèmes engageant vraiment la sûreté de ces colis ?

M. Patrice Torres. Tout dépend ce que l’on entend par « engageant la sûreté ». Nous avons effectivement mis en évidence des écarts par rapport à nos spécifications d’acceptation ou par rapport à l’agrément qui avait été délivré aux producteurs de déchets. D’ailleurs, nous avons l’obligation de publier chaque année le bilan de la qualité des colis et de transmettre les résultats de tous nos contrôles à l’ASN.

Si nous constatons un écart, jugé suffisamment important sur une échelle de gravité pour que nous décidions de prendre le temps de tout comprendre et surtout, dans l’intervalle, de ne plus recevoir aucun colis qui pourrait présenter le même écart, nous suspendons l’agrément. Le producteur de ce déchet n’est plus autorisé à nous en livrer ; l’ASN est prévenue de cette suspension, puis des conditions de la nouvelle délivrance de l’agrément et de la reprise des livraisons de déchets.

La grande majorité de ces écarts, que nous avons décelés au travers de nos inspections ou des contrôles de colis, sont sans incidence réelle ni même potentielle. Ce n’en sont pas moins des signaux faibles qui nous permettent d’aller chercher d’éventuelles anomalies plus importantes. Il nous est ainsi arrivé de détecter la présence de sources scellées à l’intérieur de colis de déchets radioactifs, ce qui en fait des déchets interdits puisqu’ils devront être gérés dans l’installation destinée aux FA-VL, voire dans Cigéo. Nous ne sommes donc pas autorisés à les recevoir. Des producteurs en avaient mis par erreur dans leurs colis de déchets.

Il ne faut pas non plus se faire peur : il s’agissait en l’occurrence de capteurs ioniques de fumée, par exemple, puisqu’ils contiennent des sources. Malgré tout, c’est interdit. Nous considérons donc qu’il s’agit d’un écart important et nous l’avions déclaré au niveau 1 de l’échelle INES. Il nous arrive aussi de mettre en évidence d’autres types d’écarts qui n’ont pas d’impact quand ils sont limités – la présence d’un cadavre d’oiseau dans un caisson par exemple. Les matières organiques dans certains colis sont interdites mais nous savons qu’un tel incident ne se répétera pas : c’est simplement que l’oiseau est venu mourir dans le caisson et personne ne l’a remarqué au moment de la fabrication du colis. Cela ne pose pas de problème vis-à-vis de la sûreté du stockage, même si l’écart est détecté par nos contrôles sur colis prélevés.

Quand nous faisons des inspections ou des audits sur les sites, nous nous intéressons davantage aux processus, à la documentation, aux outils informatiques des producteurs de déchets. Lors de ces inspections, il a pu arriver que nous mettions en évidence une mauvaise calibration de l’outil de mesure, une mauvaise interprétation des marges d’erreur à considérer ou des anomalies de ce genre. Chaque écart fait l’objet d’un traitement, en fonction d’une échelle de proportionnalité, et donne lieu à un dialogue avec le producteur. La sanction extrême, c’est la suspension de l’autorisation de nous livrer des déchets ; l’ASN en est informée et, en général, elle procède lors de ses inspections sur le site à des recoupements en lien avec la production de déchets.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Y a-t-il actuellement des agréments suspendus ?

M. Patrice Torres. Oui, mais si je vous donne les numéros d’agrément, cela ne vous aidera pas. Je peux vous citer le cas d’une entité du CEA dont nous avons reçu des colis de déchets contenant un radioélément dont l’activité était sous-estimée et dépassait ce que l’on appelle la limite maximale d’activité pour un colis donné. Nous avons procédé à une suspension, le temps de procéder à l’analyse – qui est en cours. Ce n’est pas un fait extraordinaire que de mettre en évidence des signaux faibles ou des écarts : on peut décider en moyenne deux à trois suspensions, dont les durées peuvent être très courtes, allant de quelques jours à quelques semaines, le temps de nous assurer que le problème ne va pas se reproduire. Quelques suspensions peuvent durer plusieurs mois si les actions à entreprendre pour garantir que l’écart ne se reproduira pas sont plus longues.

M. Pierre-Marie Abadie. Nous appliquons le même principe à notre gestion industrielle nucléaire que celui qui vaut pour le reste du secteur nucléaire : il s’agit d’identifier le plus tôt possible le signal à bas bruit, c’est-à-dire un écart par rapport à un référentiel, même s’il n’a pas d’impact significatif sur la sûreté. La suspension temporaire dure le temps de comprendre la cause de l’écart : c’est une manière de s’assurer que le système est bien sous assurance qualité. Une suspension d’agrément ne fait pas plaisir au producteur, mais elle n’est pas non plus vécue comme un drame : cela fait partie de la vie normale entre deux installations nucléaires.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Pour les colis, vous appliquez certains référentiels et le concept de stockage multi-barrières. Ce concept suffit-il à empêcher tout rejet radioactif en toutes circonstances ? Avez-vous une « marge » de rejet ?

M. Patrice Torres. Pour éviter toute ambiguïté, je signale que le centre de stockage de l’Aube est une INB qui dispose d’une autorisation de rejet. Comme Pierre-Marie Abadie l’a rappelé, l’un de nos process industriel – qui sont extrêmement simples – vise à compacter des fûts de déchets avec beaucoup de vide à l’intérieur, à en faire des galettes, à les mettre dans un fût plus gros que l’on va combler avec du mortier pour ne pas stocker de vide.

Quand on compacte, l’air contenu dans ces fûts est chassé au travers de filtres à très haute efficacité, mais certains radioéléments, tels que le tritium, ne seront pas bloqués dans ces filtres. Nous avons donc des autorisations de rejets – gazeux ou liquides – radioactifs, mais elles portent sur des niveaux extrêmement faibles car nous n’avons pas de process de fabrication de radioactivité – nous ne travaillons pas sur la matière elle-même.

Pour ce qui est du concept de stockage multi-barrières, nous avons pour coutume d’expliquer les choses en disant que nous ne construisons pas de coffre-fort. Nous construisons trois barrières : le colis ; l’ouvrage maçonné qui est une grosse boîte en béton dotée de tout un système de collecte ; la barrière géologique qui est naturelle en partie basse et qui est reconstituée en partie haute pour former une sorte une couverture argileuse de plusieurs mètres.

L’objectif est de retenir les radioéléments pendant la phase d’exploitation puis, par une gestion du terme source – c’est-à-dire de la quantité de radioactivité que l’on va mettre dans ce centre à l’intérieur des différentes barrières –, de garantir que lorsque des radioéléments migreront, dans quelques dizaines ou quelques centaines d’années, la quantité de radioactivité qui pourra venir au contact de l’environnement ou de l’homme sera suffisamment faible pour que cela ne pose pas de problème.

En phase d’exploitation, pour reprendre mon exemple du tritium, le rejet autorisé est un gaz que l’on ne retiendra jamais avec du béton, de l’acier ou autre. Nous limitons les quantités de tritium autorisées sur notre site pour nous assurer de ne jamais retrouver des niveaux qui poseraient problème à l’extérieur.

C’est une idée reçue de croire que nous construisons un coffre-fort qui empêcherait tout radioélément de se retrouver dans l’environnement. Nous gérons l’impact, en situation normale comme en cas d’accident. En toutes circonstances, y compris en cas d’accident, l’impact devra être acceptable à l’extérieur. Nous avons élaboré des scénarios d’incendie, de chute d’avion, de séisme ou autres ; et pour tous ces accidents, nous évaluons l’impact, et en majorant les effets. Au moment de la création d’un site mais également lors des réexamens de sûreté décennaux, ces évaluations sont présentées à l’ASN et à l’IRSN qui vérifient si l’impact est d’abord bien évalué, et ensuite acceptable ou pas.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. L’ANDRA fait-elle appel à des équipes de sécurité internes ou externes, publiques ou privées ? Comment les personnels employés sur les sites sont-ils contrôlés, y compris sur le plan médical ? Font-ils l’objet d’un suivi médical particulier, notamment psychologique ? Nous avons pu constater que certaines personnes peuvent avoir une sensibilité particulière et se mettre à déraper. Faites-vous appel à des sous-traitants pour la construction et l’exploitation des sites ?

M. Pierre-Marie Abadie. Patrice Torres va répondre à toutes ces questions en tant qu’opérateur industriel. Je voudrais seulement souligner que nous n’avons pas de forces locales de sécurité comme les sites du CEA ou d’Areva. Nous n’avons pas de gardes armés qui seraient susceptibles de faire l’objet d’un suivi psychologique ; nous avons un système de protection et nous nous appuyons sur les forces de l’ordre habituelles.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Le suivi psychologique peut aussi être adapté dans le cas de personnes qui pourraient commettre un acte de sabotage.

M. Patrice Torres. Selon les cas, nous nous appuyions sur des personnels internes ou externes. Les responsables de la protection physique de nos installations, ceux qui imaginent les barrières physiques, les dispositifs de sécurité, de sanctuarisation et de vidéosurveillance, et qui vont échanger avec les autorités compétentes, sont des personnels de l’ANDRA.

En revanche, le gardiennage au sens physique du terme, à savoir les hommes qui sont positionnés aux barrières vingt-quatre heures sur vingt-quatre, qui contrôlent les passeports et autres, est assuré par des sociétés sous-traitantes habilitées pour une durée généralement de cinq ans. En tant qu’établissement public, nous devons respecter des procédures d’achat particulières pour sélectionner, parmi les entreprises habilitées, celles avec lesquelles on peut travailler. Nous avons l’habitude de passer des contrats de prestation de services d’une durée de cinq ans.

Dans notre cas particulier, le contrat de sécurité physique s’accompagne d’un volet sécurité pompier, c’est-à-dire que le prestataire doit nous envoyer des personnels possédant la double compétence. Dans les métiers de la sécurité, l’entreprise doit recevoir une habilitation pour les personnels qu’elle emploie et cette autorisation s’appuie sur différents contrôles de police.

Le suivi médical de tous les intervenants, quels qu’ils soient, dépend de leur catégorie – A ou B – vis-à-vis du risque radiologique. Sont-ils ou non autorisés à travailler en milieu ionisant ? Les gardiens y sont autorisés puisqu’ils peuvent être amenés à travailler auprès des déchets. Dans ce cas, ils font l’objet d’un suivi médical renforcé par rapport au suivi médical classique, même si, depuis la parution d’un nouveau texte, les obligations sont étalées en termes de fréquence.

En revanche, il n’est prévu de suivi psychologique spécifique que pour les rares personnes habilitées au secret défense – il s’agit d’ailleurs d’un contrôle plus que d’un suivi. En revanche, tous les personnels du CSA font l’objet d’une enquête puisque l’installation est autorisée à recevoir des matières nucléaires. Tous les personnels sont passés au crible par le COSSEN avant de pouvoir entrer sur le site. Qu’ils dépendent de l’ANDRA ou d’une entreprise sous-traitante, ils subissent ce contrôle tous les ans. Si le suivi psychologique ou psychiatrique n’existe pas, les enquêtes menées par le COSSEN permettent de détecter certaines évolutions dans la vie de telle ou telle personne ; il nous est arrivé d’interdire l’accès à certains individus à la suite de ces enquêtes.

Il nous arrive effectivement de faire appel à des sous-traitants pour la construction et l’exploitation des sites : nous sommes maître d’ouvrage, la plupart du temps, et nous pouvons aussi être maître d’œuvre pour la fabrication des ouvrages de stockage. En revanche, nous n’avons pas de compagnons ou de maçons pour fabriquer en béton ou ferrailler les ouvrages. Pour ces tâches, nous faisons appel à des entreprises spécialisées. Comme cela se pratique de manière traditionnelle dans le nucléaire, nous limitons les cascades de sous-traitants. Sur ce genre de chantiers, nous nous en restons à deux niveaux de sous-traitance au maximum.

M. Pierre-Marie Abadie. De même que l’ASN, nous faisons évidemment preuve de vigilance à l’égard des opérateurs industriels sous-traitants. La part dévolue aux sous-traitants ne sera pas forcément la même pour Cigéo que pour nos sites où il y a peu de process. Nous travaillons sur ce sujet et nous le ferons aussi avec l’ASN.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. J’imagine que le suivi des colis, depuis le producteur jusque dans les ouvrages, est informatisé. Quelles mesures avez-vous prises pour éviter les piratages informatiques ou tout accès non autorisé à ces données éminemment sensibles ?

M. Pierre-Marie Abadie. Au sein de l’agence, nous avons un responsable de la sécurité informatique et, conformément à la réglementation, un plan de sécurité des systèmes d’information. Nous avons donc des dispositifs de filtrage aux détections des attaques. Les systèmes informatiques sont surveillés, mis à jour régulièrement. Au cœur du système, il y a les calculateurs que nous utilisons pour réaliser les modélisations dans le cadre de nos recherches, installées une salle qui bénéficie d’un niveau de sécurisation supplémentaire contre les intrusions, qu’elles soient physiques ou informatiques. En tant qu’opérateur d’importance vitale, l’ANDRA a sécurisé l’accès physique de ses serveurs.

Les seules attaques informatiques que nous ayons subies n’ont touché que nos sites extérieurs. C’était des opérations de déni d’accès qui n’ont eu que peu d’impact sur notre gestion opérationnelle et notre capacité de communication. Elles n’ont pas visé les bases de données que nous avons sur les colis ; elles ont seulement empêché les citoyens d’accéder à nos sites d’information.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Dans ce domaine, on ne peut pas avoir une sécurité totale.

M. Pierre-Marie Abadie. On vit avec et cela ne dure que deux ou trois heures.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Sur votre site, vous indiquez que les centres de stockage sont conçus pour résister à plusieurs risques : incendie, chute d’avion, explosion, intrusion. Quelles mesures sont-elles spécifiquement mises en place pour lutter contre les risques d’attentat ou les actes de malveillance ? Quel est leur coût ? Avez-vous déjà fait l’objet de tentatives d’intrusion ou de sabotage. Avez-vous été survolé par des drones ? Pourquoi les sites de l’ANDRA ne sont-ils pas floutés sur Google Earth ?

M. Patrice Torres. Les centres de l’Aube n’ont jamais subi de tentatives d’intrusion. En revanche, le centre de stockage de la Manche a fait l’objet d’une intrusion à visée médiatique de la part d’une association d’opposants à nos activités. Son but était précisément de montrer qu’elle pouvait y pénétrer.

Nous ne prétendons pas que l’accès à nos sites soit impossible : certains font plusieurs centaines d’hectares. Cependant, nous voulons que les matières soient protégées et inaccessibles, et elles le sont grâce à une série de barrières. Pour détecter le plus rapidement possible toute intrusion dans nos installations, nous possédons différents dispositifs : détection de coupure de clôture, vidéosurveillance à détection automatique, contrôle d’accès. Ces investissements et le salaire des personnels chargés de leur exploitation et de leur maintenance représentent plusieurs millions d’euros.

Pour prendre l’exemple du CSA, la sécurité représente 3 ou 4 millions d’euros par an pour un chiffre d’affaires de 45 millions d’euros, en lissant le coût des investissements. Il y a une équipe de sept à huit personnes pour assurer le gardiennage 24 heures sur 24, la vidéosurveillance ; à cela s’ajoute une organisation de crise qui intègre la gestion des phénomènes que vous avez décrits, sans oublier les entraînements avec les services de police ou de gendarmerie. Dans le département de l’Aube, où nous exploitons des centres, nous sommes en zone gendarmerie. Nous avons passé des conventions ; il faut les faire vivre ; il faut s’entraîner. Mises bout à bout, ces dépenses représentent quelques millions d’euros chaque année.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous n’avez pas répondu sur Google Earth.

M. Patrice Torres. Nous ne sommes pas floutés sur Google Earth mais nos centres se visitent et se survolent. En fait, ce que vous voyez sur Google Earth, vous le verrez encore mieux si vous venez visiter nos centres ou si vous les survolez. Nos installations de l’Aube n’ont pas été survolées par des drones mais nous avons une suspicion de survol du centre de la Manche. Que ce soit avec un drone ou un autre engin, on ne verra jamais qu’une butte herbeuse… En revanche, nous tenons à ce que tous nos dispositifs anti-intrusion, de vidéosurveillance et de contrôle d’accès ne soient pas accessibles, que ce soit pendant les visites, depuis Google Earth ou autrement, et c’est le cas. Pour le reste, tout le monde sait où sont nos centres. Sur notre site internet, il y a aussi des photos aériennes qui montrent où ils sont et à quoi ils ressemblent, puisqu’il n’y a pas de risques associés.

M. Pierre-Marie Abadie. Quant au survol du CSM, on ne sait pas vraiment quelle installation était visée puisque le CSM est collé à l’usine de La Hague.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Venons-en au Cigéo. On parle beaucoup des options alternatives au stockage en couches géologiques profondes. Ont-elles été étudiées pour les déchets de moyenne et haute activité à vie longue ? Certains considèrent que l’entreposage à sec en subsurface est plus sûr dans la mesure où sa réversibilité serait assurée sur une longue période. Qu’en pensez-vous ?

M. Pierre-Marie Abadie. Vous pouvez vous reporter au document que nous vous avons remis pour situer ce que sont les déchets de moyenne et haute activité à vie longue. Les déchets de haute activité sont essentiellement ceux qui sont issus du traitement des combustibles usés. La solution de référence actuelle, ce sont les combustibles vitrifiés issus du processus de retraitement, avec la perspective de la quatrième génération pour traiter les MOX usés.

Les déchets de moyenne activité à vie longue sont plus variés puisqu’ils correspondent à toute l’histoire du nucléaire : ils proviennent de la recherche, de l’enrichissement, du retraitement, et sont emprisonnés dans différentes matrices : blocs de béton, fûts, matrices en bitume.

Votre question s’est posée dès 1991. L’histoire, qui nous a amenés là où nous en sommes actuellement, a été une succession de cycles qui se sont déroulés sur le mode études, concertations, décisions. On peut dire qu’à un moment les décisions n’ont pas été le reflet exact des concertations. Le processus s’est bien déroulé tel que je viens de le décrire mais, à un moment donné, le Parlement et le Gouvernement – et non pas l’ANDRA – ont pris et assumé leurs décisions.

En 1991, on avait démarré après un échec, un blocage : il avait fallu décider un moratoire. Le Parlement avait remis les choses dans l’ordre en plusieurs temps. Le premier temps correspondait à un cycle de quinze ans, orienté autour de la recherche, durant lequel la réflexion s’est développée dans trois directions : le stockage profond, l’entreposage de longue durée, les possibilités de séparation et transmutation.

Au cours de ce premier cycle, de 1991 à 2005, un temps a été consacré à identifier des laboratoires. Après avoir envisagé quatre sites, on en a retenu un. Le cycle d’études s’est achevé par la remise d’un rapport en 2005. Après un temps de concertation, la conclusion qui se dessinait s’orientait plutôt, il est vrai, vers un stockage en surface et une absence de décision.

Le Gouvernement et le Parlement ont pris leurs responsabilités en faisant le choix du stockage profond. La raison de ce choix est tout à la fois technique et éthique.

La séparation-transmutation pouvait certes diminuer la dangerosité et le volume des déchets, mais sans résoudre totalement le problème : il restait les MA-VL et des HA déjà produits et, qui plus est, l’opération est elle-même productrice de déchets. En fait, la séparation-transmutation améliore le sujet, mais elle ne le traite pas.

L’entreposage de long terme, c’est-à-dire à l’horizon du siècle, l’ASN l’a confirmé, ne pouvait être considéré comme une solution pérenne : par définition, étant donné la durée de vie des déchets, elle implique une ré-intervention de la société au bout d’un siècle, pour refaire d’autres entreposages de longue durée. On sait faire, mais cela n’apporte pas une sûreté passive à très long terme pour ces déchets. Voilà pour l’analyse technique.

Il en a donc été déduit qu’il fallait choisir entre la géologie et la société. Faisait-on davantage confiance à la géologie ou à la société – en supposant que celle-ci ré-intervienne régulièrement sur le sujet – pour protéger l’environnement et l’homme à très long terme de ces déchets ? C’est la géologie qui a été choisie. Cette décision se doublait d’un choix éthique implicite, qui du reste n’a pas été beaucoup mis en avant : l’entreposage de longue durée revient à laisser aux générations suivantes la tâche de trouver une solution.

La solution de l’entreposage subsurface, que vous évoquez, n’apporte rien de plus sur le principe tout en présentant les défauts de chacune des autres solutions. Compte tenu de la durée de vie des déchets, ce type d’entreposage à faible profondeur n’offre pas une sûreté passive à très long terme, protégeant de l’érosion, des intrusions, etc. Il ne présente donc pas les avantages d’une option technique qui puisse devenir passive. En revanche, il présente à peu près tous les inconvénients des travaux souterrains, que ce soit durant l’exploitation ou par la suite, en termes de durabilité du stockage et de capacité à pouvoir réintervenir.

Il ne faut pas confondre le débat sur la meilleure option à choisir pour la gestion des déchets sur le très long terme et celui, tout aussi légitime, sur la qualité et la robustesse des entreposages existants. Or, lorsqu’on aborde la question de l’entreposage subsurface, on a tendance à mélanger le problème de Cigéo et celui du choix des meilleures conditions d’entreposage, en termes notamment de résistance aux agressions violentes ou aux chutes d’avions, de déchets destinés à demeurer entreposés pendant de longues années. Or le projet Cigéo a vocation à s’étaler sur cent cinquante ans, avec des enjeux de système, qui ne sont pas ceux de l’ANDRA, et sur laquelle l’ASN est très vigilante.

Enfin, avec la loi de 2006, le gouvernement et le Parlement ont privilégié plutôt qu’une approche sociétale une approche géologique du problème, mais ce choix n’était pas sans certaines ambiguïtés.

À l’époque, le choix du stockage profond nous laissait le temps de poursuivre nos recherches scientifiques sur la séparation-transmutation des déchets ainsi que toutes les études techniques nécessaires à la conception du site ; du coup, il n’était pas nécessaire de nous presser, d’autant qu’à l’époque, le nucléaire, considéré comme une option, était parti pour durer très longtemps : il n’y avait donc aucune raison de se précipiter.

Aujourd’hui, le contexte a changé et le nucléaire n’est plus qu’une option parmi d’autres, ce qui me conforte dans l’idée qu’il est plus que jamais indispensable de continuer à explorer la solution du stockage profond, pour plusieurs raisons. Les opposants au stockage profond appellent à poursuivre la recherche de solutions alternatives. Cigéo est un projet qui n’exclut pas la recherche, puisqu’il est incrémental et progressif et que nous avançons de manière très précautionneuse. Pour autant, il faut mesurer ce que sont les échelles de temps dans le nucléaire, où la recherche ne s’écrit pas en décennies mais quasiment en demi-siècles : l’EPR a été imaginé dans les années quatre-vingt-dix et le réacteur Astrid de quatrième génération, dans les années soixante-dix. En d’autres termes, une idée qui n’est pas développée aujourd’hui n’a aucune chance d’aboutir à un résultat opérationnel dans cinquante ans. Partant, ralentir sur le projet Cigéo pour privilégier la recherche de solutions alternatives ne signifie rien d’autre que choisir l’option des réacteurs au sodium, sachant qu’ils n’apportent pas de solution totalement satisfaisante en matière de séparation-transmutation.

Ajoutons que si le nucléaire cesse d’apparaître dans les années à venir comme une solution de long terme, n’imaginons pas que nous serons prêts à investir dans un secteur de recherche – les déchets nucléaires – qui appartient au passé. Il est donc d’autant plus important de progresser aujourd’hui sur la solution de référence qu’est le stockage profond que nous en avons les capacités scientifiques et les capacités d’ingénierie et que nous avons une connaissance des déchets que n’auront pas nécessairement les générations suivantes.

Lorsqu’on voit les difficultés que nous avons eues avec la construction de Flamanville, dans la phase d’exécution et de fabrication du béton, simplement parce que nous avions cessé de construire des réacteurs pendant quinze ans, on imagine les risques que nous prendrions collectivement si nous sautions une génération, alors que nous sommes actuellement dans une dynamique portée par l’état actuel de nos connaissances, de notre R & D et de nos expérimentations.

Au niveau international enfin, rappelons que le stockage profond est globalement la solution de référence, celle notamment retenue dans la directive européenne. Tous les pays qui se sont sérieusement attaqués à la question des déchets en arrivent à la même orientation, ce qui a du reste un côté un peu frustrant, en laissant à penser qu’il n’y aurait pas d’autre solution. Au demeurant, je n’aime pas le mot « solution » : la première fois que j’ai été nommé au poste de directeur général de l’ANDRA, je l’avais utilisé, ce qui m’a valu cette réponse d’un parlementaire : « Mais ce n’est pas une solution ! » Cela m’avait surpris, mais il avait raison : je ne solutionne pas le problème des déchets et je ne prétends pas le faire puisque je ne les fais pas disparaître. Ce que nous cherchons à faire en revanche, c’est à offrir à notre génération et aux générations suivantes l’assurance d’une sûreté passive à long terme, ce qui n’exclut pas de maintenir la surveillance de ces déchets le plus longtemps possible, tout en nous prémunissant autant que faire se peut contre ce qui arrivera inéluctablement malgré tous nos efforts : le fait qu’un jour nous aurons perdu la mémoire de ces déchets.

Au plan international donc, sur la trentaine de pays qui utilisent des moyens électronucléaires, une quinzaine ont fait le choix du stockage profond et huit s’en approchent. La France, la Finlande et la Suède sont dans le trio de tête, et il est préférable d’être dans un trio que seul en tête, car il ne faut pas être tout seul à avancer sur ce sujet. Chacun fait avec ses contraintes géologiques, ses concepts et son histoire technique, industrielle et administrative : la Finlande a délivré l’autorisation de construction ; en Suède, la procédure d’autorisation est en cours ; nous en sommes-nous, en amont, au stade de préparation du processus d’autorisation formelle.

Mme Sonia Krimi. Avez-vous rencontré des difficultés pour accéder aux données des mille deux cents producteurs ou exploitants de matières et déchets radioactifs – hôpitaux, industries électronucléaires, centres de recherche, laboratoires de mesure des effluents radioactifs ou de la radioactivité dans l’environnement –, dans le cadre de l’élaboration de votre inventaire national ? Plus concrètement comment le rédigez-vous ? Impliquez-vous dans ce travail votre division R & D ? Vous basez-vous sur rapports d’activité externes ? des contrôles réguliers sur le terrain ? des rencontres avec les producteurs ou exploitants ?

M. Pierre-Marie Abadie. Parmi nos missions de service public, figure en effet la réalisation de cet inventaire national qui est un outil précieux et régulièrement salué dans les revues internationales, au même titre que le Plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs (PNGMDR).

Cet inventaire est piloté par un groupe pluripartite auquel participent notamment des producteurs, des ONG, des associations, des experts et des représentants de l’Autorité de sûreté nucléaire. Il est intégralement remis à jour tous les trois ans, avec des revues intermédiaires entre-temps. Globalement, nous ne rencontrons pas de difficultés pour obtenir des informations, d’abord parce que, dès lors qu’il s’agit de matières dangereuses, elles font l’objet d’un contrôle matière et d’une traçabilité. La difficulté réside en réalité davantage dans les discussions sémantiques – dont le secteur nucléaire en est assez friand – pour déterminer si les déchets doivent être classés dans telle ou telle catégorie – déchets historiques, déchets de production, matières, etc. Nous nous sommes efforcés de dépasser ces considérations pour aboutir à l’inventaire le plus exhaustif possible.

Il s’agit par ailleurs d’un inventaire à date et d’un inventaire prospectif. Nous avons en effet développé dans les dernières éditions des scénarios prospectifs, qui ont d’abord vocation à éclairer la politique de gestion des déchets et notamment nos perspectives en termes de capacité. C’est ainsi que nous savons que le Centre de stockage de l’Aube dispose des capacités suffisantes pour la totalité des déchets de faible et moyenne activité à vie courte (FMA-VC) mais qu’en revanche ce n’est pas le cas pour les déchets à très faible activité (TFA), ce qui doit conduire l’ensemble de la filière à travailler sur la réduction de ces déchets à la source, sur leur réutilisation ou leur recyclage, comme sur le développement de nos capacités. Ces exercices prospectifs servent également à éclairer le choix des décideurs publics entre les différents scénarios de politique énergétique et leur impact en matière de déchets.

En ce qui concerne les producteurs, nous avons les trois géants, EDF, Areva et le CEA, suivis du CERN ; viennent ensuite les petits producteurs qui ne sont concernés que pour des quantités très faibles. Avec ces tout petits producteurs, l’enjeu de nos relations tourne moins autour des questions d’inventaire qu’autour de problématiques industrielles, sachant qu’il s’agit d’aboutir au système de collecte le plus performant et le plus souple, à un prix qui couvre nos coûts tout en étant supportable pour la filière. Ce n’est nullement hors de portée depuis que nous avons redressé les comptes – en augmentant les tarifs, disons-le clairement. J’ajoute par ailleurs que, dans le secteur médical, par exemple, le coût de traitement des petits déchets reste marginal par rapport au coût d’achat du matériel d’exploitation.

M. Patrice Torres. Concrètement, cet inventaire se réalise sur des bases déclaratives, c’est-à-dire via une interface Web. Les déclarations des producteurs et exploitants sont ensuite compilées et contrôlées selon différentes procédures. Pour procéder à ces vérifications, nous ne nous appuyons pas sur la R & D mais sur notre connaissance des producteurs ou détenteurs. Sur les mille deux cent que vous avez cités, trois cents environ sont des producteurs ou utilisateurs réguliers de très petits volumes de déchets, que nous connaissons nécessairement puisque, dans la mesure où ils ne disposent que d’autorisations d’entreposage très limitées, nous collectons et évacuons régulièrement leurs déchets. Des recoupements ont ensuite systématiquement lieu entre les équipes spécifiquement affectées à l’inventaire et les chargés d’affaires de la direction opérationnelle, pour repérer d’éventuelles erreurs si on imagine qu’il peut avoir des erreurs d’un inventaire à l’autre, ou sur la nature des déchets concernés.

Mme Bérangère Abba. Une thèse récente pose la question de savoir si les modélisations du projet Cigéo, qui s’apparentent davantage à un agencement cohérent de savoirs et à un faisceau d’arguments nous permettent réellement de prévoir l’évolution de la situation pour les dizaines ou les centaines de milliers d’années à venir, ce qui nous place bien au-delà des cent cinquante ans que vous évoquiez tout à l’heure ; et l’on peut craindre, comme vous l’avez dit fort justement, que la mémoire du projet Cigéo ne s’efface au fil du temps. Qu’en pensez-vous ?

M. Grégory Galbadon. Existe-t-il des conventions avec les producteurs et les exploitants agricoles installés aux abords des sites de stockages actuels et futurs ? Les produits alimentaires produits dans ces zones sont-ils vendus ou détruits ?

M. Anthony Cellier. Comment anticipez-vous les différents scénarios qui s’offrent à nous en matière de politique énergétique ? Vous parliez tout à l’heure des réacteurs de quatrième génération et de la baisse de volume de déchets qu’ils pourraient induire, au même titre que la réduction de notre production nucléaire dans le cadre de la loi de transition énergétique pour une croissance verte, voire un arrêt complet du nucléaire : comment intégrez-vous ces hypothèses dans vos projections ?

M. Patrice Torres. Il n’y a aucune incompatibilité entre les activités agricoles ou sylvicoles et les centres de stockage de déchets radioactifs autour desquels elles se développent. Notre centre de l’Aube est installé sur une zone de production de champagne, mais qui est également une des premières zones de productions de choucroute française, autour de Brienne-le-Château, une aire d’appellation du brie de Meaux et une région enfin de chênes à merrains dont la réputation est excellente puisqu’ils sont utilisés par différents viticulteurs bordelais pour la fabrication de leurs fûts. Les agriculteurs n’ont aucun problème ni de production ni de commercialisation, et c’est heureux, puisque nos centres ont précisément été conçus pour ne pas avoir d’impact inacceptable sur l’environnement.

Nous avons d’ailleurs l’obligation réglementaire d’évaluer l’impact de notre activité sur le territoire environnant à partir de nos rejets éventuels sur le site. Pour ce faire, nous simulons un groupe de référence qui vivrait en autarcie, à proximité du site, sur le ruisseau qui reçoit nos rejets liquides et sous les vents dominants. Or l’impact du CSA sur ce groupe se chiffre aujourd’hui à quelques nano sieverts, de 2 à 5 selon les années, c’est-à-dire un million de fois moins que la dose de radioactivité naturelle que chacun peut recevoir. Sans prétendre donc que la présence du site n’a pas de conséquence sur l’environnement, nous disons qu’en termes radiologiques son impact est extrêmement faible. Ce qui retient en fait le plus notre attentionné sont les conséquences potentielles en termes d’image dont auraient à souffrir les exploitants agricoles. Nous travaillons donc à ce qu’ils ne pâtissent pas de notre présence, et nous efforçons pour cela de nouer des relations de confiance avec eux, à titre individuel ou via les chambres d’agriculture. Nous effectuons auprès d’eux un gros travail de pédagogie, pour qu’ils soient en mesure non seulement de comprendre la situation mais de se forger leur propre opinion et de répondre aux questions qui pourraient leur être posées par leurs clients, dans le but parfois de négocier les prix. L’impact de notre activité est évalué, mesuré : il est inexistant et c’est heureux.

Dans cette démarche de réassurance, nous sommes également autorisés par convention à effectuer des prélèvements – 15 000 par an – sur les productions agricoles, lait, miel, etc., dans les exploitations alentour, qui font partie de notre chaîne de contrôle de l’environnement proche. Nous restituons évidemment ces résultats aux exploitants, que nous nous efforçons de tous réunir au moins une fois par an pour échanger sur nos problématiques communes.

Voilà plus de vingt ans que nous sommes implantés dans l’Aube et, si les inquiétudes étaient extrêmement fortes au départ, elles se sont aujourd’hui considérablement atténuées. Sans doute n’ont-elles pas entièrement disparu mais les résultats commerciaux que maintiennent les exploitants sont le meilleur argument pour montrer que nous sommes parvenus à vivre en bonne entente.

M. Pierre-Marie Abadie. Mme Abba a fait allusion à la thèse d’histoire des sciences de Leny Patinaux, financée par l’ANDRA, qui traite de la question de la démonstration de sûreté depuis les années quatre-vingt jusqu’en 2013, en cherchant à répondre à la question des limites épistémologiques de la démonstration scientifique, compte tenu de l’horizon temporel dans lequel nous nous projetons. Comment en effet atteindre un niveau de démonstration scientifique capable d’asseoir des décisions publiques sur des horizons de temps qui donnent le vertige ? Quelle crédibilité apporter à une modélisation sur un million d’années ?

Cette thèse montre comment l’ANDRA et l’ensemble des acteurs scientifiques et des autorités de contrôle sont passés d’une démarche, au début des années quatre-vingt, où la question de la sûreté des déchets nucléaires était abordée à travers une approche et des démonstrations scientifiques pures et dures, qui ont vite buté sur les limites méthodologiques que je viens d’évoquer, à une démarche fondée, pour reprendre les termes de Leny Patinaux, sur une « démonstration robuste et convaincante ». Comment, en d’autres termes, on est passé d’une méthodologie reposant sur des modèles de calculs à une méthodologie axée sur les faisceaux d’arguments, la compréhension phénoménologique, la comparaison et l’analogie, la mise à l’épreuve, le débat contradictoire, l’évaluation extérieure, sans oublier une part de bon sens. C’est à partir de ce faisceau d’arguments qu’on fondera la démonstration en robustesse. Il ne s’agit pas de convaincre en faisant de la rhétorique en en hypnotisant les gens ; c’est à partir de ce faisceau d’arguments et en monopolisant toutes les ressources que je viens de citer, que les experts se forgeront leur intime conviction leur permettant d’aboutir à une conclusion solide.

Cette analyse épistémologique de Leny Patinaux vient rejoindre un ensemble de travaux que nous avions conduits et qui avaient mené à la tenue, en 2016, d’un colloque international organisé par l’ANDRA, le CNRS et l’INRIA, autour de la démonstration scientifique, de l’administration de la preuve et de la décision publique dans un contexte d’incertitude.

Ce que j’ai retenu de ce colloque, c’est en premier lieu que nous ne sommes pas les seuls à être confrontés à cette difficulté, liée pour ce qui nous concerne à la question du temps long. Des problématiques identiques se retrouvent dans le domaine de la sécurité sanitaire ou de la sécurité alimentaire, voire en matière de dissuasion nucléaire, où l’on atteint l’extrémité de la physique sans pouvoir se confronter in fine à l’expérience, puisque les essais nucléaires sont désormais interdits. Et nous ne le pouvons pas davantage, puisque cela dépasse notre horizon de temps.

Mon second constat a été que non seulement nous n’étions pas les seuls confrontés à ce type de problématique, mais que nous n’étions pas non plus les plus à plaindre dans la mesure où on nous avait laissé vingt-cinq ans : dans le domaine de la sécurité sanitaire ou alimentaire, on vous laisse plutôt vingt-cinq semaines, rarement vingt-cinq mois…

Enfin, la troisième leçon à retenir, c’est que, pour sortir de l’impasse, il est indispensable de hiérarchiser les incertitudes, d’éprouver les différentes approches, de croiser les modèles, à l’instar de ce que fait le GIEC sur le climat lorsqu’il confronte différents modèles.

Leny Patinaux montre ainsi dans sa thèse comment s’est progressivement développée, autour de la question de l’enfouissement des déchets nucléaires, une culture de la mise à l’épreuve permanente, appuyée sur la hiérarchisation des incertitudes, et dans laquelle chaque décision de retenir ou d’abandonner une hypothèse est publiquement motivée – ce qui devrait faire taire ceux qui imaginent un agenda caché.

Un très bon exemple de ce processus est fourni par la fameuse question des déchets bitumés. À notre sens, le bitume devait se comporter correctement, ce qui nous avait conduits, durant l’instruction du dossier d’options de sûreté (DOS), à exclure le scénario d’une reprise de réactions exothermiques et d’emballement. C’était le sens des conclusions que nous avions rendues et soumises à l’ASN et à l’IRSN, mais ceux-ci ont estimé, au vu des éléments fournis, qu’au stade où nous en étions, nous ne pouvions exclure le scénario de l’emballement. Nous avons donc revu nos conclusions opérationnelles.

Une des vertus de la thèse de Leny Patinaux, notamment parce qu’elle a été médiatisée, est d’avoir permis de clarifier des enjeux auxquels se confrontent de longue date les instances d’évaluation et de contrôle sur la question des déchets, et de faire comprendre comment nous tentons d’aborder les incertitudes de manière raisonnable et raisonnée, dans le but de nourrir la décision publique.

La question de M. Cellier sur les conséquences qu’emporteront les choix de politique publique sur le volume de déchets est importante, car elle nourrit l’argumentaire de ceux qui préconisent d’attendre que des choix énergétiques soient définitivement arrêtés pour poursuivre le programme Cigéo.

Le déploiement de Cigéo sera extrêmement progressif. La première phase de construction, c’est-à-dire la phase industrielle pilote, qui comporte la descenderie, un début de quartier de stockage pour les déchets MA-VL et un simple quartier pilote pour les déchets HA, lequel ne comptera à l’horizon 2030 que treize alvéoles sur le millier que doit comporter le projet final. On considère que, vers 2050, on aura rempli la moitié du quartier MA-VL, sans rien faire de plus sur le quartier HA. En 2080, la descente des déchets MA-VL sera à peu près achevée, et la construction des quartiers HA1 et HA2 débutera, pour se terminer à l’horizon 2140-2150.

Cette construction extrêmement progressive laisse donc une grande place à la réversibilité et à l’adaptabilité. Elle nous permet d’intégrer au fur et à mesure dans le projet, non seulement le retour d’expérience du processus de construction, mais également l’innovation technologique et l’évolution des politiques énergétiques, sous réserve – et j’y insiste – que nous apportions la preuve dès le début, c’est-à-dire lors du dépôt de la demande d’autorisation de construction (DAC), par des études d’adaptabilité, que nous sommes capables de nous adapter.

Dans le périmètre de ce que l’on appelle les études d’adaptabilité, demandées par l’ASN et faisant partie du dossier, nous étudions toutes sortes de scénarios, notamment ceux où il n’y aurait plus de quatrième génération, plus de retraitement, où les réacteurs dureraient cinquante ou soixante ans. Nous nous efforçons ainsi d’envisager tous les possibles, de nous assurer que les choix que nous avons faits n’ont pas créé d’impossibilités scientifiques, et que nous sommes capables de nous adapter à toutes les situations.

Aujourd’hui, la conception de base repose sur la solution du retraitement et d’une reprise des MOX dans le cadre d’une filière de quatrième génération. Mais s’il n’y a plus de quatrième génération, nous savons, depuis 2005 et le dossier de faisabilité du stockage géologique en formation argileuse, comment descendre les MOX le moment venu ; nous savons même comment descendre des combustibles usés, ce qui pourrait se révéler nécessaire dans l’hypothèse où il n’y aurait plus de retraitement. Ce point est essentiel pour montrer que nous ne préemptons pas les décisions futures, que nous n’enfermons pas les générations de demain dans les choix actuels. Il s’agit par ailleurs d’une position de bon sens car, étant donné les échelles de temps du projet, il est clair qu’il peut se passer dans le futur toutes sortes de choses en matière d’évolution des politiques énergétiques.

Enfin, la stratégie de démantèlement a très peu d’impact sur Cigéo. En effet, le démantèlement produit essentiellement des déchets de très faible activité (TFA), voire de très très faible activité (TTFA), ainsi que quelques déchets de faible et moyenne activité (FMA), mais extrêmement peu de déchets ayant vocation à être dirigés vers Cigéo : l’enjeu du démantèlement ne concernerait donc que les capacités du CIRES, notre installation de l’Aube ayant vocation à recevoir des déchets de très faible activité.

M. Anthony Cellier. La notion de seuil de libération n’a-t-elle pas forcément un impact sur le stockage ?

M. Pierre-Marie Abadie. Le seuil de libération n’a aucun impact sur Cigéo. En revanche, il comporte un enjeu consistant à savoir quelles sont les bonnes filières pour les déchets de très faible activité et de très, très faible activité, notamment vis-à-vis du site du CIRES. Il faut sortir des débats doctrinaires sur le mode : « pour ou contre le seuil de libération ». L’histoire de cette notion en France remonte aux années 1990 : je suis bien placé pour le savoir puisqu’à l’époque, j’étais responsable des installations classées en Lorraine…

M. le président Paul Christophe. Pouvez-vous nous rappeler en deux mots ce qu’est le seuil de libération ?

M. Pierre-Marie Abadie. La notion de seuil de libération concerne les déchets d’une activité extrêmement faible, mais qui sont aujourd’hui catalogués comme déchets radioactifs parce qu’ils proviennent d’un périmètre considéré comme une zone nucléaire. Pour ces déchets, la question est de savoir s’il faut définir un seuil en deçà duquel ils sont banalisés. Contrairement à la plupart des pays, la France n’a pas retenu de seuil, et a mis en place une filière dans laquelle tout déchet qui vient de la zone nucléaire doit être dirigé vers une installation dédiée – en l’occurrence le CIRES. Cette orientation a été prise au début des années 1990, à une époque où des portiques de détection étaient placés à l’entrée des centres d’enfouissement technique (CET) de classe 1 et 2, afin de s’assurer que les déchets arrivant dans ces centres ne provenaient pas du secteur électronucléaire. Ce système, où tous les déchets provenant du nucléaire sont dirigés vers des installations dédiées, est bien géré et a toujours très bien fonctionné en période d’exploitation.

Le passage à la phase de démantèlement n’est pas sans poser de nouvelles questions, car on peut alors se retrouver avec des quantités énormes de déchets qui se retrouveraient à devoir traverser toute la France pour rejoindre un site dédié, à savoir le CIRES, pour l’unique raison qu’ils proviennent d’un périmètre nucléaire et alors même que leur contamination est inexistante. Si je dis que le débat sur le seuil de libération est devenu un peu doctrinaire, c’est que si l’absence de seuil répondait au souci de s’assurer de la parfaite traçabilité des déchets, le statu quo ne paraît plus raisonnable, ne serait-ce qu’en termes de bilan environnemental global. En effet, si ces déchets sont complètement inoffensifs sur le plan radiologique, leur faire traverser la France pour mettre une montagne de gravats ou de ferraille dans nos sites n’est pas une bonne chose sur le plan environnemental – cela pourrait même se révéler dangereux, car l’accumulation de grandes quantités de cuivre ou d’autres métaux peut un jour donner l’idée à certains d’aller se servir.

Un débat s’est donc ouvert, avec la perspective d’une sortie par le haut qui tournerait autour de la triple notion de filières, de contrôles et de traçabilité.

Parler de filières, c’est se demander ce qu’on pourrait faire de ces déchets : il est difficile de trouver des débouchés moins coûteux que l’acheminement vers des sites dédiés. Si la même approche avait été retenue pour les déchets ménagers, le recyclage n’existerait même pas…

Les contrôles ont quant à eux pour but de s’assurer de l’absence de radioactivité résiduelle, ce qui pose des questions techniques, notamment de métrologie, mais aussi des questions d’organisation.

Se pose enfin la question de la traçabilité sur les débouchés : si l’on veut tracer ces produits jusqu’au bout, y compris une ferraille non radioactive qui a servi à fabriquer un tuyau de fonte qui devient une conduite d’égout, cela nous ramène à la case départ et on ne s’en sort pas. Mais il faut pouvoir apporter la garantie que jamais un déchet contenant une trace de radioactivité, fût-elle infime, ne pourra être utilisé pour fabriquer un objet de la vie quotidienne. Trouver le moyen de sortir par le haut de ce débat sur la traçabilité constitue un enjeu collectif environnemental ; mais le but n’est pas de jouer les Shadocks et de multiplier les capacités de stockage.

M. Jean-Marc Zulesi. Je reviens sur la potentielle future installation de contrôle de colis du centre de stockage de l’Aube. Sauf erreur, l’IRSN a tout récemment émis un avis disant qu’il n’identifiait pas d’obstacles à la mise en service de cette installation, sous réserve de précisions à apporter au sujet du dispositif de détection de séismes. Pouvez-vous nous indiquer quelles sont les précisions demandées ?

Par ailleurs, si j’ai bien compris, l’installation va vous donner la possibilité de faire des analyses plus poussées. Pouvez-vous nous dire en quoi vont consister ces analyses ?

Un gain de réactivité devrait résulter du fait que vous allez éviter des allers-retours avec les laboratoires partenaires qui procédaient jusqu’alors aux analyses. Pouvez-vous nous préciser combien de temps vous allez gagner ?

Enfin, quel est le calendrier de mise en service de l’installation, étant précisé que vous devez attendre aussi l’avis de l’ASN ?

M. Pierre Cordier. Messieurs, je commencerai par vous remercier pour les informations que vous nous transmettez. La communication est un élément très important, notamment vis-à-vis de nos agriculteurs. À force de se montrer soupçonneux, on ne vient à devenir paranoïaques : pour ma part, j’ai confiance dans les documents et les informations que vous nous communiquez.

Comme chacun le sait, les essais nucléaires français se sont arrêtés au milieu des années 1990. Sans vouloir refaire tout le débat sur ces essais, j’aimerais savoir quelles informations vous en tiriez à l’époque, et quels liens vous aviez avec le ministère de la défense et ses satellites. Si je me réjouis de la fin de ces essais, j’aimerais cependant savoir si vous êtes pénalisés par le fait de ne plus recevoir les informations qu’ils vous permettaient autrefois de recueillir.

Mme Bérangère Abba. Au sujet de la visibilité qu’on peut avoir sur l’évolution du stockage de déchets radioactifs, vous avez répondu tout à l’heure en évoquant la « gestion de l’incertitude », ce qui me paraît constituer un bel oxymore. J’aimerais vous entendre sur la mémoire et la transmission des informations relatives aux déchets dans les milliers d’années à venir.

M. Adrien Morenas. Vous avez expliqué tout à l’heure que le tritium était l’une des matières qui s’échappaient des fûts. On sait que si le tritium à l’air libre n’est pas dangereux, ce n’est pas le cas de l’eau contaminée au tritium. Avez-vous réfléchi, avec les agriculteurs qui entourent vos installations, aux scénarios basés sur une pollution à l’eau tritiée ?

M. Patrice Torres. Si tous les colis que les producteurs nous expédient font l’objet d’un contrôle portant sur la contamination surfacique et le débit de dose, nous en prélevons certains auxquels nous faisons subir un contrôle poussé – on parle parfois de « super-contrôle ». Ce contrôle se fait en pratiquant un carottage dans un fût en béton, ce qui permet d’obtenir un échantillon que nous pouvons analyser. Les colis reçus au centre de stockage de l’Aube se répartissent en une quinzaine de types, mais il faut savoir qu’un colis contient en moyenne 30 % de déchets et 70 % d’autres matières – généralement un liant constitué de ciment ou de béton, que l’on appelle la matrice.

Les analyses que nous effectuons sur les carottes sont des mesures d’activité, de tenue physique, et de qualité du béton. Un autre équipement va nous permettre de réaliser des inventaires : quand nous recevons des colis sans matrice, nous en sortons tous les déchets un par un afin de vérifier que nos spécifications d’acceptation ont bien été respectées et que les déclarations des producteurs sont exactes – c’est ainsi que nous mettons en présence une source, par exemple un détecteur ionique de fumée. Nous disposons également d’un équipement de radiographie à haute efficacité, similaire à ceux qui équipent les salles d’embarquement des aéroports : cela nous permet de visualiser le contenu des fûts sans les détruire et, avec un peu d’expérience, de détecter la présence de liquides – interdite dans les colis de déchets – ainsi que certaines formes de déchets que nous ne souhaitons pas passer à la presse à compacter ; auquel cas, nous n’ouvrons le fût pour vérifier son contenu.

Nous possédons des installations de dégazage, qui sont des cloches équipées de dispositifs permettant de mesurer le taux de dégazage, en particulier du tritium et du carbone 14, qui peuvent se dégager de certains colis. Enfin, nous disposons également d’un équipement de spectrométrie qui permet de mesurer les différents radioéléments présents dans un colis et leur niveau d’activité : il s’agit en fait de vérifier les informations que les producteurs se doivent de nous fournir en procédant eux-mêmes à des mesures.

Il y a encore quelques années, nous réalisions la plupart de nos analyses en utilisant les installations du CEA ou d’autres opérateurs privés. L’avis récemment publié par l’IRSN au sujet du contrôle de colis de l’Aube ne nous permet pas de procéder directement à sa mise en service : il est d’abord destiné à l’Autorité de sûreté nucléaire qui, sur son fondement et en tenant compte également de la documentation que nous avons fournie, délivrera ou non l’autorisation de mise en service. Cela dit, nous savons déjà que nous l’obtiendrons : nous travaillons depuis près de quatre ans sur ce projet important pour la sûreté et les réserves émises par l’IRSN ne portent que sur un point bien particulier.

Il faut savoir que l’installation comprend des équipements de détection et d’extinction automatique d’incendie qui, à l’origine, n’étaient pas dimensionnés à la tenue aux séismes : si les bâtiments étaient conçus pour résister à un séisme, ces équipements, eux, ne l’étaient pas, car les règles d’alors ne l’exigeaient pas. En cours de projet, l’Autorité de sûreté nucléaire et l’IRSN nous ont dit qu’ils souhaitaient que cet équipement soit dimensionné aux séismes – à moins que nous ne trouvions une solution pour qu’il ne puisse y avoir de départs de feu. Il se trouve qu’il était très compliqué de dimensionner tous ces équipements à la tenue aux séismes. Nous avons donc choisi de retirer toutes les sources potentielles de départs de feu à l’intérieur de l’équipement de l’installation de contrôle de colis (ICC), les seules sources restantes étant des sources électriques – mais nous avons fait en sorte qu’en cas de séisme, les détecteurs coupent instantanément l’alimentation électrique. Le délai s’estime en micro-secondes, et c’est précisément sur ces points que portent les demandes de précisions de l’IRSN : il veut connaître le délai exact et le type de capteurs mis en place. Nous avons indiqué que nous placerions trois capteurs afin d’éviter un déclenchement intempestif du dispositif de coupure, mais l’IRSN veut également des précisions sur la profondeur et la vitesse de propagation des ondes des capteurs.

Nous serons autorisés à mettre en service dans maintenant moins de deux semaines et demie par l’ASN, étant précisé que cette autorisation de mise en service nous permettra seulement pour l’instant de procéder à des « essais à chaud », autrement dit avec des colis radioactifs, alors que pour le moment, nous n’avons fait que des essais de bon fonctionnement sans radioactivité. Tout le programme de contrôle qui sera réalisé au cours de l’année 2018 correspondra aux essais à chaud ; ce n’est qu’à partir de 2019 que nous pourrons mettre en œuvre notre programme annuel de contrôle et de surveillance.

M. Pierre-Marie Abadie. Pour répondre à M. Cordier, je dirai qu’il n’y avait pas de lien entre les essais nucléaires et nous, et qu’ils ne nous apportaient pas d’informations particulières.

Pour ce qui est de nos liens avec la défense, ils consistent dans le fait que nous prenons en charge un certain nombre de ses déchets, dans une gamme assez large : certains viennent de l’armée de terre, d’autres de la dissuasion ou de la marine. La seule chose qui nous reliait aux essais nucléaires, c’est que certains de nos experts foreurs sont allés faire des forages à Mururoa, avant de revenir travailler chez nous à la fin des essais.

M. Pierre Cordier. Vous n’avez donc jamais obtenu d’informations provenant des essais nucléaires ?

M. Pierre-Marie Abadie. Non, cela ne nous apportait rien.

Avant de répondre à la question de la mémoire, évoquée à juste titre par Mme Abba, je veux revenir sur le concept de solution passive. Depuis que des réflexions portant sur le stockage en couches profondes ont été engagées, le concept de solution passive est parfois interprété comme une volonté d’oublier les déchets en les cachant sous le tapis. Peut-être sommes-nous tous un peu responsables de cette situation : en insistant sur le fait que c’est la seule option technique de nature à fournir une sûreté passive à long terme pour ces déchets, on a aussi nourri l’idée que l’objectif était de les oublier. Or un important effort est accompli pour en conserver la mémoire, même s’il viendra forcément un moment où on la perdra : d’où la nécessité d’une sûreté passive. Mais cela ne signifie pas que l’on enfouit les déchets le plus profondément possible afin de les oublier.

Depuis le début, nous avons donc entrepris un travail sur la conservation de la mémoire de nos sites : cela sera fait pour Cigéo, comme c’est déjà le cas pour le centre de stockage de la Manche et pour le CSA. La conservation de la mémoire recouvre des actions extrêmement pratiques, à savoir conserver les archives, les enregistrer sur des supports de long terme, faire des archives plus synthétiques en rendant la mémoire de synthèse plus accessible, etc. Pour cela, nous travaillons avec des archivistes, en passant en revue les différents supports possibles, mais aussi en effectuant des recherches relevant davantage du domaine des sciences humaines et sociales, centrées sur le concept des supports culturels de la mémoire à très long terme – en nous interrogeant, par exemple, sur les notions de rites et de monuments. Ces questions suscitent d’ailleurs un débat au niveau international, certains estimant que le fait de préserver la mémoire pourrait aussi susciter l’envie d’aller voir de plus près ce qui se cache sous la terre… Cela peut aller jusqu’à des travaux universitaires dans le domaine de la sémiotique, portant sur les signaux qui, sur le très long terme, permettent de garder la mémoire.

Il ne s’agit pas seulement de créer des panneaux d’avertissement à très long terme. Sur le plan philosophique – j’ai eu une discussion avec une philosophe sur ce point il y a quelques jours –, prendre soin des déchets ne consiste pas à s’en débarrasser, mais à trouver une solution pour leur conservation. C’est aussi privilégier une approche d’ordre patrimonial, nous faire les gardiens de ces déchets qui constitueront une trace de la période nucléaire par laquelle l’humanité est passée – et, en ce sens, on peut considérer que la connaissance du fait que nous avons produit des déchets fait partie du patrimoine collectif de l’humanité.

Comme on le voit, les questions portant sur la sécurité passive ne sont pas seulement techniques : elles soulèvent des interrogations d’ordre éthique et philosophique, ce qui montre que notre société ne cherche pas à se soustraire à ses responsabilités en faisant le choix de la sûreté passive, mais qu’elle les prend, au contraire, en faisant en sorte que l’humanité en garde le souvenir, avec tout ce que cela implique – que l’aventure nucléaire ait vocation à s’arrêter ou à continuer.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Effectivement, nous abordons un registre quasiment philosophique, ce qui semble inévitable compte tenu des enjeux que représente la question des déchets nucléaires. Malheureusement, cela nous conduit à nous poser des questions auxquelles il est bien difficile de trouver la réponse, notamment celle qui consiste à savoir s’il vaut mieux essayer de préserver la mémoire aussi longtemps que possible, ou si cela représente au contraire un risque pour l’avenir.

Chacun conviendra qu’il est impossible d’exclure l’éventualité que dans quelques siècles, par exemple dans 2 500 ans, l’humanité ait perdu la mémoire des déchets, et que des forages soient entrepris sur un site de stockage de déchets nucléaires. Pour ma part, j’estime que si cela devait arriver, personne ne peut dire aujourd’hui quelles en seraient les conséquences. Qu’en pensez-vous ?

M. Pierre-Marie Abadie. Je suis d’accord avec votre raisonnement, sauf sur la dernière phrase. Nous sommes effectivement obligés d’admettre que, sur des échelles de temps aussi longues, notre civilisation peut disparaître et laisser la place à une autre, qui n’aurait pas conservé la mémoire. D’ailleurs, si nous cherchons les moyens de préserver la mémoire le plus longtemps possible, l’hypothèse selon laquelle elle pourrait avoir disparu au bout de 500 ans fait partie des hypothèses sur lesquelles nous nous basons pour établir notre modèle de sûreté passive, y compris pour les sites de surface : il s’agit là d’une approche prudentielle et conservatrice car, sur cette période, il paraît possible de conserver des éléments de mémoire assez robustes.

Pour mettre au point une solution à très long terme, pouvant aller jusqu’à plusieurs centaines de milliers d’années, nous devons faire le choix d’options techniques robustes, capables de résister aussi bien aux tentatives d’intrusion qu’à l’érosion naturelle : c’est ce qui nous conduit au modèle du stockage profond. Nous avons la chance, sur le site de Bure, de disposer d’une couche d’argile extrêmement stable, garantissant que les phénomènes d’érosion resteront très limités. Ce n’est pas le cas d’autres pays, par exemple en Suède, où le phénomène d’érosion est sans comparaison, ou en Suisse du fait de la remontée du plateau alpin.

Bien entendu, sur les échelles de temps considérées, l’hypothèse du forage accidentel fait partie des scénarios que nous devons envisager. Cela nous conduit à nous interroger sur les conséquences qui en résulteraient, et à vérifier que le percement du stockage n’aurait pas de conséquences inacceptables. La zone choisie ne présente pas d’intérêt géologique particulier ; pour ce qui est du potentiel géothermique du site, il n’a rien d’exceptionnel, contrairement à ce qui a parfois été affirmé. Il n’y a donc pas de raison particulière d’aller creuser à cet endroit, ce qui ne nous permet cependant pas d’exclure que quelqu’un ait un jour l’idée d’y pratiquer un forage – dont les conséquences, je le répète, seraient maîtrisées.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Si un forage était fait dans 2 500 ans en plein milieu du site de Bure, il n’y aurait donc pas de problème ?

M. Pierre-Marie Abadie. Exactement.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Je prends acte de votre réponse sur ce point.

M. Patrice Torres. Pour ce qui est du tritium, il est inévitable d’en retrouver des traces – quelques becquerels – aux abords d’un lieu de stockage, car il s’agit d’un élément très léger, donc très mobile dans l’environnement. Nous nous efforçons donc d’en limiter ce que nous appelons le terme source, c’est-à-dire la quantité d’activité en tritium admise sur notre centre, et d’évaluer aussi précisément que possible sa migration, en fonction de sa forme et des ouvrages dans lesquels il est présent. Sur le centre de stockage de l’Aube, nous avons stocké des plaques radioluminescentes, sans aucun rapport avec l’électronucléaire – il s’agit de panneaux qui signalaient autrefois la sortie de secours sur des navires, et qui étaient recouverts d’une peinture au tritium.

Nous avons effectué des prélèvements sur ce site, y compris dans les eaux souterraines, dont l’analyse au piézomètre a montré des teneurs maximum de 58 becquerels par litre. Je précise que l’OMS fixe une valeur de potabilité de l’eau en présence de tritium à 10 000 becquerels par litre ; quant au seuil d’alerte national pour la qualité de l’eau, il est fixé à 100 becquerels par litre – l’atteinte de ce seuil devant conduire à contrôler la présence éventuelle d’autres radioéléments. En fonctionnement normal, c’est-à-dire en l’absence d’incidents particuliers – c’est le cas sur le site du CSA –, il nous suffit de prendre quelques mesures, consistant à limiter la quantité de tritium qui entre sur le site, à la répartir et à utiliser des colis d’un type adapté, pour nous assurer que la quantité de tritium retrouvée à l’extérieur est tout à fait admissible et ne pose aucun problème.

La situation est différente pour le centre de stockage de la Manche, où s’est produit un incident à la fin des années 1970 – l’ANDRA n’existait pas encore à l’époque, mais on stockait déjà des déchets radioactifs sur ce site. Le centre a reçu un jour des colis de déchets contenant des quantités de tritium extrêmement importantes et présentant des défauts, qui ont été stockés à un endroit qui s’est trouvé inondé. À la suite de cet événement, on a retrouvé dans l’environnement du CSM, notamment dans les nappes phréatiques et le ruisseau se trouvant à proximité, du tritium à des niveaux supérieurs aux valeurs de potabilité admises – cela dit, l’eau du ruisseau Sainte-Hélène n’est pas potable pour d’autres raisons, liées à l’activité agricole. Il convient par ailleurs de préciser que l’activité du tritium décroît assez rapidement, ce qui permet de la gérer simplement : il suffit de procéder régulièrement à des analyses afin de vérifier la décroissance, c’est-à-dire la diminution de la pollution au tritium que l’on trouve dans l’environnement du centre.

M. Jean-Marc Zulesi. Pouvez-vous nous rappeler quelle est la période du tritium ?

M. Patrice Torres. Si j’ai bonne mémoire, elle est de l’ordre d’une douzaine d’années.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Je veux revenir un instant sur les forages qui pourraient être réalisés dans 2 500 ans. J’aimerais que vous nous fournissiez les éléments techniques qui permettent de dire que n’importe quel forage ne peut pas percer…

M. Pierre-Marie Abadie. Ce n’est pas ce que j’ai dit. J’ai dit que s’il y avait un forage, les conséquences seraient maîtrisées.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Qu’est-ce que cela veut dire ?

M. Pierre-Marie Abadie. Nous vous l’expliquerons dans notre réponse écrite.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Quel sera, selon vous, le coût final du projet Cigéo ? Quelle est la clé de répartition entre les différents exploitants ?

M. Pierre-Marie Abadie. La loi prévoit que nous fournissions au Gouvernement les éléments qui permettent d’apprécier le coût du projet.

Définir le coût du projet est nécessaire pour sa conduite, pour s’assurer que la facture du consommateur couvre celle des déchets, et surtout pour fixer les provisions des producteurs.

Il faut rappeler que les déchets représentent 1 à 2 % de la facture. Avec un projet sur cent cinquante ans qui en est encore au stade de développement, il y a bien évidemment des incertitudes. Mais pour ce qui est de la facture du consommateur, en gros, c’est couvert.

Nous avons essayé d’approcher ce coût de 25 ou 30 milliards de manière assez originale – puisque le but est de fixer les provisions –, en regroupant l’ensemble des coûts sur la durée totale du projet en construction, en exploitation, en maintenance, en fermeture et surveillance après fermeture, sur cent cinquante ans.

Le chiffre de 25 milliards qui figure dans l’arrêté pris par la ministre de l’écologie à l’époque comme un coût objectif correspond à un coût non actualisé sur cent cinquante ans. Ce qui implique forcément de nombreuses incertitudes méthodologiques : quels seront l’évolution des coûts de production, le prix du béton dans trente ans, le nombre de pompiers ? Par exemple, l’impact brut, sur une durée de cent cinquante ans, ne sera pas le même selon que l’effectif des pompiers sera de cent ou de quatre-vingt-dix. Ce qui explique que l’on parle de 25, 30 milliards, voire plus.

Il est important d’avoir en tête ce chiffre de 30 milliards, car on le compare souvent à d’autres, notamment au coût du grand carénage ou à la construction de Hinkley Point au Royaume-Uni, qui seront réalisés ou non dans les quinze prochaines années. Cet horizon de temps correspond en gros à la première tranche du projet, c’est-à-dire les installations de surface, la descenderie, le tout début du quartier MA-VL et le quartier pilote HA0, qui représentent un coût total de l’ordre de 6 à 7 milliards, ce montant intégrant l’ingénierie, les études, la construction, et l’exploitation. Quant aux dépenses d’investissement pur, elles s’élèvent à 4 milliards.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Cela amène à quelle date ?

M. Pierre-Marie Abadie. Environ 2035, c’est-à-dire le périmètre de la première tanche ou de la phase industrielle pilote.

Cela ne veut pas dire que ce n’est pas un gros objet, à l’échelle de l’agence, mais il n’est pas non plus incommensurable. Il faut bien le mener, bien le réaliser, mais il est tout à fait en rapport avec un investissement dans le secteur du nucléaire, dont le coût représente 10 % du grand carénage. Il est commensurable avec des gros pilotes industriels dans le secteur du nucléaire, et avec cette notion de phase industrielle pilote pendant laquelle on construit les éléments nécessaires qui permettent de confirmer ce qui doit l’être et d’obtenir les informations complémentaires qui détermineront les phases ultérieures.

Notre estimation de départ était plutôt prudente et conservatrice puisqu’elle tablait sur une trentaine de milliards. Le coût objectif a été fixé à 25 milliards à mi-avant-projet détaillé. Nous avons réalisé une revue complète d’optimisations, d’améliorations que nous n’avions pas intégrée au début de l’avant-projet détaillé il y a deux ans parce qu’elle n’était pas suffisamment mature, mais nous avions fait gagner en maturité. Depuis 2017, nous avons tout passé en revue – la sûreté, la démontrabilité, l’intérêt industriel, le coût, l’impact sur les études – pour aboutir à un montant de l’ordre de 4 milliards. Cela donne surtout un ordre de grandeur des objets qu’on manipule, mais cela ne fait pas tout le chemin pour atteindre le coût objectif. D’autres questions se posent : quel sera le coût du béton, y aura-t-il des marchés compétitifs le moment venu ? Cela dépend de nous, de la performance des processus d’achat mais aussi éventuellement de la concurrence avec le Grand Paris à ce moment-là : arriverons-nous à un moment où tout le monde voudra commander des tunneliers, ou au contraire à un moment où le fabricant sera très heureux de nous en fournir un ? Il y a encore de nombreuses incertitudes au-delà même des enjeux de conception.

Alors que tout le monde mélange tout et compare les choux et les carottes, il est important de mettre ces chiffres en perspective.

M. Anthony Cellier. Les producteurs contribuent-ils, à quelle hauteur et selon quels critères ? Selon la dangerosité du produit ? Sa longévité ?

M. Pierre-Marie Abadie. Bien évidemment, l’Agence est intégralement payée en application du principe pollueur-payeur. C’est le producteur qui finance l’Agence selon des modalités que je vais décrire, à l’exclusion de quelques missions de service public payées sur le budget du ministère de l’écologie : traitement des sites orphelins, inventaire national, missions de service public.

Les producteurs nous financent, soit sous forme contractuelle – les sites en exploitation sont sur des bases contractuelles avec les producteurs en fonction du type de déchets, du mode de livraison, des opérations à réaliser, de la place que cela prend dans le stockage, etc. –, sur la base de contrats régulièrement renégociés et soumis à des processus d’audits contradictoires –, soit sous forme de taxes et de contributions. S’agissant de Cigéo, la recherche est financée par une taxe qui était historiquement de l’ordre de 100 millions d’euros, ramenée à 65 ou 70 millions d’euros et d’une contribution à la conception de l’ordre de 150 millions d’euros – la première entre dans la comptabilité maastrichtienne, la seconde pas. Il s’agit là de la phase des travaux de recherche et de conception : bien évidemment, lorsqu’on entrera en phase de réalisation, il faudra trouver d’autres modalités de financement qui seront négociées le moment venu.

Une clé de répartition entre ces producteurs a été établie historiquement à 78 % pour EDF, 15 % pour le CEA et 7 % pour Areva. Cette répartition est basée sur les volumes et les enjeux de déchets. Lorsque l’on sera en phase de réalisation et surtout en phase d’exploitation, il faudra voir comment les mécanismes évolueront de façon à être doublement incitatif pour être performant et pour que les producteurs de déchets envoient au bon moment les déchets dans de bonnes conditions. Cette clé de répartition historique 78-15-7 traduit le poids des trois opérateurs dans le projet de Cigéo.

M. Patrice Torres. Pour les centres existants, la répartition est directement liée au volume de déchets qu’ils livrent et qui ont été inventoriés à l’origine avec des mécanismes différents selon qu’il s’agit d’une ICPE, c’est-à-dire des déchets de très faible activité, ou d’une INB. Pour une ICPE, on a une obligation de durée d’exploitation de trente ans et de durée de surveillance de trente ans. Les producteurs paient le coût complet : à chaque fois qu’un mètre cube est livré, ils paient la part fixe de l’exploitation de l’année et une part qui nous permettra d’assurer la surveillance une fois ces déchets pris en charge, ce qui représente des coûts importants pour des installations comme les nôtres. Pour une INB, le mécanisme est différent : les producteurs de déchets paient le coût d’exploitation, et les coûts de démantèlement, de surveillance et de couverture sont provisionnés au prorata des volumes livrés dans leurs comptes sur la base des estimations de coûts futurs que l’ANDRA produit, y compris pour les services compétents de l’État. Ils devront décaisser les sommes le moment venu, c’est-à-dire lors du démantèlement et de la réalisation de la couverture, la surveillance étant fixée à 300 ans pour l’INB de stockage en surface.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. L’ASN a pointé un risque de dégagement d’hydrogène, donc un risque d’incendie. Pouvez-vous nous garantir qu’il n’y aura pas de dégagement d’hydrogène, et donc pas de risque d’incendie sur le site de Cigéo ?

M. Pierre-Marie Abadie. Nous avons abordé le risque lié à l’hydrogène et le risque d’incendie dès le début dans la conception.

S’agissant d’un projet comme celui de Cigéo, il y a d’une part la démonstration de la sûreté à long terme, et d’autre part la démonstration de la sûreté en exploitation. Les travaux initiaux de recherche et de démonstration ont été essentiellement focalisés sur les enjeux de sûreté à long terme puisqu’il s’agissait de démontrer la faisabilité du concept sur un très long terme. En 2011, nous sommes entrés en phase de conception et nous avons, bien évidemment, intégré et commencé à préparer les enjeux de sûreté en exploitation. C’est un des enjeux essentiels de la conception.

Parmi les enjeux de sûreté en exploitation, on trouve bien évidemment les risques d’incendie, les risques d’hydrogène et les risques d’explosion. Chacun sait que des incidents de ce genre se sont produits sur certains sites : sur le site non radioactif de StocaMine, des déchets incompatibles avaient été descendus, provoquant un incendie. Dans une installation dédiée à des déchets nucléaires de la défense américaine, le Wipp, deux incendies se sont produits, le premier lié à un mauvais entretien des outils miniers restés au fond et qui se sont enflammés, le second à la descente de déchets conditionnés dans une matrice incompatible. Depuis le début de la conception, l’enjeu de la sûreté en exploitation des incendies et de risque de formation d’une atmosphère explosive (ATEX) est bien évidemment dans la tête de tout le monde. C’est pour cette raison que ces deux risques ont été abordés selon le principe habituel : réduction à la source, prévention et élimination du risque ; mesure et maîtrise des conséquences du risque résiduel s’il y en a un.

En fait, c’est le risque sur les bitumes qui a été pointé par l’ASN, non le risque d’hydrogène. Par construction, on peut produire de l’hydrogène : il peut y avoir des batteries, de la corrosion. L’objectif est donc de limiter la quantité de gaz que l’on descend, par exemple en limitant la capacité des colis eux-mêmes à en produire – que l’on définit au travers des spécifications d’acceptation –, ensuite en procédant à des mesures, des contrôles sur les émissions d’hydrogène et en limitant tout ce qui peut provoquer les émissions d’hydrogène. Comme on sait que des phénomènes de corrosion peuvent en produire, il faut veiller au risque de défaillance des dispositifs de ventilation et de maîtrise de l’ambiance dans une logique de défense en profondeur et de défaillances multiples : on doit être capable d’intervenir même si tous ces dispositifs ont défailli.

Pour le risque incendie, la démarche est la même : il s’agit de réduire systématiquement les risques à la source. Par exemple, il n’y a pas de combustible. Dans le Wipp, les outils miniers classiques fonctionnent au gasoil et il y a des dépôts de gasoil au fond du stockage. Pour notre part, nous avons fait le choix de ne pas utiliser de moteurs thermiques au fond, mais un funiculaire qui descend le stockage le long de la rampe, dont le moteur est situé en haut et non dans le véhicule. Il n’y a donc pas de risque d’incendie sur le véhicule qui transporte le colis jusqu’à son alvéole. Le seul endroit où il y a un moteur, c’est sur le pont stockeur dans les alvéoles de MA-VL. Là aussi, on fait en sorte de limiter les objets combustibles pour réduire le potentiel calorifique. Et il y a, en plus, des systèmes de détection et de lutte contre l’incendie.

L’ANDRA et le CEA ont réalisé un travail de caractérisation des fûts de bitume et de leur comportement. Ces fûts dits de bitume sont des déchets qui ont été mis dans une matrice au début des années soixante jusqu’au début des années quatre-vingt-dix. Cette matrice a beaucoup de qualités : nos prédécesseurs n’avaient pas fait n’importe quoi. Elle est extrêmement stable, y compris sur le plan thermique. Aujourd’hui, ces fûts de bitume sont dans des casemates à Marcoule, et alors qu’ils connaissent des amplitudes thermiques élevées, on n’a relevé aucune difficulté particulière. Tous les travaux de caractérisation ont montré que ces bitumes se comportent plutôt correctement et que le risque de reprise de réaction exothermique et d’emballement d’un colis à l’autre est extrêmement faible. D’ailleurs, nous avons fait des essais, notamment au Centre scientifique et technique du bâtiment (CSTB), pour voir s’il y avait un risque que l’intérieur du colis monte en température en cas d’incendie à l’extérieur du colis. Voilà pour le comportement normal du fût normal dans des conditions normales.

Nous avons donc fait une analyse, dans la droite ligne de la thèse de Leny Patinaux, expliqué ce que nous retenions ou pas, et nous l’avons soumise à l’IRSN puis à l’ASN. Nous voulions que ce sujet soit débattu. L’IRSN a considéré que nous avions fait beaucoup de progrès sur la connaissance des bitumes, de leur comportement, et obtenu un certain nombre de résultats ; mais il nous a demandé si nous pouvions exclure définitivement le risque de reprise d’une relation exothermique dans les colis et d’un emballement. Or ces bitumes ont été produits durant une époque assez longue avec une variabilité importante, et ils peuvent évoluer dans le temps. La réponse est donc probablement techniquement et scientifiquement difficile à apporter.

Pour renforcer la logique de défense en profondeur, deux logiques sont possibles : ou bien on élimine le risque en traitant en surface ces fûts bitumés, par exemple dans un processus de vitrification, ou bien on fait en sorte, une fois ces fûts descendus, d’améliorer la robustesse de la conception d’alvéoles dédiées pour les bitumes, ce qui augmente notre capacité à prévenir, intervenir et limiter les conséquences. Ce sont bien les deux voies que l’on nous demande d’analyser, et nous devons le faire de manière complète, rigoureuse et exhaustive parce que chaque solution comporte bien évidemment des avantages et des inconvénients. On pourrait estimer que le traitement en surface, c’est-à-dire la vitrification, résout le problème, mais on imagine bien quel serait l’impact en termes d’environnement, d’exposition, etc., si l’on devait reprendre 60 000 fûts. Reste l’autre solution : les descendre en l’état, mais dans des alvéoles renforcées. Nous devrons donc répondre à cette question le moment venu pour savoir quelle est la meilleure des solutions. Cela dit, cette question dépasse l’ANDRA car son métier n’est pas d’aller faire de la vitrification de déchets ; elle concerne toute la filière. C’est pourquoi, comme l’a annoncé hier le secrétaire d’État, l’ASN va demander l’organisation d’une revue internationale à laquelle nous travaillons déjà, et qui mobilise des enjeux scientifiques propres au nucléaire, des enjeux de doctrine de sûreté, mais également des compétences dans d’autres domaines, comme la pyrotechnie.

En attendant, parce que le choix ultime nécessitera peut-être un certain temps, que fait-on ? Premièrement, ces fûts de bitume ne seront descendus que le jour où l’ANDRA et l’ensemble des évaluateurs et des contrôles seront convaincus que les conditions robustes et rigoureuses de sûreté sont remplies. En attendant, ils resteront en surface. Lorsque l’on aura décidé quelle est la meilleure manière de les descendre, on mettra en œuvre l’option retenue. Cela signifie notamment que nous ne mettrons pas de bitumes dans la phase industrielle pilote, contrairement à ce qui avait été prévu initialement. C’est une bonne illustration de ce à quoi va servir cette phase pilote : ce temps nous permettra de prendre en main l’installation, d’acquérir des éléments qui confirment, confortent, complètent les éléments de démonstration, et des informations complémentaires afin de prendre ultérieurement les décisions qui s’imposent sur l’élargissement du spectre de déchets ou la manière de descendre les bitumes le moment venu. En attendant, ils resteront en surface dans leurs installations d’entreposage dans le cadre d’un processus de reprise et de reconditionnement que mène le CEA.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. On voit bien que la question de la sécurité se pose moins dans la mesure où tout en passe en sous-sol. Toutefois, les tuyères d’aération verticales prévues constituent-elles une source de vulnérabilité en matière de sécurité ?

M. Pierre-Marie Abadie. Les enjeux de sécurité seront totalement pris en compte pendant la phase d’exploitation. Le dossier d’options de sûreté – partie exploitation (DOS-Expl) comporte un volet relatif aux enjeux de sécurité dont le cadre est plus lourd que celui des installations existantes. On s’est demandé quel modèle retenir, la force locale de sécurité modèle CEA-Areva ou le peloton spécialisé de protection de la gendarmerie (PSPG) avec des gendarmes d’EDF ; nous nous orientons vers un modèle qui sera probablement un peu mixte, mais plutôt avec des gendarmes. La sécurité est, pour nous, un sujet est important. Ce n’est pas parce que les déchets sont tout au fond qu’il faudrait négliger cette question.

Les tuyères d’aération verticales ne seront nécessaires que pour la phase d’exploitation et non pour la phase à long terme. En phase d’exploitation, l’ANDRA prévoit un ensemble de mesures pour protéger le Cigéo d’éventuels actes de malveillance qui intègrent les tuyères et les puits. Je ne peux vous en dire davantage en raison de la confidentialité qui prévaut sur la conception de ces dispositifs. Si vous le souhaitez, nous pourrons creuser le sujet dans un format adapté.

M. le président Paul Christophe. Je vous remercie pour vos propos. Cette audition a été longue car le sujet en valait pleinement la peine.

S’agissant des questions auxquelles vous répondrez par écrit, nous nous permettrons peut-être de les restituer oralement puisque nos séances sont publiques. Il est légitime en effet que le public en ait connaissance. Et nous nous réservons l’opportunité de vous inviter à nouveau au cas où nous aurions besoin d’éléments complémentaires ou d’autres questions à vous soumettre.

M. Pierre-Marie Abadie. Pour notre part, nous publierons nos propres réponses sur notre site internet par souci de transparence.

M. Torres m’indique, avec un peu de retard, qu’il a la réponse en ce qui concerne les immersions de déchets.

M. Patrice Torres. L’inventaire rappelle que la France a participé à deux campagnes d’immersion en 1967 et 1969, au large de la Galice et de la Bretagne, pilotées par l’Agence pour l’énergie nucléaire (AEN), avec plusieurs autres pays. Au total, 5 000 tonnes, soit 14 000 colis environ ont été immergés.

Ces campagnes, ont également fait l’objet, toujours sous l’égide de l’AEN, d’une surveillance depuis les années quatre-vingt qui a cessé en 1995, les campagnes d’immersion ayant été interdites en 1993. La surveillance a été arrêtée parce qu’ils ont pu démontrer qu’il n’y avait eu aucun accroissement de la radioactivité au-delà de la radioactivité naturelle à proximité des lieux d’immersion qui ont été choisis à chaque fois spécifiquement dans des fosses abyssales.

La France a également effectué une campagne d’immersion dans le Pacifique en lien avec les essais, qui a concerné un moindre volume et un terme source radioactif beaucoup plus faible. Toutes ces informations sont rappelées dans l’inventaire que nous publions tous les trois ans.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. De quel type de déchets s’agissait-il ?

M. Patrice Torres. A priori de déchets provenant du CEA de Marcoule, c’est-à-dire plutôt des déchets technologiques, des déchets d’exploitation d’installations du CEA. Il pouvait y avoir également des déchets liquides, mais pas dans les déchets français.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Ce sont plutôt des déchets à vie courte ?

M. Patrice Torres. Je n’ai pas d’information précise, mais je pense qu’il y avait plutôt un mix de radioéléments à vie courte et à vie plus longue : à l’époque, ce tri n’existait pas.

M. le président Paul Christophe. Nous sommes preneurs d’une réponse écrite et nous avons pris bonne note de votre invitation. Il est fort probable que nous y donnions une suite favorable.

M. Pierre-Marie Abadie. Cette invitation est valable tant pour le CSA et le CIRES, qui sont des installations industrielles, que pour le CMHM et le laboratoire.


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10.   Audition de MM. Pierre Mongin, directeur général adjoint du groupe Engie, Philippe Van Troeye, directeur général d’Engie Benelux, directeur général d’Electrabel et Thierry Saegeman, directeur des affaires nucléaires d’Engie Benelux (8 mars 2018)

M. le président Paul Christophe. Nous accueillons M. Pierre Mongin, directeur général adjoint et secrétaire général du groupe Engie. Le développement de la filière électronucléaire belge est étroitement lié aux programmes français ; c’est ainsi que la Belgique, via ses opérateurs, a participé à hauteur de 50 % à la construction de la centrale de Chooz, sur le territoire français, entre 1962 et 1965.

En 1966, lorsque la décision a été prise de lancer la construction des centrales de Tihange et de Doel, en Flandre orientale, c’est la technologie française qui a été choisie, EDF ayant participé au programme. À la fin des années 1980, le groupe Suez est entré progressivement au capital des exploitants belges. En 2005, Suez a pris le contrôle d’Electrabel, qui distribue 94 % de l’électricité en Belgique. En 2008, Suez a fusionné avec GDF, donnant naissance à Engie, qui contrôle aujourd’hui 100 % d’Electrabel.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative aux commissions d’enquête, je vous demande de prêter le serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

(MM. Pierre Mongin, Philippe Van Troeye et Thierry Saegeman prêtent serment.)

Monsieur Mongin, je vous donne la parole pour un exposé liminaire d’une dizaine de minutes. Mme la rapporteure, puis nos collègues vous poseront ensuite leurs questions.

M. Pierre Mongin, directeur général adjoint du groupe Engie. Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les députés, je suis accompagné de M. Philippe Van Troeye, le patron des opérations du groupe Engie au Benelux, de M. Thierry Saegeman, directeur des activités nucléaires en Belgique et de Mme Valérie Alain, directrice des relations institutionnelles du groupe Engie. Nous vous remercions de l’attention que vous portez aux activités de cette grande entreprise française, qui se trouve avoir des responsabilités d’opérateur nucléaire en Belgique.

Electrabel gère en effet un parc de sept réacteurs nucléaires, tous en activité, quatre sur le site de Doel, à la frontière néerlandaise, dans l’estuaire de l’Escaut, et trois à Tihange, en Wallonie, sur la Meuse. Ces deux sites réunissent à eux seuls l’équivalent de 6 gigawatts de capacité de production électrique et couvrent plus de 50 % de la production d’électricité consommée en Belgique.

Les premières décisions de construction remontent à 1968 ; Doel 1 et Doel 2 ont été mises en service en 1975, juste avant Thiange 1. Pour ces trois unités de plus de 40 ans, le groupe Engie a signé un accord il y a deux ans avec le Premier ministre, permettant de prolonger leur exploitation de dix ans en contrepartie de la réalisation de travaux très importants, à hauteur de 1,3 milliard d’euros.

Les puissances additionnées de Doel 1 et de Doel 2 atteignent 500 mégawatts - ce que l’on appelle communément une tranche nucléaire. Les autres réacteurs ont été mis en service entre 1982 et 1985, pour Doel 4 et Tihange 3. Ils appartiennent à la deuxième génération.

Jusqu’à présent, ces installations ont donné entière satisfaction. Elles n’ont connu aucun incident sérieux. Elles ont fonctionné continûment, avec un taux de disponibilité très élevé – parmi les meilleurs en Europe. Enfin, elles ont répondu à leur mission, fournir de l’électricité à des conditions de prix très favorables.

Il n’existe, en Belgique, aucune régulation de l’électricité. Nous évoluons dans un univers totalement libéral ; les tarifs réglementés ont disparu, tout comme le monopole historique d’Electrabel, qui avait pour mission de produire et de vendre l’électricité aux industriels et aux particuliers.

Le groupe affronte cependant un contexte général difficile, celui de la baisse des prix. Nous sommes au cœur de la « plaque de cuivre » européenne de l’électricité et devons faire face à la concurrence de la production électrique issue des énergies fossiles, massive dans une partie de l’Europe, notamment en Allemagne. En outre, le niveau élevé de subventionnement des énergies renouvelables – qui se développent bien en Belgique, quoique trop lentement au goût d’Engie, champion dans ce domaine – contribue à l’affaissement des prix.

Le lien entre le prix de marché et l’avenir de la production électrique nucléaire est une question délicate. En tout état de cause, nous ne pouvons nous engager dans des investissements de longue durée qu’en contrepartie d’un environnement régulatoire plus stable.

Il faut rappeler qu’Electrabel n’assure plus les missions de transport et de distribution de l’électricité. Après avoir cédé ces activités, Electrabel est devenue Pure player en production électrique.

La sûreté de nos installations, au cœur de vos interrogations, est contrôlée par une autorité de régulation et de surveillance, l’Agence fédérale de la sécurité nucléaire – AFCN. Elle a été créée en 1994, trois ans après la loi Bataille en France et la naissance de la Direction de la sûreté des installations nucléaires, qui deviendra en 2006 l’Autorité de sûreté nucléaire – ASN. Il se trouve qu’occupant alors quelque responsabilité à Matignon, j’ai suivi la modernisation de cette autorité.

En Belgique, l’AFCN a des compétences beaucoup plus larges que l’ASN ; il est raisonnable de concentrer ainsi les moyens dans un pays qui ne compte que sept réacteurs, sachant que la compétence nucléaire est rare, et qu’elle se cultive au fil de l’expérience.

J’ai coutume de dire à mes équipes que l’AFCN a pouvoir de vie et de mort sur nos activités. C’est une bonne chose, et la garantie que nous sommes protégés au mieux. Exigeante, l’agence a suivi pas à pas les évolutions qui ont permis le prolongement de dix ans des centrales, imposant, après la survenue de l’accident de Fukushima, des conditions du meilleur niveau aux standards internationaux.

Electrabel emploie 2 000 personnes sur les sites et on dénombre environ 4 000 emplois indirects. À l’échelle de la Belgique, il s’agit d’une activité industrielle très importante, où les employés occupent des postes hautement qualifiés et jouent un rôle important dans l’environnement économique.

Les prix de marché de l’électricité, un peu bas par rapport aux investissements, sont très compétitifs pour l’industrie belge. La centrale de Doel se trouve au milieu de la zone industrielle portuaire d’Anvers, avec ses énormes complexes pétrochimiques et chimiques et différentes industries manufacturières. Disposer d’une source d’électricité régulière, sûre, et stable à un prix extrêmement compétitif est très important pour la Belgique.

Enfin, élément très mal valorisé en Europe aujourd’hui, l’électricité produite par ces centrales permet d’économiser les émissions de CO2. Engie se positionne pour obtenir une meilleure valorisation des coûts évités ou générés en matière de carbone, alors que le marché du carbone demeure très déprimé, compte tenu des allocations trop larges décidées par l’Europe. Ce n’est pas un élément assez discriminant dans la préséance économique, le merit order, l’ordre dans lequel on appelle les différents moyens de production, au fur et à mesure, en fonction de leurs coûts marginaux croissants. Il est certain que la non-émission de carbone, un élément très important lorsqu’il s’agit, par exemple, de comparer l’industrie avec celle du charbon allemand, n’est pas du tout – ou si peu – valorisée dans les choix collectifs. Nous le déplorons et espérons que les choses s’inverseront d’ici à quelques années.

Tel est le tableau de cette activité, très significative en Belgique. Le groupe Engie est fier d’être responsable, avec nos collègues belges, de la gestion de ces unités.

 

Présidence de M. Hervé Saulignac, vice-président de la commission.

 

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Merci, monsieur le directeur, pour cette présentation qui a l’avantage d’aborder les sujets qui fâchent. Engie-Electrabel connaît-elle les mêmes difficultés financières que celles auxquelles est confrontée EDF ? À combien s’élève son chiffre d’affaires et quel est le niveau de son endettement ?

M. Pierre Mongin. L’organisation du groupe fait qu’il est difficile de répondre à une telle question. Il se trouve qu’Engie a publié ses résultats annuels ce matin même, qui sont excellents. Le groupe a retrouvé une croissance organique de 5 % sur ses marges, malgré des désinvestissements massifs et une transformation complète du groupe – nous avons abandonné des productions très rentables à court terme, notamment charbonnières, pour nous projeter dans le monde de demain en matière d’énergie et devenir les champions de la transition énergétique.

Pour ce qui est du Benelux, la situation est plus compliquée. Notre holding historique à Bruxelles, Electrabel, englobe des activités qui se trouvent en dehors du Benelux. Ses comptes sont publiés une fois par an, après approbation par le gouvernement belge. En effet, notre capacité de paiement des futures dépenses de démantèlement est supervisée. La santé financière de l’entreprise est placée sous étroite surveillance des autorités gouvernementales, notamment de la commission des provisions nucléaires. Ainsi que le prévoit la loi, Electrabel est suivie en permanence par des agences de notation. Le niveau de financement en cash des opérations nucléaires est déterminé en fonction de la note. Si celle-ci devait être dégradée, Electrabel aurait à relever son niveau de réserves.

Les chiffres d’Electrabel pour 2017 ne seront publiés qu’au mois de juin. Ce que je peux vous dire, c’est que le chiffre d’affaires est de 30 milliards d’euros, sa dette globale de 10 milliards et qu’elle est classée BBB+. L’entreprise est parfaitement solide et sa surface suffisamment large pour assumer pleinement, sans risque ni inquiétudes, la totalité de ses obligations actuelles et futures. C’est ce que nous devons, en tant que groupe, au royaume de Belgique.

Si vous me demandez quelle est la situation économique, opérationnelle de l’électricité produite par nos centrales en Belgique, ma réponse sera quelque peu différente ! Le prix de l’électricité est trop bas. Après trois années consécutives de baisse, nous avons atteint un niveau limite en termes de rentabilité. Comme nous évitons toute forme de spéculation sur l’électricité et que nous couvrons la totalité de nos ventes futures deux ans à l’avance, nous sommes encore dans la tendance des trois années de prix les plus bas de l’histoire.

Cela explique que les résultats sur le Benelux soient moins bons que ceux des autres activités d’Engie, toutes en progrès cette année. Avec 220 millions d’euros de moins que l’année dernière, c’est l’un des rares secteurs en décroissance. La qualité des équipes belges et la dynamique sur les services compensent, en partie seulement, la situation difficile de la production nucléaire.

Nous sommes confiants dans le fait que le prix de l’électricité, pour des raisons d’offre et de demande, remontera. Ce qui est certain, c’est que le prix doit être suffisamment élevé pour couvrir les investissements. Pour obtenir que les réacteurs représentant 2 gigawatts soient prolongés de dix ans, nous avons dû sortir de notre poche 1,3 milliard d’euros, sur lesquels nous avons pris un risque de 100 %.

La question est la suivante : qu’est-ce qui peut déclencher la confiance chez les investisseurs pour qu’ils s’engagent dans l’activité nucléaire ? Aujourd’hui, le cadre régulatoire belge ne permet pas de sécuriser de manière suffisante des investissements sur une longue durée – même si l’on parle de dix ou vingt ans maximum. L’investisseur ne s’engagera pas sans être sûr que les prix de vente seront suffisamment élevés pour couvrir les marges qui permettent juste de rembourser le capital.

Pour les investissements massifs nécessaires aux prolongations de vie, il faudrait un cadre régulatoire semblable à celui qui existe en Grande Bretagne, le contrat de différence. Celui-ci ne permet pas de faire de grands profits quand les prix montent, car la différence est empochée par l’État, mais d’éviter de gros déficits lorsque les prix baissent, puisqu’ils sont compensés. C’est le système le plus sécurisant : avec ce « tunnel de prix », le marché se trouve un peu encadré par la puissance publique. L’Union européenne a considéré qu’il était parfaitement compatible avec les règles de concurrence.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Pour prolonger les installations au-delà de 40 ans, il vous en a coûté 1,3 milliard d’euros, avez-vous dit. La question se pose aussi en France, d’autant que l’ASN a précisé que des investissements seraient nécessaires.

Le lien entre les investissements et la production nucléaire est en effet crucial. Selon vous, dans quelle fourchette se situe le prix qui ferait qu’investir aurait du sens et serait rentable ? Le système français vous paraît-il préférable au système belge ?

M. Pierre Mongin. Je suis embarrassé pour vous répondre, madame la rapporteure, dans la mesure où nous n’avons pas du tout le même métier en France. Il est certain que le système français, très protecteur, est de moins en moins compatible avec les règles du marché commun. Nous allons d’un quasi-monopole de production à un quasi-monopole de la distribution, avec un tarif réglementé fixé par l’État. Ce système vertical d’intégration supprime, certes, les risques du marché, mais il est de plus en plus contesté sur le plan juridique.

Le Conseil d’État a jugé que les tarifs réglementés du gaz étaient contraires au droit de l’Union ; nous pensons qu’il en ira de même pour les tarifs de l’électricité. Le législateur devra alors se poser la question de la transition. Une partie des protections du système français devra disparaître et il faudra trouver d’autres moyens de sécuriser l’investissement.

Les modèles ne se ressemblent pas, le modèle français demeurant assez largement intégré et monopolistique. Certains économistes diront qu’il s’agit d’un monopole « naturel », mais il n’en demeure pas moins incompatible avec les règles de concurrence. Un jour viendra où il faudra adapter ce modèle.

Nous voyons bien que nous sommes arrivés au bout du système avec la séparation complète des activités et la suppression du tarif public du gaz. Nous sommes très reconnaissants à votre majorité d’avoir voté une loi sur la régulation du stockage de gaz, qui n’existait pas jusqu’alors, et qui a permis que les Français ne manquent pas de gaz cet hiver. Cela montre qu’il existe d’autres instruments de régulation que le monopole. En Belgique, nous évoluons dans un monde de marché libre, mais incompatible avec des investissements de long terme.

Le prix idéal de l’électricité, celui qui assure la couverture des coûts – break even – se situe dans une fourchette allant de 42 à 45 euros du mégawatt. C’est finalement le prix auquel la France est parvenue lorsqu’il s’est agi de fixer dans la loi un prix pour le marché de gros, monopolistique et complètement normé, l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique – ARENH. Or, en Belgique, il y a eu des périodes où ce prix était tombé à 27 ou 30 euros.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Considérez-vous que, dans un contexte de baisse des prix et de concurrence entre les différents fournisseurs, le fait de prolonger les réacteurs au-delà de 40 ans soit rentable ?

M. Pierre Mongin. Sans contexte régulatoire, cela sera très difficile, quand bien même la demande sociale, démocratique exprimée par les autorités du pays, est de poursuivre, dans l’intérêt national, l’activité afin d’assurer la sécurité de l’approvisionnement – je rappelle que nos installations assurent plus de 50 % de la production d’électricité belge.

Imaginer que l’on pourrait se passer de la production nucléaire du jour au lendemain est une vue de l’esprit. Et pourtant, la loi prévoit que tous les réacteurs seront éteints en 2025 ! Pour sortir de cette impasse, il faut que le parlement du royaume de Belgique change la loi. Il existe un grand débat, à l’initiative de Charles Michel, Premier ministre, et animé par Marie-Christine Marghem, ministre de l’énergie, qui, pour la première fois dans l’histoire de la Belgique, est en train de définir une planification nationale sur la couverture des besoins énergétiques.

Il s’agit d’un débat nouveau dans ce pays de libre entreprise, beaucoup moins planificateur que la France. Nous attendons qu’il en sorte une vision nationale, un peu comme la loi de transition énergétique en France, qui définisse, conformément aux engagements européens, le chemin à prendre. Viendra ensuite le moment de discuter des solutions raisonnables et pragmatiques, mais nous n’y sommes pas encore !

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous avez évoqué la commission des provisions nucléaires, qui vous oblige à provisionner les coûts de démantèlement. Avez-vous réalisé une estimation pour vos deux centrales ?

M. Philippe Van Troeye, directeur général dEngie Benelux, directeur général dElectrabel. Une loi nous oblige depuis très longtemps à faire une évaluation régulière des coûts de démantèlement, mais aussi du stockage des déchets, bien que l’organisation du stockage ne relève pas de la responsabilité d’Electrabel – une agence spécifique en est chargée, comme en France. Les scénarios sont révisés tous les trois ans, ce qui conduit à une réévaluation du montant des provisions. Celui-ci fait l’objet d’un examen approfondi par la commission des provisions nucléaires, au sein de laquelle siègent des représentants de l’État, issus de différentes administrations. Dans nos comptes, 25 % des provisions sont assises sur du cash¸ et 75 % sur des prêts à Electrabel.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Quelle est l’évaluation des coûts ?

M. Philippe Van Troeye. Elle est aujourd’hui de 4,2 milliards d’euros pour le démantèlement, et de 10,6 milliards au total, étant entendu que le stockage est loin de nous dans le temps. Tout dépend des hypothèses d’actualisation, qui font aussi l’objet d’une révision triennale. Il y a ainsi eu une baisse lors de la précédente révision, conduite il y a deux ans.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous en venons à la question de la sûreté nucléaire. Dans ce domaine, pouvez-vous nous décrire la situation des installations que vous exploitez ? Quels sont les points les plus sensibles au regard des enjeux actuels, c’est-à-dire après Fukushima ?

M. Pierre Mongin. La sûreté nucléaire repose sur tout un corpus de règles qui sont maintenant complètement internationales. Nous avons régulièrement des inspections de nos pairs, qui viennent passer deux mois chez nous pour mener une expertise détaillée et pour faire des recommandations. Il y a désormais des standards mondiaux et une communauté des régulateurs qui échangent constamment entre eux.

La question de la sûreté recouvre plusieurs aspects. Tout d’abord, la conception des installations physiques doit elle-même permettre d’apporter des réponses en cas d’incident : en Belgique, il est prévu un système de triple redondance, systématique, pour tous les équipements afin d’éviter des blocages susceptibles d’aggraver un incident. Les installations ont ainsi une conception robuste du point de vue de la sûreté. Nous avons des réacteurs classiques, à eau pressurisée, comme il en existe beaucoup dans le monde : ils ont donc été bien analysés. Les bâtiments des réacteurs ont une double enceinte, ce qui protège contre des risques internes, mais aussi externes, à savoir la chute d’aéronefs. Nous disposons aussi de ressources additionnelles en électricité grâce à des générateurs, de systèmes de pompes multiples et de circuits d’eau redondants.

Les règles en vigueur ont été renforcées après Fukushima, à l’occasion du retour sur expérience. En Belgique, les digues ont été significativement rehaussées le long de la Meuse à Tihange, pour faire face à un aléa, sans précédent, qui verrait une montée des eaux : à Fukushima, l’essentiel du problème est dû à la submersion d’un petit mur légèrement trop bas. Des mesures ont également été prises en matière de confinement, notamment grâce à des systèmes d’évent filtré. Ce sont des systèmes permettant la décompression à l’intérieur de l’enceinte confinée en cas d’accident nucléaire majeur – à Fukushima, les toits ont explosé, ce qui a conduit à un nuage radioactif au-dessus de Tokyo. Un tel scénario est devenu impossible depuis que ces investissements ont été réalisés : chaque structure est dotée d’une sorte de soupape permettant d’éviter que la compression ne finisse par produire une explosion massive, tandis qu’un système de filtrage chimique limite les éventuels rejets de matières radioactives à l’extérieur. Ces travaux ont été réalisés sur nos installations, je l’ai dit. De même, la question de la sismicité a été prise en compte, même si le risque de tremblement de terre est très peu critique : nos installations ne se trouvent pas à Nice, à côté de l’aéroport… Néanmoins, toutes les obligations liées au risque sismique ont été progressivement alignées sur des normes de criticité très élevées, issues du modèle japonais. On pourrait multiplier les exemples de renforcement des installations physiques.

La question de la culture de sûreté, chez tous les agents, est également essentielle – je le dis sous le contrôle du patron de l’exploitation.

Nous avons 2 000 salariés permanents dans nos sites, et environ 2 000 sous-traitants de passage. Tous doivent faire l’objet d’une sécurisation sur le plan individuel, cela va de soi, sous la forme d’habilitations délivrées par la police, mais il faut aussi qu’ils aient les bons gestes, les bons réflexes et la bonne culture. J’ai eu une expérience très comparable en matière de sûreté quand je dirigeais la RATP. C’est le seul sujet pour lequel il n’y a strictement aucune discussion possible entre la hiérarchie et les agents : on doit avoir une tolérance zéro pour les écarts de conduite, car des gestes extrêmement banals et non réfléchis peuvent avoir des implications sécuritaires. Il faut qu’il y ait un même niveau de concentration et d’engagement du sommet jusqu’à la base, y compris quand on est chargé de réaliser des tâches modestes à l’intérieur d’une centrale, avec un même souci de suivre strictement les procédures.

Cela peut être un peu difficile, parfois, car la marge de manœuvre est nulle, mais on attend le même comportement d’un pilote d’avion : il n’a pas de marge d’originalité ou de créativité quand il doit appuyer sur un bouton. À tous les niveaux, les systèmes managériaux doivent continuellement vérifier l’implication, la motivation, l’engagement, et j’allais dire le courage de tous les salariés. C’est pour moi la question la plus importante en matière de sûreté.

Nous avons sollicité des conseils extérieurs sur ce sujet depuis quelque temps, notamment de la part d’EDF, avec qui nous avons beaucoup échangé. On doit sortir de son bocal et il doit y avoir un dialogue au sein de la communauté des exploitants pour échanger sur les bonnes pratiques, trouver les bons profils techniques et assurer le recrutement de gens compétents. On doit avoir la modestie de se doter de conseils extérieurs quand on en a besoin, ce que les Belges ont fait avec beaucoup de sagesse. Il faut ensuite appliquer la même exigence chaque jour.

Voilà notre philosophie dans ce domaine, qui est encore plus important pour nous que la conception des installations : celle-ci est normée au niveau mondial, alors que chaque site est différent sous l’angle de la culture de sûreté. Si vous le permettez, Thierry Saegeman pourrait vous dire également un mot de la manière dont on fait avancer cette question avec l’appui et sous le contrôle de l’agence en charge de la sûreté en Belgique, qui est très impliquée dans la définition des critères et le contrôle sur place.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. J’en profite pour poser une question subsidiaire : on voit bien que la culture de la sûreté rejoint celle de la sécurité. Chez les sous-traitants, mais aussi au sein de votre propre personnel, il peut y avoir un besoin de suivi, notamment psychologique, pour des personnes qui peuvent éprouver des difficultés et entraîner des problèmes de sécurité. Vous avez d’ailleurs subi un acte de sabotage grave sur la turbine du réacteur 4 de la centrale de Doel. Selon nos informations, le ou les auteurs n’ont pas été identifiés, mais l’activité a repris sur le site. Quelles dispositions avez-vous adoptées pour éviter qu’un tel acte se reproduise ? Je mélange sûreté et sécurité, mais les deux aspects sont liés.

M. Thierry Saegeman, directeur des affaires nucléaires dEngie Benelux. Vous avez raison.

J’ai aussi été très marqué par la culture de sûreté dans mon poste précédent – j’étais directeur général de la Compagnie nationale du Rhône : la France a connu des drames très graves, en particulier celui du Drac, qui ont conduit à l’instauration d’une culture de sûreté hydraulique très forte, et vous savez que le Rhône est le fleuve le plus puissant de France, avec de nombreuses crues. On retrouve les mêmes bases dans la culture de sûreté nucléaire, les conséquences d’une dérive étant peut-être encore plus importantes dans ce domaine, bien qu’une comparaison soit difficile à établir.

Je rejoins totalement ce que M. Mongin vient de dire. La culture de sûreté nucléaire représente un travail quotidien, mené par tous, du plus haut au plus bas de l’organisation, et c’est notre meilleure protection contre d’éventuelles dérives dans l’exploitation. Nos conceptions sont très robustes, ce qui a été prouvé : après Fukushima, des audits externes ont montré que les installations nucléaires belges font partie des plus robustes en Europe. Au-delà de cette question, il y a des processus, qui sont suivis, et des êtres humains qui sont tous les jours concentrés sur leur travail et qui prennent pleinement conscience de l’importance des règles et de la gestion de cette source d’énergie très puissante qu’est le nucléaire.

Tous les dispositifs sont en place, à commencer par une formation très poussée, puisqu’elle représente plus de 7 % du temps de travail. Elle a lieu sur des simulateurs qui sont des copies conformes de nos installations, par tranches : tous les cadres, les ingénieurs et les opérateurs sont formés à des situations particulières sur ces simulateurs. Par ailleurs, il y a ce que j’appellerais un code de la route à respecter dans les centrales nucléaires, c’est-à-dire les spécifications techniques. Nous travaillons chaque jour à les faire respecter, et nous pouvons démontrer que nous avons récemment amélioré nos performances dans ce domaine.

Comme l’a souligné M. Mongin, nous nous faisons aider. Un comité de sûreté nucléaire a été mis en place au sein d’Engie Electrabel, sous la présidence de M. Mongin : nous sommes assistés par deux experts français qui nous ont rejoints en tant que conseils externes : M. André-Claude Lacoste, ancien patron de l’Autorité de sûreté nucléaire française, et M. Yannick d’Escatha, ancien directeur général adjoint d’EDF, ancien administrateur général du Commissariat à l’énergie atomique, et membre du conseil administration d’EDF en tant que représentant de l’État. Le comité de sûreté nucléaire nous aide, avec l’appui de ces deux experts, à nous améliorer sans cesse et à continuer à clarifier les règles qui doivent être respectées. Nous nous faisons aussi aider sur un plan très pratique, par exemple avec l’arrivée d’un nouveau directeur pour le site de Tihange, Jean-Philippe Bainier, qui a précédemment dirigé des sites d’EDF, notamment celui de Dampierre, où il y a historiquement eu quelques soucis ou interrogations en ce qui concerne la culture de sûreté. Il nous aide à améliorer nos performances à Tihange.

Comme l’a indiqué M. Mongin, l’autorité de sûreté nous suit au quotidien. Elle dispose de spécialistes de la culture de sûreté, qui analysent et évaluent nos actions, ainsi que les améliorations apportées.

Vous avez évoqué la question du sabotage : nous avons effectivement connu un acte grave de malveillance dans l’unité 4 du site de Doel, en 2014. Cet incident était économiquement grave, mais je tiens à souligner qu’il n’a pas eu lieu dans la partie dite nucléaire de notre installation – c’est la partie dite thermique qui était concernée. La turbine à vapeur s’est trouvée sans huile de dégraissage, ce qui a causé de graves dommages matériels. L’enquête est toujours en cours, et je ne suis donc pas autorisé à faire des commentaires.

Nous avons pris la mesure de la situation en instaurant un certain nombre de mesures de sécurité supplémentaires. À titre d’exemple, nous avons considérablement augmenté le nombre de caméras dans les installations, les équipements sont davantage verrouillés, nous avons zoné nos installations – dans certaines zones, les employés ne sont plus autorisés à entrer seuls, suivant le principe dit des « quatre yeux » –, les modalités d’accès et de contrôle ont été renforcées, et tous nos employés ont été formés et sensibilisés à la culture de sécurité – et pas seulement celle de sûreté. Ce ne sont que quelques exemples.

La question de la sécurité a fait l’objet d’une évolution relativement récente, je pense qu’on peut l’avouer : elle était moins présente dans les décennies antérieures, mais ce sujet nous est malheureusement tombé dessus, comme dans le reste de la société en général. C’est devenu un vrai enjeu et une vraie priorité pour les opérateurs de centrales nucléaires responsables.

M. Pierre Mongin. Lorsque je suis arrivé aux côtés d’Isabelle Kocher, les autorités belges ont créé une force de police spéciale pour sécuriser les sites des centrales, à notre demande. Lors de mes premières visites, j’avais été très frappé de constater que cela n’existait pas – j’ai fait rédiger le premier plan de crise de la centrale du Bugey en France, alors que j’occupais mon premier poste de sous-préfet, dans des temps immémoriaux, et l’on avait aussitôt créé des pelotons spécialisés de protection de la gendarmerie nationale, basés sur place, dont la seule mission consistait à protéger physiquement les installations nucléaires. À la suite de nos démarches auprès du ministre de l’intérieur belge, M. Jambon, et du Premier ministre, des forces de l’ordre spéciales ont été créées pour la surveillance de nos deux sites.

Comme ces forces de police n’étaient pas encore formées, des militaires ont exercé cette mission de surveillance physique dans un premier temps, après une formation délivrée par nos soins. La relève des militaires par la police doit maintenant intervenir, puisque les policiers ont été formés. C’est un exemple du durcissement de notre système de protection, qui est d’ailleurs antérieur aux attentats tragiques que la Belgique a connus : nous avons spontanément réclamé une évolution que le Gouvernement belge a bien voulu accepter. Il faut dire que nous payons tout, ce qui ne pose donc pas de problème budgétaire à l’État. Les charges de sécurité publique lui sont entièrement remboursées.

Quant au comportement que pourraient adopter certains individus, pour des raisons liées à des maladies mentales, à des motifs terroristes ou à d’autres formes de criminalité, c’est la responsabilité des forces de l’ordre et du management de faire preuve de vigilance. Il est très compliqué d’entrer dans les enceintes nucléaires en Belgique, même pour la hiérarchie du groupe Engie. J’en déduis que la surveillance doit être forte… Je ne le dis pas seulement pour plaisanter : c’est fait avec beaucoup de sérieux. Cela étant, on doit s’attendre à ce que des ennemis déterminés soient capables de dissimulation, et il faut donc faire preuve d’une surveillance redoublée. Nous avons des systèmes de précaution que l’on ne peut pas révéler ici, notamment pour la réaction du système en cas de comportement totalement irrationnel d’un agent. Cela fait partie des plans de crise. Je souligne qu’en Belgique, c’est le ministère de l’intérieur qui est chargé de la sécurité, comme en France, mais aussi de la sûreté nucléaire.

M. Hervé Saulignac, président. Quels sont les effectifs des forces de sécurité prévues pour les sites ? Quelles sont les prérogatives de l’Agence fédérale de contrôle nucléaire (AFCN), qui a compétence aussi bien pour la sûreté que pour la sécurité, et quelles obligations peut-elle faire peser sur l’exploitant ?

M. Pierre Mongin. Les pouvoirs de l’AFCN sont complets : elle a des pouvoirs d’investigation, d’injonction – elle peut adresser des mises en demeure très détaillées – et de sanction – allant du retrait de l’habilitation d’un salarié à des poursuites devant la justice. En matière de sûreté et de sécurité, les pouvoirs de l’autorité compétente en Belgique sont illimités et discrétionnaires. On peut toujours saisir le juge en cas de contestation, mais c’est un schéma dans lequel l’agence a les pleins pouvoirs.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Ils vont bien au-delà de ceux de l’ASN en France ?

M. Pierre Mongin. Tout à fait. Par ailleurs, l’AFCN dispose sur le terrain d’une ancienne entreprise d’ingénierie spécialisée, Bel V, qui a vu le jour au moment de la création des centrales afin d’encadrer leur construction et les procédures en matière de sûreté. Ce bureau d’études, dont les effectifs sont importants, est implanté dans les sites. Bel V, qui a été nationalisé, est placé sous l’autorité hiérarchique de l’AFCN : celle-ci dispose d’un bras armé permanent sur le terrain, avec des ingénieurs supervisant en permanence les opérations.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Est-ce l’équivalent de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) en France ?

M. Pierre Mongin. Exactement. Par ailleurs, nous n’avons que deux sites, ce qui permet d’avoir plus facilement une connaissance exhaustive des détails que dans le parc nucléaire français, dont l’ampleur est infiniment plus grande.

Pour répondre complètement à votre question, l’agence fédérale dispose de prérogatives considérables et ne distingue pas la question de la sûreté de celle de la sécurité.

M. Thierry Saegeman. L’AFCN dispose de 160 collaborateurs en charge des installations nucléaires, tandis que son support technique Bel V, qui est l’équivalent de l’IRSN, compte 90 experts. Il y a en particulier des inspecteurs dits résidents : au nombre de quatre par site, au minimum, ils sont chargés de suivre les activités d’exploitation au quotidien, et ils ont accès à toutes les installations et à tous les documents.

S’agissant des moyens humains de protection et sécurité, il faut rappeler que toute personne travaillant sur les sites nucléaires doit être habilitée par la sûreté de l’État. Tout personnel, sans distinction de fonction, interne ou externe, sous-traitants compris, est donc l’objet d’un screening très approfondi. De nombreuses mesures sont également prises en termes de protection physique.

Sans compter les militaires, plus de cent personnes appartenant à une société de gardiennage agréée sont présentes sur chaque site au quotidien. Les centrales nucléaires sont divisées en zones ayant chacune leurs propres prescriptions de sécurité et leurs conditions d’accès en vertu du principe de « défense en profondeur ». Le passage d’une zone à l’autre demande de franchir systématiquement plusieurs barrières et plusieurs contrôles – qui comportent, par exemple, des détecteurs de métaux, des scans biométriques, des sas d’accès avec code personnel, des contrôles par caméras, des contrôles de véhicule… La multiplicité des contrôles lors du franchissement de chaque zone explique que nous employions plus de cent agents de gardiennage agréés par site.

Par ailleurs, une équipe d’intervention armée est présente sur les sites sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Aujourd’hui, elle est militaire ; demain, elle sera remplacée par une force permanente de la police fédérale. Pour des raisons de sécurité, vous me permettrez de ne pas entrer dans le détail concernant ses effectifs, car il s’agit d’éléments relativement sensibles. Nous effectuons plusieurs dizaines d’exercices tous les ans avec ces équipes, et nous sommes très confiants dans leur capacité à intercepter un danger qui se présenterait sur un site.

M. Pierre Cordier. Élu des Ardennes, du côté de la pointe de Givet, qui constitue une sorte d’incursion française dans le territoire belge, où se trouve la centrale nucléaire de Chooz, je suis aussi président de sa commission locale d’information (CLI).

Les critères qui permettent d’évaluer la durée de vie des centrales sont-ils les mêmes en Belgique et en France ?

Quel rapprochement entre nos deux pays peut-on faire concernant les techniques de démantèlement ? En ce moment, Chooz, voisine de la Belgique, offre un exemple extraordinaire en la matière ?

Si les centrales nucléaires belges devaient fermer en 2025, c’est-à-dire demain, comment serait assurée la production d’électricité ? J’imagine que vous devrez faire appel à des importations, car le soleil, l’eau et le vent ne remplaceront pas, à eux seuls, 50 % de la production belge.

À ma connaissance, l’équivalent des CLI n’existe pas vraiment en Belgique. Elles permettent pourtant de fournir une information précise sur ce qui se passe au quotidien dans les centrales, y compris concernant des incidents classiques qui surviennent dans toutes les entreprises de France – il faudrait que nos concitoyens en aient davantage conscience. Qu’en pensez-vous ?

En France, la sécurité des centrales est assurée par un peloton particulier de gendarmerie qui comporte des effectifs assez élevés pour garantir une protection à plusieurs niveaux. Que vous inspire ce modèle ?

Mme Émilie Cariou. La notion de « défense en profondeur » que vous mettez en œuvre comprend-elle un système de vidéoprotection aux abords extérieurs de la centrale ? Un système périmétrique large vous permet-il de la protéger, et de voir arriver les personnes qui pourraient s’en approcher, y compris lorsqu’elles sont en groupe ?

En France, lors d’un incident récent, une vingtaine de personnes ont pu entrer sur un site nucléaire. Je trouve étonnant qu’en zone rurale, on puisse ainsi approcher d’une centrale.

M. Hervé Saulignac, président. Les vingt-deux militants qui sont entrés à Cruas voulaient s’approcher des piscines de stockage du combustible usagé. Comment ces piscines sont-elles protégées en Belgique ?

M. Pierre Mongin. Monsieur le député, les autorités de sûreté se parlent d’autant plus que les technologies de leur pays sont proches, ce qui est le cas entre la Belgique et la France. Il n’y a pas de raison que les critères qui présideront à la décision de prolonger ou non la vie d’une centrale diffèrent.

De mon point de vue, cette décision est purement liée à la question de la sûreté. Certes, des considérations économiques ou politiques interviennent – il est, par exemple, parfaitement légitime qu’un pays décide de changer ses modes de production électrique –, mais les critères qui devront déterminer en dernier lieu s’il est possible de prolonger une centrale sont des critères de sûreté ; il n’y en a pas d’autres.

La sûreté est au fondement de toute décision, et, à mon avis, les autorités de sûreté belge et française ont le même niveau d’exigence. Il se trouve que j’ai l’occasion de rencontrer de temps en temps le responsable de l’autorité française, qui a autrefois travaillé avec moi : il a la même rigueur et les mêmes exigences que son homologue belge. Finalement, si les conditions politiques et économiques sont réunies, seul le critère de sûreté permettra de dire si l’on peut prolonger la vie d’une centrale nucléaire, et pour combien de temps.

Nous devons nous préparer aux démantèlements qui auront lieu un jour. Il nous faut acquérir une bonne connaissance des premiers démantèlements qui se déroulent en France. Nous savons qu’il faudra démanteler en Europe – l’Allemagne a déjà fait des choix en la matière. Il faut donc essayer de faire des économies d’échelle afin de réduire le coût de ces opérations, et parvenir à les traiter en série, de façon industrialisée. Le groupe Engie, avec ses filiales, se positionne sur cette activité. Aujourd’hui, ces technologies sont bien maîtrisées, même si les opérations en question sont coûteuses et longues.

L’issue du débat sur le pacte national belge sur l’énergie déterminera le sort des centrales nucléaires à partir de 2025. Leur prolongation est l’option la plus probable, mais ce n’est pas encore décidé.

J’ai été préfet coordonnateur de Tricastin, et je trouve votre remarque sur les CLI très juste : elles jouent un rôle extrêmement utile pour dédramatiser les situations. Le fait est que l’on n’entre pas facilement dans une centrale, et que l’on n’y amène pas facilement les enfants des écoles. Ce n’est pas qu’il y ait le moindre danger, mais les exigences de sécurité publique ne le permettent pas. C’est un peu dommage, car cela donne le sentiment que cet objet qui prend beaucoup de place dans le paysage est un peu mystérieux. Il est donc nécessaire de faire un gros effort d’information en direction des populations environnantes : il faut expliquer ce qu’est la centrale, mais aussi comment on y vit, comment on y travaille, quelles sont les pratiques de sécurité au travail… Lorsqu’il y a le moindre incident, il faut être totalement transparent.

Electrabel a commencé des démarches en ce sens puisque nous avons constitué une sorte de CLI informelle avec les maires des communes proches. Elle mène des actions sur le modèle des commissions françaises. Il serait très utile que nos équipes et notamment M. Philippe Van Troeye, qui dirige les opérations en Belgique, aillent voir une CLI et le détail de son organisation. Nous avons beaucoup à apprendre de cette méthode pour la bonne compréhension de la centrale par son environnement.

Quelles alternatives énergétiques ? Il y a évidemment le renouvelable. Notre entreprise est tournée vers le renouvelable, et nous sommes déterminés à en faire plus. L’offshore constitue une solution massive de fabrication d’électricité, même si elle est encore compliquée et un peu chère – les prix baissent actuellement. En capacité, l’offshore représente l’équivalent des centrales nucléaires.

Il y a aussi l’éolien, plus interstitiel, le solaire, notamment sur les bâtiments, et, surtout, l’efficacité énergétique. Elle constitue la première des réponses : commençons par faire des économies ! Enfin, nous savons qu’en Belgique, il faudra produire de l’électricité à partir du gaz : il faudra reconstruire des centrales à cycle combiné gaz turbine (CCGT). Elles seront indispensables à l’équilibre du système, parce qu’il n’y a pas du soleil et du vent en permanence. Nous pensons que huit turbines à gaz supplémentaires seront nécessaires au fur et à mesure du remplacement des centrales. Ce ne sera pas tant pour la production de base, pour laquelle on pourra compter à très haut niveau sur le renouvelable, mais pour l’ajustement de la pointe. Le gaz reste de très loin la meilleure solution : il est non polluant et il émet deux fois moins de CO2 que le charbon. Le gaz est toujours une énergie fossile, mais, en termes climatiques, il est extrêmement performant par rapport au charbon.

M. Thierry Saegeman. Madame la députée, nous organisons une « défense en profondeur ». Comme pour le 110 mètres haies, vous trouvez un obstacle tous les dix mètres : si vous touchez le premier, vous êtes ralenti, et ainsi de suite.

Des caméras assurent une surveillance sur tout le périmètre extérieur de la centrale, qui permet de détecter une intrusion potentielle. La première mesure consiste alors à fermer immédiatement et hermétiquement toutes les installations critiques. Nos personnels alertent systématiquement les services d’urgence présents en permanence sur place, qui interviennent pour intercepter le danger potentiel – en usant de prérogatives qui leur sont propres.

En Belgique, la très grande majorité des bâtiments sensibles sont bunkerisés. Pour ceux qui ne le sont pas, toutes les mesures supplémentaires nécessaires ont été prises pour qu’en toutes circonstances, nous soyons à même de refroidir les installations, en particulier si elles contiennent du combustible usé. Nous sommes toujours en mesure de contrôler l’effet potentiel d’un incident.

Les dispositions prises à la suite de l’accident de Fukushima ont amené à mettre en place une série d’équipements mobiles qui permettent de limiter le risque de feu de kérosène – il est impératif de parfaitement maîtriser le risque incendie sur un site nucléaire.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Plus précisément, qu’en est-il de la protection des piscines en cas d’attaque par un aéronef ? Nous nous sommes rendu compte qu’il s’agissait de l’un des points vulnérables des centrales françaises. En Belgique, la centrale de Tihange est située dans l’axe de la piste de l’aéroport de Liège. Quelles mesures avez-vous prises en conséquence ?

M. Thierry Saegeman. La plupart des bâtiments étant bunkerisés, ils résistent à l’impact d’une chute d’avion…

Mme Barbara Pompili, rapporteure. De tous les types d’avion ?

M. Thierry Saegeman. Je ne peux pas vous donner d’informations précises. Les études menées sur le sujet sont couvertes par le secret. Ces bâtiments résistent à tout type d’impact extérieur et, au cas où il y aurait des doutes sur ce point, nous avons mis en place les mesures nécessaires de dédoublements des systèmes de refroidissement.

Si un bâtiment de stockage est touché, nous ne sommes pas tout à fait dans la même situation que si les bâtiments du réacteur étaient concernés. Dans le réacteur, le combustible est, presque littéralement, flambant neuf, avec une concentration d’énergie importante. Dans les piscines, nous avons affaire à des combustibles usés, donc nous sommes à un niveau inférieur.

Le plus important, en cas d’incident, reste de pouvoir continuellement refroidir ce combustible afin d’éviter qu’il se réchauffe – et toutes les mesures ont été prises en ce sens. Nous répondons sur ce plan à toutes les normes nationales et internationales. Une étude récente de Greenpeace France a d’ailleurs indiqué que les centrales nucléaires belges n’étaient pas dans la même situation que certains sites nucléaires français, et que les bâtiments y étaient mieux protégés.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Avez-vous pris connaissance du rapport de Greenpeace sur la sécurité des réacteurs nucléaires et des piscines d’entreposage en France et en Belgique. Il comporte et analyse divers scénarios. Le cas échéant, quels enseignements en tirez-vous ?

M. Thierry Saegeman. Nous n’avons pas accès à ce document qui a été classé « secret » en Belgique. Il est connu de l’AFCN qui présente des éléments à ce sujet sur son site internet. L’agence a rencontré Greenpeace et analysé ce rapport avant que nous nous entretenions avec elle afin de savoir quelles améliorations nous pourrions apporter. À ce stade, nous n’avons aucune mesure complémentaire à prendre.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Il a été établi que la cellule terroriste de Molenbeek surveillait un haut responsable du Centre d’étude de l’énergie nucléaire de Mol. Comment protégez-vous vos personnels qui peuvent constituer des cibles potentielles ?

M. Thierry Saegeman. Nous avons reçu des informations de la part des autorités de contrôle nucléaire qui nous ont permis de prendre les mesures adéquates pour protéger nos collaborateurs. Pour des raisons que vous comprenez, je ne suis pas en mesure de dévoiler la nature de ces mesures.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Quel circuit suivent les déchets produits par vos différents réacteurs ? Rencontrez-vous des problèmes en la matière ? Quelle est votre position sur le stockage ? Ce sujet nous agite beaucoup en France, en particulier le stockage en profondeur ou en subsurface. Quelle est la position des autorités belges sur le stockage à long terme des déchets nucléaires ?

M. Philippe Van Troeye. Jusqu’à présent, il y a beaucoup de similitudes entre l’approche française et celle des autorités belges. Nous parlons également en Belgique d’une filière de stockage géologique pour les déchets à haute teneur ionisante potentielle, mais la discussion n’est pas aussi avancée que chez vous.

Pendant vingt ans, des recherches ont été menées pour un stockage en couche géologique profonde d’argile. Des tests ont été réalisés : on a creusé des tunnels et effectué le suivi d’un stockage. Ce programme a été partiellement financé par les producteurs de déchets.

La question de la confirmation de ce choix reste aujourd’hui ouverte, et il faut encore fixer un lieu. Deux possibilités restent à examiner en Belgique, qui n’ont pas fait l’objet d’un débat parlementaire. Ces étapes doivent être franchies avant que nous puissions avancer.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. En attendant une solution, où vos déchets sont-ils stockés ?

M. Philippe Van Troeye. Pendant une période, nous faisions du retraitement. Le combustible était retraité à La Hague, et les déchets qui nous revenaient étaient stockés à Mol dans un site de stockage provisoire en surface. Un moratoire a cependant été décidé il y a plusieurs années : le combustible n’est plus retraité. Pour l’instant, il reste entreposé sur nos deux sites nucléaires, soit dans une piscine, soit dans un stockage sec. L’un des enjeux, dans le cadre du démantèlement, sera de trouver une solution pour l’ensemble du combustible usé – un jour, les centrales actuelles ne seront plus des sites industriels. Il s’agit d’un problème de décision démocratique et de responsabilité des autorités.

M. Hervé Saulignac, président. Messieurs, nous vous remercions pour ces échanges. Nous serions heureux que vous puissiez répondre par écrit aux questions que nous vous avions fait parvenir et que nous n’avons pas eu le temps d’aborder cet après-midi.


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11.   Audition de M. Philippe Knoche, directeur général d’Orano (ex-Areva) (8 mars 2018)

M. Jean-Marc Zulesi, président. Mes chers collègues, nous accueillons M. Philippe Knoche, directeur général d’Orano (ex-Areva). Sans vouloir faire un trop long historique, je rappellerai que, pour faire face à ses difficultés – notamment financières –, le groupe Areva a été scindé en trois filiales, permettant l’entrée au capital d’investisseurs étrangers.

La restructuration, qui a débuté en 2015 et s’est achevée le 23 janvier 2018, a donné naissance aux entités suivantes : New Areva, chargé des activités liées au cycle du combustible, dont le capital a été ouvert à des investisseurs étrangers, notamment japonais ; cette entité est devenue Orano le 23 janvier 2018. Areva NP, le pôle « réacteur » d’Areva, devenu filiale d’EDF en 2015, est redevenu Framatome en janvier 2018. Pour mémoire, cette entité gère désormais l’usine du Creusot Forge, mise en cause pour les défauts sur la cuve du réacteur de Flamanville. Ce dossier est en cours d’examen par l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN). Areva SA, la maison mère, est maintenue temporairement pour conserver quelques activités liées aux actifs les plus risqués du groupe, dont principalement le chantier du réacteur nucléaire Olkiluoto 3 (OL3) en Finlande.

En juillet 2017, avec l’accord de la Commission européenne, l’État français a participé à la recapitalisation de deux de ces entités pour un montant de 4,5 milliards d’euros.

Orano, créé officiellement il y a un mois, demeure centré sur la gestion du cycle du combustible – extraction, concentration, raffinage, conversion et enrichissement de l’uranium, fabrication d’assemblages de combustibles nucléaires, transport des combustibles nucléaires, traitement des combustibles nucléaires usés – ainsi que sur la logistique et les services liés au nucléaire, notamment le démantèlement. L’entreprise est implantée sur dix-sept sites en France et emploie 16 000 salariés.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées de déposer sous serment. Elles doivent jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Philippe Knoche prête serment.)

M. Philippe Knoche, directeur général dOrano. Je vous remercie de me donner cette occasion de vous présenter l’engagement de nos 16 000 salariés, dont 12 000 sont employés en France. Chaque jour, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ils assurent la sûreté de nos installations, contrôlent qu’elles fonctionnent dans des conditions qui la respectent et les protègent également contre les menaces extérieures, y compris terroristes. Nous parlerons dans ce cas de « sécurité », même si la réglementation utilise plutôt en la circonstance le terme de « protection physique ».

Votre présentation liminaire décrit parfaitement notre groupe. Je préciserai simplement que ce groupe industriel a investi plus de quatre milliards d’euros dans ses installations françaises au cours de dernières années. Nous sommes un des plus gros investisseurs industriels en France, sur les plateformes du Tricastin et, plus généralement, de la vallée du Rhône, mais aussi dans le nord-ouest. Même s’il ne s’agit pour le moment que de projets de recherche et développement (R & D), le groupe réalise également des recherches sur l’apport médical des matières nucléaires, notamment pour les traitements contre le cancer. Je suis accompagné par Mme Morgane Augé, directrice des affaires publiques France, chargée à ce titre des contacts avec les parlementaires, et par M. Jean-Michel Chéreau, directeur de la protection du groupe ; ancien général de corps d’armée, il a eu à faire face au cours de sa carrière non seulement à des menaces mais, bien entendu, à des affrontements réels avec des groupes armés.

Même si les deux aspects peuvent être liés, je distinguerai dans ce propos liminaire les questions de sûreté et celles liées à la sécurité.

S’agissant de la sûreté, je m’exprimerai en cinq points.

Premièrement, notre niveau d’exigence s’applique à l’ensemble de nos sites, en fonction des enjeux. Nos programmes de formation – que nous nommons « safety excellence » – visent à améliorer notre rigueur d’exploitation : les facteurs organisationnels et humains contribuent fortement à la sûreté. Nous devons faire en sorte que nos équipes ne fassent pas d’erreur lors de leurs interventions. Nous ne sommes ni parfaits, ni infaillibles : l’erreur humaine est toujours possible, mais nous sommes particulièrement exigeants vis-à-vis du risque et respectueux de la réglementation, sur l’ensemble de nos sites.

Deuxièmement, nous appliquons l’ensemble des procédures en la matière dans la plus totale transparence. Nous produisons un rapport annuel sur notre politique de sûreté et les événements que nous gérons ; nous publions également un communiqué de presse sitôt qu’un événement de niveau 1 se produit – l’échelle International nuclear event scale (INES) en compte sept. L’an dernier, nous avons connu douze événements de niveau 1, sans conséquences sur les personnels ni sur l’environnement. Ils n’en font pas moins l’objet d’un communiqué de presse, et sont rapportés sur le site de l’ASN et sur le nôtre.

Cela ne nous empêche pas – bien au contraire, cela nous encourage – à déclarer également à l’ASN les incidents de niveau inférieur : en 2017, on a dénombré cent soixante événements de sûreté intéressants, que l’on pourrait appeler des « écarts », puisque nous traçons chaque écart par rapport à nos exigences internes et à celles de la réglementation.

Non seulement cela procède de notre souci de transparence, mais cette démarche, et cela m’amène au troisième point, participe à l’amélioration en permanence de la sûreté. Le traitement de ces cent soixante événements nous permet d’apprendre et de progresser sur la base des écarts, en mettant en place de nouvelles mesures. Nous le faisons systématiquement et nous poussons les démarches d’autres industries à leur extrême. Si les mesures mises en œuvre ne se révèlent pas efficaces, si les écarts se reproduisent dans certains domaines, alors nous renforçons nos plans d’action.

Ce n’est pas la seule source d’amélioration permanente. Nous disposons d’une inspection interne et nous subissons – comme toutes les installations nucléaires – des réexamens de sûreté tous les dix ans en France. L’ASN procède par ailleurs tous les ans à plus de cent inspections de nos sites, dont environ 20 % sont inopinées. Elles nous amènent parfois à réaliser des exercices ou des opérations pour tester nos réactions, l’ASN ne se contentant pas uniquement d’inspecter ce qui se passe.

Toujours dans cette optique d’amélioration continue, même si nous disposons d’une expertise relativement unique dans le monde, nous nous sommes rapprochés des autres exploitants nucléaires en devenant membre de l’association mondiale des exploitants nucléaires – World association of nuclear operators (WANO). Cette association réalise des peer reviews : ces visites de terrain regroupant plus de vingt sociétés d’exploitants nucléaires sur plusieurs semaines permettent d’évaluer la sûreté quotidienne des sites et donnent lieu à la rédaction de recommandations.

Au total, pour améliorer la sûreté, nous investissons plus de 350 millions d’euros par an, soit 10 % de notre chiffre d’affaires. Cela peut paraître beaucoup, mais c’est notre cœur de métier. C’est pour nous extrêmement important.

Bien entendu, la sûreté est la responsabilité de chaque salarié. Mais, par ailleurs, plus de six cents personnes y travaillent à temps plein et mettent notamment en œuvre les retours d’expérience lorsque des écarts sont constatés, comme celui que vous avez mentionné s’agissant du Creusot.

Quatrième point, cette volonté d’amélioration permanente vaut également pour la radioprotection. Plus de 14 000 personnes – salariés ou sous-traitants du groupe – font l’objet d’une surveillance en matière de radioprotection. Leur dose moyenne est mesurée annuellement : elle est dix fois inférieure au maximum légal et même à la radioactivité naturelle.

Cinquième point : la surveillance de l’environnement. Chaque année, plus de 30 000 analyses sont réalisées dans l’air, l’eau, les végétaux, ainsi que sur les poissons et la faune autour de nos sites. Cela nous permet de confirmer les résultats des études d’impact réalisées lors des demandes d’autorisation : l’impact de nos activités sur l’environnement est réel – on ne peut le nier – mais il est cent fois inférieur à la radioactivité naturelle, celle qui préexiste à nos activités. Notre impact est donc particulièrement limité.

Les aspects que je viens de souligner ne sont évidemment pas exhaustifs. Je suis à votre disposition pour répondre à toute question complémentaire.

Premier point : en matière de sécurité comme en matière de sûreté, nous ne prétendons pas être parfaits. En revanche, nous cherchons en permanence à nous améliorer et à nous adapter aux menaces. La cuirasse et l’épée, c’est un débat millénaire : nous savons que les menaces évoluent et nous nous adaptons en conséquence.

Nos opposants utilisent beaucoup un exemple que je vais donc reprendre : celui des piscines d’entreposage de combustibles usés à La Hague. Après le 11 septembre, ces piscines ont été protégées par une batterie de missiles anti-antiaériens ; c’était la réponse la plus rapide et la plus efficace, mais nous y avons renoncé depuis pour les raisons que je vais vous expliquer.

Il faut garder en tête que la structure des piscines est composée de deux éléments. Les assemblages de combustibles usés qu’elles contiennent doivent être refroidis – même si une piscine de La Hague représente dix fois moins de puissance thermique qu’un réacteur en sortie, puisque les combustibles ont refroidi. Ces assemblages doivent donc être immergés. Face à une menace terroriste – tir de roquettes ou chute d’avion – nous devons éviter une brèche dans la partie inférieure de la piscine, celle qui contient l’eau, qui provoquerait ce qu’on appelle le « dénoyage » de la piscine. Du reste, et cela relève de la sûreté, en cas d’événements de type séisme ou tornade conduisant à des fissures dans ces piscines, nous nous assurons d’être en mesure de réinjecter de l’eau par des moyens permanents ou mobiles.

Au-dessus de cette partie inférieure emplie d’eau, il y a une superstructure. Si elle est endommagée, c’est évidemment un investissement perdu, ce qui est fort dommageable, mais cela ne conduit pas à un accident tant qu’on ne touche pas à l’intégrité des piscines.

À ce propos nos opposants soutiennent que les structures inférieures de nos piscines ne sont composées que d’un mur en béton de trente centimètres, ce qui est faux. Cette zone comporte plusieurs murs, dont un fait plus d’un mètre d’épaisseur. Autrement dit, au-delà du fait que ces installations sont partiellement enterrées, quelles que soient les configurations – et il y en a plusieurs –, une roquette tirée sur un mur de cette épaisseur ne provoque pas une brèche susceptible de provoquer un dénoyage des piscines. Je ne tire pas à la roquette pendant le week-end, je vous rassure, mais des tests ont été réalisés dans des installations officielles. Et un tir sur la superstructure créerait des dégâts, mais pas un accident nucléaire.

Que se passerait-il en cas de chute d’avion sur les piscines de La Hague ? Les députés qui le souhaiteront peuvent visiter le site ou consulter les plans ou sa reproduction en trois dimensions. Du fait de la configuration du site, un avion gros porteur ne peut atteindre la partie basse et les bâtiments contenant les piscines, puisqu’il y a des bâtiments autour.

En revanche, on ne peut pas exclure la chute d’un avion sur la partie haute, constituée d’une structure métallique légère supportée par des poutres en acier très solides – représentant plusieurs rails de chemin de fer. Sur ce type de supports, une aile d’avion en aluminium, très légère par construction, se disloquerait. Les plus gros débris susceptibles de chuter sont le moteur et sa nacelle. Sachant qu’il y a cinq mètres d’eau au-dessus du combustible usé, et même si elles ne sont peut-être pas parfaites, nos études montrent que la chute d’un moteur ne provoquerait pas davantage le dénoyage d’une piscine.

Tous ces éléments et ces documents ont systématiquement été partagés avec les autorités et nous les tenons à la disposition des députés. Nous nous adaptons donc en permanence aux menaces.

Le deuxième élément, c’est la complémentarité entre l’État et l’exploitant. En amont, c’est bien l’État qui opère les missions de renseignement, qui identifie, définit les approches générales, édicte la réglementation et décrit les menaces à prendre en compte. In fine, en cas d’attaques sévères, ce sont les forces armées – groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN) ou Recherche, assistance, intervention, dissuasion (RAID) – qui interviennent.

En cas d’agression, notre rôle est de minimiser l’impact et les conséquences de la malveillance, de l’attaque ou de l’intrusion et de retarder les intrus. Pour ce faire, nous disposons d’outils à la fois réglementaires et pratiques. En matière réglementaire, nous sommes un organisme d’importance vitale : à ce titre, nous devons déployer un plan de sécurité opérateur, qui n’est pas propre au secteur nucléaire, régulièrement examiné par les autorités. Mais en tant qu’opérateur nucléaire, nous disposons également d’un plan de contrôle des matières nucléaires, réglementé lui aussi. Enfin, chaque site met en œuvre un plan particulier de protection, revu régulièrement en fonction des menaces. À chaque fois que le haut fonctionnaire de défense l’examine et émet des recommandations, nous devons nous ajuster et rentrer dans la boucle d’amélioration.

Cette démarche couvre notamment cinq types de menaces sur lesquelles je voudrais insister. La première est la menace aérienne ; j’en ai parlé tout à l’heure. À ce propos, nous ne parvenons pas à obtenir de Google Earth et des fournisseurs de services équivalents le floutage de nos sites. Nous ne sommes d’ailleurs pas les seuls concernés, d’autres sites importants de l’État ne sont pas floutés… Le législateur ou le Gouvernement pourrait peut-être tenter de revenir à la situation antérieure, dans laquelle ces sites étaient floutés sur internet.

Deuxième type de menace, l’intrusion. Comme d’autres exploitants nucléaires français, nous sommes protégés par trois types de barrières : la clôture détermine la zone à accès contrôlé. Grâce au vote récent des lois liées à l’évolution de la menace, nous pouvons contrôler ce qui se passe à l’extérieur de la clôture et donc surveiller une personne qui se trouve à proximité. Nous mettons progressivement en place ces surveillances extérieures. La première zone, dite « à accès contrôlé » permet le cas échéant d’identifier d’éventuels intrus. La seconde zone, dite « à protection renforcée », permet de ralentir ou d’intercepter une éventuelle menace. Elle protège une troisième zone extrêmement sensible, à l’intérieur des bâtiments, et particulièrement protégée. Pour assurer ces missions, plus de trois cent cinquante personnes spécialisées et armées peuvent intervenir – bien entendu, uniquement dans les conditions prévues par le code pénal.

Troisième risque : la malveillance de nos propres intervenants, qui pourraient commettre des actes mettant en cause la sûreté des sites. En préliminaire, je rappelle qu’il n’y a pas de réaction nucléaire à l’intérieur de nos installations : provoquer un accident n’est donc pas évident. Néanmoins, la menace existe puisque nous stockons des matières nucléaires. Nous devons faire attention. L’État a fait évoluer son dispositif de criblage des intervenants dans le secteur nucléaire, en chargeant le Commandement spécialisé pour la sécurité nucléaire (COSSEN) de cette mission. Le criblage est renouvelé tous les ans pour les salariés sous-traitants ; il est bien entendu systématique pour les nouveaux entrants sur nos sites. L’an passé, 16 000 avis de sécurité ont été sollicités, qui ont donné lieu à une centaine de refus, soit moins de 1 % des personnels – proportion similaire à ce que l’on peut constater ailleurs.

Quatrième type de menace : la menace cyber, celle qui évolue le plus rapidement. La menace mais surtout les attaques sont réelles. Nous recensons plus de deux cents attaques par jour sur nos réseaux, dont plus de quatre-vingt-dix attaques virales. Chaque jour, 400 000 événements de sécurité sont analysés par les ordinateurs dédiés à la surveillance de nos réseaux. Nous réalisons ces analyses en partenariat avec un centre de surveillance et avec Thales, sous le contrôle de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI). Il peut s’agir d’attaques automatiques ; en revanche, deux fois par jour, des attaques très ciblées nous visent spécifiquement, par le biais de logiciels malveillants ou autres techniques.

La menace et les attaques sont donc permanentes. Ces menaces ayant été détectées il y a déjà longtemps, nous avons développé la segmentation de nos systèmes et d’autres parades classiques en termes de cybersécurité. Lors des cyberattaques de type NotPetya de l’an passé, cela nous a permis de ne pas perdre un seul ordinateur ; tous les ordinateurs de nos salariés sont restés parfaitement fonctionnels.

Il n’y a pas de science exacte en matière de cybersécurité, mais nous réalisons en permanence des tests, notamment des tests d’intrusion par le biais d’entreprises extérieures homologuées par l’ANSSI. Elles viennent tester nos systèmes une vingtaine de fois par an afin que nous progressions encore. Sur les trois prochaines années (2018-2020), en complément du budget initialement prévu, nous allons investir plus de dix millions d’euros dans notre cybersécurité. C’est un point particulier de vigilance.

Dernier risque, celui lié aux transports : en fonction des catégories, nous organisons plusieurs centaines de transports de matières radioactives par an. Les combustibles usés sont transportés dans des assemblages, eux-mêmes entourés d’une couverture en acier de plus de trente centimètres, afin de bien les protéger contre les attaques. Nous continuons malgré tout à travailler sur ces protections. Ainsi, pour le transport de matières dites de classe I, comme le plutonium, nous disposerons avant la fin de l’année de blindages supplémentaires.

Autre problème, celui de la prévisibilité de nos transports. Nous allons mettre en place des évolutions dans les prochains mois afin de les rendre plus aléatoires, donc moins prévisibles.

Une autre question se pose – que nous ne traitons pas nous-mêmes, bien évidemment, pas plus que celle de la prévisibilité : pour garantir la sécurité, vaut-il mieux des transports plus banalisés ou plus escortés ? Plus l’escorte est importante, plus elle est identifiable. Mais les escortes sont malgré tout rassurantes pour la population. Nous devons mener ce débat avec l’État, afin de trouver le bon équilibre entre transports banalisés, escortes discrètes ou plus visibles.

Sur le plan financier, 50 millions d’euros sont consacrés chaque année à ces menaces. Un plan d’investissement supplémentaire de 140 millions d’euros a par ailleurs été adopté sur plusieurs années. Cela représente un coût de 80 à 100 millions d’euros par an sur les prochaines années pour la seule sécurité, à comparer aux plus de 300 millions d’euros dévolus à la sûreté.

La sécurité représente 5 % des coûts annuels des sites de La Hague et Marcoule (Melox). Le recyclage représentant 2 à 4 % du prix de l’électricité, la sécurité ne représente que quelques millièmes. Même dans l’hypothèse haute d’un doublement des coûts liés à la sécurité – qui ont déjà bien augmenté – cela ne représenterait guère que 0,2 % du prix de vente de l’électricité au consommateur particulier ou industriel.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Je vais revenir sur les questions financières, par lesquelles vous avez terminé. Les difficultés financières auxquelles était exposé Areva vont-elles se répercuter sur la nouvelle entité Orano, et auront-elles des conséquences sur vos investissements relatifs à la sûreté ou à la sécurité ?

Orano va s’ouvrir à des investisseurs tiers, notamment étrangers ; cela ne risque-t-il pas d’entraîner des exigences de rentabilité immédiate, susceptibles de mettre à mal ces mêmes investissements ?

M. Philippe Knoche. Au cours des trois dernières années, nous avons sanctuarisé l’ensemble des investissements liés à la sûreté. Nous ne choisissons pas les priorités, puisque nous nous adaptons aux enjeux. Le montant d’investissement total du groupe a baissé, passant de 2 milliards d’euros par an à 600 ou 700 millions, mais les montants consacrés à la sûreté ont été maintenus à des niveaux de l’ordre de 300 à 350 millions d’euros. Du coup, leur part dans nos investissements totaux est passée grosso modo de 20 % à 50 %.

La situation financière du groupe, après l’augmentation de capital, et avec les actionnaires minoritaires, a été conçue pour que nous soyons en mesure de remplir nos obligations en matière de sûreté et de sécurité, mais aussi nos obligations de fin de cycle, puisque nous disposons de 7 milliards d’euros de fonds dédiés à ces opérations réglementaires, démantèlement et reprise des déchets.

Qu’il y ait ou non un actionnaire étranger ne change rien au fait que toute entreprise a l’obligation de se financer elle-même. C’est notre objectif dès cette année : arrêter de nous endetter pour financer nos investissements. Nous en avons l’obligation, comme toute entreprise, mais aussi parce que l’approbation par la Commission européenne indique clairement que l’État ne doit plus intervenir pendant dix ans dans Orano. Nous devons donc être en mesure de financer nos investissements liés à la sûreté et la sécurité, ou nos investissements opérationnels, par nos propres moyens. C’est notre responsabilité, et nous le faisons toujours en gardant la sûreté nucléaire en tête : c’est notre priorité.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. De nombreuses prescriptions de l’ASN se terminent par la mention « dans des conditions économiquement acceptables », ce qui suscite des interrogations. Cela revient-il à admettre que l’exploitant bénéficie d’une marge d’interprétation de ses décisions en fonction du coût des prescriptions édictées ?

M. Philippe Knoche. Mon sentiment sur cette question a été confirmé lors de l’audition du président de l’ASN, qui a indiqué ne pas avoir l’impression de s’être freiné à quelque moment que ce soit quand il pensait qu’il s’agissait de quelque chose d’important. Je partage cette impression. Par ailleurs, la réglementation française, notamment l’arrêté INB, précise que les mesures prises sont proportionnées aux enjeux. Cette mention de l’ASN va jouer sur les priorités. Par exemple, en ce moment, nous mettons la priorité sur la sécurité, tandis que les installations qui n’ont pas d’impact sur l’environnement ou les personnels en auront une moins immédiate. Mais dès que, de notre point de vue d’exploitant ou du point de vue de l’ASN, il existe un risque de mise en cause de la sûreté, aucun frein économique ne s’applique.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Plusieurs sites d’Areva NC, devenu Orano, ont connu en 2016 et 2017 des défaillances en matière de sûreté. Le rapport annuel de l’ASN de 2016 mettait en lumière des défaillances concernant le contrôle des interventions sur les équipements ainsi que la gestion des alarmes sur le site de Tricastin. Areva NC devait mener une analyse pour en identifier les causes et apporter des mesures correctives.

Ce rapport demandait également une amélioration notable de la protection du site de La Hague contre le risque d’incendie et celui lié à la foudre et un renforcement des contrôles des équipements du site destinés à concentrer les produits de fission de l’installation – les évaporateurs – qui présentaient une corrosion plus rapide que prévu.

Il regrettait des délais excessifs de réalisation de travaux prescrits en matière de renforcement de la maîtrise des risques d’incendie et des retards dans la mise en œuvre des engagements de l’exploitant en matière de surveillance des opérations sous-traitées sur le site de Marcoule et engageait des procédures de sanction.

Enfin, il mentionnait une dégradation de la rigueur d’exploitation sur le site Georges Besse II au Tricastin et demandait l’adoption de mesures correctives.

Comment expliquer ces défaillances ? Les demandes de l’ASN ont-elles été satisfaites par Orano ?

M. Philippe Knoche. Je vais d’abord répondre à votre deuxième question : cela illustrera mon propos sur la première.

S’agissant du Tricastin, vous avez cité deux choses. Pour commencer, l’inspection dont vous parlez a eu lieu dans l’usine Eurodif, et concernait des alarmes dans une installation arrêtée et en cours de démantèlement, et dont nous avions réduit le terme source, autrement dit la quantité de matière présente à l’intérieur. L’ASN a estimé que nous devions néanmoins maintenir un certain nombre de dispositifs ; nous les avons donc rétablis.

S’agissant de Georges Besse II, nous avons réintroduit des contrôles informatiques d’un certain nombre de vérifications de la rigueur d’exploitation et toutes les équipes qui opèrent dans l’usine ont été formées et sensibilisées aux points relevés par l’ASN.

Pour ce qui concerne l’usine Melox, sur le site de Marcoule, qui fabrique du MOX, l’écart a été clos en février 2017 par l’ASN. Les mesures ont été prises, et tout a été clos il y a un an puisque, comme vous le rappeliez, il s’agissait du rapport de 2016.

Concernant La Hague, vous mentionnez trois points : l’incendie, la foudre et les évaporateurs. Sur ces trois points, les études en réponse à l’ASN sont terminées, et nous sommes en train de mettre en œuvre ces mesures. Très concrètement, pour le risque d’incendie, cela signifie que nous allons ajouter 2 000 capteurs par an dans un site qui en compte 12 000, jusqu’à atteindre le nombre de 20 000. Contre la foudre, les études sont terminées et les équipements de protection sont en train d’être mis en place.

Les évaporateurs sont plus proches du procédé que les deux points évoqués précédemment. Il s’agit d’équipements qui font à peu près la hauteur de cette salle, et qui ont été conçus pour durer trente ans. Lorsque l’on s’approche de ce terme, on peut avoir l’impression que les choses s’accélèrent, mais deux ans de plus ou de moins, par rapport à trente ans, cela ne fait jamais que vingt-huit ou trente-deux, même si on a l’impression que cela fait une énorme différence quand on en est à vingt-cinq ou vingt-six ans… Il faut savoir que ces évaporateurs étaient conçus dès le départ avec une surépaisseur en prévision de la corrosion, puisqu’ils contiennent de l’acide. Nous avons augmenté les dispositifs de surveillance, avec de nouvelles technologies et de nouveaux capteurs. Avant tout redémarrage, nous effectuons un test à une fois et demie la pression de fonctionnement normal. Et, en plus de ce qui existait déjà pour contrer les fuites, nous avons installé un certain nombre de clapets, qui fonctionnent à la manière des coupe-feu incendie. L’ensemble de ces mesures – surveillance, test et coupure en cas de fuite accidentelle – ont été mises en œuvre, et sur la base des tests que nous avons réalisés, nous avons à chaque fois été autorisés à redémarrer ces évaporateurs.

Ils sont maintenant en fin de vie et nous construisons deux bâtiments dans lesquels de nouveaux évaporateurs seront installés. Ils entreront en service à partir de 2021.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Quel est le coût du remplacement de ces évaporateurs ? Pour beaucoup de gens, ils peuvent à eux seuls être considérés comme une installation nucléaire de base. Pourquoi ne font-ils pas l’objet d’une enquête publique ?

M. Philippe Knoche. Il y a six évaporateurs. Ce ne sont pas des INB à eux seuls, donc de notre point de vue, leur remplacement ne justifie pas une enquête publique. De plus, il s’agit de remplacer des équipements existants, même si cela se fait dans des bâtiments accolés, sans changement de la fonction ou des équipements fondamentaux. Ces évaporateurs vont être connectés à l’ensemble des circuits de l’usine, mais il n’y a pas de modification du procédé, de la ventilation, ou des circuits d’eau ou d’air. C’est une extension des circuits de l’usine à ces évaporateurs, et le coût total est de 700 millions d’euros pour l’ensemble des deux bâtiments. Les trois premiers seront terminés en 2021 et les trois suivants en 2022.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. S’agissant de l’usine du Creusot, avez-vous analysé les défaillances qui ont conduit aux anomalies constatées sur la cuve de l’EPR de Flamanville ? Comment expliquer que près de cent anomalies ont été constatées lors de la revue qui a suivi, et quelles mesures ont été prises depuis ?

M. Philippe Knoche. Je ne suis juridiquement plus en charge de ce sujet depuis neuf mois, donc je ne peux pas revenir sur la situation actuelle.

Il y a deux sujets différents. S’agissant de la cuve en elle-même, il y a plus de 1 000 points de contrôle d’arrêt sur un équipement de ce type. Personne n’étant parfait, il n’est pas anormal, en soi, de trouver des écarts.

En revanche, ce que nous avons observé au Creusot fait l’objet d’une procédure judiciaire et il apparaît clairement qu’il y a eu des pratiques inexcusables. J’ai indiqué dès le mois d’avril 2016 qu’un certain nombre de pratiques découvertes lors d’un audit que nous avions déclenché ne nous paraissaient pas adaptées. Une procédure judiciaire est en cours, mais je peux indiquer que l’ensemble des dossiers qui ont été examinés, malgré ces écarts, n’ont pas soulevé de problèmes de sûreté majeurs. Il a néanmoins fallu des travaux supplémentaires pour le prouver.

S’agissant des causes, plusieurs travaux y sont consacrés. Dès le déclenchement de l’audit, et lorsque nous avons eu les premiers éléments, nous avons déclaré ce que nous avions découvert à EDF et à l’ASN, en toute transparence. Nous avons ensuite réexaminé cinquante ans de dossiers et, de notre propre chef, nous avons analysé l’ensemble de cet historique : 6 000 dossiers de fabrication, sur cinquante ans. L’ensemble des inspections a été réalisé et, de ce que je comprends, l’ASN a examiné la moitié des conclusions.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. L’Association pour le contrôle de la radioactivité dans l’Ouest (ACRO) a révélé en octobre 2016 une pollution radioactive liée à la présence d’américium 241 près du site Areva de La Hague, ce que l’entreprise a confirmé en janvier 2017. Comment expliquer cette pollution ? Quelles réponses ont été apportées par Orano ?

M. Philippe Knoche. Cette pollution était connue, puisqu’elle résulte très probablement d’un événement survenu il y a trente ans. Son impact, précisément mesuré, est très inférieur à la radioactivité naturelle. Néanmoins, comme nous intervenons en reprise de déchets et en assainissement de cette zone du site, située au nord-ouest, et qui fait l’objet de déclarations permanentes à l’IRSN, nous avons de nous même indiqué que nous reprendrions vingt-cinq mètres cubes de terre, l’équivalent d’une petite piscine. Il n’y avait pas d’impact, mais comme nous sommes en train de traiter toute cette zone, et même si elle est à l’extérieur de notre clôture, nous avons indiqué que nous enlèverions cette terre marquée par un événement très ancien qui s’était produit à l’intérieur du site.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. S’agissant du transport des matières, vous avez parlé tout à l’heure du plutonium et des mesures que vous envisagiez de prendre. J’aurais tendance à dire : merci à Greenpeace de vous avoir alerté sur un certain nombre de points !

Mais nous n’avons pas abordé la question du cheminement du minerai d’uranium. Il arrive chez vous à Malvési et va aussi à Pierrelatte. En étudiant le cheminement et la transformation de ce combustible, on se rend compte que la France est sillonnée de transports routiers et ferroviaires de produits radioactifs, de manière presque quotidienne. Ces transports font-ils l’objet d’une escorte par la force publique ou d’agents privés ? Comment pouvez-vous être certains de la sécurité de ces transports à l’égard d’un groupe de terroristes qui pourrait vouloir s’emparer de ces matières radioactives pour fabriquer une bombe sale, par exemple ? Ne serait-il pas envisageable, pour réduire tous ces transports, de réunir sur un même site les deux étapes de la transformation de l’uranium ?

M. Philippe Knoche. Lorsque l’on observe les forces armées, nous nous apercevons que face à la multiplication des menaces du type lance-roquettes, les technologies de blindage évoluent. L’évolution des technologies nous permet d’envisager de renforcer également nos transports. Si certaines données qui nous concernent sont classifiées, un grand nombre est public et permet de comprendre de quoi nous parlons. L’existence des camions de transport de plutonium est publique et c’est bien la technologie de blindage qui nous permet de réfléchir à de nouveaux sujets, sachant que, en tant que membres du Haut comité à la transparence, nous sommes donc tout à fait ouverts au dialogue avec les associations qui veulent bien dialoguer par des moyens légaux.

Nous sommes opérateurs de transport, mais tout ce qui concerne la réglementation de la protection est fixé par l’État. Savoir si nous allons plus transporter ou plus regrouper va se traiter avec l’État, qui va définir les menaces et les moyens les plus adaptés. Nous ferons en conséquence, en fonction de l’enjeu : tous les transports ne représentent pas les mêmes volumes de matière.

Quant à regrouper les étapes de la production sur un même site, historiquement, les choix industriels ont été faits par l’État et nous en sommes les héritiers. Notre site de conversion de l’uranium à Narbonne est le principal site industriel du département de l’Aude, nous y avons réalisé des investissements extrêmement importants. Nous avons aussi une logique d’équilibre au sein des territoires, nous ne voulons pas les priver d’activités industrielles. Bien entendu, en fonction des menaces, nous pourrons prendre les mesures que les pouvoirs publics estimeront nécessaires, même s’il est seulement question d’uranium naturel.

Il s’agit d’une histoire industrielle française de plusieurs décennies, qui s’applique aussi à l’aval du cycle, puisque c’est bien une décision publique, en lien avec les opérateurs, qui a situé l’usine Melox sur le site de Marcoule et non sur celui de La Hague.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Existe-t-il un contrat entre EDF et vous pour le retraitement des combustibles MOX et l’uranium de retraitement réenrichi, l’URE, que j’ai découvert quand je suis allée à La Hague ? Si oui, à quelle date doivent-ils avoir été retraités ?

En dehors d’EDF, avec qui avez-vous des contrats de retraitement ? Quels volumes, quelles échéances et surtout quelles perspectives avez-vous dans ce domaine ?

Aujourd’hui, un projet de piscine d’entreposage centralisé est prévu à Belleville-sur-Loire. Avez-vous reçu une information d’EDF concernant son intention déclarée de transférer le combustible MOX usé de La Hague pour l’entreposer dans cette piscine ?

M. Philippe Knoche. S’agissant spécifiquement du combustible MOX usé, nous n’avons pas de contrat avec EDF. Il y a un contrat pour le traitement de plus de 1 000 tonnes par an, mais c’est EDF qui choisit quel combustible il souhaite traiter. Aujourd’hui, EDF ne traite pas son combustible MOX. Mais historiquement, nous avons traité plus de 75 tonnes de combustible usé MOX de clients étrangers : techniquement, nous savons le faire. Mais comme pour le verre ou d’autres produits, lorsque l’on recycle plusieurs fois, il faut des dispositifs adaptés. Nous travaillons à une nouvelle conception de l’assemblage combustible, ou bien il faut faire un mélange avec des matières qui n’ont encore jamais été recyclées afin de permettre à ce multirecyclage de fonctionner. Nous y travaillons, mais aujourd’hui, compte tenu du nombre de réacteurs fonctionnant avec du MOX en France, il n’y a pas besoin d’opérer ce multirecyclage.

S’agissant de l’uranium de recyclage, il a été réenrichi et fait l’objet à nouveau de production d’électricité à la centrale de Cruas. Son utilisation dépend du cours de l’uranium, en ce moment, EDF ne le fait pas, mais se prépare à le faire à nouveau dans les prochaines années dans plusieurs tranches de son parc.

C’est important car aujourd’hui, avec le MOX, 10 % de l’électricité nucléaire en France est produite avec des matières recyclées ; en utilisant de l’uranium de recyclage, cette proportion passerait à 20 voire 25 %. Deux à trois ampoules sur dix, chez chacun d’entre nous, pourraient éclairer à partir de matières recyclées. Cela est dû au fait que dans les combustibles usés qui arrivent à La Hague, il y a 1 % de plutonium, 4 % de produits de fission vitrifiés, et 95 % de matière valorisable. C’est ce qui nous permet de régénérer entre 10 et 25 % d’électricité à base de matières recyclées.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Compte tenu de l’accumulation de plutonium non irradié et des incertitudes sur la disponibilité à long terme des réacteurs utilisant le MOX, puisqu’il y a un programme de fermeture de réacteurs de 900 mégawatts et que son utilisation dans les réacteurs de 1 300 mégawatts est incertaine, avez-vous envisagé un programme de recherche sur l’immobilisation de ce plutonium comme déchet, ou envisagez-vous de le faire ?

M. Philippe Knoche. Ce n’est pas la première option, même dans les scénarios que vous évoquez, qui ne sont pas ceux que nous considérons les plus raisonnables. Ce débat aura lieu, bien sûr, dans le cadre de la programmation de l’énergie. Même s’il n’y avait pas de moxage des réacteurs à eau légère en France, tel que nous le concevons aujourd’hui, nous pouvons imaginer des réacteurs rapides, tels que la Russie en exploite et que la Chine en développe. Des start-up aux États-Unis développent de tels réacteurs, et un projet de loi au Congrès des États-Unis prévoit d’attribuer 2 milliards de dollars à des projets de réacteurs de type neutrons rapides, dont des premiers cœurs se chargent avec ce type de matière. Beaucoup de start-up fonctionnent aux États-Unis avec des matières déjà irradiées ou imaginent de le faire.

Il y a donc plusieurs autres solutions sur lesquelles nous travaillons avec le CEA en France, s’agissant des réacteurs rapides, mais également avec EDF et le CEA pour du multirecyclage, c’est-à-dire faire en sorte que dans les réacteurs à eau légère, nous puissions utiliser des MOX usés, en France ou ailleurs.

Autrement dit, nous avons des programmes de recherche, qu’il s’agisse de réacteurs rapides ou de multirecyclage. L’immobilisation du plutonium fait l’objet de recherches académiques dans le monde ; nous les suivons, mais compte tenu du potentiel énergétique du plutonium, cela ne nous semble pas la solution la plus naturelle.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Les installations de La Hague servent à l’entreposage d’un stock croissant de combustible MOX non utilisé, issu notamment des rebuts de fabrication de l’usine Melox. Combien de tonnes sont entreposées à La Hague, et sous quelle forme ?

M. Philippe Knoche. Je cite les chiffres de mémoire, mais nous pourrons vous fournir les chiffres exacts. L’inventaire de plutonium à La Hague est de 60 tonnes, dont 40 tonnes sous forme de plutonium séparé et 20 tonnes sous forme de rebut ou toute autre forme non séparée. Nous vous ferons passer les tableaux exacts avec les valeurs à la fin 2017 ; nous mettrons les chiffres à jour dans les semaines qui viennent.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous sommes preneurs de ces informations.

Où en est le projet d’entreposage d’uranium sur le site du Tricastin par extension des bâtiments existants, pour repousser la date de saturation des entreposages de 2019 à 2021 ? L’ASN avait formulé un avis négatif au dossier d’option déposé par Areva NC en 2015, indiquant que ce dossier se fondait sur des aléas naturels obsolètes. Quelle est l’alternative envisagée dans l’hypothèse où cette solution ne serait pas prête à temps ?

M. Philippe Knoche. Le site du Tricastin a beaucoup évolué depuis les dates que vous mentionnez. Nous avons repris le dossier, l’enquête publique est prévue en 2020, et la mise en service en 2022, ce qui est compatible avec la saturation des entreposages.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Une question est revenue plusieurs fois lors des précédentes auditions : pour quelle raison les combustibles irradiés en attente de stockage sont-ils entreposés en piscine et non à sec ?

M. Philippe Knoche. Cela tient à des choix historiques que chaque pays a faits, bien avant que je ne rejoigne cette filière. J’ai noté que le président de l’ASN ne voit pas d’avantages, au regard de la sûreté, à stocker à sec plutôt qu’en piscine. D’un point de vue industriel, le stockage en piscine permet d’aborder le recyclage et la manutention ultérieure de ces combustibles de manière plus simple ; mais Orano est également l’un des trois leaders au niveau mondial en matière de dispositifs de stockage à sec, avec plus de 1 000 dispositifs installés dans le monde. Nous sommes donc capables, en fonction des choix de nos clients, de leur offrir l’un ou l’autre type de solutions. Il n’y a pas de solution exclusive : en Finlande, le stockage est fait en piscine et ils ne recyclent pas… Plusieurs types de solutions peuvent être imaginés.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Avant de revenir sur les piscines, où en êtes-vous de la reprise des déchets anciens de La Hague, notamment les boues radioactives issues du retraitement ? Quel est le calendrier ?

M. Philippe Knoche. Les déchets anciens datent en général d’avant les années quatre-vingt. Au maximum, ce sont des déchets qui ont plus de trente ans. Nous avons quatre grands projets afférents à cette reprise de déchets anciens. L’ASN et l’IRSN sont venus se rendre compte sur place de l’avancement de cette affaire, puisqu’après plusieurs années d’études, nous avons engagé les travaux sur tous ces chantiers.

Le premier chantier est dans la zone nord-ouest, dont nous parlions tout à l’heure. La reprise reprendra cette année, les travaux sont terminés et nous sommes en essais. Ensuite, tous les deux ans, un des quatre grands chantiers sera mis en service : un autre silo, après le silo 130 ce sera le silo 115 ; puis la haute activité oxyde ; puis les boues. Ce rythme va nous permettre, au cours des six prochaines années, d’initier l’ensemble de la reprise de ces déchets anciens. Nous en rendons régulièrement compte à l’ASN et l’IRSN. Sur des éléments qui remontent à plusieurs décennies, on retrouve parfois des éléments auxquels nous ne nous attendions pas, mais à chaque fois, nous faisons des essais, des caractérisations. Il nous arrive de rencontrer des retards, néanmoins, nous le faisons avec détermination et nous pensons, lors des six prochaines années, commencer l’ensemble de ces reprises, qui sont financées par les 7 milliards d’euros inscrits à notre bilan, dont j’ai parlé précédemment. C’est le fonds dédié du bilan d’Orano qui paie ces opérations ; nous n’avons pas à faire appel à des fonds extérieurs pour le faire.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Revenons-en aux piscines. Vous indiquez avoir une épaisseur d’un mètre de béton sur quelques murs, ce qui limite un certain nombre d’attaques. Toutefois, même si je vous concède qu’elles ne sont pas très répandues, les armes antichars peuvent percer jusqu’à trois mètres de béton… Nous ne sommes donc jamais au bout sur ces questions.

Vous dites avoir fait des tests sur les plafonds de vos piscines, renforcés par des poutres qui empêchent les moteurs et les nacelles d’avion – les éléments les plus lourds – de les traverser. Je n’ai pas trouvé cela extrêmement clair, d’autant que ces poutres existaient dès le départ, qu’elles avaient été prévues dès la conception des piscines. Est-ce à dire que celles-ci avaient déjà été pensées de manière aussi avancée en matière de sécurité ?

M. Philippe Knoche. En effet, ces poutres existaient auparavant. Elles n’empêchent pas les moteurs d’avion et les nacelles de rentrer, mais elles limitent la taille des plus gros débris qui peuvent passer au travers. L’avion étant une structure légère et très creuse, hormis le moteur et sa nacelle, il ne se retrouvera pas dans la piscine. Seuls le moteur et la nacelle pourraient entrer en entier. Cela permet de dimensionner l’accident potentiel. Ce sont des études postérieures au 11 septembre qui ont permis d’analyser ces événements.

Si nous avions des murs en béton, quelle que soit leur épaisseur, capables d’arrêter complètement l’avion, y compris le moteur, l’avantage serait de pouvoir continuer à exploiter sans avoir à redouter le moindre impact sur la piscine, ni la moindre fuite. Mais il faut bien distinguer entre le fait de perdre la superstructure, ce qui est gênant en termes d’exploitation et peut créer un certain nombre d’incidents, comme des petites fuites, mais compensables, et le dénoyage complet de la piscine, qui est un événement totalement différent.

Ensuite, les éléments en ma possession montrent qu’en cas d’attaque terroriste, les armes utilisées ne sont pas celles que vous avez mentionnées.

Enfin, il n’y a pas qu’un seul mur en périphérie, il y a des défenses en profondeur. La piscine est intégralement entourée d’au moins un mur – en général plutôt deux – de plus d’un mètre d’épaisseur au niveau de l’eau.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Si je comprends vos propos, une attaque du type de l’attentat du 11 septembre ne pourrait pas, aujourd’hui, entraîner un dénoyage des combustibles. Cela expliquerait peut-être le retrait des missiles sol-air, que vous avez signalé sans l’expliquer.

M. Philippe Knoche. Cela a été fait en cohérence avec ces études, à savoir qu’une attaque du type 11 septembre ne provoque pas le dénoyage des piscines. Mais si des éléments venaient contredire les analyses qui ont été faites par les ingénieurs, la réponse la plus rapide serait de réinstaller une protection par des batteries de type sol-air.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Considérez-vous qu’elles soient inutiles aujourd’hui ?

M. Philippe Knoche. Il est ressorti de nos dialogues avec les autorités et de l’analyse des dossiers qu’il était plus utile de protéger par ce biais d’autres endroits du territoire français.

M. le président Paul Christophe. Après quelques années de tourmente, Areva est devenu Orano. Comme beaucoup d’entre nous, je pense, j’aimerais être rassuré sur la situation financière du groupe, sur sa capacité à financer ses installations, et surtout, à assurer la sûreté et la sécurité inhérentes au type d’activités que vous menez.

Sur les piscines, vous avez été assez précis. Pourtant, on pointe souvent la vulnérabilité de certains sites, en particulier celui de La Hague, face au risque terroriste. On vient de parler des risques liés aux avions. Qu’en est-il des cyberattaques ? Vous y êtes-vous préparés ? Quels dispositifs avez-vous mis en place pour y répondre le cas échéant ?

M. Philippe Knoche. Le business plan qui a servi de base à l’augmentation de capital et qui a été approuvé par la Commission européenne prévoyait des montants d’investissement sur la sûreté et le renforcement de l’ordre de 350 millions d’euros, et des dépenses annuelles de sécurité de l’ordre de 80 millions d’euros – dépenses récurrentes ou investissements.

Lorsqu’il faut faire davantage, plus que ce que l’on avait prévu il y a deux ou trois ans, dans le domaine de la cybersécurité par exemple, dans lequel les salariés et l’ensemble de la filière ne ménagent pas leurs efforts par ailleurs, il faut bien trouver le moyen de financer ces investissements dès lors qu’ils sont prioritaires. Cela n’empêche pas, bien entendu, comme dans toute entreprise, et comme vous le faites aussi dans le cadre d’un budget, d’arrêter les priorités en fonction des risques et des menaces que l’on perçoit.

Cela a donc bien été prévu. D’ailleurs, dans le cadre de nos autorisations, nous devons répondre à des critères de moyens humains et de compétences. Nos équipes évoluent et les autorités, l’ASN par exemple, doivent s’assurer que nous avons les moyens humains et financiers à la hauteur de la situation. Et de ce point de vue, l’ASN a indiqué que celle-ci était moins préoccupante, voire plus satisfaisante, que l’année dernière.

Cela ne veut pas dire que l’entreprise – comme la filière de façon générale – ne doit pas continuer à travailler pour répondre aux enjeux de compétitivité ; mais elle le fera en continuant à améliorer les conditions de sûreté dans ses installations, ou en renforçant la formation et les compétences des personnels. De ce point de vue, nous sommes parfaitement en ligne avec les autres exploitants.

S’agissant des cyberattaques, j’ai indiqué dans mon propos liminaire que ce n’était pas que des menaces : nous avons à faire face à 200 attaques par jour sur nos réseaux, 100 par virus, dont deux quasiment individualisés, en dehors des millions de mails frauduleux que nous recevons.

Depuis quelques années, notre démarche, sous la supervision de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI), est assez systématique. Nous ne sommes pas parfaits, mais nous continuons de nous améliorer. Nous augmentons nos investissements, que ce soit en segmentation, sur les réseaux, afin de bloquer tous types d’attaques. J’ajoute qu’aujourd’hui, certaines attaques provoquent des segmentations sur le réseau, pour empêcher l’entreprise de fonctionner. D’où un jeu d’épée et de bouclier permanent.

Nous nous soumettons à plus de vingt tests par an, organisés par des entreprises accréditées par l’ANSSI pour apprécier la robustesse de nos systèmes. Nous n’avons pas perdu un seul PC dans les attaques de l’année dernière, mais cela ne signifie pas, encore une fois, que l’on soit parfait. Des salariés peuvent se faire voler un ordinateur. Les menaces sont nombreuses : on essaie de se défendre, au moyen de badges cryptés par exemple. On dialogue avec les autres industriels. Et l’ANSSI nous pousse à avoir les démarches les plus structurées possibles.

Nous avons encore une marche pour franchir le niveau 18-20 ; nous allons dépenser plus de 10 millions d’euros au-delà de ce que nous avions pensé faire. Notre investissement de protection cyber se chiffre en dizaines de millions d’euros, aussi bien en dispositifs physiques qu’en formation : beaucoup de vulnérabilités peuvent résulter d’une erreur humaine. Chaque établissement industriel a bien entendu ses propres spécificités : nous allons continuer à agir dans la sécurisation des dispositifs – réseaux sans fils, clés USB, tout ce à quoi on peut penser. Mais au regard du nombre d’attaques que nous avons subies ces derniers temps, on peut dire que nous n’avons pas trop mal résisté.

Enfin, il n’y a pas de réaction nucléaire à La Hague. Mais nous avons les moyens d’arrêter les installations dans un état sûr pendant plusieurs jours, et on travaille à faire en sorte qu’une attaque cyber, même si elle réussissait, n’ait pas de conséquences.

M. le président Paul Christophe. Une question subsidiaire sur l’activité salariale : avez-vous davantage recours qu’auparavant à la sous-traitance ? Comment analysez-vous les compétences des entreprises sous-traitantes ? Lancez-vous des opérations d’accréditation pour vous assurer que vous ne vous exposez pas à un risque d’intrusion par une personne mal intentionnée ?

Mme Barbara Pompili, rapporteure. À combien de niveaux de sous-traitance avez-vous recours sur vos sites ?

M. Philippe Knoche. Réglementairement, le nombre de niveaux de sous-traitance est limité à trois : un premier niveau et deux supplémentaires. Nous nous attachons à respecter cette réglementation, sachant que nous avons aussi des filiales spécialisées dans les services. Cela fait débat avec les autorités, mais nous persistons à la considérer comme de la sous-traitance interne au groupe. Cela étant, nous ne faisons pas trop dans la subtilité, et nous maintenons une certaine surveillance en termes de sûreté, de radioprotection, ou d’avis de sécurité. Nous avons recours de la même façon au COSSEN et au criblage annuel pour les salariés et les sous-traitants, qu’ils aient déjà un badge ou qu’ils soient de nouveaux entrants. Comme je l’ai déjà indiqué, nous avons moins de 1 % d’avis négatifs – ce qui, l’année dernière, représentait tout de même plus de 100 refus d’accès.

Allons-nous réinternaliser pour autant ? D’une façon générale, à production quasiment identique, nous avons réduit nos coûts de 18 % sur les trois dernières années pour répondre à un très fort enjeu de compétitivité. Cela s’est fait de façon quasiment proportionnelle entre les achats externes, qui représentent la moitié de notre base de coûts, et notre base salariale. On peut donc dire que nous n’avons pas fondamentalement changé les équilibres entre le recours à la sous-traitance et l’interne.

Il n’en est pas de même des grands projets d’investissement. Je vous ai dit que l’on avait investi plus de 4 milliards d’euros dans la vallée du Rhône, sur le Tricastin, Malvési et MELOX. Or ce programme touche à sa fin, même s’il représente encore entre 600 et 700 millions d’euros pour le groupe. Mais cela a fortement réduit l’appel de la charge externe.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Je voudrais aborder un dernier point relatif à la sécurité. On n’a pas encore parlé des drones. Certains de vos sites ont-ils été survolés par des drones ? Avez-vous mis en place des mesures pour lutter contre le phénomène ?

M. Philippe Knoche. Oui, certains de nos sites ont été survolés par des drones, en général en limite de clôture. Cela étant, et même si les derniers drones ont des capacités d’emport assez importantes, qui vont jusqu’au poids d’une personne, cela reste une menace inférieure – bien que très significative – à d’autres menaces qu’on nous demande de prendre en compte en cas d’attentat. Je pense aux charges explosives, par exemple.

Cela signifie qu’aujourd’hui, d’autres menaces sont « enveloppes » de la menace drone. Cela n’empêche pas que l’on pourrait, dans un premier temps, flouter nos images de sites – pas les nôtres, mais celles qui nous représentent. Par ailleurs, des recherches sont en cours sur les modes d’interception des drones. Mais l’important pour nous est que les menaces enveloppes, autrement plus graves, soient prises en compte et que nous soyons censés résister.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Peut-on repérer les drones qui arrivent ?

M. Philippe Knoche. On peut les repérer, mais s’ils sont en limite de clôture, on ne peut rien faire. Notre priorité n’est pas de développer à tout prix des moyens anti-drones.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Si on envisage tous les cas de figure, on peut imaginer qu’un drone permette, par exemple, de fournir une arme à une personne se trouvant à l’intérieur de l’enceinte.

M. Philippe Knoche. Dans la mesure où nos scénarios d’intrusion ou de malveillance sur l’enveloppe supposent la disponibilité d’armes ou d’explosifs soit à l’intérieur, soit à l’extérieur, le drone n’est pas considéré pour l’instant comme une menace en tant que telle. Du reste, ce n’est pas nous qui définissons les menaces contre l’enveloppe. Mais s’il devait en aller différemment, elle serait étudiée comme les autres.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. L’ASN est l’autorité qui émet des prescriptions en matière de sûreté. La question se pose de lui donner des compétences en matière de sécurité passive. Qu’en pensez-vous ? Qu’est-ce que cela impliquerait, en termes de changements organisationnels, pour l’ASN ?

M. Philippe Knoche. Je n’ai pas à m’exprimer sur les choix que souhaiterait faire l’État sur sa propre organisation, s’agissant notamment d’autorités indépendantes du type de l’ASN. Mais l’appui technique est commun : c’est l’IRSN. La seule chose que nous souhaitons, c’est de garder une cohérence, c’est-à-dire qu’il n’y ait ni lacunes ni contradictions entre ce que les diverses parties de l’État pourraient nous prescrire, puisque c’est bien une réponse globale à une menace que l’on va mesurer.

Physiquement, ce sont des personnes du service du Haut fonctionnaire de défense et de sécurité du ministre de la transition écologique et solidaire, qui prescrivent – et qui inspectent. Nous faisons l’objet d’une centaine d’inspections de sécurité par an, de la part des autorités nationales, comme des autorités internationales (Euratom, AIEA).

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Les normes auxquelles vous êtes soumis pour vos activités en France, dans le cycle du combustible, sont-elles les mêmes que celles qui s’appliquent à l’étranger lorsque vous intervenez aux États-Unis ou en Chine ?

M. Philippe Knoche. L’essentiel de nos installations sont en France, mais nous en avons effectivement aux États-Unis et nous sommes en discussion avec nos partenaires chinois pour y développer des installations. Les principes sont en général assez communs ; ils découlent des prescriptions de l’AIEA et des discussions entre régulateurs eux-mêmes. Et comme les transports vont d’un pays à l’autre, nous appliquons des standards internationaux applicables aux emballages.

Certes, les détails peuvent varier en fonction des pays et de la façon dont ils apprécient les risques et traitent les menaces. Mais l’autorité française est parmi les plus exigeantes et si l’on observe, ailleurs dans le monde, une bonne pratique qui fait vraiment la différence en matière de sûreté, on essaie de se l’imposer. C’est le cas, par exemple, dans les mines : on a les mêmes standards partout et, en général, on partage les bonnes pratiques avec l’ASN.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Il me reste une dernière question à vous poser sur l’enfouissement en profondeur des déchets. Certains demandent que les déchets qui sont destinés à être enfouis en profondeur dans le cadre de CIGÉO soient plutôt entreposés à sec, en subsurface. C’est la fameuse méthode dite NUOMS, qui semble avoir été adoptée aux États-Unis. Ce serait une solution moins coûteuse, et la réversibilité serait assurée plus longtemps. Qu’en pensez-vous ?

M. Philippe Knoche. Le système NUOMS est un de nos produits d’entreposage à sec ; j’ajoute que ce n’est pas un entreposage en subsurface, mais en surface. Cela étant, votre question est assez complexe, dans la mesure où elle combine des paramètres de temps et d’espace.

Pour le très long terme, la plupart des pays ont deux options : laisser les combustibles usés ou les déchets en surface, ou les stocker en couche géologique profonde. Si on les laisse en surface, il faut un contrôle sociétal. Or on n’est pas sûr de ce contrôle sociétal à l’horizon de plusieurs siècles ; c’est la raison pour laquelle on peut préférer un contrôle par la géologie. Et quand il s’agit de déchets à haute activité, il faut les mettre en couche géologique suffisamment profonde pour qu’ils ne soient pas facilement accessibles.

Pour le court terme, il y a également deux options : l’entreposage en piscine ou l’entreposage à sec. L’une et l’autre méthode se valent. Après, ce sont aux clients de choisir. S’ils souhaitent par la suite recycler les déchets pour réutiliser les matières, il est plus simple, pour des raisons de manutention, de les stocker en piscine : le combustible est plus aisément accessible. S’ils n’envisagent pas de le manutentionner dans les quelques décennies qui viennent, ils peuvent l’entreposer à sec.

Ce sont des configurations différentes, en fonction des critères retenus. La Finlande, qui ne recycle pas, entrepose néanmoins sous eau, pour pouvoir reprendre assez rapidement le combustible et le mettre au stockage. On peut prendre en compte la durée pendant laquelle on pense le stocker. On peut aussi envisager de le recycler – comme la Chine, la Russie et nous-mêmes, qui avons des flottes nucléaires importantes.

M. Jean-Marc Zulesi, président. Merci beaucoup pour ces échanges qui ont permis de poser l’ensemble des questions et d’alimenter notre réflexion.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous n’hésiterons pas à vous poser d’autres questions au fur et à mesure de nos travaux.

M. Philippe Knoche. Nous sommes à votre disposition pour répondre à vos questions. J’ajoute que nous répondrons par écrit au questionnaire que vous nous avez adressé. Et vous êtes les bienvenus sur nos sites, si vous souhaitez les visiter.


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12.   Audition de MM. Thierry Gadault et Hugues Demeude, journalistes, auteurs du livre « Nucléaire danger immédiat » (15 mars 2018)

M. le président Paul Christophe. Mesdames, messieurs, mes chers collègues, nous accueillons aujourd’hui MM. Thierry Gadault et Hugues Demeude, journalistes.

Monsieur Gadault, vous êtes journaliste indépendant spécialisé dans les enquêtes économiques et vous avez publié plusieurs ouvrages relatifs au nucléaire, à EDF et à Areva.

Monsieur Demeude, vous êtes également journaliste, spécialisé dans la sécurité civile et la sécurité nucléaire.

Nous vous avons demandé de témoigner devant cette commission d’enquête en raison de la publication récente de votre ouvrage commun qui s’intitule : Nucléaire danger immédiat. Vous allez être interrogés sur certaines informations qu’il contient.

Auparavant, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires imposant aux personnes auditionnées de déposer sous serment, je vais vous demander de jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(MM. Thierry Gadault et Hugues Demeude prêtent serment)

En guise de propos introductif, je vais vous demander d’indiquer à la commission d’enquête les motivations qui vous ont poussé à rédiger ce livre ainsi que les circonstances dans lesquelles vous l’avez écrit. Je passerai ensuite la parole à la rapporteure qui vous posera un certain nombre de questions, puis les autres membres de la commission d’enquête pourront également vous interroger.

M. Hugues Demeude, journaliste. L’enquête pour laquelle vous avez souhaité nous auditionner trouve son origine dans une série de constats. Premièrement, le complexe nucléaire s’effondre, confronté à une crise sans précédent. Deuxièmement, Areva-Orano est en faillite, et EDF en quasi-faillite, grevé d’une dette astronomique estimée à 57 milliards d’euros fin 2017. Troisièmement, le parc nucléaire arrive à quarante ans, durée limite d’exploitation fixée par Framatome à sa construction.

Trois interrogations constituent la matrice de cette enquête : quelles sont les causes de cet effondrement du complexe nucléaire ? Pour quelle raison les deux entreprises phares se trouvent-elles dans cette situation financière catastrophique ? Quel est l’état réel des réacteurs nucléaires et quels risques prend-on en prolongeant de dix à vingt ans leur durée de vie ?

Voyons tout d’abord les causes de l’effondrement. Notre parc nucléaire est surdimensionné, et compte entre quinze et vingt réacteurs en trop par rapport aux besoins réels du pays : vingt-deux réacteurs étaient à l’arrêt en novembre dernier, sans que cela ne suscite un émoi particulier. Pour compenser ce surdimensionnement, on a surdéveloppé le chauffage électrique : environ 36 % des logements en sont équipés, ce qui provoque un pic de consommation en hiver nous rendant dépendants du nucléaire.

À cela s’ajoutent des prévisions de croissance de la consommation électrique non réalistes. Au milieu des années soixante-dix, on tablait sur 1 000 térawattheures pour les années 2000 ; or nous en consommons actuellement moins de 500.

Quant à la planche de salut de l’export, seuls neuf réacteurs ont été vendus depuis 1970 ; autrement dit, le marché n’a jamais vraiment existé.

Au final, le financement du nucléaire a asséché le financement dans la recherche pour développer des alternatives, alors que la France était en avance dans les énergies renouvelables au début des années soixante-dix – songeons au four solaire de Font-Romeu ou à l’usine marémotrice de la Rance.

En ce qui concerne les faillites d’Areva et d’EDF, nous avons détaillé dans le livre comment Anne Lauvergeon a géré Areva hors de tout contrôle, soutenue par tous les gouvernements entre 2001 et 2011, sans parler des affaires comme UraMin. Quant à EDF, la dette financière de l’entreprise s’élevait à 22 milliards en 1998, à la fin de la construction du parc nucléaire, et à 57 milliards à la fin 2017, après un pic à 65 milliards fin 2016. Où est passé cet argent, à quoi a-t-il servi ?

Venons-en aux interrogations autour de l’état réel du parc. Toutes nos informations sortent de rapports rédigés par les services d’EDF. La question posée à nos contacts était a priori simple : « Que sait-on des réacteurs ? » Nous pensions principalement à l’affluence, le rayonnement ionisant qui modifie la structure de l’acier. Nous avons eu des informations sur l’affluence, mais aussi sur l’évolution des situations qui limitent la durée de vie du circuit primaire, sur les pièces irrégulières utilisées et les risques qu’elles font courir, les fissures connues, leur gravité, mais aussi des défauts apparus en cours d’exploitation.

L’épaisseur totale des cuves est de 200 millimètres, et vingt-huit d’entre elles ont fait l’objet d’un réexamen sur une épaisseur totale de 81 millimètres. EDF a trouvé des défauts non répertoriés sur ces cuves. Ce sont de petits défauts, mais ils n’avaient jamais été répertoriés auparavant.

Mais la plus grande surprise de notre enquête a été de découvrir que, dès la construction du parc, EDF avait accepté en toute connaissance de cause des pièces essentielles, équipant les circuits primaires d’eau, qui étaient irrégulières et fragiles.

Enfin, il faudrait revenir sur les mythes du nucléaire, présenté comme une énergie propre, assurant l’indépendance énergétique du pays à bas coût, et sûre, ce qui n’est évidemment pas aussi évident.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Je voudrais d’abord vous poser quelques questions sur la manière dont vous avez élaboré votre livre.

Avez-vous demandé à être reçus par les exploitants, les autorités, vous a-t-on opposé des refus d’entrevues ? Avez-vous pu poser les questions que vous souhaitiez et recevoir des réponses ?

M. Thierry Gadault, journaliste. Évidemment, comme nous sommes journalistes, nous avons demandé à rencontrer tous les acteurs. Nous avons surtout essuyé des refus chez Areva et au sein du gouvernement précédent. Chez EDF, ce fut compliqué, il a fallu négocier assez durement. Ayant quelques sources à la direction générale, nous nous savions considérés comme des gens peu fréquentables, mon précédent ouvrage m’avait valu une mise au ban et une interdiction d’entrer chez EDF. Nous avons malgré tout réussi à rencontrer M. Minière lors de deux rendez-vous, dont un a été écourté assez rapidement. Nous avons aussi vu M. Pierre-Franck Chevet. L’idée était de les faire réagir à nos informations, et comme cela a été assez compliqué, nous avons continué à enquêter. Le travail de journaliste consiste surtout à trouver des sources et des documents ; c’est ce que nous avons fait.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. N’avez-vous pas peur d’être qualifiés de complotistes ou de conspirationnistes ? En vous lisant, on peut avoir le sentiment qu’il existe une conspiration, en tout cas une alliance objective des acteurs du nucléaire, pour minimiser les dangers auxquels nous sommes confrontés.

M. Thierry Gadault. Nous sommes journalistes ; nous enquêtons, nous posons des questions. Il est donc difficile d’imaginer être considérés comme complotistes.

Nous ne dénonçons pas un complot, simplement la situation d’une industrie qui essaie de minorer ou de cacher ses problèmes. Mais c’est assez classique dans la vie des entreprises : quand Lactalis vient s’exprimer devant l’Assemblée nationale, elle n’a pas envie de raconter la vérité. Aujourd’hui, quand Véolia et le SIAAP essaient de détourner l’attention des problèmes de passation de marchés au sein de ce syndicat de l’environnement — le plus grand d’Europe — c’est la même chose, ils essaient de cacher une réalité. Nous ne sommes pas complotistes, nous ne sommes pas conspirationnistes, mais nous considérons effectivement qu’il y a une communion d’intérêts de la part des acteurs et de l’État. À tous ses niveaux, administratif ou politique, l’État est un État nucléaire, il soutient cette industrie et la considère comme bonne pour la France. Notre rôle, c’est d’aller voir derrière et d’essayer de trouver les informations.

M. Hugues Demeude. « Notre métier nest pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie », disait Albert Londres. Nous voyons bien qu’il y a une crise très forte, nous avons essayé de l’analyser et de la radiographier.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Dans votre ouvrage, vous faites porter vos critiques essentiellement sur les exploitants. Considérez-vous que les autorités, notamment ASN et IRSN, ne remplissent pas correctement leur fonction, ou n’auraient pas les moyens de le faire, ce qui serait un autre problème ?

M. Thierry Gadault. Les autorités ont des intérêts communs ; et surtout elles viennent des mêmes écoles que les dirigeants d’EDF ou d’Areva. Il y a donc naturellement un penchant intellectuel et des réflexes communs.

La question de l’indépendance réelle de l’ASN et de l’IRSN se pose, quoique le rôle de l’IRSN soit un peu particulier. S’agissant de l’ASN, on peut se poser des questions, on sait que des pressions extrêmement fortes s’exercent sur elle et sur son président. Au vu de certaines de ses décisions, comme celle qu’elle a prise au sujet de la cuve de l’EPR, ou celle qu’elle vient de rendre sur le générateur de vapeur de Fessenheim 2, on peut effectivement s’interroger sur son degré d’indépendance par rapport aux autorités publiques et aux exploitants.

M. Hugues Demeude. Nous avons également cherché à comprendre la latitude d’appréciation subjective laissée à l’ASN dans les groupes d’experts. N’y a-t-il pas un accaparement de l’acceptabilité du risque par les experts ? La question se pose sur certains points. Cela ne remet pas en cause l’ASN ni son indépendance ; nous essayons de comprendre comment les processus de décision s’élaborent.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Pourriez-vous préciser ce que vous entendez par « accaparement de lacceptabilité du risque » ?

M. Hugues Demeude. C’est la question de la subjectivité dans les groupements d’experts.

M. Thierry Gadault. Il est clair, aujourd’hui, que le débat technique est confiné au sein du système : il y a très peu d’experts indépendants. Par exemple, dans la décision sur la cuve de l’EPR de Flamanville, l’autorisation de mise en service de l’ASN a transformé le niveau de sûreté : on ne parle plus « dexclure » le risque de rupture, mais de le « prévenir ». Or cet équipement nucléaire sous pression est essentiel, puisque c’est dans cette cuve que se fait la réaction nucléaire : la rupture doit être exclue par principe. Si elle rompt, c’est un accident nucléaire comme à Fukushima. Dire que l’on autorise cette cuve et que l’on prévient le risque de rupture, cela signifie que tout sera fait pour l’éviter, mais qu’elle peut survenir. C’est exactement comme la politique publique de prévention des accidents de la route : on sait que des accidents routiers peuvent intervenir, mais on va essayer de les éviter…

Ce faisant, l’ASN a changé la nature du risque. Avait-elle les moyens et le pouvoir de changer, avec son groupe d’experts, la nature du risque et son contrôle ? Cette question n’aurait-elle pas dû être posée publiquement et clairement à la population, à la représentation nationale et au Gouvernement ?

Nous parlons bien d’accaparement de ce débat technique parce que nous voyons bien que les conséquences peuvent être extrêmement graves et extrêmement importantes. Cette question mérite d’être posée aux autorités, à EDF et à l’ASN.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Pensez-vous que la situation économique d’Orano et d’EDF ait des incidences sur les décisions de l’ASN ? Cette situation économique peut-elle amener à mettre en cause la sécurité et la sûreté de nos installations ?

M. Hugues Demeude. Nous voyons souvent la mention « dans des conditions économiquement acceptables » dans les documents de l’ASN. Cela peut laisser penser que des actions en matière de sûreté ou de sécurité seront menées ou non selon le coût auxquelles elles s’élèvent. La question que nous posons dans le livre – et nous saluons le fait que vous la posiez vous-même – est celle de l’opportunité de mener ces actions pour résoudre un problème de sûreté ou de sécurité, quel qu’en soit le coût. J’ai notamment en tête la question de la défense passive des piscines, sur laquelle nous devrons revenir. Le coût en est estimé entre 650 millions d’euros et 1,5 milliard. Est-ce programmé ou budgété ? À ce jour, je ne crois pas.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Avez-vous pu, pendant votre enquête, étudier la question des différents niveaux de sous-traitance dans les centrales ? Selon vous, est-elle gérée de manière à réduire le risque, autant du point de vue de la sûreté que de la sécurité, nous voyons bien que les deux sont liés ?

M. Thierry Gadault. Nous avons discuté avec des salariés de la sous-traitance ; même si nous n’en parlons pas beaucoup dans le livre, ce sont des questions sur lesquelles nous travaillons. Il y a quatre ans, lors de la précédente mission d’enquête sur le nucléaire, EDF a pris des engagements pour réduire et simplifier les niveaux de sous-traitance et établir un cahier des charges social. Cela n’a pas été fait, ou ce n’est pas respecté. Aujourd’hui, EDF continue à choisir ses sous-traitants selon le critère du mieux-disant financier, donc du moins-disant social. Les pressions exercées sur les salariés de la sous-traitance demeurent extrêmement fortes, et les conditions de travail en centrale sont dégradées. Les relations de travail entre le personnel de la sous-traitance et le personnel d’EDF se passent généralement très mal. L’encadrement d’EDF ne simplifie pas la vie de la sous-traitance.

Effectivement, la façon dont est gérée la sous-traitance et dont sont traités ses salariés met en danger la sûreté nucléaire. Si un accident devait intervenir, il est possible qu’une des causes se situe au niveau de la sous-traitance, non parce que ses salariés sont mauvais, mais parce que les conditions dans lesquelles ils sont obligés d’intervenir et de faire leurs travaux dans les centrales nucléaires sont indignes.

M. Hugues Demeude. S’y ajoute la question de la surveillance des entreprises prestataires. Vous l’avez vous-mêmes évoqué, l’ASN a relevé le 12 mars dernier dans une de ses publications « une détection tardive décarts affectant la préparation et la réalisation de travaux de soudures », et conclut : « Cet événement révèle une insuffisance de la surveillance qua exercée EDF sur lentreprise prestataire [depuis 2010] ». C’était à Cattenom et à Nogent‑sur‑Seine. Il s’agit de deux cas particuliers ; nous ne généralisons pas, mais cela répond en partie à votre question. Il faut être très vigilant sur ces situations.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous expliquez dans votre ouvrage qu’EDF s’est mis à inspecter ses cuves après la découverte de fissures sur des cuves belges de fabrication similaire. L’ASN nous a affirmé l’inverse ici : c’est un appareil français prêté aux Belges qui aurait permis de découvrir les anomalies chez Electrabel. Que répondez-vous à cela ?

M. Thierry Gadault. Il semble que l’on essaie de détourner le débat. Une machine d’inspection chez EDF examine les cuves et fournit des données qui ne sont exploitées que sur les 25 premiers millimètres, car c’est là que se situent les défauts de sous-revêtement survenus lors de la fabrication des cuves.

C’est une très bonne chose que cette machine ait été prêtée à Electrabel pour vérifier les cuves belges, mais là n’est pas le débat. À la relecture des données de cette machine, sur 80 millimètres d’épaisseur, EDF a-t-elle constaté l’existence de défauts qui n’avaient pas été remarqués jusqu’à présent ? Nous avons les documents, plusieurs rapports internes d’EDF, qui affirment effectivement que sur ces six cuves, ils ont constaté des défauts qu’ils ne connaissaient pas. Certains défauts étaient connus, notamment sur des zones proches de soudures, puisqu’ils avaient été remarqués lors de la fabrication. Mais d’autres ne l’étaient pas. Dans d’autres rapports, EDF compare ces défauts à ceux qui ont été détectés sur les centrales belges, dus à l’hydrogène, en précisant que les siens sont moins nombreux et plus petits.

M. Julien Aubert. Albert Londres disait effectivement qu’il fallait porter la plume dans la plaie et que le métier n’était pas de faire plaisir, mais qu’il n’était pas non plus de faire du tort. Cela suppose un équilibre.

Avant de débuter votre enquête sur le nucléaire, aviez-vous une opinion préalable sur cette industrie ? Ou avez-vous abordé cette enquête de manière totalement neutre ?

M. Thierry Gadault. Je travaille sur l’industrie nucléaire depuis sept ans ; je commence à avoir une opinion. Mais si un journaliste professionnel peut être influencé par son opinion personnelle pour faire une enquête sur quelque sujet que ce soit, ce n’est plus un journaliste. Un journaliste doit être capable de faire la part entre son opinion personnelle et l’enquête qu’il mène, les faits qu’il trouve. Parfois, les faits que nous trouvons ne nous font pas plaisir parce qu’ils ne vont pas dans le sens de nos opinions, mais nous devons en tenir compte.

Je sais qu’il peut parfois être compliqué de comprendre cette différenciation, mais c’est la base du travail. Nous avons tous des opinions personnelles, il faut savoir les mettre de côté et étudier de la façon la plus objective possible les dossiers, les éléments qui nous sont apportés, les échanges que nous pouvons avoir avec nos interlocuteurs. Ce dossier n’est ni pro ni antinucléaire ; c’est juste une enquête sur l’état du complexe nucléaire aujourd’hui.

M. Hugues Demeude. J’ajoute que dans le livre, nous faisons la part des choses. Lorsque nous revenons sur l’histoire du nucléaire, nous soulignons le fait que cette aventure engagée au début des années soixante-dix a été couronnée de succès. Techniquement, ce programme a été mené de main de maître…

M. Julien Aubert. Pardonnez-moi, mais vous ne répondez pas à ma question. J’entends bien qu’il y a une différence entre votre opinion et ce que vous dites dans le livre, et que vous faites part d’éléments positifs. Mais je voudrais connaître votre opinion de départ sur le nucléaire, même si elle n’a pas influencé le livre.

M. Thierry Gadault. Cela n’a pas de sens de donner notre opinion ; nous ne sommes pas ici en tant que citoyens, mais en tant que journalistes. Que nous soyons pros ou antinucléaires n’a pas d’intérêt ; la question est de savoir si nous avons fait un travail sérieux, honnête, objectif. Nous pensons que c’est le cas, nous avons été capables de mettre nos opinions personnelles de côté et d’enquêter de la façon la plus objective possible.

M. Julien Aubert. Vous ne voulez pas répondre à la question, ce n’est pas grave, nous allons passer à suivante.

Vous avez parlé de faillite d’EDF. Hier, j’auditionnais la Cour des comptes, qui publie un rapport sur la dette d’EDF. Elle a tenu un discours différent ; pour elle, la dette d’EDF est bien gérée. Effectivement, elle est importante, mais elle ne pose pas de problème systémique par rapport à l’entreprise.

Vous avez parlé de la manière dont l’ASN pouvait contrôler le secteur énergétique, disant qu’il y avait peut-être une forme d’entre soi. Comment analysez-vous cette divergence entre vos propos sur la situation financière et ce qu’en dit la Cour des comptes ?

M. Thierry Gadault. La Cour des comptes a une vision parfois très administrative des comptes d’une entreprise. Je suis journaliste économique, je fais de l’enquête économique depuis vingt-huit ans, et je sais que la vision administrative des comptes d’une entreprise ne correspond pas toujours à sa situation réelle.

La dette d’EDF a augmenté d’au moins 35 milliards, et si l’on prend en compte les titres émis à cent ans, qui sont des quasi-fonds propres, elle a plutôt augmenté de 50 milliards d’euros entre 1998 et aujourd’hui. Où est passé cet argent, à quoi a-t-il servi ? Je connais la réponse : il n’a servi à rien, il n’a pas créé un centime d’euro de valeur. Il a été perdu à l’étranger.

Aujourd’hui, EDF a-t-elle les capacités de réinvestir dans son appareil de production ? C’est la question centrale. Compte tenu de l’état de sa dette, la réponse est non. Même si l’EPR nouvelle génération est à 6 milliards d’investissements, EDF n’a pas les moyens de reconstruire un parc d’une trentaine d’EPR afin de compenser la fermeture progressive des réacteurs actuellement exploités.

Donc, EDF est-elle une entreprise dans une situation financière saine ? Si l’on se réfère à ces deux éléments, la réponse est évidente : non.

Le cœur de la comptabilité d’une entreprise, c’est le tableau de flux de trésorerie, ce qui sort et ce qui entre. Depuis 2006 ou 2007, EDF est obligé, tous les ans, de s’endetter pour couvrir toutes ses dépenses. Vous pouvez penser que c’est une entreprise bien gérée ; moi je soutiens le contraire, et c’est ce qui explique en très grande partie les difficultés actuelles du complexe nucléaire.

M. Hervé Saulignac. Je voudrais revenir un instant sur les liens entre l’exploitant EDF et l’ASN, et savoir comment vous analysez ces liens. Pensez-vous qu’il y ait, ou qu’il puisse y avoir dans certaines circonstances, des formes de collusion ou d’influence d’EDF sur l’autorité de sûreté, notamment au regard des contraintes que vous avez évoquées, telle que la contrainte financière ?

M. Hugues Demeude. On peut évoquer cette question, qui supposerait une forme de complicité. L’ASN a dix ans d’indépendance, elle a gagné cette indépendance avec le temps, et nous voyons à quel point cette institution la défend et cherche vraiment à la consolider. Cela répond en partie à votre question, on ne saurait pas parler de complicité au vrai sens du terme.

J’aimerais toutefois pointer du doigt un élément qui nous est apparu assez surprenant au cours de cette enquête. L’ASN a autorisé EDF à réactiver le réacteur numéro 2 de Fessenheim. Il faut remonter en juillet 2016, lorsque l’ASN a retiré le certificat d’épreuve du générateur de vapeur du même réacteur, considérant que ce générateur n’était pas conforme et que cela constituait un manquement à un décret de 1926 sur les appareils à vapeur. Cette décision, extrêmement structurée, s’appuie notamment sur les articles 4 et 32 de ce décret de 1926. Elle a été rendue le 18 juillet 2016. Or que s’est-il passé le 19 juillet 2016 ? Très peu de gens l’ont remarqué, mais le décret de 1926 a été abrogé… Pourquoi ?

M. Thierry Gadault. Il est clair que les relations entre EDF et l’ASN sont conflictuelles. Mais l’environnement dans lequel évolue l’ASN, les contraintes qui pèsent sur elle, la convergence intellectuelle entre les ingénieurs font que des liens peuvent être faits entre certaines décisions de l’ASN et l’action des autorités et des pouvoirs publics, ou des déclarations des dirigeants d’EDF. On sent bien qu’une forme de pression s’exerce sur l’ASN, et on peut parfois avoir l’impression que l’ASN y cède.

M. Raphaël Schellenberger. Je suis très intéressé par vos propos, permettez-moi de les mettre en rapport avec la question que vous a posée Julien Aubert. Peut-être est-il vrai que la construction sociale ou sociologique des uns ou des autres, le fait de passer par les mêmes écoles, peut entraîner une forme d’entre soi. Il est intéressant d’aborder ces questions sous l’angle de la sociologie. Mais en ce cas, il faut être transparents et jouer cartes sur tables. L’exigence dont on fait preuve à l’égard d’EDF et de l’ASN, le fait que les acteurs se connaissaient avant de travailler pour des organismes différents, bref, cette logique que vous dites honnête et objective vaut tout autant pour vous, et justifie que nous vous demandions ce que vous pensez. S’il vous plaît, pourriez-vous l’un et l’autre répondre à la question de M. Aubert : quel est votre avis personnel concernant le nucléaire ?

M. Thierry Gadault. On peut jouer longtemps ce petit jeu… Ce que nous disons des ingénieurs d’EDF et de l’ASN, c’est qu’ils ont grandi dans les mêmes écoles ; ils ont forcément le même référencement culturel, d’un point de vue technique.

En ce qui nous concerne, nous sommes journalistes. Lorsque nous faisons une enquête, nous ne la faisons pas parce que nous avons une opinion personnelle, mais parce que nous pensons que le sujet mérite une enquête. Quand j’écris un livre sur le marché de l’eau, ce n’est pas parce que je suis pour ou contre la gestion privée de l’eau.

Pour en revenir au nucléaire, jusqu’en 2013, j’étais, comme la majorité des Français, favorable au nucléaire. Vous avez votre réponse…

M. Anthony Cellier. Sur la route, si vous franchissez un stop, le gendarme vous arrête et vous sanctionne d’un retrait de quatre points du permis de conduire. L’ASN est réputée être le gendarme du nucléaire, c’est ainsi qu’on nous la présente systématiquement. Quand elle découvre une faille dans une centrale nucléaire, elle sanctionne et arrête la centrale nucléaire – nous l’avons vu récemment au Tricastin, vous connaissez particulièrement bien cette situation puisqu’elle a fait l’objet d’un article dernièrement.

Vous nous parlez de l’intégrité intellectuelle des journalistes, ma question est très simple : le gendarme du nucléaire est-il intellectuellement intègre, impartial, capable de juger, comme l’État le lui demande, du bon fonctionnement de nos centrales nucléaires ? Oui ou non ?

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Et je me permets de compléter la question : si c’est non, quelles suggestions pourraient faire notre commission d’enquête pour améliorer l’indépendance et les moyens de l’ASN ?

M. Thierry Gadault. À la lecture de la décision de l’ASN sur la cuve de l’EPR, à la lecture de sa décision concernant le générateur de vapeur de Fessenheim, à la lecture du récit des événements qui ont abouti à ce qu’on a appelé le scandale de la forge du Creusot, on ne peut pas considérer que l’ASN soit une autorité indépendante. Ces questions sont très graves. Encore une fois, l’ASN, dans sa décision de septembre, n’exclut plus le risque de rupture du fond de la cuve de l’EPR : c’est une remise en question complète de la sûreté nucléaire française.

Ces deux décisions ont remis en cause notre jugement sur l’ASN. En effet, jusqu’à ce moment précis, nous pensions, malgré les pressions qui s’exerçaient sur elle, que l’ASN était une autorité indépendante ; nous connaissons le parcours de Pierre-Franck Chevet qui a montré, y compris quand il était jeune ingénieur, qu’il savait prendre des risques quand il s’agissait de défendre la sûreté – je pense à ce qui s’est passé avec le réacteur Superphénix… Nous pensions par conséquent que l’ASN construisait, dans la difficulté mais en en prenant le temps, une réelle indépendance. Cette lecture, je le répète, a été remise en cause par ses récentes décisions. Il est donc compliqué de vous répondre par oui ou par non, blanc ou noir. Ce serait suivre une logique un peu trop binaire alors qu’il y a de nombreuses zones grises dans la vie – et l’ASN se trouve aujourd’hui, précisément, dans une zone grise. Pour en sortir, il lui faudrait avoir une communication officielle tout à la fois plus allante et plus claire.

J’ai ainsi écouté l’audition de Pierre-Franck Chevet et je n’ai pas compris ce qui se passait avec ce problème des soudures du circuit d’eau secondaire de l’EPR : il n’a fourni aucune explication sur la nature de ces soudures, la partie du circuit d’eau concernée, l’importance et les conséquences des anomalies relevées ; il vous a simplement dit qu’il n’était pas d’accord avec EDF. Circulez, il n’y a rien à voir… Est-ce cela qu’on attend d’une Autorité de sûreté nucléaire indépendante ? Son rôle n’est-il pas plutôt, d’abord, d’annoncer un problème et d’ensuite en expliquer la nature et la gravité ? Peut-être ce problème de soudures n’est-il pas grave, peut-être l’est-il… Je retire en tout cas des informations que j’ai pu recueillir qu’il est très grave parce qu’il va entraîner des retards certains dans la mise en exploitation du réacteur.

M. Hugues Demeude. Entre autres préconisations que nous vous suggérons, il nous est apparu évident que le renforcement de l’expertise indépendante, comme celle menée par Yves Marignac, qui intervient auprès de l’ASN, serait très utile. Il est bien seul : les experts véritablement indépendants se comptent sur les doigts d’une main, ce qui est bien insuffisant comparé à ce qui se passe aux États-Unis ou dans d’autres pays où l’expertise universitaire a été financée, développée pour permettre d’autres regards, d’autres analyses, des échanges, des débats, etc.

Yves Marignac, qui travaille au sein de deux groupes d’experts, soulignait une différence de perception dans ces divers publics. Il relevait que le groupe d’experts sur les installations nucléaires était, disons, moins « ouvert » que d’autres groupes sur les risques possibles. Certains groupes ont expertisé Fukushima et chacun a bien en tête le témoignage de Naoto Kan, lors de sa visite à Paris, sur l’apocalypse qui s’abat sur la moitié d’un pays : on peut comprendre que certains membres de ces experts soient peut-être plus inquiets. D’autres, à l’inverse, doutent moins, ont une lecture plus confiante de la réalité et mesurent peut-être moins le risque. Or il est important d’avoir présent à l’esprit l’accident qui a failli se produire sur la cuve de la centrale de Davis-Besse, en 2002 : sur treize pouces d’épaisseur du couvercle, douze étaient entamés par la corrosion ; on est passé à deux doigts d’un accident majeur. S’il s’était produit, les membres du groupe d’experts des installations nucléaires auraient peut-être, eux aussi, une autre vision sur le caractère « non ruptible » des cuves ou sur l’impossibilité qu’il se passe quoi que ce soit.

M. Jean-Marc Zulesi. À la lumière de vos investigations et de vos analyses, quel est votre point de vue sur la menace aérienne – chute d’avion, attaque de drone ? Constitue-t-elle un risque ?

Mme Émilie Cariou. Dans votre ouvrage, vous mentionnez d’autres menaces majeures, qu’il s’agisse des risques sismiques ou des risques d’inondation. Vous citez Corinne Lepage qui déclarait sur TV5, en 2016, que nous avions « des centrales très mal placées parce que les sites nont pas du tout été choisis en fonction des risques potentiels mais en fonction de la facilité à acquérir les terrains, ce qui est dune bêtise absolue ».

Sur l’état des barrages, vous citez un rapport de 2007 de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) qui a mis en évidence que 200 des 450 ouvrages d’EDF étaient dans un état préoccupant. EDF s’était dès lors engagé à consacrer 500 millions d’euros pour remettre à niveau et moderniser ses barrages. Ce montant vous paraît-il suffisant et, sinon, selon vous quel devrait-il être ?

Mme Isabelle Rauch. Quelle est la nature réelle des pressions et des contraintes qui s’exercent sur l’ASN ? Vous les avez évoquées à demi-mot. Pouvez-vous expliciter ?

Vous avez par ailleurs affirmé que les sous-traitants étaient très mal traités. Pouvez‑vous nous en dire un peu plus et sur les indicateurs sur lesquels vous vous appuyez ?

M. Hugues Demeude. Nous n’avons pas enquêté spécifiquement sur le risque aérien ; comme vous avez pu le constater, nous avons avant tout orienté notre livre sur les questions de sûreté. Nous avons néanmoins, évidemment, suivi avec attention tous les travaux sur le sujet – en particulier ceux de Greenpeace. Nous pouvons en tout cas nous rappeler un épisode dramatique : le pilote de la Germanwings qui a décidé de précipiter son avion contre les montagnes des Alpes de Haute-Provence… S’il avait eu une autre idée en tête, celle de s’écraser sur le centre de Cadarache ou un autre site, personne n’aurait pu l’en empêcher. Rien que d’y penser est affreux : on s’aperçoit que dans les questions de sécurité civile la réalité dépasse souvent la fiction. Il est donc important, comme vous en avez bien conscience, d’anticiper tous les scénarios possibles.

M. Thierry Gadault. Nous n’avons pas fait d’étude particulière non plus sur l’état des barrages ni vérifié si les 500 millions d’euros consacrés par EDF à leur rénovation avaient été complètement dépensés. Je rappellerai toutefois le cas particulier du barrage de Vouglans, l’un des plus grands de France avec une retenue d’eau de 600 millions de mètres cubes. Ce barrage est malade ; tous les travaux dont il fait l’objet retardent le risque de rupture, certes, mais on ne peut plus exclure qu’il survienne. Compte tenu du nombre de centrales nucléaires et de réacteurs nucléaires installés en aval, il fallait bien souligner ce risque dont la presse locale reparle tous les dix ou quinze ans, ce à quoi EDF répond que tout va bien. Quand on examine les rapports d’EDF et les rapports d’autres organismes publics, on constate que la situation est beaucoup plus complexe et qu’une rupture de ce barrage que personne, aujourd’hui, ne peut exclure, je le répète, puisqu’il est toujours sous surveillance renforcée de la part d’EDF – qui ne communique pas forcément toutes ses données aux autorités publiques, je tiens à le souligner –, pourrait avoir des conséquences catastrophiques dans la vallée du Rhône.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Sur quoi vous appuyez-vous pour affirmer qu’EDF ne communique pas forcément toutes ses données ?

M. Thierry Gadault. Nous avons recueilli le témoignage de responsables publics qui nous disent n’avoir aucune information de la part d’EDF sur la gestion de ce barrage ni sur l’étude des risques. On sait qu’un satellite le surveille, mais les données qu’il fournit restent au sein d’EDF.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. De quels responsables publics s’agit-il ?

M. Thierry Gadault. Nous sommes obligés de protéger nos sources, vous comprenez bien que le responsable public en question…

M. Hervé Saulignac. Vous êtes comme EDF : pas très transparents…

M. Thierry Gadault. Cela fait partie du métier de journaliste : quand on a une source anonyme, on n’a pas le droit de donner son identité. Nous pourrons proposer à la personne en question de se mettre en contact avec vous mais, j’insiste, nous ne pouvons pas vous dévoiler son identité : nous sommes journalistes.

M. le président Paul Christophe. Une commission d’enquête doit tout de même asseoir ses réflexions à partir d’éléments concrets et tangibles. Nous avons par conséquent besoin d’apprécier un tant soit peu la portée du propos, son épaisseur… La personne en question exerce-t-elle des responsabilités au sein d’une préfecture ? Est-elle censée être destinataire de ces informations primordiales pour fonder une décision en matière de sécurité ?

M. Thierry Gadault. Tout ce que nous pouvons dire est qu’il s’agit d’une personne qui exerce des responsabilités et que nous ne pouvons la mettre en danger. Nous lui transmettrons votre proposition. Comme d’autres de nos sources, peut-être souhaitera-t-elle rester anonyme car elle craint pour sa carrière.

M. Hugues Demeude. Le barrage de Vouglans, nous le montrons bien, est vraiment surveillé comme le lait sur le feu : c’est le plus surveillé de France. Des ingénieurs de très gros calibre, au sein de l’appareil d’État, en assurent le suivi depuis de nombreuses années, que ce soit le Centre national du machinisme agricole du génie rural, des eaux et des forêts (CEMAGREF) ou le bureau central d’études et d’expertise des barrages, et avec la plus grande attention. C’est ce qui a permis de le renforcer depuis cinquante ans qu’il a été mis en eau. En quelques mots, le pied du barrage pousse vers l’aval et, d’autre part, il y a un souci de drainage. Or ces barrages en voûte de très grandes dimensions comme celui-ci nécessitent un drainage en sous-sol très performant. Or les caractéristiques physico-chimiques du sous-sol affectent ce drainage, au point qu’il a fallu poser des piézomètres.

Nous n’ignorons donc pas que des études sont menées et des travaux réalisés mais, encore une fois, en matière de sécurité civile – vous avez eu l’amabilité de préciser que j’en étais spécialiste – on indexe toujours la réponse opérationnelle à la dangerosité du risque. C’est le principe même de la sécurité civile. Or, en tant que journalistes enquêteurs, nous avons essayé de comprendre quelle était la nature de ce risque et quel danger il pouvait nous faire courir.

M. Thierry Gadault. L’ASN ne précise jamais le type de contraintes qui s’exercent sur elle mais, il y a un an, avant qu’elle ne prenne sa décision sur la cuve de l’EPR, Pierre-Franck Chevet a été interrogé sur France Inter. À Léa Salamé qui lui demandait s’il subissait des pressions, lui-même a répondu : « Oui, énormément ». Posez-lui dès lors la question pour connaître quelles sont ces contraintes, qui les exerce, et comment il fait pour y résister…

Mme Isabelle Rauch. Si je comprends bien, c’est à la suite de cet entretien que vous avez estimé que l’ASN subissait des pressions ?

M. Thierry Gadault. Cela a été l’un des éléments qui nous ont conduits à le penser mais pas seulement : nous avons essayé de comprendre comment l’ASN avait pris des décisions sur plusieurs dossiers, quel avait été son rôle dans certains scandales comme celui de la forge du Creusot, quelles avaient été ses relations institutionnelles, ou personnelles, avec l’ensemble du complexe nucléaire. Certaines déclarations publiques ou des propos « off » révèlent que l’État fait régulièrement passer des messages à l’ASN, que des directeurs d’EDF remettent parfois en cause la légitimité de certaines décisions de l’agence : quand le complexe nucléaire répète en permanence que le renforcement de la digue du Tricastin coûterait plus de 200 millions d’euros à EDF, ne croyez-vous pas qu’il envoie un message, qu’il fait pression sur l’ASN ?

M. Hugues Demeude. Je reviens sur l’abrogation du décret de 1926 sur les appareils à vapeur le lendemain de l’avis de l’ASN suspendant le certificat d’épreuve d’un générateur de vapeur de la centrale nucléaire de Fessenheim au motif que le processus de forgeage de sa virole basse n’était pas conforme : en tant que représentants de la nation, vous êtes les mieux à même de comprendre ce qui a pu se passer au sein de l’appareil d’État, qui a été à l’initiative de l’abrogation de ce décret et pourquoi. Nous pouvons en tout cas soupçonner que l’ASN aura perçu comme une forme de pression l’abrogation du décret sur lequel elle s’était appuyée pour établir son avis.

M. Thierry Gadault. Une autre décision de l’État constitue clairement une pression sur l’ASN : la publication en décembre 2015 de l’arrêté qui autorise la mise en service d’équipements sous pression nucléaire non conformes à la réglementation. L’ASN a immédiatement compris le message : il fallait autoriser la cuve de l’EPR par tous les moyens… Et l’ASN s’est soumise.

M. le président Paul Christophe. Il m’arrive régulièrement de siéger au sein d’une commission locale d’information (CLI) et d’avoir à mes côtés des représentants de l’exploitant, de l’ASN, de l’IRSN et ceux des services préfectoraux chargés de la sécurité et de la sûreté. Dans votre ouvrage, vous faites allusion à la centrale de Gravelines, que je connais assez bien. Vous parlez d’un béton jugé atypique à propos des enceintes ; elles sont pourtant testées tous les dix ans et donc leur vieillissement est examiné par des experts de l’ASN et approuvé – ou non. Vous relevez que des défauts ont été constatés dans une pénétration de fond de cuve du réacteur G1, et qu’une réparation d’urgence a été effectuée, considérée comme provisoire par des experts. On nous a communiqué qu’il y avait eu une réparation d’urgence, en effet, puis une intervention non négligeable en termes de coûts, de temps et d’impact, réalisée à l’aide de plusieurs robots – et non un – et validée comme définitive par l’ASN. Vous évoquez enfin des tubulures fissurées, contrôlées et validées par l’ASN au titre des écarts avant chaque divergence de réacteur. Doit-on comprendre que cette question des écarts et donc des épreuves qui sont recalculées, n’aurait pas lieu d’être ? Considérez-vous, lorsque vous parlez d’une différence de lecture entre « exclure » et « prévenir » la rupture d’équipements, qu’il était possible en la circonstance d’exclure ? N’est-ce pas une question de sémantique ? Ne vaut-il pas mieux prévenir ?

Mme Bérangère Abba. Avez-vous enquêté sur la gestion des déchets nucléaires, je pense au projet de centre industriel de stockage géologique (CIGÉO) ou sur d’autres options ?

M. Julien Aubert. Vous avez mis en cause la situation financière d’EDF. Pensez-vous que l’ouverture à la concurrence puisse faciliter la vie de la filière nucléaire ?

Vous avez par ailleurs déclaré qu’EDF avait accepté certaines pièces défectueuses en toute connaissance de cause et vous avez mis en évidence le fameux décret du 1er juillet 2015 relatif aux produits et équipements à risques abrogeant le décret de 1926. Ne pensez-vous pas qu’il faille engager la responsabilité pénale des autorités de la filière nucléaire, voire de responsables politiques ? Avant que vous ne répondiez, je rappelle que ce décret a été signé par Mmes Royal et Taubira et par MM. Valls et Le Drian…

M. Raphaël Schellenberger. Vous venez de déclarer que vous n’aviez pas étudié les questions de sécurité. J’en conclus que vous nous parlez essentiellement de sûreté. Quelle différence faites-vous entre les deux et pensez-vous qu’il y ait intérêt à rapprocher ces deux sujets ?

Vous avez ensuite souligné le supposé revirement de paradigme de l’ASN qui prend en compte un risque qui pourrait s’avérer, et donc organise la protection contre ce risque au lieu de se borner à considérer qu’il n’existe pas. N’est-ce pas une maladresse intellectuelle ? On peut en effet tout faire pour éviter un risque et ajouter un niveau de protection en considérant que ce risque pourrait se réaliser et que, dès lors, il faut s’en prémunir. Ne diriez‑vous pas l’inverse si l’on ne procédait pas à cette phase supplémentaire de protection contre ce risque ?

Enfin, concernant l’abrogation du décret de 1926 à compter du 19 juillet 2016, pouvez-vous nous expliquer en détail, d’un point de vue juridique, ce qu’il en est ? Quel est le décret à l’origine de cette abrogation, décret bien antérieur ?

M. Anthony Cellier. L’augmentation des déclarations des incidents de sûreté est-elle due, selon vous, à un seuil d’exigence plus élevé, à une transparence accrue ? Auquel cas on pourrait se retrouver dans une situation schizophrénique : plus je suis transparent, plus je déclare d’incidents et donc plus on estime que je ne satisfais pas aux exigences de sûreté. Ou bien cette augmentation est-elle tout simplement imputable à la vétusté du parc nucléaire français ?

M. Hugues Demeude. Le projet Cigéo renvoie aux limites de l’industrie nucléaire qui produit une énergie considérée comme « propre » ; or ce n’est évidemment pas le cas puisque la quantité de déchets radioactifs à traiter avoisine les 250 mètres cubes par réacteur et par an. Le projet Cigéo vise à enfouir les déchets dans les entrailles de la terre avec une idée d’irréversibilité – c’est bien la marque de ce projet. On sait qu’il y a controverse à propos de certains risques.

Pour ce qui est d’éventuelles solutions alternatives, je rappelle que la loi Bataille de 1991 les évoquait déjà et notamment le stockage en subsurface, utilisé aux États-Unis par exemple. Les Américains ont investi des milliards de dollars dans un projet à Yucca Mountain pour réaliser l’équivalent du centre de Bure avant de revenir en arrière et de choisir le stockage en subsurface, à savoir dans des alvéoles bétonnées mises dans des containers, ces derniers enfouis sous des tumulus de terre, dans l’idée que, peut-être, les générations futures trouveront une solution pour traiter plus efficacement ces déchets.

M. Thierry Gadault. Pour avoir un peu travaillé sur la stratégie européenne, à une époque où l’on ne parlait pas encore de changement climatique, mais où l’on avait pris conscience de la nécessité de développer les industries et les énergies renouvelables, tous les experts, français et autres, étaient d’accord sur le fait que l’ouverture à la concurrence par la Commission européenne allait totalement déréguler et déréglementer le système en y introduisant de grandes incertitudes. Imposer une concurrence pure et parfaite aux électriciens sur une infrastructure de réseau qui supporte très mal la concurrence ne répond en rien à la situation – tous les électriciens ont aujourd’hui des difficultés financières pour différentes raisons et qui ne sont pas toujours liées à la concurrence puisque, par exemple, EDF en est encore largement protégé. Veut-on appliquer des politiques qui prennent en compte le risque climatique ? Il faut dès lors savoir quelles solutions adopter dans l’ensemble des secteurs économiques – on pense à la solution ferroviaire. Ou bien décide-t-on de tout soumettre à la concurrence quoi qu’il se passe dans le monde ? Ces deux logiques s’opposent et ne sont pas conciliables. Quant aux difficultés financières d’EDF, encore une fois, elles sont dues à la stratégie menée depuis vingt ans dans le but de devenir l’électricien du monde. Or c’est un échec sanglant puisque l’entreprise est dans une situation financière impossible ; on peut même dire qu’elle est KO debout.

Nous n’avons effectivement pas enquêté sur la sécurité, non que nous ne la prenions pas en compte, mais parce que nous savions qu’un documentaire sur le sujet allait être réalisé en collaboration avec Greenpeace et que Greenpeace même préparait quelque chose de son côté. Certes, les risques – et tout le monde pense au risque terroriste – ont forcément une répercussion sur la dimension des installations nucléaires. On peut se demander si l’ASN a les moyens, la sécurité ne faisant pas partie de ses prérogatives, de prendre les bonnes décisions quant au dimensionnement correct d’éventuelles nouvelles centrales nucléaires. Des améliorations sur le lien entre sûreté et sécurité doivent certainement être apportées, l’ASN devant disposer de plus de pouvoir en matière de sécurité.

M. Hugues Demeude. La sûreté et la sécurité font ainsi toutes deux partie des compétences de l’équivalent de l’ASN en Belgique. Ce ne serait donc pas une nouveauté que de proposer que l’ASN intègre la sécurité dans son périmètre.

M. Thierry Gadault. Vous nous avez par ailleurs interrogés sur le lien entre exclure la rupture d’équipement ou la prévenir. À la base de la réglementation nucléaire française, il y a cette décision d’exclure la rupture d’un certain nombre d’équipements nucléaires sous pression comme la cuve et le générateur de vapeur. Autrement dit, l’industrie a mis en place des normes de qualité et des normes de production pour s’assurer que, quoi qu’il se passe pendant la durée de vie de ces équipements, aucun événement ne pourrait aboutir à une rupture de la cuve ou du générateur de vapeur. Décider d’exclure le risque de rupture, c’était prendre la plus grande précaution possible et on constate que, jusqu’à présent, cela a marché. On ne peut donc que se féliciter des décisions prises au début des années 1970.

Mais lorsque, pour un nouvel équipement comme l’EPR, l’ASN, pour autoriser la mise en service de la cuve, ne parle plus d’exclure le risque de rupture mais simplement de le prévenir, on dégrade manifestement la sûreté. Et la sûreté repose toujours sur le risque de rupture. Qui a pris la décision d’autoriser l’ASN de ne pas respecter la réglementation ? Je n’ai pas de réponse à cette question qui mériterait de faire l’objet d’un véritable débat.

Mme Isabelle Rauch. Pouvez-vous répondre à la question que je vous ai posée concernant les sous-traitants ?

En outre, EDF souhaitait déposer plainte contre vous, qu’en est-il ?

M. Julien Aubert. Je vous avais pour ma part posé une question sur la responsabilité pénale des dirigeants d’EDF ou du président de l’ASN – vous venez en effet d’indiquer que l’ASN ne respectait pas la réglementation – voire des ministres qui ont abrogé certains décrets, permettant ainsi d’affaiblir la sécurité et la sûreté nucléaires…

Mme Bérangère Abba. Je souhaite savoir si la publication de votre livre a fait surgir de nouvelles révélations dont vous voudriez nous faire part.

M. Thierry Gadault. Nous nous entretenons avec des salariés de la sous-traitance et ce sont eux qui nous alertent. Tout le monde sait, par ailleurs, qu’existe un site très bien fait, intitulé ma-zone-controlee.com. Quelques responsables syndicaux acceptent également, de temps en temps, d’expliquer la situation. Nous tirons donc nos conclusions de ces contacts avec des salariés de la sous-traitance, mais aussi avec des salariés d’EDF qui travaillent dans des centrales nucléaires et ainsi nous pouvons comparer les expériences des uns et des autres. Or souvent les témoignages convergent sur un certain nombre de points et notamment sur la dégradation des conditions de travail en centrale nucléaire.

M. Hugues Demeude. Jacques Repussard, directeur général de l’IRSN, a également mentionné les difficultés liées à la sous-traitance. L’IRSN est en effet très vigilant sur cet aspect, comme vous l’êtes vous-mêmes.

M. Thierry Gadault. En ce qui concerne les suites pénales, je suis bien en peine de vous répondre : je n’ai pas de compétences juridiques particulières – M. Demeude non plus, je pense. En fait votre question se posera le jour où un accident nucléaire de type Tchernobyl ou Fukushima se produira en France. On essaiera alors de savoir qui sont les responsables de cette situation.

M. Julien Aubert. Vous essaierez…

M. Thierry Gadault. Je ne peux pas répondre à votre question. Je pense qu’EDF est le premier responsable. Les politiques qui ont modifié les réglementations seront‑ils recherchés comme responsables ? Je ne sais pas. Le seul cas un peu similaire serait celui du sang contaminé, et encore…

M. le président Paul Christophe. Et en ce qui concerne les éventuelles poursuites d’EDF contre vous ?

M. Thierry Gadault. À ce jour, a priori, il n’en est rien. Vous pourrez poser la question à M. Minière : peut-être vous annoncera-t-il qu’une plainte a été déposée contre nous. On ne prend pas cet élément en compte quand on commence une enquête ; on sait que certaines entreprises ou certains hommes d’affaires ont l’habitude de porter plainte assez facilement. Si un journaliste s’inquiète de ce genre de choses, il ne lui reste plus qu’à cesser de travailler. Nous ne sommes, pour notre part, pas inquiets : notre livre est largement documenté et ne comporte aucun terme diffamatoire. Plainte ou non : cela n’a aucune importance.

M. Hugues Demeude. J’ajoute que notre démarche est une démarche de sincérité, d’honnêteté intellectuelle et de rigueur.

M. Anthony Cellier. Pouvez-vous répondre à ma question de savoir si l’augmentation des déclarations des incidents est due à un seuil d’exigence plus élevé ou bien à une plus grande transparence ?

M. Thierry Gadault. L’augmentation du nombre de déclarations d’incidents est due à la vétusté des installations : les centrales arrivent en fin de vie, ce qui implique un niveau de maintenance beaucoup plus élevé et donc un nombre de détections d’écarts d’incidents beaucoup plus important. De plus, dès que survient un problème dans une centrale nucléaire, on le retrouve souvent dans d’autres centrales : ce sont les fameux incidents génériques. Dominique Minière pourra vous expliquer comment EDF gère sa maintenance. On voit bien que ces incidents génériques s’expliquent par des procédures de maintenance conçues pour l’ensemble du parc : on va chercher, pour chaque réacteur, un type de problème et si on ne le trouve pas, on considère qu’il ne se pose pas sur les autres réacteurs. On peut comprendre l’intérêt d’une telle démarche mais on peut aussi se demander si elle est toujours adéquate : les incidents génériques se sont multipliés l’année dernière.

M. le président Paul Christophe. Mme Abba vous a demandé si vous aviez des révélations…

M. Thierry Gadault. Nous n’avons pas de révélation à vous faire aujourd’hui. Nous préparons une autre enquête. Les révélations viendront donc plus tard.

M. Hugues Demeude. Nous savons qu’EDF planche sur des scénarios de prolongation des durées de vie des centrales de vingt ans, et peut-être même au-delà.

M. Thierry Gadault. Certainement au-delà…

M. le président Paul Christophe. Je vous remercie pour toutes ces précisions.


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13.   Audition de M. Dominique Minière, directeur du parc nucléaire et thermique d’EDF (15 mars 2018)

M. le président Paul Christophe. Mes chers collègues, nous accueillons maintenant M. Dominique Minière, directeur du parc nucléaire et thermique d’EDF.

EDF exploite 19 centrales productrices d’électricité d’origine nucléaire en France, totalisant 58 réacteurs en activité et un en construction. Elle est également propriétaire d’une dizaine de réacteurs arrêtés, en cours ou en attente de démantèlement. L’entreprise est également présente à l’étranger, où elle vend, construit et exploite des réacteurs nucléaires au profit d’autres États.

Avec un effectif de près de 160 000 agents, un chiffre d’affaires de 69 milliards d’euros et un résultat net de 3 milliards d’euros en 2017, EDF est l’un des leaders mondiaux de l’électricité en général et de l’électricité nucléaire en particulier. À ce titre, son audition devant notre commission d’enquête, sur les sujets de sûreté et de sécurité, revêt une importance toute particulière.

Nous avons, monsieur Minière, beaucoup de questions à vous poser – vous avez d’ailleurs reçu un questionnaire indicatif –, et il est probable que cette audition durera un peu plus longtemps que la moyenne. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires imposant aux personnes auditionnées de déposer sous serment, je vous demande de jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Minière, M. Perez et M. Thieffry prêtent successivement serment.)

M. Dominique Minière, directeur du parc nucléaire et thermique dEDF. Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de me donner l’opportunité de venir vous présenter tant nos convictions que la manière dont nous assurons la sûreté de notre parc nucléaire au quotidien, notamment dans la période que nous traversons. Comme vous le savez, nous avons aujourd’hui la responsabilité de l’exploitation du premier parc nucléaire du monde. Une sûreté normale étant appelée à progresser en permanence, notre responsabilité consiste à améliorer périodiquement la sûreté de notre parc, en toute transparence avec l’Autorité de sûreté qui, in fine, en tant que gendarme du nucléaire, agit en cohérence avec les pouvoirs que lui confère la loi.

Je vais d’abord aborder le sujet de la sûreté nucléaire, étant précisé que la sécurité nucléaire au sens de la protection physique de nos installations n’est qu’un des aspects de la sûreté, que j’aborderai dans une deuxième partie de mon propos introductif.

Progresser en matière de sûreté nucléaire, c’est progresser en matière de conception des centrales – y compris des centrales existantes –, en matière d’exploitation des centrales, en matière de culture sûreté, mais également en termes de résultats.

Pour ce qui est de la conception de nos centrales, j’entends souvent parler de durée de fonctionnement des réacteurs. Il me semble important d’être très clair sur ce point : la réglementation française n’impose pas de durée limite de fonctionnement des réacteurs, contrairement à la réglementation américaine, par exemple. En fait, elle impose bien plus, puisqu’elle exige non seulement de maintenir en bonne condition de fonctionnement tous les matériels, dans les situations normales comme dans les situations accidentelles, de maintenir le niveau de sûreté initial des réacteurs – comme c’est le cas aux États-Unis –, mais également et surtout d’améliorer en permanence le niveau de sûreté de nos réacteurs.

EDF se conforme bien volontiers à cette exigence, et s’imposait d’ailleurs le principe de l’amélioration constante du niveau de sûreté bien avant que la loi Transparence et sûreté nucléaire de 2006 ne l’impose. Nous avons la forte conviction que nous devons le faire, afin de prendre en compte trois aspects.

Le premier aspect est le retour d’expérience des incidents et accidents survenus dans le monde. Suite au premier accident grave, survenu à Three Miles Island aux USA en 1979, nous avons pu constater de visu que le début de fusion d’un cœur nucléaire, dans les cas d’accidents très graves, pouvait entraîner l’apparition d’hydrogène. Nous avions donc installé des recombineurs passifs d’hydrogène dans tous nos réacteurs dès les années 1980.

En 1986, l’accident de Tchernobyl nous a conduits à considérer que, dans le cas extrême d’une fusion du cœur d’un réacteur, il fallait pouvoir garantir la solidité des enceintes de nos réacteurs et être en mesure en dernière extrémité d’ouvrir ces enceintes, mais sans rejets de produits radioactifs pouvant provoquer une contamination à long terme des territoires. Dans les années 1990, nous avons donc mis en place des filtres à sable sur nos enceintes, afin de retenir tous les produits radioactifs à long terme qui pourraient être émis dans ce type de scénario.

Je le dis clairement : si ces équipements avaient été présents à Fukushima, vous n’auriez pas vu ces explosions d’hydrogène que le monde entier a vues en direct à la télévision, car les recombineurs les auraient empêchées, et grâce aux filtres à sable, le peuple japonais ne se serait pas retrouvé avec toutes ces zones contaminées à nettoyer.

Deuxième aspect à prendre en compte : l’amélioration des connaissances. Nous disposons de possibilités de calcul que nous n’avions pas au moment où nos centrales ont été construites. Cela nous a conduits, dans le cadre des troisièmes visites décennales du palier de 900 mégawatts, à effectuer des renforcements sur certains réacteurs afin d’être en mesure de faire face à des situations non prises en compte au départ – et qui peuvent sembler étranges au premier abord –, notamment des phénomènes de torsion du sol en cas de séisme, qu’il est désormais possible de modéliser.

Troisièmement, le changement climatique nous conduit à envisager des hypothèses basées sur la survenue de phénomènes d’agression d’un niveau inédit par rapport aux hypothèses initiales. Ainsi, c’est suite à la tempête de 1999, que l’on peut qualifier de quasi tropicale, et au début d’inondation d’une partie de la centrale du Blayais, que nous avons lancé un vaste plan anti-inondation sur l’ensemble de nos centrales : nous avons donc renforcé nos sites vis-à-vis de ce type d’agressions, tant pour les sites en bord de mer que pour les sites en bord de rivière. Contrairement à ce que j’entends ici ou là, nous avons bien pris en compte, je l’affirme, les conséquences qui pourraient résulter de la rupture d’un barrage tel que celui de Vouglans, dans l’Ain.

Notre approche en termes d’amélioration de la sûreté nous conduit régulièrement à revisiter l’état initial de nos installations ; c’est à cette occasion que nous pouvons mettre en évidence non seulement les éventuelles non-conformités à l’état initial, qui résulteraient en quelque sorte d’un problème apparu en cours d’exploitation, mais aussi les non-conformités à ce qui aurait dû être fait à l’origine – ce qui est tout de même un peu différent. En 2017, cela nous a conduits à déclarer deux événements de niveau deux sur l’échelle internationale de classement des événements nucléaires (INES), qui en compte sept. Le premier était relatif à l’ancrage de composants auxiliaires du diesel de secours, le second au renforcement d’une petite partie de la digue de Tricastin – ce qui nous a valu un certain nombre d’articles dans la presse. Dans les deux cas, les éléments visés étaient conformes à leur état initial, mais celui‑ci ne répondait pas aux exigences des rapports de sûreté : il s’agissait bien d’une non-conformité d’origine.

Le maintien en bonnes conditions de fonctionnement ne pose pas de difficultés pour les matériels qui peuvent et doivent être rénovés. Les changements ou les rénovations ont plutôt lieu autour de la trentième année de fonctionnement : c’est ce qui ressort de l’expérience internationale. Ainsi, après avoir remplacé plus de 80 % des générateurs d’origine des réacteurs de 900 mégawatts, 90 % des stators équipant les alternateurs d’origine, et près de 70 % des transformateurs de puissance du parc, nous travaillons aujourd’hui au remplacement d’équipements plus classiques, tels que des tuyauteries.

Seuls deux équipements ne sont pas remplaçables : la cuve du réacteur et l’enceinte de confinement. Pour ce qui est de la cuve, nous en maîtrisons le vieillissement par irradiation de manière à ce qu’au bout de soixante ans de fonctionnement, elles n’aient pas subi d’irradiations supérieures à celles prévues au démarrage à quarante ans. Contrairement à ce qu’indique un livre récemment paru, il n’y a pas de nouveaux défauts sur certaines cuves de notre parc : seuls les défauts présents dès l’origine, résultant de la fabrication des cuves, sont présents, mais leur analyse a montré qu’ils ne présentaient pas de risque, et les contrôles décennaux ont mis en évidence qu’ils n’évoluaient pas. En ce qui concerne les enceintes de confinement, nous en suivons de près les potentielles évolutions en matière de taux d’étanchéité.

J’en viens à l’exploitation des réacteurs, en commençant par dire qu’une bonne exploitation repose sur des équipements en bon état, des hommes et des femmes en nombre suffisant et formés, et des organisations permettant une mise en œuvre efficace de l’ensemble. Il est nécessaire de rappeler qu’à l’aube des années 2010, nous nous apprêtions à entrer dans une période de fort challenge, tant en termes de bon état des équipements – nous devions alors rattraper des sous-investissements datant du début des années 2000, qui nous avaient conduits à rencontrer des difficultés sur certains matériels, essentiellement non nucléaires, tels que des alternateurs ou des transformateurs – qu’en termes d’anticipation du renouvellement des compétences – entre 2007 et 2016, plus de 40 % de nos personnels sont partis en retraite : il nous revenait de les remplacer tout en continuant d’améliorer le niveau de sûreté.

Enfin, nous devions préparer les quatrièmes visites décennales de la fin des années 2010 avec un vrai challenge : faire en sorte que le niveau de sûreté de nos réacteurs se rapproche, autant que possible, de celui des réacteurs de troisième génération, comme le demandait déjà l’Autorité de sûreté. L’affaire s’est compliquée en 2011, quand nous avons pris en compte le retour d’expérience de l’accident de Fukushima, qui a conduit à d’autres travaux. En 2010, la mise en œuvre du grand carénage avait pour objectif de faire face aux besoins d’investissements à venir, tant en matière de rénovation et de remplacement d’équipements que d’amélioration du niveau de sûreté à l’occasion des quatrièmes visites décennales. La nécessité d’une amélioration s’est trouvée renforcée par le retour d’expérience de l’accident de Fukushima, survenu juste après.

Nous avons toujours poursuivi le même objectif emblématique au sujet des améliorations de sûreté : si l’hypothèse extrêmement faible d’un accident nucléaire ne peut être écartée, on peut garantir très solidement que nous n’aurons jamais de contamination à long terme des territoires. C’est précisément, je le sais, cette hypothèse de contamination à long terme qui peut conduire au rejet du nucléaire – ce que, personnellement, je
comprends –, et c’est aussi, lorsqu’elle devient réalité, ce qui explique les coûts exorbitants d’accidents tels que ceux de Tchernobyl et Fukushima.

Cet effort d’investissements et donc de travaux supplémentaires s’est mis en place dans le contexte de renouvellement de compétences du début des années 2010. En effet, au-delà de l’investissement, la sûreté en exploitation, c’est aussi et même avant tout des compétences humaines et collectives dans les équipes de travail, où le facteur socio‑organisationnel et humain joue un rôle clé. C’est ce qui a justifié notre effort de formation sans précédent depuis le début du parc, avec notamment la création de l’académie de métiers, afin d’apprendre la sûreté – ce qu’elle est, d’où elle vient –, mais aussi que nous maintenions nos exigences en matière de formation des opérateurs de centrales, avec plus de trois semaines de formation de type pilote d’avion, où les personnels s’entraînent à faire face à des situations accidentelles sur des simulateurs dont chaque site est équipé. Nous avons par ailleurs mené des efforts supplémentaires avec la création de chantiers-écoles et de chantiers‑maquettes, où les prestataires eux-mêmes sont invités à venir se former. Un salarié EDF travaillant dans le nucléaire consacre en moyenne chaque année, même s’il est présent depuis plusieurs années, 10 % de son temps à se former.

Dans le contexte post-Fukushima, nous avons également renforcé la formation aux situations accidentelles pour tous les personnels mobilisés lors de crises, et nous avons créé la Force d’action rapide nucléaire (FARN), composée de 300 équipiers formés et entraînés, capables d’intervenir pour permettre de rétablir l’électricité et l’eau en moins de 24 heures sur n’importe quelle centrale.

Nous ne connaissons pas d’équivalent dans le monde de cette force – ni par sa taille, ni par le professionnalisme de ses acteurs. Le grand carénage lui-même s’est traduit par des investissements plus importants, de l’ordre de 1 milliard d’euros par an sur notre parc en plus des 3 milliards d’euros nécessaires à l’entretien correct d’une flotte telle que la nôtre, comme le montre le benchmark international. Aujourd’hui, ces financements sont réalisés et inscrits dans les chroniques budgétaires d’EDF pour les années à venir, pour un montant total de l’ordre de 4 milliards d’euros par an environ – ces chiffres sont vérifiables.

J’entends parfois des gens se demander qui paye tout cela. Ce qui paye, c’est tout simplement la commercialisation des mégawattheures (MWh) produits par le parc nucléaire existant. En effet, même en intégrant ses investissements, l’exploitation du parc permet d’obtenir des coûts de l’ordre de 32 euros par MWh, inférieurs aux prix du marché et de très loin inférieurs à tous les coûts de moyens neufs, quels qu’ils soient, qui viendraient s’y substituer. Bien évidemment, ce coût ne constitue pas un prix, dans la mesure où il est normal d’attendre une rentabilité de tels actifs.

Comme dans toute industrie dont le volume de marché progresse peu – c’est le cas aujourd’hui de l’électricité –, il est d’ailleurs tout à fait habituel que la poursuite de l’exploitation des actifs existants soit le meilleur investissement. Le grand carénage est le programme industriel d’EDF qui présente aujourd’hui le meilleur taux de retour sur investissement. Nous réalisons des investissements beaucoup plus importants que ceux de n’importe quel autre exploitant mondial en matière de retour d’expérience de l’accident de Fukushima. La plupart des autres exploitants se sont arrêtés à la mise en place de structures et d’équipements proches de notre force d’action rapide nucléaire ; pour notre part, nous allons beaucoup plus loin, en choisissant de procéder à des renforcements par des équipements en dur : nous investissons ainsi de l’ordre de 200 millions d’euros par réacteur, contre environ 20 millions d’euros pour la plupart des autres exploitants.

Un grand nombre des mesures que nous avons mises en œuvre par le passé, qu’il s’agisse de l’installation de recombineurs d’hydrogène ou de filtres à sable, ou des moyens de détection et de prévention de rupture du générateur de vapeur, se sont ensuite répandues un peu partout dans le monde, contribuant à faire notre réputation en matière d’exploitation à l’international. Aujourd’hui, EDF assume la présidence de l’Association mondiale des exploitants nucléaires et son expertise est sollicitée dans nombre de pays. En effet, parmi les quatre parcs les plus grands du monde, seul le parc français existant, composé de nos cinquante-huit réacteurs, n’a jamais connu aucun accident grave – ni même d’incident grave. Si la France peut être légitimement fière que sa compétence en matière de nucléaire soit ainsi reconnue, en tant qu’exploitant, EDF estime que cette reconnaissance lui donne toujours plus de responsabilités, qu’il lui revient d’assumer avec humilité – car sûreté rime avec humilité.

Quelques mots sur les progrès en matière de culture sûreté. Une bonne culture sûreté consiste avant tout à privilégier des attitudes interrogatives et prudentes de notre personnel et de nos partenaires industriels. Nous y avons largement travaillé au cours des années précédentes, notamment via des formations ad hoc. C’est aussi la culture de la transparence et de la responsabilité : c’est nous qui avons poussé l’Areva de l’époque à aller jusqu’au bout de l’analyse des affaires du Creusot – tant celle, technique, du sujet ségrégation carbone, que celle, plus managériale, des dossiers de fabrication non conformes aux standards de nos industries. C’est nous qui avons décidé l’an passé d’arrêter nos réacteurs malgré l’hiver, enfin de faire contrôler la teneur en carbone des fonds de générateurs de vapeur – décision reprise ensuite dans une prescription de l’ASN. C’est nous qui avons souhaité que l’audit portant sur les dossiers de fabrication d’usines du Creusot soit poussé jusqu’au bout, quelles qu’en soient les conséquences : pour nous, il n’était pas question d’avoir le moindre doute quant à la qualité des matériels que nous exploitons. Aujourd’hui, alors que plus de 80 % des dossiers ont été relus, nous sommes confiants sur l’issue des analyses menées.

Je souhaite terminer ce chapitre sur la sûreté par les résultats, en ne me limitant pas à l’écume des jours, mais en portant le regard sur les dix dernières années, qui ont représenté pour nous un fort challenge, comme je vous l’ai dit, tant sous l’angle technique que sous l’angle du renouvellement des compétences. Dans une telle période, nous avons donné la priorité à la sûreté, à la radioprotection et à la sécurité des travailleurs, quitte à être moins performants en matière de production : pour nous, la priorité a toujours été claire. Nous avons donc progressé en matière de sûreté, ce qui s’est traduit par une réduction du nombre d’arrêts automatiques des réacteurs – qui constitue l’indicateur international de référence en matière de sûreté, car il est représentatif de la sollicitation ultime de la protection des réacteurs. Ces arrêts automatiques sont passés, pour l’ensemble du parc, de cinquante-trois à vingt-deux, ce qui représente un facteur de réduction de 2,5 en dix ans. Pour ce qui est de l’indisponibilité fortuite – le taux de panne en quelque sorte de nos réacteurs –, elle est passée de plus de 5 % en 2010 à 2 % en 2016, ce qui représente encore une réduction d’un facteur 2,5. Dans le même temps, alors que les critères de déclaration d’événements significatifs – notamment en matière de sûreté – se durcissaient, le nombre d’événements de niveau 1 sur l’échelle INES n’a pas augmenté, restant aux environs d’un événement par réacteur et par an.

Contrairement à ce que l’on entend parfois dire, il n’y a pas de multiplication des incidents. Pour ce qui est de la radioprotection des travailleurs, la dose collective prise par l’ensemble des travailleurs, EDF et prestataires, a été stabilisée, en dépit d’une augmentation des travaux, tandis que les doses individuelles maximales diminuaient drastiquement : non seulement aucun personnel – EDF ou prestataires – ne dépasse la dose limite réglementaire annuelle de 20 millisieverts (mSv), mais plus personne ne prend une dose supérieure à 14 mSv – alors qu’environ vingt travailleurs dépassaient 16 mSv en 2007.

Pour ce qui est de la sécurité enfin, le taux de fréquence des accidents du travail, prestataires inclus – ils le sont systématiquement – est passé de 4,6 à 2,2 en dix ans, ce qui représente encore une amélioration de plus d’un facteur 2. Par ailleurs les inspections internationales de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) en matière de sûreté, appelées Operational Safety Review Team (OSART), ont confirmé nos progrès quant à l’état de nos installations. Cela ne signifie pas que nous n’avons pas de marge de progrès : nous considérons simplement que nous avons encore trop de non-qualités, trop de travaux non faits de manière adéquate du premier coup, et que nous devons poursuivre et amplifier notre travail sur les revues de conformité. Si les marges de progrès ne doivent pas masquer les résultats obtenus, notre conviction reste celle dont je vous ai fait part dès le début de mon intervention : la seule sûreté qui vaille, c’est une sûreté qui progresse en permanence ; et vous pouvez légitimement compter sur nos 30 000 salariés et 20 000 prestataires pour y veiller au quotidien.

Je vais maintenant aborder la manière dont, en tant qu’opérateur, nous prenons en compte la protection physique de nos centrales nucléaires, ce qui fait appel à la fois aux notions de sûreté et de sécurité. Je tiens tout d’abord à souligner que les mesures mises en place ont notamment pour objectif d’éviter tout accident grave, c’est-à-dire susceptible d’entraîner des relâchements importants de radioactivité dans l’environnement. En ce sens, les mesures que nous prenons en matière de sécurité ont bien pour objectif de garantir la sûreté nucléaire dans nos installations – les deux sujets sont liés, les agressions au titre de la sécurité étant un type d’agressions qui vient s’ajouter à celles que pourraient constituer des événements tels qu’un séisme ou une inondation.

De par leur nature, les agressions au titre de la sécurité relèvent du code de la défense. Sans entrer dans le détail des événements relevant de la protection du secret de la défense nationale, je veux vous décrire aussi précisément que possible les mesures que nous prenons pour faire face aux enjeux de la sécurité nucléaire sur nos sites. Dans un premier temps, la démarche de sécurité s’apparente, dans sa méthodologie, à la démarche de sûreté. Les objectifs à assurer sont définis par la loi et les agressions à prendre en compte le sont dans le cadre d’une directive de l’État, qui définit une menace comme étant « tout événement physique, phénomène ou activité humaine qui pourrait conduire à une détérioration, notamment de l’environnement ». Dans le cadre de la démarche de sécurité de notre secteur d’activité, les menaces sont réputées avoir un caractère malveillant ou être de nature terroriste. Les menaces peuvent se présenter sous deux formes : soit celle d’une menace externe, ce qui correspond typiquement aux intrusions, soit celle d’une menace interne – l’exemple type serait un acte de malveillance commis depuis l’intérieur par des salariés ou des prestataires.

En matière de sécurité, nous visons toujours le même objectif : la sûreté nucléaire, qui consiste à éviter, quelle que soit la menace, tout accident grave pouvant conduire à des rejets de radioactivité importants dans l’environnement. Dans un second temps, EDF établit périodiquement un plan de sécurité pour ses activités. Le premier plan de sécurité a été validé par l’État en 2012, et le dernier, daté de 2017, est en cours de validation par les services de l’État. Enfin, chaque centrale réalise un plan de protection communiqué aux autorités préfectorales, dans lequel sont définies les mesures mises en place pour faire face aux menaces – aujourd’hui, chaque centrale dispose d’un tel plan.

Par ailleurs, des démonstrations de sécurité sont établies, afin de s’assurer qu’avec les mesures mises en place dans les plans, les objectifs de sécurité sont bien atteints. Des exercices, réalisés à plusieurs niveaux, permettent de vérifier la bonne adéquation des plans et des tactiques d’intervention et, dans un dernier temps, l’autorité de contrôle en la matière – en l’occurrence le Haut fonctionnaire de défense et de sécurité (HFDS) du ministère de la transition écologique et solidaire (MTES) – s’assure, avec l’appui de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), que les démonstrations effectuées sont solides ; il vérifie ensuite régulièrement, au moyen d’inspections sur site, que les dispositions décrites dans les plans sont effectivement mises en place. Au total, vingt-quatre visites de surveillance du HFDS ont eu lieu en 2017, et autant sont prévues en 2018.

Au-delà de cette approche sécurité prévue par la loi, il est nécessaire de souligner, en prenant plus de champ, que si la définition des mesures à prendre pour faire face aux menaces et à leur implémentation relève bien de l’opérateur, les mesures de prévention pour les éviter dans la mesure du possible relèvent, elles, de l’État. Il en est ainsi de la prévention du terrorisme, de l’interdiction de survol des sites sensibles – tels que nos centrales –, du renseignement, de la surveillance rapprochée des sites – toutes actions qui relèvent de l’État. La sécurité des centrales doit donc se voir comme une coproduction entre l’opérateur et l’État.

Un autre élément clé relève du domaine législatif : il s’agit de la caractérisation légale d’une intrusion dans nos centrales et des peines pénales encourues par les contrevenants. Avant la loi du 2 juin 2015, dite loi de Ganay, les peines encourues pour de tels faits étaient, de fait, inférieures à celles encourues en cas de cambriolage chez un particulier, ce qui ne peut que paraître choquant au vu de la gravité de tels actes. On ne peut que se féliciter du fait que la représentation nationale se soit emparée du sujet avec la loi du 2 juin 2015, adoptée par un large consensus à l’Assemblée nationale comme au Sénat. Cette loi a vocation, comme l’a indiqué le Gouvernement au moment de son adoption, à mettre fin à la confusion entre le droit à la manifestation, qui est légitime, et les violations de procédures de protection antiterroriste, qui sont irresponsables. La loi a été complétée en octobre 2015 par un décret, qui définit pour chaque centrale nucléaire une zone dite « zone nucléaire à accès réglementé » (ZNAR), délimitée par un arrêté du ministre chargé de l’énergie, dont la protection est assurée par un dispositif pénal spécifique, proportionné à la gravité de l’acte.

Tous les arrêtés ont été pris par toutes les centrales et les zones nucléaires à accès réglementé sont désormais physiquement délimitées au moyen d’une clôture équipée de pancartes ad hoc. Dans une approche avant tout dissuasive, l’esprit de ces dispositions est de renforcer les interdictions d’accès aux installations nucléaires de base, en totale complémentarité avec le programme de sécurisation que nous développons. À la suite des intrusions de 2017, deux audiences judiciaires ont été programmées – dont une, celle de Thionville, vient de se tenir, avec le résultat que vous connaissez.

En matière de réponse aux menaces externes, plusieurs modèles existent dans le monde, tous conçus autour de trois axes : détection des intrus, retardement des intrus et interception des intrus. Ces modèles sont presque toujours conçus sous la forme de trois zones concentriques, en forme de poupées gigognes : en partant de l’extérieur, on trouve d’abord la zone à accès contrôlé (ZAC), qui délimite la zone de propriété de la centrale, puis la zone à protection renforcée (ZPR), qui délimite les bâtiments industriels, et enfin la zone vitale (ZV), où sont situés les équipements dont la destruction pourrait entraîner, dans certaines circonstances, des accidents graves : c’est dans cette zone que se situe l’îlot nucléaire et c’est donc la zone la plus importante d’une centrale, si ce n’est la seule zone importante. Sur les centrales françaises, la ZNAR a été fixée, d’après le décret, au niveau de la ZAC, c’est-à-dire de la première zone.

Il existe principalement trois modèles de protection de par le monde. Le premier est celui du bunker, qui privilégie fortement le retardement via la bunkérisation de l’îlot nucléaire, donc de la ZV, par l’interposition d’une barrière à haute résistance faite de murs et de portes. Dans ce modèle, retenu entre autres pour les centrales allemandes, la détection et l’interception sont peu développées, et l’intervention des forces régaliennes se fait souvent sous trente minutes.

Le deuxième modèle, très répandu, est celui du château fort, qui privilégie fortement l’interception, généralement au niveau de la ZPR. Dans ce modèle, retenu en Russie, en Chine et aux USA, tout endroit de la ZPR est sous le feu immédiat de deux miradors. Aux USA, il est également prévu un retardement sur les clôtures et les portes de l’îlot nucléaire, ainsi qu’un complément de forces armées dans l’îlot nucléaire. Un tel modèle comporte évidemment le risque que des personnes n’ayant aucune intention de nuire se trouvent blessées, voire tuées.

Enfin, le modèle dit « de protection active », basée sur un concept de défense en profondeur, privilégie fortement la détection, associée à un retardement réparti sur la ZPR et la ZV, ce qui permet la projection rapide d’une force armée locale au bon endroit et au bon moment, en interposition, pour éviter une intrusion dans la ZV. Les forces se concentrent sur les cibles potentielles importantes pour la sûreté, dans des délais compatibles avec les démonstrations de sécurité. C’est le modèle retenu en France, mais aussi dans de nombreux autres pays européens. Pour les centrales appartenant à EDF, la force armée locale retenue est la gendarmerie, sous la forme des fameux pelotons spécialisés de protection de la gendarmerie (PSPG). Chez d’autres exploitants, il s’agit de forces locales de sécurité, des équipes internes à l’exploitant, spécialisées en la matière. L’organisation globale s’appuie donc, d’une part, sur des équipes d’EDF chargées de surveiller, détecter et retarder, et d’autre part, sur les PSPG, chargés d’intercepter et d’empêcher l’endommagement des cibles potentielles à l’intérieur de la zone vitale.

Il est fondamental de comprendre que les démonstrations de sécurité conduisent, en cas de détection d’une intrusion, au positionnement des PSPG pour empêcher la destruction des cibles potentielles à l’intérieur des zones vitales. Il s’agit de neutraliser ou de fixer la menace sur ses cibles potentielles à l’intérieur de la zone vitale. En cas d’intrusion autre que terroriste, le rôle des PSPG est de restreindre, autant que possible, la capacité de mouvement sur les sites, mais ce n’est pas leur rôle fondamental. Par ailleurs, les interventions sont coordonnées avec les unités de gendarmerie du département. Les PSPG sont le dernier maillon interne de la réponse de l’opérateur, et le premier maillon de l’État. En cas d’action malveillante vis-à-vis d’un site, le PSPG concerné est en effet placé sous le contrôle opérationnel du GIGN, qui peut intervenir si nécessaire.

Comme pour la sûreté des centrales nucléaires, les grands principes en matière de sécurité nucléaire sont définis par l’AIEA, qui réalise des inspections dans les pays concernés. Après le Royaume-Uni, le deuxième pays à avoir été retenu pour une telle inspection sécuritaire a été la France, et le premier exploitant français inspecté a été EDF. Cette inspection, appelée International Physical Protection Advisory Service (IPPAS), a eu lieu en 2011. Ces inspections internationales partagées portent à la fois sur les dispositifs mis en place par les États et sur leur mise en œuvre sur le site. Le site visité en 2011 était celui de Gravelines : ayant participé directement à cette inspection, je me souviens parfaitement du satisfecit global exprimé par l’AIEA.

Comme pour la sûreté, la sécurité de nos centrales s’appuie donc sur des moyens humains – en l’occurrence, des équipes EDF renforcées par des équipes d’entreprises prestataires, mais aussi des gendarmes – plus de 1 000 gendarmes sont affectés à la sécurité des sites. Au total, EDF dépense plus de 250 millions d’euros chaque année, ce qui couvre notamment les rémunérations et les matériels des 1 000 gendarmes – le dispositif de sécurité ne coûte donc pas un euro au contribuable.

Par ailleurs, tous les ans, chaque centrale procède à des exercices et des entraînements et l’État organise également des exercices de protection et d’évaluation de sécurité (EPEES) pour les opérateurs nucléaires, faisant intervenir le GIGN et les forces armées. Les résultats en matière de sécurité sont suivis de très près par le HFDS comme par l’opérateur. Sur le plan qualitatif, il a été noté une nette amélioration de la culture sécurité sur les dix dernières années, et les entraînements réguliers permettent de développer de bonnes complémentarités entre les équipes de protection de sites et les PSPG. Sur un plan quantitatif, les exercices réalisés en 2016 sont, en matière d’objectifs de sécurité, deux fois mieux réussis que les exercices réalisés en 2013.

Surtout, aucune intrusion réelle n’a jamais permis aux personnes qui s’y sont essayées de pénétrer à l’intérieur d’une zone vitale. Les intrusions de Greenpeace n’ont donc jamais pris en défaut les démonstrations de sécurité : aucune n’a permis d’atteindre l’intérieur d’une zone vitale. Les conditions d’interception de Greenpeace sont conformes à la logique de protection du site ; elles ne démontrent rien, si ce n’est qu’elles perturbent les conditions d’exercice de la mission des PSPG, qui ne sont pas là pour faire du maintien de l’ordre face à des manifestants.

Parmi les principales mesures, on a lancé, suite aux directives de 2009 et aux dispositions complémentaires de 2011, un programme de renforcement en matière de conception de nos installations. La mise en place de ce plan de 750 millions d’euros est en cours de déploiement.

Le sujet des piscines à combustible est souvent évoqué en matière de sécurité, notamment par Greenpeace. Sur ce point, il est nécessaire de souligner que les assemblages de combustibles sont déposés dans des racks spéciaux au fond des piscines, sous sept à huit mètres d’eau. Comme vous pouvez le voir sur le schéma qui vous a été remis, les éléments clés pour assurer le refroidissement des assemblages ne sont donc pas les parties situées au‑dessus de la piscine, mais bien les murs qui entourent la piscine elle-même. Or les parois de la piscine proprement dite, c’est-à-dire de la partie chargée de retenir l’eau, sont en béton, d’une épaisseur cumulée supérieure à celle des bâtiments abritant les réacteurs. Des tests
– que je ne détaillerai pas – ont montré l’absence de risques de conséquences en matière de sûreté, même face à des armes de guerre modernes, du type de celles dont pourraient disposer des terroristes. Les personnes qui évoquent, devant la représentation nationale, des murs de trente centimètres d’épaisseur, ne parlent pas des parois chargées de retenir l’eau des piscines, mais d’autre chose.

Par ailleurs, d’importantes dispositions sont prises pour s’assurer la permanence de la fonction de refroidissement, aujourd’hui assurée par deux circuits indépendants – étant précisé qu’au titre du renforcement des moyens de sécurité, nous étudions actuellement des moyens complémentaires.

La menace dite interne enfin ne doit pas être négligée : je veux parler de la menace qui pourrait provenir de personnels EDF ou de prestataires mal intentionnés. Dans un contexte de montée de la radicalisation que l’on peut constater chez certains de nos personnels, il est fondamental de disposer de moyens de prévention et de détection efficaces. Le processus d’accès sur nos sites fait l’objet d’un renforcement des procédures de sécurité : nous passons de l’enquête administrative, effectuée avant toute délivrance de badge par les préfectures des départements où sont implantées nos centrales, à un dispositif d’enquête spéciale recentrée sur un dispositif unique, le Commandement spécialisé pour la sécurité nucléaire (COSSEN). Par ailleurs, la périodicité des enquêtes a été augmentée pour notre propre personnel, passant de trois ans à un an. Enfin, nous avons formé notre personnel à une démarche de sécurité visant à ce que nous soit signalé tout indice relevant un écart potentiel en matière de sécurité, y compris un quelconque début ou même soupçon de radicalisation.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Monsieur Minière, outre le questionnaire qui vous a été envoyé – et auquel, nous vous en remercions, vous répondrez par écrit –, nous avons de nombreuses questions à vous poser auxquelles il serait appréciable que vous répondiez de manière concise et précise. Tout d’abord, même si vous avez un peu abordé le sujet, comment expliquez-vous que des non-conformités présentes depuis la construction n’aient pas été détectées pendant des décennies, malgré les visites décennales et des évaluations complémentaires de sûreté portant parfois sur ces sujets ? Je pense, par exemple, aux casse-siphons des piscines de Cattenom.

M. Dominique Minière. La loi française nous oblige à obtenir, tous les dix ans, pour chacun de nos réacteurs, une nouvelle autorisation décennale, qui s’apparente à une sorte de nouveau permis de produire. À cette fin, nous devons démontrer que nos installations sont conformes au référentiel existant et que nous allons améliorer le niveau de sûreté. Un programme d’examen de conformité au référentiel est appliqué au moment de chacune de ces visites décennales. Il est réalisé par sondages sur un périmètre partagé avec l’ASN et l’IRSN, présenté à un groupe permanent « Réacteurs » qui réunit des experts de toutes origines, puis validé par l’ASN, sur la base d’un échange technique qui a lieu en amont, puis dans le cadre du groupe permanent en question, et qui intègre non seulement les événements passés et le retour d’expérience issu de nos programmes mais aussi tous les champs complémentaires pertinents.

Plusieurs événements déclarés en 2017 concernent, en effet, des non-conformités d’équipements non détectées lors des examens de conformité passés. Nous en avons tiré un retour d’expérience, en lien avec l’autorité de sûreté : plusieurs de ces écarts auraient pu être identifiés en réalisant des revues sur le terrain, en associant des salariés chargés de la maintenance sur les centrales et des experts nationaux chargés de la conception.

Nous avons présenté, au mois de février, le retour d’expérience de ce qui s’est passé en 2017 à l’Autorité de sûreté et à l’IRSN et nous leur avons proposé un plan d’action d’envergure pour compléter la démarche historique d’examen de conformité. Ce plan d’action fait actuellement l’objet d’échanges techniques entre nos experts et ceux de l’IRSN et de l’ASN. Comme je l’ai indiqué tout à l’heure, en matière de sûreté, il est des domaines dans lesquels nous pouvons progresser ; c’est le cas du champ des examens de conformité. Tel est le sens des propositions que nous avons remises à l’ASN et à l’IRSN.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Autrement dit, ces non-conformités n’ont donc pas été détectées parce qu’elles n’ont pas été détectées…

M. Dominique Minière. Lors de chaque visite décennale, un programme d’examen de conformité est défini et validé avec l’Autorité de sûreté et l’IRSN. Il est effectué par sondages : on examine, non pas l’ensemble des éléments, mais un certain nombre d’entre eux, sur la base de retours d’expérience, les nôtres ou ceux d’autres exploitants au plan mondial, et de ce que nous avons appris depuis, puis nous en discutons avec l’Autorité de sûreté et l’IRSN, qui valident in fine ce programme. Toutefois, les événements de 2017 montrent que nous devons et que nous pouvons faire mieux en matière d’examen de conformité, notamment, par exemple, à l’occasion des quatrièmes visites décennales. C’est dans cet esprit-là que nous réalisons un certain nombre de travaux que nous venons de présenter à l’autorité de sûreté.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Sur ce point, le rapport 2017 de votre inspecteur général de la sûreté nucléaire et de la radioprotection indique que des « cartes d’identité du design des tranches » sont en cours d’élaboration afin de synthétiser, pour chacune des tranches, l’état de sa conformité au design de référence. Est-ce à dire que cette information synthétique n’existe pas encore ?

M. Dominique Minière. C’est un peu plus compliqué que cela. Comme je viens de l’indiquer, nous avons tiré les enseignements des non-conformités identifiées sur le terrain l’an passé et élaboré un plan d’action que nous venons de présenter à l’ASN. Les échanges techniques vont se poursuivre ; nous avons pour objectif de mettre en œuvre les conclusions des échanges en cours dès 2019. Par ailleurs, pour tenir compte des meilleures pratiques internationales sur le sujet et de la forte évolution que connaît notre programme industriel, EDF a décidé, il y a moins de trois ans, de créer une équipe spécifique – la Design authority, basée à Marseille – qui doit permettre à l’exploitant d’accroître sa maîtrise de la conformité de ses installations au référentiel de conception. Notre Design authority a ainsi élaboré, dans le cadre de sa montée en puissance, une « carte d’identité du design des tranches » qui décrit, pour chacune d’entre elles, l’état de sa conformité au design de référence. Ce système permet, en complément de ce qui existait déjà pour chacun des réacteurs afin que chaque exploitant local puisse connaître la liste de ses accords locaux, de disposer au niveau national de cartes d’identité génériques, complétées des accords locaux, et, surtout, de faciliter l’analyse de ce qu’on appelle l’impact du cumul de tous ces écarts sur l’état de sûreté des réacteurs. Même si aucun cumul ne remet en cause la sûreté des réacteurs, il s’agit bien là d’améliorer nos organisations pour mieux maîtriser ce sujet et garantir en permanence une sûreté de haut niveau. Nous y travaillons actuellement.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous avez déclaré, au 1er décembre 2017, un incident concernant des écarts affectant la préparation et la réalisation de travaux de soudure sur plusieurs réacteurs, que l’ASN a rendu public il y a trois jours. Les problèmes de qualité sont pourtant survenus dès 2010 et l’ASN indique qu’EDF a identifié deux cas de modifications volontaires par une entreprise prestataire. Je reviendrai plus longuement sur la question des prestataires tout à l’heure, mais cet incident suscite à nouveau d’importants doutes sur votre capacité à maîtriser la conformité de vos installations. Au vu de ces constats, pouvez-vous nous garantir qu’à ce jour, aucune non-conformité, qu’elle soit due à une défaillance des programmes de suivi ou de maintenance ou à une dissimulation, n’est susceptible de remettre gravement en cause la sûreté de vos installations ?

M. Dominique Minière. Si j’avais le moindre soupçon d’une non-conformité susceptible de remettre en cause la sûreté d’un réacteur, celui-ci serait à l’arrêt. Nous tenons informée l’Autorité de sûreté au fur et à mesure de nos détections et nous produisons nos propres analyses. L’événement auquel vous faites référence – je suppose qu’il ne s’agit pas de celui qui concerne Flamanville – a été mis en évidence dans le cadre de la démarche que nous avons initiée suite à la fameuse affaire des dossiers du Creusot. Ceux‑ci nous ont en effet clairement montré que la maîtrise de la manière dont nos sous-traitants travaillent à la conformité de leur dossier pouvait être améliorée. Un certain nombre de dossiers, barrés ou non barrés, ont dû être revus, et certains d’entre eux nous ont même conduits à arrêter un certain nombre de réacteurs, dont celui de Fessenheim.

Nous avons donc décidé, dans le cadre du retour d’expérience de l’affaire du Creusot, d’élaborer un plan de renforcement destiné à lutter principalement contre les fraudes ou les erreurs de ce type. Ce plan a été présenté et il est progressivement mis en œuvre. Dans ce cadre, nous pouvons tirer, ici ou là, un ou deux événements que nous présentons à l’autorité de sûreté et que nous analysons. Celui auquel vous faites sans doute référence – celui que j’ai en tête, en tout cas – concerne principalement Flamanville 3, où un sous-traitant a utilisé un mauvais certificat de qualification d’un procédé de soudage. Cet événement a été signalé à l’autorité de sûreté et nous sommes en train d’examiner ses éventuelles conséquences tant pour Flamanville 3 que pour le parc en exploitation. Nous avons écarté l’hypothèse d’un impact sur la sûreté de notre parc en exploitation, car le procédé de soudage contrefait n’a pas été utilisé en la circonstance. Mais l’agent étant intervenu sur d’autres procédés de soudage, nous sommes allés jusqu’au bout des vérifications pour voir si d’autres installations pouvaient être concernées. Nous avons communiqué récemment nos conclusions à l’autorité de sûreté : les constats que nous avons faits ne remettent pas en cause la sûreté de nos installations.

Mme Barbara Pompili rapporteure. Vos propos ouvrent de nombreuses portes… Confirmez-vous ce qu’EDF a affirmé le 23 février à Reuters, à savoir que la découverte d’une qualité de fabrication insuffisante des tuyauteries de vapeur du circuit secondaire de l’EPR n’aura aucun impact sur le calendrier du chantier et de la mise en service ? Quand avez-vous découvert ce problème et que s’est-il passé entre cette découverte en usine, en 2015, et aujourd’hui ? Comment expliquer que la question de la qualité des équipements au regard des exigences de sûreté n’ait été posée qu’une fois ces équipements en place ?

M. Laurent Thieffry, directeur du projet EPR. Tout d’abord, l’événement dont il s’agit concerne la ligne qui évacue la vapeur produite par les générateurs de vapeur et rejoint la salle des machines. Comme il y a quatre boucles, nous parlons de quatre fois la même tuyauterie, et de soixante-six soudures au total. L’ensemble de ces soudures ont été conçues suivant le principe dit d’exclusion de rupture : leur très haut niveau de qualité doit permettre d’exclure, dans les études de sûreté, leur rupture brutale. Ce principe et cette démarche ont été présentés, à l’époque de la conception de l’EPR, à l’Autorité de sûreté, qui les a validés. Or nous nous sommes aperçus, en 2017, que toutes les exigences de haute qualité n’avaient pas été retranscrites dans l’ensemble de la chaîne de sous-traitance. EDF a donc déclaré un événement significatif à l’autorité de sûreté le 30 novembre 2017, et nous avons convenu avec celle-ci de produire un dossier pour justifier que, si toutes les obligations de moyen au titre de la haute qualité n’avaient pas été mises en œuvre, les caractéristiques mécaniques des soudures étaient néanmoins conformes à l’attendu. Les premiers résultats sont plutôt satisfaisants ; nous entendons livrer à l’Autorité de sûreté l’ensemble du dossier justificatif d’ici à la fin du mois d’avril. L’ASN instruira ensuite le dossier et désignera en septembre un groupe permanent d’experts, avant de rendre ses conclusions. Du point de vue d’EDF, le calendrier est donc compatible avec la date souhaitée de démarrage du réacteur.

Que s’est-il passé entre 2015 et 2017 ? En 2015, l’écart constaté ne concernait qu’une soudure de préfabrication en usine, soit quatre des soixante-six soudures que j’évoquais. À l’époque, l’ensemble des experts cherchaient plutôt un écart à la conformité réglementaire. Du reste, en 2015, l’incident avait été déclaré à l’autorité de sûreté comme un écart à la réglementation des équipements sous pression nucléaires (ESPN). Or, il s’avère qu’aujourd’hui, 100 % de ces soudures respectent le code de conception et de fabrication nucléaire ainsi que la réglementation ESPN. Il ne s’agit donc pas d’un écart réglementaire ; il s’agit d’un écart d’obligation de moyens pour garantir la haute qualité. Mais nous allons démontrer – nous sommes confiants – que la haute qualité des soudures est assurée.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Pourquoi cela ne sort-il qu’une fois que les pièces sont installées ?

M. Laurent Thieffry. Les quatre pièces de préfabrication étaient en cours de livraison, mais non encore installées. Toutes les autres soudures ont été faites à partir de 2016, et sont encore en cours d’ailleurs, sur site. La plupart d’entre elles ont été réalisées en 2017 et s’achèveront en 2018.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. À propos de malfaçons sur des pièces déjà installées, l’usine Creusot Forge vous a fourni du matériel en modifiant à votre insu, et dans de très nombreux dossiers de fabrication, les données de fabrication. Avez-vous intenté un recours contre votre fournisseur et, si non, pourquoi ?

M. Dominique Minière. Je peux vous répondre très précisément sur les sujets relatifs à la sûreté des installations et sur les aspects relatifs à la sécurité. En revanche, sur les aspects juridiques, voire commerciaux, relevant des relations d’affaires entre EDF et ses fournisseurs, je préférerais, si le sujet vous préoccupe vraiment, vous répondre par écrit. Notre président, que vous allez auditionner dans quelque temps, pourra également revenir sur ce point, si vous le souhaitez.

En une phrase, sur les trois problèmes les plus manifestes, qui concernent le générateur de vapeur de Fessenheim 2…

Mme Barbara Pompili, rapporteur. Puisque vous abordez le sujet, je vais d’ores et déjà vous interroger sur Fessenheim 2. L’ASN vient de décider de rétablir le certificat d’épreuve du générateur de vapeur de Fessenheim 2, dont la fabrication avait fait l’objet d’une grossière malfaçon et d’une dissimulation. Alors que votre fournisseur semble, encore une fois, vous avoir ouvertement trompé, vous l’aviez chargé de démontrer que le générateur de vapeur était malgré tout apte au service, en lui commandant des pièces sacrificielles… Pourquoi votre politique ne consiste-t-elle pas, en pareil cas, à vous retourner pour réparation vers votre fournisseur, dont la responsabilité est engagée ?

M. Dominique Minière. Nous nous retournons vers notre fournisseur pour les problèmes les plus manifestes. Dans le cas du générateur de vapeur de Fessenheim 2, une anomalie de fabrication au regard des exigences fixées par nous et par le code nous a manifestement été cachée. Il y a donc là un sujet entre nous et notre fournisseur – qui, à l’époque, s’appelait Areva –, de même que pour le remplacement d’un générateur de vapeur de Gravelines 5 et, dans une moindre mesure, pour un générateur de Flamanville 3. Sur ces trois sujets, un certain nombre d’actions ont été lancées par EDF pour préserver nos droits et nos intérêts. Nous avons donc agi. Mais, puisque vous allez auditionner notre président dans quelque temps, je préférerais que, sur ces aspects juridiques, vous lui posiez directement la question.

En ce qui concerne Fessenheim 2, comment aborde-t-on généralement ce type de problèmes ? Il faut avoir en tête que notre première préoccupation, c’est toujours la sûreté du réacteur. Ce n’est pas parce que nous détectons une non-conformité ou une anomalie que la pièce concernée n’est pas apte au fonctionnement. Par exemple, pour être certain qu’une pièce ait les bonnes caractéristiques mécaniques, la part de tel composant chimique doit être inférieure à tel pourcentage. Si la valeur est légèrement supérieure à celle prévue, la question se pose de savoir si la pièce est bonne, mais ses caractéristiques mécaniques ne seront pas pour autant forcément insatisfaisantes. Dans un tel cas, nous vérifions donc systématiquement que les caractéristiques mécaniques de la pièce sont bien conformes à celles attendues, même si la teneur en tel ou tel produit n’est pas conforme à celle exigée au départ. Si ses caractéristiques ne sont pas bonnes non plus, nous la remplaçons ; si elles sont bonnes, s’il n’y a pas de conséquences sur la sûreté et si l’équipement peut être exploité, nous la conservons. Nous procédons au cas par cas. Nous évaluons les conséquences d’un remplacement, dont vous comprenez qu’il peut entraîner des coûts et des délais assez longs, au regard des conséquences industrielles d’un maintien en l’état, qui peut impliquer un suivi en exploitation plus important et donc avoir un impact différé sur les coûts, voire sur les durées d’arrêt de tranche.

À titre d’exemple, nous préférons généralement remplacer les équipements à faible coût, faible impact et délai immédiat, voire non montés, comme les générateurs de vapeur prévus pour Gravelines 5. Dans ce dernier cas, nous aurions probablement pu démontrer que les caractéristiques de ces générateurs étaient bonnes mais, puisqu’ils n’étaient pas montés, autant les remplacer. En revanche, nous pouvons être amenés à maintenir en service les équipements déjà en place, comme les générateurs de Fessenheim 2 et de Flamanville 3, qui nécessiteront de toute façon un suivi en service complémentaire par la suite. En tout état de cause, la première question que nous nous posons est celle de savoir si la solution envisagée est ou non acceptable du point de vue de la sûreté. Si elle ne l’est pas, il n’y a pas lieu de discuter : on remplace.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous avez évoqué l’ensemble de la chaîne de sous-traitance. Or, selon nos informations, il ne peut y avoir plus de deux niveaux de sous‑traitance. Est-ce effectivement le cas ? Avez-vous la garantie que l’entreprise sous‑traitante à laquelle vous recourez ne s’adresse pas elle-même à des sous-traitants à divers niveaux, ce qui, si tel était le cas, pourrait créer des points de vulnérabilité ?

M. Laurent Thieffry. Je vous répondrai en prenant l’exemple des soudures en exclusion de rupture de Flamanville. En l’espèce, il n’y a que deux niveaux de sous-traitance : un titulaire de rang 1, Framatome, qui sous-traite la fabrication et le soudage de la tuyauterie à deux entreprises en groupement qui sont par ailleurs qualifiées par EDF sur le parc. Il y a donc bien deux niveaux ; tout cela est surveillé par EDF et par l’autorité de sûreté. En outre, nous savons qu’il n’y a pas de sous-traitance supplémentaire cachée ou ignorée, ne serait-ce que parce que chacune des personnes concernées est identifiée et habilitée par EDF à accéder au site. Les soudeurs, en particulier, sont suivis individuellement car leur niveau de qualification est contrôlé. Le site de Flamanville 3 a fait l’objet de quatorze inspections de l’ASN en 2017, dont huit inopinées, sans compter les trente inspections supplémentaires qu’elle a réalisées au titre de l’inspection du travail et du contrôle du respect de la réglementation.

M. Dominique Minière. De façon plus générale, les évaluations complémentaires de sûreté (ECS) réalisées juste après Fukushima ont soulevé la question des éventuelles conséquences d’une sous-traitance en cascade en matière de sûreté. EDF s’est engagée, dès les ECS, à la limiter à trois niveaux. Pourquoi ne pas faire mieux ? Parce que la limiter davantage pourrait avoir un impact négatif sur la sûreté : lorsqu’on remplace un générateur de vapeur, par exemple, on confie l’intervention globale à Areva qui, pour ce faire, s’appuiera sur les meilleures entreprises de soudage, qui elles-mêmes font appel, pour le contrôle de leurs soudures, aux meilleures entreprises de contrôle non destructif. Du coup, restreindre de manière excessive les niveaux de sous-traitance pourrait être préjudiciable à la sûreté. Mais si l’on tombe dans l’excès inverse, c’est-à-dire si les niveaux de sous‑traitance sont trop nombreux, il est évident que nous pouvons perdre le contrôle.

La proposition d’EDF de limiter à trois les niveaux de sous-traitance a été reprise dans les travaux du comité stratégique de la filière nucléaire, qui a élaboré un cahier des charges sociales applicable à toute sous-traitance dans le domaine nucléaire. Au titre de ce cahier des charges sociales, EDF impose, depuis mi-2012, la limitation des niveaux de sous-traitance à trois : le titulaire du contrat et deux niveaux de sous-traitance successifs. Cette limitation est désormais encadrée par un décret du 28 juin 2016.

Par ailleurs, notre principal souci est d’organiser en permanence le recours aux entreprises prestataires de manière à conserver la maîtrise technique industrielle des opérations de maintenance. Cela nous a conduits, ici ou là, dans tel ou tel domaine, à renforcer les actions que nous réalisions nous-mêmes ; je pense, par exemple, aux opérations de robinetterie pour lesquelles nous avons renforcé nos effectifs en interne afin de préserver des compétences et pouvoir mieux contrôler ensuite nos sous-traitants.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Au-delà des exigences de sûreté, qui sont, globalement et plus précisément par palier, les mêmes pour toutes et censées être respectées par chacun, diriez-vous que tous vos réacteurs en France présentent exactement le même niveau de sûreté et, si tel n’est pas le cas, pouvez-vous nous indiquer sur quelle base des différences s’établissent et quelle vision vous avez de cette hiérarchie ? Vous imaginez bien que je vous interrogerai ensuite sur l’aspect financier de la question…

M. Dominique Minière. Il faut tout d’abord savoir si l’on parle de niveau de sûreté de conception ou de niveau de sûreté d’exploitation. Pour ce qui est de la sûreté de conception, les choses sont simples : ou bien la conception de la centrale répond aux exigences de sûreté et elle fonctionne, ou bien elle ne l’est pas et elle ne fonctionne pas. Les intercomparaisons ne sont pas possibles dans ce domaine.

Elles le sont en revanche pour ce qui concerne le niveau de sûreté en exploitation, puisque celui-ci dépend directement de la manière dont les centrales sont dirigées et dont chacune d’entre elles progresse. Lorsqu’un industriel possède plusieurs usines, l’approche managériale classique consiste à les intercomparer. Nous intercomparons donc la manière dont nos dix-neuf sites sont exploités, non pas pour désigner les bons et les mauvais élèves, mais pour que les bonnes pratiques des meilleurs profitent à ceux dont la situation est moins bonne. Pour cela, nous nous fondons sur leurs résultats, bien entendu, mais aussi sur nos inspections, ainsi que sur les revues par les pairs réalisées dans le cadre de l’Organisation internationale des opérateurs nucléaires, sur les revues de l’OSART (Operational Safety Review Team) et sur le rapport de l’Inspection générale pour la sûreté nucléaire et la radioprotection (IGSNR). Ces différents éléments nous permettent d’identifier les centrales qui ont le plus besoin d’un appui pour rester dans le peloton. Aucune centrale n’est jamais restée longtemps la dernière de la classe. On constate parfois qu’une centrale qu’il a fallu aider est ensuite revenue parmi les meilleures de la classe avant de connaître à nouveau une baisse de forme. Le rôle du management national est alors de comprendre pourquoi et de renforcer l’équipe managériale du site, voire de la changer – c’est arrivé –, ou de lui adjoindre des compétences particulières. J’ajoute que l’autorité de sûreté publie des rapports sur l’état de sûreté de chacune de nos centrales, en indiquant lesquelles se trouvent dans une situation intermédiaire, lesquelles se distinguent positivement, lesquelles se distinguent négativement. Aujourd’hui, parmi celles qui se distinguent positivement par leur niveau de sûreté d’exploitation, on trouve Fessenheim.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Et parmi celles qui se distinguent négativement ?

M. Dominique Minière. Dans le rapport qu’elle publie chaque année, l’ASN indique clairement quelles sont les centrales qui se situent en deçà de la moyenne de l’ensemble du parc. Nous procédons nous-mêmes à une évaluation, mais pour les besoins du management de notre parc : vous comprenez bien que nous ne souhaitons pas mettre tout cela sur la place publique. Nous ne cherchons pas à établir une sorte de « classement des hôpitaux », mais simplement faire en sorte que les bonnes pratiques des meilleures profitent à celles qui sont en moins bonne forme.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Avant de vous interroger plus précisément sur la situation financière, je me référerai au rapport de Mme Romagnan et de M. Aubert, qui relevait qu’en juin 2016, le conseil d’administration d’EDF avait comptablement porté à cinquante ans la durée d’exploitation de dix-sept réacteurs de 900 mégawatts dont l’amortissement était auparavant calculé sur quarante ans. Sont concernées Le Bugey, Dampierre, Le Blayais, Cruas et Chinon. EDF n’a donc pas attendu la décision de l’ASN, qui sera prise au cas par cas, d’ici à trois ans. S’agit-il d’un artifice comptable ou d’un acte de foi dans l’avenir ? Pouvez-vous nous en dire plus ?

M. Dominique Minière. Nous discutons de manière régulière avec l’Autorité de sûreté de ce qu’il nous faudrait faire au moment de la quatrième visite décennale pour nous rapprocher du niveau requis. Nous avons engagé ces discussions dès 2010, de sorte qu’il y a une incrémentation progressive du niveau des discussions et du niveau de confiance dans les moyens à déployer en vue de la quatrième visite décennale afin de prolonger la durée de fonctionnement des réacteurs en question. Ainsi, en avril 2016, nous avons reçu un courrier de l’autorité de sûreté dans lequel elle relevait clairement environ quatre-vingts points sur lesquels elle attendait des améliorations et des réponses précises dans l’hypothèse d’une prolongation. Après analyse de ces questions et examen des éléments que nous avions prévu de lui apporter, nous sommes confiants dans l’aboutissement des discussions que nous avons avec l’autorité de sûreté sur la poursuite de l’exploitation après la quatrième visite décennale. C’est sur cette base-là et dans le cadre de l’incrémentation progressive que j’évoquais qu’il a été proposé au conseil d’administration d’EDF, où siègent des représentants de l’État, de prolonger l’amortissement comptable de nos installations de quarante à cinquante ans. À ma connaissance, les membres du conseil d’administration se sont tous prononcés en faveur de cette disposition qui, je le rappelle, concerne tous les réacteurs de 900 mégawatts, à l’exception de Fessenheim.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous pouvez donc nous confirmer la déclaration suivante, que vous avez faite le 20 février 2014 devant la commission d’enquête sur les coûts du nucléaire : « En tant quindustriel, compte tenu de ce que je sais, jestime que 100 % de nos réacteurs pourront être exploités jusquà soixante ans. Je nai sur ce point, dun point de vue technique, aucun état dâme ». La position d’EDF est-elle encore aujourd’hui la même ou des éléments nouveaux sont-ils intervenus ?

M. Dominique Minière. Je confirme que, d’un point de vue technique et du point de vue de la sûreté, je suis tout à fait confiant dans la capacité de nos réacteurs à être exploités jusqu’à soixante ans. Cela ne signifie pas pour autant qu’ils le seront : encore une fois, nous nous conformerons aux décisions qui seront prises notamment dans le cadre de la programmation pluriannuelle de l’énergie. Si, dans le cadre de cette programmation, il nous est demandé d’arrêter un certain nombre de réacteurs avant qu’ils n’atteignent cet âge, bien évidemment, nous appliquerons ces décisions.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous sommes heureux de l’entendre…

Au-delà du raisonnement d’EDF sur le coût restant à engager, qui est difficilement comparable à d’autres, quel est l’impact financier de la poursuite du fonctionnement de vos réacteurs au-delà de quarante ans ? Ma question a trait au coût économique du nucléaire – nous vous interrogerons ultérieurement sur votre situation financière, car nous avons besoin de ces éléments. J’ajoute que les réacteurs ne coûtent pas tous autant – leur coût de fonctionnement varie en fonction de différents facteurs – et le même raisonnement vaut pour leurs prolongations respectives. Au-delà du coût moyen de chaque parc, êtes-vous en mesure de déterminer aujourd’hui les coûts de prolongation, réacteur par réacteur ? Si oui, dans quelle fourchette de différenciation se situent-ils ? Dès lors, le raisonnement tenu par EDF à l’échelle du parc fonctionne-t-il également réacteur par réacteur, pour tous les réacteurs ?

M. Dominique Minière. Le coût restant à engager est, de mon point de vue et du point de vue comptable également d’ailleurs, le plus simple à comprendre et à mesurer : il recouvre les dépenses d’exploitation, les dépenses d’investissement et les dépenses de combustible. Dans le cadre d’une politique énergétique ou de la politique d’investissement d’une entreprise comme la nôtre, on compare des scénarios : faut-il poursuivre l’exploitation, auquel cas on s’expose à ces coûts restant à engager, ou faut-il la cesser, et donc remplacer les équipements de production par d’autres équipements ? C’est donc bien aux coûts d’équipements neufs qu’il faut comparer les coûts restant à engager dans le cas d’une prolongation. Encore une fois, ces coûts sont en moyenne de 32 euros par mégawattheure à l’échelle du parc ; il n’y a pas d’alternative moins chère, et ces coûts sont en général inférieurs aux prix de marché, qui tournent plutôt autour de 40 euros le mégawattheure.

Ensuite, une fois que vous avez ces coûts, vous n’êtes pas rémunéré : se pose la question du taux de rentabilité que vous attendez du capital investi. Du reste, quel est exactement ce capital investi ? Faut-il considérer le capital investi au départ ou, par exemple, la valeur nette comptable de votre outil de production tel qu’il se présente aujourd’hui ?

Tous ces sujets avaient été mis en avant lorsque se sont engagés les débats sur le dispositif d’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (ARENH), c’est-à-dire la possibilité pour d’autres fournisseurs d’électricité d’avoir accès à notre électricité nucléaire : à quel niveau de juste rémunération pour EDF fallait-il fixer le prix de l’ARENH, de sorte non seulement que l’entreprise couvre les coûts restant à engager mais aussi que le capital investi soit rentable ? Ces discussions ont donné lieu au rapport de la Cour des comptes qui a considéré que compte tenu du montant du capital investi et des taux de rendement de ses actifs, EDF aurait dû toucher un montant donné. Elle a abouti à la notion de coût complet économique qui permettait en quelque sorte de mesurer la juste rémunération à laquelle EDF pouvait prétendre en vendant son électricité à ses concurrents : c’est ainsi que l’on est arrivé, en fonction de la méthode utilisée, aux 56 ou 63 euros par mégawattheure selon les méthodes. L’écart avec les 32 euros par mégawattheure dont je parlais plus haut s’explique principalement par la diminution progressive de nos dépenses d’exploitation et dépenses d’investissement au cours des cinq dernières années, mais surtout par la rémunération attendue de notre capital. En clair, la notion de coût complet économique couvre pour l’essentiel les coûts restant à engager et la rémunération du capital investi – d’où des discussions entre experts, certains estimant possible de jouer non seulement sur le montant du capital réellement investi, étant entendu que la valeur nette comptable du capital initialement investi, et amorti depuis, a changé, mais aussi sur son taux de rémunération.

Quant aux coûts restant à engager par réacteur dans le parc existant, soit 32 euros par mégawattheure, ils ne varient pas à l’ordre 1 au sein d’un même palier technique – 900, 1 300 ou 1 500 mégawatts. Naturellement, plus un palier est puissant, plus le coût par mégawattheure est bas. Au palier à 900 mégawatts, le coût de production est légèrement plus élevé que la moyenne de 32 euros ; il est plus bas au palier de 1 300 mégawatts et encore plus bas au palier à 1 500 mégawatts. Mais il n’y a pas de différences entre les réacteurs de 900 mégawatts.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Pourrez-vous nous communiquer les montants précis ?

M. Dominique Minière. Bien sûr.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Permettez-moi une dernière question avant que mes collègues ne prennent la parole. Pourquoi EDF envisage-t-elle de créer une piscine centrale de refroidissement du combustible usagé ? Pourquoi préférer cette solution à celle du refroidissement à sec du combustible irradié, que vous avez déjà retenue et pratiquée pour votre réacteur Sizewell B au Royaume-Uni ?

M. Dominique Minière. Dans le cadre du plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs (PNGMDR) pour 2016-2018, l’ASN et la direction générale de l’énergie et du climat (DGEC) ont demandé à EDF de proposer une solution visant à disposer de nouvelles capacités d’entreposage de combustibles usés à l’horizon 2025‑2035. En effet, de nouvelles capacités d’entreposage seront nécessaires vers 2030, quel que soit le scénario retenu dans la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE). Ces capacités permettront d’entreposer les matières concernées jusqu’à leur réutilisation dans de futurs réacteurs ou, si cette option industrielle n’est pas confirmée, jusqu’à leur stockage définitif dans Cigéo. Sur le plan financier, c’est le scénario prudent de non-réutilisation qui a été provisionné dans les comptes d’EDF.

EDF travaille actuellement à la conception d’une piscine d’entreposage correspondant aux exigences de la troisième génération ; le dossier d’options de sûreté concernant cette installation a été transmis à l’ASN en avril 2017. Seraient stockés dans cette piscine les assemblages MOX usés ainsi que les assemblages d’uranium de retraitement enrichi (URE) usés issus du retraitement. Précisons que le retraitement permet grosso modo de réduire d’un facteur 25 les déchets finaux directement issus des combustibles usés et d’isoler quelque 95 % de l’uranium de retraitement de 4 % de déchets destinés à être vitrifiés et de 1 % de plutonium. Le plutonium est réutilisé dans les assemblages MOX. Quant aux 95 % d’uranium de retraitement, ils ont un temps été utilisés pour produire de l’uranium enrichi sur les réacteurs de Cruas, mais cette opération a été interrompue au début des années 2010 ; nous nous apprêtons à la relancer dans le cadre de plusieurs contrats en cours de conclusion.

Il existe dans le monde trois grandes familles de méthodes d’entreposage à sec. Les deux premières consistent soit en silos horizontaux, soit en emballages métalliques massifs : ce sont les plus répandues, aux États-Unis notamment. Sur le plan de la sécurité, il faut garder à l’esprit le fait que les silos et emballages sont placés en surface et à l’air libre, souvent sur des sortes d’aires de stationnement proches des centrales – ce qui ne semble guère apporter de garanties supplémentaires par rapport à l’entreposage sous eau, loin s’en faut : le président de l’ASN l’a d’ailleurs souligné lors de son audition.

Sur le plan de la sûreté, le combustible usé, quel que soit l’endroit où l’on se trouve dans le monde, doit d’abord être entreposé sous eau suffisamment longtemps pour réduire sa puissance résiduelle avant de pouvoir, le cas échéant, être entreposé à sec, car il est alors moins bien refroidi, dans la mesure où ce n’est pas l’assemblage lui-même qui est refroidi mais la coquille dans laquelle il est enfermé. Autrement dit, si la solution de l’entreposage à sec était retenue, comme l’a prôné ici même Yves Marignac, il faudrait laisser les assemblages d’uranium entre cinq et sept ans dans les piscines avant de pouvoir les entreposer à sec, et même pendant vingt ans pour les combustibles MOX. Pour ce faire, les exploitants qui utilisent cette pratique ont augmenté, via une opération dite de « rerackage », l’entreposage en piscine combustible sur chaque réacteur : sans changer le volume de piscines, ils ont réorganisé les racks afin d’entreposer davantage d’assemblages combustibles sous eau en attendant de pouvoir les entreposer à sec.

Nous n’avons pas opté pour cette solution parce que nous avons estimé qu’une augmentation supplémentaire d’assemblages en piscine dans les bâtiments combustibles, alors qu’ils sont destinés à terme à être entreposés ailleurs, n’allait pas dans le sens de la sûreté – appréciation que partage plutôt l’ASN. En tout état de cause, si l’option de l’entreposage à sec était retenue et compte tenu du temps de refroidissement des assemblages MOX usés, c’est‑à‑dire vingt ans, une piscine centrale restera toujours nécessaire…

Ces sujets seront examinés lors du débat public qui se déroulera en fin d’année dans le cadre du Plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs (PNGMDR). Nous en attendrons les conclusions pour prendre les décisions finales, y compris concernant le choix d’un site. À ce stade, celui-ci n’est pas arrêté, contrairement à ce que j’ai lu ici ou là. Quant à la décision de construire ou non une piscine, elle ne sera prise qu’à l’issue du débat public ; nous n’entendons brûler aucune étape. En revanche, nous avons remis à l’ASN, à sa demande, un dossier d’options de sûreté.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Question subsidiaire : avez-vous estimé le coût de la construction de cette piscine ? Sera-t-elle conçue sur le modèle du schéma que vous nous avez présenté ? Incidemment, j’apprécie le fait que vous nous apportiez des documents, mais ceux-ci sont si simples qu’ils pourraient être source de confusion ; de plus, nous avons dépassé le niveau de l’école primaire. Les plans de vos piscines vous seront demandés de manière officielle afin que nous disposions d’un état des lieux plus clair de vos installations.

M. Dominique Minière. Encore une fois, nous venons de remettre un dossier d’options de sûreté à l’ASN ; nous allons donc attendre qu’elle se prononce sur leur caractère satisfaisant ou non. Calculer un coût sans savoir si l’option de sûreté proposée sera retenue serait procéder dans le mauvais ordre. Il est trop tôt pour chiffrer un coût ; nous le ferons une fois que l’ASN aura donné son avis.

S’agissant des types de piscines, Flamanville et tous les nouveaux réacteurs que nous allons installer sont de troisième génération. La piscine centrale envisagée dans notre dossier d’options de sûreté est aussi de troisième génération – autrement dit, il s’agit globalement d’une piscine semblable à celle de Flamanville, à ceci près qu’elle ne sera pas proche d’un bâtiment réacteur.

J’en viens au caractère confidentiel défense de certaines informations. Le directeur de la sécurité ici présent, M. Émile Perez, a déjà admis que j’entre dans les détails au point de vous indiquer que l’épaisseur des murs est supérieure à celle des bâtiments réacteurs ; en revanche, je suis quelque peu embarrassé à l’idée de vous communiquer des plans qui relèvent du secret défense – nous avons déjà eu cette discussion avec l’OPECST. C’est un sujet gênant. EDF a plutôt appliqué la proposition de l’ASN : quelle que soit l’autorité de contrôle concernée, nous souhaitons que soit mise en place une formation ad hoc de parlementaires habilités à accéder aux informations relevant du confidentiel défense, avec lesquels nous pourrions aller beaucoup plus loin concernant les mesures de sécurité prises sur nos sites. Nous pourrions alors vous transmettre un certain nombre de données que nous ne pouvons pas présenter dans une instance publique, a fortiori ouverte à la presse, comme celle-ci. Si j’en disais trop dans un tel cadre, ma responsabilité pénale pourrait être engagée.

M. le président Paul Christophe. La loi autoriserait-elle Mme la rapporteure à consulter ces éléments sur place, à défaut qu’ils lui soient communiqués ?

M. Dominique Minière. Oui, si Mme la rapporteure est habilitée à accéder à des informations classées confidentiel défense.

M. Julien Aubert. Ma question portera tout à la fois sur la sûreté et la sécurité, en attendant de pouvoir citer le rapport de Mme Pompili lors de prochaines auditions. La sûreté, tout d’abord : il se vérifie que le battement des ailes d’un papillon peut provoquer Fukushima. Cela explique pourquoi des citoyens manifestent devant Tricastin au motif qu’une fissure dans le réacteur n° 1 pourrait, en cas de rupture de la digue, entraîner un accident du même type. Cependant, le discours que vous tenez – incident, fissure, écart réglementaire et d’obligation de moyens, malfaçon, non-conformité, défectuosité, défaillance, qualité insuffisante ou encore événement significatif – est en décalage avec la capacité qu’ont les citoyens, face à un langage parfois peu compréhensible, d’évaluer la dangerosité du problème. D’où ma première question : étant donné la fissure existant sur le réacteur n° 1 de Tricastin, la rupture de la digue pourrait-elle en effet provoquer un nouveau Fukushima ? D’autre part, ne serait-il pas opportun de créer un indicateur synthétique de la sûreté permettant, à périmètre égal, d’une année sur l’autre, de constater l’évolution de la situation en justifiant de certains événements ?

J’en viens à la sécurité. N’étant pas habilité à accéder au confidentiel défense, j’ai apprécié vos schémas, qui sont à mon niveau. Ils utilisent principalement le modèle de l’intrusion – le cas Greenpeace. D’autres rapports, également secrets, analysent plutôt les effets d’un tir au lance-roquettes, par exemple. Votre système de protection active repose-t-il vraiment sur le meilleur modèle ? Ne vaudrait-il pas mieux privilégier le modèle du château fort ou du bunker pour éviter qu’une attaque à distance ne provoque des dégâts sur les piscines ?

Question complémentaire, monsieur Minière : lors de notre précédente audition, M. Gadault, journaliste, vous a personnellement mis en cause, estimant que le deuxième entretien qu’il a eu avec vous a été écourté, ce qui laisse entendre qu’EDF ne veut pas livrer d’informations. Pouvez-vous éclairer la commission d’enquête sur les circonstances de cet entretien ?

Mme Émilie Cariou. Je vous interrogerai moi aussi tour à tour sur la sûreté et la sécurité. La sûreté d’abord : après l’accident de Fukushima, l’ASN a émis un certain nombre de recommandations, notamment pour renforcer les capacités d’alimentation en eau afin d’assurer le refroidissement des réacteurs et le remplissage des piscines de refroidissement en toutes circonstances. Plus de sept ans après Fukushima, pouvez-vous nous préciser l’état d’avancement de ces travaux ? Toutes les centrales sont-elles sécurisées ? Le cas échéant, lesquelles ne le sont pas ?

En matière de sécurité, l’OPECST a déjà eu un débat que je relance devant cette commission d’enquête : le choix du modèle de sécurité en profondeur, et non de bunkérisation, a pour conséquence de laisser la possibilité à des individus de s’introduire dans la centrale avant d’être repérés et arrêtés. Plusieurs recommandations ont été formulées concernant la surveillance périmétrique des zones. Quels sont ces systèmes de surveillance ? Ont-ils été installés partout en France ? À partir de quel moment pouvez-vous repérer un individu avant même qu’il ne franchisse le premier grillage de sécurité ?

M. Hervé Saulignac. En matière de sécurité, vous avez évoqué le peloton spécialisé de protection de la gendarmerie (PSPG) et les mille gendarmes présents sur les différents sites nucléaires du territoire national. Sur ces mille gendarmes, certains peuvent être en congé, d’autres éventuellement en arrêt maladie, d’autres encore mobilisés ailleurs pour participer à des opérations de sécurité. Quel est donc le nombre moyen de gendarmes physiquement présents dans chaque centrale ?

Ensuite, la question de la prolongation des centrales fait débat depuis plusieurs années et, à mon sens, discrédite la parole de la puissance publique : l’échéance de la prolongation semble varier au gré des gouvernements, qui font tantôt un pas en avant, tantôt deux en arrière : cela ne favorise guère la sérénité. Vous n’avez aucun doute sur la possibilité technique de prolonger la durée de vie des centrales jusqu’à soixante ans. Est-ce pour vous une borne ? Sinon, où se situe la borne ? À partir de quelle durée de vie n’y a-t-il plus de rentabilité ? À partir de quelle durée de vie une centrale entre-t-elle dans une zone grise d’incertitude ? Tout automobiliste sait qu’il vient un moment où il devient plus onéreux de changer une pièce défectueuse que d’acheter un nouveau véhicule, et qu’il faut se résoudre à l’évidence. Quand viendra le moment où le changement d’une pièce deviendra plus onéreux que celui de la centrale elle-même ?

M. Dominique Minière. Les défauts relevés sur le réacteur de Tricastin sont des défauts dits de sous-revêtement qui n’ont pas évolué : nous sommes en mesure de les contrôler et d’établir qu’ils sont restés stables, contrairement aux contrevérités publiées dans un livre récent. Ces défauts existent depuis la construction, ils ont été détectés et sont suivis régulièrement. La machine d’inspection en service est passée tous les dix ans : les défauts n’évoluent pas et sont globalement stables. Ils ne présentent donc pas de problème. J’ajoute qu’il n’existe aucun défaut dû à l’hydrogène dans nos centrales : sur ce point, tout ce qui est écrit dans un livre récent est complètement faux. Au contraire, c’est grâce à nos machines d’inspection et à nos méthodes que les Belges ont pu mettre en évidence des défauts dus à l’hydrogène dans leurs centrales – défauts que nous avions nous-mêmes éliminés dès le stade de la fabrication de nos propres centrales.

Toutes les informations relatives aux défauts de sous-revêtement sont publiques depuis l’origine ; nous communiquons sur ce sujet sans rien en cacher. Quant aux défauts liés à l’hydrogène, ils n’existent que sur certaines cuves belges – quoique parfois par milliers, il est vrai –, mais, encore une fois, ces défauts ont été mis en évidence grâce au passage de nos machines, les Belges n’ayant pas appliqué de méthodes aussi approfondies que celles que nous employons dès le départ.

Il va de soi que ces défauts ne présentent aucun risque similaire à Fukushima. Au fond, qu’est-ce que Fukushima ? Le réacteur s’est arrêté automatiquement. Or, dans un tel cas, il faut toujours évacuer la puissance résiduelle. Cela ne demande pas forcément beaucoup d’eau, mais il en faut. La perte de l’alimentation en eau et en électricité, comme cela s’est produit à Fukushima, vous met dans une situation extrêmement critique. Je me permets de vous conseiller la lecture du récit de l’accident par le directeur de la centrale, Masao Yoshida : dès les premières vingt-quatre heures après l’accident, il avait parfaitement conscience de ce qui allait se produire. Il a, de sa propre initiative – preuve qu’il s’agissait d’un exploitant responsable –, pris des décisions, allant jusqu’à désobéir à des ordres venus du Premier ministre, pour éviter un désastre supplémentaire. Dans un tel cas de figure, la priorité consiste à trouver de l’eau et de l’électricité dans les premières vingt‑quatre heures, ce qui évite même d’atteindre le stade où le filtre à sable doit être ouvert – étant précisé que même en cas d’ouverture du filtre à sable dans nos installations, il ne se produirait pas de contamination à long terme du territoire. Le mieux, cependant, est de ne pas atteindre ce stade et, pour ce faire, de rétablir l’alimentation en eau et en électricité.

C’est la raison pour laquelle après Fukushima, nous avons décidé de créer une force d’action rapide nucléaire (FARN). En cas d’événement très improbable mais à fort impact – le « cygne noir » de Taleb –, et même s’il est par définition impossible de concevoir l’inconcevable, comme l’a rappelé un précédent directeur général de l’IRSN, il est néanmoins possible de prendre des mesures d’organisation en moyens et en hommes pour rétablir l’eau et l’électricité sous vingt-quatre heures et, ainsi, sauver toute situation. La FARN dont nous avons décidé la mise sur pied n’est pas composée de sous-traitants mais de personnels d’EDF qui connaissent nos installations et qui, en cas de problème extrême et à très faible probabilité, pourront se projeter sur le site concerné, rétablir l’eau et l’électricité et éviter un accident comme Fukushima.

La deuxième mesure de sûreté que nous prenons consiste à ajouter « en dur » sur chaque site des moyens supplémentaires et diversifiés en eau et en électricité qui soient capables de résister à des agressions encore supérieures. À l’heure actuelle, l’électricité de nos centrales est fournie par les lignes externes et avec deux moteurs diesel ; nous équipons donc chacun de nos réacteurs d’un diesel de secours différent installé sur des plots capables de résister à des séismes d’une puissance incomparable. L’eau, quant à elle, provient ordinairement des stations de pompage, dans la mer ou dans un fleuve. Dans des circonstances extrêmes, les besoins en eau ne sont pas très importants ; nous dotons donc chaque site de moyens d’alimentation en eau diversifiés. Sur les sites qui se trouvent en pied de falaise comme Penly ou Flamanville, l’eau proviendra du plateau – et les dispositions sont déjà prises. Dans d’autres centrales, nous forons un accès à la nappe phréatique pour pomper l’eau afin, en cas d’accident grave, de refroidir les réacteurs.

Le déploiement de ces moyens supplémentaires de sûreté en eau et en électricité devrait être achevé en 2021 – soit une date somme toute assez proche compte tenu du défi technique et industriel que représente l’installation de cinquante-huit moteurs diesel de secours de plusieurs mégawatts et de moyens d’alimentation en eau sur chaque réacteur.

J’en viens à la sécurité. S’agissant des piscines, nous avons mené un certain nombre d’essais – que je ne pourrais hélas détailler que devant des parlementaires habilités à accéder à des informations classées confidentiel défense – concernant l’absence de conséquence de tout tir provenant d’armes utilisées par des terroristes. Travaillant avec le PSPG et le GIGN, nous avons une idée assez claire des types d’armes que des terroristes pourraient utiliser. Nous avons donc fait des tests à des épaisseurs et sur des métaux représentatifs de nos installations : nous sommes confiants quant à l’absence de conséquences de tels tirs sur les piscines.

Il est vrai, monsieur Saulignac, que les mille gendarmes ne sont pas toujours tous présents simultanément : certains sont en congé, d’autres en roulement ; disons que plusieurs dizaines de gendarmes sont présents sur chaque site. Pour nous, l’essentiel est de calibrer en permanence un nombre de gendarmes suffisant face à chaque cible potentielle : nos gendarmes ne sont pas là pour courir après les individus qui parviendraient à entrer, mais pour se positionner sur les cibles potentielles. C’est en fonction du nombre de cibles potentielles que l’on établit le nombre de gendarmes devant être présents en permanence – c’est‑à‑dire vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept – sur nos sites pour faire face à ce type de menaces.

La surveillance périmétrique, madame Cariou, est prise en compte dans le plan de 750 millions d’euros dont je vous parlais plus tôt et dont l’objectif est de renforcer deux domaines : améliorer la détection dans la ZAC, encore insuffisante à notre avis, et mieux protéger et retarder dans la ZPR en complétant les dispositions existantes. Tout cela est prévu par le plan de 750 millions d’euros qui est en cours de déploiement, 150 millions ayant déjà été investis à ce jour. Si vous l’interrogiez, le haut fonctionnaire de défense et de sécurité vous répondrait sans doute que le plan d’EDF est le plan d’opérateur le plus avancé et le plus efficace – c’est en tout cas ce qu’il nous dit régulièrement.

Effectivement, monsieur Aubert, j’ai reçu M. Gadault à deux reprises ; la deuxième fois, je me suis engagé à répondre à toutes ses questions pendant une heure, mais il a mis plus d’une demi-heure à régler les caméras qu’il avait apportées afin de me filmer… C’est ce qui explique que l’entretien n’a en fait duré qu’une vingtaine de minutes, car j’ai moi aussi des obligations et j’ai ensuite dû me rendre à une autre réunion. En général, les journalistes qui m’interrogent font preuve d’un peu plus de professionnalisme…

Quant à la question de l’indicateur de sûreté, elle n’est pas simple. Nous y réfléchissons souvent avec d’autres opérateurs dans le cadre des réunions de l’Association mondiale des exploitants nucléaires (WANO). Nous avons identifié plusieurs indicateurs importants, mais il est très difficile de mettre au point un indicateur intégré. Deux paramètres sont tout de même essentiels : le premier est le nombre d’arrêts automatiques de réacteurs parce que le mécanisme de protection a été sollicité pour une raison ou pour une autre, qui est symptomatique du niveau de sûreté atteint – le nombre de sollicitations de cette nature était de 53 il y a dix ans, soit moins d’une par réacteur et par an, alors qu’il n’est plus que de 22 aujourd’hui, c’est-à-dire moins de 0,5 par an. Deuxième indicateur utile : le taux d’indisponibilité fortuite, c’est-à-dire le nombre de pannes conduisant à l’arrêt d’un réacteur. Là encore, ce taux est passé de 5 % il y a dix ans à moins de 2 % aujourd’hui.

M. Xavier Batut. Depuis 2015, des équipements de sécurité complémentaires ont été mis en place sur tous les sites nucléaires en France. Confirmez-vous que ces moyens mettent l’ensemble des réacteurs du parc français à l’abri d’une catastrophe du type de celle de Fukushima ?

D’autre part, pensez-vous que les mesures de sécurité prises par EDF et par les autorités sur les sites nucléaires français permettent de se prémunir contre une attaque du type de celle du 11 septembre 2001 ou contre des menaces extérieures utilisant des armes modernes ?

Mme Isabelle Rauch. Vous avez évoqué la menace terroriste, monsieur Minière, le PSPG étant là pour y faire face, et non pour exercer des missions de maintien de l’ordre. Mais comment définissez-vous la menace terroriste ? Est-il envisagé qu’un terroriste prenne les traits de Greenpeace ? Comment faites-vous la différence ?

S’agissant de l’acceptabilité des caractéristiques mécaniques, ensuite, quid de la spécification initiale des pièces ? Les calculs étaient-ils bons ? Vous dites que les centrales peuvent fonctionner sans problème jusqu’à soixante ans : cette durée inclut-elle ou non les aléas techniques ? Enfin, vous avez insisté sur le caractère primordial en matière de sûreté de l’apport en eau et en électricité. Quelles mesures de vérification prenez-vous à l’égard de vos fournisseurs ? Je pense à l’incident de l’usine Creusot Forge : si les mêmes faiblesses se reproduisent, les mesures prises seront-elles en conformité avec l’exigence de sûreté ?

M. Jean-Marc Zulesi. Ma première question concerne les moyens de contrôle des déchets en sortie de site. La deuxième porte sur le transport des matières combustibles nécessaires au bon fonctionnement du site, en particulier le transport d’hexachlorure d’uranium qui est dangereux du fait des propriétés toxiques et corrosives du fluorure d’hydrogène au contact de l’eau. Quel regard portez-vous sur les mesures et les moyens déployés pour assurer la sécurité et la sûreté de ce transport ?

M. Dominique Minière. Un accident comme Fukushima est-il possible en France ? Depuis le milieu des années 1990, la réponse est non, à l’évidence. Les recombineurs d’hydrogène – qui sont passifs et fonctionnent sans électricité – installés dans les réacteurs empêchent toute explosion à l’hydrogène susceptible d’endommager les enceintes en cas de début de fusion du cœur d’un réacteur. Le fonctionnement d’un recombineur est simple : il mélange l’hydrogène avec de l’oxygène et cette réaction chimique produit de l’eau. Quelques semaines seulement après Fukushima, les exploitants japonais nous demandaient d’ailleurs quel type de recombineurs nous avons installés dans nos centrales pour en commander et en équiper rapidement leurs propres centrales. S’ils avaient consenti l’effort que nous avons déployé au milieu des années 1980 pour équiper toutes nos centrales de recombineurs d’hydrogène, vous n’auriez pas vu ces explosions à l’hydrogène, qui ont été l’élément déclencheur de l’accident de Fukushima.

De même, lorsque la pression monte à l’intérieur d’une enceinte, il en résulte un risque de fissure de l’enceinte ou de rejet – qu’il faut maîtriser – vers l’extérieur des produits qui peuvent entraîner la contamination à long terme du territoire. Nous avons opté pour le rejet contrôlé vers l’extérieur en récupérant les substances en question par un filtre qui éviterait toute contamination à long terme. Les produits dispersés entraîneraient certes une contamination à court terme mais, après une évacuation de quatre-vingts jours, les riverains pourraient revenir s’installer dans la zone sans difficulté. Il ne se produirait aucune contamination à long terme du territoire.

En clair, nous pouvions garantir dès le milieu des années 1990 qu’il ne se produirait pas d’accident comme celui de Fukushima. Suite aux évaluations complémentaires de sûreté, nous avons peu à peu fait en sorte de nous éloigner de la nécessité même d’avoir à ouvrir le filtre : si la FARN parvient à ramener l’eau et l’électricité sous vingt-quatre heures, il n’est même plus nécessaire d’ouvrir le bâtiment réacteur et le filtre à sable. Si, de surcroît, nous équipons les centrales de moyens diversifiés et « en dur » d’alimentation en eau et en électricité, nous n’aurons même plus besoin de la FARN dans la plupart des cas. Autrement dit, nous nous éloignons de plus en plus du risque maximum qui consisterait à ouvrir l’enceinte. Quoi qu’il arrive, un accident nucléaire en France ne ressemblerait pas à Fukushima et ne produirait pas de contamination à long terme du territoire. Cela ne signifie pas, comme l’a rappelé Pierre-Franck Chevet, qu’il ne pourra jamais y avoir d’accident nucléaire, mais il ne se produira pas de contamination à long terme.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Le Premier ministre japonais qui, à l’époque, a géré la crise de Fukushima, a déclaré en conférence de presse que trois heures après l’arrêt du refroidissement, le cœur du réacteur 1 avait commencé sa fusion. En avez-vous tenu compte ?

M. Dominique Minière. Les résultats publics des évaluations complémentaires de sûreté sont clairs : en l’absence d’alimentation en eau et en électricité dans des réacteurs à eau pressurisée comme les nôtres, la fusion du cœur peut commencer environ quatre heures après l’incident. Cela étant, un début de fusion n’entraîne pas immédiatement l’augmentation de la pression dans l’enceinte et la nécessité, le cas échéant, de l’ouvrir : une telle situation se produit une cinquantaine d’heures après l’incident. Or, nous avons prévu une FARN capable d’intervenir pour ramener l’eau et l’électricité sous vingt-quatre heures sur un site au complet – sur les six tranches de Gravelines en parallèle, par exemple – afin de rattraper ce genre de situation. Lors de la conception du dispositif, nous avons supposé qu’en cas d’incident inconnu, plus personne ne se trouverait sur la centrale, que le personnel d’astreinte ne serait pas en mesure de s’y rendre et que l’ensemble des opérateurs se trouvant à proximité et susceptibles de prendre le contrôle de la centrale auraient été tués par l’événement ; la seule méthode consisterait alors à projeter une force préparée, entraînée et prête. Cette force ne peut venir que de nous, car nous sommes les responsables de la sûreté. Voilà pourquoi nous voulons qu’il s’agisse d’une force d’EDF. Et contrairement aux Japonais, nous profitons d’un effet de palier et de réacteurs identiques – situation plus facile à maîtriser que lorsque les réacteurs sont différents.

Je vous confirme donc ce qu’a dit le Premier ministre japonais : c’est bien au bout de quatre heures environ, comme indiqué dans les évaluations complémentaires de sûreté, que peut intervenir le début de fusion du cœur. En fait, tout se joue dans les premières quarante-huit heures : ramener de l’eau et de l’électricité, c’était l’obsession du directeur du site de Fukushima. Mais quand cela n’a pas été anticipé, pas préparé, quand vous n’avez pas de force d’action rapide, vous vous retrouvez obligé de vous débrouiller au dernier moment et vous vous trouverez dans une situation de fragilité encore plus grande. La gestion de la crise se prépare et se gagne en amont : c’est ce que nous avons fait en mettant sur pied la Force d’action rapide nucléaire. Mais nous allons un cran plus loin, en diversifiant les dispositifs d’approvisionnement en eau et en électricité et en renforçant encore davantage la défense en profondeur de nos centrales. Notre obsession est de ne jamais, jamais, être confrontés à un accident comme celui de Fukushima.

C’est d’ailleurs pour cela que nous nous impliquons dans l’organisation internationale WANO (World Association of Nuclear Operators) : nous avons mis en place une commission post-Fukushima, les effectifs de WANO ont été multipliés par cinq afin que toute centrale, dans le monde, soit fortement contrôlée. WANO est agréée par tous les opérateurs, qui s’autocontrôlent.

La faiblesse de la sûreté, c’est la faiblesse de son maillon le plus faible. On ne veut donc pas de maillon faible. Au-delà de ce qui s’est passé au Japon, la première conséquence de l’accident de Fukushima a été l’arrêt du nucléaire en Allemagne. Un accident nucléaire dans le monde, c’est un accident nucléaire partout dans le monde : tout le monde est impacté. C’est toute la différence entre le nucléaire et l’industrie chimique ou autre.

Pour ce qui est du risque lié une attaque du type des attentats du 11 septembre, nous avons évidemment regardé de près les dispositions à prendre – je ne peux entrer dans les détails – sur le plan technique, notamment en cas de feu de kérosène, ou sur le plan organisationnel.

Sur la menace terroriste, Mme Rauch a tout à fait raison : nous sommes là pour nous protéger du terrorisme. Et pour nous toute personne qui entre dans notre centrale est a priori un terroriste – sauf s’il appelle et se manifeste en brandissant de grandes pancartes Greenpeace. Moi, je sais ce que je fais : quand quelqu’un se présente, il est « criblé » par le COSSEN pour s’assurer qu’il a un badge et qu’il est autorisé à entrer. Mais je vous invite à poser la question à Greenpeace : procèdent-ils au criblage de leurs gentils manifestants qui entrent dans nos centrales ? J’espère que oui, mais honnêtement, je ne sais pas.

Mme Isabelle Rauch. Que ce soit bien clair : je n’ai absolument pas mis en cause Greenpeace. Je l’ai prise comme exemple, mais ce pourrait être toute autre organisation de ce type.

M. Dominique Minière. Je vous explique simplement que toute personne qui entre normalement sur notre site passe par un système de criblage : elle présente son badge et le badge est vérifié. Mais pour les personnes qui entrent de façon illégale sur notre site, je ne sais pas ce qu’il en est. Je ne sais pas ce que font les associations qui organisent ce genre d’opérations : c’est en cela que l’on dit que c’est irresponsable. Et si elles ne contrôlent personne, c’est encore plus irresponsable.

Pour ce qui est des caractéristiques mécaniques, on peut remplacer tout équipement, à l’exception de la cuve et de l’enceinte de confinement. Si l’on s’interroge sur un équipement – on a parlé des cheminées de Fessenheim 2 ou du générateur de vapeur de Flamanville 3 –, on regarde s’il est possible de continuer à l’exploiter en toute sûreté et jusqu’à quand. Sinon, on le remplace. Cela n’empêche pas les réacteurs de continuer à fonctionner. La seule chose qui peut effectivement conduire à s’interroger, c’est le critère de rentabilité économique. Mais la plupart de nos équipements ont été remplacés au bout de trente ans environ : vous retrouvez alors un potentiel de trente ans supplémentaires avant d’avoir à procéder à un nouveau remplacement. Voilà pourquoi je réponds que, globalement, je n’ai pas d’inquiétude sur notre capacité à amener nos réacteurs à soixante ans, sachant que deux éléments peuvent limiter leur durée de vie : la capacité de la cuve à subir des irradiations et la résistance de l’enceinte de confinement. Ce sont les deux seules choses qui ne sont pas remplaçables. Mais je sais d’ores et déjà que, compte tenu des dispositions que nous avons prises, le niveau d’irradiation supporté par la cuve au bout de soixante ans sera de l’ordre de ce qui avait été initialement prévu pour quarante ans. Certains ont demandé pourquoi on n’envisagerait pas, comme aux États-Unis, de les prolonger jusqu’à quatre-vingts ans ; en l’état actuel de nos connaissances techniques, je ne suis pas en mesure de garantir qu’on peut aller au-delà de soixante ans. Je ne saurai donc corroborer de tels propos. En revanche, je suis confiant sur le fait que nous pourrons mener nos cuves et nos enceintes de confinement à soixante ans.

À la suite de ce qui s’est passé au Creusot, nous avons renforcé nos pratiques de surveillance des fabrications. Nous avons mis en place un plan de lutte contre les fraudes chez nos fournisseurs, qui nous permet aujourd’hui de prévenir nos fournisseurs que, dorénavant, nous pourrons aller chez eux, prendre des pièces et les analyser nous-mêmes, et procéder à un certain nombre d’audits. Et nous ne nous priverons pas de le faire. Nous renforçons clairement notre dispositif de détection et de lutte anti-fraude. Il n’y a aucun doute dans notre esprit. Nous avons présenté notre plan à l’autorité de sûreté qui elle-même prendra un certain nombre de dispositions de renforcement, ce qui me paraît tout à fait normal.

S’agissant du cas relevé par Mme la rapporteure tout à l’heure, je peux vous dire que nous l’avons creusé et que la compagnie concernée, dont je ne veux pas citer le nom, a décidé de creuser elle aussi. C’est elle qui a détecté un point de faiblesse chez un de ses opérateurs, qui était à l’origine de l’anomalie.

Lorsqu’un tel cas se présente, on prend certaines dispositions. Si l’anomalie a des conséquences sur la sûreté, on arrête éventuellement les réacteurs et on remplace les équipements. S’il n’y en a pas, on peut continuer de fonctionner. Mais on procède systématiquement à une analyse. Il faut toutefois relativiser : ces cas ne se comptent pas par milliers. Sur les 6 000 dossiers du Creusot que sommes en train d’étudier, pour l’instant, trois seulement posent problème – à Fessenheim 2, Gravelines 5 et Flamanville 3. Quoi qu’il en soit, c’est dans ce sens-là qu’on travaille, et il n’est pas question de laisser tourner une centrale si nous avons le moindre doute sur notre équipement.

Je m’aperçois que je n’ai pas répondu à la question relative au transport de combustible – en l’occurrence d’hexafluorure d’uranium. Mais je suis un peu ennuyé pour vous répondre : cela ne relève pas directement d’EDF.

M. Jean-Marc Zulesi. Mais quel regard portez-vous sur la question ?

M. Dominique Minière. La réglementation sur les transports de matériel dangereux est assez stricte, qu’il s’agisse de matériel nucléaire ou chimique. Sur les transports de matériel nucléaire, elle précise ce que l’on peut faire ou ne pas faire, suivant qu’il s’agit de combustible neuf ou usé, de plutonium, de MOx, d’assemblages combustibles neufs ou irradiés. Pour ce qui est des transports dont nous avons la charge, nous appliquons la réglementation et nous faisons en sorte que les transporteurs qui travaillent pour nous l’appliquent.

M. Jean-Marc Zulesi. Qu’en est-il du contrôle d’échéance de sortie de site ?

M. Dominique Minière. Pour les déchets issus de la vie courante de la maintenance, il existe un certain nombre de systèmes de détection, des balises, qui permettent de détecter ceux qui n’ont pas à sortir. Cela arrive de temps en temps. Dans ce cas-là, bien entendu, les déchets ne quittent pas le site.

M. Jean-Marc Zulesi. Détectés et identifiés ?

M. Dominique Minière. Quand ils sont détectés en sortie de site, on regarde ce que c’est et d’où cela peut provenir.

M. le président Paul Christophe. On vous accuse parfois d’entretenir une certaine opacité sur les informations – sur la façon dont vous traitez la chaîne d’information publique et confidentielle et sur la façon dont elle s’organise – et même de faire de la rétention d’information. Tout à l’heure on a fait état des images satellites du barrage de Vouglans, que vous ne voudriez pas communiquer. Ces données de surveillance sont-elles transmises ? J’imagine que oui. Mais à qui ? Et comme s’organise cette surveillance ?

M. Anthony Cellier. Sans vouloir en faire une obsession, je reviens sur la question de l’épaisseur des murs de piscine. Certaines associations, que nous qualifierons d’antinucléaires, ne tarissent pas d’informations sur le sujet. Si toutes ces informations sont classées confidentielles, de deux choses l’une : soit tout ce qu’elles nous racontent – rapport, films, livres – est totalement faux ; soit on s’apercevra un jour ou l’autre qu’il y a une faille dans la chaîne de confidentialité des centrales nucléaires.

Par ailleurs, pensez-vous avoir, d’une manière directe ou indirecte, une influence sur la position de l’Autorité de sûreté nucléaire et ses recommandations ?

Enfin, à titre d’indication, pouvez-vous m’indiquer – en pourcentages, pas en valeur absolue – la part de votre chiffre d’affaires dédiée à la sûreté et à la sécurité de vos établissements ?

M. Raphaël Schellenberger. Je voudrais revenir sur la nécessité d’être toujours en mesure d’apporter de l’eau et de l’électricité sur un site. Vous avez parlé de la Force d’action rapide nucléaire. Mais j’observe que sur la centrale de Fessenheim, deux niveaux d’installation de générateurs électriques, de pompes, ont été installés à la suite de l’accident de Fukushima. Autrement dit, le « dur » est fait, aussi bien en eau qu’en électricité. Pouvez‑vous nous donner le calendrier de déploiement ? Il me semble que pour Fessenheim, c’est terminé depuis deux ans. On est allé très vite.

Pouvez-vous détailler votre processus interne de circulation des incidents sur les différents sites, et les conséquences de cette circulation en termes d’amélioration de la sûreté et de retour d’expérience collective ?

Quel regard portez-vous sur la circulation des informations en matière de sécurité ? Sur certains points, le secret défense constitue-t-il un frein ? Comment se passent vos relations institutionnelles autour des centrales ? Y a-t-il des freins que nous devrions lever en tant que législateurs ?

Enfin, la politique des déchets en France est radicalement opposée à ce qui se pratique ailleurs dans le monde. Comment envisagez-vous la gestion des déchets administratifs ? Comment les gérez-vous aujourd’hui ? Et quelles sont les quantités auxquelles on doit s’attendre dans les années à venir, au regard des orientations politiques auxquelles on réfléchit ?

M. Xavier Batut. J’ai la chance d’avoir une FARN sur ma circonscription. Je l’ai visitée il n’y a pas très longtemps et une question m’est venue à l’esprit. Ces derniers mois, certains départements français ont été paralysés par seulement deux centimètres de neige. Les FARN utilisent des véhicules roulants. En cas de catastrophe naturelle, de multiplication des risques, comment ferez-vous pour projeter cette force sur certains sites français ?

M. Dominique Minière. J’ai parlé tout à l’heure de Vouglans, parce que je savais qu’il en avait été question dans un livre dont vous avez reçu l’auteur il y a peu. Il s’agit là clairement d’un sujet de sûreté, non d’un sujet de sécurité.

Suite à l’inondation du site de Blayais, nous avons procédé à un certain nombre de renforcements, y compris sur le site du Bugey, nous avons étudié ce qui se passerait en cas d’effacement du barrage de Vouglans, cumulé avec une crue millénale de l’Ain et une crue historique du Rhône. Nous nous sommes aperçus que la survenue concomitante de ces trois phénomènes pourrait provoquer une petite montée d’eau sur la plateforme. Cela nous a conduits à renforcer périphériquement le site du Bugey, et à opérer une modification sur les autres sites au début des années 2010. Tous ces éléments sont publics, et n’importe quel citoyen peut y avoir accès, dans la mesure où ils sont relatifs à la sûreté. Depuis la loi relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire, si on nous pose des questions, nous sommes tenus d’y répondre.

M. le président Paul Christophe. Exercez-vous un suivi régulier du barrage ? Les données de ce suivi sont-elles communiquées aux autorités compétentes ?

M. Dominique Minière. Oui, bien sûr. Ce suivi est exercé par l’exploitant du barrage.

Pour être tout à fait honnête, une des difficultés que nous avons rencontrées en analysant les suites de l’inondation de Blayais était liée aux conséquences que pourrait avoir l’effacement du barrage de Vouglans. Je vous rappelle que le barrage de Vouglans est sur l’Ain, la centrale de Bugey sur le Rhône, et que les deux fleuves se rejoignent à Lyon. Le barrage de Vouglans n’est donc pas en amont de Bugey. Cela signifie que les premières conséquences de l’effacement du barrage de Vouglans affecteraient plutôt les centrales en aval de Lyon, principalement Saint-Alban, Cruas-Meysse et Tricastin. Pour y faire face, il nous a fallu mener un certain nombre d’études et modifier, avec son accord, un certain nombre d’ouvrages hydrauliques de la CNR (Compagnie nationale du Rhône). Ce que nous avons fait à la fin des années 2000 et au début des années 2010, et c’est nous qui avons payé. Tous ces éléments sont bien évidemment accessibles ; et encore une fois, tous les exploitants de barrages ne sont pas EDF.

M. Cellier revenu sur la question de l’épaisseur des murs de piscine. Je vous invite à vous référer à mon petit schéma. À mon avis, ceux qui parlent d’une épaisseur de trente centimètres pensent plutôt à la partie de mur située au-dessus de la piscine. Mais l’important est de garder l’eau dans la piscine, et donc de s’assurer de l’épaisseur des murs qui entourent le bassin d’eau. Le reste a moins d’intérêt, sauf si l’on veut faire peur en disant qu’il n’y a que 30 centimètres. Je précise qu’autour du bassin d’eau, il y a parfois plusieurs murs dans certaines centrales, ce qui est encore plus efficace sur le plan de la sécurité.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. J’imagine que vous avez eu connaissance du fameux rapport de Greenpeace, qui élabore un certain nombre de scénarios d’attaques visant notamment à transpercer ces murs. Sans rentrer dans les détails, pour éviter les problèmes de confidentialité, pouvez-vous nous garantir qu’il ne peut pas y avoir de dénoyage par ce biais, et que cette hypothèse avancée par Greenpeace est fausse ?

M. Dominique Minière. Ce qui est faux, c’est de dire que les murs entourant le bassin d’eau de nos piscines font trente centimètres. Ils ont une épaisseur supérieure, en cumulé, à l’épaisseur des bâtiments réacteur.

On a regardé, avec un certain nombre de moyens de la défense nationale, les équipements dont pouvaient bénéficier les terroristes. Puis on a procédé à des tests, au-delà même de ce que la réglementation demande, pour apprécier les conséquences sûreté qui pourraient résulter de l’emploi de ces armes. Et on a clairement vu qu’il n’y aurait pas de conséquence en termes de sûreté si ces armes étaient utilisées.

Maintenant, si vous envisagez l’hypothèse d’une guerre, avec l’envoi de bombes de je ne sais quelle puissance, voire d’une bombe atomique, je ne sais plus vous répondre. On entre dans une autre dimension : cela devient une question de défense nationale.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Non, je parle simplement des armes que peuvent se procurer aujourd’hui des terroristes, soit en France, soit au Moyen-Orient – on sait qu’il y a une certaine porosité.

M. Dominique Minière. Je ne suis pas un spécialiste des armes que peuvent employer les terroristes un peu partout dans le monde. Je fais plutôt confiance à ceux avec lesquels nous travaillons, en général des gens de la défense nationale et du ministère de l’intérieur.

M. Émile Perez. Je voudrais répondre à votre question, et à celle qui concerne la manière avec laquelle nous traitons des dossiers classifiés avec les différentes autorités.

À ce niveau-là, nous le faisons en toute transparence. Il se trouve que je suis moi-même commissaire général de la police nationale, simplement détaché auprès d’EDF par le ministère de l’intérieur. Lorsque nous avons à traiter de ces dossiers qui portent sur la menace, sur les dispositifs de protection, sur le détail des mesures à mettre en place avec les différents services étatiques, nous sommes en capacité, parce qu’ils ont eux-mêmes des représentants habilités, soit confidentiel défense, soit secret défense, de pouvoir entrer dans le détail. J’ajoute que l’État a la responsabilité de tout ce qui relève de la protection extérieure, de l’évaluation de la menace, de la détermination des potentiels terroristes, et qu’il effectue de son côté toute une série de tests et de mesures qui pourront vous être expliqués et qui nous permettent, ensuite, d’adapter nos dispositifs de protection au sein de la Mission de sécurité de la direction de la protection nucléaire.

Cette coproduction se fait au quotidien, et c’est mon rôle principal en tant que garant de la relation avec les services de l’État en matière de défense nationale et de sécurité intérieure. Elle se fait avec le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), avec le ministère de tutelle de la transition écologique et solidaire, avec le ministère de l’intérieur et ses différents services, que ce soit ceux de la gendarmerie nationale qui fournissent les pelotons spécialisés de protection de la gendarmerie (PSPG), ou ceux de la police nationale qui sont appelés à intervenir sur le secteur de Gravelines puisque la centrale est sur une zone de police nationale. Elle se fait également avec le ministère de la défense. Et bien entendu, nous travaillons aussi avec tous les services qui sont en charge d’évaluer la menace terroriste. Cela nous permet de disposer de toute une série d’informations qui nous permettent ensuite d’adapter les dispositifs nécessaires, et de renforcer, si besoin est, le programme sécuritaire sur certains aspects – les problématiques de détection et autres, évoquées par M. Minière.

Ainsi, comme M. Minière l’a dit tout à l’heure, il y a une véritable coproduction en la matière. Nous ne chercherons jamais à nous substituer à ce que fait l’État. Au contraire, mon rôle est d’essayer de créer le lien entre les services de l’État et les services d’EDF.

M. Jean-Marc Zulesi. Je me permets de revenir sur ma première question. Vous vous êtes référé aux trente centimètres au-dessus de la piscine. Moi, je m’intéresse à l’épaisseur des murs là où cela devient compliqué à gérer, en tout cas là où c’est dangereux, c’est-à-dire au niveau de la piscine, ou en dessous du niveau de l’eau de la piscine. Or Greenpeace a fait état des dimensions et de l’épaisseur des murs en donnant des chiffres précis. Ou bien c’est faux, ou bien la confidentialité est toute relative…

M. Dominique Minière. C’est faux. Encore une fois, il peut y avoir plusieurs épaisseurs de murs les uns à côté des autres. Tout dépend comment Greenpeace raisonne. On peut prendre en compte l’épaisseur d’un seul de ces murs. Mais l’essentiel, c’est la somme des épaisseurs. L’important, vous en conviendrez, c’est ce qui sépare l’eau de l’extérieur. Or à cet endroit, la somme des épaisseurs des murs, quel que soit le réacteur, est bien supérieure à l’épaisseur du bâtiment réacteur. Et vous connaissez l’épaisseur des bâtiments réacteurs : elle n’est pas de trente centimètres.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Oui, mais avez-vous vu leur rapport ? Il ne part pas d’une hypothèse générale : il indique que dans telle centrale, les murs sont de telle épaisseur et qu’en cas de transpercement, il y a dénoyage de la piscine. Il donne des exemples. Est-ce à dire que tous les exemples et les chiffres dont il est question dans ce rapport sont faux ? Et qu’ils ne proviennent d’aucune fuite ? Il est tout de même important de savoir s’il y a ou non des fuites, ou si d’autres personnes que nous ont accès à un certain nombre d’informations, celles-là mêmes que vous êtes en train de nous refuser.

M. Dominique Minière. Je n’ai pas eu accès au rapport de Greenpeace et mes services pas davantage ; je ne sais pas si M. Émile Perez, en tant que directeur de la sûreté, en a eu connaissance. Nous avons eu accès seulement aux petites conclusions qui figuraient en tête du rapport, selon lesquelles, effectivement, il y avait tel ou tel risque. Mais ce que je peux vous garantir, c’est que la somme des murs qui entourent les piscines des bâtiments réacteur des réacteurs français en exploitation est bien supérieure à l’épaisseur des murs des bâtiments réacteur. Et cela, c’est vrai.

Par ailleurs, je vous confirme, mais vous comprendrez que je ne peux pas aller trop loin dans le détail, que nous avons réalisé des tests avec un certain nombre d’armes que, de l’avis des spécialistes avec lesquels nous travaillons et qui viennent tout de même du ministère de l’intérieur et de la défense, les terroristes pourraient se procurer. Or ces tests ont montré que cela n’aurait pas de conséquences de sûreté sur nos installations.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous parlez de la somme des épaisseurs des murs. Cela veut donc dire qu’aucun mur n’est directement accessible ? De toutes les façons, c’est aisément vérifiable puisque, si certaines de vos centrales nucléaires sont floutées sur Google Earth, d’autres sont tout à fait visibles – vous pourrez d’ailleurs nous en parler. Lorsque l’image n’est pas floutée, on peut très bien, ne serait-ce que de visu, se faire une idée.

M. Dominique Minière. Je vais laisser M. Perez répondre sur le floutage, mais je vous ferai remarquer qu’on ne peut pas se rendre compte de l’épaisseur des murs sur Google. Encore une fois, quand je parle de la somme des épaisseurs des murs, c’est parce que ce sont des murs en forme de poupée gigogne placés les uns derrière les autres, ce qui, du point de vue de la protection contre le tir d’armes, est beaucoup plus efficace qu’un seul mur – je sors un peu de mon domaine. Quand le premier mur prend l’impact, la charge est ralentie, et quand elle arrive sur le deuxième mur, l’impact est nettement moindre. Ce sont des choses assez connues.

Donc, globalement, ce qui importe, c’est la somme des épaisseurs, et je réaffirme que la somme des épaisseurs des murs, placés les uns derrière les autres, avant d’arriver à la piscine, est bien supérieure à l’épaisseur des bâtiments réacteur.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Donc, il n’y a aucun mur simple ?

M. Dominique Minière. Parfois, il y a des murs simples, et parfois plusieurs murs.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. En fait, ce sont les murs simples qui nous inquiètent.

M. Dominique Minière. Quand il y a un seul mur simple, son épaisseur est supérieure à l’épaisseur du bâtiment réacteur. En revanche, quand il y a plusieurs murs en forme de poupée gigogne les uns autour des autres en se rapprochant de la piscine, ce qui est important, c’est la somme de l’épaisseur des murs.

Sur le schéma de la partie basse de la piscine que je vous ai fait tout à l’heure, vous pouvez imaginer que cette partie basse n’est pas constituée d’un seul mur, mais de plusieurs murs les uns derrière les autres. Et quand je parle de la somme des épaisseurs, je vise la somme des épaisseurs de béton. Je prends uniquement le béton – pas l’air.

M. le président Paul Christophe. Nous allons faire un certain nombre de visites. Les piscines nous seront-elles accessibles ? On n’ira pas jusqu’à les mesurer devant vous, mais est-ce que l’on pourra se rendre compte de ces choses-là ? Et pour compléter ces questions, est-ce que l’association Greenpeace a les bons chiffres ?

M. Dominique Minière. Je ne peux pas vous en dire davantage. Je ne sais pas ce qu’ils ont. J’imagine – je suis très prudent, car j’ai prêté serment – que lorsqu’ils parlaient des trente centimètres, ils visaient plutôt les épaisseurs au-dessus de la piscine. Mais je me trompe peut‑être.

Cela étant, vous êtes tout à fait bienvenus dans les bâtiments « combustible », qui sont accessibles en permanence. Ce sont même les endroits les plus accessibles. En revanche, pour se rendre compte de l’épaisseur des murs, ce sera un peu plus compliqué.

Maintenant, si l’un d’entre vous est habilité confidentiel défense, nous sommes tout à fait disposés à présenter les plans en question. C’est une contrainte légale, je n’y peux rien : nous sommes tenus par les dispositions du code de la défense, et il faut savoir que je m’expose en allant trop loin. Du reste, j’ai fait contrôler très précisément mes propos par mon voisin de gauche, pour être sûr que je n’allais pas trop loin.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Et sur le floutage ?

M. Émile Perez. Toutes les situations existent, cela dépend des fournisseurs d’image. Certaines centrales sont floutées, d’autres pas. Tout dépend des banques d’images qui ont été fournies. Il en est de même, malheureusement, pour d’autres sites que ceux d’EDF, qui peuvent ne pas être floutés. J’ai encore vérifié cette semaine : l’Élysée, par exemple, n’est pas flouté…

Je pense que les services de l’État ont fait des démarches auprès des fournisseurs d’images pour que les sites les plus sensibles soient floutés. La preuve, certains sites le sont aujourd’hui, mais d’autres, en raison du renouvellement des banques de données d’images, ne le sont pas encore. Mais vous pourrez le demander aux fournisseurs d’images.

M. le président Paul Christophe. Nous devons recevoir Google. On pourra en parler.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. On sait qu’une attaque de type 11 septembre est possible puisque c’est déjà arrivé… La semaine dernière, le directeur général d’Orano nous a expliqué que les piscines de La Hague, qui ont pourtant été conçues avant les attentats, ne risquaient pas le dénoyage grâce aux poutres composant la structure de leur plafond. Elles empêcheraient, nous a-t-on dit, qu’un avion puisse pénétrer à l’intérieur des piscines. Seuls un moteur, une nacelle, bref, les plus grosses pièces pourraient passer, mais sans provoquer de dénoyage pour autant.

Les poutres des plafonds de vos piscines sont-elles aussi efficaces que celles de La Hague ? Les tours du World Trade Center en avaient certainement du même type, et cela ne les a empêchées de s’effondrer… J’ai franchement du mal à croire que ces poutres permettraient de protéger des piscines d’un dénoyage. En tout cas, nous reposerons la question à Orano. Vos piscines sont-elles suffisamment solides pour résister à une attaque de type 11 septembre ? Si ce n’est pas le cas, cela pose la question des mesures complémentaires à prendre.

M. Dominique Minière. Comme je l’ai dit tout à l’heure, après le 11 septembre 2001, nous avons fait notre travail d’exploitant et nous avons vérifié si un avion pouvait endommager les piscines. Des dispositions sont prises par ailleurs avec l’armée de l’air, pour faire en sorte que les zones d’interdiction de survol soient respectées, notamment par les gros avions : c’est plus facile à faire respecter pour les gros avions que pour les petits drones. C’est la première parade, le meilleur moyen de faire en sorte qu’aucun avion ne vienne s’écraser sur une centrale nucléaire.

Et si un avion réussissait à passer ? Des études ont été réalisées dès 2002‑2003 en la matière, qui ont conduit à mettre en évidence les risques supplémentaires qu’entraînerait la chute d’un avion et à prendre des dispositions. Nous avons mis en place des dispositions organisationnelles mais aussi d’ordre technique, notamment pour lutter plus efficacement contre les feux de kérosène. Lorsqu’un avion s’écrase, la première conséquence, la plus importante, c’est l’incendie. Nous nous appuyons sur les forces des sapeurs-pompiers qui sont proches de chez nous pour disposer de moyens spécifiques de lutte contre les feux de kérosène. Les sapeurs-pompiers qui travaillent avec nous dans le cadre de la protection incendie de nos centrales vous confirmeront que des dispositions supplémentaires ont été prises.

Nous avons effectivement vérifié si un tel phénomène pouvait entraîner un risque de dénoyage des piscines : l’étude a montré qu’il n’y avait de risque, en termes de sûreté, de dénoyage des assemblages de combustibles. C’est cela qui est important : ils n’affleurent pas, ils sont à sept ou huit mètres sous l’eau.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Soyons bien précis : si un avion de ligne s’écrase aujourd’hui sur une piscine d’EDF, indépendamment de mesures de sécurité de type interdiction, interception, etc., vos études montrent qu’il n’y a pas de risque de dénoyage. Est‑ce bien cela ?

M. Dominique Minière. Nous avons mené ces études dans les années 2002‑2003. Si elles concernent purement la sûreté, elles sont tout à fait accessibles – il faut que je vérifie si elles sont classées confidentiel défense ou pas. Je pourrai vous faire une réponse beaucoup plus précise par écrit si vous le souhaitez. En tout cas, en tant qu’exploitant responsable, nous les avons réexaminées. Globalement, il n’y a pas de risque de dénoyage des assemblages de combustibles. C’est cela qu’il faut absolument éviter.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous aurons certainement des questions complémentaires à vous poser. Nous recevrons vos responsables plus tard.

Passons à la cybercriminalité. Faites-vous régulièrement l’objet d’attaques cybercriminelles ? En avez-vous estimé le nombre ? Quelles mesures prenez‑vous pour les éviter ?

M. Dominique Minière. Ce qui est important, c’est le lien entre la cybersécurité et la sûreté nucléaire.

Comme toute entreprise de ce pays, nous faisons régulièrement l’objet de cyberattaques. Nos systèmes d’information, nos systèmes de gestion de données sont attaqués parfois plusieurs fois par jour. Notre entreprise n’est pas différente des autres en la matière. Ce qu’il est important de regarder, c’est s’il y a des cyberattaques sur le cerveau de nos centrales nucléaires, à savoir le contrôle-commande de nos réacteurs.

Quelqu’un peut-il prendre le contrôle ou affecter le contrôle-commande et les protections de nos réacteurs ? Il n’y a jamais eu d’attaque sur le contrôle-commande pour une raison simple : nos centrales ont été plutôt conçues dans les années soixante-dix et fonctionnent de ce fait avec des cartes électroniques ou des relais électroniques… Du coup, nos centrales, qu’elles soient de 900 ou de 1 300 mégawatts, sont totalement protégées du risque d’une cyberattaque. Mais cela ne nous a pas empêchés, après la catastrophe de Fukushima, de vérifier, à la demande de l’État, avec l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI), le « degré de vulnérabilité » de nos installations en matière de cybersécurité, en distinguant bien le contrôle-commande des autres installations de gestion.

Quelques recommandations ont été faites sur le contrôle-commande, qui ont toutes été suivies d’effets ; toutefois, elles montraient qu’il n’y avait pas de difficulté pour la raison toute simple que je viens de vous exposer. Sur les systèmes de gestion de données en revanche, nous avons pris un certain nombre de dispositions et nous continuons d’être vigilants sur ce point en matière de cybersécurité.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Le risque peut venir aussi d’une personne qui viendrait faire du sabotage, comme cela a déjà été le cas dans une centrale belge – en la matière, ce n’était pas un sabotage informatique, mais ça aurait pu l’être. Avez-vous pris des mesures spécifiques ? Avez-vous également pris en compte la possibilité d’attaques par les ondes ?

M. Dominique Minière. J’ai suivi le dossier belge : cela concernait la partie secondaire des installations – de mémoire, c’était un robinet qui avait été délibérément ouvert. Cela renvoie à la menace interne, c’est-à-dire au contrôle des gens qui rentrent dans nos centrales, qu’il s’agisse des exploitants ou des prestataires, pour que l’on soit sûr de ne pas laisser n’importe qui pénétrer dans nos centrales nucléaires. Pour l’heure, nous n’avons jamais enregistré d’attaque sur le parc nucléaire français liée à la menace interne.

Cela étant, bon nombre de choses sont désormais gérées via des données : il faut être prudent sur la manière dont ces données sortent. Certaines données sont transportées dans des sacs et il peut y avoir parfois des vols dans des trains, etc. Nous avons sensibilisé nos personnels pour que tout incident de ce type soit détecté et rapporté au plus tôt ; nous regardons alors avec eux quelle était la nature des informations volées ou perdues, de manière à déterminer les mesures à prendre. C’est tout un ensemble de la chaîne de la sécurité, plutôt pilotée par M. Émile Perez.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Des mesures ont été mises en place pour éviter le survol des centrales par les drones. Pensez-vous qu’elles sont satisfaisantes ou qu’il faille au contraire y retravailler ?

M. Dominique Minière. À la fin de 2014, nous avions relevé plus d’une trentaine de violations de l’espace, surtout au-dessus de nos centrales. Nous avons alors demandé une vigilance accrue et nous en avons parlé avec l’État pour voir quelles mesures pouvaient être prises. Nous avons rappelé que tous ces survols étaient parfaitement illégaux et passibles d’une peine d’emprisonnement et d’une amende. Du coup, nous avons constaté qu’en 2016 et 2017 de tels survols sont devenus plus épisodiques. Certes, nous avons systématiquement actionné nos dispositifs d’alerte et porté plainte. Mais globalement, les charges qui pourraient être amenées par des petits drones restent très faibles : lorsque nous avons étudié les conséquences d’une potentielle chute d’avion après le 11 septembre 2001, nous avons couvert largement le champ des conséquences possibles.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Les drones pourraient permettre de descendre des armes.

M. Dominique Minière. Ce qui nous importe, c’est qu’elles n’entrent pas dans la zone vitale. Tant qu’ils ne peuvent atteindre des cibles potentielles situées dans la zone vitale, il ne peut pas y avoir de conséquences en termes de sûreté, comme je vous l’ai exposé tout à l’heure.

M. le président Paul Christophe. Messieurs, je vous remercie pour le temps que vous nous avez consacré. Cette audition était un peu exceptionnelle dans sa longueur, mais se justifiait par nos attentes et nos questionnements.

Nous vous invitons à nous répondre par écrit sur l’ensemble des questions dans des délais les plus raisonnables possibles. Et nous nous réservons le droit de vous inviter à nouveau pour échanger avec nous si nous avons besoin d’informations complémentaires.

M. Dominique Minière. Nous sommes à la disposition de votre commission d’enquête. Et nous vous enverrons par écrit l’ensemble des réponses à vos questions.


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14.   Audition de M. Marc Mortureux, ex-directeur général de la prévention des risques au Ministère de la transition écologique et solidaire (15 mars 2018)

M. Xavier Batut, président. Mes chers collègues, nous accueillons à présent M. Marc Mortureux, ex-directeur général de la prévention des risques (DGPR) au ministère de la transition écologique et solidaire.

Monsieur Mortureux, vous avez été directeur général de la prévention des risques du 23 décembre 2015 au 1er mars 2018. Vous êtes un bon connaisseur du sujet et c’est la raison pour laquelle nous avons décidé de vous interroger, bien que vous ayez quitté l’administration depuis quelques jours. Du reste, j’ai cru comprendre que vous n’avez pas encore été remplacé.

En guise de propos introductif, pourriez-vous nous préciser comment s’articulent les prérogatives du DGPR par rapport à celle de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et des autres acteurs publics français compétents en matière de risque nucléaire ?

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de déposer sous serment. Elles doivent jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, avant de vous céder la parole, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Marc Mortureux, M. Philippe Merle et M. Benoît Bettinelli prêtent serment.)

M. Marc Mortureux, ancien directeur général de la prévention des risques au ministère de la transition écologique et solidaire. J’ai en effet quitté la direction générale de la prévention des risques (DGPR) le 1er mars dernier, pour m’orienter vers la filière automobile, domaine riche en enjeux environnementaux. Je n’ai pas encore été remplacé et c’est, pour l’heure, mon ex-adjoint Hervé Vanlaere, qui assure l’intérim.

Je suis accompagné aujourd’hui de Philippe Merle, chef du service des risques technologiques, et donc de la sûreté nucléaire, et de Benoît Bettinelli, chef de la mission sûreté nucléaire et radioprotection ; l’un et l’autre complèteront utilement mes propos, grâce à leur expérience et à leurs compétences dans le domaine nucléaire.

En ce qui concerne le rôle de la DGPR dans le dispositif chargé de veiller à la sûreté nucléaire, il a été redéfini par la loi de 2006 qui a créé l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN). Aux termes de la loi, le Gouvernement est évidemment compétent pour la réglementation générale, la DGPR étant en charge de préparer les textes réglementaires applicables aux installations nucléaires de base. Il est par ailleurs compétent pour autoriser par décret la création ou le démantèlement des installations nucléaires de base. Enfin, le ministre homologue certaines décisions de l’ASN, à savoir des décisions techniques qui précisent la réglementation ou des autorisations de rejets.

L’ASN, quant à elle, assure la police des installations, ce qui inclut les inspections, les décisions individuelles, qui peuvent être des décisions relatives aux installations ou des sanctions. Elle prend également un certain nombre de décisions à caractère plus général, comme les décisions techniques précisant la réglementation que j’ai mentionnées plus haut.

L’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) apporte enfin son expertise technique à l’ASN ou directement au ministre et à la DGPR.

L’articulation entre les différentes instances est donc relativement claire, sachant que la DGPR assure par ailleurs le secrétariat technique du Haut Comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire (HCTISN), espace de concertation avec l’ensemble des parties prenantes au plan national.

La DGPR, enfin, est une petite équipe de huit personnes au total, essentiellement vouée, comme je l’ai dit, à travailler sur la réglementation et les homologations, travail qu’elle effectue dans un échange constant avec l’ASN et l’IRSN.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. La DGPR homologue les décisions de l’ASN, mais peut-il lui arriver d’avoir à décider, sans l’aval de l’ASN, de l’arrêt d’un réacteur, si elle considère qu’un risque grave existe pour l’environnement ou la santé publique ?

M. Marc Mortureux. L’article L. 593-22 du code de l’environnement prévoit qu’« en cas de risques graves et imminents, lAutorité de sûreté nucléaire suspend, si nécessaire, à titre provisoire et conservatoire, le fonctionnement de linstallation. Elle en informe sans délai le ministre chargé de la sûreté nucléaire. » Dans la pratique, c’est donc l’ASN qui, dans le cadre de ses pouvoirs de contrôle et de police, prend ce type de décision. Néanmoins, l’article L. 593-21 du même code dispose que « sil apparaît quune installation nucléaire de base présente des risques graves pour les intérêts mentionnés à larticle L. 593-1, le ministre chargé de la sûreté nucléaire peut, par arrêté, prononcer la suspension de son fonctionnement pendant le délai nécessaire à la mise en œuvre des mesures propres à faire disparaître ces risques graves. Sauf cas durgence, lexploitant est mis à même de présenter ses observations sur la suspension envisagée et lavis préalable de lAutorité de sûreté nucléaire est recueilli. » Le législateur a donc prévu que le ministre puisse, en cas d’urgence, prendre une telle décision sans recueillir au préalable l’avis de l’Autorité de sûreté nucléaire. À ma connaissance, cependant, cette possibilité n’a jamais été utilisée.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. En théorie, donc, le ministre pourrait prendre sa décision contre l’avis de l’ASN ?

M. Marc Mortureux. Absolument. S’il juge que la situation présente des risques graves, c’est l’une de ses prérogatives, sachant que tout a été construit pour qu’en pratique ce soit plutôt l’Autorité de sûreté nucléaire qui prenne ce type de décision, car elle est de loin la mieux placée pour évaluer les risques.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Avez-vous pu constater ou, à tout le moins, peut-on craindre que l’ASN puisse être influencée par la situation économique des exploitants, au point de renoncer à des préconisations jugées trop coûteuses ?

M. Marc Mortureux. Je n’ai absolument pas ce sentiment. L’ASN est une autorité indépendante dont la mission est de veiller à la sûreté nucléaire et en aucun cas il est inscrit dans ses statuts qu’elle doive renoncer à des dispositions qu’elle jugerait nécessaire au titre de la sûreté du fait d’éventuelles contraintes économiques.

Cela ne signifie évidemment pas qu’elle ne doive pas, comme tout acteur assumant des pouvoirs de police, respecter le principe de proportionnalité, c’est-à-dire proportionner les mesures qu’elle impose à l’exploitant en fonction de la situation qui la caractérise en termes de risques. Mais le dispositif a été conçu pour nous prémunir contre la confusion des rôles et les risques d’interaction entre les intérêts économiques et la sûreté nucléaire.

Si je compare aux autres domaines où j’ai pu exercer mon expertise, il me semble que nous avons réussi dans le domaine du nucléaire à créer une instance dotée de moyens importants et d’une vraie maîtrise technique, soutenue de surcroît par l’IRSN qui jouit, comme l’ASN, d’une véritable reconnaissance internationale.

L’ASN n’a aucun état d’âme à prendre des mesures parfois difficiles. J’en veux pour preuve la décision qu’elle a prise d’arrêter plusieurs réacteurs au début de l’hiver 2016, alors que se posait la question de l’approvisionnement du pays en électricité. Je peux témoigner que le risque de pénurie n’a en aucun cas pu remettre en cause sa décision.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Selon vous, l’ASN dispose de beaucoup de moyens pour travailler. Mais nous avons pu constater, au fil de nos auditions, que ses préconisations n’étaient pas toujours suivies d’effet. Cela ne signifie-t-il pas que ses moyens, en matière de contrôle notamment, ne sont pas optimaux ?

M. Marc Mortureux. Le Gouvernement a donné ces dix dernières années à l’ASN des moyens croissants, et ce dans le contexte budgétaire contraint que vous connaissez. On peut considérer que l’ASN comme l’IRSN ont bénéficié d’un traitement privilégié, ce qui s’explique par les enjeux cruciaux auxquels ils sont confrontés, qu’il s’agisse du réacteur européen pressurisé – European Pressurized Reactor (EPR) –, des visites décennales dans la perspective des quarante années de service ou du démantèlement.

Savoir si, malgré cette volonté du Gouvernement d’accroître très sensiblement les capacités de l’ASN et l’IRSN, ils disposent de tous les moyens qu’ils jugent nécessaires, c’est à eux de le dire. Reste qu’objectivement le Gouvernement a pris des mesures exceptionnelles pour leur permettre d’effectuer leurs tâches, conscient qu’il est indispensable d’avoir une autorité de sûreté nucléaire forte et très présente sur le terrain, a fortiori lorsque l’on constate, comme cela a pu être le cas, des anomalies sur une série d’installations existantes.

La logique du Gouvernement est de faire confiance à l’indépendance, à la compétence et au courage de l’ASN et de lui donner des moyens significatifs pour lui permettre de garantir la sûreté nucléaire.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous sommes en effet à un moment où convergent de nombreuses problématiques, au premier rang desquelles l’application et le contrôle des mesures post-Fukushima, mais également la prolongation des installations au-delà des quarante ans, à quoi s’ajoutent des risques accrus en termes de sécurité. À la différence d’autres autorités internationales, l’ASN n’est pas en charge de la sécurité. Or elle demande à obtenir des compétences en la matière, pour tout ce qui regarde la sécurité passive, c’est-à-dire la conception et le fonctionnement des installations. Quelle est votre opinion sur ce sujet ?

M. Marc Mortureux. La DGPR n’ayant pas compétence en matière de sécurité pour ce qui regarde les risques liés à la malveillance, lesquels sont du ressort du Secrétaire général haut fonctionnaire de défense et de sécurité, je vous répondrai à titre personnel. J’estime en effet qu’il ne serait pas incohérent que l’ASN ait en charge certains aspects techniques de la sécurité des installations ayant partie liée avec certains éléments relevant de la sûreté. Mais je ne me prononce pas ici au nom du ministère.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Le décret du 1er juillet 2015 relatif aux produits et équipements à risques a abrogé le décret du 2 avril 1926 portant règlement sur les appareils à vapeur. Or les personnes que nous avons auditionnées ce matin nous ont fait remarquer la concomitance opportune entre cette abrogation et la décision par l’ASN de formuler, sur la base du décret de 1926, des prescriptions défavorables aux exploitants. Cela vous dit-il quelque chose ou préférez-vous que nous vous posions la question par écrit ?

M. Philippe Merle, chef du service des risques technologiques de la DGPR. Je ne vois pas de quelles prescriptions défavorables aux exploitants vous parlez. Je sais seulement que le décret de juillet 2015 et ses arrêtés d’application ont pu susciter un début de polémique dans la mesure où ils permettaient à l’autorité de police, c’est-à-dire à l’ASN, de considérer que les exigences de la loi sur les équipements sous pression ne pouvant être atteints par la voie normale, ils devaient l’être par un chemin de traverse, une décision particulière étant prise pour entériner le fait que les objectifs étaient atteints par d’autres moyens que les moyens normaux prévus par le décret.

Lorsque ces interrogations ont surgi, nous avons examiné l’historique d’élaboration du décret, dont nous avons pu constater qu’il avait été préparé antérieurement au signalement fait par l’ASN sur la cuve de Flamanville – si c’est, comme je l’imagine, le sens de votre question. En d’autres termes, le décret était dans les tuyaux avant que le problème de ségrégation carbone dans la cuve de Flamanville soit remonté jusqu’à nous.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. C’est donc un hasard de calendrier ?

M. Philippe Merle. Absolument. Le décret n’a en aucun cas été pris pour la cuve de Flamanville, mais, au moment où est paru l’arrêté donnant compétence à l’autorité de police pour procéder éventuellement aux « dérogations » permettant de démontrer que les objectifs sont atteints par d’autres moyens que le certificat de conformité normal, l’ASN a précisé, de manière parfaitement transparente, que cet arrêté était susceptible de concerner la cuve de Flamanville.

Pour être très précis, le décret de 2015 stipule que la conformité d’un équipement sous pression doit être établie par les dispositifs prévus par la directive européenne sur le sujet. Il étend par ailleurs cette règle aux équipements sous pression nucléaires qui, eux, ne sont pas couverts par la directive, afin de donner de la visibilité à l’industrie nucléaire ; il établit donc que, lorsqu’un équipement est correct mais qu’on ne peut pas le prouver par la méthode normale, il est possible de l’établir par d’autres voies et moyens.

C’est ce qu’a fait en l’espèce l’ASN pour la cuve de Flamanville, puisque le diagnostic ne pouvait être obtenu par la voie normale. Malgré ces conditions dérogatoires, le programme d’essais extrêmement fourni qui a été communiqué à l’ASN a été d’une ampleur équivalente aux programmes d’essais qui servent, au niveau mondial, à valider la voie normale, selon les règles de codification en vigueur. L’ASN aura à se prononcer formellement en tant qu’autorité de police sur l’utilisation de cette voie spécifique prévue par l’arrêté et le décret, lequel, je le répète, était déjà dans les tuyaux.

M. Marc Mortureux. Je précise que ni Philippe ni moi n’étions en poste à l’époque de la sortie du décret, mais je me souviens en effet des questions qu’il a suscitées et je confirme ce que Philippe vous a dit sur le calendrier.

M. Raphaël Schellenberger. La manière dont a agi l’ASN me surprend un peu. En effet, alors que le décret de juillet 2015 prévoit que de nouvelles règles doivent entrer en vigueur en juillet 2016, l’ASN s’est fondée, pour prendre sa décision à la veille de cette entrée en vigueur, sur le décret de 1926, dont elle savait pourtant qu’il allait être abrogé. Était-ce par peur de ne pouvoir s’adapter à une évolution juridique qui pouvait s’avérer complexe ? Et cela ne doit-il pas nous conduire à nous interroger, sinon sur les compétences techniques de l’ASN, à tout le moins sur ses compétences juridiques ?

M. Philippe Merle. Je ne vois pas à quelle décision vous faites référence. Par ailleurs, il est très courant que les décrets n’entrent en vigueur qu’un an après leur publication.

Raphaël Schellenberger. Nous avons auditionné ce matin des journalistes qui nous ont expliqué qu’il était surprenant que l’ASN ait pris, le 18 juillet 2016, une décision dont le support juridique devenait caduc le 19 juillet 2016.

M. Philippe Merle. Pour vous répondre de façon pertinente, il faudrait que je sache de quelle décision il s’agit.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous allons récupérer les minutes de l’audition de la matinée, et nous vous en aviserons, afin que vous puissiez nous faire une réponse qui nous éclaire.

M. Benoît Bettinelli, chef de la mission sûreté nucléaire et radioprotection. Ce que je peux vous dire sur la question de la ségrégation carbone dans la cuve de Flamanville, c’est que la ministre de l’époque avait demandé au Haut Comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire (HCTISN) un rapport destiné à clarifier les différents épisodes de cette affaire assez complexe. Il serait important que vous vous y référiez.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Considérez-vous que le niveau de sûreté de nos installations nucléaires soit satisfaisant malgré leur vieillissement et malgré les incidents qui sont intervenus ces derniers mois ? Doit-on passer à une étape supérieure, notamment au regard des nouveaux enjeux auxquels nous avons à faire face ?

M. Marc Mortureux. En matière de sûreté nucléaire, je le redis, notre dispositif repose sur l’ASN, qui travaille en toute indépendance et en qui nous avons toute confiance. C’est à elle de se prononcer sur cette question.

Pour ce qui concerne les anomalies auxquelles vous faites allusion, l’ASN est fort heureusement là pour les analyser et exiger, le cas échéant, davantage d’informations. Par ailleurs, le fait que l’information sur ces anomalies remonte est paradoxalement une bonne chose, car cela témoigne de l’extrême transparence de notre système, ce qui est aussi un gage de sûreté, quand bien même certaines de ces anomalies ne sont mises au jour que tardivement.

Quoi qu’il en soit, il ne faudrait surtout pas que le nombre de ces anomalies soit mis en exergue d’une façon qui pourrait conduire les opérateurs à vouloir les dissimuler. Encore une fois, l’ASN a montré qu’elle n’hésitait pas à prendre des mesures fortes lorsqu’elle le jugeait nécessaire, et j’ai démontré qu’il était raisonnable de lui faire toute confiance en la matière. Sa vigilance est à la hauteur des nouvelles problématiques – celle du vieillissement des installations notamment.

J’ajoute qu’en matière de sûreté le rôle de l’exploitant est également fondamental, car il dispose d’une connaissance des procédures internes à l’installation irremplaçable. J’ignore si ce sont les réponses que vous attendiez.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. En tout cas, elles ne me surprennent pas…

On sait qu’en matière de sûreté la responsabilité incombe à l’exploitant. Néanmoins, il est arrivé à de nombreuses reprises que de graves malfaçons soient dues non pas à l’exploitant lui-même mais à des sous-traitants, certains de ces sous-traitants ayant même volontairement dissimulé ces malfaçons. EDF, par exemple, n’a pas pu nous confirmer qu’elle s’était retournée contre son fournisseur du Creusot.

Tout ceci m’amène à penser qu’il y a une forme de dilution de la responsabilité qui peut être dangereuse puisqu’on a découvert des malfaçons qui avaient été dissimulées pendant plusieurs années, avec les conséquences que l’on sait… et celles que l’on ignore peut-être encore.

Quel est votre point de vue sur cette question ? Y a-t-il selon vous des choses qui pourraient être améliorées ?

M. Marc Mortureux. La question de la sous-traitance est toujours une question extrêmement sensible, et il est essentiel de bien maîtriser sa chaîne de sous-traitants, a fortiori lorsqu’ils interviennent dans des activités sensibles. Un décret a d’ailleurs été pris dans cette optique, qui redéfinit le nombre de niveaux de sous-traitance autorisés pour les installations nucléaires, toute la difficulté étant de trouver le juste équilibre entre la possibilité pour l’opérateur de faire appel à des entreprises très spécialisées dont le savoir-faire est indispensable et le risque d’entrer dans une logique de sous-traitance en chaîne, où il devient très difficile de maîtriser l’ensemble des étapes.

M. Philippe Merle. En ce qui concerne les anomalies du Creusot, il faut savoir qu’à l’époque des faits, l’exploitant nucléaire avait le devoir de surveiller le fabricant de la chaudière nucléaire, dénommé le constructeur, lequel avait la responsabilité de surveiller ses propres sous-traitants : EDF devait donc surveiller Areva, qui surveillait ses sous-traitants. Force est de constater que ce dispositif n’a pas empêché les dissimulations à l’usine du Creusot, sachant que, plus la chaîne de sous-traitance est longue, plus il est compliqué d’avoir des dispositifs qui permettent de détecter les dérives de ce genre. D’autant qu’il n’existait pas de moyen légal de restreindre la liberté contractuelle jusqu’à l’entrée en vigueur, le 12 février 2016, de l’article L. 593-6-1 du code de l’environnement, qui précise qu’« en raison de limportance particulière de certaines activités pour la protection des intérêts mentionnés à larticle L. 593-1, un décret en Conseil dÉtat peut encadrer ou limiter le recours à des prestataires ou à la sous-traitance pour leur réalisation. Lexploitant assure une surveillance des activités importantes pour la protection des intérêts mentionnés au même article L. 593-1 lorsquelles sont réalisées par des intervenants extérieurs. Il veille à ce que ces intervenants extérieurs, disposent des capacités techniques appropriées pour la réalisation desdites activités. Il ne peut déléguer cette surveillance à un prestataire ».

Depuis 2016, la loi a donc redéfini le régime de responsabilité et de surveillance des installations nucléaires, et c’est désormais à l’exploitant d’assurer la surveillance à tous les niveaux de sous-traitance, lesquels peuvent être limités en nombre. Selon le décret d’application en vigueur aujourd’hui, la sous-traitance est limitée à deux niveaux, sauf dérogations acceptées au préalable par l’ASN. Les exploitants ont cherché à revenir sur cette limitation, à l’assouplir, s’interrogeant sur le fait de savoir si leurs filiales étaient ou non considérées comme des entreprises sous-traitantes. Il se trouve que le décret est en cours de révision, mais que la position de l’administration est qu’a priori le régime restera le même : deux niveaux autorisés, sauf dérogation validée par l’ASN.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Dans la mesure où ce décret est assez récent, avez-vous pu dresser un état de son application ? Tout le monde est-il « dans les clous » ? Par ailleurs, il me semble que sa rédaction est à certains égards ambiguë : la limitation des niveaux de sous-traitance vaut-elle en effet pour chaque entreprise ou est-ce une limitation globale ? Les filiales doivent-elles être considérées comme des sous-traitants ?

M. Philippe Merle. La règle est que l’on compte chaque contrat, qu’il soit passé entre la maison-mère et sa filiale ou non. C’est à l’ASN de veiller à l’application de ce décret, puisqu’il fait partie de ses missions de police de s’assurer que les règles du jeu sont respectées.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. À votre connaissance, l’ASN a-t-elle été saisie de demandes de dérogation ?

M. Benoît Bettinelli. L’ASN m’a explicitement dit, il y a quinze jours, ne pas avoir été saisie de demande de dérogation.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Avez-vous envisagé des scénarii de catastrophe dans les installations nucléaires de base (INB) ? Quelles conclusions en avez-vous tiré en termes de nombre de victimes, de zones à évacuer, de conséquences financières et environnementales ?

M. Marc Mortureux. Les plans en cas de crise, d’accident, ne relèvent pas directement du champ de compétence de la DGPR, mais plutôt du ministère de l’intérieur, du ministère de la défense, ainsi que des hauts fonctionnaires du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN). C’est le cas des plans particuliers d’intervention (PPI), dont Mme Ségolène Royal avait annoncé l’extension du périmètre de dix à vingt kilomètres.

Un texte est en voie d’achèvement et qui tire en particulier les enseignements de la catastrophe de Fukushima. Il convient en effet de bien prendre en compte le risque nucléaire, certes, en particulier en matière de radioactivité, mais également les autres types de risques, une évacuation n’étant jamais une opération neutre ; autrement dit, il convient de prévoir l’ensemble des procédures les plus protectrices qui soient en cas d’accident majeur nécessitant des évacuations massives et notamment de personnes très fragiles. Il y a en effet une balance à établir entre le risque lié à l’accident et le risque intrinsèque lié à des évacuations dans des conditions particulièrement difficiles. Des dispositions complémentaires sont prévues dans le futur décret que je viens d’évoquer.

M. Philippe Merle. Le Conseil d’État est en train d’achever l’examen de ce décret. Il transpose une directive européenne qui prévoit des « niveaux de référence » pour la gestion des accidents et précise que c’est bien au préfet qu’il revient de prendre la décision d’évacuation. Le préfet doit tenir compte de trois éléments : d’abord les appuis, informations et avis qui lui sont fournis par l’ASN, ou l’ASN défense s’il est question d’une installation de défense, par l’exploitant et par l’agence régionale de santé (ARS) ; ensuite, le niveau de référence qui découle de la directive européenne et destiné à éviter qu’un préfet reste indéfiniment à ne rien faire ; enfin, le préjudice associé à l’application des mesures envisagées au regard du bénéfice attendu. Le préfet a donc bien la responsabilité de mesurer le rapport entre les avantages et les inconvénients. Ainsi doit-il se demander s’il faut évacuer la maison de retraite ou pas, au cas où cette dernière se trouverait à 8,9 kilomètres de l’accident. Voilà pour le décret en Conseil d’État.

Une décision de l’ASN va pour sa part faire l’objet d’un décret simple et qui concerne les fameux rayons qui sont des valeurs repères de cinq kilomètres, dix kilomètres, etc.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Quand le décret en Conseil d’État devrait-il entrer en vigueur ?

M. Philippe Merle. Sa date d’application prévue est le 1er juillet prochain.

M. Bruno Bettinelli. Il s’est agi de tenir compte du retour d’expérience de la catastrophe de Fukushima. On s’est en effet rendu compte qu’on avait évacué des personnes âgées, dans la zone incriminée ; or une cinquantaine d’entre elles sont décédées, victimes d’hypothermie, de déshydratation, et du fait de leur état de fragilité initial. Le décret permettra donc d’établir une balance avantages-inconvénients…

M. Philippe Merle. Dans la limite du niveau de référence.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Voilà qui fait froid dans le dos.

M. Marc Mortureux. Tout est fait pour que cela n’arrive pas, mais comme on ne peut totalement exclure ce genre de scénario, il faut l’étudier même si, en effet, envisager des catastrophes de cette importance fait froid dans le dos. L’IRSN a réalisé des études assez détaillées sur l’impact humain et économique d’une catastrophe nucléaire d’ampleur. Il est évident qu’une telle situation sera compliquée à gérer, d’où la nécessité d’y travailler à froid, de bien y réfléchir en tâchant de tenir compte le mieux possible des retours d’expérience dont on peut disposer. Il est certain, pour le coup, que la France n’a – heureusement – pas une grande expérience en la matière alors que les États-Unis, par exemple, en ont davantage en matière d’évacuations massives.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Dans les limites de ce que vous savez, considérez-vous qu’on pourrait améliorer les exercices afin que la sécurité civile, d’une manière générale, soit mieux à même de faire face à de telles situations ? Y a-t-il, en particulier, beaucoup d’exercices auxquels la population est associée ?

M. Marc Mortureux. C’est une vraie question. Je n’en ai pas spécialement l’expérience pour le nucléaire, mais j’ai pu constater, pour les inondations et les risques naturels, à quel point il est très important de réaliser des exercices. Il est vrai également que leur organisation est très lourde, complexe. Reste que, quand il est possible d’organiser des entraînements impliquant la population, on en tire de nombreux enseignements.

M. Xavier Batut, président. Combien d’exercices sont organisés chaque année ?

M. Marc Mortureux. À peu près un tous les deux mois.

M. Bruno Bettinelli. L’ASN en réalise à son niveau avec l’IRSN et, de temps en temps, nous y sommes nous-mêmes associés.

M. Xavier Batut, président. Ce qui revient donc à un exercice tous les trente-six mois par site nucléaire.

M. Marc Mortureux. Les représentants de l’ASN pourraient de toute façon vous donner des informations assez précises, puisqu’ils y sont systématiquement associés. Il me semble que la plupart sont des exercices de simulation impliquant les acteurs chargés d’une responsabilité mais, dans la très grande majorité des cas, pas la population.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Un autre domaine concerne la sûreté : le transport de déchets de combustible. Y a-t-il, en la matière, une harmonisation des règles au niveau européen ? Nous avons en effet des retours d’expérience, en Allemagne en particulier, dont il ressort que les pratiques ne seraient pas du tout les mêmes selon les pays.

Le site de La Hague retraite le plutonium, puis il est transporté dans le Sud de la France, à une distance de quelque mille kilomètres, où il est utilisé pour fabriquer du combustible MOx. Nous n’allons pas refaire l’histoire mais, du point de la sûreté comme de la sécurité – les deux sont liées –, est-il bien prudent de continuer à réaliser ce transport ? Ne devrait-on pas réfléchir à un rapprochement des deux sites, même si j’imagine que cela aurait un coût ?

M. Philippe Merle. Nous nous trouvons, encore une fois, à la limite des compétences de la DGPR, qui est chargée de représenter la France dans les accords européens et internationaux relatifs au transport des matières dangereuses. Le principe général de ces accords consiste à assurer la libre circulation de ces matières dans les mêmes conditions dans les différents États parties prenantes. C’est, grosso modo, l’emballage qui doit assurer la sécurité des colis – sécurité au sens habituel du terme et non au sens de lutte contre la malveillance. Ainsi, s’il arrive malheur au camion, il faut faire en sorte que le colis ne soit pas endommagé. L’ensemble de ces règles techniques sont des règles générales harmonisées.

La classe 7 de ces matières dangereuses concerne celles qui sont radioactives ; or, contrairement aux autres classes, ce n’est pas la DGPR qui en assure la police, mais l’ASN. Et, si les principes généraux sont bien les mêmes, il existe des procédures de type « agrément des colis », par lesquelles on vérifie que ces derniers sont bien soumis à des tests montrant que, dans des conditions exceptionnelles, ils sont suffisamment résistants – et c’est l’ASN qui est compétente pour valider ces colis en s’appuyant sur l’expertise de l’IRSN. Ensuite, pour ce qui est de la malveillance, les colis font l’objet de dispositifs de type escorte, sous l’autorité des services chargés de la sécurité – et dont la DGPR n’a pas à connaître.

M. Bruno Bettinelli. Il faut en effet interroger, sur ce point, les hauts fonctionnaires de la défense…

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Il ne vous aura pas échappé que les débats se poursuivent sur l’entreposage à court terme et le stockage à long terme des déchets radioactifs. La question se pose aujourd’hui d’un entreposage en subsurface. Selon les représentants de l’ASN ce n’est pas la meilleure solution. Croyez-vous qu’il existe une solution alternative, je pense à la sûreté, au stockage tel qu’il est pratiqué au centre de Bure ?

M. Philippe Merle. Dès qu’il est question d’entreposage on peut envisager de nombreuses solutions, mais quand il s’agit de stocker, je partage le point de vue de l’ASN, à titre personnel. Je distingue bien ici la sûreté de l’entreposage et la mise en place d’un stockage sûr et définitif, deux sujets différents.

M. Marc Mortureux. Les subtilités de la gestion d’une installation comme celle de Bure relève davantage de la direction générale de l’énergie et du climat (DGEC) que de la DGPR.

M. Bruno Bettinelli. Une directive de la Commission européenne sur les déchets reconnaît que le stockage géologique à long terme est la seule solution de référence.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Il faudrait peut-être aussi rédiger des décrets afin d’expliquer comment on indiquera à nos descendants, dans dix mille ans, comment reconnaître ce qu’ils ont sous les pieds.

M. Philippe Merle. À l’échelle humaine, il y a ce qu’il faut dans le code : nous savons créer des servitudes. Cela dit, cet outil vaut pour une période d’une centaine d’années et il faudrait en concevoir un nouveau pour une échelle très supérieure. Je sais que l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) se penche très sérieusement sur la question, en y associant des épistémologues et autres personnalités qui ne travaillent pas dans des domaines techniques, dans des domaines d’ingénierie, mais qui réfléchissent de façon plus large au sujet. C’est une question de société qui n’est pas de même nature qu’un débat technique : comment garder la mémoire dans le très long terme, y compris si nous avons fait tout ce qu’il fallait pour que le stockage soit sûr – or, plus nous faisons ce qu’il faut, moins on s’aperçoit que les déchets sont là…

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Je vous ai demandé, au début de l’audition, si l’ASN pouvait renoncer à des préconisations jugées trop coûteuses. Vous évoquez souvent l’idée d’une balance coût-risque. Or le risque nucléaire est très élevé – nous venons d’évoquer les conséquences d’une catastrophe. Peut-on dès lors raisonnablement parler de balance entre le coût et le risque quand ce dernier est, j’y insiste, si élevé ? Même si j’ai bien conscience des limites de ce que je suis en train de dire, ne doit-on pas tendre vers une sécurité absolue au point que la question du coût n’entre même plus en ligne de compte ?

M. Marc Mortureux. Je ne sais pas si nous avons vraiment parlé de balance bénéfices-risques ; en tout cas, pour ma part, je n’emploierais pas ces termes au sujet du nucléaire. L’enjeu économique ne doit en aucun cas entrer en ligne de compte dans les décisions en matière de sûreté, car il s’agit d’un domaine qui sort complètement des normes, même si l’on doit, bien sûr, envisager les dispositions qu’il faudrait prendre pour faire face le moins mal possible à un accident majeur. J’évoquais simplement l’idée de proportionnalité des mesures à prendre par rapport aux multiples situations qui résulteraient d’un tel accident. Mais, encore une fois, je n’utiliserais pas l’expression « balance bénéfices-risques », plus adaptée au domaine du médicament par exemple. D’ailleurs, à propos du nucléaire, il ne me semble pas que ces termes soient employés dans la législation ni dans la réglementation et le dispositif mis en place me paraît bien cohérent avec le principe selon lequel on ne prend pas en compte le coût dans les décisions destinées à assurer la sûreté des installations.

Ensuite, la réalité veut que tout ait un coût, certes, mais tout a été conçu pour que l’ASN ait pour seul objectif, vis-à-vis de la nation, vis-à-vis du politique, d’assurer la sûreté des installations sans avoir à garantir un équilibre de nature économique. Encore récemment, l’ASN, à propos de la digue du site du Tricastin, n’a pas hésité à prendre une décision de suspension jusqu’à ce que l’exploitant ait réalisé les travaux exigés depuis un certain temps. Il est important de préserver la logique d’une autorité pleinement indépendante et qui n’ait pas, je le répète, à se préoccuper d’enjeux économiques.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. C’est vrai mais, très souvent, les préconisations de l’ASN sont accompagnées de la mention : « dans des conditions économiquement acceptables ».

M. Marc Mortureux. En même temps, l’ASN ne renonce pas à imposer certaines mesures parce qu’elle les estimerait trop coûteuses. Jusqu’à présent, l’opérateur s’est exécuté lorsque l’ASN a considéré qu’il était nécessaire de réaliser des travaux de mise en conformité. Le sujet est intrinsèquement complexe car affirmer l’inexistence d’un coût ne correspond pas non plus à la réalité – les opérateurs sont des entreprises –  mais il est clair qu’on a créé un dispositif aux termes duquel l’ASN est amenée à prendre ses décisions sans se préoccuper de leur coût. Ensuite, la phrase que vous mentionnez…

M. Philippe Merle. Elle ne nous dit rien… Figure-t-elle vraiment dans une décision de l’ASN ?

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Oui.

M. Bruno Bettinelli. Notre principe de base est que l’argent n’entre pas en ligne de compte quand la sûreté est en jeu, et quand elle l’est, l’ASN demande l’arrêt des réacteurs, comme elle l’a d’ailleurs montré lorsqu’elle a exigé l’arrêt de douze réacteurs du fait de suspicions liées à l’anomalie de la concentration en carbone de l’acier des fonds primaires des générateurs de vapeur. L’ASN n’a pas hésité à prendre cette décision, alors que nous n’étions pas certains d’avoir les capacités suffisantes pour faire face à l’hiver.

M. Marc Mortureux. Et du côté du Gouvernement, on s’est demandé comment on allait gérer une éventuelle pénurie sans se poser la question de savoir s’il fallait remettre en cause la décision de l’ASN. La logique suivie veut clairement que ce soit l’ASN qui prenne ses décisions en fonction des missions qui lui ont été assignées.

Je ne sais pas dans quel type de décision se trouve la formule que vous avez citée…

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Dans plusieurs.

M. Marc Mortureux. De quel type de prescription s’agit-il ? En effet, je n’ai pas beaucoup entendu l’ASN se préoccuper des conséquences économiques stricto sensu. Ensuite, encore une fois, il y a la réalité, mais, franchement, j’ai le sentiment que le dispositif français est très solide sur cette question, même si les opérateurs ne sont en rien exonérés de la nécessité de prendre en compte les réalités économiques et financières. Et la loi dispose qu’un opérateur, pour obtenir une autorisation d’exploitation, doit être financièrement assez solide pour être à même de faire face à ses responsabilités.

L’ASN doit appliquer le principe de proportionnalité, mais il ne lui revient pas du tout de prendre en compte les conséquences économiques de ses décisions dès lors qu’elle considère que la sûreté est en jeu. Et, honnêtement, je n’ai à aucun moment eu le sentiment – même si mon expérience n’aura pas été très longue – que la question ait jamais fait débat.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Avez-vous connaissance d’une évaluation globale du coût de la sûreté nucléaire en France, qu’il s’agisse de l’entretien, de la maintenance, du grand carénage, des transports, de l’entreposage des déchets, de leur stockage… ?

M. Bruno Bettinelli. L’Assemblée, ou le Sénat, a publié des rapports sur le coût de la sûreté nucléaire. Il me semble que le sénateur Berson, en particulier, avait…

Mme Barbara Pompili, rapporteure. L’Assemblée a créé une commission d’enquête, il y a quelques années, sur les coûts du nucléaire en général. Il faudrait vérifier si le point a été fait sur la sûreté, mais il me semble que non.

M. Bruno Bettinelli. Un rapport du Gouvernement sur la sûreté nucléaire a été rendu public, je crois, en 2016.

M. Marc Mortureux. La réponse à votre question dépend également du fait de savoir quels éléments font partie de la sûreté nucléaire.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. On me signale une décision de l’ASN, datée du 17 novembre 2015, relative au rapport de sûreté des installations nucléaires de base, qui contiendrait les mots : « dans des conditions économiquement acceptables ».

Les représentants de l’ASN nous ont de toute façon confirmé qu’un certain nombre de décisions comprenaient cette mention.

M. Marc Mortureux. Je vous ai demandé tout à l’heure de quel type de décision il s’agissait pour savoir ce que l’ASN entendait par là.

M. Philippe Merle. L’ASN a la police des rejets chimiques des installations nucléaires ; or ces rejets relèvent de la directive IED – acronyme d’Industrial Emissions Directive – dans laquelle on trouve cette phrase… Dans ce genre de cas, il est donc logique de la retrouver dans les décisions de l’ASN.

M. Bruno Bettinelli. Et il ne s’agit pas ici de sûreté nucléaire à proprement parler. Il peut également s’agir de décisions sur les installations classées pour la protection de l’environnement concernant, par exemple, une tour aéroréfrigérante. Je ne pense pas qu’on appliquerait le respect de « conditions économiquement acceptables » pour une question de pure sûreté nucléaire.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous vérifierons.

M. Philippe Merle. Nous avons des amis réactifs à l’ASN et grâce auxquels j’ai compris sur quoi portait la question de M. Schellenberger... (Sourires.) En effet, le décret de 1926 a été abrogé le 19 juillet 2016 mais, dès lors qu’un équipement a été construit selon une règle du jeu donnée, on ne peut pas affirmer, comme par un coup de baguette magique, qu’il l’a été suivant une règle du jeu postérieure. Aussi, très logiquement, le décret du 1er juillet 2015 prévoit-il que les équipements construits suivant les règles antérieures doivent continuer de les respecter ; y compris, puisque, renseignements pris, c’est ce dont il est question, le fameux générateur de vapeur du site de Fessenheim II. Ce dernier relevait des dispositions du décret de 1926 jusqu’au 19 juillet 2016 – et continue depuis lors, d’une certaine manière, d’en relever, en vertu de l’article R. 557-12-9 du code de l’environnement.

M. Raphaël Schellenberger. S’agit-il d’une recodification ?

M. Philippe Merle. Non. Cela signifie que si l’on veut construire un nouveau générateur de vapeur, les règles seraient plus contraignantes ; mais on n’exigera pas que ceux qui sont déjà construits se conforment aux nouvelles règles.

M. Marc Mortureux. La question de M. Schellenberger pouvait aussi signifier : comment se fait-il que l’abrogation du décret de 1926 ait été effective le lendemain même de la décision de l’ASN ? Or l’abrogation du décret de 1926 n’a eu aucun impact sur la décision prise la veille par l’ASN.

M. Raphaël Schellenberger. Nous devons quand même creuser cette affaire qui a été lancée ce matin : cet enchaînement de dates pourrait être gravissime s’il n’était pas fortuit.

M. Philippe Merle. Ce que je comprends de cette affaire, c’est que la décision de suspension du certificat d’épreuve du générateur de vapeur aurait pu être prise après l’abrogation du décret de 1926. L’ASN a pris sa décision dans le cadre de son pouvoir de police tel que redéfini par le décret du 1er juillet 2015 et, toujours dans le cadre de son pouvoir de police, l’ASN s’apprête à laisser redémarrer ce générateur de vapeur après que toutes les vérifications nécessaires ont été faites. Et, je le répète, l’abrogation du décret de 1926 le lendemain de sa décision n’a pas eu d’impact puisque les règles de référence auxquelles doivent se conformer les équipements construits sous l’empire du décret de 1926 continuent à être celles du décret de 1926.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous avons, concernant Fessenheim 2, affaire à des sous-traitants responsables de grossières malfaçons, de dissimulations, et EDF a demandé à ces sous-traitants de démontrer que la pièce était apte au service, si je puis dire. Et c’est sur ces éléments, au sujet desquels on peut s’interroger, que se fonde la décision de l’ASN ! Peut-on vraiment avoir confiance dans les assurances fournies par des sous-traitants qui viennent de se rendre responsables, je le répète, de malfaçons et de dissimulations ?

M. Marc Mortureux. J’entends tout à fait ce que vous dites, même si ce serait plutôt aux représentants de l’ASN de vous répondre précisément. Je ne sais pas quels sont les éléments que l’ASN a demandé à vérifier par elle-même, ou pas, par quels moyens elle entend s’assurer que les éléments sur lesquels elle va fonder sa décision sont dignes de confiance au regard d’un historique qu’elle connaît parfaitement.

M. Raphaël Schellenberger. Tout est aussi un peu lié à la situation de monopole ou d’oligopole des prestataires – car des prestataires capables de faire des soudures d’une précision telle que le nécessitent les centrales nucléaires, cela ne court pas les rues. L’autorité et l’indépendance de l’ASN sont nécessaires parce que nous sommes dans une situation de monopole ou d’oligopole. De ce point de vue, les moyens juridiques dont l’Autorité dispose vous paraissent-ils bien calibrés ?

M. Philippe Merle. Pour ce qui est des moyens juridiques, puisque cela semble être votre question…

M. Raphaël Schellenberger. Ou techniques…

M. Philippe Merle. Les moyens techniques sont abondants, nous l’avons déjà souligné : on compte 500 personnes pour 130 installations nucléaires de base, rapport à comparer avec les 1 300 inspecteurs des installations classées pour 40 000 installations autorisées ou enregistrées. Quant à l’IRSN, ce sont 1 700 personnes.

Pour ce qui est des moyens juridiques, une amélioration est en cours à la suite d’une évolution législative de l’an dernier : l’ASN est en train de se doter d’une commission des sanctions qui va lui permettre d’avoir des stratégies de « riposte graduée »…

M. Raphaël Schellenberger. C’est la guerre froide !

M. Philippe Merle. …alors qu’aujourd’hui elle doit suivre une logique du « tout ou rien » : elle peut suspendre le fonctionnement d’une installation et elle dispose de l’arme médiatique grâce à son site internet sur lequel elle est contrainte de dire ce qu’elle pense – obligation d’ailleurs structurante. Le fait de mettre en place une commission des sanctions va permettre à l’ASN de prendre des sanctions intermédiaires comme des astreintes, des amendes, dans des conditions aujourd’hui permises pour les services de l’État dans le domaine des installations classées et parce qu’il s’agit de l’État. Une autorité indépendante doit pour sa part passer par toute cette mécanique de création d’une commission des sanctions. La loi a été votée, le décret d’application devrait être examiné par le Conseil d’État en milieu d’année.

M. Bruno Bettinelli. Il faut savoir que la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte comprend un chapitre consacré à la sûreté nucléaire, qu’une ordonnance a été prise en 2016, que deux décrets ont été publiés et qu’un autre va bientôt l’être, autant de textes qui tendent à renforcer la sûreté nucléaire. On note un progrès du corpus réglementaire en la matière depuis 2016.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous apprenons avec satisfaction que nous allons en finir avec la sortie des décrets d’application de la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte. (Sourires.)

On me signale qu’on a enfin trouvé un arrêté daté du 7 février 2012 qui porte notamment sur la définition de la démonstration de la sûreté nucléaire – à savoir « lensemble des éléments contenus ou utilisés dans le rapport préliminaire de sûreté et les rapports de sûreté mentionnés aux articles 8, 20, 37 et 43 du décret du 2 novembre 2007 susvisé et participant à la démonstration mentionnée au deuxième alinéa de larticle L. 593-7 du code de lenvironnement, qui justifient que les risques daccident, radiologiques ou non, et lampleur de leurs conséquences sont, compte tenu de létat des connaissances, des pratiques et de la vulnérabilité de lenvironnement de linstallation, aussi faibles que possible dans des conditions économiques acceptables ».

M. Philippe Merle. Dont acte. Quant à l’article L. 593-7 du code de l’environnement, il dispose que la création d’une installation nucléaire de base est soumise à une autorisation qui ne peut être délivrée que si l’exploitant « démontre que les dispositions techniques ou dorganisation prises ou envisagées […] sont de nature à prévenir ou à limiter de manière suffisante les risques ou inconvénients que linstallation présente pour les intérêts mentionnés à larticle L. 593-1 ».

M. Xavier Batut, président. Nous vous remercions, messieurs, pour le temps que vous nous avez accordé et pour vos réponses.


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15.   Audition de M. Daniel Verwaerde administrateur général par intérim du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) (15 mars 2018)

M. Raphaël Schellenberger, président. Mes chers collègues, nous accueillons M. Daniel Verwaerde administrateur général par intérim du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA).

Le CEA est un établissement public de recherche à caractère scientifique, technique et industriel, créé en 1945 pour contribuer au développement du nucléaire français. Il est placé sous la tutelle des ministres chargés de l’énergie, de la recherche, de l’industrie et de la défense. Il intervient dans le cadre de quatre missions : la défense et la sécurité, l’énergie nucléaire, la recherche technologique pour l’industrie et la recherche fondamentale.

Le CEA mène des programmes de recherche sur lesquels il apporte son expertise aux pouvoirs publics et aux industriels.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées de déposer sous serment. Elles doivent jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Daniel Verwaerde et M. Jean-Luc Vo Van Qui prêtent successivement serment)

M. Daniel Verwaerde, administrateur général par intérim du Commissariat à lénergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames, messieurs les députés, je vous remercie pour votre invitation à venir m’exprimer devant cette commission d’enquête sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires. Je suis accompagné de M. Jean-Luc Vo Van Qui, directeur de la sûreté et de la sécurité nucléaires, nouvellement nommé, et de M. Jean-Pierre Vigouroux, directeur des affaires publiques, qui assure l’interface avec le Parlement.

J’aborderai essentiellement dans mon propos liminaire des questions générales relatives à la gouvernance. Nous pourrons traiter ensuite des sujets plus précis à partir des questions que vous m’avez transmises et de celles que vous me poserez.

Je me dois de commencer en abordant la question fondamentale de savoir si sécurité et sûreté nucléaires peuvent dépendre d’une même autorité.

Il me paraît d’abord important de préciser le terme « sécurité ». Ce mot a en effet plusieurs significations relativement différentes.

Habituellement, dans l’industrie, « sécurité » désigne la sécurité du travail, la protection des travailleurs.

La loi du 13 juin 2006 relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire, dite « loi TSN », a innové en regroupant sous ce terme « la sûreté nucléaire, la radioprotection, la prévention et la lutte contre les actes de malveillance, ainsi que les actions de sécurité civile en cas d’accident ».

Dans la communauté nucléaire internationale, la pratique est d’appeler « sécurité nucléaire », la prévention des actes de malveillance, en particulier à l’égard des matières nucléaires, et « sûreté nucléaire », la prévention des accidents. À moins que cela ne vous convienne pas, j’utiliserai ces dernières acceptions – elles sont un peu restrictives, mais elles permettent d’opérer une distinction claire.

Par ailleurs, l’expression « sécurité nucléaire passive », qui figure dans le questionnaire que vous nous avez transmis, doit, à notre avis, être précisée afin d’éviter des malentendus. En effet, elle pourrait laisser supposer qu’il peut y avoir une « sécurité passive » permettant par elle-même de faire face aux actes de malveillance. J’estime que la prévention repose sur un ensemble indissociable comprenant une stratégie, des moyens matériels, des hommes, et des procédures qui font intervenir le renseignement, la détection, la levée de doutes, l’intervention… À mon sens, de simples dispositifs passifs ne sont pas de nature à répondre à des agresseurs mobiles qui s’adapteront aux défenses, comme cela a malheureusement déjà été démontré dans d’autres domaines.

Il convient ensuite de souligner que, s’il y a une interaction entre sûreté et sécurité nucléaires, il s’agit, selon moi, avec les définitions que j’ai retenues, de sujets profondément différents.

La nécessité de l’interaction est évidente, car l’un des buts possibles des actes de malveillance est bien de provoquer un accident. Aussi la réflexion sur la sécurité nucléaire doit-elle au moins tenir compte des travaux de sûreté nucléaire pour identifier les accidents possibles, leurs déterminants et la possibilité qu’ils soient déclenchés par un acte malveillant. Inversement, la sûreté nucléaire doit prendre en compte la prévention des accidents, même s’ils sont provoqués volontairement. En outre, il est important de veiller à la cohérence des mesures prises au titre de l’une et de l’autre.

Toutefois, il existe des différences fondamentales entre « sûreté nucléaire » et « sécurité nucléaire » dans plusieurs domaines.

Comme cela a été rappelé précédemment, la sûreté nucléaire vise à prévenir les accidents alors que la sécurité nucléaire vise à prévenir les actes de malveillance.

Les différences concernent aussi les objectifs. La sûreté nucléaire consiste à protéger les personnes, les biens et l’environnement, alors que la sécurité nucléaire a des objectifs plus nombreux : en cas d’acte de malveillance, c’est-à-dire de sabotage d’une installation, elle vise à protéger les personnes, les biens et l’environnement, mais aussi à préserver le bon fonctionnement d’installations vitales pour la nation. L’acte de malveillance peut aussi avoir des objectifs largement déconnectés de la « sûreté nucléaire » tels que le vol de matières nucléaires ou radioactives, le vol d’informations sensibles…

Les responsabilités ne sont pas les mêmes. La responsabilité de la « sûreté nucléaire » incombe entièrement à l’exploitant, qui est contrôlé par l’autorité de sûreté, à savoir l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN). La responsabilité de la « sécurité nucléaire » est, au contraire, partagée entre les services régaliens de l’État – qui déterminent, par exemple, les menaces auxquelles il faut faire face, agissent en matière de renseignement et interviennent en cas d’agression forte – et l’exploitant qui met en place d’une stratégie et de moyens de prévention, et assure une première intervention.

La philosophie et la conception des systèmes sont également différentes. En matière de sûreté, on s’attache dès la conception à ce que « la physique » du système permette sa maîtrise nucléaire, quel que soit l’état dans lequel il pourrait parvenir du fait d’une défaillance de procédure ou de contrôle, et l’on ajoute des mesures compensatoires mises en œuvre durant l’exploitation s’il existe un état de risque de perte de contrôle. En matière de sécurité, on s’attache à faire face à des agressions étalonnées par l’État, de telle sorte que les matières dangereuses soient protégées en toutes circonstances, de même que l’intégrité de l’installation si on le juge nécessaire.

Enfin, les différences entre sûreté et sécurité sont particulièrement fortes s’agissant du nucléaire si l’on s’intéresse à la question de la transparence. Dans le domaine de la sûreté, il est en effet très important d’assurer la plus grande transparence et la meilleure information possible du public. En revanche, dans celui de la sécurité, il est évident qu’une information largement diffusée est de nature à accroître la vulnérabilité ou à réduire fortement l’efficacité des mesures de prévention.

Il ne me semble donc pas totalement cohérent de vouloir, en quelque sorte, réduire les deux dimensions en une seule. Il s’agit de sujets liés mais distincts.

Le fait que sûreté et sécurité nucléaires soient deux sujets distincts amène à s’interroger sur un éventuel contrôle par une seule autorité. Pour parvenir à lui confier ces responsabilités, il faudrait résoudre plusieurs problèmes.

Le premier sujet à traiter est celui de la transparence : en France, l’ASN a une responsabilité indéniable en matière de transparence. Elle contribue, au nom de l’État, à garantir cette transparence à l’égard du public. Compte tenu de l’impérieuse nécessité de protection de certaines informations en matière de sécurité, on demanderait également à cette autorité, si elle devait être une autorité unique, de veiller à ce que certaines données ne soient pas diffusées. Il faudrait donc gérer simultanément transparence et protection de certaines l’information : cela peut rendre les choses difficiles.

Un second sujet tient à l’organisation de l’État : il a été rappelé que la responsabilité de la sécurité nucléaire incombait à l’exploitant et aux services régaliens de l’État. Si une autorité unique, avec le statut d’autorité indépendante dont dispose aujourd’hui l’ASN, avait en charge la sécurité nucléaire, elle devrait contrôler des services régaliens : cela nécessiterait une évolution juridique.

S’agissant de la gouvernance, je souhaite aborder la question du recours à des prestataires et à la sous-traitance. Cette pratique relève de la liberté d’entreprendre, qui est considérée par le droit français comme un principe à valeur constitutionnelle et par le droit communautaire comme une liberté fondamentale. Les restrictions à une telle liberté ne peuvent donc être admises que si elles répondent à un impérieux motif, tenant à des considérations d’ordre public économique, moral, sanitaire ou environnemental, ou bien de sécurité.

En France, selon moi, il est difficile de considérer a priori que le recours à la sous-traitance accroîtrait les risques en matière de sûreté et de sécurité. Cela reviendrait à supposer que les entreprises auxquelles un exploitant nucléaire fait appel dans le cadre de la construction, de l’exploitation ou du démantèlement de son installation n’ont pas les compétences pour exécuter des prestations répondant aux exigences de qualité imposées dans le domaine nucléaire.

La filière industrielle nucléaire, regroupée aujourd’hui au sein du Comité stratégique de la filière nucléaire (CSFN) créé sous l’égide du Conseil national de l’industrie, rassemble 2 500 entreprises employant près de 220 000 salariés, qui sont, pour quasiment la totalité d’entre eux, particulièrement qualifiés. Dans leur domaine, ils ne sont ni plus ni moins qualifiés que les personnels, par exemple, de l’exploitant qu’est le CEA, pour ne parler que de nous. De mon point de vue, il n’y a donc pas de raison de penser que ces entreprises, par leurs interventions ou leur présence dans les installations nucléaires, accroîtraient les risques en matière de sûreté et de sécurité.

J’estime que la véritable question à poser est celle de l’encadrement de la sous-traitance et de la gestion de la « co-activité », c’est-à-dire des risques d’interférences entre entreprises appelées à intervenir dans un même lieu de travail. Nous disposons toutefois aujourd’hui d’un arsenal législatif et réglementaire qui régit assez précisément les règles d’accueil des entreprises sous-traitantes au sein des installations, que ce soit en dans le code du travail, ou dans le code de l’environnement pour ce qui concerne la sûreté nucléaire. Ces règles permettent de gérer la « co-activité » au sein d’une installation nucléaire.

La loi du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte a par exemple permis de prendre le décret du 28 juin 2016 qui comprend plusieurs dispositions relatives aux sous-traitants.

J’estime que les textes en vigueur sont relativement nombreux et, pour certains, récents. Ils permettent de gérer la « co-activité » avec une certaine précision et ils montrent que nous accordons une très grande attention à la sous-traitance. Je recommande donc de ne pas se précipiter et d’examiner attentivement le fonctionnement du système avant de lui apporter des corrections ou éventuellement d’y ajouter.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Monsieur l’administrateur général, permettez-nous un instant de revenir sur la question des compétences de sécurité que pourrait exercer l’ASN. Nous ne sommes pas parfaitement sûrs d’avoir compris votre position.

Sûreté et sécurité constituent deux sujets bien distincts qui s’entremêlent toutefois. Ce matin encore, nous parlions des piscines d’EDF : il est clair que leur conception doit, par exemple, être pensée à la fois à l’aune de la sûreté et de la sécurité. Alors qu’à l’origine, elles répondaient à un problème de sûreté, aujourd’hui nous ne pourrions même plus avoir accès à des plans qui relèveraient du secret-défense. Pensez-vous que l’ASN doit récupérer des compétences en matière de sécurité dite « passive » ?

M. Daniel Verwaerde. La sécurité passive en tant que telle ne constitue pas une réponse suffisante aux agressions. La sécurité inclut la sécurité passive, c’est-à-dire les mesures matérielles qui permettent de protéger les installations, mais je pense que l’homme et l’information sont indispensables tant pour sûreté et que pour la sécurité. Quel que soit le mur que vous élèverez autour d’une piscine, je ne crois pas qu’il sera jamais suffisant. S’il n’y a pas l’intelligence de l’homme en permanence, en plus du mur, je ne pense pas que la sécurité sera assurée de manière satisfaisante.

Je crois à l’importance de l’intelligence humaine. Elle permet par exemple d’accroître la capacité de prévention en donnant accès à des renseignements. L’honnêteté veut que l’on reconnaisse que lorsqu’un incident de sécurité est survenu, il y avait assez fréquemment eu des prémisses, des indices issus de renseignements collectés par des humains qui laissaient penser que ce type d’incident pouvait se produire. Bien entendu, cela ne signifie pas que chaque fois que l’on trouve un indice, il y a un incident – ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit.

Le comportement humain sur zone constitue un élément indispensable de la protection, au-delà des protections physiques. Je ne crois pas que l’on puisse séparer ceux qui s’occupent de la protection physique, qui constitueraient une première barrière « passive », de ceux que l’on considérerait comme mettant en œuvre des mesures complémentaires humaines « non passives ». En tant qu’exploitant nucléaire, après avoir dirigé un centre nucléaire, j’estime que la sécurité se conçoit dans son ensemble : la sécurité passive est l’un de ses éléments, mais il ne peut pas être le seul.

Pour répondre à votre question, j’aurais tendance à dire qu’il faut confier l’ensemble de la sécurité à une même autorité, éventuellement avec la sûreté, mais je ne pense pas que l’on puisse confier une partie de la sécurité à une autorité, et le reste à une autre…

Mme Barbara Pompili, rapporteure. En clair, vous ne pensez pas qu’il faut une autorité unique !

M. Daniel Verwaerde. Si l’on imagine que l’ASN cumule les compétences de sûreté et de sécurité, j’ai souligné qu’il faudrait résoudre la question de la transparence et celle du pilotage d’unités qui dépendent du Gouvernement – mais les parlementaires que vous êtes peuvent changer la loi en la matière. Dans l’état actuel du droit, l’ASN ne peut pas exercer une double mission, mais le droit peut évoluer. Je n’ai rien dit d’autre !

M. Raphaël Schellenberger, président. Vous nous proposez une réponse analytique et théorique, mais quel est votre avis personnel ? Faut-il placer la sécurité et la sûreté sous l’autorité d’une seule structure ? Une telle démarche vous paraît-elle intéressante ? Estimez-vous aujourd’hui que l’autorité chargée de la sûreté, l’ASN, et celle chargée de la sécurité, autrement dit, l’État, ne communiquent pas assez ? Si certaines informations ne passent pas, pourquoi, et lesquelles ?

M. Daniel Verwaerde. Je ne serai pas aussi critique sur le fonctionnement actuel de nos institutions. L’ASN remplit sa fonction avec une grande rigueur. En tant qu’exploitant, nous considérons que ses demandes sont extrêmement rigoureuses. Il suffit de lire ses rapports annuels et le nombre de ses injonctions pour voir qu’elle fait bien son travail en étant exigeante – évidemment on peut toujours affirmer qu’il faudrait qu’elle s’améliore encore.

Si le nucléaire a aujourd’hui la place qu’il occupe en France, je pense que c’est probablement en grande partie grâce à l’ASN qui suscite la confiance par la rigueur de son travail et par son exigence à l’égard des exploitants. Lorsque l’ASN formule un jugement ou un avis, je pense qu’elle est crédible.

Pour ma part, je ne considère pas que le système fonctionne mal. J’estime, en tant que citoyen, que du côté de la sûreté nucléaire, l’autorité en place fait plutôt bien son travail. Je ne suis d’ailleurs pas sûr que l’on trouve, dans le reste du monde, des autorités étrangères que l’on pourrait donner en exemple à la nôtre. Nous avons plutôt une autorité exemplaire.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Beaucoup d’autorités de sûreté étrangères ont au moins une compétence en matière de sécurité passive !

M. Daniel Verwaerde. Si vous songez à l’extension de la compétence de l’ASN – c’est ainsi que j’ai compris vos questions –, je vous répète qu’il faut préalablement faire évoluer la façon dont cette autorité exerce sa responsabilité. Mais, bien évidemment, l’Assemblée est souveraine pour en décider.

Je pense en particulier à deux sujets, je vous l’ai dit. Le premier concerne l’exigence de transparence qui caractérise l’ASN. L’Autorité est reconnue pour cette qualité, qui aide à pérenniser le nucléaire en France. C’est parfois difficile à vivre pour les exploitants, mais, justement parce que je considère le nucléaire comme une bonne chose, je considère aussi que c’est parce que l’ASN est le garant de la transparence que le nucléaire reste acceptable dans notre pays. Je ne suis pas sûr que nous ne dégraderions pas ce rôle de l’ASN si elle devait exercer de nouvelles missions sans pouvoir révéler toutes les informations dont elle dispose. Je pense que cela affaiblirait la confiance que cette autorité suscite aujourd’hui.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous allons maintenant aborder certains des points du questionnaire que nous vous avions transmis. Nous vous demanderons de répondre par écrit aux sujets que nous n’aurons pas le temps de traiter.

La recherche est, en quelque sorte, votre cœur de métier. Quelles recherches effectuez-vous en matière de sûreté ? Quelles situations étudiez-vous ? Quels moyens humains et financiers consacrez-vous à ces recherches ? Quels types de simulation sont réalisés ?

Quelles avancées ces recherches ont-elles permis de faire ? Leurs résultats donnent-ils au CEA un pouvoir de prescription ou de suggestion en matière de normes nouvelles ? Quelles suites sont données à ces recherches ? La recherche est importante, mais les suites qui lui sont données le sont aussi.

M. Daniel Verwaerde. Madame la rapporteure, nous vous transmettrons des réponses écrites avec des tableaux de chiffres par domaine.

Nous conduisons principalement nos recherches relatives à la sûreté nucléaire dans deux domaines essentiels.

Le premier domaine concerne les connaissances et les outils pour la conception des installations et leur fonctionnement. Une installation ne peut en effet se concevoir qu’avec ses normes de sûreté et un fonctionnement en sûreté : on pilote toujours une installation avec la sûreté, un peu comme on conduit une voiture avec le permis de conduire. Cela n’aurait pas de sens de concevoir une installation nucléaire sans intégrer directement la sûreté. Le CEA s’investit donc beaucoup pour améliorer les connaissances des matériaux utilisés et de leur vieillissement, ainsi que les connaissances architecturales, de manière à être capable de dimensionner une installation, un équipement, et éventuellement de prévoir son comportement, c’est-à-dire de permettre une maintenance préventive.

Le CEA travaille dans un deuxième domaine. Il prend modestement sa part des recherches en radiobiologie et en radiotoxicologie en étudiant l’interaction des rayonnements avec le vivant. M. Jean-Christophe Niel, directeur général de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire, que vous avez dû recevoir, vous a sans doute indiqué que l’IRSN menait de très nombreuses études dans ces domaines – ils effectuent aussi des études d’accidents. Nous faisons beaucoup de choses ensemble.

Madame la rapporteure, vous m’avez demandé si le CEA était prescripteur. La réponse est « non ». Nous menons des études conjointement avec l’IRSN, ce qui permet de partager des moyens et de créer des interactions scientifiques enrichissantes, mais chacun reste dans son rôle. Le CEA est compétent pour améliorer la protection des travailleurs ou mieux concevoir une installation, mais il revient à l’IRSN, qui peut se fonder sur le même résultat scientifique, de proposer éventuellement une norme ou une réglementation.

Cela ne nous empêche pas de partager certaines choses. Nous opérons par exemple le réacteur de recherche Cabri au profit de l’IRSN en raison des expériences qui nous intéressent autant l’un et l’autre et que nous partageons scientifiquement.

Sur quoi travaillons-nous de manière générale ? Au niveau d’expériences élémentaires, nous regardons comment des matériaux se comportent en ambiance nucléaire. Nous utilisons pour cela des réacteurs d’irradiation – nous avions Osiris, et nous construisons le réacteur Jules-Horowitz. Les flux de neutrons y sont au moins aussi forts, à chaque endroit, si ce n’est plus, que dans un réacteur EDF – ce dernier est seulement beaucoup plus gros ce qui permet de produire plus d’énergie, mais on obtient dans un centimètre cube d’un réacteur de recherche des quantités d’irradiations supérieures. Cela permet de regarder comment se comportent les matériaux lorsqu’ils reçoivent ces fortes irradiations.

Notre travail consiste donc à irradier un matériau puis à déterminer s’il est encore propre à exercer sa fonction ou s’il s’est dégradé – recevoir des bouffées de neutrons ne dégrade pas que les êtres humains… C’est la réalité : il s’agit simplement d’un phénomène physique qui se produit partout, jusque dans les étoiles. La seule vraie question est de savoir si cette dégradation peut avoir des conséquences sur la sûreté et le fonctionnement normal d’une centrale.

Nous faisons aussi de plus en plus de développement numérique. Nous traduisons les connaissances acquises, grâce à nos expériences, en équations mathématiques et chimiques que nous introduisons dans des logiciels. Ces derniers permettent de comprendre dans un système comment un petit phénomène peut réagir sur un ensemble. Si nous entrons une nouvelle équation relative au comportement d’un matériau après irradiation, le logiciel de calcul permettra d’étudier ce matériau sous toutes ses formes géométriques : une cuve, d’un générateur de vapeur… Le logiciel transforme une loi de la physique élémentaire que nous avons mesurée pour donner une estimation concernant un système réel. Le CEA réalise de grands logiciels qui permettent de faire ces calculs.

Dans le domaine de la biologie, nous regardons par exemple sur de grandes populations si une maladie particulière se développe compte tenu de l’hypothèse d’une agression, nucléaire ou non. Nous regardons s’il existe une corrélation ou une influence. Nous avons une approche médicale classique pour des études de populations. Nous avons aussi des approches beaucoup plus élémentaires, car nous regardons l’influence des radiations au niveau de la cellule, voire de molécules.

Par exemple, depuis trente ans, nous nous intéressons beaucoup au prion, car nous avons remarqué que cette molécule, qui n’est pas vraiment du vivant, résiste diaboliquement aux radiations. Soumise à des irradiations dix fois plus faibles, la même chaîne chimique d’autres molécules se casserait alors que le prion est très résistant. Un jour, s’est déclenché la maladie « de la vache folle », dans laquelle des prions particuliers jouaient un rôle. Assez rapidement, il a été possible de mettre au point un test de détection chez le bœuf à partir de nos travaux sur l’irradiation et de la tenue chimique de la molécule.

Voilà ce qu’est le CEA : il fait de la recherche fondamentale destinée au champ du nucléaire, et, de temps en temps, une moisson a lieu pour une application. Il peut paraître étonnant que le CEA pratique la biologie. Frédéric Joliot-Curie lui-même, qui avait vu sa belle-mère souffrir d’un cancer, voulait qu’il en soit ainsi. Il savait que le nucléaire n’était pas sans conséquence sur le vivant, et, dès la création du CEA, il a souhaité que cette dimension biologiste soit développée. L’Institut de protection et de sûreté nucléaire (IPSN) était à l’époque chargée de ce domaine. L’IPSN a fini par voler de ses propres ailes et par devenir l’IRSN. Nous avons toutefois conservé une petite partie des programmes de radiobiologie, même si l’essentiel est passé à l’IRSN.

Vous m’avez interrogé sur nos moyens financiers et humains consacrés à la sûreté Sans que cela soit toujours à temps complet, je peux vous dire que 600 personnes travaillent au CEA sur les problèmes relatifs à la sûreté. Nous consacrons environ 130 millions d’euros par an à ce domaine.

Au-delà de ce volet « études », un volet « sûreté-sécurité » emploie environ un millier de personnes, pour un budget annuel de l’ordre de 600 à 700 millions d’euros. Cela peut dépendre des projets en cours. En ce moment, depuis la recrudescence des menaces, nous développons un programme de renforcement des mesures passives, mais aussi des effectifs. Nous allons recruter une bonne centaine de gardiens supplémentaires pour être capable, de faire face à ce que j’appelle une montée en gravité des agressions potentielles. Je ne peux pas vous donner davantage de précision à l’instant, car les informations en la matière sont classifiées. Un investissement spécial est prévu. Il sera d’une durée limitée en ce qui concerne l’investissement passif : de l’ordre de 120 millions, qui seront dépensés jusqu’à 2020‑2021. L’effectif augmenté sera pérennisé. Entre les suppléments nécessaires pour payer les personnels et les frais associés, il faudra compter une vingtaine de millions d’euros supplémentaires par an – on voit apparaître ces programmes spécifiques dans le détail des lignes budgétaires du CEA.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Le CEA mène des études sur les comportements des matériaux de structure face au vieillissement, ou aux conditions extrêmes présentes dans le cœur d’un réacteur. Quelles sont les conséquences des anomalies détectées sur la cuve de l’EPR de Flamanville, mais également sur les évaporateurs de La Hague, dont la corrosion est manifestement plus rapide que prévu ? Avez-vous travaillé sur ces sujets ?

M. Daniel Verwaerde. Pour Flamanville surtout, je vous ferai une réponse de Normand, bien que j’aie prêté serment. (Sourires.)

L’honnêteté veut que l’on vous dise que nous avons été des contributeurs scientifiques importants, mais l’ensemble du dossier n’a pas forcément été en ma possession : c’est bien l’exploitant qui l’a eu. Je ne connais pas l’ensemble du dossier, mais je crois que vous avez reçu M. Dominique Minière, directeur du parc nucléaire et thermique d’EDF, ce matin. C’est à lui qu’il faut poser la question, ou à son collègue Xavier Ursat.

Nous avons travaillé sur deux à trois cents éprouvettes provenant de la cuve de Flamanville. Il s’agit d’échantillons de matière extraits de la pièce en cause. Lorsque vous fabriquez des pièces vous prévoyez des « masselottes », des parties supplémentaires inutiles qui subissent le même process de fabrication, que vous pourrez ensuite découper et analyser : ce sont des sortes de témoins.

Un certain nombre de ces témoins présentaient bien les problèmes de ségrégation de carbone que vous évoquiez – ils ne respectaient pas la norme acceptée. En revanche, en termes de conséquences mécaniques, nous n’avons pas vu de dégradation des propriétés mécaniques des trois cents échantillons que nous avons analysés.

Les problèmes de La Hague sont beaucoup plus compliqués à analyser. À Flamanville, le travail était relativement facile – finalement, il suffit, en quelque sorte de prendre des échantillons de pièces réelles ou de pièces fabriquées à l’identique, et de tirer dessus pour voir s’ils se cassent.

Il est beaucoup plus difficile d’aller voir ce qui se passe au cœur d’un évaporateur de La Hague où circulent des vapeurs extrêmement radioactives. Nous avons fait des boucles de simulation – si je me souviens bien, nous en avons deux à Saclay – pour comprendre le phénomène de corrosion. Notre contribution consiste à essayer de comprendre en laboratoire si la corrosion évolue selon la variation des conditions d’évaporation. Ce travail est toujours en cours. Mes conclusions sur La Hague sont donc moins simples et moins définitives que ce que je vous ai dit sur les échantillons de Flamanville qui ne présentaient pas d’écart.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. En langage profane, vous considérez donc, a priori, d’après vos expériences, que les anomalies détectées sur la cuve de l’EPR n’ont pas de conséquences.

En revanche, ce que vous dites sur les évaporateurs de La Hague est moins clair.

M. Daniel Verwaerde. Nous reconstituons en laboratoire, grâce à des simulations, les comportements des évaporateurs selon des conditions différentes…

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Mais ce travail n’a pas encore abouti, c’est bien cela ?

M. Daniel Verwaerde. En effet.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. J’en viens à la question du vieillissement des installations d’une manière générale, celui des matériaux et notamment des éléments non remplaçables bien évidemment, mais aussi celui diffus des câbles, des gaines…

Quelle est l’analyse du CEA sur ce vieillissement ? Menez-vous des expériences sur ses conséquences pour la sûreté des installations ? Aujourd’hui, les composants inamovibles, la structure interne et les cuves, sont-ils en état de supporter une éventuelle prolongation de la durée d’exploitation des centrales ?

M. Daniel Verwaerde. Dans ce domaine aussi, il faut que nous sachions rester à notre place. Nous contribuons au travail, mais je ne vous dirai pas que nous faisons tout. Ce serait mentir.

Entre 2010 et l’arrêt d’Osiris en 2015, nous avons irradié des échantillons de pièces mécaniques représentatives dans nos réacteurs de recherche pour voir si leurs propriétés mécaniques se dégradaient par rapport à leur condition initiale. Nous ne travaillons pas sur toutes les pièces, mais essentiellement sur les aciers et les soudures – particulièrement les soudures qui nous semblent les pièces les plus sensibles. Nous nous assurons que l’état de tenue mécanique de la partie soudée qui a subi les irradiations est bien conforme et possède les bonnes propriétés. Nous transmettons ces données aux responsables d’EDF pour qu’ils élaborent leurs dossiers de sûreté.

La répartition des tâches est telle que je ne sais pas vous dire, à partir du seul travail effectué au CEA, s’il est scientifiquement acceptable ou non de prolonger la durée d’exploitation des centrales. Nous analysons des échantillons qui proviennent uniquement de certaines parties des installations. Le travail du CEA n’est qu’une contribution ; il n’est pas saisi de l’ensemble du dossier.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Le vieillissement n’aurait donc pas d’impact sur le bon fonctionnement des pièces au regard des normes de sûreté ?

M. Daniel Verwaerde. Non, je n’ai pas dit cela. Si nous étudions l’endroit où une virole a été soudée à une cuve, par exemple, nous prenons un échantillon de la partie soudée et nous l’irradions, éventuellement à un taux supérieur car les flux de neutrons sont beaucoup plus puissants dans un réacteur de recherche que dans un réacteur d’EDF. Si ce flux est dix fois plus puissant, le matériau subira autant de dommages au bout d’un an d’irradiation qu’en dix ans dans un réacteur d’EDF. Nous irradions donc notre échantillon et nous mesurons ensuite l’éventuelle modification du comportement du matériau. S’il a gardé les mêmes propriétés ou si celles-ci se sont peu dégradées, nous considérons que l’évolution permet de poursuivre l’exploitation. Il se peut que, de temps en temps, nous rencontrions un problème mais, en moyenne, nos travaux ne révèlent pas de situations alarmantes dans ce domaine.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. « En moyenne »… À l’heure actuelle, certaines situations doivent-elles nous alarmer ?

M. Daniel Verwaerde. Pour le dire autrement, dans le travail que nous effectuons sur nos échantillons, nous ne rencontrons pas de problèmes alarmants. Je suis désolé, je ne suis pas toujours très clair.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Je souhaite simplement que nos concitoyens comprennent bien.

Vous avez évoqué le réacteur de recherche Jules-Horowitz. Savez-vous à quelle date celui-ci sera mis en service ?

M. Daniel Verwaerde. Oui, entre décembre 2021 et juin 2022.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Le rapport de l’ASN de 2016 indiquait qu’en matière de gestion des déchets et de démantèlement des installations du CEA, « lorganisation actuelle du CEA ne semblait pas assez robuste pour mener à bien ces opérations dans les délais impartis et dans les meilleures conditions de sûreté et de radioprotection ». Comment l’expliquez-vous et quelles réponses avez-vous apporté à l’ASN ?

M. Daniel Verwaerde. Je veux d’abord apporter une précision importante. Premièrement, j’ai mené une réorganisation assez profonde des projets d’assainissement et de démantèlement de manière à répondre aux demandes de l’ASN. Du reste, ces demandes émanaient des deux autorités de sûreté – le délégué à la sûreté nucléaire et à la radioprotection pour les activités et installations intéressant la défense et l’ASN –, qui sont venues ensemble me rencontrer à Marcoule pour me dire qu’elles souhaitaient que nous ayons une vision d’ensemble du démantèlement.

Deuxièmement, il faut que vous sachiez que la France consacre 740 millions par an aux assainissements et démantèlements relevant du CEA, une somme qui est, à ma connaissance, nettement supérieure au budget qu’EDF consacre à cette activité. Ces crédits nous permettent, me semble-t-il, de conduire nos travaux d’assainissement et de démantèlement à un rythme compatible avec deux exigences. Premièrement, nous devons disposer de moyens humains capables d’encadrer ces travaux. J’insiste à nouveau sur la place de l’homme : l’argent ne fait pas tout. Or, actuellement, au CEA, 1 000 personnes environ travaillent à l’assainissement et au démantèlement – ce qui n’est pas rien –, auxquels s’ajoutent les sous-traitants. Deuxièmement, nous travaillons, à la demande de l’Autorité, à réduire le plus vite possible les plus grands termes sources. Auparavant, nous traitions toutes les installations sur un pied d’égalité : dès que l’une d’entre elles était arrêtée, nous la démantelions. Or, les deux autorités ont souhaité que soient traitées en priorité les installations qui contiennent le plus de déchets, c’est-à-dire la plus grande quantité de radioactivité susceptible d’être remise en circulation en cas d’accident. Il y a deux ans, nous avons donc revu nos programmes : j’ai fait établir un plan à moyen et long terme qui nous donne une vision d’ensemble de tous les chantiers, nous avons défini un ordre de priorité en fonction des risques que chaque chantier présenterait en cas d’accident et nous avons concentré nos efforts sur ceux qui présentent les plus grands risques. De fait, mes effectifs sont limités et, en tant que citoyen, j’estime que 740 millions par an, c’est une somme extraordinairement élevée. On peut toujours dépenser plus, mais c’est déjà beaucoup.

Par ailleurs, cette question m’a paru suffisamment importante pour être traitée par une division qui en a exclusivement la charge. Auparavant, la même division était chargée à la fois de la recherche et du développement – et travaillait donc pour l’avenir – et de l’assainissement et du démantèlement. Or, les êtres humains sont ce qu’ils sont : il est toujours plus intéressant de rêver de l’avenir que de régler les problèmes du passé. Il faut donc confier à des personnes la mission exclusive de démanteler et les juger sur cette mission, afin qu’elles soient motivées. J’ai ainsi modifié l’organisation du CEA en créant, à l’intérieur de la direction de l’énergie nucléaire (DEN) et de la direction des applications militaires (DAM), un périmètre regroupant l’assainissement et le démantèlement, placé sous l’autorité d’une direction qui pilote l’ensemble et me rend compte directement.

Comment se traduit cette nouvelle organisation ? Comme nos moyens sont limités, si des chantiers progressent rapidement, d’autres progresseront plus lentement. Toutefois, si ces derniers sont ceux qui présentent très peu de danger, c’est moins grave. Certes, on peut toujours dire qu’il faudrait zéro danger partout mais, outre que je ne suis pas là pour discuter les décisions des autorités, il me semble qu’il s’agit plutôt d’une bonne idée. En tout état de cause, nous avons consenti des efforts considérables pour répondre à la demande des autorités.

J’ajoute que, lorsque l’ASN a formulé cette demande, je travaillais déjà à l’amélioration de la sûreté et de la sécurité. En effet, l’inspection nucléaire générale qui, auparavant, était séparée d’au moins deux niveaux de l’administrateur général, m’est désormais directement rattachée, à la demande, du reste, de Pierre-Franck Chevet, qui a eu raison également sur ce point. L’inspection a donc la possibilité d’aller inspecter partout et immédiatement, à ma demande.

Enfin, estimant qu’à volume de moyens identiques nous n’étions pas très efficaces, j’ai demandé au Conseil général de l’industrie qu’il réalise un audit général de notre organisation et de notre efficacité en matière de sûreté. Selon les conclusions de cet audit, qui rejoignent l’analyse de M. Chevet, le CEA dispose de compétences importantes – les ingénieurs et les scientifiques travaillent bien et sont motivés – mais le pilotage d’ensemble posait problème. J’ai donc modifié l’organisation et créé une direction de la protection et de la sûreté nucléaire, que j’ai confiée à M. Vo Van Qui, qui est à mes côtés aujourd’hui. Pour avoir dirigé un centre nucléaire, je considère que la sûreté est ma première responsabilité et j’essaie donc de m’en occuper. J’espère que mon action dans ce domaine portera ses fruits.

M. Philippe Bolo. Je souhaiterais savoir qui sont vos commanditaires dans le cadre de vos activités de recherche. Qui oriente vos programmes de recherche ? Êtes-vous sollicités par l’Agence nationale de la recherche (ANR), par des exploitants ou par d’autres acteurs économiques, par l’ASN ? Par ailleurs, les résultats de vos recherches sont-ils publiés et ces publications sont-elles accessibles à tous ?

M. Daniel Verwaerde. Qui oriente nos recherches ? Vous les avez à peu près tous cités. D’abord, ce sont l’Autorité de sûreté nucléaire et son adjoint technique, l’IRSN, qui peuvent nous indiquer un point sur lequel ils sont en désaccord avec nous. En effet, ce n’est pas parce que les experts de l’IRSN sont issus du CEA et que les uns et les autres s’estiment et se connaissent bien qu’ils sont d’accord sur tout. De fait, il y a deux sujets sur lesquels nous sommes en désaccord et auxquels les experts travaillent pour tenter d’améliorer les positions. Il s’agit de la détermination du niveau de séisme de référence pour chaque installation et de la tenue au séisme ; c’est un débat scientifique vieux de quinze ou vingt ans, sur lequel l’IRSN et le CEA ont deux approches différentes.

Ensuite, ce sont les exploitants nucléaires. Nous sommes couplés à EDF et Areva au sein d’un institut tripartite dans lequel le paiement est réparti en fonction du commanditaire ou l’utilisateur. S’agissant du problème des évaporateurs de La Hague, par exemple, le demandeur, Orano – anciennement Areva –, contribuera au financement à hauteur de 80 %.

Le dernier donneur d’ordres est le CEA lui-même, qui a une responsabilité dans l’orientation des recherches de long terme sur le nucléaire. Pour la sûreté des futures installations, en particulier les réacteurs de quatrième génération, nous sommes en quelque sorte notre propre donneur d’ordres. Le CEA est un excellent organisme de recherche : il n’est pas le meilleur mais il n’est pas le plus mauvais non plus. J’ai néanmoins fait en sorte que, lorsque nous sommes notre propre donneur d’ordres, nous ayons un système client-fournisseur interne. Il me paraît en effet important de ne pas laisser une équipe dépenser des millions pour financer ses propres recherches : si elle a une idée, elle doit la soumettre à un client, en l’espèce un chef de programme, qui lui attribuera ou non des crédits.

Enfin, nos publications, qui sont au nombre de plusieurs milliers par an, sont accessibles, comme toutes les publications scientifiques, dans des actes de congrès, des revues… Toutefois, lorsqu’une recherche est appliquée et peut être utile à un industriel, il se peut que la publication soit incomplète et que le brevet tienne lieu de publication – nous pensons à sauvegarder nos intérêts. Le CEA est, parmi les organismes de recherche, le premier déposant de brevets au plan mondial.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Dans son rapport annuel de 2016, l’ASN indique qu’elle a relevé, sur le site de Cadarache, des disparités importantes entre installations en matière de sûreté et qu’elle a dû user de son pouvoir de coercition pour faire respecter certaines exigences de sûreté, notamment en matière de traitement des déchets. Elle a ainsi mis en demeure le CEA d’améliorer la station de traitement des déchets solides et la station des traitements des effluents. Ce problème était-il dû au défaut de pilotage auquel vous nous avez expliqué avoir remédié en modifiant l’organisation du CEA ?

M. Daniel Verwaerde. Dans ce cas très particulier, nous avons en effet reçu une mise en demeure et j’ai moi-même piloté la réponse à l’ASN. Peut-être aurais-je dû m’apercevoir du problème plus tôt – je plaide coupable –, mais nous nous en sommes occupés très sérieusement. Nous avons été mis en demeure de remettre les choses au carré en décembre 2016 ; une inspection de l’ASN a eu lieu le mois suivant et je crois que nous avions à peu près rétabli la situation.

En l’espèce, le problème était dû, selon moi, à la motivation des personnels chargés du traitement des déchets – j’y ai fait allusion tout à l’heure à propos de l’assainissement et du démantèlement. Je vous invite, du reste, à vous rendre à Cadarache. Moi-même, qui ai travaillé sur des sites plus classifiés dans la première partie de ma carrière, lorsque j’ai découvert Cadarache, je me suis dit : « Mon Dieu, il nest pas possible que nous ayons encore une installation pareille ! ». Comme je l’ai dit, il est plus plaisant de découvrir l’avenir que de gérer les déchets du passé. Notre principal problème était donc de trouver des compétences : les personnes qui travaillaient sur le site n’y restaient pas plus de six mois. De fait, les conditions de travail n’étaient pas bonnes et, en découvrant cette installation – c’était l’exception –, vous aviez le sentiment qu’elle n’était pas digne du XXIe siècle.

Le démantèlement et l’assainissement ne sont pas, j’y insiste, la partie de notre activité la plus enthousiasmante pour un jeune scientifique. J’ai donc souhaité que nous fassions en sorte – telle a été la philosophie de la réorganisation que j’ai décidée – que cela devienne un véritable métier, avec ses lettres de noblesse. Les gens doivent considérer que leur travail est très important. Nous devons affecter à ces tâches des personnes de valeur et les soutenir. En gros, c’est ainsi que nous avons remis sur pied l’Installation nucléaire de base (INB) 37.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous reconnaissez donc qu’il existait un véritable problème sur ce site. Selon vous, il s’agit d’une exception ; nous le souhaitons tous. Avez-vous le sentiment que ce type de problèmes se rencontre encore aujourd’hui sur d’autres installations, y compris en dehors du CEA ?

M. Daniel Verwaerde. Je précise qu’aucun accident ni aucun incident ne sont survenus sur le site. Comment se traduisait le fait que le fonctionnement de cette installation n’était pas du tout satisfaisant ? Nous sommes régulièrement soumis à des audits de l’ASN, lesquels aboutissent à un plan d’action lorsque des corrections sont nécessaires. S’agissant de l’installation en question, ces plans d’action n’étaient exécutés qu’à hauteur de 15 % ou 20 % au bout d’un an, ce qui n’est pas normal. Encore une fois, cette situation s’expliquait, selon moi, par le fait que les conditions de travail locales n’étaient plus acceptables pour des jeunes qui, de ce fait, partaient dès qu’ils trouvaient un poste ailleurs. Pour que le travail puisse se faire, il faut que les gens restent sur place suffisamment longtemps pour comprendre les choses. Nous avons donc mis le paquet. Certes, nous n’avons eu ni accident ni incident, mais le fait de ne pas traiter les plans d’action dans les délais impartis est un problème en soi.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. J’ai bien compris. Ce que je souhaiterais savoir, c’est si vous avez connaissance d’autres installations où se rencontre le même problème de turnover.

M. Daniel Verwaerde. Non, je n’en ai pas qui me viennent à l’esprit. Mais si j’en trouve une, je vous l’indiquerai par écrit, pour ne pas trahir le serment que j’ai fait tout à l’heure. Peut-être M. Vo Van Qui, qui est plus souvent sur le terrain que moi, peut-il compléter ma réponse.

M. Jean-Luc Vo Van Qui, directeur de la protection et de la sûreté nucléaire du CEA. Si j’avais connaissance d’une installation se trouvant dans une telle situation, j’y mettrais bon ordre, car c’est ma responsabilité. Depuis que j’ai pris mes fonctions, je me suis efforcé de faire le tour de l’ensemble des installations, qui sont très nombreuses puisqu’on compte 37 INB et 44 installations individuelles, c’est-à-dire des installations à caractère militaire. Je n’ai pas identifié de telles situations. Il est essentiel de faire entrer dans la tête des personnels que la sécurité et la sûreté font partie de leur mission : ce n’est pas un domaine annexe. Si l’on constate une carence en matière de sûreté ou de sécurité, c’est que les responsables de l’entité n’ont pas fait leur travail.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous voulez dire que cela ne fait pas encore partie de la culture de l’entreprise ?

M. Jean-Luc Vo Van Qui. Ce que je veux dire, c’est qu’il faut le rappeler sans cesse. Comme le disait l’administrateur général, des activités sont plus attrayantes que d’autres. Certaines d’entre elles peuvent paraître ancillaires, mais elles ne le sont absolument pas.

M. Daniel Verwaerde. Vous avez compris qu’il ne s’agit pas seulement d’un problème de moyens. Il faut faire en sorte que les gens soient le plus motivés possible et que les conditions de travail soient le plus vivables possible, même s’il peut vous paraître étonnant, en 2018, qu’un administrateur général vous tienne ce type de propos. Je n’ai pas connaissance d’autres situations de ce type mais, si jamais j’en ai connaissance, je vous en informerai par écrit. L’honnêteté me commande de dire que, même si vous êtes sur le terrain, c’est quand un problème survient que vous êtes prévenu. Des situations qui pourraient générer le même type de problèmes, j’espère qu’il n’y en a pas, nous n’en avons pas rencontré, je n’en ai pas en tête. Mais je me garderais bien de crier victoire, et je referai le tour des installations, ne serait-ce que pour vous répondre sans vous mentir.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. L’enjeu du démantèlement dépasse les questions de sûreté. Il peut, du reste, être à l’origine du développement d’une filière. Certains réacteurs sont en effet en cours de démantèlement ; cela prend du temps, et on voit bien qu’il existe une importante marge de progression en la matière. Le CEA mène-t-il des recherches sur le démantèlement, pour que celui-ci soit réalisé dans les meilleures conditions de performance, de sécurité et de radioprotection des salariés ?

M. Daniel Verwaerde. La réponse est oui. Je ne le dis pas parce que j’interviens devant votre commission d’enquête, mais la première motivation de la recherche est la sûreté, la sécurité et la protection des travailleurs. C’est particulièrement vrai pour le CEA, car l’organisation matérielle de ses installations – installations de recherche ou très vieilles installations de production – n’étant pas la même que celle des réacteurs d’EDF, la difficulté est plus grande. Grosso modo, les réacteurs qu’EDF doit démanteler se répartissent en deux grandes catégories : les graphite-gaz et les réacteurs à eau sous pression. Quant à nous, nous démantelons actuellement 36 installations ; il n’y en a pas deux identiques, car ce sont des installations de recherche qui ont été conçues au cas par cas et qui n’ont pas toujours été étudiées de manière aussi industrielle.

Par ailleurs, dans une installation de recherche, on manipule de la matière nucléaire. Dans un réacteur d’EDF, sauf en cas d’accident, la matière se trouve dans des crayons, eux-mêmes situés dans des cuves placées dans une enceinte. Au CEA, lorsqu’on travaille sur un gramme de plutonium, celui-ci se trouve dans une boîte à gants, il est éventuellement examiné au microscope : il est davantage en contact avec d’autres éléments. Lorsqu’on démantèle, à EDF, les assemblages sont enlevés et il n’y a pratiquement plus de matière radioactive, sauf si un crayon a fui, alors qu’au CEA, il reste nécessairement des poussières de matière dans la boîte à gants, de sorte qu’on est en contact avec davantage de matière. La problématique est différente dans les deux cas.

Nos principaux travaux de recherche et développement consistent donc à développer des approches permettant de diminuer au maximum les doses reçues par le personnel chargé du démantèlement. Si nous ne devions mener qu’une seule recherche, ce serait celle-là. Le principal moyen d’y parvenir, c’est d’utiliser des robots. Autrement dit, nous nous efforçons de concevoir des machines que l’on pourra télé-manipuler pour empêcher le travailleur de recevoir une dose. L’approche peut paraître simpliste, mais c’est la réalité. Le budget annuel de recherche et développement que le CEA consacre au démantèlement est compris entre 40 et 50 millions d’euros. Ensuite, nous étudions l’organisation du travail. Le démantèlement peut paraître très simple : il s’agit de nettoyer la pièce qui a été en contact avec de la matière et de la couvrir de pierres ou de parpaings, avant de l’envoyer vers un centre. Nous concevons donc des systèmes 3D qui nous permettent de réfléchir à une organisation du travail de nature à minimiser les doses. Enfin, nous étudions également le stockage des déchets, car le démantèlement ne suffit pas à supprimer le danger. Nous travaillons donc sur les colis et le transport.

À ce propos, l’autre différend scientifique que nous avons avec l’IRSN porte sur les bitumes du Centre industriel de stockage géologique (Cigéo), à savoir les hypothèses d’accident à prendre en compte et la chimie du bitume : à quelle température va-t-il s’enflammer et, s’il s’enflamme, dans quelles conditions va-t-il se propager ? Cela nécessite donc des travaux, des études, des échanges, qui donnent lieu à des joutes scientifiques. Cela peut vous paraître étonnant, mais la combustion d’un bitume peut être, pour les spécialistes de ces questions, un véritable sujet d’intérêt, donc de débat.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vos discussions nous intéressent également, car il va bien falloir que nous prenions des décisions. Il est donc important que nous sachions si vous vous accordez au moins sur une base commune.

M. Daniel Verwaerde. Même si nous aboutissons à un résultat scientifique commun – et il serait tout de même étonnant qu’à partir des mêmes hypothèses, nous parvenions à des conclusions différentes –, les uns ont un rôle normatif, les autres un rôle d’exploitant. Il se peut donc qu’à partir d’un même résultat scientifique, les stratégies que nous proposons soient différentes. Cela n’a rien de scandaleux. À la fin, l’ASN décidera d’adopter telle norme et elle pourra – passez-moi l’expression – mettre de l’eau dans le vin de l’IRSN, si elle juge que la proposition du CEA mérite d’être prise en compte. Le débat est plus scientifique que vous ne semblez le penser.

M. Raphaël Schellenberger, président. La controverse permet de faire avancer la science… À ce propos, l’ASN nous a expliqué comment étaient constitués ses collèges d’experts, notamment les critères qu’elle prend en compte. Or, certains acteurs, qui dénoncent une forme d’entre soi, doutent que tout soit dit et que la liberté de ton scientifique soit totale. Pensez-vous que l’expertise nucléaire jouit, en France, d’une liberté suffisante ou estimez‑vous qu’elle est enfermée dans une logique unique ?

M. Daniel Verwaerde. Étant au sein du système, il est possible que ma vision soit déformée, mais mon sentiment est qu’il existe une grande liberté dans le monde scientifique, ce qui, du reste, peut parfois mettre dans l’embarras les patrons des organismes scientifiques. Ne croyez pas que chacun des 16 000 agents du CEA vient me demander l’autorisation de tenir un propos qui pourrait me déplaire, et c’est vrai également à l’IRSN. Comme dans toute société humaine, certains se censurent en espérant plaire pour faire carrière, d’autres donnent leur avis. Le monde du nucléaire n’est pas différent du reste de la société. Je ne suis donc pas certain qu’une modification soit nécessaire dans ce domaine.

En revanche, je pense qu’il faut prendre en compte le couple ASN-IRSN. L’IRSN est un organisme d’expertise scientifique qui instruit des dossiers au profit de l’ASN et qui mène des recherches. Il se peut donc que des chercheurs n’approuvent pas la manière dont certains dossiers sont instruits, et c’est normal. L’ASN, quant à elle, est une autorité. Elle doit donc intégrer le résultat scientifique que lui livre l’IRSN et prendre davantage en compte, selon moi, des critères autres que ceux de l’IRSN. Autrement dit, il ne faudrait pas que ses avis se réduisent à ceux de l’IRSN. Celui-ci doit présenter un dossier technique qui ne puisse pas être mis en doute, et l’ASN doit intégrer, dans ses avis, une dimension sociétale, internationale, pour qu’ils aient une véritable valeur ajoutée. Sinon, il ne faut pas continuer à dissocier ces deux instances.

Bien entendu, j’aimerais que l’ASN soit parfois un peu moins dur avec nous, mais c’est ainsi. Je ne dirais pas qu’ils travaillent entre eux. L’ASN a une responsabilité, qui est parfois dure à vivre pour l’exploitant, mais c’est le prix à payer pour que le nucléaire soit sûr et transparent et que le citoyen ait confiance dans le système. Je suis suffisamment nucléariste pour souhaiter que l’ASN joue pleinement son rôle.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Dans son rapport de 2016, l’ASN indique que le CEA doit poursuivre la mise à niveau du processus de surveillance des intervenants extérieurs. Cette mise à niveau a-t-elle été opérée ?

M. Jean-Luc Vo Van Qui. L’ASN est, à juste titre, très soucieuse du contrôle des sous-traitants. Nous avons besoin de recourir à des sous-traitants, notamment dans le cadre du démantèlement, pour disposer des moyens humains nécessaires. Je rappelle nous ne faisons pas appel à n’importe qui. Bien entendu, le CEA respecte le code des marchés publics, mais une commission est chargée, en son sein, d’examiner la situation de toutes les entreprises qui souhaitent postuler en tant que sous-traitants, de manière à connaître leurs capacités, la formation et l’encadrement de leurs employés, avant qu’elles déposent leur candidature. Les entreprises retenues reçoivent un agrément qui leur permet de soumissionner et, si elles sont choisies, nous étudions le premier chantier qu’elles réalisent pour vérifier que toutes les prescriptions ont été respectées et, éventuellement, leur imposer des exigences complémentaires qu’elles doivent respecter sous peine de ne plus être acceptées comme de potentiels fournisseurs.

Dans son rapport de 2016, l’ASN a insisté sur le suivi des intervenants extérieurs. Le CEA a donc entamé une réflexion qui s’est traduite par la publication, en janvier 2017, du Guide de surveillance des intervenants extérieurs au CEA en application de larrêté « INB », destiné à l’ensemble des responsables du CEA. L’ASN jugera, dans son rapport de 2017, si des progrès ont été accomplis. Lors de ses vœux, M. Chevet n’a pas critiqué le CEA, mais verba volant, scripta manent : j’attends donc le rapport. De toute façon, cette question doit faire l’objet d’une attention permanente, faute de quoi les pratiques dérivent.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Comment est assurée la sécurité du transport de matériaux radioactifs vers ou depuis les différents sites du CEA ?

M. Daniel Verwaerde. Nous effectuons de très nombreux transports, classés en fonction du risque associé, et nous respectons strictement la réglementation applicable à ces transports, en veillant à assurer le niveau de protection et d’organisation nécessaire.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous dites que ces transports sont nombreux. Pouvez-vous nous donner un ordre de grandeur ?

M. Daniel Verwaerde. Nous effectuons environ 2 000 transports par an – soit, compte tenu du nombre de jours travaillés, huit transports quotidiens en moyenne –, dont moins d’une centaine sont sensibles.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Quelles sont les distances parcourues ?

M. Daniel Verwaerde. La plupart d’entre eux, généralement les moins sensibles, se font entre une de nos installations et un centre de stockage ou d’entreposage. Les distances varient donc, selon les localisations, de quelques dizaines à plusieurs centaines de kilomètres.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. S’agissant des actes de malveillance, je suppose que vous vous êtes prémunis contre toute forme de cybercriminalité. Avez-vous récemment subi des tentatives de sabotage ?

M. Daniel Verwaerde. À mon avis, nous n’en avons jamais subi aucune. Il y a eu, en revanche, des tentatives d’intrusion, dont la dernière, un peu fameuse, s’est déroulée à Cadarache en 2011. Des militants écologistes ont tenté de s’introduire sur le site un matin, à sept heures. Le système de protection, composé de barrières détectrices et retardatrices, a bien fonctionné. Nos formations locales de sécurité sont intervenues immédiatement, de sorte que les intrus sont repartis sans pouvoir entrer sur le site – en laissant, du reste, quelques effets qui ont permis d’identifier certains d’entre eux et de les faire condamner.

En ce qui concerne la cybersécurité, je peux vous dire, pour avoir enseigné les mathématiques et l’informatique, que rien n’est jamais gagné. Il ne faut donc jamais relâcher l’attention, car les moyens informatiques et les systèmes d’information évoluent très rapidement. Nous nous efforçons de nous conformer aux prescriptions de l’Agence nationale de sécurité des systèmes d’information (ANSSI). Nous faisons tout ce qu’il est possible de faire pour ne pas avoir de problèmes dans ce domaine, mais je n’aurai pas l’outrecuidance de prétendre que nous n’en aurons jamais. La probabilité de subir au moins une attaque est quasiment de 100 %.

Nous pourrions vous en dire un peu plus si vous veniez visiter certains de nos centres, y compris ceux de la direction des applications militaires. Disons que, pour éviter toute cyber-intrusion, il faut supprimer toutes les portes d’entrée. Si un réseau informatique est ouvert sur le monde et internet, même les meilleurs pare-feu finiront par être contournés. La seule véritable protection d’un réseau, c’est son absence de communication avec le reste du monde. Autrement dit, pour ses activités les plus confidentielles, le CEA a des réseaux qui ne communiquent pas avec le reste du monde, moyennant quoi nous sommes certains que nos meilleurs amis ne tenteront pas de s’y introduire.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Sauf si l’on utilise une clé USB…

M. Daniel Verwaerde. Les ordinateurs qui accèdent aux réseaux classifiés « secret‑défense » n’ont pas de port USB : soit ils n’en sont pas équipés, soit nous les avons préalablement détruits. Mais, dans ce domaine, il faut faire preuve d’une grande modestie. La sécurité doit être pensée dans son ensemble, y compris sous l’aspect de la cybersécurité. On voit bien, avec le problème que nos amis iraniens ont rencontré avec leurs centrifugeuses, que la sécurité informatique est fondamentale.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Je salue votre humilité. Vous êtes, je crois, le premier à être aussi clair.

M. Raphaël Schellenberger, président. Nous vous remercions pour votre contribution à nos travaux.


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16.   Audition de M. Gérard Collomb, ministre d’État, ministre de l’Intérieur (22 mars 2018)

M. le président Paul Christophe. Mes chers collègues, nous avons le plaisir d’accueillir M. Gérard Collomb, ministre d’État, ministre de l’intérieur. Acteur clé en matière de risques nucléaires, le ministère de l’intérieur intervient à plusieurs titres : au titre de la sécurité au sens strict, avec les forces de police et de gendarmerie, chargées de sécuriser les installations nucléaires de base ainsi que les transports de matières radioactives, mais aussi au titre de la sécurité civile, dont la mission est d’alerter et d’informer les populations ainsi que de les protéger.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires imposant aux personnes auditionnées de déposer sous serment, je vais vous demander, monsieur le ministre d’État, de jurer de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité.

(M. Gérard Collomb prête serment.)

M. Gérard Collomb, ministre dÉtat, ministre de lintérieur. Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de votre invitation à m’exprimer dans le cadre de cette commission d’enquête sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires ; il s’agit bien évidemment là d’un enjeu tout à fait fondamental.

Dans tous les pays, on dispose d’installations nucléaires avec des systèmes de sécurité qu’on essaie d’avoir les plus performants possible. Mais ce problème se pose avec une acuité particulière en France puisque, avec cinquante-huit réacteurs répartis sur dix‑neuf sites, nous disposons du deuxième parc nucléaire au monde.

Je commencerai mon propos par une précision terminologique. Si le ministère de l’intérieur a des compétences importantes en matière de sécurité des installations nucléaires, la sûreté de celles-ci ne relève pas de son ressort ; il faut donc bien faire la distinction entre sécurité et sûreté. En d’autres termes, le rôle du ministère que j’ai l’honneur de diriger est de prévenir, de contrer et le cas échéant, de gérer les conséquences d’actes de malveillance ou d’actes terroristes. Mais nous n’intervenons pas directement, sauf pour ce qui concerne la protection civile, sur des sujets liés à la capacité des installations à faire face à des incidents techniques internes. Cette compétence revient à l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et aux opérateurs exploitant les centrales, en lien avec le ministère de la transition écologique et solidaire.

C’est donc bien la manière dont nous agissons pour lutter contre les actes intentionnels de malveillance que j’évoquerai avec vous aujourd’hui, en veillant à vous donner le maximum d’informations – dans le respect évidemment du secret de la défense nationale, évidemment incontournable sur ces sujets sensibles.

Un point de contexte tout d’abord : nous vivons en cette matière un vrai changement de paradigme depuis les attentats que nous avons connus, dans la mesure où la menace est toujours présente sur notre sol. Si nous avons connu des attentats qui ont frappé un certain nombre de lieux publics, nous pouvons avoir demain un certain nombre d’attentats qui visent ce que l’on appelle les « opérateurs d’importance vitale », et en particulier une centrale nucléaire.

C’est à partir de ce constat que mes prédécesseurs ont engagé un mouvement de renforcement de nos capacités de protection. À l’été 2017 a ainsi été créé – le projet était en cours depuis de longues années – le commandement spécialisé pour la sécurité nucléaire, le COSSEN, qui est dirigé par le général Cormier, assis à mes côtés, et placé sous la double tutelle du ministère de l’intérieur et du ministère de la transition énergétique et solidaire.

Pourquoi le COSSEN ? Parce que si l’État a toujours pris en compte la menace pesant sur les sites nucléaires, il ne disposait pas jusqu’à présent d’un outil permettant de garantir une action coordonnée entre tous les acteurs.

Cette difficulté est aujourd’hui levée, puisque, dans ce centre de commandement, soixante-quatre gendarmes, policiers et personnels civils ont pour mission de garantir l’échange d’informations entre les différents services, de produire une analyse de l’état de la menace à partir des renseignements et des signaux faibles recueillis, et de définir ainsi une stratégie cohérente pour tous les acteurs impliqués dans la sécurité des installations nucléaires : services de renseignement, policiers et gendarmes amenés à intervenir en cas d’attaques ou d’actes de malveillance, préfets, opérateurs, tous sont mis en synergie. C’est donc avec un outil opérationnel performant que le ministère de l’intérieur intervient aux côtés de ses partenaires de la communauté interministérielle que sont le ministère de la transition écologique et solidaire, le ministère des armées, et le secrétariat général à la défense et à la sécurité nationale. Nous le faisons autour de trois axes majeurs, que je voudrais détailler maintenant.

Premier axe d’action : anticiper et prévenir la menace.

Notre principal objectif est évidemment de détecter les actes de terrorisme ou les actes de malveillance le plus en amont possible. Pour cela, depuis 2006 et la mise en place du dispositif de sécurité des activités d’importance vitale, une révision de l’état de la menace est régulièrement menée sous l’autorité du secrétariat général de la défense nationale, qui concerne, entre autres sites, les sites nucléaires.

C’est dans ce cadre qu’au niveau du ministère de l’intérieur, nous travaillons à mobiliser l’ensemble de la communauté du renseignement, à laquelle nous demandons de prendre en compte cette menace spécifique, y compris en faisant remonter un certain nombre de signaux faibles. La DGSI, depuis de nombreuses années, et le Service central du renseignement territorial, depuis 2015, bénéficient en outre de sections spécialisées en renseignement nucléaire, qui nous permettent d’obtenir une haute qualité d’information.

La totalité des éléments qui nous remontent est traitée et analysée par le COSSEN, qui adresse ses notes aux services de l’État, mais aussi à certains opérateurs, afin de garantir un partage optimal de l’information.

Le dispositif du renseignement est donc pleinement mobilisé, et le renforcement à venir de ses moyens, tant humains – 2 000 postes supplémentaires – que technologiques, bénéficiera évidemment à la sécurité des installations nucléaires.

J’en viens à un point spécifique mais particulièrement crucial : la question du criblage pour les autorisations d’accès aux installations nucléaires.

Sur ce sujet, les derniers mois ont été marqués par de réels progrès. Avant la création du COSSEN en juillet 2017, il n’y avait pas de règle unique en matière d’enquêtes administratives préalables à la délivrance d’autorisations : certaines passaient par les préfectures, d’autres par le CEA, peu de fichiers étaient consultés et les résultats manquaient parfois de cohérence. Depuis huit mois, l’opérateur, quel qu’il soit – EDF, AREVA, CEA, etc. –, doit transmettre sa demande de criblage au COSSEN qui est en capacité de consulter neuf fichiers, parmi lesquels le TAJ (traitement d’antécédents judiciaires), le FPR (fichier des personnes recherchées), le FSPRT (fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation terroriste) et quelques autres fichiers encore plus confidentiels, pour émettre un avis administratif documenté en retour. L’opérateur prend ensuite une décision d’accès, positive ou négative.

En huit mois, 125 000 enquêtes ont déjà été traitées, qui ont donné lieu au final à 753 avis défavorables, soit 0,6 % du total. Ces avis défavorables sont motivés le plus souvent par des comportements liés à la consommation régulière de produits stupéfiants ; viennent ensuite les vols aggravés, les escroqueries ou les violences graves. Mais quinze avis défavorables sont liés à des phénomènes de radicalisation.

Deuxième axe d’action : assurer la protection en tant que telle des sites nucléaires et de leurs abords.

Cette responsabilité est, comme pour l’ensemble des opérateurs d’importance vitale (OIV), confiée au niveau local aux préfets qui doivent à la fois approuver le plan particulier de protection (PPP) rédigé par l’opérateur, ce qui leur donne une réelle latitude d’action, et élaborer le plan de protection externe (PPE) visant à protéger les abords du site, à planifier les capacités humaines et matérielles déployées à cet effet par l’État, mais aussi à mettre en place des mesures de surveillance sur les zones périphériques.

Pour l’un comme pour l’autre, les préfets bénéficient évidemment de l’appui du COSSEN. Mais leur connaissance intime des enjeux de sécurité sur leur territoire, nourrie des réunions avec les élus, les acteurs associatifs et les acteurs privés, est irremplaçable, et c’est pour cela que le système me semble tout à fait pertinent – sous réserve bien sûr que les PPP et PPE soient régulièrement révisés et évalués avec, le cas échéant, des exercices de simulation avec retours d’expérience.

Afin de renforcer la sécurité des sites nucléaires et de leurs abords, le ministère de l’intérieur a par ailleurs soutenu les évolutions législatives et réglementaires ayant conduit à la création des zones nucléaires à accès réglementé (ZNAR), associées à des sanctions applicables en cas d’intrusion – prévue par les articles L. 1333-13-12 et suivants du code de la défense ajoutés par la loi n° 2015-588 du 2 juin 2015 et l’article D. 1333-79 du même code ajouté par le décret d’application n° 2015-1255 du 8 octobre 2015 et complété par des arrêtés pris pour chacune des installations entre 2016 et 2017. Les peines encourues sont désormais d’un an à sept ans d’emprisonnement, et de 15 000 à 100 000 euros d’amende selon que ces intrusions ont été commises en réunion, accompagnées de dégradations ou réalisées avec des armes. Ces mêmes peines s’appliquent à ceux qui organisent ou encouragent ces actes illégaux.

Le ministère de l’intérieur est donc impliqué dans la sécurité physique des différents sites. Il l’est aussi dans la sécurité de leurs systèmes d’information.

La loi de programmation militaire de 2013 définit pour les opérateurs d’importance vitale un certain nombre d’obligations en la matière, dont le contrôle est assuré par l’Agence nationale de sécurité des systèmes d’information (ANSSI). Vous savez par ailleurs que la lutte contre la cybercriminalité est devenue un axe essentiel : le ministère de l’intérieur recrutera à cet effet 800 cyberpatrouilleurs durant le quinquennat. Il s’agit là d’un aspect essentiel : si demain des organisations malveillantes, voire terroristes, étaient en mesure de désactiver les systèmes anti-intrusion de nos centrales ou d’en obtenir les plans détaillés, ce serait évidemment une source de vulnérabilité majeure.

Je n’hésite donc pas à affirmer avec une certaine gravité que la sécurité de nos installations nucléaires passe aussi par leur cybersécurité. La menace cyber est de plus en plus réelle au fur à mesure que les attaques se multiplient, qu’elles soient le fait de groupes mafieux ou d’États décidés à menacer tel ou tel pays.

Troisième axe d’action : la réaction, c’est-à-dire la mise en place de dispositifs dans le cas où une attaque surviendrait. Comme vous l’avez constaté, nous faisons tout pour l’éviter, mais il faut toujours se préparer au pire.

Vous savez qu’en la matière, le temps est une denrée précieuse : plus on intervient rapidement, plus on peut espérer éviter une catastrophe. C’est dans ce but qu’ont été mis en place en 2009 les pelotons spécialisés de protection de la gendarmerie (PSPG), vingt groupes spécialisés regroupant 1 024 militaires présents vingt-quatre heures sur vingt-quatre à l’intérieur et aux abords des dix-neuf sites nucléaires de production d’électricité (CNPE) en activité et sur le site en cours de démantèlement de Creys-Malville.

L’originalité de ces unités tient au fait qu’elles constituent tout à la fois la dernière réponse de l’opérateur qui, vous le savez, est chargé de la sécurité à l’intérieur de la centrale, et la première réponse de l’État en matière de sécurité nucléaire. Chaque PSPG dispose en effet d’un détachement d’intervention sanctuarisé, présent en permanence dans chaque site, pour apporter une primo-intervention contre une éventuelle attaque terroriste.

En cas d’attaque, d’autres effectifs sont en capacité d’intervenir et de garantir une réponse rapide, à commencer par les groupements de gendarmerie départementale et des directions départementales de la sécurité publique, en coordination avec les PSPG et, si l’on passe au degré supérieur, les antennes du GIGN et du RAID les plus proches du lieu de l’attaque.

Les effectifs des PSPG ont été renforcés de plus de 25 % depuis 2013 afin de mieux prendre en compte la menace. Ce dispositif, pleinement intégré au Schéma national d’intervention adopté en 2016, s’adapte en permanence aux nouvelles menaces et réévalue au moins annuellement son efficacité. L’effectif des PSPG me semble ainsi, au regard des menaces connues à ce jour, cohérent.

Enfin, parce qu’il est chargé de la protection des populations, le ministère de l’intérieur a pour mission d’organiser le dispositif de sécurité civile en cas de catastrophe, qu’elle soit d’origine accidentelle ou criminelle.

Ainsi, la Direction générale de la sécurité civile et de la gestion des crises – la DGSCGC, dont le directeur, Jacques Witkowski est ici présent – participe activement à la Mission nationale d’appui aux risques nucléaires, en contribuant notamment à la préparation à la gestion de crise dans les préfectures : élaboration des plans particuliers d’intervention, formation des acteurs à la gestion de crise et coordination des exercices nucléaires. En cas de crise grave, la DSCGC est en mesure de mobiliser en moins d’une heure 47 cellules mobiles d’intervention radiologique (CMIR), soit environ 300 personnels spécialisés, ainsi que 35 unités mobiles de décontamination (UMD).

Il est à noter également qu’à la suite de l’accident de Fukushima, l’organisation de la réponse de sécurité civile (plan ORSEC) a été complétée par un plan national de réponse à un accident nucléaire ou radiologique majeur. Élaboré sous l’autorité du SGDSN entre 2012 et 2013, ce plan a fait l’objet d’une phase de test au cours de l’exercice en 2013, avant d’être validé. Publié en 2014, il fait maintenant référence au niveau international en matière de planification stratégique de crise, et il est décliné sur l’ensemble des zones de défense et des départements. Il permet d’envisager une réponse adaptée sur l’ensemble du territoire national, tout en prenant en compte la nécessaire information du public et la dimension transfrontalière d’une crise de cette nature.

Parmi les mesures qui doivent être appliquées à la population, la mise à l’abri et l’écoute des recommandations et consignes de protection des pouvoirs publics sont les premières à devoir être mises en place. Dans un second temps, en fonction des événements, l’ingestion de comprimés d’iode stable, l’interdiction de consommation des produits contaminés ou l’évacuation de la population peuvent venir compléter les premiers dispositifs.

Le retour d’expérience de l’accident de Fukushima met principalement en exergue la nécessaire préparation des évacuations. C’est la raison pour laquelle les nouveaux plans particuliers d’intervention (PPI) autour des centrales nucléaires de production d’électricité prévoient une planification en profondeur de l’évacuation des populations situées dans un rayon de cinq kilomètres autour des installations, ainsi qu’une distribution préventive de comprimés d’iode stable sur un rayon de vingt kilomètres.

Tels sont, mesdames et messieurs les députés, les premiers éléments que je souhaitais porter à votre connaissance. Je me tiens naturellement à votre disposition pour répondre à vos questions.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Merci, monsieur le ministre d’État, pour cet exposé qui nous permet de voir comment s’articulent les différentes mesures de sécurité des installations nucléaires – et nous resterons effectivement sur la sécurité, la sûreté ne vous concernant pas directement.

Vous nous avez expliqué que la création du COSSEN avait permis de mutualiser non seulement les moyens, mais aussi les informations. Mais nous pourrons en parler la semaine prochaine, quand nous auditionnerons le COSSEN.

Cela étant dit, le ministère l’intérieur dispose-t-il, au-delà d’une structure spécifiquement consacrée aux sujets de sécurité nucléaire, d’un pouvoir de prescription en matière de sécurité des installations nucléaires vis-à-vis des producteurs ?

M. Gérard Collomb, ministre dÉtat, ministre de lintérieur. Oui, bien évidemment. Comme je l’ai dit, le plan est décidé au niveau national, dans des comités interministériels de défense, de manière à pouvoir s’appliquer à tous les opérateurs. Un certain nombre de consignes sont données pour pouvoir organiser la sécurité. Et comme l’illustre le petit croquis que je vais vous faire passer, il existe, entre la zone qui dépend de l’opérateur et celle qui dépend du ministère de l’intérieur et des préfets chargés de faire appliquer la sécurité, une zone de contact, une interface où peuvent intervenir les PSPG.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous sommes preneurs de ces petits croquis…

Au cours de nos auditions, on revient fréquemment sur le pouvoir de contrôle de l’ASN, qui porte uniquement sur les questions de sûreté. Mais si sécurité et sûreté sont bien différentes, elles se recoupent parfois : par exemple, la question de la solidité des installations face aux risques d’attaque se recoupe avec celle de la solidité des mêmes installations face aux risques d’accidents. L’ASN a estimé qu’elle devrait prendre également en charge ce qui relève de la sécurité passive, sur laquelle elle aimerait avoir un pouvoir de contrôle. Qu’en pensez-vous ?

M. Gérard Collomb, ministre dÉtat, ministre de lintérieur. La principale qualité de l’ASN est de garantir la transparence la plus complète possible sur les problèmes de sûreté de nos équipements nucléaires. Mais sur les problèmes de sécurité qui dépendent du ministère de l’intérieur, certains éléments ne peuvent être divulgués – par exemple, les renseignements provenant de la DGSI et des services secrets qui remontent au COSSEN, ou les vérifications dans les fichiers auxquelles procède le COSSEN pour effectuer le criblage. En revanche, nous n’avons aucun préjugé sur les coopérations que l’on pourrait mettre en place ou renforcer, sur certains points, entre l’ASN et les missions de sécurité publique, afin de mieux lier sûreté et sécurité.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous nous avez parlé des différents niveaux de sécurité, à savoir l’anticipation, la protection des sites et les dispositifs en cas d’attaques. Le ministère de l’intérieur dispose-t-il aujourd’hui d’informations sur des tentatives de sabotage, d’attaques, physiques ou cybernétiques, qui auraient été menées à l’encontre d’installations nucléaires ? Les installations nucléaires au sens large…

M. Gérard Collomb, ministre dÉtat, ministre de lintérieur. Transports compris.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Je vise en effet toute la chaîne de sécurité. Est-ce que cela remonte au ministère ?

M. Gérard Collomb, ministre dÉtat, ministre de lintérieur. Évidemment. Le ministère de l’intérieur travaille sur l’ensemble des sujets. Parfois, nous faisons quelques remarques en matière de transports, afin que ceux-ci ne soient pas trop prévisibles. Pour le moment, aucune attaque n’a été enregistrée, mais il faut sans doute renforcer la sécurité. Sur les centrales nucléaires, c’est assez bien assuré ; sur d’autres équipements, ce peut être plus complexe. Le directeur du COSSEN, lorsqu’il s’exprimera devant vous, vous fera part des remarques que nous émettons et des directions que nous devons emprunter pour renforcer encore la sécurité.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Je précise, pour que tous ceux qui suivent nos auditions soient bien éclairés, que nous transmettons par avance aux personnes auditionnées les questions que nous souhaitons leur poser. Ainsi, elles peuvent nous adresser des réponses écrites un peu détaillées…

M. Gérard Collomb, ministre dÉtat, ministre de lintérieur. Nous pourrons aussi vous faire passer par écrit des informations précises.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Et nous vous en remercions.

Le criblage des personnels autorisés à rentrer sur les installations est un sujet très important. Vous venez d’expliquer comment la procédure a été améliorée depuis huit mois. Les sous-traitants sont-ils également concernés ? Où en est-on des échanges de fichiers au niveau international ? Il semblerait que ces échanges ne soient pas activés, si bien que des étrangers peuvent travailler sur des installations avec une habilitation délivrée par les autorités françaises, sans que celles-ci aient eu connaissance de tous les éléments. Le confirmez-vous ?

M. Gérard Collomb, ministre dÉtat, ministre de lintérieur. Nous criblons toutes les personnes, y compris les sous-traitants, qui travaillent à l’intérieur des zones sensibles. Effectivement, un certain nombre de personnes venant de l’extérieur pourraient ne pas être connues de la DGSI : cela peut représenter un point de faiblesse. Nous n’avons pas accès aux fichiers du type FSPRT de l’ensemble de nos partenaires : le droit européen ne le permet pas.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Comment pourrait-on faire ?

M. Gérard Collomb, ministre dÉtat, ministre de lintérieur. Vous êtes en contact avec vos collègues parlementaires européens : si vous pouviez leur signaler ce point de faiblesse, nous en serions très satisfaits.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. C’est noté !

J’en reviens aux personnels des centrales. Vous intervenez au niveau de l’accès à la centrale. Mais vous préoccupez-vous aussi, ainsi que les opérateurs, des personnels qui y travaillent depuis un certain temps et de leur évolution ? Des exemples connus, comme celui de Germanwings, montrent que certains personnels peuvent mal tourner. Travaillez-vous avec les opérateurs à des systèmes de détection pour évaluer des risques internes de ce type ?

M. Gérard Collomb, ministre dÉtat, ministre de lintérieur. Nous procédons non seulement à un criblage lors de l’embauche, mais nous assurons le suivi des personnels, et ce que l’on appelle le « rétro criblage » : un certain nombre d’individus peuvent faire l’objet de licenciements au vu des risques qu’ils nous semblent pouvoir faire courir aux équipements nucléaires.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. La cybercriminalité est devenue un sujet essentiel. Pensez-vous que l’on puisse vraiment croire en des systèmes complètement fermés, qui ne seraient pas accessibles de l’extérieur ? Le CEA nous a parlé d’ordinateurs dépourvus de ports USB, pour éviter qu’on ne les pirate en y introduisant une clé. Par ailleurs, avez-vous étudié la question des risques liés aux ondes ? Un système fermé n’est pas à l’abri d’un piratage par ondes radio.

M. Gérard Collomb, ministre dÉtat, ministre de lintérieur. Nous travaillons avec l’ANSSI sur les problèmes liés à la cybercriminalité. C’est une des problématiques dont le ministère de l’intérieur se soucie le plus aujourd’hui et sur laquelle nous avons fait les progrès les plus sensibles au cours des dernières années. Et sur le système d’ondes, le directeur du COSSEN vous apportera des explications quand il reviendra en audition.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Je lie cette question à la question des drones. Certains drones ont survolé des centrales nucléaires, et ces survols ont été très médiatisés. Depuis, y en a-t-il eu d’autres ? Avez-vous pu mettre en place des moyens d’alerte et de neutralisation ? L’hypothèse avait même été avancée que ces drones auraient été destinés à évaluer la possibilité de percer les systèmes informatiques par le biais des ondes. Mais nous reviendrons sur ce sujet avec le directeur du COSSEN.

M. Gérard Collomb, ministre dÉtat, ministre de lintérieur. D’abord, nous protégeons les centrales nucléaires par des systèmes de brouillage. Ensuite, à chaque fois que survient un incident lié à des drones, nous faisons un retour d’expérience et nous prenons les mesures propres à empêcher ce type d’intrusion aérienne – de fait, nous n’en avons plus eu depuis les faits qui ont été signalés.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Cela m’amène à évoquer un sujet qui a été évoqué notamment par EDF et Orano : un certain nombre d’installations nucléaires sensibles ne sont pas floutées sur Google Earth et sur d’autres systèmes de localisation géographique. Cela dépend des centrales, certaines sont floutées, pas d’autres. Nous allons interroger Google sur ce point, mais nous aimerions savoir si cela vous a fait réagir.

M. Gérard Collomb, ministre dÉtat, ministre de lintérieur. Cette problématique est prise en charge par le SGDSN. Il existe une réglementation internationale sur ce point, mais sur ce point comme sur d’autres, nous voulons la faire évoluer. Nous agissons un peu de la même façon pour faire retirer certains contenus sur les grands sites internet. Nous travaillons donc au niveau international pour rendre un tant soit peu homogènes les législations sur les sites extrêmement sensibles.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous surveillez bien évidemment les sites internet qui appellent au terrorisme. Vous a-t-on informés qu’ils pointaient des installations nucléaires comme cibles ? Donnent-ils aussi des informations particulières sur ces installations et sur les modes opératoires ? Quelle surveillance exercez-vous sur ces sites, comme sur les personnes qui les consultent ?

M. Gérard Collomb, ministre dÉtat, ministre de lintérieur. On n’a jamais rien vu pour le moment sur ces sites, qui aurait concerné des centrales ou d’autres équipements nucléaires. Évidemment, nous travaillons au niveau international avec l’ensemble des hébergeurs pour faire en sorte qu’ils repèrent et fassent disparaître le plus rapidement possible les messages à caractère terroriste ou incitant au terrorisme. Nous avons abordé le sujet lors d’une réunion du G7 sécurité en Italie avec l’ensemble des acteurs de l’internet. Nous avons abouti à une résolution commune, pour faire retirer ces contenus en moins de vingt-quatre heures, ce qui est déjà bien. Mais nous essayons de réduire ce délai à quelques heures.

Vous savez qu’un pays comme l’Allemagne a voté une loi sur le sujet. Aujourd’hui, la Commission européenne – notamment le commissaire à la sécurité, M. King – y réfléchit. Le délai de retrait des contenus est assez variable selon les opérateurs. Ces derniers sont tous en train d’y travailler en mettant au point notamment des algorithmes capables de repérer assez rapidement les contenus à caractère terroriste. C’est plutôt avec les petites plateformes que nous rencontrons aujourd’hui des difficultés. Mais nous travaillons aussi avec elles. Nous ne restons pas immobiles.

Mme Barbara Pompili, rapporteure Et sur les personnes qui consultent les sites ?

M. Gérard Collomb, ministre dÉtat, ministre de lintérieur. Il y en a beaucoup… Hier, la menace terroriste était téléguidée depuis les sites irako-syriens. Aujourd’hui, quelques contenus passent encore sur ces sites, mais vous avez toute une nébuleuse que nous suivons d’assez près. Le fichier FSPRT est assez actif : on y enlève et qu’on y rajoute très souvent des gens. Et très souvent, c’est parce que l’on a pu repérer leurs visites sur un certain nombre de réseaux sociaux qui ont trait au terrorisme.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Greenpeace a fait un rapport qu’elle n’a pas souhaité publier, parce que son contenu était assez délicat : plusieurs scénarios d’attaques de centrales nucléaires y étaient envisagés. Les collègues ont pu y avoir accès. À la lecture en tout cas, ces scénarios semblent assez crédibles et documentés. Avez-vous eu accès à ce rapport ?

Il n’est pas question de divulguer des informations « secret défense », mais vous êtes-vous assurés de pouvoir répondre à ces risques ? Considérez-vous, au vu de ce rapport, qu’il faut prendre un certain nombre de mesures nouvelles ? On ne va pas entrer dans les détails, mais on a besoin de savoir si ce qu’écrit Greenpeace est fondé.

M. Gérard Collomb, ministre dÉtat, ministre de lintérieur. Bien sûr, nous avons eu le rapport de Greenpeace, et nous avons analysé les différents scénarios qui y étaient développés – et même d’autres, qui n’étaient pas évoqués. Et nous essayons évidemment d’apporter les réponses.

La réponse que l’on donne en termes de sécurité évolue sans cesse. Et dans les mesures que nous prenons, nous tenons compte de l’évolution des technologies et de la menace. La menace de demain n’est pas forcément la menace d’hier ; cela exige des adaptations continues.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. On essaiera d’approfondir un peu le sujet, qui est crucial. Mais c’est vrai que nous touchons à la limite de l’exercice, et que nous sommes souvent réduits à devoir faire confiance. En termes d’efficacité et d’enquête, cela pose question.

À la suite des attentats du 11 septembre, bien avant que notre commission d’enquête n’ait été mise en place, on s’était déjà interrogé sur la capacité des installations nucléaires à résister à une chute d’avions du type de ceux qui s’étaient écrasés ce jour-là.

Nous avons obtenu des réponses assez rassurantes concernant les bâtiments réacteurs, qui sont a priori assez bunkérisés pour le supporter. En revanche, une incertitude persiste concernant les piscines qui n’ont pas été construites en pensant à ce genre d’événement – qui ne s’était jamais produit auparavant.

Orano soutient qu’un avion du type de ceux du 11 septembre qui s’écraserait sur une piscine de La Hague ne produirait pas de dégâts suffisants pour dénoyer les combustibles – ce qui est le danger essentiel. Pouvez-vous nous assurer, avec les informations dont vous disposez, qu’effectivement une chute d’avion, et pas seulement à La Hague car je parle de tous les réacteurs aujourd’hui en fonctionnement en France, ne risquerait pas de dénoyer les piscines et donc de créer un accident nucléaire majeur ?

M. Gérard Collomb, ministre dÉtat, ministre de lintérieur. Pour répondre à ce point précis, je m’efforcerai moi-même de l’être suffisamment… La projection d’un avion sur les installations nucléaires est prise en compte dans la Directive nationale de sécurité du secteur – directive classifiée, je n’entrerai donc pas dans les détails. Cela étant, l’ASN s’est exprimée plusieurs fois à ce propos. Elle a indiqué que, compte tenu des probabilités de chute d’avions sur les installations nucléaires, celles-ci ont été construites depuis les années soixante-dix pour résister sans dommage à l’impact de chute d’avions de la première famille des avions civils. En cas de chute d’un avion de grande taille, l’impact sur la sûreté d’une installation nucléaire dépendrait de multiples paramètres, et pas seulement de la masse de l’avion. Mais même si elles ne sont pas construites pour résister sans dommages à un tel choc, le cœur des centrales nucléaires offrirait une bonne capacité de résistance grâce, notamment, à leur enceinte de confinement en béton armé. L’impact d’une chute d’avion provoquée volontairement dépendrait évidemment de la taille de l’avion, mais aussi de sa capacité à atteindre dans sa chute le cœur même de la centrale, qui est aussi l’endroit le plus protégé.

En même temps, mais cela dépend moins de moi que de mes collègues de la défense, un plan a été élaboré pour que nos avions soient prêts à décoller de manière à empêcher ce genre d’accidents, que ce soit sur les centrales nucléaires, sur les grandes villes ou ailleurs. Car tout le monde a tiré un certain nombre de leçons de ce qui s’est passé le 11 septembre. La surveillance de l’espace aérien est évidemment pour nous une mission totalement prioritaire.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous avez répondu pour les réacteurs, mais pas pour les piscines.

M. Gérard Collomb, ministre dÉtat, ministre de lintérieur. Les piscines font l’objet d’une protection. Il est de la responsabilité de l’opérateur de garantir leur intégrité. Orano s’est récemment exprimé sur le sujet, je ne souhaite pas en dire beaucoup plus. Ce scénario est pris en compte dans la directive sécurité.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous mentionnez la sécurité aérienne. Il fut un temps où des missiles sol-air Crotale étaient installés à La Hague. Ils ont été retirés, car il a été considéré qu’ils étaient prioritaires ailleurs. Est-ce à dire qu’il n’y en a plus besoin sur les sites nucléaires ? S’agissant des possibilités d’interception, on nous a informés que les sites de la pointe de La Hague et de Flamanville se situent à l’intersection entre deux zones, ce qui ne permettrait pas aux avions d’arriver avant une dizaine de minutes. Sachant qu’une dizaine de minutes, c’est long…

M. Gérard Collomb, ministre dÉtat, ministre de lintérieur. C’est plus le ministère de la défense que celui de la sécurité qu’il faut interroger. Même si nous sommes sous le secret-défense, l’armée ne partage pas l’ensemble de ses plans avec la sécurité, ce qui est somme toute compréhensible.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous avons abordé la question des transports. Aujourd’hui, les transports de matière radioactive, et notamment le plutonium qui part de La Hague vers le Sud-est, ont été repérés par les ONG qui ont relevé leur caractère routinier, et donc prévisible. C’est pour nous une source de vulnérabilité. Qu’allez-vous pouvoir faire pour éviter ce risque ?

M. Gérard Collomb, ministre dÉtat, ministre de lintérieur. Il faut au maximum éviter la prédictibilité de ces transports. Dans le détail, chaque année, entre 1 000 et 1 500 transports de matières nucléaires (TMN) sont autorisés à circuler sur le territoire national. Les transports par voie routière ou par voie ferrée sont les plus courants. Ils sont divisés en trois catégories selon la vulnérabilité des matières transportées ainsi que leur quantité. Le ministère en charge de l’énergie est l’autorité de sécurité nucléaire qui délivre une autorisation d’exécution pour chacun de ces transports. Tous les transports de matière nucléaire sont agréés par l’autorité de sécurité ; toutes les demandes de transport sont individuellement analysées au titre de la sécurité. Une réglementation spécifique sur la sécurité s’ajoute aux exigences des transports de matières dangereuses. L’exécution de chaque transport est suivie en temps réel. Les préfectures et le COSSEN sont informés en amont pour chaque transport.

Depuis 1985, la gendarmerie nationale assure l’escorte des transports civils de matière nucléaire les plus sensibles effectués par voie routière : quatre escadrons de gendarmerie mobile sont fidélisés sur ces missions et se relèvent successivement chaque semestre. Enfin, depuis 2012, un exercice national annuel est conduit de manière à prévenir ce qui se passerait en cas d’attaque de ces transports particulièrement sensibles.

Certaines ONG tentent, de manière sporadique, de conduire un certain nombre d’actions médiatiques sur ces transports, mais les choses sont plus sécurisées qu’elles ne le pensent. C’est comme pour les derniers incidents qui se sont produits : Greenpeace en particulier, prend la précaution – ils font bien, d’ailleurs… –, quand ils veulent faire une démonstration, d’afficher « Greenpeace » de très loin, ce qui ne suscite le même type de réaction que si une personne inconnue venait à pénétrer.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Certes, mais en ce cas, le terroriste va prendre une banderole Greenpeace…

M. Gérard Collomb, ministre dÉtat, ministre de lintérieur. Oui, mais les gens de Greenpeace sont connus, je m’excuse de le dire. Et ils passent la première barrière, pas la seconde…

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Pour en revenir aux transports, vous avez parlé des actions médiatiques. Un reportage diffusé sur Arte, un peu inquiétant, montrait qu’il était facile d’anticiper qu’un convoi donné allait partir à telle date. Effectivement, cela prend un peu de temps, mais pour préparer un attentat comme celui du 11 septembre, les terroristes en avaient pris… Aujourd’hui, la seule incertitude porte sur l’heure exacte du passage, ce qui est ennuyeux car il suffit aux terroristes d’attendre un peu. Les parcours étant connus, car il n’y en a que trois ou quatre possibles, il n’y a qu’à placer des personnes en attente, c’est très facile.

Dans le reportage – je suis comme tout un chacun, je vois les reportages –, les militants repèrent le transport, se placent en amont, choisissent un endroit difficile d’accès aux véhicules d’accompagnement, se placent sur un pont, et il leur suffirait de viser avec leur lance-roquettes s’ils en avaient un pour transpercer les colis transportés dans le camion.

Ce qu’ils montrent est vraiment assez crédible : on voit passer les convois. Vous nous dites uniquement ce que vous pouvez nous dire, mais est-ce géré ? Nous avons l’impression que ce n’est pas le cas.

M. Gérard Collomb, ministre dÉtat, ministre de lintérieur. Je crois pouvoir dire que c’est géré. Tout d’abord, l’ensemble des services territoriaux sont informés de ce qui va se passer et prennent en charge la sécurisation possible. Ensuite, les convois de produits les plus sensibles sont aussi conçus pour être totalement protégés. Cela étant, comme dans chaque domaine, il n’est pas possible de dire qu’il existe un risque zéro. Il en va de même en matière de terrorisme : même si nous prenons toutes les précautions, je ne peux pas vous assurer qu’il n’y aura pas d’attentat terroriste demain. Dans ce domaine, le risque zéro n’existe jamais. L’esprit humain étant d’une inventivité rare, nous essayons de faire preuve la même inventivité, et même de précéder les autres. Il nous arrive d’être réactifs et de surprendre les gens identifiés, c’est arrivé récemment sur un certain nombre de sites liés au nucléaire, où nous avons anticipé les réactions de celles et ceux qui n’étaient pas forcément en empathie avec ce que nous voulions faire sur nos sites… Nous nous occupons quand même un peu des choses !

M. le président Paul Christophe. Je préside une commission locale d’information, et l’élargissement du périmètre de 5 à 10 kilomètres, voire de 10 à 20 demain, va forcément nous affecter. Nous constatons combien il est difficile de transmettre l’information en matière de sécurité aux populations. Au titre des dispositifs existants, que pensez-vous de l’idée de mettre en place un système d’alerte par SMS, pour ceux qui voudraient s’inscrire auprès de ce dispositif sur la base du volontariat ? Ce système serait certainement piloté par la préfecture, pour transmettre l’information au plus près en cas d’incident ou d’accident ?

Mme Sonia Krimi. Monsieur le ministre d’État, je suis ravie de vous revoir aujourd’hui. Pour moi, vous êtes le responsable de tout : la crise migratoire, le terrorisme, et la sécurité de nos installations nucléaires ! (Sourires.)

M. Gérard Collomb, ministre dÉtat, ministre de lintérieur. Le ministère de l’intérieur a des attributions très larges, je vous le confirme !

Mme Sonia Krimi. Ma question porte sur les CSDV, les conteneurs vitrifiés. Vous savez qu’aujourd’hui, ils garantissent une gestion sûre des éléments des combustibles usés après retraitement. Vous savez aussi que notre cadence de retraitement est inférieure à notre production, ce qui entraîne une accumulation dans les piscines. Sans revenir sur le risque représenté par les avions et l’exemple du vol de la Germanwings, mais sachant qu’il n’y a pas de règles uniques pour les enquêtes, y a-t-il un protocole de sécurité en cas d’intrusion externe ?

Ma deuxième question porte sur les agents de sécurité. J’ai travaillé trois ans dans l’usine de La Hague ; sur 5 000 personnes, il y avait 3 000 internes et 2 000 sous-traitants. Un seul agent de sécurité mène les enquêtes individuelles, qui durent en moyenne deux à trois semaines. A-t-on mis en place une collaboration pour former cette personne à ces enquêtes individuelles ?

Ma troisième question porte sur la discrétion des transports. À Cherbourg, lorsque l’on voit des unités de gendarmes arriver, on sait qu’un transport aura lieu le lendemain. Je comprends que le risque zéro n’existe pas et j’ai même assisté à des transports – quand vous êtes à La Hague, il n’y a qu’une seule route pour rejoindre la RN13 – et j’ai vu toutes les mesures de sécurité mises en place. Si le risque zéro n’existe pas, ne pourrait-on travailler sur la discrétion de ces transports ? Je sais qu’en interne, à La Hague, ce jour de transport est toujours gardé secret ; j’ai travaillé avec LMD, qui gère ce transport, et il est très difficile d’avoir l’information. Mais les Cherbourgeois en rigolent : on sait dès la veille qu’un transport aura lieu le lendemain.

Mme Bérangère Abba. Je souhaite revenir sur la gestion des déchets. C’est un domaine dans lequel les questions de sûreté et de sécurité sont extrêmement liées.

Aujourd’hui, il existe deux options principales : la gestion en couche géologique profonde, ou le traitement sur site en subsurface. Pour cette seconde option, la question de la sécurité nous est souvent objectée, alors même que les déchets seraient gardés sur site – et nous espérons tous que ces sites sont sécurisés. Quels éléments vous laissent penser qu’un traitement sur site en subsurface poserait plus de problèmes de sûreté et de sécurité ?

M. Anthony Cellier. Je sens que ma question va frôler les limites de la confidentialité, mais je ne peux m’empêcher de la poser. Les intrusions récentes, même si elles n’ont franchi que la première barrière, laissent penser qu’il y a une faille dans le système.

Aviez-vous des informations concernant cette intrusion avant qu’elle n’advienne ? Vous nous avez confié que ces militants, notamment Greenpeace, n’étaient pas inconnus de vos services. Dans quelle mesure pouvez-vous éviter l’infiltration d’individus encore moins bien intentionnées au sein de Greenpeace ?

Deuxième question, passez-vous des consignes au personnel de sécurité des installations nucléaires, dont je me permets de souligner le sang-froid en cas d’intrusion, afin de pondérer leur réponse ?

M. Gérard Collomb, ministre dÉtat, ministre de lintérieur. S’agissant de l’alerte par SMS, nous sommes d’accord, c’est une bonne idée et nous sommes en train de réfléchir à cette possibilité.

Madame Krimi, concernant les conteneurs et la vitrification, nous avons besoin de traiter aujourd’hui les déchets. Même si les centrales s’arrêtaient demain, nous aurions encore des déchets à traiter. Tout le problème est de savoir quel est le meilleur type de traitement, mais ce n’est pas une question pour le ministère de l’intérieur.

Comme vous le savez, la réflexion sur Cigéo est menée depuis de longues années : les premiers colis ne devraient pas y être déposés avant 2030, nous avons donc encore le temps de réfléchir à ce problème, mais il ne faut pas se priver d’une possibilité. C’est pour cela que nous voulons garder le site de Bure, même s’il pourrait être tentant de voir venir, vogue la galère, et de laisser le problème à nos successeurs… Je pense que la recherche va encore beaucoup évoluer d’ici à 2030, mais si au bout du bout, nous nous apercevions que c’était vraiment la meilleure des solutions et que nous nous en sommes privés, ce serait tout à fait regrettable.

S’agissant de La Hague, nous pouvons toujours mieux assurer la sécurité, je passerai le message : si les dates de transport ne sont pas connues du personnel, mais des habitants, c’est que quelque chose défaille dans le système d’information. Nous ferons en sorte que les préparatifs soient plus discrets, et cela fera partie des recommandations que le COSSEN fera pour l’avenir.

Madame Abba, vous soulevez le problème de Cigéo, le débat continue. En Conseil des ministres, nous avons dit que le débat n’était pas clos. S’agissant de Bure, autant nous ne souhaitons pas laisser s’installer un certain nombre de gens, autant nous sommes encore ouverts au débat ; le secrétaire d’État est allé le dire sur place le jour même de l’intervention des forces de l’ordre. Même s’il a fait l’objet de nombreuses discussions à l’Assemblée nationale, le débat scientifique peut encore évoluer et les décisions peuvent changer. Mais nous ne pouvons rien nous interdire.

En ce qui concerne les intrusions, les PSPG pourraient réagir si, à un moment donné, ils pensent que c’est nécessaire. Mais les gens qui sont formés, comme toutes les troupes postées sur des sites sensibles, sont pleins de sang-froid et ne sont pas portés à tirer d’emblée. Vous savez que des réflexions sur la législation et la légitimité du tir sont en cours, nous agissons chaque fois avec pondération.

Quant aux conséquences, même si l’on est militant d’une association comme Greenpeace, à partir du moment où l’on a commis une intrusion, on s’expose aux sanctions judiciaires. Un certain nombre de personnes ont du reste été déférées au parquet et condamnées.

Mme Isabelle Roche. Dans le Républicain Lorrain du 21 mars, un article relate que des plans de centrale nucléaire avaient été volés sur un parking à Amnéville. Quel est le fondement de cet article ? Si j’en crois les informations données, il y a de quoi s’inquiéter : des vols de plans, des clés USB et un ordinateur perdus dans la nature… Il s’agirait en l’occurrence d’un sous-traitant qui se serait fait fracturer sa voiture, ce qui soulève à nouveau la question du niveau de sécurité dans le cadre de la sous-traitance.

Je reviens sur les intrusions, car elles soulèvent des questions, et les auditions que nous avons déjà menées apportent des réponses qui vont toujours dans le même sens, mais parfois avec des argumentaires qui me laissent perplexe. J’entends notamment que le PSPG n’est pas là pour faire du maintien de l’ordre, mais clairement pour contrer des attaques terroristes. Comment peut-on faire la différence entre un terroriste et un militant d’une ONG, puisque la radicalisation peut toucher tout le monde ? Et si ce n’est pas le PSPG qui est chargé du maintien de l’ordre, qui doit le faire ?

Mme Perrine Goulet. Dans plusieurs auditions, nous avons entendu que le PSPG n’aurait pas les moyens suffisants pour exercer ses missions. J’aimerais savoir ce que vous en pensez. Je suis une ancienne salariée d’EDF, pourquoi ne pas adopter, comme aux États-Unis, une sécurisation par mirador, avec autorisation de tirer sans se poser de questions ? Comme l’a dit la rapporteure, il suffit d’avoir le panneau Greenpeace ou d’appeler avant pour ne pas être ennuyé… Il va falloir cesser de distinguer : puisque pénétrer dans une centrale nucléaire est un délit, les forces de sécurité doivent intervenir sans se poser de questions. Peut-être que cela aurait-il un effet dissuasif, comme aux États-Unis.

Plusieurs personnes nous ont indiqué qu’il serait peut-être utile de classer les installations nucléaires en sites défense, avec tout ce que cela entraîne. Quel est votre avis sur ce point ?

Nous avons parlé des attaques par avion, le rapport de Greenpeace mentionne les attaques par bateau. Comment les personnes sont-elles formées à ce type d’attaques ?

Enfin, je pense qu’il n’y a pas assez d’exercices d’évacuation avec la population. Puisque les préfets sont en charge des PPE et des PPP, il serait intéressant que l’on procède à ces exercices d’évacuation.

M. Gérard Collomb, ministre dÉtat, ministre de lintérieur. Madame Roche, les plans dérobés à Amnéville étaient partiels et ne concernaient pas la zone sensible. Ceux‑ci sont classifiés et ne sont pas mis à la disposition des sous-traitants, il n’y a pas des dizaines de personnes qui se promènent dans les rues avec les plans de la centrale… Tout le monde est extrêmement sensibilisé au risque et au respect de la confidentialité.

S’agissant des PSPG, nous les renforçons à la mesure du risque que nous évaluons. Si nous pensions qu’il fallait encore les renforcer, nous le ferions.

Madame Goulet, je vous ai dit que nous sommes en train de réfléchir à une modification de la législation sur l’usage des armes. Le Gouvernement est en cours de réflexion, nous aurons des éléments dans les prochains temps.

En ce qui concerne les bateaux, chaque centrale a un plan de protection contre le risque mer, et ce sont les préfets maritimes qui sont chargés de le dresser.

Mme Bérangère Abba. J’ai apprécié votre réponse sur le traitement en couche géologique profonde, mais je voudrais savoir si le stockage en subsurface pose des problèmes supplémentaires de sécurité, et si oui, lesquels.

Mme Perrine Goulet. Vous ne m’avez pas répondu sur le classement des sites nucléaires en sites défense et sur les exercices d’évacuation.

M. Gérard Collomb, ministre dÉtat, ministre de lintérieur. Nous faisons une vingtaine d’exercices d’évacuation par an…

Mme Perrine Goulet. Mais avec la population ?

M. Gérard Collomb, ministre dÉtat, ministre de lintérieur. Avec la population, non, il n’y a pas vingt exercices par an, mais les préfets en organisent de manière régulière. En tant qu’ancien maire de Lyon, j’ai mené des opérations de ce genre et elles allaient assez en profondeur puisque nous avons une centrale pas très loin.

Le classement en site défense fait partie des éléments sur lesquels nous réfléchissons… Mais je dois dire que je n’arrive pas à lire les détails de la réponse que vient de me rédiger le directeur du COSSEN… Je veillerai à ce que ceux qui m’accompagnent écrivent de manière lisible et non comme des médecins !

M. le président Paul Christophe. Nous avons en tout cas compris l’intérêt d’auditionner le général Cormier la semaine prochaine…

M. Gérard Collomb, ministre dÉtat, ministre de lintérieur. S’agissant du choix de conserver les déchets en surface ou en profondeur, ce n’est pas le ministère de l’intérieur qui mène cette réflexion : nous assurons simplement la sécurité des sites en fonction de la solution que les experts nous indiquent être la meilleure. Mais ce n’est pas la DGSI ni les forces de police qui ont le plus d’expertise pour savoir s’il vaut mieux stocker les déchets en surface ou en profondeur, d’autres ministères, en particulier celui de la transition énergétique, sont chargés de mener ce type de débat.

M. Anthony Cellier. EDF a annoncé il n’y a pas longtemps son intention de créer des « jumeaux numériques » de ses centrales nucléaires. C’est certainement une bonne chose sur le plan de la sûreté, pour anticiper de manière virtuelle les problèmes des installations nucléaires, mais cela poserait un problème de sécurité si ces documents numériques devaient être diffusés ou dérobés. Quel est votre avis sur cette question ?

M. Philippe Bolo. Ma question porte sur la communication autour de la sûreté des installations nucléaires. Depuis le début de l’audition, nous évoquons un certain nombre de sujets de nature à générer de l’anxiété auprès de l’ensemble des Français, qu’il s’agisse du transport, du survol par les drones, des avions qui pourraient chuter sur les centrales nucléaires, des plans perdus, etc. Tout cela peut entraîner une perception exagérée à propos de ces installations ; mais dans le même temps, les obligations de secret et de confidentialité en lien avec la sécurité, tout à fait compréhensibles, ne permettent pas de rassurer les Français. N’y a-t-il pas une limite en la matière, et à force de multiplier les éléments suscitant l’anxiété, ne risque-t-on pas d’arriver à des situations difficiles à gérer ?

M. le ministre. Je n’ai pas pour le moment de réponse à la question de M. Cellier, le directeur du COSSEN vous en fera part lors de la prochaine audition.

La communication est un exercice toujours difficile ; qui plus est, les centrales nucléaires ne sont pas les seules installations à présenter des risques. À Lyon, j’ai la vallée de la chimie, qui vaut bien une centrale nucléaire. Nous communiquons, mais il ne faut pas surcommuniquer, sinon tout le monde prend peur. Par exemple, sur le risque terroriste, j’essaie de communiquer de temps en temps, mais je ne vais pas faire une communication chaque jour, sinon cela deviendrait anxiogène pour tout le monde. Il faut essayer de doser la communication.

Il faudrait un sondage sur la perception qu’ont les Français, mais je ne crois pas que tout le monde pense qu’il y a beaucoup de problèmes de sécurité. Pour ce qui concerne la sûreté, ils ont l’impression que nous sommes plutôt bien protégés ; du reste, les failles sont assez vite repérées et l’Agence de sûreté nucléaire fait bien son travail : elle est assez transparente et fait assez vite connaître les défauts et les problèmes qui peuvent survenir.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Pour en revenir aux évacuations, vous parlez de la vallée de la chimie, et il est évident que les sites Seveso posent des problèmes, mais ils ne sont pas du tout de même nature. Si un site Seveso explose, il y a beaucoup de morts sur le moment, mais on peut reconstruire ensuite. Avec une centrale nucléaire, il n’y a pas forcément beaucoup de morts tout de suite, mais la zone risque de ne plus être vivable pendant des années.

J’imagine bien qu’il y a des plans d’évacuation site par site. Au regard du nombre de personnes vivant à proximité de certaines centrales, dans la mesure où il n’y a pas d’exercices faits avec la population, pensez-vous franchement que les plans d’évacuation soient réalistes ?

Enfin, une question vient de nous être envoyée par ceux qui suivent ces débats en ce moment même : la principale alerte à la population en cas de catastrophe nucléaire serait la sirène, or on nous rapporte qu’elles ne fonctionnent pas dans de nombreux endroits. Pourriez‑vous nous rassurer ou faire un état des lieux de cette question ?

M. le ministre. Pour les évacuations, nous avons dix-neuf plans finalisés ou en cours de finalisation. Nous pouvons évacuer environ 500 000 personnes ; au-delà, cela poserait des problèmes.

Pour ce qui est des sirènes, avant que j’arrive au ministère, nous avions mis en place des systèmes d’information – pour d’autres risques que les centrales nucléaires. Ils se sont révélés moins pertinents que mes prédécesseurs ne le pensaient, nous sommes donc en train de les revoir. Dans l’attente, il est vrai que la sirène reste un bon moyen d’alerte. Mais la protection civile travaille sur ces problématiques en relation avec les SDIS, et nous devrions disposer de moyens d’information et de communication totalement fiables dans les prochaines années. En tout cas, nous investissons un peu d’argent pour les développer.

M. le président. Monsieur le ministre d’État, nous vous remercions de votre disponibilité.


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17.   Audition de M. Eric Guéret et Mme Laure Noualhat, journalistes, réalisateurs du documentaire « Sécurité nucléaire : le grand mensonge » (22 mars 2018)

M. le président Paul Christophe. Mes chers collègues, nous accueillons maintenant M. Éric Guéret et Mme Laure Noualhat, réalisateurs du documentaire Sécurité nucléaire : le grand mensonge.

Monsieur Guéret, vous êtes réalisateur français de documentaires, vous avez travaillé à plusieurs reprises sur la thématique du nucléaire, que ce soit sur le plutonium ou sur les déchets nucléaires.

Madame Noualhat, vous êtes journaliste, spécialisée dans les sujets environnementaux. Vous écrivez régulièrement dans les pages du journal Libération, mais vous collaborez également avec Arte, France Inter, Terra Eco, etc.

Nous vous avons demandé de témoigner devant cette commission d’enquête parce que nous souhaitons vous interroger au sujet de votre documentaire intitulé Sécurité nucléaire : le grand mensonge, diffusé en décembre 2017 sur Arte, et de certaines informations qu’il contient.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées de déposer sous serment. Je vous demande donc de jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Guéret et Mme Noualhat prêtent successivement serment.)

M. le président Paul Christophe. En guise de propos introductif, je vais vous demander d’indiquer à la commission d’enquête les motivations qui vous ont poussés à réaliser ce documentaire, ainsi que les circonstances dans lesquelles vous l’avez tourné.

Je donnerai ensuite la parole à Mme la rapporteure, qui vous posera une première série de questions, puis aux autres membres de notre commission d’enquête.

M. Éric Guéret, documentariste, coréalisateur du documentaire Sécurité nucléaire : le grand mensonge. Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, c’est en grande partie le contexte actuel qui nous a incités à réaliser ce documentaire. Les groupes terroristes que l’on sait actifs depuis quelques années disposent aujourd’hui de moyens financiers et d’investigation qui dépassent largement les nôtres, à savoir ceux d’une chaîne de télévision comme Arte et de deux personnes comme Laure Noualhat et moi-même : nous sommes très motivés, mais disposons de moyens très limités. Or, si nous sommes capables de découvrir des choses avec le peu de moyens qui sont les nôtres, il est évident que des groupes comme Daech le peuvent également.

Par ailleurs, le secteur du nucléaire est entouré d’un grand secret, présenté par les responsables que nous avons rencontrés comme la pierre angulaire du système de défense de ce secteur. Nous nous sommes demandé si, dans le contexte d’activité terroriste que nous connaissons, le secret suffisait à garantir la sécurité des citoyens.

Parmi les objectifs que nous nous sommes fixés en réalisant ce documentaire, il y avait d’abord celui consistant à informer les citoyens, qui en savent assez peu sur les risques réels et les conséquences potentielles d’un attentat terroriste. Nous souhaitions également informer les responsables politiques car, ayant tourné trois films sur le thème du nucléaire, nous savons qu’il s’agit d’un domaine assez technique, auquel les personnalités politiques s’intéressent assez peu, à de rares exceptions près. Nous sommes donc ravis de pouvoir nous exprimer devant vous et répondre à vos questions, car cela constitue en quelque sorte l’aboutissement de notre travail. Enfin, il s’agissait également de mettre la pression aux responsables de la sécurité car nous estimons que, si le fait de mettre en évidence des failles de sécurité comporte une part de risque, cela doit aussi et surtout permettre d’y remédier, donc de renforcer la sécurité.

Notre film souligne essentiellement quatre types de problèmes.

Il s’agit d’abord des problèmes structurels de l’industrie nucléaire. Il a été fait le choix de cette industrie à une époque où la question du terrorisme ne se posait pas dans les mêmes termes qu’aujourd’hui. De ce fait, les infrastructures du nucléaire n’ont pas été conçues pour résister aux attentats du type de ceux que nous avons connus au cours de ces dernières années, notamment les attentats du 11 septembre 2001. Aujourd’hui, quasiment aucun réacteur nucléaire dans le monde n’est capable de résister à une chute d’avion gros-porteur, ce qui signifie qu’il y a de grandes chances pour que la chute d’un gros-porteur sur un bâtiment abritant un réacteur se traduise par un accident nucléaire grave.

Pour ce qui est des piscines, leur conception fait qu’elles ne résisteraient même pas à un tir de lance-roquettes – une arme aujourd’hui fréquemment utilisée pour attaquer les fourgons blindés.

Enfin, les sites nucléaires sont souvent vulnérables du fait de leur situation géographique – ils se trouvent souvent à proximité d’une zone urbaine.

Nous n’avons pas de solutions à proposer à ces problèmes structurels : notre réflexion à ce sujet ne mène qu’à des impasses.

Le deuxième type de problèmes porte sur la gestion. Par exemple, les piscines françaises – c’est encore pire aux États-Unis – contiennent trop de combustible, surtout celle de La Hague, et il faudrait commencer à réfléchir aux moyens d’y remédier.

Le troisième type de problèmes porte sur les choix industriels qui ont été faits, en particulier celui du retraitement des combustibles usés à La Hague, qui implique des transports de plutonium. Il est permis de se demander si le choix du retraitement a encore un sens au regard des risques qu’il comporte.

Enfin, le quatrième type de problèmes est d’ordre financier : la situation financière d’Orano et d’EDF oblige à se demander si l’industrie nucléaire dispose des moyens de sa sécurité.

Ce n’est pas toujours là où nous nous attendions à les trouver que nous sommes tombés sur des militants : nous avons en effet rencontré des industriels qui, la plupart du temps, se comportaient en militants pro-nucléaires, réservant des réponses à caractère idéologique aux questions techniques et scientifiques que nous leur posions. Ces réponses étaient même souvent fausses. Ainsi, lorsque Philippe Sasseigne, directeur du parc nucléaire d’EDF, a fini par nous accorder une interview au bout de huit mois, il nous a tenu un discours purement idéologique, dont l’absence de consistance technique nous a choqués : il s’agissait ni plus ni moins d’entretenir une sorte de déni de la réalité des risques.

Nous nous sommes interrogés sur l’existence d’une forme d’irresponsabilité globale face à l’incapacité d’admettre la possibilité que se produise une attaque qui aurait de graves conséquences et, à l’instar de l’un des témoins s’exprimant dans notre film, nous nous demandons si les leçons du 11 septembre ont bien été tirées, et si nous ne serions pas en train de sous-estimer l’ennemi en l’imaginant incapable de nous surprendre. Nous avons constamment eu l’impression de nous trouver face à des personnes qui, pensant que rien de grave ne pouvait arriver, estimaient suffisant de bricoler quelques mesures de sécurité – quand je dis « bricoler », je ne veux pas dire que le travail n’est pas effectué sérieusement, mais qu’il n’est pas à la hauteur des enjeux. En fait, personne n’est capable d’imaginer qu’un attentat nucléaire réussi puisse se produire en France, ce qui nous paraît très grave, car cela implique que les mesures prises pour empêcher qu’une telle chose ne se produise sont très insuffisantes.

Pour conclure, nous pensons que la stratégie du secret ne nous protège pas et que, bien au contraire, elle est contre-productive : le secret nous fragilise, dans la mesure où il sert surtout à masquer les failles réelles de la défense du nucléaire.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Je rappelle que nous vous avons adressé un questionnaire avant cette audition, afin que vous soyez en mesure de nous adresser, par écrit, les réponses les plus précises possible.

Vous nous dites avoir eu beaucoup de difficultés à être reçus par les exploitants. Vous êtes-vous parfois heurtés à des refus de tournage ? Avez-vous pu poser toutes les questions que vous souhaitiez ? Enfin, sur quoi vous fondez-vous pour affirmer que certaines des réponses qui vous ont été faites étaient fausses ?

Mme Laure Noualhat, journaliste, coréalisatrice du documentaire Sécurité nucléaire : le grand mensonge. Il faut distinguer différentes phases dans la réalisation d’un documentaire. Durant la phase de pré-enquête, nous cherchons à identifier les différents intervenants possibles. La phase suivante, dite de repérage, est celle où nous demandons aux intervenants de nous recevoir pour des entretiens non filmés, visant à déterminer conjointement quels types de tournages peuvent être envisagés – une interview, une séquence, une visite de site…

C’est lorsqu’il s’agit de passer à la phase de tournage qu’un écrémage se fait assez rapidement. Orano nous a, dès le début de nos démarches, signifié qu’il ne nous serait pas possible de rencontrer un responsable, même en l’absence de caméras, ni de venir à La Hague, ni de parler du transport de matière radioactive.

EDF nous a ouvert ses portes, au tout début du tournage de notre film, dans le cadre d’une visite annuelle de site, habituellement réservée aux familles du personnel, mais à laquelle nous avons pu nous joindre pour effectuer quelques prises de vue. Dès ce moment, en novembre 2015, nous avons adressé une demande d’interview au directeur du parc nucléaire d’EDF et au responsable de la sécurité nucléaire d’EDF, afin de les interroger sur les questions de sécurité. Ce n’est qu’en juin 2017 que nous avons pu réaliser une interview de Philippe Sasseigne, directeur du parc nucléaire d’EDF, après avoir relancé très régulièrement EDF durant un an et demi. Au cours de cette période, il y a eu des phases de silence total de plusieurs mois, et nous avons dû faire preuve d’une grande ténacité pour finalement obtenir ce que nous souhaitions.

En Belgique, Electrabel a opposé dès le départ une fin de non-recevoir à notre demande. Je précise que la Belgique est un pays qui nous intéressait particulièrement, car des enquêtes effectuées dans le cadre de la lutte antiterroriste ont mis en évidence des failles flagrantes et même des sabotages dans le domaine du nucléaire. Quant à l’Agence fédérale pour le contrôle nucléaire (AFNC), l’équivalent de l’ASN française, elle nous a également « promenés » pendant deux ans.

Fin mars 2016, nous nous sommes rendus à Washington, au Sommet mondial sur la sécurité nucléaire (SSN) où nous avons cherché à rencontrer la délégation belge, qui se trouvait prise à partie par les organisateurs du sommet, du fait des récentes révélations sur le fait que les frères El Bakraoui, auteurs d’attentats à Bruxelles, s’étaient intéressés de près aux installations nucléaires belges, plaçant même sous surveillance vidéo le domicile du directeur du Centre d’études nucléaires (CEN).

Après deux ans de démarches infructueuses, qui se heurtaient toutes à des refus, on nous a dit que nous pourrions rencontrer Rony Dresselaers, responsable de la sécurité nucléaire de la AFNC, avant qu’il n’en soit à nouveau plus question – nous possédons des enregistrements des échanges téléphoniques correspondant à ces différentes phases. Finalement, la AFNC a écarté l’idée de toute interview, même par téléphone, et a suggéré que nous lui fassions parvenir une liste de questions par mail, ce que nous avons fait – sans jamais obtenir la moindre réponse.

En France, l’ASN nous a immédiatement indiqué qu’elle n’était pas compétente sur les questions de défense et de sécurité. Le haut fonctionnaire de défense et de sécurité (HFDS) du ministère de la transition écologique et solidaire (MTES), M. Francis Rol-Tanguy, nous a fait recevoir par le général Christian Riac, responsable de la sécurité nucléaire au service de défense, de sécurité et d’intelligence économique (SDSIE), et par M. Christophe Quintin, HFDS adjoint. Une rencontre a eu lieu dans le cadre de la pré-enquête mais, dès qu’il a été question d’effectuer une interview filmée, nous n’avons plus eu droit qu’à un silence assourdissant.

Le seul organisme ayant consenti à nous recevoir a été l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), en la personne du vice-amiral Georges-Henri Mouton, qui s’exprime dans le film au nom des autorités françaises sur les questions qui nous intéressent.

Pour ce qui est des États-Unis, nous avons contacté la Nuclear Regulatory Commission (NRC), l’équivalent de l’ASN, qui s’est comportée exactement comme son homologue française, puisqu’elle a accepté de nous recevoir hors caméras lors de la phase de repérage, avant de cesser de nous répondre lorsqu’il s’est agi de réaliser une interview filmée.

Je ne dirais pas que les rares informations qui nous ont été fournies par les autorités officielles étaient fausses, mais qu’elles étaient purement communicationnelles et relevaient du seul marketing : nous n’avons jamais obtenu de réponse technique aux questions très précises que nous posions. Lorsqu’une interview nous était accordée, nous ne disposions que de très peu de temps – environ vingt à trente minutes – pour la réaliser, le plus souvent sous la forme d’un plan-séquence filmé devant un site, comme cela a été le cas lorsqu’il nous a été permis de rencontrer Philippe Sasseigne. Lors de l’interview du directeur du parc nucléaire français, nous sommes donc allés tout de suite à l’essentiel, en posant les questions nous paraissant les plus importantes : par exemple, nous avons voulu savoir sur quoi se basait EDF pour affirmer que ses centrales pourraient résister à une chute d’avion. À cette question précise et technique, M. Sasseigne s’est contenté de répondre que les études réalisées montraient que les centrales résisteraient, et qu’il lui était impossible de nous en dire plus ou de nous transmettre le moindre document. Or, nous avons eu accès à certaines études affirmant que les centrales ne résisteraient pas à 100 %. Dès lors, on ne peut que s’interroger sur le degré de transparence qui permettrait, sans dévoiler d’informations relevant du secret, de rassurer la population française sur les risques en cas de chute d’avion.

M. Éric Guéret. Nous avons consulté plusieurs études, dont la première date de 1981, montrant que les installations nucléaires ne résisteraient pas à 100 % à une chute d’avion – et M. Jacques Repussard, ex-directeur de l’IRSN, dit exactement la même chose dans notre film. Cela n’empêche pas les responsables d’EDF de persister à affirmer le contraire – ils prétendent également que les drones ne posent aucun problème –, envers et contre tous, ce qui me conduit à penser que c’est faux.

Lorsqu’on enquête pendant un an et demi, en consultant les experts du monde entier, il est un peu frustrant de voir les industriels français s’en tenir à une posture figée en affirmant qu’il ne peut y avoir le moindre problème.

Mme Laure Noualhat. Je précise que M. Repussard, qui nous a reçus à la fois durant la phase de repérage et durant la phase de tournage, avait entre-temps changé de casquette : n’étant plus patron de l’IRSN au moment de l’interview filmée, il a accepté de nous répondre de manière assez libre.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous sommes très intéressés par les études dont vous faites état.

M. Éric Guéret. Dans une étude datant de 1981, l’Argonne National Laboratory, qui dépend de la NRC américaine, a montré que les réacteurs nucléaires américains ne résisteraient pas à la chute d’un gros-porteur. Nous n’en parlons pas dans notre film, faute de place, mais nous mentionnons les stress-tests effectués en Belgique à la suite de l’accident de Fukushima, qui vont dans le même sens – avec une séquence faisant intervenir le député écologiste belge Jean-Marc Nollet. Enfin, M. Jacques Repussard fait référence aux études effectuées en France – ce qui, à mes yeux, constitue une forme d’aveu. Nous avons donc trois profils d’études disant la même chose.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Existe-t-il des études publiques portant sur la résistance des installations nucléaires ? Si je vous pose cette question, c’est que l’on nous oppose à nous aussi le secret au sujet de certains documents. Ainsi, il nous est impossible de consulter les plans des piscines, classés secret défense.

M. Éric Guéret. L’étude de l’Argonne National Laboratory est publique, de même que l’étude belge, montrée dans le film. Pour ce qui est des études citées par M. Repussard, vous pouvez l’auditionner si vous souhaitez qu’il vous en parle.

Mme Laure Noualhat. En dehors de celles que vient de citer Éric Guéret, vous aurez du mal à obtenir des études publiques indépendantes attestant de la vulnérabilité des installations nucléaires. Cela dit, peut-être vous serait-il possible de les consulter, éventuellement par l’intermédiaire d’experts, ce qui permettrait d’écarter le risque de divulgation d’informations destinées à rester secrètes.

L’étude de l’Argonne National Laboratory, réalisée en 1981 et publiée en 1982, commence à être ancienne. Cela dit, s’il existe aujourd’hui des avions gros-porteurs plus lourds, les enceintes de confinement, elles, n’ont pas évolué… ce qui fait que le risque n’a pas pu diminuer.

M. Éric Guéret. Le fait même qu’Areva ait fait doubler l’enceinte de l’EPR, afin qu’il résiste à une chute de gros-porteur, répond déjà aux questions que l’on peut se poser à ce sujet : cela prouve qu’aucune des installations antérieures ne résisterait.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Effectivement, et c’est également le cas pour la construction de la nouvelle piscine centrale.

Le titre de votre documentaire – Sécurité nucléaire : le grand mensonge – laisse entendre que vous considérez qu’il existerait une conspiration, un complot ou une alliance entre les acteurs du nucléaire, en vue de minimiser les dangers de cette industrie ?

M. Éric Guéret. Non, ce n’est pas ça. Le mensonge, pour nous, consiste à prétendre que le secret nous protège. Le terme choisi est peut-être un peu spectaculaire, mais la façon qu’ont les acteurs du nucléaire de présenter les choses constitue objectivement un mensonge.

Je ne crois pas à l’existence d’une conspiration entre ces acteurs dans le but de mentir à la population – ce serait d’ailleurs un acte militant que d’affirmer une telle chose, or nous ne sommes pas militants. En revanche, j’estime qu’il y a, dans le domaine du nucléaire, un vrai problème de structure. Cette industrie n’a plus les moyens d’assurer sa défense et M. Georges-Henri Mouton déclare lui-même que la situation financière d’EDF conduit l’IRSN à limiter ses exigences en matière de sécurité, à hauteur des moyens dont dispose actuellement l’électricien français. Selon lui, il en résulte que les choses ne progressent pas assez vite face à deux menaces particulières : les intrusions de commandos terroristes d’une part – une fragilité reconnue de longue date par M. Mouton et dont Greenpeace démontre régulièrement qu’elle persiste –, et la cybersécurité d’autre part.

Toujours selon le responsable des missions relevant de la défense à l’IRSN, les exploitants ne font pas spécialement preuve de mauvaise volonté : s’ils traînent un peu les pieds, c’est avant tout parce que les mesures qui leur sont demandées représentent un effort financier se situant un peu au-delà de ce qu’ils sont en mesure de supporter. Je le répète, il ne s’agit pas d’une conspiration, mais d’un vrai problème structurel.

Mme Laure Noualhat. Il n’y a pas d’alliance objective en vue de minimiser les dangers, mais une volonté objective de minimiser l’estimation des coûts.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Même s’il n’en est pas directement question dans votre documentaire, j’aimerais vous interroger au sujet du contrôle de la sécurité et de la sûreté des installations. Considérez-vous que les différentes autorités de contrôle disposent aujourd’hui des moyens de travailler correctement ? Cette question porte également sur l’ASN, qui ne dispose pas pour le moment de compétences en matière de sécurité, mais souhaite que ce soit le cas : pensez-vous que cette demande soit justifiée ? Enfin, estimez-vous que les autorités de contrôle disposent d’un pouvoir suffisant pour imposer des prescriptions aux opérateurs et en assurer le suivi ?

Mme Laure Noualhat. Cette question est à la fois compliquée et centrale.

Effectivement, l’ASN invoque le fait qu’elle n’est pas compétente en matière de sécurité pour refuser de répondre à nos questions dans le cadre du documentaire. Toutefois, on comprend difficilement comment l’ASN peut être tenue à l’écart des questions de sécurité, dès lors que celles-ci peuvent avoir un rapport avec l’existence de failles de sûreté – qui relèvent de sa compétence.

Il est évident que l’ASN travaille aussi avec les exploitants et les services de la défense afin de sécuriser les installations nucléaires. Les responsables de l’agence seraient mieux placés que nous pour répondre à ces questions, mais nous considérons pour notre part qu’elle devrait disposer d’une compétence élargie en matière de sécurité.

Pour ce qui est de savoir si l’ASN a les coudées franches pour imposer ses préconisations aux exploitants et en assurer le suivi, on peut se poser la même question au sujet de ce qui relève de la sûreté, et sans doute les décisions prises résultent-elles toujours d’un arbitrage effectué entre les impératifs techniques, les coûts et même la tendance du moment – qui, à la suite de Fukushima, a essentiellement consisté à fortifier le dispositif pour remédier aux failles de sûreté.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. L’un des moments les plus frappants de votre documentaire est constitué par la séquence relative au transport de plutonium de La Hague au site de Marcoule, dans le Gard, sur un trajet de près de 1 000 kilomètres. Certaines des personnes que nous avons déjà interrogées au sujet des risques que représente ce transport régulier de plutonium, l’une des matières radioactives les plus dangereuses, nous ont répondu que tout était parfaitement sécurisé et que les points de vulnérabilité situés sur le parcours – votre film montre l’un de ces points, constitué par un pont agricole surplombant la route empruntée par le convoi exceptionnel – étaient identifiés et faisaient l’objet de mesures de surveillance particulières. Lorsque vous avez filmé les militants de Greenpeace en différents points du parcours emprunté par les camions chargés de plutonium, avez-vous remarqué la présence de dispositifs de sécurité spécifiques à proximité des points de vulnérabilité ?

M. Éric Guéret. J’ai suivi deux fois le parcours des camions transportant du plutonium, mais seule l’une des deux séquences est montrée dans le film – je précise que l’une et l’autre ont été tournées avec la même facilité.

Pour ce qui est de la sécurisation des points de vulnérabilité situés sur le trajet des convois nucléaires, elle me paraît inexistante. Il y a dix ans, des personnels étaient postés sur ces points de vulnérabilité, notamment sur les ponts, mais cette mesure de sécurité a été abandonnée, et je ne sais pas par quoi elle a été remplacée. L’un des arguments utilisés par les acteurs du nucléaire, c’est qu’il y a autre chose que les dispositifs visibles ; si cela fait dix ans que j’entends dire cela, il m’est difficile d’y croire, surtout après avoir tourné ce film.

Nous avons filmé les camions à plusieurs reprises sur le même parcours, sans que les personnes chargées du convoyage et de la sécurité se rendent compte de grand-chose. Je sais qu’elles nous ont repérés sur le premier pont, mais cela a été la seule fois. J’ai doublé les camions deux fois, avant de les filmer dans une station-service où les véhicules se ravitaillaient en carburant. Au total, nous avons suivi les camions à deux voitures sur 400 kilomètres, et les avons filmés à cinq reprises sans nous faire repérer : aucun dispositif de sécurité n’a permis de détecter notre présence, ce qui constitue une vraie préoccupation. Peut-être y a-t-il ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, mais en l’occurrence, c’est nous qui n’avons pas été vus !

J’ai filmé une séquence à partir d’un pont surplombant la route empruntée par le convoi, et qui n’est pas facilement accessible : or, on trouve des points de fragilité de ce genre tout au long du trajet – j’ai même envisagé, à un moment donné, de tourner une séquence où nous les aurions comptés.

Il ne faut pas perdre de vue que la partie la plus dangereuse du trajet est constituée par les 80 premiers kilomètres au départ de La Hague, sur lesquels le convoi emprunte toujours la même route. Il existe ensuite quatre itinéraires possibles, en principe classés secret défense, mais que nous montrons dans le film, puisque tout le monde les connaît. Cela fait dix ans que Greenpeace dénonce ces transports : la première fois, des membres de l’association ont même bloqué un camion de plutonium à Chalon-sur-Saône. Malheureusement, aucune amélioration n’a été apportée au dispositif en dix ans : les transports cessent parfois pendant quelque temps, mais finissent toujours par reprendre, et le seul changement notable dans l’organisation des transports, c’est qu’il y a désormais un départ tous les lundis à dix heures du matin. Alors qu’il y avait autrefois une petite incertitude sur le fait qu’un convoyage allait avoir lieu prochainement ou pas – pour se renseigner sur ce point, il suffisait d’aller vérifier si l’escorte de gendarmerie était stationnée à l’hôtel Ibis du coin –, le nouveau protocole a rendu les choses encore plus prévisibles !

Le choix structurel consistant à produire de la matière radioactive dans la Manche et à la transformer à l’autre bout de la France, dans le Gard, constitue une véritable impasse, car cela nécessitera toujours de faire circuler des camions à travers tout le pays : s’il fallait cesser de faire circuler ces camions, il faudrait aussi fermer l’usine de La Hague. J’insiste sur le caractère extrêmement dangereux des 80 premiers kilomètres, qui ne peuvent s’effectuer que sur une seule route, traversant des villages. On ne montre pas tout dans le film, mais il serait très simple, pour une personne ayant de mauvaises intentions, de se poster dans l’une des innombrables maisons situées le long de cette route, et d’attendre le passage des camions, qui se fait sensiblement à la même heure toutes les semaines. Franchement, on a beau nous dire qu’il existe des dispositifs de sécurité restant secrets, je ne vois vraiment pas ce qui pourrait empêcher des terroristes de se poster en embuscade sur le trajet des camions : j’aurais moi-même pu le faire sans problème si j’avais été malveillant. Pour moi, les exploitants sont vraiment dans une impasse sur ce point-là.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. J’aimerais savoir si, après la diffusion de votre documentaire, vous avez été contactés par des exploitants ou par des autorités de sûreté ou de sécurité afin de vous poser des questions et éventuellement de vous demander quelles conclusions vous tirez de vos constatations. En d’autres termes, l’alerte que vous entendiez lancer a-t-elle été suivie d’effet ?

Mme Laure Noualhat. Absolument pas.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Votre documentaire évoque également la vulnérabilité des piscines de refroidissement, soulignée par Greenpeace. Peu de temps après sa diffusion a été faite l’annonce d’un projet de piscine bunkérisée sur le site de Belleville-sur-Loire, dans le Cher. Selon vous, une telle annonce est-elle de nature à répondre à la problématique de la saturation des piscines existantes, que vous avez évoquée précédemment ?

Mme Laure Noualhat. La question du sort des combustibles usés est préoccupante. Plusieurs pays dans le monde, notamment l’Allemagne et les États-Unis, ont opté pour une technique alternative, celle du château de stockage à sec, réputée plus sécurisante que la piscine de refroidissement. Évidemment, il faut du temps pour refroidir les combustibles usés, mais ceux-ci peuvent ensuite être stockés sur place, à côté des centrales d’où ils proviennent, ce qui fait qu’aucun transport n’est nécessaire. Ces dispositifs de stockage, bunkérisés et nécessitant beaucoup moins de maintenance que les piscines de refroidissement, semblent constituer une solution plus adaptée au stockage des déchets.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Les déchets doivent tout de même passer par une piscine de refroidissement avant de rejoindre ces dispositifs de stockage à sec ?

Mme Laure Noualhat. Effectivement, mais ce qui pose problème, c’est le choix fait en France d’envoyer les combustibles refroidis à La Hague, où ils font l’objet d’un retraitement ; l’uranium retraité part ensuite à l’usine de Pierrelatte, dans le Drôme, et le plutonium à Marcoule, dans le Gard, pour fabriquer du MOx. Cela implique des processus industriels complexes, mais aussi une multitude de sites et de transports pour faire circuler les matières en tous sens. Il serait beaucoup plus simple de refroidir les combustibles usés et de les stocker à sec, sur le site de chaque centrale.

M. Éric Guéret. Il faut bien comprendre qu’il existe deux sortes de piscines.

Accolée à chaque réacteur, la piscine de désactivation sert à accueillir un tiers du cœur du réacteur tous les quatre ans, afin qu’il refroidisse et qu’on puisse ensuite en faire autre chose. En principe, on n’y trouve que très peu de combustible – jusqu’à un cœur entier de réacteur, mais pas plus.

Au bout de quelques années, quand le combustible est assez refroidi, il peut être stocké dans un dry cask, ou château à sec, qui est une sorte de conteneur situé sur le site de la centrale. Bunkérisé, ce conteneur résiste très bien aux attentats et constitue donc une très bonne solution, aussi bien en termes de sécurité qu’en termes de coûts – c’est pourquoi cette solution est amenée à se développer dans les années à venir.

L’autre solution, qui est la plus utilisée en France, car elle résulte du choix fait par notre pays de retraiter les déchets à La Hague, implique de transporter les combustibles de toutes les centrales vers La Hague, puis de les stocker avant qu’ils ne soient retraités. Cela nous oblige à disposer d’un grand nombre de piscines, parfois de très grande taille. La Hague, équipée de piscines gigantesques, est ainsi devenue l’endroit concentrant le plus de radioactivité au monde – ce qui est la conséquence logique du choix industriel qui a été fait. La question qui se pose actuellement, avant de construire une nouvelle piscine bunkérisée dans le centre de la France, consiste à déterminer comment s’organiser pour vider au plus vite la piscine de La Hague, qui représente un danger inégalé en France : d’une part, elle n’est même pas pourvue d’un toit, d’autre part – cela, nous ne l’avons pas montré dans le film –, elle pourrait être atteinte par un tir de lance-roquettes effectué depuis la route voisine, qui aurait pour conséquence de la vider partiellement de son eau.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Sur quels documents vous basez-vous pour dire cela ?

M. Éric Guéret. Sur les plans de la piscine tels qu’ils apparaissent sur Google Earth. D’autre part, une interview que nous n’avons pas fait figurer dans le film permet d’établir que la piscine n’est pas entièrement enterrée : elle dépasse des deux tiers, ce qui fait que si elle était éventrée au niveau du sol par un tir de lance-roquettes, elle ne pourrait plus contenir qu’un tiers de son eau : une partie du combustible se trouverait donc au sec.

Je le répète, avant de construire une nouvelle piscine, il faudrait déjà qu’Orano sache comment bunkériser les piscines de La Hague et mettre en sécurité les combustibles qui s’y trouvent.

Mme Bérangère Abba. Je vous avoue que je suis un peu frustrée, car vous avez très peu abordé la question de la gestion des déchets et du projet du Centre industriel de stockage géologique (Cigéo) dans votre dernier documentaire. Pouvez-vous nous faire part de votre avis sur cette question, ainsi que sur l’option d’une gestion en subsurface sur site ?

M. Anthony Cellier. On voit bien, en regardant votre documentaire, à quel point la notion de secret est importante dans le domaine du nucléaire. Comme l’a dit Mme la rapporteure, ce secret est parfois opposé à notre commission elle-même. Je profite donc de l’occasion qui m’est offerte d’évoquer ce point pour demander officiellement à M. le président et à Mme la rapporteure de faire le nécessaire pour que des représentants de cette commission reçoivent l’habilitation secret défense et puissent ainsi enquêter de manière plus approfondie – à défaut, je crains que nous ne finissions par tourner en rond.

Ma question est en rapport avec la demande que je viens de formuler. Si, demain, des représentants de la Nation, habilités secret défense et pouvant de ce fait accéder aux informations qui leur sont nécessaires pour prendre position, rendaient un rapport sur la question du nucléaire, pourriez-vous concevoir qu’ils gardent secrètes les informations contenues dans leur rapport ?

M. Éric Guéret. Le secret d’un industriel et celui de la représentation nationale ne sont pas au même niveau. Si vous aviez accès à tous les documents, si vous pouviez visiter les sites, si les personnes à qui vous posez des questions vous répondaient vraiment et si vous pouviez entendre les représentants des autorités nucléaires internationales – bref, si vous pouviez vous livrer au même travail que celui que nous avons effectué pendant deux ans, mais en obtenant, grâce à votre statut, toutes les réponses qui nous ont été refusées –, nous en serions les premiers ravis !

Nous concevons d’ailleurs la nécessité de garder certains points secrets pour la sécurité et, pour nous, le problème ne se situe pas à ce niveau. Le problème, c’est que le choix du nucléaire n’a pas été fait par les citoyens – il leur a été imposé par les politiques et les experts – et qu’ils ne sont pas en mesure de se prononcer sur l’acceptation des risques que comporte ce choix, ne disposant pas des informations nécessaires pour cela. Quand nous luttons pour l’information, nous luttons en fait pour la démocratie, pour le droit des citoyens à se déterminer en conscience sur le choix du nucléaire.

C’est seulement en disant aux Français qu’il y a telle ou telle probabilité qu’un attentat ou un accident se produise, et en leur décrivant précisément les conséquences qui en résulteraient, qu’on leur permet véritablement de prendre position. En d’autres termes, nous ne demandons pas que tout soit dit, mais tout de même suffisamment pour que chacun puisse se faire une idée et choisir en conscience.

M. le président Paul Christophe. C’est exactement l’objet de cette commission : faire en sorte que les élus qui auront des choix à faire demain, par exemple lors des débats sur la programmation pluriannuelle de l’énergie, puissent le faire en toute connaissance de cause. Cette commission d’enquête ne s’interdit aucune question en matière de sûreté et de sécurité. Nous avons demandé certaines habilitations pour avoir accès à d’autres documents, et nous tenons certaines auditions à huis clos, non pour cacher des choses, mais parce que certaines informations relèvent du secret et que nous avons besoin d’éléments tangibles et précis pour prendre position.

Notre rapport ne doit pas souffrir d’incertitudes nées du manque de réponses, ou de blocages, sinon nous ne prendrons pas position et nous le ferons savoir. L’objet de cette commission d’enquête est de comparer les éléments de réponse tangibles, pas simplement des ressentis. C’est pourquoi lorsque vous rapportez des propos d’experts, nous avons besoin de savoir de qui il s’agit, à quels rapports vous faites mention, pour les consulter et les comparer avec les autres données que nous pouvons avoir.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous pouvons en effet auditionner à huis clos des personnes qui ne peuvent révéler publiquement leur identité par crainte de représailles, en protégeant leur identité.

Pour nous, c’est une question essentielle pour le fonctionnement même de notre démocratie. Nous, parlementaires, législateurs, sommes amenés à voter des lois telles que la loi de transition énergétique, donc à faire des choix. Il n’est pas possible de faire ces choix au doigt mouillé, sans avoir les éléments d’appréciation utiles. Nous espérons que cette commission d’enquête contribuera à faire évoluer les choses de ce point de vue.

Mme Laure Noualhat. Pour répondre à Mme Abba, je suis désolée qu’elle soit frustrée que nous ne traitions pas davantage des déchets nucléaires. Nous avons réalisé un film sur ce sujet en 2008. Le débat du jour pose la question du choix de la filière : cycle ouvert ou cycle fermé. Avec l’usine de retraitement, il a été décidé de séparer l’uranium de retraitement, de produire du plutonium et ses actinides majeurs, qui devront être envoyés à Cigéo. Ce choix a été fait en 1991, vous connaissez cette histoire mieux que nous.

Lors du tournage de notre film, il y a dix ans, la solution qui apparaissait la plus sûre et la plus économe était le château à sec, sur site. La centralisation des déchets n’est pas forcément une bonne chose, la métaphore de l’enfouissement définitif non plus, et peu importe la structure dans laquelle on enfouit. Et quel système politique peut garantir que nous aurons encore les financements dans deux cents ans pour gérer ce genre de site, qui impose une surveillance ? Nous en étions arrivés à la conclusion que la meilleure solution était la conservation sur place, dans un château à sec, en attendant une meilleure solution technique. Des recherches sont menées sur ce point.

M. Éric Guéret. Pour notre documentaire Déchets, le cauchemar du nucléaire, nous sommes descendus avec Laure dans le laboratoire Cigéo pour y interroger les ingénieurs. C’était passionnant d’y être et de le voir. Les ingénieurs nous ont dit que, très rapidement, tous les conteneurs allaient se dissoudre et être fondus dans l’argile. Les produits vont commencer à migrer dans la bulle d’argile et, selon les calculs, les nucléides n’arriveront pas à la surface avant deux cent mille ans. Mais de toute manière, nous ne serons pas là pour le savoir. Deux cent mille ans, ce sont dix mille générations. Aujourd’hui, l’électricité que nous consommons engage dix mille générations pour gérer nos déchets. Hubert Reeves, lorsque nous l’avons rencontré, s’inquiétait de savoir, si les Égyptiens avaient utilisé l’énergie nucléaire il y a quatre mille ans, qui gérerait leurs déchets aujourd’hui ? Et nous ne parlons pas de quatre mille ans, mais de deux cent mille !

Les échelles de temps sont irréelles, comment gérer la mémoire sur deux cent mille ans ? Qui va aller creuser, comment faire ? Faut-il installer un cimetière, pour que personne ne creuse jamais ? Faut-il ne rien dire pour ne pas susciter de curiosité ? Évidemment, en deux cent mille ans, les technologies vont évoluer, et les gens vont tomber sur ces déchets. La solution la plus sage est d’arrêter de produire des déchets de très haute activité, donc d’arrêter la filière du retraitement, et de gérer le stockage des déchets à côté des centrales, en surface, en les gardant à portée de main.

M. Jimmy Pahun. Est-il possible d’intercepter les avions depuis d’autres points de départ, par exemple la base de Lanvéoc ou d’autres bases militaires ?

Le ministre de la transition énergétique souhaite que nous allions rapidement vers un mix énergétique « 50-50 ». Croyez-vous que ce soit techniquement réalisable dans les deux générations qui viennent ?

M. Claude de Ganay. Vous avez fait d’autres films sur le sujet. Êtes-vous freelance, ou travaillez-vous pour un organisme particulier ?

Mme Laure Noualhat. J’ai travaillé pendant quinze ans à Libération. Actuellement, j’ai le statut d’intermittente du spectacle, je suis journaliste freelance, sans rattachement.

M. Éric Guéret. Je suis documentariste. Je n’ai pas une formation de journaliste, mais plutôt de cinéaste, et je travaille pour France 2, France 3, Canal Plus. Nous travaillons sur les missions que nous nous donnons, nous avons la chance de choisir nos sujets. C’est un luxe dans ce métier, et nous en profitons pour faire ce genre de films.

Avec Laure, nous avons fait deux films sur le nucléaire, j’en ai fait un troisième, mais j’évite de me spécialiser, ainsi je peux arriver en étant moins identifié.

Mme Laure Noualhat. Pour répondre à la question du mix énergétique, ce n’est pas qu’une volonté du ministre, c’est une disposition de la loi de transition énergétique. Atteindre cet objectif le plus rapidement possible serait le mieux. Mais, malheureusement, ce n’est pas possible tout de suite. Pour que ce soit réalisable, il faut le vouloir, et ce sont des politiques qui s’engagent sur des décennies. En Suisse, les politiques énergétiques ont été lancées il y a quarante ans. Il faut dépoussiérer nos imaginaires à propos de l’approvisionnement énergétique en France.

Qu’il s’agisse des autorités, ou des gens qui travaillent dans les cabinets, toujours issues du corps des mines pour lequel le nucléaire constituait l’alpha et l’oméga, personne n’a jamais vraiment travaillé sur des scénarios réalistes. De nombreux scénarios sont proposés, il ne nous revient pas de dire lesquels sont réalisables. Cette transformation est probablement possible, à condition de la vouloir. Elle engage une révolution des pensées et des modes de fonctionnement.

M. Éric Guéret. Il existe une forme de déni sur la transition énergétique, puisque nous sommes objectivement en train de sortir du nucléaire en France, mais on ne le dit pas, et on ne s’organise pas pour le faire. Combien de temps s’est écoulé depuis la fabrication du dernier réacteur ? Nous mettrons peut-être en marche l’EPR, mais ce qui est sûr, c’est que nous fabriquons beaucoup moins de réacteurs qu’il ne faudra en arrêter, à moins de prolonger leur durée de vie dans des proportions non acceptables.

Donc objectivement, aujourd’hui, nous sommes en train de sortir du nucléaire, nous allons devoir le faire. Mais la majorité précédente a voté la transition énergétique sans rien faire pour la mettre en œuvre. Il semblerait que ce gouvernement soit en train de le faire, mais, lors du quinquennat précédent, on a annoncé la fermeture d’une centrale qui n’a finalement pas été fermée, et il n’y a pas eu de plan établi pour savoir comment les énergies alternatives allaient monter en puissance. Si nous mettons tellement de temps à organiser notre sortie du nucléaire, c’est parce que nous sommes prisonniers d’une idéologie qui refuse d’accepter que l’on ait besoin d’en sortir.

À propos des avions, la carte que nous montrons est secret-défense, mais nous l’avons trouvée. Nous l’avons montrée au vice-amiral Mouton, qui nous a dit qu’effectivement, c’était la carte ; nous avons interprété cela comme une forme de validation. Cette carte montre que quatre bases en France sont prévues pour réaliser des interceptions sur un avion qui sortirait de sa trajectoire, dans un délai de quinze minutes maximum.

Malheureusement, l’affaire du pilote de Germanwings montre que les avions arrivent trop tard. Dans ce cas, les chasseurs avaient été prévenus et ils ont décollé tout de suite, mais ils sont arrivés après le crash. Et l’avion s’est écrasé à sept minutes de Cadarache et à sept minutes de Cruas, dans un triangle entre plusieurs sites nucléaires. Donc, ce système de défense a ses limites, il faut espérer qu’il sera efficace en cas de réel problème, mais aujourd’hui, il n’est pas prouvé que le système des patrouilles opérationnelles mis en place en France soit efficace. Il n’a pas été efficace lors du crash de Germanwings et, selon le Livre blanc de la commission post-Fukushima, les avions arrivent en général après l’événement.

Quant aux missiles sol-air, il nous a été dit que l’armée en avait besoin et qu’on ne pouvait pas en mettre partout. Des batteries de missiles ont été mises en place après le 11 septembre, entre autres sous l’impulsion de M. Mycle Schneider, que vous allez auditionner. Il pourra vous raconter très bien cette histoire : les missiles ont été mis en place autour de La Hague après les attentats du 11 septembre. Il semblerait qu’un bras de fer entre Areva et le ministère de la défense s’en soit suivi autour d’un problème d’image, l’image du site de La Hague étant trop militarisée. Finalement, les missiles ont été déplacés dans l’arsenal de Cherbourg, et aujourd’hui ils ont été complètement retirés. Il n’y a donc plus de missiles sol-air autour des sites nucléaires français aujourd’hui. Ils pourraient être redéployés, mais on nous a dit que l’armée en avait besoin.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Dans votre documentaire, vous évoquez un brouillard artificiel, mis au point en Allemagne. Savez-vous s’il fonctionne ? Est-ce que cela pourrait être une option, dans la mesure où l’on peut s’interroger sur la résistance des réacteurs ou des piscines des centrales aux chutes d’avion, où les missiles sol-air coûtent trop cher et où nous ne sommes pas sûrs que les avions arrivent à temps ? Un dispositif de ce type pourrait-il être utile ? Avez-vous des informations quant à son coût ?

Mme Laure Noualhat. Nous devons protéger nos sources, et respecter le confidentiel défense du système de sécurité allemand. Je vous invite à prendre contact avec le ministre de l’environnement du Land de Bade-Würtemberg, M. Franz Untersteller, qui vous donnera les éléments de réponse. D’après ce que l’on nous a dit, ce système est en place sur différents sites, dont un qui est probablement à l’arrêt aujourd’hui et un autre, dans le Bade-Wurtemberg, où le système est paraît-il fonctionnel. Mais objectivement, que penser d’un système qui ne fait que brouiller une cible immobile ? Une cible fixe, brouillée, reste au même endroit. Aujourd’hui, on ne navigue plus à vue en avion, et même un drone, si vous lui donnez des coordonnées GPS, peut s’y rendre malgré le brouillard. Une cible fixe ne peut pas être protégée par un système de brouillage. Objectivement, cela ne semble pas protéger grand-chose, le site reste sous le brouillard.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Avez-vous travaillé sur la question de la sous-traitance et des vulnérabilités en matière de sécurité dues à la rotation des effectifs, avec tous les risques induit : radicalisation, passage à l’acte comme pour l’accident de la Germanwings, ou encore la possibilité d’introduire des clés USB ?

Mme Laure Noualhat. Le principal problème lié à la sous-traitance dont nous ayons eu connaissance a eu lieu en Belgique, sur la thématique de la cybersécurité. Electrabel a dû faire appel à l’entreprise Honeywell, qui a des sous-traitants en Inde, pour s’occuper de la sécurisation des accès sur les sites, les systèmes d’informatisation de badges. D’après ce qui nous a été dit par le député belge Jean-Marc Nollet, que je vous invite à auditionner, des éléments des plans d’accès aux centrales belges se sont retrouvés aux mains d’un sous-traitant de la compagnie Honeywell, en Inde.

M. Éric Guéret. En Belgique, ils ont aussi connu des cas de radicalisation. Avec la sous-traitance, il est beaucoup plus difficile de scanner tout le personnel. La sous-traitance, et cela semble logique, est une fragilité supplémentaire, d’autant que l’on confie en général aux sous-traitants les travaux les plus dangereux, les moins bien rémunérés, que personne ne veut faire. Le système de la sous-traitance ne touche pas que le nucléaire, il existe dans beaucoup d’industries. Par rapport au travail et par rapport à la sécurité, il faudrait réduire au minimum la sous-traitance. Dans une industrie comme le nucléaire, la généralisation de la sous-traitance au point que nous voyons aujourd’hui n’est pas très compréhensible.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Au regard des différents travaux journalistiques que vous avez faits – nous ne vous demandons pas un avis d’experts –, vous semble-t-il que certaines installations soient plus exposées que d’autres à des risques en matière de sécurité ? Si oui, lesquelles ?

M. Éric Guéret. Au sommet du palmarès, on trouve évidemment La Hague. Elle représente la plus importante concentration de radioactivité au monde, sa piscine de combustible n’a pas de toit, et n’a pas vraiment de murs. C’est un site énorme, et une intrusion à La Hague aurait des conséquences catastrophiques. De par la concentration et la structure même des bâtiments, construits à une époque où le risque terroriste n’était pas pris en considération, La Hague reste évidemment le principal point de fragilité en France.

Ensuite viennent tous les réacteurs dont les piscines de désactivation sont exposées à un tir de lance-roquettes depuis la voie publique. Il suffit de prendre un plan, de regarder où est le mur de la piscine sur Google, de calculer la distance entre la route et le mur de la piscine pour chaque centrale française, et vous dresserez la liste des centrales les plus vulnérables. Ce sont celles où n’importe quel djihadiste avec un RPG-7 à charge creuse – une des armes les plus vendues au marché noir, d’une précision supérieure à 95 % à 100 mètres – peut toucher directement le mur de la piscine depuis la route. Quand j’ai filmé le feu d’artifice que Greenpeace a fait à Cattenom, j’étais sur la route, de l’autre côté du grillage, en face de la piscine. Si j’avais été malveillant et si j’avais voulu atteindre la piscine, je n’avais même pas besoin d’accompagner les activistes de Greenpeace. La piscine est devant la route, à une distance accessible.

Toutes ces centrales accessibles depuis la voie publique représentent une grosse faille de sécurité. Il faudrait sécuriser l’ensemble des accès aux centrales, il n’est pas normal que toutes ces voies soient accessibles au public. Il faudrait aussi sécuriser tous les accès autour. Lors de l’action des militants de Greenpeace que j’ai filmée, il s’est passé huit minutes entre le moment où ils ont posé l’échelle sur la clôture de sécurité et celui où ils sont arrivés au pied de la piscine, avant que les forces de l’ordre n’interviennent. Les intrus sont détectés lorsqu’ils posent une échelle sur la clôture, mais s’il y a déjà une atteinte à la piscine, c’est trop tard. Personne ne doit pouvoir poser une échelle sur une clôture dans la structure des centrales actuelles. Il faudrait nettoyer l’ensemble des périmètres, ou prévoir des périmètres plus grands. Aujourd’hui, il est sûr que les piscines de combustible sont trop facilement accessibles par la route ou par des intrusions, elles devraient être sécurisées.

Mme Laure Noualhat. Il y a aussi tout un aspect du nucléaire civil que nous n’abordons pas, ce sont les matières et les sources radioactives. L’ensemble des colis qui circulent sur les routes de France représentent une vulnérabilité globale, ils vont soit dans les industries, soit dans les services médicaux, soit dans les services de radiologie et de traitement du cancer. Cette partie du nucléaire civil concerne 400 000 colis par an, et il faut également mettre en place une surveillance.

Mme Bérangère Abba. Avez-vous connaissance du fait que les ONG aient prévenu de leur intrusion imminente sur les sites que vous avez filmés ?

M. Éric Guéret. Je sais qu’ils ne l’ont pas fait avant d’entrer sur le site. Vous imaginez bien que si Greenpeace appelait EDF pour prévenir qu’ils vont venir prendre le café au pied de la piscine, le peloton spécialisé de protection de la Gendarmerie (PSPG) n’arriverait pas après les militants. C’est peut-être ce que raconte EDF, mais ça ne peut pas être vrai.

Il est sûr est que pour des problèmes de sécurité, je pense qu’ils préviennent quand les militants sont sur le site, pour limiter les risques. Mais ils ne préviennent pas avant. Et si le PSPG n’avait pas été prévenu, peut-être auraient-ils mis beaucoup plus de neuf minutes à arriver ?

Non, les ONG ne préviennent pas, c’est aussi quelque chose que nous avons entendu dans les médias, mais ce n’est pas ce que nous avons vu sur place. Ce n’est pas vrai.

M. Anthony Cellier. Ne craigniez-vous pas que le principal accident susceptible de survenir dans ce contexte soit un dérapage, et que les choses finissent mal pour un des représentants de ces ONG ?

Je pose systématiquement la question, car sous le couvert de mettre en avant des failles de sécurité, certains s’exposent à un risque réel, face à d’autres personnes qui sont là pour assurer la sécurité d’un site nucléaire.

M. Éric Guéret. Les militants le font en conscience, et en connaissance de cause. Lorsque nous avons fait le film sur les transports, en 2004, un militant est passé sous un train car il s’était attaché aux rails. Ce n’était pas un militant de Greenpeace, il s’agissait d’une autre association.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Ce n’était pas un militant très expérimenté !

M. Éric Guéret. C’est vrai, j’ai bien dit que ce n’était pas un militant de Greenpeace. Ce que je crains surtout, c’est que ce ne soient pas huit militants de Greenpeace qui passent le grillage, mais huit djihadistes rompus au combat en Syrie. En ce cas, les gendarmes ne descendent pas de la voiture, la piscine serait vidée aujourd’hui, personne ne pourrait s’en approcher et nous ferions face à un accident nucléaire très grave.

M. Anthony Cellier. Vous dites que vous craignez que les gendarmes ne descendent pas de leur véhicule. Qu’entendez-vous par là ? Vous pensez que les forces de gendarmerie en place ne seraient pas opérationnelles face à une attaque terroriste ?

M. Éric Guéret. Je pense, d’après ce que j’ai vu, que, si à la place des huit jeunes militants de Greenpeace qui sont entrés dans la centrale de Cattenom, vous mettez huit combattants lourdement armés, les deux gendarmes que nous avons vu arriver seuls en voiture seraient face à un danger bien plus important, et je pense, à partir de ce que j’ai pu observer, qu’ils ne gagneraient pas.

M. le président Paul Christophe. Nous ne devons pas trop nous attarder sur cet événement précis, dans la mesure où nous ne pouvons interférer avec une enquête en cours. Mais il est toujours possible de répondre en termes généraux.

M. Éric Guéret. J’étais devant, je vous dis juste ce que j’ai vu. J’ai vu des jeunes qui marchaient, qui étaient précis, qui se sont posés pour allumer un feu d’artifice. Ce n’étaient pas huit djihadistes.

Mme Laure Noualhat. Je voudrais saluer l’approche française. Lorsque ce sont des militants qui pénètrent sur des sites, on ne tire pas directement sur l’intrus ! Aux États-Unis, sur le site Y-12 à Oak Ridge, où se trouve de l’uranium hautement enrichi de qualité militaire, trois militants pacifistes sont entrés. Il s’agissait d’une nonne de plus de quatre-vingt-deux ans et de militants dans la soixantaine, qui ont été emprisonnés pendant plusieurs années. Ils ont été sommés de s’en aller, il n’y a pas eu de tirs, mais la réponse a été radicale, sans égard pour leur fonction, leur qualité, leur intention d’alerter l’opinion, ils sont partis pour trois, quatre ou cinq ans en prison. Les approches sont donc différentes d’un pays à l’autre.

M. le président Paul Christophe. Je voudrais revenir sur l’expression de personnes « lourdement armées ». Pensez-vous que sur le territoire national, il soit possible de trouver des lance-roquettes RPG ou de les importer facilement ?

M. Éric Guéret. Les frères Kouachi avaient un RPG-7 sur le siège arrière de la voiture. Au marché noir, la kalachnikov et le RPG sont des armes très faciles à trouver. Le RPG est utilisé dans l’attaque de fourgons blindés, c’est une arme redoutablement efficace et redoutablement facile à trouver. Il y a plusieurs modèles, l’original russe, des copies, mais il est aisé de s’en procurer. C’est à mon avis le principal risque posé aux piscines.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Sachant qu’il existe plusieurs types de RPG. Certains pénètrent profondément, d’autres pas. De ce que nous savons, les plus efficaces, qui peuvent percer 1,5 mètre de béton, ne sont pas trouvables sur le territoire national. Et ce n’est pas ce qui était sur le siège des frères Kouachi.

M. Éric Guéret. Il y a plusieurs types de charge. L’arme reste la même, c’est un tuyau lance-roquettes. Si l’on ne trouve pas de charges creuses capables de percer 1,6 mètre de béton, comme c’est vendu dans la documentation, alors tant mieux. Pourvu que ça dure. Mais ce type d’armes reste le plus grand danger pour les piscines. Vous parliez de l’ASN et de l’IRSN, et du rapport entre sûreté et sécurité. Nous touchons à la même chose : les bâtiments ont été pensés pour les accidents – la sûreté – mais jamais pour la sécurité. Donc effectivement, si enfin quelqu’un pensait en même temps, lors de la conception des bâtiments, à l’accident et au risque terroriste, ce serait mieux. Mais nous avons cinquante ans de retard. Aujourd’hui, ces cinquante ans de retard sont doublés par le RPG, qui est l’arme la plus vendue dans le monde après la kalachnikov.

Si certains affirment qu’il n’y a pas de charges creuses à vendre en France sur le marché noir, c’est tant mieux, c’est une très bonne nouvelle. Mais cela fait quand même reposer la sécurité sur de la chance.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Dernière question, à propos du floutage. Vous nous dites que vous pouvez repérer quels sont les lieux dangereux grâce à ce que vous voyez sur Google Maps. Certains sites dangereux sont floutés, d’autres pas. Selon vous, faut-il tous les flouter ?

M. Éric Guéret. Avant de venir, je suis allé voir sur Google le site de La Hague, et j’en ai vu les moindres détails. Rien n’a changé. Il y a évidemment une faille énorme, qui touche au problème des drones. Aujourd’hui, on peut commander des pièces en Chine pour fabriquer soi-même, hors de tout contrôle, un drone capable de porter plusieurs dizaines de kilogrammes. Avec un système de guidage couplé à Google Maps, il est possible de le faire arriver automatiquement sur une certaine coordonnée GPS. C’est déjà une fragilité énorme. Le monde va beaucoup plus vite que la défense, la technologie va beaucoup plus vite.

Si, en plus de cela, vous permettez aux personnes d’aller cliquer sur la piscine de La Hague pour en avoir les coordonnées, nous allons encore bien au-delà. Avant de créer des brouillards artificiels, on pourrait commencer par flouter les sites pour qu’on ne puisse pas aller reconnaître les coordonnées.

En Belgique, nous sommes allés voler en hélicoptère autour de la piscine de Tihange, qui se situe pile dans l’axe de la piste de décollage de l’aéroport de Liège. Nous le montrons dans le film, c’est tout de même incroyable du point de vue de l’ingénierie ! Pour préparer ce vol en hélicoptère, je suis allé voir la centrale de Tihange sur internet et j’ai cliqué sur la piscine pour avoir les coordonnées. D’autant que tout est public, nous n’avons soudoyé personne : toutes les informations que nous avons trouvées sont publiques. Et il en va de même de toutes les piscines des sites nucléaires français. Effectivement, en termes de sécurité, c’est pour moi inacceptable. Mais je ne sais pas pourquoi les choses restent ainsi.

Mme Bérangère Abba. Parmi les sujets abordés, y a-t-il d’autres points de vigilance sur lesquels vous souhaiteriez nous alerter ?

Mme Laure Noualhat. Je voudrais apporter un complément sur la question des drones. L’Agence nationale de la recherche (ANR) a lancé un projet flash après les survols de drones de tous les sites nucléaires en 2014. Trois lauréats ont proposé trois solutions différentes. Dans le cadre du film, nous sommes allés filmer une des solutions possibles ; je crois que c’était le projet Boréades de CS Systèmes, qui fonctionne avec un fusil à ondes électromagnétiques et un radar. D’après nos informations au moment du tournage, EDF ne s’était doté d’aucun des systèmes de protection et de neutralisation mis au point lors de l’appel d’offres. Lors de la pénétration du site de Cattenom par les militants de Greenpeace, un drone filmait le fameux feu d’artifice. Cela signifie qu’un drone a pu survoler le site, et soit le système mis en place est inefficace, soit il est inexistant. La question des drones représente donc l’un des points de vigilance majeur.

L’autre point de vigilance est la cybersécurité. Nous l’avons peu abordée dans le film, car c’est très difficile à filmer, et je pense que le sujet mérite un film à part entière, pour que nous prenions le temps de déplier les choses, les enjeux, la technologie, et d’expliciter vraiment les systèmes. Il est possible de l’expliquer, mais pas en trois minutes.

Nous avons essayé de prendre contact avec de nombreuses personnes qui travaillent dans le secteur de la cybersécurité et tous ont tourné les talons dès qu’on leur a parlé du sujet du film. Il y a très peu de lanceurs d’alerte en cybersécurité, de white hats, qui ne travaillent pas déjà avec les agences gouvernementales pour déjà préparer et anticiper des attaques. Travaillant avec ces agences sur ces sites sensibles, ils n’ont pas souhaité nous aider. Mais il est vrai que la cybersécurité, d’après le vice-amiral Mouton, connaît des failles et des faiblesses, qu’il faut améliorer les choses. EDF a beaucoup renforcé son service de cybersécurité, en investissant beaucoup d’argent. On doit souhaiter que ce soit suffisant. Mais la réponse qui nous est faite est que ces systèmes sont toujours fermés, en air gap, et différents hackers nous ont dit que penser cela fait automatiquement retomber la vigilance. Le cas du virus Stuxnet en Iran prouve que même dans les systèmes fermés, il y a toujours une faille quelque part, la première d’entre elles étant le facteur humain.

M. le président Paul Christophe. Vous avez donc le sujet de votre prochain film…

Mme Laure Noualhat. Aidez-nous à convaincre Arte !

M. le président Paul Christophe. Il me reste à vous remercier de votre disponibilité.


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18.   Audition de M. Mycle Schneider, consultant international (22 mars 2018)

M. le président Paul Christophe. Nous accueillons M. Mycle Schneider, consultant international dans les domaines de l’énergie et de la politique nucléaire.

Monsieur Schneider, vous êtes membre du Panel international des matières fissiles, basé à l’Université de Princeton, aux États-Unis. Vous avez reçu le Right Livelihood Award en 1997 pour votre « énergie à alerter le monde sur les dangers sans précédent du plutonium pour la vie humaine ».

Vous avez conseillé plusieurs cabinets ministériels ainsi que divers organismes tels que la Commission européenne, le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), l’UNESCO, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), Greenpeace ou encore le Worlds Wildlife Fund (WWF).

Dernièrement, vous avez collaboré au documentaire « Sécurité nucléaire : le grand mensonge », dont nous venons de recevoir les réalisateurs.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative aux commissions d’enquête, je vous demande de prêter le serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Mycle Schneider prête serment.)

Je vais maintenant vous donner la parole pour un exposé liminaire que je vous propose de limiter à une quinzaine de minutes. Mme la rapporteure vous posera une première série de questions, suivie par les autres membres de la commission d’enquête.

M. Mycle Schneider. Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames, messieurs les députés, je vous remercie pour cette invitation. Afin de comprendre la crise systémique actuelle du secteur nucléaire en France et de tenter de trouver des stratégies correctives, j’ai cru utile de commencer par présenter un panorama historique et international d’événements précurseurs, l’affaire Creusot Forge n’étant pas la première de ce type.

J’ai sélectionné une douzaine d’affaires ou d’incidents survenus ces trente dernières années, dont les leçons ne semblent pas avoir été tirées. De cette liste que je vous transmettrai, je retiendrai quatre cas qui montrent que les problèmes de contrôle-qualité et d’activités illicites dans le secteur ne datent pas d’hier et n’ont jamais été résolus.

Je commenterai ensuite les effets que le 11 septembre, et ses développements ultérieurs, ainsi que l’accident de Fukushima, le 11 mars 2011, ont eus sur la sûreté et la sécurité nucléaires.

L’affaire Transnuklear a éclaté il y a une trentaine d’années. Elle impliquait la compagnie du même nom, dont un tiers était alors détenu par la société française Transnucléaire. 24 millions de marks allemands – une somme considérable à l’époque – ont été versés en pots-de-vin pour couvrir un vaste trafic de déchets nucléaires en provenance de plusieurs pays européens vers le site belge de Mol, notamment. Cette affaire, qui a conduit à deux suicides qualifiés de suspects, n’a jamais été élucidée, malgré des commissions d’enquête parlementaires au Landtag de Hesse, au Bundestag, à la Chambre des représentants belge et au Parlement européen, commission pour laquelle j’ai travaillé à temps plein comme conseiller.

En 1998, dans le cadre d’une enquête pour la télévision allemande, j’ai révélé l’affaire dite des transports contaminés. Pendant une quinzaine d’années, Transnucléaire, la Compagnie générale des matières nucléaires (COGEMA) – son propriétaire unique depuis l’affaire Transnuclear – et son client EDF ont dissimulé la contamination massive des conteneurs des camions de transport de combustibles. Celle-ci a dépassé plusieurs centaines de fois, et jusqu’à plus de trois mille fois, les limites réglementaires. La direction de la sûreté des installations nucléaires (DSIN) et l’Institut de protection et de sûreté nucléaire (IPSN) – aujourd’hui l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et l’IRSN – ont eu connaissance du problème au moins un an avant que l’affaire n’éclate, mais elles n’ont ni informé leur ministre de tutelle ni appliqué de quelconques pénalités. Il existait bel et bien une alliance entre les deux acteurs.

En 2000 sort l’affaire de la Compagnie européenne du zirconium (CEZUS). Environ 900 000 tubes de combustibles ont été examinés avec une machine de contrôle-qualité défectueuse. Avant que les clients n’en aient été informés, 90 % de ces tubes ont été chargés dans 49 réacteurs en France et dans un nombre inconnu de réacteurs à l’étranger.

Enfin, une gigantesque affaire de corruption a éclaté en 2015 au Brésil, autour de la construction du réacteur Angra 3, un chantier sous contrat avec Areva. Des dizaines de personnes ont été condamnées pour corruption et le patron du nucléaire brésilien a écopé d’une peine de quarante-trois ans de prison.

Quels enseignements faut-il tirer de ces affaires, nombreuses, qui mettent en cause la sécurité, et surtout la sûreté ?

Ces irrégularités ne se produisent pas uniquement en France – l’affaire Creusot Forge n’est pas un exemple isolé –, le phénomène est international.

La fréquence et la gravité des actes illicites dans le secteur nucléaire sont étonnamment élevées.

Les problèmes de type Creusot Forge ne sont pas récents et se poursuivent.

Les irrégularités et les fraudes sont souvent liées au contrôle-qualité.

Certaines affaires illustrent l’échec total de l’ensemble de la chaîne de contrôle, du fabricant jusqu’au contrôleur, sur de longues périodes.

Les problèmes sont systémiques et demandent des réponses systémiques.

Les autorités de sûreté et leurs appuis techniques sont des composantes du problème.

Enfin, les responsables politiques n’ont pas tiré les leçons du passé.

Les événements du 11-Septembre ont profondément modifié la perception de la problématique. Jusque-là, l’acceptabilité du risque était basée sur des probabilités calculées. Une équation primait : un large potentiel de dangers multiplié par une infime probabilité d’accidents = le risque acceptable.

Ainsi, la probabilité d’une chute d’un avion gros porteur sur des installations nucléaires a été calculée comme étant suffisamment faible pour ne pas être prise en compte dans le dimensionnement. En décembre 2001, j’écrivais dans un papier présenté lors d’un colloque organisé par le député Pierre Lellouche à l’Assemblée nationale : « Le 11 septembre 2001, le monde a perdu le facteur rassurant de la faible probabilité. La probabilité des actes de sabotage et dattaque terroriste ne se calcule pas daprès quelques formules mathématiques. Désormais, nous sommes condamnés à gérer le potentiel de danger des sites et activités et agir pour minimiser leur vulnérabilité à des attaques potentielles. »

Depuis, Fukushima a montré les limites de l’approche probabiliste, même en dehors d’actes délibérés. D’où l’importance, désormais, de gérer le potentiel de danger.

À ma connaissance, aucune action ciblée n’a été appliquée depuis 2001 en France pour réduire les inventaires radiotoxiques, donc le potentiel de danger en cas d’accident ou d’actes de malveillance. À en croire les images diffusées récemment sur Arte, rien, ou presque, n’a été fait sur la vulnérabilité des installations.

La situation a même empiré. À La Hague, l’inventaire de tous les types de matières radiotoxiques a considérablement augmenté depuis 2001. L’ASN a autorisé que la capacité de stockage des combustibles irradiés soit augmentée.

Quels sont les effets du contexte industriel mondial sur la sûreté et la sécurité ? La « renaissance » du nucléaire, une formule que vous avez sûrement entendue, n’a pas eu lieu. En fait, l’accident de Fukushima a accéléré le déclin. Tous les maxima historiques, relevés par le World Nuclear Industry Status Report, ont été atteints depuis longtemps : le nombre de réacteurs en construction dans le monde a atteint son pic en 1979, celui des réacteurs mis en chantier en 1976. Il y en avait alors 44 ; l’année dernière, ils étaient 4.

Les connexions aux réseaux mondiaux de nouvelles capacités nucléaires sont aujourd’hui insignifiantes – 3 GW en 2017 –, et le taux de renouvellement dans le nucléaire est largement inférieur au minimum indispensable pour assurer sa survie.

Cela a des conséquences directes sur la sûreté et la sécurité. Des erreurs de prévision grossières – la reprise au Japon a été surestimée, tout comme les ventes de réacteurs EPR ou le nombre de nouveaux clients pour La Hague – ont conduit à des pertes importantes d’exploitation, à des coupes dans les effectifs et à des incidents, comme celui qui s’est produit à l’usine de retraitement des déchets de haute activité de La Hague.

La motivation des jeunes pour choisir la filière nucléaire s’en ressent. Les plus brillants vont aujourd’hui ailleurs, car ils ne voient pas d’avenir dans le domaine. Il faut agir et changer d’approche sur cette question aiguë, car nous faisons face à des besoins de renouvellement en personnels très importants.

Le vieillissement du parc mondial conduit à une augmentation des coûts de production, à une réduction des marges et à une baisse spectaculaire de la productivité, avec un très mauvais facteur de charge en France, alors qu’en parallèle les technologies d’énergie renouvelable se développent.

Autant de facteurs qui augmentent la pression quant aux économies à réaliser. Il est difficile de juger où se trouve la limite entre une gestion plus efficace et le début d’une dégradation de la sûreté et de la sécurité.

J’ai formulé treize propositions ; je vous en soumettrai trois qui concernent directement l’Assemblée nationale.

La première est de mettre en place deux groupes d’experts ad hoc, pluralistes et internationaux, sous l’égide de l’Assemblée nationale : le premier groupe aurait pour tâche de préparer une réforme en profondeur de la gouvernance de la sûreté et de la sécurité nucléaire en France ; le deuxième serait chargé d’explorer de nouvelles pistes pour l’avenir des entités CEA, EDF et Orano – orientation stratégique, activités centrales, etc. – et de leur organisation – structure du capital, gouvernance des entreprises.

La deuxième est de renforcer la compétence des députés et de leurs équipes. Pardonnez-moi d’être aussi franc, mais il y a un problème de compétence à l’Assemblée. Savez-vous combien de personnes travaillent à plein-temps sur les questions de l’énergie et du nucléaire au Palais Bourbon ? J’imagine qu’il n’y en a pas – ce qui est mauvais. Il faut créer l’équivalent du Congressional Research Service (CRS) du Congrès américain, dont un département est explicitement consacré aux secteurs énergie et nucléaire. Le CRS emploie 400 chercheurs, analystes, avocats. Cette force de travail est mise à la disposition des parlementaires, ce qui est essentiel pour les débats et le développement des législations.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Les propositions que vous venez de faire sont importantes et rejoignent d’ailleurs des réflexions que nous menons plus largement à l’Assemblée nationale, dans le cadre de la réforme des institutions. Nous sommes précisément en train de réfléchir à la question de l’expertise et vos réflexions pourront alimenter notre travail.

Il nous a été dit, lors de précédentes auditions, que trouver des experts indépendants était chose assez difficile, pour des raisons que vous avez en partie explicitées. De moins en moins de personnes sont compétentes dans ce domaine. Comment alors parvenir à créer ces groupes d’experts ? Par quelles politiques publiques peut-on faire émerger ces compétences ?

M. Mycle Schneider. Je dis toujours qu’il faut chercher en France, et que si l’on ne trouve pas, il faut aller chercher ailleurs. C’est la raison pour laquelle j’insiste sur ce point : les groupes doivent être à la fois pluralistes et internationaux.

Ailleurs, la société civile a mis en place des mécanismes permettant de faire émerger des experts indépendants. Aux États-Unis, l’expertise indépendante se renforce grâce à des ONG de très haut niveau, financées par des fondations privées, avec des budgets de plusieurs centaines de millions de dollars ; des services entiers sont dédiés aux questions de l’énergie et du nucléaire. En Allemagne, on observe le développement de think tanks, d’Öko-Institute, qui peuvent employer jusqu’à 200 personnes dans des départements dédiés.

Peut-être les chercheurs du CNRS pourraient-ils être sollicités, ainsi qu’Yves Marignac, que vous avez d’ailleurs auditionné et que je considère comme le meilleur expert français à l’heure actuelle ? Mais il faudrait aussi faire appel à des experts étrangers.

La création de compétences, cela ne se fait pas du jour au lendemain. Ce n’est pas en installant un groupe de travail que vous ferez émerger une compétence structurelle. Il faut aussi en finir avec cette exclusivité donnée aux écoles d’ingénieurs dans la formation aux techniques et aux sciences du nucléaire. Pourquoi n’enseigne-t-on pas ces matières à l’université ? C’est pour moi un grand mystère. C’est aussi parce qu’il est nécessaire de faire émerger une compétence extérieure aux entreprises du secteur qu’il faut réorienter la formation.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous jugez sévèrement le problème systémique, qui se révèle dans les irrégularités, notamment, du contrôle-qualité. Vous avez dit que les autorités de sûreté et de sécurité étaient une composante du problème. Cela signifie-t-il, en creux, que l’ASN et l’IRSN ne remplissent pas correctement leur fonction ? Dans ce cas, que pourrions-nous faire pour que ces autorités disposent de suffisamment de moyens et d’autorité pour faire respecter leur volonté et sortir de ce système ?

M. Mycle Schneider. Si j’ai évoqué une alliance, c’était dans le cadre de certaines affaires. Cela ne signifie pas que l’ASN fasse systématiquement alliance avec les exploitants. Je le dis : sans l’ASN, il n’y a aucune solution.

Pour autant, les problèmes existent. Pour moi, les feux sont passés au rouge avec l’affaire du casse-siphon, à Cattenom. En 2012, il est apparu que cet élément, essentiel pour la sûreté des piscines de refroidissement, n’avait pas été installé. Ce n’est pas qu’il ne fonctionnait pas, qu’il était défectueux ou que la maintenance avait été mal faite… tout simplement, le casse-siphon n’existait pas ! C’est le signe, selon moi, que l’ensemble de la chaîne de responsabilités – fabricant, installateur, exploitant, autorité de sûreté et son appui technique – a échoué. Il est impensable qu’un tel dispositif n’ait pas même été installé !

J’ai donc contacté l’ASN à ce sujet, mais c’est le service des relations publiques qui m’a répondu. Mes questions n’ont pas été prises au sérieux. La réaction de l’Autorité n’a pas été à la hauteur de ce que cet événement aurait justifié. Cela s’est passé en 2012, mais je ne suis pas certain que vous en ayez entendu parler avant qu’Yves Marignac ne le mentionne lors de son audition.

Par la suite, l’affaire de Creusot Forge – dont on ne connaît pas encore toutes les implications puisque tous les dossiers n’ont pas été analysés – a montré que le système avait mal fonctionné pendant une cinquantaine d’années.

La façon dont les affaires se recoupent est inquiétante. Ainsi, les problèmes de Creusot Forge existaient déjà quand ont éclaté l’affaire Transnuklear, puis celle des transports contaminés. Mais cette dernière était déjà en cours lorsque l’on a découvert les malversations à Transnuklear… Ces recoupements montrent que le problème, loin d’être occasionnel, est systémique. C’est un problème de fond, un problème de responsabilité.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. L’objet de l’ASN, autorité indépendante, était justement de traiter de ces questions. Depuis sa création, d’autres problèmes sont survenus. Comment faire pour que l’ASN remplisse ses obligations de la manière la plus efficace possible ?

Pensez-vous que les irrégularités qui ont été mises à jour ces dernières années – les casse-siphon, la cuve et le couvercle de l’EPR – mettent sérieusement en péril la sûreté de nos installations ?

M. Mycle Schneider. À l’ASN, il existe des niveaux très différents, qu’il faut encore analyser. Je ne prétends pas arriver dans une audition parlementaire avec les solutions pour l’ensemble du système. Les moyens dévolus à l’ASN sont clairement insuffisants, notamment en capacité de travail ; on le voit notamment aux retards de planning, considérables et qui s’accumulent, qu’il s’agisse des visites décennales ou des inspections.

Par ailleurs, les industriels n’entreprennent pas forcément les actions imposées par l’ASN. Je pense au conditionnement des boues de moyenne activité à La Hague, qui pose un réel problème de sûreté. C’est un dossier que je connais depuis trente ans. Il est intéressant de comparer ce qui avait été planifié dans les années 1980 pour la reprise et le conditionnement des déchets et ce qui a été effectivement réalisé depuis. Au-delà des moyens financiers ou humains insuffisants, on peut se demander si les moyens de coercition dont dispose l’ASN sont adéquats.

L’affaire des transports contaminés – que l’ASN de l’époque avait banalisée en parlant, pour une contamination supérieure de plusieurs milliers de fois à la réglementation, d’un problème de propreté –, il n’y a eu aucune conséquence pour les industriels ou les acteurs impliqués ! Alors que je m’en étonnais auprès de l’Agence, je me suis entendu répondre que ceux-ci avaient été assez punis par l’attention portée par les médias à cette affaire. Je ne suis pas sûr que ce soit là la façon la plus adaptée de mettre fin à une violation de la réglementation…

Mme Barbara Pompili, rapporteure. L’ASN demande que ses compétences soient étendues, notamment en matière de sécurité « passive », afin que l’on puisse intégrer dans la conception des installations les risques d’attentats ou d’actes malveillants – des risques dont on ne doit plus, selon vous, calculer la probabilité. Pensez-vous qu’il serait intéressant qu’une autorité se dote de compétences à la fois dans la sûreté et dans la sécurité ?

M. Mycle Schneider. C’est souvent le cas dans les autres pays, même si l’organisation et la structure des services diffèrent. Aux États-Unis, la Nuclear Regulatory Commission (NRC) gère aussi les questions de sécurité au niveau central ; en Allemagne, les services de sûreté et de sécurité sont intégrés, au niveau du Länd comme au niveau fédéral. Il existe au Bundesministerium für Umwelt, Naturschutz und Reaktorsicherheit (BMU), le ministère de l’environnement allemand, responsable de la sûreté nucléaire, un service chargé de la sécurité. Par ailleurs, les groupes de travail, dont la composition est confidentielle, impliquent tous les acteurs, dont les services de renseignement, la police et d’autres services de l’État. Il serait profitable d’analyser l’organisation des services dans les autres pays. Pour répondre à votre question, il me semblerait logique que l’ASN intègre ces deux services.

Mme Émilie Cariou. Monsieur, vous avez évoqué le problème de main-d’œuvre et le fait que les étudiants soient moins nombreux à choisir la filière nucléaire, par manque de perspectives. Lors d’une audition de l’ASN par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) sur le démantèlement des centrales, il a été dit que la main-d’œuvre allait manquer pour réaliser les travaux en toute sécurité. A-t-on recensé les besoins en main-d’œuvre, à tous les niveaux de compétences – techniciens, ingénieurs, chercheurs – et a-t-on une idée du calendrier ?

Mme Bérangère Abba. Je souhaiterais connaître votre opinion sur la question des déchets radioactifs et sur les différentes options envisageables.

M. Mycle Schneider. En 2009, nous avons effectué une analyse très fouillée de la question des compétences à l’occasion de la publication de The World Nuclear Industry Status Report, commandé par le gouvernement allemand, et qui portait en partie sur les questions économiques.

Il était déjà clair à l’époque que la France connaîtrait une période extrêmement problématique. Nous avions montré que le secteur allait faire face, jusqu’en 2016, à un pic des besoins en remplacement des départs à la retraite – de l’ordre de 60 %, par exemple, à EDF. EDF et Areva ont alors procédé à de très nombreuses embauches. Mais le démantèlement d’Areva est venu bouleverser nos analyses ; beaucoup de personnes ont été licenciées depuis et je n’ai pas de vue actualisée de la situation.

Il ne suffit pas que des jeunes entrent dans les filières nucléaires, il faut aussi qu’ils y restent. Le déficit de motivation n’existe pas seulement à l’entrée des études : des jeunes formés quittent la filière après quelques mois d’exercice et se dirigent vers d’autres secteurs.

Cela tient en partie à la façon dont nous envisageons cette filière. Tout se passe comme s’il fallait, pour motiver les jeunes, continuer de vanter l’avenir radieux du nucléaire, évoquer des ventes d’EPR dans le monde entier, à rebours de la réalité. Il faut plutôt s’attacher à redéfinir ce que sera l’avenir dans le secteur : ainsi, il est évident que la gestion des déchets, le démantèlement et le nettoyage des sites jouissent de perspectives sur plusieurs siècles. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la sécurité de l’emploi est extraordinaire dans le nucléaire !

Il faut être clair lorsque l’on s’adresse aux jeunes : on ne cherche pas les personnes qui construiront dix réacteurs en Arabie Saoudite ou en Inde. Et si un ou deux projets voyaient le jour, cela ne réglerait pas pour autant le problème en France.

Si l’EPR de Flamanville a été commandé, ce n’était pas pour produire de l’électricité, il y avait une surcapacité, mais exclusivement pour maintenir la compétence. Flamanville 3 était certes un projet de démonstration – le vieux dogme selon lequel vous ne pouvez vendre ce que vous ne faites pas chez vous – mais le réacteur a surtout été construit pour éviter une rupture dans les compétences et les rehausser. Malheureusement, ce que le projet a démontré, c’est l’incompétence…

La nature de la motivation doit changer. Pourquoi faudrait-il être fanatique, adepte de l’Église du nucléaire et de ses croyances pour travailler dans la filière ? C’est une chose que je n’ai jamais comprise ! Il y a, dans le nucléaire, une science fascinante à l’œuvre, beaucoup de travail et de responsabilités – et cela sans que l’on ait à construire dix réacteurs dans la prochaine décennie.

S’agissant des déchets, ce sont les mines qui produisent les plus grands volumes – plusieurs dizaines de millions de tonnes de mètres cubes en France. Les options, pour de tels volumes, sont restreintes. Un groupe de travail a effectué une étude, intéressante à plus d’un titre.

Concernant la prise en charge des déchets de moyenne et de haute activité, ma position a toujours été très simple : j’estime que les connaissances scientifiques et techniques actuelles ne sont pas suffisantes pour décider pour l’éternité. Quelle que soit la solution retenue, elle doit être intermédiaire. Peut-être parviendra-t-on un jour à la conclusion que le stockage géologique est la meilleure des options, je ne l’exclus pas. Mais il est certain, aujourd’hui, que les éléments ne sont pas rassemblés.

De plus, les projets étrangers montrent qu’une telle option est prématurée. En Allemagne, des galeries de la mine de sel désaffectée d’Asse se sont effondrées, provoquant un désastre : il faut désormais retirer les fûts, pour un coût astronomique, sans savoir où les entreposer puisqu’il n’existe pas d’autres sites autorisés. Aux États-Unis, le Waste Isolation Pilot Plant (WIPP), un centre de stockage de déchets plutonifères en couche profonde, a connu un incendie en 2014, causé par l’introduction non maîtrisée de certaines matières. De plus, l’intérêt du sous-sol a changé de nature en très peu de temps et le WIPP, qui forme un carré avec différents niveaux d’accès, se trouve désormais entièrement délimité par des forages de pétrole de schiste.

Que faire alors ? Soit un entreposage en subsurfaçique, soit une bunkérisation, sous différentes formes. Le projet allemand qui consiste à creuser un tunnel sous une colline est une option très intéressante : une bunkérisation naturelle, très facile d’accès, très facile à contrôler et à placer sous monitoring pour détecter les fuites. Je n’ai pas de religion, mais j’estime qu’il ne faut pas choisir une solution définitive.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous avez mentionné tout à l’heure les nombreuses irrégularités qui ont été signalées et identifiées. Or, l’ASN a quand même donné son autorisation à la mise en service de la cuve du réacteur de l’EPR de Flamanville. Considérez-vous que les irrégularités les plus graves soient de nature à remettre en cause la sûreté de nos installations nucléaires en France ?

M. Mycle Schneider. Il y a incontestablement une réduction de la marge de sûreté et de sécurité des installations en France. Personne ne se mettra jamais d’accord sur l’évaluation de cette marge mais on est très clairement entré dans une phase d’acceptation de cette réduction de la marge, ce qui m’inquiète beaucoup. Cette acceptation a plusieurs origines. En ce qui concerne la cuve de l’EPR, l’ASN a accepté un dispositif qu’il est interdit de casser, mais qui ne correspond pas aux spécifications techniques et qui réduit la marge de sûreté de l’installation. Ce n’est qu’un cas de figure parmi d’autres et, pour moi, le grand problème réside dans l’accumulation de ces cas de figure. Certaines installations sont vieillissantes. De nouveaux problèmes de sécurité se posent – les drones en sont un exemple. D’ailleurs, on parle toujours des drones comme étant susceptibles de transporter des explosifs mais ils peuvent aussi siphonner des informations pour les communiquer. Citons aussi les problèmes génériques récents des diesels et les problèmes de digues de la centrale du Tricastin. La logique des défenseurs de l’enfouissement en profondeur consiste à dire que le problème des casse-siphon manquants n’est pas grave parce qu’il y a d’autres systèmes qui permettent de pallier ce manque, mais lorsque les problèmes se combinent, que des diesels ne fonctionnent pas et qu’une coupure de courant externe fait qu’il n’y a plus d’électricité sur un site, un grand nombre d’options en profondeur ne sont plus opérationnelles. Il faut toujours être prudent et dire les choses comme elles sont sans exagérer. Je ne saurais donc parler de dangerosité dans le sens généralisé du terme mais il me paraît clair qu’on est dans une phase de baisse significative des marges de sûreté et de sécurité.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Beaucoup de voix s’élèvent pour pointer la vulnérabilité des piscines d’entreposage de combustibles, car elles font aussi partie des installations qui ont été construites sans qu’ait été envisagé le risque terroriste. Faudrait-il substituer à ces piscines un entreposage à sec, comme cela se fait dans d’autres pays, même si on a obligatoirement besoin de piscines au début pour refroidir le combustible irradié ?

M. Mycle Schneider. La réponse est clairement oui. L’évaluation comparée des piscines et du stockage à sec ne fait aucun doute sur le plan international. Les situations varient d’un pays à l’autre. En Allemagne, par exemple, sept réacteurs restent en fonctionnement dont six sont des réacteurs pressurisés et ont leur piscine à l’intérieur de l’enceinte de confinement. Il y a donc une piscine mais elle est protégée de façon complètement différente des piscines françaises. Il reste par ailleurs un réacteur à eau bouillante qui a sa piscine à l’extérieur. Aux États-Unis, environ 60 % des combustibles sont toujours dans des piscines mais il y a une forte accélération du stockage à sec et des transferts massifs des piscines vers cet entreposage à sec.

Areva, maintenant Orano, est d’ailleurs un des grands, si ce n’est le plus grand, fournisseurs de conteneurs de stockage à sec aux États-Unis. C’est donc un secteur dynamique. Lors d’une présentation récente, Areva a affirmé qu’à partir d’un an seulement désormais, on peut mettre les combustibles dans des conteneurs. Cette durée serait d’un à quatre ans selon le type de conteneurs et le type de combustibles. À Fukushima, le plus grand potentiel de danger résidait dans la piscine du réacteur n° 4 – réacteur qui n’était pas en fonctionnement. L’ancien Premier ministre japonais Naoto Kan a toujours souligné son étonnement à cet égard, croyant qu’un réacteur à l’arrêt ne pouvait être que sûr. Le problème était justement que le cœur du réacteur était dans la piscine, située entre le quatrième et le cinquième étage du bâtiment qui a été endommagé de façon très violente. On craignait donc que l’ensemble du bâtiment s’écroule et, avec lui, la piscine, ce qui aurait entraîné une perte de refroidissement. Or, le grand problème est qu’il y auto-inflammation à partir d’une certaine température, sans qu’il y ait besoin d’apport thermique, et donc libération quasi-totale des substances radioactives. L’ancien Premier ministre japonais s’est ainsi retrouvé face à un scénario d’évacuation de dix millions de personnes, y compris depuis la région de Tokyo. Avec des collègues de l’université de Princeton, nous avons refait des modélisations et découvert que la catastrophe aurait pu concerner non pas 10 millions mais jusqu’à 35 millions de personnes, selon les conditions climatiques.

M. le président Paul Christophe. À vous entendre, le stockage à sec serait la panacée. J’imagine que le combustible qui est mis en stockage à sec doit quand même être refroidi, ce qui suppose qu’il y ait dans l’unité de stockage un échange d’air chaud et d’air froid et donc une alimentation électrique. Si le stockage s’était fait à sec à Fukushima, n’y aurait-il pas eu plus de dommages ? On peut en effet supposer que dans ce cas-là aussi, l’alimentation électrique aurait été défaillante.

D’autre part, vous nous dites que l’enfouissement sur un temps long n’offre pas forcément de garanties. Pensez-vous qu’un stockage à sec pendant la même durée offrirait les mêmes garanties qu’un stockage en profondeur ? Je pense notamment à la résistance du béton dans le temps ainsi qu’à la fragilité du dispositif face à des agressions extérieures ou aux éléments naturels.

M. Mycle Schneider. La caractéristique principale du stockage à sec, même s’il existe différents systèmes, est qu’il permet un refroidissement passif par circulation d’air, ne nécessitant justement pas d’électricité. Sur le site de Fukushima, il y avait une petite unité de stockage à sec, dont je pourrais vous montrer des photos avant et après l’accident : vous verrez que cela n’a pas bougé du tout puisqu’on voit seulement quelques algues sur les conteneurs. Il est donc évident et indiscutable que le stockage à sec est plus sûr.

M. le président Paul Christophe. Comment la circulation d’air se fait-elle ?

M. Mycle Schneider. Le système de stockage à sec le plus utilisé est celui de conteneurs de métal, le refroidissement s’opérant avec de longues aiguilles, par convection naturelle. Les ailettes étant très longues, elles sont extrêmement compliquées à nettoyer.

La deuxième caractéristique majeure du stockage à sec est qu’il est un pas vers la dédensification. Il permet donc de réduire la quantité de radiotoxicité à un endroit donné. Je ne dis pas qu’il soit impossible de percer les conteneurs de stockage à sec avec certaines armes mais même si c’était possible, ce ne serait qu’un conteneur et on ne parlerait pas, comme à La Hague, de 2 000 tonnes de combustible dans une seule piscine. Pour vous donner une idée des ordres de grandeur, le scénario catastrophe à Fukushima concernait 135 tonnes de combustible. À La Hague, il y en a 10 000 tonnes.

S’agissant de la durée de stockage, tout dépend du système et notamment s’il s’agit de béton ou de métal. On parle en général de durées situées entre 50 et 100 ans.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Si, aujourd’hui en France, l’entreposage en piscine est généralisé, c’est parce que les combustibles sont susceptibles d’être retraités à La Hague. Le retraitement serait-il impossible en cas d’entreposage à sec ?

M. Mycle Schneider. Absolument pas. On a utilisé le retraitement comme argument supplémentaire pour considérer comme absurde d’investir dans des systèmes de stockage sur site si c’était pour transporter les combustibles à La Hague, mais vous pouvez théoriquement sortir les combustibles d’un stockage à sec pour les mettre dans un bain d’acide et procéder à leur retraitement.

Cependant, la question de l’avenir du retraitement doit désormais être posée car cette activité entraîne toute une série de problèmes. Le retraitement a été décidé dans les années 1950 pour des raisons militaires. Ensuite, on a commencé à faire du retraitement dit civil ou mixte en 1966 à La Hague, pour une génération de réacteurs de type Superphénix qui n’ont jamais vraiment vu le jour. Le Superphénix comme surgénérateur fut un désastre technique et financier et son démantèlement coûte des milliards alors qu’il a très peu servi. Avec le groupe de Princeton, nous avons fait un bilan mondial de la situation du retraitement, qui établit que ce dernier ne se justifie plus aujourd’hui. Il avait été justifié pour produire une substance, le plutonium, censée remplacer l’uranium mais, aujourd’hui, le prix de l’uranium est tellement bas que les sociétés qui le vendent ont du mal à vivre.

Il n’y a donc aucune incitation à utiliser le plutonium. Depuis 1995, d’ailleurs, le plutonium et l’uranium retraités ont une valeur zéro dans le bilan d’EDF. On nous dit que c’est une matière première très énergétique – ce qui est vrai – sauf que l’utiliser coûte si cher que sa valeur comptable est nulle. De fait, sur le marché international, la valeur du plutonium est négative : il faut payer l’acquéreur – je ne parle pas d’Al-Qaida (Sourires) – pour qu’il vous en débarrasse. Ainsi, les Pays-Bas ont payé EDF pour que l’entreprise leur prenne du plutonium.

Aujourd’hui, les installations de La Hague étant en fin de vie, est-il vraiment raisonnable d’investir 700 millions d’euros dans de nouveaux évaporateurs, sachant que ce n’est pas la seule chose qu’il faille remplacer ? Est-ce raisonnable alors que le seul client de La Hague est EDF ? Il n’y a plus de client étranger, alors qu’au début ces installations avaient été financées à environ 40 % par des compagnies électriques étrangères. Il faut choisir. L’exploitant EDF aurait-il des problèmes financiers ? A-t-on les moyens de faire des économies tout en augmentant le niveau de sûreté et de sécurité de façon très importante ? Cette option doit enfin être discutée – elle aurait déjà dû l’être – en laissant la réponse ouverte car on prétend consulter les gens tout en sachant qu’on va continuer à faire ce qu’on veut de toute façon. J’espère vraiment que cette commission d’enquête est le début d’un changement fondamental de gouvernance dans ce domaine.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. On sait très bien que le retraitement est aussi pensé en vue de commencer à mettre en place une nouvelle génération de centrales. Que pensez-vous de cette hypothèse ?

Vous avez soulevé la question très intéressante des coûts mais peut-être avez-vous eu accès à des travaux ou en avez-vous réalisé vous-même sur les dépenses nécessaires pour parvenir à un niveau de sûreté optimal.

M. Mycle Schneider. Pourriez-vous préciser votre question ?

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous allons, dans le cadre de cette commission d’enquête, nous demander ce que sont une sûreté et une sécurité acceptables et si nous sommes aujourd’hui au niveau. Ce que vous nous dites montre qu’il y a des marges de progression. Pouvez-vous nous dire quels seraient les investissements à faire pour y arriver et si leur coût a été évalué ?

M. Mycle Schneider. Une commission d’enquête de l’Assemblée nationale a voulu m’auditionner il y a quatre ans sur l’avenir de la nouvelle génération de réacteurs. J’ai alors répondu que pour moi, la question n’était pas à l’ordre du jour. Parler de nouvelles générations, c’est parler à l’horizon de vingt, trente ou quarante ans, ce qui ne m’intéresse pas car il faut trouver des solutions énergétiques dans les vingt ans qui viennent. Toutes les nouvelles générations de réacteurs ne seront pas disponibles quand il le faudra. Le facteur temps est pour moi absolument capital. Rappelez-vous que c’est l’accident de Tchernobyl, en 1986, qui a stimulé le développement de la troisième génération. Trente-deux ans plus tard, pas un seul réacteur de cette nouvelle génération n’est en service quelque part dans le monde, ce qui est tout à fait normal.

Prétendre aujourd’hui qu’on pourra passer de la deuxième à la quatrième génération, comme l’envisagent certains industriels, est démenti par l’histoire, à l’échelle de temps qui nous intéresse. Pourquoi accepter les problèmes de sûreté que pose le vieillissement d’installations comme celles de La Hague sans parler du vieillissement des réacteurs à 900 mégawatts qui utilisent aujourd’hui le plutonium, ainsi que les problèmes de sécurité pour une supposée option dans trente ans – des réacteurs dont personne ne sait s’ils viendront ? Il suffit de regarder la révolution énergétique en cours sur le plan international pour dire que la probabilité que ces nouveaux réacteurs voient le jour tend vers zéro. Aux États-Unis, le coût de fonctionnement des réacteurs nucléaires est en moyenne, en 2015, de l’ordre de 35 dollars par mégawattheure – dans une gamme de coût extrêmement large, allant de 28 à plus de 60 dollars – tandis que les premières centrales solaires apparaissent à des coûts inférieurs à 30 dollars le mégawattheure, tout inclus – le stockage ayant un coût de 45 dollars le mégawattheure. Tandis que le coût du nucléaire augmente en permanence, celui des autres systèmes de production d’énergie baisse en permanence. Dès lors, la probabilité que l’on entre dans une autre génération de réacteurs tend selon moi vers zéro. Il me paraît problématique d’accepter tous les coûts et tous les problèmes de sûreté et de sécurité que pose une option dont la probabilité qu’elle soit retenue tend vers zéro.

Concernant les coûts de la sûreté et de la sécurité, nous pourrons sans problème vous fournir une bibliographie d’études qui ont notamment été faites aux États-Unis sur le coût du retraitement par rapport au coût de stockage direct et sur le coût de sortie des combustibles des piscines de La Hague.

Mme Isabelle Rauch. Vous avez eu des mots très forts, parlant notamment d’irrégularités et de fraude. Selon vous, le plus grand risque est-il humain ou matériel ?

M. Anthony Cellier. Dans le cadre d’un accident, qu’il soit d’origine naturelle ou malveillante, on a bien compris que le plus important était d’avoir de l’eau et de l’électricité. Sur le plan opérationnel, la réponse d’EDF, dont nous avons auditionné un représentant la semaine dernière, est de mettre en place la Force d’action rapide nucléaire (FARN). Comment évaluez-vous cette réponse ?

M. Mycle Schneider. Je refuse catégoriquement de répondre à la question du risque humain ou matériel. On n’en sait rien car c’est toujours un mélange des deux. Une défaillance matérielle peut être le signe que les contrôleurs ou les fabricants n’ont pas fait leur travail correctement. Elle implique toujours un facteur humain. Le plus dangereux est d’entrer dans un processus de dégradation des deux facteurs. Je pense qu’on est dans une situation dangereuse en France parce qu’il y a à la fois vieillissement des installations et baisse du moral des troupes. Dans des installations à haut risque, on veut des employés heureux. Il n’est pas bon que la crise entraîne des grèves, que des fuites de documents montrent que les employés des centrales travaillent en sous-effectifs et que les conditions de travail soient inacceptables au point d’être jugées telles par les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT).

Il y a une dégradation des conditions de travail qui influence le facteur humain et dans le même temps, on a commencé il y a une quinzaine d’années à serrer les boulons sur le plan économique, notamment chez EDF. Le premier plan Roussely visait à économiser 30 % sur l’ensemble de l’entreprise : imaginez ce qui se passe dans une entreprise quand son président affiche pareille cible. On a commencé à économiser partout au point qu’il a fallu, dans certaines situations, remonter des pompes avec de vieux joints parce qu’on n’en avait pas de nouveaux en stock. La réduction des stocks faisait en effet partie des mesures adoptées qui ont posé problème. Il y a un an et demi, il y a eu à La Hague une fuite au niveau de l’alimentation du verre dans l’installation de vitrification des déchets de haute activité. Les conteneurs ne contenaient donc pas assez de verre mais on n’a pas arrêté l’installation pour autant car une pression économique s’est exercée pour continuer la production. Cela doit nous alarmer.

Il ne fait aucun doute que l’eau et l’électricité sont les deux éléments clefs de sécurisation d’une installation. Il y a ce qu’on appelle le noyau dur, installation bunkérisée même en cas de panne ou de tremblement de terre pour gérer l’électricité et l’alimentation en eau. Soit dit entre nous, lorsque j’ai interrogé mes collègues en Allemagne, ils m’ont répondu que les mesures qui sont prises dans le cadre du grand carénage l’avaient déjà été d’emblée ou avaient été rattrapées plus tôt dans les autres pays.

Je ne sais rien de ce que fait la FARN. La seule chose que l’on sache, c’est combien d’hommes elle comprend. Savoir si cela suffit ou pas se discute parce qu’on ne sait pas combien de personnes sont en permanence sur les sites – cela relève de la confidentialité. En revanche, on sait qu’il y a aux États-Unis des exercices appelés force-on-force : une équipe essaie de pénétrer dans une centrale avec quelque chose qui pourrait ressembler à des explosifs ou à des armes pour tester les forces présentes sur site. Les résultats de ces exercices n’ont jamais été publiés dans le détail – car, comme vous pouvez l’imaginer, il ne serait pas très bon de le faire – mais on en sait assez pour affirmer qu’au cours de plusieurs de ces exercices, la défense des sites s’est avérée totalement inefficace et que les équipes ont pu se rendre jusque dans la salle de contrôle. À votre place, en tant que commission d’enquête, je demanderais aux services compétents les résultats de ces exercices. Il ne suffit pas de connaître le nombre de personnes présentes sur site.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Eu égard au risque de malveillance et au risque terroriste, quelles seraient selon vous les premières mesures à prendre pour améliorer la sécurité des installations nucléaires ?

M. Mycle Schneider. La question est complexe. Établir une hiérarchie demanderait plus de travail de fond. Il faut vraiment distinguer entre vulnérabilité et potentiel de danger. Il y a des moyens techniques et de renseignement pour réduire la vulnérabilité du système. S’agissant du potentiel de danger, il faut commencer le plus vite possible par déconcentrer les inventaires radiotoxiques et donc commencer tout de suite à sortir les combustibles des piscines. Le fonctionnement des centrales françaises ne changerait pas d’un iota si on arrêtait La Hague demain matin. C’est une option réelle, parfaitement faisable, qui résoudrait d’un jour à l’autre énormément de problèmes en même temps.

Ensuite, à moyen terme, compte tenu des problèmes de moyens d’EDF et d’Orano, il me paraîtrait réaliste, pour élever le niveau de sûreté et de sécurité de concentrer les efforts de maintenance et de modernisation sur un nombre réduit d’installations.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Cela voudrait dire fermer certaines installations.

M. Mycle Schneider. Oui. Reste à voir ce qui est faisable à court et à moyen termes. On découvrira que c’est beaucoup plus facile à faire qu’on ne le pense.

Il est un autre sujet qui dépasse très largement le mandat de votre commission d’enquête. Dans le débat qu’on a actuellement sur la programmation pluriannuelle de l’énergie, on présente toujours le prolongement de la durée de vie des centrales comme une question de choix politique : c’est sous-estimer totalement le rôle du marché. Pour moi, la question est de savoir combien de kilowattheures nucléaires EDF va être en mesure de vendre à l’avenir. Il ne s’agit pas seulement de faire tourner plus de réacteurs pendant plus longtemps et d’affirmer qu’on va écouler sans problème sa production. La question du marché me semble ouvrir davantage d’options à votre commission.

M. le président Paul Christophe. Je vous remercie de vos éclaircissements.

 


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19.   Audition de Mme Marie-Pierre Comets, présidente du Haut comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire (HCTISN), accompagnée de M. Benoît Bettinelli, chef de la mission de la sûreté nucléaire et de la radioprotection (MSNR), secrétaire général du HCTISN (5 avril 2018)

M. le président Paul Christophe. Nous accueillons ce matin Mme Marie-Pierre Comets, présidente du Haut comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire (HCTISN). Ce comité, créé par la loi relative à la transparence et la sécurité en matière nucléaire du 13 juin 2006, est une instance d’information, de concertation et de débat sur les risques liés aux activités nucléaires et sur l’impact de ces activités sur la santé des personnes, sur l’environnement et sur la sécurité.

Le Haut comité peut émettre un avis sur toute question relative à ces domaines ; il peut également se saisir de toutes les questions relatives à l’accessibilité de l’information en matière de sécurité nucléaire et proposer toutes mesures de nature à garantir ou à améliorer la transparence ; il peut enfin être saisi par le ministre chargé de la sûreté nucléaire, les présidents des commissions compétentes de l’Assemblée nationale et du Sénat, le président de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), les présidents des commissions locales d’information (CLI), les exploitants d’installations nucléaires de base (INB), de toute question relative à l’information concernant le risque nucléaire et son contrôle.

Son secrétariat est assuré par la Mission de la sûreté nucléaire et de la radioprotection (MSNR), au sein de la Direction générale de la prévention des risques (DGPR) du ministère de la transition écologique et solidaire.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées de déposer sous serment, elles doivent jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Marie-Pierre Comets et M. Benoît Bettinelli prêtent successivement serment.)

Mme Marie-Pierre Comets, présidente du Haut comité pour la transparence et linformation sur la sécurité nucléaire (HCTISN). Le Haut comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire (HCTISN) est une instance d’information, de concertation et de débat sur les risques liés aux activités nucléaires et sur l’impact de ces activités sur la santé des personnes, sur l’environnement et sur la sécurité nucléaire. Il a été mis en place en 2008 et a constitué une étape importante dans la mise en œuvre de la loi relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire, de juin 2006.

L’exploitation d’un parc nucléaire tel que le nôtre exige une absolue transparence, et le HCTISN est essentiel pour assurer cette transparence. Il est important de souligner la pluralité et la qualité de la composition du Haut Comité, puisqu’il est composé de l’ensemble des parties concernées par ces enjeux de transparence, à savoir des sénateurs, M. Serge Babary et M. Alain Fouché, des députés, Mme Natalia Pouzyreff et M. Raphaël Schellenberger, des représentants des commissions locales d’information, qui travaillent sur le terrain à proximité des installations nucléaires et au plus près des citoyens, des représentants des salariés et des exploitants d’installations nucléaires, des représentants d’administrations ainsi que des personnalités qualifiées. On compte parmi ces dernières M. Claes Thegerström, ex-président directeur général de l’équivalent suédois de l’ANDRA, qui a consacré une partie de sa carrière à l’ingénierie nucléaire et témoigne par sa présence de l’ouverture internationale du comité.

La mission du Haut comité ne porte pas sur les aspects techniques du nucléaire mais sur l’information communiquée au public, sur sa nature et sur la façon dont la société civile est impliquée.

Le Haut comité peut émettre des avis sur toutes les questions dans les domaines qu’on a cités, il peut s’autosaisir et peut être saisi par les différentes personnes ou instances que vous avez mentionnées.

L’action du Haut comité est importante dans la mesure où elle accompagne plusieurs problématiques stratégiques qui ont été ou sont sujettes à débat. Par exemple, à la suite de la révélation en 2015 de l’anomalie de la cuve du réacteur de l’EPR de Flamanville, le Haut comité a décidé de constituer un groupe de suivi afin de s’assurer du caractère complet de l’information du public et de la transparence du dossier, à la suite de quoi, le Haut comité a été saisi de cette question par la ministre chargée de la sûreté nucléaire. Il a remis son rapport au gouvernement en juin 2017.

Le Haut comité s’est également saisi de la question de la participation du public aux décisions liées à la poursuite du fonctionnement des réacteurs de 900 mégawatts d’EDF au-delà de quarante ans, à l’occasion de leur quatrième réexamen périodique. Il a donc fait dix propositions sur l’organisation de cette participation, participation qui s’inscrit dans un temps extrêmement long, puisque les examens des réacteurs vont s’étaler entre 2019 pour le premier, Tricastin 1, et 2027 pour Gravelines 6. Nous avons ainsi insisté sur le fait qu’il fallait un continuum dans cette participation sur le temps long et nous avons également proposé d’organiser une concertation sur la phase générique de ce réexamen, ce qui constitue une procédure nouvelle et originale, que ne prévoit pas le cadre réglementaire actuel.

Plus récemment, le Haut comité a également décidé de constituer un groupe de travail sur la gestion des déchets de très faible activité (TFA), en vue, d’une part, d’examiner dans quelles conditions la société civile pourrait être associée à la gestion de ces déchets et, d’autre part, de formuler des recommandations sur les modalités d’information et de consultation du public qu’il conviendrait de mettre en place.

Cette réflexion est essentielle, ainsi que l’a souligné l’OPECST dans son rapport d’évaluation du plan national de gestion des matières et déchets radioactifs (PNGMDR) 2016-2018, qui met en exergue les limites du dispositif français actuel de gestion des déchets radioactifs, en particulier pour les déchets TFA, au regard de la montée en puissance des démantèlements et donc des grandes quantités de déchets TFA qui seront générés à l’occasion de ces démantèlements. Le groupe de travail, qui a été mis en place assez récemment, devrait donc être amené à formuler des recommandations sur le débat public qui va avoir lieu au sujet du PNGMDR à la rentrée.

Dans la double perspective de la concertation à venir sur le quatrième réexamen périodique des réacteurs nucléaires et du débat public sur la révision du PNGMDR, je dois rencontrer en début de semaine prochaine Mme Chantal Jouanno, la nouvelle présidente de la Commission nationale du débat public, pour l’informer des travaux du Haut comité et échanger avec elle sur la façon dont le Haut comité pourrait être associé au débat public qui prévu sur la révision du PNGMDR.

L’action du Haut comité est légitime et nécessaire au regard des attentes de la population en termes d’information et de transparence concernant l’activité nucléaire. Dans le baromètre 2017 de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), le HCTISN apparaît ainsi, après les associations de défense de l’environnement et l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), comme le troisième acteur auquel les Français font confiance pour connaître la vérité, en particulier sur les anomalies de cuve et la ségrégation carbone dans les générateurs de vapeur.

Ce qui fait enfin du Haut comité un espace de concertation original, c’est qu’il réunit des acteurs comme le directeur général d’Orano – ex-Areva – et le représentant national de Greenpeace. Comme vous pouvez donc l’imaginer, les débats y sont assez animés… J’insiste d’autant plus sur cette originalité qu’à ma connaissance le HCTISN n’a pas d’équivalent ni à l’étranger ni dans les autres secteurs industriels.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Pour mieux vous connaître, j’aimerais savoir quels sont vos rapports avec les autres acteurs du nucléaire, et notamment avec les instances en charge des questions de sûreté et de sécurité, c’est-à-dire l’IRSN et l’ASN ?

Considérez-vous à ce propos que l’ASN, qui demande à être aujourd’hui en charge des questions de sécurité, pourrait récupérer cette compétence ?

Mme Marie-Pierre Comets. L’ASN et l’IRSN sont membres du Haut comité mais également du bureau du Haut comité. Ce sont donc des interlocuteurs extrêmement réguliers, très proactifs pour ce qui concerne les propositions de sujets à aborder. Ils interviennent de façon extrêmement fréquente dans nos séances du Haut comité et proposent des présentations de grande qualité. Notre relation avec eux est donc très forte et très prégnante.

Parmi nos autres interlocuteurs, je mentionnerai également les exploitants – Orano, EDF, le CEA, l’ANRA – eux aussi représentés au bureau. Moins proactifs que les précédents en termes de propositions de sujets, ils interviennent en revanche fréquemment et proposent, eux aussi, des présentations de grande qualité.

En ce qui concerne les compétences de l’ASN en matière de sécurité nucléaire, nous avons commencé à travailler sur la question, grâce notamment à une présentation du rapport réalisé par Greenpeace à l’automne dernier.

Nous avons par ailleurs entendu les arguments du haut fonctionnaire de défense (HFD) et les réserves qu’il émet sur la diffusion des informations, et nous sommes bien conscients qu’il y a des arbitrages à faire entre transparence et sécurité. Le bureau a donc prévu de se réunir pour poursuivre la réflexion sur le sujet.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous dites avoir eu connaissance du rapport de Greenpeace, qui établit plusieurs scénarios d’attaque sur les centrales : avez-vous pu le consulter et quelles conclusions en avez-vous tiré ?

Mme Marie-Pierre Comets. Je me suis probablement mal exprimée. Nous avons eu une présentation du rapport, faite par Yannick Rousselet, qui est membre du Haut comité, mais nous n’avons pas eu communication du rapport.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. C’est dommage…

Vous nous avez parlé des groupes de travail que vous avez mis en place. L’un d’entre eux a travaillé sur les anomalies de la cuve de l’EPR de Flamanville. Pourriez-vous nous en dire plus sur les observations et recommandations qui figurent dans votre rapport ?

À la suite de ce rapport, y a-t-il eu des réactions de la part d’EDF et d’Areva ? Allez-vous produire un rapport final, puisque j’ai compris que le document actuel n’était qu’un rapport intermédiaire ?

Mme Marie-Pierre Comets. Il s’agit en effet d’un rapport intermédiaire.

En ce qui concerne le groupe de suivi, il n’a pas été simple à mettre en place, et il a réellement fallu pousser les exploitants, et en particulier Areva, dans leurs retranchements pour pouvoir avancer. Cela étant, il a, à mon sens, largement contribué à faire progresser la transparence sur les anomalies de la cuve.

Nous avons considéré que le public avait été informé de cette anomalie, essentiellement grâce à la communication active de l’ASN et de l’IRSN et nous avons recommandé à l’ensemble des acteurs de renforcer la transparence sur ce dossier, par une communication plus fréquente. Concrètement, nous avons en particulier demandé à EDF et Areva de publier les réponses aux courriers qu’avait pu leur adresser l’ASN sur le sujet depuis 2006. Nous leur avons également recommandé de faire preuve de davantage de pédagogie sur des sujets qui sont des sujets très techniques, pédagogie que nous nous sommes nous-mêmes efforcés de mettre en œuvre dans le rapport intermédiaire.

De même, nous avons également recommandé aux différents acteurs de partager leurs informations avec leurs homologues étrangers, à l’instar de ce que fait l’ASN. Dans cette optique, nous avons traduit le rapport intermédiaire en anglais pour qu’il puisse être diffusé à l’étranger.

Pour ce qui concerne le rapport final, je ne pense pas qu’il comportera de grandes nouveautés, l’idée étant de le finaliser après l’épreuve hydraulique. Celle-ci ayant eu lieu, le rapport devrait prendre sa forme définitive dans les semaines ou les mois qui viennent, mais l’essentiel se trouve dans le rapport intermédiaire.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Suite à vos recommandations, les échanges de courriers entre l’ASN et Areva ont-ils été rendus publics ?

Mme Marie-Pierre Comets. Une partie a été rendue publique.

M. Benoît Bettinelli, chef de la mission de la sûreté nucléaire et de la radioprotection (MSNR), secrétaire général du HCTISN. L’intégralité des courriers de l’ASN a été publiée, mais une partie des courriers de l’exploitant reste confidentielle, ce dernier considérant qu’ils contiennent des informations sensibles. La majeure partie des documents ainsi que leur historique sont néanmoins disponibles.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. On voit ici les limites de la transparence, mais aussi celle des moyens dont vous disposez pour faire avancer les choses. Si votre action a permis, en poussant l’exploitant dans ces retranchements, de le faire évoluer, mais, ainsi que nous le constatons d’ailleurs depuis le début de nos auditions, la transparence n’est jamais complète. Considérez-vous, cela étant, qu’elle est aujourd’hui suffisante, notamment vis-à-vis des citoyens, sur cette question de la sûreté et de la sécurité nucléaire ?

Mme Marie-Pierre Comets. Beaucoup a déjà été fait, mais de là à dire que tout est parfait… Des progrès sont toujours possibles, et il faut en permanence rester vigilants sur le respect de cette transparence, étant entendu que certains éléments sont couverts par le secret industriel et commercial et ne sont pas diffusables.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Si je vous pose cette question c’est que, si l’on peut entendre que, pour des raisons de sécurité, certaines choses ne puissent être divulguées, dans d’autre cas, c’est la profusion et la technicité des informations accessibles qui vont d’une certaine façon à l’encontre de la transparence que réclame le public. La transparence en effet n’est pas nécessairement synonyme de compréhension de l’information par nos concitoyens.

Vous avez produit un rapport sur les anomalies de la cuve de l’EPR de Flamanville et un autre sur les anomalies de concentration en carbone de certains générateurs de vapeur des réacteurs d’EDF. Ces rapports apportent-ils à nos concitoyens comme à nos responsables politiques, des réponses en termes simples aux questions clefs sur notre capacité à assurer la sûreté et la sécurité nucléaires ?

Mme Marie-Pierre Comets. Il est clair que trop d’informations tuent l’information. D’où le souci que nous portons à la pédagogie, dans nos recommandations, comme dans nos pratiques, puisque nous avons tenu, dans notre rapport sur la cuve de l’EPR à être le plus pédagogique possible.

Le second problème posé par la masse d’informations disponibles est que ces informations ne sont pas suffisamment hiérarchisées. Cette hiérarchisation de l’information est, selon moi, une vraie question, à laquelle je n’ai pas de solution mais sur laquelle nous devons travailler avec l’ensemble des acteurs, pour parvenir à mettre en exergue celles qui sont le plus importantes au regard de la sûreté nucléaire.

Cela étant, nous ne sommes pas l’Autorité de sûreté nucléaire et notre rôle est uniquement de nous assurer que l’information sur ce qui a été fait ou décidé est correctement diffusée, ce qui signifie que, dans un souci de transparence, elle doit également porter sur la manière dont les décisions ont été prises, sur les arguments et la démarche retenue.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. J’en reviens à la technicité, dont on a souvent l’impression qu’elle sert aux opérateurs de prétexte pour écarter du débat les citoyens, au motif que ces enjeux techniques les dépassent, faute des compétences requises.

Vous avez mis en place un groupe de travail sur la consultation du public à propos de la poursuite de l’exploitation des centrales nucléaires au-delà de quarante ans : pensez-vous que nous puissions faire en sorte que les citoyens aient leur mot à dire sur ce sujet qui n’est pas seulement une question technique mais également un choix politique, un choix de société ?

De même, vous rencontrez Mme Jouanno la semaine prochaine : comment envisagez-vous de vous associer au débat public organisé sur la programmation pluriannuelle de l’énergie qui, à bien des égards, concerne également le nucléaire et la sécurité nucléaire.

Mme Marie-Pierre Comets. Vous abordez plusieurs questions.

Effectivement, le sujet est très technique, d’où l’importance de la pédagogie, des groupes de travail et des présentations en réunion plénière. Je parlais tout à l’heure de présentations de qualité. Les différents interlocuteurs font effectivement de gros efforts d’explication, et toutes les présentations sont publiées sur le site du Haut Comité. Je vous engage à les regarder, elles sont simples. Ce n’est pas parce que les sujets sont complexes qu’on ne peut pas avoir accès à ces informations, et, comme nous l’avons fait, il faut absolument pousser les différents acteurs, en particulier les exploitants, à des efforts de pédagogie.

En l’occurrence, je l’ai évoqué, il s’agissait d’une recommandation au sujet de la cuve. C’était aussi une recommandation générale sur le réexamen de sûreté VD4 et la poursuite de l’exploitation des centrales nucléaires au-delà de quarante ans.

Oui, il y a un choix politique, un choix de société. L’objet du Haut Comité n’est pas de débattre de la pertinence du nucléaire par rapport à d’autres énergies. Nous nous concentrons vraiment sur l’information en matière de sûreté et de sécurité.

Je rencontrerai Chantal Jouanno dans le cadre du débat public sur le plan national de gestion des matières et déchets radioactifs (PNGMDR), pour que nous puissions être associés à la gestion des déchets TFA, sujet dont nous avons été saisis par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) : comment gérer ces grandes quantités de déchets TFA ? Un stockage existe déjà mais il commence sérieusement à se remplir.

Mme Pouzyreff a animé nos travaux sur la mise à jour du cycle du combustible. Nous voulons en faire part à Chantal Jouanno parce que c’est une des entrées importantes du PNGMDR. Nous souhaitons également la voir dans le cadre de la concertation sur les quatrièmes réexamens de sûreté. Je pourrais y revenir dans le détail, mais nous aimerions mettre en place des garants de la Commission nationale du débat public (CNDP). C’est dans ce cadre aussi que je souhaite aller la voir avec le comité d’orientation et le comité opérationnel.

M. le président Paul Christophe. Chers collègues, vous avez la parole.

M. Julien Aubert. En vous écoutant, nous avons le sentiment que le Haut Comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire est un ornithorynque. Vous n’êtes pas véritablement une agence ; en tout cas, vous n’êtes pas composé que d’experts. Vous-même, madame la présidente, avez une expertise, mais le Haut Comité compte en son sein des parlementaires et des représentants associatifs. On ne peut cependant pas dire que vous représentez les citoyens, même si vous comptez des citoyens engagés parmi vos membres. Alors, finalement, atteignez-vous vos objectifs ?

Tout à l’heure, Mme la rapporteure expliquait que les exploitants ne voulaient pas vous donner un accès systématique à l’information ou, en tout cas, que certains rapports qui permettraient précisément le débat ne vous étaient pas communiqués ou n’étaient pas publiés. Symétriquement, les représentants de Greenpeace vous ont fait une présentation de son rapport sur la sécurité nucléaire, mais ne vous l’ont pas donné – le sujet est pourtant au cœur de votre activité. Le problème de la transparence se pose donc des deux côtés : des informations jugées confidentielles ne vous sont pas communiquées par l’exploitant et des acteurs extérieurs qui pourraient profiter de la caisse de résonance que vous leur offrez pour dire que les exploitants ne donnent pas l’information et provoquer, eux, le débat, vous disent également qu’ils ne peuvent vous faire qu’une présentation, tant tout cela est confidentiel. Nous touchons aux limites de l’exercice.

Êtes-vous là pour donner des avis techniques ? Dans ce cas, pourquoi compter des parlementaires, qui ne sont pas forcément experts, parmi vos membres ? Ou bien votre rôle est-il de faire de la pédagogie auprès du grand public ? Dans ce cas, ne faudrait-il pas revoir la composition du Haut Comité ? Et pourquoi publier en anglais si vous vous adressez aux citoyens français ?

Et ne pensez-vous pas que la nature particulière de la matière nucléaire empêche un dialogue totalement transparent ? Finalement, cette opacité serait consubstantielle de l’activité puisque même ceux qui la critiquent ne donnent pas forcément toutes les informations qui permettraient un débat.

M. Pierre Cordier. Merci, madame la présidente, pour vos explications.

Président de la commission locale d’information (CLI) de la centrale nucléaire de Chooz, je disais au président Christophe n’avoir pas souvenir de quelque publicité pour vos travaux – par exemple, je n’ai pas reçu de documents, même par voie électronique. Nous avons des informations à propos de ceux de l’IRSN et de l’ASN, mais il serait intéressant d’en avoir davantage sur les travaux de votre Haut Comité. J’ai demandé à ma collaboratrice de la CLI de regarder quelles informations nous pourrions obtenir, car vous êtes, compte tenu de votre composition, une « super-CLI » nationale. Et, puisque vous faites paraître régulièrement des avis concernant les installations nucléaires, je voulais savoir de quelle manière l’ASN et l’IRSN les prenaient en compte. Par ailleurs, le démantèlement de la centrale nucléaire de Chooz, dans le département des Ardennes, en cours depuis un certain nombre d’années, nous est présenté comme exemplaire – et je fais confiance aux responsables des centrales et à leurs services pour nous alerter en cas de difficultés – mais le Haut Comité a-t-il des informations sur ces démantèlements ? Travaillez-vous sur la question, d’une actualité qui sera toujours plus pressante ?

M. Hervé Saulignac. Je me permets de revenir sur le rapport de Greenpeace. Il ne vous a pas été remis, mais j’imagine qu’un temps d’échange ou un débat a suivi la présentation qui en a été faite. Quelle analyse en faites-vous ? Il est tout de même quelque peu à l’origine de cette commission.

Mme Marie-Pierre Comets. Le Haut Comité est une instance pluraliste. Comment juger de sa représentativité, monsieur le député Aubert ? On pourrait l’envisager de nombreuses façons. En tout cas, c’est une instance pluraliste, originale par les acteurs qu’elle réunit et qu’elle fait dialoguer. Et, certes, des rapports sont publiés en anglais alors que nous nous adressons aux citoyens français, mais ce sujet, ces fabrications dépassent le cadre français, d’où l’intérêt de diffuser également un texte en anglais – le rapport est initialement rédigé en français. Il est important que l’information circule. Effectivement, il y a différents publics mais c’est la société en général que nous voulons informer. Ensuite, c’est à partager entre les exploitants et leurs homologues, entre les autorités de sûreté et leurs homologues – cela a été fait par l’ASN.

Il s’agit de suivre les recommandations que nous émettons. Nous avons obtenu des réponses aux demandes de courrier faites aux exploitants, même si tout le monde peut comprendre que certains éléments soient couverts par le secret industriel. Nous nous saisissons de sujets, nous y travaillons, nous faisons des recommandations et, ensuite, nous faisons un travail de suivi de la mise en œuvre des recommandations.

L’impossibilité d’un dialogue totalement transparent est-elle consubstantielle à notre objet, le nucléaire ? Nous pouvons imaginer qu’il y ait des limites pour des raisons sécurité. Pour le reste, nous pouvons faire preuve de pédagogie et de transparence. Quant aux différents acteurs, EDF et Areva, devenue Orano, acceptent que des membres des CLI participent aux différentes inspections ; mais le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) le refuse toujours. Nous avons donc toujours des marges de progrès sur certains sujets.

En ce qui concerne la publicité des travaux du Haut Comité, je regrette, monsieur le député Cordier, que vous n’ayez pas d’informations. De ce point de vue aussi, nous pouvons progresser. Le Haut Comité n’en compte pas moins en son sein un collège de représentants des CLI. Nous avons donc des représentants des CLI et de l’Association nationale des comités et commissions locales d’information (ANCCLI). Les CLI sont des acteurs extrêmement importants, puisqu’elles sont sur le terrain, et vraiment autour des installations nucléaires ; au niveau du Haut Comité, nous avons plutôt vocation à traiter de sujets un peu plus transversaux, un peu plus généraux.

Je faisais référence tout à l’heure à la concertation sur la suite des quatrièmes réexamens de sûreté. Après une phase générique, il y a des déclinaisons locales. C’est aussi l’un des éléments d’une concertation qui sera extrêmement longue. Il s’agit de la déclinaison opérationnelle.

Avis et rapports sont remis au Gouvernement et nous publions des communiqués de presse. Mais, j’en suis tout à fait consciente, nous pouvons encore progresser s’il s’agit de diffuser et de faire connaître nos travaux. Nous verrons ce que nous pouvons faire dans le cadre du débat public sur le PNGMDR, par exemple avec les travaux concernant la mise à jour des données du cycle du combustible, mais nous devons nous améliorer de ce point de vue. Le site internet du Haut Comité est bien fait. Je crois qu’il est en train d’être rénové, mais tous nos travaux y sont publiés, toutes les présentations sont mises en ligne.

Comment les avis sont-ils pris en compte ? Nous émettons des avis, nous faisons des recommandations et nous devons ensuite travailler sur la façon dont ces recommandations sont mises en œuvre et y revenir si elles n’ont pas été suivies. Nos avis sont rendus, si c’est possible, à l’unanimité. Certains membres peuvent s’abstenir ou ne pas être favorables à l’avis, mais ils sont soumis au vote des membres du Haut Comité.

Quant au démantèlement, nous l’abordons à travers le problème de la gestion des déchets TFA. C’est le grand sujet sur lequel nous nous penchons, avec un groupe de travail dédié. Nous avons des présentations, et il ne faut pas oublier les réunions plénières qui sont à la fois des présentations et des discussions sur ces différents sujets, mais nous nous sommes saisis du sujet du démantèlement sous l’angle de la gestion des déchets TFA, à laquelle nous accordons vraiment une attention toute particulière.

M. Benoît Bettinelli. Toutes les présentations et tous les comptes rendus des séances plénières sont sur notre site internet. La question du démantèlement a été l’objet de présentations lors de la réunion plénière du 30 juin 2016. Ont alors été présentés le cadre général, la stratégie de démantèlement des différents exploitants et le décret du 28 juin 2016 relatif à la modification, à l’arrêt définitif et au démantèlement des installations nucléaires de base ainsi qu’à la sous-traitance qui constitue le cadre réglementaire. Point un peu connexe, la manière dont les provisions de charges de long terme pour le démantèlement sont faites par les exploitants a été présentée le 6 octobre 2016 par la direction générale de l’énergie et du climat (DGEC).

La vocation du Haut Comité est de prendre des sujets a priori assez complexes et de les mettre à la portée du public. Évidemment, nous n’avons peut-être pas une grande visibilité, nous pouvons progresser, mais l’information est disponible. Vous pouvez sans problème aller sur notre site : tout y est, tout est disponible.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Les exploitants vous ont-ils donné des éléments sur les provisions de charges pour démantèlement ? Avez-vous pu les analyser ? Aujourd’hui, leur niveau est-il correct ou insuffisant ?

Mme Marie-Pierre Comets. Nous avons effectivement eu une présentation sur ce sujet, faite par la DGEC, qui a mené un certain nombre d’analyses et s’est engagée à revenir de façon régulière sur le sujet.

Avait été créée une Commission nationale d’évaluation du financement des charges de démantèlement des installations nucléaires de base et de gestion des combustibles usés et des déchets radioactifs (CNEF). Elle s’est réunie, mais a cessé de le faire. Pour l’instant, de fait, cette commission n’existe plus.

Il faut être attentif à l’évaluation des charges de démantèlement. La DGEC y travaille, faisant analyses et simulations qui ont été présentées deux fois devant notre Haut Comité. Cependant, la CNEF n’existe plus et il y a là un point à régler car c’était prévu par la loi.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. En effet. Quelle était la composition de la CNEF ?

Mme Marie-Pierre Comets. C’étaient des experts. Il faudra vérifier, mais la CNEF rassemblait des compétences d’expertise financière que nous n’avons pas.

Et, effectivement, nous avons notre site internet sur lequel il y a toutes les informations. Il faut travailler pour faire connaître tous ces travaux, même s’ils sont disponibles sur notre site.

M. Pierre Cordier. Avec Julien Aubert, nous nous interrogions sur votre autonomie et votre fonctionnement. Avez-vous un budget autonome ? Des personnes sont-elles mises à disposition ?

Mme Marie-Pierre Comets. C’est une bonne question. Nous avons effectivement un budget, et des personnes qui assurent le secrétariat. Quelques personnes travaillent avec Benoît Bettinelli, notre secrétaire général. Il vous donnera des chiffres, mais j’appelle simplement l’attention sur un point. Le Haut Comité tient quatre réunions plénières par an. Par ailleurs, nous avons ces groupes de travail ou de suivi auxquels je faisais référence. Tout cela nécessite du travail et des ressources. Comme celles-ci sont limitées et compte tenu de l’implication des personnes sur les différents sujets, nous ne pouvons travailler que sur un nombre limité de sujets.

M. Benoît Bettinelli. Nous avons un budget de 150 000 euros pour les activités du Haut Comité. Les personnes mises à disposition sont mes collaborateurs au sein de la mission sûreté nucléaire et radioprotection.

En fait, c’est une activité saisonnière. Nous sommes une équipe de huit, mais ce sont en fait plutôt trois ou quatre personnes qui sont mobilisées par cette activité. S’il y a des pics, les autres peuvent être mobilisés, par exemple pour l’organisation des groupes de travail, ou juste avant et juste après la tenue des réunions plénières.

M. Hervé Saulignac. Il me semble, madame la présidente, que vous n’avez pas répondu à la question que je vous ai posée sur le rapport de Greenpeace…

Mme Marie-Pierre Comets. Nous n’avons effectivement pas eu le rapport, monsieur le député. La présentation de Greenpeace a eu lieu au mois de décembre dernier. La présentation du haut fonctionnaire de défense a eu lieu lors de notre dernière réunion plénière, le 13 mars dernier, c’est donc extrêmement récent. C’est à la suite de cela que nous reviendrons sur les questions de contrôle de la sécurité et sur les instances de contrôle. Nous n’avons pas analysé, à proprement parler, le rapport lui-même. Pour nous, ce qui est important, et d’abord en termes d’information, c’est : qui fait quoi ? Ensuite, comment améliorer les choses ?

M. Jean-Marc Zulesi. En tant que rapporteur de la loi de ratification de deux ordonnances du 3 août 2016, l’une relative à la modification des règles applicables à l’évaluation environnementale des projets, plans et programmes, l’autre portant réforme des procédures destinées à assurer l’information et la participation du public à l’élaboration de certaines décisions susceptibles d’avoir une incidence sur l’environnement, je suis très attaché à la transparence. Toutefois, compte tenu de l’actualité, la question se pose : cette transparence doit-elle être du même niveau en matière de sécurité qu’en matière de sûreté ?

Par ailleurs, pensez-vous que la coopération européenne en matière de sûreté et de sécurité soit efficace ?

Mme Perrine Goulet. Vous évoquez, madame la présidente, ce groupe de travail sur les déchets très faiblement actifs, mais avez-vous déjà émis des recommandations sur les autres déchets ? Il nous a été rapporté à plusieurs reprises que leur transport n’était pas sécurisé.

Par ailleurs, j’ai un peu de mal à saisir comment vos recommandations sont prises en compte par l’ASN et l’IRSN. Sont-elles opposables ? Quel est donc ce suivi que vous assurez ?

M. Philippe Bolo. Je compléterai la première question de mon collègue Zulesi. Quel degré de liberté est possible dans le champ de la sécurité nucléaire ? Vous fixez-vous des limites ? Vous en fixe-t-on ? La transparence peut effectivement être source de vulnérabilité.

Par ailleurs, sur votre site internet, nous ne trouvons pas de rapports annuels d’activité du Haut Comité au-delà de l’année 2013. Pourquoi donc ?

Mme Marie-Pierre Comets. En matière de sécurité nucléaire, la transparence ne peut évidemment être la même qu’en matière de sûreté nucléaire. C’est pour cela qu’il faut entrer dans le détail : qui doit faire quoi ? Vous avez eu les arguments de l’ASN et ceux du haut fonctionnaire de défense et de sécurité. Qui doit assurer le contrôle de la sécurité ? Et jusqu’où faire preuve de transparence ? Évidemment, on a tendance en matière de sûreté à vouloir être le plus transparent possible, mais il ne s’agit pas de donner des armes à de potentiels terroristes. Il faut arrêter le curseur quelque part, entre ces deux exigences de sécurité et de transparence qui peuvent entrer en contradiction. Les arbitrages peuvent être un peu différents selon qu’il s’agit de la sûreté ou de la sécurité. Cela pose la question suivante : qui est le mieux placé, qui est le meilleur acteur pour assurer la sécurité ? Nous allons travailler sur cette question.

Quant à la coopération européenne, il y a des choses qui fonctionnent relativement bien, dans le cadre de l’Association des responsables d’autorités de sûreté nucléaire des pays d’Europe de l’Ouest (en anglais, Western European Nuclear Regulators Association, ou WENRA) et de la réunion des responsables des autorités européennes de contrôle de la radioprotection (en anglais, Heads of European Radiological Protection Competent Authorities, HERCA). Un travail a vraiment été engagé, il y a de nombreuses années, et ces regroupements d’autorités de sûreté travaillent de façon concertée. Nous avons d’ailleurs eu une présentation sur la coordination de la gestion de crise, dans la phase qui suit immédiatement un accident nucléaire. Des travaux d’harmonisation doivent encore être menés, ces deux regroupements d’autorités doivent continuer leurs travaux, mais il existe donc une structuration qui me paraît vraiment efficace. Il y a aussi des regroupements d’exploitants au niveau européen. Cette organisation européenne dans le domaine nucléaire doit être soulignée et peut distinguer ce secteur d’autres secteurs industriels.

Le groupe de travail TFA a tenu deux ou trois réunions. Nous n’en sommes pas au stade des recommandations. Pour être tout à fait honnêtes, à la suite de la saisine de l’OPECST, nous en étions à la définition du mandat et du périmètre du groupe de travail. Nous avons aussi commencé à travailler sur un benchmark, puisque la saisine de l’OPECST nous invite à considérer le problème du seuil de libération. En France, un tel seuil de libération des déchets TFA n’existe pas. Ce n’est pas le cas dans d’autres pays. Comment ce seuil y est-il donc mis en œuvre ? Comment les propriétaires de stockage se l’approprient-ils ?

En outre, la recherche, au cours de la précédente législature, d’un site pour les déchets de faible activité à vie longue (FAVL) n’a pas abouti. Le Haut comité a dès lors fait des recommandations afin que cette recherche, si elle était relancée, ait cette fois une chance de réussir.

Parallèlement aux déchets TFA, nous avons des présentations régulières, en réunion plénière, sur le projet CIGEO – donc sur le stockage de déchets de haute activité –, sur son état d’avancement, son coût – qui a fait l’objet de nombreuses discussions entre la ministre, l’ANDRA et les exploitants, tous présentant des chiffrages différents – mais aussi sur sa gouvernance dans une optique de long terme sur laquelle travaille également l’ANDRA.

En ce qui concerne le transport, nous n’avons pas été beaucoup plus loin que ce que nous avons pu vous en dire.

Ensuite, nous ne sommes pas une instance de contrôle et nos recommandations ne sont pas opposables ; mais elles sont publiques et nous allons assurer leur suivi et faire savoir si, donc, elles sont appliquées.

Enfin, le retard que nous avons pris à publier notre rapport annuel tient au fait que le Haut comité a interrompu son activité pendant quelque temps à la suite du départ du précédent président.

M. Benoît Bettinelli. Nous sommes en train d’y remédier, mais il est vrai qu’il y a eu une période de flottement entre les deux mandats. Le prochain rapport concernera ainsi le mandat du second Haut Comité depuis ses débuts, après quoi nous publierons un rapport chaque année.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. En ce qui concerne la sûreté, vous êtes la première à affirmer, madame Comets, qu’il n’y a aucune raison de limiter la transparence de l’information. Seulement, sur ces sujets techniques, nous avons besoin que des experts nous mettent à niveau et nous indiquent par exemple le degré de gravité d’un défaut dans une cuve. Or nous avons parfois du mal à obtenir ces informations. Certaines personnes auditionnées imputent ce phénomène à l’insuffisante diversité des experts – en particulier au sein de l’ASN, dont vous avez fait partie, madame la présidente – qui proviennent des mêmes écoles, écoles d’ailleurs fréquentées par ceux qui exercent les responsabilités d’exploitants. Je ne suis pas en train de soutenir qu’il y aurait entre eux des connivences mais il y a entre eux un esprit de corps qui peut poser problème. Aussi, considérez-vous qu’il faille plus d’experts, surtout que leurs profils soient différents, quitte à investir dans la formation universitaire ?

Ensuite, tout le monde sera d’accord pour considérer que la publicité de certains documents pourrait remettre en cause la sécurité. Reste que quand certains responsables veulent obtenir des réponses sur des questions de sécurité, on leur oppose le secret industriel ou bien le secret défense. Prenons l’exemple des piscines des centrales : les représentants de Greenpeace et d’autres interlocuteurs nous affirment que les murs et les plafonds de ces piscines sont des zones vulnérables à des attaques terroristes par armes de guerre ou par voie aérienne. Or il nous est répondu que tout va bien, que des tests ont été effectués… Et quand nous demandons à consulter les plans, on nous oppose, je l’ai dit, le secret défense. Seulement, nous allons devoir rendre des conclusions et voter des budgets. On sait que la « bunkérisation » d’une piscine coûte environ un milliard d’euros, que la construction d’une nouvelle grande piscine de déchets revient à plus de 10 milliards d’euros. On va donc nous demander, à nous, parlementaires élus démocratiquement, de donner, j’y insiste, un avis, de voter des financements, sans que nous ayons eu accès à des informations essentielles. Considérez-vous qu’il est normal, vous qui vous occupez de transparence, que des élus du peuple – qui pourraient très bien être soumis au secret – doivent prendre des décisions lourdes sur le seul fondement de la confiance ?

Mme Bérangère Abba. Je reviens sur la gestion des déchets nucléaires et en particulier ceux de moyenne activité et à vie longue. Vous examinez le projet Cigéo : quid des solutions alternatives qui, n’existant pas en France pour l’instant, ne sont guère étudiées ? Vous en êtes-vous saisi ?

Plus largement, quand il s’agit de réfléchir à l’échelle de plusieurs centaines d’années, comment tenez-vous compte de l’absence de visibilité ?

M. le président Paul Christophe. Vous avez fait allusion, madame la présidente, à tout l’intérêt que vous portez aux CLI et à leur bon fonctionnement. Pensez-vous qu’en matière d’information, de distribution de comprimés, de plans communaux et de sauvegarde auxquels on peut collaborer, d’analyses indépendantes, les CLI ont un fonctionnement serein eu égard aux financements qui leur sont alloués ? Ne faudrait-il pas renforcer leurs budgets, surtout si l’on songe à l’élargissement des plans particuliers d’intervention (PPI) ?

Mme Marie-Pierre Comets. Un dialogue technique a été instauré entre l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), l’ASN et l’ANCLI afin de former les membres des CLI grâce, en particulier, à des séminaires réguliers. Il faut saluer cette initiative que les participants ont trouvée utile.

L’ASN et l’IRSN disposent chacun de leur appui technique et les CLI ont eux aussi besoin d’experts ; mais, en effet, il faut que le vivier d’experts soit diversifié. Cette question me tient à cœur. Je travaille par ailleurs au CNRS où des chercheurs, j’ai pu le constater, pourraient très bien remplir ce rôle d’experts. Malheureusement, quand j’étais à l’ASN – vous avez fait allusion au fait que j’en ai été commissaire –, je n’ai pas été très efficace pour faire avancer ce dossier. Et si des chercheurs du CNRS travaillent pour les CLI, il me paraît vraiment nécessaire d’élargir, j’insiste, le vivier d’experts.

Pour répondre à votre dernière question, madame la rapporteure, l’idée que vous deviez prendre des décisions en vous contentant de faire confiance ne me paraît pas du tout satisfaisante. Je comprends bien qu’on n’étale pas sur la place publique un certain nombre d’informations, mais que des personnes soient soumises au secret pour pouvoir prendre des décisions en connaissance de cause me paraîtrait assez logique et pragmatique.

En ce qui concerne les solutions alternatives au projet Cigéo, la loi a privilégié le stockage géologique avec certes des clauses de revoyure qui permettent la réversibilité de certaines dispositions. Reste, j’insiste, qu’une décision démocratique a été prise en la matière. Nous nous situons par conséquent dans la perspective de savoir comment se déroule le projet Cigéo et de savoir comment en sera assurée la gouvernance dans la durée – vous évoquiez des centaines d’années, madame la députée, il s’agit même plutôt de milliers d’années.

Mme Bérangère Abba. En tant qu’instance d’information, comment intégrez-vous dans vos analyses cette absence de visibilité à l’échelle de plusieurs milliers d’années ?

Mme Marie-Pierre Comets. C’est compliqué… C’est l’ANDRA qui, au premier chef, travaille sur la question, en particulier sur la concertation à établir, pour des durées certes plus courtes que celles que vous évoquez, par exemple sur la période post réacteurs VD4 : comment envisager la gouvernance à long terme, quel type de décision prendre… Après quoi nous nous prononcerons mais pour l’heure je n’ai pas d’éléments de réponse plus précis. C’est en ma qualité de membre du comité éthique et société de l’ANDRA que je m’y intéresse.

Les CLI, pour finir, jouent un rôle essentiel. Leurs nombreuses missions ont été élargies avec l’extension des PPI et des périmètres de distribution d’iode ; aussi faut-il veiller à ce qu’elles disposent des moyens nécessaires pour assurer une logistique beaucoup plus lourde.

M. Benoît Bettinelli. Un audit international a été réalisé par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) qui a estimé que la France était relativement bien dotée en matière de concertation – d’autres pays aimeraient disposer d’outils du même type que les nôtres. En effet, la loi de 2006 a prévu tout un cadre pour favoriser la transparence et la concertation qui n’existe pas forcément ailleurs.

M. le président Paul Christophe. Il me reste à vous remercier, madame la présidente, monsieur le secrétaire général, pour votre disponibilité et pour toutes les précisions que vous avez bien voulu nous apporter.


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20.   Audition de M. Roland Desbordes, président de la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD) (5 avril 2018)

M. le président Paul Christophe. Mes chers collègues, nous accueillons M. Roland Desbordes, président de la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité, plus connue sous le nom de CRIIRAD.

La CRIIRAD est une association fondée en mai 1986 par un groupe de citoyens en réaction aux informations erronées diffusées au moment de la catastrophe de Tchernobyl. Elle dispose de l’agrément d’association de protection de l’environnement. La CRIIRAD possède son propre laboratoire d’analyse et a déjà réalisé plusieurs dizaines de milliers de mesures, aussi bien en France qu’à l’étranger. Elle gère également un réseau de balises de surveillance de la radioactivité en continu afin de détecter les contaminations de l’air et de l’eau.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées de déposer sous serment. Elles doivent jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Roland Desbordes prête serment.)

M. Roland Desbordes, président de la Commission de recherche et dinformation indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD). Je vous remercie d’avoir invité la CRIIRAD pour parler d’un sujet extrêmement important.

Je souhaiterais illustrer, à travers un exemple concret, les conclusions inquiétantes auxquelles est parvenue la CRIIRAD en matière de sûreté et de contrôle des installations nucléaires ainsi que sur le plan de l’information et de la participation du public.

Les constats qui suivent proviennent d’une étude que la CRIIRAD a réalisée dans le cadre de la consultation publique organisée par l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) sur l’anomalie de la cuve EPR. Mais les dysfonctionnements identifiés concernent l’ensemble des installations nucléaires construites ou en projet.

Comme dans la plupart des dossiers étudiés par la CRIIRAD, il faut toujours distinguer la devanture, c’est-à-dire ce qui est donné à voir au public, et la réalité.

Pour l’EPR, la devanture en matière de sûreté nucléaire est très attrayante. Dans les dossiers soumis au public lors du débat national puis lors de l’enquête publique, l’EPR est présenté comme un réacteur, certes très puissant, mais qui présente aussi une sûreté sans équivalent. L’une des explications est que l’Autorité de sûreté nucléaire et ses experts ont travaillé pendant plus de dix ans sur les prescriptions réglementaires qui encadrent sa conception, sa construction et la fabrication de ses composants.

Pour les équipements sous pression nucléaire, et en premier lieu la cuve, ces nouvelles prescriptions ont été réunies dans un arrêté de 2005. Dans sa demande d’autorisation de mai 2006, EDF s’engage à les respecter. Après neuf mois d’instruction, l’ASN rend un avis favorable sur le dossier, et le décret autorisant la création de l’EPR de Flamanville est signé le 10 avril 2007. Ce texte stipule que la rupture des composants du circuit primaire est exclue et que des dispositions doivent donc être prises pour garantir la qualité de leur fabrication et les contrôles de conformité. Officiellement, on a donc une réglementation exigeante, un exploitant qui s’engage à la respecter, des contrôleurs vigilants et des citoyens dûment informés et consultés.

Passons maintenant à la réalité. La première phase est centrée sur la fabrication des composants de la cuve.

Premier constat : la fabrication des composants a démarré au Creusot Forge dès l’été 2005, c’est-à-dire alors même qu’EDF n’a pas encore demandé la création de l’EPR. Quand le décret autorisant cette installation est signé en 2007, presque toutes les pièces ont déjà été transférées de Creusot Forge à l’usine Areva de Chalon-sur-Saône où elles doivent être assemblées.

Deuxième constat : toutes ces fabrications ont été réalisées en violation de deux prescriptions réglementaires fondamentales. Premièrement, la qualification technique préalable n’a pas été réalisée – « préalable » signifiant préalable à la fabrication. Deuxièmement, les pièces exposées au risque d’hétérogénéité, notamment les calottes de la cuve, n’ont pas été contrôlées et sur tout leur volume comme l’exige l’arrêté de 2005, mais seulement sur des zones particulières dites de recette.

Troisième constat : non seulement la réglementation est bafouée, mais elle l’est ouvertement. Areva a en effet délibérément passé outre les injonctions des inspecteurs de l’ASN. En août 2006, l’ASN fixe un délai de deux mois au fabricant pour expliquer comment il va démontrer l’absence d’hétérogénéité sur les calottes. Pour toute réponse, en septembre, Creusot Forge procède à la coulée des éléments qui composent le couvercle de la cuve, la calotte et la bride. Trois mois plus tard, l’histoire se répète : l’ASN relance le fabricant et Creusot Forge procède cette fois à la coulée de la calotte inférieure, c’est-à-dire du fond de la cuve.

Quatrième constat : les passages en force des industriels ne sont suivis d’aucune sanction.

Le dernier élément qui constitue un facteur particulièrement aggravant, c’est que dès que la fabrication des composants de l’EPR commence à Creusot Forge au deuxième semestre de 2005, l’ASN identifie des anomalies majeures dans les productions. En décembre 2005, l’ASN alerte EDF. Début janvier 2006, des réunions de crise sont organisées. Fin janvier, le directeur de la sûreté nucléaire, à l’époque M. Lacoste, se rend à Creusot Forge et déclarera plus tard en être revenu « effondré ».

Pourquoi l’ASN rend-elle, en 2007, un avis favorable et, surtout, favorable sans aucune réserve sur le projet d’autorisation ? Pourquoi aucune de ces informations n’est-elle communiquée au public ? En lisant l’avis favorable de février 2007, les citoyens apprennent que : « sur la base des informations disponibles à ce jour, aucun point remettant en cause les objectifs généraux de sûreté na été identifié ».

Venons-en à la deuxième phase où l’on a, d’un côté, un industriel qui joue la montre, qui dissimule, qui néglige des informations capitales et, de l’autre, l’ASN, qui alerte EDF sur les risques industriels auxquels il s’expose, mais qui semble impuissante et participe, au final, à la politique du fait accompli.

Le dossier présenté par Areva pour justifier la qualité des calottes et des cuves est retoqué en 2007, puis à nouveau en 2010. Le fabricant se défend de ses retards en pointant du doigt l’impréparation de l’ASN. Quoi qu’il en soit, il faut attendre juillet 2012 pour qu’Areva propose de faire des tests sur le couvercle de la cuve qui était destiné à l’EPR américain – on devait en vendre un aux États-Unis. On suppose que c’est la même fabrication, mais on n’en est pas certain. L’ASN donne son accord, les prélèvements sont effectués en novembre 2012, mais les échantillons ne sont pas analysés.

Plus d’une année s’écoule au cours de laquelle des problèmes de carbone sont d’ailleurs détectés sur certains générateurs de vapeur (GV). Et toujours pas d’analyse. Peu importe…

En janvier 2014, l’ASN autorise le transport de la cuve et son installation dans le puits de cuve du réacteur de Flamanville, une cuve dont on est sûr qu’elle a été fabriquée sans qualification technique préalable et dont rien ne prouve la qualité puisque les échantillons n’ont toujours pas été analysés.

Dans les mois qui suivent, la cuve est progressivement soudée au circuit primaire, et à l’été 2014, Areva fait enfin procéder à l’analyse des échantillons. En septembre, on apprend que les valeurs de résilience sont inférieures aux valeurs minimales exigées par la réglementation et très inférieures aux valeurs attendues par l’industriel. En novembre, une nouvelle série de tests confirme la non-conformité et montre un dépassement du taux maximum de carbone fixé par la réglementation. L’ASN est informée en octobre 2014, c’est-à-dire un peu plus de huit ans par rapport à sa demande d’août 2006. Quant au public, il doit attendre 2015. À cette date, il apprend à la fois l’existence des anomalies et le fait que l’ASN va instruire la demande que présentera Areva pour démontrer que la cuve est suffisamment résistante et pourra donc être mise en service, en dépit de ses défauts et non-conformités.

Dernier élément qui est l’un des plus incroyables : alors qu’en janvier 2016 EDF procède à l’installation du couvercle, à cette date tous les acteurs savent que cette pièce n’est pas conforme aux exigences essentielles de sûreté, et le rapport d’expertise, cosigné par l’ASN et l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), ne sera publié que cinq mois plus tard. Le groupe permanent d’experts pour les équipements sous pression et l’ASN ne rendra son avis qu’en juin 2016.

Je veux vous faire part d’un point particulier très important : l’installation de ce couvercle s’est faite en violation de l’article L. 557-4 du code de l’environnement qui interdit non seulement la mise en service, mais aussi l’installation d’équipements qui ne respectent pas les règles essentielles de sécurité.

J’en arrive à la troisième phase où le dossier prend une dimension cette fois plus catastrophique. Schématiquement, je distinguerai deux axes.

Premier axe : il s’avère que les excès de carbone concernent d’autres composants et pas seulement l’EPR. Certains sont eux aussi destinés à l’EPR, mais d’autres sont installées sur des réacteurs en service. La recherche est demandée en mai 2015 par l’ASN. En septembre 2015, Areva donne un premier bilan : vingt-six générateurs de vapeur affectés, car il considère que le problème ne concerne que des fabrications des Japonais. Mais en août 2016, le bilan passe à quarante-six GV, car les fabrications de Creusot Forge sont elles aussi impliquées. De longs mois vont s’écouler, parfois plus d’un an, entre l’identification des composants à risque et la réalisation des contrôles. Les premières mesures révèlent pourtant des problèmes inattendus : des taux de carbone nettement supérieurs à ceux de la cuve de l’EPR et qui n’affectent pas seulement les zones centrales mais atteignent aussi les tubulures.

Le deuxième axe concerne le résultat des audits qualité effectués à Creusot Forge. La première série d’audits n’est pas à la hauteur des problèmes, mais la seconde vague, lancée à l’automne, va vérifier les dossiers de fabrication interne et les comparer aux rapports de fin de fabrication transmis aux clients. En avril 2016, Areva annonce avoir identifié 428 dossiers barrés, c’est-à-dire signalés comme contenant des irrégularités. C’est déjà grave, mais en juillet 2016, il s’avère que le problème n’est pas circonscrit aux dossiers barrés, donc repérables, mais que les anomalies peuvent concerner n’importe lequel des 6 000 dossiers de fabrication. Il va falloir plus de deux ans pour tout vérifier, et l’ASN doit accorder des délais. Si tout va bien, les derniers contrôles seront terminés fin 2018. Entre-temps, les pièces potentiellement dangereuses restent en place. S’ajoute à cela le fait que des anomalies s’apparentent à des falsifications. Des non-conformités signalées dans le dossier de fabrication disparaissent des dossiers destinés à EDF et à l’Autorité de sûreté nucléaire : c’est un problème gravissime pour le système de contrôle français qui est essentiellement basé sur le déclaratif et repose donc la sincérité des industriels.

Aujourd’hui, plusieurs questions restent taboues. Combien existe-t-il de pièces défectueuses dont les anomalies n’ont pas été inscrites dans les dossiers de fabrication, qu’ils soient barrés ou non ? Cette question essentielle a été soulevée par la CRIIRAD, mais elle a disparu du compte rendu de la consultation publique quand elle a eu lieu sur ce sujet. De fait, si les écarts ne sont pas documentés dans les dossiers internes, il n’y a aucune parade, sauf à procéder à un nombre statistiquement significatif de contrôle des pièces elles-mêmes montées, un chantier sans commune mesure avec un simple contrôle des dossiers.

Comment expliquer la faillite totale du dispositif de contrôle, un dispositif pourtant redondant, avec des contrôles à la fois internes, externes, des audits d’inspection conduits par Areva, par EDF, par l’ASN, par des organismes qu’elle accrédite ?

Comment se fait-il que des anomalies sur des équipements critiques pour la sûreté n’aient pas été identifiées, en particulier à compter de 2006, alors que l’installation Creusot Forge était placée sous surveillance renforcée ? Je vous rappelle que les cas les plus graves sont postérieurs au rachat de Creusot Forge par Areva, aujourd’hui devenu Orano : les GV de Fessenheim, de Gravelines et beaucoup d’autres composants.

En conclusion, il faut rappeler que toutes ces anomalies, et parfois ces falsifications, concernent des pièces vitales pour la sûreté. Si leur qualité n’est pas garantie, on s’expose à un accident nucléaire majeur contre lequel il n’y a pas de parade et qui n’est pas prévu. Il serait trop pessimiste de considérer que les défauts ignorés ou masqués constituent la partie immergée de l’iceberg, mais il est certain que toute une dimension des problèmes n’est pas connue, n’a donc pas été maîtrisée et pourrait jouer un rôle aggravant déterminant pour transformer un incident en accident. Par exemple, il est très inquiétant de constater que des problèmes graves ont été découverts cette fois par hasard et non du fait de dispositifs de contrôle. C’est le cas de l’insuffisance des épaisseurs de beurrage sur le couvercle de l’EPR qui n’a été découverte que lorsque l’on a procédé à la réparation de l’ensemble des soudures des adaptateurs du couvercle. Sans les défauts majeurs sur les soudures, ces malfaçons sur le beurrage n’auraient pas été identifiées. Combien d’équipements comportent des anomalies qui n’ont pas été détectées ?

Au vu de la gravité des dysfonctionnements, nous attendions des remises en question radicales, voire des démissions en cascade, que ce soit pour assumer ses responsabilités ou prendre acte de la gravité des faits. Mais il ne s’est quasiment rien passé. Globalement, tout continue comme avant et on n’en finit pas de découvrir des dysfonctionnements qui remontent à cinq, dix ou quinze ans. Par exemple, des appareils utilisés pour contrôler l’élasticité d’un acier ne sont pas conformes.

La CRIIRAD considère qu’il est indispensable de procéder à une remise à plat complète du système de contrôle des installations nucléaires, car il est impossible aujourd’hui de connaître l’état réel des installations, du fait tout d’abord des défaillances graves des industriels avec une perte de maîtrise qui s’accompagne régulièrement de temporisations, voire de dissimulations, ensuite parce que cela remet en question tout le système de contrôle qui est largement basé sur les déclarations de l’exploitant et qui postule sa bonne foi. Les contrôles de l’ASN portent pour l’essentiel sur ce que l’on veut bien lui montrer et sur des sondages qui ne peuvent concerner qu’une partie minime des opérations.

Il est indispensable aussi de procéder à une remise à plat du système de participation du public au processus de décision qui se réduit pour les dossiers de fond à un simulacre de démocratie, à une remise à plat du système d’information du public qui se limite en général à une simple caisse de résonance de l’information institutionnelle, qu’elle vienne des exploitants ou de l’Autorité de sûreté nucléaire, et à une remise à plat du système de gestion des accidents nucléaires qui est conçu aujourd’hui pour faire payer aux populations le prix sanitaire et économique de la catastrophe – ce sera peut-être un autre sujet de discussion aujourd’hui.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Quelle est la composition de la CRIIRAD ? Comment avez-vous eu accès aux informations circonstanciées et précises dont vous venez de faire état et sur lesquelles vous vous fondez pour faire un état des lieux ?

M. Roland Desbordes. Comme l’a dit le président en introduction, le CRIIRAD est une association qui a été créée il y a trente-deux ans en réaction à la désinformation. La CRIIRAD dispose d’un laboratoire de recherches. C’est une instance d’information indépendante sur la radioactivité et pas sur le nucléaire. Nous travaillons aussi bien sur les activités militaires que civiles et sur la radioactivité naturelle. Nous avons ainsi beaucoup milité pour faire évoluer la réglementation sur le radon d’origine naturelle. Nous sommes également très attentifs à la radioactivité utilisée dans le domaine médical et à la radioactivité naturelle renforcée – l’utilisation de matériaux naturellement radioactifs qui posent des problèmes notamment dans certaines habitations.

Notre association est forte de 6 000 adhérents, ce qui nous permet de garantir notre indépendance. Cela représente environ la moitié des ressources financières de la CRIIRAD, l’autre moitié étant assurée par les prestations effectuées par notre laboratoire pour des clients extrêmement variés – particuliers, industriels, collectivités locales.

Nous intervenons en France mais aussi, de plus en plus, à l’étranger. Nous nous sommes ainsi rendus au Japon à la demande d’amis japonais à la suite de la catastrophe de Fukushima. Nous les avons aidés à monter la même structure que la nôtre parce qu’ils étaient confrontés aux mêmes problèmes que nous avions eus vingt-cinq ans plus tôt.

Nous ne sommes jamais invités à pénétrer dans les installations nucléaires – et si nous n’y sommes pas invités, nous n’y allons pas. Les informations sur lesquelles repose le rapport que je viens de vous présenter sont totalement disponibles. Les traiter représente cependant un gros travail car nombre des éléments que j’ai énumérés, sans être cachés, n’avaient pas fait l’objet de publications. Lorsque des informations font la une des médias, tout le monde est au courant, mais quand elles sont au fond des placards, c’est plus compliqué. Nous avons la chance d’avoir à la CRIIRAD une spécialiste en la matière.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Lors des auditions, on nous a souvent expliqué en effet que beaucoup d’informations étaient disponibles, mais qu’elles étaient finalement peu accessibles. Certains d’ailleurs se retranchent derrière le fait que ces informations sont disponibles pour laisser les citoyens appréhender seuls des sujets extrêmement techniques et nécessitant une expertise.

Vous avez dit clairement que vous considériez que l’ASN était « impuissante » et qu’elle avait participé, s’agissant de l’affaire de la cuve de l’EPR, à la politique du fait accompli. Si je comprends bien, vous considérez que l’ASN n’est pas en mesure d’accomplir son travail correctement. Que faudrait-il faire pour que l’ASN puisse remplir ses fonctions et être plus efficace ?

M. Roland Desbordes. Je n’ai aucun doute sur la sincérité de l’ASN du point de vue de ses intentions : elles sont louables et je les partage largement.

Le travail documentaire que j’ai présenté a été fait à partir de documents parfaitement accessibles. C’est d’ailleurs la grande différence avec la situation qui prévalait en 1986, lors de la création de la CRIIRAD. À l’époque, c’était « circulez, il n’y a rien à voir ! ». Aujourd’hui, l’information est en effet disponible, sauf qu’elle est tellement complexe qu’il faut la décrypter, la travailler, ce qui demande des compétences. Elle n’est donc pas à la portée du citoyen de base. Une grande partie du travail de la CRIIRAD consiste précisément à vulgariser ce genre de dossier pour le rendre compréhensible, pour que le citoyen puisse voir où il y a eu des dysfonctionnements. Une des missions de la CRIIRAD, c’est donc de fouiller dans des éléments juridiques, documentaires, pour les mettre à la disposition des citoyens.

Je pense que l’ASN n’a pas tous les outils pour pouvoir assumer parfaitement son travail. On peut citer des cas où l’ASN a pointé du doigt des problèmes – pas tous –, sans être en mesure d’exiger des exploitants, EDF et Areva, de respecter les règles qu’ils s’étaient engagés eux-mêmes à respecter. Je ne sais si c’est dû à un manque de volonté de sa part – c’est un constat, pas un procès d’intention. EDF et Areva connaissaient la feuille de route pour la construction de l’EPR. Mais, dès le départ, il y a eu un dérapage. J’avais eu l’occasion de rencontrer M. Lacoste en 2005-2006 : il était effondré. Il a eu conscience qu’un tas de choses lui échappaient et il a essayé de redresser la situation. Mais cela nous ramène au pouvoir de l’ASN. Comment peut-elle agir ? Elle pointe du doigt des problèmes et demande à l’exploitant d’agir, mais celui-ci joue la montre et attend. Au début, l’ASN envoie une simple lettre, puis une deuxième lettre, puis une décision, puis une lettre de suite, puis une mise en demeure. Mais l’exploitant joue la montre. Le timing, c’est celui de l’exploitant : quand il a envie de donner les informations, il les donne. Mais ce sont les informations qu’il a élaborées avec ses propres outils. On est dans l’auto-contrôle des pièces. L’ASN n’a pas les outils du contrôle : elle vérifie que le contrôle a été fait. Cette autorité manque réellement de moyens humains et financiers et de moyens de coercition. L’ASN est un gendarme – M. Lacoste aimait bien se faire appeler « le gendarme du nucléaire », mais n’est pas comparable à celui que l’on rencontre sur la route.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. L’ASN dispose cependant aujourd’hui d’importants moyens de coercition. Elle l’a d’ailleurs montré ces derniers mois : elle peut faire arrêter un réacteur, voire une centrale ; elle peut aussi ne pas délivrer des autorisations. Elle nous l’a confirmé à l’occasion de son audition.

L’ASN a donné l’autorisation pour la cuve de l’EPR, le GV de Fessenheim, etc. Comment interprétez-vous cela ? Selon nous, l’autorité a des moyens de coercition qui leur permettraient de ne pas donner ces autorisations.

M. Roland Desbordes. La loi de 2006 donne effectivement un peu plus de pouvoirs gradués. Les sanctions prévues sont proportionnelles aux fautes – petites ou grandes – constatées. Jusqu’en 2006, il me semble que l’ASN ne pouvait qu’envoyer des courriers, sans autres moyens de pression. Certes, elle pouvait faire arrêter une installation, mais il fallait qu’elle le justifie par un danger immédiat, ce qui est difficile et n’a pratiquement jamais été fait.

La loi de 2006 a permis une évolution. Mais j’estime qu’on est encore très loin de l’idéal. En octobre 2017, on a connu un moment fort dans ma région, la Drôme, lorsque l’Autorité de sûreté nucléaire a mis à l’arrêt quatre réacteurs. Une réunion publique était organisée le jour où elle a fait cette annonce très médiatique – ce n’était pas un hasard. Il s’agissait d’une mise à l’arrêt très temporaire, mais cette décision a été vécue symboliquement de manière assez difficile par EDF. Malheureusement, il n’y a pas eu beaucoup d’actions comme celle-là, qui ont vraiment marqué le coup.

Je pense que beaucoup de choses se règlent par des discussions entre les exploitants et l’ASN, et que celle-ci est obligée de négocier parce qu’elle se trouve notamment confrontée à EDF ou à Areva, qui ne sont pas n’importe qui.

Certains des inspecteurs de l’ASN que je rencontre dans le cadre des commissions locales d’information (CLI) avouent les difficultés qu’ils éprouvent à faire respecter des règles, des prescriptions et font comprendre qu’il y a eu discussion ou négociation. D’autres se voient comme des gendarmes, et sont plutôt dans l’illusion, selon moi, car cela ne correspond pas à ce que nous percevons de ce qui se passe en dehors de notre présence, puisque nous n’assistons qu’aux réunions publiques.

Prenons l’exemple de l’arrêt, très temporaire, des réacteurs du Tricastin. On avait demandé à EDF de réparer la digue. Cela lui a pris un mois. Il est intéressant de reprendre la genèse de cette affaire.

Après la catastrophe de Fukushima, on a demandé aux exploitants de faire des évaluations complémentaires de sûreté. Il s’agissait de refaire le tour des lieux, de voir ce qui se passerait en cas de séisme ou d’inondation un peu supérieurs à ceux prévus. Les actes de malveillance externes avaient été écartés en dépit d’une demande de l’Europe : il avait été considéré que cela ne relevait pas du domaine de l’ASN.

Je m’attendais à un dossier extrêmement mince. Après tout, on avait le nucléaire le plus sûr au monde et, jusqu’à Fukushima, on nous avait expliqué que ce genre de scénario avait été pris été pris en compte et qu’on était paré. Or le compte rendu des évaluations complémentaires de sûreté qui a été rendu en janvier 2012 était impressionnant : il y avait des travaux énormes à faire sur des installations nucléaires pour les mettre, non pas à un niveau idéal de sûreté, mais au niveau que l’on considérait comme normal, acceptable pour les autorités. L’idéal, nul ne le connaît.

Qu’aurait-on dû faire dès lors ? Si lorsque vous êtes arrêté par la police sur l’autoroute, votre voiture présente de gros défauts, vous ne repartez pas comme si de rien n’était ! En l’occurrence, on a laissé toutes les installations continuer à fonctionner. Pendant les années 2012 et 2013, des discussions ont eu lieu entre l’ASN et les exploitants, EDF et Areva, pour savoir quel type de travaux seraient effectués et avec quel argent – puisqu’ils n’en avaient pas – et dans quels délais. Certains de ces travaux ont bien été engagés, mais sur une durée de plusieurs années et tous ne sont pas encore terminés.

À Tricastin, on avait « bricolé » sur la digue, très en amont de la centrale. Selon les évaluations complémentaires de sûreté, c’était suffisant. Il a fallu attendre l’été 2017 pour qu’EDF se rappelle que lorsqu’ils avaient construit la centrale, ils avaient fait des travaux sur la digue, qui existait déjà, pour amener l’eau jusqu’à la centrale mais sans utiliser les bons matériaux. L’exploitant l’a avoué en plein mois d’août 2017, avertissant ainsi l’ASN qu’une partie de la digue n’était pas du tout conforme, et qu’en cas de séisme ou de remontée des eaux de la nappe – qui se trouve au niveau du sol – le bas de la digue pourrait s’effacer : la centrale serait inondée et, paradoxalement, il n’y aurait plus d’eau pour assurer le refroidissement, sans compter des problèmes d’électricité et tout ce qui va avec. C’était le scénario Fukushima.

En septembre, l’ASN est donc intervenue pour demander à l’exploitant de consolider la digue. Je m’attendais à ce que l’affaire en reste là. Or, lundi dernier, dans une décision complémentaire, l’ASN a déclaré que les travaux qui avaient été faits n’étaient pas suffisants, qu’il faudrait renforcer la surveillance de la digue en installant des systèmes de piézomètres pour voir si l’eau ne venait pas tremper le pied de la digue, ainsi que des systèmes de surveillance du profilage de la digue, et qu’EDF devrait mobiliser des moyens au cas où il faudrait intervenir.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. C’est plutôt positif : l’ASN semble là complètement dans son rôle. Ce qui m’intéresse davantage c’est lorsqu’elle ne l’est pas et qu’elle donne une autorisation en violation du code de l’environnement – l’article L.557-4, par exemple.

Vous avez expliqué que l’ASN ne pouvait pas travailler correctement, vous avez pointé le manque de moyens humains et d’expertise – on a eu beaucoup de retours en ce sens. Mais vous avez dit aussi que même quand l’ASN voyait des pièces non conformes, quand elle se retrouvait dans la situation de violer la loi, elle laissait faire. Vous portez là une accusation assez lourde ; j’aimerais que vous l’étayiez.

M. Roland Desbordes. Je ne suis pas un spécialiste du droit à la CRIIRAD, mais quand j’ai découvert cette décision de l’ASN à propos de l’EPR, j’ai effectivement été très choqué. Je pense qu’à différentes étapes, l’ASN avait la possibilité d’arrêter la machine, ce qui aurait évité la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. Elle n’a pas saisi toutes les perches qui lui ont été tendues en cours de route.

L’ASN est censée faire appliquer la loi. Or elle ne l’a pas fait : elle n’est pas intervenue. Pour moi, c’est un cas grave. Heureusement qu’il n’y en a pas eu beaucoup.

Après, je ne sais pas ce qui s’est dit dans les couloirs, au cours de discussions entre les exploitants et l’ASN. Nous ne disposons que de brefs comptes rendus. Comment tout cela s’est-il négocié ? Reste que le gendarme a failli à son rôle fondamental à plusieurs étapes, et qu’aujourd’hui nous sommes « coincés ». La cuve est montée et nous en sommes réduits à nous raccrocher aux branches et à demander à l’exploitant de nous prouver que tout cela n’est pas trop préoccupant et que l’on pourra tout de même faire tourner ce réacteur. C’est grave d’en arriver là.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Je pense que mes collègues reviendront sur ce point.

Une de vos principales activités consiste à mesurer la radioactivité. Où se trouve le matériel que vous utilisez à cet effet ? En avez-vous autour des installations ? Vous est-il arrivé de trouver des résultats différents de ceux communiqués par les exploitants ou par les autorités ? Vous nous avez dit que vous n’étiez jamais allé sur les installations. J’imagine que vous avez peu de relations avec les exploitants eux-mêmes, notamment pour comparer vos relevés.

M. Roland Desbordes. Effectivement, le laboratoire de la CRIIRAD est reconnu.

Quand on surveille l’environnement, on commence par l’air. On surveille l’air dans la vallée du Rhône, là où nous sommes installés. Notre réseau est financé en partie par nos adhérents, mais beaucoup aussi par les collectivités locales. C’est même à l’initiative de ces dernières que nous avons démarré ce réseau, qui va s’étendre à la Suisse. Il faut dire que l’on est tout près de Genève. D’ailleurs, vous l’avez sans doute appris, la mairie de Genève est très remontée contre la centrale du Bugey. Pour l’air, il y a donc un réseau régional.

Nous surveillons aussi les sols, les plantes, l’eau, les aliments, etc. Nous faisons des contrôles autour des installations nucléaires, pour voir ce que fait l’exploitant. Celui-ci procède lui-même à des milliers de mesures chaque année – c’est l’auto-surveillance de l’exploitant. En dehors de l’exploitant lui-même, des experts interviennent également dans ces domaines, comme l’IRSN. Je le précise : lorsque nous prélevons le même échantillon au même endroit, nous trouvons les mêmes résultats. Il n’y a pas débat sur ce point.

Malheureusement, on ne peut pas emporter tout l’environnement dans un laboratoire. Donc, il faut faire des choix dans les prélèvements auxquels on va procéder et sur le lieu où on va les faire. Et c’est là qu’il y a débat.

Nous estimons en effet que les plans de surveillance de l’environnement ne sont pas pertinents. Nous en avons fait évoluer quelques-uns. Par exemple, nous avons un peu amélioré celui de Romans, où j’habite. Cela consiste à faire quelques analyses et à déterminer si cet environnement présente une radioactivité anormale et contaminée – donc s’il y a pollution – ou s’il n’y pas de problèmes de radioactivité.

Le problème vient du fait que les exploitants et les experts payés par l’exploitant procèdent à des prélèvements, soit inopinés, soit programmés dans un plan, qui ne sont pas toujours pertinents. Ainsi, il y a peu de risques de trouver de la radioactivité dans de l’eau du Rhône prélevée au hasard. En revanche, vous en trouverez dans certains compartiments du milieu aquatique – plantes, les poissons, sédiments.

L’exploitant veut surtout communiquer autour de ses prélèvements et régulièrement, dans les réunions, il fait un rapport sur le bilan environnemental. Il reconnaît qu’en fonctionnement normal, il rejette de la radioactivité. C’est d’ailleurs légal – mais pas légitime, selon nous – d’en rejeter dans des limites données. Si donc il reconnaît rejeter des becquerels dans l’air et dans l’eau, il n’en retrouve cependant pas dans l’environnement. C’est un peu miraculeux, non ? Nous l’avons retrouvée, nous, cette radioactivité et c’est là qu’il y a débat. On va nous reprocher d’être allé la chercher. Et elle n’est pas forcément là où on l’attendait. Ainsi, nos études sur le Rhône ont entraîné d’assez nombreuses polémiques avec EDF, Areva et l’IRSN, qui avait produit des rapports et des bilans décennaux, etc.

Notre objectif est d’informer les gens quand il y a une pollution et de corriger la communication des exploitants. On va commencer par faire reconnaître qu’il y a de la radioactivité, là où nous n’étions pas censés en trouver normalement, vérifier ensuite si c’est légal ou non et si cette pollution a, ou non, un impact sanitaire. C’est là que s’ouvre le débat.

Malheureusement, celui-ci est rare. En tant que membre associatif, nous pouvons simplement poser une ou deux questions dans les réunions des CLI. Souvent, nous n’avons pas de réponse, et c’est frustrant. En dépit de nos demandes, nous n’avons jamais eu l’occasion de soumettre nos rapports environnementaux ni notre travail. C’est arrivé une seule fois, lorsque, à la demande des élus locaux, nous sommes allés présenter, dans les CLI de la Drôme, l’étude que nous avions faite sur les transports. Il est dommage de ne jamais pouvoir confronter nos travaux devant des élus ou des associations dans le cadre des CLI.

Je trouve également choquant de ne pas pouvoir avoir accès aux nappes phréatiques qui sont sous les centrales nucléaires et qui, comme on le sait, sont toutes polluées par la radioactivité. Le problème est que pour procéder à des mesures, il faut entrer dans l’installation pour analyser, à partir des piézomètres posés par les exploitants, l’eau qui se trouve sous la centrale. Or chaque fois que nous avons demandé à EDF – car cela concerne surtout EDF – l’autorisation de faire ce genre de prélèvements, cela nous a été refusé. Il n’est pas normal que cet environnement nous soit inaccessible.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous ne pouvez pas faire d’analyse juste à côté de la centrale ? Une nappe phréatique, par définition, s’étale un peu.

M. Roland Desbordes. Nous le faisons dans l’environnement en dehors de la centrale, là où c’est accessible, là où l’on trouve un puits.

EDF, en particulier, mais aussi le CEA à Marcoule, et d’autres encore, ont pollué des nappes phréatiques. Le phénomène n’est pas récent : la pollution a été causée par des cuves fuyardes sous les installations. Pour éviter cependant qu’elle ne se propage trop à l’extérieur, ils ont construit des murs souterrains pour essayer d’emprisonner la radioactivité. Cela ne concerne peut-être pas toutes les installations nucléaires, mais la grande majorité d’entre elles. J’aimerais qu’on puisse faire des mesures.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. À partir des mesures que vous avez pu effectuer, avez-vous noté des fuites ou des déversements de matières radioactives que des exploitants n’avaient pas indiqués ? Je vise des taux anormaux : on sait très bien qu’il y a un peu de radioactivité dans la nature.

M. Roland Desbordes. Quand on parle de radioactivité, il faut tout de suite préciser si l’on parle de radioactivité naturelle, c’est-à-dire de celle qui est dans la nature, sans que l’homme soit intervenu.

La radioactivité des mines d’uranium est naturelle… sans être naturelle, dans la mesure où l’homme a modifié l’environnement. Des pollutions peuvent être causées par des radioéléments naturels qui se retrouvent dans des ruisseaux, dans des lacs, comme celui de Saint-Pardoux, en Haute-Vienne. Et ce n’est pas normal.

Quand on parle des installations nucléaires du type EDF, il n’est plus question de radioactivité naturelle. Si on trouve de la radioactivité dans l’environnement, cela s’appelle de la pollution. Et du point de vue légal et réglementaire, le statut est différent.

Je n’ai pas souvenir que des rejets auraient été complètement cachés. Si cela me revient, je vous ferai parvenir un courrier pour vous en informer. Par contre, des incidents se sont produits dans des centrales et ont été déclarés par les exploitants. Je pense à l’accident dans l’usine Centraco à Marcoule, en septembre 2011 : un four à fusion avait explosé, faisant un mort et un blessé très grave. Centraco est une filiale d’EDF. Pour l’exploitant, il n’y a pas eu de rejet dans l’environnement. Or rien ne le prouve. Nous sommes au contraire persuadés qu’il y en a eu : si un four avec une cheminée explose, il y a forcément des rejets. Nous ne saurons jamais la vérité, parce que l’exploitant ne répond pas. C’est un exemple, parmi d’autres, qui nous amène à nous interroger.

Parfois, on peut apporter des preuves. Ainsi, en juillet 2008, à Tricastin, Socatri a rejeté accidentellement 75 kilos d’uranium dans un petit ruisseau. Le fait a été reconnu. Pour une fois, il y a eu de la communication – trop sans doute au goût des exploitants, des touristes et les locaux. On a même dû changer l’appellation du vin « Coteaux du Tricastin ». L’accident a donc fait des vagues et c’était normal : il y a un rejet interdit dans un milieu interdit – 75 kg d’uranium, ce n’est pas rien dans un ruisseau qui alimente un lac de baignade, et qui sert à l’irrigation. Des sanctions ont d’ailleurs été prises, des plaintes ont été déposées et reconnues.

M. Julien Aubert. Monsieur Desbordes, vous avez commencé votre présentation avec la vraie question, quand on s’intéresse à la sécurité et à la sûreté nucléaire : celle des générateurs de vapeur. Je souhaiterais vous interroger sur plusieurs points.

Premièrement, vous avez évoqué le taux de concentration du carbone dans l’acier. J’ai été un peu perturbé par le fait que vous ayez parlé à la fois des générateurs produits au Japon, et de ceux qui sont fabriqués au Creusot. Or la teneur en carbone n’est pas la même : pour le Japon, c’est de l’ordre de 0,4 % et pour le Creusot, de 0,3 %, la norme étant de 0,22 %. S’agissant de cette dernière, vous avez dit que c’étaient des exigences essentielles de sûreté. Mais en cas d’anomalie, on peut dépasser ce taux, sans que ce soit pour autant dangereux. De même, pour les doses de radioactivité : on fixe à un millisiervert (mSv) par an la dose acceptable de rayonnement. Au-delà de 20 mSv, on doit mettre les populations à l’abri. Mais ce n’est pas parce que l’on est à 2 mSv qu’il y a forcément un danger. Une anomalie doit-elle être considérée comme une brèche dans les exigences essentielles de sûreté ? J’aimerais que vous expliquiez en quoi ce serait problématique.

Deuxièmement, on utilise la spectrométrie d’étincelage pour évaluer la teneur en carbone de ces générateurs de vapeur. Cela permet notamment de savoir s’ils peuvent résister à des chocs thermiques. Pensez-vous que la technologie utilisée actuellement pour garantir la sécurité de ces générateurs ne soit pas adaptée pour les chocs sismiques ?

Troisièmement, le problème se pose pour l’acier du bas de calotte de ces générateurs de vapeur, où est confinée l’eau du circuit primaire. Mais le circuit secondaire et le circuit de refroidissement sont normalement étanches dans une centrale nucléaire. Considérez-vous qu’une anomalie suffisante par rapport à des exigences essentielles de sûreté, qui ferait défaillir le circuit primaire, aurait des conséquences ? Aurait-elle des conséquences sur tous les circuits, sur tout le fonctionnement de la centrale nucléaire ?

Quatrièmement, puisque l’ASN a autorisé le redémarrage du réacteur, il y a télescopage entre ce que vous considérez comme un manquement aux exigences, et ce que l’ANS permet. Faut-il rechercher des responsabilités pénales ? À quel niveau ? Celui des responsables administratifs, politiques ?

Ne pensez-vous pas, à propos de l’affaire du Tricastin, que la transparence peut être un piège ? Plus vous donnez d’informations, plus vous vous inquiétez, et plus vous attirez l’attention sur telle ou telle défaillance. On s’émeut devant tous ces contrôles et lorsque l’on constate des défaillances mais cela montre que le processus démocratique est assez sain. Il n’y a pas forcément de dysfonctionnement. Quel serait-il, selon vous ? Quelles sont les responsabilités ? Quand on dénonce quelque chose, il faut en tirer les conséquences. On ne peut pas vivre dans un système où la sûreté des Français ne serait pas assurée et où on laisserait des responsables agir en toute impunité.

Mme Perrine Goulet. Je voudrais vous interroger sur l’ASN et sur la pollution Avez-vous vu un changement au niveau des exigences de l’ASN, après l’accident de Fukushima ? Il avait en effet été demandé que l’Autorité soit renforcée.

Vous avez indiqué que l’ASN était obligée de négocier. Avez-vous les preuves de ce que vous avancez ? Il serait intéressant que vous nous les fournissiez.

Enfin, vous avez dit que vous ne compreniez pas pourquoi l’ASN n’arrêtait pas le chantier de l’EPR. Et s’il ne l’arrêtait pas parce que n’est pas nécessaire ?

Venons-en à la pollution. J’ai regardé les balises que vous avez installées. Je ne vois rien d’inquiétant. Avez-vous déjà constaté des mesures qui seraient dangereuses pour l’homme ?

Vous avez parlé des nappes phréatiques qui se trouvaient sous les centrales. Il est exact qu’en cas de pollution, on met en œuvre certains moyens pour l’arrêter – par exemple, en gonflant des baudruches. Cela concerne toutes les sortes de pollution – au fuel, par exemple – qui peuvent se produire sur un site nucléaire. J’aimerais donc que vous expliquiez que les murs ne sont pas là uniquement pour arrêter la radioactivité mais pour protéger, avec des bassins de rétention, la pollution qui peut se former sur tout site industriel. D’ailleurs, vous le savez autant que moi, la radioactivité n’est pas forcément stoppée par des murs ; cela dépend du type de radioactivité et du type d’électron.

M. Roland Desbordes. En effet, monsieur le député, on a fixé à 0,22 % le taux de concentration de carbone dans l’acier. Comme vous l’avez précisé, les Japonais sont un peu au-dessus – cela figure dans les documents. Mais que l’on soit un peu moins mauvais que les Japonais ne me satisfait pas. Ce n’est pas moi qui ai défini ces normes : elles ont été édictées dès la conception des pièces et présentées comme des exigences de sûreté. Je ne sais pas si c’est bien ou pas : je m’en remets au cahier des charges d’origine. Or celui-ci n’a pas été respecté, comme les exploitants s’étaient engagés à le faire. C’était dans la feuille de route qui a été arrêtée au départ.

Par ailleurs, attention : la limite d’1 millisievert – outre qu’elle ne signifie pas une absence de risque – s’applique dans le cadre d’un fonctionnement normal, alors que celle de 20 millisieverts s’applique en cas d’accident. Ce sont deux situations totalement différentes qu’il ne faut pas confondre. Mais je n’ai pas très bien compris quelle était la problématique…

M. Julien Aubert. J’ai cité cet exemple pour illustrer le fait que le taux de concentration en carbone peut excéder la limite fixée sans que ce soit forcément dangereux. Ainsi, en matière d’exposition à la radioactivité, une dose de 2 millisieverts par an se situe au-delà de la norme, mais on considère que la situation est dangereuse à partir de 20 millisieverts, puisque c’est le seuil qui déclenche la mise à l’abri.

M. Roland Desbordes. Je ne suis pas spécialiste de la sûreté nucléaire mais, lorsqu’on fixe une limite, c’est pour se protéger d’un danger, éviter un accident. Ce n’est pas moi qui ai décidé que le taux de concentration en carbone ne devait pas excéder 0,22 %, ce sont les responsables. Cela signifie qu’au-delà de cette limite, on ne peut pas garantir que la pièce ne lâchera pas. Les générateurs de vapeur font partie des équipements sous pression. Or, ces équipements doivent être exempts de défauts : aucune défectuosité n’est tolérée, car il y va de la sûreté.

M. le président Paul Christophe. Je souhaiterais compléter la question de M. Aubert. On nous a expliqué qu’un équipement qui ne respectait pas la norme prévue pouvait être éprouvé. On l’expose alors à un taux 1,5 fois supérieur à la norme et, si le test est réussi, l’équipement est accepté. Cette procédure a-t-elle du sens ou faut-il s’en tenir au strict respect de la norme ?

M. Roland Desbordes. Encore une fois, je ne suis pas spécialiste de la sûreté. On peut décider de se ménager une marge de sécurité lorsque les pièces concernées ne sont pas essentielles à la sûreté. Mais, pour toute une catégorie de pièces, on fixe une norme et celle-ci ne peut pas être dépassée. C’est la règle, car l’enjeu est trop grave. En effet, on ne pourrait pas gérer une catastrophe due à un problème de ce type. Il existe donc bien un risque grave, c’est-à-dire un danger.

Quant à l’exposition à la radioactivité, elle présente un risque sanitaire ; ce n’est pas du tout la même chose. J’estime que ce risque s’exprime statistiquement : si la dose est de 2 millisieverts, deux fois plus de personnes seront concernées par le risque sanitaire que si elle est d’1 millisievert. C’est proportionnel.

M. Julien Aubert. Non, il n’y aura pas deux fois plus de personnes qui recevront une dose de 1 millisievert. Le nombre de personnes exposées sera le même, mais elles recevront une dose de radioactivité deux fois plus élevée.

M. Roland Desbordes. Pour une population donnée, l’exposition à une dose de 1 millisievert provoque un certain nombre de pathologies, de morts ; si la dose est de 2 millisieverts, il y en aura deux fois plus. C’est tout ! C’est ce qui est écrit dans le code de la santé publique, dans les directives européennes et dans les recommandations de la Commission internationale de protection radiologique. La relation linéaire sans seuil est la plus probable. Les scientifiques sont prudents car, dans le domaine biologique, médical, on n’a pas de certitude absolue.

Quant au risque sismique, j’ignore, car ce n’est pas mon domaine de compétence, s’il en est tenu compte pour la fixation de la limite de la teneur en carbone. Celle-ci est surtout appréciée en fonction de problèmes internes, c’est-à-dire des chocs thermiques ou des pressions.

Par ailleurs, vous avez raison, le générateur de vapeur comporte bien une partie correspondant au circuit secondaire et une autre correspondant au circuit primaire. Mais les deux circuits ne sont pas totalement étanches puisqu’un taux de fissure des tubes est toléré. N’étant pas, je le répète, spécialiste de ces questions, je n’ai pas de connaissances qui me permettraient de dire que cela pose un problème particulier. Ce que je sais, c’est que le taux de fuite se mesure au niveau de radioactivité présent dans le circuit secondaire. Si l’étanchéité est parfaite, il est de zéro. S’il est supérieur à zéro, c’est qu’il existe une fissure. Dans ce cas, la procédure consiste, durant les arrêts de tranche, soit à boucher les tubes défectueux, soit à changer le générateur de vapeur.

Il est vrai qu’aujourd’hui, nous sommes au courant de beaucoup de choses. En 1986, lorsque la CRIIRAD a été créée, nous avions beaucoup de mal à obtenir des informations. Mais, si les choses ont changé, tous les problèmes sont-ils pour autant réglés ? En tout cas, on risque de mettre en route, avec l’EPR, un réacteur d’une très grande puissance, qui est un prototype – au sujet duquel il existe donc beaucoup d’incertitudes – et dont on sait que certaines pièces sont non conformes. Je ne suis pas certain que, dans l’aéronautique ou dans toute autre industrie à risque, on traiterait la question de cette manière. Voilà ce qui m’inquiète.

Évidemment, après Fukushima, l’ASN a totalement changé de discours quant à la possibilité qu’un accident survienne. Pour son président, en effet – et cela m’a beaucoup surpris –, ce qui était impossible est arrivé et peut donc se reproduire. Sur le terrain, des choses se sont passées, mais cela n’a pas empêché – je l’ai évoqué dans mon introduction car c’est pour moi exemplaire – la déroute de l’EPR de se poursuivre, en 2012, 2013, 2014... L’ASN a peut-être tenté de redresser la barre, mais elle n’y est pas parvenue : à preuve, l’EPR a été entièrement monté alors que l’on sait que beaucoup de pièces sont non conformes.

Ai-je des preuves des négociations ? Évidemment, non : elles ne se passent pas au grand jour. Ce que je sais, c’est qu’en dehors des réunions, des inspecteurs de l’ASN, que je côtoie et que j’apprécie, cherchent à se justifier en disant qu’ils auraient souhaité que l’exploitant réalise tels travaux mais qu’ils ne sont pas parvenus à l’obtenir. Voilà ce que j’entends. S’agit-il d’éléments essentiels pour la sûreté ? Il est difficile de le savoir. Prenons l’exemple de l’usine d’Orano de Romans-sur-Isère, qui fabrique les combustibles. Cette usine comprend un atelier qui fabrique les combustibles destinés à la recherche et aux sous-marins nucléaires, donc hautement enrichis. Depuis très longtemps, bien avant Fukushima, l’Autorité de sûreté nucléaire estimait que cet atelier, où le risque de criticité est très élevé, devait faire l’objet de travaux. Elle a insisté à nouveau et Orano a accepté de les réaliser. Mais l’atelier est arrêté pour un an ! Il s’agit donc de travaux considérables. On a eu de la chance : jusqu’à présent, il ne s’est rien passé… Mais, en tant que citoyen et riverain de cette usine, j’aimerais avoir davantage de garanties.

Par ailleurs, depuis 1989, date à laquelle notre réseau de surveillance de la radioactivité de l’air a été installé, nous n’avons pas eu à gérer une situation de crise de type Tchernobyl et nous n’avons pas non plus décelé de radioactivité dans l’air de la vallée du Rhône. C’est donc très rassurant. C’est en cela que ce réseau est utile car, souvent, lorsque les gens entendent parler d’un problème – il a ainsi beaucoup été question de ruthénium –, ils appellent la CRIIRAD en disant qu’ils n’osent plus sortir avec leurs enfants. Grâce à notre réseau, nous avons pu leur garantir que nous n’étions pas concernés. À deux reprises, nous avons détecté un taux de radioactivité sans que ce soit une catastrophe ou que cela présente un risque sanitaire – chez nous, en tout cas. La première fois, à la fin des années 1990, un accident s’était produit à Algesiras, en Espagne : une source de césium, qui avait été refondue dans une fonderie, s’était volatilisée. Les autorités espagnoles n’avaient rien dit et les autorités françaises n’étaient pas au courant. Nous avons donc été les premiers à dire qu’il s’était passé quelque chose et que le problème venait d’Espagne. La seconde fois, c’est après Fukushima. Nous avons détecté une toute petite quantité de radioactivité en provenance du Japon.

(Présidence de M. Hervé Saulignac, vice-président de la commission)

S’agissant des murs souterrains, vous avez raison : ils peuvent servir à contenir des pollutions chimiques, mais c’est en général sur les sites d’Orano, pas sur ceux d’EDF. Au Tricastin, par exemple, EDF a construit ses propres enceintes géotechniques, dans lesquelles est insérée la nappe, sous la centrale. Mais, de l’autre côté de la route, Orano a également construit de nombreux murs souterrains, pour contenir des pollutions chimiques. Les radioéléments, comme le tritium, passent à travers tout. On en trouve donc à l’extérieur, mais nous aimerions savoir quelle quantité se trouve sous la centrale.

Mme Perrine Goulet. C’est certainement contrôlé par l’ASN.

M. Roland Desbordes. Pas par l’ASN, qui n’a aucun outil de contrôle. En revanche, elle peut demander à l’exploitant d’effectuer des prélèvements et des mesures, ce qu’elle a fait. Nous disposons donc de quelques mesures, mais nous aimerions pouvoir faire notre propre analyse.

M. Hervé Saulignac, président. La question étant de savoir qui contrôle celui qui effectue les mesures.

M. Roland Desbordes. Voilà.

Mme Natalia Pouzyreff. Je souhaiterais tout d’abord apporter un élément de réponse à la question de notre collègue Aubert sur le taux de concentration en carbone. L’ASN a instruit un dossier de mitigation des risques, car la limite de 0,22 % est une valeur brute ; tout dépend, bien entendu, de la dispersion du défaut dans la pièce. C’est pourquoi elle a éprouvé le besoin d’accélérer ses investigations, qui ont permis de dissiper les doutes. Cette information est disponible sur le site de l’ASN depuis le 12 mars dernier, et la Commission locale d’information et de surveillance (CLIS) de Fessenheim a été avertie par la suite. Il existe donc des procédures d’évaluation ; vous ne pouvez pas le nier. Si l’interdiction est levée, c’est qu’une procédure a été instruite.

M. Roland Desbordes. J’ai indiqué que je n’étais pas spécialiste de cette question. Nous avons travaillé, comme vous, sur les documents de l’ASN, d’Orano et d’EDF et, selon moi, un dysfonctionnement très grave et redondant s’est produit entre 2005 et 2018. À différents moments, on aurait pu redresser la barre. On ne l’a pas fait et, aujourd’hui, un réacteur est fermé. Le reste n’est qu’une tentative de se raccrocher aux branches. Est-ce si grave que cela ? Je ne peux pas le dire. En tout cas, ce n’est pas normal, ni légal. La loi, les normes, les procédures n’ont pas été respectées. Bien entendu, l’ASN travaille sur le sujet, mais c’est grave d’en arriver là. Il aurait fallu être exemplaire s’agissant d’un réacteur dont on nous avait promis qu’il serait exemplaire. Ce sont toutes les promesses non tenues qui me gênent dans ce dossier.

M. Jean-Marc Zulesi. Les sites nucléaires sont équipés d’un certain nombre de dispositifs de contrôle, notamment des portiques. Vous paraissent-ils suffisants ? Les seuils sont-ils correctement définis ? Par ailleurs, quel regard portez-vous sur les moyens mis en œuvre pour assurer la sûreté et la sécurité des transports de matières dangereuses ?

M. Roland Desbordes. En ce qui concerne le personnel, je n’ai pas de preuves que le contrôle ne fonctionne pas correctement. C’est d’abord l’affaire des salariés. Je sais que les syndicats, et ils ont raison, sont vigilants sur ce point. Mais je ne peux pas porter un jugement sur le fonctionnement concret des dispositifs. Cependant, les sous-traitants ne présentent pas les mêmes garanties que les employés d’EDF eux-mêmes, ce qui pose problème. En ce qui concerne la sortie des matières, de gravats par exemple, on sait que quelques écarts ont été commis. Ainsi, il y a environ trois ou quatre ans, des camions se sont délestés de gravats un peu radioactifs provenant du Bugey dans une décharge banale. Cela a été détecté et, me semble-t-il, corrigé. Je n’ai pas connaissance de situations alarmantes dans ce domaine.

Les transports de matières radioactives sont plus embêtants. Il existe toutes sortes de matières de ce type – déchets médicaux, combustibles usés…, – qui présentent, du point de vue de la sûreté et de la sécurité, des risques très différents suivant la nature des radioéléments présents. Pour notre part, nous avons travaillé sur les normes qui sont censées être appliquées. Il faut en effet savoir qu’à une époque, ces convois dépassaient les normes, en particulier en matière de contamination. Apparemment, les choses se sont arrangées. Je dis : apparemment, car nous ne sommes pas habilités à effectuer ce type de contrôles, au départ et à l’arrivée. Toujours est-il qu’actuellement, il y a peu d’écarts reconnus en matière de contamination, c’est-à-dire la radioactivité présente à l’extérieur du convoi, donc labile et accessible au public puisque ces transports se font, par définition, sur le domaine public.

Ce que nous constatons, c’est que ces transports sont nombreux, notamment dans la vallée du Rhône. Ainsi, il n’est pas rare que, vous arrêtant sur une aire d’autoroute, vous aperceviez, stationnant là, un véhicule sur lequel est apposé le trèfle radioactif. Il se trouve que, sans être obsédés par la radioactivité, nous avons souvent un appareil de mesure sous la main et je peux vous dire que certains de ces convois émettent des radiations considérables. Comment est-ce possible ? Le problème réside dans la réglementation sur les transports. Nous avons interpellé à plusieurs reprises les autorités françaises et européennes à ce sujet, car cette réglementation est particulièrement laxiste. Je m’explique.

Pour que les matières radioactives n’émettent pas trop de radiations à l’extérieur, elles doivent être enfermées dans des conteneurs aux parois très épaisses, de sorte que l’on transporte peu de matières et beaucoup d’emballage. Évidemment, ce n’est pas très rentable, je le reconnais… Mais, de ce fait, la réglementation autorise des débits de dose, au contact et à distance proche de ces convois, considérables puisqu’ils peuvent atteindre 2 millisieverts par heure. Ainsi, si vous vous trouvez tout à côté d’un convoi, vous pouvez, en une demi-heure, recevoir la dose maximale annuelle en irradiation externe ! Évidemment, c’est choquant. Heureusement, les transports des matières les plus radioactives et les plus dangereuses se font souvent par le train. Mais ces trains s’arrêtent dans des gares de voyageurs. L’un d’eux, par exemple, qui transporte des combustibles usés, remonte régulièrement la vallée du Rhône vers La Hague, et il doit s’arrêter en gare de Valence, avant de pénétrer dans un tunnel qui ne comporte que deux ou trois voies. Il peut stationner ainsi pendant une demi-heure ou trois quarts d’heure à proximité de voyageurs, notamment des enfants, des femmes enceintes, qui, en très peu de temps, peuvent recevoir la dose maximale annuelle. Ce n’est pas normal ! La sécurité est en cause également : comment protéger ces convois ?

En matière de transport, il y a donc beaucoup à faire. Je sais que certains maires se plaignent de ne pas être forcément informés lorsque des camions transportant des matières dangereuses traversent leur commune. Nous nous éloignons peut-être des sujets que vous souhaitiez aborder, mais la sûreté et la sécurité des transports est un véritable problème. Un reportage consacré à cette question a récemment été diffusé à la télévision, mais il portait sur les convois les plus embêtants qui, heureusement, sont rares. Il y en a beaucoup d’autres. Là encore, nous avons eu beaucoup de chance, jusqu’à présent. Il y a eu quelques pépins – je pense à l’incendie, sur le plateau de Langres, d’un camion qui transportait des détecteurs de fumée radioactifs et qui a contaminé son environnement –, mais pas de catastrophe. Or certains convois, qui circulent sans aucune escorte, pourraient être pris pour cibles, car ce sont des bombes sales ambulantes. Pour une personne malveillante, il est beaucoup plus facile de s’en prendre à ces camions qu’à des convois de combustibles usés qui, eux, sont escortés. Est-ce suffisant ? Je ne sais pas.

M. Hervé Saulignac, président. Vous avez indiqué que le public situé à proximité de ces convois pouvait recevoir la dose maximale annuelle. À combien de millisieverts l’évaluez-vous ?

M. Roland Desbordes. Selon la réglementation française et européenne, pour le public, la dose maximale annuelle est de 1 millisievert, hors radioactivité naturelle et doses reçues dans un cadre médical. Or, pour ces convois, le débit autorisé est de 2 millisieverts par heure. Si vous êtes à proximité de l’un d’eux, vous recevez donc, en une demi-heure, 1 millisievert, soit la dose maximale annuelle. Nous avons alerté les autorités à plusieurs reprises sur cette réglementation ; elles ne bougent pas. Ces radiations ne concernent pas tous les convois, loin de là. Heureusement !

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous insistez, et c’est un point important, sur l’information des citoyens. Vous venez ainsi d’évoquer le fait que les maires des communes traversées par les camions ou les trains n’étaient pas informés du passage de ces convois alors qu’en cas de problème, ce sont eux qui sont censés réagir.

Par ailleurs, plusieurs instances sont chargées d’informer le public : les Commissions locales d’information (CLI) et l’Association nationale des comités et commissions locales d’information (ANCCLI), mais aussi le Haut comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire (HCTISN), créé en 2006. Considérez-vous que ce Haut comité contribue à renforcer la transparence et à améliorer l’information du public ? Pourrait-il faire davantage ? Sa composition vous paraît-elle satisfaisante ? Le fait est que l’information abonde ; la question qui se pose est celle de savoir comment les citoyens peuvent se l’approprier.

M. Roland Desbordes. Honnêtement, le HCTISN n’a pas amélioré la situation d’un iota. Reprenons l’exemple de l’EPR. La CRIIRAD a démontré les dysfonctionnements que j’ai évoqués tout à l’heure. Quelle a été la contribution du Haut comité ? Aucune. Il n’a pas amélioré l’information du public sur ce sujet. Ce n’est pas lui qui a identifié les défaillances énormes du système de validation des pièces. À sa création, en 2006, ma position était : wait and see… Douze ans après, sur quoi a-t-il travaillé et en quoi a-t-il fait avancer la transparence et l’information du public ? Pour moi, le dossier est vide.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Ses représentants, que nous venons d’auditionner, nous ont indiqué qu’il avait publié deux rapports, notamment sur l’EPR, et permis que les échanges de courriers entre l’exploitant et l’ASN soient rendus publics. Ils ont du reste précisé qu’ils ne l’avaient pas été dans leur intégralité.

M. Roland Desbordes. Le Haut comité existe, il faut bien qu’il fasse quelque chose. Mais est-ce ce Haut comité qui a mis au jour les lacunes importantes dont je parlais ? Non.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Je précise que l’une de nos collègues, Mme Pouzyreff, vient d’en être nommée membre.

M. Roland Desbordes. Bon courage, madame ! (Sourires.)

L’intention est louable. Lorsque le HCTISN a été créé, la CRIIRAD a été sollicitée pour en faire partie, en tant qu’association. Nous avons répondu que nous allions réfléchir et attendre de connaître notamment les moyens dont il disposerait et sa composition. Or son premier président était le haut fonctionnaire de défense. Comme gage de transparence, il y a mieux. Mais passons… Aujourd’hui, ce n’est plus lui. De fait, le HCTISN n’a pas fait évoluer les choses. Si, demain, il fait ce que j’estime être son véritable travail, c’est-à-dire marquer à la culotte l’ASN et les exploitants, très bien ! Ce qui me gêne, ce n’est pas l’étiquette, c’est que l’on fasse croire que, grâce aux CLI, à l’ANCCLI, au Haut comité, à l’expert qu’est l’IRSN, on est entré dans le monde de la transparence. Certes, nous ne sommes plus en 1986 : internet donne accès, aujourd’hui, à des documents que nous n’avions pas à l’époque. Mais l’information objective du public a-t-elle progressé pour autant ? Je n’en suis pas persuadé.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Que faudrait-il faire ?

M. Roland Desbordes. Il faudrait changer beaucoup de choses ! Par exemple, si les dysfonctionnements que j’ai mentionnés ne sont pas sanctionnés, on recommencera. Pourquoi ne se reproduiraient-ils pas ? Il faut les sanctionner et en tirer les enseignements.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Je l’ai bien compris. Mais que faut-il faire pour améliorer l’information ?

M. Roland Desbordes. Il faut que l’information soit de qualité. Or, je suis désolé, celle qui a été donnée au public sur le dossier de l’EPR n’est pas du tout à la hauteur. Elle est même mensongère, à certains égards – on ne travestit pas forcément la réalité : on peut mentir par omission. Tout à l’heure, j’ai prêté le serment de dire la vérité et cela ne m’a posé aucun problème. Mais j’ai écouté quelques-unes des auditions de votre commission : certaines personnes ont dit des choses fausses. Je ne peux pas affirmer que ce sont des mensonges car je ne peux pas prouver l’intentionnalité ; ce peut être simplement de la méconnaissance. J’ai juré de dire la vérité, mais qu’est-ce que la vérité ? Quoi qu’il en soit, le système est un peu pervers : en tant qu’expert, plus vous mentez, plus vous avez de chance d’avoir du boulot ; plus vous dérangez, moins vous aurez de travail. Or l’information doit être de qualité pour que les gens aient confiance. Aujourd’hui, on en vient à douter.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Quelles choses fausses ont été dites ?

M. Roland Desbordes. Je pense à certains propos qui ont été tenus sur le cycle du combustible. Ce ne sont pas des éléments fondamentaux, je vous rassure, mais ils s’inscrivent dans la communication élaborée par les exploitants à propos des déchets, par exemple. Sur ce sujet, certaines choses ont été dites qui sont incorrectes. Ce qui a été dit sur la quantité de déchets, sur le recyclage, était faux. Je ne vais pas donner de noms.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Si.

M. Roland Desbordes. Plusieurs personnes vous ont présenté le cycle du combustible comme un cycle fermé. Allez sur le site de l’ANCCLI, du Haut comité, de l’ASN, de l’IRSN, d’EDF ou d’Orano : vous trouverez le même tableau du bilan du cycle du combustible, du bilan matière, en gros. Or il ne correspond pas du tout à la réalité.

Mme Natalia Pouzyreff. Je ne suis membre du HCTISN que depuis peu. Il serait donc présomptueux de ma part d’annoncer que tout va changer. Mais, si je partage certains de vos constats, des évolutions sont intervenues, et j’espère que, si vous participez au prochain comité, le regard que vous portez sur cette instance évoluera également.

Le HCTISN s’est sans doute un peu enfermé dans sa mission, qui est de donner une information de qualité et responsable. Or, si cette information n’est pas accompagnée de la volonté de communiquer au plus grand nombre et de faire de la pédagogie, on ne parvient pas à toucher le public. Il lui faut donc trouver un équilibre difficile à atteindre entre information technique et communication. Il en va de même pour l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) et l’ASN, qui publient des informations sur leurs sites internet. On dit que le grand public ne fait pas l’effort de s’informer mais, si tel est le cas, c’est sans doute parce que la communication n’est pas suffisamment adaptée. Je leur ai cité, à ce propos, l’exemple de la communication et de l’information finlandaises sur le projet d’Onkalo, qui est, me semble-t-il, de nature à parler au grand public et qui est assez exemplaire à cet égard. On en est très loin, dans le cas de Cigeo. Des efforts sont faits, mais peut-être n’est-il pas dans notre culture de communiquer de manière pédagogique sur des éléments techniques aussi essentiels.

Par ailleurs, le rapport sur le cycle du combustible intégrait auparavant beaucoup de détails qui relèvent désormais du Plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs (PNGMDR), lequel va faire l’objet d’un débat public organisé par la Commission nationale du débat public (CNDP). On voit donc bien que les choses évoluent dans le bon sens. En tout cas, sachez que j’ai demandé, dans le cadre de la mise à jour du rapport sur le cycle du combustible, que l’on ne parle plus de cycle fermé. Ce rapport sera publié en juin et tous les participants, que ce soit EDF ou Orano, feront bien la distinction entre le cycle fermé idéal, le cycle réel et le cycle futur, en prenant en compte, bien entendu, la question des déchets, notamment ceux de haute activité.

Le HCTISN a l’avantage de rassembler un expert de Greenpeace, des membres de la société civile, les ministères, EDF, Orano… Tous sont assis autour d’une table et les échanges sont très constructifs. Il n’y a donc pas de raison qu’il ne produise pas une information de bonne qualité et fiable. Il faut simplement lui donner l’occasion de montrer davantage ses talents et compétences.

M. Hervé Saulignac, président. La parole était donc à la défense.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. À propos du cycle du combustible, j’ai très bien compris à quoi vous faisiez allusion, monsieur Desbordes.

En matière de sûreté, des questions se posent au sujet de l’entreposage des combustibles usés et du stockage des déchets, que l’on qualifiera d’ultimes même si cela dépend des choix de politique énergétique qui seront faits à l’avenir. Je souhaiterais donc, d’une part, savoir si la CRIIRAD a réalisé des travaux sur les avantages et inconvénients respectifs de l’entreposage en piscine et de l’entreposage à sec et, d’autre part, connaître votre opinion sur le mode de stockage des déchets de haute activité à vie longue choisi dans le cadre de Cigéo. Est-ce, du point de vue de la sûreté et même de la sécurité, l’option qu’il faut retenir ou le stockage en subsurface vous paraît-il préférable ?

M. Roland Desbordes. Cigéo est le choix le plus irresponsable qui pouvait être fait. Je m’explique. Ces déchets existent. La priorité est, tout d’abord, de les mettre en sécurité. Le sont-ils aujourd’hui, dans les piscines d’EDF, situées à l’intérieur des installations nucléaires, et celles d’Orano, à La Hague, voire à Marcoule – on parle également d’une grande piscine ? Je ne sais pas laquelle des deux techniques – sous l’eau ou sous air – est la meilleure. J’ignore pourquoi les Américains ont choisi celle d’entreposage sous air, que leur a vendue Areva. En France, on privilégie plutôt l’entreposage sous l’eau. Mais je ne connais pas leurs avantages et leurs inconvénients respectifs.

En revanche, Cigéo est un choix irresponsable. En effet, plus on fait de recherches sur le sujet – et il y en a beaucoup : je pense aux études de l’ANDRA et du CEA, sans parler de toutes les thèses consacrées à ce sujet – plus on soulève de questions. On s’en est bien aperçu lors des deux journées d’études organisées par l’IRSN au mois de décembre dernier, au cours desquels l’Institut a planché sur le dossier de l’ANDRA. Non seulement on n’a pas toutes les réponses, mais on ne sait même pas si l’on s’est posé toutes les questions qu’il faut se poser à propos de Cigéo, sachant que le stockage géologique est, par définition, irréversible. En apprenant que la loi de 2006 évoquait un stockage géologique réversible, j’ai sauté au plafond. Mais qu’ont donc écrit nos députés ? C’est un non-sens, puisque le stockage géologique est constitué de barrières infranchissables, de l’intérieur vers l’extérieur. On dit maintenant que les déchets seraient « récupérables » ; je n’y crois pas davantage. Beaucoup de déchets historiques, situés à Cadarache ou à Marcoule, sont récupérables et, pourtant, on ne les récupère pas car cela pose trop de problèmes.

Dans ces conditions, il n’y a, selon moi, aucune urgence à prendre une décision. Protéger les générations futures, c’est leur laisser faire ce choix. Peut-être décideront-elles d’enfouir les déchets, mais il est prématuré de faire un tel choix aujourd’hui : ce serait prendre beaucoup trop de risques. Dans l’attente d’un choix éclairé sur l’enfouissement, la priorité est de mettre ces déchets en sécurité. Que faut-il faire pour cela ? Manifestement, il existe des lacunes dans ce domaine. C’est en tout cas ce que dit notamment Greenpeace, même si je n’ai pas consulté son rapport. Mais, je le répète, il est irresponsable de prendre une décision aujourd’hui. On va choisir à la place de nos arrière-petits-enfants. On leur laisse un cadeau empoisonné : c’est à eux de dire ce qu’ils veulent en faire.

Il est vrai que l’entreposage en subsurface pourrait être une solution. Je ne suis pas spécialiste de la question, mais des gens étudient cette option depuis très longtemps. Or, on les ignore. Ils sont pourtant du CEA : ils sont de la maison ! Je pense à ce qui se fait à Tournemire, par exemple. Il s’agit d’entreposage et non de stockage. Mais il faut en déterminer la durée car, si vous dites aux gens que l’on va entreposer des déchets chez eux pendant 300 ans, ils vont trouver ça long... Il faut donc définir une feuille de route. Celle-ci, du reste, était prévue dans la loi de 1991 de M. Bataille, loi qui a été complètement laminée par les suivantes.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous dites qu’il faut laisser choisir les générations suivantes. Au plan philosophique, nous pouvons tous être d’accord sur ce point. Mais la durée de vie de ces déchets étant de plusieurs dizaines de milliers d’années, il faudra de toute façon choisir, un jour, pour les générations futures. Que doit-on attendre, selon vous, pour faire ce choix ?

M. Roland Desbordes. C’est une question que j’ai moi-même posée il y a quarante ou cinquante ans, au début du nucléaire, et qui se pose de manière évidente aujourd’hui. Quelle est la justification du nucléaire ? De fait, on traite les dossiers séparément : on parle de Cigéo d’un côté, du transport des déchets de l’autre… On saucissonne. Or, c’est de l’ensemble qu’il faut discuter : le nucléaire présente-t-il des avantages tels qu’ils justifient que l’on fasse le choix de cette filière, malgré ses inconvénients ? Cette discussion-là n’a jamais lieu. Les déchets, par exemple, on sait depuis le départ qu’il faudra les traiter, mais on n’avait pas la solution et on a renvoyé le problème à plus tard. J’espère – je suis très optimiste, de nature – que l’on trouvera une solution d’ici à vingt ans. Mais, avec Cigéo, on a mis le turbo pour aller vers l’irréversible. Cela ne me convient pas. On a raté une étape.

M. Bataille était optimiste puisqu’il prévoyait quinze années de recherches, jusqu’en 2006. Évidemment, ce n’est pas suffisant. Force est en effet de constater, vingt-sept ans après, que l’on n’a toujours pas exploré toutes les voies de recherche. Et plus on étudie l’enfouissement, plus surgissent de nouvelles questions. En théorie, l’enfouissement se fait un peu sur le modèle des poupées russes, par l’installation de plusieurs barrières infranchissables. Mais lorsqu’on se demande, par exemple, comment, concrètement, agencer et ranger les colis – en ligne ou en hauteur ? –, cela devient très compliqué, et l’on est loin d’avoir toutes les solutions. Je préférerais que l’on ne commence pas à enfouir des déchets avant d’avoir les réponses à toutes ces questions. Cigéo, c’est trop tôt ! La phase de recherche n’est pas terminée.

Mme Natalia Pouzyreff. Contrairement au projet finlandais, qui prévoit une fermeture du site et donc un enfouissement des déchets pour l’éternité, le projet Cigéo prévoit une réversibilité pendant 150 ans. Vous dites, monsieur Desbordes, qu’il est trop tôt pour prendre une décision. Mais reprenons la chronologie. En 1991, la loi Bataille a prévu une phase de recherche de quinze années durant laquelle trois hypothèses devaient être étudiées : l’enfouissement de longue durée, la séparation-transmutation et le stockage en couche géologique profonde. On estime aujourd’hui, au terme de ces longues années de recherche, que l’on peut opter pour le stockage en couche géologique profonde, tout en prévoyant une durée d’exploitation de 150 ans, précisément pour laisser aux générations futures la possibilité de revenir sur ce choix. Je ne comprends donc pas pourquoi vous affirmez que ce stockage sera irréversible.

J’ajoute que, lorsque la déclaration d’intérêt public, qui fera l’objet d’un débat citoyen, aura été acceptée, on entrera dans une phase pilote qui s’étendra de 2025 à 2035. On ne peut donc pas dire que l’on se précipite et que l’on ne pense pas aux générations futures. Au contraire, il me semble que nous assumons nos responsabilités vis-à-vis de ces générations futures en ne laissant pas les déchets en surface, dans une situation un peu plus précaire, et en nous préoccupant de l’avenir à 100 ou 150 ans.

M. Roland Desbordes. Tout d’abord, je ne dis pas qu’il faut les laisser en surface, à l’abandon. Les mettre en sécurité est, selon moi, la priorité. Or, j’estime qu’ils ne le sont pas. De nombreuses personnes se sont penchées sur la question, et EDF elle-même reconnaît que les piscines sont pleines. Ensuite, la loi Bataille prévoyait uniquement une phase de recherche sur l’entreposage de longue durée, la transmutation et l’enfouissement. S’agissant de l’enfouissement, cette recherche devait porter sur trois matrices possibles et, pour chacune d’elles, à deux endroits différents, soit deux labos dans l’argile, deux labos dans le granit et deux labos dans le sel. Par conséquent, en 2006, nous étions censés avoir six laboratoires ayant travaillé pendant quinze ans sur trois matrices différentes, de manière à pouvoir comparer objectivement les résultats.

Force est de reconnaître qu’au bout de quinze ans, beaucoup d’argent a été investi dans l’enfouissement et dans un seul labo au lieu de six. Dans les années 1990, lorsqu’on a commencé à parler de Bure, j’ai rencontré, à leur demande, les élus de la Haute-Marne. Puisqu’on ne voyait pas se profiler d’études sur le sel et le granit, je leur avais dit que, puisqu’ils avaient accepté d’accueillir le labo, ils auraient les déchets. Mais ce n’est qu’un laboratoire, m’ont-ils répondu ! À quoi j’ai répliqué qu’ils étaient fort naïfs : puisqu’un seul labo avait été installé, c’est là que seraient enfouis les déchets. Hélas, j’avais raison. Les dés étaient pipés. Toujours est-il que beaucoup d’argent a été investi dans l’enfouissement, et d’une manière pas du tout équitable, contrairement à ce qu’avait souhaité M. Bataille.

Sont ensuite apparues les notions de « réversibilité », dans la loi de 2006, puis de « récupérabilité », dans celle de 2016, qui sont, selon moi, un non-sens scientifique. La conception même du stockage géologique implique l’irréversibilité ; il ne peut pas en être autrement. Quant à la phase intermédiaire, je n’y crois pas : on ne reviendra pas en arrière. On m’a raconté tellement de bêtises que je ne fais plus confiance. J’ai cru à la loi Bataille de 1991 et on s’est moqué de moi.

M. Hervé Saulignac, président. Je vous remercie, monsieur Desbordes. Je vous saurai gré de bien vouloir nous envoyer les réponses au questionnaire que nous vous avons adressé.


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21.   Audition de Mme Claire Landais, secrétaire générale à la défense et à la sécurité nationale (SGDSN) et de M. Pascal Bolot directeur de la protection et de la sécurité de l’État (DPSE) (5 avril 2018)

M. le président Paul Christophe. Chers collègues, nous accueillons aujourd’hui Mme Claire Landais, secrétaire générale de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), et M. Pascal Bolot, directeur de la protection et de la sécurité de l’État (DPSE). Placé au cœur de l’exécutif, le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale assiste le Premier ministre dans l’exercice de ses responsabilités en matière de défense et de sécurité nationale. Il assure le secrétariat des conseils de défense et de sécurité nationale que préside le chef de l’État. Son champ d’intervention couvre l’ensemble des questions stratégiques, de défense et de sécurité dans les domaines de la programmation militaire, de la politique de dissuasion, de la sécurité intérieure concourant à la sécurité nationale, de la sécurité économique et énergétique, de la lutte contre le terrorisme et de la planification des réponses aux crises.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires imposant aux personnes auditionnées de déposer sous serment, je vous demande de jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Landais et M. Bolot prêtent successivement serment.)

Mme Claire Landais, secrétaire générale de la défense et de la sécurité nationale. Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les députés, ayant pris récemment mes fonctions, j’aborde devant vous le sujet de la sûreté et de la sécurité des installations nucléaires avec beaucoup d’humilité et de transparence, étant donné la faiblesse des connaissances et les quelques a priori que j’avais en la matière en arrivant à la tête du SGDSN il y a un mois. J’ai vu le documentaire diffusé sur Arte en décembre et, depuis, j’ai beaucoup écouté mes équipes et pris connaissance des positions des uns et des autres ; le 23 mars, j’ai aussi visité la centrale de Dampierre pour avoir une vision plus concrète de la situation. Cela ne suffit évidemment pas à faire de moi une spécialiste, raison pour laquelle je suis heureuse d’être accompagnée du préfet Pascal Bolot, directeur de la protection et de la sécurité de l’État au SGDSN. Au besoin, je me permettrai de vous renvoyer à des productions écrites complémentaires.

À vrai dire, je ne crois pas que le SGDSN doive nécessairement être un spécialiste de la sécurité et encore moins de la sûreté nucléaires, pas plus d’ailleurs que de la politique énergétique de la France, qui est une prérogative politique. En revanche, il va de soi – comme j’ai pu le mesurer tout au long des cinq années que j’ai passées au ministère de la défense – que le SGDSN est le spécialiste de l’organisation de la réponse coordonnée qu’apporte l’État aux menaces qui pèsent sur la sécurité nationale. À ce titre, le SGDSN a été fortement mobilisé depuis trois ans par l’organisation de la réponse à apporter à la menace terroriste, qui s’est une nouvelle fois concrétisée de manière dramatique à Trèbes. C’est à l’aune de cette menace terroriste et des enjeux qu’elle présente en termes de sécurité nationale que le SGDSN a traité la question de la sécurité des installations nucléaires.

Le SGDSN doit en effet pouvoir assurer les plus hautes autorités de l’État que les mesures de sécurité prévues sont pertinemment conçues, correctement comprises et exactement appliquées par l’ensemble des acteurs impliqués. Ceux-ci sont nombreux : la chaîne de réponse à la menace terroriste contre une installation nucléaire mobilise le renseignement en amont, passe ensuite par la surveillance, la détection, le retardement, l’interception, l’utilisation de la force – éventuellement armée – face aux attaquants et s’achève par la sanction judiciaire. Quant aux dispositions relatives à la conception des installations, dont j’ai pu mesurer la complexité lors de ma visite à la centrale de Dampierre, elles complètent les mesures de protection active mises en place par l’opérateur et par l’État.

Le SGDSN doit aussi, de manière plus périphérique mais, en réalité, tout aussi essentielle, garantir la bonne organisation de la sécurité des transports de matières nucléaires, la capacité de réponse de l’État à une crise – qu’elle soit liée à un accident ou à un attentat – ainsi que la lutte contre la prolifération nucléaire, l’identification des nouvelles menaces ou encore la protection du secret concernant les activités nucléaires afin d’éviter de donner des armes à nos adversaires.

Permettez-moi, depuis la position interministérielle que j’occupe, de faire trois constats liminaires.

Le premier est que la politique de sécurité des installations nucléaires repose sur une chaîne de responsabilité et de décision qui, quoique complexe, me paraît très claire : le ministère de l’écologie est responsable de la sécurité nucléaire ; le ministère de l’intérieur dispose des moyens de police, de prévention et d’intervention ; l’exploitant assure la garde de ses installations et la réponse en premier. Sous l’autorité du Premier ministre, le SGDSN coordonne les acteurs publics et privés, actualise les plans de réponse de l’État, organise les exercices et en tire les retours d’expérience qui nourrissent à leur tour la « moulinette » qui permet l’adaptation de la posture.

Ce rôle de supervision du SGDSN n’est donc pas un rôle opérationnel direct. Nous effectuons un travail de synthèse en plaçant l’ensemble de la capacité de renseignement et d’anticipation de l’État au service de l’amélioration continue de notre sécurité collective. Dans le domaine de la sécurité nucléaire comme ailleurs, la sécurité n’est pas un état définitif mais plutôt un processus qui s’adapte constamment à la menace. Ce n’est pas un idéal ; c’est une politique publique évolutive. Le rôle du SGDSN est donc de s’assurer que le système devienne toujours plus solide et plus résistant, qu’on enracine les réflexes et qu’on garde une vue haute sur les menaces de demain.

Deuxième constat : la sécurité des installations nucléaires me paraît assurée. Les démonstrations des militants qui parviennent à passer les deux premières clôtures ne sont tout simplement pas représentatives de la vraie menace – en l’occurrence la menace terroriste, et plus précisément la menace d’actes terroristes visant le cœur des installations nucléaires, leur zone vitale. C’est tout le sens du dispositif de réponse qui a été mis en place au sein des centrales électronucléaires. L’organisation que j’ai décrite, depuis le renseignement jusqu’à la riposte en passant par l’entrave, est construite contre cette menace. Les forces présentes au sein des installations sont conçues pour mener des actions de contre-terrorisme. Si l’humilité est de mise, je l’ai dit, et si le doute certainement salutaire puisqu’il permet de toujours chercher à améliorer les choses, j’ai été très convaincue – et à vrai dire rassurée, eu égard aux inquiétudes de citoyenne que m’avait laissées le documentaire d’Arte – par la robustesse du dispositif théorique et pratique qui m’a été présenté le 23 mars, et par le fait qu’il répond bien à la menace actuelle. Mes collaborateurs issus de l’ensemble des directions du SGDSN, qu’ils exercent dans le domaine de la sûreté aérienne, de la cyberdéfense ou de l’analyse des risques de malveillance interne, me confirment unanimement que les actions engagées vont dans le bon sens et qu’elles répondent aux recommandations que nous faisons après analyse des systèmes en place.

Cela étant, nous sommes pleinement conscients du fait que l’amélioration de la sécurité est un processus. Nous devons garder le véritable objectif en vue et ne pas nous laisser distraire. Si les terroristes choisissent principalement de s’attaquer à des cibles dites « molles », c’est-à-dire peu défendues, comme des écoles, des salles de spectacle, des supermarchés, des individus isolés, ils pourraient un jour décider de s’attaquer à des cibles mieux protégées ou plus complexes. Il faut donc continuer de s’y préparer.

Troisième et dernier point : l’intégration de la sécurité nucléaire dans les responsabilités du SGDSN. Les quelque mille personnes qui servent au sein des diverses entités qui constituent le SGDSN travaillent toutes dans le seul objectif d’améliorer le niveau de sécurité de notre pays face à tous les types de menaces qui pèsent sur la sécurité nationale. Leurs cultures et leurs compétences sont diverses, mais c’est l’ensemble de ces compétences qui est mis au service de la sécurité nucléaire et de tous les autres pans de la sécurité nationale. Dissocier la sécurité nucléaire de la sécurité nationale reviendrait à la priver de l’expérience accumulée dans d’autres domaines et donc affaiblirait la cause qui nous réunit tous : assurer la sécurité d’activités qui sont parmi les plus sensibles de toutes.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Je précise avant toute chose qu’un questionnaire vous a été adressé et qu’il va de soi que vos réponses écrites seront les bienvenues, sachant que nous mettrons ensuite l’accent sur quelques-unes des questions posées.

La chaîne de responsabilité et de décision est claire, nous dites-vous. Certes, mais tout de même un peu complexe… Comment votre action s’articule-t-elle avec les autres instances ? Et avec le commandement spécialisé pour la sécurité nucléaire (COSSEN), qui nous a également été présenté comme le coordonnateur de la sécurité nucléaire ?

Mme Claire Landais. J’ai tâché de décrire les différents aspects de la sécurité et de la manière le SGDSN la perçoit et la traite. L’analyse de la menace procède de nombreux échanges avec les services de renseignement : tous les progrès réalisés ces dernières années concernant les outils que la loi sur le renseignement et ses ajustements successifs ont mis à disposition de la communauté du renseignement accroissent les moyens des services. Surtout, la culture du partage de l’information entre les différents services progresse et permet d’alimenter le SGDSN, par le biais de groupes de travail ad hoc si l’actualité l’exige. En clair, nous avons l’habitude de travailler avec les services de renseignement en matière de sécurité nucléaire comme sur tous les autres volets de notre action.

Le SGDSN et la direction de la protection et de la sécurité de l’État ont une véritable culture de l’organisation de la réponse interministérielle, de la coordination des acteurs et de la planification de la réponse de l’État à une crise majeure. La DPSE a également l’habitude d’organiser des exercices qui relèvent des compétences classiques du SGDSN et qui portent notamment sur l’organisation de la réponse à un accident nucléaire. Ce à quoi viennent s’ajouter, sur un plan général, la professionnalisation des acteurs de la gestion de crise et l’attention particulière qui est portée à l’existence de technologies de sécurité qui permettent d’atteindre les objectifs fixés. Autrement dit, la sécurité est une coproduction dont le SGDSN est un acteur.

De ce point de vue, le positionnement du SGDSN est un peu différent de celui du COSSEN, qui est un opérateur placé sous la double tutelle du ministère responsable de la sécurité nucléaire – le ministère de la transition écologique et solidaire – et du ministère de l’intérieur. C’est à lui qu’il revient de gérer au quotidien la mise en place au quotidien des mesures de protection telles que la vérification des habilitations et des antécédents des personnes autorisées à intervenir dans les centrales nucléaires. Cela étant, il peut être mobilisé pour d’autres missions, comme il le fait en aval des vérifications que le SGDSN effectue, en s’assurant de la capacité des opérateurs à déployer des plans propres à chacune des installations, en particulier les plans de protection externe que les préfets doivent appliquer dans chaque installation.

M. Pascal Bolot, directeur de la protection et de la sécurité de lÉtat. Ma direction utilise plusieurs portes d’entrée vers la sécurité nucléaire. La première est interministérielle par nature : nous définissons des directives nationales de sécurité, c’est-à-dire les normes s’appliquant aux douze secteurs sensibles – dont l’énergie fait naturellement partie – qui, en cas de dysfonctionnement, présenteraient une difficulté majeure pour le pays. Des directives nationales de sécurité détaillent un certain nombre de prescriptions, notifiées aux opérateurs d’importance vitale ; notre rôle consiste à vérifier, à travers nos relais au ministère de la transition écologique et solidaire, qu’elles sont mises en œuvre.

Ce cadre classique qui s’applique aux opérateurs d’importance vitale a été renforcé dans sa dimension de lutte contre les cyberattaques depuis plus de deux ans, en plus des prescriptions liées à la directive nationale de sécurité : y ont été ajoutées d’autres prescriptions relatives à « l’hygiène » et la sécurité informatiques.

Deuxième porte d’entrée : la planification. À partir d’évaluations de la menace constamment mises à jour sur la base des remontées provenant de la communauté du renseignement, nous formulons des recommandations intégrant des situations de référence et nous calibrons les réponses de l’État en veillant, à l’échelle interministérielle, à ce que les réponses des uns se concilient avec celles des autres et y apportent une valeur ajoutée. Nous disposons pour ce faire d’instances administratives dans lesquelles nous invitons les hauts fonctionnaires de défense et de sécurité et les responsables techniques des ministères lors de réunions régulières qui sont naturellement l’occasion d’un suivi.

Enfin, dans l’hypothèse d’un accident lié à un problème de sûreté ou d’une attaque ayant provoqué des dégâts quelque part sur le territoire, nous planifions les premières mesures de réponse en lien avec le ministère de la transition écologique et solidaire et le ministère de l’intérieur, les états-majors zonaux et les préfets de département. Depuis Fukushima et le début des années 2010, les services de protection civile de tous les départements sont désormais concernés, et non plus seulement ceux des départements dans lesquels sont implantées les centrales nucléaires – car les effets d’un éventuel incident ne s’arrêteraient évidemment pas aux limites administratives des départements.

Ces mesures de planification sont achevées au niveau zonal, mais ne le sont pas encore au niveau départemental. Dans les départements abritant une centrale nucléaire, les préfets sont généralement plus que vigilants : avant même de prendre leurs fonctions, ils suivent une formation spécialisée en matière nucléaire. Mais le dispositif monte peu à peu en puissance dans les autres départements.

La DPSE joue en quelque sorte le rôle de tête de réseau ; d’autres directions du SGDSN sont également impliquées en matière nucléaire.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous y viendrons sans doute au fil des questions thématiques que nous vous poserons.

Un dernier point sur la gouvernance : la conception des installations complète les mesures actives de protection, dites-vous. On nous interroge régulièrement sur le rôle de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), qui est notamment responsable de la gestion des risques d’accident. Or les questions de sûreté et de sécurité sont souvent imbriquées les unes dans les autres. Nous nous sommes penchés de manière approfondie sur la conception des piscines de refroidissement, par exemple, qui pourraient éventuellement être vulnérables en cas d’attaque au lance-roquettes. En l’occurrence, la conception a d’abord été pensée pour des raisons de sûreté, mais il faut désormais la penser aussi en termes de sécurité. L’ASN, comme d’autres autorités de sûreté nucléaire ailleurs dans le monde, a donc demandé qu’il lui soit également confié des compétences en matière de sécurité, arguant du fait qu’il lui est devenu difficile de faire cette distinction – de facto un peu artificielle. Qu’en pensez-vous ?

Mme Claire Landais. Nous avons bien constaté, à la lecture des comptes rendus de vos précédentes auditions, que cette question vous préoccupait légitimement. La sécurité nucléaire n’est qu’un des aspects de la sécurité nationale ; elle doit se nourrir de ce qui se fait dans les autres secteurs d’importance vitale. La réflexion sur la sécurité nucléaire partage en effet de nombreux éléments communs avec d’autres secteurs et en importe même d’autres : en matière de cybersécurité, par exemple, sur laquelle M. Poupard vous en dira davantage lors de son audition, il est indispensable de raisonner à l’échelle de l’ensemble du spectre des douze secteurs et de ne pas cloisonner la réflexion. Autre exemple : les recherches conduites pour repérer, à proximité des aéroports, les endroits d’où il était possible de tirer pour abattre un avion peuvent être reproduites autour des installations nucléaires pour identifier les points vulnérables ou, à l’inverse, établir que telle une zone ne présente aucun danger à cet égard. En clair, il existe une synergie entre la sécurité nucléaire et la sécurité nationale en général.

Quant à la sécurité passive, elle n’est elle-même qu’une composante de la sécurité nucléaire : si l’on voulait tout faire par la sécurité passive, il faudrait atteindre des niveaux de sécurité irréalistes – des doubles enceintes de confinement absolu, par exemple. Il n’est naturellement pas question de reprendre l’ensemble du parc existant en ne comptant que sur la sécurité passive. De ce fait, il faut combiner la sécurité passive avec les mesures de protection active – en particulier le déploiement et la coordination des personnels d’EDF et de ceux de l’État. C’est cette combinaison qui permet d’atteindre les objectifs fixés dans les directives nationales de sécurité et de répondre à la menace identifiée par l’État, suite à quoi les opérateurs peuvent prendre les mesures nécessaires en complément des services de l’État.

Il me semble donc difficile, en matière de sécurité nucléaire, de tracer une frontière entre sécurité active et sécurité passive ; les synergies y perdraient. À l’inverse, les interactions entre sûreté et sécurité sont nécessaires : l’identification des cibles, par exemple, est commune aux deux champs. Mais ces interactions existent déjà à plusieurs niveaux : le ministre de la transition écologique et solidaire est responsable de la sécurité et de la sûreté et, même s’il délègue une partie de ses compétences en matière de sûreté à une autorité administrative indépendante, il a tout de même une vision synoptique des deux dimensions. De même, l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), qui travaille pour le compte de l’ASN, intervient lui aussi dans les deux champs. Le ministère de la transition écologique et solidaire et l’ASN ont conclu un protocole qui permet là encore de réfléchir aux interactions. En somme, ces différents champs d’interaction permettent d’assurer un lien entre les acteurs sans pour autant brouiller deux logiques qui demeurent distinctes – une logique de transparence forte et légitime pour l’ASN et une logique de confidentialité des informations en matière de sécurité.

Je ne m’étendrai pas davantage sur le sujet, n’étant pas certaine de maîtriser toutes les comparaisons internationales, quoique j’aie déjà eu auparavant à réfléchir à la nature d’une autorité administrative indépendante française par rapport à ses équivalents ailleurs, par exemple aux États-Unis – mais il m’a toujours semblé qu’il était difficile de dresser des transpositions et de réfléchir de façon comparée en matière d’organisation administrative.

Pour conclure, je dirai ceci : il arrive que sécurité et sûreté doivent donner lieu à des arbitrages. Une installation ouverte qui permet aux personnes exerçant à l’intérieur de sortir facilement, par exemple, garantira une meilleure sûreté mais compliquera la sécurité. Pour procéder à ces arbitrages entre sûreté et sécurité, on peut difficilement envisager de tout internaliser au sein d’une même entité. Le fait que l’autorité politique puisse arbitrer me semble offrir une garantie d’autorité et de responsabilité.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous me servez la question suivante sur un plateau, madame la secrétaire générale !

M. Julien Aubert. Peut-être la connaissait-elle par avance ?

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Celle-ci ne lui a pas été adressée, mais je suppose qu’elle a dû se la poser. Pour faire des arbitrages entre sûreté et sécurité, encore faut-il disposer des éléments d’information nécessaires. Or, depuis le début de nos travaux, nous sommes confrontés à de nombreuses difficultés sur les questions de sécurité. On nous a certes donné des exemples, mais ce ne sont que des exemples. Vous évoquez le film d’Arte, qui vous a inquiétée, mais ce que vous avez constaté depuis votre prise de fonctions vous a rassurée, avez-vous dit. Mais nous, nous ne pouvons pas encore être rassurés car il nous est impossible d’accéder à certaines informations, rassurantes ou non. Nous avons par exemple demandé à EDF de nous fournir les plans des piscines de refroidissement : cela nous a été refusé, l’opérateur faisant valoir le secret de la défense nationale – alors même qu’Orano nous a accordé l’accès aux plans des piscines de La Hague ; c’est contradictoire.

Quoi qu’il en soit, seuls les députés membres de la délégation parlementaire au renseignement reçoivent l’habilitation permettant d’accéder à des documents de cette nature. Or, comme vous l’avez indiqué, il nous appartient de faire des choix politiques et de voter des budgets, et nous avons la légitimité démocratique nécessaire pour prendre ces décisions. Pourtant, à l’évidence, on nous demande de prendre des décisions et de rendre des avis fondés sur la seule confiance accordée à tel ou tel interlocuteur, à défaut d’avoir directement accès aux informations. Nous sommes naturellement convaincus de l’intégrité des administrations et du gouvernement, mais notre rôle de contrôle parlementaire nous interdit de nous satisfaire de seules paroles ; nous devons contrôler sur pièces.

C’est une difficulté majeure à laquelle se heurte le travail parlementaire, en l’occurrence la mission de contrôle qui incombe à une commission d’enquête. J’ai évoqué ce point avec le Premier ministre, qui a convenu qu’il fallait trouver le moyen de surmonter cette difficulté – qui touche au fonctionnement même de notre démocratie – tout en préservant, cela va de soi, la confidentialité des informations en nous gardant de mettre sur la place publique des documents qui pourraient menacer notre sécurité à tous.

Je vous pose donc la question : pouvez-vous, en tant que secrétaire générale de la défense et de la sécurité nationale, habiliter de manière provisoire, pendant la durée des travaux de la commission d’enquête, certains membres de la commission – idéalement tous, mais je comprendrai que ce ne soit pas possible – afin qu’ils mènent leurs investigations, consultent les documents nécessaires et, tout simplement, obtiennent des réponses à leurs questions ?

Question subsidiaire : vous avez évoqué la directive nationale de sécurité du sous-secteur nucléaire, monsieur Bolot, qui est précisément classifiée. Notre commission d’enquête n’y a pas non plus accès. Pourrions-nous prendre connaissance de son contenu ? Sinon, notre rapport final risque d’être assez vide…

Mme Claire Landais. Je ne saurais sortir de mon rôle de fonctionnaire et de technicienne, même si le SGDSN est en quelque sorte le gardien du secret de la défense nationale et, de ce fait, a une perspective particulière sur la question – similaire à celle que j’avais dans mes précédentes fonctions au ministère de la défense.

À mon sens, le Parlement bute sur la question du secret dans de nombreux champs. Il se trouve que le secret a été levé dans un cas particulier, celui de la politique de renseignement. Le fonctionnement du secret de la défense nationale repose sur deux volets : l’habilitation et le besoin d’en connaître. Les membres de la délégation parlementaire au renseignement (DPR) sont en effet habilités ès qualités ; ils ne peuvent pas pour autant accéder à n’importe quelle information classifiée, mais seulement à celles qui leur permettent d’accomplir leurs missions de contrôle de la politique publique du renseignement.

Lorsque le Parlement est saisi, en vertu de l’article 35 de la Constitution, d’une demande de prolongation de l’intervention des forces armées à l’extérieur du territoire national, il va de soi que de nombreuses informations lui échappent parce qu’elles sont classifiées au nom de la sécurité opérationnelle de nos forces. Elles permettraient pourtant d’éclairer le paysage si les parlementaires tenaient à se prononcer au vu de l’intégralité des informations disponibles…

Je comprends parfaitement qu’il vous soit difficile de conduire des investigations alors que l’un des pans de votre champ d’enquête vous est largement inaccessible ; le problème n’est pas nouveau. Le Conseil constitutionnel en a lui-même été saisi et a clairement établi que le secret de la défense nationale est un des outils de défense du périmètre défini à l’article 5 de la Constitution fixant les prérogatives du pouvoir exécutif. Ne m’en voulez pas d’invoquer ces grands principes : il vous est arrivé, d’une audition à l’autre, d’amener certains de vos interlocuteurs à pousser un peu dans les détails ; mais tout le monde sait qu’en diffusant des informations classifiées, il prend un risque sur le plan pénal. Sans doute peut-on regretter un manque d’information des parlementaires, notamment au niveau de l’OPECST ; il y a sans doute des marges de progression, mais l’habilitation des parlementaires ne peut passer que par la loi. Encore n’est-ce réservé qu’aux parlementaires appartenant à la DPR ou à des autorités indépendantes telles que la commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN) la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR). En dehors de ces cas, et en l’absence de loi, je le répète, il n’y a pas d’habilitation possible. Mais j’ai eu vent de votre demande ; le premier ministre y accorde la plus grande attention et nous a demandé de réfléchir aux pistes possibles. Mais pour l’heure, je ne puis vous donner d’autre réponse.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. J’entends bien. Il faudra tout de même qu’on avance sur ce sujet. Soit le Parlement a un réel pouvoir de contrôle, soit il n’en a pas. Dans une démocratie, il faut dire les choses : l’articulation entre sûreté et sécurité, telle que vous l’évoquez, est en effet nécessaire si le Gouvernement veut éviter de bunkériser la France entière. Mais cela suppose des choix, notamment des choix budgétaires, qui ne sont pas neutres – on sait qu’une bunkérisation coûte très cher. Mais ces choix ne peuvent aujourd’hui qu’être entérinés par le Parlement sans aucun moyen vérifier leur pertinence. Les choix de politiques énergétiques sont eux aussi essentiellement politiques. Doivent-ils revenir au seul Gouvernement ? C’est une vraie question.

Enfin, quelles informations pouvez-vous nous livrer sur la directive nationale de sécurité ?

M. Pascal Bolot. Je ne peux que m’adosser à la réponse de Mme la secrétaire générale dans la mesure où ce document également est classifié… Quels que soient les douze secteurs d’intérêt, qui couvrent notamment l’alimentation, les activités civiles ou militaires de l’État, les activités judiciaires, les questions de l’énergie et d’espace, c’est toujours l’analyse des menaces qui constitue le fait déclencheur, ou le point de départ, d’une directive nationale de sécurité.

À tout le moins puis-je, sans risquer de me compromettre, vous lister les menaces qui déterminent les grands axes de la directive nationale de sécurité – à vrai dire, il suffit de faire la synthèse de vos auditions précédentes : la menace externe liée à des tirs extérieurs, courbes ou directs, vers des centrales nucléaires ; les intrusions malveillantes, qu’elles soient le fait d’ONG ou d’autres organisations – la notion de commando étant ici centrale, notion qui fut le point de départ de la création des PSPG ; les menaces internes, à l’origine de la création du COSSEN spécialisé dans le cryptage ; enfin, les menaces cyber.

Cette analyse de la menace est régulièrement actualisée : deux fois par an, la commission interministérielle de défense et de sécurité (CIDS), où siègent les hauts fonctionnaires de défense et un certain nombre d’experts, se réunit pour en rediscuter, confirmer la pertinence de la directive ou suggérer, le cas échéant, d’en reprendre tel ou tel point dès lors qu’un input paraît en invalider telle ou telle partie. La directive nationale de sécurité reste ainsi toujours un document vivant.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Avez-vous également identifié les menaces éventuelles qui pourraient venir du personnel, qu’il s’agisse des salariés des centrales ou des sous-traitants ? Au-delà des menaces liées à des processus de radicalisation, il peut en exister d’autres, plus insidieuses et plus difficiles à gérer, telles que les troubles d’ordre psychologique et psychiatrique. L’exemple récent le plus connu est celui du pilote de la Germanwings : des personnes qui ne vont pas bien peuvent ainsi devenir des menaces graves pour la sécurité. Avez-vous identifié des cas de ce genre ?

M. Pascal Bolot. Les salariés des opérateurs font l’objet de criblages encore plus approfondis aujourd’hui que ce n’était le cas auparavant, notamment depuis l’instauration du COSSEN et la mise en facteur simultanée de plusieurs fichiers grâce à un algorithme spécial, dit « Accred », qui permet de constater très rapidement que telle personne figure sur tel fichier. Depuis que le COSSEN est en ordre de marche, c’est une plus-value importante, son commandant, le général Cormier, vous le confirmera : sur les 220 000 personnes intervenant dans le secteur, 150 000 ont déjà été criblées. Nous avons en effet décidé de repartir de zéro. Nous avons ainsi rendu 500 avis défavorables, dont une quinzaine de cas de suspicion de radicalisation. Il revient ensuite à l’employeur, qu’il s’agisse de l’opérateur ou du sous-traitant, de déplacer ces personnes ou de s’en séparer, selon des modalités qui lui appartiennent ; en tout cas, il a l’information.

Les risques liés aux affections de nature psychologique et psychiatrique sont évidemment un sujet de préoccupation qui nous mobilise au-delà du secteur de la sécurité nucléaire : cela vaut pour les conducteurs de train, par exemple, comme pour tous ceux qui ont à charge la responsabilité d’autrui et pourraient se livrer, sur un coup de folie, à des actes malveillants, en lien ou non avec une idéologie néfaste.

À notre instigation, plusieurs circulaires du ministère de l’intérieur et de la santé ont visé à améliorer les échanges des données psychiatriques entre agences régionales de santé (ARS) et préfets de zone ou de département, sans permettre pour autant d’interconnexions entre fichiers ; mais les procédures d’alerte, l’interrogation des bases de données et le rétrocriblage sont désormais plus aisés. Les renseignements sur les personnes souffrant de problèmes psychiatriques et sortant d’un établissement spécialisé sont désormais mis en commun au niveau national, alors qu’il n’y avait auparavant que des fichiers départementaux.

Au regard de la sécurité nucléaire, les questions touchant à la santé psychiatrique ne sont pas appréhendées dans une approche de niche ; elles procèdent au contraire d’une approche plus générale. L’analyse des passages à l’acte au cours des trois à quatre dernières années montre que, dans le vivier des gens dont nous avons eu à traiter le cas, 15 % à 20 % avaient des problèmes psychiatriques ou avaient fait l’objet d’un suivi psychiatrique. C’est le résultat de nos enquêtes ex post. Il n’y a donc pas, sur ce point, d’approche spécifique aux centrales nucléaires. Dans le cas de soupçons, la DGSI mobilise les équipes de management des centrales. Après une réunion tenue le 6 février 2018, nous avons leur avons demandé d’augmenter les cadences afin que les comportements inappropriés ou de changements de comportement soient signalés plus rapidement – dans le respect du secret médical s’entend.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Et qu’en est-il des sous-traitants ?

M. Pascal Bolot. Il n’y a aucune différence : ils sont soumis aux mêmes normes de sécurité.

Mme Claire Landais. Pour avoir visité une centrale, j’insisterai sur le fait que les personnels s’y observent beaucoup mutuellement. Cela commence par une vérification du caractère réglementaire de la tenue ou du bon état de rangement du matériel. Beaucoup de messages sont passés, qui encouragent les employés à repérer chez leurs collègues un éventuel mal-être, une fragilité psychologique ou encore des signes de radicalisation.

S’agissant des sous-traitants, comme on vous l’a dit, le mécanisme de criblage est bien en place : l’algorithme « Accred » du COSSEN donne accès à neuf fichiers, ce qui permet une remontée d’information dense et complète et un bon suivi des personnes de nationalité française. La situation est plus compliquée pour les personnels de nationalité étrangère, pour lesquels une marge de progrès est possible. Si le fichier Schengen était accessible autrement que dans le cadre de poursuites judiciaires, on ferait mieux en matière de personnel étranger.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Est-ce à dire que 70 000 personnes n’ont à ce jour fait l’objet d’aucun criblage ?

M. Pascal Bolot. Certes non ! Tous les personnels en activité ont été passés au crible par le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) et par ses équipes d’officiers de police. Le COSSEN a « repris le stock » et les retraites grâce au logiciel « Accred », en même temps qu’il examine les nouveaux fichiers. En huit mois, nous avons déjà criblé avec le nouveau système les deux tiers des 220 000 personnels en activité.

Mme Claire Landais. J’ajoute que le nouveau criblage est désormais valable seulement un an, et non plus trois.

Mme Émilie Cariou. Il y a un peu plus d’un mois, nous avons entendu à l’OPECST votre prédécesseur. Cédric Villani et moi-même avions en effet demandé l’autorisation au premier ministre d’obtenir plus d’informations. L’audition s’est déroulée à huis clos, mais aurait pu, à vrai dire, être publique : nous n’avons entendu qu’une présentation des différents textes régissant la sécurité des centrales nucléaires aujourd’hui, autrement dit un exposé plutôt théorique, sans beaucoup d’informations concrètes sur la manière dont des personnes extérieures entrent dans les centrales.

On nous a expliqué à longueur d’auditions qu’il existait deux systèmes de sécurisation des centrales. Dans le système français, dit « en profondeur », il faut franchir plusieurs barrières et les forces de sécurité interviennent au fil de l’intrusion pour arrêter les personnes qui entrent. Le système de bunkérisation est plus infranchissable : sitôt que l’intrus est détecté, on lui tire tout simplement dessus ! Ne peut-on mieux sécuriser les barrières du système français, tout en gardant le principe du système en profondeur ? Il ne s’agit en effet certes pas d’ouvrir le feu sans sommation, surtout si les intrus sont des militants. Mais pourquoi n’a-t-on pas encore réussi à rendre un peu plus infranchissables les premières barrières du système français ?

Mme Bérangère Abba. Vous qui êtes en charge de la coopération au niveau national, quel niveau de coordination jugez-vous le plus adapté au niveau international, par exemple lorsqu’il s’agit d’échanger des informations ou de lutter contre les trafics de matières radioactives ou d’autres menaces et projets d’attaque ?

M. Julien Aubert. Je ne voudrais pas revenir sur l’éternel dialogue des experts et du monde politique. Je fais partie des parlementaires qui considèrent que la politique étrangère et la politique de sécurité relèvent effectivement de l’exécutif : on peut voter le budget sans nécessairement avoir accès à toutes les informations. Se pose en revanche la question de la confiance dans le système qu’on élabore.

Peut-on envisager, dans un souci d’efficacité, que des membres de l’OPECST puissent être systématiquement habilités, quitte à revoir la composition de cet office, afin de disposer d’un pouvoir d’investigation poussé sur les questions techniques ?

L’un des enjeux éventuels de notre commission d’enquête est de donner une compétence à l’ASN en matière de sécurité, en suivant sur ce point des modèles étrangers. Mais nous retrouverions le problème de ce mur de Chine qui nous est opposé au nom de la sécurité nationale. Imaginons que l’ASN s’occupe demain, comme elle le fait aujourd’hui, de sûreté, mais aussi de sécurité. Au sein de l’ASN, les 483 agents pourraient-ils alors tous une habilitation de sécurité ? Ou bien y intégrera-t-on ceux qui s’étaient occupés jusqu’alors de sécurité, au risque de voir se croiser au sein d’un même établissement deux types de personnels qui ne sont pas habilités à accomplir les mêmes tâches. L’ASN devrait-elle alors être rattachée au SGDSN, au même titre que l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI) ? Problème très administratif…

Sur un plan plus pratique, quels sont les risques pour nos installations d’un tir à distance au lance-roquettes ? Les auteurs d’un récent rapport soutiennent qu’il en existe un. Faut-il, comme ils le préconisent, construire des bâtiments boucliers susceptibles de gêner la visibilité des piscines nucléaires par rapport à des gens de l’extérieur ?

Enfin, dans votre travail de criblage, avez-vous accès aux fichiers S et y trouve-t-on des personnes actives dans le secteur nucléaire ?

Mme Claire Landais. S’agissant des incursions dans les centrales, je sais que vous allez bientôt vous déplacer. C’est sur place qu’on se rend le mieux compte.

Je crois d’ailleurs qu’il y a plus de deux modèles possibles de protection : entre le bunker et le système en profondeur, il y a également le modèle dit du château fort. Le modèle français repose effectivement sur le franchissement de barrières successives ; il vise à l’épuisement des ressources de l’attaquant. L’idée n’est pas d’arrêter l’intrus à la première clôture, qui n’est même pas détectrice, mais de le retarder et l’amener à se défaire d’une partie de leur matériel, sans même être une barrière détectrice. La deuxième clôture est quant à elle détectrice ; lors du dernier incident connu, c’est son franchissement qui a provoqué l’intervention des pelotons spécialisés de protection de la Gendarmerie (PSPG). Elle n’est toutefois pas non plus conçue pour arrêter définitivement l’attaquant. C’est après qu’on arrive à la zone vitale, au cœur du bâtiment. Et encore, les vraies cibles à protéger sont situées au cœur du cœur. Ce sont vers ces cibles que se dirigent les PSPG, non vers les attaquants : ce sont bien elles qu’ils vont protéger.

Il n’est pas du tout impossible de renforcer les barrières successives : au fil du temps et au fil de la mise en œuvre du plan de 700 millions d’euros conduit par les opérateurs, le système en profondeur a ainsi été renforcé, mais pas jusqu’à rendre infranchissable la première barrière, comme dans le cadre de la stratégie du bunker. Au demeurant, que cette stratégie soit américaine ou allemande, c’est la présence de miradors derrière qui rend les premières barrières infranchissables. Quant à l’ouverture de feu, je rappelle qu’elle obéit en France à des règles très différentes de celles qui sont en vigueur aux États-Unis.

Mme Émilie Cariou. Oublions cette question : beaucoup de parlementaires de l’OPECST se sont offusqués de cette alternative simpliste. Entre laisser les gens entrer ou tirer à vue, il y a tout de même d’autres modalités d’action. Les investissements sécurisés et les mesures périmétriques visant à repérer les gens à l’approche des centrales laissent à désirer. Je suis tout de même étonnée de voir des activistes approcher aussi près une centrale, dans une totale impunité. Dans ces zones rurales, les attroupements ne sont pourtant pas si nombreux ; ils devraient pouvoir être repérés facilement. Quelles mesures comptez-vous déployer vous en amont des intrusions ? Cela fait tout de même plusieurs fois que les militants parviennent à entrer dans les centrales ; cela devient un peu irritant.

Mme Claire Landais. Des caméras de vidéosurveillance sont installées et l’arrêt des véhicules est interdit dans un rayon de cinq kilomètres autour des centrales : ces deux mesures ont été récemment ajoutées à l’arsenal législatif et réglementaire.

J’ajouterai que les capteurs des services de renseignement ne sont pas braqués sur Greenpeace, mais plutôt sur les terroristes. Cela peut expliquer qu’un groupe de trois personnes liées à des mouvances terroristes soit plus vite repéré qu’une quinzaine de militants de Greenpeace. L’orientation des capteurs de renseignement est donc un facteur à prendre en compte.

Des mesures physiques de surveillance peuvent aussi être prises, comme l’orientation de caméras, non plus vers l’intérieur, mais vers l’extérieur et vers la voie publique. Un renforcement des enceintes les rendrait également plus tôt détectrices qu’elles ne le sont aujourd’hui.

Vous dites que le choix n’est pas binaire entre renoncer à une barrière infranchissable et tirer. Tout ce qu’il y a de sûr, c’est que personne n’a envie que les pelotons spécialisés de protection de la gendarmerie (PSPG) élargissent leur palette d’outils à des armes à létalité réduite, et se mettent à tirer au flash-ball, par exemple. Ils n’ont pas été formés à cela ; ils sont formés à lutter contre des terroristes, non contre des gens qui ne sont pas des spécialement malveillants et qui se considèrent comme des lanceurs d’alerte.

J’en viens à l’échange d’information international : les services de renseignement ont des contacts à tous les niveaux. Sans avoir accès aux fichiers étrangers, nous en apprenons ainsi beaucoup sur certains sous-traitants. Au niveau du ministère de l’intérieur et du ministère de la transition écologique et solidaire (MTES), il y a aussi des échanges internationaux. Nous passons en tout cas beaucoup de temps dans ces échanges. M. Bolot participait encore hier à une réunion, qui avait pour objet le traitement en commun de crises internationales avec des partenaires de pays limitrophes. Une crise ne s’arrête pas, en effet, aux limites du département, encore moins aux frontières nationales.

Ainsi, le plan établi en 2014 pour réagir face à un accident nucléaire majeur est public et a été traduit en anglais. Il fait référence aujourd’hui et nous en discutons avec nos partenaires internationaux. Ce sont autant d’informations que nous partageons avec eux.

L’habilitation de certains membres de l’OPECST nous ramène à au problème du secret défense : peut-être y a-t-il de possibles pistes de réflexion, mais, en l’état actuel de la législation, il n’est pas possible de l’envisager : les informations concernées sont protégées par le secret défense.

M. Julien Aubert. Quelle différence y a-t-il entre le secret défense et le confidentiel défense ?

Mme Claire Landais. C’est la même chose.

En revanche, si l’ASN devait être en charge de certains aspects de la sécurité nucléaire, il faudrait recréer une partie de son personnel et l’habiliter du point de vue de la sécurité. Un cloisonnement serait à établir au sein du personnel de l’établissement, conformément aux règles applicables à la protection du secret défense, liées à ce que l’on appelle le besoin d’en connaître.

M. Pascal Bolot. Ce qui poserait le problème de la coexistence, au sein des personnels de l’ASN, de gens dont certains auraient ce « besoin d’en connaître » et d’autres pas, alors que l’ASN a plutôt une culture de la transparence. J’y vois le risque d’effets de friction, voire de contradiction. C’est une difficulté qui est en creux dans votre question.

S’agissant des lance-roquettes, il faut interroger le service de défense, de sécurité et d’intelligence économique (SDSIE), bras armé du MTES. Ils vous diront qu’ils ont en effet procédé à des tests en 2015, auxquels nous avons été associés, en utilisant des RPG-7 lance-grenades contre des épaisseurs reproduisant, par leur texture et par leur profondeur, les murs qui entourent les zones vitales des centrales nucléaires. Les tests ont permis de faire voir le niveau de pénétration. Ils ont été concluants dans la mesure où ils ont permis de montrer que les murs résistaient.

M. Julien Aubert. Parle-t-on des murs qui entourent les bâtiments de piscines ou les bâtiments de centrales ?

M. Pascal Bolot. Des deux. Nous avons reconstitué des murs d’aéro-réfrigérateurs qui sont, si je puis me permettre, les plus faciles à toucher, puisqu’ils sont les plus grands dans le paysage. Les autres sont beaucoup moins aisés à atteindre…

On a également mesuré la pénétration dans deux murs successifs, entre lesquels sont ménagés des espaces vides dans lesquels la charge creuse se disperse – ce sont là des aspects techniques dont j’ai eu à connaître dans une phase précédente de mon parcours professionnel.

Nous avons aussi pu procéder à ces tests grâce à la capacité de coordination entre services de l’État, qui nous a permis d’utiliser de vrais engins militaires et de les tester dans de lieux réels, ce qui n’est pas toujours simple. Nous avons ainsi pu nous appuyer sur le GIGN et sur d’autres services, possesseurs de l’étude finale, elle aussi classifiée.

C’est la préoccupation d’éventuels tirs directs qui nous a amenés à procéder à ces essais. Il s’agissait en effet pour nous de tester les menaces et de trouver ensuite les parades appropriées. J’ai assisté évidemment à la restitution des résultats de ces études ; et ils étaient satisfaisants.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous ne sommes pas allergiques à la technique dans cette commission d’enquête…

Dans la mesure où nous n’avons pas accès à ces documents, nous allons tout simplement vous poser la question. Le rapport de Greenpeace, auquel nous avons eu accès, met en scène des scénarios et des menaces. À la suite de l’excellente question de notre collègue, pouvez-vous nous dire s’il n’y a pas de souci, si nous pouvons répondre aux menaces exposées par Greenpeace, si nos installations sont suffisamment protégées ? Les gens de Greenpeace ont-ils raison ou tort ?

Mme Claire Landais. Je préfère prendre la responsabilité de ne pas vous répondre, mais je crois que la question ne se pose pas entièrement dans ces termes. Je ne crois pas qu’il existe de risque zéro. Maintenant, au regard de ce que nous savons des types d’armes qui circulent sur notre territoire, nos installations sont-elles à risque ? À cette question, la réponse est : oui, ces armes ont bien été testées. Je n’ai pas non plus vu le rapport, mais je ne suis pas sûre que, si l’on me mettait sous les yeux le rapport très technique d’un service très technique, je serais plus capable de me faire ma propre opinion ; il y a un moment où il faut savoir faire confiance aux « sachants ». Je pense en tout cas que les tests ont été concluants sur le fait qu’il n’y a pas de danger pour les installations nucléaires du fait de ces armes.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Y compris des armements que des terroristes peuvent aujourd’hui se procurer au Moyen-Orient ?

Mme Claire Landais. À ce stade, nous pensons que ce qui peut être apporté à proximité de ces installations n’est pas de nature à la mettre en danger la sûreté nucléaire.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Après les attaques contre les murs, parlons des chutes d’avion… On nous dit que, depuis le 11 septembre, les enceintes des réacteurs sont bunkérisées et capables de résister à la chute d’un avion, mais les toits des piscines de La Hague, par exemple, n’ont pas du tout été conçus en pensant à un tel risque. Avez-vous des éléments pour nous assurer qu’une attaque du type du 11 septembre, avec un avion de ligne, ne permettrait pas un dénoyage de piscine et donc un accident nucléaire ?

Mme Claire Landais. La réponse relève davantage du ministère de la transition écologique et solidaire (MTES), qui est en charge de la sécurité des installations. Les plafonds ne sont en effet pas de nature à résister à la chute d’un aéronef, mais celui-ci se disloquerait et il est tout de même compliqué de faire tomber un aéronef dans la bonne enceinte. Le sujet, c’est, plus en aval, celui de la garantie de l’étanchéité des piscines. Et les moyens mis en place en termes de forces d’intervention rapide pour garantir l’alimentation en eau, en air et en électricité, m’ont tout à fait rassurée. Trois cents personnels sont dédiés à cette mission, et mobilisés tout au long de l’année.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous poserons la question au MTES. Un avion se disloque, j’entends bien, mais on a vu les dégâts que cela a pu causer sur le World Trade Center. J’imagine que nos installations sont bien plus résistantes, mais vous comprenez que l’on puisse se poser la question.

M. Pascal Bolot. Il faut aussi tenir compte des efforts qui ont été déployés depuis en termes de sûreté aérienne. Les mesures de sécurité aéroportuaire ont connu une croissance exponentielle et les ressources mobilisées à cet égard n’ont plus rien à voir. On s’en rend bien compte avec les différentes mesures de filtrage, les questions aux voyageurs, le criblage des personnels autorisés à accéder aux avions, les personnes écartées des plateformes aéroportuaires… Avant de faire tomber un avion, il faut avoir pu monter dedans, en ayant échappé à tous les radars ; or ceux-ci se sont multipliés depuis le 11 septembre. Le contre-exemple, c’est bien sûr Germanwings, qui n’est pas exactement la même chose ; nous revenons à l’approche psychologique et psychiatrique. Et là encore, la sécurité nucléaire ne peut être dissociée de la sécurité nationale globale.

M. Julien Aubert. Avez-vous accès aux fichiers S et pouvez-vous nous garantir qu’il n’y a pas, dans le personnel que vous avez contrôlé, de fichés S ?

Mme Claire Landais. Nous avons travaillé en interministériel sur le sujet du criblage pour faire progresser l’accès aux fichiers ; mais n’étant pas opérateurs, nous n’avons pas accès aux fichiers eux-mêmes.

M. Julien Aubert. Qui peut nous répondre pour savoir s’il y a des fichés S parmi le personnel nucléaire ?

M. Pascal Bolot. Les services de renseignement, à savoir le directeur général de la sécurité intérieure ou le commandement spécialisé pour la sécurité nucléaire (COSSEN).

M. le président Paul Christophe. Le reportage diffusé sur Arte, avez-vous dit, vous a marquée. Vous nous avez répondu sur la problématique Greenpeace ; mais ce reportage faisait également état des cibles potentielles que représentent les véhicules de transport de matériaux, notamment sur certains ponts non circulables mais accessibles. Une réponse est en train d’être apportée, qui est de nature à vous satisfaire, et donc à nous satisfaire.

Vous avez souligné qu’un PSPG était formé à sécuriser un certain périmètre, mais Greenpeace est tout de même parvenu jusque devant les piscines. Les piscines font-elles partie des zones à sécuriser par les PSPG ?

M. Hervé Saulignac. Au fil des auditions, j’ai tendance à penser qu’une bonne partie de ceux que nous auditionnons minimisent les intrusions, alors que nos concitoyens, eux, ne les minimisent pas. Selon vous, ces agissements sont-ils inévitables mais sans grandes conséquences du point de vue du risque ou bien sont-ils révélateurs de failles ? Estimez-vous que les effectifs de police sur site sont suffisants pour garantir la sécurité ?

Mme Natalia Pouzyreff. Après avoir récemment visité une centrale, j’ai été plutôt rassurée par la succession des différentes barrières et par la notion de défense en profondeur, auxquelles s’ajoute l’interdiction de l’espace aérien autour des centrales.

Ma question porte sur la transparence. Serait-il envisageable que des statistiques soient publiées chaque année sur le nombre d’intrusions et les menaces que vous avez déjouées, y compris les menaces cyber, afin notamment de rendre ces phénomènes moins anxiogènes en faisant le tri entre les tentatives d’intrusion de militants identifiés comme tels avants de pénétrer dans l’enceinte et les agissements d’autres types, y compris à l’encontre des transports ? Il ne s’agirait évidemment pas de les détailler outre mesure, mais de les recenser en toute transparence en leur affectant, en quelque sorte, un coefficient de gravité.

Mme Claire Landais. J’ai moins d’expérience avec les transports ; mais on m’a expliqué que, du fait même qu’ils sont une occasion de contact avec le monde extérieur, ils sont considérés dès l’origine comme plus vulnérables et donc dotés d’une protection à la hauteur, avec des personnels formés et entraînés, des escortes spécialisées et équipées, des itinéraires minutieusement arrêtés, dont certains détails ne sont pas repérables : il y a, et c’est heureux, une face cachée de la protection qui n’apparaît pas forcément dans le reportage. Cela dit, il est compliqué de jouer l’imprévisibilité sur des transports qui nécessitent une énorme préparation. Même si le MTES y réfléchit, la question ne se résout pas en multipliant les itinéraires : le caractère très poussé de l’organisation implique une certaine permanence des trajets. Il faut faire avec cette prévisibilité et la compenser par d’autres mécanismes : ainsi les camions ne sont pas ceux que l’on achète sur le marché, ils sont dotés d’équipements particuliers, renforcés et testés. Et le personnel est soumis à un criblage approfondi.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous n’avons pas accès à ces tests.

Nous avons posé la question au réalisateur du film : il y a effectivement ce qu’on voit, et ce qu’on ne voit pas. Il nous a répondu qu’il avait passé beaucoup de temps à réaliser ce film et que s’il y avait des choses qu’ils n’avaient pas vues, cela pouvait vouloir dire que les forces de sécurité étaient vraiment excellentes et bien cachées… Sans oublier le fait que, depuis la Hague, il n’y a qu’une route, donc il n’y a pas le choix : la situation de l’installation pose de toute façon un problème insoluble, à moins de fermer l’usine. Cette route traverse des villages, il est facile d’y louer une maison. C’est pourquoi nous aimerions bien avoir les tests : si quelqu’un réussit à tirer sur le convoi…

Mme Claire Landais. Il faudrait qu’il soit lourdement artillé pour transpercer des fûts de plutonium… Cela n’a rien à voir avec les conteneurs de déchets à faible activité que l’on met dans les trains, par exemple. En tout état de cause, la solution de l’habilitation pour l’instant est exclue, mais il est peut-être possible de déclassifier certains éléments pour vous apporter les informations que vous souhaitez. Nous allons nous y pencher.

M. Hervé Saulignac. Ce matin, nous avons auditionné le président de la CRIIRAD et son analyse n’est pas tout à fait la même. Il nous a indiqué qu’un grand nombre de véhicules transportaient en France des matières radioactives, parfois en quantités très modestes mais néanmoins porteuses de risque. Non seulement il peut en résulter une exposition à la radioactivité préoccupante au regard des seuils d’acceptabilité, mais surtout, les petits véhicules sans escorte sont bien plus exposés que les grands convois, soumis à des protocoles rigoureux. Le confirmez-vous ?

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Avez-vous déjà eu affaire à des vols de ce genre de matières, dont on peut se servir pour fabriquer des bombes sales ?

Selon le président de la CRIIRAD, les doses de radioactivité dégagées lors de ces transports, par exemple dans des trains qui s’arrêtent dans des gares de voyageurs, sont de deux millisieverts par heure. Autrement dit, quelqu’un qui stationne à côté de ces trains pendant une demi-heure peut se prendre la dose annuelle d’exposition recommandée…

Mme Claire Landais. Cela dépasse mon domaine d’activité. Je sais qu’il y a de nombreux transports de matières radioactives en petite quantité par le fait qu’elles servent dans des champs qui vont bien au-delà des installations nucléaires – les hôpitaux par exemple, où il faut parfois savoir aller très vite pour sauver des gens. Je ne suis pas une spécialiste de ces sujets ; nous vérifierons et, si nous sommes capables de vous répondre, nous le ferons. L’autorité de sûreté nucléaire (ASN), qui a été chargée de la sécurité des sources de matériel médical et est mieux placée pour vous répondre.

M. Hervé Saulignac. C’est tout de même un vrai sujet de sécurité. Au regard du risque terroriste, les règles qui prévalent, y compris pour des matières à usage médical, ont-elles évolué et sont-elles adaptées ?

M. Pascal Bolot. Elles sont en train d’évoluer : un décret actuellement au secrétariat général du Gouvernement prévoit un renforcement des dispositions de protection des sources radioactives, y compris civiles, en application d’une ordonnance du 10 février 2016. Mais cela ne concerne que les sources radioactives du « haut du spectre ». Et cela relève évidemment du domaine de l’ASN.

Mme Claire Landais. Pour répondre à vos autres questions, les piscines sont évidemment en zone vitale. Les PSPG étaient présents et n’ont pas tiré sur les militants de Greenpeace, et je crois que tout le monde s’en réjouit ; mais s’il avait fallu protéger la zone vitale, ils l’auraient fait. Du côté de l’État, personne ne minimise les choses : nous considérons que les intrusions sont dangereuses pour ces militants comme pour les PSPG, et surtout qu’elles brouillent l’appréciation des choses par les PSPG qui ne sont pas là pour faire du maintien de l’ordre ou de la dissuasion de manifestation. C’est la raison pour laquelle le SGDSN a plutôt poussé à la loi de juin 2015 sur le renforcement de la répression pénale sur les intrusions, afin que les mesures de protection se concentrent sur la vraie menace, en l’occurrence la menace terroriste.

M. Hervé Saulignac. Pour vous, l’intrusion de Greenpeace ne préjuge pas de ce que pourraient faire des terroristes ?

Mme Claire Landais. Disons que la fin de cette intrusion ne préjuge pas de ce qui pourrait arriver à des terroristes…

Les effectifs des PSPG sont de plus de mille, sous commandement du GIGN et peuvent être appuyés par des renforts. S’y ajoutent les cercles concentriques des personnels de sécurité qui relèvent d’EDF et des personnels de sécurité et gardiennage sous-traitants. Ce qui fait au total quelque 4 000 personnes qui se consacrent à la sécurité des installations nucléaires.

M. Pascal Bolot. Soit 1 034 gendarmes pour les PSPG, plus le personnel de sécurité d’EDF, plus le personnel sous-traitant de sécurité d’EDF, soit des sociétés privées de sécurité, plus des personnes recrutées pour assurer le filtrage à l’entrée et le personnel de sécurité spécialisé d’Orano et du CEA. Cela représente un investissement collectif qui est loin d’être négligeable. En comparaison avec d’autres pays, nous sommes, en proportion du nombre de centrales nucléaires, dans le haut du spectre. C’est ce qu’a confirmé l’AIEA venue conduire, sept ans après la précédente, une inspection qui a duré quinze jours et s’est terminée il y a une dizaine de jours. Et l’agence a bien noté notre effort de coproduction collectif pour assurer la sécurité de nos installations.

Mme Claire Landais. Les chiffres, madame Pouzyreff, ont déjà été donnés. Nous pouvons les collecter pour vous fournir un état des lieux sur les intrusions : on en a enregistré quatorze en trente ans.

Mme Natalia Pouzyreff. Il faudrait le faire de façon systématique pour informer la population, dans un souci de transparence. D’autant que, visiblement, tout porte à penser que la situation est sous contrôle.

Mme Claire Landais. Nous sommes assez conscients de ce besoin d’information, qui n’a pas été complètement comblé ces dernières années.

M. le président Paul Christophe. L’absence de communication après les intrusions conduit en général à penser beaucoup de choses. Sans porter atteinte au secret défense, certains éléments peuvent sans doute être communiqués pour atténuer les effets d’une perception exagérée.

Mme Émilie Cariou. Pour rassurer nos concitoyens, il faudrait en effet que nous le soyons nous-mêmes ; or vous constatez que nous nous posons beaucoup de questions. Au lendemain des intrusions, Éric Villani et moi-même avons écrit au premier ministre. Ce que propose Mme Pouzyreff serait de bonne pratique, même si c’est pour expliquer, lorsqu’une faille est détectée, que le problème est en train d’être résolu.

Mme Claire Landais. Il y aura forcément un décalage entre la réalité de la vulnérabilité et le moment où elle peut être annoncée, car mettre sur la place publique une vulnérabilité qui n’est pas encore corrigée représente un risque ; mais nous travaillons à ce que ce qui peut être mis sur la table le soit, sans pour autant servir du réchauffé.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Avez-vous eu vent de menaces terroristes sur nos installations nucléaires ?

Mme Claire Landais. Non.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Avez-vous pu élucider le survol de centrales par des drones en 2014 ? Les mesures de protection qui devaient être prises ont-elles été mises en place et sont-elles opérationnelles ?

Mme Claire Landais. Le phénomène observé à cette date lui-même n’est pas clair : après décantation, de nombreuses occurrences ont été disqualifiées ; il s’est produit un certain emballement, tout le monde voyait des drones. Je ne dis pas que ça n’a pas eu lieu mais, même sur le nombre de survols, nous n’avons pas les idées totalement claires. Nous ne pouvons pas non plus vous dire si c’était de la surveillance, du renseignement ou quoi que ce soit d’autre. Une chose est sûre : il n’est pas bon que des drones survolent nos installations car leurs images peuvent être beaucoup plus précises que des images satellites que l’on peut trouver sur divers sites. C’était donc un réel problème, qu’il fallait traiter. Le SGDSN a mobilisé tout le monde, à la fois sur le terrain législatif et sur la recherche de moyens d’action – brouillage, leurrage ou destruction en vol.

M. Pascal Bolot. En 2014, nous avons eu l’occasion de nous expliquer sur ce sujet devant l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques – preuve qu’il nous arrive de nous rencontrer. Rappelons que notre copie à l’époque était encore vierge, puisqu’il n’existait aucune réglementation concernant les vols de drones. Or leur nombre a explosé pour passer de quelques milliers en 2012 à près de 500 000 aujourd’hui. Il a donc fallu mettre au point une législation en lien avec le Parlement et sur la base d’une expertise que nous avons conduite en nous appuyant sur la direction générale de l’aviation civile (DGAC) et sur les dronistes eux-mêmes. C’est la mission interministérielle de sûreté aérienne qui a coordonné ce travail qui, après sa reprise par le Parlement, a donné lieu à la loi du 24 octobre 2016.

Ce texte prévoit pour les utilisateurs de drones dits « coopératifs » un certain nombre d’obligations d’information, de formation et d’enregistrement, qui entreront en vigueur l’été prochain. Ensuite, il nous faut travailler avec les producteurs de drones, ce qui est un peu plus compliqué : le marché étant détenu aux deux tiers par un fabricant chinois tandis qu’un fabricant français détient une partie de l’autre tiers. Des mesures sont en cours d’élaboration pour répondre aux questions du signalement électronique lumineux et de la limitation de la capacité des appareils. L’objectif est d’instaurer une sorte de permis de conduire afin que les personnes qui achètent ces drones en toute bonne foi ne les utilisent pas n’importe comment.

Se pose ensuite la question des drones utilisés à proximité ou au-dessus d’une centrale nucléaire ou d’autres installations sensibles – palais national, base militaire ou autres. Deux cas de figure sont possibles. Le premier est celui de l’erreur d’appréciation d’un droniste non malveillant, mais qui s’approche trop d’un site sensible. Nous allons mettre en place un système de détection des drones autour des différents sites à protéger, qui seront déterminés par chacun des ministères. Le système d’enregistrement permettra de retrouver le droniste grâce à sa signature électronique. Il a été testé et est opérationnel ; reste à le diffuser de sorte que les ministères ayant des sites à protéger s’équipent des détecteurs. Cela prendre du temps, mais le dispositif est d’ores et déjà au point.

Deuxième cas de figure : le drone malfaisant, dont le pilote cherche à faire des vols de reconnaissance ou à porter un coup à une installation. Nous avons travaillé sur les technologies avec des industriels français – des grands groupes mais aussi des PME innovantes – et cofinancé trois consortiums qui ont mis au point des produits agissant à trois niveaux : la détection, l’identification et la neutralisation des drones.

Sur les aspects « identification » et « neutralisation », les groupements industriels retenus ont rendu une copie très correcte : nous avons effectué des tests à Villacoublay avec l’ensemble des utilisateurs potentiels – l’administration pénitentiaire et les armées, par exemple. Les résultats obtenus sont satisfaisants. Un de ces groupements industriels a développé la séquence pratiquement jusqu’au bout – il a d’ailleurs vendu son produit au ministère de la défense, ce qui montre que la défense de nos bases les plus sensibles est opérationnelle. Le travail de développement a également porté sur des outils plus légers tels que des brouilleurs antidrones, d’ores et déjà commercialisés sur le marché et fabriqués par des industriels français. Certains de ces appareils ont été utilisés par les forces de police lors de grands événements comme la COP21 ou l’Euro 2016 ; ils permettent, en détectant le drone par radar ou à vue, de le faire tomber en prenant le contrôle de leur liaison Wifi ou en brouillant leur signal GPS.

Tout ce travail, alors que nous partions de rien, a été conduit en moins de trois ans. Nous avons pris les mesures législatives nécessaires et la plupart des décrets sont prêts et entreront en vigueur à partir de l’été prochain. Sur le plan technologique, nous avons développé plusieurs outils en favorisant la production française, dont certains intéressent le principal opérateur français de production d’électricité.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Les brouilleurs que vous évoquez ne sont-ils donc pas encore installés sur les centrales ?

M. Pascal Bolot. Non, les centrales n’en disposent pas encore au quotidien, mais la gendarmerie nationale en est équipée, de même que l’armée de l’air et la préfecture de police de Paris. Selon l’évaluation de la menace et si une situation du type de celle que nous avons connue en 2014 se produisait, nous serions en mesure de déployer des brouilleurs. Je ne peux entrer davantage dans les détails, mais ces brouilleurs permettent de prendre la main sur le drone, soit par le biais du Wifi, soit par celui de la programmation GPS si le drone est programmé et fonctionne sans opérateur.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Je souhaitais vous poser de nombreuses autres questions sur la cybercriminalité, qui devient l’une des dimensions essentielles de la problématique de sécurité – pas seulement concernant les installations nucléaires. Dois-je comprendre que vous n’êtes pas les plus spécialisés sur ces questions ?

Mme Claire Landais. Elles relèvent du SGDSN mais il se trouve en son sein un important opérateur de sécurité, l’ANSSI, dont vous auditionnerez le directeur général le 19 avril. C’est lui le véritable spécialiste et il saura mieux vous renseigner.

M. le président Paul Christophe. Il nous reste à vous remercier pour votre disponibilité et pour la précision de vos réponses. Nous nous permettrons éventuellement de revenir vers vous si nous avons d’autres questions à vous adresser ; en attendant, n’hésitez pas à nous transmettre vos contributions écrites.


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22.   Audition de Mme Régine Engström, secrétaire générale et haut fonctionnaire de défense et de sécurité auprès du ministre d’État, ministre de la transition écologique et solidaire, et de son adjoint, M. Mario Pain (12 avril 2018)

M. Anthony Cellier, président. Chers collègues, nous accueillons Mme Régine Engström, secrétaire générale et haut fonctionnaire de défense et de sécurité auprès du ministre d’État, ministre de la transition écologique et solidaire.

Madame, nous avions dû annuler votre audition initialement programmée le 29 mars dernier. Nous vous prions à nouveau d’accepter nos excuses.

Aux termes du code de la défense, chaque ministre est assisté par un haut fonctionnaire de défense et de sécurité (HFDS), lequel relève directement du ministre et a autorité pour l’exercice de sa mission sur l’ensemble des directions et services du ministère. Les hauts fonctionnaires de défense et de sécurité disposent en propre d’un service spécialisé. Ils sont en liaison permanente avec le secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale et avec leurs homologues des autres ministères. Ils sont notamment chargés de l’organisation et du maintien en condition opérationnelle du dispositif ministériel de situation d’urgence, et s’assurent de la mise en place et du bon fonctionnement d’un dispositif permanent de veille et d’alerte.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées de déposer sous serment. Elles doivent jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Régine Engström et M. Mario Pain prêtent successivement serment.)

Mme Régine Engström, secrétaire générale et haut fonctionnaire de défense et de sécurité auprès du ministre dÉtat, ministre de la transition écologique et solidaire. Je remercie votre commission d’enquête, qui met l’accent sur l’importance accordée à la sécurité nucléaire, d’avoir voulu m’entendre. Cela nous permettra de vous apporter tous les éléments d’éclairage possible quant à vos légitimes préoccupations.

Le secteur de l’énergie, en particulier le sous-secteur nucléaire, fait partie des activités dont le dommage, l’indisponibilité ou la destruction risquerait d’obérer le potentiel, la sécurité ou la capacité de survie de la nation. C’est un secteur d’activité d’importance vitale.

À ce titre, ces activités bénéficient d’une protection particulière et très encadrée. Ainsi, en matière de sécurité, les opérateurs doivent répondre aux obligations du code de la défense, non seulement à celles de l’article L. 1332-1 qui leur imposent de mettre en place des mesures de protection pour faire face aux menaces de référence, mais aussi aux dispositions de l’article L. 1333-1 qui porte des obligations de sécurité supplémentaires visant à la protection et au contrôle des matières nucléaires, des installations et de leur transport contre tout acte de malveillance.

Le haut fonctionnaire de défense et de sécurité (HFDS) du ministère chargé de l’énergie – aujourd’hui, il s’agit du ministère de la transition écologique et solidaire – est responsable du contrôle de l’application de ces deux réglementations. Ainsi, l’arrêté d’organisation du 9 juillet 2008, consécutif à la création du ministère de l’environnement, de l’énergie et du développement durable précise que le service de défense, de sécurité et d’intelligence économique (SDSIE) est en charge de la protection et du contrôle des matières nucléaires, de leurs installations et de leur transport.

Concrètement, le SDSIE a donc notamment pour rôle d’élaborer la réglementation applicable, en collaboration avec les autres ministères concernés sous l’égide du Secrétariat général à la défense et à la sécurité nationale (SGDSN), d’instruire les demandes d’autorisation pour la détention et le transport des matières nucléaires prévues dans le code de la défense et, enfin, d’assurer le contrôle des dispositions de protection mises en œuvre par les opérateurs et de diligenter des inspections.

Lorsqu’elle concerne un acte de malveillance ou de terrorisme, la sécurité présente la particularité de relever d’une responsabilité partagée entre, d’une part, l’exploitant, qui a une obligation générale de prévention au regard des risques créés par les installations exploitées, et, d’autre part, l’État qui assume la responsabilité générale de l’ordre public.

Cette complémentarité entre la responsabilité de l’exploitant et celle de l’État est établie pour chaque secteur concerné par des directives nationales de sécurité (DNS) spécifiques, qui définissent un certain nombre de menaces de référence, aussi bien internes qu’externes. Il revient ensuite à l’opérateur de démontrer que son installation est capable de faire face aux menaces. Ce référentiel est élaboré selon un processus rigoureux et conforme aux bonnes pratiques internationales. Il fait intervenir à la fois des informations issues du renseignement et les enseignements résultant de la veille réalisée par les services du haut fonctionnaire de défense et de sécurité sur les menaces et l’évaluation des modes opératoires utilisés par les agresseurs.

L’organisation mise en place par la France pour traiter les questions de sécurité nucléaire a fait l’objet de nombreuses questions lors des auditions de votre commission d’enquête. Notre organisation est en parfaite cohérence avec le dispositif national général prévu pour les secteurs d’activité d’importance vitale, qui confie à chaque ministre compétent la responsabilité de coordonner et d’assurer, dans son périmètre ministériel, la mise en œuvre des mesures de protection des installations d’importance vitale.

Le pilotage ministériel unique pour l’ensemble des politiques publiques qui touche le nucléaire garantit ainsi une cohérence globale.

Le système actuel de séparation entre l’autorité de sûreté – une autorité indépendante – et l’autorité de sécurité – les services de l’État – permet de surcroît de garantir la prise en compte des enjeux de sûreté et de sécurité de manière complémentaire, avec un challenge assurant à la fois un enrichissement mutuel et l’optimisation des solutions, tout en garantissant un bon niveau d’information des citoyens.

On rappellera toutefois que, si en matière de sûreté nucléaire l’objectif de transparence doit être total, le sujet de la sécurité nucléaire, par nature, ne se prête pas à cet exercice. La sécurité est en effet une compétence régalienne dont l’efficacité dépend notamment de la confidentialité des informations sur lesquelles elle repose.

La menace ayant évolué ces dernières années, passant d’une préoccupation majeure autour de la prolifération – autrement dit, le vol et le détournement des matières nucléaires – à une approche qui intègre aujourd’hui les actes de malveillance et de sabotage, la sécurité des installations est désormais élaborée dans une logique d’amélioration continue en évolution constante.

En conséquence, la France a fait le choix pour la sécurité des sites d’exploitation nucléaire, d’une « défense en profondeur » qui mêle défense passive et défense active selon une logique de performance et non de moyens, avec des dispositifs de protection conçus pour parer à de multiples menaces de haute intensité.

Je souhaite également insister sur le fait que l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) avait jugé, dès 2011, que le dispositif de sécurité nucléaire français était solide. Une nouvelle mission de cet organisme, sollicitée par le Président de la République, s’est déroulée du 12 au 22 mars 2018, conduite par neuf experts internationaux désignés par l’Agence. Elle vient de confirmer que le dispositif de sécurité nucléaire français était « bien établi et robuste ».

À plusieurs reprises, le sujet du transport des matières nucléaires a également fait l’objet d’interrogations devant votre commission d’enquête. Il représente aujourd’hui moins de 1 % du flux annuel de transports de matières dangereuses dans le pays. Le transport de matières nucléaires est régi par une réglementation stricte qui tient à la fois aux règles générales relatives au transport de matières dangereuses, et aux règles particulières de sûreté et de sécurité adaptées à la nature des matières transportées. Concrètement, chaque transport est individuellement et préalablement autorisé par mes services qui vérifient les conditions de sécurité prévues dans chaque cas, notamment s’agissant des modalités de l’escorte pour les transports les plus sensibles. Il s’agit d’une activité de faible volume, mais très contrôlée et assurée par des opérateurs spécialisés.

La protection des installations et des matières nucléaires est donc assurée en France par un ensemble de mesures cohérentes relevant d’une conception globale et réinterrogées en permanence, dans une perspective d’anticipation constante et d’amélioration continue, dictée par l’importance des enjeux.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Madame Engström, nous vous remercions pour ces propos introductifs. Je vais reprendre certaines des questions que nous vous avions fait parvenir préalablement – nous vous prions par ailleurs de bien vouloir répondre à ce questionnaire par écrit ultérieurement.

Pouvez-vous nous expliquer comment votre travail s’articule avec celui des autres organismes chargés de la sécurité du nucléaire dans notre pays : les forces de police et de gendarmerie, le renseignement, les fonctionnaires de défense, les services de sécurité des exploitants…

Mme Régine Engström. La sécurité du secteur est assurée par un écosystème qui peut paraître complexe. On peut le décrire en évoquant quatre phases : une phase d’anticipation qui relève de l’État ; une phase de prévention pour laquelle les rôles sont partagés entre l’opérateur et l’État ; une phase de protection des installations qui est entièrement dévolue à l’opérateur ; enfin, une phase de gestion de crise qui, en réponse à une agression, combine des actions de l’État et des opérateurs.

La première phase, étape majeure d’anticipation, comprend l’élaboration des réglementations. Le haut fonctionnaire de défense et de sécurité est chargé de les proposer sous l’autorité coordonnatrice du secrétaire général de la défense et la sécurité nationale, en collaboration avec les autres ministères. L’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) effectue évidemment des relectures. Cette phase conduit par exemple à l’élaboration de la directive nationale de sécurité, document dont nous reparlerons sans doute.

Une veille est également assurée à la fois par mes services, qui surveillent les menaces notamment sur tous les réseaux sociaux et sur internet, et par les services du renseignement du ministère de l’intérieur, en particulier le commandement spécialisé pour la sécurité nucléaire (COSSEN). Cela nous amène à fixer des objectifs de sécurité en matière de protection nucléaire.

L’anticipation comprend enfin la réalisation d’exercices, qui sont essentiels. Ils se déroulent sous l’autorité de mes services, en collaboration étroite avec les services du ministère de l’intérieur, notamment les préfets.

La deuxième phase, celle de la prévention, repose sur la complémentarité des actions de l’État et des opérateurs. Elle comprend la conception du dispositif de sécurité qui se fonde sur un certain nombre de plans : le plan de sécurité de l’opérateur qui présente sa politique générale de sécurité dont nous approuvons les principes ; le plan particulier de protection, qui relève d’une validation de mes services et des préfets, et le plan de protection extérieure, élaboré par les préfets, qui relève de la sécurité publique.

Une étude de sécurité particulière par site constitue un document indispensable pour répondre aux objectifs de sécurité fixés dans la phase d’anticipation. Ce document classifié est validé par mes services.

Une autorisation est enfin accordée par mes services pour la détention et l’utilisation de matières nucléaires.

La troisième phase, vraiment opérationnelle, concerne la protection des installations et relève entièrement de la responsabilité des exploitants. Il s’agit de mettre en œuvre les dispositifs qui répondent aux obligations de sécurité. Les objectifs de résultats sont fixés par l’État. De son côté, l’exploitant combine un certain nombre de moyens pour répondre à ses obligations de sécurité. Le HFDS contrôle que les dispositions prises par l’exploitant permettent d’atteindre les résultats fixés dans la phase amont.

Enfin, la quatrième phase permet de répondre en cas d’agression. La première réponse relève bien évidemment de l’opérateur qui se trouve sur place avec les forces locales de sécurité, et les pelotons spécialisés de protection de la gendarmerie (PSPG) qui dépendent du ministère de l’intérieur et qui sont chargés de la première réaction pour fixer la menace. Ensuite interviennent le Groupe d’intervention de la Gendarmerie nationale (GIGN) ou de l’unité Recherche, Assistance, Intervention, Dissuasion (RAID), avec une coordination de la gestion de crise par les préfets.

Durant ces quatre phases, le HFDS vérifie la cohérence du dispositif et son articulation par rapport à la DNS. Dans ce cadre, nous travaillons évidemment en étroite collaboration avec les experts, ceux de l’ASN ou de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), et le cas échéant, avec d’autres ministères que je n’ai pas encore cités, comme le ministère des affaires étrangères, lorsque nous gérons des questions qui impliquent des pays voisins, ou le ministère des armées.

Il me paraît important de rappeler que le travail des HFDS est coordonné par le secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale. Cet écosystème permet un enrichissement croisé des expériences et des « modes de faire » entre les ministères intéressés à la sécurité. En matière de prospective, un certain nombre de groupes de travail interministériels auxquels nous participons sont installés au niveau du SGDSN. Ils sont par exemple consacrés à la coordination interministérielle en matière de logistique, à l’aide aux victimes ou à la lutte cybernétique.

Toute l’activité de planification est également coordonnée par le SGDSN. C’est le cas, en matière de protection civile, de l’élaboration du plan national de réponse à un accident nucléaire ou radiologique majeur.

La veille et la gestion de crise, indispensables pour demeurer dans une posture d’anticipation et d’amélioration continues, nécessitent aussi de mener des travaux en commun, en particulier sur le développement de la capacité interministérielle de veille et d’alerte, sur la professionnalisation des acteurs de la gestion de crise – cela concerne leur culture, leur formation, voire le vivier des agents – ou sur l’optimisation de la programmation et de la préparation des exercices majeurs.

Tout cela nous permet de capitaliser de l’expérience au niveau national et le SGDSN veille également à cette capitalisation au niveau européen et international.

En matière de veille, le comité de la filière des industries de sécurité, qui comprend de nombreux acteurs intéressés par la sécurité, nous permet de développer en France une filière d’excellence qui profite de toutes les bonnes idées et de toutes les améliorations dont nous pourrions avoir besoin pour améliorer notre système.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Disposez-vous d’une estimation du nombre d’acteurs qui interviennent dans le domaine de la sécurité des installations nucléaires ? Serez-vous en mesure de nous communiquer ultérieurement, car j’imagine que vous n’avez pas l’information immédiatement, une estimation du coût que la gestion de la sécurité nucléaire représente pour le contribuable ?

Mme Régine Engström. Je ne dispose pas à l’instant de données chiffrées sur les coûts ou les effectifs, mais nous pourrons les consolider et vous les fournir avec les réponses écrites que nous vous transmettrons. Nous connaissons évidemment nos effectifs, ceux de l’ASN, de l’IRSN ou des PSPG et nous pourrons calculer des ordres de grandeur, y compris en termes de masse salariale, ce qui constitue un premier élément indicatif des coûts à la charge du contribuable.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous avez évoqué le rôle de l’ASN dans le processus d’élaboration des dispositifs de sécurité, y compris dans la phase d’anticipation. L’Autorité nous a cependant expliqué que le fait de ne pas avoir de compétence en matière de sécurité peut lui poser certains problèmes – je parle évidemment de sécurité passive et pas des PSPG.

Même en assurant une séparation nette entre sécurité et sûreté, on est obligé de constater que les deux sujets se croisent parfois. Il est par exemple clair qu’on ne peut plus envisager la conception de bâtiments comme les réacteurs ou les piscines en ne pensant qu’à des risques naturels et à des éventuels accidents, mais qu’il faut inclure les risques d’attaques.

Que pensez-vous de la demande de l’ASN ?

Mme Régine Engström. Je partage l’analyse selon laquelle il y a énormément de points d’adhérence. Nous travaillons évidemment sur les mêmes objets. Les opérateurs qui ont une obligation de moyens en matière de sécurité et de sûreté conjuguent d’ailleurs les deux préoccupations au sein d’une seule entité. Ce ne sont pas des préoccupations disjointes. La sûreté, la sécurité et la politique de l’énergie appartiennent au champ de responsabilité du ministre de la transition écologique et solidaire : elles sont donc rassemblées sous le commandement d’une seule autorité. La loi elle-même organise déjà la relation avec l’ASN puisque l’article L. 592-25 du code de l’environnement prévoit que : « Lautorité de sûreté nucléaire est consultée sur les projets de décret et darrêté ministériel de nature réglementaire relatifs à la sécurité nucléaire. » Il s’agit d’une obligation très positive.

Nous entretenons aujourd’hui des rapports étroits avec l’Autorité. Les études de sûreté conduites par l’ASN sont utilisées par nos services pour élaborer la réflexion sur les obligations en matière de résultats pour gérer les menaces. Nous avons des réunions communes régulières. Nous participons à leurs réunions d’expertise, et ils participent aux nôtres. Nous élaborons et nous effectuons ensemble les exercices nationaux divers. Il nous arrive même de cosigner des notes, comme la directive conjointe de 2014 relative aux instructions destinées aux opérateurs sur la gestion des interfaces entre sûreté nucléaire et sécurité. Nous avons également rédigé un courrier conjoint à Électricité de France (EDF) concernant la prise en compte des actes de malveillance dans le dossier de demande d’autorisation de la mise en œuvre du réacteur pressurisé européen – European Pressurized Reactor (EPR) – de Flamanville. Il est en effet important de travailler en amont de la conception des futures installations. Au quotidien, nous gérons donc ces points d’adhérence, et nous construisons de véritables collaborations.

Évidemment, les choses peuvent toujours être perfectionnées. Nous pourrions rendre ces échanges encore plus systématiques, ou préciser encore davantage les points sur lesquels nous collaborons.

Cependant, il y a aussi de vraies différences entre nous.

La sûreté travaille énormément sur tout ce qui concerne la défense passive, qui sert principalement à dimensionner et à gérer une installation par rapport à un risque connu. Le risque d’accident lié à la maintenance – la question de l’âge des installations revient beaucoup en ce moment – peut faire l’objet d’études : on peut calculer la durée de vie des systèmes techniques, ou évaluer des périodes de maintenance. Cela relève du calcul probabiliste. De la même façon, le risque naturel ou technologique peut s’apprécier. La gestion des risques météorologiques est par exemple possible avec l’étude des occurrences des incidents.

En revanche, la sécurité doit faire face à une menace plus imprévisible qui repose en particulier sur l’intelligence des terroristes pour élaborer leurs plans d’attaque et qui exclut les calculs prévisionnels. Il s’agit déjà d’une petite différence d’approche dans la façon de considérer le risque. Par ailleurs, si la sécurité et la sûreté font toutes deux appel à certaines compétences techniques similaires et indispensables – elles recrutent par exemple des ingénieurs –, la sécurité a un besoin spécifique de compétences et de personnels militaires.

L’ASN a une obligation de transparence. C’est une excellente chose, et il s’agit de l’un des points forts, reconnu internationalement, de la manière dont le nucléaire est géré en France. En revanche, en matière de sécurité, nous ne pouvons pas nous plier à cette obligation de transparence. Cette question fait d’ailleurs l’objet d’échanges entre nous, et nous pouvons avoir des différends. Par exemple, la sûreté demande des accès simples et la communication d’informations qui donnent aux acteurs une vision d’ensemble de l’installation, alors que la sécurité se fonde sur le principe de cloisonnement des informations, qui consiste à en cacher certaines. Il est clair que nos principes de base nous séparent.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. En tant que citoyens, mais, surtout, en tant que représentants du peuple, démocratiquement élus, nous sommes alertés par des organisations non gouvernementales (ONG), par des scientifiques, sur un certain nombre de risques en termes de sécurité pour les centrales nucléaires. On nous a par exemple remis le rapport de Greenpeace, que vous avez certainement lu aussi. Il pose un certain nombre de questions tout à fait légitimes, auxquelles nous souhaitons évidemment obtenir des réponses.

Nous constatons aussi que, lorsque nous évoquons par exemple les risques liés au transport de matières dangereuses, en particulier le plutonium, l’opérateur nous répond que des tests ont été faits et que tout va bien. Lorsque nous demandons à consulter ces tests, on nous oppose le secret défense.

Aujourd’hui, les représentants du peuple ont un problème. Lorsqu’ils posent la question de la sécurité des installations nucléaires et des transports de matières nucléaires, on leur répond immanquablement : « Tout va bien ; des tests ont été faits. » Je vais vous interroger sur le rapport Greenpeace et vous me répondrez certainement que des tests ont été effectués et que tout va bien.

Évidemment, nous ne pouvons pas nous contenter de cette réponse, et nous demandons – je vous le demanderai – qu’un certain nombre d’entre nous aient accès aux documents relatifs à ces tests. Nous ne souhaitons pas les diffuser, mais nous voulons constater sur pièces et sur place que « tout va bien ». Comment, sans cela, pourrions-nous écrire dans notre rapport que nous avons pu constater, au regard des éléments qui nous ont été transmis, que les menaces ont été prises en compte et que les réponses apportées sont satisfaisantes, ou qu’elles ne le sont pas ?

Aujourd’hui, nous sommes incapables de traiter ce sujet et de répondre aux questions qui se posent. Il me semble grave d’un point de vue démocratique, même si le secret est évidemment nécessaire, que les représentants du peuple n’aient pas accès à ces informations, quitte à ce qu’ils ne les divulguent pas. Ces élus votent le budget, ils votent les textes relatifs à la politique énergétique et on leur demande de « faire confiance ». Il ne me paraît pas normal qu’en démocratie on demande à des députés de prendre des décisions en « faisant confiance ».

Selon un rapport du SGDSN publié en 2015, on comptait, à cette époque, 288 000 documents classés secret défense en France et 50 % de ces documents provenaient du ministère de l’énergie, contre 44 % du ministère de la défense. Vous êtes donc un gros producteur de secret défense, ce qui montre la sensibilité du nucléaire civil. En 2015, 413 000 personnes étaient habilitées au secret défense, dont seulement quatre députés et quatre sénateurs.

Selon vous, par quels moyens les représentants du peuple peuvent-ils avoir accès à ces documents afin de vérifier ce qui leur est dit lors des auditions ? Nous ne mettons évidemment pas du tout en cause les fonctionnaires qui nous répondent et nous ne doutons pas de leur dévouement, mais nous estimons simplement qu’il nous revient de vérifier démocratiquement les informations qui nous sont communiquées.

Mme Régine Engström. Madame la rapporteure, je ne suis pas juriste et je ne peux pas vous répondre sur la possibilité de vous communiquer des documents classés secret défense. À ma connaissance, il n’est pas possible de les transmettre à des personnes non habilitées. J’imagine que vous avez interrogé la Secrétaire générale de la défense et de la sécurité nationale. Je pense qu’une telle question doit être étudiée avec le gouvernement et le SGDSN.

Bien évidemment, nous ne pouvons qu’être favorables à la possibilité de donner le maximum d’informations au Parlement – c’est la moindre des choses – et au grand public, dans la mesure où la sécurité des citoyens n’est pas remise en cause.

Sur le fond, cela ne pose aucun problème ; il faut seulement respecter un équilibre, délicat à trouver, entre la nécessaire information des citoyens et leur protection. Le Parlement a un rôle spécifique et une place un peu différente de celle du citoyen « classique » et j’entends la question que vous posez.

Je signale tout de même que ce sujet est apparu lors de l’audit mené au mois de mars dernier. L’AIEA nous a recommandé de travailler sur la classification des documents. Autrement dit, à la différence d’une demande de transparence, nos auditeurs ont estimé que nous avions des efforts à faire dans la définition des informations sensibles et que nous devions sans doute être plus « regardants » sur les informations que nous diffusons. J’entends les éléments statistiques que vous présentez, mais les observateurs externes nous incitent à diffuser encore moins de documents.

Nous réfléchirons évidemment à ces conclusions avec le SGDSN, et nous travaillerons pour améliorer la stratégie de la politique de classification des documents.

Je vous confirme que nous en avons été destinataires du rapport de Greenpeace. Il a été établi sur la base d’informations publiques – le contraire aurait été inquiétant. Nous n’avons donc rien appris de particulier. Si nous disposions déjà de toutes les informations, il présente l’avantage, si on peut dire, d’en avoir fait une compilation en un document unique, ce qui donne une lisibilité au sujet.

Tous les scénarios élaborés par Greenpeace dans ce rapport ont été étudiés dans le cadre de la DNS, qui en comporte d’autres que Greenpeace ne présente pas. Il s’agit d’un point important, qui doit rassurer ceux qui s’inquiètent de l’existence éventuelle de « trous dans la raquette ». Notre éventail d’analyse des situations possibles de risque est, en tout cas, largement plus complet que celui proposé par Greenpeace, et les scénarios de réponses ont évidemment été pris en compte dans la directive nationale de sécurité. J’entends que ma réponse ne correspond pas complètement à vos attentes, mais je peux en tout cas vous donner cette assurance.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Bien évidemment, j’imagine que nous ne pourrons pas obtenir communication de cette directive nationale de sécurité…

Comme cela a déjà été le cas pour certaines questions relatives à la sûreté, notre commission d’enquête semble se heurter à un mur invisible au sujet de cette question portant sur la sécurité, à laquelle il nous est impossible d’obtenir une réponse précise. Si nous en sommes toujours au même point en juin, cela va poser un problème car nous serons alors dans l’incapacité de dire que nous avons procédé aux vérifications qui s’imposent et que tout va bien. Nous ne pourrons pas affirmer, par exemple, qu’un camion transportant du plutonium résisterait à un tir de lance-roquettes. Il paraît que oui, mais nous ne pouvons pas en acquérir la certitude.

M. Mario Pain. Pour ce qui est du système de classification des informations, on y réfléchit en France depuis la Première Guerre mondiale. Dans le dispositif actuel, c’est le premier ministre qui décide qui a le droit d’accéder à telle ou telle information. Or, quand cette décision concerne un député, cela pose très clairement un problème au regard de la séparation des pouvoirs.

La deuxième problématique tient au fait que l’habilitation n’est délivrée qu’à l’issue d’une enquête portant sur la personne concernée, afin de déterminer si elle présente des vulnérabilités particulières – par exemple, si elle entretient une relation adultère qui pourrait être utilisée pour exercer un chantage contre elle. Imaginez-vous une autorité de classification menant une enquête sur des élus de la Nation et décidant que tel élu peut, ou ne peut pas, se voir attribuer une habilitation ?

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Je me permets de vous dire qu’aujourd’hui, les parlementaires membres de la délégation parlementaire au renseignement (DPR) sont habilités secret défense ès qualités, sans avoir fait l’objet d’aucune enquête. Je ne porte pas de jugement sur cette situation, mais le fait est qu’elle existe et, en tout état de cause, j’estime que si un membre de la DPR est habilité secret défense pour la seule raison qu’il a été désigné pour occuper, au sein de cette délégation, une place revenant à son groupe politique, il serait logique que les membres de notre commission d’enquête puissent avoir accès aux mêmes informations que lui.

M. Mario Pain. Comme vous le savez, la question de l’habilitation des membres de la DPR avait donné lieu, en son temps, à des échanges compliqués, notamment avec le Conseil d’État, et cette habilitation n’a été délivrée qu’à titre exceptionnel. Il ne nous appartient pas de décider si d’autres parlementaires sont fondés à bénéficier d’une exception similaire, c’est à la représentation nationale de se prononcer sur ce point.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Le fait de nous priver de notre pouvoir de contrôle constitue également, à mon sens, un problème au regard de la séparation des pouvoirs.

Vous êtes prescripteurs en matière de sécurité et vous vous basez pour établir vos prescriptions sur différents travaux scientifiques, ainsi que sur les informations que vous tirez de vos échanges avec les militaires et les autres acteurs de la filière intervenant en matière de sécurité. Pouvez-vous nous expliquer comment vous contrôlez l’application de ces prescriptions ? Par ailleurs, des sanctions sont-elles prévues dans le cas d’un non-respect de ces prescriptions et, le cas échéant, de telles sanctions ont-elles déjà été appliquées ?

Mme Régine Engström. En matière de contrôle, nous avons trois objectifs. Le premier consiste à connaître le niveau de sécurité atteint par l’installation que nous contrôlons ; le deuxième consiste à s’assurer de la conformité de l’existant aux autorisations délivrées ; enfin, le troisième consiste à inspecter le dispositif pour en vérifier la suffisance.

Ces contrôles concernent la totalité des activités soumises à autorisation préalable, à savoir l’importation, l’exportation, le transfert, le transport, l’élaboration, la détention et l’utilisation des matières nucléaires.

Le contrôle est effectué par les inspecteurs de matière et de sécurité nucléaire du SDSIE (le service de défense, de sécurité et d’intelligence économique), donc rattachés à mes services. Ces fonctionnaires assermentés ont des profils très variés, ce qui leur permet d’être plus pertinents dans les contrôles : on trouve parmi eux des ingénieurs, des personnels des armées, de la gendarmerie et de la police. Ils reçoivent une formation particulière, en interne par nos services, mais aussi avec l’IRSN, et peuvent avoir recours à des expertises externes en cas de besoin, notamment de la part de l’IRSN, du SGDSN et des services du ministère de l’intérieur. Enfin, ils échangent régulièrement avec l’AIEA afin de procéder à des évaluations comparatives avec nos collègues étrangers et améliorer les conditions de contrôle.

Les inspecteurs ont la possibilité de pénétrer dans les installations à tout moment, de les visiter, de se faire communiquer tous les documents relatifs à la sécurité afin de procéder soit à des contrôles sur pièces, soit à des inventaires, et de contrôler les dispositifs de protection. Leurs opérations constituent le contrôle de deuxième niveau, le contrôle de premier niveau étant, lui, effectué par l’opérateur lui-même dans le cadre d’une procédure d’autocontrôle. Nous vérifions la conformité et les écarts qui pourraient être relevés par rapport aux arrêtés d’autorisation.

Nous menons également une politique d’exercices de sécurité de grande envergure. Je précise que les exercices n’ont pas une fonction d’entraînement, mais servent à procéder à l’évaluation des dispositifs de protection ainsi qu’à la vérification du fait que l’on apporte la bonne réponse aux menaces. Il existe trois types d’exercices : d’abord les exercices propres aux opérateurs, où nous nous contentons de contrôler que la politique d’exercices de l’exploitant existe et qu’elle est mise en œuvre – il faut au moins un exercice par trimestre – ensuite les exercices ayant lieu au moins une fois par an avec les forces de sécurité intérieure au niveau du département, enfin, au niveau national, quatre grands exercices portant sur les installations ainsi que le transport et l’inventaire des matières nucléaires en situation d’urgence.

Les exercices sont tous définis par un cahier des charges très précis, prévoyant des évaluations rigoureuses et donnent systématiquement lieu à des retours d’expérience que nous partageons avec l’exploitant, mais aussi les préfets et éventuellement l’ASN et l’IRSN. Nous émettons ensuite des recommandations adressées aux opérateurs et dont nous assurons le suivi. Les exercices peuvent servir à orienter la stratégie de protection, quand on se rend compte qu’il existe des possibilités d’amélioration ; ils peuvent aussi orienter la stratégie de réponse à la gestion de crise, orienter les contrôles en inspection, pointer les sujets qui nécessitent des réflexions approfondies. Ils ont ainsi mis en évidence l’importance d’avoir une seule structure de gestion de crise, en réponse à la fois aux accidents de sûreté et aux problèmes de sécurité.

Pour ce qui est des sanctions, elles existent, la plus élevée étant le retrait de l’autorisation de détenir des matières nucléaires. Des amendes administratives peuvent également être prononcées en cas de manquement à certaines obligations en vertu de l’article L. 1333-4-1 du code de la défense, ainsi que des sanctions pénales. Par ailleurs, il existe des sanctions spécifiques pour manquement aux règles de protection des informations classifiées.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Des sanctions sont-elles régulièrement prononcées ? Pouvez-vous nous donner un ordre d’idée ?

Mme Régine Engström. À ma connaissance, il n’a pas été appliqué de sanctions pénales ni été ordonné de retraits d’autorisation. Les rapports que nous avons avec les exploitants sont à la fois répétitifs et marqués par une certaine fermeté. Compte tenu de la prise de conscience de la menace actuelle, les réponses apportées à nos prescriptions sont satisfaisantes. En cas de constatation d’un manquement à la sécurité, nous demandons à l’exploitant de nous proposer des mesures de réponse, qui peuvent consister en des investissements ou un changement d’organisation, et de s’engager sur un calendrier. Nous vérifions alors que le calendrier est acceptable et que les évolutions planifiées sont bien effectuées en temps et en heure.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Il nous a été dit au cours de nombreuses auditions qu’un des points de vulnérabilité en termes de sécurité des installations nucléaires portait sur les personnels qui y travaillaient – non pas tant les salariés directs de l’opérateur que les sous-traitants. Nous avons évoqué avec certaines personnes auditionnées les systèmes de criblage qui ont été mis en place – qu’il est inutile de nous expliquer à nouveau, puisque nous les connaissons. Ce que nous avons retenu, c’est que le criblage des sous-traitants pouvait laisser à désirer, surtout pour ce qui est des remplacements effectués à la dernière minute. Avez-vous eu connaissance de ces problèmes, et comment y répondez-vous ?

Mme Régine Engström. Les sous-traitants sont soumis au même système que les salariés de l’entreprise. Les enquêtes administratives préalables à l’accès à une installation sont effectuées à la demande d’EDF ou d’Orano, mais d’un point de vue juridique elles ne sont pas obligatoires : les opérateurs s’y plient systématiquement, mais ne le font qu’au titre du respect d’une bonne pratique. Peut-être l’exigence d’une enquête administrative mériterait-elle d’être consacrée par une mesure législative.

Il y a eu des progrès en ce qui concerne les sous-traitants, un décret pris en application de la loi du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte ayant ainsi limité à deux le nombre de niveaux de sous-traitance pour les activités sensibles. Par ailleurs, la réglementation prévoit que certaines activités ne peuvent pas être sous-traitées : je pense notamment au représentant désigné pour la sécurité ou au préposé à la garde des matières nucléaires. Sur ce point, l’une des améliorations possibles pourrait consister à revoir la liste des fonctions ne pouvant pas être sous-traitées.

La question des sous-traitants ayant recours à des agents de nationalité étrangère pose un problème particulier dans la mesure où les inspecteurs chargés des enquêtes administratives n’ont pas toujours accès aux fichiers concernant ces agents étrangers. Je sais que le ministère de l’intérieur travaille au niveau européen sur cette question, afin de voir s’il pourrait être possible d’interroger les fichiers pour des motifs administratifs, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Savez-vous combien de personnes étrangères travaillent dans les centrales françaises ?

M. Mario Pain. Il y en a maintenant quelques milliers, ce qui n’est pas totalement négligeable. Cela dit, ils ne se voient généralement pas confier des fonctions très importantes : ce sont souvent des agents de logistique, qui n’accèdent pas aux zones vitales. La question se pose cependant avec une acuité croissante, d’autant que les règles de concurrence ne permettent pas d’exclure une personne au motif qu’elle est étrangère. Le ministère de l’intérieur travaille beaucoup, actuellement, sur la possibilité d’accéder dans le cadre d’enquêtes administratives aux fichiers qui, aujourd’hui, ne peuvent être consultés que par les autorités judiciaires.

Mme Régine Engström. Il convient de souligner la vraie amélioration qu’a représentée la création du COSSEN. En matière de renseignement, cela a permis de centraliser le dispositif d’enquête administrative et de le professionnaliser, ce qui constitue déjà une grande avancée. Par ailleurs, il est encore un peu tôt pour le faire, mais nous avons bien l’intention de tirer, le moment venu, des enseignements du fonctionnement de ce service nouvellement créé et placé sous cotutelle du ministère de l’intérieur et du ministère de la transition énergétique et solidaire. Il conviendra pour cela d’analyser l’amélioration des pratiques et de mener une réflexion sur les systèmes d’information, dans l’objectif de mieux classer et partager les renseignements recueillis. Enfin, toujours dans la logique d’une défense en profondeur, nous devrons également travailler sur l’augmentation de la fréquence des enquêtes, en envisageant la possibilité de moduler la nature et l’ampleur de l’enquête en fonction du poste occupé par la personne qui en fait l’objet. Il existe donc encore des voies d’amélioration méritant d’être explorées.

M. Anthony Cellier, président. À plusieurs reprises, des sites nucléaires ont été survolés par des drones, en particulier en 2014. Savez-vous si ce phénomène s’est reproduit ? Selon vous, quelles réponses peut-on apporter à ce type d’intrusion ?

Par ailleurs, il nous a été dit que des puissances étrangères et certains groupes hostiles chercheraient à collecter des renseignements sur les dispositifs de sécurité et les capacités de résistance des installations nucléaires civiles en France au moyen de pratiques d’espionnage directes ou en passant par les réseaux informatiques : que savez-vous de ces tentatives et comment, selon vous, peut-on les déjouer ?

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Pour ce qui est des drones, a-t-on identifié les auteurs de la série de survols effectués en 2014 ?

Mme Régine Engström. Pour ce qui est de la série de survols de drones de 2014, je sais que certains auteurs ont été identifiés et poursuivis ; pour les autres survols, les enquêtes sont en cours et je ne peux donc pas vous renseigner sur l’identité des personnes impliquées.

D’autres survols ont bien eu lieu, en effet, depuis cette date, mais nous ne les attribuons pas à une organisation identifiée et ne les considérons pas comme une menace supérieure. Il ne s’agit pas, en tout cas, d’une menace nouvelle par rapport aux événements pris en compte par la directive nationale de sécurité. Cela dit, nous ne sous-estimons pas le problème des drones, car il s’agit d’une technologie qui évolue très rapidement. Un groupe de travail placé sous l’égide du SGDSN est chargé de surveiller l’évolution technologique des drones et de travailler sur tout ce qui peut nous permettre de les identifier et de les neutraliser. Sur ce point, nous travaillons également avec des opérateurs et de grands industriels. Par ailleurs, nous avons pour objectif de fixer une doctrine d’utilisation des moyens visant à renforcer la capacité de lutte anti-drones, valable pour le nucléaire, mais aussi pour les autres secteurs d’importance vitale qui peuvent être concernés.

Aujourd’hui, le fait que les drones prennent des photographies présente un intérêt très limité pour les individus qui auraient de mauvaises intentions, étant donné tout ce que l’on peut déjà trouver sur internet. Pour ce qui est du risque consistant en une attaque à l’explosif, le port de charges autorisé par les drones n’est pas suffisant pour que cela représente une vraie menace actuellement. Cependant, nous restons très attentifs, notamment en raison du fait que la réglementation évolue : ainsi, en fixant les obligations applicables en matière de détention et d’usage des drones, la loi du 24 octobre 2016 relative au renforcement de la sécurité de l’usage des drones civils a facilité l’identification des drones aériens coopératifs, ce qui nous permet de mieux détecter, par déduction, ceux qui ne le sont pas. Au niveau international, nous participons à un groupe de réflexion qui rassemble neuf pays et mène, en coopération avec l’Agence européenne de la sécurité aérienne (AESA), des travaux sur les menaces que peuvent représenter les drones.

En matière de cybersécurité, nous n’avons pas eu connaissance à ce jour d’attaques menées contre des unités nucléaires. Cela dit, les cyberattaques font partie du référentiel de menaces et doivent faire l’objet d’une grande vigilance compte tenu de la constante évolution des méthodes employées par les auteurs de ces attaques. Nous travaillons avec l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI), où nous pouvons compter sur les compétences de spécialistes. Au sein de notre propre service, un responsable de sécurité des installations est chargé de vérifier, en coordination avec l’ANSSI, que les opérateurs mettent bien en place ce qui est prévu. Ce contrôle ne s’effectue pas seulement dans le secteur nucléaire, mais dans tous ceux présentant une importance vitale : tous les systèmes d’information (SI) doivent être déclarés. Nos inspecteurs de sécurité réalisent des inspections complémentaires pour vérifier l’application des règles applicables en la matière, notamment dans le champ de la cybersécurité. Au sein de nos centrales nucléaires, les systèmes de contrôle-commande sont le plus souvent en logique câblée, ce qui leur confère une certaine robustesse, donc une bonne résistance aux intrusions de type cyber. En revanche, les systèmes de gestion sont plutôt en logique programmée et leur protection s’effectue à l’aide de pare-feux.

M. Anthony Cellier, président. Le document établi par Greenpeace inclut un scénario avec des drones, partant du principe que la charge d’emport pourrait atteindre et même dépasser 25 kilogrammes, ce qui serait suffisant pour créer des dommages importants. Sur ce point, on voit bien que la question est empreinte d’une certaine subjectivité, car tout se joue sur la capacité réelle des drones. J’espère que le secret défense ne vous empêchera pas de me répondre sur ce point…

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous nous avez dit que certains commanditaires de la série de survols de 2014 avaient été identifiés. Sans vous demander de nous dévoiler qui sont ces personnes, pouvez-vous nous préciser si l’on peut écarter l’hypothèse, tenant un peu du fantasme, selon laquelle ces survols auraient été effectués à la demande de puissances étrangères afin de nous intimider en nous montrant qu’elles étaient en mesure de s’approcher des centrales nucléaires françaises ? En d’autres termes, pouvez-vous simplement nous indiquer à quelle catégorie appartenaient les auteurs identifiés : s’agissait-il d’auteurs isolés ou d’associations ?

M. Mario Pain. Pour ce qui est de l’emport des drones, je peux vous dire sans révéler de véritable secret que l’hypothèse du crash d’un tout petit avion porteur d’explosifs a été envisagée dans les directives nationales de sécurité. Or, la capacité d’emport des drones n’est actuellement pas supérieure à celle d’un appareil de ce type. Par ailleurs, s’il est exact que certains drones peuvent emporter 10 à 15 kilogrammes d’explosif, ces appareils ne sont pas en libre-service, mais réservés à l’usage de certains services étrangers.

Une enquête judiciaire étant en cours, je ne peux pas entrer dans les détails au sujet des auteurs des survols par drone de 2014. Je vous précise cependant que ce sont des gens bien de chez nous, et non des services étrangers, qui se trouvaient derrière ces opérations. Cela dit, nous considérons que les services étrangers seraient bien bêtes de ne pas chercher à obtenir des informations sur nos installations et ne nous faisons donc pas d’illusions sur ce point ; c’est pourquoi une partie de notre dispositif est conçue pour bloquer les tentatives qui pourraient avoir cette origine. Nos services de renseignement sont particulièrement sensibilisés à ce risque.

M. Hervé Saulignac. Je ne sais pas quelles seront les conclusions de notre commission d’enquête mais, plus nous avançons, plus je m’achemine vers une conclusion personnelle : si l’État ne se réforme pas pour garantir plus de transparence au peuple dont nous sommes les représentants, la défiance continuera à grandir dans notre pays, jusqu’à avoir un jour, peut-être, raison de l’État lui-même. J’ai le sentiment que notre volonté d’obtenir des renseignements se heurte constamment à des obstacles : une procédure pénale en cours, le secret défense, la nécessité de ne pas dévoiler ce qui pourrait éventuellement donner des idées à certains… C’est un peu comme si la grande muraille de Chine de la raison d’État se dressait devant notre commission et je trouve cela extrêmement préoccupant.

Évoquant le rapport de Greenpeace, vous avez dit, utilisant sensiblement les mêmes termes que ceux qui vous ont précédés à cette table, qu’il s’agissait d’une « bonne compilation ». Tout le monde affirme que le rapport de Greenpeace ne révèle rien de nouveau, tous les éléments qu’il contient étant déjà connus de longue date, et que son seul mérite consiste donc à réunir ces éléments en un seul document. En disant cela, vous confirmez implicitement la vulnérabilité technique des piscines à d’éventuelles attaques, mise en évidence par le rapport de Greenpeace. Dès lors, pouvez-vous nous préciser quelles solutions vous avez imaginées afin d’éviter que les piscines ne fassent l’objet d’attaques ?

Enfin, les intrusions qui ont eu lieu sur les sites de Cattenom et Cruas-Meysse vous semblent-elles révéler des failles dans le dispositif de sécurité ou considérez-vous qu’elles ne démontrent rien, car des individus mal intentionnés auraient, le cas échéant, été identifiés comme tels par les forces de sécurité et, dès lors, auraient été empêchés de commettre des actes malveillants – je ne pense pas seulement à des dégradations matérielles, mais aussi et surtout à une attaque commise sur des agents EDF qui, symboliquement, peuvent aussi constituer des cibles ?

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Pour ce qui est des piscines de stockage, nous avons entendu parler du projet de construction d’une nouvelle piscine d’entreposage de combustibles usés, notamment de MOx. Le coût de cette installation complètement bunkérisée, qui présenterait un niveau de sécurité inégalé, serait de l’ordre de 10 milliards d’euros – une somme non négligeable, surtout au regard de l’état de nos finances publiques.

Puisque nous n’avons accès à aucune information au sujet des piscines existantes, nous sommes obligés de nous en tenir à des conjectures et de procéder à des raisonnements par déduction. En l’occurrence, si le prix de construction d’une piscine répondant à toutes les exigences en matière de sécurité est de 10 milliards d’euros et que les piscines existantes n’ont pas coûté ce prix-là, nous sommes tentés de penser qu’elles n’ont pas le même niveau de sécurité et ne présentent donc pas toutes les garanties requises. Que pouvez-vous nous dire sur ce point ?

M. Jean-Marc Zulesi. Selon vous, existe-t-il un trafic de matières fissiles et radioactives en France, et le cas échéant, quels risques représente-t-il ? Pensez-vous que nos ports et nos aéroports sont équipés pour déceler ces risques ?

Il semble qu’une coopération européenne et internationale soit indispensable pour lutter contre ce trafic. Avez-vous, au sein des ministères chargés de l’écologie et de l’énergie d’autres pays, des homologues travaillant sur ces sujets ?

Mme Régine Engström. En ce qui concerne les piscines, il faut avant tout garder à l’esprit que tous les dispositifs de réponse aux menaces contre la sécurité participent d’une logique globale. En matière de sécurité passive, on peut donc considérer que les nouvelles piscines sont encore plus performantes que les précédentes mais, comme l’a souligné le rapport d’audit de l’AIEA, la force de notre système de protection réside dans le fait qu’il est fondé sur une obligation de performance et non sur une obligation de dimensionnement des moyens, passifs ou actifs. En d’autres termes, notre système de sécurité repose sur la conjugaison de plusieurs moyens qui permettent de retarder les intrusions, là où les Américains misent au premier chef sur la solidité de leur défense passive, le stade suivant étant, en cas d’intrusion, le tir sans sommation.

S’agissant de la vulnérabilité des piscines, nous avons évidemment envisagé les diverses menaces potentielles – tirs, crashs d’avion… –, pour lesquelles je n’entrerai pas dans le détail sachant là encore, qu’il s’agit d’informations classifiées. Je peux vous dire néanmoins que nous avons procédé en 2016 à toute une série de tirs d’essai, avec toutes les armes possibles et imaginables, pour vérifier la résistance des structures de béton. Les résultats de ces tests sont confidentiels mais ils ont été satisfaisants. Tout ça pour vous dire que nous ne nous limitons pas à des simulations théoriques mais que nous procédons à des essais in situ. Quoi qu’il en soit, j’insiste une nouvelle fois sur le fait que la sécurité ne repose pas sur le seul dimensionnement des structures, mais obéit à un dispositif global.

Cela m’amène à la question des intrusions des militants de Greenpeace sur des sites nucléaires, à l’automne dernier. Je rappelle que, depuis la loi du 2 juin 2015 relative au renforcement de la protection des installations civiles abritant des matières nucléaires, les intrusions sur des sites nucléaires dont l’accès est réglementé sont des infractions à la loi et sont donc punis de sanctions dissuasives. Je rappelle également que, selon le Défenseur des droits, « les faits, informations ou documents, quel que soit leur forme ou leur support, couverts par le secret de la défense nationale […], ne peuvent faire lobjet dune alerte ».

Cela étant posé, si je comprends l’objectif poursuivi par ces intrusions, dont le but est de démontrer la vulnérabilité de nos installations nucléaires à d’éventuelles attaques terroristes, elles ne nous apprennent rien que les exercices que nous pratiquons n’aient déjà appris à nos inspecteurs.

Ensuite, le principe de défense en profondeur, qui est notre principe d’action, n’est pas, en réalité, d’empêcher les intrusions sur le site, mais plutôt de les retarder par toute une série de dispositifs non prévisibles et non visibles, qui seront déclenchés pour ralentir la progression des intrus et leur interdire l’accès à la zone d’importance vitale. Le délai ainsi gagné doit permettre, dans un premier temps, l’intervention des PSPG puis, dans un second temps, en cas de risque avéré, celle du RAID et du GIGN. De ce point de vue-là, ce n’est donc pas parce qu’il a été démontré que l’une des barrières pouvait être franchie que le système est défaillant.

Reste que ce genre d’intrusion pose de vrais problèmes, au premier rang desquels la sécurité des intrus eux-mêmes. Certes, ils s’identifient rapidement comme faisant partie d’une ONG, ce qui retient les forces de l’ordre d’agir comme elles sont entraînées à le faire en cas d’attaque. Mais on pourrait fort bien imaginer qu’il s’agisse de terroristes se faisant passer pour des membres d’une ONG, auquel cas le moindre temps de latence dans la réaction des gendarmes pourrait leur être fatal et être fatal aux agents d’EDF présents sur le site.

Cette forme d’activisme est donc extrêmement dangereuse, et nous devons sans doute faire en sorte, en travaillant de concert avec les ONG, que de telles intrusions ne se reproduisent plus, d’autant que les ONG en question ont bien d’autres moyens de se faire entendre, par voie de presse, en s’adressant aux parlementaires ou encore aux commissions locales d’information (CLI).

Mme Barbara Pompili, rapporteure. En faisant ce qu’ils font, les militants de Greenpeace veulent prouver qu’il est possible de pénétrer sur les sites nucléaires. Vous nous rétorquez que, s’il ne s’agissait pas d’eux, ils seraient arrêtés sans problème, ce dont ces militants veulent précisément avoir la preuve. Il ne s’agit évidemment pas de leur tirer dessus, mais il existe des moyens de neutraliser des activistes, cela a été démontré dans d’autres circonstances.

Vous affirmez des choses que vous ne démontrez pas, ce qui est problématique lorsqu’on sait que la sécurité est aussi une question de communication. Dans ces conditions, on ne peut s’empêcher de douter, a fortiori lorsque l’on regarde certaines images prises lors de ces intrusions, qui laissent penser que les services de sécurité ont bel et bien été pris de court.

M. Hervé Saulignac. Je nous vois mal conclure, au terme de notre commission d’enquête, que l’intrusion sur un site nucléaire n’est pas très compliquée et que l’on peut tout à fait y pénétrer en nombre et rapidement, même si, une fois à l’intérieur, il paraît que la progression est plus difficile… Pourquoi, dans un souci de clarification, ne pas carrément interdire les intrusions, comme on sait le faire pour les sites militaires, tout en conservant le reste du dispositif de sécurité, dont je ne doute pas qu’il soit efficace ?

Les militants de Greenpeace qui ont pénétré sur le site de Cruas n’avaient pas envie de se faire tirer dessus comme des lapins et ils ont donc passé un coup de fil à la gendarmerie, mais une fois seulement qu’ils étaient à l’intérieur. Mais qui peut affirmer qu’un militant qui se revendique comme tel n’est pas en réalité un dangereux terroriste ?

M. Anthony Cellier, président. Il faut préciser qu’il est légalement interdit de pénétrer sur ces sites, ce qui ne m’empêche pas d’être extrêmement inquiet – et je ne cesserai de le répéter – des risques de riposte létale de la part des forces de l’ordre.

M. Mario Pain. Vous mettez le doigt sur le problème que posent ces intrusions. Deux doctrines s’opposent en l’espèce. D’une part la doctrine américaine, selon laquelle toute personne qui touche à la clôture est réputée être un ennemi sur qui l’on peut tirer sans états d’âme, puisque des écriteaux disséminés tout autour de la zone interdite avertissent du danger. C’est une façon de faire qui fonctionne parfaitement, mais qui n’est pas dans notre tradition ni ce à quoi nous formons nos forces de sécurité. Pour elles, une telle réponse est inacceptable, y compris lorsqu’il s’agit de protéger des installations militaires ; notre code de la sécurité intérieure interdit d’ailleurs le tir sans sommation.

D’où notre choix d’adopter une autre doctrine de défense. On l’a dit, il s’agit de mettre en place une série de barrières concentriques dont on sait qu’elles pourront être franchies l’une après l’autre. Ces barrières ne sont pas conçues pour être infranchissables mais pour retarder la progression des intrus, de manière à ce que les forces d’intervention aient le temps de se positionner pour empêcher l’accès aux éléments vitaux de l’installation. En optant pour ce type de défense, on accepte implicitement qu’il puisse y avoir des intrusions sur le site, dans la mesure où une interdiction légale n’empêche effectivement rien, à moins d’avoir des tribunaux beaucoup plus sévères qu’ils ne le sont aujourd’hui.

Il faut donc des barrières physiques, mais une barrière physique infranchissable, cela n’existe pas. On touche là à la problématique de la défense passive ou active. En termes de sûreté la protection passive est extrêmement efficace, car elle a affaire à un « adversaire » sans intelligence, qui ne cherchera pas à la contourner : on peut se protéger des vagues en construisant une digue, car les vagues ne chercheront pas la brèche. Lorsqu’on raisonne en termes de sécurité, en revanche, il faut compter avec des ennemis intelligents, qui chercheront la faille. L’histoire nous enseigne que toutes les protections passives ont toujours été contournées, l’exemple typique étant celui de la ligne Maginot.

Les protections passives, parce qu’elles sont très longues et très coûteuses à mettre en place, ne sont pas adaptées aux menaces contre lesquelles nous devons nous prémunir. C’est la raison pour laquelle nous avons opté en France pour une défense en profondeur, dans laquelle la défense active, parce qu’on peut l’adapter relativement facilement à l’évolution de la menace, joue un rôle important.

Cela étant, nos PSPG ne devraient pas avoir à faire face à d’autres menaces que la menace terroriste pour laquelle ils sont formés. Dans ces conditions vouloir disposer d’une force qui puisse empêcher des militants de s’introduire sur un site par des moyens adaptés supposerait en réalité d’y positionner deux forces : un force de maintien de l’ordre public et une force antiterroriste. On ne peut pas en effet demander à une force unique d’être prête à réagir en même temps aux deux types de menace, qui requièrent un équipement distinct et font appel à des doctrines d’emploi différentes.

Pour les raisons que vous imaginez, nous avons opté pour des forces antiterroristes, et si, Dieu merci, nos militaires sont bien formés, bien entraînés et savent faire preuve d’un sang-froid qui, jusqu’à présent, les a retenus de faire feu sur des militants, cela finira par arriver : une nuit, à deux heures du matin, dans un contexte de tensions et de stress, soit ils tireront sur un militant, soit, pensant avoir affaire à un militant qui n’en sera pas un, ils ne tireront pas mais se prendront le premier tir.

La législation en la matière a été durcie pour souligner que les intrusions militantes n’étaient pas acceptables et nous devrions prochainement voir ce que donnent les premiers jugements prononcés sur cette nouvelle base légale. Quoi qu’il en soit, comme l’a dit Régine Engström, ces intrusions ne nous apprennent rien mais elles représentent un danger considérable. C’est pour cette raison, plus que pour la publicité dont elles sont entourées, qu’elles nous inquiètent.

Mme Régine Engström. Je voudrais ajouter que, dans le souci d’améliorer en permanence la sécurité, nous sommes en train de doter la totalité des murs d’enceinte de nos centrales d’équipements de détection.

Monsieur Zulesi, vous m’avez interrogée sur les trafics de matières fissiles. C’est un sujet qui dépasse les seules compétences du ministère de la transition écologique, et sur lequel nous travaillons avec le ministère des affaires étrangères, Bercy et la direction générale des douanes et des droits indirects (DGDDI), ainsi que le ministère de l’intérieur.

L’Agence internationale de l’énergie atomique a émis, concernant les flux de matières fissiles, un certain nombre de prescriptions que nous avons intégrées à notre réglementation. À la date d’aujourd’hui, nous n’avons aucun renseignement permettant d’alimenter une quelconque présomption de trafic.

Par ailleurs, les arrêtés d’exploitation imposent aux opérateurs des normes de comptabilité matière extrêmement strictes. Des contrôles réguliers ont lieu, qui permettent une traçabilité des matières qui entrent ou sortent de nos unités. Lorsque des écarts ont été constatés, des explications ont toujours été trouvées. Il ne me semble donc pas qu’il y ait de problème particulier dans ce domaine.

M. Jimmy Pahun. Vous venez d’évoquer les caméras que vous positionnez autour des centrales, mais avez-vous d’autres pistes pour renforcer la sécurité ? En effet, les militants de Greenpeace jouent en quelque sorte le rôle de lanceurs d’alerte et, lorsque nous aurons affaire à des terroristes, il faudra pouvoir leur opposer des réponses efficaces.

Mme Régine Engström. Je le répète, on ne peut parler de lanceurs d’alerte pour ce qui touche à la sécurité. Cela étant, il m’est difficile de vous exposer les systèmes de protection mis en place puisqu’il s’agit d’informations classifiées, mais je redis que nous faisons environ cent cinquante exercices par an, qui nous permettent de tester différentes situations auxquelles l’exploitant n’est pas préparé et de vérifier sa réponse à la menace. Si elle n’est pas satisfaisante, nous lui demandons de nous faire des propositions pour mettre en place de nouveaux systèmes.

Tout ce travail est effectué avec les différents ministères concernés et les services de renseignement. Nous opérons une veille régulière sur les réseaux sociaux djihadistes pour glaner des informations sur leurs modes opératoires et nous sommes enfin en lien permanent avec tous les opérateurs gérant des objectifs vitaux pour échanger sur nos pratiques et notre appréhension du risque terroriste.

Nous sommes donc dans une démarche permanente de réflexion et c’est probablement le seul secteur où j’ai vu des cadres remettre en permanence leurs pratiques en question. La routine n’existe pas, l’idée est plutôt de se dire qu’en matière de sécurité on ne détient jamais la solution définitive, qu’il faut toujours progresser.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Avez-vous tiré des leçons opérationnelles de l’accident de la Germanwings, qui soulève deux questions : comment empêcher, malgré le renforcement des mesures de sécurité dans les aéroports, qu’un avion de ligne soit délibérément dirigé sur une installation nucléaire pour s’y écraser ? Comment détecter des personnes potentiellement mal intentionnées parmi les personnels qui travaillent dans les installations nucléaires, parfois depuis des années et sans avoir particulièrement attiré l’attention sur eux ?

Par ailleurs, vous parlez beaucoup des exercices que vous organisez, mais nous avons le sentiment que la population est rarement impliquée dans ce type d’exercice. Estimez-vous que la population soit prête à réagir de manière appropriée en cas d’accident nucléaire, qu’il s’agisse d’un défaut de sûreté ou de sécurité ?

Mme Régine Engström. Des accidents comme celui de la Germanwings sont typiquement des événements qui nous font réfléchir, moins du fait du crash de l’avion, qui figure depuis longtemps dans notre référentiel de menaces, mais à cause des circonstances, qui posent la question du danger représenté par un individu déviant. C’est une problématique sur laquelle nous devons continuer à travailler. Les procédures d’autorisation telles qu’elles fonctionnent actuellement ne permettent pas de parer à des cas de ce type. Nous misons beaucoup en revanche sur l’information et sur la diffusion d’une culture de la sécurité parmi les personnels. Outre les enquêtes administratives, qui permettent de se renseigner sur le passé d’un employé, le meilleur instrument de détection reste l’entourage et, en l’espèce, l’entourage professionnel au sens large – hiérarchie, collègues, inspection du travail, organisations syndicales –, susceptible de déceler un comportement « à risques ». Dans cette optique, nous sommes très attentifs à ce que nos formations incluent une sensibilisation à la réalité de la menace et à tout ce qui peut paraître suspect.

En ce qui concerne les exercices destinés à la population, ils relèvent plutôt de la sécurité civile.

M. Mario Pain. Il ne faut pas confondre les exercices de sécurité avec les exercices de sûreté, qui ont notamment pour objectif de préparer la population aux conséquences des rejets radioactifs et portent sur le confinement ou l’évacuation. Lors des exercices de sécurité, on travaille sur des échelles de temps beaucoup plus courtes. Une simulation d’intrusion n’excède pas la demi-heure et l’exercice ne porte pas sur ce qui se produit après.

Nous avons le projet de réaliser un exercice simulant un incident de sécurité, qui provoquerait un accident nucléaire, lequel enclencherait ensuite des conséquences gérées par la sécurité civile. Mais pour le moment aucun exercice de ce type n’a encore été effectué.

Dans les exercices de sûreté, il arrive que l’on associe la population. Cela s’est notamment fait avec l’évacuation d’une maison de retraite ou celle d’une école. Cela reste néanmoins des exercices assez ponctuels. À ma connaissance, aucun exercice portant sur une évaluation de masse n’a jamais été réalisé en France.

Mme Régine Engström. Cette question est un sujet de préoccupation légitime, sachant qu’en matière d’exercices de sûreté c’est surtout le ministère de l’intérieur qui a la main. Nous réunissons d’ailleurs régulièrement les préfets qui ont une unité nucléaire sur leur zone de responsabilité.

Il me paraît en tout cas important d’envisager des exercices conjoints, sachant que nous avons déjà demandé aux opérateurs de ne plus dissocier sûreté et sécurité dans la gestion de crise, car le risque zéro n’existe pas et, en cas d’attaque, les conséquences peuvent être les mêmes qu’en cas de dysfonctionnement d’une centrale. C’est un domaine dans lequel nous sommes prêts à accentuer notre collaboration et avec l’ASN et avec le ministère de l’intérieur.

Mme Isabelle Rauch. J’aimerais revenir sur la sécurité interne. Des données concernant la centrale nucléaire de Cattenom ont été volées il y a quelques semaines sur un parking d’Amnéville. Il se trouve que le voleur, en s’emparant de l’ordinateur portable d’un sous-traitant, ne visait pas spécifiquement ces informations mais nous pouvons imaginer des vols ciblés ou des fuites internes intentionnelles. Quelles mesures avez-vous prévu ? Quelles sont vos préconisations pour faire évoluer la législation ?

Mme Régine Engström. Cela renvoie aux procédures d’habilitation et à l’obligation que nous pourrions imposer aux exploitants, dans le cadre des autorisations, de se doter d’une politique renforcée de confidentialité des données. Certains auditeurs étrangers ont évoqué, en outre, la nécessité d’aller plus loin dans la définition des informations classées « confidentiel défense ».

Je souligne également que ce ne sont pas les données techniques, prises isolément, qui revêtent un caractère sensible, mais leur agrégation.

Nous ne sommes pas encore allés au bout de nos réflexions en matière de transparence et d’accessibilité des données ni de recours aux ordinateurs portables au sein des entreprises. Ce sont des questions dont nous traitons au sein des groupes de travail avec l’ANSSI.

M. Anthony Cellier, président. Une question récurrente dans cette commission d’enquête porte sur la fragilité des piscines de refroidissement. Qu’en est-il de leur vulnérabilité en cas d’exposition à un tir direct, notamment à charge creuse ?

M. Pain nous a communiqué des photos d’essais de tirs que nous allons faire circuler parmi vous, chers collègues, et j’aimerais qu’il les commente.

M. Mario Pain. Je vais essayer de vous donner des informations dans les limites autorisées par le code pénal.

La protection passive, même si elle ne constitue pas selon moi une panacée, est nécessaire. Et comme beaucoup d’interrogations entourent les piscines de refroidissement, nous avons décidé de procéder à des essais. Nous avons construit un mur dans le même béton que celui utilisé par l’ingénierie nucléaire, puis nous avons installé une charge devant – sans lanceur car ce n’était pas nécessaire – que nous avons ensuite fait exploser en simulant le contact avec le béton. Les explosifs qui nous ont été fournis par l’armée sont bien plus puissants qu’un lance-grenades RPG-7. Ils ne sont même pas disponibles dans les circuits clandestins. Et je peux vous dire que les résultats ont été tout à fait rassurants.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous n’avez pas utilisé l’énergie cinétique ?

M. Mario Pain. Sans entrer dans les détails techniques, l’effet pénétrant, dans le cas d’une charge creuse, est lié non pas à l’énergie cinétique mais à l’explosion de la tête. Les experts de l’armée se sont chargés de cet aspect et nous avons procédé à une dizaine de tirs. Et je le répète, les résultats ont été tout à fait rassurants même si je ne peux pas vous communiquer les photos montrant le stand de test après le tir.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Quand nous avons évoqué les risques de chute d’avion de ligne sur les piscines de refroidissement, nous avons recueilli des réponses variées. Les représentants d’Orano ont, par exemple, avancé que l’avion se disloquerait avant. Or, lors de l’attaque du 11 septembre, les avions ne se sont pas disloqués avant, puisqu’ils ont conduit à l’effondrement des Tours jumelles. D’autres insistent sur le fait que la sécurité des piscines de refroidissement repose sur toutes les mesures prises en amont pour éviter qu’un avion ne soit détourné et que c’est la conjonction de ces diverses mesures qui permet d’assurer une sécurité optimale.

D’après vos tests, un avion qui tomberait sur une piscine de refroidissement, notamment celle de La Hague, ou sur les piscines d’entreposage de combustibles autour des centrales provoquerait-il un dénoyage ?

M. Mario Pain. Malheureusement, ces questions sont trop complexes pour qu’on y réponde par oui ou par non. Comme nous n’avons pas la possibilité de procéder à des essais avec des avions, nous sommes obligés de nous appuyer sur des calculs.

Permettez-moi de vous corriger sur un point, madame la rapporteure : le 11 septembre, les avions se sont bel et bien disloqués. Si les tours se sont effondrées, ce n’est pas par un effet mécanique, mais à cause de l’incendie du combustible qui a provoqué une fusion des structures.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Il y a eu un effet cumulatif.

M. Mario Pain. Un avion a une rigidité relativement faible et se disloque au moment de la collision. Ses seuls éléments à représenter un danger sont les moteurs car ils ont une masse et une solidité suffisantes pour avoir un effet pénétrant. L’appareil lui-même est très fragile. Les calculs prennent donc en compte le choc avec les moteurs et les effets d’un éventuel incendie.

La problématique est différente suivant que les piscines sont enterrées ou situées en hauteur comme celles des centrales. Ces dernières sont en effet exposées à une collision latérale. Les mesures varient donc car il est vrai que la sécurité des piscines est assurée par une conjonction de mesures : mesures de prévention, renseignement, protection passive, conception des sites pour empêcher un avion d’approcher sous l’angle le plus favorable. Autrement dit, il n’y a pas que l’épaisseur du béton qui doit être prise en compte.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous voulons simplement savoir si l’épaisseur de béton est à elle seule suffisante. Chaque fois que je pose cette question, je n’obtiens pas de réponse.

M. Mario Pain. La seule chose que je peux vous dire, c’est que les calculs montrent qu’elle est suffisante. Maintenant, les calculs peuvent être mis en doute. Je ne suis pas un expert du calcul de la résistance des structures en béton, vous l’imaginez bien. Je ne peux vous donner que cette réponse-là. Je n’ai pas de conviction personnelle à ce sujet.

Pour les avions, nous ne pouvons naturellement pas faire d’essais en grandeur réelle. Les Américains ont procédé à quelques tests en faisant s’écraser de vieux Boeing 747 sur des structures en béton. Nous utilisons les données qui en sont issues pour qualifier les modèles de calcul. Après, on croit ou non aux calculs. En tant qu’ingénieur, j’ai tendance à y croire mais il est important de réinterroger en permanence ces calculs à mesure que nous disposons de nouvelles données.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. À quels résultats ont abouti les crash-tests effectués avec les 747 ?

M. Mario Pain. Comme vous vous en doutez, ils n’ont pas été lancés sur des centrales mais sur des structures-types. Les paramètres de l’essai ont été utilisés pour vérifier si les modèles de calcul aboutissaient aux bons résultats et ils ont été ensuite appliqués à des structures différentes.

M. Anthony Cellier, président. Les photos de simulations concernent-elles des murs de piscine de refroidissement ou des murs de réacteur ? Un tir direct avec une arme de type RPG à charge creuse est susceptible de parcourir une épaisseur de béton armé supérieure à un mètre cinquante voire deux mètres. Quand je regarde vos photos, même s’il faut prendre en compte la subjectivité de l’angle de vue, il semblerait – et j’emploie à dessein le conditionnel – que l’épaisseur du mur de béton soit inférieure à un mètre cinquante.

M. Mario Pain. Je comprends votre préoccupation, mais il faut prendre en compte la nature du béton, son ferraillage, sa densité, ses agrégats. Il n’y a pas un béton, mais des bétons. Et nous avons choisi, pour les essais, du béton construit avec exactement les mêmes diagrammes de ferraillage que celui des centrales. Par ailleurs, je crois que les essais ont été faits pour les bâtiments réacteurs mais je vous le confirmerai.

N’oublions pas qu’il y a déjà eu un tir réel au lance-roquettes contre une centrale nucléaire, celle de Creys-Malville, dans les années 1970, et qu’il a fait des dégâts minimes.

M. Anthony Cellier, président. Oui, mais c’était avec un armement des années 1970 sur du béton des années 1970.

M. Mario Pain. Le béton des centrales date précisément des années 1970.

M. Anthony Cellier, président. Je ne doute pas des capacités des ingénieurs des centrales nucléaires spécialistes du béton, mais il ne faut pas sous-estimer non plus celles des ingénieurs de l’armement. Ils créent des armes destinées à attaquer à distance des cibles comme des bunkers construits pour résister aux attaques.

Mais nous allons écourter ces questionnements car nous risquons de tourner en rond. Nos échanges sont représentatifs de ce que cette commission d’enquête vit semaine après semaine : les personnes auditionnées, à un moment, répondent qu’elles ne peuvent pas aller plus loin que ce qu’elles ont déjà dit.

M. Hervé Saulignac. Je reviens à la doctrine française en matière de sécurité, très différente de la doctrine américaine. Relativement ancienne, elle s’est construite par sédimentation et a été établie bien avant que le terrorisme ne frappe notre pays et que la menace terroriste n’ait atteint le niveau que nous connaissons aujourd’hui.

L’État a-t-il réinterrogé cette doctrine ? L’a-t-il confirmée depuis que la menace terroriste s’est exacerbée ? Autrement dit, compte-t-il s’en tenir à l’attitude qui consiste à freiner les intrusions sans avoir recours aux tirs ?

Mme Régine Engström. Cette doctrine est réexaminée en permanence et nous avons développé la doctrine de la défense en profondeur, saluée par nos homologues étrangers. Fondée sur la performance, elle répond aux menaces terroristes car elle met de l’intelligence dans le système et ne repose pas uniquement sur la défense passive. De ce point de vue, elle est assez robuste.

Les règles d’usage des armes à feu par les gendarmes qui protègent les sites sont fixées par le code de la sécurité intérieure, qui a fait l’objet de révisions. Une personne qui défend un lieu ne peut pas tirer sans sommation. Des réflexions juridiques sont en cours sur l’instauration de zones de défense renforcée. Il s’agit de déterminer si une autre qualification des zones vitales et de leurs abords pourrait être établie et quelle incidence elle aurait sur la conduite à tenir des agents de l’État chargés de les défendre. Nous cherchons à savoir si ces modifications sont opportunes et de nature à renforcer la sécurité.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous avons à peine évoqué la question du transport de matières radioactives.

Aujourd’hui, tous les transports sont-ils sécurisés ? Les responsables de l’ordre public, en particulier les maires de communes traversées par les convois, sont-ils informés du passage des camions ou des trains sur leur territoire pour leur permettre de prévoir les dangers éventuels ? Considérez-vous qu’il existe des marges d’amélioration en ce domaine ?

Mme Régine Engström. Le transport des matières radioactives est encadré par la règlementation générale relative au transport des matières dangereuses et par la réglementation spécifique au transport de substances radioactives. Le principe de la proportionnalité par rapport au danger de la substance transportée s’applique, dans le cadre de la défense en profondeur.

Il existe plusieurs niveaux de protection des matières transportées. Le premier concerne les emballages agréés par l’ASN après des séries de tests de résistance aux incendies, à la chute ou au perçage. Le deuxième niveau porte sur l’agrément des véhicules et des sociétés de transport. Ensuite, chaque transport est individuellement autorisé par les services après vérification des garanties de sécurité. Pour certains, des demandes d’escorte sont envoyées au ministère de l’intérieur. Enfin, chaque transport fait l’objet d’un suivi en temps réel. Le maître mot est la traçabilité, ce qui réclame un gros système d’assurance-qualité.

Les élus locaux sont informés du passage de transports de matières radioactives sur le territoire de leur commune mais ne connaissent pas le jour et l’heure précisément. Les exploitants ou nos services les rencontrent pour évoquer les prescriptions générales. Du moins, c’est que qui doit être fait.

L’Agence pour l’énergie nucléaire (AEN), à laquelle adhèrent trente-trois des États membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), considère que ce type de transport ne constitue pas une préoccupation majeure. Il s’agit en effet de quantités faibles par rapport à celles que l’on peut trouver dans nos installations et elles sont extrêmement dispersées dans les divers convois. En outre, les transports sont entourés de toutes les garanties nécessaires.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Certes, mais je ne sais pas si, parmi les trente-deux autres pays, il y en a beaucoup où l’on transporte du plutonium sur une distance de 1 000 kilomètres comme c’est le cas en France.

Mme Régine Engström. Effectivement, les transports de matières radioactives sont plus importants en France qu’ailleurs du fait de la part que le nucléaire occupe. Cela dit, ces substances ne représentent qu’une part assez faible du total des matières dangereuses transportées : elle avoisine 1 %. Et, au sein du transport de matières radioactives, la part de l’industrie nucléaire est de 12 %, le reste relevant de l’industrie non nucléaire et de la médecine.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous avons été alertés sur le fait que la réglementation autorisait un taux d’émission de radiations des substances radioactives transportées de 2 millisieverts par heure alors que la dose maximale pour l’exposition du public est de 1 millisievert par an. En une demi-heure, une personne qui se trouverait à proximité d’un convoi de substances radioactives recevrait deux fois la dose maximale à laquelle elle peut être exposée en un an. Cela pose problème pour les transports en train, notamment, car une personne sur un quai de gare pourrait se trouver à proximité d’un train contenant de telles substances. Cela nous a paru incroyable, d’autant que cela se ferait dans la plus pure légalité.

Mme Régine Engström. C’est surprenant en effet. Je ne peux vous apporter de réponses aujourd’hui, mais je procéderai à des vérifications.

J’aimerais préciser que l’ASN travaille à la rédaction d’un guide destiné aux acteurs du transport de substances radioactives, contenant des conseils en matière de sûreté pour assurer les transports dans les meilleures conditions possibles et prendre en compte les agents qui en ont la charge.

M. Anthony Cellier, président. Nous avons reçu les journalistes qui ont réalisé le documentaire Sécurité nucléaire : le grand mensonge, diffusé sur Arte. J’imagine que vous l’avez vu. Vous a-t-il permis de découvrir certaines choses ? A-t-il suscité des questions ou de nouvelles réflexions, notamment sur les risques d’engorgement sous un pont ou la prévisibilité du passage des camions ?

Mme Régine Engström. La prédictibilité des transports est l’un des sujets sur lesquels nous travaillons avec ceux qui sont à l’origine des substances à transporter et ceux qui les transportent. Nous avons mis en place un groupe de travail spécifique qui associe l’ASN et l’IRSN. Le ministre d’État a fait part aux entreprises concernées de sa préoccupation et leur a demandé de rendre ces transports plus aléatoires.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Retenons l’hypothèse que la sécurité est optimale sur toutes nos installations. Y a-t-il certaines installations qui demandent plus d’attention que les autres parce qu’elles sont plus fragiles ou plus sensibles pour diverses raisons ? Si c’est le cas, pouvez-vous nous dire lesquelles ?

Mme Régine Engström. Les installations que nous surveillons sont éminemment différentes et les dispositifs proposés par chacun des exploitants varient de site en site selon la géographie et le type d’activité – production d’électricité, gestion des déchets, recherche. La réponse aux menaces dont les sites pourraient être l’objet est donc forcément différente.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Soyons clairs : plusieurs personnes auditionnées ont souligné que certaines installations demandaient plus d’attention, et donc plus de moyens, que d’autres, notamment celle de La Hague qui a la plus forte concentration de matières radioactives en France. Y en a-t-il d’autres dans le même cas ?

Mme Régine Engström. Le nombre de réacteurs, le volume des substances radioactives, la superficie des sites sont autant de paramètres que nous prenons en compte pour augmenter les moyens de sécurité. La Hague en fait partie, bien sûr.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Pour revenir à ce dont nous parlions tout à l’heure, les administrateurs de la commission viennent de me communiquer une note soulignant l’importance de l’énergie cinétique. Ils appellent mon attention sur les pénétrateurs à énergie cinétique, munitions qui utilisent l’énergie cinétique pour pénétrer leur cible. Ainsi, les flèches se déplacent à environ 975 mètres par seconde, ce qui génère une force de 1 500 tonnes lorsqu’elles entrent en contact avec un objet fixe.

M. Mario Pain. C’est exact, mais je vous rappelle que la question que vous m’avez posée portait sur les charges creuses, dont la pénétration est fondée non pas sur l’énergie cinétique, comme pour les obus, mais sur la pression exercée sur la tête, qui créé l’explosion.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Mais il n’y a pas que des charges creuses.

M. Mario Pain. La pénétration des munitions utilisant l’énergie cinétique est aujourd’hui considérée comme étant trop faible pour l’attaque de cibles modernes.

M. Anthony Cellier, président. Madame Engström, monsieur Pain, je vous remercie des réponses que vous avez apportées à la commission. Je vous saurais gré de bien vouloir nous envoyer les réponses aux questionnaires que nous vous avons adressés.


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23.   Audition de M. Nicolas Hulot, ministre d’État, ministre de la transition écologique et solidaire (12 avril 2018)

M. le président Paul Christophe. Mes chers collègues, nous accueillons M. Nicolas Hulot, ministre d’État, ministre de la transition écologique et solidaire.

Traditionnellement rattaché au ministère de l’industrie ou de l’économie, le secteur de l’énergie a été une première fois regroupé avec celui de l’écologie en mars 2008. Après une parenthèse entre 2010 et 2012, il a été de nouveau couplé avec l’écologie et le développement durable.

Le ministère de la transition énergétique et solidaire joue un rôle essentiel en matière de maîtrise du risque nucléaire puisqu’il est prescripteur en matière de sécurité pour tout ce qui relève des installations nucléaires. C’est aussi au sein de ce ministère qu’est installée la direction générale de la prévention des risques (DGPR).

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative aux commissions d’enquête, je vais vous demander de prêter le serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Nicolas Hulot, Mme Michèle Pappalardo, Mme Régine Engström, M. Philippe Merle et M. Laurent Michel prêtent successivement serment.)

M. Nicolas Hulot, ministre dÉtat, ministre de la transition écologique et solidaire. Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames, messieurs les députés, je viens de prêter serment sur un sujet où l’on a intérêt à peser ses mots, parce que le principe de réalité nous remettra devant nos responsabilités.

Je tiens tout d’abord à vous remercier de conduire cette commission d’enquête sur la sécurité et la sûreté des installations nucléaires : dans les choix qui sont de la responsabilité du gouvernement comme dans mes choix propres, quels que soient les sentiments, les positions, les convictions que l’on puisse avoir sur cette filière, nous sommes tous d’accord pour dire que nous devons avoir le maximum d’informations. Pour une raison bien simple : tout secteur d’activité comporte des risques, mais tous les secteurs d’activité ne présentent pas des risques de même ampleur. Ensuite, c’est à la société de choisir ce qu’elle décide en termes de prise de risques ; mais il faut le faire en toute transparence, en toute information. J’espère que cette commission d’enquête pourra m’aider, nous aider et aider les citoyens à faire des choix éclairés.

En entendant ce préambule, vous comprenez en creux que je serai très attentif à l’issue de vos travaux. J’ai moi-même des convictions ; j’ai des informations que je prends, parce que j’y suis obligé, dans une relation de confiance avec ceux qui sont dans le périmètre de mon ministère chargés de répondre à mes doutes et à mes interrogations ; un certain nombre de questions sont posées, notamment depuis des événements récents à l’origine de la création de votre commission, qui ne valent pas démonstration, en tout cas pas en l’état des informations dont je dispose, mais qui n’en méritent pas moins examen.

De toute façon, quoi qu’on veuille en faire, notre filière nucléaire est là pour durer un certain temps. Après, ce qui sépare les uns et les autres, c’est la durée de ce temps. Et comme de surcroît notre parc est vieillissant, les questions auxquelles vous allez essayer de répondre ou d’apporter un éclairage sont d’autant plus nécessaires.

Lorsque je dis que tous les secteurs d’activité n’ont pas la même échelle de risques, il ne s’agit pas pour moi de me servir de cette commission pour étayer les opinions de chacun : il ne faut pas mélanger les genres. Mais j’y insiste : les échelles de risques et les conséquences d’une possible faille ne sont pas les mêmes. Il est important de ne pas avoir la mémoire trop courte et cela, de mon point de vue, justifie d’autant plus votre exigence d’avoir les moyens d’obtenir des réponses aux questions que vous êtes en droit de vous poser, comme l’est en droit chaque citoyen vivant à proximité d’une centrale ou sur l’itinéraire d’un convoi de transport de matières.

Lors des séquences de Tchernobyl, de Three Mile Island et, plus récemment, de Fukushima, on s’est posé beaucoup de questions. Puis, la vie étant ce qu’elle est, au bout d’un moment, on est entré dans une forme d’accoutumance. Reste que lors de cette séquence un peu effroyable de Fukushima, des scénarios ont été envisagés, qui montrent que les autorités n’étaient pas loin de perdre la main. Il faut donc bien comprendre que l’on n’en fera jamais assez pour limiter, contenir, appréhender le risque. Car à la grande différence des autres secteurs d’activité, eux aussi susceptibles de présenter des risques, la conséquence n’est en général pas connue dans le temps et dans l’espace : c’est là toute la différence et c’est ce qui mérite toute notre attention. Dit autrement, quand une faille se produit dans le système, d’où qu’elle vienne, on n’est pas face à un incident industriel classique avec malheureusement tant de victimes, tant d’impacts économiques, des leçons qu’il faut essayer d’en tirer, et puis c’est tout. Dès qu’il s’agit de sécurité nucléaire, on n’en fera jamais trop pour se poser des questions et être poussé dans ses retranchements. C’est une exigence démocratique, d’autant que le nucléaire est encore là pour un certain temps dans notre pays, quoi qu’on fasse : si certains souhaitent en sortir, chacun sait qu’on n’en sort pas si facilement.

Cette question vaut pour la production, pour le transport et pour la question des déchets, qui sera de plus en plus sur le devant de la scène. Chacun sait que les déchets dits ultimes posent la question de la sûreté et de la sécurité, au-delà d’un sujet philosophique, sur des durées de temps un peu inhabituelles dans nos sociétés.

Le débat que nous allons avoir cette année renvoie à quelques principes clés de notre démocratie et de son rapport au risque. Je veux rappeler, dans ce propos introductif, quelques points qui doivent guider notre système de sûreté et de sécurité nucléaires et les grandes questions qu’il est évidemment légitime et même salutaire de se poser, parce qu’elles doivent éclairer les choix démocratiques.

Le temps n’est plus où l’on faisait les choses d’abord et où l’on se posait les questions après : ce n’est pas digne de la démocratie telle que nous la concevons les uns et les autres. Chacun sait que la France tire 75 % de sa production d’électricité grâce aux centrales nucléaires, que les activités nucléaires y représentent une ressource économique importante ; et je comprends parfaitement que les conditions de sûreté et de sécurité dans lesquelles nos installations nucléaires sont exploitées interpellent, parfois inquiètent, nos concitoyens.

Ce n’est pas moi qui ai totalement dicté la transition écologique que je vais mettre en œuvre, puisqu’elle est largement conditionnée par la loi votée antérieurement. Elle repose sur le développement des énergies renouvelables appelées à prendre une part de plus en plus importante dans le bouquet énergétique et notamment dans la production d’électricité. Cela implique, quoi qu’on dise, de réduire progressivement la part du nucléaire, comme le prévoit la loi. Reste à savoir à quel rythme, et sur quels critères. Bien évidemment, il y aura des critères de sûreté et de sécurité, ce qui paraît assez logique. D’ailleurs, ces critères doivent primer sur tout. Mais comme je l’ai dit, cette évolution prendra un certain temps et, qu’on le veuille ou non, le nucléaire va rester pendant un temps assez long dans le bouquet énergétique. On se doit donc de vérifier que nos installations nucléaires, vieillissantes pour certaines – il faut regarder la vérité en face – sont exploitées dans les meilleures conditions de sécurité et de sûreté. Bien évidemment, c’est de la responsabilité du ministre de l’énergie, comme cela l’a été de tous mes prédécesseurs et comme cela le sera de tous mes successeurs.

Cette responsabilité sociétale, d’ailleurs partagée, nous oblige à une double exigence. La première est la transparence, et j’espère que vous ferez la démonstration qu’elle est remplie, sinon il faudra en tirer les leçons. C’est une condition essentielle de l’acceptabilité sociale de cette source d’énergie qui, je le répète, n’est pas une énergie comme les autres. La seconde, et Fukushima a rehaussé le curseur, c’est de mettre en œuvre les plus hauts standards de sécurité et de sûreté, car le risque zéro n’existe pas et il existe d’autant moins dans un monde aléatoire. J’ai souvent entendu dire que dans un pays stable politiquement et économiquement, le risque était réduit ; mais n’oublions pas que cette notion de stabilité économique et politique n’est pas garantie non plus. En tout cas, aucune autre activité ne génère un risque d’une telle ampleur.

Vous le savez, la politique énergétique est confiée à la Direction générale de l’énergie et du climat (DGEC) ; la sûreté nucléaire est confiée à la Direction générale de la prévention des risques, qui fait le lien entre l’autorité indépendante de contrôle et l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) ; enfin, la politique de sécurité nucléaire est confiée au haut fonctionnaire de défense et de sécurité du ministère et à ses services, sous le contrôle du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDN). Mais, bien évidemment, c’est mon ministère qui assure, en association avec les autres ministres concernés, la tutelle des opérateurs nucléaires – le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), Orano, EDF, et l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) – et des organismes d’expertise technique comme l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN).

Ce regroupement permet d’avoir une vision globale de tout ce qui touche au fonctionnement des installations nucléaires civiles, de la recherche à la production, du combustible au traitement des déchets et en principe dans une approche durable qui combine la protection de l’environnement, l’économie et l’attention aux populations.

Il ne faut pas oublier que la responsabilité de la sûreté et de la sécurité nucléaires incombe aux exploitants nucléaires. C’est à eux principalement de concevoir leurs installations et de les exploiter dans de bonnes conditions. C’est d’ailleurs dans ce cadre que la sûreté du parc français a été renforcée, notamment après les accidents majeurs que j’évoquais tout à l’heure, pour essayer de tirer, j’espère a maxima, les leçons de ces expériences. Cette responsabilité des exploitants nucléaires, et notamment en France d’EDF, ne doit pas pour autant désengager la responsabilité de l’État auquel il revient de fixer les objectifs de sûreté et de sécurité, de contrôler que l’exploitant satisfait bien à ses objectifs, qu’il exploite bien son installation dans le cadre des autorisations qui lui ont été accordées, d’exiger que les non-conformités éventuelles soient traitées et, si elles ne le sont pas, de prononcer les sanctions.

Cette mission de police administrative est assurée, dans le domaine de la sécurité, par les services du haut fonctionnaire de défense et de sécurité de mon ministère et, dans le domaine de la sûreté, par l’Autorité de sécurité nucléaire. Ces services ont pour vocation de maintenir un dialogue permanent et exigeant avec les opérateurs nucléaires.

Si l’on en croit les missions internationales qui viennent évaluer de temps en temps nos propres dispositifs, il faut objectivement reconnaître que nous sommes plutôt bien dotés, mais cela ne signifie pas, dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres, que le risque est totalement maîtrisé.

Les questions de sûreté et de sécurité nucléaires nous renvoient à une vision éthique, presque philosophique, civilisationnelle, de notre relation au risque car, je le répète, ce risque nous dépasse, même s’il faut reconnaître que notre pays n’a jamais connu d’accident nucléaire majeur. Et c’est tant mieux. Mais comme on dit : avant d’être mort, on est vivant… Qu’il s’agisse de sûreté ou de sécurité, on ne doit jamais s’en tenir là, on ne doit jamais tenir ces sujets pour acquis, on ne doit jamais s’en tenir là et on ne doit jamais se satisfaire de ce que l’on nous dit : si l’on veut être objectif et ne pas charger la barque, reconnaissons que souvent des vérités énoncées, en matière de sûreté mais aussi en matière économique, ont été un peu démenties par le temps… Un peu d’humilité ne fera donc pas de mal.

Le débat doit être le plus transparent possible et organisé de telle sorte que les organes de contrôle soient les plus indépendants possible du pouvoir politique et ne soient pas tentés de négocier avec la sécurité et la sûreté – cette tentation n’est pas à exclure. On sait que la transparence a des limites, et je pense que vous en êtes à ce carrefour de difficulté, car il ne faut pas qu’elle serve de prétexte pour donner des idées à des personnes ou à des groupes mal intentionnés. Je le comprends, mais je vous le répète : la transparence, le débat et l’indépendance sont pour moi les meilleurs garants d’un processus permanent, continu d’amélioration de la sûreté et la sécurité. In fine, la confiance de nos concitoyens n’est pas acquise, repose sur le contrôle du Parlement qui doit jouer son rôle, et pas seulement à travers cette commission d’enquête. C’est une attente légitime de la population., et c’est pourquoi je me réjouis des travaux de votre commission.

J’ai cru comprendre qu’il vous arrivait parfois de rencontrer des difficultés pour accéder à certaines informations touchant à la sécurité et à la défense, ce qui peut se comprendre. Comment trouver le juste milieu pour que vous puissiez vous faire une idée en toute transparence, sans risquer que certaines informations ne s’échappent ? Je ne suis pas sûr que l’on ne puisse pas résoudre cette difficulté car, par respect pour votre fonction et votre mission, et par respect pour les citoyens, il est très important que vous puissiez avoir accès à des informations. Il serait terrible que vous acheviez vos travaux sans avoir pu vous faire une opinion parce que vous n’auriez pas eu accès à tout. Il faut donc trouver le juste équilibre.

J’insiste sur le fait que les questions que la société et les ONG se posent, que vous vous posez sur la vulnérabilité de nos installations sont légitimes, à plus forte raison dans ce contexte sécuritaire un peu inédit. Il y a vingt ans, nous pensions être dans un monde stable, que la paix était devenue la norme ; on voit bien que tout cela n’est plus aussi certain. Dès lors que l’on se pose des questions sur l’opportunité dont certains pourraient se saisir pour commettre des actes de grande envergure, il n’y a pas de raison que les mêmes individus ne se posent pas les mêmes questions. On n’est pas là pour prévoir le pire, mais le pire n’est jamais certain : je pense qu’on n’en fera jamais trop dans ce domaine-là.

M. le président Paul Christophe. Merci beaucoup, monsieur le ministre d’État, pour ce propos introductif. J’entends bien votre volonté de nous accompagner et nous aider à aller au-devant d’informations indispensables pour en tirer des conclusions, sans pour autant ni nourrir les personnes mal intentionnées, ni trahir un quelconque secret en matière de sécurité.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Monsieur le ministre d’État, nous sommes heureux de vous accueillir aujourd’hui.

Nous vous avons transmis un certain nombre de questions dont certaines portent sur des aspects techniques. Nous comptons évidemment sur vous pour nous faire parvenir des réponses écrites ; pour l’heure, nous allons vous en reposer quelques-unes, mais cette audition est surtout l’occasion d’avoir un échange avec vous sur une énergie très spécifique qui, vous l’avez dit, n’est pas anodine.

Je commencerai par un point que vous avez beaucoup souligné, qui est essentiel à nos yeux mais qui reste effectivement pour nous un écueil : la transparence. Vous l’avez dit, la transparence est la condition de l’acceptabilité sociale de l’énergie en général, et de l’énergie nucléaire en particulier. Comme vous, nous avons été interpellés par des ONG, mais aussi par des scientifiques ou des personnes qui travaillent dans le nucléaire, sur les questions de sûreté et de sécurité.

S’agissant de la sûreté, nous obtenons effectivement des réponses un peu plus facilement, et un peu plus transparentes ; c’est bien logique puisque les problèmes ne sont pas les mêmes que sur les risques d’attaques terroristes notamment. Il n’empêche qu’aujourd’hui, face aux questions que nous nous posons, les réponses qui nous sont données sont systématiquement ou quasi systématiquement du type : « On a vérifié, et cest bon ». Face aux craintes, exprimées notamment par Greenpeace dans un rapport qui vous a certainement été remis, qui propose plusieurs scénarios d’attaques, il nous a été répondu, et ce matin encore par Mme Engström. Elle nous a donné bon nombre de précisions mais elle est restée dans les limites de ce qu’elle pouvait nous dire : « On a vérifié, on a fait un certain nombre de tests et on peut vous dire que nous avons trouvé les résultats satisfaisants ». On demande donc à la représentation nationale, aux députés, d’avoir confiance dans la bonne foi de nos fonctionnaires. Je n’ai absolument aucun doute là-dessus et je sais qu’ils font un excellent travail ; mais d’un point de vue démocratique, il appartient aux élus du peuple de pouvoir vérifier si les mesures ont ou n’ont pas été respectées. Nous avons parfaitement conscience de la nécessité de conserver le secret sur un certain nombre de dispositifs, tout simplement pour éviter de donner des armes à nos ennemis. Quant à éviter qu’ils ne se posent des questions, comme vous l’avez dit vous-même, de toute façon ils n’ont pas besoin de nous : ils peuvent se les poser tout seuls.

Monsieur le ministre d’État, nous avons besoin d’aide pour pouvoir avoir accès à certaines informations, pour pouvoir vérifier par nous-mêmes si les alertes, les éléments portés à notre connaissance sont oui ou non sans fondement. Si nous ne pouvons pas répondre à ces questions, nous sommes, et je pèse mes mots, dans une impasse démocratique. Et, comme vous l’avez fort bien dit, nous, représentants du peuple, nous ne pourrons que dire au mois de juin, lorsque nous rendrons notre rapport, que nous n’avons pas les éléments nous permettant de savoir si, oui ou non, la sécurité des installations nucléaires est assurée dans notre pays. Nous avons fait des demandes au Premier ministre, nous avons interpellé le Président de l’Assemblée nationale. Je sais que vous n’avez pas de baguette magique, mais pouvons-nous compter sur votre soutien pour avoir, dans le domaine du possible, accès à ces informations ?

M. Nicolas Hulot, ministre dÉtat, ministre de la transition écologique et solidaire. Je découvre l’ampleur des difficultés que vous rencontrez, car je pensais qu’une commission d’enquête, par définition, on lui donne les sésames… J’entends bien que c’est un domaine particulier, mais dans des secteurs tout aussi délicats, le problème est résolu par l’habilitation. Elle n’est pas de mon ressort, mais les travaux de votre commission me sont précieux, indépendamment de mes convictions personnelles sur cette filière, mais tout simplement parce que l’on ne peut pas fermer les centrales nucléaires demain matin. Et si demain il y a un pépin, on sait vers qui on se retournera… Je vais plaider en ce sens, mais je ne peux pas augurer la réponse. Je souhaite une programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) apaisée ; or ce que vous me dites n’est pas un facteur d’apaisement. Au-delà, il y a bien un enjeu démocratique. Je ne dis pas que le risque est grand, mais les conséquences du risque sont énormes. Ma réponse est donc : oui, je me ferai votre ambassadeur et je ne manque pas d’arguments pour cela. Peut-être qu’il y a différents niveaux d’informations et qu’il n’est pas nécessaire de tout vous donner. Mais il doit être possible de trouver un juste milieu entre tout vous donner et le « tout va très bien, madame la marquise »

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Merci beaucoup.

Vous êtes chargé de la question de l’énergie, et plus particulièrement des questions de sécurité, mais aussi des questions de sûreté, même si c’est l’ASN qui joue son rôle de gendarme.

Je souhaite vous poser une question que l’on pose à toutes les personnes que nous auditionnons, et qui fait suite à des demandes assez répétées de l’ASN. Celle-ci demande en effet à pouvoir être associée aux questions de sécurité parce qu’elle se rend compte, et nous aussi, que les questions de sécurité et de sûreté sont liées. Par exemple, la conception d’un réacteur ou d’une piscine ne peut plus se faire en pensant simplement au risque d’inondation ou de malfaçons : il faut intégrer les effets d’attaques malveillantes. Sur ce sujet, les réponses sont partagées. Pensez-vous que l’ASN devrait, comme c’est le cas dans d’autres pays nucléarisés, avoir une compétence en termes de sécurité, bien évidemment pas sur les gendarmes, mais sur la sécurité passive ?

M. Nicolas Hulot, ministre dÉtat, ministre de la transition écologique et solidaire. Sur la répartition des compétences entre les différentes autorités, le Haut fonctionnaire de défense et de sécurité du ministère et l’ASN, je vous livre mes convictions – pas forcément des certitudes, je suis ouvert à des contre-arguments. Cette répartition me semble assez équilibrée en ce qu’elle permet un dialogue fructueux entre les deux institutions, chacune fortes de leur technicité et aux compétences très complémentaires. Dans le même temps, elle évite que les désaccords inévitables du fait des contraintes différentes pesant sur la sécurité et la sûreté soient occultés du débat, ce qui serait le cas si les deux responsabilités étaient confondues dans une même autorité. Dans ce domaine comme dans d’autres, il me semble que la biodiversité des acteurs est importante et même enrichissante.

Par ailleurs, cette répartition de compétences permet à l’autorité de sûreté de développer une culture de transparence totale, ce qui contribue à fortement asseoir la confiance du public dans notre dispositif de sûreté. Dès lors qu’elle aurait à s’occuper des questions de sécurité, une partie de son action par voie de conséquence devrait être classifiée et donc soustraite au champ de cette transparence, ce qui brouillerait son image.

Les comparaisons internationales ne font pas apparaître de corrélation entre le niveau de sûreté des installations et la séparation des fonctions de contrôle de la sécurité et de la sûreté. Ainsi, dans le rapport que nous a remis le 23 mars dernier la mission IPPAS (International Physical Protection Advisory Service) envoyée par l’AIEA à la demande du Gouvernement français, aucune recommandation n’a été formulée suite à l’examen assez attentif de la gouvernance de notre système de sécurité nucléaire.

Dans le domaine de la sécurité passive, les systèmes passifs sont tout à fait efficaces en matière de sûreté. Leur rôle est de prévenir ou de réduire les conséquences d’accidents dont l’origine se trouve dans un événement aléatoire, mais qui exclut l’action d’un agent intelligent.

En matière de sécurité, nous sommes au contraire confrontés à des attaques qui sont le fait d’agents intelligents, qui connaissent en partie les obstacles qui leur sont opposés, qui ont eu accès à un certain nombre d’informations et qui sont donc suffisamment malins pour tenter de les contourner. Dans ces conditions, les protections passives sont beaucoup moins efficaces. Elles sont longues à mettre en place ou à modifier, il est difficile de les adapter à l’évolution de la menace et on finit toujours par les contourner ; c’est ce que disent les « spécialistes » de la sécurité ; je n’en suis pas un. Quelle que soit la hauteur du mur que vous pouvez ériger, ils considèrent qu’y aura toujours quelqu’un pour inventer une échelle physique ou aérienne pour le franchir. C’est pourquoi, du point de vue des spécialistes, la sécurité de nos installations nucléaires repose sur une conception qui privilégie le rôle des protections actives, les protections passives n’étant là que pour venir en appoint, elles ne sont pas les plus performantes. Confier à une autorité de contrôle la protection passive alors qu’une autre aurait dans son domaine de compétence les questions de protection active semble contre-productif.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous venez de dire à raison que la transparence totale, qui est l’apanage de la sûreté nucléaire, permet la confiance. C’est vrai en théorie, mais dans l’EPR de Flamanville, nous constatons des malfaçons de pièces fabriquées, notamment la cuve, ou des soudures. Or l’ASN a eu connaissance de ces éléments avec retard, ce qui pose la question des moyens de l’ASN pour faire son travail correctement. Les malfaçons se sont répétées et, alors que des pièces ne sont pas « dans les clous » en termes de réglementation, elles ont tout de même été autorisées… Alors que ce réacteur nucléaire est supposé le plus sûr possible, et doit nous apporter le nec plus ultra de la technologie, on s’aperçoit qu’il y a de gros problèmes avant même qu’il ait démarré.

L’ASN, pourtant, ne semble pas en mesure de prendre des décisions de manière totalement libre. On n’imagine pas l’entendre dire : « Cela suffit, le niveau de sûreté nest pas satisfaisant au regard des exigences posées par la filière, il va falloir arrêter lEPR. » C’est inenvisageable et on ne saurait lui faire peser une responsabilité aussi lourde. Considérez-vous que l’ASN a les moyens, notamment l’expertise, et peut vraiment travailler de manière indépendante, ce qui est normalement sa raison d’être ?

M. Nicolas Hulot, ministre dÉtat, ministre de la transition écologique et solidaire. Ma réponse ne sera peut-être pas conforme à l’idée que vous vous faites de l’audition d’un ministre : je ne peux pas le garantir.

Je ne doute pas de la pression qui pèse sur l’ASN, car ses décisions peuvent avoir des conséquences « monstrueuses » d’un point de vue économique. Mais l’ASN a déjà eu l’occasion de prendre un certain nombre de décisions, par exemple lorsqu’elle a mis à l’arrêt provisoire la centrale de Tricastin, pour un risque dont la probabilité de survenance est extrêmement faible, et sa main n’a pas tremblé. Jusqu’à présent, l’ASN n’a jamais été prise en défaut sur ce plan et, en tant que ministre, je n’ai jamais eu aucune raison de douter de son indépendance. Si d’ailleurs un jour ce doute s’installait, ce serait terrible.

Depuis sa création en 2006, l’ASN a toujours agi avec transparence, notamment vis-à-vis du grand public ; elle n’est pas soumise au contrôle d’un ministre et je n’ai jamais senti la moindre mise en cause de son indépendance. Le ministère n’a pas vocation à contrôler la mission de police des installations nucléaires exercée par l’ASN : aux termes de la loi, c’est le rôle du Parlement. Et cet arrangement me semble plutôt vertueux en ce qu’il permet un véritable contrôle de l’activité de l’ASN sans laisser de place à la moindre suspicion sur la pression que pourraient exercer les services, et notamment le ministère, chargés de la politique énergétique. À l’inverse, le ministère pourrait subir une pression dans un sens ou un autre. Imaginez qu’un ministre soit très pro-nucléaire et un autre totalement antinucléaire, il serait tentant d’utiliser l’ASN dans un sens ou un autre. Je ne crois pas que ce soit le cas.

Le gouvernement a défini une réglementation générale en matière de sûreté nucléaire et de radioprotection. Il prend des décisions individuelles qui fixent des limites, par exemple de rejets d’effluents ; cette mission est ensuite confiée à la Direction générale de la protection des risques (DGPR) qui me semble disposer de moyens suffisants pour la mener avec efficacité, en liaison étroite avec l’ASN, qui donne son avis au gouvernement sur les projets de texte en matière nucléaire.

Encore une fois, rien ne me permet aujourd’hui de douter de l’indépendance de l’ASN.

Les retards avec lesquels l’information parvient à l’ASN ne sont pas forcément de son fait, mais c’est un autre sujet. Il est vrai que le rôle de l’ASN est d’autant plus nécessaire, et vous avez raison de pousser cette question dans ses retranchements, car un certain nombre de choses nous ont été affirmées avec une assurance qui ne laissait pas la place au moindre doute… Heureusement que l’ASN a fait son travail. Car pour une petite liste de choses, nous nous sommes rendu compte qu’il était heureux que l’ASN soit là.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Je crois que nous sommes tous d’accord : heureusement que l’ASN est là. Je reviens sur la question de la confiance, qui est très importante. Personne ici ne met en doute l’indépendance de l’ASN. Mais quand elle autorise des pièces qui ne sont pas aux normes pour un nouveau réacteur, le citoyen se demande forcément pourquoi, alors qu’il y a des malfaçons, on les autorise quand même.

On nous répond, à juste titre, que toutes les réponses à ces questions sont publiques et figurent dans des rapports et des dossiers et que l’on peut les trouver en cherchant sur le site internet de l’ASN. C’est vrai, mais nous sommes paradoxalement noyés sous des informations extrêmement techniques difficilement accessibles au grand public, au point que celui-ci peut y voir un moyen de lui interdire de se faire son opinion, puisqu’on se cache derrière des normes techniques. Ne faudrait-il pas réfléchir, peut-être en lien avec l’ASN et le Haut comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire (HCTISN), aux moyens de donner une dimension pédagogique aux restitutions des travaux de l’ASN ? Car sur ces questions des malfaçons de l’EPR, le citoyen a besoin de réponses claires. Pourquoi accepte-t-on la mise en service de matériaux qui ne sont pas aux normes de sûreté ?

M. Nicolas Hulot, ministre dÉtat, ministre de la transition écologique et solidaire. J’ai entendu votre préconisation. Derrière le sigle ASN, il y a des hommes et des femmes, une autorité humaine. Vous parliez des pressions et il n’y a jamais aucune garantie sur ce point. Dans ce domaine, je suis bien placé pour vous dire que la pression n’est pas une notion abstraite…

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Il nous a d’ailleurs été fait remarquer que les opérateurs et les experts de l’ASN sortaient tous des mêmes écoles et des mêmes milieux…

M. Nicolas Hulot, ministre dÉtat, ministre de la transition écologique et solidaire. Forcément…

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Ils parlent le même langage. Il y a donc certainement un travail à faire pour que les experts aient des origines plus diversifiées.

M. Fabrice Brun. Monsieur le ministre d’État, aucune concession ne doit être faite sur la sécurité et la sûreté des installations nucléaires. C’est la raison pour laquelle, au vu de la menace terroriste qui pèse sur notre pays, je vous ai interpellé dans l’hémicycle sur l’opportunité de classer les installations nucléaires en zone de défense hautement sensible. Cette proposition est défendue par d’autres collègues, dont Claude de Ganay : il est capital qu’en cas d’attaque terroriste, les militaires puissent déployer la force armée adaptée. Peut-être pourrez-vous éclairer les membres de la commission d’enquête sur ce sujet de première importance ?

Je voudrais également aborder la question de l’outil de recherche et de développement. Le maintien d’une recherche de qualité est primordial pour renforcer la sûreté et la sécurité des installations nucléaires. Que penser, dans ce contexte, de l’érosion annuelle du budget de recherche de l’IRSN, placé sous la tutelle de votre ministère et de ceux de la santé et de la défense ? En tant que rapporteur budgétaire de la prévention des risques, j’ai évalué la baisse des moyens dédiés à la recherche au sein de l’IRSN à environ 10 % ces dernières années et je préconise de relever le plafond de la contribution annuelle due par les installations nucléaires de base au budget de l’IRSN. Pensez-vous traduire cette proposition concrète dans la loi de finances pour 2019 ? J’ajoute que le budget global de l’IRSN est de 280 millions d’euros, dont 40 % sont consacrés à la recherche, soit 110 millions d’euros. Un correctif de 10 % correspond donc à des sommes de l’ordre de 10 millions d’euros, ce qui permettrait à cet institut qui travaille en étroite collaboration avec l’ASN d’être au plein potentiel d’expertise et de recherche.

M. Hervé Saulignac. Monsieur le ministre d’État, je tiens à appuyer les propos de la rapporteure sur les difficultés de cette commission. Le pire signal que pourrait adresser cette commission d’enquête serait de conclure à son impuissance. Nous croyons que la transparence nourrit la confiance et, qu’a contrario, le secret excessif alimente le doute. L’objet de cette commission est de rechercher la vérité pour consolider la confiance plutôt que d’alimenter le doute.

Ma question est assez simple à poser, mais il sera peut-être un peu compliqué d’y répondre. La sûreté et la sécurité ont un coût et certaines dépenses étaient difficilement prévisibles il y a quelques décennies, les pouvoirs publics ne pouvaient pas les anticiper. Aujourd’hui, le coût de l’entretien des réacteurs, des mesures post-Fukushima, des travaux dits de grand carénage, d’entretien et d’exploitation au-delà de quarante ans en cas de prolongement, de la sécurité des centrales, par exemple la lutte contre la cybercriminalité ou l’amélioration de la sécurité passive, tout cela constitue potentiellement des dépenses exorbitantes, en tout cas d’un montant particulièrement élevé.

L’État et l’exploitant ont-ils tout simplement les moyens des exigences que nous nous sommes fixés ? Avez-vous des données qui permettraient d’évaluer l’ensemble des dépenses que je viens d’évoquer, plus particulièrement celles liées aux mesures post-Fukushima, au grand carénage et à la sécurité ?

M. Nicolas Hulot, ministre dÉtat, ministre de la transition écologique et solidaire. Les sommes consacrées à l’IRSN ont déjà augmenté ces dernières années. Est-ce suffisant, cela mérite d’être évalué, mais elles ne sont pas restées stables.

J’avais en effet été interpellé dans l’hémicycle sur l’opportunité de faire usage de la force et du feu en cas d’intrusion dans une centrale. Ce n’est pas à moi de répondre à cette question ; mais en creux, cela voudrait dire que lors de l’événement qui a suscité la création de cette commission, on aurait tiré sans sommations sur les militants d’une ONG.

M. Fabrice Brun. Ils avertissent en général avant de s’inviter !

M. Hervé Saulignac. Monsieur Brun, si vous aviez été présent lors des auditions la semaine dernière, vous ne diriez pas cela !

M. Nicolas Hulot, ministre dÉtat, ministre de la transition écologique et solidaire. La question est compliquée : et si des personnes mal intentionnées avertissent préalablement et se parent d’une banderole ? Je voudrais savoir ce qui serait advenu si vraiment les militants de Greenpeace avaient été mal intentionnés, au-delà des dommages corporels sur les personnels de sécurité – pas si nombreux que cela, je vous l’accorde : une intrusion par surprise d’une vingtaine de personnes surarmées aurait pu entraîner des blessés ou des tués. Mais le fait qu’ils soient entrés dans ce périmètre relativement facilement leur aurait-il permis de commettre des dommages irréparables ? J’ai demandé ce qu’il se serait passé s’ils avaient eu des lance-roquettes et il m’a été répondu que des tests ont été effectués, qui semblent concluants.

Mme Barbara Pompili. C’est aussi ce que l’on nous a dit, mais nous n’avons pas vu les tests…

M. Nicolas Hulot, ministre dÉtat, ministre de la transition écologique et solidaire. Je n’ai pas vu les tests, je crois que des photos sont à disposition. Mais j’ai du mal à croire que sur une question aussi factuelle, on puisse me donner une fausse information.

Sur le coût de la sûreté et de la sécurité nucléaires, des mesures post-Fukushima, des travaux de grand carénage, le coût d’entretien et d’exploitation au-delà de quarante ans si l’on décide de prolonger la durée de vie des centrales, les dernières informations dont nous disposons font état d’un coût qui s’élève, pour la période 2014-2025, à 45,6 milliards d’euros au titre des seuls travaux de grand carénage. Ce chiffre devrait s’élever à 100 milliards en 2033.

Mme Michèle Pappalardo, directrice de cabinet. Si nous allons jusqu’à 2025, le chiffre est en effet de 45,6 milliards, mais il n’y a pas de raison de s’arrêter à cette date car le grand carénage ne sera pas achevé en 2025. Les travaux complets du grand carénage, jusqu’à son terme tel que défini, avaient été estimés par la Cour des comptes à 100 milliards entre 2014 et 2030. EDF a revu ses programmes et quelques économies ont été faites, donc ce coût devrait être légèrement inférieur. Mais la date de 2025 n’est pas celle de la fin du grand carénage, simplement celle à laquelle on arrête le calcul, car c’est une date repère importante en matière d’énergie nucléaire.

M. Nicolas Hulot, ministre dÉtat, ministre de la transition écologique et solidaire. Ces investissements représentent un coût de 10 euros par mégawattheure. Autrement dit, le coût total d’exploitation des réacteurs, dans l’hypothèse d’un prolongement, s’élève à 17 euros le MWh, et le coût des combustibles à 5 euros le MWh, pour une production de référence de 420 TWh. Ce qui donne un coût de l’énergie produite par les réacteurs en cas de prolongation de leur durée de vie de 32 euros le MWh.

En ce qui concerne la sécurité, le programme d’investissement, d’amélioration et de mise en conformité des sites pour EDF est de 750 millions d’euros à l’horizon 2023. Les PSPG représentent un coût annuel de 88 millions d’euros et le COSSEN a un budget annuel de 4,5 millions d’euros.

En revanche, je ne dispose pas à ce stade d’une estimation du prix d’une « bunkérisation » des piscines de refroidissement des combustibles nucléaires. Mes services estiment qu’une telle étude n’est pas utile, car nous sommes convaincus que la bunkérisation des piscines n’est pas une solution aux problématiques de sécurité.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. S’agissant de la nouvelle piscine d’entreposage dont la construction est envisagée, avez-vous des estimations quant à son coût ?

M. Nicolas Hulot, ministre dÉtat, ministre de la transition écologique et solidaire. Rien de précis à ce stade.

Mme Bérangère Abba. Monsieur le ministre d’État, vous avez évoqué les questions d’éthique, de philosophie, et même la dimension civilisationnelle de notre réflexion. La meilleure des illustrations en est la question des déchets ultimes.

Je souhaiterais savoir ce qui vous fait dire aujourd’hui que l’enfouissement en couches géologiques profondes – je pense au projet Cigéo – serait la moins mauvaise solution. Estimez-vous que les autres solutions ont été suffisamment explorées, le sont-elles toujours ? L’IRSN m’a répondu que faute de projet de stockage à sec, ils n’ont pas étudié la question. Cette recherche est-elle poursuivie et la question de la gestion des incertitudes – manière pudique d’évoquer l’impossibilité d’attester la sûreté à long terme d’un tel stockage – vous satisfait-elle ?

Mme Mathilde Panot. J’ai trois questions à vous poser. Je suis favorable à une sortie du nucléaire, ce qui n’empêche pas de se préoccuper des questions de sûreté et de sécurité. Mais l’énergie nucléaire est en soi, du fait de la matière utilisée, une énergie dangereuse et le risque zéro n’existe pas.

En réponse à la rapporteure sur l’EPR, vous avez dit votre confiance en l’ASN, que je ne remets pas en question, mais en comparaison des centrales ou des réacteurs qui ont été arrêtés, les enjeux financiers pour l’EPR sont bien plus élevés, notamment à l’international. Cela ajoute une pression supplémentaire sur cette question ; sans être un expert ou remettre en cause la parole de l’ASN, on a du mal à comprendre, au vu de la mauvaise qualité de l’acier, que le couvercle devra être changé dans six années, mais pas la cuve…

La question qui se pose est celle des falsifications commises à Creusot-Forge. Qu’est-ce qui a changé dans le système depuis ces falsifications ? Il est tout de même inquiétant que de telles falsifications aient pu durer tant d’années. Certains parmi nous ont souri lorsque la rapporteure remarquait que les experts venaient des mêmes écoles – pas vous, monsieur le ministre – mais c’est une question légitime pour évaluer ce qui a changé afin que de telles choses n’arrivent plus. D’autant plus que toutes les pièces n’ont pas pu être vérifiées, ce qui est normal compte tenu de leur très grand nombre : et donc, personne ne peut dire, sur le parc des installations nucléaires, où sont les pièces défectueuses et les falsifications.

Vous avez dit que l’incursion de Greenpeace ne valait pas démonstration, et vous avez parlé du tir à vue si ce n’étaient pas des militants Greenpeace. J’entends votre remarque, mais Greenpeace ne met pas seulement en cause la sécurité nucléaire par de telles incursions. Les stations de pompage ne sont pas toujours dans l’enceinte des centrales nucléaires et peuvent constituer des cibles stratégiques ; le transport de plutonium s’effectue avec une régularité telle que des militants, dont le but n’était que l’observation, sont parvenus à doubler plusieurs fois les camions et à se positionner sur le trajet des convois… Lorsque nous avons posé des questions sur ces points, il nous a été répondu que l’on pensait que le nécessaire était fait et que les moyens étaient assurés. Cette réponse n’est pas satisfaisante.

Troisième question : en cas d’accident nucléaire grave, EDF devrait aujourd’hui verser 700 millions d’euros. Or l’IRSN estime qu’un accident grave représente un coût de 430 milliards d’euros et l’ancien Premier ministre japonais disait qu’ils en étaient déjà à 230 milliards sur l’accident de Fukushima. La part de l’exploitant en cas d’accident est donc une question intéressante, pour savoir aussi ce qu’il en est au juste de sa responsabilité.

Je terminerai en vous lisant un extrait de ce poème de Prévert :

« Tout sen allait

« La ville sécroulait grouillait sémiettait en tournant sur elle-même

« sans même avoir lair de bouger

« Dans les coulisses du progrès

« des hommes intègres poursuivaient intégralement la désintégration progressive de la matière vivante désemparée. »

M. Anthony Cellier. Je ne vous ferai pas du Prévert, mais cela entrera en résonance avec la prise de parole de notre collègue. Une théorie soutient que l’exigence de sécurité est, avec la gestion des déchets, l’angle d’attaque des antinucléaires pour mettre la filière en difficulté et parvenir in fine à un stade où le poids financier du mégawatt nucléaire rejoindra celui du mégawatt des ENR. Ne pensez-vous que nous avons la responsabilité d’expliquer pourquoi nous tendons vers le mix énergétique, en respectant les femmes et les hommes qui assurent notre approvisionnement en électricité et en laissant être un peu moins audibles ceux qui abordent le sujet uniquement sous le prisme de la sécurité ?

M. Nicolas Hulot, ministre dÉtat, ministre de la transition écologique et solidaire. Je ne suis pas certain qu’on ait besoin d’utiliser de tels arguments pour démontrer que le prix de l’électricité produite par le nucléaire peut croiser le prix de l’électricité produite par les énergies renouvelables : il est établi depuis quelques années de manière assez probante que le prix des énergies renouvelables devient très compétitif, dans le même temps que celui de l’énergie nucléaire augmente, en raison de rehaussement des exigences de sécurité et des difficultés de la filière nucléaire dues – c’est une constante dont il n’y a pas lieu de se réjouir, car c’est notre argent – à la non-maîtrise des coûts.

Pour ce qui est de Cigéo, j’essaie toujours de dire ce que je pense plutôt que de vous dérouler des éléments de langage – je peux m’appuyer dessus, mais seulement si j’y crois. L’entreposage à Bure me semble être actuellement la moins mauvaise solution – ce qui veut dire que c’est une mauvaise solution. Je ne peux me satisfaire que l’on place sous terre de manière irréversible des déchets toxiques pour des centaines de milliers d’années ; ce n’est pas la conception que je me fais d’une civilisation, nous devons gérer nos problèmes à notre époque. Reste que ces déchets sont là. J’aurais bien aimé qu’on puisse les envoyer dans l’espace… Il fut un temps où les pays de l’OCDE ne s’embarrassaient pas de ce genre de questions : on les déversait dans la fosse des Casquets, au large du Cotentin… Il serait d’ailleurs intéressant de se demander ce que tout cela va devenir. Au moins ne sommes-nous plus à cette époque et les choses se font dans un peu plus de transparence. Je rappelle d’ailleurs que Cigéo est un laboratoire qui doit permettre de répondre aux questions que vous vous posez et que je me pose également. Et j’ai appris à être très prudent : on m’assure à un moment que l’entreposage souterrain des déchets bitumineux ne pose aucun danger, et quelque temps plus tard, on m’explique que ce n’est pas aussi évident…

Sur le plan de la sûreté ou de la sécurité, nous n’avons pas la même lecture : pour se protéger d’attaques malveillantes, il vaut mieux un site à 500 mètres de profondeur plutôt qu’en subsurface, même sur plusieurs lieux.

A-t-on vraiment exploré toutes les possibilités et continue-t-on à le faire ? J’observe que nous ne sommes pas le seul pays confronté à cette équation et aucun n’a trouvé une solution satisfaisante. Preuve en est, on nous envoie les déchets pour les retraiter, mais personne ne veut les récupérer. La Finlande choisit de stocker ses déchets à proximité de la mer ; compte tenu de ce qu’on sait du mouvement des océans, cela m’inquiète un peu. De notre côté, nous avons choisi ces couches d’argile. J’attends que les travaux sur Cigéo et les vôtres nous apportent des confirmations. Mais il n’y a pas de solution satisfaisante. On peut se donner cent ans et se dire que, dans ces cent années, le génie humain aura trouvé une solution. Le débat n’est pas clos.

S’agissant de l’entreposage à sec des combustibles, cela a été analysé par l’électricien. Compte tenu de la nature des combustibles, notamment des MOX, un entreposage à sec semble ne pas être adapté car le refroidissement initial de ces combustibles ne peut être assuré de manière efficace que dans un entreposage sous l’eau. Comme l’a précisé le président de l’ASN le 22 février, il n’y a pas pour l’instant en France de projet d’entreposage à sec, cette méthode étant par ailleurs considérée par l’ASN, comme par le haut fonctionnaire de défense et de sécurité (HFDS) de notre ministère, comme moins sûre en cas d’éventuels actes de malveillance.

Sur les transports, j’ai écrit il y a peu aux opérateurs pour leur demander de travailler a minima sur un peu moins de prédictibilité… Bien qu’insuffisante, ce serait déjà une précaution importante, car pour l’heure, tout un chacun peut savoir à quel moment et à quel endroit passent ces transports.

S’agissant des falsifications diverses et variées sur l’EPR, je pense que les représentants de l’ASN vous ont dit s’ils en ont tiré ou non les leçons. J’ai le sentiment qu’ils prennent maintenant énormément de temps pour vérifier a posteriori tous les dossiers des pièces concernées ; c’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles les travaux à Flamanville ont été retardés.

Je pense, madame Panot, que les conséquences d’un accident nucléaire sont inestimables. Quelle valeur donner aux centaines de milliers de mètres cubes d’eau radioactive qui se déversent dans l’océan chaque jour ? Quelle valeur donner à des terres qui resteront stériles pendant des générations et comment rembourser des gens évacués de leur zone d’habitation pour des décennies ? Certains dommages sont évidemment quantifiables mais, comme pour beaucoup de risques industriels, il est difficile d’assurer les risques nucléaires. Il existe une abondante réglementation internationale en la matière, mais force est de reconnaître qu’elle limite les risques des opérateurs. Ce plafond a été récemment augmenté, passant de 90 à 700 millions d’euros par accident. En cas d’accident grave, le problème n’est pas tant celui de l’assurance de l’opérateur qui, de fait, se retrouve dans une situation difficile – cela a été le cas au Japon – que celui de l’État qui sera chargé, « comme d’hab’», de réparer les dégâts : on privatise les profits et on mutualise les dommages…

Mme Natalia Pouzyreff. Le nucléaire civil est une industrie du temps long, à l’instar de la vie des déchets ultimes. Au HCTISN, nous travaillons sur la révision du cycle du combustible, pour ne plus le représenter comme un cycle théorique, fermé et idéal, et bien prendre la mesure qu’il y a des matières et des déchets. La distinction entre les deux évolue dans le temps. Ce peut être pour des raisons économiques : un certain combustible retraité, l’URT, s’il se met à coûter à un moment plus cher que l’uranium naturel, ne sera plus acheté et peut donc devenir un déchet ; ou pour des raisons technologiques, en obtenant par transmutation des produits à la durée de vie moins longue. Que fait le ministère pour développer la compréhension des arbitrages matière-déchet et où en sont les travaux sur le retraitement des combustibles à plus long terme ? A-t-on un espoir, notamment avec l’utilisation de la fusion ?

Mme Sonia Krimi. Les habitants du Cotentin, dont vous avez parlé, ont légitimement droit à la mise en sûreté des combustibles actuellement entreposés dans les quatre piscines de l’usine de la Hague. Les quatre usines contiennent à peu près l’équivalent de 108 cœurs de réacteurs, soit une moyenne de vingt-sept cœurs par piscine, le tout recouvert par une simple structure métallique. Cette conception constitue l’un des plus grands problèmes de l’industrie nucléaire civile, tant à la Hague que chez EDF. L’ASN ainsi que l’exploitant EDF estiment que les piscines d’Orano seront très rapidement saturées dans les prochaines années. Face à ce constat, après des années d’échec des négociations entre Areva et EDF pour financer les nouvelles usines, où en sont les arbitrages alors que l’ASN exige d’EDF un projet pour les besoins futurs d’entreposage, notamment des MOX ?

Une remarque sur la présence des spécialistes du CEA, polytechniciens ou autres. On me dit souvent, dans l’usine de la Hague : « On ne fait pas du chocolat ici, on ne va donc pas envoyer des pâtissiers pour travailler dans le nucléaire. » On ne peut pas non plus envoyer des ingénieurs du nucléaire pour faire de la pâtisserie… Mais je vous rejoins dans votre volonté de renforcer le contrôle et de produire une information plus transparente. Je pense qu’il faut se faire confiance, parce que nous partageons la même planète.

M. Xavier Batut. Je ne suis pas dans la poésie ni dans la philosophie et je poserai une petite question pragmatique : comme vous l’avez dit dans votre exposé, monsieur le ministre d’État, certaines installations vieillissent, tout en restant dans des conditions d’exploitation conformes. La conception de réacteurs de nouvelle génération apporterait des garanties de sûreté et de sécurité accrues, en particulier au niveau de la protection des piscines. Plutôt que de s’orienter sur le prolongement de quarante à cinquante ans de la durée d’exploitation des sites actuels, la construction de réacteurs de nouvelle génération ne pourrait-elle être une solution pour augmenter la sûreté et la sécurité de l’ensemble du parc et de nos installations, en la conditionnant à la fermeture des réacteurs dans les sites d’ancienne génération, moins modernes et donc moins sûrs ?

M. Nicolas Hulot, ministre dÉtat, ministre de la transition écologique et solidaire. S’agissant d’une distinction plus explicite entre matière et déchet, un débat aura lieu à la fin de l’année sur un plan de gestion des déchets, qui permettra de revenir sur ces sujets.

La fusion, que vous mettez sur la table, ce rêve prométhéen que les déchets nucléaires redeviennent des combustibles et des ressources, rêve d’une économie circulaire avant l’heure, n’est pas envisageable avant trente ou quarante ans. Je ne veux pas évacuer le débat mais cela ne peut pas répondre à notre problème dans des délais pertinents. Et, quoi qu’il en soit, il n’y aura pas de miracle pour tous les déchets.

Mme Barbara Pompili. Nous avons auditionné Mycle Schneider, qui nous a expliqué que tout le système de retraitement à la Hague était précisément basé sur cette hypothèse. Or le site de la Hague est aujourd’hui considéré par de nombreuses personnes que nous avons auditionnées comme le plus grand point de vulnérabilité en termes de sûreté et de sécurité. Ainsi, pour une hypothèse de plus en plus hypothétique et qui ne se vérifierait pas avant trente ou quarante ans, prendre les risques que nous prenons à La Hague, où nous dépensons déjà des sommes considérables, paraît complètement disproportionné. Est-ce bien raisonnable ?

M. Nicolas Hulot, ministre dÉtat, ministre de la transition écologique et solidaire. La réponse est dans la question… En tout cas, je viens de vous donner mon point de vue.

Toutes nos centrales sont au même niveau d’exigence, monsieur Batut : celles de demain ne seront pas plus sûres que celles d’aujourd’hui. Et l’on ne peut pas dire que la démonstration sur l’EPR soit excessivement probante… Si on repart sur de nouveaux EPR, cela signifie que nous relançons la filière ; c’est un choix politique. Si l’ASN nous dit qu’une centrale peut fonctionner au-delà de quarante ans, je n’ai aucune raison de ne pas lui faire confiance, mais cela n’augure pas d’un choix politique qui consisterait à fermer les centrales et à les remplacer par des EPR. Ce que je sais, c’est qu’il faudra aussi faire des choix énergétiques : nous ne pourrons courir tous les lièvres à la fois. Vous ne ferez pas non plus disparaître par enchantement, avec les EPR, le problème des déchets, dont on voit bien que c’est une vraie problématique, au-delà même de l’acceptabilité sociale : qui serait partant pour avoir un EPR dans sa commune ?

Nous aurons probablement besoin de sites d’entreposage futurs, car les piscines sont saturées, mais au moment où je vous parle il n’y a pas eu d’arbitrage. Nous attendons des propositions des opérateurs et nous commençons à peine à en parler avec EDF.

Mme Mathilde Panot. Bure, avez-vous dit, est la moins mauvaise solution. Lorsque nous avons auditionné l’ANDRA, ils nous ont dit de même que, si le projet Cigéo aboutissait, au bout de deux cents, trois cents, cinq cents ans, on finirait de toute façon par oublier ce site. C’est pour cela que nous avons demandé de la transparence en matière de déchets nucléaires, car la mémoire humaine n’a que trop tendance à les oublier. Une solution a été imaginée par plusieurs experts, notamment Jean-Marie Brom, directeur de recherche au CNRS : il propose que les déchets soient entreposés sur le site des anciennes centrales nucléaires, sans détruire le site. Cela laisserait une trace de ce qui a été fait dans notre histoire et on pourrait surveiller les déchets nucléaires, sans oublier où ils se trouvent.

Vous connaissez comme moi le projet StocaMine, dans l’Est de la France, ouvert dans les années quatre-vingt-dix : pas moins de 19 500 tonnes de déchets ultimes, arsenic, mercure, cyanure… ont été enfouies à 500 mètres sous terre. Or, en 2002, un incendie s’est produit à l’endroit où se trouve tout de même la plus grande nappe phréatique d’Europe, et l’on s’est aperçu que l’on ne savait pas déstocker l’ensemble des fûts placés sous terre. Nous avons donc déjà des exemples, avec des déchets classiques, certes, mais qui montrent qu’en plaçant ces déchets nucléaires sous terre, en cas d’incendie on ne sait pas enlever les fûts, ce que pointe notamment l’IRSN lorsqu’il a alerté sur les dangers liés aux déchets bitumineux. En tout cas, dans le cas de StocaMine, l’opération était impossible.

Au Japon, un opérateur privé n’avait le droit d’être opérateur sur une installation nucléaire que s’il avait par avance provisionné 1 milliard d’euros. C’est encore largement insuffisant, mais il serait intéressant de savoir ce qu’il en est chez nous…

Enfin, vous venez de souligner, à propos de l’EPR, que la démonstration n’est pas très probante. Dans votre propos liminaire, vous avez dit qu’on n’en faisait jamais trop dans ce domaine ; sans parler des interrogations sur la cuve, sur lesquelles je ne vous ai pas entendu répondre ; l’ASN a quant à elle donné une réponse. Pourquoi conditionnez-vous la fermeture de Fessenheim à l’ouverture de cet EPR ?

M. Fabrice Brun. Il est normal, quand on parle de sécurité et de sûreté des installations nucléaires, de se focaliser sur les centrales, l’entreposage de déchets, etc. Je voudrais élargir un peu à la question du réseau, qui fait partie intégrante du dispositif. L’objectif de réduction de la production d’énergie d’origine nucléaire au profit de la montée en puissance d’énergies renouvelables pose à cet égard une double question : celle de l’intermittence de ces énergies nouvelles, que l’on stocke peu ou pas, sauf pour l’hydraulique, et celle de la gestion des sources de production décentralisées. Jusqu’où le réseau électrique peut-il gérer des sources décentralisées, et comment votre ministère appréhende-t-il cette question ?

Pour revenir au cœur du sujet, j’insiste sur la nécessité de renforcer le criblage, c’est-à-dire les enquêtes relatives au personnel employé dans les installations nucléaires, aussi bien dans les installations elles-mêmes que chez les sous-traitants.

M. Anthony Cellier. Le 15 mars dernier, le directeur exécutif chargé du nucléaire, M. Dominique Minière, nous a expliqué que le risque d’accident nucléaire type Fukushima n’était pas envisageable sur le parc français, non pas du fait de la cause de l’événement, séisme plus tsunami, mais sur un plan technique, voire technologique, compte tenu du type de réacteurs qui équipent notre parc. Soit. À la suite de Fukushima, une force d’intervention, la force d’action rapide nucléaire (FARN), a été créée. La priorité, selon M. Minière, pour éviter toute dispersion de radionucléides à vie longue, est d’être rapidement alimentés en eau et en électricité. Ce dispositif vous semble-t-il suffisamment gréé aujourd’hui ? Pourquoi l’État ne l’a-t-il pas créé avant Fukushima ?

M. Nicolas Hulot, ministre dÉtat, ministre de la transition écologique et solidaire. Madame Panot, on en revient à l’idée de garder les déchets auprès des centrales actuelles, ce qui permet d’identifier les lieux. Au passage, on oublie que d’ici à 10 000 ans, 50 000 ans ou 100 000 ans, la mémoire de ces centrales aura peut-être tout autant disparu que celle de Bure… Je comprends le choix devant lequel vous nous mettez. Pour ma part, j’ai tendance à penser qu’il est pire de disperser le problème que de le concentrer. La comparaison avec StocaMine a ses limites. Si l’on demande à Cigéo la réversibilité, il faudra s’en garantir.

Mme Mathilde Panot. Dans StocaMine aussi !

M. Nicolas Hulot, ministre dÉtat, ministre de la transition écologique et solidaire. La dangerosité des déchets nous oblige quand même à une exigence et un contrôle en amont, avant de signer définitivement toutes les autorisations pour Bure. Il faudra nous faire la démonstration d’une réversibilité qui ne me semble pas encore totalement établie sur le plan technique et technologique.

Si un incendie se déclarait chez Cigéo, la situation serait difficile mais elle a été étudiée par l’ASN. Cette hypothèse soulève deux questions sur les déchets bitumineux. La première est de savoir s’ils peuvent y entrer ; et la seconde, sous-jacente, de savoir où on va les mettre si ce n’est pas possible… Pour l’instant, on n’a pas la réponse.

Pourquoi attendre que Flamanville soit opérationnelle pour fermer Fessenheim ? Tout d’abord parce que c’est inscrit dans la loi de transition énergétique. Cela dit, la loi c’est la loi, mais nous allons évaluer les conséquences des événements récents. Si l’ouverture de Flamanville devait être repoussée de plusieurs années, vous pensez bien que je ne m’en accommoderais pas en décalant d’autant le calendrier de Fessenheim.

Je suis convaincu que l’intermittence ne sera bientôt plus un problème, ne serait-ce qu’en raison de la combinaison de la diversité de sources d’énergie renouvelables avec la biomasse, le gaz naturel et les réseaux intelligents – notamment les smart grids. Il faut aussi compter avec le développement à l’échelle industrielle de technologies qui sont déjà dans le paysage : je crois beaucoup à l’hydrogène, à d’autres capacités de stockage et à la chaleur. Je ne parle même pas des batteries dont la technologie évolue très vite. Au passage, je fais le vœu que l’Europe – notamment la France associée à l’Allemagne – développe un projet dimensionné pour que nous ne soyons pas dépendants en termes de mobilité et aussi de capacités de stockage des batteries. Pour moi, l’intermittence n’est en aucun cas un frein, grâce à l’hydraulique mais aussi au développement de nombreuses techniques de stockage.

Je laisse à Mme Pappalardo le soin répondre à la question de M. Brun sur le criblage du personnel.

Mme Michèle Pappalardo. En avril 2017, nous avons créé le COSSEN pour renforcer l’efficacité de toutes ces méthodes et notamment des enquêtes administratives qu’on essaie de centraliser. L’expérience est relativement récente, mais on constate que l’échange suscite de bonnes idées et améliore les travaux. EDF et Orano criblent d’une manière plus systématique tous les personnels qui pénètrent sur leurs sites et ceux sous-traitants. En croisant toutes ces données avec de nouvelles méthodes, on devrait être encore plus performants. On espère que tout cela fonctionne pour le mieux. En tout cas, on progresse encore dans ce type de recherche.

M. le président Paul Christophe. Il restait une question sur la FARN.

Mme Michèle Pappalardo. La Force d’action rapide nucléaire a été mise en place progressivement après Fukushima. C’est une grande nouveauté. Le but est de centraliser les moyens mis à disposition afin d’être en mesure d’intervenir le plus vite possible, avec des personnes expertes et formées, à l’endroit où pourrait survenir un problème. Je n’ai pas vu d’évaluations de la FARN. S’il n’en existe pas, il faudrait en faire de manière relativement transparente car il serait intéressant de voir comment on a progressé. La mutualisation des matériels a permis d’être plus performant et il serait intéressant de le mesurer. Nous allons vous faire une réponse écrite sur ce point.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. J’aimerais revenir sur Fessenheim et l’EPR de Flamanville pour que tout le monde soit bien au clair. La loi sur la transition énergétique ne dit pas que l’on va fermer Fessenheim en échange de la mise en service de l’EPR : si elle plafonne la production de la capacité nucléaire à 63,2 gigawatts, elle n’interdit absolument pas d’être en dessous de ce niveau. Le fait d’attendre la mise en service de l’un pour fermer l’autre résulte d’une décision politique, que l’on y adhère ou pas. La loi permet parfaitement de fermer des réacteurs sans attendre la mise en service de l’EPR.

En matière de sûreté et de sécurité, certaines décisions ont été prises. L’audition du président de l’ASN nous a permis d’apprendre qu’EDF avait déposé auprès du régulateur deux demandes de validation de réacteur EPR d’un nouveau type. De plus, en 2016, le conseil d’administration d’EDF a validé comptablement le prolongement de quarante à cinquante ans de la durée d’exploitation de tous ses réacteurs de 900 mégawatts, à l’exception de ceux de Fessenheim. Cette validation a donc été effectuée avant même que l’ASN ne se soit prononcée sur la prolongation. Cela ne ressemble-t-il pas à une pression à l’égard de l’ASN ?

Cette question est importante dès lors qu’on parle de coûts, de sûreté et de sécurité. L’amortissement des investissements est calculé sur la durée de vie des réacteurs ; plus la durée de vie des réacteurs est longue, plus le coût de production calculé et annoncé est bas. Si l’ASN décidait de ne pas autoriser la prolongation de la durée de vie des réacteurs, le prix de l’électricité pourrait augmenter, ce qui serait politiquement lourd à assumer.

Ces deux mesures – projet de nouveaux EPR et prolongements comptables de la durée d’exploitation des réacteurs – vont-elles dans le sens de la réduction de la part de l’électricité d’origine nucléaire produite en France, décision prise par le Gouvernement et adoptée par le Parlement ? Même si l’on peut débattre sur l’échéance de 2025, il ne fait pas de doute que la réduction à 50 % de la part du nucléaire dans la production d’électricité est bel et bien inscrite dans la loi.

L’État est comptable de la loi qui a été votée. L’État est actionnaire à 83 % d’EDF. Comment se fait-il que l’État ne pèse pas davantage dans les décisions du conseil d’administration d’EDF, alors même qu’elles vont à l’encontre de ses propres décisions ? J’en profite pour rappeler que Jean-Bernard Lévy nous a expliqué, il y a quelque temps, avant même que le Gouvernement ait pris une décision sur la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) que, de toute façon, aucun réacteur ne serait fermé à part ceux de Fessenheim.

M. Nicolas Hulot, ministre dÉtat, ministre de la transition écologique et solidaire. Je souhaitais presque votre question, qui est connexe à votre commission. Il faut rappeler une chose : ce n’est pas EDF qui doit faire la politique énergétique de la France. Libre aux dirigeants d’EDF d’envisager leurs propres scénarios et d’avoir des préférences pour l’un ou pour l’autre ; libre à eux de préparer toutes sortes d’options de leur côté. À ce stade, aucun scénario de la PPE n’est privilégié par rapport à un autre. En outre, nous avons des contraintes fixées par la loi qui ne seront jamais remises en cause, en tout cas pas tant que je serai ministre et, me semble-t-il, pas au cours de ce quinquennat. Ce n’est pas à EDF de nous dire, alors que le débat s’ouvre à peine, que nous n’allons pas fermer d’autres réacteurs pendant le quinquennat. Ou alors, cela signifierait que tous les dés sont pipés…

Je le dis fermement mais je ne veux pas forcer le trait : il y a une programmation et, à la fin, nous déciderons du calendrier en nous fondant sur des critères rationnels et en ne pénalisant aucun des objectifs inscrits dans la loi. Mais vous savez que lorsqu’on fait tourner un modèle, chaque curseur déplacé en conditionne un autre : il est trop tôt pour dire à quel moment la centrale de Fessenheim sera fermée – elle le sera de toute façon au cours du quinquennat – si nous en fermerons d’autres, et combien… Les décisions ne sont pas arrêtées ; en tout cas, elles ne le seront pas par EDF.

Si l’État ne valide pas son plan, EDF devra le représenter. L’État pourra interdire les investissements antinomiques avec la PPE. Le projet de prolonger comptablement de quarante à cinquante ans l’exploitation des réacteurs de 900 mégawatts s’appuie sur une conviction technique : ces réacteurs passeront très prochainement leur quatrième visite décennale. Les dirigeants d’EDF partent de cette hypothèse et estiment que ces réacteurs pourront être exploités jusqu’à cinquante ans en moyenne, sans aucunement préempter la décision de l’ASN concernant les prolongations d’exploitation.

On ne peut pas empêcher les dirigeants d’EDF de faire des prévisions. Est-ce une manière de faire pression sur l’ASN ? Il ne faut pas non plus être paranoïaque. On peut comprendre qu’ils défendent les intérêts d’EDF. Même s’il est majoritaire, l’État n’est pas le seul actionnaire ; les autres ont aussi voix au chapitre. Quoi qu’il en soit, à la fin, c’est l’ASN qui a la main en matière de sécurité. Pour ce qui est des réacteurs que l’on prolonge, que l’on relance ou que l’on ferme, c’est évidemment le gouvernement qui garde la main. Cela va sans dire, mais cela va mieux en le redisant.

Mme Bérangère Abba. En ce qui concerne notre rapport au risque, je suis sûre que vous aussi pensez que la sécurité doit être une priorité absolue et qu’elle doit en particulier primer sur les enjeux économiques. Pensez-vous que cette industrie est suffisamment sécurisée ? Les moyens consacrés à la sécurité de nos installations sont-ils suffisants ? Où situez-vous le curseur de la balance risques/coûts ? Que vous inspire la mention « dans des conditions économiquement acceptables » qui vient parfois compléter les prescriptions et préconisations de l’ASN ?

M. Nicolas Hulot, ministre dÉtat, ministre de la transition écologique et solidaire. On peut poser la question autrement : si l’on n’a pas les moyens économiques d’assurer la sûreté et la sécurité et de limiter le risque, nous devons évidemment en tirer des conséquences pour nos choix énergétiques. La sécurité prime sur tout : vouloir à tous crins un prix de l’énergie bas, quitte à transgresser certaines règles de sécurité, est un mauvais calcul. Du reste, je ne suis pas sûr que cela soit un bon service à rendre à nos acteurs économiques que de s’entêter à avoir le prix de l’énergie le plus bas possible. Les plus compétitifs seront ceux qui auront anticipé la hausse inévitable du prix d’énergie et qui auront pris les mesures nécessaires pour en consommer moins. Mais pour moi, la sécurité est le facteur absolu. Aucun argument économique ne peut venir interférer dans cette priorité.

Mme Natalia Pouzyreff. L’ASN dispose-t-elle réellement des moyens matériels et humains nécessaires pour mener à bien ses missions de contrôle ? En plus de son travail quotidien et des visites décennales, elle doit se projeter dans les scénarios de démantèlement, de fermetures, de retraitement de la matière. A-t-elle les moyens de conduire à la fois son travail quotidien et de la prospective ?

M. Nicolas Hulot, ministre dÉtat, ministre de la transition écologique et solidaire. Le rôle de l’ASN est appelé à devenir de plus en plus dense : les missions vont arriver en cascade. Les moyens humains et financiers affectés à la sûreté nucléaire – à l’ASN et à l’IRSN – ont été augmentés régulièrement et fortement depuis de nombreuses années, au fur et à mesure des besoins. Votre question va néanmoins se reposer à un moment ou un autre pour l’ASN. Je ne peux pas vous répondre catégoriquement que ses moyens actuels lui permettront d’affronter les échéances à venir, qui vont un peu se précipiter. S’ils n’ont pas les moyens d’assumer leurs missions, ils nous le diront car il en va de leur responsabilité. À ce moment-là, nous ajusterons.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Au cours d’une audition, il nous a été dit que les effectifs du COSSEN ne seraient pas au complet : il manquerait treize postes sur les soixante-dix-sept prévus, le MTES n’ayant pas ouvert tous les crédits nécessaires. Qu’en est-il ? Si cela est avéré, pensez-vous que le COSSEN peut se contenter de soixante-quatre postes ?

Mme Régine Engström, secrétaire générale et haut fonctionnaire de défense et de sécurité auprès du ministre dÉtat, ministre de la transition écologique et solidaire. Effectivement, lors de la création du COSSEN, le nombre de postes nécessaires avait été estimé à soixante-dix-sept et il y en a actuellement treize de moins. Notre ministère est en règle puisqu’il a fourni tous les postes qu’il devait fournir. Est-ce suffisant ? Cette entité n’existe que depuis un an et le retour d’expérience ne permet pas de répondre de façon catégorique à cette question. Cela étant, il n’y a pas d’ambiguïté : le renseignement est un besoin tellement important qu’ils auront des effectifs supplémentaires s’ils en ont vraiment besoin.

Cette entité est placée sous la tutelle du ministère de l’intérieur et de notre ministère. Nous les voyons quasiment tous les trimestres. Je tiens à souligner que, dans la conjoncture actuelle, c’est un tour de force de créer une entité de toutes pièces avec, d’entrée de jeu, soixante-quatre postes comblés en moins d’un an.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. On s’en rend bien compte, au regard de tous les sacrifices qu’on doit faire ailleurs ! On est bien d’accord.

Ce matin, vous nous avez fourni des photos de tests effectués sur des bétons, à la suite des interrogations soulevées dans le rapport de Greenpeace, ce dont je vous remercie. Les bétons testés provenaient-ils de bâtiments entourant des réacteurs ou des piscines ? La réponse qui m’a été apportée ce matin ayant été très floue, je repose la question. Comme vous le savez, les questions récurrentes de Greenpeace mettaient en cause moins la vulnérabilité des bâtiments des réacteurs que celle des bâtiments des piscines. Question subsidiaire : si la nouvelle piscine est créée, doit-elle être bunkérisée ?

M. Nicolas Hulot, ministre dÉtat, ministre de la transition écologique et solidaire. Pour le moment, je ne dispose pas des informations qui me permettraient de répondre à votre dernière question.

S’agissant des tests, je vais laisser la parole à Mme Engström qui était là ce matin.

Mme Régine Engström. Effectivement, nous n’avons pas pu vous apporter de réponse lors de l’audition de ce matin. Une fois que nous aurons vérifié, nous transmettrons les résultats avec les autres réponses que nous devons apporter à votre commission.

M. le président Paul Christophe. Monsieur le ministre, il me reste à vous remercier de votre disponibilité et de celle des équipes qui vous ont accompagné. Notre commission d’enquête tient à établir un rapport précis afin d’éclairer vos futures décisions et nos votes à venir, et afin de remplir notre devoir d’information et de transparence à l’égard de nos concitoyens.

M. Nicolas Hulot, ministre dÉtat, ministre de la transition écologique et solidaire. Je reviens à votre première interpellation sur la transparence et à cette espèce d’oxymore entre transparence et secret. Nos intérêts étant liés, je vais très rapidement regarder si l’on peut déverrouiller ces habilitations. Je forme aussi le vœu que vos travaux soient conclusifs, démonstratifs et éclairants : j’en ai cruellement besoin pour exercer mes responsabilités.

M. le président Paul Christophe. Vous pouvez compter sur nous.


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24.   Audition de M. Jean-Marc Nollet, président du groupe écologiste à la Chambre des Représentants du Parlement fédéral belge (19 avril 2018)

M. le président Paul Christophe. Mesdames, messieurs, mes chers collègues, nous accueillons ce matin M. Jean-Marc Nollet, président du groupe écologiste à la Chambre des représentants du Parlement fédéral belge.

Monsieur Nollet, le nucléaire est un sujet sur lequel vous travaillez depuis plusieurs années ; on vous voit d’ailleurs intervenir dans le documentaire d’Éric Guéret et Laure Noualhat Sécurité nucléaire : le grand mensonge ; vous militez pour une sortie de la Belgique du nucléaire à l’horizon 2025. Selon vous, « le renouvelable est deux à trois fois moins cher que le nouveau nucléaire », c’est-à-dire le nucléaire aux normes post-Fukushima.

Je rappelle que la Belgique compte deux centrales – Doel et Tihange – pour un total de sept réacteurs exploités par Electrabel, filiale d’Engie. Trois de ces réacteurs, exploités depuis quarante ans, ont été prolongés pour dix années supplémentaires en 2015.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées de déposer sous serment. Elles doivent jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite, Monsieur Nollet, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Jean-Marc Nollet prête serment.)

M. le président Paul Christophe. Je vais maintenant vous donner la parole pour un exposé liminaire que je vous propose de limiter à une dizaine de minutes.

Je donnerai ensuite la parole à Mme la rapporteure qui vous posera un certain nombre de questions, puis les autres membres de la commission d’enquête pourront également vous interroger.

M. Jean-Marc Nollet, président du groupe écologiste à la Chambre des représentants du Parlement fédéral belge. Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames, messieurs les députés, je vous remercie de m’avoir convié à cet important échange sur la sûreté et la sécurité nucléaires.

Vous me permettrez dans un premier temps de préciser d’où je parle.

Je suis député belge, chef du groupe écologiste au Parlement fédéral belge. En Belgique, le nucléaire est de compétence fédérale. Il faut le préciser dans la mesure où la Belgique est un État fédéré, composé de régions et de communautés. Le nucléaire est de la compétence exclusive du Gouvernement et du Parlement fédéral. Au Parlement, le travail est réparti entre trois commissions : la commission de l’économie, la commission de l’intérieur et la commission de sécurité nucléaire. Je suis membre de ces trois commissions, ce qui me permet d’avoir une vue globale de l’ensemble des enjeux relatifs au nucléaire.

La commission de l’économie s’occupe des choix de politique énergétique, tels que la prolongation des centrales nucléaires ou la sortie du nucléaire en 2025.

La commission de l’intérieur se consacre à la question de la sécurité et de la sûreté en interrogeant régulièrement le ministre de l’Intérieur, en charge non pas de la politique énergétique, mais de la politique de sécurité et de sûreté.

Au sein du parlement belge, la commission de sécurité nucléaire est plus particulièrement chargée de travailler en profondeur différents problèmes liés à la sécurité. Elle ne contrôle pas au jour le jour l’action du Gouvernement mais prend en compte les faits qui se produisent en s’attachant à en déterminer les causes. Il s’agit d’un comité restreint, où siège un député de chaque groupe parlementaire, gage d’une plus grande efficacité. Cette commission travaille également à huis clos. Elle auditionne de nombreuses personnes, elle ne possède pas les pouvoirs d’une commission d’enquête, elle est permanente. Sous la présente législature qui a débuté en 2014, la commission a beaucoup travaillé en raison du nombre élevé d’incidents, de problèmes, voire de menaces en lien avec les volets sécurité et sûreté, qui se sont produits.

Avant de survoler les différents enjeux, je voudrais rappeler la réalité du nucléaire belge. Ce sont quatre sites : deux centres de recherche – l’un au nord, l’autre au sud du pays – et deux centres, l’un comprenant quatre réacteurs, à Doel, au nord du pays, près d’Anvers ; l’autre comptant trois réacteurs au sud, à Tihange, à proximité de Liège. Sur ces sept réacteurs, trois sont obsolètes – ils ont dépassé la date pour laquelle ils avaient initialement été construits –, deux sont fissurés et un réacteur a été saboté.

Je ne referai pas le débat sur la prolongation des centrales dans mon introduction. Je tirerai toutefois deux leçons des débats qui ont eu lieu dans le cadre de la commission de l’économie du parlement belge.

D’une part, l’année 2025 est désormais confirmée, bétonnée, consolidée comme étant la date de sortie du nucléaire en Belgique. C’est un enjeu, dans la mesure où le nucléaire représente 50 % de la production et de la consommation électriques. La loi votée en 2003 indiquait déjà l’échéance de 2025. Elle a été questionnée à plusieurs reprises, mais jamais une majorité ne s’est dégagée pour la remettre en cause.

Au sein du Parlement fédéral belge, neuf groupes politiques sur dix sont favorables à la sortie du nucléaire, un seul ne l’est pas. Dans le cadre de l’alliance gouvernementale, ce dernier a accepté de ne pas changer la loi. De toute façon, étant isolé, il n’aurait pas eu la majorité pour modifier la loi, puisque c’est bien la loi qui précise que la sortie nucléaire a lieu en 2025. Il y a quinze jours, juste avant Pâques, le Gouvernement actuel, qui a fait alliance avec ce parti initialement opposé à la sortie du nucléaire en 2025, a consolidé le principe figurant dans la loi par un pacte énergétique qui dessine les lignes précises de la transition énergétique : le volet de la sortie du nucléaire ainsi que le respect de l’Accord de Paris.

Je tire une seconde leçon de ce débat sur la loi de prolongation partielle. Auparavant, je rappelle que sur les trois réacteurs évoqués, tous n’ont pas été prolongés en 2015. Tihange 1 a été prolongée en 2013, les deux autres centrales ont fait l’objet de deux décisions, prises à la va-vite, en 2015. Je retiens que l’Agence fédérale de contrôle nucléaire (AFCN), l’équivalent de l’Autorité de sécurité nucléaire (ASN) en France, s’est laissé influencer par la situation économique et par la situation politique. Si vous êtes intéressés, je pourrais vous le démontrer au cours de nos échanges. L’AFCN s’est laissé influencer en bradant et en réduisant les exigences qu’elle avait elle-même initialement fixées à un moment où les opérateurs, avant 2010, disposaient de plusieurs années pour mettre en œuvre les modifications nécessaires et garantir la sécurité au-delà de la période de prolongation.

Sous la pression du politique, la décision prise pour deux centrales a été précipitée. Des travaux qui auraient dû être réalisés avant la période de prolongation l’ont été après et des exigences qui avaient été initialement posées ont été revues à la baisse sur instructions politiques et pour répondre à des enjeux économiques afin que les prolongations puissent avoir lieu.

Parallèlement à cette question de la prolongation, les parlementaires ont été largement occupés, notamment dans le cadre de la commission de sécurité nucléaire, par les questions relatives à la sûreté portant sur l’état des cuves des réacteurs de Doel 3 et de Tihange 2. Ces réacteurs ont été mis en service en 1982 et en 1983.

À la suite de la découverte de fissures, des défauts sous revêtement (DSR), dans la centrale française nucléaire du Tricastin, toutes les centrales belges ont fait l’objet d’un contrôle caméra pour déterminer si des défauts similaires n’existaient pas dans les centrales belges. À cette occasion, la centrale de Doel 3, le 2 juin 2012, a été mise à l’arrêt car le contrôle caméra a révélé 8 062 fissures. Je les appelle « fissures », il s’agit de bulles d’hydrogène dans l’acier. En 2012, ces fissures revêtaient une taille moyenne de 9,6 millimètres, la plus grande d’entre elles mesurant 6,7 centimètres. Un même contrôle a été effectué sur la centrale de Tihange 2. Le 13 septembre, on y découvre 2012 fissures, d’une taille moyenne d’un centimètre et d’une taille maximale de 3,6 centimètres. Les centrales ont alors été fermées immédiatement pour des contrôles approfondis.

L’Agence belge a cédé alors à certaines pressions économiques. Les journaux expliquaient que l’arrêt des centrales représentait mensuellement une perte de bénéfices de 40 millions d’euros et jouait de manière pesante sur la rentabilité. Engie est en grande partie propriétaire des centrales belges. En Belgique, on parle d’Electrabel parce que, historiquement, cette entreprise est antérieure à la maison mère Engie. Les deux centrales ont été fermées mais, après des tests, le 17 mai 2013, elles ont été rouvertes. L’Agence fédérale de contrôle nucléaire, par la voix de son président, a assuré qu’à 101 % les centrales ne constituaient ni risque ni menace. Cette phrase m’avait particulièrement frappé, car nous savions qu’une série de tests avaient produit des résultats si peu probants que l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), le bras armé de votre ASN, avait écrit pour envoyer un signal à notre agence de contrôle au mois de décembre 2012, indiquant que sur la base de tels résultats et des informations dont on disposait, la France n’aurait pas envisagé de rouvrir les centrales en question. Je dispose ici de la lettre. En dépit de cet avis, l’Agence belge a rouvert les centrales. Les tests qui ont suivi ont donné d’autres résultats. À Doel 3, on est passé de 8 000 à 13 000 fissures, la taille maximale n’étant plus de 6,7 centimètres, mais de 17,9 centimètres. Imaginez la réaction des citoyens informés de cette évolution des fissures ! Les centrales ont été refermées en urgence en mars 2014 alors que l’Agence expliquait en 2013 qu’elle se disait certaine à 101 % de leur fiabilité. Je veux ici mettre en exergue le fait que l’Agence a failli à sa mission et a cédé à la pression économique. C’est un exemple parmi d’autres car nous avons eu à connaître beaucoup d’incidents, certes de moindre importance.

Au cours des années 2014, 2015, 2016, nous avons constaté au sein de l’état-major de l’opérateur une baisse de la culture de sûreté, c’est-à-dire du titre des différentes interventions en commission de sûreté et sécurité nucléaires de l’Agence. Cela a conduit l’Agence fédérale à déposer des pro justitia auprès du Parquet et à écrire une lettre comminatoire à Mme Isabelle Kocher, directrice générale d’Engie, à Paris. De son côté, la commission de sécurité nucléaire a convoqué Mme Kocher pour évoquer les éléments relevés dans la lettre envoyée par l’Agence de contrôle nucléaire.

La Belgique sortira du nucléaire en 2025. Les centrales fermant, le risque est grand que la question de la sûreté et de la sécurité s’étiole, que les investissements nécessaires ne soient plus réalisés et que, donc, les incidents ne soient plus gérés de façon adéquate. Un des points identifiés dans la lettre de l’Agence fédérale de contrôle nucléaire réside notamment dans le manque de personnels sur certaines fonctions d’importance. J’éprouve cette crainte, d’autant que la sortie du nucléaire a été confirmée et qu’un travail de suivi devrait être assuré. Cette crainte porte au-delà de 2025 pour la question des déchets. La situation de la Belgique est un peu unique en Europe. Les provisions réalisées pour le démantèlement sont insuffisantes ; il manque 20 milliards d’euros. Celles-ci sont entre les mains d’une entreprise dont le siège est à l’étranger et dont l’actionnaire est un autre État. L’argent que les consommateurs belges versent en prévision de la gestion de leurs déchets, même si les provisions sont insuffisantes, est placé et utilisé ailleurs. Si une faillite ou des problèmes économiques devaient advenir – nous savons qu’il y a beaucoup de problèmes dans ce secteur – la Belgique risquerait d’être confrontée à de graves difficultés. Un travail législatif est en cours pour renforcer le cadre de la sécurité des placements de la Commission des provisions nucléaires. L’enjeu porte sur plusieurs milliards d’euros.

Sur le volet financier comme sur celui de la sécurité, le nucléaire n’a pas de frontières. Si un problème devait survenir à Doel 3 ou à Tihange 2, la France en subirait les conséquences. Les nuages radioactifs ne s’arrêtent pas aux frontières. Vous vous souvenez tous de cette allusion, qui nous a été rappelée à l’occasion de la commémoration du 25e anniversaire de la catastrophe de Tchernobyl. Comme on peut le voir dans les archives de France 2 de l’INA, Noël Mamère mettait en cause ceux qui déclaraient que le nuage radioactif n’avait pas franchi nos frontières et qu’il n’y avait pas de danger.

Il y a interaction. Vous avez le droit et le devoir – et vous le faites – d’interroger un pays voisin sur la situation de ses centrales nucléaires. À l’inverse, je me dois de vous faire part de certaines préoccupations sur les centrales françaises situées à notre frontière. La centrale française de Chooz est enclavée dans le territoire belge. Le réacteur, encore en fonction, est l’un des plus récents. Citons également la centrale de Cattenom, dont s’occupent nos amis luxembourgeois. Je pointerai encore la centrale de Gravelines, située à proximité du territoire belge. Il s’agit de l’une des plus grandes centrales européennes, non pas la plus grande cependant, avec accès possible aux piscines par des avions, dans un secteur où beaucoup de nos concitoyens passent leurs vacances. En Belgique, grâce au travail de la commission de sécurité nucléaire, tous les Belges, quel que soit le lieu où ils habitent sur le territoire, peuvent avoir accès gratuitement à des comprimés d’iode payés par Engie. Toujours est-il qu’un accident peut se produire d’autant que ces centrales avoisinent les quarante ans. Nous étudions avec attention les 14 sites Seveso autour de la centrale, de même que nous suivons le débat sur la prolongation des centrales françaises, la France restant un des seuls pays européens à utiliser le nucléaire.

Je ne vous cache pas que nous portons un regard attentif au réacteur EPR de Flamanville, qui a connu de multiples déboires. Je pense aux défauts de la cuve. Je ne peux m’empêcher de procéder à des comparaisons avec Doel 3 et Tihange 2. Les malfaçons avérées de l’usine du Creusot ne sont pas faites pour nous rassurer. Tout cela pour dire que sur les centrales nucléaires, des décisions peuvent être prises de manière conjointe, en tout cas, la transparence doit être renforcée.

Nos travaux portant sur le volet sécurité ont également été très chargés. Sans doute êtes-vous informés que des personnes liées aux attentats de Paris en novembre 2015 et de Bruxelles en mars 2016 étaient également impliquées dans un acte d’espionnage grave d’un haut responsable du centre nucléaire de Mol.

Deux terroristes se sont fait exploser, l’un à l’aéroport belge de Zaventem, l’autre à la station de métro Maelbeek. Ils avaient préalablement récupéré une caméra placée devant le domicile du haut responsable du centre nucléaire. Contrairement à ce que j’ai pu lire dans la presse, ils n’avaient pas l’intention de faire sauter une centrale nucléaire, mais de voler du combustible nucléaire et de l’incorporer dans une bombe conventionnelle pour provoquer des dégâts d’une tout autre ampleur que ceux que nous avons connus. Ils n’ont pu accomplir leur dessein car ils ont été pressés dans leur action terroriste en Belgique, certains de leurs complices ayant été découverts. Ils sont donc passés à l’action sans avoir pu utiliser de matériel nucléaire. Toujours est-il que le risque est bien celui-là et que la menace d’une bombe est réelle. Depuis qu’Abdeslam a été repéré à Forest, des militaires armés assurent une présence dans les installations nucléaires belges, ce qui n’était pas le cas avant.

Le sabotage de Doel 4 a grandement occupé la commission de sécurité nucléaire. Le 5 août 2014, une personne interne à la centrale, dans un acte délibéré de sabotage, a ouvert une vanne. C’est ainsi que les 65 000 litres d’huile de lubrification que contenait le générateur de vapeur ont été évacués d’un coup. La turbine a continué de tourner à sec pendant trente ou quarante minutes. À 3 000 tours minute, elle est sortie de son axe. Elle aurait pu se transformer en projectile contre la partie nucléaire, avec tous les risques que l’on peut imaginer. Heureusement, cela n’a pas été le cas. Toujours est-il que cet acte de sabotage n’est toujours pas élucidé. Nous ne savons toujours pas qui en est l’auteur. Les responsables de l’Agence fédérale qui, dans un premier temps, déclaraient – j’en ai des traces dans les comptes rendus du conseil d’administration de l’Agence – ne pouvoir envisager rouvrir ce réacteur sans connaître l’auteur de cet acte et ses mobiles ont pourtant fini par décider sa réouverture.

La centrale a également été confrontée à des djihadistes que l’on a retrouvés ensuite en Syrie, dont l’un est décédé. Des plans de la centrale nucléaire ont circulé sur le dark net. La cybermenace est incontestable. Je me suis procuré un audit qui avait été réalisé en interne, dont l’Agence fédérale ne disposait pas. Considérant que les faits étaient trop importants, une personne de la centrale a estimé qu’elle devait m’en informer. Cet audit fait état de nombreuses défaillances dans le système de cyberprotection de nos centrales nucléaires. Lorsque je relis cela à la lumière des déclarations du coordinateur européen de la lutte antiterroriste qui prédit, dans les cinq années à venir, une cyberattaque des centrales nucléaires, quand je vois que des opérateurs russes ont déjà tenté d’intervenir dans les systèmes informatiques des centrales nucléaires américaines et européennes, je me dis que la menace est réelle et que la cyberprotection doit être renforcée. La Belgique est notée à 0 sur 100 en matière de cyberprotection des centrales nucléaires par la Nuclear Threat Initiative (NTI). Ce dont je vous parle n’est pas une simple menace, ce sont des faits avérés que nous avons dû gérer en commission sécurité et sûreté nucléaires.

Entre le volet sûreté et le volet sécurité, la ligne de défense de ceux qui gèrent ces dossiers est toujours la même. La première ligne de défense consiste à vivre dans la culture du secret absolu. C’est l’omerta. Moins on en parle, mieux c’est, ce qui, évidemment, est faux. La seconde ligne de défense passe par le déni. Lorsque nous parvenons à produire des éléments, tels que l’audit sur la cybersécurité défaillante, les responsables sont dans le déni, arguant que les éléments défaillants ont été réparés, que tout va bien. La troisième ligne de défense reste la minimisation, l’aseptisation : les termes utilisés sont toujours les mêmes, ils visent à rassurer, les problèmes se limitent toujours, selon eux, à la partie non nucléaire. « Que lon se rassure ! » Et pour preuve, « il ny a pas eu de conséquences », si ce n’est qu’il aurait pu s’en produire ! Ils ajoutent que l’amélioration est continue. Nous avons même entendu un ancien directeur général de l’AFCN déclarer que si un avion devait s’écraser sur le réacteur d’une centrale nucléaire, cela n’engendrerait pas plus de dégâts qu’une banane tombant sur un bureau. Je vous parle bien du directeur général de l’Agence fédérale de contrôle nucléaire belge ! Il faut dire qu’il a fait sa carrière à la centrale nucléaire de Doel.

Son successeur venait également de Doel – le milieu est fermé. En France, je crois qu’il est moins hermétique, mais en Belgique la consanguinité est malsaine. Le directeur qui termine son mandat au mois de mai a déclaré que les éoliennes étaient plus dangereuses que les centrales nucléaires. Tout est dit !

Cette culture du secret, cette omerta, ne protège que les apparences, non les installations. L’enjeu n’est pas de savoir si l’on est pour ou contre le nucléaire. Ma position est connue. Je l’ai rappelée dans le cadre du débat sur la prolongation. La question qui doit tous nous réunir est de savoir comment nous protéger au mieux tant que nous utilisons le nucléaire. Ce sont là deux débats totalement différents. C’est pourquoi la constitution de deux commissions en Belgique pour étudier ces deux aspects de la question est très saine, à la fois la politique énergétique qui comprend le nucléaire et le volet sûreté et sécurité.

Cette situation ne protège pas les installations, elle ne protège que les apparences. Vous l’avez peut-être vu dans le documentaire d’Éric Guéret et Laure Noualhat auquel vous avez fait référence, monsieur le président. Quand j’ai interrogé le ministre de l’intérieur sur les types d’avions qui ont été testés pour mesurer la vulnérabilité des centrales, il a refusé de me dire avec quel modèle d’avion les tests de résistance avaient été réalisés et de me donner la vitesse à laquelle ces avions ont été testés. Cette omerta ne sert à rien puisque, en travaillant avec les services de documentation du parlement belge qui sont très efficaces et en remontant dans les archives, j’ai retrouvé les renseignements que le ministre de l’intérieur refusait de me livrer sur le type d’avion et la vitesse utilisés.

Je puis vous affirmer aujourd’hui que nos trois plus anciennes centrales – mais je pourrais vous livrer également des éléments sur les centrales les plus récentes – ne sont pas en mesure de résister à une chute d’avion intentionnelle, des avions du type de ceux qui sont actuellement basés à Liège, à quelques kilomètres de la centrale de Tihange. C’est une vérité inadmissible pour le secteur. Elle relève de la culture du secret.

Je vous recommande d’aller au fond des choses. La question n’est pas de savoir si l’on est pour ou contre le nucléaire. Je ne chercherai pas à convaincre sur ce sujet ; en revanche, j’essayerai de convaincre sur la nécessité de renforcer la protection, en tout cas en Belgique. Je ne me le permettrais pas pour la France, sauf pour les centrales situées aux frontières que j’ai évoquées.

S’il y a bien une matière où la tolérance doit être identifiée à zéro, c’est bien celle de la sécurité et de la sûreté nucléaires. Demandez des tests, des analyses universitaires indépendantes, des contre-expertises et accédez à l’ensemble des résultats. Lorsque nous avons abordé la question des fissures dans les centrales, l’Agence et les parlementaires n’ont eu accès qu’à une partie des résultats, ceux que l’opérateur a bien voulu livrer. Il a réalisé des tests auxquels nous n’avons pas eu accès et qui sont probablement négatifs. La commission d’enquête qui vous réunit est une opportunité historique, me semble-t-il, pour aller au fond des choses. Nous sommes, vous comme moi, des parlementaires. Vos concitoyens n’accepteraient pas que vous restiez au milieu du gué.

Je reste à votre disposition pour répondre à toutes vos questions.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Monsieur Nollet, nous portons un grand intérêt à la commission belge de sécurité nucléaire, qui n’existe pas en France. Nous aimerions savoir si elle vous donne des habilitations particulières pour vérifier des informations. Vous donne-t-elle accès à des documents classés, classifiés, quel est son pouvoir d’investigation ? Je ne vous cache pas que notre commission se trouve confrontée aux limites de l’exercice. C’est ainsi que nous sommes confrontés à des classifications « secret défense » qui ne nous sont pas accessibles.

M. Jean-Marc Nollet. Dans sa composition, la commission est restreinte, elle est formée de huit députés – un par groupe politique. Elle n’a pas d’habilitations particulières. Nous avons le pouvoir de questionner, de convoquer, etc. Nous ne sommes pas une commission d’enquête ; nous ne pouvons pas obliger des personnes à produire des documents par la contrainte. On pourrait imaginer transformer la commission de sûreté nucléaire en commission d’enquête. Pour l’heure, ce n’est pas le cas. En revanche, nous pouvons procéder à des auditions à huis clos au cours desquelles nous obtenons des informations qui ne sont pas publiques. Mais nous nous heurtons parfois à la loi du silence. Ce qui nous différencie, c’est que vous pouvez aller plus loin, me semble-t-il. Vous m’avez transmis le document cadre de la loi française qui fixe les missions et les responsabilités des commissions d’enquête, les outils dont elle dispose. Vos pouvoirs vous permettent d’aller plus loin que la commission de sûreté, bien que votre commission soit limitée dans le temps. Mais je ne puis que vous inciter à demander les habilitations nécessaires et à avoir accès aux études.

Cela dit, tous les documents ne sont pas classés « secret défense ». J’ai moi-même retrouvé dans les archives des informations alors même qu’elles ne sont pas fournies aux parlementaires. Elles sont donc accessibles, notamment sur les types d’avions. Dans vos recommandations, vous pouvez demander au Gouvernement de procéder à des stress-tests et obliger le Gouvernement à vous livrer les réponses. Je le répète, la population attend de nous ce type d’informations. Imaginez qu’un accident se produise en France ou en Belgique dans les cinq ans. On se reportera aux travaux qui auront été entrepris, notamment par votre commission d’enquête. Je ne dis pas que notre système est la solution à tout, je dis simplement qu’il est une opportunité permanente de faire le point dès qu’un problème se pose et de le faire le plus en profondeur possible, même si le pouvoir de notre commission est parfois limité, faute des habilitations nécessaires.

Aux Pays-Bas, un comité permanent existe, qui ne dispose pas de toutes les habilitations non plus. Cela permet néanmoins de conserver une pression permanente sur la question et parfois d’aller plus loin que les échanges publics en commission de l’Intérieur avec pour le public la possibilité d’avoir accès à l’information. Il faut continuer, chercher au-delà. La solution belge n’est pas idéale de tous les points de vue.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous dites que les résultats des stress tests réalisés avec des avions étaient publics puisque vous les avez retrouvés dans des archives. Lorsque nous posons des questions sur des tests réalisés sur des avions, sur la vulnérabilité des murs des piscines, un des sujets qui revient de façon récurrente en France, nous touchons la limite de notre travail de parlementaire. Je souligne que la question des piscines a largement été mise au premier plan par Greenpeace, qui a d’ailleurs produit un document impressionnant sur la sécurité des réacteurs nucléaires.

Il est intéressant d’évoquer les limites auxquelles nous sommes confrontés avec un parlementaire d’un autre État. Quand nous interrogeons les responsables concernés pour savoir si les tests sur les avions ou sur les murs des piscines ont été réalisés, ils nous répondent que c’est le cas, que les tests ont été concluants, qu’ils sont satisfaits des résultats et qu’ils considèrent que la sécurité est assurée. Pourtant, lorsque nous leur demandons d’avoir accès à ces documents, ils nous répondent qu’ils sont classés. On tourne en rond. Le fait de trouver une solution pour en sortir fait partie des éléments que nous devons étudier attentivement.

Vous avez prononcé des paroles assez graves à propos de l’AFCN dont les responsables, avez-vous dit, se sont laissé influencer par la situation politique et économique en réduisant les exigences qu’elle avait elle-même fixées sur la garantie de sécurité au-delà de la prolongation. Nous avons demandé à auditionner ses responsables qui ont refusé.

Pouvez-vous expliquer la différence entre l’AFCN et l’ASN française qui est une autorité indépendante, l’ASN n’étant pas chargée, contrairement à l’AFCN, des questions de sécurité « passive » ? Les réponses que nous avons obtenues sur la gestion de la sécurité passive sont très différentes selon les interlocuteurs. Comment envisagez-vous une agence qui remplit ses objectifs car on ne peut parvenir à une vraie sûreté nucléaire sans une agence qui ait les moyens de travailler ?

M. Jean-Marc Nollet. L’AFCN est en charge tant du volet protection que du volet sécurité. C’est une bonne chose parce que les deux participent d’un même objectif, à savoir la protection des citoyens, des travailleurs et de l’environnement. La barrière n’est pas hermétique, il y a interaction entre sûreté et sécurité, des arbitrages sont parfois nécessaires. S’agissant de la sécurité, on voudrait que toutes les portes soient fermées mais pour la sûreté, il faut pouvoir en ouvrir. L’exemple que je viens de donner est caricatural. Néanmoins, il est impossible de séparer à ce point sûreté et sécurité. Une agence en charge des deux volets présente un gros avantage. Cela fonctionne de la même manière et une même autorité est responsable. De là à dire que cette autorité remplit correctement ses fonctions, c’est tout à fait autre chose. Elle a failli à ses missions, à la fois sur le volet sûreté et sur le volet sécurité. Elle joue plus souvent un rôle d’huissier qu’un rôle de gendarme. Cela pose de nombreuses questions.

Un audit a porté sur l’AFCN. La commission de sécurité nucléaire a eu accès à l’audit, mais des passages étaient biffés. De par mes fonctions de parlementaire, de mes activités hors de l’Assemblée et grâce à mes contacts, j’ai, toutefois eu accès à l’ensemble de l’audit. Je pourrai vous le fournir si vous le souhaitez, je le transmettrai au président afin que vous puissiez faire la différence entre la partie publique et la partie confidentielle. Cela démontre une perte d’indépendance de l’agence de contrôle.

Pour la partie publique, l’audit met en lumière : «  un climat interne tendu, une ambiance de travail fort négative, une fatigue et un sentiment de résignation partagé par de nombreux collaborateurs. » Et surtout « une impression de perte dindépendance graduelle de lAgence par rapport au monde politique et au monde économique. » Ce n’est pas moi qui le dis, ce sont les auditeurs qui l’écrivent dans leur rapport. « Ce sentiment engendre un doute auprès des collaborateurs qui se demandent si leur travail et leurs recommandations sont bien pris en compte ou si la direction est poussée à prendre des compromis. » La remarque concerne essentiellement les dossiers relatifs aux centrales nucléaires. « Manque de compréhension des priorités à donner… Si lexpertise de lAgence nest pas mise en doute, lAgence nest cependant pas reconnue comme une autorité forte, aux actions cohérentes, capable de simposer dans le paysage institutionnel belge et de montrer la direction dans laquelle elle avance. Lindépendance de lAgence est mise en doute, lAgence semble faible et sensible aux influences politiques et économiques. Cette impression donnée par lAgence à lexterne correspond donc au sentiment ressenti par certains collaborateurs à linterne : manque de pédagogie, difficultés dobtenir des réponses claires et des validations des messages par la direction pour les agents qui doivent communiquer notamment… » C’est à ce stade que les témoignages sont intéressants.

Je citerai un seul extrait d’un témoignage qui a été biffé mais que nous avons pu retrouver dans la version complète.

« Quand je demande au comité de direction quelle est sa position sur tel ou tel sujet, car les journalistes nous contactent, il nous laisse sans réponse ou ses membres se disputent entre eux car ils ne sont pas daccord. En attendant, la presse attend et réalise bien que nous navons pas de position ferme et tranchée. Cela ne fait pas très professionnel. »

« Je suis parfois… », dit un collaborateur « …amené à répondre à un journaliste car je me trouve acculé mais je nai pas le choix et je sais que ce que je raconte ne tient pas la route. Je me sens terriblement mal. » Mais de quoi parle-t-on, si ce n’est de sécurité et de sûreté nucléaires ? On livre donc des informations au grand public par l’intermédiaire des médias en sachant pertinemment qu’elles ne sont pas exactes. Cela interroge.

Dans les archives du Parlement, j’ai retrouvé des documents, des interviews parues dans la presse interne à Electrabel et à la centrale.

Dix ans auparavant, alors qu’il était responsable de la centrale elle-même, celui qui est devenu le directeur de l’agence de contrôle déclarait : « Nous devons clairement expliquer aux politiciens et au grand public que nous visons une exploitation de soixante ans. » La loi évoquait, à l’époque, une exploitation de quarante ans. « Nous devons nous assurer que la loi sur le phasing out soit ajustée. La centrale de Doel 2 tourne à régime renforcé et est prête à tourner trente années supplémentaires. » La personne qui a fait cette déclaration est la même qui a vérifié ensuite si ces centrales étaient capables de fonctionner dix ans de plus. Pensiez-vous vraiment qu’elle dirait non ? Elle a dit elle-même ce qu’il en était. Il y a un vrai problème. J’espère que ce n’est pas possible en France. Chez nous, c’était possible.

Cette interview a été publiée dans un petit organe de presse, interne à l’entreprise. Retrouver ce genre de document permet de mettre en lumière la question de l’indépendance que l’audit lui-même relève. Plus fort encore, ces personnes assument leurs propos dans des interviews où elles disent avoir cédé face aux demandes politiques et économiques. En octobre 2015, « l’Agence reconnaît qu’elle s’est adaptée aux discussions politiques. »

En quelques mois, le Gouvernement a décidé de prolonger deux centrales. L’Agence avait historiquement mis en place un système de contrôles, de suivi des travaux à réaliser, qui nécessitaient plusieurs années. L’Agence était acculée à agir rapidement. Ses responsables ont déclaré : « Oui, cest juste. Nous avons revu notre calendrier. Une inspection de lAgence internationale, prévue pour étudier les conditions dans lesquelles on pouvait les prolonger, a été réalisée deux ans après que les centrales ont été prolongées. » Dans les documents officiels antérieurs de l’Agence, ces mêmes personnes affirmaient que les travaux devaient intervenir avant la prolongation. L’Agence a bradé ses propres existences pour des raisons économiques. Or, l’indépendance doit être le fondement de ce genre d’agence. Oui, il y a des problèmes chez nous. J’ose espérer que ce n’est pas le cas en France.

Je citerai un autre exemple. S’agissant des normes sismiques, l’association des régulateurs européens – Western European Nuclear Regulators Association (WENRA) – a défini en 2014 de nouvelles obligations en la matière. Nous savons que les centrales de Doel 1 et Doel 2, parmi les plus anciennes, ne seront pas en mesure de répondre à ces normes. Les capacités de résistance requises sont fixées à un mouvement d’accélération au sol de 0,1 G. Or, les plus anciennes en Belgique sont de 0,058 G. Nous avons beau faire, nous n’allons pas reprendre la construction du réacteur, sauf à construire une nouvelle centrale. J’ai obtenu les documents de travail interne à l’Agence qui imagine qu’elle rendra obligatoire la mise en place de normes sismiques de 0,1 G en accordant un délai jusqu’en 2025, date de la fermeture des centrales. Cela figure tel quel dans les power points des négociations Full compliances 2025.

J’en viens aux solutions ou options à retenir.

Le regard international, le fait qu’un pays ne puisse pas décider seul, est une solution. L’Agence fédérale de contrôle nucléaire doit fonctionner dans un cadre européen ou du moins faire partie d’un noyau européen intéressé à la question. En Belgique, la situation évolue grâce aux Allemands, aux Luxembourgeois, aux Néerlandais, peu sous la pression de la France en raison de la part prise par le nucléaire chez vous. Les pays voisins, par exemple, exercent d’énormes pressions sur la Belgique au sujet des centrales fissurées. Nous avons eu accès à la transparence et à des informations grâce à ces pays. Si l’AFCN n’était pas liée à ce point à l’État qu’elle contrôle, l’indépendance serait mieux assurée et la capacité à s’opposer serait plus grande, par exemple s’agissant des normes sismiques. J’ignore ce qu’il en est France. Pour la prolongation de vos centrales, il serait utile de vous attacher à ce volet. Les normes ont été renforcées depuis l’époque où les centrales ont été construites. Je l’ai vécu ces cinq dernières années. Le regard des autres pays est extrêmement important.

J’irai plus loin et j’évoquerai la capacité de codécider sur des enjeux aussi fondamentaux que la prolongation des centrales. Lorsque l’on est confronté à des situations comme celle des fissures, cela doit relever d’une autorité plus indépendante que celle d’aujourd’hui et la manière de la rendre plus indépendante est de l’internationaliser. Ce regard étranger serait très utile à un petit pays comme la Belgique. Peut-être la France, de par sa grandeur et sa superficie, en a besoin moins que nous, mais, pour ce qui nous concerne, nous aurions beaucoup à gagner à ce genre de situation.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. À l’avenir, nous serons de plus en plus confrontés à la question du démantèlement qui est un point essentiel de la sûreté. En cas de difficultés, l’ASN n’a aucun moyen de pression sur les centrales en démantèlement, dans la mesure où son seul moyen de pression est de demander la fermeture du réacteur. Or, en l’occurrence, les réacteurs sont fermés.

Que pourrions-nous faire ?

M. Jean-Marc Nollet. La Belgique rencontre le même problème, l’Allemagne certainement aussi. Augmenter les provisions, non comptables, mais réelles, permettrait en partie de contourner la difficulté en intervenant en cas de problèmes identifiés au moment du démantèlement.

Il faut garder en tête que la Belgique sortira du nucléaire en 2025. De par la loi, l’opérateur est responsable du démantèlement, mais il n’aurait plus aucune ressource ni aucun moyen. Dans le cadre du plan « Bianca », Engie est en train d’organiser sa structure juridique. En France et ailleurs dans le monde, Mme Kocher explique qu’Engie sort du nucléaire et développe les énergies renouvelables, se distinguant ainsi d’EDF. Mais quand elle est en Belgique, elle défend le nucléaire. C’est un paradoxe que je pointe très régulièrement. Elle déclare que la centrale de Fessenheim doit être fermée mais explique en Belgique qu’il faudrait prolonger les centrales les plus anciennes. Sur la question du démantèlement, la commission des provisions nucléaires belges vient de remettre différentes propositions, que je pourrais vous transmettre,

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Quel est le rôle de la commission des provisions nucléaires ?

M. Jean-Marc Nollet. La commission est constituée de cinq ou six experts qui vérifient si les montants provisionnés et leur disponibilité sont suffisants. Elle pointe dans plusieurs de ses derniers rapports que les montants sont insuffisants.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Par qui sont nommés les experts ?

M. Jean-Marc Nollet. Par le Gouvernement. Ils sont désignés ès qualités : il y a un expert de la Banque nationale, un représentant de la direction générale… Je ne m’aventurerai pas plus loin, je n’en connais pas la composition par cœur. Je vous la fournirai.

La commission réalise un travail extrêmement important et vient de remettre au Gouvernement des propositions pour consolider le cadre juridique. Depuis 2010-2011, le problème est pointé et le risque que Engie organise sa structure en créant une bad bank, comme les banques l’ont fait au moment de la crise financière avec le nucléaire, dans le projet Bianca. Cette entreprise tombe en faillite. Je le répète, le système est hallucinant. En fait, le risque est provisionné, mais la provision est utilisée, elle est donc purement comptable, l’argent est utilisé à d’autres projets par Engie, ailleurs dans le monde. La Belgique pourrait se retrouver avec une entreprise en faillite sans avoir accès à ses réserves ; elle serait obligée de payer le démantèlement et la gestion des déchets.

Afin de parer le risque, il conviendrait de bloquer les provisions sur un compte à la Banque nationale et de l’approvisionner davantage pour faire face à d’éventuels problèmes au moment du démantèlement, lorsque l’on ne dispose plus d’aucun levier sur les entreprises, et rembourser ce montant s’il s’avérait inutile.

Les parlementaires écologistes ont commandé un rapport à l’université sur le taux des approvisionnements. Nous nous sommes reportés aux rapports de 2012-2014 produits par la Cour des comptes française sur les provisions en France. Le taux d’actualisation des provisions nucléaires était de 4,8 % en France comme en Belgique ; il est aujourd’hui de 3,5 %.

Le groupe des écologistes a remis un rapport mettant en avant le taux trop élevé de 4,8 %. Imaginez-vous un taux de croissance et d’inflation annuel de 4,8 % sur une durée de 70, 100 ou 120 ans ? Aujourd’hui, aucun économiste n’oserait le proposer. Sous la pression du travail parlementaire du groupe des écologistes, le taux d’actualisation est déjà tombé à 3,5 % et il devrait continuer de diminuer. Cette baisse du taux a obligé Engie à verser 1,6 milliard d’euros supplémentaire au fonds de provision, ce qui, à l’échelle de la Belgique, est énorme mais reste encore insuffisant.

Le taux d’actualisation a été revu, mais l’estimation du montant nécessaire reste à étudier.

Sans doute êtes-vous informés du travail réalisé en Suisse en matière d’évaluation des coûts du démantèlement. La Belgique est à peu près alignée sur le volet suisse. Le coût de démantèlement d’une centrale de 1 000 mégawatts est à peu près identique dans les deux pays. En revanche, sur le volet « gestion des déchets », si nous devions faire une règle de trois par rapport à la Suisse, il manquerait 20 milliards d’euros en Belgique, ce qui est énorme à l’échelle du pays, de la France également. Je vous invite à évaluer le coût du démantèlement en France, ne serait-ce que pour provoquer un débat sur les paramètres qui sont pris en compte par les agences qui en évaluent le coût.

J’ai trouvé hallucinant qu’en France le ministre décide du montant de 25 milliards d’euros, alors que les conditions de sécurité et de profondeur devraient être évaluées avant de déterminer le coût. Cela dit, je ne connais pas le détail du système. En Belgique, c’est la commission des provisions nucléaires qui utilise des paramètres dépassés, notamment je continue à l’interpeller sur la base du modèle suisse, dont le calcul vient d’être revu par l’administration : le coût a été augmenté d’un milliard de francs suisses. Ce qui signifie que, dans la règle de trois, je devrais actualiser mon chiffre de 20 milliards d’euros.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Pour finir sur la question du démantèlement, vous avez abordé un sujet préoccupant : il s’agit de la perte de la culture de sûreté, notamment parce que nous ne construisons plus de centrales, engendrant une perte de culture et de compétences. Or il est nécessaire de gérer les questions de sûreté et le démantèlement. Avez-vous des propositions en ce sens ?

Vous avez évoqué les risques de cyberattaques dans les centrales. Vous avez indiqué que vous disposiez d’un document prouvant la grande vulnérabilité des centrales belges. Pourriez-vous en parler ou en tout cas nous fournir le document ?

M. Jean-Marc Nollet. Sur la culture de sûreté, je peux vous laisser une copie de la lettre que l’Agence belge a envoyée à Mme Isabelle Kocher en septembre 2016. Certes, elle ne porte pas sur le volet du démantèlement, mais elle donne des indications sur ce qui est considéré comme étant une perte de la culture de sûreté, liée davantage à une certaine nonchalance qu’à la perte de l’expertise.

Je suis assuré que les ingénieurs font leur travail avec sérieux et grande attention car, avant même les citoyens, ils sont les premiers concernés, ils sont au cœur de la centrale. Cela dit, quand des investissements de sécurité et de sûreté sont nécessaires, ont-ils l’oreille attentive des décideurs et des financiers de l’entreprise ? Les témoignages que je peux recueillir interpellent. Je suppose que vous auditionnez également des personnels internes aux centrales, des représentants de travailleurs. On constate parfois des chaînons manquants entre ceux qui dressent les rapports et ceux qui prennent les décisions en lien avec les rapports sur la sûreté. Ce sera plus vrai encore avec la décision de sortir du nucléaire en 2025. Le signal que nous devons envoyer s’adresse également au secteur. Avec le démantèlement, il y en a encore pour au moins trente ans et avec la gestion des déchets des centaines de milliers d’années, voire davantage. Il reste encore du travail, et du travail de qualité, de haute exigence scientifique autour de la gestion du démantèlement et des déchets. Sérieux industriel et contrôle seront absolument nécessaires. Si nous perdons un levier, nous ne les perdons pas tous. Voilà pour le volet culture de sécurité.

Sur la question de cybersécurité, une personne est venue me voir parce qu’elle savait que je travaillais sur les thèmes de la sécurité et de la sûreté. Elle m’a dit travailler dans le nucléaire et y être favorable, mais elle voulait que cela se passe le mieux possible. Elle m’a alerté sur le fait que des plans des centrales belges circulaient sur le darknet.

Ainsi que je l’ai rappelé précédemment, du point de vue de la cybersécurité, la Belgique est notée 0 sur 100 à l’indice NTI. Le document étant public, vous pourrez vous renseigner sur la France. Notre cadre juridique est insuffisant. L’Agence ne disposait pas de l’audit interne à Engie. L’Agence a un seul expert cybersécurité, ce qui est totalement insuffisant au regard des risques. L’audit relevait 13 écarts importants et 2 non-conformités dans les centrales nucléaires, à la fois à la centrale de Doel et à la centrale de Tihange.

À la page 19 du rapport, il est indiqué que les plans de site security de Doel ont été livrés à un sous-traitant informatique d’Electrabel, qui disposait de tous les plans à l’insu de l’opérateur. Sans doute ce dernier n’a-t-il pas mis en place suffisamment de codes de sécurité. Les sous-traitants dans le secteur sont nombreux, notamment dans le domaine informatique, ce qui est très inquiétant. Les plans sont partis en Inde. Toujours est-il que le sous-traitant a eu accès, à l’insu d’Electrabel, à l’ensemble des plans de site security et aux codes, en contradiction avec l’idée que ce type d’informations devait rester secret de l’AFCN. J’en suis bien d’accord, mais l’audit lui-même aurait dû être livré à l’AFCN qui n’a accès qu’aux informations que Electrabel-Engie veut bien lui donner.

La même chose s’est produite pour les tests des fissures à Doel 3 et à Tihange 2. Je souhaitais que l’Agence réalise ses propres tests et non pas uniquement les tests que l’opérateur veut bien lui donner et qu’elle se renseigne sur les tests qu’il a réalisés et qu’il n’a pas souhaité livrer. Ce n’est pas dans la culture à l’œuvre. La philosophie actuelle veut que l’opérateur lui-même soit responsable. C’est bien mais cela reste insuffisant. Ce principe s’applique pour l’informatique comme pour toute autre matière.

Lorsque je demande si des stress tests ont été réalisés sur le système informatique, le ministre me répond que c’est le cas mais que les résultats sont confidentiels. Et que fait-on de ce qui est confidentiel ? On n’en fait rien tant qu’un parlementaire ne les a pas mis en lumière, ce qui permet alors d’agir. Il est illusoire de penser que dans la centrale nucléaire tout est hermétique entre l’interne et l’externe. Je dispose ici des extraits de discussions qui ont eu lieu au sein de l’Agence fédérale de contrôle nucléaire. Un expert a déclaré que la tâche est compliquée par les systèmes informatiques des centrales qui ne fonctionnent pas sans lien avec l’extérieur. Il est d’avis que cela les rend très vulnérables. Cela figure dans des documents internes à l’Agence de contrôle.

On nous dit toujours que tout va bien. Demandez s’il y a du wifi, si les gens n’utilisent pas de clés USB, demandez-leur ce qu’ils font de leur montre, elle-même liée à l’extérieur, demandez-leur s’il y a du GSM. Quand on voit que des personnes, en interne, sont capables de mener des actions de sabotage, nous avons de quoi à être interpellés, sans parler des cyberattaques russes. Ce n’est pas pour rien que le grand responsable européen et le commissaire européen ont envoyé un signal d’alarme et expliqué que d’ici à cinq ans, les Russes pourraient prendre le contrôle des centrales nucléaires par cyberattaques. À la question « Craignez-vous une cyberattaque terroriste dune centrale nucléaire ? », Julian King, commissaire européen à la sécurité a répondu : « Le risque dune cyberattaque terroriste est très élevé. La cybercriminalité augmente de façon exponentielle. » Les responsables des centrales le reconnaissent mais que font-ils ? Je crois que nous avons tous des responsabilités à assumer si nous voulons devancer les risques.

Certains nous reprochent qu’agissant ainsi nous alertons et informons les terroristes. Mais ces derniers sont informés. Les informations circulent sur le darknet sans que nous intervenions ; c’est après-coup que nous les mettons en avant.

Mme Bérengère Abba. Je souhaiterais en savoir davantage sur les choix opérés par la Belgique en matière de gestion des déchets nucléaires, en particulier des déchets ultimes, et connaître votre opinion sur les différentes options.

M. Anthony Cellier. Merci, monsieur Nollet, de votre présentation faite avec ferveur. On comprend que vous avez travaillé le sujet de nombreuses années.

Comparaison n’est pas raison ; toutefois, en vous écoutant présenter votre travail sur les centrales nucléaires belges, je me suis dit que si le système français d’encadrement sur le volet sûreté et sécurité n’est, certes, pas parfait, il est toutefois assez bien pensé. Je vous propose cependant d’inverser les rôles. Aussi vous demanderai-je, puisque vous avez travaillé sur les centrales nucléaires voisines de la Belgique, de nous livrer votre avis sur le degré d’encadrement des centrales nucléaires françaises en matière de sécurité et de sûreté.

M. Jean-Marc Nollet. La Belgique n’a pas encore pris de décision en matière de gestion des déchets. Ce serait, dit-on, imminent. Le Gouvernement a reçu de l’Organisme national des déchets radioactifs et des matières fissiles enrichies (ONDRAF), un dossier mis à jour ; l’ONDRAF est l’équivalent belge de votre Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA), l’organisme appelé à gérer les déchets.

En 2011, l’ONDRAF a fait une proposition qui s’articulait autour de quatre points : 1) un stockage dans une couche géologique profonde, à l’instar de la France ; 2) cette couche géologique devra être de l’argile de Boom peu indurée ; 3) le stockage devra avoir lieu sur le territoire belge ; 4) le stockage devra être implanté sur un site unique.

Saisie de ce projet, l’AFCN a refusé le point 2). Je me suis intéressé à la proposition du stockage dans l’argile peu indurée. Une nappe phréatique se situe en dessous du « Cigéo belge », sur un territoire dont l’ONDRAF est propriétaire. Or, les Pays-Bas pompent dans cette nappe. C’est là une illustration du principe selon lequel chacun implante ses installations au plus près des frontières. La centrale de Chooz en est un exemple.

La proposition de l’ONDRAF a été refusée. Pour autant, il n’a pas varié de position pendant six ans et écrit aux ministres concernés qu’ils leur appartenaient de décider, ce à quoi le Gouvernement a répondu négativement en raison de l’opposition de l’AFCN.

Un nouveau directeur général a récemment formulé une nouvelle proposition en retirant les points 2 et 4 portant sur l’obligation de l’argile peu indurée et l’obligation du site unique. Les centrales belges sont implantées au nord et au sud ; il en va de même des centres de recherche. Peut-être en sera-t-il de même pour les centres de déchets. En tout cas, l’obligation d’un site unique a été retirée à la demande du Gouvernement.

Une nouvelle proposition est formulée. Mais, à mes yeux, et au vu de l’analyse de ce dossier, je considère que c’est une illusion de solution. La même question se pose en France. On enfouira les déchets, et après ? Je suppose que vous avez eu connaissance de ce qui s’est produit aux États-Unis, au centre de stockage de déchets radioactifs WIPP. Un conteneur de déchets a pris feu, causant à lui seul deux milliards de dollars de dégâts et plusieurs mois d’arrêt du site. Nous ne sommes pas à l’abri de tels accidents, ni en Belgique ni en France, car il s’agit de projets expérimentaux et qu’à ce titre nous n’avons pas de retours d’expérience.

Des raisons d’ordre éthique se posent. Tout montre que l’on oubliera ces déchets et d’ailleurs les choses sont pensées pour les oublier. On ne peut imaginer transmettre des informations au-delà de quatre ou cinq cents ans alors même que les effets de tels projets courront des centaines de milliers d’années. La meilleure manière de lutter contre l’oubli est de ne pouvoir oublier et donc d’être obligés de se poser régulièrement la question.

Je suis favorable à une gestion en subsurface, c’est-à-dire à trente ou quarante mètres de profondeur. Une telle solution nous obligera à nous reposer la question tous les deux cents ans et situe à un horizon humain en ce qu’elle permet d’envisager la transmission d’informations ; ce n’est pas un projet pensé pour être oublié.

Au surplus, c’est la seule manière de rendre le stockage réversible, récupérable. Lorsqu’ils ont été interrogés sur ce thème dans les années 2010-2011, les Belges ont conditionné l’enfouissement à la réversibilité à tout moment, non pas aux seules quatre-vingts ou cent premières années. La seule manière de rendre les produits récupérables est de les gérer tous les cent ans.

Troisièmement, l’enfouissement en subsurface est la seule décision qui tienne réellement compte de l’évolution de la science. Les enfouir et « refermer le bouchon » relève d’un comportement antiscientifique. Prétendre que la science n’apportera pas de solutions d’ici à des centaines de milliers d’années, alors que chacun sait que la science évolue, est un comportement très prétentieux. De ce point de vue, la gestion en subsurface permet de tenir compte davantage des évolutions.

Quatrièmement, en arrêtant une décision définitive aujourd’hui, nous encourrions le risque de confisquer la décision aux générations futures en décidant pour elles. On m’objecte parfois que l’on transmettrait le coût aux générations futures. Non : le coût, de toute façon, sera transféré en cas d’accident. Par ailleurs, la manière dont les provisions sont calculées nous permet d’imaginer des solutions qui se renouvellent tous les cent ans.

Cinquièmement, nous devons maintenir un contrôle sur ces déchets dont on ignore comment ils évolueront. Être en mesure de le faire nécessite de ne pas « refermer le bouchon », mais, au contraire, de garder un contrôle humain, pérenne et actif. Le volet « enfouissement et gestion en profondeur » revient à oublier tout contrôle, laissant à la nature le soin de les gérer.

Enfin, ainsi que je l’ai déjà dit, nous travaillons à un horizon de cent ou deux cents ans, imaginable pour un être humain. Cent mille ans ou quatre cent mille ans sont des durées que nous ne savons pas imaginer.

Pour l’ensemble de ces raisons, la gestion en subsurface est supérieure à la gestion en profondeur. Je ne peux que vous inciter à maintenir ouverte la discussion autour de ces enjeux, car, une fois les décisions prises, nous sommes incités à ne plus réfléchir.

Sur votre autre question, je serai malheureusement plus bref. Je n’aime pas m’avancer sur un terrain sans compétences approfondies. J’ai pu m’exprimer sur les centrales situées à proximité de la frontière belge – Gravelines, Chooz, Cattenom – mais je ne me permettrai pas d’exposer un point de vue sur les autres centrales françaises, faute de les connaître. J’ai déjà bien du travail pour suivre ce qui se joue sur les sept centrales belges, sur la centrale de recherche et encore sur celle de Chooz située dans une « enclave » française à l’intérieur du territoire belge.

M. Anthony Cellier. Ma question ne porte pas tant sur votre vision des centrales nucléaires française que sur le système d’encadrement de la sécurité et de la sûreté en France.

M. Jean-Marc Nollet. De ce point de vue, le système intégré est, selon moi, plus solide, car il est confié à la même Agence. Pour autant, cela ne signifie pas que l’Agence remplisse bien ses fonctions. Cela dit, le système lui-même me semble être meilleur même si le regard international et la décision internationale, qui serait une avancée supplémentaire, font défaut.

La commission de sécurité nucléaire est une bonne chose, et votre commission d’enquête est intéressante. Je serai très attentif à ses recommandations qui nous aideront. Qui sait si vous-mêmes, monsieur le président, madame la rapporteure, ne serez pas invités par la commission de sécurité nucléaire belge à présenter votre rapport. Ce n’est pas moi qui décide, mais je trouve qu’il serait utile que nous nous y intéressions.

M. le président Paul Christophe. Merci, monsieur Nollet. J’appelle une deuxième série de questions.

M. Jean-Marc Zulesi. Que ce soit en Belgique ou en France, nos centrales ont été survolées par des drones. Comment la Belgique appréhende-t-elle ce risque ? En votre qualité de président du groupe écologiste à la Chambre des représentants du parlement belge, quel regard portez-vous sur cette menace ?

Mme Perrine Goulet. Nous avons évoqué la masse des déchets liés au démantèlement. Comment gérez-vous, à l’heure actuelle, vos combustibles usés ?

Vous annoncez la fermeture de toutes vos centrales en 2025 qui représentent 50 % de votre production d’électricité. Comment comptez-vous les remplacer ?

M. Jean-Marc Nollet. Le survol des centrales belges par des drones est moins connu que le survol systématique organisé par on ne sait qui en France. Mais nos centrales ont également été survolées : la centrale de Doel en décembre 2014, la centrale de Tihange en mars 2015. Sont-ce des survols amateurs, ou sont-ils structurés et coordonnés ? On ne sait. Personnellement, je suis plus inquiet par des chutes intentionnelles d’avions que par le survol des drones. Le survol par les drones ne signifie pas une totale absence de risques, mais, dirons-nous, le risque direct est limité.

Le poids que porte un drone est faible. Bien sûr, tout dépend de la nature de ce qu’il transporte et où il largue son contenu. Un explosif classique n’aurait que peu d’impact. En revanche, un drone peut capter une série d’informations et perturber les systèmes en place. J’ai moi-même survolé une centrale en hélicoptère ; à cette occasion, j’ai noté que des informations pouvaient être récupérées.

Ainsi que mon travail a pu le mettre en lumière, je crois que les avions présentent un plus grand que les drones. Les centrales ne sont pas en mesure de résister à une chute intentionnelle. Bien que ce ne soit pas aisé, quelqu’un de bien informé et de bien formé peut atteindre les piscines ou les réacteurs. S’agissant des drones, j’attends les résultats des enquêtes, en France comme en Belgique. À ce stade, je ne dispose pas de l’information suffisante pour affirmer que le risque est imminent et considérable, tout en constatant qu’il n’est ni sain ni bon que les centrales soient survolées.

La Belgique a longtemps retraité ses combustibles usés en les envoyant à La Hague. Depuis 2017, elle les a rapatriés sous forme vitrifiée. Après que les combustibles sont passés en piscine de désactivation, le stockage temporaire en Belgique est organisé de manière différente à Doel et à Tihange. À Tihange, le stockage s’opère dans les piscines, ce qui est moins sécure qu’à Doel où l’on procède à un stockage à sec.

En 2023, les piscines de Tihange seront saturées. D’ici là, Engie-Electrabel doit imaginer des projets d’agrandissement des sites de stockage ; elle y travaille d’ores et déjà. L’opérateur évolue vers le mode de stockage à sec, y compris pour la partie complémentaire et nécessaire à la centrale de Tihange. Je pense également, pour ma part, que le stockage à sec est plus sécurisé, mais je veux surtout faire remarquer que l’opérateur lui-même penche en faveur de cette solution, qu’il mettra en œuvre une fois que le projet sera déposé et que les accords seront donnés par l’AFCN, qui formulera certainement des critiques sur le projet lui-même. Le principe même du stockage à sec est plus sûr et c’est dans cette direction que l’on s’engage, même si l’aéroport est construit à quelques kilomètres de la centrale de Tihange qui se situe dans l’axe de survol.

La Belgique met actuellement la dernière main à un pacte énergétique qui sera publié en juillet et qui consolide la décision « du Vendredi saint ». Même si la Belgique n’est pas un pays plus religieux qu’un autre, tous les grands accords politiques portent le nom d’une fête religieuse. Toujours est-il que ce pacte énergétique en projet, qui est intervenu le vendredi précédant Pâques, prévoit le déploiement des énergies renouvelables et le recours au gaz pour assurer la transition. C’est un défi, mais il peut être relevé. Voilà un an, le gestionnaire de réseau de transports Elia a remis une étude très détaillée sur la possibilité de respecter, malgré le retard pris, le calendrier de la loi que les écologistes ont fait voter en 2003, laquelle prévoyait de sortir du nucléaire en 2025 et de remplacer 50 % d’électricité nucléaire par une montée en puissance du recours aux énergies renouvelables et une montée en puissance du gaz jusqu’en 2040-2045. Certes, les émissions de CO2 progresseront légèrement. N’oublions pas cependant que l’électricité n’est qu’une partie de l’énergie utilisée et que la production du Co2 est pour l’essentiel le fait d’autres productions que la production électrique. L’utilisation du gaz pour produire de l’électricité émettra un peu plus de CO2, mais ce surplus sera compensé par le travail réalisé par ailleurs, notamment par l’électrification croissante dans le domaine du chauffage, l’utilisation des pompes à chaleur, et la mobilité. Le CO2 diminuera bien plus sur ce volet, ce qui permettra de respecter l’Accord de Paris. J’ose espérer que la COP 24 prendra des mesures pour combler le gap entre l’engagement pris par l’Accord de Paris de ne pas augmenter sur un siècle la température de 1,5 ou 2 degrés Celsius et la tendance actuelle qui se situe à 3,5 ou 4 degrés. Je pense que l’on devrait retenir la proposition de la Suède et des Pays-Bas, qui reste techniquement compatible avec notre plan de sortie nucléaire.

J’ai effectué un petit travail que j’ai envoyé au Gouvernement en lui proposant trois scénarios pour, à la fois, quitter le nucléaire en 2025 et l’énergie fossile en 2050 : un scénario terre, un scénario mer et un scénario soleil. Nous avons toujours besoin d’éolien on shore et off shore et de panneaux solaires ; mais, en jouant davantage sur l’une ou l’autre voie, on dégage trois scénarios possibles qui montrent comment la Belgique peut sortir du nucléaire et des énergies fossiles en recourant au gaz pour la phase de transition. Je peux vous remettre ce document chiffré à l’échelle de la Belgique. Il ressort que si nous sommes ambitieux et si un consensus politique se dégageait, nous pourrions avancer. De ce point de vue, nous créons des alliances industrielles en Belgique avec les Allemands et ceux qui progressent dans leur volonté d’utiliser des énergies renouvelables. Je crois que nous en aurons de moins en moins avec la France car le nucléaire ne sera plus nécessaire et ne sera plus dans le jeu. Mon document n’est pas le plan du Gouvernement, qui finalise le sien pour le mois de juillet.

M. Grégory Galbadon. Député de la Manche, j’habite à 70 kilomètres de la centrale de Flamanville et de l’EPR.

Je voulais poser une question sur l’après-nucléaire en Belgique à laquelle vous avez en partie répondu. À travers vous, je voudrais connaître le sentiment du peuple belge sur les questions relatives au nucléaire et à l’après-nucléaire et sur les mesures prises par votre Gouvernement en matière de rénovation énergétique des bâtiments et d’économie d’énergie.

M. Jean-Marc Nollet. À défaut de référendum et de consultation populaire, les sondages montrent que le peuple belge est de plus en plus favorable à la sortie du nucléaire. Cette opinion est en phase avec le consensus politique. Il est intéressant de suivre le discours de différentes familles politiques. Les écologistes ont toujours été cohérents et opposés au nucléaire. Les autres, notamment les libéraux, ont plaidé, en début de législature en 2015, en faveur de la prolongation de dix ans des centrales de Doel 1 et Doel 2, c’est-à-dire une prolongation qui respecte l’échéance finale de 2025 telle que fixée en 2003, quand les écologistes étaient au Gouvernement et qu’ils avaient fait de la sortie échelonnée du nucléaire une priorité.

À l’origine, les libéraux disaient vouloir conserver le nucléaire ; désormais, eu égard à la fragilité du dispositif, à sa faiblesse en termes de sûreté et de sécurité, eu égard au fait que nos concitoyens ont peur du nucléaire et demandent une plus grande sécurité, ils mettent en avant la nécessité de l’abandonner. C’est bien la preuve qu’eux aussi constatent qu’une majorité se dégage et peut-être même, à défaut d’une unanimité, qu’un consensus se dégage autour d’une solution techniquement réalisable. Ce n’est pas seulement un choix idéologique, c’est un choix qu’il est possible d’atteindre. La majorité de la population y est favorable et, dans les sondages, 65 % des gens demandent que les déchets nucléaires soient récupérables à tout moment de leur histoire. Voilà ce qu’il en est de l’opinion du peuple belge. Il existe tout de même des différences entre le nord et le sud, le nord étant un peu plus favorable au nucléaire que le sud.

Dans une vie antérieure, j’ai eu l’occasion d’être ministre en charge de la politique énergétique à l’échelon régional. En Belgique, les régions sont chargées des politiques d’efficacité énergétique, donc d’économie d’énergie. Des primes ont été alors créées pour soutenir les particuliers qui isolaient leurs bâtiments. La difficulté tient dans la faiblesse du renouvellement du parc de logement, soit 1 % par an dans le sud du pays, ce qui est bien trop lent, malgré l’octroi de primes. Au nord, le renouvellement est plus rapide car la richesse est plus élevée. En 2009, nous avons donc triplé les primes et pour toucher les publics les plus précarisés, nous avons différencié leur montant en fonction des revenus des bénéficiaires. Cela reste toutefois insuffisant.

Pour répondre à l’enjeu des élections législatives générales de 2019, il faut désormais imaginer des implémentations par quartier. On mobilisera ainsi toutes les entreprises en même temps dans un même quartier, avant de passer au quartier voisin. Ce sont là des politiques publiques incitatives, mais plus présentes, plus réelles et plus globalisées. Si nous voulons retrouver la courbe qui nous conduira à rendre possible l’Accord de Paris, il nous faut accélérer ce volet et le volet transport. S’agissant des bâtiments, les courbes montrent que la consommation est stabilisée. Cela dit, si les gens sont incités à isoler leur maison, en revanche, en matière de transport, la consommation explose, progressant de 20 % en cinq ou dix ans.

M. le président Paul Christophe. Je vous interromps car nous sortons un peu de notre sujet et Mme le rapporteur a une autre question à vous soumettre.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. La question des transports est un point de vulnérabilité. Avez-vous déjà relevé des problèmes liés aux transports de matières ? Avez-vous apporté des solutions qui seraient intéressantes à reprendre ?

M. Jean-Marc Nollet. Pour l’heure, nous ne rencontrons plus trop de problèmes de transport en lien avec les centrales nucléaires. Nous en avons en lien avec les centres de recherche nucléaire, puisque ces dernières utilisent encore de l’uranium hautement enrichi très dangereux. Les produits arrivent des États-Unis puis passent par Mol pour aller vers Fleurus.

Pourquoi est-ce dangereux ? Je pense à la surveillance du haut responsable du centre d’études nucléaires par les terroristes. S’ils se procurent cet uranium hautement enrichi pour l’introduire dans une bombe conventionnelle, je n’ose imaginer les dégâts, y compris symboliques et psychologiques. Le risque est réel et non totalement maîtrisé. Nous allons devoir à nouveau nous pencher sur la question en commission de sécurité nucléaire car cela fait longtemps que nous ne l’avons pas évoquée.

En revanche, sur le volet relatif au transport des matériaux liés aux centrales nucléaires, la question est stabilisée pour quelques années. Les combustibles se trouvent sur les sites et le combustible retraité est rapatrié. Il n’y a plus de transfert à La Hague, sauf quand des produits traversent la Belgique, comme mardi dernier, venant de La Hague pour être rapatriés aux Pays-Bas. Les produits venant de La Hague ont été acheminés au terminal ferroviaire de Valognes où ils sont partis en train vers Mol pour ensuite être transportés en camion sur cinq kilomètres. Les parcours en train sont aisément repérables, les moments de parcours le sont moins dans la mesure où l’information n’est délivrée que le lendemain. Cela dit, les militants étaient mobilisés le long des voies de chemin de fer. Les transferts sont donc connus d’une manière ou d’une autre. Je ne crois pas que le train soit vraiment une solution par rapport au transport par camion. La meilleure solution consiste purement et simplement à cesser de transférer de tels matériaux.

Pour ce qui concerne les centres de recherche, l’engagement a été pris à Washington de ne plus recourir en 2020 à l’uranium hautement enrichi. Ce sera le cas pour l’un des deux centres de recherche belges qui travaillera avec de l’uranium faiblement enrichi. C’est déjà une bonne chose. Nous ne disposons pas encore du calendrier relatif au second centre.

Pour ce qui concerne la France, il faut arrêter le retraitement ou, du moins, minimiser le nombre des transports. Restera à travailler la sécurité des transports eux-mêmes. Ce que j’ai vu dans le film a de quoi nous interpeller.

M. le président Paul Christophe. Monsieur Nollet, nous vous remercions de la qualité de vos propos, de votre disponibilité et du travail, parfois nocturne auquel vous vous astreignez, et des documents que vous avez bien voulu, d’ores et déjà, nous remettre.


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25.   Audition de M. Guillaume Poupard, directeur général de l’Agence nationale de sécurité des systèmes informatiques (ANSSI) (19 avril 2018)

M. le président Paul Christophe. Mesdames, messieurs, chers collègues, nous accueillons maintenant M. Guillaume Poupard, directeur général de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI).

Créée en 2009, l’ANSSI est un service à compétence nationale rattaché au secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN).

L’ANSSI est chargée à la fois d’un service de veille, de détection, d’alerte et de réaction aux attaques informatiques, notamment sur les réseaux de l’État, et de la promotion des bonnes pratiques numériques auprès des administrations, des entreprises et du public.

Les effectifs de l’agence sont passés de 120 équivalents temps plein (ETP) à sa création à environ 550 aujourd’hui. Il est prévu qu’ils augmentent de 25 ETP par an jusqu’en 2022.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées de déposer sous serment. Elles doivent jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite, monsieur Poupard, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Guillaume Poupard prête serment.)

M. le président Paul Christophe. Je vais maintenant vous donner la parole pour un exposé liminaire que je vous propose de limiter à une dizaine de minutes.

Je donnerai ensuite la parole à Mme la rapporteure qui vous posera un certain nombre de questions, puis les autres membres de la commission d’enquête pourront également vous interroger.

M. Guillaume Poupard, directeur général de lAgence nationale de sécurité des systèmes informatiques (ANSSI). Monsieur le président, comme vous l’avez souligné, l’ANSSI, créée en 2009, est une agence très jeune.

Sa raison d’être est le développement de la sécurité numérique, consubstantiel au développement du numérique lui-même, lequel touche tous les secteurs d’activité, que ce soit au sein de l’État, sur le plan économique ou dans notre vie quotidienne. Dans ce cadre, le rôle de l’Agence est d’anticiper, de détecter les attaques, notamment sur le périmètre ministériel et administratif, voire au-delà demain. Ce sujet fait l’objet d’un texte porté dans le cadre de la loi de programmation militaire qui adresse des propositions à l’ANSSI.

L’ANSSI est également capable de réagir, en ce qu’elle est en mesure d’aider les victimes en cas d’attaques. C’est ainsi que des « pompiers numériques » aident les victimes, sans en faire état. En effet, lorsque nous sommes confrontés à des attaques à des fins de vols d’informations, la plupart du temps, les victimes ne veulent pas que cela se sache afin d’éviter tout sur-accident immédiat. Au-delà de l’impact direct de la perte d’information, c’est la confiance de leurs partenaires et de leurs clients qui est susceptible d’être entachée.

Il n’en reste pas moins que des attaques sont visibles. Il s’agit pour l’essentiel d’attaques à des fins de sabotage. La France a eu à connaître le cas un peu emblématique de TV 5 en 2015, que nous avons utilisé pour faire de la sensibilisation. TV 5, qui n’était pas une entité très robuste en termes de sécurité numérique, a été agressée par un attaquant extrêmement efficace qui a cherché à détruire l’ensemble du système de production de TV 5. Par chance, nous sommes intervenus très rapidement et la chaîne a fort bien réagi.

Plus récemment, au printemps dernier, l’ANSSI a connu une activité extrêmement chargée dans la mesure où elle a été confrontée concomitamment à plusieurs scénarios qu’elle avait anticipés. Cela dit, anticiper ne suffit pas toujours. Nous avons été confrontés à une campagne d’attaques criminelles « Wanacry » à des fins d’extorsion d’argent. C’est ainsi que les virus prennent le contrôle de réseaux informatiques, chiffrent les données et proposent aux victimes de retrouver l’accès à leurs données en échange d’une rançon. Le système de rançon de Wanacry fonctionnait très mal, au point que les personnes qui souhaitaient payer ne récupéraient pas leurs données pour autant.

Au surplus, la dissémination a été extrêmement violente et rapide, elle n’était absolument pas ciblée. Heureusement, la France n’a connu que très peu de victimes, mais il y en a eu d’assez emblématiques de par le monde. Je pense notamment aux services de santé britanniques qui ont été extrêmement perturbés. Pendant plusieurs jours, ils ont été dans l’impossibilité d’aiguiller les malades et les ambulances vers tel ou tel hôpital. Nous avons des difficultés à mesurer les conséquences liées aux problématiques de sécurité numérique au sens de vols d’informations, qui soulèvent la question de la sécurité des personnes.

Nous avons dû faire face à une seconde vague d’attaques au printemps dernier qui répondaient au nom de Notpetya, à des fins de destruction pure et simple, menées dans le cadre de conflits, déclarés ou non. Il a été avéré que l’Ukraine était ciblée. La France a connu des victimes parce que les ramifications des réseaux numériques de certains utilisateurs s’étendent jusqu’en Ukraine. C’est ainsi que la société Saint-Gobain a été touchée. Les conséquences pour la société n’ont pas été anodines puisque l’informatique de Saint-Gobain a été paralysée pendant quinze jours. Au-delà de l’impact sur l’image, l’impact économique se répercute sur les comptes de l’entreprise. Saint-Gobain évoque une perte nette de 80 millions d’euros. Ce qui, très cyniquement, m’intéresse en termes de sensibilisation car, au-delà des autres problèmes posés, un tel exemple souligne l’impact économique réel de la cybersécurité.

Ce n’est pas anecdotique : de nouvelles menaces se développent, notamment contre nos démocraties. Nous avons été très occupés l’an dernier par la sécurité des élections présidentielles et législatives afin d’éviter toute forme d’ingérence informatique dans les systèmes de l’État. On peut tout imaginer, qu’il s’agisse du risque de modification des résultats, de la problématique du vote des Français de l’étranger qui a été laissée de côté faute de maturité à ce moment-là, des attaques possibles contre les partis politiques et des équipes de campagne – qui sont un problème nouveau et intéressant pour nous. Plus personne aujourd’hui ne peut s’estimer à l’abri des risques numériques.

Nous disposons de plusieurs leviers d’action. Tout d’abord, un levier réglementaire. La France a été le premier pays au monde, ce dont nous sommes très fiers, à affirmer que ces sujets sont trop graves pour se limiter à des actions de sensibilisation et de conseil. Des articles très importants sur la cybersécurité sont portés par la loi de programmation militaire votée en décembre 2013. Ils imposent aux opérateurs critiques de mettre en place des règles de cybersécurité dans différents secteurs d’importance vitale. Le nucléaire civil fait partie de ces secteurs et les règles de sécurité figurent sous forme d’arrêtés sectoriels. Publiques, d’un niveau assez générique, ces règles imposent aux opérateurs eux-mêmes, en lien avec le ministère coordonnateur, des actions à mener en termes de gouvernance, d’organisation, de mise en place de moyens techniques sur les systèmes dits d’importance vitale, c’est-à-dire les systèmes les plus critiques, par ces opérateurs d’importance vitale. L’idée n’est pas de faire de la réglementation pour le plaisir, mais de trouver les moyens efficaces pour élever le niveau de sécurité des opérateurs critiques. À cet égard, l’ANSSI contrôle l’action des opérateurs par la voie d’un canal privilégié. Ces derniers sont obligés de notifier à l’ANSSI les incidents liés à la sécurité, ce qui lui permet de s’assurer que leur volonté n’est pas de cacher la poussière sous le tapis. L’idée est d’être capable de les aider au plus vite en cas de problèmes et surtout d’avoir l’information pour s’assurer que le même type de problème ne se produit pas chez d’autres acteurs.

Par expérience, nous savons que les cyber-attaquants se focalisent rarement sur une cible unique, mais se spécialisent plutôt dans divers domaines d’activité, que ce soit à des fins d’espionnage économique ou à des fins de caractère plus militaire. Dans le cas du nucléaire, les scénarios que nous anticipons mettent en jeu des acteurs susceptibles de s’intéresser à l’ensemble du sujet sur les différents types d’opérateurs pour toucher les points les plus fragiles. Une cohérence défensive est à mettre en place. Nous utilisons la réglementation pour agir.

Récemment, nous avons transposé la directive européenne sur la sécurité des réseaux et des systèmes d’information connue sous l’appellation « directive NIS », Network and Information Security, qui reprend, à l’échelle européenne, les idées que nous avions développées parallèlement en France et en Allemagne. Suite à la loi de transposition qui a été votée à la fin de février 2018, nous pouvons dorénavant appliquer la même logique aux opérateurs de services essentiels. L’idée consiste à identifier des acteurs critiques, d’en identifier progressivement de plus en plus et de mener cette démarche réglementaire. Comme toute forme de réglementation, cette réglementation est bienveillante et se présente comme une main tendue en vue de catalyser le développement de la sécurité numérique chez ces opérateurs qui, pour beaucoup d’entre eux, découvrent le numérique et, bien davantage encore, la sécurité numérique. Le sujet concerne tout le monde, y compris ceux qui ne sont pas experts dans le domaine de la cybersécurité.

Nous voulons faire remonter ces sujets au plus haut niveau de la gouvernance parce que les impacts sont majeurs en termes de fonctionnement, d’arbitrages financiers et de conception même des systèmes. On ne fait pas de la cybersécurité en passant le bon contrat avec une entreprise ou bien en embauchant trois experts : l’activité est plus diluée, elle est transverse au fonctionnement de l’ensemble des acteurs. C’est à la fois tout l’intérêt et toute la difficulté qui s’attache à cette problématique.

Le cas des centrales nucléaires est un peu particulier. Je tiens en général un discours assez anxiogène et assez critique car je suis très inquiet de ce que l’on relève dans différents secteurs. Nous ne sommes pas prêts à résister à une cyber-attaque massive. Je pense que nous avons fait beaucoup mais le champ est si vaste et nécessite tant d’évolutions de process que si un grand État voulait porter atteinte aujourd’hui à notre sécurité numérique, les conséquences, malheureusement, seraient assez graves.

Le cas du nucléaire est un peu particulier. Le sujet est emblématique quand on parle de sécurité en général. Dès 2012, avec l’aide du ministère en charge de l’énergie, l’ANSSI s’est rapprochée d’EDF pour mettre en avant la question que posaient les centrales et la nécessité de la traiter. Notre démarche avec EDF a été originale, car elle a été exhaustive et s’est traduite par une suite d’audits. L’ANSSI s’est rendue sur place pour étudier le niveau de sécurité réel, et pas uniquement théorique, de l’ensemble des centrales nucléaires du parc français.

Ces audits sont coopératifs. Nos auditeurs ont les capacités et le savoir-faire des attaquants informatiques. Pour gagner du temps, en coopération avec EDF, nous leur donnons accès à une large documentation relative aux centrales et à des plateformes afin qu’ils gagnent du temps. Le but des attaquants est de trouver toutes les failles possibles, de pénétrer au sein des systèmes et de mesurer les effets qu’ils peuvent obtenir. Il s’agit d’attaques réalisées dans des conditions maîtrisées. Nous procédons ainsi régulièrement dans les ministères et chez de multiples opérateurs d’importance vitale. Nous réalisons à peu près soixante-dix audits par an, ce qui est considérable en termes d’activité.

À chaque fois, nous fixons des règles du jeu à nos attaquants : ils ne doivent rien casser et rester responsables mais sont libres de leurs attaques. L’idée est de les positionner en tant que véritables attaquants qui voudraient porter atteinte à la sécurité des systèmes. En termes d’effets à obtenir, nous nous attachons aux atteintes à la sécurité des centrales et à leur sûreté de fonctionnement, à la possibilité de voler de l’information sensible, de bloquer la production d’électricité sans pour autant détruire. Les attaquants ont le droit de passer par le réseau, par les clés USB, par les réseaux sans fil, par les ondes ou par des réseaux non physiques.

À l’issue de ces audits, qui incluent également une étude de l’organisation car nous avons une approche théorique parallèle, nous sommes amenés à formuler des recommandations. Il nous arrive d’identifier des vulnérabilités réelles. Dans le cas des centrales, c’est assez rare et c’est pourquoi je le mentionne, rien de grave n’a été trouvé. Nous pouvons toutefois être amenés à faire des recommandations de défense en profondeur. Parfois, on pose plusieurs barrières. Quand bien même la première barrière n’a pu être franchie, il n’en reste pas moins que, tel le château fort, édifier plusieurs barrières permet de s’assurer que si un attaquant réussissait à passer une première étape, il resterait bloqué ensuite.

À partir de 2012, nous avons adressé des recommandations à EDF dans un process d’amélioration continue. Nous réalisons des audits très poussés et formulons des recommandations qui sont prises en compte. Je reconnais que nos remarques sont intégrées et impliquent parfois des modifications du système. Lorsque de nouveaux paliers ou que des évolutions de versions interviennent, nous procédons à de nouvelles évaluations. Nous effectuons en moyenne tous les ans un ou deux audits des centrales.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Dans chaque centrale ?

M. Guillaume Poupard. Non, nous étudions des centrales représentatives. Lorsqu’elles sont identiques d’un point de vue numérique, nous réalisons un seul audit. Un ou deux créneaux sont préréservés par an. Bien entendu, nous portons une attention toute particulière aux systèmes les plus modernes en nous étant assurés que les systèmes anciens n’étaient pas vulnérables. Bien entendu, plus il y aura de numérique, plus le potentiel de vulnérabilité sera grand, plus il faudra être vigilant. Bien évidemment, nous regardons l’EPR avec beaucoup d’attention. L’avantage, c’est que nous avons pu étudier très tôt sa conception numérique. Dès 2012, nous avons été en lien étroit avec EDF. Le sens de l’histoire veut que les centrales, comme tout système industriel, s’engagent de plus en plus sur la voie du numérique. L’ambition vise à s’assurer que ce numérique supplémentaire, qui certes viendra enrichir l’existant, n’affaiblira pas les nouveaux systèmes. Portée par la réglementation, c’est l’action que nous menons de manière itérative et incrémentale. Cela dit, EDF s’était engagée sur cette voie volontairement avant même la mise en place de la réglementation.

M. le président Paul Christophe. Monsieur Poupard, merci de ces propos introductifs.

Madame la rapporteure, je vous cède la parole.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Monsieur Poupard, nous vous avons adressé un questionnaire auquel nous vous serons reconnaissants de répondre précisément.

Vous dites gérer globalement la question de la sécurité informatique en France. Avez-vous estimé les moyens alloués au nucléaire ?

M. Guillaume Poupard. À l’exception de Thomas Hautesserres, qui est coordonnateur et qui s’assure de la bonne relation entre les opérateurs externes à l’ANSSI et l’interne, les agents ne sont pas spécialisés par secteur d’activité. Nous avons des experts par métier, des personnes qui sont capables de faire de l’audit, de l’accompagnement dans la conception de systèmes, de la certification, mais personne, au sein de l’ANSSI, n’est affecté uniquement au nucléaire.

Nous pourrions mesurer la charge que représente le nucléaire en ETP. Un audit requiert la présence de 6 à 8 personnes pendant trois mois, ce qui est peu et beaucoup. Cela nous permet un niveau de visibilité précis des vulnérabilités éventuelles. Presque toujours, les agents trouvent des failles, parfois graves dans certains domaines autres que le nucléaire. J’insiste sur ce point, car c’est l’un des rares cas où les réunions de restitution d’audit ne sont pas des drames antiques, précisément parce que les agents ne trouvent pas grand-chose. Des mesures, qui ne sont pas des mesures de sécurité numérique, mais d’architecture, de séparation de certains composants, avec le contrôle « commande » d’un côté, les questions de sûreté de l’autre, aident à introduire de la sécurité, rendant le système plus difficile à attaquer, un peu à l’instar du secteur aérien. Lorsque des acteurs sont très sensibilisés aux questions de sécurité par nature, même s’il ne s’agit pas de sécurité numérique à l’origine, il est plus facile de travailler avec eux. Il en va de même des banques. Je cite les cas positifs. Malheureusement, des cas sont beaucoup plus négatifs. Je pense aux organismes qui estiment qu’il n’y a pas de risques et dont le niveau de sécurité est très souvent extrêmement faible.

Si je vous dis que l’ANSSI emploie en moyenne entre 5 et 10 ETP pour traiter du nucléaire, je ne dois pas être loin du compte.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Estimez-vous qu’un ou deux audits par an sur les installations nucléaires sont suffisants au regard de la rapidité avec laquelle évoluent les techniques ? Les citoyens que nous sommes entendons que les hackers ont toujours une longueur d’avance.

M. Guillaume Poupard. C’est vrai, nous courons après les hackers, des attaquants extrêmement agiles. Les centrales n’évoluent pas d’un palier par jour. Le gros problème réside dans les secteurs numériques qui, aujourd’hui, évoluent à toute allure, notamment le numérique grand public. Ma tablette se met à jour constamment, je ne sais plus ce qu’elle fait. Ce serait très difficile à auditer. Il en va différemment des centrales qui évoluent par palier très précis, cadencé, les paliers sont espacés par un temps. Le travail que nous avons accumulé depuis 2012 nous a permis de rattraper la dette en termes d’audit. Nous pouvons ainsi nous intéresser à chaque nouveau palier qui se présente. Concrètement, pour répondre à votre question, j’ai l’impression que nous avons cette idée de versionnage très précis. Nous validons une version globalement, nous la mettons en place, la nouvelle version intervient assez longtemps après. Aujourd’hui, si je plaçais deux fois plus d’agents sur la sécurité nucléaire civile, je ne suis pas certain que nous ferions davantage. Notre visibilité est exhaustive. Je le dis car c’est probablement le seul cas où nous avons une visibilité aussi exhaustive de la situation. Habituellement, l’idée même des inspections et des contrôles c’est de faire de l’échantillonnage. Nous avons pu aller au-delà de l’échantillonnage parce que c’est possible et parce que nous avons commencé depuis assez longtemps déjà.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Au cours de votre travail, avez-vous été informé de plans de cyberattaques contre des centrales nucléaires françaises ?

M. Guillaume Poupard. Non, pas contre des centrales ou des installations. Je suis extrêmement prudent. Le sujet est très actuel. Depuis plusieurs mois, nous observons des activités inquiétantes sur des secteurs d’importance vitale, notamment de l’énergie. Il ne s’agit pas d’attaques à proprement parler mais c’est encore plus angoissant, car nous observons des attaquants qui cherchent à entrer au sein de réseaux, qui ne volent ni ne cassent rien pour l’instant ; ils sont manifestement en train de préparer des coups futurs. Nos alliés britanniques, américains et allemands observent le même phénomène. Les attaquants sont les mêmes. Les Anglo-Saxons attribuent ces actes ; les Français, pour l’heure, ne le font pas. Déterminer qui se cache derrière une attaque est très compliqué. Nous restons extrêmement prudents, nous ne voulons pas tomber dans des pièges ni nous tromper dans l’attribution des attaques qui, pour l’heure, ne présentent aucun effet repéré.

Le secteur le plus sensible – plus par une analyse des faits – est le secteur de l’énergie. Perdre l’énergie serait catastrophique pour l’ensemble des activités. Ce n’est pas tant de ne plus avoir de centrales nucléaires qui serait problématique, c’est l’ensemble de la chaîne qui serait mis en cause. C’est la raison pour laquelle nous travaillons sur les centrales, mais à l’autre bout de la chaîne, nous travaillons aussi beaucoup avec Linky de façon à sécuriser les compteurs intelligents. Un compteur intelligent qui est attaqué, même s’il s’agit d’un fait négatif, reste un fait divers ; en revanche, si tous les compteurs d’une ville se faisaient attaquer en même temps, nous serions confrontés à un effet systémique nouveau qui serait dramatique. Si nous voulons obtenir des effets, ce n’est pas forcément la source, mais l’ensemble des maillons de la chaîne énergétique qu’il nous faut sécuriser. L’attaquant lancera son offensive au point le plus facile. Aujourd’hui, nous avons la conviction que le plus facile n’est pas d’attaquer les centrales car ce sont les installations les plus protégées. À cet égard, nous n’avons rien observé de concret, nous n’avons constaté aucune trace d’attaques informatiques qui auraient fonctionné contre des centrales françaises. En revanche, au sein de réseaux de télécommunication, nous relevons des traces d’activité anormale d’attaquants de haut niveau qui préparent de mauvais coups. Peut-être même ne savent-ils pas eux-mêmes encore ce qu’ils préparent. Récemment, j’ai employé une image un peu triviale et anxiogène. Il faut s’imaginer des armées étrangères qui viendraient placer des charges explosives sous le Pont de l’Alma pour le cas où, un jour, leurs autorités leur demanderaient de faire sauter le pont. Malheureusement, dans le cas du numérique, c’est un peu ce qui est en train de se produire. Des conflits futurs se préparent dans le numérique, c’est très inquiétant, mais pas contre les centrales nucléaires.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. On nous a souvent dit au cours de nos auditions que les réseaux internet des centrales seraient étanches aux cyberattaques. Que signifie « étanches » ? Si elles le sont, comment cela se matérialise-t-il ? Nous avons largement évoqué les ports USB. La présence de ports USB rend l’étanchéité relative. Vous êtes-vous penché sur ces questions ?

M. Guillaume Poupard. C’est ce à quoi nous nous attachons en priorité. J’espère ne contredire personne – ou tant pis si c’est le cas ! –, mais les réseaux étanches, au sens de réseaux informatiques qui n’auraient aucune communication à aucun moment avec l’extérieur, quelle que soit la définition que l’on retient du terme « extérieur », n’existent pas. Les réseaux totalement autistes, sauf cas très exceptionnels, n’existent pas. Dans tous les secteurs, le propre d’un réseau informatique est d’être en mesure de faire du pilotage, de remonter et de recevoir certaines données. Même s’il ne s’agit pas de fonctionnement courant et quotidien du réseau, quand des mises à jour d’équipements, de logiciels, une connexion au réseau se réalisent, l’étanchéité n’est pas parfaite. Y compris sur le plan de la conception, on a renoncé à cette idée, faite pour se rassurer, de systèmes totalement autonomes et fermés vis-à-vis de connexions informatiques, d’internet ou de clés USB. Parmi les nombreux systèmes que nous avons étudiés, les plus anciens n’avaient pas de port USB, mais ils avaient des lecteurs de disquettes. Ce sont des portes d’entrée et de sortie. La notion d’étanchéité est assez conceptuelle ; en tout cas, dans la réalité, l’étanchéité n’est jamais parfaite. C’est évidemment aux points de vulnérabilité que nous nous attachons.

Ce que je puis dire de la conception des centrales – et c’est ce que me disent mes experts –, deux points restent totalement séparés : le système de commande de contrôle et les mécanismes de sûreté. Les systèmes de commande de contrôle sont les systèmes numériques qui permettent de commander le fonctionnement de la centrale. L’on a d’un côté les systèmes qui font fonctionner la centrale, de l’autre, les mécanismes de sûreté qui, s’ils détectent un fonctionnement anormal dans l’activité de la centrale, enclenchent des processus de sécurité. Dans leur conception même, ces deux fonctions, dans les centrales, sont séparées. C’est extrêmement rassurant.

En cas d’accès au système de commande de contrôle, des données pourraient être prélevées qui remonteraient et qui, probablement, sortiraient des systèmes. De telles voies existent. Au cours des audits, nous nous attachons très précisément à la manière dont on peut entrer ou sortir d’un système depuis internet. Ce sont les menaces les plus graves, mais il ne faut pas oublier qu’une personne à l’intérieur de la centrale pourrait également intervenir. Je connais peu d’endroits où l’on puisse s’assurer que personne ne trahira jamais, volontairement ou non. Ce peut être un ingénieur comme du personnel de ménage. On peut tout imaginer et il convient d’anticiper.

Dans le cadre des audits, nous prenons en compte les scénarios où une personne ayant accès à une machine branchera une clé USB sans même savoir ce qu’elle fait. Il est possible qu’on lui ait demandé de connecter telle clé sur telle machine, sans rien faire d’autre. Le scénario est anticipé et des mécanismes de protection mis en place, que nous sommes amenés à expertiser et que nous préconisons de durcir. Un gros travail a été entrepris par EDF pour que ces liens ne soient pas de la connexion informatique. Ce sont des systèmes de diodes, par exemple, pour s’assurer que les données ne peuvent aller que dans un sens. On parle aussi de découplage protocolaire, de systèmes conçus sur mesure. Ce n’est même plus de l’informatique, mais de l’électronique, seule passe l’information qui doit passer. Un virus, par exemple, ne peut passer par ce biais.

Lorsque les clés USB ou de telles connexions sont nécessaires, nous mettons en place des batteries de mesures qui n’autorisent que les seules clés identifiées. Nous utilisons des mécanismes cryptographiques pour éviter qu’une clé venant de l’extérieur puisse être branchée et pour la rendre inactive. Dans certains cas, les ports USB ont été retirés pour supprimer toute connexion physique. Ces éléments sont de nature à rassurer. Une fois encore, je ne peux assurer qu’il n’y a aucune entrée/sortie, mais ces entrées/sorties sont les points les plus étudiés dans le cadre des audits, voire dès la conception des systèmes car ce sont les points de fragilité.

S’agissant des points plus aisés d’accès, tels que les réseaux sans fil, wifi entre autres, nous y portons une attention particulière. Pour un attaquant, l’accès est facilité. Mais l’hypothèse d’un attaquant qui pourrait accéder à des prises physiques sans passer par des réseaux sans fil est également prise en compte, a fortiori dans le cas de réseaux sans fil. Ces points font l’objet de toute notre vigilance. Si cela était mal fait, nous serions confrontés à des vulnérabilités béantes mais tel n’est pas le cas à l’heure actuelle, car nous avons porté tous nos efforts sur ce point.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Autrement dit, même s’il y a du wifi, tout va bien ? Je pose la question, car je me suis retrouvée dans la salle des commandes de l’EPR de Flamanville où il y avait du wifi. Comme je le faisais remarquer aux responsables présents, il m’a été répondu que l’EPR n’était pas en fonctionnement. J’ai objecté la présence d’informations dans les ordinateurs.

M. Guillaume Poupard. Il faut évidemment vérifier attentivement que le wifi ne permet pas de se connecter à des réseaux sensibles. Quand bien même n’y aurait-il pas de wifi, d’autres systèmes existent comme la 3G et la 4G qui permettent de capter des données. J’ignore ce qui est précisément fait à ce titre. Mais si du wifi connecté permettait aux smartphones – encore que je ne sois pas certain que l’utilisation des smartphones soit autorisée n’importe où dans une centrale – de surfer sur internet, pour autant, ce n’est pas la centrale qui est concernée.

Ces sujets sont donc étudiés en premier. Certains de nos experts sont dédiés uniquement aux technologies sans fil, sujet qui nous intéressent depuis l’origine, car il s’agit d’une source de vulnérabilité supplémentaire si les réseaux sont mal conçus.

À cette thématique « radio », deux menaces sont liées : d’une part, des réseaux utilisent des techniques radio pour se connecter ; d’autre part, il existe un risque d’agressions électromagnétiques. Les ondes électromagnétiques sont une menace que nous connaissons depuis longtemps et qui sont susceptibles de détruire des équipements. Le cas extrême est celui de la bombe nucléaire qui explose en altitude et qui produit ce que l’on appelle des impulsions électromagnétiques. Nous savons nous en protéger. C’est ainsi que les équipements qui doivent être absolument inattaquables et protégés de la destruction – nous sortons des cyberattaques pour nous placer sur un champ d’ordre militaire – sont protégés des ondes extérieures par des cages de Faraday, afin d’éviter une agression électromagnétique qui viserait à détruire les composants électroniques. Des protections sont prévues dans le cadre des centrales, mais elles sont réservées aux équipements qui sont essentiels, notamment aux équipements de sûreté.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Lorsque l’on évoque des attaques par les ondes, on pense aussi aux drones qui ont survolé plusieurs de nos centrales. De ce point de vue, cela pose le problème des informations qui pourraient être captées, ne serait-ce que des images. Avez-vous mis en place des mesures de protection contre les survols de drones ?

M. Guillaume Poupard. Cette problématique est plus du ressort du SGDSN que du mien. Je n’empiéterai donc pas sur son domaine.

S’agissant des drones, nous connaissons des cas, en sources ouvertes, où des personnes ont utilisé des drones pour se rapprocher de sources wifi et se connecter à des réseaux wifi. De toute façon, nous faisons l’hypothèse que les attaquants ont accès au réseau, même s’il est physique. Non, la problématique des drones porte davantage sur l’imagerie ou les explosifs, comme nous le voyons sur des terrains de guerre, en Syrie notamment. Ce n’est pas notre problématique. Quant aux techniques contre les drones – hypertechnologie de brouillage, par exemple –, l’ANSSI vient en soutien technique quand il y a besoin d’expertise, mais ce n’est pas dans notre cœur de métier. Pour la cybersécurité, la question des drones ne change pas la donne. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de risques liés aux drones, mais sur notre sujet particulier, cela ne change rien.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous n’avez pas repéré d’attaques malveillantes à l’encontre des centrales, dites-vous. Or, quand nous avons interrogé le PDG d’Orano, il nous a dit que le groupe connaissait des attaques quotidiennes et nombreuses, une dizaine, voire une centaine d’attaques – les mêmes que celles que nous subissons tous. En revanche, il a ajouté que le groupe faisait l’objet d’une ou de deux attaques quotidiennes ciblées et délibérées.

M. Guillaume Poupard. Je ne dis pas qu’il n’y ait pas d’attaques ni d’agents menaçants, bien au contraire. L’ANSSI retient l’hypothèse que le monde est hostile, et je pense qu’il l’est, et même de plus en plus.

La question est celle du sens que l’on donne à l’expression « attaque informatique ». Mardi dernier, nous avons publié notre rapport d’activité. À cette occasion, les journalistes nous ont interrogés sur le nombre d’attaques en 2017. C’est la question que la presse nous pose systématiquement. Je suis extrêmement gêné pour répondre. Je peux dire qu’en 2017, l’ANSSI a connu vingt crises, c’est-à-dire vingt attaques majeures ; en d’autres termes, vingt attaques qui réussissent et dont les conséquences sont inacceptables pour la défense et la sécurité nationale. Douze opérations, qui ont été déclenchées par l’ANSSI, nous ont occupés plusieurs mois. Ces données ne concernent pas le nucléaire, et pas les centrales, en tout cas pas en 2017.

Par contre, d’une façon constante, des gens cherchent à entrer dans des réseaux informatiques à partir d’internet. Si vous branchez une machine sur Internet avec un logiciel pour suivre son activité, il y a immédiatement des personnes qui cherchent à se connecter. C’est automatique, ce sont d’ailleurs des robots qui sont à l’œuvre. Le temps d’infection d’une machine branchée sur internet qui n’a pas été mise à jour depuis un certain temps est de quelques minutes. C’est automatique. Je vous conseille d’ailleurs de mettre à jour votre téléphone constamment, c’est vraiment la meilleure manière de vous protéger. Une bonne partie des mises à jour est dédiée à la sécurité. C’est essentiel.

Parmi les attaques qui réussissent, on note qu’un réseau connecté à internet, ce qui n’est pas le cas des réseaux au sein des centrales, présente une opportunité pour un attaquant générique, un criminel ou un attaquant qui cible ses actions. Protéger à coup sûr un réseau connecté à internet de l’intrusion d’attaquants de haut niveau est très difficile. Nous partons donc du principe qu’un réseau connecté à internet résistera à des menaces courantes, à des virus génériques, mais ne résistera pas à des attaquants de haut niveau.

Si, un jour, on découvre que les réseaux et les équipements sensibles des centrales nucléaires sont connectés à internet, il faudra s’inquiéter car nous n’avons pas toujours la technologie appropriée pour nous protéger contre une telle faille. En revanche, nous mettons en place des logiques d’architecture pour isoler progressivement les réseaux les plus sensibles et éviter toute connexion directe à internet, par une box notamment. Ce sont là des choses bien connues qui font partie des règles que nous imposons à l’ensemble des opérateurs à l’importance vitale. Il est hors de question que les systèmes critiques soient directement connectés à internet.

Certaines attaques, de sites internet par exemple, sont traumatisantes, qui se traduisent par des dénis de service, des blocages de sites, de la défiguration. De tels cas donnent l’impression que l’attaquant a pris le contrôle de sa victime. En pratique, quand les choses sont bien faites, les sites internet ne sont pas dans le cœur du réseau informatique de l’entreprise. Ils sont ailleurs. De telles défigurations sont très désagréables et entrent dans la catégorie des attaques informatiques, mais ce n’est pas parce que le site internet a été attaqué que le réseau de l’entreprise a été atteint. Pour autant, cela entraîne très souvent une confusion. Tous les types d’attaques, tous les types d’attaquants sont confondus. Pourtant, même si cela entre sous le seul vocable de cyberattaque, la différence est grande entre un service offensif qui dispose d’énormes moyens et un petit attaquant, entre un site internet et le cœur d’une centrale. Pour toutes ces raisons, nous sommes gênés pour communiquer sur le nombre d’attaques.

Très concrètement, nous n’avons pas connaissance en France d’attaques contre les centrales nucléaires et nous n’avons pas de détection d’attaques qui auraient franchi des barrières sensibles.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous pourrions nous demander si, pour des installations aussi délicates, il ne faudrait pas couper tout apport numérique et revenir aux systèmes qui fonctionnaient sur les anciennes centrales.

M. Guillaume Poupard. Notre rôle consiste à accompagner l’évolution numérique. Je viens du secteur de l’armement. Il m’arrive de dire aux marins que, du temps de la marine à voile, il n’y avait pas de problèmes cyber, si ce n’est qu’avec des bateaux à voile on ne fait plus la guerre aujourd’hui. Le numérique fait l’efficacité des moyens modernes. La moitié de la valeur embarquée dans un bateau de guerre moderne est composée de logiciels ! Demain, ce sera 80 %. Telle est l’évolution des choses.

Dire aux acteurs de ne pas développer le numérique en raison de sa dangerosité, c’est l’assurance qu’un jour ils disparaîtront faute d’être restés compétitifs. En revanche, il faut être prudents et ne pas se précipiter vers le numérique. Certains opérateurs mettent leurs données dans le cloud, externalisent et connectent des tablettes non sécurisées à tout ! Certains font n’importe quoi. Le risque est alors majeur. Notre message est le suivant : il faut accompagner la transition numérique, mais cela représente un coût alors que le numérique est présenté comme un gain. La sécurité est onéreuse. Aujourd’hui, on considère que pour une activité un peu sensible, le coût de la sécurité numérique – entre l’humain, les logiciels, le matériel, etc. – représente entre 5 % et 10 % du budget informatique, soit des sommes considérables. Cela pèse souvent sur les budgets de structures auxquelles on demande par ailleurs de réaliser des économies. Les équations financières sont compliquées. Dans les cas les plus critiques, les domaines des transports, des télécoms, de l’industrie, l’évolution numérique doit être pensée en termes de sécurité et telle est la révolution qui est en train de se produire. Notre rôle est d’inciter, voire d’obliger à prendre en compte la sécurité numérique en même temps que le numérique se développe. Il faut s’autoriser des cas où le numérique n’est pas forcément nécessaire. Je recommande aux membres du Gouvernement l’usage de téléphones sécurisés pour les questions sensibles, de téléphones fixes sécurisés pour les questions plus sensibles encore, et de s’abstenir de téléphoner pour les sujets les plus sensibles ; et encore faut-il, dans ce dernier cas, discuter dans des pièces dont on s’est assuré qu’elles sont dépourvues de micros.

Il faut apprendre à vivre avec le numérique, le dompter et utiliser les bons moyens au bon moment. Avec les centrales, le cadre reste maîtrisé. Le scénario catastrophe aurait été de passer à de nouvelles générations technologiques très technophiles avec des réseaux IP partout, élevant le risque numérique dans des proportions fortes. Le constat que je fais est que les risques ont été pris à temps et sont maîtrisés aujourd’hui, ce qui ne supprime ni le risque ni les attaquants. Des attaquants, j’ai la certitude qu’il y en aura.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous avons auditionné un parlementaire belge ; il nous a indiqué que des plans de centrales nucléaires belges circulaient sur le dark net. Il ne savait pas ce qu’il en était concernant les centrales nucléaires françaises. Avez-vous des informations à ce sujet ?

M. Guillaume Poupard. Je ne dispose pas d’informations particulières. J’ai vu ce qui circulait dans la presse. Je suis incapable d’infirmer ou de confirmer les propos entendus.

Les plans, qu’ils soient physiques ou de réseaux informatiques, sont une difficulté. Nous avons observé en France, pour des secteurs sensibles autres que les centrales, que des plans circulaient sur le dark net, voire sur internet, suite à des erreurs commises par certains. Par exemple, dans le cadre d’appel d’offres en génie civil, en réseau informatique ou en sécurité, des acteurs annexent le plan au cahier des clauses techniques particulières pour que les entreprises qui répondent à l’appel d’offres dimensionnent leur devis. On est parfois confrontés à une certaine naïveté de la part de certains acteurs ; dans d’autres cas, on souffre d’un manque de responsabilités de sous-traitants qui disposent des plans. Ils ne comprennent pas que les documents sont sensibles et les mettent en ligne sur leur serveur. Des erreurs se produisent donc, nous commençons à en faire la chasse, notamment en formant des agents qui préparent les marchés.

J’ai à l’esprit le cas étonnant d’une présentation qui avait été faite par un dirigeant de société à l’occasion d’une visite scolaire. Pour illustrer le fait qu’il existait un réseau informatique dans son entreprise, il avait ajouté à sa présentation le plan informatique exact, avec toutes les adresses IP, de son entreprise. On trouve parfois sur internet des informations qui font bondir et qui, de fait, ne sont pas classifiées alors qu’elles le mériteraient. Par le biais de marchés, de rapports avec les sous-traitants, des informations sont rendues publiques.

Je n’ai pas l’exemple de plans de centrales nucléaires françaises qui circuleraient sur le net, les donneurs d’ordre sont sensibilisés ; cela n’en reste pas moins un sujet de préoccupation. Il faut qu’un système soit bien pensé de bout en bout et éviter que l’information sensible fuite par inadvertance, méconnaissance ou pour toute autre raison, mais dont les conséquences peuvent être graves. Des plans physiques ou informatiques ne font qu’aider l’attaquant.

Les travaux que nous avons conduits avec EDF reposent sur des hypothèses extrêmement fortes. Comme nous le disons, nous n’agissons pas sur la sécurité par l’obscurité ; nous partons du principe que l’attaquant dispose de la connaissance des réseaux et que, malgré cet avantage, il ne doit pas être en mesure d’attaquer. Pour autant, ce n’est pas une raison pour que ces plans « fuitent. »

Mme Bérengère Abba. Monsieur Poupard, vous êtes le directeur général de l’Agence nationale de la sécurité et des systèmes d’information et je vous remercie de toutes les informations d’ordre général que nous venons d’entendre.

Nous sommes confrontés à deux options.

Aujourd’hui, vous nous dites sous serment que vous estimez que tout est sous contrôle et que vous faites confiance aux systèmes de sécurité. Nous savons les risques encourus, il ne s’agit pas là d’un risque industriel banal, nous savons les conséquences que pourrait engendrer un incident ou un accident nucléaire. Si cela devait se produire, la population se retournerait vers nous.

Soit, à l’inverse, vous reconnaissez certaines vulnérabilités, certaines failles potentielles, auquel cas je doute fort que vous nous expliquiez le détail de ces risques et failles en commission publique, d’où ma question : estimez-vous utile que nous nous revoyions à huis clos ?

M. Guillaume Poupard. Vous l’avez rappelé, madame, je m’exprime sous serment. Le secteur nucléaire civil est le plus sûr, le plus mature que je connaisse parmi les secteurs sensibles que j’observe. Le secteur nucléaire est celui où le plus de travaux sont entrepris, où les obligations de moyens sont maximales. Nous ne sommes pas loin d’une obligation de résultat à la hauteur des enjeux.

Je n’affirmerai pas que le risque est partout à zéro, que tout a été vu. Je vous révélerai à huis clos les risques résiduels que nous anticipons. Quel que soit le système, de toute manière, la sécurité absolue n’existe pas. Et cela reste vrai, y compris dans d’autres systèmes qui sont presque plus sensibles que le nucléaire civil. Il faut vraiment identifier les risques résiduels et réfléchir aux mesures organisationnelles ou de contrôle qui permettent de les maîtriser. Je sais qu’une séance est prévue à huis clos avec la Secrétaire générale de la sécurité et de la défense nationale, au cours de laquelle nous pourrons aborder ces risques résiduels si vous le souhaitez. En toute honnêteté et bonne conscience, on peut dire que le risque est aujourd’hui maîtrisé. La représentation parlementaire et la population ne doivent pas éprouver de craintes.

M. Jean-Marc Zulesi. Certains sites nucléaires sensibles ne sont pas systématiquement floutés sur les images satellites de type Google Earth. Quel regard portez-vous sur cet aspect et comment pourrions-nous faire pour qu’elles soient floutées dans un futur proche ?

M. Guillaume Poupard. Ce sujet ne relève pas de la compétence de l’ANSSI et ma réponse vient de ce que j’entends en réunion au SGDSN. L’ANSSI, de toute façon, fait l’hypothèse que l’attaquant dispose de toutes ces informations et d’autres, bien plus précises encore. Cela fait donc partie de nos hypothèses de travail et si, un jour, l’on découvrait des plans assez détaillés, cela n’aurait aucun impact sur nos analyses de sécurité qui prennent déjà ce scénario en compte.

D’après notre expérience, la pression mise par le SGDSN et le ministère de la transition écologique et solidaire sur les opérateurs pour flouter des zones est systématiquement payant. Toutes nos demandes sont prises en compte. Pour autant, il faut être prudent et inscrire nos efforts dans la durée, car nous savons que les bases de données sont mises à jour régulièrement et que de nouvelles photos sont prises. Nous devons nous assurer que, dans la durée, des opérateurs, tels que Google Earth, continuent à flouter les zones. Je n’ai pas connaissance que des opérateurs numériques aient refusé de répondre à ce genre de requêtes.

M. Anthony Cellier. J’ai bien noté votre formule « rien de grave n’est identifié » comme étant la synthèse des phases de tests que vous opériez. C’est rassurant.

Les différentes auditions que nous avons organisées sur la thématique de la cybersécurité ont fait ressortir deux arguments. D’une part, nous avons découvert que l’aspect hermétique des centrales nucléaires n’était pas absolu. D’autre part, l’ancienneté de notre parc nucléaire, qui est donc peu informatisé, présente un atout en matière de cybersécurité. Mais j’imagine que ce ne sera plus le cas des futures installations du type EPR. J’aimerais vous entendre sur ce point et sur la façon dont vous travaillez en amont sur une telle thématique.

Si l’attaque du virus Stuxneta qui a eu lieu en 2010 avait été orientée contre nos centrales ou nos capacités de production, à cette époque-là, aurions-nous été vulnérables ?

M. Guillaume Poupard. En qualité d’ingénieur, je me dois de vous dire que les systèmes ne sont pas hermétiques à 100 %. Les moyens de communication sont extrêmement limités. La seule règle de séparation hermétique réside entre les moyens de sûreté et les moyens de contrôle des commandes du cœur.

Vous avez entièrement raison, les anciennes centrales sont protégées par leur obsolescence numérique. C’est ce que l’on rencontre dans de nombreux secteurs. Les très vieux systèmes ne sont pas attaquables, car ils sont encore électromécaniques, il n’y a pas d’informatique au sens moderne du terme. Pour les systèmes du futur, tel l’EPR, il faut impérativement prendre en compte la sécurité numérique en amont, dès la conception des systèmes, pour concevoir les architectures en pensant à la sécurité numérique dès l’origine et dans le temps.

Je parle d’une façon générique ; nous sommes plus inquiets pour les systèmes modernes qui n’ont pas été conçus en prenant en compte la sécurité numérique. De tels systèmes qui comportent beaucoup d’informatique et qui ne sont pas encore protégés sont une aubaine pour les attaquants. De ce point de vue, nous serons confrontés à des difficultés à l’avenir.

Dans le cas du nucléaire, la question de l’EPR a été identifiée dès l’origine. Nous n’avons pensé qu’à cela, l’ANSSI n’est pas seule dans ce cas, EDF en avait eu l’idée. Le travail que nous avons mené conjointement avec elle s’est avéré extrêmement positif. C’est un projet qui s’est inscrit au bon moment. Je place l’EPR dans la catégorie des systèmes futurs qui ont été « cybersécurisés » par conception. C’est plutôt très rassurant. Entre les deux zones de risque, on trouve des paliers de centrales existantes. Certains systèmes de commande contrôle de centrales ont été numérisés. C’est ce que nous avons vérifié dans le cadre des audits ; nous sommes plutôt sereins.

Les améliorations légères que nous avons souhaitées sur des zones qui ne font pas l’objet d’attaques directes et au titre desquelles nous voulions encore progresser en sérénité ont été prises en compte par EDF dans les centrales en exploitation.

Stuxnet date de 2010. Nous avons commencé à réaliser des audits à EDF en 2012, les deux questions ne sont pas totalement décorrélées. Nous nous sommes dit qu’il ne faudrait pas que de telles attaques aient lieu en France sur des centrales nucléaires. Stuxnet est passé à l’attaque en Iran. Il s’agissait probablement d’une très grosse opération de contre-prolifération pour empêcher le développement du nucléaire militaire iranien. Personne n’a avoué en être l’auteur, mais certains arborent un grand sourire quand on en parle, ce qui n’est pas loin d’être un aveu.

Des centrifugeuses qui enrichissent du combustible à des fins militaires et qui sont des machines mécaniques contrôlées par l’informatique ont été attaquées de manière informatique. Pendant trois ans – je ne cite en l’occurrence que des sources ouvertes –, les centrifugeuses ont connu des pannes et des casses. Si l’on prend le contrôle à distance d’une centrifugeuse, qu’on l’accélère et on la freine suffisamment de fois, elle finit par casser. Ce qui est assez incroyable dans le cas de Stuxnet, c’est que les centrifugeuses en question étaient totalement déconnectées d’internet. Mais des clés USB circulaient des centrifugeuses à des systèmes plus classiques connectés à des messageries et donc à internet. Autrement dit, il est raisonnable de penser que les attaquants, par une suite de virus, dont Stuxnet, ont réussi, grâce à des clés USB, à prendre la main sur les systèmes de commande de contrôle, ces automates industriels qui gèrent les centrifugeuses.

L’opération était très discrète et pendant trois ans s’est révélée très efficace ; toutefois, à un moment donné, le virus s’est « échappé ». C’est ainsi que nous l’avons retrouvé dans de nombreux pays où il n’a rien cassé, car il était conçu pour cibler des sites précis. Cela dit, il a joué le rôle de révélateur ; nous avons réalisé que les systèmes industriels que nous anticipions comme des cibles futures étaient déjà des cibles pour les attaquants, probablement les plus compétents au monde. Nous en avons déduit que si ces derniers savaient attaquer aujourd’hui, d’autres sauraient le faire demain. En 2010, Stuxnet a réorienté une part élevée de notre politique vis-à-vis des secteurs d’importance vitale. Une attaque de type Stuxnet est le scénario typique que nous voulons empêcher et que nous prenons en compte dans le cadre de nos audits.

Mme Perrine Goulet. Nous avons beaucoup parlé des centrales nucléaires EDF. J’aimerais savoir si la sécurité est la même sur les autres sites qui détiennent des matériaux nucléaires par les autres opérateurs.

M. Guillaume Poupard. Je le pense. Nous n’exerçons toutefois pas le même degré de surveillance. Le fait de procéder à des audits systématiques et exhaustifs est unique. Il n’y a pas d’autres secteurs où ce soit le cas. Pour les systèmes les plus sensibles, les règles s’appliquent, en particulier aux opérateurs d’importance vitale. Évidemment, les conseils, recommandations et obligations s’adressent à tout le monde ; cela dit, les audits ne sont pas systématiques et je ne peux prétendre que nous ayons vérifié la totalité des systèmes, tout simplement parce que nous n’en avons pas la capacité.

M. Jimmy Pahun. Qui sont les attaquants de Stuxnet, « ceux qui sourient » ?

M. Guillaume Poupard. « Ceux qui sourient » sont des acteurs qui avaient intérêt à freiner le programme nucléaire iranien. Il s’agit de services de grands pays. C’est un cas un peu particulier car, habituellement, les attaques informatiques ne me font pas sourire. En l’occurrence, c’est un des rares cas où la finalité me paraît honorable.

M. le président Paul Christophe. Vous arrive-t-il de vous défier entre autorités ? Vous arrive-t-il de tester les réseaux des autres partenaires pour coconstruire des parades entre alliés ?

M. Guillaume Poupard. Nous n’avons pas d’amis dans le cyber-espace, nous avons d’ailleurs la preuve que nos alliés nous attaquent. Certes, le challenge mutuel existe, mais il est opérationnel, il n’est pas à blanc. Dans bien des domaines de la sécurité, la coopération peut être franche et simple, notamment dans l’antiterrorisme pour ne citer qu’un secteur, car on se doute bien que ce ne sont pas nos grands alliés qui mèneront des attaques terroristes en France. Dans le cadre de la cybersécurité, nous sommes beaucoup plus prudents. Ce n’est pas de la paranoïa ; diverses révélations, notamment dans le cadre de l’affaire Snowden, ne font que confirmer la pertinence de principes que nous appliquions d’ores et déjà à l’époque.

Les audits traitent de sujets qui relèvent de la souveraineté nationale. Nous avons de nombreux liens avec nos partenaires allemands et britanniques et un grand nombre d’échanges opérationnels, mais ils ne nous permettent pas d’auditer des infrastructures critiques entre États membres, dans la mesure où des secrets industriels doivent être protégés. Agir différemment supposerait une confiance absolue, qui serait un peu naïve si l’on tient compte des questions de sécurité économique. Nous échangeons sur les principes généraux et les méthodes d’audit mais, de là à auditer des sujets critiques chez nos partenaires, nous n’y sommes pas prêts. En revanche, nous travaillons sur des objets communs. Je pense aux avions construits en Europe et pour lesquels nous avons tout intérêt à auditer ensemble. Il en va de même pour un tunnel transfrontalier qui, par définition, est une infrastructure partagée. Mais pour les infrastructures nationales, la logique veut que nous restions à l’intérieur de nos frontières. D’ailleurs, dans l’esprit de la directive européenne NIS, nous avons rappelé aux opérateurs que chacun était responsable de ses « infracritiques ». Aucune « infra » n’est ouverte aux 28 États membres, car cela poserait bien des problèmes.

M. Jean-Marc Zulesi. Le cyber-espace évolue en fonction des technologies et oblige de rester à la pointe des évolutions technologiques et des innovations. Je sais que vous avez un service de veille. Comment l’ANSSI reste-t-elle à la pointe de l’innovation, de la technologie et des nouvelles connaissances ?

M. Guillaume Poupard. L’ANSSI comporte une sous-direction d’environ 160 personnes, incluant des laboratoires de recherche qui, pour la moitié de leur temps, font de la recherche académique. Ce sont des laboratoires très ouverts vers l’extérieur. L’autre moitié du temps, ils entreprennent des recherches secrètes et très classifiées car on se trouve sur des cas d’attaques. Le rôle des laboratoires est d’être dans l’anticipation et dans la maîtrise des techniques de sécurité numérique. Il faut distinguer les technologies de leurs usages.

Nous n’allons pas nous mettre à courir derrière toutes les applications numériques, cela n’aurait aucun sens. En revanche, il existe toujours des invariants et notre mission consiste à anticiper les évolutions des usages à quatre ou cinq ans. Parmi les grandes évolutions passées, nous avons connu le cloud computing, le fait que l’informatique soit massivement sous-traitée et se retrouve dans des lieux très difficiles à identifier.

Désormais, la question de l’internet des objets ou des objets connectés transformera les champs économiques et de la vie privée. Tout se connecte et tout devient intelligent, c’est-à-dire doté de capacité de calcul et de communication. Face à de telles évolutions, l’idée consiste à mettre en place des approches et des règles pour sécuriser ces systèmes qui font évoluer les écosystèmes. Notamment dans l’industrie moderne, on trouve un ordinateur au cm2 ; tous les ordinateurs sont connectés sans fil. Quand deux automates doivent être connectés, plutôt que de tirer un câble de 10 centimètres, on les fait communiquer par radio. Ce sont ces techniques que nous suivons.

Nous parlons beaucoup avec les équipementiers qui sont à la source et qui ont été infectés par Stuxnet, afin que le développement numérique s’opère de manière maîtrisée. Dans les cas les plus sensibles, nous nous adressons directement aux développeurs. C’est le cas pour les centrales. Nous pouvons décider, par exemple, que telle technologie n’est pas prête, faute d’être sécurisée, et qu’il n’est donc pas possible de l’intégrer. Dans d’autres secteurs, où la pression de compétitivité est plus forte, nous recherchons toujours un bon équilibre entre la sécurité et le fait pour les entreprises de ne pas prendre de retard. Des sujets extrêmement complexes font actuellement leur apparition. Le véhicule autonome, par exemple, est un sujet majeur en termes de sécurité et pourtant tout le monde est obligé d’aller assez vite, car celui qui, dans dix ans, ne proposera pas de véhicules autonomes sera probablement voué à disparaître, y compris les grands équipementiers.

Telles sont les évolutions que nous essayons de suivre. Nous parvenons à une vision générique suffisante pour couvrir le risque, même si évidemment elle n’est pas exhaustive. Nous procédons beaucoup par recherche de coopérations.

M. Anthony Cellier. J’aimerais parler des messageries électroniques. Dans le cadre de déplacements de déchets, une organisation est mise en place. Sans doute des échanges se font-ils par emails pour expliquer les modalités du transport, le trajet qu’il suivra, à quel moment il interviendra, ce qui peut être un point de faille. Comment intervenez-vous sur l’échange par messagerie ? Y a-t-il une approche moins technique et plus comportementale vis-à-vis des usagers pour leur expliquer le bon comportement à adopter ?

M. Guillaume Poupard. Nous connaissons les solutions. Je suis incapable de vous dire si elles sont systématiquement appliquées chaque fois que nécessaire. Notre approche, qui est un peu maximaliste, consiste à dire que toute information envoyée en clair via internet ou sur un réseau téléphonique peut être potentiellement écoutée et traitée par un service de renseignement, même s’il n’est pas le service le plus puissant de la planète. Nous faisons l’hypothèse que toute information envoyée est compromise. Il n’y a donc pas 36 000 manières de se protéger. Chercher à se noyer dans le trafic est inutile dans la mesure où les services sont très doués pour trouver, parmi des masses de données, la bonne information au bon endroit. Il faut donc chiffrer l’information. Le chiffrement est une technologie majeure qui n’est pas nouvelle – on chiffre depuis 2 000 ans. Aujourd’hui, protéger l’information lors de la transmission nécessite de la chiffrer. L’ANSSI dispose des moyens de chiffrement. Elle évalue et qualifie des produits de messagerie qui permettent de procéder ainsi. Je parle de façon générique – je ne suis pas capable de vous répondre sur le cas du transport des matières dangereuses – mais je relève que, trop souvent, des gens continuent à envoyer en clair pour, ensuite, s’étonner que l’information soit connue d’autres personnes.

Le chiffrement est un outil essentiel. Pour autant, le message n’est pas facile à porter car il se présente, en apparence, en contradiction avec la problématique des services de police qui, lors des enquêtes, sont confrontés au chiffrement et au fait que les ennemis de la France ne sont pas les derniers à utiliser le chiffrement pour se protéger. Nous sommes confrontés à un paradoxe que nous ne savons pas résoudre et qui voudrait que les « gentils » utilisent le chiffrement et que les « méchants » ne l’utilisent pas. La mission de l’ANSSI étant la prévention et la protection, nous sommes très favorables au chiffrement ; nous disposons d’ailleurs de l’un des meilleurs laboratoires de cryptographie en France et au monde. Selon nous, cette technologie est clé. Il faut seulement s’assurer de son utilisation systématique dans le cadre d’échanges sensibles, ce qui n’est pas toujours le cas.

Nous pouvons chiffrer lorsque les messageries sont gérées. Malheureusement, des échanges d’informations plus ou moins sensibles se font par des messageries instantanées de type Whatsapp ou Telegram, dont je doute qu’elles soient sécurisées ; il est très probable que des personnes sachent traiter ces messageries. Dans la mesure où on ne peut pas compter sur le fait de se cacher dans la masse, il s’agit de points de vulnérabilité. Lorsqu’ils utilisent ces outils, je mets en garde les décideurs publics et privés à ne pas envoyer d’informations sensibles susceptibles d’être traitées par des attaquants.

M. Anthony Cellier. Vous préconisez d’utiliser le cryptage pour des échanges sensibles dans le domaine du nucléaire. Mais, aujourd’hui, de ce que je peux comprendre, vous ne pouvez pas imposer à EDF de demander à son personnel d’utiliser le cryptage pour ses propres échanges sensibles.

M. Guillaume Poupard. Je pense que les ordinateurs portables sensibles sont chiffrés aujourd’hui. On ne peut compter sur le fait qu’il n’y aura ni perte ni vol – et des vols, il y en a beaucoup, c’est classique. Les technologies du chiffrement sont donc indispensables et, à ma connaissance, sont mises en place.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Chez les sous-traitants ?

M. Guillaume Poupard. Cela fait partie des hypothèses que nous étudions. Dans nos hypothèses, nous incluons les sous-traitants et le contexte amont. Cela n’aurait aucun sens de chercher à protéger EDF sans s’intéresser à son écosystème.

L’ensemble des sous-traitants d’EDF utilisent-ils la messagerie chiffrée pour tous leurs messages ? Je suis persuadé que ce n’est pas le cas. Mais toutes les données ne sont pas sensibles non plus. Il faut s’assurer que les éléments sensibles sont bien protégés par des technologies robustes.

M. Thomas Hautesserres, sous-directeur des relations extérieures et de la coordination de lANSSI. L’organisation de transports de matières nucléaires est classifiée. Dans ce cas-là, une obligation réglementaire est faite d’utiliser des technologies de chiffrement ou de ne pas passer par des réseaux à certains niveaux de sensibilité. Pour le cas des transports nucléaires, il existe une obligation réglementaire de chiffrer les informations quand elles sont relatives à des transports qui doivent être protégés.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous avez dit que les opérateurs étaient obligés de notifier les incidents de sécurité. Incluiez-vous les opérateurs nucléaires ? Comment contrôlez-vous le respect de ces obligations ?

M. Guillaume Poupard. D’abord, la loi s’applique, qui prévoit des contrôles que nous sommes amenés à effectuer et des peines pour ceux qui ne l’appliqueraient pas. C’est un ensemble assez classique de normes. Voilà pour l’aspect un peu contraint. En pratique, une fois que les opérateurs ont compris notre rôle, qu’ils ont compris que l’ANSSI est capable de garder le secret et que la notification de tels problèmes ne provoquera pas d’autres difficultés, notamment médiatiques en cascade, la confiance s’établit très rapidement. Nous nous fondons sur la recherche de partenariats de confiance qui s’appuient sur la réglementation.

Je ne peux exclure le scénario d’une collusion de l’ensemble des acteurs concernés travaillant pour un même opérateur à taire des informations à l’ANSSI mais, en pratique, je ne pense pas que cela se produise et si cela devait se produire, les conséquences seraient très graves. Autant nous sommes là pour aider les opérateurs, autant nous serons sans pitié avec ceux qui ne jouent pas le jeu. Je le leur dis d’ailleurs.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. J’imagine bien, mais je pose la question car nous avons vu le problème se poser s’agissant de questions de sûreté très graves. Je pense au chantier de l’EPR de Flamanville. Des intérêts économiques très lourds rendent tout retard du chantier extrêmement problématique et garder le silence évite de nouveaux retards. Établir des liens de confiance est une bonne optique, mais avoir des moyens de contrôle est également important. Vous n’avez pas détaillé les moyens de contrôle.

M. Guillaume Poupard. La loi prévoit que l’ANSSI dispose de moyens de contrôle, qu’elle se rende chez les opérateurs ; nous le faisons déjà dans le cadre du nucléaire civil. Cela reste des audits, ce ne sont pas des descentes de police ou des perquisitions. Nous procédons sur un mode très coopératif. Ainsi que je vous l’ai dit, je ne peux pas exclure un scénario catastrophe où tous les efforts seraient faits pour nous cacher la copie. D’ailleurs, tel n’est pas l’état d’esprit de la loi. Il est hors de question que je place des agents de l’ANSSI en interne et en permanence pour m’assurer que l’on ne nous cache rien. Et quand bien même le ferions-nous, on pourrait imaginer des risques résiduels où les agents de l’ANSSI seraient eux-mêmes contrôlés par l’opérateur. Ici encore, il ne peut y avoir de certitudes. Telle est la raison pour laquelle je favorise cette relation de confiance qui me semble la solution la plus efficace pour obtenir une information complète. Cette relation de confiance passe, en partie, par le secret et par la préservation des intérêts des opérateurs.

M. le président Paul Christophe. Il me reste à vous remercier, monsieur Poupard. Nous nous retrouverons d’ici peu dans un autre contexte. En tout cas, merci pour la précision de vos réponses.


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26.   Audition de M. Patrick Gandil, directeur général de la Direction générale de l’aviation civile (DGAC) au ministère de la transition écologique et solidaire, et de M. Francis Formell, commandant de la Gendarmerie des transports aériens (19 avril 2018)

M. le président Paul Christophe. Nous accueillons M. Patrick Gandil, directeur général de l’aviation civile, la DGAC, et M. Francis Formell, commandant de la Gendarmerie des transports aériens.

La DGAC a pour mission de garantir la sécurité et la sûreté du transport aérien. Elle dépend du ministère de la transition écologique et solidaire.

Nous vous avons invité à témoigner devant nous, monsieur Gandil, pour que vous nous aidiez à évaluer la menace aérienne qui pourrait peser sur nos installations nucléaires. Cette menace est susceptible de revêtir plusieurs aspects : celui d’une attaque de type 11-septembre, celui d’un acte de type Germanwings ou celui de l’intrusion d’un engin sans pilote, un drone.

Les procédures de protection étant évolutives et méconnues, nous vous serions reconnaissants de bien vouloir nous éclairer sur l’évolution de la règlementation et des pratiques en la matière.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées de déposer sous serment. Elles doivent jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Gandil et M. Formell prêtent successivement serment).

M. le président Paul Christophe. Je vous donne la parole pour un exposé liminaire, qui sera suivi par les questions de Mme la rapporteure et des membres de la commission qui le souhaiteront.

M. Patrick Gandil, directeur général de laviation civile du ministère de la transition écologique et solidaire. Votre préoccupation porte essentiellement sur l’intrusion – voire l’attaque – de drones dans l’espace autour des centrales nucléaires ainsi que sur la sécurité de ces dernières en cas de chute d’un aéronef.

Pour commencer par les drones, la France a été l’un des premiers pays à encadrer l’usage de drones civils à usage professionnel et à les distinguer des drones de loisirs. Dès 2012, des arrêtés ont porté sur la sécurité des tiers au sol et des autres aéronefs – celle des passagers et de l’équipage n’ayant ici pas de sens, à la différence de l’aviation. En 2015, les procédures ont été modifiées et allégées, à la demande des opérateurs. Le marché des drones civils en France est très dynamique, surtout grâce à des TPE et PME. Mais de la cinquantaine d’opérateurs de 2012, qui étaient plutôt des bricoleurs de haut niveau en physique, on est passé à plus de 5 000 opérateurs exploitant plus de 10 000 drones. Le secteur combine forte croissance et création d’emplois.

Les drones de loisir sont de petites machines ; les drones professionnels également, qui pèsent en général moins de huit kilos et en atteignent au maximum vingt – encore compte-t-on ces derniers sur les doigts de la main. Par comparaison, les drones militaires pèsent 500 kilos et plus. L’utilisation les drones civils a beaucoup augmenté dans différents secteurs, l’agriculture, la surveillance des réseaux et des grands ouvrages d’art, la sécurité civile, la photographie à la fois à but journalistique et technique, pour les géomètres experts par exemple.

On a donc créé un Conseil pour les drones civils, qui regroupe les opérateurs, les constructeurs, la fédération professionnelle, de grands groupes aéronautiques qui, sans construire de drones, apportent leur compétence, des organismes de recherche, des exploitants de réseau comme la SNCF et EDF, les administrations concernées et l’armée de l’air.

Pour les seuls drones de loisir, la croissance a été massive, même si elle se ralentit, et on compte 400 000 unités vendues en 2016. L’acceptation par la population et par les professionnels de la sécurité est essentielle pour l’avenir de cette activité. De ce point de vue, les survols de sites sensibles par des drones, leur présence près des aéroports, ont terni leur image. Les utilisateurs de drones de loisirs ne sont pas très conscients des risques qu’ils prennent et font prendre aux autres : un drone de deux kilos qui percute un bâtiment et tombe sur le trottoir est mortel pour le passant. En raison de ce danger, dès le départ, la réglementation a interdit le survol des zones habitées et des rassemblements de population. Le survol de sites sensibles a exacerbé le sentiment que les drones constituaient une menace potentielle pour la sécurité, d’autant que Daech utilisait de petits drones piégés ou porteurs de charges d’explosifs.

En réaction à l’augmentation du nombre de drones en circulation et du survol illicite de sites sensibles, l’État a cherché au début de 2014 une solution équilibrée pour garantir la sécurité sans tuer l’activité économique et a associé la filière professionnelle à sa réflexion. Sous l’égide du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), quatre groupes de travail interministériels composés de représentants de la DGAC et des ministères de l’intérieur, de la justice et de la défense ont abouti à la rédaction d’un rapport remis par le Gouvernement au Parlement en octobre 2015. Sur cette base, deux sénateurs, M. Xavier Pintat et M. Jacques Gautier ont déposé le 25 mars 2016 une proposition de loi qui a été adoptée et promulguée le 24 octobre 2016. La base juridique de la réglementation est donc désormais plus ferme et les décrets d’application, assez compliqués sur ce sujet technique, vont sortir d’ici à la fin de l’année.

Cette loi impose une obligation d’information des acheteurs, avec une notice de sécurité, et une obligation de formation des « télépilotes » d’aéronefs sans personnes à bord de plus de 800 grammes. Elle reste cependant légère, puisqu’elle porte sur les règles de sécurité, non sur l’apprentissage de la conduite – le motif est de protéger les tiers, pas d’éduquer les utilisateurs qui cassent leur matériel par maladresse ! Tous les drones de plus de 800 grammes devront être enregistrés, par signalement électronique, et à partir de 25 kilos, être immatriculés comme les aéronefs. On veut ainsi responsabiliser les propriétaires, les retrouver plus facilement et lutter contre un sentiment d’impunité.

Sont en cours de rédaction les décrets sur l’enregistrement, sur les systèmes lumineux permettant de bien déceler les drones, ainsi que les textes relatifs à la responsabilité pénale. La difficulté, c’est de repérer ces drones sans mobilisation considérable des forces de l’ordre. C’est pourquoi nous avons mis en avant la notion de drone coopératif, lequel émet un signal d’identification qui est facilement lu avec l’outil usuel des forces de l’ordre, le programme Neo – Near Earth Objects – pour la police et NeoGend pour la gendarmerie et repéré grâce à des observations permanentes autour des sites sensibles, dans les zones où le survol est interdit ou réglementé. Dans ce cas, il faut disposer d’un plan de vol – par exemple si un drone est chargé de vérifier la toiture d’un aéroport. Le drone coopératif permet d’organiser la reconnaissance en opérant un tri préalable même si, nous en sommes bien conscients, il n’élimine pas ceux qui ont des intentions malveillantes. Un décret portera aussi sur la limitation de performance pour les drones de loisirs, ce qui concerne surtout l’altitude de vol. Les avions volent au moins à 500 pieds – soit 150 mètres ; si la hauteur pour les drones est limitée, par construction, à 50 ou 100 mètres, cela réduit les risques et les possibilités de s’échapper.

J’en viens aux chocs avec un aéronef. Il n’est pas de ma compétence de répondre sur la résistance d’une centrale dans ce cas, mais sur ce qui se passe quand un aéronef quitte sa trajectoire. L’avion de Germanwings nous a malheureusement offert l’exemple horrible d’une catastrophe réelle. Dans ce cas, le contrôleur a mis une minute pour voir que l’avion sortait de sa trajectoire ; il a essayé de prendre contact sans succès et a mis quatre minutes pour avertir le centre militaire de coordination et de contrôle (CMCC). L’équipe de contrôle a cherché à établir le contact en pensant à différents types de pannes, à une attaque terroriste également, et envoyé plusieurs codes électroniques. Évidemment dans ce cas, il n’y a pas eu de réponse. On a en même temps déclenché le dispositif Search and Rescue (SAR) prévu pour les cas d’écrasement au sol et enclenché l’envoi d’avions militaires.

Si un aéronef décidait, de son niveau de croisière de 10 000 mètres, de se jeter sur une centrale nucléaire, il lui faudrait, à une vitesse de 3 000 pieds minute, dix minutes en piqué pour atteindre sa cible. Néanmoins, sa trajectoire initiale ayant peu de chance de passer au-dessus de la cible, il faut ajouter le temps nécessaire pour se détourner de cette trajectoire. Dix minutes est donc une estimation minimale. Ensuite, c’est à l’armée de l’air de dire combien de temps il lui faut pour intervenir. En tout cas, le temps de réaction est faible, mais pas instantané. Je n’envisage pas l’hypothèse de la chute libre, qui prendrait trois ou quatre minutes, car l’avion serait impossible à diriger, donc raterait sa cible.

J’ai demandé au général Formell, commandant de la Gendarmerie des transports aériens, de m’accompagner. Il dépend de moi pour ce qui n’est pas judiciaire, mais pour le judiciaire, la gendarmerie relève des procureurs, pas de la DGAC.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Pour suivre l’ordre que vous avez adopté, quel type de menace peut représenter un drone, en particulier pour les installations nucléaires ?

M. Patrick Gandil. La principale menace que représentent les drones est de filmer et de prendre des photos, donc des renseignements. Sinon, un drone peut emporter au maximum une charge utile du tiers de sa masse, soit, pour un drone de vingt kilos, sept kilos d’explosifs, ce qui ne menace en rien le cœur d’une centrale nucléaire. En revanche, il pourrait y avoir des victimes, mais comme il peut y en avoir hors de la centrale. Ce que l’on craint des drones, c’est d’abord le renseignement ; ensuite l’utilisation terroriste, mais contre des rassemblements comme un concert, un match dans un stade, pas une centrale ; enfin, près d’un aéroport, le choc avec un avion. Cela dit, pour un avion de cent tonnes, le danger – la malchance – est seulement d’atteindre un des deux réacteurs, mais les avions peuvent s’en sortir avec un seul réacteur. Le vrai danger est qu’un pilote, dans la phase finale de l’atterrissage, voit un drone, ait un mauvais réflexe et déstabilise l’avion. Tout notre travail consiste, avec des radars perfectionnés, à repérer des drones, qui sont tout petits, à environ dix kilomètres, à les détruire si possible, mais surtout à prévenir les pilotes de leur présence pour éviter cet effet de surprise qui est le vrai danger.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous parlez ici des drones de loisirs. Mais des terroristes pourraient-ils s’emparer de drones militaires ou en acquérir ?

M. Patrick Gandil. Sans avoir d’informations précises, je travaille beaucoup avec les collègues de l’armée de l’air sur le vol de leurs drones militaires, sans qu’il y ait besoin de créer des zones réservées. Ces drones sont utiles par exemple en cas de terrorisme au sol, et peuvent alors se déplacer rapidement. J’ai donc pu constater que nous n’avions pas beaucoup de drones militaires et que la plupart sont sur des théâtres d’opérations extérieures. En outre, ils sont sur des bases aériennes très protégées, et pour les faire voler il faut être un professionnel. Pouvoir s’en emparer est donc hautement improbable.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Certes, mais des terroristes ont bien appris à piloter des avions. Nous sommes obligés de prendre en compte toutes les possibilités.

De quelle distance maximale peut-on piloter un drone ?

M. Patrick Gandil. Pour un beau drone de la marque DJI, que l’on trouve dans le commerce, la télécommande à distance est de sept kilomètres, dix au mieux. Mais nous travaillons sur des dromes de surveillance pour les réseaux de la SNCF et d’EDF qui devront aller plus loin, avec des parties de vol automatique. Pour autant, leur charge utile restera très faible.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. À propos des survols illicites de drones en 2014, des personnes auditionnées ont dit qu’il s’agissait de survols déclarés à tort, notamment par des sociétés de sécurité, ou accidentels. Est-ce bien le cas ?

M. Francis Formell, commandant de la Gendarmerie des transports aériens. Lorsqu’on annonce un survol de drone, il s’agit plutôt d’une suspicion de survol. En effet, il est très difficile de distinguer un drone d’un avion – la taille est bien différente, mais l’effet optique joue – notamment de nuit, lorsqu’on voit de petites lumières. En cas de signalement de survol, nous saisissons le Centre national des opérations aériennes (CNOA) pour savoir si des avions étaient présents dans le secteur. C’est assez souvent le cas. Sur les seize incidents signalés pour les centrales nucléaires de production d’électricité (CNPE) d’EDF, sept concernaient des vols d’aéronefs. Nous avons fait un gros travail auprès des sociétés qui sont proches d’un site sensible, en expliquant que, par exemple, les avions ont un tracé rectiligne, et depuis 2014 ce genre de signalement a beaucoup diminué.

M. Antony Cellier, vice-président, remplace M. Paul Christophe à la présidence.

M. Anthony Cellier, président. Voulez-vous dire que l’on peut distinguer un avion d’un drone parce que ce dernier porte, de chaque côté, deux flashs rouge et vert ?

M. Francis Formell. Non, on les distingue plutôt par la trajectoire. Celle d’un avion de ligne est très rectiligne. Ensuite, les couleurs diffèrent et les nouveaux signalements lumineux vont faciliter la différence. Mais elle est parfois difficile à appréhender la nuit.

M. Anthony Cellier, président. J’imagine qu’une personne malintentionnée qui voudrait survoler une installation nucléaire avec un drone commencerait par débrancher les signaux lumineux.

M. Francis Formell. Bien entendu, mais nous parlons de signalement d’un survol, non de détection. Et tout signalement ne signifie pas qu’il s’agisse bien d’un drone. Une personne malveillante qui enverrait un drone ferait tout pour qu’il soit le moins visible possible.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. A-t-on, à la suite des événements de 2014, pris des mesures de protection, et vous semblent-elles efficaces ? La DGAC fait-elle des recommandations de protection aux exploitants d’installations nucléaires ?

M. Patrick Gandil. Non, nous ne faisons pas ce genre de recommandation, car ce sont des établissements que nous connaissons trop mal, mais nous sommes à leur disposition. C’est à chaque exploitant d’installation, nucléaire ou autre, d’organiser sa propre protection. Nous-mêmes n’avons d’ailleurs pratiquement aucune capacité de détecter des drones. Les radars de l’aviation civile sont ce qu’on appelle des radars secondaires. Un tel radar envoie un rayon vers un transpondeur qui lui délivre un certain nombre d’informations, que lit le contrôleur aérien. Il ne détecte pas un drone qui n’est pas muni de transpondeur. Nous avons très peu de radars primaires et ils n’ont pas une précision suffisante pour détecter des drones. Seule la défense aérienne couvre tout le territoire par des radars primaires – encore ne peuvent-ils voir des drones trop petits. Elle est chargée de la police du ciel, tandis que nous sommes chargés de l’organisation de la circulation. Il faudrait le leur demander, mais je serais surpris s’ils avaient la capacité de voir des drones à distance.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Au cours des auditions, on nous a parlé à plusieurs reprises d’un système de détection des drones à l’approche des points à protéger et d’un mécanisme d’enregistrement permettant d’en retrouver le propriétaire, qui serait en cours de finalisation. Y êtes-vous associés ?

M. Patrick Gandil. Oui.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Et cela concerne-t-il les installations nucléaires ?

M. Patrick Gandil. C’est, comme je l’ai mentionné, la mise au point, sous l’égide de la Gendarmerie qui en est l’opérateur, d’un système de repérage des drones coopératifs. Le drone émet un signal récupéré par une antenne et lisible par l’équipement informatique de la Gendarmerie avec NeoGend. Il appartiendra à chaque opérateur d’installer des antennes autour de son site – elles ne coûtent pas cher, ce n’est pas un obstacle. Le système est bien avancé, mais il n’est pas encore opérationnel.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Le drone coopératif renvoie au volontariat. Une personne malintentionnée ne va pas rendre un drone repérable.

M. Francis Formell. C’est un système déclaratif.

M. Patrick Gandil. Nous n’avons pas, actuellement, de système efficace pour détecter des drones à distance. À mesure qu’ils approchent, on peut commencer à les voir. Mais le système que l’on met en place pour Roissy, et qui a été testé au Bourget, permet une détection à cinq kilomètres ; si on arrive à la porter à dix kilomètres, ce sera très bien.

La question qui suit est : quand on a détecté un drone, que fait-on ? On avertit la sécurité de l’aéroport. Mais comment prendre le contrôle d’un drone ? Il commence à y avoir des dispositifs de brouillage du contrôle de commande ; dans ce cas, le drone se pose. Il y a aussi le brouillage du GPS, mais à utiliser avec prudence car il peut aussi affecter le GPS d’avions voisins. Il y a donc tout un protocole avec la tour de contrôle. Enfin, nous avons déconseillé le leurrage, c’est-à-dire le fait de détourner le drone pour le faire se poser ailleurs, car si un avion est concerné cela peut devenir extrêmement dangereux.

M. Anthony Cellier, président. Si je comprends bien, le drone coopératif doit émettre un signal de lui-même, ce qui équivaut au signal d’un transpondeur.

M. Patrick Gandil. Tout à fait. On cherche un système léger – ce sont quand même de petits drones – et bon marché pour que le drone puisse émettre lui-même et donner son identité. Il y a une difficulté technique, mais d’ici un an au plus tard ce sera en place.

M. Anthony Cellier, président. Je comprends. Nous allons prendre les questions qui concernent les drones.

Mme Perrine Goulet. D’abord, est-il possible d’acheter un drone de type militaire ? En ce qui concerne le brouillage de la liaison entre le pilote et le drone, est-il possible de disposer de ce système dans un site nucléaire ? Pour les radars primaires, si j’ai bien compris, la DGAC en a seulement près des aéroports. Y en a-t-il près des sites nucléaires ?

M. Patrick Gandil. Sur ce dernier point, je n’en sais rien, je n’en ai jamais entendu parler. La défense aérienne assure la couverture de tout le territoire en radars primaires. L’aviation civile n’en a besoin que pour assurer la sécurité près des gros aéroports. Mais l’outil du transport aérien, c’est vraiment le radar secondaire et le transpondeur.

Le brouillage du contrôle de commande est bien la base des systèmes de défense. On y procède à partir de systèmes fixes ; je ne sais pas s’il y en a près des installations nucléaires, mais c’est relativement facile à faire. Ou on utilise des systèmes mobiles, à savoir des fusées qui visent le drone et interrompent ses communications de façon très circonscrite. Le SGDSN avait lancé un appel d’offres portant sur des systèmes de détection – mais ils n’ont pas donné de visibilité à grande distance – et des systèmes de contrôle et de destruction dont le plus efficace était celui-là. L’armée de l’air s’en est équipée pour la protection de ses bases et les forces de sécurité en ont également.

Quant à acheter un drone militaire, je ne peux être totalement affirmatif, mais, franchement, je ne l’imagine pas une minute. Il y a très peu de producteurs, cela ne se vend pas à n’importe qui et coûte très cher.

M. Jean-Marc Zulesi. Je comprends bien que le dispositif anti-drone par brouillage du contrôle des commandes est celui que vous préconisez. Ce genre de dispositifs est-il déployé autour de nos centrales nucléaires ? Les Allemands ont développé un système de brouillard artificiel. Qu’en pensez-vous ?

Enfin, y a-t-il coopération européenne et internationale de sorte que les bonnes pratiques soient partagées en la matière ?

M. Patrick Gandil. Je ne peux pas vous répondre sur le déploiement de systèmes de brouillage dans les centrales nucléaires, car ce n’est pas mon champ de compétences. Je ne connais pas précisément le système allemand de brouillard artificiel mais, d’un point de vue logique, il me semble que cela n’empêchera pas un drone de voler en suivant des coordonnées GPS et, même en vol automatique indépendamment d’un GPS. En revanche, dans la mesure où le principal risque du survol par un drone est la prise de vues pour renseignement, supprimer la visibilité est efficace.

La coopération entre les services de lutte antiterroriste des démocraties est active, et nous-mêmes y participons pour ce qui concerne la sûreté de la circulation des avions. Je ne doute pas qu’elle existe de même dans d’autres domaines, mais je n’ai pas d’élément en ce qui concerne la sécurité nucléaire.

S’agissant de coopération technologique et sur la réglementation des drones, pour l’instant il n’y a rien dans le cadre de l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI). Il se peut que des choses se fassent, mais les drones qui peuvent voler à de grandes distances sont des drones militaires, qui ne sont pas dans le champ de l’Organisation. Les petits drones, y compris professionnels, ont une capacité de vol limitée et ne peuvent guère franchir des frontières. L’OACI s’en préoccupera certainement, mais le sujet restera secondaire.

D’autre part, L’Agence européenne de la sécurité aérienne (AESA) a reçu des États mandat de revoir toute la réglementation en vigueur pour assurer la sécurisation des vols d’aéronefs de toutes tailles – jusque-là, elle portait seulement sur les gros, de plus de 250 kilos je crois. Elle a donc mis au point des règles pour différentes catégories, selon différents scénarios. Nous attendons les règles de navigabilité des drones, qui ne sont pas encore publiées. Les industriels ne peuvent pas prendre les mesures nécessaires tant qu’ils n’ont pas cette réglementation. L’AESA a créé différents groupes pour y travailler en amont, comme le plus connu, le Joint Authorities For Rulemaking of Unmanned Systems (JARUS) et l’Organisation européenne pour l’équipement de l’aviation civile – European Organisation for Civil Aviation Equipment (EUROCAE) – dont l’équivalent américain est aussi au travail. Ce sont plutôt des autorités locales qui se sont saisies du sujet, plutôt que l’OACI, dans la mesure où il n’y a pas de transport international par drone.

M. Anthony Cellier, président. Je vous remercie et vous propose de passer au second volet, sur l’aviation civile.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. À partir de votre connaissance dans ce domaine, et sans pouvoir bien sûr être trop précis, avez-vous une idée sur les dégâts susceptibles d’être causés à une centrale nucléaire et à sa piscine de refroidissement par une attaque d’avion de ligne, du type « 11 septembre » et non un simple bimoteur ? Une centrale peut-elle y résister ?

M. Patrick Gandil. Il est très difficile de répondre en effet. Pour cela, il faudrait connaître l’ingénierie du système nucléaire. Revenons au 11 septembre : ce n’est pas du tout l’impact de l’avion qui a détruit la tour. Il a détruit les verrières, son kérosène s’est déversé dans la tour, elle a pris feu et, comme il s’agissait d’une structure métallique, tous les éléments porteurs se sont déformés et la tour s’est effondrée. C’est un scénario connu pour les incendies de grandes tours et il faut absolument soit avoir une structure en béton, soit des éléments métalliques protégés du feu. L’avion était très gros, mais aussi très mou car on essaye qu’il soit le plus léger possible, son efficacité énergétique tenant à sa masse. On dépense beaucoup d’argent pour le rendre plus léger encore. La « peau » de l’avion est fine et même un petit choc, lors de la circulation au sol, fait tout de suite de gros dégâts. L’énergie de l’impact sera absorbée par la déformation du fuselage de l’avion, à l’exception des pièces dures que sont les réacteurs et le train d’atterrissage. La vraie question est donc de savoir ce qui se passerait si un réacteur arrivait à cette vitesse sur une centrale nucléaire. Le blockhaus en béton absorberait une grande partie du choc, mais je n’ai pas de données pour vous présenter une véritable analyse.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous estimez que, pour un avion qui vole à 10 000 pieds, entre le moment de changement de trajectoire pour descendre vers la cible et l’impact, il y a environ dix minutes. Dans l’exemple de la Germanwings, vous avez estimé à quatre minutes le temps entre le constat de la déviation de trajectoire et l’alerte. Quel est le temps réel dont on dispose pour réagir dans le cas où un avion veut s’écraser sur une installation nucléaire ?

M. Patrick Gandil. Je compte qu’il faut dix minutes à un avion qui vole à 10 000 mètres pour descendre sur la cible à 3 000 pieds par minute, ce qui est rapide. Par comparaison, un avion léger qui descend vers un aérodrome est à 500 pieds par minute. À 1 000 pieds, l’engin est encore pilotable, au-delà on s’approche de la chute libre, ce qui empêche de viser la cible. Il faut ajouter à cette dizaine de minutes le temps de la trajectoire horizontale pour gagner le point d’où on peut atteindre la centrale – qui n’est pas à la verticale de la cible, mais là d’où on aura la bonne pente. Rien que cela nécessite quelques calculs et un très bon pilote. Les amateurs formés pour percuter les tours jumelles en auraient probablement été incapables.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Un avion s’est jeté sur le Pentagone.

M. Patrick Gandil. Oui, mais il a raté sa cible. Je ne dis pas que c’est impossible, mais il faut déjà savoir se placer au bon point pour avoir l’angle de chute désiré.

A la dizaine de minutes de descente, il faut donc ajouter le temps de la trajectoire horizontale pour rejoindre le bon point, que l’on ne peut pas connaître. Dans l’exemple de la Germanwings, le contrôleur a vu que l’avion déviait de sa trajectoire en une minute. Un contrôleur suit plusieurs avions, on ne peut pas attendre qu’il s’en aperçoive de façon instantanée sans une aide complémentaire. On est en train de préparer un système, valable pour la plupart des avions, grâce auquel, dès que le pilote changera son niveau de vol, une alarme apparaîtra chez le contrôleur. Ce sera fait dans un an ou deux, et on gagnera alors sept minutes. Ayant aperçu que l’avion de la Germanwings se détournait, le contrôleur a essayé de joindre le pilote pour s’assurer qu’il n’y avait pas eu, comme c’est le cas le plus fréquent, une maladresse, ou même une panne. Lorsqu’il s’est rendu compte que ce n’était pas le cas, il a contacté le détachement militaire du CMCC. Cela a pris quatre minutes. On ne peut guère faire moins.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Dans cette hypothèse, sur les dix minutes pour descendre sur la cible, on enlève quatre ou cinq minutes de temps de réaction : restent donc cinq minutes pour l’interception ou tout type de riposte décidée pour empêcher la catastrophe ?

M. Patrick Gandil. C’est juste, si la trajectoire normale de l’avion passe au-dessus de la centrale nucléaire. S’il doit quitter cette trajectoire, on comprend avant, car un pilote ne vole pas librement. Le contrôleur lui a donné soit un cap, soit un point de repère inscrit dans le système de gestion de vol et, s’il s’en écarte, il est rappelé à l’ordre. Les cinq minutes sont donc un minimum absolu dans le cas improbable d’une trajectoire juste au-dessus de la cible
et, de toute façon, il lui faut se placer au point favorable pour la chute. Sinon ce sera plus long, mais pas très long, bien sûr.

M. Anthony Cellier, président. Puis-je vous demander si vous êtes pilote ?

M. Patrick Gandil. J’ai un brevet de pilote de tourisme et je pilote de petits avions.

M. Anthony Cellier, président. Avec cette qualification et votre expérience, vous semble-t-il techniquement possible d’atteindre une installation nucléaire avec un avion moyen porteur ?

M. Patrick Gandil. C’est possible, mais ce n’est pas facile. Par exemple, le système de programmation d’un tel avion n’indiquera pas le point où il faut se mettre pour descendre. Une telle navigation demande un pilote bien formé. Quant à toucher une cible précise, cela constitue une discipline sportive, le pilotage de précision. Pour un bon pilote, cela peut se faire ; pour un pilote amateur de petits avions et qui volera sur un appareil inhabituel, ce sera beaucoup plus difficile, même si ce n’est pas impossible – et encore, par beau temps. La météo va beaucoup jouer. Pour un pilote qui s’est entraîné sur un simulateur de vol, il n’est pas facile de se poser sur le « peigne » des marques blanches sur une piste normale. Une centrale nucléaire est une cible plus grande, mais les pilotes de l’avion du Pentagone ont abîmé l’extrémité d’une pointe alors qu’ils visaient le centre. Toucher le bord d’une centrale nucléaire, c’est possible, atteindre le cœur beaucoup moins.

M. Anthony Cellier, président. Au moment où nous nous parlons, le vol Air France 077 vient de passer au-dessus de Flamanville. Croyez-vous qu’un avion décollant de Roissy à destination de l’Amérique du Nord et déviant de sa trajectoire pour menacer La Hague ou Flamanville pourrait être intercepté à temps par l’armée de l’air ?

M. Patrick Gandil. Je ne peux pas répondre à votre question, car je ne m’occupe pas de permanence opérationnelle. On reste dans les ordres de grandeur que nous avons évoqués si la route est vraiment proche de la cible, soit cinq minutes de trajectoire horizontale et cinq minutes de trajectoire verticale, il y a dix minutes pour réagir. C’est vraiment un minimum. De plus, le pilote ne connaît pas la trajectoire qu’on va lui donner : si elle le fait passer un peu plus loin, il sera détecté plus tôt. De toute façon, le système de la défense aérienne, que nous alertons, doit réagir très vite.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. A-t-on, à votre connaissance, évalué ce qui pourrait se passer si un avion au décollage a une centrale nucléaire dans l’axe de la piste ? Ce n’est pas le cas en France, mais ça l’est pour la centrale de Tihange, en Belgique.

M. Patrick Gandil. On n’a pas demandé de telle évaluation à la DGAC. Il y a bien sûr environ 500 petits aérodromes – avec des terrains en herbe – où se pratique la formation initiale, et probablement quelques-uns près d’une centrale. Mais ils n’accueillent que de petits avions. Je ne crois pas que le problème se pose pour de grands terrains, mais c’est facile à vérifier.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Orly est proche de la centrale de Nogent-sur-Seine.

M. Patrick Gandil. Les pistes ne sont pas orientées vers Nogent et, une fois encore, le pilote ne vole pas librement. Il faudrait qu’on lui fixe pour premier cap la direction de la centrale.

Mme Bérangère Abba. Quel est le nombre d’alertes traitées par le contrôle aérien chaque année ; il s’agit, je crois, dans le cas évoqué de ce qu’on appelle les alertes DETRESFA. De même combien de criblages des personnels navigants donnent des relations avec les fichiers de personnes surveillées ?

Ensuite, s’agissant de la chaîne de commandement, une fois l’incident constaté, dans quel délai passez-vous le relais à l’armée de l’air ? Et, s’il y a des passagers dans l’avion détourné, a fortiori des passagers étrangers, à qui appartient-il de prendre la décision d’intercepter l’avion, avec les conséquences que l’on peut imaginer ?

M. Patrick Gandil. Lorsque nous avons transmis l’information initiale, nous avons terminé notre travail. La chaîne de commandement est totalement militaire et, vu la brièveté des délais d’action, il n’y a pas de concertation. Cette chaîne remonte au Premier ministre. Je n’en ai pas la pratique pour vous en dire plus. En outre, ce n’est pas forcément l’information que nous transmettons qui va déclencher l’action de l’armée de l’air, qui a son propre système de surveillance. En particulier pour un aéronef si peu coopératif qu’il n’a pas de transpondeur, seuls leurs radars primaires sont efficaces.

S’agissant des procédures d’alerte, il y a deux niveaux, ALERFA et DETRESFA, en fonction de la gravité. Nous pourrons vous donner une note si c’est souhaitable, mais le domaine est très technique.

L’incident le plus fréquent est la perte de la liaison radio, parce que le pilote a mal réglé la radio ou a mal entendu ce qui lui disait le contrôleur lorsqu’il lui a communiqué, à la sortie de sa zone, la fréquence suivante, sur laquelle il était censé se régler. S’il ne trouve pas l’interlocuteur, il rappelle la fréquence précédente, car il est encore à sa portée, ou lui-même est appelé sur la fréquence de détresse. Ces échanges peuvent prendre un certain temps. Le contrôle de l’aviation civile prévient la défense aérienne qui, dans les cas que je connais, envoie un avion reprendre contact avec le pilote et les choses se rétablissent. Si l’on se trouvait dans le cas d’une personne qui abandonne volontairement le contact radio pour mener une attaque, la défense aérienne lancerait son opération. Ceci pour dire que le lien entre le contrôle aérien et la défense aérienne est bien rodé. Je ne peux pas vous donner de chiffres, mais nous pouvons chercher et les fournir à votre commission. Il est en effet intéressant de disposer du nombre annuel de pertes de communication, les comloss comme nous les appelons, et de sorties de la défense aérienne qui en découlent. Autre chose est la perte de communication avec un avion qui reste sur la bonne trajectoire, ce qui relève – rarement - de la panne ou – souvent – d’une maladresse.

S’agissant du personnel navigant qui, au passage des passeports, se trouverait être lié à un fichier, il serait traité comme un passager dans ce cas – ou pire – mais je ne suis pas certain que la police avertirait la DGAC. Assez rapidement, les systèmes de suivi seraient alertés. Quant au personnel aéroportuaire non navigant qui a un badge pour accéder aux installations, il l’obtient après une double enquête de la police et de la justice. Le système informatique Stitch de gestion des badges permet aux services de police d’accéder et au fichier des badges et au fichier S ou au fichier des terroristes et d’agir. La réglementation européenne impose de refaire l’enquête sur ceux qui détiennent un badge tous les cinq ans ; la France le fait tous les trois ans. Mais une radicalisation se produit beaucoup plus rapidement. La seule solution, c’est de permettre à la police d’interroger les bases de badge. Il y a donc bien une surveillance.

Nous avons toujours refusé, ce qu’on fait aux États-Unis et dans d’autres pays : exempter le personnel navigant de ces contrôles. Bien entendu, ils sont adaptés : ces personnels disposent d’une hache dans le cockpit, à quoi bon leur confisquer un canif ? Nous sommes surtout attentifs aux explosifs. Nous avons grande confiance dans les personnels, mais n’importe qui peut être victime d’un chantage, sur sa famille par exemple. Nous tenons donc à ce genre de contrôles dans l’espace européen.

M. Anthony Cellier, président. Question technique : un pilote peut-il éteindre un transpondeur ?

M. Patrick Gandil. Dans la plupart des cas. Dans les avions légers, c’est oui. Y a-t-il des avions où ce n’est pas possible ? Je n’ai pas la réponse.

M. Anthony Cellier, président. Est-ce qu’une telle action nous ferait perdre du temps dans la chaîne menant à l’interception ?

M. Patrick Gandil. Pas vraiment. Les radars militaires verraient l’avion et le fait que le transpondeur soit coupé serait assez surprenant pour donner l’alerte. Mais vous pensez sûrement à ce cas unique du vol de la Malaysia Airlines, qui a coupé le transpondeur et tous les systèmes de communication puis est parti vers l’Australie, autant que l’on puisse le savoir. En effet, un radar a une portée de 300 kilomètres et il n’y a donc pas de surveillance radar sur les océans : ce sont des recoupements de signaux de satellites sur les GPS qui ont été utilisés dans ce cas. Il faut que l’avion reste coopératif, mais quand l’avion ne dit rien, on ne peut le suivre sur l’océan. On entend parler de divers scénarios et je reste convaincu que le premier était le bon. Quoi qu’il en soit, il était possible, en effet, de couper le transpondeur.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Est-il possible de prendre à distance les commandes d’un avion ?

M. Patrick Gandil. Aujourd’hui, la réponse est non. Il s’est tenu un congrès de hackers à Amsterdam, dont l’objectif était d’y parvenir, et il y a même eu des déclarations affirmant qu’on y était parvenu. Mais il s’agissait de la prise de commande d’un simulateur de vol, lequel n’est pas du tout protégé comme un avion. Les grands avionneurs comme Airbus ont des équipes de hackers en interne qui tentent de franchir les barrières et ils n’ont pas réussi pour l’instant. Je reste cependant prudent. Actuellement, un avion est en relation avec le sol par des systèmes où il est émetteur et par la voix du contrôleur, soit des systèmes phoniques. Quand on aura des communications par internet, ce qu’on appelle le datalink – on l’utilise déjà pour la météo, mais on va pouvoir envoyer des ordres de contrôle, des messages dans leur forme définitive au pilote automatique avec beaucoup moins d’erreurs – on sera beaucoup moins limité par les fréquences. Mais cela signifie qu’il y aura un lien informatique entre les systèmes de contrôle au sol et le système à bord, et il faudra être très méticuleux. Je viens de lancer un Conseil consultatif de la cybersécurité dans l’aviation, exactement comme on l’a fait pour les drones, avec les parties prenantes – mais c’est un monde assez clos, avec une forte confidentialité. Chaque acteur s’est bien protégé, mais il faut surveiller les interfaces. Si je suis rassurant aujourd’hui, il faut se préoccuper sérieusement du problème pour demain.

Un autre cas a été évoqué, où on serait entré dans le système de jeu à bord. Cela suppose de se brancher sur un câble passager, après un minimum de démontage et de branchement. Je n’y crois pas tellement et il serait surprenant que cela n’attire pas l’attention des passagers ou de l’hôtesse.

Mme Perrine Goulet. Y a-t-il des couloirs aériens qui survolent des centrales nucléaires, et dans ce cas quelles sont les contraintes de vol ?

M. Patrick Gandil. Il y a en effet des contraintes de survol des centrales, mais plutôt pour l’aviation légère. Le survol est interdit dans un périmètre indiqué sur les cartes aéronautiques et à une altitude de moins de 1 000 mètres. Cela arrive quand même de temps en temps, le plus souvent à la suite d’une erreur de navigation du pilote. Soit on sait où il va, et on lui envoie la gendarmerie quand il se pose, soit on lui envoie un hélicoptère ou un avion militaire pour l’accompagner dans un lieu où la gendarmerie l’attend. Si l’on est convaincu que c’est une erreur, il passera en conseil de discipline et sa licence sera peut-être suspendue brièvement. S’il est récidiviste, il va la perdre, indépendamment des suites pénales.

M. Anthony Cellier, président. Merci de vos réponses et de votre disponibilité. Nous vous avons communiqué un questionnaire auquel, je l’espère, vous répondrez par écrit.

M. Patrick Gandil. Bien sûr, nous y répondrons et nous ajouterons les éléments statistiques sur les comloss et les quelques points sur lesquels j’ai été un peu hésitant.


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27.   Audition du général de brigade aérienne Philippe Adam, commandant la brigade aérienne des opérations (17 mai 2018)

M. le président Paul Christophe. Nous accueillons le général Philippe Adam.

Le général Philippe Adam commande la brigade aérienne des opérations (BAO) qui est basée à Lyon et qui est l’une des deux brigades du commandement de la défense aérienne et des opérations aériennes. Cette brigade a pour mission de garantir l’aptitude permanente de l’armée de l’air à planifier, programmer, conduire ou coordonner ces opérations aériennes, qu’elles soient permanentes ou de circonstance, intérieures ou extérieures, dans un cadre national, interministériel ou international.

Les responsabilités de la BAO couvrent notamment la surveillance et la protection des installations sensibles par l’intermédiaire de la police du ciel. Toutefois, dans la chaîne de commandement propre à l’exécution des opérations de police aérienne, le commandement de la BAO n’exerce pas de responsabilités particulières, les décisions d’interception relevant directement du Gouvernement.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées de déposer sous serment. Elles doivent jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite, général, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Le général Philippe Adam prête serment.)

M. le président Paul Christophe. Je vais maintenant vous donner la parole pour un exposé liminaire que je vous propose de limiter à une dizaine de minutes.

Je donnerai ensuite la parole à Mme la rapporteure qui vous posera un certain nombre de questions, puis les autres membres de la commission d’enquête pourront également vous interroger.

Général Philippe Adam. Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, je suis particulièrement honoré d’être devant vous aujourd’hui. J’ai souhaité présenter un propos liminaire pour préciser l’organisation complexe de la défense aérienne.

Je suis un officier général de l’armée de l’air. J’ai commencé ma carrière de pilote de chasse comme pilote de la défense aérienne. Le sujet qui nous réunit aujourd’hui m’était particulièrement proche alors. Je servais à Cambrai aux commandes de Mirage F1 et de Mirage 2 000. La seconde partie de ma carrière a été très variée et très différente de ce premier métier ; elle s’est poursuivie en France et à l’étranger.

Je suis revenu à la défense aérienne en servant à Bruxelles, à l’OTAN, à l’état-major international. J’étais chargé de ce dossier pour l’OTAN qui traite également de défense aérienne pour l’Alliance entière. Depuis que je suis à Lyon au commandement de la défense aérienne et des opérations aériennes, j’ai commandé dans un premier temps le Centre national des opérations aériennes dont c’est le métier et qui conduit au quotidien la protection et la défense du territoire dans les airs. Je sers en tant que général opérations et commandant la brigade aérienne des opérations depuis septembre dernier.

La sûreté aérienne au sens large est placée sous la haute direction du Premier ministre. C’est donc à lui que reviennent les grandes décisions, notamment les décisions les plus engageantes et les plus impactantes, d’autant que, même si nous traversons des crises et sommes confrontés à des menaces, notre pays est aujourd’hui en temps de paix, ce qu’il ne faut pas oublier. Une partie de la sûreté aérienne revêt une dimension interministérielle, dont le ministère de la défense n’est pas seul en charge. La partie active est confiée au ministère des armées, car il dispose de moyens dont ne bénéficient pas les autres ministères.

La mission confiée à l’armée de l’air est permanente, qui l’exerce depuis des dizaines d’années. Elle comporte deux volets : d’une part, la protection du territoire et des populations afin de s’opposer à une agression potentielle ; d’autre part, l’action aéronautique de l’État, que l’on appelle aussi « police du ciel », laquelle consiste à faire respecter dans l’espace aérien français les règles de notre État. Dans le cadre de cette mission, nous traquons les contrevenants. Le parallèle avec la police est entièrement justifié, mais la frontière avec la défense aérienne est parfois ténue, dans la mesure où ces deux missions peuvent parfois se nourrir l’une de l’autre ou s’enchaîner très rapidement au cours d’une même opération.

La question des menaces est une question à laquelle il convient de bien réfléchir. Nous avons un devoir particulier d’appréciation de la menace, qui forme un large pan de nos missions. Mais cette mission n’est pas confiée en totalité au ministère des armées ; elle se nourrit d’un dialogue interministériel extrêmement riche et varié et fait entrer en ligne de compte un nombre très élevé d’intervenants. Il convient de distinguer une vraie menace d’agissements de simples contrevenants ou d’une multitude de situations problématiques qui ne sont pas à proprement parler des menaces.

Dans le cadre de la sûreté aérienne, le commandement de la défense aérienne et des opérations aériennes occupe une place spécifique puisqu’il est placé directement dans la chaîne d’engagement, c’est-à-dire au titre des actions à conduire sous l’autorité du Premier ministre, en lien direct avec le commandant de la défense aérienne, le général Zimmermann. Le général Zimmermann, ou son délégué, commande directement les actions engagées dans les airs.

Monsieur le président, dans vos propos liminaires, vous avez rappelé qu’en ma qualité de commandant de la brigade des opérations aériennes, je n’ai aucun rôle au quotidien dans l’engagement des avions au-dessus de la France. En revanche, en tant que commandant du Centre national des opérations aériennes (CNOA), j’ai la responsabilité des services opérationnels.

La chaîne passe directement du Premier ministre au commandant de la défense aérienne, puis au pilote de l’avion de chasse. Elle est extrêmement courte et il faut qu’il en soit ainsi pour répondre rapidement à des événements inquiétants.

Nous sommes en liaison permanente avec les autres ministères, notamment celui en charge des transports par l’intermédiaire de la direction générale de l’aviation civile (DGAC), mais aussi du ministère de l’Intérieur. Nos liaisons sont nombreuses avec les forces de sécurité intérieure, la police et la gendarmerie car tout ce qui se passe dans les airs finit toujours par une action sur terre. En effet, la suite de nombreuses actions se déroule au sol. Bien que nous n’en soyons pas chargés, des liens opérationnels directs nous lient avec les forces de police et de gendarmerie.

Vous vous intéressez aux sites sensibles qui forment une petite partie, mais une partie essentielle, des sites que nous protégeons. Ils appellent une attention particulière au quotidien. Dans ce cadre, la protection des sites sensibles relève des deux volets de notre mission : une mission de discipline générale dans l’espace aérien et une mission d’opposition à une agression potentielle sur l’un de ces sites, ce qui serait une catastrophe si elle devait se produire.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Général, nous apprécions votre venue. Vous avez présenté vos missions, notamment de protection des territoires et des populations. Pouvez-vous préciser la procédure d’alerte aérienne de la chasse française en cas d’intrusion d’un avion dont la trajectoire serait jugée suspecte ? Combien de bases sont en permanence en alerte, en quels points du territoire ? Combien de pilotes, combien d’appareils sont en permanence en alerte ? Quels types d’appareils sont utilisés ?

Général Philippe Adam. J’ai préparé des réponses écrites un peu générales au questionnaire transmis. Ces réponses sont classifiées « diffusion restreinte » ce qui, sans être un niveau de secret très élevé, marque cependant la nécessité d’être attentif à la diffusion de ce type d’informations qui pourraient être largement commentées et interprétées dans des sens différents. Les réponses sont relativement générales, mais elles répondent, pour l’essentiel, aux questions. Je vais avoir la possibilité de vous fournir ici quelques détails. Certains sont classifiés. Il serait préférable que les éléments que je vais vous livrer ne quittent pas cette salle.

M. le président Paul Christophe. Nous ne siégeons pas à huis clos. Mais vous pouvez le demander ; je ne peux vous l’imposer. Préférez-vous le confort du huis clos au regard des questions qui vous ont été transmises ?

Général Philippe Adam. Je ne pense pas que ce soit nécessaire. J’éviterai donc d’entrer trop avant dans le détail. Il vous appartiendra de me dire si vous souhaitez de plus amples précisions.

M. le président Paul Christophe. Vous pourriez nous transmettre les réponses les plus sensibles par écrit ; elles resteraient ainsi dans le cadre du huis clos.

Général Philippe Adam. Certes, mais il faut savoir que la classification imposerait un processus de diffusion et de transmission particulier, qui risquerait de compliquer les choses.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Certaines réponses qui nous sont faites à « huis clos » sont incluses dans les dossiers de la commission d’enquête, mais ne figurent pas au rapport.

Avez-vous des éléments à fournir en réponse à ma première question ?

Général Philippe Adam. Aujourd’hui, s’agissant des seuls moyens aériens, nous tenons en permanence en alerte huit chasseurs, cinq hélicoptères, un avion AWACS et un avion ravitailleur.

Les postures d’alerte varient selon les moyens dont on dispose. Les intercepteurs, c’est-à-dire les avions de chasse et les hélicoptères, sont en alerte « à quelques minutes » : quelques minutes sont nécessaires entre le moment où les pilotes reçoivent l’ordre et le décollage. Une telle configuration réclame une organisation particulière. Les avions sont préparés spécialement dans des lieux particuliers pour décoller rapidement. Les équipages et les mécaniciens vivent en permanence à proximité de leur appareil.

On compte un équipage par hélicoptère ou chasseur. Pour les chasseurs, il s’agit généralement d’un pilote unique, parfois deux pour les biplaces qui répondent à l’alerte, en particulier à Saint-Dizier.

Pour les hélicoptères, l’équipage est composé de quatre personnes : deux pilotes et deux membres des commandos positionnés à l’arrière – un tireur d’élite et un chef d’équipe. Les hélicoptères que nous utilisons, de type Fennec, sont légers. Ils ressemblent à des hélicoptères de type civil, mais sont équipés d’une caméra thermique et les équipages sont dotés d’un matériel de vision nocturne. L’intérêt de l’appareil tient à la présence des deux membres des commandos qui sont armés et prêts à tirer. Leur cible serait plutôt des plastrons lents, des ballons, des objets de ce type. Il ne faut pas que la cible soit trop rapide car un hélicoptère ne vole pas très vite.

Les huit chasseurs sont des Mirage 2 000 de défense aérienne, de type 2 000 C ou 2 000-5. Nous utilisons aussi des Rafale qui sont multirôle, peu importe leur type. Ils sont tous capables d’assurer la mission. Ce qui importe est l’armement que nous y accrochons.

Les intercepteurs sont répartis sur six bases. Les chasseurs sont basés à Mont-de-Marsan, Orange, Saint-Dizier et Lorient, qui est une base aéronautique navale. Les hélicoptères sont basés à Bordeaux, Orange, Saint-Dizier, Villacoublay. Confrontés à un incident susceptible de survenir n’importe où, au-dessus de n’importe quel point du territoire, une telle configuration permet une réactivité maximale. Les chasseurs font l’objet d’une répartition géographique. Pour les hélicoptères, c’est un peu plus compliqué, ils volent moins vite, vont moins loin ; ils ont donc été positionnés à proximité des sites sensibles que nous cherchons à protéger, notamment les sites nucléaires, mais aussi Paris avec un positionnement à Villacoublay.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Grâce à ce dispositif, réussissez-vous à couvrir toutes les installations nucléaires, les centrales notamment ? Existe-t-il des zones blanches ?

Général Philippe Adam. Il n’existe pas de zones blanches. L’emplacement géographique des bases en atteste. Chaque intercepteur couvre environ un quart de la France. Je parle des chasseurs, les hélicoptères étant un moyen de défense supplémentaire. D’ailleurs, nous avons souvent à faire face à des scénarios qui combinent les deux modes d’interception. Dans un premier temps, nous faisons appel à un chasseur, l’hélicoptère termine la mission. Toutes les zones sont couvertes, la zone la plus excentrée du territoire métropolitain étant la Corse où il n’y a pas de centrale nucléaire.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous essayons de déterminer si les dispositifs de protection de nos installations nucléaires sont efficaces, par exemple, dans l’hypothèse, que l’on peut redouter, d’un avion qui quitterait sa route pour s’écraser sur une installation nucléaire.

Selon d’autres personnes auditionnées, nous savons que les opérations doivent intervenir dans un temps très rapide dans la mesure où un avion qui sort de sa trajectoire peut descendre extrêmement rapidement. En dix minutes, un avion peut quitter sa trajectoire et atteindre son but. Selon votre expérience, est-il possible d’intercepter un avion en dix minutes ?

Général Philippe Adam. C’est tout à fait possible, mais cela dépend du moment et de l’endroit où naît l’incident. Le délai d’interception dépend de nombreux paramètres. L’interception n’est pas impossible, mais je ne puis vous garantir qu’elle sera assurée dans tous les cas. À propos des quelques minutes que vous évoquez, je vous invite à analyser ce qui s’est passé lors du vol de Germanwings.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nos interrogations portent en particulier sur l’usine de La Hague et l’EPR de Flamanville, dans la Manche. Le temps de décollage et d’arrivée sur site – ou à proximité – dépasserait les dix minutes.

Général Philippe Adam. Je vais entrer davantage dans le dispositif.

Les intercepteurs ne sont pas la seule composante de la sûreté aérienne. Pour intercepter, il faut avant tout avoir détecté l’incident. Le système de surveillance est donc l’élément central du dispositif de défense aérienne. Il est essentiel que nous disposions de moyens de détection qui permettent de savoir à quelle menace nous avons à faire face. À cette fin, nous surveillons au-delà des limites du territoire français, en particulier au-dessus de la mer. Nos radars sont déployés sur les côtes de sorte à surveiller en mer le plus loin possible et ainsi obtenir le préavis dont nous avons besoin. Nous verrions un agresseur qui viendrait par la mer de suffisamment loin pour l’intercepter dans les temps. S’il arrivait par le territoire d’un de nos États voisins, nous ferions jouer les accords qui nous lient pour utiliser leurs services. Si un danger venait par la frontière belge, nous serions prévenus par notre voisin qui aurait sans doute déjà lancé des mesures de sûreté aérienne. Dans une telle hypothèse, les Belges peuvent agir efficacement, y compris ramener l’avion sur une route normale ou le contraindre et l’empêcher d’atteindre son objectif.

Plusieurs services travaillent en collaboration, sans laquelle nous n’aurions aucun préavis de menaces traversant les frontières. Notre dispositif est robuste et repose sur des partenariats performants selon le principe du donnant-donnant : ce que nos voisins font pour nous, nous le faisons pour eux. Tous les accords sont parfaitement symétriques. Pour ce qui concerne la Manche, si les avions venaient de Grande-Bretagne, nous compterions sur nos amis britanniques qui sont extrêmement vigilants et avec qui nous entretenons des contacts réguliers.

Les accords que nous avons signés nous amènent tous les ans à réaliser quatre exercices avec chacun de nos voisins afin de tester les procédures et nous assurer de la fiabilité des dispositifs.

Si la menace arrivait par la mer et par les espaces internationaux, nous la percevrions de relativement loin. Il ne vous aura pas échappé que nos amis russes nous rendent visite régulièrement ; ils sont interceptés largement au-delà de la limite des eaux territoriales françaises.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous avons été alertés au sujet de La Hague et de Flamanville par plusieurs voies. Les bases où sont disposés les chasseurs ne leur permettent d’arriver que dans un délai de dix minutes ; or, dans un tel délai, l’avion a déjà eu le temps de s’écraser. Au surplus, il faut un moment avant de déterminer la présence d’une menace, de constater que l’avion s’est détourné de sa trajectoire habituelle. Au cours des auditions, il nous a été indiqué qu’il avait fallu trois ou quatre minutes entre le moment où l’avion de Germanwings s’était détourné de sa trajectoire et une première réaction efficace. Il faut réaliser ce qui se passe, essayer de contacter l’avion, puis alerter. Pendant trois ou quatre minutes, rien n’est entrepris concrètement pour empêcher l’avion de progresser.

Nous ne voulons piéger personne, mais seulement proposer éventuellement le remplacement d’une méthode peu efficace par une autre.

Général Philippe Adam. Bien sûr, nous ne pouvons vous garantir que cela fonctionne à chaque fois. Pour Germanwings, les temps de réaction, dans mon souvenir, ont été extrêmement rapides et largement inférieurs aux délais que vous mentionnez. Le contrôleur civil qui a détecté que l’avion quittait sa trajectoire a pris contact avec le pilote ; en l’absence de réponse, il a prévenu immédiatement l’armée de l’air, et ce dans des délais inférieurs à ceux que vous avez cités.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. La DGAC nous a fourni les temps suivants : une minute a été nécessaire pour détecter la sortie de l’avion de sa trajectoire et ensuite quatre minutes ont été nécessaires pour avertir le groupement militaire après des tentatives d’entrée en contact avec l’avion.

Général Philippe Adam. Dès que nous en avons eu connaissance, nous avons fait décoller en quelques minutes l’avion le plus près, basé à Orange. Le temps que le chasseur décolle, l’avion de Germanwings était au sol. Le temps de décollage a été celui de la chute de l’avion de Germanwings.

Il faut entrer un peu plus avant dans le dispositif. Après la surveillance, il y a la détection d’une menace potentielle et son analyse. Germanwings était une vraie mauvaise surprise. Tout allait bien et aucun indice n’annonçait une catastrophe. L’incident est né instantanément sur le territoire national, il était imprévisible, a surpris tout le monde et tout s’est passé très vite. L’enjeu est de faire en sorte que les avions qui survolent le territoire national ne posent pas de problème. Un travail est mené en amont, dans un cadre interministériel. Nous n’intervenons qu’en cas d’échec des autres dispositifs de sécurité. Voilà pourquoi je ne peux pas garantir un bon fonctionnement systématique du dispositif, car tout dépend de l’endroit où s’est manifesté le premier élément anormal et de l’objectif du terroriste ou de l’assaillant. Un avion peut changer de direction très rapidement.

Ce que je peux vous garantir, c’est que notre dispositif est le plus robuste d’Europe. Aucun pays, même de taille comparable, ne met autant d’avions en alerte que la France, aucun pays n’utilise cette combinaison entre avions et hélicoptère qui permet de poser des barrières supplémentaires, aucun autre pays n’assure autant de décollages que nous. Nous décollons au moindre doute. La plupart du temps, nous réussissons à obtenir le contact radio, à recueillir les éléments nécessaires le temps du décollage, à lever le doute et donc à tout arrêter. Si l’avion est en vol alors que le doute est levé, l’avion poursuit sa mission. C’est un bon entraînement pour l’ensemble de la chaîne. Le nombre des décollages est extrêmement élevé. Sur un événement réel, on compte en moyenne un décollage par jour, que ce soit d’un avion ou d’un hélicoptère. Tous les jours, deux ou trois avions décollent, la différence est donc le fait des missions d’entraînement. En cas d’incident, nous profitons de ces cibles d’opportunité pour entraîner l’ensemble de la chaîne et essayer de garantir le niveau de réactivité.

Mais le terroriste qui arrivera à prendre le contrôle d’un avion au-dessus de Paris et qui décidera de s’écraser ne nous laissera guère de temps d’entreprendre quoi que ce soit.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Un décollage a lieu quotidiennement. Vous êtes donc bien entraînés.

Vous dites que quelques minutes sont nécessaires avant le décollage. Les pilotes ne sont pas à demeure installés dans leur avion en attendant ; sans doute demeurent-ils dans un bâtiment attenant. J’imagine que vous avez calculé le temps moyen nécessaire à partir du moment où vous êtes alertés et le décollage.

Général Philippe Adam. Absolument. À chaque entraînement et à chaque décollage réel, nous vérifions que le temps prévu a bien été tenu. D’ailleurs, le temps écoulé est souvent inférieur au temps prescrit. Nous disposons alors d’une marge étroite. C’est ainsi qu’en cas de difficulté avec un avion, le pilote dispose du temps nécessaire pour en changer, et même dans ces cas-là, le plus souvent, les temps sont tenus. Cela dit, il est rare que ce cas de figure se produise.

Tout dépend des indices dont nous disposons. Si un indice nous laisse penser qu’une situation est en train de dériver, sans que rien toutefois soit encore déclaré, nous pouvons abaisser ce temps de réaction. En pleine journée, le contrat est de sept minutes. Ce délai fait partie des éléments que nous dévoilons rarement car plus nous sommes précis, plus nous suscitons des réflexions approfondies sur nos modes d’action.

Les pilotes sont situés dans un bâtiment à proximité de l’abri de l’avion ou de l’hélicoptère, leurs affaires sont à l’intérieur, l’avion est prêt. A la sirène, les mécaniciens posent l’échelle, l’équipage monte dans l’avion, les mécaniciens enlèvent l’échelle, retirent les dernières sécurités pendant que le pilote et l’équipage se harnachent. Les moteurs se mettent alors en route, l’avion roule et décolle.

Si nous voulons gagner du temps en raison des indices dont nous disposons, l’avion est alors contraint d’attendre. En effet, dans le cas de figure d’une situation critique qui semble se développer, nous ne souhaitons pas faire décoller l’avion trop tôt avant d’avoir procédé aux vérifications nécessaires.

Nous pouvons mettre en alerte les équipages sous deux minutes. Ils sont assis, attachés dans l’avion, le pilote prêt à appuyer sur le bouton du démarreur. De sept minutes, nous passons à deux minutes suivant les avions. L’avion le plus long à décoller est le Rafale, un excellent avion, dont les capacités sont phénoménales, mais dont la mise en route est plus longue : il faut trois minutes en raison de la présence de deux moteurs. En général, nous abaissons grandement les délais de réaction. Quand on est dans le feu de l’action, c’est quasiment instantané : l’équipage est dans l’avion en deux minutes. Le temps de deux ou trois coups de téléphone, l’avion est dans les airs.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Il existe un risque. Dans le cas de Germanwings, techniquement et humainement, il était impossible d’intercepter l’appareil, l’avion s’étant déjà écrasé au moment où vos appareils ont décollé. Selon vous, installer des missiles sol-air à proximité des installations nucléaires les plus sensibles serait-elle une bonne idée ?

Général Philippe Adam. Oui, nous procédons ainsi régulièrement. C’est un moyen extrêmement utile qui ne couvre qu’une petite portion du territoire dans la mesure où notre stock ne nous permettrait pas d’agir ainsi en permanence. Pour ce faire, il faudrait déployer une batterie de missiles sol-air sur chacun des sites que nous cherchons à protéger. Mais nous le faisons régulièrement dans le cadre de dispositifs particuliers ou à l’occasion d’alertes spécifiques, lorsque le niveau de danger ou de menace s’élève, notamment s’agissant de dispositifs particuliers de sûreté aérienne qui sont déployés sur ordre du Premier ministre pour couvrir des événements ou des sites dès lors que la situation l’exige. Nous procédons de cette manière au moins une fois par an, le 14 juillet. La vulnérabilité est alors élevée : le Gouvernement et une bonne partie du Parlement sont rassemblés sur la Place de la Concorde et personne n’a envie qu’il arrive quelque chose.

Notre dispositif particulier de sûreté aérienne est totalement transparent, qui comprend chaque année le déploiement de missiles sol-air autour de Paris. Le nombre de missiles sol-air dont nous disposons n’autorise pas un déploiement permanent, ni à Paris ni ailleurs. Les missiles sol-air sont performants pour atteindre une cible à courte portée mais les conséquences d’un tir sont extrêmement violentes, très rapides et le processus est peu interactif. Une fois le missile parti, on ne peut le rappeler. Les temps de vol des missiles sont plus courts et l’intelligence de la chaîne assez différente de celle des chasseurs.

Tirer un missile sol-air dans un environnement de trafic très dense engendre des conséquences. La menace à laquelle nous serions potentiellement confrontés étant dissimulée dans le trafic civil., il faut prendre garde à ce que nos actions ne mettent pas en danger nos concitoyens. La discrimination reste délicate dans un environnement de paix tel que nous le connaissons actuellement, qui connaît un essor du trafic aérien. Or, les missiles sol-air restent des engins extrêmement puissants et poseraient des problèmes de sûreté nucléaire en raison des grosses masses d’explosifs et des radars qui les accompagnent. Je ne suis pas certain qu’EDF accepterait que nous les déployions sur le site d’une centrale nucléaire. Pour l’ensemble de ces raisons, nous ne tirons pas. Il convient de toujours mesurer les enjeux aux risques que nous prenons ; en la circonstance, nous estimons que la protection rapportée au niveau de menace ne justifie pas le tir.

Pour répondre à votre question, nous n’avons pas suffisamment de moyens pour assurer un tel dispositif en permanence.

Nous disposons d’un moyen de défense de dernier recours des sites sensibles qui, certes, ne permettrait pas de s’opposer à l’écrasement d’un avion. Les procédures en place sont destinées à informer le site visé qu’un incident est en train de se produire et à lui permettre de prendre des mesures de sécurité.

Tout cela se fait en temps réel, l’appréciation des situations est parfois compliquée. Il faut comprendre l’objectif de l’intrus et avoir la garantie solide qu’il est déterminé à s’écraser. Tout cela est complexe et m’empêche de vous livrer une réponse définitive et précise en vous répondant par oui ou par non.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. L’état de nos stocks ne permettrait donc pas de positionner des missiles sol-air sur chaque centrale ou installation nucléaire. En tout état de cause, si nous voulions le faire, cela représenterait un investissement.

Général Philippe Adam. Un investissement considérable. Il faut acheter le matériel et ensuite disposer des hommes qui l’utiliseront. Aujourd’hui, 400 personnes sont nécessaires à un instant T pour tenir l’alerte de défense aérienne – les avions et le dispositif que je viens d’évoquer – soit en permanence un total de 2 000 personnes. Si nous devions ajouter des missiles sol-air pour protéger 19 sites nucléaires, les chiffres seraient bien plus élevés. D’ailleurs, il s’agit d’effectifs dont nous ne disposons pas. Chaque poste tenu en permanence dans la chaîne d’alerte nécessite cinq personnes. Et les postes sont nombreux qui concernent les radars, la surveillance, les avions, la mécanique.

M. Raphaël Schellenberger. Merci beaucoup pour ces éléments.

Ma question sort un peu du champ de l’échange que nous venons d’avoir. Nous avons largement évoqué la menace liée à l’aviation civile. Qu’en est-il de la question des drones et des risques de charge qu’ils seraient susceptibles de transporter ?

Général Philippe Adam. Le problème a surgi brutalement et l’explosion des drones de loisirs a été une surprise pour tous. Depuis trois ans, et à tous les niveaux, la question est prise très au sérieux. C’est ainsi qu’un cadre réglementaire est en cours de mise en place ; des mesures techniques devront également s’appliquer, mais nous ne disposons pas encore de réponses techniques à ce type d’intrus susceptibles de devenir une menace.

J’ai évoqué la nécessité de discriminer la menace dans un environnement extrêmement dense. Avec les drones, la situation est aiguë, notamment en raison des petits drones qui sont susceptibles de décoller quasiment à l’endroit où ils veulent attaquer. La question des délais se pose donc avec acuité. En outre, leur taille les rend virtuellement indétectables par les moyens dont nous disposons actuellement. Ces moyens, qui sont d’importance, sont destinés à couvrir l’ensemble du territoire français et à rechercher des avions plutôt que des engins de petite taille. Cela dit, nous avons agi en instaurant une série de mesures ; un cadre réglementaire est donc en cours de mise en place. Parmi ces mesures, je citerai les obligations d’immatriculation des drones d’une certaine taille.

Pour que le drone soit réellement dangereux, il faut qu’il ait la capacité d’emporter une charge utile importante. Il ne s’agit pas de drones de loisirs que l’on fait voler dans son salon, mais d’engins de plus grande ampleur. Je n’entrerai pas dans le détail des mesures que je ne connais pas bien ; il convient de retenir l’obligation d’immatriculation, de déclaration afin de recenser les appareils et de s’assurer que les pilotes de drones ont connaissance du cadre réglementaire.

Les moyens techniques sont en cours de développement. Pour des questions de réactivité, parce que la défense est extrêmement locale, nous défendons point par point. Pour les raisons que j’évoquais, l’armée est totalement incapable de prendre en charge cette protection à elle seule, sans compter qu’elle n’est pas forcément légitime à le faire. Une note signée par la directrice de cabinet du Premier ministre en mai 2016 précise que les ministères sont responsables des points sensibles situés dans le périmètre de leur ministère ; chaque point sensible doit organiser sa protection contre les menaces potentielles.

Dans le même temps, nous travaillons sur les moyens techniques de détection et de neutralisation, soit du drone lui-même, soit de son pilote. Contrairement ce que l’on entend souvent, les drones ne sont pas des avions sans pilote, ils sont pilotés ; il faut simplement trouver le pilote qui n’est pas dans l’avion. Si nous localisons le pilote, nous avons une bonne chance de neutraliser l’attaque, si attaque il y a.

Au quotidien, à l’instar de ce qui est entrepris envers les pilotes de l’aviation légère, il convient de s’assurer que les utilisateurs de drones sont informés de l’interdiction de vol sur certains sites. C’est une action de pédagogie. La mission de police consiste à faire la chasse aux contrevenants et à déterminer les raisons pour lesquelles ils ont contrevenu aux interdictions.

Chaque ministère ou chaque opérateur de zone est responsable de la protection de ses propres sites. Qu’il s’agisse de la présence supposée ou avérée de drones, l’ensemble des informations remontent au Centre national des opérations aériennes, à Lyon, qui les centralise, s’assure du suivi, de la levée de l’alerte. Bien souvent, ces incidents n’ont pas une grande portée. Il n’en reste pas moins que nous procédons à un suivi statistique des événements au titre de la surveillance et du renseignement afin d’estimer le niveau de menace et des risques.

Nous pourrions être confrontés à des attaques de très grande ampleur, voire à des attaques simultanées sur l’ensemble des sites. Dans cette hypothèse, centraliser les informations pour être en mesure de fournir une réponse coordonnée et intelligente est une condition d’efficacité. Je ne peux vous garantir que le dispositif serait efficace à 100 % et que nous arriverions à contrer l’ensemble des attaques, mais l’efficacité impose une réponse coordonnée.

Pour ce qui concerne les armées, le programme en cours s’appelle « Moyen intermédiaire de lutte anti-drone » (MILAD). Un marché a été attribué l’année dernière à la société Communication et Systèmes en vue de déployer les premiers systèmes dans l’armée de l’air à la fin 2018. Le principe repose sur un système de détection et un système de neutralisation. La neutralisation n’est pas forcément dynamique, on ne tire pas toujours sur le drone ; il existe d’autres moyens, par exemple, la neutralisation de la télécommande ou le brouillage du GPS. Cependant, la détection reste un problème, à partir du moment où l’on s’intéresse à des zones qui sont relativement restreintes, nous disposons d’options autres que des gros radars de défense aérienne.

Mme Perrine Goulet. Lors de leur audition, les responsables de la DGAC nous ont indiqué disposer de radars primaires. Nous leur avons demandé si l’ensemble du territoire était couvert par l’addition des deux couvertures, civile et militaire. Ils nous ont demandé d’interroger la défense aérienne. Général, je vous pose donc la question.

Général Philippe Adam. La DGAC dispose d’un certain nombre de radars. Le contrôle aérien civil repose essentiellement sur des radars dits coopératifs ou secondaires. Les avions qu’ils contrôlent sont interrogés à distance, ils renvoient une réponse qui permet leur localisation dans l’espace. Le système est très précis et très efficace. Les liaisons de données nous permettent de récupérer de multiples paramètres. Le système est coopératif. Un avion qui ne serait pas coopératif – il en va ainsi des avions de nos amis russes – n’est pas détecté par les radars civils mais la DGAC dispose d’un certain nombre de radars dits primaires dont la détection repose sur une autre technique. En l’occurrence, on envoie une onde qui est réfléchie par la cible dès lors que celle-ci est de taille suffisante. Nous sommes capables de la détecter en fonction de la puissance du radar, de la distance et de plusieurs autres paramètres. La DGAC met à notre disposition les données obtenues par certains radars.

Les radars militaires sont essentiellement des radars primaires. Nous disposons aussi de radars secondaires, mais notre principe de détection et de couverture du territoire est réalisé par les radars primaires militaires. Plus nous disposons d’informations, mieux nous gérons la situation. Tant que leurs radars, tant primaires que secondaires, sont connectés et nous envoient des informations, nous utilisons leurs données.

Le maillage militaire excluant les aides extérieures est dimensionné, organisé pour ne reposer que sur les radars militaires, actuellement au nombre de 78. Les radars sont en cours de renouvellement, ce qui pose, par ailleurs, un certain nombre de problèmes. La détection est un élément important en matière de sûreté aérienne. Le fondement de nos processus repose sur la possibilité de détecter un intrus ou un agresseur.

Notre réseau de radars a souffert ces derniers temps, il souffre encore et nous nous battons pour le préserver.

La technologie radar et les problèmes de masques terrain ne permettent pas toujours de repérer des engins de petite taille qui circulent très bas. À partir de 2001, nous avons complété notre couverture par le déploiement de radars basse altitude. Le système n’est pas encore parfait car plus les engins volent bas, moins c’est parfait. Au surplus, il faut entretenir le matériel. Un radar coûte très cher. Lorsque nous étions riches et que nous pouvions nous offrir des réseaux extrêmement denses, nous dotions chaque site de deux radars de technologie différente. Lorsque l’un était en panne, l’autre prenait le relais. Pour des raisons économiques, là où il y avait deux radars, il n’y en a plus qu’un aujourd’hui. Aussi, lorsque le radar est en panne, y a-t-il souvent un blanc – pas toujours, mais souvent. Nous sommes attentifs à notre couverture, mais tout est question de moyens.

Mme Perrine Goulet. Chaque site nucléaire est-il surveillé par un radar ?

Général Philippe Adam. Un radar n’est pas dédié à un site ; les radars couvrent l’espace aérien qui surplombe les centrales nucléaires. Le territoire français est entièrement couvert. J’ai précisé qu’il existait des trous en basse attitude mais les sites où sont implantées les centrales nucléaires sont attentivement surveillés. Ces sites font partie de ceux où nous avons choisi, dans les années 2000, de déployer des radars basse altitude pour compléter la couverture, notamment dans la vallée du Rhône, qui est quelque peu accidentée.

Ces sites font l’objet d’une attention particulière. Si un problème technique nous empêche de couvrir les zones des centrales, l’information remonte sans délai pour une correction immédiate.

M. Anthony Cellier. Général, c’est au pilote que je m’adresse. Vous avez été pilote de Mirage 2 000. En la circonstance, nous parlons d’aviation civile, de gros-porteurs. Techniquement, selon vos connaissances en aérologie et en aéronautique, est-il techniquement possible à un aéronef civil, en fonction de l’altitude de croisière des avions civils, de percuter une centrale nucléaire, plus précisément une piscine, sans que vous ayez eu le temps de déclencher le dispositif que vous nous avez décrit ?

Général Philippe Adam. Sans déclencher le dispositif, non, avec toutes les limitations que nous avons évoquées. Cela dit, la réaction pourra produire un effet ou non. Quant à savoir si une attaque par la voie des airs – un avion qui s’écraserait sur un site sensible – produit un effet, je suis bien embarrassé pour répondre. Je peux tenter de le faire sur l’aspect contrôle, pilotage. Un petit avion ou un chasseur extrêmement maniable, très agile, peut s’écraser très proprement sur une cible donnée, à condition de connaître le point de vulnérabilité. C’est ce qui justifie que nous soyons discrets ; il ne convient pas de dévoiler les vulnérabilités. Si l’on sait exactement où se situe le point vulnérable, il convient de choisir l’angle d’attaque. L’avion ne peut arriver à très basse altitude, mais d’un peu haut pour éviter les masques du relief, de la végétation, etc. Viser la cible nécessite de la voir suffisamment tôt ; il convient donc qu’il fasse beau. S’il fait nuit, des dispositifs de vision nocturne s’imposent, mais ils engendrent nombre de problèmes. Utiliser de tels dispositifs nécessite des entraînements ; n’importe qui ne peut pas piloter avec des jumelles de vision nocturne, cela s’apprend et se travaille. Et si l’on ne s’est pas entraîné, on se tue avant d’atteindre l’objectif.

Le ciblage consiste à déterminer l’endroit où l’avion doit s’écraser et suppose une grande précision. L’opération est réalisable avec un petit avion, un chasseur, par exemple. Ce qui nous inquiète le plus, c’est que plus gros sera l’avion, plus l’énergie qu’il déploiera à l’impact sera élevée. Cela dit, ces gros avions sont difficiles à piloter en raison de leur grande inertie et parce qu’ils ne sont pas conçus pour des pilotages extrêmement précis.

Si l’avion arrive à basse vitesse, l’énergie à l’impact sera diminuée d’autant. L’avion est également plus vulnérable à une interception et a de fortes chances de se faire contraindre. Si, au contraire, l’avion arrive très rapidement, les problèmes de contrôle et de pilotage sont élevés et ne garantissent pas la précision de l’impact. Ce n’est pas une certitude non plus ; même les terroristes ne sont pas à l’abri d’un coup de chance ! Nous pensons aux attaques réussies des tours du World Trade Center le 11 septembre 2011. On parle de ciblage. Les tours ne sont pas difficiles à repérer dans un grand ciel bleu. Il suffisait que l’avion percute la tour n’importe où. Le pilote n’avait pas de problème pour atteindre son objectif. Le premier impact a été peu filmé ; je ne sais pas précisément quelle a été l’approche de l’avion. Le second avion a opéré une correction tardive. Il y avait du vent ce jour-là, on voit bien sur les images les fumées déportées par le vent. Le pilote, qui n’est pas très expérimenté, a opéré une correction au dernier moment ; l’avion est arrivé de façon très inclinée, une position très inhabituelle pour un avion. Il tape quand même en plein milieu. Sans cette ultime correction, il aurait pu passer à côté, ou en tout cas l’impact aurait pu ne pas avoir du tout le même effet.

Quant à l’effet d’un avion s’écrasant sur une centrale, je ne peux me prononcer ; il est fonction de l’endroit heurté.

M. Anthony Cellier. Je ne vous demandais pas le résultat d’un heurt contre une piscine. Nous avons eu l’occasion d’échanger avec d’autres interlocuteurs, même si, sur cette question, nous n’avons pas forcément reçu de réponse.

Un autre paramètre m’intéresse. Nous avons compris le dispositif destiné à intercepter un avion civil potentiellement menaçant transportant 200 à 300 personnes par un ou deux Mirage 2 000 prêts à faire feu. Nous sommes confrontés à une responsabilité morale. Vous êtes militaire, on vous demande d’agir, vous agissez. Mais à quel moment sera-t-on assuré que cet avion est menaçant ? Imaginons que le terroriste à son bord ait pour objectif une centrale nucléaire, voire une piscine. Pouvez-vous nous préciser comment cela se passe ?

Général Philippe Adam. À quel moment est-on sûr de faire face à une agression terroriste ? Au moment de l’impact ! C’est désolant, mais dans bien des cas, c’est ainsi que cela se passe et c’est ce qui s’est produit le 11 septembre. Je pense que la disparition des avions des écrans a été notée, mais personne n’a su ce que les terroristes voulaient faire jusqu’au moment où l’avion s’est écrasé. Nous savons désormais que le mode d’action existe ; si cela se reproduisait, peut-être serions-nous un peu plus prudents et arriverions-nous un peu plus rapidement à une prise de décision, mais, comme vous le relevez, elle est extrêmement difficile s’agissant d’un avion civil. Même si elle n’est pas très claire, la Convention de Chicago n’encourage pas la destruction d’un appareil civil. C’est ainsi que les Allemands ont fait le choix constitutionnel de ne jamais tirer s’ils devaient être confrontés à une telle situation. Peut-être, à la suite d’un premier impact, modifieraient-ils leurs règles. Mais, pour l’heure, ils ont fait le choix d’appliquer strictement les règles internationales et la Convention de Chicago. Le reste relève de l’appréciation de situation. Nous sommes extrêmement interconnectés, le travail est interministériel et la décision ultime, sur un cas comme celui-là, serait prise par le Premier ministre qui a la responsabilité de la chaîne. Sur un cas aussi précis que celui que vous évoquez, il n’y aura pas de délégation de la décision.

Reprenons le scénario que vous évoquez de façon concrète. L’avion survole la France, il suit son plan de vol ; brutalement, il quitte sa route, ne répond plus à la radio et se dirige vers Flamanville. Il est détecté. Nos intercepteurs sont là. Il commence à descendre. Sommes-nous sûrs qu’il s’écrasera sur Flamanville ? Sans éléments supplémentaires, nous ne le saurons jamais. Pour autant, cela n’empêche pas de prendre la décision.

Selon la procédure que nous avons déroulée, pendant que le Mirage décolle pour intercepter l’avion, qu’il essaie d’entrer en contact avec l’équipage, de comprendre ce qui se passe, qu’il nous transmet des renseignements, que nous cherchons à comprendre ce qui a pu se produire au moment de l’embarquement, du décollage, que nous recherchons des éléments qui ne nous auraient pas été signalés, nous essayons d’obtenir les informations qui nous amèneraient à conclure qu’il se passe quelque chose. Le scénario le plus simple, c’est que l’avion soit détourné, que le terroriste prenne le micro et nous annonce ce qu’il veut faire, mais il ne faut pas trop compter dessus – même si l’on peut soit douter de sa sincérité, soit penser qu’il va prendre peur et que nous allons arriver à le convaincre de ne pas passer à l’acte. Bref, nous allons tenter quelque chose. Nous attendrions donc assez longtemps avant de l’abattre. Pendant tout ce temps, il faut expliquer au Premier ministre ce qui se passe pour lui permettre de prendre sa décision. Et tout cela dans le temps dont nous disposons et qui peut être potentiellement plus court que les dix minutes évoquées.

M. le président Paul Christophe. Comment pourriez-vous qualifier la vulnérabilité aérienne de nos centrales nucléaires, compte tenu des menaces ambiantes et des dispositifs de réponse dont vous disposez ?

Général Philippe Adam. Sur la vulnérabilité technique, j’ai déjà répondu : je ne sais pas exactement dire quel serait l’effet de l’impact d’un avion sur une centrale. Aujourd’hui, les centrales ne disposent pas en propre de dispositifs particuliers, si ce n’est de leur défense passive destinée à se prémunir contre le risque.

Si nous pensons que le risque qu’un avion s’écrase sur une centrale est extrêmement élevé, nous préviendrons les responsables de la centrale en question, pour qu’ils prennent des mesures permettant de mettre globalement la centrale en sécurité, ou en tout cas d’atténuer les conséquences qui seraient liées à l’écrasement. Pour le reste, tout le monde sait où sont les centrales, elles ne sont pas faciles à camoufler ; elles se voient même de très loin, puisque les aéro-réfrigérants permettent de naviguer facilement à vue. Quand on côtoie une grosse colonne de fumée blanche, on sait de quelle centrale il s’agit ; cela permet de recaler sa navigation quand on s’est un peu perdu. Ce système est d’ailleurs souvent utilisé par nos amis de l’aviation légère qui aiment à se déplacer de gros points de repère à gros points de repère. Quand ils prennent une centrale nucléaire comme point tournant, évidemment, nous n’apprécions pas beaucoup, ni la centrale d’ailleurs.

La centrale reste vulnérable dans le sens où c’est une cible offerte. Permettez-moi un commentaire, sans rapport avec mes fonctions, sur l’appréciation que peuvent avoir les terroristes des dommages qu’ils seraient susceptibles de causer en touchant un site nucléaire ou de l’impact psychologique sur la population : pour eux, ce serait une réussite majeure. Cependant, nous n’avons pas d’indications selon lesquelles ils chercheraient à cibler particulièrement de tels sites. Ils veulent mener des actions, dont ils maximisent les effets mais en utilisant de préférence la presse et les réseaux sociaux. Ils ne cherchent pas à se compliquer la vie. Nous comptons un peu là-dessus.

M. le président Paul Christophe. Vous parliez camouflage, il semble que les Allemands ont mis en place un système de brouillard susceptible d’être diffusé rapidement pour masquer potentiellement une centrale nucléaire.

Avez-vous déjà eu été avisé de ce type de dispositif ? Pensez-vous qu’il serait d’une réelle efficacité ?

Général Philippe Adam. J’en ai entendu parler. Il s’agit d’un fumigène. La solution retenue est liée au sujet du contrôle et de la précision évoquée précédemment. Si l’avion devait s’écraser, les Allemands ne s’y opposeraient pas par la force, ils ne prendraient pas le risque de tuer inutilement 250 passagers. L’idée consiste donc à diminuer les conséquences en déviant la trajectoire de l’avion afin que le pilote tape au hasard ; avec un peu de chance, il toucherait autre chose que le point vulnérable.

Le brouillard est une aide pertinente et intéressante qui, selon moi, n’est pas très onéreuse. Il faut évaluer son efficacité au regard de son coût. Si le coût est très bas, nous devrions pouvoir mettre en place de tels dispositifs sans trop de difficulté, mais l’efficacité, selon moi, est faible. Ce dispositif nécessite un certain préavis : nous devons être informés et puis alerter les personnels de la centrale afin qu’ils déclenchent le système au moment adéquat. En effet, le temps d’usage du fumigène est, selon ce que j’en ai compris, limité. Par ailleurs, en fonction du temps et du vent, le fumigène perd de son efficacité.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Dans la mesure où aujourd’hui la plupart des sites nucléaires ne sont pas floutés sur Google Earth, que les terroristes ont des GPS, j’ai vraiment l’impression que ce ne serait pas très utile.

Quand bien même n’auraient-ils pas l’image devant eux, ils sont en mesure de cibler leur objectif.

Général Philippe Adam. Le GPS n’est pas d’une grande aide. Dans le cas que nous évoquons, les dernières manœuvres se feraient manuellement. Le pilote amènera à vue son avion sur la centrale, il n’utilisera pas le GPS.

La nuit, le risque d’atteindre la cible est faible. Le pilote doit voir l’objectif, il faut qu’il fasse relativement beau. S’il fait beau, la centrale se voit de très loin. Le fait qu’elle ne soit pas floutée sur Google Earth ne changera pas grand-chose. Éventuellement, il pourra mieux préparer son axe d’arrivée, mais le GPS ne l’aidera pas forcément à conduire son avion à l’endroit qu’il aura choisi, au mètre près, voire à dix mètres près. C’est la raison pour laquelle je dis que le système mériterait d’être étudié. J’en ai entendu parler à l’occasion de la présentation des travaux présentés par EDF sur la protection passive de ses centrales. J’ignore si EDF a poursuivi en ce sens. J’ai l’impression que, pour elle, le rapport coût/efficacité est insuffisant. Je la laisse juge de cette appréciation.

M. le président Paul Christophe. Nous lui poserons la question.

M. Anthony Cellier. Nous avons évoqué les gros-porteurs. Est-ce l’armée qui intervient lorsque sont en cause des ultralégers motorisés, des parapentes, des paramoteurs, ? Un Mirage 2000 est-il en capacité d’intercepter un ULM qui doit voler à 100 ou 150 kilomètres par heure ? La différence, ne serait-ce que de vitesse, entre les engins est grande.

Général Philippe Adam. Souvent, nous combinons chasseurs et hélicoptères, notamment pour traiter la problématique des avions lents. Le premier qui parvient à intercepter est souvent le chasseur. L’hélicoptère n’arrive en premier qu’en cas de configuration extrêmement favorable. L’idée est d’amener le chasseur, d’identifier, de réaliser les premières mesures, de marquer sa présence, de montrer que l’on a réagi, éventuellement de faire peur, de dissuader, d’identifier.

Lire l’immatriculation n’est jamais très simple. Ces avions volent assez bas alors même que nous évoluons nous-mêmes à des vitesses très basses, ce qui nécessite de garder le contrôle. Généralement, nous ne parvenons pas à lire l’immatriculation en une seule fois, ce qui impose plusieurs passages. Pendant que l’ULM vole, le chasseur orbite autour. C’est délicat. C’est pourquoi nous essayons de faire intervenir rapidement un autre intercepteur dont la gamme de vitesse est plus compatible. Le chasseur est utilisé pour contraindre l’intrus à s’engager dans la direction que nous souhaitons. Normalement, un Rafale qui passe à proximité d’un pendulaire impressionne la personne qui le manœuvre. Le Rafale mènera l’avion léger jusqu’à un domaine accessible à un hélicoptère qui, ensuite, a tout loisir de poursuivre les mesures, de le contraindre, voire de l’abattre si nécessaire. Voilà comment nous procédons avec les avions légers.

Les parachutes obéissent au même dispositif de défense que celui des drones : des engins très localisés, à proximité des zones nucléaires. Souvent, il est un peu tard quand nous les voyons. Nous comptons sur la défense propre des sites, sachant que ces engins sont très légers et que leur capacité de nuisance est peu importante. Qu’ils s’écrasent directement n’aura aucune conséquence ; s’ils transportent une charge, elle sera relativement limitée. Les centrales, à mon sens, ont les moyens de s’en prémunir.

Il faut être attentifs car nous avons, en général, beaucoup de mal à identifier de qui il s’agit et de déterminer s’il s’agit véritablement d’une agression. Il nous arrive d’être confrontés à des attitudes irresponsables, par exemple, des militants qui entrent dans des centrales pour démontrer qu’il est possible de s’y introduire. Ils se mettent en danger.

Votre commission d’enquête a été créée, je crois, à la suite de la diffusion d’un reportage sur Arte montrant des personnes qui entraient de nuit sur un site pour tirer un feu d’artifice afin de prouver qu’il était possible et aisé de s’introduire dans une centrale et que personne ne les en a empêchées. Ajoutons qu’elles portaient de grandes banderoles qui les identifiaient. Nos gendarmes savaient très bien à qui ils avaient à faire. Heureusement qu’ils n’ont pas tiré.

Nous disposons des moyens techniques, tout repose sur des renseignements fiables, sur une bonne évaluation de la situation et surtout sur une défense multicouche : chacun assure sa part, en traitant le problème le plus en amont possible pour aboutir à une solution rapide.

S’agissant des avions légers, il y a environ deux ans, nous avons failli abattre un drone au-dessus de la France. Depuis cinquante ans, nous n’avions jamais été aussi près d’ouvrir le feu sur un intrus. Il s’agissait d’un drone qui avait échappé à son pilote en Belgique. Les accords internationaux se sont appliqués efficacement : n’ayant pas eu le temps d’envoyer un chasseur, les Belges nous ont prévenus et le drone a été intercepté par notre Rafale.

Il s’agissait d’un drone de quatre mètres d’envergure, un peu plus qu’un drone de loisirs. Par chance, un hélicoptère était en vol qui a reçu l’ordre de l’abattre. Le drone est tombé dans le champ au moment où l’hélicoptère arrivait. La chaîne a parfaitement bien fonctionné. Cela a pris un certain temps car le drone avançait lentement. Encore une fois, le binôme constitué par l’avion de chasse et l’hélicoptère, ajouté à l’application des accords internationaux, a prouvé son efficacité. Les différentes phases du dispositif, quant à elles, se sont succédé très rapidement.

Le drone était en cours d’évaluation par les armées belges ; apparemment, le prototype n’était pas très au point. Nous ne nous moquerons pas parce que cela peut arriver à n’importe qui ! Encore une fois, cela s’est très bien passé entre les deux armées : les Belges ont été très transparents, très clairs, ils nous ont fourni tous les éléments. C’était très efficace.

Mme Perrine Goulet. Préconiseriez-vous un élargissement longitudinal ou vertical des zones d’exclusion autour des centrales pour améliorer la sécurité ?

Nous avons également beaucoup parlé des centrales nucléaires. J’aimerais que vous confirmiez que les autres sites nucléaires, tels que les piscines de stockage de La Hague, sont également couverts par le même processus.

Pour finir, je suppose qu’en France les cibles potentielles sont plus ou moins classées par ordre d’importance. Comment sont classifiés nos sites nucléaires ?

Général Philippe Adam. Tous les sites sensibles, qu’ils soient nucléaires ou non d’ailleurs, sont répertoriés ; ils font l’objet d’une zone interdite. Les zones interdites sont quasiment toutes permanentes. Je crois qu’il en reste quatre non permanentes pour des raisons réglementaires qui m’échappent un peu.

Les sites répertoriés comprennent les centrales nucléaires, tous les sites nucléaires, d’une façon générale, tels que les centres d’études – Cadarache les centres de recherche du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) – également quelques sites industriels, comme Fos-sur-Mer, et puis la ville de Paris, bien évidemment, qui est zone interdite. Au total, on dénombre 49 ou 50 sites ; chacun de ces points sensibles est couvert.

Les zones sont de dimensions relativement réduites. Elles ont surtout un objectif pédagogique, car elles sont insuffisantes pour permettre un préavis. Nous avons largement évoqué les délais. On s’aperçoit qu’un avion léger est en infraction au moment où il entre dans la zone ; tant qu’il est à l’extérieur, il fait ce qu’il veut. Ce serait un grand coup de chance si l’on parvenait à intervenir avant qu’il atteigne son objectif. Notre dispositif couvre des menaces plus sérieuses, des avions plus gros, susceptibles d’infliger des dommages bien supérieurs. Encore une fois, un avion léger ne serait pas particulièrement inquiétant à cet égard. Bien sûr, la chute d’un avion sur une centrale ou sur un site sensible au milieu de Fos serait une mauvaise nouvelle.

Faudrait-il élargir les zones ? Si l’on considère la notion de sécurité dans un sens absolu, oui, plus la zone est grande, plus il est aisé d’assurer la sécurité. Élargir les zones autoriserait un temps de préavis plus long, nous verrions plus de choses. Nous compterions également plus d’interventions et nous contraindrions beaucoup plus l’utilisation de l’espace aérien par les usagers qui n’ont rien à se reprocher. L’équilibre est délicat. Nous nous en servons largement à titre pédagogique pour trier au maximum entre les utilisateurs imprudents ou inconscients d’agresseurs potentiels. Aujourd’hui, nous intervenons souvent dans les aéroclubs et ailleurs pour faire passer le message. Il faut être très attentif et respecter scrupuleusement les mesures de sécurité pour que le dispositif de protection soit efficace et que nous ne réagissions pas systématiquement alors qu’il ne se passe rien. Toute action de pédagogie que nous pouvons entreprendre est essentielle. J’en profite pour ajouter que nous aimerions que les actions de pédagogie soient prolongées par le ministère de la justice, un interlocuteur avec lequel nous ne travaillons pas vraiment sur ces affaires de sûreté.

S’introduire dans une zone interdite est un délit ; l’acte est ainsi qualifié. Un délit devrait être jugé au niveau où il doit être jugé. Chaque contrevenant est signalé, identifié et auditionné par les forces de police ou de gendarmerie. Le dossier est transmis au parquet ; la plupart du temps, le juge classe l’affaire sans suite ou procède à un simple rappel à la loi, ce qui nous semble parfois un peu léger, car nous aimerions plus de fermeté dans le message. Mais il y a des objections juridiques et même si les faits sont matériellement constitutifs, le délit n’est pas constitué, faute d’être en mesure de prouver l’élément intentionnel. En général, nous avons affaire à des personnes qui se sont perdues, qui se sont trompées ou qui ne disposaient pas de la bonne carte.

Nous essayons d’appeler l’attention sur les autres infractions qui sont commises par ailleurs mais notre action pédagogique se trouverait facilitée si la Justice était un petit peu plus ferme.

M. le président Paul Christophe. Merci, général, merci des informations et des précisions apportées à notre commission. Elles seront profitables à la rédaction de notre rapport.

Général Philippe Adam. Je n’ai pas été obligé de dévoiler des éléments confidentiels. La complexité du dispositif impose la discrétion. Vous aurez noté les risques.

M. le président Paul Christophe. Nous restons preneurs de vos réponses écrites aux questions qui vous ont été transmises. Il me reste à vous remercier pour la sincérité et la clarté de vos propos.


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28.   Audition de MM. Gilles Reynaud et Yvon Laurent représentant l’association « Ma zone contrôlée » qui rassemble des salariés d’entreprises sous-traitantes (17 mai 2018)

M. le président Paul Christophe. Mesdames, messieurs, mes chers collègues, nous accueillons M. Gilles Reynaud, président de l’association « Ma zone contrôlée », accompagné de M. Yvon Laurent.

« Ma zone contrôlée » est un collectif de salariés et militants, sous-traitants de l’industrie nucléaire française, créé en 2006 à la suite de plusieurs incidents survenus sur le site du Tricastin.

Après avoir entendu des responsables d’organismes étatiques et d’entreprises multinationales, des ministres et des directeurs d’administration centrale, la commission d’enquête a souhaité entendre des salariés qui accomplissent au quotidien leur travail dans ce milieu très spécifique qu’est l’industrie du nucléaire où la radioactivité est fréquemment côtoyée.

En particulier, compte tenu de la place notable prise par la sous-traitance dans ce secteur, il nous a semblé très utile d’entendre des personnes qui sont employées par des entreprises sous-traitantes.

Je précise toutefois que l’audition de ce matin n’est pas exclusive d’une table ronde qui sera organisée le 14 juin prochain avec des représentants des organisations syndicales du secteur du nucléaire.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relatif au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées de déposer sous serment. Elles doivent jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Aussi, monsieur Renaud, monsieur Laurent, je vous invite à bien vouloir lever la main droite et à dire « je le jure ».

(M. Gilles Renaud et M. Yvon Laurent prêtent successivement serment.)

M. le président Paul Christophe. Je vais vous céder la parole pour un exposé liminaire limité à quelques minutes. Je laisserai ensuite la parole à Mme la rapporteure qui aura une première série de questions à vous soumettre. J’inviterai par la suite mes collègues à vous interroger.

M. Gilles Reynaud, président de lassociation « Ma zone contrôlée ». Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames, messieurs les députés, merci de votre invitation au sein de cette commission d’enquête sur la sécurité et la sûreté nucléaire.

L’association « Ma zone contrôlée » se réjouit d’apporter aujourd’hui sa contribution à vos travaux pour l’amélioration du niveau de sécurité et de sûreté dû à l’ensemble de nos concitoyens.

Plus de 80 % des activités de l’industrie nucléaire sont aujourd’hui réalisées par des salariés d’entreprises extérieures. Compte tenu des enjeux spécifiques de la filière et de l’extrême sensibilité du thème de la sous-traitance pour les médias et l’opinion publique, les membres et adhérents de notre association revendiquent être une force durable de propositions d’amélioration.

Suite à l’accident nucléaire majeur de Fukushima Daiichi, des évaluations complémentaires de sûreté ont été réalisées sur l’ensemble de notre parc. Aujourd’hui, tous les exploitants nucléaires se soumettent aux nouvelles normes post-Fukushima sous contrôle de l’Agence de sécurité nucléaire (ASN).

Suite à cet accident, l’ASN, l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) et d’autres institutions ont parallèlement entrepris en 2012 avec les exploitants nucléaires une réflexion sur les facteurs socioorganisationnels et humains, une initiative dont nous nous sommes réjouis. L’ASN considère comme nous qu’il est nécessaire de faire progresser la réflexion et les travaux concernant la contribution de l’homme et les organisations du travail à la sûreté des installations nucléaires et a donc créé la même année une instance pluridisciplinaire et pluraliste, nommée « Comité sur les facteurs socioorganisationnels et humains. »

À la demande du ministre de l’industrie de l’époque, M. Éric Besson, le comité stratégique de la filière nucléaire et les partenaires sociaux des donneurs d’ordre ont élaboré un cahier des charges sociales dans le cadre très précis de la perte de marché d’une entreprise extérieure et de la reprise de ce même marché par une autre. Nous regrettons de ne pas avoir pu y participer.

Nous pouvons vous le dire aujourd’hui objectivement : ce cahier des charges sociales n’améliore absolument en rien le niveau de sécurité et de sûreté de nos installations et favorise incontestablement un dumping social sournois. Il ne sécurise pas les divers acquis sociaux des salariés de la sous-traitance et surtout ces acquis sont systématiquement revus à la baisse lors de reprise du personnel. Alors, pourquoi cette banalisation de nos métiers ? Dans l’intérêt de qui ?

Nous prendrons l’exemple de la centrale du Tricastin, où, en 2015, la société Polinorsud détenait, depuis de nombreuses années, le marché de la logistique. Précision importante : la société Polinorsud était placée, à l’époque, sous le régime de la convention collective de la métallurgie. L’entreprise repreneuse de ce même marché, la société Techman du groupe Onet, est sous le régime de la convention collective SYNTEC des bureaux d’études techniques et de l’ingénierie, qui, entre nous soit dit, n’a absolument rien à voir avec les métiers qui sont assurés par beaucoup de nos collègues. Ce que nous constatons et dénonçons de l’application de cette convention collective est une perte sèche de 300 euros à 500 euros par mois.

Nos collègues exercent exactement le même métier que précédemment, mais celui-ci leur occasionne désormais une perte violente de pouvoir d’achat. Pourquoi ?

Mesdames, messieurs les législateurs, vous conviendrez aisément, nous l’espérons, que ce dumping social organisé n’est pas de nature à améliorer le niveau de sécurité et de sûreté des installations où nous intervenons et qu’il est, à présent, de votre responsabilité de corriger cette grave dérive.

De nombreux rapports parlementaires sur le nucléaire préconisent l’instauration d’un statut spécifique pour les salariés de la sous-traitance de la filière nucléaire. Qu’attendons-nous pour reconnaître enfin la spécificité de nos métiers et nos multiples expositions professionnelles qui commencent à faire des ravages autour de nous ?

Du retour d’expérience de l’accident de Fukushima, nous savons le rôle essentiel tenu par les salariés sous-traitants du site de Fukushima Daini, lui aussi touché par le tsunami, et qui, lui aussi, a perdu toutes les sources électriques de ses circuits de sauvegarde. Les équipes de secours internes de l’exploitant Tokyo Electric Power Company (TEPCO) étaient dans l’incapacité technique de réalimenter les circuits de sauvegarde. Face à ce constat, le directeur du site a eu le bon réflexe, dans cette situation d’urgence absolue, de faire appel aux salariés d’entreprises extérieures qui ont pu remettre en service les systèmes électriques de sauvegarde du circuit de refroidissement et ainsi éviter la fusion des cœurs à Fukushima Daini.

Depuis les années 1990, les exploitants nucléaires ont fait le choix d’externaliser certaines de leurs activités à des salariés d’entreprises extérieures. La radioprotection n’échappe pas à cette triste règle alors même qu’il incombe à l’exploitant nucléaire de garantir à l’ensemble de nos concitoyens la sûreté et la sécurité de son installation. La technique et la qualité ne sont plus les critères retenus par les centrales d’achat. L’industrie nucléaire d’aujourd’hui fonctionne dans des conditions visiblement acceptables financièrement pour quelques grandes entreprises privées et donc au détriment de l’intérêt général.

Oui, les profits engendrés sont bien tous privés mais la déconvenue pour notre pays d’un accident majeur serait bien assumée par toute la collectivité. M. Nicolas Hulot, auditionné par votre commission le 12 avril, l’a reconnu.

Nous pouvons vous dire avec gravité que ce dumping social devient réellement dangereux pour tous. Ce dumping social, mesdames, messieurs les législateurs, n’est certainement pas de nature à améliorer aujourd’hui la situation compliquée que nous connaissons techniquement et financièrement ni en mesure de faire face sereinement aux enjeux à venir.

Notre association dénonce ce nucléaire low cost qui s’installe sournoisement depuis plusieurs années. L’apartheid social qui est organisé par les exploitants nucléaires avec la complicité de certains grands groupes doit cesser pour éviter un accident nucléaire majeur auquel nous devons tous dorénavant nous préparer selon les préconisations de l’ASN et du retour d’expérience de l’accident de Fukushima.

À ces circonstances préoccupantes, s’ajoute la situation économique perfectible des grands donneurs d’ordre – EDF, Orano – malgré le renflouement consenti dernièrement par le Gouvernement. Ce fâcheux diagnostic a des répercussions négatives sur toutes les entreprises extérieures, comme, in fine, sur les conditions d’intervention et de vie de l’ensemble des salariés de la sous-traitance. Les déclarations d’événements significatifs, les non-qualités de maintenance sont en nette progression. Cela doit retenir toute notre, toute votre attention.

La chute d’un générateur de vapeur à Paluel, incident non envisagé initialement par EDF dans ses analyses de risques a, malgré tout, eu lieu. Pourquoi ? Comment ? Nous espérons que vous avez tous pu instruire les conclusions de l’expertise réalisée par le cabinet Aptéis de cet incident et que les observations finales comme les actions correctives qui seront entreprises rapidement ramèneront dans la filière la sérénité qui fait gravement défaut.

La sécurité et la sûreté réglées, prescrites à tous les exploitants nucléaires par l’ASN et par son appui technique, l’IRSN, se déclinent tout naturellement dans l’ensemble des entreprises extérieures. Mais il est facile de comprendre ici que la réalité quotidienne sur le terrain est bien différente. Oui, mesdames, messieurs, c’est malheureusement un quotidien tragique que connaît l’ensemble des salariés de la sous-traitance, avec cette nuance capitale entre la sécurité et la sûreté réglée et gérée directement sur le terrain au cours de toutes nos interventions.

Qui peut croire ici qu’une entreprise extérieure ne fasse pas de profits directs sur l’activité qu’elle va réaliser ? Qui peut croire ici que les salariés des entreprises extérieures qui sont méprisées donnent le meilleur d’eux-mêmes ?

La sous-traitance est partout, dans les domaines du gardiennage, de la maintenance, de l’assainissement, du démantèlement, des servitudes, mots ô combien barbares ! La sous-traitance correspond pourtant à des métiers très importants dans l’organisation, la préparation et la réalisation dans les règles de l’art de toutes les interventions quotidiennes en zones et hors zones nucléaires.

Les servitudes nucléaires existent depuis le début de la création de notre parc nucléaire. Aujourd’hui, l’appellation « servitudes nucléaires » a été remplacée par celle de « logistique nucléaire ». Sachez, mesdames, messieurs les parlementaires, que le métier est exactement le même qu’à ses débuts avec toujours plus d’exigences et de contraintes supplémentaires pour tous les intervenants.

Le démantèlement, le conditionnement et la gestion des déchets, la décontamination sont toujours réalisés par des salariés d’entreprises extérieures. Quelque 160 000 salariés travaillent au quotidien sur l’ensemble du parc pour cette filière. C’est en grande partie grâce à eux – et évidemment à nos collègues statutaires – que notre pays n’a pas connu d’accidents majeurs. L’organisation du travail et les objectifs de rentabilité sont à la main des directions des entreprises. C’est ainsi que nous travaillons à la limite de l’illégalité : nous devons appliquer des règles internes de qualité aux dépens des règles de base de nos métiers, pour être dans la course et obtenir de nouveaux contrats. Enfin, on nous impose des procédures de qualité qui sont toujours réalisées en situation dégradée.

Résultat de ce modèle de gestion, les risques psychosociaux sont en très forte progression – des rapports d’expertise en attestent. Les salariés de la sous-traitance au quotidien sont, de fait, des pompiers de service en alerte permanente, tous réquisitionnés pour éteindre des situations de plus en plus dégradées et soumis, toujours plus, à des contraintes de plus en plus fortes, où chacun se retrouve finalement seul.

Pour conclure cette introduction et avant de répondre à vos questions, nous devons vous dire que les dernières réformes du code du travail, la suppression des critères de pénibilité, impactent directement et violemment les salariés de la sous-traitance. Nous sommes, comme vous tous ici présents, désolés pour cette cartographie inquiétante de la situation sur le terrain des salariés de la sous-traitance.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Je tiens à vous remercier de nous avoir envoyé les réponses au questionnaire écrit avant même votre audition, ce qui nous évitera de revenir sur certains thèmes, d’autant que ces réponses sont très précises.

Vous dessinez un panorama inquiétant. Il nous interpelle puisque nous avons tous à l’esprit le renforcement de la sûreté et de la sécurité de nos installations nucléaires, d’abord pour les citoyens qui vivent autour de ces installations et au-delà, ainsi que pour les personnes qui y travaillent.

Vous dites que la présence de 80 % de sous-traitants oblige à s’intéresser de près à cette catégorie dans la mesure où il existe une différence de traitement social et économique entre les salariés des sous-traitants et ceux des exploitants. Pouvez-vous nous livrer des exemples concrets de ces différences, que ce soit en termes de salaires ou de conditions de sécurité ?

M. Gilles Reynaud. Les agents statutaires EDF sont placés sous la couverture du régime des industries énergétiques et gazières. Les agents des entreprises extérieures dépendent très souvent d’une convention collective, en particulier la convention SYNTEC, qui, malheureusement aujourd’hui, est en train de prendre le pas sur les autres car, lors des appels d’offres, elle permet aux entreprises qui y sont rattachées d’être 30 % moins chères que les entreprises rattachées à la convention collective de la métallurgie ou du BTP.

Dans la mesure où aucun statut spécifique ne s’applique aux travailleurs des entreprises sous-traitantes du nucléaire, la jungle est organisée par les entreprises. L’obtention d’un contrat, d’un marché, d’une activité sera tributaire du montant des devis et, désormais, le moins-disant social l’emporte souvent. La primauté de l’économie provoque des effets directs sur les conditions d’intervention et dans la mesure où les sous-traitants interviennent régulièrement sur des matériels essentiels à la sûreté, cette absence de statut peut entraîner des conséquences sur la sûreté et la qualité.

M. Yvon Laurent, membre de lassociation « Ma zone contrôlée ». Nous recherchons l’unité sociale ; aussi nous n’aimons guère expliquer qu’il y aurait deux catégories de salariés. Il n’en demeure pas moins que, selon nous, 80 % de la maintenance des installations nucléaires sont assurés par des salariés des entreprises sous-traitantes et que, par conséquent, 80 % des doses et des accidents de travail ont pour victimes les salariés des entreprises sous-traitantes.

La sous-traitance maximale conduit toujours au « faire faire ». Les sous-traitants font et sont surveillés par le personnel de la centrale. Parallèlement, nous sommes inquiets de la perte d’expérience et de savoir-faire de nos collègues d’EDF, qui est reconnue. Ils sont quasiment tous devenus chargés de surveillance.

J’ai 37 années d’activité dans le nucléaire, j’ai connu les prémices de la sous-traitance. J’ai travaillé à la centrale de Tricastin avec mes collègues d’EDF, nous travaillions ensemble dans tous les secteurs d’activité : lors des arrêts de tranche, dans les blanchisseries, les laveries, les ateliers. Cela se passait très bien, un lien social nous unissait, nous travaillions et militions ensemble. Au fur et à mesure, mes collègues EDF se sont transformés en chargés de surveillance ou chargés d’affaires, on leur octroyait un petit bureau et un petit ordinateur. Le lien s’est distendu. Désormais, au travail, nous avons l’impression d’être dans le champ de caméras braquées sur nous. Nous avons le sentiment de payer Fukushima.

Depuis des décennies, EDF manquait de transparence. Pour se préserver des attaques des associations antinucléaires et des médias, EDF nous le fait payer en pratiquant une surveillance accrue, proche du harcèlement. Si un accident nucléaire devait se produire en France, nous avons l’impression qu’il serait immanquablement attribué à un salarié sous-traitant. Nous le ressentons au cours de nos formations, de nos réunions de travail et dans le cadre de nos relations avec le client EDF. Y compris lors d’un accident du travail, l’arbre des causes définit que le fautif est toujours le salarié. Il en va de même du point de vue du savoir-faire, de la technique et des activités que nous menons : souhaitant devenir transparente, EDF cache certaines choses sur le plan organisationnel et des relations sociales en recourant à des sous-traitants. Nous payons Fukushima.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. L’accident de Fukushima a incité tout le monde à réfléchir et un certain nombre de mesures sont prises. Pour le coup, nous sommes tous d’accord sur l’idée qu’il faut tirer les conséquences et sur la nécessité d’améliorer la sûreté de nos installations. Toutefois, vous dites en payer le prix par des pressions qui, selon vous, n’améliorent pas la sûreté ; dès lors, comment tirer correctement les conséquences de la catastrophe de Fukushima ?

M. Gilles Reynaud. Le nucléaire est une jungle où des entreprises répondent à des appels d’offres lancés pour des prestations qui sont éloignées de leur cœur de métier. Ces entreprises souvent cassent les prix. Nous voudrions que les métiers du nucléaire soient reconnus une fois pour toutes afin que les exploitants n’aient pas d’autres choix que de retenir un sous-traitant sur sa seule capacité technique. Ce faisant, on reléguerait au second plan la relation économique, aujourd’hui trop perverse.

La surveillance ne vise qu’à imposer des pénalités à l’entreprise ; on essaye donc de prendre cette dernière en défaut. Au lieu de taper sur l’épaule de l’intervenant pour lui faire remarquer qu’il est en train de commettre une erreur, pour lui expliquer que ce n’est pas ainsi qu’il faut procéder, qu’il convient de relire les prescriptions, on le laisse faire afin de le prendre en défaut. Lorsque l’entreprise demandera le paiement de ses prestations, on lui opposera ces prises en défaut. Le moins que l’on puisse dire c’est que cela n’encourage nullement une relation de partenariat, au contraire, cela incite les salariés des sous-traitants qui ont commis une erreur à ne rien dire.

Avec Yvon Laurent, nous nous souvenons de l’époque où nous alertions la salle des commandes dès qu’un problème se posait ; c’était un réflexe. Aujourd’hui, le seul fait d’alerter engendre des réflexions, la recherche d’actions correctives, soit une charge de travail supplémentaire pour une entreprise extérieure qui n’a pour seul souci que celui de terminer sa prestation et de toucher sa rémunération.

Nous voudrions un statut pour tous les travailleurs des sous-traitants d’EDF, d’Orano, du CEA, des salariés à qui l’on confierait les opérations de grand carénage, les démantèlements à venir. Cela permettrait à l’exploitant de choisir l’entreprise sous-traitante qui apporterait la meilleure plus-value technique sur le conditionnement de déchets, sur une technique de décontamination, etc. La sous-traitance retrouverait ainsi sa pertinence. Si l’on s’obstine à vouloir retenir le moins-disant, la prochaine étape pourrait se traduire par le recours aux travailleurs détachés.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Considérez-vous que ce système, quelque peu pervers, contribue à la perte de compétences, ce qui serait grave, et que la création d’un statut des travailleurs du nucléaire – qu’ils soient d’EDF ou d’entreprises sous-traitantes – permettrait de recréer une culture commune de sûreté ?

M. Yvon Laurent. Nous avons une culture de la sûreté et sommes bien formés aux questions de sécurité, sans quoi nous ne pourrions pas accéder aux sites. Effectivement, la perte de compétences affecte les agents statutaires d’EDF, les sous-traitants également. Voilà quelques années, EDF et les grandes entreprises prestataires ont déclaré qu’elles avaient des problèmes à trouver des salariés de sous-traitants qui acceptent de travailler dans le nucléaire. C’est à partir de ce constat qu’a été publiée la Charte de progrès qui a été négociée et signée par certaines organisations professionnelles, non par les sous-traitants ou les syndicats représentatifs.

La perte de compétences se rencontre aussi chez les sous-traitants, qui connaissent des vagues de départs à la retraite. La culture nucléaire s’acquiert par la formation et l’expérience. On l’apprend par devoir, car l’on sait qu’il faut réaliser le geste parfait du premier coup. Tous les documents techniques ne prennent pas en compte l’ensemble des paramètres qui environnent les salariés.

Vous connaissez les centrales nucléaires, nous travaillons dans un environnement assez violent. Nous connaissons des problèmes d’effectifs flagrants, de matériel et, par suite logique, des questions économiques. Nous sommes notamment gênés par la pression que nous impose le client s’agissant de la planification des arrêts de tranche, comme par le temps qui nous est imparti pour réaliser certaines activités. C’est de là que viendra peut-être l’accident, que je ne souhaite pas.

Nous subissons aussi une pression qui se mesure par des indicateurs simples : un jour d’arrêt de tranche de réacteur coûte 1 million d’euros. Nous n’y pensons pas ; nous pensons, cependant, à la planification des arrêts et à la pression qui sera imposée pour achever notre activité dans les délais prévus.

Entre nos collègues statutaires et nous, salariés des sous-traitants, nous ne percevons pas cette pression de la même façon. Ils « font faire » tandis que nous faisons.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Sur la pression que vous subissez, vous n’avez manifestement pas compris la question écrite que l’on vous a posée sur le suivi psychologique ou psychiatrique des salariés. Nous l’avions posée car nous avons beaucoup parlé de l’affaire Germanwings. Il peut arriver que pour telle ou telle raison – problèmes familiaux ou autres – des salariés, même placés dans des conditions normales de travail, divorcent d’avec la réalité et commettent un acte de sabotage, comme cela s’est produit pour le pilote de Germanwings. Le risque est lourd et les conséquences seraient graves.

EDF indique organiser un suivi de ses propres salariés pour éviter cette forme de risques. Certes, le suivi n’est pas simple à opérer, mais EDF essaie de trouver des palliatifs, notamment en faisant travailler ses agents en binôme. Sans les mettre en cause, on se demande si un tel suivi profite aux salariés des sous-traitants ?

M. Gilles Reynaud. Les salariés de la sous-traitance ne font pas l’objet d’un tel suivi. Nous avons répondu de manière humoristique à votre question. En effet, il ne faut pas être fou pour travailler dans le nucléaire ! Nous avons répondu que l’on s’oriente davantage aujourd’hui vers la surveillance des problèmes d’addiction. Il y a des addictions, car il y a des problèmes. Le burn-out, la présence de personnes qui ne vont pas bien, font également partie des difficultés. Ne convient-il pas d’améliorer tout cela ? Des collègues se retrouvent en difficulté alors même qu’ils doivent effectuer une opération sensible du point de vue des enjeux de sécurité comme de sûreté. Un tel état de fait conduit à s’interroger : pourquoi sont-ils dans cette situation ? En raison de problèmes personnels ou de difficultés liées au travail ?

Quand, au quotidien, les salariés subissent la pression d’un donneur d’ordre cumulée à celle d’un employeur qui veut que les choses avancent, la situation ne peut être que compliquée. Nous ne sommes que des hommes et nous pouvons commettre des erreurs ; un examen des « non-qualités » de maintenance révèle qu’elles sont bien davantage causées par l’organisation que par le geste. Les non-qualités sont liées au manque d’apprentissage : les agents ne savent pas toujours serrer correctement un clapet ou ignorent la signification des kilonewtons sur une clé dynamométrique. Deux kilonewtons, ce ne sont pas deux kilos de pommes de terre ! Il faut accompagner, former, compagnonner. Mais ce n’est plus aujourd’hui l’intérêt d’une entreprise extérieure qui veut répondre à une commande en employant un minimum d’effectif. Les premiers salariés habilités et formés interviennent. Les agents sont confrontés sur le terrain à des situations dégradées et leurs comportements sont observés. Que font-ils ? Comment réagissent-ils ? On ferme les yeux et l’on s’en va, ou l’on prend du recul, mais qui prévient la hiérarchie, les salles de commandes ?

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Il y a là une forme d’autocensure.

M. Gilles Reynaud. Oui. Dans le rapport du comité d’orientation sur les facteurs sociaux, organisationnels et humains (COFSOH) qui travaille depuis 2012 sur la sous-traitance et le facteur social, cette autocensure trouve un nom. En effet, le groupe de travail a rédigé en janvier 2017 un texte intitulé « Pour une contribution positive de la maintenance sous-traitée à la sûreté nucléaire ». Je vous invite à prendre connaissance de ce rapport pour mesurer l’ensemble des problématiques qui découlent de cette autocensure. On parle de situations accidentelles. Il faut savoir selon quelles modalités un exploitant gérerait une situation accidentelle. Les salariés de la sous-traitance n’auraient-ils pas alors un rôle à jouer ? Quand on recherche objectivement les compétences et les connaissances de l’installation, on découvre très souvent des salariés d’entreprises extérieures. Afin de minimiser l’impact que pourrait avoir un accident nucléaire, pourquoi ne pas utiliser les personnes qui sont en première ligne sur l’installation ? Certes, on pourrait vouloir minimiser l’impact de l’accident, mais si on continue à mépriser les gens et à leur ôter toute reconnaissance de ce qu’ils font, les volontaires se feront rares le jour d’un accident. Vous pouvez questionner l’ASN sur le facteur social et l’organisation du travail. Cela pourrait déboucher sur des réflexions et un travail législatif. Ce que nous souhaitons.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Je voudrais vous interroger sur les conditions de sécurité au travail, sur les questions de santé, de suivi médical, tant psychologique que d’exposition.

Dans vos réponses écrites, vous indiquez que « le matériel de radioprotection pour équiper chaque chantier à risques nest pas suffisant ». Vous estimez donc ne pas être suffisamment équipés pour vous protéger.

S’agissant des risques de contamination interne, vous bénéficiez d’un suivi dosimétrique, mais, dites-vous, le suivi médial est plus complexe pour les travailleurs qui se déplacent de site en site. Un carnet de santé ou d’exposition, tel qu’il a été instauré au Japon, accompagne-t-il les salariés ? Des seuils d’exposition sont fixés dans le temps. Sans carnet de suivi, comment l’employeur peut-il savoir si le salarié n’a pas dépassé les doses maximales ? Comment s’organise le suivi ?

M. Gilles Reynaud. Je vais vous répondre et Yvon Laurent poursuivra. Il est en possession d’un carnet destiné au personnel « directement affecté aux travaux sous rayonnement » (DATR), assez impressionnant dans la mesure où ses doses sont relevées depuis le début de sa carrière.

M. Jean-Christophe Niel, directeur général de l’IRSN, vous a répondu sur le suivi dosimétrique et les effets des petites doses.

Dans nos réponses, nous vous invitons à vous reporter à l’étude In Work, une étude épidémiologique sur une cohorte de salariés au niveau mondial – Canadiens, Américains, Britanniques, Français. Cette étude pose un problème, en ce sens qu’elle n’a pris en compte que les seuls salariés statutaires alors que les salariés les plus exposés sont ceux de la sous-traitance.

Lorsque j’ai eu l’occasion de rencontrer M. Niel, je lui ai dit que cette étude nous faisait bondir. L’étude affiche une moyenne annuelle de la dosimétrie à 2,6 ou 2,8 millisieverts alors que nos camarades se situent à 12 ou 14 millisieverts, voire davantage. La dosimétrie annuelle est limitée à un seuil de 20 millisieverts. Aussi souhaiterions-nous que ces données soient prises en compte. Afin de mesurer l’impact d’une dose sur le corps, peut-être serait-il possible d’extrapoler les effets des petites doses reçues par les travailleurs du secteur nucléaire aux personnes qui suivent des traitements médicamenteux dans le cadre de chimiothérapies ou de radiothérapies ? L’effet est-il bénéfique ou, au contraire, le patient développera-t-il une maladie ? Nous aimerions que le suivi soit plus proche de la réalité.

Pour dresser une moyenne, il est présupposé que toutes les personnes qui entrent sur un site nucléaire travaillent en zone nucléaire. Or ce n’est pas le cas. Des personnes travaillent hors zone. Intégrer ces dernières au calcul de la moyenne fausse les chiffres à la baisse, conséquence de quoi nous sommes lésés.

M. Yvon Laurent. Dans les années 1980 et 1990, le médecin du travail qui suivait les salariés DATR n’était pas toujours informé de la dosimétrie de chacun. À l’époque, nous appelions les travailleurs sous-traitants dans le nucléaire des salariés DATR, « directement affectés aux travaux sous rayonnement ». Aujourd’hui, cette appellation n’existe plus et les travailleurs sont classés en catégories A et B, en référence à la dosimétrie reçue par les personnels de ces deux catégories, qu’ils travaillent en zone contrôlée ou non.

À l’occasion des visites médicales, grâce à un logiciel de suivi, le médecin est désormais informé des doses mensuelles et annuelles de chacun. C’est donc un progrès.

Lorsque nous travaillons en centrale nucléaire, nous portons un appareil dosimétrique, un lecteur de doses, et un film dosimétrique. Nous connaissons la dosimétrie opérationnelle chaque fois que nous achevons une activité et que nous sortons d’une zone contrôlée, à midi et en fin de journée. Nous pouvons la noter sur un carnet. Nous sommes également informés par les personnes compétentes en radioactivité (PCR) qui procèdent sur nous à un relevé mensuel et annuel de la dosimétrie. Ce relevé constitue également une amélioration.

Vous avez interrogé, madame, sur les visites médicales des salariés qui se déplacent de site en site. Je suis un salarié affecté « en grand déplacement ». J’habite à proximité de la centrale de Tricastin et je suis affecté à la centrale nucléaire de Civaux dans la Vienne depuis huit ans. Mon médecin du travail est basé à Pierrelatte, la ville située à proximité de la centrale de Tricastin.

Des années 1980 au début des années 2000, les visites médicales semestrielles des salariés sous-traitants s’accompagnaient d’une analyse sanguine ainsi que d’une radio des poumons tous les deux ou trois ans. Dorénavant, nous passons une radio tous les ans. Il en va de même pour les travailleurs statuaires d’EDF. Toutefois, nous avons également la possibilité d’interpeller notre médecin du travail et ne pas attendre la date de la visite médicale.

Les salariés affectés en grand déplacement, ceux que l’on appelle les « nomades du nucléaire », dénoncent le fait que le médecin du travail est éloigné du site où ils travaillent. Pour émettre un avis sur l’état de santé d’un agent ou sur les conditions de travail qui peuvent conduire à des restrictions médicales, le médecin est censé connaître l’environnement dans lequel travaille le salarié. On pourrait penser que toutes les centrales nucléaires se ressemblent, eh bien non : il existe plusieurs paliers, plusieurs configurations. Au surplus, quand je me rends à l’infirmerie de la centrale nucléaire de Civaux pour soigner mes petits malaises, mon médecin du travail de Pierrelatte n’est pas informé.

Présidence de M. Anthony Cellier, vice-président de la Commission.

M. Gilles Reynaud. Aujourd’hui, dans le cadre de nos activités, nous sommes souvent confrontés à des risques de contaminations internes, les personnes ingérant des particules radioactives dans leur organisme. Des contrôles anthropo-gammamétriques sont effectués par EDF ; sur les sites Orano, des prélèvements de selles et d’urine sont analysés pour vérifier la présence de radioactivité et quantifier la dose ingérée par la personne. Toujours, les doses sont inférieures aux doses de la catégorie du salarié, qu’il soit de catégorie A ou B.

Une fois qu’une particule est présente dans l’organisme, elle peut se fixer sur les poumons, le foie, les reins, la vessie. S’agissant de ces contaminations internes, nous aimerions qu’une déclaration d’accident du travail soit faite. La personne peut continuer à travailler et pourrait être affectée à des travaux hors zone nucléaire, le temps d’obtenir les résultats des analyses. Imaginons que l’un de nos collègues tombe malade dans quinze ans. On reprendra son dossier, on constatera qu’il a travaillé dans une industrie, qu’il était au mauvais endroit quand un incident est survenu et qu’il souffre d’une contamination interne. Peut-être pourra-t-on faire reconnaître sa pathologie en tant que maladie professionnelle. Aujourd’hui, c’est impossible car aucune déclaration d’accident du travail n’est faite.

En effet, aux termes du code du travail, l’accident du travail est reconnu si le salarié souffre d’une lésion. Dans notre profession, la lésion apparaîtra vingt ans plus tard. Nous trouvons injuste cette définition de l’accident du travail. Certains de nos collègues ont été confrontés à des situations dégradées et souffrent aujourd’hui de pathologies lourdes : des cancers traités par radiothérapie et chimiothérapie. Faire reconnaître une maladie professionnelle est un combat.

Dans le tableau n° 6 des affections provoquées par des expositions aux rayonnements ionisants, de nombreux cancers ne figurent pas. Pourtant, pour les militaires, le ministre Hervé Morin avait fait adopter un décret pour établir une présomption de causalité des cancers des personnes exposées aux essais militaires nucléaires.

Nous aimerions que l’on croise les cancers reconnus pour les victimes des essais militaires et ceux des travailleurs du nucléaire. Les travailleurs du nucléaire sont touchés par le cancer du cerveau. Lorsqu’une personne est malade, elle n’est plus prise en charge par la sécurité sociale, mais par la caisse d’assurance retraite et de santé au travail (CARSAT). La couverture est différente.

Le tableau n° 6 sur les expositions professionnelles des travailleurs extérieurs exposés à un risque de rayonnements ionisants date de 1986 et n’a jamais été réactualisé depuis. Nous sommes en 2018 ; peut-être serait-il temps de se pencher sur la question. Il conviendrait de croiser les études sur les cancers réalisées par l’IRSN et l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM). Il ne faut pas oublier que les travailleurs du nucléaire sont confrontés à de multiples expositions, telles que l’amiante, les produits chimiques ; lorsque nous démantelons, nous portons des poids, nous utilisons du matériel vibrant. Tous ces critères ont été supprimés de la liste des critères de pénibilité alors qu’ils correspondent au quotidien de nombreux salariés. Nous trouvons cela incohérent et injuste. Si ces personnes venaient à tomber malade, ce ne serait pas à la sécurité sociale de les prendre en charge.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous disposez d’un carnet de suivi de vos expositions aux doses. Vous considérez qu’un certain nombre d’incidents devraient y être notés, qui ne le sont pas à l’heure actuelle et qui ne remontent donc pas au médecin du travail.

Le tableau d’exposition devrait être revu.

Vous avez indiqué dans vos réponses écrites que le « matériel de radioprotection pour équiper chaque chantier nest pas suffisant. »

M. Gilles Reynaud. Nous avons reçu des retours de personnes qui effectuent des activités de démantèlement et d’agents de centrales où pèsent des suspicions de risque de contamination alpha, à partir du plutonium. Parfois, par le jeu de fissures de gaines, ce radio-élément se retrouve dans le circuit primaire. Or, des collègues interviennent dans les génératrices inférieures, au niveau le plus bas.

Aujourd’hui, le risque est bien identifié et maîtrisé tant par Orano que par le CEA, contrairement à EDF qui ne le traite pas. Les sondes alpha n’étant pas à la disposition des salariés, nous ne risquons pas de trouver quelque trace que ce soit !

M. Anthony Cellier, président. L’alpha a-t-il été détecté ?

M. Gilles Reynaud. Des analyses chimiques sont réalisées au niveau du circuit primaire pour quantifier le nombre de becquerels. Nous regrettons l’insuffisance de matériel alpha. Le donneur d’ordre explique que ce matériel est sensible et que faire de la mesure est un métier qui revient aux radioprotectionnistes. Précédemment, j’ai expliqué que la radioprotection était très souvent sous-traitée. Une pression peut être faite sur l’entreprise sous-traitante de radioprotection pour qu’elle réponde aux critères d’acceptation. Tels sont, malheureusement, les retours qui nous sont faits.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. L’ASN ne peut-elle vérifier ce point ?

M. Gilles Reynaud. Pour analyser, il faudrait étudier l’ensemble des phases d’une activité à mesure qu’elle se déroule et non se focaliser sur un moment clé. Il faut étudier, en amont, la préparation, le début de l’intervention, les gestes réalisés au cours de l’intervention et du repli de chantier et, à la suite, partager les résultats de l’analyse. L’ASN et l’IRSN le disent, il s’agit d’orientations à prendre. Il ne convient pas d’inspecter un chantier pour expliquer que la bouteille d’eau n’a rien à faire là. Il faut étudier l’activité dans son déroulement, ce qui aurait plus de sens.

M. Yvon Laurent. Nous ne pouvons pas dire que nous n’avons pas de matériel de radioprotection. Mais au regard de la nature de l’arrêt de tranche, de l’activité de cet arrêt de tranche, de la superposition des chantiers, il arrive que nous ne disposions pas du matériel nécessaire. Pourtant, il y a suffisamment de magasins où il est possible de le trouver !

Nous faisons peu confiance au client EDF. Précédemment, j’ai évoqué le coût d’une journée d’arrêt de tranche. À la centrale nucléaire de Civaux, un arrêt de tranche a été décidé après une suspicion de risque alpha, un rayonnement très dangereux dans l’environnement dans lequel nous travaillons. Il nécessite des moyens et des dispositions particulières et supplémentaires au moment de l’ouverture et de la fermeture de la cuve. Ces moyens induisant un coût supplémentaire et des effectifs supplémentaires, nous craignons parfois qu’EDF cache ce risque. Ce que je dis est grave, mais je le dis parce que j’ai juré de dire la vérité.

M. Reynaud a indiqué que la radioprotection est sous-traitée. Certains de mes collègues sous-traitants effectuent des frottis sur certains chantiers afin de déterminer, après contrôle et lecture par les appareils, si le frottis dépasse les normes en becquerels et s’il existe donc un risque alpha.

Il y a peu, à la centrale de Civaux, un bruit courait qui faisait rire. Un collègue a réalisé des frottis sur un chantier. Après avoir contrôlé les frottis, il a constaté qu’ils dépassaient la limite. Il en a fait part au correspondant sécurité et radioprotection (SRP) d’EDF, qui lui a demandé d’appuyer un peu moins fort la fois suivante... C’est une anecdote inquiétante du point de vue de la sécurité. Le risque alpha est déterminé par des ruptures de gaine. Auparavant, elles intervenaient sur des installations nucléaires et des circuits primaires d’un certain âge. Or, la centrale de Civaux, hors EPR, est la plus récente de France.

M. Gilles Reynaud. Il faut comprendre qu’une rupture de gaine signifie la perte de la première barrière et qu’il n’en reste donc plus que deux. Ce n’est pas neutre en termes d’enjeux de sûreté. Le risque alpha est très pénalisant sur le plan de la contamination interne. Les personnes contaminées au plutonium ont vingt fois plus de probabilités de développer un cancer. Chez Orano et au CEA, ce risque est connu et identifié. C’est ainsi que des équipements de protection individuelle sont mis en place. Les chantiers sont organisés de sorte qu’ils se déroulent dans de bonnes conditions. Mais ce n’est pas le sentiment que nous ressentons chez EDF. Quand une suspicion de risque alpha pèse sur une tranche, la prise en compte du risque est tout autre aussi bien lors des interventions qu’à l’occasion du traitement des déchets, éventuellement pollués alpha. Nous sommes contraints de réaliser l’arrêt de tranche comme elle a été planifiée dans le temps quand bien même le risque alpha réclame des opérations d’intervention plus nombreuses, ce qui ne va pas dans le sens de l’intérêt d’EDF.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous considérez donc qu’une installation Orano ou CEA gère la suspicion d’un risque alpha, contrairement à EDF qui ne la gérerait pas correctement. Faudrait-il que la Commission demande que l’obligation soit faite de faire venir l’ASN pour qu’elle surveille la gestion du risque en cas de suspicion ?

M. Anthony Cellier, président. En cas de rupture de gaines et de risque alpha, une déclaration est-elle faite à l’ASN ?

M. Gilles Reynaud. Pas automatiquement. Une fois que la tranche est arrêtée, les chimistes réalisent leurs analyses et évaluent le nombre de becquerels par litre. Au regard du seuil fixé, la tranche est déclarée ou non à risque alpha. Pourtant, un seul becquerel d’alpha peut avoir des conséquences sur la santé de la personne qui l’ingérera. Peut-être faudra-t-il engager une réflexion sur ce thème.

EDF dispose d’un laboratoire d’analyses médicales. Il serait intéressant de savoir comment est organisé ce laboratoire en termes de moyens – moyens matériels, moyens humains –, connaître les analyses qui sont faites par ses services, la durée que cela peut prendre. Ce n’est pas le médecin d’EDF qui suit nos collègues au quotidien sur un centre nucléaire de production d’électricité (CNPE). Lorsqu’il existe des suspicions de contamination, nous nous rendons au service médical du site EDF concerné qui transmet les informations à notre médecin du travail, non présent sur le site. C’est un médecin du travail extérieur qui est censé avoir l’information. Aussi souhaiterions-nous que l’employeur ait une obligation de déclaration d’accident du travail, et ce sans que cela n’entraîne obligatoirement un arrêt. La personne peut, en effet, continuer à travailler. Il s’agit d’un risque important auquel nous sommes confrontés sur les sites EDF et au cours des opérations de démantèlement à venir, que ce soit du côté EDF, Orano ou CEA.

Mme Perrine Goulet. Messieurs, je suis un peu étonnée lorsque vous déclarez que les ruptures ne sont pas déclarées à l’ASN. Elles le sont, d’autant qu’elles sont souvent dues à des corps étrangers qui ont transité dans le circuit primaire. Tout événement de corps étrangers est déclaré dans un outil consultable à tout moment en direct par l’ASN. Je voulais revenir sur ce point pour ne pas laisser penser que certains événements ne sont pas déclarés.

Vous avez évoqué la déclaration en cas d’accidents du travail. La manière dont vous formulez vos propos laisse entendre que c’est à EDF de déclarer les accidents du travail. Je rappelle que les accidents du travail sont déclarés par vos entreprises. La pression sur vos entreprises n’est pas le fait de l’opérateur : c’est votre propre entreprise qui fait pression sur vous.

Je voudrais aborder les sous-traitants de rangs 2, 3 et 4, autrement dit vos propres sous-traitants. Avec les sous-traitants de rang 1, tels qu’Areva ou Polinorsud, cela se passe à peu près bien. Vous faites appel à votre tour à des sous-traitants de rangs 2 et 3. Les critiques que vous adressez à l’opérateur sont les mêmes que les sous-traitants de rangs 2 et 3 adressent au sous-traitant de rang 1. J’aimerais vous entendre sur ce sujet car vous représentez bien les sous-traitants de rangs 2 et 3.

M. Gilles Reynaud. Vous avez raison. L’exploitant EDF déclare les ruptures de gaine.

Aujourd’hui, l’activité des sous-traitants de rangs 2 et 3 se fonde sur la prestation globale d’assistance de chantier (PGAC) ou groupement momentané d’entreprises solidaires (GMES). Cela permet à un donneur d’ordre d’avoir un seul interlocuteur. L’entreprise qui emporte le marché sous-traitera à d’autres entreprises, auxquelles il demandera de casser leurs prix afin qu’elle-même réalise une marge.

Sur les sites EDF, l’accès au bâtiment réacteur ou la surveillance des accidents en zone contrôlée sont bien souvent assumés par des entreprises de niveau 2, auxquelles on impose des contraintes fortes car elles sont les garantes de la troisième barrière. Leurs employés n’ont pas de statut particulier, ils ne reçoivent pas la reconnaissance de leur travail, ils sont souvent mal payés, et les conventions professionnelles censées les encadrer ne correspondent pas à leurs tâches effectives. Par exemple, ils relèveront d’une convention de nettoyage. Or, dans le nucléaire, nous ne faisons pas de nettoyage mais de l’assainissement, ce qui n’a rien à voir en termes de contraintes et d’enjeux pour l’intervenant. Nous ne comprenons donc pas pourquoi une entreprise relevant de la convention collective du nettoyage est autorisée à intervenir dans le secteur nucléaire. C’est incohérent. Nous constatons que les personnes qui réalisent ce travail, très souvent des femmes, ne reçoivent pas de frais de déplacement ni ne touchent de primes de poste. Nous travaillons en trois huit, sept jours sur sept. L’ensemble de ces éléments aboutissent à une banalisation du métier. Dès lors, comment demander à une personne qui est méprisée d’être rigoureuse dans son travail alors que, j’y insiste, il s’agit du surveillant de la troisième barrière ? Si nous ne posons pas les bons leviers au bon endroit, nous faisons fausse route.

M. Yvon Laurent. Nous pourrions évoquer la sous-traitance en cascade qui a longtemps été dénoncée, et pas uniquement dans le secteur du nucléaire. Elle y est sans doute moins visible à l’heure actuelle, mais elle doit continuer d’exister sur les chantiers en construction. L’actualité ne nous a-t-elle pas rappelé les problèmes survenus à l’EPR de Flamanville ?

La logistique nucléaire emploie des chaudronniers, des soudeurs, des échafaudeurs, des calorifugeurs, etc. EDF a décidé de mettre en place la prestation globale d’assistance chantier (PGAC), qui a pour objet de réunir plusieurs activités, pilotées par une seule entreprise. Il s’agit de cotraitants. Ce groupement comprend une entreprise qui fait de la logistique nucléaire, c’est le cas de ma société ; une entreprise qui mène une activité de radioprotection, une filiale de ma société ; une entreprise de nettoyage, d’assainissement, en zones contrôlées et hors zones contrôlées, dans les salles des machines, la blanchisserie, la laverie, le gardiennage ; une entreprise de montage d’échafaudages et de calorifugeage. Ces sociétés filiales de la société pilote ou « co-étrangères » n’appartiennent pas au groupe de l’entreprise pilote. Il s’agit là de cotraitance.

S’agissant de gros chantiers de plusieurs millions d’euros, EDF demande à l’entreprise qui se présente et qui est susceptible de remporter le marché de travailler avec d’autres entreprises. Parfois, elles sont fiables et connues ; parfois, il s’agit de petites entreprises qui n’ont ni les effectifs, ni les compétences, ni les moyens nécessaires. Mais il faut savoir que EDF impose à des sociétés de robinetterie importantes – je ne cite pas de nom, sinon je citerai mon entreprise – des partenariats, des cotraitances.

M. Gilles Reynaud. Vous avez raison, madame la rapporteure, les déclarations d’accidents du travail incombent à l’entreprise extérieure et non au donneur d’ordre. Mais quand il lance un appel d’offres, le donneur d’ordre étudie les résultats liés à la santé et à la sécurité de l’entreprise avec laquelle il sous-traitera. Une entreprise ne déclare donc pas l’ensemble des accidents du travail, car elle craint de perdre des marchés. Le système est pervers.

M. Yvon Laurent. On a longtemps parlé du moins-disant et nous pensons que la pratique existe toujours. EDF s’en est toujours défendue, arguant qu’elle retenait le mieux-disant. EDF devait ajouter d’autres critères pour déterminer son choix. C’est ainsi qu’ont été ajoutés le nombre d’accidents du travail, le nombre d’événements significatifs pour la radioprotection (ESR), les événements significatifs pour la sûreté (ESS) ou les événements significatifs pour l’environnement (ESE).

Par ailleurs, un problème doit être traité : le nombre de déclenchements de portiques C2 et C3. À la sortie du site nucléaire et de la zone contrôlée, des portiques de contrôle détectent une éventuelle contamination vestimentaire, corporelle, voire interne. Ces appareils ont pour objet de préserver la santé, la sécurité du salarié et surtout l’environnement.

J’ai fait référence précédemment à Fukushima. Depuis Fukushima, un salarié qui sort d’une zone contrôlée et qui déclenche cet appareil de contrôle C2 est convoqué. Cela pour l’aspect positif. Il est convoqué par le centre de prévention EDF, par les responsables radioprotection. L’objet de cette convocation vise à définir le lieu sur lequel il a travaillé, le degré et les raisons de la contamination afin d’apporter des améliorations, ce qui est une bonne chose, mais si le salarié déclenche deux ou trois fois l’appareil dans le mois, il est convoqué, sanctionnable et sanctionné.

En zone contrôlée, les activités sont extrêmement pénalisantes, très difficiles à réaliser et nécessitent une formation, des compétences, un contrôle de soi-même et un respect des procédures de travail, d’habillage et de déshabillage. Je rappelle que nous travaillons avec des tenues spécifiques. Lorsque l’on s’habille ou l’on se déshabille en fond de piscine réacteur, on est exposé à être plus fortement contaminés.

Le cas s’est produit dans mon entreprise. Un salarié a déclenché à trois reprises le portique C2 dans le mois, il a été convoqué et sanctionné. Nous avons dénoncé le fait, j’ai lancé un cri d’alarme car il est anormal de sanctionner des salariés parce qu’ils ont déclenché des appareils de contrôle radiologiques destinés à préserver leur santé, leur sécurité et l’environnement. Ainsi que vous avez pu le relever, on impute toujours les faits au comportement du salarié, à sa mauvaise formation ou au fait qu’il n’a pas appliqué les procédures. Je rappelle simplement que nous ne sommes pas responsables de l’environnement dans lequel nous travaillons. Nous devons le préserver, se préserver et vous préserver, mais nous ne sommes pas responsables des conditions de travail dans lesquelles nous évoluons, pas davantage des procédures de travail qui relèvent du client EDF ou de l’entreprise sous-traitante.

Lors d’une réunion du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) qui s’est tenue sur le site de Paluel, un médecin du travail a déclaré que si l’on dénonçait les contaminations internes subies par les salariés plutôt que les déclenchements de portiques C2, nous connaîtrions une amélioration. Même si elles ne dépassent pas le seuil, les contaminations internes peuvent être mauvaises. Si l’anthropo-gammamétrie montre que l’agent n’a pas dépassé les valeurs, il repart travailler.

M. Gilles Reynaud. Madame la rapporteure, vous avez évoqué le suivi de la contamination interne par Orano et EDF. Le suivi de nos collègues par Orano est disparate. Prenons le cas du site de Romans-sur-Isère, aujourd’hui site Framatome, ex-FBFC. Des collègues de la société Nuvia Support, du groupe Vinci, contrôlent de la matière sur une installation ; l’enjeu est important en termes de criticité. Nos collègues travaillent dans le même atelier. Ils bénéficient d’un dépistage de suspicion de contamination interne tous les six mois, tant mieux. Moi qui suis sous-traitant, j’en bénéficie seulement tous les deux ans. Ne pensez-vous pas qu’il faudrait faire quelque chose ?

Mme Barbara Pompili, rapporteure. La convention collective pourrait-elle être commune ?

M. Gilles Reynaud. Bien sûr. Le suivi médical des agents sous-traitants doit être identique à celui qui s’applique aux agents statutaires. Pourquoi nos collègues doivent-ils attendre deux ans ? Trouvera-t-on encore des traces dans deux ans ? Je l’ignore.

Nous travaillons ensemble avec nos collègues de Framatome dans les mêmes ateliers, nous faisons quasiment le même métier. Pourquoi bénéficient-ils d’une surveillance tous les six mois – et tant mieux – et nous tous les deux ans ? Nous souhaiterions que la situation évolue, et du bon côté ! Nous ne voulons surtout pas que nos collègues de Framatome fassent une visite tous les deux ans !

Mme Perrine Goulet. Je suis très étonnée par vos propos. Si je vous entends, vous n’avez pas accès aux appareils d’anthropo-gammamétrie du site Orano pour procéder à un contrôle lorsque vous éprouvez un doute.

M. Gilles Reynaud. Le site de Romans-sur-Isère présente une particularité : on y fabrique des assemblages de combustibles, les agents manipulent de la matière. Les suspicions de contamination sont donc récurrentes.

De nombreuses entreprises extérieures travaillent également sur le site. Nous avons eu à connaître des cas de salariés d’entreprises extérieures qui se sont retrouvés sur des zones où les alarmes ont déclenché des balises. Ainsi que le veulent les procédures, ils ont été orientés vers le service médical. Après prélèvement, leurs selles et leurs urines ont été envoyées pour analyse dans un laboratoire, si ce n’est que le lendemain de l’incident, on leur a demandé de retourner travailler en zone, sans attendre les résultats des analyses et donc sans savoir s’ils avaient ingéré des particules radioactives. Sur le plan des mesures de précaution, nous trouvons cela anormal.

Interrogé, l’employeur nous a répondu avoir obtenu l’autorisation du médecin du travail du site de Romans-sur-Isère. L’employeur ne s’adresse pas à notre médecin du travail d’entreprise extérieure, il se réfère au médecin du travail du site de Romans-sur-Isère. Sur d’autres sites, tant que l’on n’a pas connaissance des résultats des analyses, le salarié n’est pas surexposé ; cela nous semble relever du bon sens. Peut-être conviendrait-il de graver dans le marbre que toute suspicion de contamination impose d’attendre les résultats de l’analyse des échantillons avant de décider si les agents concernés doivent continuer de travailler en zone contrôlée.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Il y a deux suivis différents, qu’il faut distinguer. D’une part, le suivi habituel, qui se traduit par des consultations annuelles au cours desquelles les salariés subissent des examens. Vous nous dites que les sous-traitants ne bénéficient pas du même suivi que les salariés d’EDF : les salariés d’EDF sont examinés tous les six mois, ceux des entreprises extérieures beaucoup moins souvent. Vous demandez une convention collective commune pour que tout le monde soit traité à l’identique, ce qui nous semble légitime. C’est un point que nous introduirons dans le rapport.

D’autre part, un incident qui survient inopinément à la suite duquel les salariés sont exposés et la manière dont ils sont traités. À cet égard, vous relevez un dysfonctionnement sur le site de Romans-sur-Isère.

M. Gilles Reynaud. Un incident nucléaire peut se produire sur un site d’EDF, d’Orano ou du CEA. Dès lors qu’il y a suspicion de contamination et une fois reçus les résultats des analyses, l’accident du travail est déclaré. Si, dans le futur, le salarié souffre d’une pathologie, il pourra toujours mettre en avant la déclaration d’accident, et le comité caisse de reconnaissance des maladies professionnelles le prendra en charge.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous nous heurtons au problème que vous avez relevé : si une entreprise sous-traitante déclare un trop grand nombre d’accidents du travail, elle en pâtira au moment de soumissionner.

M. Gilles Reynaud. Si tout le monde joue le jeu, la situation s’équilibrera.

M. Anthony Cellier, président. Quand une personne a été exposée au-delà des normes, j’imagine que la situation fait l’objet d’une déclaration d’accident du travail.

M. Gilles Reynaud. Oui.

M. Anthony Cellier, président. Cela figurera donc dans son dossier médical.

M. Gilles Reynaud. Le seuil de dosimétrie annuel à ne pas dépasser est de 20 millisieverts. En 2017, nous avons eu à connaître un incident dans le secteur médical, non dans le secteur nucléaire. Voilà des années, et tant mieux, que nous ne dépassons plus ce seuil dosimétrique fixé pour les catégories A et B.

Cela dit, même si les salariés n’ingèrent qu’un millisievert, qu’est-ce qui garantit qu’une personne de catégorie B ne connaîtra pas, dans le futur, de problèmes liés à cette ingestion ?

M. Yvon Laurent. Nous ne faisons pas référence à la dosimétrie des rayons, mais à la contamination interne. Un salarié est censé ressortir de son lieu de travail dans le même état de santé qu’à son entrée. Si un salarié se casse une jambe sur son lieu de travail, on considère qu’il s’agit d’un accident du travail. Nous estimons qu’il en va de même pour la contamination interne. Aussi souhaitons-nous qu’elle soit reconnue en tant qu’accident du travail, car, je le répète, nous ne sommes pas maîtres de l’environnement, de l’organisation ou des conditions de travail dans lesquelles nous sommes placés. Si nous ne nous battions pas pour faire valoir une contamination interne comme accident du travail, nous cautionnerions le fait que le problème est lié au comportement du salarié.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous nous sommes rendus au Japon, nous avons visité Fukushima. Au moment de la catastrophe, des sous-traitants étaient présents sur le site. Quand le directeur a demandé aux sous-traitants de venir soutenir les salariés de la centrale, certaines entreprises lui ont rétorqué que cela ne figurait pas au contrat, que rien ne stipulait que leurs salariés devaient travailler dans de telles conditions et qu’en conséquence elles se retiraient. Qu’est-il prévu en France ? Est-il prévu que vous soyez présents en cas de crise ? N’oublions pas que vous représentez 80 % des personnes présentes sur les sites.

M. Gilles Reynaud. Vous avez rappelé la réponse des entreprises sous-traitantes japonaises confrontées à une situation critique. La relation entre un donneur d’ordre et une entreprise extérieure peut être perverse, y compris en situation de crise. C’est pourquoi nous pensons qu’un statut spécifique pour les travailleurs sous-traitants, qui représentent plus de 80 % des agents de maintenance à l’heure actuelle, serait une reconnaissance du travail exercé. Si un problème devait survenir sur un site, les personnes sur place décideraient d’adopter un comportement citoyen, ne serait-ce parce que leur famille habite à proximité. Aujourd’hui, si la centrale ne ferme pas les grilles, tout le monde s’en va, laissant l’exploitant gérer son programme d’urgence interne. Nous voyons les salariés d’EDF faire leurs exercices. Que vous dire ? Croisons les doigts !

En situations de crise, sur la base du volontariat, des personnes seront prêtes à intervenir et à apporter leurs connaissances et compétences. Peut-être aura-t-on besoin de nos collègues radioprotectionnistes, logisticiens ou transporteurs présents sur le site pour minimiser l’impact de l’incident. Cela dit, en droit français, je ne crois pas qu’un exploitant ait le droit de se dédouaner sur une entreprise extérieure en situation dégradée.

Actuellement, l’ASN réfléchit à la question avec la direction générale du travail (DGT), y compris du point de vue des conséquences économiques. L’ASN a créé le comité d’orientation sur les facteurs sociaux, organisationnels et humains (COFSOH) qui traite de cette question.

M. Yvon Laurent. Si un incident grave devait se produire dans une centrale ou sur un site nucléaire, suivant la nature et l’importance de l’accident, je ne crois pas que les personnes présentes pourraient sortir – et heureusement !

Depuis des années, les salariés sous-traitants ne sont pas respectés, bien que cet état de fait s’améliore un peu, reconnaissons-le. Aussi, en cas d’accident grave, on se dit qu’ils se débrouilleront. Mais je suis persuadé qu’à 90 %, les gens resteront. Peut-être suis-je un peu en contradiction sur ce point avec M. Reynaud. Comment répéter depuis trente ans que les sous-traitants et l’association que nous représentons sont garants de la sécurité et de la sûreté des installations nucléaires françaises et se retirer le jour où se produit un accident grave ? De toute façon, il est probable que nous ne pourrons pas partir du site.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. En cas d’accident grave, des procédures se déclenchent, même si, à Fukushima, le directeur de la centrale a évité le pire en ne respectant pas les procédures. Quoi qu’il en soit, si les sous-traitants ne sont pas partie prenante aux procédures, s’ils n’ont pas la connaissance, ils ne pourront pas être utiles de manière optimale.

M. Yvon Laurent. Je suis étonné que les entreprises sous-traitantes aient pu répondre que cela ne figurait pas dans leur contrat.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. C’est ce qu’a rapporté le directeur de la centrale quand il a été auditionné après l’accident. Il ne savait pas comment réagir alors que l’ensemble du personnel avait été évacué. Ensuite, le directeur a demandé des volontaires pour refroidir les réacteurs. Il a reconnu publiquement toutefois que le volontariat n’avait pas été total et que certains avaient été poussés à revenir. Cela concernait davantage les salariés de Tokyo Electric Power Company (TEPCO) que les sous-traitants, même si certains ont accepté de revenir sur le site.

Mme Perrine Goulet. Suite à la catastrophe de Fukushima, la Force d’action rapide du nucléaire a été créée qui permet de disposer d’équipes ultra-spécialisées et entraînées pour agir dans de tels contextes. Je ne suis pas certaine que les sous-traitants du site, voire les agents EDF du site, soient en mesure d’intervenir. Suivant le type de catastrophe, il n’est pas certain que l’on puisse enclencher les procédures. C’est la raison pour laquelle des équipes spécialisées sont susceptibles d’intervenir sur n’importe quel point du territoire.

M. Gilles Reynaud. À ma connaissance, la Force d’action rapide du nucléaire (FARN) a vingt-quatre heures pour intervenir.

Les Français aiment bien les camions rouges des pompiers qui font du bruit. Si jamais nous sommes confrontés à un incident dans une centrale, nous avons intérêt que les personnes présentes sur l’installation donnent le meilleur d’elles-mêmes pour minimiser l’impact. Si l’on doit attendre que la FARN arrive 24 heures après, il peut se passer bien des choses, l’impact ne sera pas le même.

Mme Perrine Goulet. Vingt-quatre heures équivalent au délai maximal.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. La centrale de Fukushima a dû faire face à une fusion du cœur du réacteur n° 1 en quelques heures.

Mme Perrine Goulet. S’agissant d’une fusion, les sous-traitants ne pourront rien faire. Tout dépend de la nature de l’accident.

M. Gilles Reynaud. L’association « Ma zone contrôlée » a contribué à la rédaction du livre blanc de l’Association nationale des comités et commissions locales d’information (ANCCLI) concernant la gestion accidentelle et post-accidentelle suite à un accident majeur.

M. Anthony Cellier, président. Ma question porte sur la qualification des unités techniques opérationnelles des rangs 1 et 2.

Je vous donne lecture de la qualification des entreprises UTO figurant sur le site EDF : « La qualification dune entreprise consiste à reconnaître sa capacité à fournir des services ou des biens pour EDF, avec le niveau de sûreté et de qualité requis dans le respect des exigences de larrêté INB du 7 février 2012.

« Les entreprises extérieures peuvent intervenir sur différentes activités : de maintenance, y compris les modifications ; de montage sur site hors exploitation ; de déconstruction ; dassistance chantier ; sur le combustible en CNPE ; sur la métrologie ; sur les transports de matières et les objets radioactifs ; sur les prestations intellectuelles et/ou dassistance technique ; sur la fabrication et la réparation de matériels et composants des centres nucléaires de production délectricité (parc en exploitation ou EPR). »

Que pensez-vous de cette qualification ?

M. Yvon Laurent. Il s’agit d’une obligation.

M. Anthony Cellier, président. Vous nous avez expliqué qu’il existait un risque de sûreté et de sécurité inhérent au travail fourni par les entreprises de rang 1 ou 2. EDF a mis en place une qualification UTO – acronyme d’« unité technique opérationnelle » – afin de s’assurer de la qualité qui sera fournie dans les domaines de compétences que j’ai cités. Selon vous, cette qualification répond-elle aux attentes et aux critères de sûreté et de sécurité que nous devons demander à EDF ?

M. Gilles Reynaud. La qualification UTO est perfectible. Des exigences sont posées, les entreprises répondent à ces exigences. Voilà pour le côté réglé. Quant au côté géré de l’entreprise, si une entreprise, pour telle ou telle raison, manque d’effectifs ou de moyens, l’activité sera dégradée. Que ce soit chez EDF, chez Orano ou au CEA, en cas de dégradation – manque de personnels ou de matériel – les personnes dédiées à l’activité arriveront-elles à pallier les difficultés et à faire bien les choses ? Certainement pas ! S’il est prévu que quatre personnes interviennent pour effectuer une activité précise, celle-ci ne pourra être réalisée en faisant intervenir simplement deux ou trois personnes. Il faut que les quatre personnes présentes réunissent les compétences, les connaissances, les qualifications pour réaliser l’activité dans les règles. Si, sur les quatre personnes, un intervenant est du métier et que les trois autres personnes sont des primo-intervenants ou des travailleurs précaires, il sera très difficile pour elles d’accomplir leurs tâches. En termes de qualité, de rendu de l’activité, il y a de fortes probabilités pour que l’on relève in fine une non-qualité de maintenance, une fuite, un bruit anormal, quelque chose qui ne fonctionnera pas quand on remettra le matériel en marche.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Dans vos réponses écrites, vous avez noté que la durée des arrêts de tranche a diminué de moitié en vingt ans et que nous sommes passés d’une maintenance préventive à une maintenance curative.

M. Yvon Laurent. Les chiffres le prouvent, mais je m’appuierai sur mon expérience.

Il existe différentes catégories d’arrêts de tranche : les arrêts pour simple rechargement, les visites partielles, les visites décennales. Par expérience, dans les années 1980-1990, un simple arrêt de tranche durait deux mois, voire deux mois et demi. Actuellement, la centrale de Civaux fait l’objet d’une visite partielle. Un mois ou deux mois avant le début de l’arrêt, nous nous réunissons avec EDF et les salariés relevant de la PGAC. On nous parle chiffres et durée. Tout est prévu. La visite partielle ne doit pas dépasser 64 jours. D’entrée, la pression est mise.

Je réalise des arrêts de tranche depuis 1985. Heureusement, les procédures ont évolué. Nous n’attendions pas qu’une pièce soit abîmée ou qu’elle ait dépassé ses délais de fonctionnement pour la changer. Nous anticipions. C’est l’aspect positif du nucléaire. On ne casse pas, le nucléaire est une entreprise très sérieuse. Tous les systèmes, machines et appareils étaient doublés, assurant la fiabilité. Auparavant, on ouvrait beaucoup de circuits, de vannes, de clapets. On se fondait sur des estimations : une vanne susceptible de durer deux ans était changée au bout d’un an et demi. Voilà pour la maintenance préventive.

Dans les années 1980-1990, on engageait des chantiers en permanence, on installait des aspirateurs déprimogènes, des sas, des échafaudages. Cela engendrait une forte activité et nous ingérions beaucoup de doses. EDF a simplifié ses procédures. C’est ainsi que si nous ouvrons un circuit, une vanne ou un clapet du circuit primaire, nous n’organisons plus un sas confiné, nous installons un déprimogène, un gros aspirateur filtrant. Nous enfilons les équipements de protection individuelle adéquats et on travaille. Les évolutions ont raccourci la durée des heures de tranche. Nous faisions moins de prévention aujourd’hui.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Cela semble positif.

M. Yvon Laurent. J’intervenais sur les thèmes « préventif » et « curatif ». Il vaut mieux prévenir que guérir.

EDF est le responsable des centrales. Lui seul peut juger si la maintenance actuelle est suffisante. Nous ne faisons que constater la durée des arrêts de tranche. Selon moi, l’activité est moindre et les procédures de travaux sont dorénavant moins contraignantes. EDF doit pouvoir dire si nous réalisons plus d’opérations curatives que préventives.

M. Gilles Reynaud. L’ASN signale souvent que les pièces de rechange ne sont pas à disposition. Les magasins manquent de matériel, empêchant le remplacement des gros composants, des clapets, des vannes…

Selon le COFSOH, les principaux risques des interventions de maintenance pour la sûreté résident dans la mauvaise compréhension d’une consignation, sa mauvaise réalisation, ou une information insuffisante de la conduite dans l’hypothèse où la consignation est effectuée par une entreprise prestataire. Sur les sites CEA et Orano, ce sont les entreprises prestataires qui consignent le matériel, ce n’est plus l’exploitant.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Que signifie « consignation » ?

M. Gilles Reynaud. On condamne un organe. Par exemple, on condamnera l’alimentation électrique pour éviter que les gens s’électrocutent. L’opération peut être réalisée par des entreprises extérieures, des sous-traitants. Il est préférable qu’elles fassent les choses correctement.

Toujours parmi les principaux risques touchant les interventions de maintenance pour la sûreté, on trouve la non-réalisation d’une opération de maintenance telle qu’elle est prescrite bien que les documents indiquent qu’elle a été effectuée. Il est très facile de renseigner le dossier de suivi d’intervention en indiquant que l’intervention a été faite alors qu’elle ne l’a pas été et si elle l’a été, l’opération a été réalisée dans de mauvaises conditions parce qu’il manquait une personne ou du matériel. Indiquer que l’intervention a été faite permet, certes, de passer à l’étape suivante, mais ne nous dit rien sur la façon dont cela a été fait et n’est pas neutre en termes d’incidences sur la sûreté.

Des procédures règlent les interventions mais la gestion au quotidien revêt un tout autre aspect. Constater la validation ne suffit pas. C’est ainsi qu’au Creusot, des documents ont été falsifiés.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous dites que certaines entreprises sous-traitantes exploitent des installations, elles sont donc exploitants.

M. Gilles Reynaud. Oui. Sur les sites Orano, nous exploitons des installations de traitement de déchets et des effluents. À La Hague, il me semble qu’une société gère l’ensemble des fluides et le refroidissement des piscines. S’assurer que la piscine de refroidissement du combustible est suffisamment approvisionnée en eau est un enjeu capital pour la sûreté. Sur le site de La Hague, il y aurait des centaines de kilomètres de tuyauteries. L’entreprise qui réalise cette prestation a intérêt à savoir où se situent les vannes ! C’est à l’exploitant, me semble-t-il, que revient le soin de gérer ce genre d’activité. Il ne devrait pas avoir l’autorisation de sous-traiter.

Les entreprises extérieures traitent également de nombreuses stations de traitement de déchets. Nous collectons les déchets, les conditionnons pour les expédier sur les parcs d’entreposage de déchets à très faible activité de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA). Les clés de l’installation sont données. Un référent du donneur d’ordre est présent mais c’est l’entreprise extérieure qui réalise l’activité.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Officiellement, vos entreprises ne sont pas exploitantes, elles le sont dans les faits.

M. Gilles Reynaud. Les entreprises extérieures traitent au quotidien l’ensemble des déchets découlant des stations nucléaires. Des collectes de déchets compactables, ferreux organisées sur un site Orano sont gérées par des entreprises extérieures. L’exploitant s’assure entre autres qu’elles conditionnent correctement les colis. Il contrôle en demandant des photos, des documents, une traçabilité, mais c’est toujours un salarié d’une entreprise extérieure qui effectue cette opération.

M. Anthony Cellier, président. Ces sous-traitants peuvent-ils être des filiales du groupe, par exemple, du groupe EDF ? Je pense à la Société pour le conditionnement des déchets et des effluents industriels (SOCODEI), puisque vous évoquiez le traitement des déchets.

M. Gilles Reynaud. Ce sont des entreprises extérieures, et non la SOCODEI, qui exploitent le four. Il y a trois ans, le four a explosé, une personne est décédée et quatre autres ont été gravement brûlées.

Très souvent, sur les sites Orano, les entreprises filiales exploitent. Elles ne sont pas considérées comme sous-traitants, mais comme filiales. Elles ne bénéficient ni des mêmes statuts ni des mêmes garanties, mais elles exploitent.

M. Yvon Laurent. Non, pas dans le sens d’« exploiter » une unité ou une tranche nucléaire, non. Aucune société sous-traitante n’exploite, encore qu’EDF envisage de plus en plus de cotraiter un arrêt de tranche avec le privé. EDF se rapproche de plus en plus des sociétés sous-traitantes prestataires pour faire réaliser des arrêts de tranche et se rapproche de plus en plus du staff de ces sociétés prestataires.

Je serai médisant en ajoutant qu’ils ont de plus en plus besoin de nous parce qu’ils perdent les compétences, y compris pour la préparation d’arrêt de tranche. C’est inquiétant car la préparation des arrêts de tranche a un impact sur le planning et donc sur les conditions de travail. J’espère que les impacts s’arrêteront là. Sur les sites nucléaires français, on constate, comme je l’ai fait récemment à Chooz et à Civaux, qu’EDF prend beaucoup de retard sur la préparation des arrêts de tranche, sur les activités qui déterminent l’ouverture du bâtiment à réacteur. De nombreux corps de métier gravitent autour de ce bâtiment réacteur : des échafaudeurs, des décontamineurs, des logisticiens nucléaires. Nous devons transporter du matériel, monter des échafaudages… Plus ça va, plus on constate des retards. Avant le début de l’arrêt de tranche, les salariés sous-traitants et certains salariés d’EDF subissent une pression maximale, et ce dès le premier week-end. La préparation des arrêts de tranche est un gros problème chez EDF.

Mme Perrine Goulet. L’exploitant d’une centrale nucléaire est celui qui donne les consignations, qui gère la descente du cœur… Sommes-nous bien d’accord sur le fait que ces activités ne sont pas sous-traitées ?

M. Yvon Laurent. Non.

Mme Perrine Goulet. Vous parlez d’exploitation de sites hors des centrales nucléaires.

M. Yvon Laurent. Nous parlons d’activité sur les sites nucléaires, non des activités de consignation ou du cœur. En revanche, les activités qui se réfèrent à l’ouverture-fermeture de cuve, à la filière déchets, aux magasins, à la robinetterie, à la maintenance des installations, le chaud, le froid, sont sous-traitées.

Mme Perrine Goulet. L’exploitant reste bien EDF pour la France.

M. Yvon Laurent. Seuls les salariés d’EDF accèdent à la salle des commandes.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous évoquez dans vos réponses écrites la présence de sous-traitants étrangers et le problème de la barrière de la langue, ce qui suscite des interrogations quand on pense sûreté et sécurité.

M. Gilles Reynaud. Travailler sur l’installation nucléaire nécessite de suivre des formations en français qui répondent à des cahiers des charges élaborés par les exploitants nucléaires. Ces personnes travaillent sur les installations en exploitation. Les travailleurs détachés œuvrent notamment sur des opérations de travaux de génie civil. Des dérives ont eu lieu à l’EPR de Flamanville. Le chantier ITER de Cadarache réunit un gros pourcentage de ressortissants de l’Union européenne. La barrière de la langue est un frein. Sur une installation nucléaire, les messages sonores sont fréquents, par exemple pour empêcher d’entrer dans le local, pour énoncer des mises en garde, pour empêcher d’intervenir, pour évacuer le bâtiment. Si les personnes qui interviennent ne comprennent pas le français, on crée des complications. Imaginez que des personnes à qui l’on demande d’évacuer restent sur leur lieu de travail …

 Nous avons des retours des organismes de formation qui nous disent que les salariés qui parlent le français, le comprennent et le maîtrisent jouent le rôle de référents. Ils font le lien avec l’équipe qui intervient, ils traduisent messages et documents.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Contrairement à ce que les gens pensent, la sortie du nucléaire, ou même la réduction de sa part, engendrera beaucoup de travail de démantèlement. On fera appel à de plus en plus de personnel. Or la filière nucléaire est peu attractive pour diverses raisons ; la manière dont sont traités les salariés sous-traitants en fait partie. On risque en conséquence de devoir faire appel à des personnels étrangers. Comment envisagez-vous la période qui se profile et que pourrions-nous faire pour limiter les risques en termes de sûreté et de sécurité ?

M. Gilles Reynaud. Ce matin, en gare de Valence TGV, nous avons rencontré deux enseignants du lycée professionnel de Montélimar qui préparent des jeunes au brevet de technicien supérieur (BTS) de maintenance nucléaire. Ils nous ont expliqué leurs difficultés à placer ces jeunes en stage dans des entreprises. Aujourd’hui, l’Éducation nationale paye les formations de jeunes qui souhaitent travailler sur un site nucléaire. Ces jeunes sont là pour apprendre. Il suffit de leur ouvrir les portes d’une entreprise, et que quelqu’un les compagnonne pour leur transmettre le métier. Ces enseignants ont évoqué le site de Cruas, à proximité de Montélimar. Sur une dizaine d’étudiants à placer, ils n’ont reçu que trois réponses favorables. Les sept autres se demandent s’ils ont choisi la bonne orientation alors que nous avons besoin de main-d’œuvre pour le grand carénage ou le démantèlement, une activité à part entière et dont les enjeux sont considérables en termes de volumes de déchets et de respect de l’environnement ; ils ne pourront être laissés à des travailleurs détachés, à moins que l’on nous dise qu’ils sont plus compétents que nous.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. N’oublions pas la barrière de la langue.

M. Gilles Reynaud. Peut-être conviendrait-il de suivre des formations en anglais.

Nous entendons aujourd’hui que notre activité coûte trop cher et que des travailleurs détachés nous remplaceront parce que leurs conditions de rémunération sont moins élevées. Notre association dénonce de telles pratiques. Nous ne pouvons être remplacés par des personnes qui sont moins chères que nous. Cela s’appelle du low cost.

M. Yvon Laurent. Le démantèlement ne se fait pas en deux ou trois ans. Actuellement, la centrale nucléaire de Fessenheim emploie 700 ou 800 agents d’EDF et 250 permanents locaux à l’année. Ce sont les salariés sous-traitants qui réaliseront le démantèlement. Démanteler une centrale nucléaire suppose d’y avoir travaillé et d’en connaître le fonctionnement.

Peut-être aurons-nous besoin de nos collègues d’EDF, chargés de surveillance et cantonnés à certaines tâches. Je le répète haut et fort, nous ne leur sommes pas hostiles. Ils seront partie prenante.

Je fais référence maintenant au questionnaire. EDF fera appel à 250 robinetiers de sociétés prestataires pour ne plus sous-traiter cette activité. On les retrouvera dans le cadre du démantèlement qui comprendra le démantèlement des zones contrôlées et celui de la salle des machines où les contraintes sont un peu moins fortes que sur les zones contrôlées. Il y a quelques années, nous œuvrions avec des salariés portugais. Un problème de langue et de lecture de procédures s’est posé, qui a nécessité de faire appel à des traducteurs. Il faut lire le français et le comprendre, l’écouter et le parler. Je rappelle que la direction de ces salariés doit leur donner les moyens de mener à bien leurs missions et, par conséquent, de comprendre et de lire les consignes. Une démarche nouvelle « vigilance partagée » a été déployée sur les sites nucléaires. À chaque action, notre binôme valide notre geste.

L’Allemagne étant sortie du nucléaire, les centrales françaises récupèrent les salariés des entreprises allemandes, telles que Siemens, et de leurs filiales. Ils travaillent sur l’ouverture-fermeture de cuves.

Dans le domaine nucléaire, nous pratiquons la « vigilance partagée », ce qui signifie qu’entre collègues, nous contrôlons mutuellement nos gestes. Avec les entreprises allemandes, nous rencontrons des difficultés de langue, notamment pour diffuser des ordres. Un incident s’est d’ailleurs produit à la centrale de Chooz, qui, du reste, n’a jamais été déclaré. Mais je le dis haut et fort.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Récapitulons les enjeux à venir : vous avez noté un problème de formation initiale de jeunes qui ont choisi la filière mais qui rencontrent des difficultés à trouver des stages. C’est là un sujet sur lequel nous pourrions intervenir en vue d’un recours plus large à l’alternance.

Vous dites que le client EDF limite sa collaboration avec Areva qui était l’un de ses partenaires privilégiés. Savez-vous pourquoi ?

M. Yvon Laurent. C’est ce qu’ont constaté les représentants du personnel. Sans doute les sous-traitants payent-ils les difficultés d’EDF, d’Areva et aujourd’hui d’Orano. Au sein de la centrale où je travaille, EDF fait désormais davantage appel à notre société qui appartient au groupe Engie. Pendant longtemps, EDF confiait ses plus gros marchés à Areva. Ils portaient sur les générateurs de vapeur, les arrêts de tranche ou sur certaines activités des générateurs de vapeur eux-mêmes. Désormais, on s’aperçoit qu’EDF travaille un peu moins avec Orano que par le passé. Peut-être les personnels d’Orano ont-ils aussi perdu en compétences. Orano, qui comptait hier 47 000 salariés, n’en compte plus que 18 000 aujourd’hui.

Mme Perrine Goulet. Orano c’est le Creusot ; ceci explique peut-être cela.

M. Yvon Laurent. Nous le ressentons. Il existait une forme de contrôle, les mêmes sociétés se voyaient attribuer les gros marchés. Puis, d’autres sociétés se sont structurées et agrandies, comme celle où je travaille. Nous avons des compétences.

M. Gilles Reynaud. Areva, qui sous-traitait, détenait le contrat d’entretien du générateur de vapeur qui est tombé à Paluel. Aujourd’hui, les relations sont tendues – peut-être parce qu’il reste à déterminer qui paiera ce premier grand carénage qui fut aussi un grand carnage !

Des enjeux importants sont liés au manque à gagner du donneur d’ordre EDF. Songez que 380 tonnes sont tombées d’une hauteur de 20 mètres ! Cette tranche redémarrera-t-elle ? Sous forme de chantier-école peut-être ? Le rapport d’expertise du cabinet Aptéis sera intéressant. En raison de la multitude des intervenants, les agents EDF ne savaient plus le rôle qu’ils devaient jouer. Cette organisation, qui a été bâtie pour ce premier grand chantier de grand carénage, ne tient pas la route. Des représentants du personnel du CHSCT ont alerté la direction d’EDF et signalé des bruits anormaux. Une minute d’arrêt a été demandée. La direction a alors répondu que ce chantier était une vitrine et que l’on devait réussir du premier coup. Pour une réussite, c’en est une !

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Des personnes qui participaient aux travaux, qui avaient vu venir le problème, qui ont lancé l’alerte, n’auraient pas été écoutées ? Est-ce bien ce que vous nous dites ?

M. Gilles Reynaud. Oui, madame la rapporteure ! À Paluel, les instances du personnel ont alerté la direction sur les dérives qui affectaient la préparation de ce premier chantier dans le choix des entreprises ou les conditions d’intervention des personnels. Le CHSCT, les instances représentatives du personnel (IRP) sont intervenues. Cela figure dans le rapport. Ils ont mené des enquêtes, tenu des CHSCT extraordinaires, produit des procès-verbaux (PV). Pourquoi la direction a-t-elle fait le choix d’insister, d’« y aller quand même », en pensant que cela « allait tenir » ? Eh bien, non, cela n’a pas tenu !

Mme Perrine Goulet. Il faut ajouter qu’EDF, qui a voulu privilégier l’ancrage territorial des sous-traitants, a changé de posture. Beaucoup d’entreprises locales qui ne soumissionnaient pas sur ces grands marchés de sous-traitance ont demandé à être labellisées UTO ; désormais, elles entrent dans les centrales et remplacent les anciennes entreprises. C’est surtout vrai dans la zone non contrôlée. De plus en plus, on note la volonté d’EDF de faire travailler les acteurs du bassin d’emploi.

M. Gilles Reynaud. Un exemple : au Tricastin, qui est un site Orano, une nouvelle installation EM3 a fait l’objet d’un appel d’offres qui a été rédigé pour maintenir les emplois du bassin du Tricastin. Les entreprises qui ont pris ces activités ne disposaient même plus des machines nécessaires dans leur propre atelier à Pierrelatte. Elles ont fait réaliser tous les travaux de calorifuge dans des pays de l’Union européenne. Ces faits méritent d’être connus et d’être corrigés, car si l’on demande à une entreprise de développer le bassin d’emploi d’une localité et d’une région, ce ne peut pas être l’occasion de le faire faire ailleurs.

M. Yvon Laurent. Il y a vingt ou trente ans, des artisans travaillaient dans le nucléaire, notamment pour réparer les serrures des portes. Nous avons ensuite vu surgir de grandes sociétés sous-traitantes appartenant aux groupes Vinci, Bouygues, Engie. EDF demande que ses sous-traitants soient toujours disponibles, réactifs et innovants. C’est EDF qui, par de telles exigences, a donné du travail à de grands groupes structurés qui sont en mesure de répondre très rapidement à toute intervention et de faire face à tout incident ou accident. Les sociétés locales ou régionales sont alors devenues les sous-traitants de ces grands groupes.

À la suite du propos de M. Reynaud sur les petites sociétés locales ou régionales, j’ajouterai que ces entreprises étaient sous-traitantes de ces grands groupes.

Dans la zone relevant de la Coordination intersites de la vallée du Rhône (CIVAR), EDF a signé des contrats de maintenance en robinetterie, voire en soudage, avec des sociétés qui, deux ou trois mois après, ne respectaient plus leurs obligations contractuelles. Ce qui a obligé à faire appel à une grande société qui est intervenue sans délai dans la mesure où elle dégage des marges élevées. Avec EDF, il est arrivé que ma société réalise sa prestation avant même d’avoir signé le contrat. Il faut prendre garde aux effets produits par l’attribution des marchés à des sociétés très réactives, très structurées, susceptibles d’intervenir très rapidement en amenant des soudeurs, des robinetiers, etc. Les petites sociétés n’ont pas forcément ces compétences et les mêmes moyens.

M. Anthony Cellier, président. Souhaitez-vous conclure ?

M. Gilles Reynaud. Aujourd’hui, 17 mai 2018, au tribunal de Privas, seront jugés les militants de Greenpeace qui sont entrés sur le site de Cruas. J’espère que la Justice a demandé à rencontrer les personnes présentes sur le site au moment de cette intrusion. Les salariés des entreprises extérieures sont les premières personnes que les militants de Greenpeace ont rencontrées avant que la gendarmerie n’intervienne. Il serait intéressant de savoir comment ce personnel a vécu ce moment et ce qu’il a vu.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous ne pouvons poser la question dès lors qu’une action en justice est ouverte. Nous pouvons enquêter en général, mais nous ne pouvons établir des responsabilités sur des cas particuliers. La séparation des pouvoirs est un élément important et sensible. Je serai très curieuse d’entendre ce témoignage, mais nous ne pourrons pas le faire dans le cadre de cette commission d’enquête.

M. Yvon Laurent. Il aurait suffi que Greenpeace nous sollicite, l’intrusion était inutile ! Sous forme de boutade, nous nous nommions les « Invisibles ». Il suffisait de nous interroger. L’intrusion sur un site nucléaire reste un acte grave. Des militants sont au tribunal car ils ont conduit des actions pour prouver que les piscines n’étaient pas fiables. Ils auraient dû nous le demander, nul besoin de faire une intrusion sur un site nucléaire !

Mme Barbara Pompili, rapporteure. D’une manière générale, considérez-vous qu’il soit aisé de s’introduire sur les sites des centrales nucléaires ? Je ne parle pas de la centrale de Cruas spécifiquement.

M. Yvon Laurent. En 1983, j’ai connu les virées de la gendarmerie qui visaient à prouver que l’on pouvait entrer facilement dans une centrale nucléaire. Les gendarmes s’étaient cachés dans des fûts métalliques stockés dans un camion qui entrait et sortait de la centrale. Ils ont piégé les gardiens sous-traitants. Depuis, les précautions prises sont plus nombreuses au passage des camions. On contrôle l’absence d’engins sous le camion, on contrôle les moteurs, on ouvre les voitures. Sur une autre centrale, les gendarmes sont passés en bateau par le canal. Il s’agissait d’exercices de la gendarmerie qui, avant Greenpeace, avaient prouvé que l’on pouvait pénétrer dans une centrale nucléaire.

Je rentre dans la centrale avec un badge, avec ma photo et un numéro. Arrivé à un portique, je mets mon badge, je tape mon code et j’entre. Il suffit de donner son badge et son code à quelqu’un pour franchir la première et la deuxième barrière.

Mme Perrine Goulet. Il existe l’espace où les bagages passent aux rayons X et où l’on présente son badge. Les gardiens sous-traitants vérifient la ressemblance de la photo du badge avec le visage de la personne qui se présente. Cette première barrière doit être passée avant d’arriver au badgeage et à la délivrance du code. L’humain étant faillible, un gardien sous-traitant peut commettre une erreur, mais, normalement, il existe une barrière, avant celle que vous indiquez, qui permet de vérifier le visage de la personne.

M. Gilles Reynaud. Vous dites « normalement ». En Belgique, un acte de malveillance a été commis par une personne qui a vidangé le circuit. Nous ne sommes pas à l’abri de ce genre de choses. Aujourd’hui, devons-nous nous focaliser sur un risque externe, alors qu’en interne il existe des difficultés et des complications ?

Nous demandons donc à votre commission de prendre en compte ces facteurs sociaux qui pour nous sont les garants de la sûreté et de la sécurité au niveau du parc nucléaire. Si vous ne voulez pas le faire, nous continuerons sur la voie du nucléaire low cost que nous pourrions un jour payer cash et cher. Faites-en sorte que les salariés de la sous-traitance du nucléaire dont nous avons besoin relèvent un peu la tête

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Votre message a été clairement entendu et je pense ne pas trop m’avancer en vous disant que nous nous situons plutôt sur cette ligne. Ce sujet fera partie de ceux qui seront évoqués dans notre rapport.

Vous nous parliez de l’épaisseur de murs des piscines. Auriez-vous une idée de cette épaisseur ?

M. Yvon Laurent. Il y a quelques années, l’association Greenpeace avait fait référence aux piscines : elle avait parlé du plafond, non des murs. La première fois que je suis entré dans une piscine, j’ai trouvé étrange et étonnant que la toiture soit en tôle alors que le réacteur est placé sous un dôme en béton. Je crois que cela a déjà été dit par Greenpeace.

Mme Perrine Goulet. Si les éléments sont toujours sous l’eau, il n’y a pas de problème.

M. Yvon Laurent. En Europe de l’Est, il existe des piscines non couvertes.

Mme Perrine Goulet. Je pense que les toits en tôle peuvent surprendre, mais il faut se rappeler la fonction de cette piscine qui est de garder la radioactivité des éléments combustibles sous eau. Qu’il y ait un toit ou non, l’essentiel est de garder les éléments sous dix mètres d’eau et que le circuit de refroidissement fonctionne.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Certes, mais si un avion tombe dessus, explose, s’il y a le feu, la question sera de savoir si l’évaporation ne risque pas de « dénoyer » les éléments.

Mme Perrine Goulet. Dans l’hypothèse où l’on perdrait les systèmes classiques, l’installation serait-elle capable de réinjecter de l’eau pour garder les éléments sous eau ? C’est tout l’objet de la FARN. La FARN a des moyens de ramener de l’eau de beaucoup plus loin. L’essentiel à mes yeux est de garder l’installation en toute sûreté. À partir du moment où l’on conserve les éléments sous eau et que l’on peut ramener de l’eau froide, la condition de sûreté est remplie. Rappelons-nous que l’essentiel est de respecter les exigences de cette notion de sûreté.

M. Anthony Cellier, président. Messieurs, nous vous remercions.

 


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29.   Audition de M. Dominique Boutin, membre du réseau Énergie de l’association France Nature Environnement (31 mai 2018)

M. le président Paul Christophe. Mesdames, messieurs, mes chers collègues, nous accueillons ce matin M. Dominique Boutin et M. Arnaud Schwartz, représentant l’association France Nature Environnement (FNE).

Fondée en 1968, reconnue d’utilité publique en 1976, France Nature Environnement est la fédération française des associations de protection de la nature et de l’environnement. Elle est la porte-parole d’un mouvement de 3 500 associations, regroupées au sein de 80 organisations adhérentes, présentes sur tout le territoire français, en métropole et outre-mer.

France Nature Environnement est membre du Bureau européen de l’environnement, qui rassemble 140 associations européennes.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées de déposer sous serment. Elles doivent jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite, monsieur Boutin, monsieur Schwartz, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Dominique Boutin et M. Arnaud Schwartz prêtent serment.)

M. le président Paul Christophe. Je vais maintenant vous donner la parole pour un exposé liminaire que je vous propose de limiter à quelques minutes.

Je donnerai ensuite la parole à Mme la rapporteure qui vous posera un certain nombre de questions, puis les autres membres de la commission d’enquête pourront également vous interroger.

M. Arnaud Schwartz. Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames, messieurs les députés, mes propos introductifs seront complétés par différents exemples et précisions d’ordre technique apportés par M. Dominique Boutin.

Je souhaite vous lire d’entrée un extrait d’un article, en date du 7 mai dernier, qui relate le propos de Christian Maurel, un sociologue qui a longtemps travaillé chez Renault : « On ne réalise pas les ravages provoqués par lincompréhension. Jai assisté à un exercice de crise nucléaire. Il y avait des incompréhensions totales entre les experts et les représentants de la préfecture. Ils ne parlaient pas la même langue. Plus grave, les experts navaient pas conscience que ce quils disaient pouvait ne pas être compris par de non-experts. »

Je débute par cette citation car la position du mouvement France Nature Environnement est de considérer la technologie nucléaire et les risques qu’elle présente comme inacceptables pour la société dans laquelle nous avons envie de vivre et que nous voulons voir évoluer, non pas uniquement pour les risques que cette technologie comporte en elle-même, mais également pour ses effets sur le facteur humain. C’est de cela qu’il est question dans l’extrait que je vous ai lu. Un tel aspect est difficilement maîtrisable.

Nous sommes là, aujourd’hui, pour parler de sécurité et de sûreté nucléaire. Avant d’aborder des points techniques, il nous semble opportun de rappeler que c’est sur le plan humain que bien des problèmes peuvent se poser, à commencer par une forme de déni social dans lequel nous nous trouvons encore malgré la loi de 2006 qui a fait évoluer la situation. C’est ainsi qu’il y a occultation de certains scénarios fondés sur des risques liés à la qualité des matériaux employés ou aux réparations effectuées, des risques liés à la perte ou au défaut de transmission de savoirs ; des risques liés à une certaine logique économique qui pousse à réaliser des actions à moindre coût ici ou à vendre une technologie ailleurs, ne s’autorisant pas à expliquer aux potentiels acheteurs que cette technologie serait susceptible de présenter des imperfections. Au-delà des problèmes techniques que nous allons dérouler, n’oublions pas de nombreux risques liés à l’humain – que je pourrais lister en allant jusqu’à évoquer la gestion des déchets nucléaires – avec sa capacité ou son incapacité à gérer cette technologie.

M. Dominique Boutin. Nous venons de jurer de dire la vérité, nous le ferons autant que nous la connaissons et autant que nous la percevons.

Depuis la loi relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire (TSN) du 13 juin 2006, qui est plutôt une bonne loi, il est peu aisé d’avoir accès à l’information et souvent nécessaire de passer par la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA) pour obtenir des documents. Cela pose un vrai problème de fonctionnement aux associations comme à tout le monde. Les élus eux-mêmes n’ont pas toujours accès aux informations des opérateurs. Le secret-défense justifie tout et n’importe quoi.

Je prends un exemple tiré de l’actualité. Je suis membre de la commission locale d’information (CLI) de Chinon, très engagé dans le monde du nucléaire. À Chinon, un site est pollué par l’amiante et les polychlorobiphényles (PCB). Alors qu’il s’agissait d’une pollution industrielle somme toute assez classique, nous n’avons pas eu accès à l’ensemble des documents au nom du secret-défense. Après nous être battus pour l’obtenir, nous avons eu accès à toute l’information. Il est anormal que, plus de dix ans après la loi TSN, cette transparence ne soit pas fournie par les opérateurs. Ils n’ont pas compris qu’ils devaient s’ouvrir. Telle est l’une des premières difficultés que je ressens au quotidien.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Ce n’est pas la première fois que l’on entend parler des difficultés d’accès à l’information. Les CLI existent et c’est un dispositif que l’on nous envie dans d’autres pays. Nous revenons du Japon où de telles commissions n’existent pas.

Vous avez évoqué les différences d’approche entre les techniciens, l’administration ou les populations qui ne sont pas du tout dans le même état d’esprit. Nous avons également ressenti ces différences quand nous nous sommes rendus à Gravelines.

Selon vous, quelles seraient les améliorations utiles dans le domaine de l’information et de la transparence pour que les populations soient sensibilisées et prêtes en cas de catastrophe ? Des dispositifs d’information sont mis en place autour des centrales, des lettres sont envoyées, sans que l’on soit convaincu de leur réelle utilité. De ce point de vue, comment voyez-vous les évolutions possibles ?

M. Arnaud Schwartz. Il convient de mettre en place les conditions sociales pour que la population ait envie de s’intéresser aux informations qu’on lui fournit. C’est facile à dire et plus difficile à faire. Un travail est à mener avec des spécialistes des sciences humaines. Nous avons besoin de comprendre finement pourquoi les personnes appartenant aux cercles concentriques les plus serrés autour des centrales ne s’intéressent pas spécialement aux informations qu’on leur propose ni aux consignes que l’on passe. Nous avons besoin de comprendre d’abord pour ensuite mettre en place les conditions qui leur donnent envie de s’intéresser et dès lors être capables de réagir aussi calmement que possible en cas de catastrophe. C’est de cela qu’il s’agit si nous voulons que des réacteurs restent en activité, nous l’espérons, pas trop longtemps. En cas de difficulté entre-temps, il serait une bonne chose que les populations se soient préalablement intéressées au sujet.

M. Dominique Boutin. Les commissions locales d’information sont chargées de l’information. Certes, je conçois que l’on puisse nous les envier ; sur le papier le dispositif est performant ; dans la réalité, il est inégalement efficace. Certaines CLI, certes, fonctionnent très bien, d’autres pas du tout. Je prends l’exemple du montage d’une contre-expertise avec les membres d’une CLI en Indre-et-Loire sur les conditions sociales, organisationnelles et humaines. Depuis deux ans, la CLI, qui en a fait la demande, attend toujours des documents relatifs à un incident survenu lors d’une visite décennale. Autrement dit, sur le papier, la loi TSN est vraiment intéressante ; concrètement, sur le terrain, elle n’aboutit pas.

L’obligation d’organiser une assemblée générale annuelle pour la population a constitué une avancée. On peut regretter que ces assemblées se mettent en place lentement et que les populations se déplacent très peu. Elles ont le mérite d’exister, il faut les faire vivre.

M. Jean-Claude Delalonde, le président de l’Association nationale des comités et commissions locales d’information (ANCCLI), œuvre dans le bon sens pour faire valoir le travail de bénévoles ; j’adhère totalement à son discours sur la nécessité de motiver bien davantage les populations.

Un autre aspect qui met en cause l’État me semble insatisfaisant : les populations sont trop peu souvent invitées à participer aux exercices nationaux. Il serait utile de leur expliquer en quoi ils consistent. Par exemple, sur la Loire, des exercices sont liés aux inondations. Pourquoi ne pas en organiser qui incluraient les populations ? Certes, de temps à autre, on fait participer un niveau scolaire, mais cela reste insuffisant, il faut motiver les parents. Faire participer les populations pourrait être une piste intéressante pour l’État. Par ailleurs, M. Delalonde a dû évoquer lors de son audition les moyens qui font défaut aux CLI ; à cet égard, j’adhère complètement à son propos.

En 1981, une CLI dite « CLI Mauroy » a été créée. Y siégeant depuis plus de trente ans, j’ai constaté le changement. Avant la loi TSN de 2006, les CLI étaient une courroie de transmission de l’opérateur ; après, les CLI ont commencé à vivre leur propre vie. La loi TSN est une bonne loi ; pour autant, je ne suis pas sûr que tous ses décrets d’application aient été publiés. Peut-être pourriez-vous faire en sorte qu’ils le soient ?

M. Arnaud Schwartz. Il conviendrait de se pencher sur les façons de donner envie aux populations de s’intéresser aux informations diffusées.

J’ai évoqué l’idée d’un déni. On a peur de faire peur et peur de se faire peur. Ce peut être lié à d’autres craintes, en particulier, celle de moins vendre la technologie nucléaire à l’étranger. Je crois qu’il convient de revisiter l’articulation des discours tenus au sein d’un même pays par différents acteurs. Sans vouloir faire paniquer la population, il convient de la mobiliser sainement afin qu’elle décide de s’intéresser plus précisément aux informations disponibles et aux mesures à suivre en cas d’incident.

Un travail d’analyse des discours portés sur le nucléaire en France reste à mener. D’ailleurs, le travail que vous conduisez sur la sûreté et la sécurité est très précieux en ce qu’il permettra de mettre en lumière les pratiques fonctionnelles et les discours. Revisiter les discours afin que nous adoptions des propos plus nuancés pour faire comprendre à la population que le sujet doit être pris au sérieux sans pour autant générer de peurs est un objectif qui conduit à se pencher sur l’information fournie. Cela aiderait à se préparer à d’éventuels incidents. Revisiter les discours permettrait de mieux communiquer, aiderait la population à se préparer à d’éventuels incidents et à agir le moment venu.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous évoquez un délai de deux ans pour récupérer des informations qui ne seraient pas classifiées « secret défense ». Considérez-vous que les CLI ont aujourd’hui suffisamment de pouvoir ?

M. Dominique Boutin. Les groupes de travail des CLI engagent des démarches et formulent leurs demandes par lettres officielles. Il faut parfois des mois, voire des années, avant d’obtenir des réponses ; parfois même, elles ne les obtiennent pas.

La loi TSN ouvre deux possibilités : soit les CLI dépendent du conseil départemental, soit elles se transforment en associations. Très souvent, les élus ne souhaitent pas retenir la formule de l’association. Mais des élus pourraient faire progresser dans la transparence la situation avec courage et détermination. Par exemple, dans la semaine qui a suivi la catastrophe de Fukushima, M. Claude de Ganay, alors président de la CLI de Dampierre-en-Burly, a proposé une réunion pour exposer ce que l’on savait de la catastrophe. Dans notre CLI de Chinon, en revanche, il a fallu attendre six mois. Dès lors, on s’interroge : n’est-ce pas le silence qui crée la peur collective ? Cela nous inquiète, car la dangerosité d’un site, Seveso ou autres, ne doit pas inciter à ne pas en parler. Dans le cadre de mon activité à France Nature Environnement, je pense, au contraire, qu’il faut réfléchir aux dangers potentiels des inondations ou d’autres catastrophes. Mais il faut réfléchir avant et non au moment de l’accident. J’ai jugé que M. de Ganay avait vu juste en affrontant le problème. Une des obligations faites aux CLI en cas de difficulté pourrait être d’organiser une réunion dans un délai raisonnable.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous transmettrons à notre collègue Claude de Ganay qui ne pouvait être présent aujourd’hui, mais qui nous a accompagnés à Fukushima ; comme nous, il a été très marqué par l’expérience.

Abordons les questions relatives à la gouvernance de la sûreté qui, à nos yeux, est un point important. Sans revenir sur les différentes auditions où bien des choses ont été dites sur le rôle de l’ASN et de ses pouvoirs, quel regard portez-vous sur le travail de l’ASN ? A-t-elle les moyens de faire son travail correctement ? Subit-elle des pressions qui influenceraient ses décisions, même si elle est indépendante et que nous croyons à sa volonté de l’être ? Quelles améliorations pourraient être apportées afin d’assurer la sûreté et, pourquoi pas, la sécurité ?

M. Dominique Boutin. Je connais bien l’ASN de l’intérieur. Je siège aux groupes permanents d’experts, notamment celui qui relatif aux déchets. M. Pierre-Franck Chevet apprécie que les experts passent d’un groupe à l’autre pour prendre la mesure des différents sujets. Les travaux des groupes sont extrêmement intéressants.

Pour en revenir à votre question, ce n’est pas par hasard que M. Chevet réclame du personnel supplémentaire. En effet, l’ASN est confrontée à une multiplication de ses activités. J’ai participé sur le site de Chinon au groupe de travail « Post Fukushima » sur les éléments complémentaires de sûreté (ECS). L’ASN a été contrainte de faire appel à des retraités pour procéder aux inspections car elle ne dispose pas d’assez de personnes compétentes pour mener les instructions, et ce manque se vérifie chaque jour. Les salariés de l’ASN sont, en effet, surchargés. Ils se concentrent sur le « noyau dur », selon une expression du nucléaire, mais doivent délaisser des dossiers annexes. Par exemple, ils n’ont pas le temps de vraiment s’occuper des sols pollués par l’amiante.

Sans remettre en cause leur phénoménale activité, reconnaissons qu’ils n’arrivent pas à tout gérer, alors que les travaux sur les ECS ne sont pas terminés, que l’ASN manque de personnel pour traiter le dossier du grand carénage ; quant aux inspections, elles font ce qu’elles peuvent. Or, des dossiers complémentaires émergent, celui des aciers défectueux, par exemple, qui nécessitent de solliciter le personnel.

Au surplus, la multiplication des sous-traitants pose des difficultés ; leur fonctionnement, en effet, est instable, ce qui oblige l’ASN à remettre en cause ses inspections. Côtoyant les agents de l’ASN, je ressens leur malaise. Ils font très bien leur travail, je ne les critique nullement. Ils manquent de moyens humains et sont obligés de faire des impasses ; ils s’en expliquent très sérieusement, arguant le manque de temps et la surcharge de travail. L’alerte de M. Pierre-Franck Chevet à cet égard doit être entendue. Certes, l’ASN a reçu quelque renfort, mais elle n’est pas à la hauteur de ce qu’attendait le président.

M. Arnaud Schwartz. Sur la question de l’indépendance, nous respectons le travail mené, mais l’indépendance a toutefois ses limites. Le déni social engendre une forme d’interaction spéculaire. Elle intervient dans un pays ou un environnement, à l’image d’un ricochet entre ce qui se dit, se pense, se fait. Le biomimétisme des humains touche aussi la pensée. C’est dire que des personnes en position d’autorité indépendante, dans ce domaine comme dans d’autres, vivent dans un bain culturel et qu’il est difficile pour elles d’y échapper. Nul besoin de faire pression sur elles pour obtenir telle ou telle orientation. Le contexte social dans lequel elles baignent fait qu’elles s’autocensurent et se limitent.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. On nous a indiqué une piste d’amélioration consistant à élargir les origines des experts de l’ASN. Comment analysez-vous la composition des experts de l’ASN ?

M. Dominique Boutin. Aux dires de mes collègues des groupes permanents, cette diversification est récente. Nous sommes trois écologistes sur cinquante, c’est mieux que rien ! En revanche, une fois les personnes entrées et les étiquettes abandonnées, le travail se fait indépendamment des origines de chacun. Je pense à cet exemple typique d’un problème de géologie sur l’installation DIADEM – acronyme de « déchets radioactifs irradiants ou alpha de démantèlement » –, qui fonctionne en liaison avec le site nucléaire de Marcoule. Pour étudier la question, notre président, sans s’occuper des étiquettes, a rassemblé les trois personnes dont la spécialité était la géologie. Nous parvenons ainsi à des consensus de travail fondés sur des connaissances et non sur une idéologie.

L’élargissement pourrait concerner d’autres domaines, la santé par exemple, les professionnels de la santé étant en nombre insuffisant, d’autant que la question des faibles doses revient assez souvent. Le dialogue que nous menons avec l’Institut de recherche et de sécurité nucléaire (IRSN) sur ce sujet peut être extrêmement intéressant, mais dans les groupes experts, il nous manque des visions de diverses natures car nous sommes, pour l’essentiel, entre professionnels ou anciens professionnels du nucléaire. Je parle de la géologie ou de la santé, mais l’élargissement pourrait toucher d’autres thèmes.

Quoi qu’il en soit, grâce à ces groupes, un petit monde clos est en train de s’ouvrir ; nous assistons à un net progrès. On le perçoit d’ailleurs dans les discours. Lors de ma nomination, j’avais peur d’être marginalisé ; il s’est avéré que je ne l’ai pas du tout été. Une fois que l’on siège, les étiquettes tombent ; nous sommes tous experts et exprimons nos avis selon nos connaissances. Peut-être cela mériterait-il d’être plus ouvert encore. Je n’ai jamais débattu de cette question avec M. Pierre-Franck Chevet, mais je l’ai abordée avec M. Pierre Bérest, notre président du groupe permanent « déchets ». Il est favorable à tous les apports venant de l’extérieur en ce qu’ils fournissent des visions et des réflexions différentes. C’est, selon moi, très positif.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Suite à des anomalies lourdes, l’ASN autorise la poursuite de la construction ou la reprise de l’activité de centrales. Comment expliquer certaines de ses décisions que, de l’extérieur, on a du mal à comprendre ? Suite à des anomalies constatées à l’EPR de Flamanville, qui risquent d’engendrer de nouveaux retards, ou sur les générateurs de vapeur de Fessenheim, comment comprendre les décisions surprenantes prises par l’ASN ?

M. Dominique Boutin. Nous sommes tous mécontents, c’est vrai.

Nous constatons que des habitudes fâcheuses sont à l’œuvre. Sur des dossiers importants, par exemple, le compte rendu dont nous devons discuter est déjà rédigé à l’ouverture de la réunion. Certes, nous modifions une virgule ou la structure d’une phrase, mais le concept général est déjà fixé par des professionnels. Il est assez difficile de remettre de telles habitudes en cause.

On a l’impression – je ne dis pas que c’est la vérité – qu’il existe un paradigme international, managé par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Nous avons de grandes difficultés à casser ce système international. C’est ainsi qu’un certain nombre d’idées sont quasi arrêtées une fois pour toutes. Par exemple, l’AIEA continue de développer la piste de l’enfouissement géologique alors qu’elle s’est révélée être un échec partout dans le monde. Casser une idée aussi paradigmale est extrêmement difficile. Si l’on peut modifier légèrement le curseur, nous avons du mal à revenir sur le concept de base. On a même l’impression que l’intelligentsia nucléaire n’ose pas s’opposer.

Autre exemple, les anciens du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) avancent qu’il ne faut surtout pas confier une centrale à l’intelligence artificielle et que l’homme doit continuer à décider. Bien sûr, il peut être aidé pour opérer des calculs, mais la décision doit revenir aux hommes, non aux machines. Or, aujourd’hui, l’idée des exploitants consiste à renforcer l’intelligence artificielle. Il n’en demeure pas moins qu’à trois reprises, les autorités internationales ont refusé à l’EPR les projets informatiques mis en place. On a du mal à casser ces idées préconçues. C’est pourquoi nous ne comprenons pas toujours les décisions prises par l’ASN – moi le premier ! Nous les contestons, mais rien n’y fait.

Vous le savez aussi bien que nous, le monde du nucléaire est complexe. Par exemple, si l’on nous présente l’image d’un colis C5 et que nous voulons le remettre en cause, il faut être prêts à argumenter. Mais nous savons par avance que l’on ne peut revenir sur le concept même. Face à une telle complexité, je me demande d’ailleurs jusqu’à quel point l’intelligentsia nucléaire elle-même peut remettre des concepts en cause. Cela dit, je ne suis pas seul à contester certaines positions de l’ASN.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Je parle de décisions portant notamment sur les générateurs de vapeur de Fessenheim qui posaient des problèmes de sûreté et qui ont à nouveau été autorisés.

M. Arnaud Schwartz. L’un des principaux paradigmes porte sur la sûreté. Les opérateurs nous disent qu’ils maîtrisent la technologie, qu’il n’y a pas de souci, qu’il faut avoir confiance.

Un fait est troublant. Souvent, parallèlement aux décisions qui doivent être prises, on constate des implications financières non négligeables. Nous ne connaissons pas le fin mot de l’histoire, nous notons toutefois des éléments concomitants : les éléments matériels relèvent de ce qui est palpable, que l’on peut prendre en main, les autres d’un champ plus évanescent qui, pourtant, n’est pas sans questionner les citoyens que nous sommes qui pensons que les deniers publics qui alimentent grandement la machine nucléaire pourraient être plus efficacement investis au service du bien commun si tant est que le but soit de générer de l’électricité.

M. Dominique Boutin. Dans le rapport n° 3108 de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), le sénateur Bataille développe le paradoxe de la tranquillité. Selon les décideurs, la technique est censée répondre aux difficultés qui se posent. À Fessenheim, on renforce le radier, par exemple. On se réfugie derrière la technologie, on se dit que ça a tenu jusqu’à présent et que ça continuera de tenir ! C’est ce paradoxe de la tranquillité que dénonce le sénateur Bataille. On se réfugie donc derrière ce consensus, en pensant qu’en recourant à la technique, on trouvera des réponses. Peut-être, je dis bien peut-être, cette façon de réfléchir est-elle devenue le socle de ces décisions.

En janvier 2017, M. Pierre-Franck Chevet, libérant sa parole, alertait sur un accident possible en Europe. Tout le monde pense que, confrontés à un accident, nous saurons le gérer. Cette forme de tranquillité transparaît. Le sénateur Bataille était dans le vrai quand il dénonçait en 2011 le fait de se réfugier derrière des exhortations un peu faciles : « il ne faut pas avoir peur », « nous allons y arriver », « cela va marcher », « on va relancer le nucléaire », « lEPR fonctionnera ». Pour tout dire, c’était quelque peu inquiétant et le demeure.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Sur le plan de la sûreté, quels sont les aspects qui vous paraissent les plus problématiques aujourd’hui dans nos installations en France ? Avez-vous identifié des sites qu’il conviendrait de surveiller plus attentivement et quelles seraient vos préconisations d’amélioration ?

M. Arnaud Schwartz. Le vieillissement du parc pose problème en termes de sûreté auquel s’ajoute l’emplacement géographique de certaines centrales. Les deux éléments cumulés permettent la lecture souhaitée.

M. Dominique Boutin. La vétusté est le problème principal. La vétusté est normale au regard de l’âge des machines. Prévues pour vingt-cinq ans de bombardements, les cuves arrivent à quarante ans d’âge. Même si elles n’ont pas été bombardées vingt-cinq ans, c’est l’ancienneté qui pose problème. La modicité des moyens des opérateurs ne permet pas de remplacer au quotidien les pièces défectueuses. Aussi assiste-t-on à un effet domino, non dans le noyau dur, mais pour tout le reste. Il suffit de visiter n’importe quel réacteur pour s’en convaincre.

Cette vétusté est source de multiples petits ennuis qui s’additionnent. Nous avons évoqué la centrale de Fessenheim, mais nous pouvons également citer la centrale de Civaux qui connaît depuis des années des fuites de tritium. On ne sait où se situent les fuites, mais nous retrouvons le tritium dans l’eau potable à Châtellerault. Si les seuils restent inférieurs aux limites fixées, le phénomène n’en reste pas moins anormal.

Comment les machines répondent-elles à des accidents extérieurs ? Je ne me focalise pas précisément sur des attentats terroristes. Il y a plus grave. Par exemple, les conditions climatiques qui se dégradent fortement. Il est arrivé que la centrale nucléaire du Blayais se soit retrouvée sous l’eau. La tempête Xynthia n’est pas non plus une invention. Ce sont des phénomènes de cette ampleur qui m’inquiètent.

Si nous avions à subir un gros orage comme nous en avons connu ces jours-ci ajouté d’une tempête et d’une marée haute, nous conjuguerions plusieurs phénomènes susceptibles de mettre à mal une centrale.

En raison de la vétusté, de portes qui ferment mal, par exemple, les machines pourraient être inondées. À la centrale nucléaire de Paluel, le générateur de vapeur est toujours en équilibre jusqu’au jour où il finira par tomber pour de bon. Mon inquiétude porte sur des incidents de ce type. Les opérateurs n’ont pas obligatoirement les moyens de répondre à tous les petits aléas du quotidien qui, un jour, se traduiront par un gros incident.

Ma réponse à votre question, madame la rapporteure, sera très géographique, sans doute parce que je suis géographe de formation : il convient d’être attentifs aux inondations maritimes ou des grands fleuves. On l’a constaté à la centrale de Tricastin comme à celle de Blayais. Pour l’heure, aucune réponse adaptée n’est prévue, c’est une réalité. L’ASN l’a d’ailleurs dénoncé. La question a été abordée au titre des éléments complémentaires de sûreté. Même si l’on reconnaît qu’une centrale est en zone inondable, on ne pourra pas régler le problème du jour au lendemain.

La perte de source froide est plus ou moins réglée, je dis « plus ou moins », car ce n’est pas sérieux.

Aussi bizarre que cela puisse paraître en Europe, j’aborderai la question des tsunamis. Un sénateur de l’Hérault a d’ailleurs mis en place au Sénat un groupe de travail fort intéressant sur les tsunamis en Europe. Il pose la question, non pas tant au regard du nucléaire, mais parce qu’il s’inquiète des conséquences d’une vague recouvrant son pays tout plat ! Le CEA a créé un groupe de travail sur le sujet, preuve que la plupart des centrales littorales sont en risque majeur. Les centrales ont été construites au ras de l’eau pour des raisons techniques, mais ce facteur du tsunami a été sous-estimé. Je n’insiste pas, je relève simplement qu’il existe un risque majeur, étudié par les Américains parce qu’ils craignent, sur leurs propres côtes, les conséquences d’un tsunami aux Canaries.

J’en viens au problème des sources froides. Les changements climatiques possibles sont susceptibles d’engendrer la baisse des étiages des fleuves. En 1976, nous avons connu une saison de sécheresse. Le débit de la Loire se situait à 44 mètres cubes par seconde pour douze réacteurs, nous frôlions la limite. Mais nous avons eu cette chance que l’été 1976 n’ait pas été torride. Il n’en demeure pas moins que si l’on devait cumuler une canicule comme celle de 2003 et les conditions de sécheresse de l’été 1976, selon les calculs mathématiques, l’eau viendrait à manquer. Quatre petits forages ont été réalisés à Chinon, mais ils ne sont pas à l’échelle du problème.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. L’eau des rivières ou des fleuves sert au refroidissement des réacteurs et des bâtiments. Selon vous, un étiage trop bas signifierait un manque d’eau et l’incapacité à mobiliser un dispositif complémentaire assez rapidement. Nous savons aussi que l’on peut mobiliser de l’eau par ailleurs.

M. Dominique Boutin. Les forages sont mobilisables rapidement ; ils peuvent être mis en fonctionnement en quelques secondes. Le problème réside dans la quantité d’eau disponible. Un réacteur, même à l’arrêt, consomme un mètre cube par seconde. Si l’on cumule sur la Loire la consommation des douze réacteurs, des ateliers, le pompage de l’eau potable, etc., la demande serait supérieure à l’offre du fleuve. Encore faut-il récupérer de l’eau dans le fleuve. Or l’on sait que le nombre de stations de pompage est limité.

La question n’est pas d’avoir peur, nous avons un problème technologique à résoudre qui est celui du robinet qui fuit. Les calculs démontrent que l’offre en eau serait très juste si le changement climatique se poursuivait. Pour l’instant, le problème ne se pose pas, car on a l’impression qu’il pleut un peu plus pendant les périodes chaudes. Cela dit, la sécheresse de 1976 et la canicule de 2003 sont des réalités. Si l’on devait cumuler deux phénomènes climatiques de même ampleur, l’offre en eau ne suffirait pas. D’autant que, si je me souviens bien, il a fallu arroser la centrale elle-même. Je pense que la réponse n’est pas au point.

L’IRSN a réalisé des travaux sur la question, qui ne sont pas secrets.

M. Arnaud Schwartz. En plus des faiblesses liées à la conception même de cette technologie – le vieillissement, la résistance des matériaux, l’implantation géographique, les changements climatiques –, il convient d’ajouter le facteur humain. Le premier problème de la sûreté, ce sont les humains. Nous pouvons commettre des erreurs, tricher sur la qualité des matériaux, etc.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Considérez-vous qu’il existe des marges d’amélioration de la sûreté du traitement des déchets s’agissant de l’entreposage des combustibles usés, du stockage, etc. ?

M. Dominique Boutin. Avant tout, je considère nécessaire de transporter les déchets par le rail et non par la route. À cela plusieurs raisons. Six cent mille convois de déchets radioactifs sont effectués annuellement en France. Il faudrait interroger M. Quintin, qui travaillait au ministère de la Transition écologique et solidaire. Il disposait de 24 personnes pour gérer 600 000 convois, autrement dit, sa mission était irréalisable. Lors la conférence des CLI, il y a deux ou trois ans, il nous avait fait un exposé. Voilà un homme qui était très inquiet sur la façon de gérer les transports. Nous avions posé la question à l’IRSN en regard du plan national de gestion des matières et déchets radioactifs (PNGMDR). L’IRSN nous a répondu qu’au vu de la consommation de CO2, il était préférable de transporter par camions que par le rail en raison des transferts de charges… Cela paraissait surprenant en soi. Nous avons protesté car, selon nous, la question du CO2 n’est pas l’élément majeur s’agissant de radioactivité, la question est sociale et a trait à la traverse des zones habitées, à la gestion éventuelle d’accidents de camions, etc. L’importante question des transports n’est donc pas réglée.

France Nature Environnement a pris une position et demande que les déchets de très faible activité (TFA) soient gérés sur les sites de production. On ne voit pas pourquoi les déchets seraient transportés à Soulaines et pourquoi des bâtiments y seraient construits alors que l’on dispose, sur site, de bâtiments existants. Je parle des TFA ; il en va différemment des hautes activités.

Nous émettons la demande forte que la loi de 2006 relative aux hautes activités et les déchets de faible et moyenne activité (FMA) soit remise sur le chantier. La loi de 2006 ne propose pas d’arrêter la recherche sur les alternatives à l’enfouissement. Au départ, c’était même une question de principe. La loi Bataille de 1991 mettait en avant trois pistes possibles : le retraitement, l’enfouissement et les alternatives à l’enfouissement. Tout cela a été progressivement abandonné.

Si jamais le projet de Centre industriel de stockage géologique (Cigéo) devait être écarté pour des raisons techniques par exemple, nous n’aurions pas de plan B. Nous demandons donc que soient étudiées des alternatives pour les déchets à haute activité, les déchets de faible et moyenne activité, essentiellement les déchets à vie longue.

EDF a réfléchi à une installation de conditionnement et d’entreposage de déchets activés (ICEDA) qui vient d’être construite. L’entreprise s’est demandé si le stockage en surface à sec était une réponse. M. Bernard Laponche qui sera auditionné cet après-midi est très au fait de cette question ; il ne faudra pas hésiter à lui poser la question.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Quelle est la teneur du projet ?

M. Dominique Boutin. C’est une sorte de site bunkérisé, un gros blockhaus, situé au Bugey. Sa technologie lui permettra de reconditionner les déchets de haute et moyenne activité à vie longue, au moins en attendant que Cigéo accepte les colis. J’ai eu l’occasion de découvrir cette installation qui me semble être une piste intéressante. Actuellement, le bâtiment se visite car il n’est pas encore opérationnel. J’ignore combien de temps il pourra durer. La question relève de la technique. De telles alternatives ont été prises à partir de la loi de 2006. Cette alternative intéressante n’est pas nouvelle, il convient de l’étudier, d’en mesurer tous les avantages, les inconvénients, la technologie. Interrogez M. Laponche, qui est un spécialiste et un technicien de la question des stockages à sec en surface pratiqués en Allemagne et aux États-Unis.

Pour ce qui concerne FNE, nous serions plutôt favorables à des stockages en subsurface et hors sol afin d’éviter les problèmes d’eau et d’enfouissement ; surtout, il est essentiel que l’on puisse récupérer les colis en cas de difficulté, la réversibilité doit être effective. Cela fait des années que nous suivons Cigéo et nous pouvons affirmer que jamais nous ne pourrons récupérer les colis, c’est impensable techniquement. En France, nous avons l’expérience de Stocamine. Interrogez les responsables de l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (INERIS). Ils vous expliqueront la difficulté à laquelle ils sont confrontés pour sortir, ne serait-ce que quelques colis. Imaginez si l’on devait en sortir 126 000 colis !

Aux États-Unis, l’affaire du Waste Isolation Power Plant (WIPP) a montré que les colis sont coincés une fois pour toutes et que les Américains sont tenus par le système de l’enfouissement. Si les colis étaient entreposés en surface comme au laboratoire national de Los Alamos, on pourrait, en cas de difficulté, les déplacer, extraire un colis du lot afin d’éviter l’effet domino. Sur le plan purement technologique et non idéologique, dans la pratique donc, il faut conserver les colis à proximité afin de les gérer en cas d’aléas techniques. Toute l’activité humaine est faite d’aléas, il faut en prendre acte. Encore une fois, je rappelle le paradoxe de la tranquillité. Ce n’est pas parce que nous aurons enfoui les déchets que nous serons tranquilles. Il faut conserver cette idée présente à l’esprit.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Partons de l’hypothèse que les colis sont enfouis en profondeur et que tout est fermé, c’est-à-dire que nous sommes dans la phase définitive. Si un colis connaissait un problème grave, que sera passerait-il ?

M. Dominique Boutin. C’est la roulette russe ! Nous ne connaissons pas la réponse. L’Andra explique que nous n’avons pas de soucis tant que cela fonctionne. Les chercheurs savent calculer le temps de remontée de la radioactivité en surface dans des conditions favorables. Quant à savoir s’ils ont calculé les conséquences d’un accident, nous n’avons pas de réponse.

Et puis il y a un aspect qui relève du pari. J’ai découvert la semaine dernière que pour éviter toutes fuites ultérieures, aucun forage n’avait été réalisé dans la zone d’enfouissement. Cela semble logique, si ce n’est que tout repose sur la connaissance du terrain. Or nous la connaîtrons uniquement le jour où nous commencerons à enfouir et à travailler dans la zone. C’est là que se pose un problème déontologique. Les ingénieurs découvriront « en faisant ». À l’heure actuelle, ce que l’on imagine ne repose que sur des réflexions figurant sur le papier. La réversibilité était définie dans la loi comme la capacité pour les générations futures à réévaluer les choix définis antérieurement, si ce n’est que la situation doit être connue au cours des premiers mois, des premières années. Si un déficit quelconque devait être découvert vingt ans après, que ferions-nous des colis accumulés ? Techniquement, il serait impossible de les sortir.

C’est pourquoi je considère qu’un pari est lancé qui ne semble pas à la mesure de l’enjeu. Nous percevons la difficulté des Américains sur le site de stockage des déchets de Yucca Mountain. Ils font marche arrière, de même que les Suédois dont la Cour suprême a émis un avis défavorable à l’enfouissement. Quant à Stocamine, avec l’appui de la population, il est prévu de sortir l’ensemble des colis. Aucun site ne présente une bonne piste, toutes les expériences tentées de par le monde se soldent par une faillite. C’est pourquoi nous considérons qu’il est nécessaire d’avoir au minimum un plan B lorsque nous découvrirons des failles dans cinq ou dix ans. Je ne parle même pas de l’investissement financier que cela représente. Aujourd’hui, nous n’avons aucune réponse garantissant la sûreté.

Tous les jours, nous découvrons de nouvelles difficultés. Cigéo nous a toujours dit que le site de Bure était composé d’argiles ; en fait, il s’agit d’un sel de carbonate de calcium. Des flux d’hydrogène en grande quantité seront libérés par les colis. J’ai interrogé l’IRSN pour connaître la réaction entre les flux d’hydrogène et le carbonate. Nous n’avons toujours pas obtenu de réponse. Ce sont des imprécisions majeures que l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) n’explicite pas ; elle ne dit pas ignorer la qualité géologique du site où aura lieu l’enfouissement. D’où un décalage.

En revanche, nous dialoguons intelligemment avec l’IRSN. Les 12 et 13 décembre derniers, en 2017, un débat public de deux jours a été organisé sur ces questions. Il serait intéressant, selon moi, de développer ces débats publics techniques et pointus pour obtenir des réponses. Je salue l’IRSN qui réalise vraiment un excellent travail !

Mme Bérangère Abba. Vous avez répondu en partie à ma première question sur les autres options retenues au niveau international sur le stockage des déchets. On entend souvent que le stockage en couches géologiques profondes fait consensus. J’aimerais que vous précisiez votre avis sur la question.

Si elle devait être décidée en cas d’incident, la réversibilité en cas de stockage en couches géologiques profondes prendrait autant de temps qu’il en aura fallu pour insérer les colis.

Quels seraient les délais de réaction en fonction du type d’incident ?

M. Dominique Boutin. Je ne peux vous répondre sur l’aspect technique, car les délais de réaction sont fonction de l’incident.

Je connais bien le site de stockage WIPP, parce que j’ai travaillé quasiment une centaine de jours avec l’IRSN sur ce dossier, peu connu en France. Un rapport devrait être publié prochainement. J’ai « creusé » la question à titre personnel et rédigé un ouvrage.

Le centre de stockage américain de déchets nucléaires militaires WIPP est le grand frère de Cigéo. Les copier-coller sont nombreux.

Le site de stockage WIPP a connu deux accidents à neuf jours d’intervalle : d’une part, l’incendie d’un camion de transport de sel en souterrain, car le site est une mine de sel. Un camion qui brûle est un incident qui se produit au quotidien et qui est normalement géré. En l’occurrence, nous sommes en milieu confiné, des dysfonctionnements se sont produits. Des semaines ont été nécessaires pour régler le problème, ne serait-ce que l’évacuation des fumées.

C’est une chance, si l’on peut dire, que cet accident se soit produit car neuf jours après, lorsqu’un fût radioactif contenant du plutonium, de l’américium et autres produits s’est ouvert, l’équipe de 71 personnes habituellement présente sur les lieux ne travaillait plus là.

Selon les textes produits en 2016, les responsables américains expliquaient que sept ans et 2 milliards de dollars seraient nécessaires pour régler la situation. Cela donne la mesure du problème pour un seul fût ouvert ! Les Américains ont craint un effet domino sur les 600 fûts stockés. Là encore, coup de chance, cela ne s’est pas produit ! Une succession de hasards a permis à cet incident de ne pas avoir de conséquences majeures. Il n’en reste pas moins que les fûts représentant des volumes énormes de déchets militaires issus de la guerre froide sont actuellement en surface. À l’origine, ces fûts étaient stockés à Los Alamos en surface. Ce sont les incendies de surface qui ont incité les Américains à les enfouir. Ils ont assisté à un enchaînement entre des événements extérieurs et intérieurs qui ont engendré une perte économique considérable.

Le rapport de l’IRSN vous fournira les éléments techniques de ces deux accidents très différents.

M. Arnaud Schwartz. Madame Abba, vous avez évoqué le consensus qui se faisait autour du stockage en couches géologiques profondes. Encore faut-il bien voir qui sont les personnes qui l’affirment.

Mme Bérangère Abba. Vous avez souligné la présence de risques tant en extérieur qu’en subsurface. Votre arbitrage en termes de sûreté et de sécurité penche-t-il pour le stockage en subsurface ?

M. Arnaud Schwartz. À l’heure actuelle, nous avons des centrales nucléaires un peu partout. Si nous disons pouvoir assurer la sécurité de ces différentes installations, pourquoi ne pourrions-nous pas a fortiori assurer celle de déchets qui en sont issus, en surface comme en subsurface ?

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Quand sera publié le rapport, monsieur Boutin ?

M. Dominique Boutin. Je ne suis pas maître de la date de parution. Le rapport doit être relu par étapes successives par l’IRSN. Dans la mesure où il aura obligatoirement une incidence sur la façon de considérer Cigéo, on comprend que l’IRSN place les virgules de façon appropriée !

L’information a déjà été délivrée. Plusieurs exposés ont été faits devant l’ASN présentant deux visions complémentaires, l’une très technicienne de l’IRSN, l’autre plus conceptuelle. Nous pouvons développer ces points si vous le souhaitez.

Le WIPP est propriété de l’État américain et les décisions sont prises directement par le cabinet du Président des États-Unis. L’IRSN ne peut se permettre de critiquer ouvertement le président Trump. Cela dit, en tant que citoyen, je m’autorise à relever des défaillances du cabinet présidentiel. C’est une catastrophe, les décisions qui s’imposaient pour réparer les lacunes qui ont été révélées n’ont pas été prises.

Les États-Unis ont toutefois un avantage : la transparence est totale et impressionnante. Les Américains nous ont fourni l’ensemble des documents sur le WIPP, y compris des courriels internes à l’entreprise. Cela soulève la question de la transparence. En France, il faut parfois attendre six mois avant d’être informés ; aux États-Unis, tout le monde a su que l’entreprise avait été complètement dépassée par les événements. Nous avons également su que le Sénat avait oublié de financer un camion d’incendie qui a été livré un an après l’incendie. Nous avons travaillé l’ensemble de ces détails avec l’IRSN. C’est un très bon exercice. Pour avoir réfléchi pendant deux ans avec l’IRSN, je lui tire mon chapeau !

Nous nous sommes également pliés à un exercice complexe qui a consisté à rédiger un rapport IRSN et citoyens. C’est une nouveauté, cela pourrait faire partie des pratiques susceptibles d’être développées et qui incluraient plus de citoyens, de techniciens ou d’experts, des personnes comme M. Laponche qui ont une compétence. Il ne faut pas hésiter à l’interroger sur les produits ; sans doute est-il le meilleur expert français sur la question.

Le risque existe toujours, toute activité comporte un risque mais, en l’état de la connaissance, nous préférons le stockage en surface. J’ai posé la question à l’ASN de savoir si les aciers défectueux avaient également servi à faire des colis. Elle est en cours d’étude. Si cela devait être le cas, les colis seront en faillite rapidement. Or, l’Andra ne prend pas en compte l’hypothèse de colis défectueux dans le cadre de l’enfouissement. Toutes choses qui, une fois additionnées, montrent que la réponse retenue n’est pas adaptée.

Dans l’hypothèse d’aciers défectueux, des fuites apparaîtront plus rapidement en surface. Le stockage en surface permettrait d’isoler le colis et d’utiliser d’autres techniques.

Mme Perrine Goulet. Selon des personnes auditionnées, il y aurait une entente entre l’ASN et les exploitants qui nuirait au suivi et à la clarté des actions. Il nous a été dit que l’ASN avait autorisé des redémarrages alors qu’elle n’aurait pas dû. Quel est votre avis sur la question ?

M. Dominique Boutin. Dans le monde écologiste, on parle du lobby nucléaire, sorte de masse informe et non identifiée. Personnellement, je suis plus nuancé depuis quelques années. On trouve des personnes de conscience et des personnes d’inconscience partout, au sein de la filière comme en dehors. Pendant des décennies, le système nucléaire français a été un cercle très fermé d’ingénieurs sortis de l’École des Mines. Les gens du CEA, tout ce monde-là travaille dans une construction soutenue fortement par les gouvernements depuis le général de Gaulle. C’est un moment de l’histoire qu’il a fallu assumer collectivement. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. M. Bataille considère que nous nous sommes endormis sur nos lauriers et que nous ne savons plus aujourd’hui si ce contexte politico-technique reste ou non valable.

Il existe des personnes de confiance, y compris au sein de l’ASN. Je pense à M. Pierre-Franck Chevet qui estime que nous courrons à l’accident. Personne ne lui a demandé de le dire en 2017. Il considère que les conditions ont évolué. Je reviens sur la notion employée par M. Bataille de « paradoxe de la tranquillité » qui me semble intéressante. Le système fonctionnait, il ne fonctionne plus à l’heure actuelle. Il est trop coûteux et nous ne disposons pas des moyens techniques.

Nous évoquions le facteur de sûreté. EDF est déficitaire, licencie du personnel qu’il remplace par des sous-traitants qui sont un facteur de non-sûreté majeur. Les personnes ne connaissent pas les machines, on les forme le matin pour un petit travail l’après-midi. Le lendemain, ils changent de chantier.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. On pourrait proposer qu’ils soient mieux formés.

M. Dominique Boutin. Nous connaissons des jeunes qui sont embauchés par Pôle Emploi la veille pour le lendemain et qui ne sont pas en état de travailler normalement.

Je rappelle l’affaire du docteur Huez qui a rédigé un certificat reconnaissant un lien entre la dépression d’un salarié d’une entreprise sous-traitante d’EDF et ses conditions de travail. Cette personne, qui a porté plainte contre son employeur, a gagné 95 000 euros aux prud’hommes. Eh bien, l’entreprise sous-traitante a porté plainte contre le médecin du travail.

Le facteur de la sous-traitance est mal géré pour différentes raisons techniques et pratiques. Sur la base du rapport de l’ASN, nous avons procédé à une contre-expertise à Chinon. Nous n’inventons rien. Par exemple, trois entreprises travaillaient dans la même salle alors que la coactivité est interdite. La sous-traitance est facteur de non-sûreté majeur. Un homme a failli mourir en 2010 ; heureusement, un réflexe l’a sauvé.

L’ASN a mis en place une commission pour réfléchir aux facteurs sociaux et à la façon dont les gens vivent à l’extérieur, car les sous-traitants sont souvent des travailleurs migrants qui vivent dans des conditions difficiles. Je rappelle les 600 salariés de sous-traitants des pays de l’Est embauchés par une entreprise irlandaise pour travailler à l’EPR et dont les conditions de vie quotidienne étaient déplorables. L’inspection du travail l’a découvert. Encore une fois, la dimension liée à la sous-traitance est un facteur de non-sûreté. Cela ne signifie pas que ces personnes travaillent mal mais les conditions de travail sont mauvaises.

M. Arnaud Schwartz. Parmi les facteurs de risques, je citerai le vieillissement du personnel, la non-transmission de savoir-faire, de compétences en interne que nous observons dans la filière nucléaire. J’en reviens à votre question initiale. En regardant la vidéo, vous constaterez que nous avons déjà apporté des éléments de réponse plus précisément sur l’ASN.

M. Patrice Perrot. Concernant le transfert de compétences, pensez-vous que la multiplicité des interventions des sous-traitants dans cette industrie induise ce que vous avancez ?

M. Dominique Boutin. Il y a sous-traitants et sous-traitants. Une entreprise de Chinon employant 50 personnes de grande expérience était un sous-traitant permanent. Une bonne partie du personnel sous-traitant travaillait dans la construction dans les années 1980. Il arrivait avec un bon bagage technique, une bonne connaissance des machines, des lieux, de la géographie des réacteurs. L’obligation de passer par des appels d’offres a fait que cette entreprise qui comptait beaucoup d’hommes de cinquante ans coûtait plus cher qu’une jeune entreprise qui démarrait avec des jeunes de 25 ans qui ne connaissaient pas grand-chose. Cette dernière a donc emporté le marché et l’on se retrouve avec des jeunes, ce qui en soi est une bonne chose, mais qui ignorent le fonctionnement des machines qui sont complexes – il y a 1 200 pompes par réacteur – et qui n’ont pas les réflexes professionnels nécessaires. En conclusion, nous sommes confrontés à une multitude d’incidents qui sont liés à cette méconnaissance globale du système, auquel s’ajoute le problème des consignes. EDF, en l’occurrence, va donner des consignes aux sous-traitants. Le sous-traitant a-t-il les compétences pour soumissionner ? Lorsqu’il ne les a pas, il sous-traitera lui-même. Il est arrivé qu’un appel d’offres compte sept niveaux de sous-traitance. Entre la consigne initiale et celle reçue par le dernier sous-traitant, c’était l’horreur !

À l’heure actuelle, nous sommes revenus à deux niveaux de sous-traitance, nous constatons une meilleure qualité du service.

Par ailleurs, il existe des entreprises qui sont compétentes sur une action mais qui n’ont pas une vision globale ; elles peuvent passer à côté d’un petit défaut. C’est ainsi que nous avons failli perdre un homme en 2010. Alors qu’il était en train de nettoyer une piscine, par réflexe professionnel, il a ramassé une pièce qu’il a trouvée. En sept secondes, il a reçu sa dose annuelle. Il a ensuite eu le réflexe de jeter la pièce au loin. Un jeune serait décédé, il n’aurait pas eu le réflexe de se débarrasser de la pièce en question.

Je cite cet exemple caractéristique de la méconnaissance générale d’une machine, de l’absence de réflexes ou gestes professionnels qu’il faut avoir. Les rapports de l’ASN fourmillent de tels exemples.

À la question sur l’alliance objective entre les acteurs du nucléaire, je répondrai que l’ASN, le gendarme du nucléaire, dresse de beaux rapports, mais jamais de procès-verbaux. Il s’agit d’un gendarme très conciliant. Suite à un rapport de l’ASN, nous avons porté plainte devant le tribunal car nous avons estimé que la loi avait été bafouée. Nous ne parlons pas de l’interne. Nous avons retenu des éléments du rapport de l’ASN et les avons portés au tribunal, nous avons gagné. Pourquoi donc l’ASN ne dépose-t-elle pas plainte pour irrespect de la loi ? On peut donc imaginer une certaine alliance objective. Il conviendrait de demander au gendarme d’être plus sévère dans ses conclusions et non pas uniquement dans ses rapports. Lorsqu’une vie humaine a été mise en danger, un rapport « gentil » n’est pas approprié, il faut des conclusions qui aillent au-delà.

M. le président Paul Christophe. Monsieur Schwartz, monsieur Boutin, je vous remercie de votre disponibilité et des éclaircissements que vous avez bien voulu nous apporter.


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30.   Audition de M. Leny Patinaux, auteur d’une thèse sur Cigéo (31 mai 2018)

M. le président Paul Christophe. Mesdames, messieurs, mes chers collègues, nous accueillons maintenant M. Leny Patinaux qui a soutenu, le 11 décembre dernier, une thèse intitulée Enfouir des déchets nucléaires dans un monde conflictuel – Histoire de la démonstration de sûreté de projets de stockage géologique en France (1982-2013). Pour mener à bien cette recherche, M. Patinaux a été salarié par l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) pendant trois ans. L’audition de ce matin sera donc plus particulièrement orientée sur la gestion à long terme des déchets nucléaires.

J’informe les téléspectateurs que, M. Patinaux ayant souhaité que son visage n’apparaisse pas en gros plan à l’écran, il ne fera pas l’objet de plans serrés, mais uniquement de plans larges.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées de déposer sous serment. Elles doivent jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite, monsieur Patinaux, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

M. Leny Patinaux. Je le jure, mais ne suis pas sûr de dire « la » vérité.

M. le président Paul Christophe. Votre vérité.

Je vais maintenant vous donner la parole pour un exposé liminaire que je vous propose de limiter à quelques minutes et dans lequel vous pourriez nous indiquer pourquoi vous avez choisi un tel thème d’étude et dans quelles circonstances vous avez travaillé.

Je céderai ensuite la parole à Mme la rapporteure qui vous posera un certain nombre de questions, puis les autres membres de la commission d’enquête pourront également vous interroger.

M. Leny Patinaux, historien des sciences. Je souhaite commencer par la notion de vérité qui, à mes yeux, est au cœur du problème. La science dit-elle la vérité ? Il me semble qu’il ne faut pas prendre différemment les sciences sociales, que je pratique, et les sciences physiques, que j’ai observées mais, au contraire, les penser ensemble.

Depuis un demi-siècle et les travaux d’un philosophe nommé Thomas Kuhn, il est communément admis que la science se développe au sein de paradigmes, c’est-à-dire de valeurs, de normes, de pratiques qui permettent de définir ce qui est juste ou non. Thomas Kuhn montre que si la science se développe au sein de paradigmes, ceux-ci régulièrement entrent en crise et se succèdent. En d’autres termes, il ne sert à rien de se demander si la physique newtonienne est juste ou non. Elle est tout à fait capable de décrire la chute des pommes ; elle rencontrera plus de difficultés à décrire les interactions entre les particules des noyaux des atomes. Inversement, la physique quantique est assez peu efficace pour étudier la chute des pommes.

Poursuivons sur ces considérations épistémologiques avec les réflexions de Donna Haraway, une chercheuse étasunienne, qui considère que tous les savoirs sont partiels et partiaux. Il n’y a pas d’êtres omniscients, les scientifiques ne sont pas des dieux, mais des individus sociaux dont la sociabilisation influe sur leur travail et sur les savoirs qu’ils produisent. Dès lors, il ne s’agit pas d’être relativiste, de conclure que tout se vaut ou que les scientifiques ne disent rien d’intéressant et qu’il n’y a pas de différence entre sciences et croyances, mais de prendre en compte que l’ensemble des productions savantes sont traversées par des rapports de pouvoir et que les productions savantes contribuent à les renforcer ou, parfois, à les déplacer.

La question au cœur de ma recherche est celle-ci : que font les salariés de l’Andra quand ils travaillent à montrer la sûreté d’un stockage géologique, étant entendu que montrer la sûreté d’un stockage géologique revient à étudier l’évolution d’un ouvrage sur des temporalités qui se comptent en centaines, voire en millions d’années. Induit par la décroissance radiologique des radionucléides contenus dans les déchets destinés à être enfouis, ce temps long confère une spécificité au stockage et il pose des questions nouvelles auxquelles se confrontent l’Andra et ses évaluateurs.

La seconde question qui a guidé mon travail de recherche m’a conduit à déterminer de quelle façon les recherches sur la sûreté des projets de stockage ont une influence sur la politique de gestion des déchets nucléaires.

Je suis parti de la loi du 30 décembre 1991 qui positionne la recherche à une place centrale. La transformation des projets de la fin des années 1980 en un projet de recherche durant les années 1990 a été une manière relativement efficace de gouverner un projet industriel qui, à la fin des années 1980, devenait dangereusement politique.

Qu’a fait le Parlement en 1991 ? D’une part, il a reporté à 2006 toutes les décisions sur la gestion des déchets nucléaires de sorte à désamorcer les mobilisations d’opposants de l’enfouissement de la fin des années 1980. D’autre part, en 1991, le Parlement a transformé la question du devenir des déchets nucléaires en une question de recherche. En d’autres termes, il a cherché à dépolitiser la question en confiant à des scientifiques le pouvoir de déterminer la bonne solution de la gestion des déchets nucléaires.

La loi de 1991 a parfois été présentée comme une réouverture de différents possibles par rapport à des choix opérés antérieurement. Il ne faut pas considérer, me semble-t-il, les trois voies de recherche qui figurent dans la loi de 1991 comme trois options. Certes, des parlementaires ont peut-être cru qu’il existait trois voies optionnelles ; mais à l’Andra, comme au Commissariat de l’énergie atomique (CEA) ou à la direction générale de l’énergie et des matières premières (DGEMP), ancêtre de la direction générale de l’énergie et du climat (DGEC), jamais personne n’a envisagé qu’il puisse y avoir des options alternatives au stockage géologique. À partir des années 1990, un important travail des salariés de l’Andra et du CEA a été lancé, une sorte de lobbying destiné à convaincre leurs interlocuteurs qu’il n’y avait pas d’alternative au stockage. Par ailleurs, le CEA, en charge des études relatives à l’entreposage des déchets en surface, n’a jamais étudié cette option en tant que solution susceptible de devenir pérenne. De fait, quand, en 2006, il a fallu évaluer les recherches effectuées dans le cadre de la loi de 1991, l’enfouissement était la seule solution qui semblait raisonnable puisqu’elle était la seule à avoir été étudiée.

L’entreposage des déchets en surface serait-il moins problématique que le stockage géologique ? C’est une question difficile, dont je ne sais à peu près rien si ce n’est que la gestion capitaliste des dossiers nucléaires consiste à optimiser la gestion des déchets, en d’autres termes, à mettre en balance des mesures qui permettent d’accroître la sûreté et des mesures qui consistent à réduire les coûts du stockage. On revient toujours à une mise en balance d’impératifs de sûreté et d’impératifs économiques. C’est là un élément central parmi ceux que je développe dans ma thèse.

Une étude suédoise de la fin des années 1980 éclaire ce point, qui cherche à optimiser l’épaisseur de la paroi des colis de stockage. Les ingénieurs suédois étudient alors deux options : les colis ont une épaisseur soit d’un centimètre, soit de dix centimètres. Pour ces deux options, ils calculent le temps de la dégradation des colis et l’impact radiologique en surface. Sans surprise, ils concluent qu’une épaisseur de dix centimètres réduit l’impact et rallonge le temps mis par les radionucléides pour arriver en surface.

L’étude révèle aussi que l’impact radiologique en surface reste toujours inférieur à la limite réglementaire lorsque la paroi des colis fait un centimètre. La recommandation de cette étude vise à retenir une épaisseur d’un centimètre, dont le coût en cuivre serait bien moins élevé. Ce qui était vrai pour cette étude et vrai d’une façon plus large.

Cela nous conduit à la focalisation réglementaire sur l’impact radiologique en surface. L’impact radiologique maximal du stockage en surface est aujourd’hui l’unique critère quantitatif de l’évaluation de sûreté. C’est un point important en ce qu’il permet une certaine souplesse dans le choix des sites de stockage. En Suède et en Finlande, les sous-sols sont composés uniquement de granit, d’un granit qui retient peu les radionucléides. Dans ces pays, les colis des déchets assurent quasiment à eux seuls la qualité du stockage. En France, la situation est assez différente, les sous-sols comprennent des formations géologiques dont les qualités de rétention des radionucléides sont a priori meilleures. Selon les concepts développés par l’Andra, la roche assure une part de la sûreté du stockage. Les exemples suédois et finlandais montrent qu’il est possible, a priori, d’envisager un stockage à peu près n’importe où, à condition d’y mettre le prix, c’est-à-dire d’avoir des colis suffisamment chers pour assurer la rétention des radionucléides. Implanter un stockage dans une zone où la géologie joue un rôle en termes de sûreté permet de diminuer l’épaisseur des colis et donc leur coût. Le fait que la réglementation soit focalisée sur l’impact radiologique en surface autorise une certaine souplesse et permet donc d’implanter un stockage dans une zone où l’opposition sociale au projet serait mimine. C’est ainsi que dans le choix des sites, on a toujours une mise en balance entre les impératifs de sûreté, économiques et d’acceptation sociale.

Dès lors, que signifie démontrer la sûreté d’un projet de stockage ? Que font les chercheurs et ingénieurs de l’Andra quand ils travaillent à démontrer la sûreté d’un tel projet ? Ils étudient la géologie, la chimie, la physique des matériaux, les couplages entre différents phénomènes et les couplages de phénomènes qui interviennent à des échelles spatiales différentes. Ils développent des outils d’analyse de sûreté, construisent des scénarios, conçoivent des concepts de stockage, écrivent des rapports et réalisent des calculs d’impact – ma liste n’est pas exhaustive. On constate de nombreuses pratiques savantes. Montrer la sûreté d’un stockage c’est montrer que l’on a entrepris tout ce qu’il est possible d’entreprendre pour comprendre l’évolution d’un stockage. Depuis des décennies, l’Andra étudie la faisabilité d’un stockage ; elle a ainsi capitalisé une expertise sur la physique du stockage qui est bien plus grande que l’expertise de l’ensemble de ses évaluateurs.

Pour autant, un basculement se produit au début des années 2000 – c’est ce qui m’a particulièrement intéressé dans mon travail. Jusqu’alors, l’Andra et ses évaluateurs nourrissaient l’espoir de parvenir à modéliser de façon exhaustive l’ensemble des phénomènes influant sur la sûreté du stockage. Ils espéraient ainsi trouver un outil numérique de calcul destiné à déterminer, en prenant en compte tous les phénomènes, l’impact radiologique du stockage en surface. Au début des années 2000, l’Andra abandonne cet espoir. L’Agence modifie alors sa manière d’aborder la sûreté du stockage et reconnaît publiquement l’inéluctable incertitude qui pèse sur les évolutions du stockage en raison de la quasi-infinité du temps nécessaire à la décroissance des radionucléides. Ce basculement a ceci de remarquable qu’il entraîne une double conclusion des rapports de l’Andra : d’une part, un stockage sûr est possible ; d’autre part, la poursuite des recherches permettra de lever les incertitudes qui inévitablement subsistent. La difficulté de l’Andra de sortir de cette phase de recherche due aux inexorables incertitudes liées à la nature des déchets nucléaires et au temps qu’ils mettent en jeu est, à mon avis, une clé pour comprendre l’embourbement actuel de la procédure d’autorisation du Centre industriel de stockage géologique (Cigéo).

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous pourrions, d’entrée, évacuer la question du basculement des années 2000. J’aimerais connaître les causes de cet abandon de l’exhaustivité. Quelles en ont été les conséquences ?

M. Leny Patinaux. À la fin des années 1980, des études lourdes ont été menées au niveau européen, auxquelles la France participe. Ce sont alors l’Institut pour la protection de la santé naturelle et l’Andra qui travaillent sur la manière de montrer la sûreté d’un stockage. À la fin des années 1980, un rapport annonce des outils qui permettront de montrer la sûreté d’un stockage.

La loi de 1991 institue une commission nationale d’évaluation : au cours des années 1990 et ensuite, elle pousse l’Andra à perfectionner sa compréhension des phénomènes étudiés et joue un rôle critique central. La Commission nationale d’évaluation oblige l’Andra à préciser ses recherches et ses connaissances de l’ensemble des phénomènes qui influent sur la connaissance du stockage. Dans le même temps, les outils numériques de l’Andra évoluent peu. L’Andra utilise des modèles et des outils de simulation de vie numérique qui sont assez différents. Elle dispose d’outils numériques de simulation qui permettent d’étudier la physique de tous les phénomènes : la dégradation du béton, les évolutions géologiques… Ces logiciels ne sont pas spécifiques à l’Andra, ce sont les logiciels des géologues, des géophysiciens, des géochimistes. L’Andra dispose également d’outils numériques qui lui sont spécifiques et qui permettent de calculer l’impact radiologique en surface.

Un nombre élevé de phénomènes influe sur l’évolution du stockage. Au cours des années 80 et au début des années 1990, les chercheurs ont l’espoir d’agglomérer tous les modèles spécifiques pour construire un modèle global. Il est cependant difficile de concevoir de tels outils ; aussi, à la fin des années 1990, un décalage se fait jour entre des modèles de différents types communs aux différentes communautés scientifiques et ce modèle de sûreté dans lequel les représentations de l’évolution du stockage sont très simplifiées par rapport aux représentations qui décrivent chaque phénomène spécifique et que la CNE a rendues plus complexes par ses questions. Dès lors, au début des années 2000, l’Andra anticipe 2005 et la nécessité de devoir rendre un rapport au Parlement. Des échanges entre la CNE et l’Andra, émerge alors un écart entre les deux types de modèles qui est trop important pour être convaincant. Il n’est plus possible de montrer la sûreté d’un stockage par un seul calcul de l’impact radiologique. Une dynamique parallèle et plus large que la problématique des déchets nucléaires porte sur la question de l’expertise qui change fortement entre les années 90 et 2000. Un ensemble de crises sur des questions technoscientifiques – les organismes génétiquement modifiés, le sang contaminé, l’amiante – remet en cause le savoir des experts dans l’arène publique. Il semble alors difficile d’adopter une posture arrogante au point d’affirmer que tous les calculs ont été faits et que personne ne peut douter que cela va bien se passer !

Au début des années 2000, la politique qui se met en place à l’Andra dans l’objectif du rendez-vous de 2005 est bien plus humble et modeste. On assiste à une transformation de la manière dont les experts envisagent publiquement de convaincre. On est donc passé de l’espérance d’une simulation de calcul à une approche multiple bien plus complexe, qui consiste à montrer que l’on a entrepris tout ce qu’il est possible d’entreprendre pour évaluer la sûreté du stockage.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. L’Andra a acté qu’elle ne pouvait acquérir une certitude sur la sûreté du stockage. Depuis, nous devons gérer les incertitudes. Considérez-vous que l’on puisse prendre une décision en fonction d’incertitudes aussi grandes, sachant qu’il a été décidé de ne pas étudier d’autres options ?

M. Leny Patinaux. Il faut marquer une précaution sur l’ampleur des incertitudes. Des incertitudes existent, il y en aura toujours. La nature même des déchets nucléaires et le temps mis en jeu rendent inéluctable leur existence. Un million d’années est un délai qui rend impossible la maîtrise de l’ensemble des phénomènes qui influeront sur le stockage. Pour autant, ne croyons pas davantage que tout serait incertain. Des aspects sont relativement stabilisés ; tout n’évolue pas en permanence. Bien sûr une preuve mathématique par a + b de la sûreté du stockage n’est pas possible. C’est à partir de cette idée que l’Andra abandonne ses prétentions.

Ensuite, se pose la question de la gestion des incertitudes. Reste que l’Andra est l’institution qui a la meilleure vision sur la physique des stockages. Quand on produit des connaissances, on produit aussi de nouvelles questions. Ce problème compliqué est général, il n’est en aucun cas spécifique à l’Andra. Il existe toujours des incertitudes. C’est vrai pour l’Andra pour qui elles sont fortes en raison de la temporalité qui s’attache à la gestion des déchets, mais c’est vrai également des voitures autonomes.

Ne voyez pas l’Andra comme une institution machiavélique. Certes, l’Andra a pour programme la construction d’un stockage géologique car c’est le programme de la loi et de toute l’industrie ; néanmoins, l’Andra cherche à assurer les conditions du stockage le plus sûr possible. Elle ne magouille pas, elle fait les choses du mieux qu’elle peut. Ce qui n’enlève rien à la complexité du problème.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous a-t-on laissé une totale liberté pour réaliser votre thèse et avez-vous eu un total accès aux documents ?

M. Leny Patinaux. J’ai été salarié de l’Andra entre 2012 et 2015. Je ne dispose pas d’éléments sur la période postérieure à 2015 dans la mesure où je n’ai plus eu alors accès directement à des informations sur ce qui s’y passait.

J’ai eu accès à l’ensemble des pièces que j’ai souhaité consulter, à l’exception de quelques documents de la direction générale de l’Andra. Je pense que l’on m’aurait également refusé les comptes que, du reste, je n’ai pas demandés. J’ai par ailleurs assisté à quelques réunions. On m’a laissé entrer, à l’exception d’une fois.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Avez-vous été habilité secret-défense au cours de cette période ?

M. Leny Patinaux. J’ai signé une clause de confidentialité, sans rapport avec le secret-défense. Cette clause avait trait aux publications. Il ne faut pas considérer l’Andra comme une institution machiavélique. Les chercheurs de l’Andra ont pour objectif de construire un stockage géologique afin de répondre au programme fixé par la loi et l’industrie nucléaire. L’Agence n’a rien de machiavélique, elle cherche à rendre le stockage le plus sûr possible. Elle fait les choses au mieux s’agissant d’un projet complexe.

Mme Bérangère Abba. La recherche pose, dites-vous, sans cesse de nouvelles questions. Estimez-vous que l’Andra est prompte à communiquer sur ces nouvelles questions qui sont soulevées au fil de la recherche ?

M. Leny Patinaux. Je n’en sais rien.

L’Andra échange très régulièrement avec différents chercheurs et débat en profondeur des sujets dans des groupes spécifiques. À mon avis, elle ne publie pas des communiqués de presse à chaque fois qu’elle éprouve un doute. J’ignore si elle est prompte à communiquer. Elle ne ment pas ; pour autant, elle ne fait sans doute pas de publicité.

Mme Bérangère Abba. Les sciences sociales sont votre spécialité. Quel regard portez-vous sur le débat public autour de ce projet et sur le degré d’acceptabilité des populations ?

M. Leny Patinaux. Le débat public intervient dans la transformation de l’expertise et du rapport entre innovation, science et société. Le principe des débats publics existe depuis les années 2000. Un premier est intervenu sur les déchets nucléaires en 2005, un second en 2013. Selon moi, il faut considérer les débats publics comme une nouvelle manière de gouverner. Je ne connais pas d’exemple de débat public qui aurait remis en cause un projet. Selon moi, ces débats n’ouvrent pas un espace de dialogue, en tout cas, tel n’est pas leur objectif. Il s’agit d’une manière nouvelle de communiquer et de gouverner.

Il est intéressant d’observer que l’objet du débat de 2013 ne consistait pas à se déterminer sur le stockage des déchets nucléaires, mais portait sur l’implantation de Cigéo, le lieu d’ouverture des puits d’accès, sur l’arrivée des colis par train ou par camion.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Il n’y a donc pas eu de réels débats publics sur le choix du type d’enfouissement.

M. Leny Patinaux. Dans la mesure où des débats formels se sont tenus, je ne peux pas dire qu’il n’y en a pas eu.

Du débat de 2005, il ressort que la majorité des participants préconisait plutôt l’entreposage en surface ou subsurface alors que le débat a conclu en faveur du stockage géologique. Si l’on peut admettre qu’il y a eu des échanges, que des positions se sont exprimées, ces derniers n’ont pas influé sur la décision.

Mme Émilie Cariou. Lors du débat, s’est imposée la notion de réversibilité qui ne figurait pas dans les études de Cigéo. Des diverses auditions que nous avons menées ici ou dans le cadre de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), il ressort que la réversibilité sera temporaire. Dans un temps géologique non chiffré, la roche se referme sur les colis. Certains demandent une réversibilité définitive. Est-elle envisageable ? Cela ne nécessiterait-il pas de revoir le projet ? Comment assurer une telle réversibilité sans modifier la taille des galeries ? Que pensez-vous de la notion de réversibilité totale et définitive ?

M. Leny Patinaux. Il s’agit d’un élément central du débat. Selon moi, il est utile d’envisager la réversibilité comme une question politique plutôt que technique. La réversibilité signifie que le projet n’est pas arrêté une fois pour toutes – on creuserait et on fermerait – il induit une succession d’étapes s’accompagnant de prises de décision. Sur le papier, à chaque étape, on peut revenir éventuellement à l’étape antérieure. La réversibilité autorise la transformation de la décision. Il n’existe pas une décision unique, contrairement à un mode plus technocratique de mener des projets technoscientifiques. Par exemple, en amont, il n’y a pas eu débat sur l’implantation des déchets nucléaires, une décision a été prise par le Gouvernement.

Avec la réversibilité, l’approche de la décision est assez différente. À chaque étape, on fragmente la décision et on dilue la responsabilité engagée. Dans la mesure où l’on peut revenir à l’étape antérieure, de fait, chaque décision devient moins importante qu’une décision qui serait scellée dans le marbre. La dilution des responsabilités et la fragmentation des responsabilités sont intéressantes en ce qu’elles donnent moins prise aux critiques. Face à une décision qui épuise ses effets en quinze ans jusqu’à la prochaine étape et qui peut encore être modifiée à ce terme, il devient plus difficile de faire valoir des positions critiques. Chaque décision engage moins.

Par ailleurs, gérer en fragmentant les décisions prend peu en compte les questions économiques et matérielles. L’abandon du projet de stockage aujourd’hui rendrait caducs trente ans de recherche à Bure, qui n’auraient donc servi à rien, et il est possible que les financeurs du stockage ne soient pas très satisfaits. De la même façon, si l’on décide que le stockage est réversible et que l’on peut éventuellement récupérer les déchets nucléaires, qui l’adaptera et avec quels crédits ? Les producteurs ne se soucient pas de laisser des déchets sous terre et ne se posent pas la question de savoir comment les récupérer. Mais comment procéder ? Selon moi, la réversibilité et la fragmentation des décisions permettent au projet de se poursuivre. C’est une nouvelle façon d’aborder la question pour que le projet se poursuive alors qu’il n’a pas évolué depuis les années 1970 avec l’abandon de l’immersion des déchets nucléaires. On a simplement modifié les modalités de décision de ce projet.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Un article du Monde recensant votre thèse rapporte « comment lAgence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra), faute de pouvoir démontrer de façon formelle la sûreté de cette installation pendant des centaines de milliers dannées, consacre ses efforts à convaincre les instances de contrôle du nucléaire de la faisabilité dun tel stockage. Quitte à présenter certains de ses résultats de façon orientée ou lacunaire ».

C’est toute la chaîne d’évaluation de la sûreté nucléaire en France qui est questionnée.

M. Leny Patinaux. On revient au basculement intervenu dans les années 2000 et à l’évolution dans la démonstration de la sûreté du stockage. L’Andra affirme qu’elle ne recevra pas de preuves de type mathématique a + b, la démonstration de la sûreté d’un stockage sera plus large et reposera sur différents critères.

En 2005 notamment, l’Andra a dû convaincre les parlementaires qui, en 2006, ont décidé de la stratégie de gestion des déchets nucléaires. Un enjeu de communication a toujours prévalu, mais il ne faudrait pas croire que c’est de la poudre aux yeux. Il ne convient pas de penser la question de la science et la démonstration publique de la science de manière machiavélique et séparée. L’Andra explique qu’il existe des incertitudes mais qu’elle est capable de les gérer. Elle reconnaît qu’elle n’en aura pas une maîtrise totale mais elle montre qu’elle a pris des mesures qu’elle estime suffisantes et qui démontrent la sûreté du stockage.

La question de l’évaluation est intéressante. Si nous n’avons pas de preuves de type mathématique irréfutables de la sûreté du stockage, cela signifie que la sûreté du stockage s’évalue en fonction des exigences de ses évaluateurs. Quelle finesse dans les représentations du stockage et dans la gestion des incertitudes les évaluateurs de l’Andra exigent-ils qui permettent d’évaluer la sûreté du stockage ? C’est dans ce dialogue entre l’Andra et ses évaluateurs que se définissent ce qui est sûr et ce qui ne l’est pas. C’est une autre manière de faire preuve.

La sûreté s’évalue en fonction des attentes des évaluateurs de l’Andra, et cette dernière anticipe les attentes de ses évaluateurs. Une telle dialectique n’a rien de spécifique à l’Andra ni de scandaleux. L’Andra est évaluée comme peut l’être n’importe quel industriel. À cet égard, elle cherche à savoir sur quoi elle sera évaluée, les critères de son évaluation et la manière dont elle produira un rapport qui démontre la sûreté du stockage. En d’autres termes, elle fait en sorte que ce rapport corresponde aux attentes de son évaluateur.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. N’entrons-nous pas dans un cercle vicieux ? Dès lors que les autres options, qu’elles soient bonnes ou non, n’ont pas été évaluées et que l’on fait peser sur l’Andra le poids de gérer la seule option possible qui ait été étudiée, l’Andra ne se retrouve-t-elle pas confrontée à la nécessité de prouver, malgré les incertitudes, que cette solution est performante ?

M. Leny Patinaux. Peut-être. Peu importe comment on gère les déchets nucléaires, l’essentiel, selon moi, est le temps qu’ils engagent. Le temps engagé par l’existence des déchets nucléaires pose des questions nouvelles. Miser sur une éventuelle solution miracle qui permettrait de se débarrasser de la radioactivité ne me semble pas une option très pertinente. Considérer que l’on pourrait annihiler le problème serait une fuite en avant.

L’évacuation géologique des déchets nucléaires est l’option de référence au niveau international. Ce consensus international est de principe. À l’exception des Suédois, des Finlandais et des États-Unis dont le WIPP est un cas est un peu particulier, puisqu’il s’agit d’un stockage uniquement destiné aux déchets militaires, très peu de pays ont engagé un projet de stockage géologique.

M. Hervé Saulignac. Monsieur Patinaux, vous avez indiqué, à juste titre, que plus la recherche avançait, plus elle soulevait de nouvelles questions, à l’image des poupées russes qui s’emboîtent à l’infini. Pardon d’être pragmatiques, mais nous avons besoin de réponses. Ce qui nous intéresse c’est de confronter le politique aux chercheurs afin d’être éclairés, d’être en mesure d’apporter des réponses et d’arbitrer sur un sujet grave.

Vous avez également relevé l’impossibilité d’acquérir des certitudes. En effet, le risque zéro n’existe pas, la sécurité et la sûreté absolues non plus, surtout à l’échelle géologique. N’avez-vous pas le sentiment que nous sommes confrontés à une impasse ? Selon vous, y a-t-il socialement une part de risque acceptable dans l’opinion ? Si oui, à partir de quand peut-on considérer que la part de risque est acceptable ?

M. Leny Patinaux. Je montre dans mon travail qu’il y a toujours une mise en balance entre des impératifs économiques et des impératifs de sûreté. C’est ce qui rend la question difficilement soluble et acceptable.

M. Hervé Saulignac. Affranchissons-nous de la question du coût. Y a-t-il une part de risque acceptable par l’opinion ? Car si l’opinion refuse par principe que l’on retienne une solution contenant une part de risque, nous nous heurtons à une impasse.

Vous avez déclaré que plus la recherche progressait, plus elle posait de questions et qu’en ce sens, elle produisait de l’incertitude. Quant à nous, nous lui demandons de produire quelques certitudes pour nous aider à choisir.

M. Leny Patinaux. La part de risque acceptable varie en fonction des sensibilités de chacun. Aussi me semble-t-il délicat et peu efficace pour le Parlement de définir pour l’ensemble de la communauté nationale la part de risque acceptable.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous avez mis en balance le risque et le coût des installations. Vous avez ajouté que c’était la raison pour laquelle les propositions faites n’étaient pas acceptables. Que vouliez-vous dire ?

M. Leny Patinaux. L’économie entre dans le débat. Cette mise en balance nuit à l’acceptabilité de la solution de gestion qui est proposée.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Est-ce le cas ?

M. Leny Patinaux. C’est le cas, puisque nous vivons dans un monde où l’économie joue un rôle.

M. Hervé Saulignac. L’Autorité de sécurité nucléaire (ASN) a eu le mérite et le courage de formulations claires sur le sujet puisque le président de l’ASN a déclaré que, sur le plan international, la solution retenue consisterait à s’appuyer sur les caractéristiques géologiques intrinsèques d’une portée de 100 000 ans, considérant que toute autre solution imaginable ne résistait pas à l’épreuve de ce temps long et que ce qui formait l’alpha et l’oméga de la réflexion était la référence au temps. Ce qu’il nous dit comporte une part de risque, mais au moins avance-t-il une proposition. Il nous dit que cette solution comporte, certes, une part de risque, mais qu’elle est acceptable. Qu’en pensez-vous et que dites-vous à ceux qui, à l’inverse, considèrent que l’enfouissement est la pire des solutions ? À cet égard, la palette des nuances est infinie : certains considèrent que c’est la moins mauvaise des solutions, d’autres affirment que c’est la pire, d’autres encore disent qu’elle n’est pas adaptée mais qu’elle est inéluctable. Que répondez-vous à ceux qui veulent stocker les déchets « à portée de main » sur la base d’une solution réversible ? Une lecture en creux nous fait comprendre qu’il faut laisser à nos enfants et petits-enfants le soin de trouver la solution.

M. Leny Patinaux. Les géologues sont à peu près les seules personnes qui ne soient pas embarrassées par des questions qui se posent à l’horizon de centaines de milliers d’années, voire des millions d’années. Ce sont des temps qui font peur à presque tout le monde, mais pas aux géologues qui sont habitués à manipuler cette échelle de temps. La question du stockage n’est pas réductible à une question de géologie. Insérer des déchets nucléaires dans le sous-sol perturbe la roche, des phénomènes s’opèrent, les aciers et le béton se dégradent, l’eau se déplace. Aujourd’hui, l’Andra considère que la question du stockage géologique ne se limite pas à une question de géologie.

La géologie est-elle la seule solution pour gérer les déchets nucléaires ? Je renvoie à ce que je disais précédemment sur les projets suédois et finlandais qui ont pour objectif des stockages géologiques où la géologie ne joue aucun rôle de sûreté. Dans leurs projets, les colis assurent la fonction de sûreté.

Il s’agit de projets qui portent le même nom alors qu’ils se ressemblent assez peu. Sur quoi repose la sûreté du stockage ? La réponse à cette question influe particulièrement sur la manière de cadrer le débat. La Suède et la Finlande ont décidé d’enfouir les déchets nucléaires, non pour des questions de sûreté mais pour que personne ne soit en contact avec ces déchets ou ne les récupère en étant animé de mauvaises intentions. Ce sont plutôt les populations qui vivront dans le futur qui posent problème aux ingénieurs suédois et finlandais. La question de la mémoire occupe une place plus large dans le débat. Contrairement à la Suède et à la Finlande qui craignent que des personnes viennent creuser là où les déchets sont stockés ou tombent accidentellement dessus, le débat en France s’est très peu porté sur cette question de la mémoire car la problématique ne se pose pas en ces termes. En France, la roche est un facteur de sûreté.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. En Suède et en Finlande, la roche a un rôle de sécurité et non de sûreté.

Mme Bérangère Abba. Selon vous, les coûts ne devraient pas être mis en balance avec la notion de risque, en tout cas d’incertitude. Comment pensez-vous que nous devrions réévaluer cette situation, notamment dans le débat public ?

M. Leny Patinaux. Je n’en sais rien.

M. Jean-Marc Zulesi. Au quatrième chapitre de votre thèse, vous évoquez les outils d’analyse de la sûreté. Pensez-vous qu’ils soient suffisamment pertinents ? Les différents degrés de simulation sont-ils à l’image de la réalité ?

M. Leny Patinaux. Il ne faut pas se méprendre sur le travail que j’ai réalisé. Mon rôle ne consistait pas à me substituer à l’ASN ou à l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), autrement dit à évaluer le travail de l’Andra, mais à comprendre ce qui avait été fait et la façon dont l’Andra résolvait le problème compliqué qui lui était confié.

Sur les outils de sûreté, des discussions ont lieu sur le plan international entre les différentes agences. À l’Agence pour l’énergie nucléaire (AEN) de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), des groupes de travail et des débats sont régulièrement organisées sur ce thème.

Il me semble que l’Andra est à la hauteur de ce qui se fait partout ailleurs. En tout cas, il n’y a pas de scandale. D’après ce que j’ai étudié des débats des années 2000 et surtout des années 1990, l’Andra participait au débat international sur ces questions. Les méthodes qu’elle déployait étaient d’ailleurs considérées comme les meilleures.

M. le président Paul Christophe. Je reviens au chapitre 7 « Ne pas trop se faire peur ». Vous précisez : « Sélectionner des hypothèses pour les calculs dimpact et anticiper leurs conséquences. » Doit-on conclure de cette introduction que l’on a volontairement sélectionné un certain nombre de scénarios et que l’on en a occulté d’autres ?

M. Leny Patinaux. Établir des scénarios est une pratique courante du travail des ingénieurs. Tout le monde dresse des scénarios sur tout. C’est une méthode habituelle d’analyse de risques. L’Andra établit un scénario d’évolution normale du stockage en fonction de ses connaissances. Elle étudie par ailleurs des scénarios d’accidents. Les situations accidentelles font appel aux références internationales, mais aussi à une forme de brainstorming entre différents ingénieurs. Tout est possible, on pourrait envisager la pire des catastrophes, une chute de météorites, un réchauffement climatique extrême et un attentat terroriste simultanés. Évidemment, la situation serait pour le moins problématique ! Imaginer des scénarios d’accident suppose de choisir entre ce qui est plausible, probable, intéressant, et des hypothèses farfelues. Il arrive un moment où les chercheurs de l’Andra considèrent qu’il ne sert à rien d’étudier des scénarios mettant en jeu de multiples accidents simultanés qui engendreraient obligatoirement un impact. D’où l’intitulé du chapitre « Ne pas trop se faire peur ». Parmi les choix d’évolutions possibles, sont retenues les options accidentelles suffisamment probables et nécessitant d’être étudiées.

M. le président Paul Christophe. Cela touche à des questions de sûreté, mais nous sommes également intéressés par la notion de sécurité. L’attentat et l’intrusion sur le site figurent-ils parmi les scénarios étudiés ?

M. Leny Patinaux. Le risque d’intrusion, c’est certain. Quant aux attentats, dont la question se posait moins dans les années 2000, sans doute. Si on se place dans une hypothèse de fermeture du stockage, il est peu probable qu’un attentat en surface ait un effet important à 500 mètres sous terre. Bien sûr, on peut envisager un groupe terroriste suffisamment équipé et motivé pour aller chercher des déchets nucléaires enfouis à 500 mètres. Sans doute l’Andra a-t-elle réfléchi à un tel scénario, mais il présente un caractère improbable.

Mme Émilie Cariou. D’après vos propos, la réversibilité a un peu détendu le débat en diluant la responsabilité des différents acteurs à chacune des décisions prises – en ce moment même, par exemple. Peut-on dire que cela dilue la responsabilité entre les générations ? Dans 150 ans, quand le site sera définitivement refermé, il reviendra à d’autres de prendre la responsabilité de rendre irréversibles les choix qui auront été retenus.

M. Leny Patinaux. La réversibilité dilue les responsabilités et engage le projet. Le projet peut être considéré aujourd’hui comme réversible. Toutefois, lorsque les déchets seront enfouis, peut-être le principe de réversibilité sera-t-il levé tant il est vrai que la décision repose sur un engagement moral. Rien n’assure que la réversibilité sera maintenue au siècle prochain. Les institutions, l’économie évolueront, les décideurs changeront. Aujourd’hui, passer par la notion de réversibilité est une nouvelle manière de gérer, de détendre le débat comme vous l’avez indiqué et de donner une moindre prise aux opposants. Cela permet d’avancer.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous avez distingué entre la réversibilité technique et la réversibilité politique. Pour finir, n’est-ce pas un terme derrière lequel chacun met ce qu’il veut et qui est compris différemment, créant un flou dans le débat public ?

M. Leny Patinaux. Tout le monde « met-il ce qu’il veut » ? Oui et non. L’Andra a défini le concept dans ses publications et dans un rapport. Elle opère une distinction entre les mesures techniques et technologiques qu’elle met en œuvre pour permettre la réversibilité et la réversibilité politique des décisions. Lorsque l’on évoque le sujet, une ambiguïté demeure. En tout cas, la notion est claire pour l’Andra qui l’a définie dans un rapport.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. La réversibilité porte sur une durée de cent ans. À ceux d’entre nous qui se sont rendus sur le site du laboratoire, le directeur de l’Andra a expliqué que les premiers déchets radioactifs arriveraient en 2030 et que si cela s’avérait nécessaire, il faudrait autant de temps pour les enlever que pour les enfouir, soit 70 ans. Nous avons compris le sous-entendu : on ne les sortira pas.

Nous avons compris que la notion de réversibilité est à l’œuvre tant que les déchets ne sont pas stockés. Dès lors qu’ils le seront, le système n’est pas pensé pour qu’ils soient ressortis.

M. Leny Patinaux. Le stockage est prévu pour être fermé. Je rappelle que mes travaux s’arrêtent à l’année 2013 ; sans doute, la réflexion a-t-elle évolué depuis. À l’époque, il était prévu une exploitation du stockage sur une période de cent ans avec un creusement progressif des galeries, leur remplissage, ensuite leur fermeture. Au fur et à mesure, on comble les galeries et le puits d’accès des installations souterraines. Le stockage est de plus en plus fermé et de moins en moins réversible. Bien sûr, au fur et à mesure que le stockage est fermé, il devient de moins en moins probable que les colis soient ressortis.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. La réversibilité pendant 100 ans est donc une vue de l’esprit.

M. Leny Patinaux. De fait, quelles garanties avez-vous que, dans 100 ans, la situation sera celle que l’on aura prévue aujourd’hui ? Y aura-t-il même encore un parlement ?

Mme Bérangère Abba. Au regard des années de travail que vous avez effectuées estimez-vous que la démocratie s’exprime réellement sur ces questions ? En tant que citoyen, accorderiez-vous crédit à ce projet ou attendez-vous que l’on explore d’autres options ?

M. Leny Patinaux. Tout dépend ce que l’on entend par démocratie. Le parlement a été consulté, on ne peut le nier. Si on se limite à cette définition, on peut dire que la démocratie s’exprime.

Nous avons évoqué l’organisation de débats publics. Selon moi, ils n’ont pas servi à grand-chose parce qu’ils n’étaient pas conçus pour servir à grand-chose.

Il ne faut pas croire que l’Andra est machiavélique. Elle fait en sorte qu’il n’y ait pas de problèmes. Bien sûr, il y a mise en balance de la sûreté et de l’économie. Souvenez-vous des débats début 2010. EDF et le CEA ont proposé un contre-projet à hauteur de 18 milliards d’euros au projet de l’Andra estimé à 35 milliards d’euros. Ségolène Royal a tranché à hauteur de 23 milliards. Que signifient 23 milliards d’euros pour un chantier d’une telle ampleur ? Des considérations économiques ont été prises en compte parce que les financeurs ont voix au chapitre ; ce projet de 23 milliards d’euros est un autre projet que celui à 35 milliards d’euros.

M. le président Paul Christophe. Monsieur Patinaux, je vous remercie des éléments de précision que vous nous avez apportés.

Je vous souhaite un bon retour.


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31.   Audition de MM. Bernard Laponche et Jean-Claude Zerbib, consultants membres de l’association Global Chance (31 mai 2018)

M. Hervé Saulignac, président. Nous accueillons cet après-midi M. Bernard Laponche et M. Jean-Claude Zerbib. Ils représentent Global Chance, association créée en 1992 et qui rassemble une quarantaine de chercheurs, universitaires, ingénieurs et experts français. Se fondant sur le constat du changement climatique, de l’appauvrissement de la biodiversité, de la dégradation des sols, de la pollution des océans, de la raréfaction des ressources en eau, du risque de prolifération nucléaire et de l’accumulation de déchets radioactifs à très longue durée, Global Chance met les compétences scientifiques de ses membres au service d’une expertise multiple et contradictoire, très souvent mise en débat sur la place publique.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. C’est, Messieurs, ce que je vous invite à faire avant de vous donner la parole.

(MM. Bernard Laponche et Jean-Claude Zerbib prêtent successivement serment).

M. Bernard Laponche, consultant, membre de lassociation Global Chance. Je vous remercie de nous recevoir. Je traiterai de la sûreté. Je vous ai transmis plusieurs notes, dont l’une porte sur la définition de la sûreté et de la sécurité ; ce n’est pas le sujet de fond mais peut-être y reviendra-t-on en parlant des réformes de gouvernance possibles et du rôle de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN).

Au regard de ce qu’avancent souvent les entreprises du nucléaire, j’insisterai sur l’état assez inquiétant de la sûreté des 58 réacteurs nucléaires en fonctionnement. J’ai pris pour exemple un sujet souvent mentionné par M. Pierre-Franck Chevet, président de l’ASN, celui des anomalies génériques. Il s’agit des défaillances éventuelles de certains appareils ou équipements que l’on retrouve sur plusieurs réacteurs ; comme ils sont tous du même modèle, l’anomalie que l’on découvre intéresse très souvent l’ensemble du parc.

J’ai voulu savoir combien d’anomalies génériques avaient été détectées entre novembre 2015 et mars 2018. Je me suis pour cela livré à une étude systématique, car si les anomalies génériques sont signalées par l’ASN, je n’en ai trouvé nulle part l’examen complet. La note que je vous ai adressée est assez inquiétante : on s’aperçoit que, pendant ces quelque deux années et demie, une dizaine de problèmes identiques étaient présents sur un grand nombre de réacteurs ; j’en ai dressé la liste dans ma note. Cela signifie que des équipements ne sont pas conformes et que si jamais l’un d’entre eux flanchait, cela pourrait entraîner des accidents plus ou moins graves. La gravité de chaque anomalie est notée zéro, 1 ou 2 selon l’échelle internationale de classement des événements nucléaires, dite échelle INES. Une anomalie générique classée de niveau 2 signifie que si l’équipement concerné est défaillant – si, par exemple, il n’y a plus l’accès à la source froide – on risque un accident grave ou majeur. Cette notation traduit donc un niveau de risque très élevé.

Incidemment, une note INES 2 signale quelque chose de potentiellement grave, mais l’échelle INES ne permet pas de mesurer la gravité de l’accident potentiel : elle ne mesure que la radioactivité qui a pu être absorbée par un travailleur ou par une population. Il y a probablement là quelque chose à revoir.

J’observe d’autre part que chaque anomalie est signalée une seule fois, quel que soit le nombre de réacteurs touchés. Par exemple, dans son rapport pour 2017, l’ASN fait état de 969 incidents dont dix anomalies génériques ; c’est l’anomalie générique qui compte, pas le nombre de réacteurs touchés, ce que je trouve anormal. Aussi ai-je recensé les réacteurs touchés par ces dix anomalies génériques. Ce faisant, j’ai découvert d’une part qu’aucun des 58 réacteurs n’a été exempt d’anomalie générique, d’autre part que si l’on considère le couple réacteur-anomalie – ce que j’appelle une situation on trouve 214 situations dans lesquelles tous les réacteurs sont touchés. Le réacteur n° 2 de la centrale de Belleville présente ainsi sept anomalies génériques, un record assez considérable ; cinq réacteurs en présentent six et aucun réacteur zéro ou une seule. Celles des 214 situations qui sont liées aux anomalies de teneur en graphite des générateurs de vapeur n’ont pas de notation INES.

Sont recensées 10 situations INES zéro et 127 situations INES 1, ainsi que 48 situations INES 2, présentes dans 37 réacteurs nucléaires de 17 centrales. Ce sont des situations potentiellement graves, puisque si la pièce est défaillante, il se produit un accident grave ou majeur, comme le signale expressément l’ANS pour chaque signalement. Cette situation est assez peu connue, puisque, comme je vous l’ai dit, chaque anomalie générique n’est comptée qu’une fois. Or, le fait que 37 réacteurs présentent des anomalies de niveau 2 est d’autant plus inquiétant que certaines ont trait à des équipements ou à des appareils qui sont en exclusion de rupture, une notion tout à fait étonnante dans la sûreté nucléaire. L’exclusion de rupture attribuée à un équipement – la cuve, le générateur de vapeur, le circuit primaire ou le circuit secondaire – signifie que la probabilité de rupture de ces pièces est si faible que la rupture est réputée impossible. C’est unique dans la science de l’ingénieur.

Si EDF obtient une exclusion de rupture sur l’une de ces pièces – par exemple le circuit secondaire qui pose actuellement problème sur l’EPR – elle devra en contrepartie respecter des exigences plus fortes en matière de conception, de construction et de suivi.

Cette singularité a aussi pour conséquence que, si votre commission d’enquête demande à l’exploitant ou aux organismes de sûreté ce qu’il adviendrait en cas de rupture des générateurs de vapeur qui posent des problèmes ou si le couvercle de cuve défaillant de l’EPR se rompait, on lui dira que l’on ne peut répondre car il y a exclusion de rupture. Avec l’exclusion de rupture, on applique à la sûreté, c’est-à-dire au domaine civil, la même réponse que l’on fait pour le domaine militaire, dans lequel on vous dit que l’on ne peut vous répondre en raison du secret défense.

C’est tout à fait particulier et il est assez inadmissible de pouvoir considérer qu’il existe des situations que, par définition, on ne peut pas même envisager. Aurait-on constaté qu’il n’y a jamais de problèmes sur les appareils qui sont en exclusion de rupture que l’on pourrait se dire : « Bon, c’est comme ça »… Seulement, on s’aperçoit que des générateurs de vapeur et des couvercles de cuve sont défaillants alors qu’ils sont dits en exclusion de rupture. Une réflexion s’impose sur le fond : admet-on le principe de l’exclusion de rupture ? Et même si on l’admet, je pense qu’exploitants et organismes de sûreté doivent vous répondre si vous les interrogez sur les conséquences de la défaillance grave d’un des équipements considérés.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous êtes en train de nous dire que la défaillance de la cuve de l’EPR, par exemple, étant réputée inenvisageable, n’est pas envisagée, si bien qu’aucune procédure n’est prévue au cas où elle se produirait néanmoins ?

M. Bernard Laponche. La réponse à la question : « Que se passe-t-il si un accident se produit  ? » sera : « Cet accident nest pas possible ». Je me rappelle qu’un jour, le directeur d’une centrale a dit : « Un accident impossible vient de se produire. » Cette phrase extraordinaire correspond au raisonnement qui a mené à l’exclusion de rupture. L’accident ne pouvant pas se produire, il n’y a pas de calcul établissant ce qui se passe s’il se produit.

M. Hervé Saulignac, président. Sur quel critère se fait le classement d’un équipement ou d’une pièce en exclusion de rupture, et qui accorde ce classement ?

M. Bernard Laponche. La demande est faite par EDF ou par Areva ; l’IRSN tranche et, dans certains cas, refuse. L’exclusion de rupture a ceci d’intéressant pour l’exploitant qu’elle lui évite de montrer ce qui se passe si l’accident se produit – puisque l’accident ne peut pas se produire ! En contrepartie de l’accord donné, l’ASN soumet la fabrication de l’équipement à des règles plus strictes que la règle normale. Cela s’applique actuellement aux soudures du circuit secondaire de l’EPR ; si vous posez des questions à leur sujet, on vous répondra qu’elles sont en exclusion de rupture parce que leur défaillance ne se peut pas. Manque de chance : 150 soudures doivent être examinées, et l’IRSN, dans une déclaration récente, indique que d’autres doivent l’être en d’autres points du circuit.

On pourrait édicter une règle selon laquelle, si l’exclusion de rupture est accordée, ce qui est à l’avantage de l’exploitant – sinon il ne la demanderait pas –, l’exigence doit être totale, et que si elle n’est pas respectée, la mise en service est refusée sans discussion.

L’ennui, c’est que, pour l’EPR en particulier, la pression économique et industrielle est telle qu’on accepte d’entrer dans une sorte de négociation. C’est ce qui s’est produit pour le couvercle de l’EPR : alors que l’équipement ne respecte ni l’exigence normale ni l’exigence supérieure liée à l’exclusion de rupture, finalement, ça passe. On entre donc dans un domaine gris de la réglementation, où l’on essayera de démontrer que cela passe néanmoins ; c’est ce qui a été accepté aussi pour les générateurs de vapeur. La preuve que cela pose problème est que l’ASN a demandé, pour les générateurs de vapeur existants dont elle autorise le fonctionnement, des mesures compensatoires destinées en particulier à éviter des chocs thermiques : la baisse de température doit être plus lente que prévu normalement lorsqu’un réacteur s’arrête, et remonter plus doucement lorsqu’on relance la réaction en chaîne. C’est la preuve qu’il y a un problème – alors que ces équipements sont en exclusion de rupture !

Fondamentalement, je ne comprends pas pourquoi cette notion a été acceptée. Considérer que la probabilité de rupture de la cuve est très faible, c’est une chose ; c’en est une autre d’étendre l’exclusion de rupture au générateur de vapeur, au circuit primaire, au circuit secondaire… Je crois que le pont du réacteur n° 2 de la centrale de Palluel était en exclusion de rupture, et il a rompu ; un « accident impossible » s’est donc produit… Il y a là une faiblesse dans la sûreté, une zone floue qui ne devrait pas exister. Si on accepte le principe de l’exclusion de rupture, il faut que, si la règle n’est pas respectée, l’exploitation soit automatiquement arrêtée. D’autre part, il n’est pas normal que si, comme je l’ai fait, un citoyen ou votre commission d’enquête demandant ce qui se passe si le fond du générateur de vapeur se brise, s’entende dire que l’on ne peut pas répondre parce que l’équipement est en exclusion de rupture.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous seriez donc plutôt favorable à ce que l’on supprime le principe de l’exclusion de rupture.

M. Bernard Laponche. Oui, car il paraît tout à fait étonnant. Je n’ai pris conscience qu’assez récemment de l’application de cette notion extraordinaire, parce que cela n’est pas mis sur la table. J’en ai eu connaissance justement quand, ayant demandé ce qu’il adviendrait en cas de rupture du générateur, on m’a répondu que le calcul n’avait pas été fait en raison de l’exclusion de rupture. Je ne sais ce que l’on vous a dit au sujet des piscines de refroidissement des réacteurs ; comme il y a là un problème de sécurité, je suppose que l’on vous a opposé le secret défense. Or, il se trouve que le dénoyage d’une piscine est possible indépendamment d’une agression extérieure.

M. Jean-Claude Zerbib, consultant, membre de lassociation Global Chance. Ces piscines n’ont pas de vidange par le bas ; quand on veut les vider, on aspire l’eau. Or, on s’est rendu compte que, génériquement, l’eau de toutes les piscines des réacteurs pouvait être siphonnée en quelques heures.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. A-t-on remédié à cela ?

M. Jean-Claude Zerbib. Normalement, oui ; cela a été découvert il y a plusieurs mois.

M. Bernard Laponche. Les anomalies génériques signalées sont de différentes sortes. Certaines sont des anomalies génériques de conception, ce qui est très grave parce que cela signifie que quelque chose ne fonctionne pas correctement depuis le début. Il y a aussi des anomalies génériques de construction – le générateur de vapeur a été mal construit par Creusot Loire ou Creusot Forge. Il y a encore des anomalies génériques de vieillissement, des tuyaux rouillés par exemple, ce qui veut dire que depuis un certain temps la pièce pouvait rompre. Quand on s’en aperçoit, on répare, mais il n’en reste pas moins que l’on a vécu des années avec cette anomalie, et que si l’on ne répare pas immédiatement, faute d’argent ou de temps, cela durera encore quelques mois ou quelques années.

Si vous demandez ce qu’il adviendrait si la piscine d’un réacteur se vidait, on vous dira, du point de vue de la sécurité, qu’il est évident que ce serait le fait d’une agression extérieure, et que l’on ne peut donc vous répondre. Mais puisque le dénoyage est possible, ou a été possible, sans agression extérieure, vous pouvez demander ce qui se passerait en ce cas. Je ne sais si l’on vous répondra alors « nous allons faire le calcul », ou si l’on vous donnera pour toute réponse qu’il y avait exclusion de rupture – ce que je jugerais anormal.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Dans combien de cas une anomalie générique a-t-elle été constatée sur une pièce en exclusion de rupture ?

M. Bernard Laponche. J’ai répertorié 48 citations de niveau 2, s’appliquant à 37 réacteurs, ce qui signifie que certains de ces 37 réacteurs sont touchés par plusieurs anomalies génériques. Beaucoup concernent des équipements en exclusion de rupture ; j’en vérifierai le nombre.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Pour résumer vos propos, quand il existe une anomalie classée INES 2 sur un équipement en exclusion de rupture, l’ASN devrait ordonner l’arrêt de l’exploitation. Si, donc, 20 réacteurs sont dans cette situation, ils devraient normalement être arrêtés – mais nous devons produire de l’électricité.

M. Bernard Laponche. Indépendamment de la production d’électricité, M. Pierre-Franck Chevet a très souvent parlé des anomalies génériques. Trente-sept réacteurs ont montré une anomalie générique de niveau 2, mais certaines ont peut-être été réparées ; je n’ai pas les moyens de le vérifier mais vous pouvez demander quel est l’état des lieux. Supposons que 25 réacteurs présentent toujours une anomalie générique de niveau 2 ; je considère que si la pièce ou le tuyau rouillé casse, l’ASN devrait dire : « Vous arrêtez le réacteur et vous réparez ». Peut-être ne met-on pas les 25 réacteurs à l’arrêt en même temps : on en arrête cinq et l’on donne trois mois pour réparer ce qui doit l’être, puis cinq autres pour trois mois, puis cinq autres pour trois mois encore, et en quelque temps, on a tout réparé. L’ASN l’a fait pour le Tricastin, imposant son arrêt et la réparation de la jetée avant le redémarrage ; ce jugement doit être appliqué de façon plus large que pour le seul cas du Tricastin, parce que le nombre d’anomalies génériques est considérable.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Pourquoi l’ASN ne le fait-elle pas ?

M. Bernard Laponche. Elle le fait : sur chaque fiche figure un jugement de l’ASN. L’Autorité commence par dire : « C’est une anomalie INES 2 ». Ensuite, elle exige ou non la réparation, laquelle prend un certain temps. L’Autorité peut donner un délai de trois mois qui, en général, n’est pas respecté et devient un délai de six mois. Mais il y a eu des cas, à La Hague en particulier, où les exigences de l’ASN relatives à des bouts de plutonium n’ont jamais été respectées.

M. Jean-Claude Zerbib. Je parlerai de la gestion des déchets radioactifs, qui a toujours été considérée dans le domaine nucléaire comme une question triviale et donc comme le parent pauvre du cycle nucléaire, depuis la mine jusqu’au retraitement du combustible. On s’occupait d’entreposer les déchets afin de réduire les risques pour les personnes qui travaillent alentour, et donc pour empêcher les nuisances immédiates, mais personne ne se préoccupait de savoir comment récupérer ces déchets une fois stockés là où ils étaient, comment les caractériser et encore moins comme les conditionner en conditionnement ultime. De nombreux déchets sont donc restés des années en l’état – dans deux cas au moins, pendant des décennies – ce qui a permis de ne découvrir que très tard la complexité et la quasi impossibilité de s’en débarrasser.

Prenons le cas des boues de la station de traitement des effluents de La Hague, dite station n° 2, la première étant à Marcoule. À chaque fois que l’on a des effluents radioactifs, La Hague peut faire des rejets en mer synchrones avec les marées. Mais pour en rejeter le moins possible, on fait des traitements chimiques par lequel on parvient à extraire à peu près 95 % de la charge de ces effluents. Cinq pour cent sont donc rejetés en mer, et ce qui a co-précipité forme des boues que l’on a jusqu’à présent entreposées dans des silos. On a ainsi rempli 9 300 mètres cubes, soit 3 300 tonnes de boues qui sont tout sauf banales. On y trouve 97 kilos de plutonium, 37 kilos de neptunium – un émetteur alpha qui a une demi-vie de 2,1 millions d’années – et d’autres produits tels que l’américium ou le curium : tout ce que l’on trouve dans les combustibles irradiés s’y trouve en cocktail réduit. Á cela s’ajoutent tous les produits chimiques qui ont été utilisés pour faire la co-précipitation, et il y en a aussi un bouquet parce que les techniques ont changé au fil des ans. Tous ces produits ont sédimenté et ont été mal caractérisés et l’on essaye aujourd’hui d’en faire quelque chose.

L’IRSN a, le premier, souligné ce problème en 2009, étudiant ce que l’on pouvait faire de ces boues. Il a été décidé de les récupérer, de les assécher, d’en faire des petits cylindres et de les placer dans les conteneurs standard de déchets pour les conditionner comme on conditionne les déchets vitrifiés et les déchets compactés. Mais il y a un ennui : on ne peut les assécher totalement car il y a beaucoup de rayonnements alpha qui cassent les molécules d’eau et libèrent de l’hydrogène – et l’hydrogène, mélangé à l’air à 4 %, explose ou brûle spontanément. Aussi, pour l’instant, il n’y a pas d’accord sur la technique. On va les conditionner quand même, de manière provisoire, mais je ne sais pas comment ils vont s’en sortir, parce que ces déchets relèvent d’un stockage géologique. L’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) applique un arrêté selon lequel tout déchet dont l’activité est comprise entre 1 million et 1 milliard de becquerels par gramme doit faire l’objet d’un stockage géologique. En l’espèce, on est autour de 30 millions de becquerels par gramme ; il faudra donc stocker ces déchets en couches géologiques mais on ne va pas le faire pour l’instant. Certains des produits chimiques présents sont très agressifs, et il y a aussi du tributylphosphate (TBP), l’agent chélateur qui a permis d’extraire le plutonium. Mais comme il en est parti dans les effluents, il y en a dans les boues, et si on stocke tout cela en couche géologique profonde et que de l’eau arrive, le TBP risque de mobiliser à nouveau le plutonium et d’en faciliter la diffusion. Pour ces raisons, il est vraisemblable que l’on n’acceptera pas ce mode de stockage. C’est l’exemple de la complexité d’un déchet que l’on n’a pas voulu étudier et que l’on a sur les bras sans savoir comment régler la question.

Le deuxième problème est celui du silo situé au nord-ouest du site de La Hague. On y mettait des déchets technologiques résultant du retraitement des combustibles graphite-gaz. On coupait les deux extrémités d’une sorte de cylindre pour que l’acide nitrique attaque le combustible, et l’on jetait à la fois ces embouts métalliques et la chemise de graphite dans ce qui était un stockage à sec. Un jour, le feu pris dans ce graphite. Il est très difficile que le graphite prenne feu, mais quand il a pris, il est très difficile de l’éteindre. La seule solution possible a été de noyer la fosse avec 1 400 mètres cubes d’eau et, depuis le 6 janvier 1981, il y a toujours cette piscine dans un stockage à sec.

En 2005, l’ASN a demandé la reprise de ces déchets ; sa demande est restée sans réponse. En 2010, l’Autorité a fait un calendrier précisant les étapes exigées et leur calendrier ; constatant en avril 2013 qu’il ne s’était toujours rien passé, elle a mis Areva en demeure de mettre au moins en place les moyens de surveiller l’étanchéité de cette fosse qui n’avait pas été prévue pour un stockage humide, car elle contient du strontium 90, lequel file très vite dans la terre. L’ASN veut au moins savoir si de l’eau sort sous cette fosse ; sa demande est restée sans effet : le rapport 2017 de l’Autorité indique qu’une inspection menée en juin 2016 a montré que tout était resté en l’état. Je crois savoir que l’on a commencé à construire une cellule de reprise, mais, pendant 37 ans, sept directeurs du site successifs se sont passé cette patate chaude et elle est toujours là.

Voilà pour ces deux situations, mais il est bien d’autres cas où l’on a des déchets, que l’on met dans un coin, couvre d’eau, de béton ou de je sais quoi d’autre pour que les personnels qui travaillent sur le site ne soient pas irradiés, et que l’on oublie.

Un mot aussi sur les piscines d’entreposage de La Hague. Plus de 9 700 tonnes de combustible irradié y ont été stockées depuis sept ou huit ans. Si l’on prend pour unité de compte le cœur d’un réacteur en calculant un cœur hypothétique pondéré de 34 900 mégawatts, on obtient un tonnage. On se rend alors compte qu’il y a l’équivalent de 117 cœurs dans ces quatre piscines, soit 1,06 fois la valeur des cœurs qui sont dans les 58 réacteurs des 19 centrales nucléaires d’EDF – à la fois le cœur en place et ceux qui ont été déchargés dans les piscines –, de surcroît dans un tout petit espace comparé à celui qu’occupent les 19 centrales réparties dans la France entière.

Même si on le demandait, on ne pourrait bunkeriser ces piscines parce qu’il n’est plus possible de couler du béton au-dessus de quatre piscines contenant 9 700 tonnes de combustible irradié. Quand ces piscines ont été conçues, dans les années 1980, bien avant, donc, les attentats du 11 septembre 2001, on n’a pas posé aux ingénieurs concepteurs le problème du risque de malveillance grave. Si on le leur avait signalé, ils auraient trouvé une solution. Ils en ont trouvé une pour contrer le risque que poserait un séisme : en un tel cas, il faut éviter que des déchets de structures tombent dans la piscine, endommageant la piscine elle-même ou le combustible ; ils ont donc imaginé une structure métallique recouverte de tôles qui, si elles tombent, ne feront pas de gros dégâts. On ne peut pas leur jeter la pierre, si j’ose dire, si le problème d’un acte de malveillance commis par lancer de roquette ou de bombe ne leur a pas été posé.

Je vous parlerai enfin du plutonium. Entre 2008 et 2011, il y avait en moyenne 37,2 tonnes de plutonium « sur l’étagère », stocké sous forme de dioxyde de plutonium dans un système bunkerisé. La consigne était jusqu’à présent de limiter la production de plutonium strictement au besoin, qui est de faire du combustible MOX ; mais depuis 2011, la production de plutonium a augmenté de 19 %. J’ignore pourquoi – peut-être est-ce la nouvelle méthode pour dégager les piscines d’EDF ou celle de La Hague – mais cela pose un problème. Dans les bilans relatifs à La Hague, vous aurez beaucoup de mal à trouver les données relatives au plutonium. J’ai tenté de les rassembler dans le document que j’ai rédigé à votre intention. Vous y lirez qu’il y a notamment des combustibles MOX « rebutés ». Tout crayon de combustible fabriqué par l’usine Melox qui ne répond pas aux normes de qualité n’est pas accepté ; en ce cas, on réunit deux de ces pastilles d’oxyde mixte plutonium-uranium dans un tube, et de ces tubes on fait un « assemblage rebuté ». Ces assemblages représentent aujourd’hui quelque 270 tonnes, toutes immergées dans la première piscine de La Hague.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Autrement dit, le plutonium part de La Hague vers Marcoule pour fabriquer du MOX puis revient à La Hague.

M. Jean-Claude Zerbib. Les crayons rebutés sont regroupés et repartent en effet à La Hague parce qu’ils sont chauds. Un fer à repasser développe un kilowattheure ; un seul assemblage moyen de crayons rebutés développe 463 kilowattheures – et l’on en est à plus de 270 tonnes. La chaleur dégagée est donc intense et, l’usine Melox n’étant pas équipée pour gérer ces déchets rebutés, les renvoie à La Hague où ils sont entreposés dans la première piscine. Ces combustibles neufs sont les plus dangereux du point de vue du risque de criticité parce qu’ils ont la teneur en plutonium la plus élevée.

Tout cela me conduit à vous dire que, même si cela disparaît parfois des évaluations, il y a plus de 50 tonnes de plutonium à La Hague. Si, demain, les réacteurs que l’on a prévus pour brûler le plutonium ne sont pas au rendez-vous, que fera-t-on de ce matériau ? Il n’y a pas de plan B pour le plutonium si, dans vingt ou trente ans, on n’a pas une solution à ce sujet.

On pense qu’en fabriquant du MOX, on brûle du plutonium. C’est exact, mais on en brûle à peu près 23 %, ce qui n’est pas énorme. Et non seulement n’est-il pas entièrement brûlé mais, en raison de la fabrication massive de plutonium 241 au cours de cette opération, il y a 27 % d’activité radioactive de plus dans le combustible usé qu’il n’y en a dans le combustible neuf. Loin d’avoir diminué, l’activité en plutonium a augmenté.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Votre expertise est telle qu’elle invite les questions. Nous nous interrogeons sur la sûreté globale de nos installations et vous nous avez parlé à ce sujet des anomalies génériques et de la gestion des déchets. Se pose aussi la question de la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) à venir. On nous dit que l’énergie nucléaire peut être une source d’appoint aux énergies renouvelables, qui sont intermittentes et l’on nous a répété, lorsque nous sommes allés visiter le site de Gravelines, que, lors des creux de production d’énergie éolienne ou solaire, les centrales nucléaires peuvent prendre le relais en remontant la production. Ce seront des épisodes réguliers, puisque la production d’énergies renouvelables fluctue en permanence. Ces baisses et ces reprises répétées de production d’énergie nucléaire ont-elles été envisagées du point de vue de la sûreté des réacteurs, alors qu’il faut normalement un certain temps pour faire remonter la production ou la diminuer ?

M. Bernard Laponche. C’est très curieux en effet car, jusqu’à présent, il était notoire que la flexibilité était très mauvaise pour les réacteurs nucléaires. Il y a des risques de choc thermique en cas de changements de température assez brusques, comme il s’en produira s’il faut s’adapter à la variabilité des énergies renouvelables. Le risque est particulièrement élevé si les réacteurs concernés sont ceux pour lesquels ont été exigées des mesures compensatoires. Par exemple, il faut prendre garde, quand les générateurs de vapeur sont défaillants, de monter et de descendre doucement en puissance. La production d’énergie nucléaire devait fonctionner en base et ne devait pas être soumise à des changements de puissance fréquents, en raison, précisément, du risque que présente l’accumulation des chocs thermiques pour le circuit primaire.

Depuis peu, EDF dit que cela ne pose aucun problème ; c’est très surprenant et votre commission doit interroger l’IRSN sur cette flexibilité dite possible depuis un an ou deux alors qu’auparavant il n’en était aucunement question. Le sujet est très sérieux. Or, les discussions au sujet du nucléaire dans la PPE sont assez ahurissantes : la sûreté nucléaire n’existe pas. Les discussions portent sur les coûts comparés des renouvelables et du nucléaire et sur les scénarios de demande d’électricité, des questions de caractère essentiellement économiques tout à fait importantes, mais on part du principe que tout cela fonctionne parfaitement – d’où la flexibilité. On dit : « Lidéal, cest la combinaison entre les renouvelables et le nucléaire, et la somme des deux va sharmoniser excellemment ». La sûreté n’intervenant pas dans la réflexion, personne ne pose la question que vous posez, à laquelle, actuellement, il n’y a pas de réponse. Vous devez demander à l’IRSN, fermement et de toute urgence, comment le directeur d’EDF peut, de débat en débat dans le cadre de la PPE, expliquer tranquillement, alors qu’il n’y a pas d’étude sérieuse à ce sujet, que des changements de puissance fréquents ne posent aucun problème, ce qui étonne tout le monde étant donné tout ce qui était dit précédemment sur le vieillissement et le nombre de chocs thermiques admis pour les cuves.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous nous penchons sur les moyens de l’ASN et sa capacité à agir. Vous nous avez dit qu’à de certains moments l’Autorité constate des anomalies graves mais ne va pas plus loin. Comment améliorer son fonctionnement ?

M. Bernard Laponche Voyons le système existant. Un incident se produit, ou une demande d’exclusion de rupture est faite. Il faut analyser la chose. L’ASN s’en empare et pose la question à l’IRSN qui étudie la question – cela peut durer plusieurs mois – et donne son jugement. Avant de revenir à l’ASN, l’analyse passe par le filtre des groupes d’experts. On parle peu de ces groupes d’experts, qui sont très « homogènes » avec le milieu nucléaire : beaucoup d’entre eux viennent d’EDF, du CEA, de l’ASN. Je considère, comme je l’ai écrit dans une note sur la sûreté que je vous ai transmise il y a un certain temps, que ces groupes d’experts jouent le rôle de juges entre EDF et l’IRSN. C’est en fonction du jugement de ces groupes à mon avis très conservateurs – au sens de favorables à l’exploitant – que l’ASN prend sa décision. Hormis quelques rares experts indépendants – Yves Marignac, Monique Sené, Jean-Claude Autret – les experts sont issus du milieu nucléaire. On pourrait se passer des groupes d’experts : l’ASN demanderait l’avis de l’IRSN et prendrait sa décision. La composition de ces groupes qui doivent prétendument exprimer un jugement extérieur plus indépendant n’est, à mon avis, pas assez diverse, et j’ai plusieurs exemples de jugements par groupes d’experts faits « à la louche ».

Parler de la proportion d’experts indépendants dans ces groupes, c’est poser la question générale de l’expertise indépendante sur le nucléaire en France, laquelle n’existe pratiquement pas. Elle est le fait de quelques personnes, dont quelques retraités qui ont les moyens d’intervenir, mais il n’y a pas de gens qui en feraient leur métier. Pourquoi cela ? Parce que celui qui intervient sur cette question de manière critique n’a plus de contrats avec qui que ce soit. Le Parlement doit donc s’interroger sur les moyens de susciter une expertise indépendante, laquelle doit être rémunérée. M. Yves Marignac, expert indépendant dans les groupes d’experts de l’ASN, n’est pas rémunéré, ce qui est totalement anormal puisqu’il consacre à cette tâche le quart de son temps, l’analyse de ces énormes dossiers, faite sérieusement, représentant un travail considérable. On comprend pourquoi les experts indépendants sont des retraités d’un âge canonique. Je n’ai rien contre les experts vieillissants, mais cette situation est anormale. Il faut susciter des experts indépendants, car personne à l’Université non plus qu’au CNRS ne portera un jugement critique sur tel aspect ou tel autre, parce qu’il aura des problèmes. Il y a donc un sérieux problème d’expertise indépendante.

Mme Natalia Pouzyreff. Et le CEA ?

M. Bernard Laponche. Le CEA ? Allons ! Jean-Claude Zerbib et moi-même en venons, et c’est le temple du nucléaire. En Angleterre, des universités, telle celle du Sussex, sont très critiques par rapport au nucléaire et font des études reconnues. C’est aussi le cas en Allemagne et aux États-Unis. La situation que j’ai décrite est particulière à la France ; il peut sembler mystérieux que tous les économistes français soient pro-nucléaires, mais si vous voulez financer des thèses… La question de l’expertise indépendante est, pour moi, la plus importante.

Ensuite, puisque vous avez adopté comme définition de la sécurité et de la sûreté la référence de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) et non celle du droit français, il faut être raisonnable et clarifier la position de l’ASN. Comme cela vaut dans les pays étrangers qui suivent la référence de l’AIEA, on doit poser l’obligation qu’une partie de la sécurité nucléaire soit traitée par l’Autorité de sûreté. Si une piscine reçoit un projectile, l’ASN n’a pas à se préoccuper de savoir qui a envoyé ce projectile, ni même de sa nature : l’élément clé est qu’un événement, qui peut être un attentat, a eu lieu, provoquant le dénoyage, et l’ASN doit vous dire, et nous dire, quelles sont les mesures de sûreté à prendre pour remédier à cet accident. Les deux concepts de sûreté et de sécurité se rejoignant in fine, on ne peut les séparer de façon artificielle en fonction de la cause de l’accident, en parlant de sûreté quand les causes sont techniques – qu’elles relèvent de défauts de conception, de lacunes dans l’exploitation ou d’une gestion fautive – et de sécurité quand il y a agression malveillante. L’accident est le même qu’il soit dû à un acte malveillant, à un avion qui tombe, à une explosion, à la teneur en carbone, et l’ASN doit être en mesure de vous décrire ce qui se passe si la cuve casse, quelle que soit la cause de la rupture.

Autre chose. On a vu l’importance de l’échelle INES dans le jugement des anomalies génériques ; il faudrait, de la même manière, une échelle des accidents potentiels. L’accident du Blayais a été extrêmement important par ses suites possibles – si l’eau était montée d’un mètre supplémentaire, il y aurait eu au Blayais l’équivalent de l’accident de Fukushima. C’était donc un accident potentiellement majeur, mais comme il n’y a eu aucun dégagement de radioactivité, il a sans doute été classé comme incident de faible gravité dans l’échelle INES. Il faudrait un classement des incidents tenant compte du risque potentiel qu’ils présentent et non, seulement, du fait qu’il y ait eu ou non des émissions radioactives.

M. Jean-Marc Zulesi. Estimez-vous suffisants les contrôles de déchets qui sortent du site pour être traités ? Si vous les jugez insuffisants, comment proposeriez-vous de les renforcer ?

M. Jean-Claude Zerbib. Á ma connaissance sont uniquement évalués les déchets vitrifiés et compactés. La Hague dit avoir mis au point une technique nouvelle mais je n’en sais pas davantage. Il y a des portiques de détection aux portes des centres d’études nucléaires, si bien que l’entrée d’une source radioactive est détectée à des niveaux relativement bas, mais je ne sais pas ce qu’il en est pour les centrales.

M. Jean-Marc Zulesi. Il y a détection, mais y a-t-il identification du déchet, et l’estimez-vous nécessaire ?

M. Jean-Claude Zerbib. Absolument, parce qu’il faudra trouver un devenir à ce déchet. Il est arrivé, à Saclay, que du radium soit détecté dans un réveille-matin ou dans d’anciens paratonnerres. Mais, encore une fois, j’ignore les pratiques suivies dans les centrales.

Mme Mathilde Panot. Quelle opinion avez-vous sur la proposition de construire une grande piscine centralisée à Belleville-sur-Loire ? Pensez-vous que le problème des déchets, que l’on nous promet de régler depuis des dizaines d’années sans y parvenir, pourrait provoquer la fin de la filière nucléaire ?

S’agissant des experts indépendants, il est manifeste qu’en France une poignée de personnes seulement ont une expertise aussi poussée que la vôtre. Vous avez évoqué leur vieillissement ainsi que le problème de la rémunération des experts indépendants ; quelles pistes de réforme sont possibles pour garantir et développer une recherche critique sur le nucléaire dans les formations universitaires ?

Lors de sa visite en France, l’ancien Premier ministre du Japon Naoto Kan a dit qu’il s’en voulait de l’extrême naïveté qui l’avait conduit à croire l’autorité de sûreté nucléaire japonaise indépendante. Il nous a raconté comment, quand il demandait quelle serait l’évolution de la situation dans diverses hypothèses, on lui répondait systématiquement que cela ne se produirait pas, au point qu’il a été contraint de se rendre sur place pour parler en personne au directeur de la centrale. Il nous a rapporté une scène ubuesque : l’électricité est coupée, les routes le sont aussi, il faut un générateur pour faire repartir le circuit de refroidissement, on met un temps interminable à l’envoyer et quand il arrive enfin – à 22 heures alors que la catastrophe a eu lieu à 14 heures – il n’est pas adapté à l’équipement… Quel regard portez-vous sur la préparation à un accident ou à un problème de sécurité sur les installations nucléaires en général ?

M. Bernard Laponche. Pour ce qui est des déchets, on se rend compte qu’il faut entièrement repenser le système nucléaire français, fondé sur les réacteurs graphite-gaz puis sur les réacteurs à eau et sur un cycle du combustible dont, très rapidement, d’abord pour des besoins militaires puis pour le surgénérateur, le retraitement a été la clé de voûte.

Donc, on retraite, on produit du plutonium pour le surgénérateur et cela ne fonctionne pas, et l’on fabrique du MOX, lequel ennuie tout le monde, EDF compris, car cela ne présente aucun intérêt. EDF ne le dit jamais, ou jamais ouvertement, mais il est de notoriété publique que ce combustible est très compliqué à fabriquer et à manier, qu’il est très chaud, qu’il faut des chargements différents… L’autre aberration consiste à dire que l’on va en finir avec le MOX dans les réacteurs de 900 mégawatts et le mettre dans les réacteurs de 1 300 mégawatts. C’est ahurissant : cela suppose de modifier l’usine Melox, cela pose des problèmes pratiques et industriels, il y a des risques de sûreté, la criticité est plus élevée, mais le Gouvernement continue de dire qu’il est stratégique de poursuivre la fabrication de MOX. C’est incompréhensible.

Au cours de l’une des auditions que vous avez tenues, vous avez posé la question de l’utilité de cette fabrication. Il y a d’un côté La Hague avec ses quatre piscines, ses problèmes de plutonium, ses silos, et les évaporations dont Jean-Claude Zerbib pourrait vous entretenir jusqu’à la nuit, de l’autre le mythe du surgénérateur, dont on sait très bien qu’il ne présente aucun intérêt parce qu’il sera extrêmement cher et très dangereux – M. Chevet a dit que la combinaison plutonium-sodium est ce que l’on peut trouver de plus stupide pour faire de l’électricité. La première réponse à votre question est donc qu’il faut rediscuter de ce système. Il y a probablement une querelle cachée entre une croyance du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) fondée sur l’avenir des surgénérateurs et EDF qui, ayant déjà du mal à se débrouiller avec l’EPR, n’a à mon avis aucune envie de faire ni Astrid, ni la suite.

Cela a des conséquences pour les déchets. Le retraitement devient une exception française dans le monde occidental : le Royaume-Uni va l’arrêter, au Japon il ne démarrera jamais puisque, depuis vingt-cinq ans, il est retardé d’année en année – et encore les Japonais y pensent-ils pour d’autres raisons que le plaisir du site du nucléaire civil – et ni les Américains, ni les Allemands, ni les Suédois, ni les Coréens ne le pratiquent.

L’hypothèse de la piscine de Belleville est probablement liée à cette question cruciale. Que va-t-on faire du MOX venu d’un peu partout ? Continue-t-on d’en fabriquer ou non ? La manière dont on répond à cette question entraîne des conséquences très différentes. Si l’on ne continue pas, peut-être n’est-il pas nécessaire de construire cette énorme piscine. Et à quoi sert d’envoyer le combustible ordinaire à La Hague pour en faire ce fameux MOX qui, je l’ai dit, ne présente aucun intérêt, qui n’est pas recyclé mais stocké, qui est beaucoup plus dangereux après le traitement qu’il ne l’était au départ et qui, dans l’ensemble du circuit, n’économise que 20 % de plutonium en quantité mais accroît la teneur de radioactivité ? Arrêtons cela ! Pourquoi, pour une fois, ne pas faire comme les autres ? Ce n’est pas nécessairement imbécile, surtout si l’on se penche sur l’« excellence française » tant vantée.

L’excellence française sur les réacteurs a été grandiose, mais nous avons pris la licence américaine : les réacteurs français sont des réacteurs Westhinghouse, sauf l’EPR, dont on connaît le remarquable succès technique. Pour ce qui est de l’enrichissement de l’uranium, on a choisi la technique de la diffusion gazeuse, qui a coûté très cher puisqu’il a fallu construire Tricastin pour l’alimenter en électricité puis, il y a quelques années, on est passé à la technologie des centrifugeuses hollandaises ; exit, alors, l’enrichissement français. Enfin, l’autre exception française d’excellence, c’est le retraitement, qui aboutit à l’impasse actuelle ; arrêtons cela, ce qui nous libérera de l’hypothèque MOX qui n’a d’intérêt pour personne, si ce n’est, peut-être, de faire vivre Orano quelques années de plus. Alors on stockera en piscine dans le bâtiment du réacteur, ce qui pose la question de la protection, ou non, du bâtiment réacteur ; et on passera ensuite au stockage à sec des combustibles irradiés, la solution de plus en plus pratiquée aux États-Unis, dans des conteneurs fabriqués en particulier par Areva.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous avons demandé à l’IRSN une note récapitulant les avantages et les inconvénients de l’entreposage à sec, car nos questions sur ce point restent sans réponse. Cette fois, nous aurons des informations à ce sujet.

M. Jean-Claude Zerbib. Il est indiqué sur le site, accessible au public, de la NRC, la commission de réglementation nucléaire des États-Unis, qu’en 2009, 23 % du tonnage américain de combustibles irradiés étaient placés dans des conteneurs – des castors – assurant un stockage à sec horizontal ou vertical. Sachant qu’il s’agit de 23 % de 66 000 tonnes, on voit que l’on n’en est pas au stade de l’expérimentation.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Pourquoi ne le faisons-nous pas ?

M. Bernard Laponche. Parce que, vous dit-on, « il faut continuer le cycle du plutonium ».

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Il nous a été dit que les deux ne sont pas incompatibles.

M. Bernard Laponche. Des combustibles sont expédiés à La Hague où ils sont retraités et où on fait du plutonium ; on ne va pas ajouter à ce processus une étape d’entreposage à sec ! Il faut choisir, et tant la grande piscine que le retraitement imposent de s’interroger sur la sécurité. Tous ces transports de plutonium d’un peu partout vers les piscines de La Hague sont hallucinants ; on sait très bien que c’est un danger majeur mais on ne peut pas faire grand-chose. Il faut arrêter les frais.

L’expertise indépendante suppose une volonté politique, c’est-à-dire que l’on y consacre des fonds. À chaque fois que l’on m’a proposé de faire partie d’un conseil quelconque, j’ai posé la question de la rémunération, car j’étais indépendant, j’avais un bureau d’études avec lequel je gagnais ma vie, je n’étais ni fonctionnaire, ni salarié d’EDF ou du CEA. J’ai même été nommé à un Conseil supérieur par le Président de la République ; j’en étais le seul membre, sur cinquante, venu du secteur privé indépendant. J’ai posé la question de ma rémunération lors de la première séance au président, qui m’a répondu que j’avais tout à fait raison mais que ce n’était pas possible. Et je suis parti.

Cela ne vaut pas que pour le nucléaire : si l’on invite quelqu’un à participer aux travaux d’une instance, il faut le rémunérer. Quand on proposera à des gens d’entrer dans un comité d’experts, la fonction étant rémunérée, alors, peut-être, des professeurs d’université se diront qu’ils sont de bons métallurgistes ou de bons physiciens des particules, que cela les intéresse d’étudier la sûreté nucléaire et ils postuleront lors de l’appel à candidatures lancé par l’ASN. Aussi longtemps que ce travail ne sera pas payé, les seules réponses viendront de quelques militants qui ont un peu de temps, mais ils sont peu nombreux, ou de quelques retraités. La volonté politique de renforcer l’expertise indépendante se traduit ainsi pour commencer. D’autre part, les appels d’offres devront porter sur des questions que l’on ne pose pour le moment qu’à l’IRSN et auxquelles d’autres organismes pourraient répondre – le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), par exemple ; si c’est payé, je pense qu’il y aura des manifestations d’intérêt. L’expertise indépendante est donc pour beaucoup une histoire de gros sous.

Apparemment, l’autorité de sûreté japonaise était nulle, et directement sous la férule des compagnies d’électricité, dont Tepco. Mais la théorie selon laquelle un accident ne se produirait pas a été la doctrine en France pendant quarante ans ; très récemment seulement, André-Claude Lacoste puis Pierre-Franck Chevet ont dit qu’un accident du type de celui de Fukushima est possible en France. C’était une révolution, mais cela n’a ému personne, si bien que, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, dans l’esprit dominant et en particulier dans les discussions relatives à la PPE, on continue de considérer que cela n’arrivera pas : la sûreté n’est jamais évoquée, seules sont discutées des questions économiques. On peut, à juste titre, se moquer de l’autorité de sûreté japonaise, mais la mentalité des dirigeants français n’est pas très éloignée de celle qui prévalait au Japon : cela n’arrivera pas, quoi que dise le président de l’ASN. Or, étant donné l’accumulation des anomalies génériques, des autres incidents – il n’y a pas une semaine sans qu’aient lieu trois ou quatre arrêts de centrales en raison d’incidents divers – et des difficultés financières d’EDF et d’Orano, je considère que nous sommes dans une zone de risque majeur.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Pensez-vous que le grand carénage suffira à permettre que des centrales produisent au-delà de quarante ans, comme le dit EDF ?

M. Bernard Laponche. La réponse est évidemment « non », puisque ce n’est pas son objectif. Le grand carénage, c’est le moyen de répondre aux exigences formulées à partir de la troisième visite décennale pour aller à quarante ans, en tenant compte des mesures post-Fukushima. Changer un générateur de vapeur améliorera la sûreté et cela servira pour la suite, mais les exigences de l’ASN ne sont aucunement incluses dans le grand carénage. Singulièrement, rien n’est prévu au sujet des piscines. Peut-être qu’un jour quelqu’un dira : « La commission denquête parlementaire nous a fait comprendre quil y a un risque de sécurité majeur et que lon ne peut laisser les piscines en létat, puisque lon sait quen cas de chute dun avion gros porteur se produira une catastrophe du type de celle de Fukushima ». Peut-être aurez-vous l’influence suffisante pour obtenir que l’on fasse quelque chose au sujet des piscines. L’ASN a dit que, pour passer les quarante ans, les réacteurs existants devront être améliorés de façon à respecter les principes de sûreté définis pour l’EPR. L’un de ces principes, c’est la bunkérisation des piscines ; soit on fait la même chose, soit on trouve une autre solution, mais pour faire face au risque de sécurité et respecter les exigences de l’ASN, on ne peut en aucune manière laisser les piscines en l’état. On ne peut dire que l’on applique les mêmes normes de sûreté que pour l’EPR mais ne rien faire ! On peut ne pas bunkériser, mais en ce cas EDF doit proposer d’autres systèmes.

D’autre part, il n’est pas prévu d’installer de récupérateurs de corium lors du grand carénage. L’accident grave n’a pas été pris en compte dans la conception des 58 réacteurs français actuels – non plus que dans l’EPR – si bien qu’il n’y a pas de parade. On fait donc toutes sortes de choses pour qu’il ne se produise pas, mais il n’y a pas de sûreté intrinsèque. S’il y a perte de refroidissement, il y a fusion du cœur ; s’ensuit soit une explosion, et c’est Fukushima, soit le percement du radier, et c’est Three Miles Island « amélioré ». Pour l’EPR, on prévoit maintenant d’installer un récupérateur de corium – à lire les documents techniques, on peut s’interroger sur le point de savoir si le dispositif fonctionnerait, mais admettons-le – et l’on nous dit qu’il faut l’équivalent sur les réacteurs existants. EDF travaille actuellement à proposer une solution, dont on ne sait pas ce qu’elle est et dont il y a peu de chance qu’elle soit gratuite. Quoi qu’il en soit, c’est une obligation.

Je vous ai donné deux exemples, mais quatre améliorations fondamentales pour allonger la vie des réacteurs ne figurent pas dans le grand carénage, et je ne sais pas combien il y faudra de milliards d’euros supplémentaires.

Mme Natalia Pouzyreff. Le cycle du combustible est à repenser, nous avez-vous dit. Selon EDF, un équilibre est atteint : on fabrique le MOX nécessaire aux 24 réacteurs qui peuvent l’utiliser et on est dans un régime stable, dans lequel 10 % de l’électricité nucléaire serait produite grâce au MOX. On pourrait donc penser que ce cycle fonctionne de manière cohérente. Pourriez-vous préciser, en fonction des différents scénarios envisagés, à partir de quel moment se produit le point de rupture qui oblige à repenser complètement le cycle du combustible ? Privilégier l’EPR, qui n’est pas conçu pour utiliser du MOX, est-ce sous-entendre l’arrêt de cette production ? Si l’on allonge la durée d’exploitation des réacteurs d’anciennes générations, à quel moment faudra-t-il décider que le point d’inflexion est atteint et qu’il faut se reposer la question du cycle du combustible MOX ?

M. Bernard Laponche. On aurait dû se poser la question depuis longtemps. Le système est peut-être équilibré mais il est idiot puisque le MOX n’est pas recyclé, si bien qu’on le stocke sans savoir qu’en faire. Peut-on se satisfaire d’un système équilibré mais idiot et continuer de la sorte pendant cent sept ans ? Je vous l’ai dit, à la fin du recyclage, on se trouve avec du MOX irradié extrêmement chaud, dont la radioactivité a augmenté, et donc très dangereux. Non seulement on n’a rien gagné mais la situation est plutôt pire que si on n’avait rien fait. L’utilisation du MOX par EDF est très compliquée en raison de sa température très élevée et de sa forte radioactivité, et tout cela coûte très cher. Vous avez raison, c’est cohérent, mais si c’est cher, ne sert à rien, n’améliore rien et oblige à des transports dans tous les sens qui eux aussi sont dangereux, pourquoi continuer même si c’est à peu près équilibré ?

M. Jean-Claude Zerbib. J’appelle votre attention sur une incohérence. Dans les derniers documents de l’Andra, il est prévu que le retraitement du MOX se fera dans quarante ans – quand tous ceux qui écrivent ces sottises ne seront plus là pour nous expliquer pourquoi ils se sont trompés. En réalité, tous les MOX ne seront pas retraités. Les seuls qui l’ont été sont ceux à propos desquels la COGEMA s’était engagée : 72 tonnes ont été retraitées, dont 5 tonnes pour la Suisse et le reste pour l’Allemagne. L’opération pose des problèmes compliqués et coûte cher, ce pourquoi on ne retraitera pas le MOX : il ira directement au Centre industriel de stockage géologique (Cigéo).

Mais pour ajouter le MOX aux autres déchets stockés par Cigéo à la même température que ces autres déchets, il faudrait attendre 170 ans. Pour ne pas attendre aussi longtemps, on l’entreposera dans des alvéoles – c’est l’appellation des modules de stockage. Dans chaque alvéole, on place quatre combustibles classiques que l’on ne souhaite pas retraiter ; si c’est du MOX, on ne pourra en stocker qu’un, qui prendra donc la place de quatre autres. On ne voit pas la rationalité de tout cela : on fabrique du MOX, on sait que ce faisant on diminue très faiblement la quantité de plutonium et que l’on crée neuf fois plus de déchets à long terme que n’en crée un combustible classique. C’est une aberration du point de vue de la gestion des déchets et je ne comprends pas que l’on puisse continuer ainsi.

(Présidence de M. Paul Christophe)

M. le président Paul Christophe. Je vous salue, messieurs, et vous prie de bien vouloir excuser mon absence au début de l’audition.

Mme Mathilde Panot. Le ministre de la transition écologique et solidaire que vous avez interrogé, monsieur le président, sur la pertinence du retraitement en pointant des contradictions et des aberrations, avait répondu que la réponse était dans la question –soulignant ainsi qu’il n’y avait effectivement pas lieu de continuer.

Puisque l’on admet maintenant que ce qui s’est produit à Fukushima pourrait se produire en France, la commission d’enquête ne devrait-elle pas se pencher aussi sur les coûts d’un accident nucléaire grave ? Le coût de l’accident de Fukushima est évalué à quelque 170 milliards d’euros. Yannick Rousselet, de Greenpeace, nous a dit qu’il en coûterait environ un milliard d’euros par piscine si on voulait les bunkeriser. Pour recapitaliser Areva et EDF, l’État avait donné 9 milliards d’euros en 2016. Á Bure, un milliard d’euros a déjà été dépensé pour favoriser l’acceptabilité sociale du projet, et il faudrait aussi estimer combien coûtent les gendarmes régulièrement déployés. Quant au grand carénage, il coûtera 100 milliards d’euros. Les centrales vieillissant et le grand carénage n’empêchant pas ce vieillissement, la potentialité d’un accident se renforce au fil du temps. Dans ce contexte, notre réflexion doit aussi porter sur le coût de l’amélioration de la sûreté et de la sécurité – autant d’argent qui n’ira pas au développement des énergies renouvelables.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Cet aspect de la question sera abordé dans le rapport. Nous avons reçu la Cour des comptes qui nous a donné quelques éléments à ce sujet, et nous avons demandé aux opérateurs de nous dire à quel stade ils en sont de la mise en œuvre des obligations de sûreté décidées à la suite de l’accident de Fukushima et quel est leur coût. Nous nous sommes aussi intéressés aux provisions pour démantèlement et en cas d’accident, et nous avons entendu nos collègues belges à ce sujet. Pour le président Paul Christophe comme pour moi, ces questions entrent dans le périmètre des travaux de la commission d’enquête, même si toutes nos questions n’auront pas de réponse et même si une autre commission d’enquête s’est penchée, en 2013, sur le coût de la filière nucléaire et la durée d’exploitation des réacteurs – travaux dont nous pourrons nous inspirer et où nous pouvons trouver des informations utiles, qu’il faudra compléter.

M. Bernard Laponche. EDF nous dit que l’on ne peut connaître le coût d’un démantèlement puisqu’aucun n’a eu lieu sinon celui, catastrophique, de la centrale de Brennilis. Expliquant que déterminer un coût réel est compliqué car il faut déduire du coût brut les provisions en fonction d’une série de facteurs variables : époque des travaux, taux d’amortissement, etc. EDF, au terme d’études complexes, avance un montant compris entre 350 et 500 millions d’euros au maximum. La Cour des comptes et moi-même en parallèle, avons fait la seule chose que nous pouvions faire : des comparaisons internationales. En Allemagne, E.ON évalue à 1,2 milliard d’euros le démantèlement d’un réacteur de 1 000 mégawatts comparable aux réacteurs français ; le coût du démantèlement des réacteurs 2 et 3 de la centrale de San Onofre est estimé à 1,5 milliard d’euros par réacteur. Autrement dit, les provisions d’EDF sont nettement insuffisantes.

L’ennui c’est, qu’en matière de coûts, personne n’arbitre. Personne ne dit à EDF de doubler ou de tripler ses provisions pour démantèlement. Il en va de même pour les déchets, et la comédie de Cigéo, en matière financière, est extraordinaire. L’Andra, au terme d’études compliquées et d’un débat qui ne l’était pas moins, avance finalement, après de premières évaluations très inférieures, un coût estimé de 35 milliards d’euros, dont l’ASN dit que c’est un minimum et que le décompte final sera sûrement supérieur ; EDF évalue la chose à 20 milliards d’euros puisque c’est eux qui doivent payer. Et comme une loi hallucinante établit que le coût de Cigéo est fixé par le Gouvernement, ce qui est invraisemblable, le Gouvernement décide que le coût sera de 25 milliards d’euros. Pour le démantèlement comme pour Cigéo, la provision devrait au minimum être doublée. Et si EDF évalue à 46 milliards d’euros le coût du grand carénage jusqu’à 2025, la Cour des comptes, qui va au-delà pour prendre en considération le grand carénage dans son ensemble, l’évalue pour sa part à 100 milliards d’euros.

Je ne peux arbitrer entre la Cour des comptes et je ne sais qui, mais je souligne que subsiste une interrogation monumentale sur les coûts, avec des sous-estimations prouvées dans certains cas. Ce qui manque, c’est une autorité habilitée à dire que cela n’est pas correct.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Je pense que ce doit être le Parlement.

M. Bernard Laponche. Le Parlement doit se doter d’une instance capable de se prononcer sur ces sujets d’une importance considérable pour le pays. C’est une très bonne chose de créer des missions d’information et des commissions d’enquête, mais elles sont ponctuelles et se dissolvent après avoir rendu leur rapport, lequel reste souvent sans effet – ainsi du rapport sur le démantèlement, qui établissait pourtant que la provision devrait être doublée. Le Parlement doit se doter d’une équipe, avec des experts indépendants rémunérés. Aux États-Unis, les parlementaires peuvent marquer à la culotte l’exécutif et l’administration. Je considère comme une recommandation fondamentale que les chambres du Parlement disposent de l’expertise de gens qui étudient ces questions de façon professionnelle, sans devoir entendre en permanence le discours selon lequel le nucléaire est formidable. C’est flagrant au sujet des coûts ; d’ailleurs, la Cour des comptes commence une étude sur le retraitement du plutonium en MOX.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. C’est une bonne chose, mais il est rageant que cette étude soit menée sans lien avec l’actualité politique, si bien que le rapport de la Cour sera publié après que nous aurons dû faire des choix au sujet de la PPE. C’est le fonctionnement de l’administration française…

M. le président Paul Christophe. Ce que nous avons appris du Japon, c’est que le préambule de la réflexion doit être que la catastrophe arrivera pour l’anticiper et s’y préparer.

M. Bernard Laponche. L’IRSN a estimé dans un premier temps à 4 000 milliards d’euros le coût d’un accident, le revoyant ensuite à la baisse et l’estimant compris dans une fourchette de 500 à 1 000 milliards d’euros. Aussi, même si l’on s’y prépare, peut-être faut-il envisager, monsieur le président, que cela coûterait très cher.

M. le président Paul Christophe. Je n’ai pas dit le contraire.

M. Jean-Marc Zulesi. Vous avez exprimé des doutes sur le récupérateur de corium. Pourtant, l’IRSN a émis en 2015 un avis dans lequel il jugeait l’équipement satisfaisant. Quelles sont vos craintes ?

M. Bernard Laponche. Elles tiennent à la simple lecture des demandes d’autorisations de l’EPR, un document que vous pouvez vous procurer. Un chapitre explique le fonctionnement du récupérateur de corium. Ces explications sont en même temps très compliquées et d’une précision surprenante sur le déroulement, à la seconde près, des événements. Je doute que l’on puisse décrire de façon millimétrique le comportement des différents éléments du corium – un amas épouvantable composé de matériaux très divers et de morceaux de réacteurs – si se produit un accident qui a pour conséquence la fusion du cœur et éventuellement une explosion de vapeur d’eau ou d’hydrogène. Dire que tout cela va s’écouler gentiment me paraît hasardeux, mais je n’ai pas les moyens de pousser l’analyse plus avant.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous irons à La Hague et à Flamanville dans les prochains jours. J’ai eu l’occasion de me rendre dans le récupérateur de corium de Flamanville. Ce n’est qu’une pièce avec un petit couloir, mais la place manque pour l’installer sur d’autres sites.

M. Bernard Laponche. Si l’on accepte d’allonger à quarante ans la durée de l’exploitation sans que la question du corium ait été réglée, cela signifie que tout est permis. Il ne faut pas dire à l’avance qu’il y aura des exigences puis expliquer ensuite que c’est trop compliqué et trop cher et qu’en conséquence on les abandonne.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Il nous a été dit ce matin que l’étiage de certains fleuves comme la Loire pourrait un jour poser problème, mais que cela n’est pas pris en considération. Avez-vous le sentiment que les aléas dus au changement climatique sont suffisamment pris en compte ? D’autre part, dans les notes que vous nous avez adressées, vous critiquez la sûreté de Cigéo ; pourriez-vous expliciter ces critiques ?

M. Bernard Laponche. Il est exact que dans tout ce que l’on fait actuellement dans le nucléaire, on considère que tout va bien et qu’aucun changement de climat important n’est prévisible. Il est pourtant très probable qu’à l’échéance de quelques dizaines d’années, les réacteurs situés sur les fleuves ne seront plus admissibles du fait de l’augmentation de la température de l’eau et de la baisse de son niveau mais, à ma connaissance, ce n’est pas réellement pris en considération. Je n’en sais pas plus. Reste la mer, mais des inondations pourraient se produire en raison de la multiplication des tempêtes. Je ne peux comprendre qu’on laisse fonctionner la centrale du Blayais avec les vins de Bordeaux juste à côté, mais il s’agit là d’autre chose que du changement climatique.

Le problème de sûreté de Cigéo se pose essentiellement pendant la période d’exploitation. La sûreté est une affaire extrêmement compliquée sur un site qui comprend deux installations nucléaires de base – une en surface et une au fond. Au fond, il y a des risques d’incendie, d’inondation, d’explosion d’hydrogène, tous problèmes extrêmement compliqués à résoudre parce que c’est en souterrain. La question fondamentale, à laquelle il n’y a pas de réponse actuellement, est de savoir comment récupérer un collier déficient ; il y a de fortes probabilités qu’on ne puisse le faire. Pour ces raisons, le dossier de sûreté de Cigéo est actuellement très mauvais. On connaît, à ce sujet, les positions de l’IRSN et de l’ASN et il y a aussi le jugement par les pairs, un travail réalisé par les régulateurs européens à la demande de l’ASN et coordonné par l’AIEA. Il vous faudrait auditionner Bertrand Thuillier, l’expert le plus compétent en ce domaine, ou consulter l’article qu’il a écrit dans LEncyclopédie de lénergie sur le projet Cigéo, dans lequel il analyse très bien ce problème de sûreté. Pour ma part, je vous ai adressé la note que Benjamin Dessus et moi-même avons écrite au sujet de la consultation de l’ASN. M. Pierre-Franck Chevet a évoqué le problème de la sécurité de Cigéo. Le chantier, qui durera entre cent et cent vingt ans, concerne une surface considérable ; il y aura un chantier de construction, des transports de matières radioactives, des stockages en profondeur et, surtout, un système d’aération dont la panne serait terrible, puisque la seule panne d’aération admissible est une panne qui ne dure pas plus d’une semaine. Or, sur cent vingt ans, on peut assez facilement imaginer des causes de pannes de ventilation et le sabotage des bouches d’aération paraît relativement facile.

Mme Natalia Pouzyreff. Si l’on compare l’option de l’enfouissement en profondeur et celle du stockage en subsurface, la seconde ne présente-t-elle pas aussi de sérieux inconvénients, notamment le dégazage dans l’atmosphère et de plus grandes difficultés de sécurisation ?

M. Bernard Laponche. Pendant un certain temps, les discussions et les décisions successives ont tendu vers une seule solution, l’enfouissement géologique profond. De grandes objections se sont manifestées, d’évidence assez récemment puisque l’on a eu connaissance il y a peu du dossier de sûreté : les problèmes de sûreté, les problèmes de sécurité et le non-respect d’une demande parlementaire très importante, la réversibilité, puisque l’enfouissement en profondeur en couche argileuse rend la réversibilité impossible. On peut essayer de récupérer des colis pendant un an ou quelques années au début, mais tout le monde reconnaît que très vite, cela n’est plus possible. Une décision du Parlement a-t-elle un sens ? Apparemment, non.

Alors que cette solution avait en somme été imposée par une série de décisions successives, il avait été demandé dès les débats publics, y compris par M. Chanteguet, votre prédécesseur, madame la rapporteure, à la présidence de la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire, que l’on étudie la possibilité du stockage à sec en subsurface. Je crois qu’il n’a pas eu de réponse mais, en raison des difficultés maintenant avérées de sûreté et de réversibilité en cas d’enfouissement en couche géologique profonde, le stockage à sec en subsurface est désormais considéré comme une alternative, ce qui n’est déjà pas mal. Il s’agit maintenant de comparer les deux options, comme le demandait la loi de 1991, ce qui n’a jamais été fait.

Pourtant, le stockage à sec se pratique aux États-Unis et en Allemagne, en particulier à l’aide de conteneurs fabriqués par Areva. Faisons au moins un stockage à sec en subsurface, qui n’est pas très compliqué et qui est considéré aux États-Unis comme très sûr car, pour le coup, on peut améliorer la sécurité avec des portes blindées et d’autres dispositifs. Cela étant, c’est une alternative, mais ce n’est pas une alternative de même niveau. Cigéo prétend proposer une solution définitive ; on peut s’interroger sur le fait de savoir si tout cela va tenir et s’il n’y aura pas de ruissellement. Mais le stockage en subsurface peut durer, lui, quelques centaines d’années. Et ensuite ?

Soit le nucléaire continue et il n’y aura aucun problème pour contrôler un stockage en subsurface, ce que l’on devrait dire aux promoteurs de Cigéo. Orano, le CEA et EDF sont plutôt partisans de la poursuite du nucléaire ; si c’est le cas, on pourra très bien surveiller les déchets sans forcément les enfouir et, donc, trouver éventuellement une solution pour simplifier les choses. Ces gens-là devraient en toute logique être opposés à Cigéo, mais ils veulent cacher la poussière sous le tapis.

Si le nucléaire s’arrêtait, il faudrait surveiller le stockage en subsurface pendant un certain temps et le contrôler, comme on sait que l’on doit contrôler les stockages actuels de déchets radioactifs pendant au moins trois cents ans à Morvilliers et à Soulaines. Pendant trois cents ans, on peut stocker en subsurface et poursuivre la recherche au CNRS et au CEA, pour voir si l’on ne peut pas pratiquer différemment et réduire le problème des déchets afin de ne pas léguer aux générations futures ces quantités de radioactivité dont on ne sait que faire. En résumé, il y a d’un côté stockage en subsurface et recherche, d’un autre côté enfouissement profond – et dans le second cas la recherche n’a plus de sens puisque l’on a enfoui.

M. Jean-Claude Zerbib. Je reviens un instant sur les piscines de refroidissement. Si l’on envisage le stockage à sec, c’est que l’on craint des actes de malveillance. Mais on peut encore protéger les flancs des piscines qui ne sont pas protégées par des bâtiments. Plus précisément, les piscines sont entourées de bâtiments sauf sur un côté parce qu’Areva a toujours rêvé qu’on en construise une autre à cet emplacement, si bien que le champ est dégagé et qu’un flanc de la piscine n’est pas protégé. On pourrait le protéger par un mur, de manière qu’il ne soit plus visible depuis un parking, par exemple. Pour la majorité des piscines d’EDF, la piscine se trouve derrière un mur en parpaings classique. Cela signifie que si quelqu’un tire avec un bazooka, il touchera à coup sûr la piscine – et tous les calculs de l’IRSN montrent qu’un trou de 10 centimètres est imparable : on ne peut plus intervenir. Á La Hague, il y avait une solution en cas de trou au fond de la piscine, parce qu’il y a un sous-sol ; si le sous-sol était étanche, on pourrait, en cas de percement, apporter de l’eau pour remplir le sous-sol et la piscine. Il y a donc des possibilités d’agir, au lieu de se perdre en arguties comme l’a fait le directeur d’Orano en vous disant qu’il y a un mur de béton, puis qu’il y en a deux. Á ma connaissance, il y a quatre faces à une piscine, si bien que même deux murs ne suffisent pas. Pour en avoir le cœur net, il suffit de demander à un architecte de lire les plans d’Areva : vous saurez si le mur est épais de 30 centimètres ou d’un mètre.

M. le président Paul Christophe. Nous irons le constater sur place.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Merci, messieurs, pour ces éclaircissements et pour vos documents, qui sont une mine d’informations.

M. le président Paul Christophe. Je vous remercie à mon tour pour votre disponibilité, les précisions que vous nous avez apportées et les notes que vous nous avez adressées.


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32.   Audition de M. David Boilley, président de l’Association pour le contrôle de la radioactivité dans l’Ouest (ACRO) (31 mai 2018)

M. le président Paul Christophe. Mes chers collègues, nous accueillons maintenant M. David Boilley, président de l’Association pour le contrôle de la radioactivité dans l’Ouest (ACRO).

L’ACRO est un laboratoire indépendant d’analyse de la radioactivité basé à Hérouville-Saint-Clair, près de Caen. Elle fut créée peu après l’accident de Tchernobyl, en réaction à une carence en informations et en moyens de contrôle de la radioactivité localement adaptés à la situation, le tout dans un contexte de crise de confiance.

L’association effectue une surveillance des rejets des installations nucléaires en associant les riverains, surtout dans l’Ouest de la France : usine de La Hague, centrale nucléaire de Flamanville, mais aussi de Gravelines, etc. Elle effectue également de nombreuses expertises dans toute la France et au niveau international. Elle s’est impliquée au Japon à la suite de la catastrophe de Fukushima.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées de déposer sous serment. Elles doivent jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite, monsieur Boilley, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. David Boilley prête serment.)

M. le président Paul Christophe. Je vais maintenant vous donner la parole pour un exposé liminaire que je vous propose de limiter à quelques minutes.

Je donnerai ensuite la parole à Mme la rapporteure qui vous posera un certain nombre de questions, puis les autres membres de la commission d’enquête pourront également vous interroger.

M. David Boilley, président de lAssociation pour le contrôle de la radioactivité dans lOuest. L’Association pour le contrôle de la radioactivité dans l’Ouest effectue une surveillance citoyenne de la radioactivité dans l’environnement depuis la catastrophe de Tchernobyl en 1986 et assure un travail de vigilance dans plusieurs structures officielles, tels que le Haut Comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire (HCTISN) ou les commissions locales d’information (CLI) de la région. Les membres de l’association siègent également dans des groupes permanents, par exemple sur le plan national de gestion des matières et déchets radioactifs (PNGMDR), au comité directeur pour la gestion de la phase post-accidentelle (CODIRPA). Aussi notre démarche est-elle de dialogue avec les institutions. Je siège moi-même au comité d’orientation des recherches de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN).

Ce travail de science citoyenne s’effectue avec les populations riveraines qui forment un réseau de plusieurs centaines de préleveurs volontaires et qui participent donc régulièrement au suivi et à la vigilance citoyenne de la radioactivité dans l’environnement. À l’étranger, après la catastrophe de Fukushima, nous avons ouvert un laboratoire à Tokyo.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Les membres de la commission se sont rendus à Fukushima. Nous avons été informés des retours d’expérience que les Japonais ont tirés des suites de cette catastrophe ; ils sont très intéressants, en regard notamment des travaux de notre commission d’enquête.

Vous qui menez un partenariat très actif avec le Japon, quels sont vos retours d’expérience et quelles sont les améliorations nécessaires à notre sûreté et à notre sécurité ?

M. David Boilley. Après la catastrophe de Fukushima, des dogmes sur la sûreté nucléaire ont été remis en cause. On considérait que la catastrophe de Tchernobyl avait eu lieu parce que le projet était soviétique et les réacteurs d’un type différent. On considérait qu’il était quasiment impossible de connaître un accident aussi grave dans une centrale nucléaire occidentale. Le fait que la catastrophe ait eu lieu dans un pays très avancé technologiquement, un pays dont la technologie est très proche de celle utilisée en Europe, a été un choc pour de nombreuses personnes. L’ordre de grandeur des rejets est similaire à Fukushima et à Tchernobyl, 10 % à 40 % des rejets de Tchernobyl. Le Japon a eu la chance que 80 % des rejets soient retombés dans le Pacifique. En Europe, les vents dominants ne sont pas toujours orientés vers l’océan.

Une catastrophe grave due à un réacteur semblable au nôtre est possible, et aurait des conséquences transfrontalières. La catastrophe a donc remis en cause nombre de dogmes. Sur le plan européen, des évaluations complémentaires de sûreté ont été une démarche très positive, d’autant plus intéressantes qu’elles reposent sur un regard croisé. Nous déplorons toutefois la lenteur du déploiement des mesures demandées à EDF. C’est ainsi que l’installation des diesels d’ultime secours n’est pas achevée et qu’aucune des salles de contrôle bunkérisées prévues n’est en service. Le calendrier de mise en œuvre est très lent. Nous espérons qu’aucune catastrophe n’interviendra d’ici son achèvement. C’est le principal problème qui se pose en termes de sûreté.

La cinquième barrière de protection dans la doctrine de défense en profondeur repose sur les plans d’urgence. Dans la mesure où ces plans n’ont pas fait l’objet de dialogues croisés au plan européen, des progrès considérables restent à réaliser. Relevons également l’absence de dialogue avec les populations alors qu’elles sont les premières concernées. Quant aux mesures prises en France, elles ne sont pas à la hauteur, ne serait-ce que pour la distribution de comprimés d’iode. La Suisse est passée d’un rayon de distribution de 20 à 50 kilomètres, la Belgique de 20 à 100 kilomètres, soit l’ensemble de son territoire, alors que la France passera de 10 à 20 kilomètres. C’est un exemple typique du retard de la France s’agissant des plans d’urgence.

La catastrophe de Fukushima a également mis au jour une réelle perte de confiance de la population et une forte demande de mesures indépendantes. C’est pourquoi l’ACRO a ouvert un laboratoire sur place. Une présence d’expertises indépendantes avant une catastrophe est indispensable. Il faut absolument la maintenir. Tous les plans de gestion à long terme des catastrophes nucléaires marquent la nécessité d’impliquer les populations. Selon nous, il est nécessaire de les impliquer avant.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous nous avez fourni un rapport très documenté réalisé par l’ACRO en 2016 sur les plans d’urgence nucléaires en France.

Selon vous, quelles sont les améliorations à apporter à ces plans d’urgence ? Quels sont les principaux enseignements de ce rapport ?

M. David Boilley. Nous avons réalisé cette étude pour l’Association nationale des comités et des commissions locales d’information (ANCCLI), puis une étude similaire pour Greenpeace, en Belgique et en Inde ; nous avons par ailleurs analysé le plan d’urgence de l’Ontario. Ces études dans quatre pays en l’espace de quelques années nous ont permis de croiser les expériences internationales et de relever de bonnes pratiques dans des pays, autres que la France, ou des pratiques françaises qui ne s’appliquent pas ailleurs. Nous bénéficions donc d’un regard croisé et de l’expérience de la catastrophe de Fukushima.

Le premier enseignement que nous tirons réside dans le sous-dimensionnement des plans particuliers d’intervention (PPI) en cas d’accident grave. La distance d’évacuation prévue par les PPI est de cinq kilomètres. Au Japon, les évacuations ont été réalisées jusqu’à 45 kilomètres sous les vents dominants, la limite d’évacuation étant plus élevée que celle qui se serait appliquée en France en cas de catastrophe. En France, nous aurions dû évacuer au-delà de 50 kilomètres sous les vents dominants.

Autre grande leçon de la catastrophe de Fukushima, les personnes vulnérables sont les plus fragiles. L’hôpital de Futaba est situé à deux kilomètres de la centrale de Fukushima Daiichi. L’évacuation de l’hôpital et de la maison de retraite a engendré 50 décès immédiats. Certes, la catastrophe a été d’une ampleur exceptionnelle dans la mesure où elle a conjugué un séisme et une catastrophe nucléaire. L’évacuation d’autres hôpitaux s’est mieux déroulée, mais l’accueil des personnes âgées dans des structures non médicalisées, tels des gymnases, a engendré de nombreux décès. D’où la nécessité de prendre en charge les personnes vulnérables. S’il est déplorable d’être irradié, décéder des suites d’une évacuation est plus grave. Il convient donc que les plans prévoient des rayons d’action très larges.

Depuis l’accident de Fukushima, le Japon considère que la phase d’urgence ne consiste pas à évacuer les hôpitaux. Je suis d’accord sur ce point. Il conviendrait qu’ils soient bunkérisés, dotés d’une ventilation interne pour éviter à la radioactivité d’entrer, et que le personnel médical accepte de rester. À Fukushima, 30 % des infirmières et des médecins sont partis dans les premiers jours alors que sévissait une double catastrophe.

Enfin, les plans d’urgence n’ont pas été évalués scientifiquement. Aux États-Unis, par exemple, le calcul du temps d’évacuation est obligatoire. On compte près d’un million d’habitants dans un rayon de 30 kilomètres autour des centrales du Bugey ou de Fessenheim. Entreprendre des exercices avec l’ensemble de la population ne semble pas raisonnable ; en revanche, il existe des logiciels de simulation du trafic qui permettent de calculer les temps d’évacuation. C’est obligatoire aux États-Unis. Le rapport de calculs et l’ensemble des hypothèses font plusieurs pages ; il est public. Je n’ai jamais vu un tel exercice en France alors qu’il est devenu obligatoire au Japon.

La concertation avec les parties prenantes – que ce soit les pompiers, les secouristes, les populations, les professeurs des écoles qui auront à gérer les enfants – est quasiment inexistante ; or il est nécessaire de coconstruire un dialogue avec les populations touchées.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Votre étude s’appuie sur un certain nombre de PPI. Y avez-vous eu accès facilement ? Certains sont-ils supérieurs à d’autres ? Certains nécessitent-ils, au contraire, que l’on tire la sonnette d’alarme ?

M. David Boilley. Nous avons essentiellement travaillé sur le plan national, qui était récent. Il y a peu, les PPI n’étaient pas tous publics ; aujourd’hui, il est obligatoire de les rendre publics, ils doivent être en ligne.

Une fois que nous avons rendu le rapport, les médias s’en sont emparés et ont constaté que certains PPI n’étaient pas en ligne malgré l’obligation qui était faite. Ils ont appelé le préfet. J’imagine que les PPI sont aujourd’hui tous en ligne. Pour l’heure, ils sont en cours de révision. Peut-être sont-ils obsolètes et ne s’agit-il pas des dernières versions. Les PPI étaient plus ou moins semblables. Nous avons étudié très attentivement celui de Flamanville ; les lieux d’évacuation qui figuraient dans la première version n’apparaissent pas dans la nouvelle, ce qui constitue plutôt une régression. Mais nous n’avons pas fait une comparaison entre PPI.

Se pose ensuite la question des centrales nucléaires transfrontalières. Les normes et les seuils sont différents d’un côté et de l’autre de la frontière. Si un accident devait intervenir à Chooz, à Cattenom, à Fessenheim, voire à Gravelines, cela créerait des difficultés avec les pays riverains qui n’appliquent pas les mêmes seuils. Les autorités de sûreté nucléaire européennes sont conscientes de ce problème.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Le périmètre d’évacuation de Bugey et de Fessenheim, dites-vous, comprend près d’un million de personnes. Sur quel périmètre vous fondez-vous ? Que pensez-vous de l’affirmation faites ici même par le ministre de l’Intérieur qui a déclaré que l’on pouvait évacuer sans problème jusqu’à 500 000 personnes, mais pas au-delà.

M. David Boilley. J’ai retenu un rayon de 30 kilomètres qui correspond à la phase d’urgence au Japon. La centrale dont la population avoisinante est la plus forte est celle de Doel en Belgique, qui comprend la ville d’Anvers et son port, le poumon économique belge. En France, plusieurs centrales regroupent quasiment un million de personnes dans un rayon de 30 kilomètres. Je ne dis pas qu’il faudrait évacuer un million de personnes en cas d’accident grave, mais il faudrait évacuer tout autour, éventuellement jusqu’à 30 kilomètres en fonction des vents dominants.

L’expérience de l’accident nucléaire de Three Mile Island est parlante. Il avait été demandé à l’époque aux populations de se mettre à l’abri, aux femmes enceintes et aux enfants en bas âge de partir. En fait, ce sont 200 000 personnes qui sont parties. Même si l’ordre n’est pas donné d’évacuer, le risque c’est que tout le monde saute dans sa voiture et parte. Aucun ministre de l’intérieur ne sait gérer une telle situation.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Votre laboratoire est agréé par l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN). Vous menez des travaux d’étude et de surveillance un peu partout. Avez-vous noté des problèmes de rejets de radioactivité qui mériteraient d’être soulignés devant la commission ?

M. David Boilley. En temps normal, non, mais en cas d’incidents, oui. Si l’on remonte au début de la création de l’ACRO, après la catastrophe de Tchernobyl, la radioactivité est bien arrivée jusqu’en France. Des mesures ont été prises un peu partout. On a trouvé, certes, des pollutions liées à Tchernobyl, mais également des pollutions plus anciennes. Il en a été de même au Japon où l’on a retrouvé des pollutions anciennes, parfois inconnues. En Corée, le bitume d’une rue de Séoul était radioactif. On n’a jamais su pourquoi et on a changé le bitume.

En France, le phénomène a conduit l’ACRO à découvrir des pollutions anciennes, notamment une forte pollution dans le ruisseau Sainte-Hélène à La Hague. À l’époque, l’association n’était pas encore agréée. L’ancêtre de la CLI, qui avait fait un essai interlaboratoires, avait confirmé la pollution.

En 2001, dans les usines de La Hague, dès que nous avons appris l’accident, notre réseau de préleveurs volontaires était sur le terrain pour procéder à des prélèvements d’herbes tout autour ; nous avons découvert que les retombées sur l’herbe étaient plus élevées que la quantité rejetée annoncée à l’époque par la COGEMA alors que le ruthénium, un radio-élément, ne se trouve pas naturellement dans l’environnement.

À l’époque, nous avions participé aux travaux du groupe radioécologie Nord‑Cotentin. Après avoir réalisé les calculs de dispersion, nous avions estimé que l’exploitant avait rejeté mille fois plus que ce qu’il avait annoncé, et cela à deux reprises au cours de l’année 2001. Les deux fois, il s’est trompé. Un groupe spécial a reconnu un problème de détection du ruthénium en sortie de cheminée et la caducité du système de détection, qu’il a fallu revoir. Personne d’autre ne s’était rendu compte de cet incident, ni l’ASN ni l’IRSN. C’est la surveillance citoyenne qui a permis de le détecter.

Nous avons récemment découvert une pollution au plutonium, rue des Landes, qui est habitée, toujours autour de l’usine de La Hague. Dès que nous en avons fait l’annonce, Areva, aujourd’hui Orano, a reconnu la pollution et a annoncé qu’elle s’engageait à dépolluer la zone immédiatement et elle a présenté un plan de dépollution. Il a fallu se battre et menacer de saisir la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA) pour l’obtenir. L’ACRO l’a enfin reçu. Je sais que l’ASN a demandé à revoir certains points. C’est en cours de discussion, mais la pollution de la rue des Landes est un sujet qui nous tient à cœur.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Sans prélèvements, sans regard citoyen, des pollutions passeraient donc inaperçues de l’IRSN et de l’ASN.

M. David Boilley. Tout à fait. Je précise que l’ASN ne procède pas à des mesures. La surveillance est essentiellement assurée par les exploitants, qui sont responsables de leurs installations, mais la logique de la surveillance de l’environnement est différente en fonction des acteurs. L’exploitant veut vérifier que son usine fonctionne normalement, qu’il n’y a pas de fuites ni de rejets intempestifs. L’IRSN vérifiera que l’exploitant travaille correctement.

L’usine de La Hague est celle qui rejette le plus. Une démarche de recherche est à l’œuvre : les rejets radioactifs sont modélisés et tracés sur de longues distances. L’ACRO, quant à elle, mène une démarche citoyenne et répond aux interrogations de la population. Nous disposons des mêmes appareils de mesure, nous avons les mêmes compétences scientifiques, mais nous ne prélevons pas aux mêmes endroits. Si nous prélevions le même échantillon au même endroit, nous enregistrerions, bien sûr, les mêmes résultats, ce que nous ne faisons pas car nous ne répondons pas aux mêmes questions. Notre démarche citoyenne repose sur son caractère complémentaire ; cela ne signifie pas qu’il faille écarter les autres démarches, elles sont toutes pertinentes.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. De quels moyens disposez-vous pour faire ce travail ?

M. David Boilley. L’association comprend quatre salariés et 250 adhérents. Nous vivons de ventes d’analyses, d’expertises des adhérents et de subventions du ministère en charge de l’écologie et de l’ASN. Jusqu’à il y a peu, nous travaillions pour la région Normandie, nous travaillons pour des départements et quelques mairies.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Dans le cadre de ce travail, quels sont vos rapports avec les exploitants ? J’entends bien que La Hague occupe une place particulière.

M. David Boilley. Nous n’avons pas de rapports directs avec les exploitants. Nous les côtoyons dans le cadre des CLI et dans les groupes où nous siégeons, mais nous n’avons pas de rapports directs en dehors de ces groupes officiels. Les rapports sont toujours assez tendus, il faut se battre pour obtenir les informations. Un réel changement est intervenu après la catastrophe de Tchernobyl, depuis la transformation du Service central de protection contre les rayonnements ionisants (SCPRI) en Office de protection contre les rayonnements ionisants (OPRI). Cela dit, jusqu’à maintenant, il y a eu peu de changements du côté des exploitants.

Par exemple, j’ai participé au groupe de travail du HCTISN sur les problèmes de carbone, ce fut une vraie bataille. Le Haut Comité lui-même s’est plaint du manque de transparence d’EDF Orano sur le sujet. L’ACRO a même créé un site internet spécial intitulé « transparence-nucléaire » ; l’ensemble de la documentation est mis en ligne et pointe les lacunes, l’objectif étant de faire pression.

Par ailleurs, les discours et les présentations des exploitants dans les CLI relèvent de la langue de bois. Les relations avec les exploitants n’ont guère évolué. C’est un problème, et il est heureux que ces groupes institutionnels organisent un dialogue car, hormis ces rencontres, il n’y a pas de contacts.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Je vous pose la même question sur vos rapports avec l’ASN et l’IRSN.

M. David Boilley. La situation est différente car nous sommes invités à participer à différents groupes. Outre les CLI où nous côtoyons les représentants de l’ASN et de l’IRSN, le premier travail de fond que nous avons effectué avec le Groupe radio-écologie Nord-Cotentin a porté sur l’augmentation des leucémies à La Hague où une expertise pluraliste de grande ampleur a été réalisée pendant cinq ans, à la fin des années 1990, par une cinquantaine d’experts dont, pour la première fois, des experts associatifs. Pendant cinq ans, nous avons mené un travail de fond sur les rejets. À cette occasion, nous avons appris à nous connaître, nous avons accédé à l’ensemble des données et des modèles. Ce groupe fut une vraie révolution. Dans la pratique, nous nous sommes mutuellement apprivoisés.

Désormais, nous sommes invités par de nombreuses structures. Par exemple, s’agissant des structures pilotées par l’ASN, nous siégeons aux réunions sur le plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs, au comité directeur pour la gestion de la phase post-accidentelle (PNGMDR), au réseau national de mesures, également à des groupes d’experts, au groupe de réflexion tritium, par exemple. Nous siégeons au comité d’orientation des recherches de l’IRSN et participons à de nombreuses de réunions IRSN dans les CLI. Les relations sont bien plus simples et nous saluons la démarche d’ouverture.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Considérez-vous que l’ASN dispose des moyens de faire correctement son travail eu égard aux nombreuses missions qu’on lui demande et aux nouveaux enjeux : les enjeux de vieillissement des centrales ou les enjeux post-Fukushima ?

M. David Boilley. L’ASN dit elle-même qu’elle n’a pas les moyens de mener à bien sa mission et qu’il lui faudrait davantage de moyens financiers. Je ne suis pas à même de juger si les chiffres qu’elle avance sont ou non pertinents.

Qu’elle ait un pouvoir de sanction nous paraît nécessaire. Elle commence à en avoir un, mais il reste insuffisant, d’autant qu’elle est confrontée au problème des falsifications qui ont eu lieu dans différents pays et à une rupture de confiance. Or, le ciment d’une société réside dans la confiance. Même si les exploitants fournissent des documents, nous ne sommes pas sûrs qu’ils soient corrects. Cela nécessite un changement de pratiques. C’est un défi pour l’ASN et globalement un défi en termes de sûreté.

Nous pensons que l’ASN devrait s’appuyer sur une expertise plus largement pluraliste, de l’IRSN dont c’est le rôle. Pour tout ce qui relève de l’environnement, peut-être pourrait-on imaginer la participation de l’ACRO, d’autres acteurs encore, ou imaginer une montée en puissance parallèle d’une expertise plus citoyenne, qui serait à la fois plus souvent sollicitée et soutenue.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Aujourd’hui, les différents exploitants recourent de plus en plus souvent à la sous-traitance. Les plans prennent-ils cette donnée en compte ?

Lors de son audition après la catastrophe de Fukushima, le directeur de la centrale nucléaire a indiqué que sous-traiter à de nombreuses entreprises posait question. Au moment de la catastrophe, il a été demandé aux sous-traitants de rester dans la centrale pour aider à la mise en place de solutions. Les sous-traitants n’étant plus dans les conditions normales du contrat, ils n’étaient plus obligés de remplir leurs obligations.

M. David Boilley. Nous ne nous sommes pas penchés sur la question de la sous-traitance, mais avant même l’accident de l’EPR, des problèmes se sont posés, comme la trop grande concentration du carbone dans l’acier de la cuve de l’EPR. En raison du recours à la sous-traitance, on a constaté des falsifications et un manque de contrôle. Dès lors que l’exploitant est obligé de déléguer une partie du travail, quel contrôle opérer sur le sous-traitant ? Les mauvaises soudures détectées sur le réacteur EPR de Flamanville soulèvent la question. On relève à la fois un problème de transmission des instructions par EDF au sous-traitant qui a réalisé les soudures et de contrôle des soudures. En temps normal, se posent d’ores et déjà des problèmes patents de contrôle de la sous-traitance et d’articulation entre le donneur d’ordre et le sous-traitant. En cas d’accident grave, la situation serait d’autant plus complexe car on s’est aperçu, à l’occasion d’une intervention des pompiers et de l’armée, que préposés et sous-traitants n’avaient pas les mêmes niveaux de doses ni les mêmes règles. Certains pouvaient se rendre à certains endroits contrairement à d’autres, complexifiant d’autant la situation. J’espère qu’EDF serait en mesure de gérer une catastrophe sans ses sous-traitants. Cela me semblerait une contrainte à lui imposer : EDF devrait pouvoir gérer un réacteur sans ses sous-traitants en cas d’accident.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. En raison de votre proximité géographique et de votre connaissance du sujet, vous avez largement travaillé sur l’usine de retraitement de La Hague. Sur le plan de la sûreté, elle est souvent pointée par les personnes auditionnées comme un élément majeur de vulnérabilité. Quel est votre point de vue et que préconiseriez-vous pour pallier cette difficulté ?

M. David Boilley. Que le stock de matières radioactives issues des réacteurs nucléaires soit concentré dans des piscines non bunkérisées est une source d’inquiétudes qui d’ailleurs n’est pas nouvelle. Suite aux attentats contre les Twin Towers à New York en 2001, la question s’est posée de savoir ce qui se produirait si un avion de même gabarit tombait sur les piscines de La Hague. La réflexion a peu évolué depuis sur le stockage. En outre, se pose l’aspect lié au traitement. Il s’agit de l’étape la plus polluante de toute l’industrie nucléaire française. Les rejets dans l’environnement sont des centaines de fois ce que l’on mesure ailleurs. Certains radio-éléments, comme l’iode 129 que l’on mesure à Gravelines, ne viennent pas de la centrale mais de l’usine de retraitement de La Hague. On trouve du tritium dans la Manche et dans la mer du Nord, à hauteur d’environ 10 becquerels par litre, l’essentiel venant de l’usine de La Hague qui est extrêmement polluante. Aux rejets radioactifs s’ajoutent des rejets chimiques. Cette usine manipule des matières radioactives qu’elle dissout. C’est, de fait, une installation à risques.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Croyez-vous qu’un travail pourrait être entrepris pour limiter davantage encore les rejets ?

M. David Boilley. L’ACRO est favorable pour limiter au mieux les rejets. Pour certains radio-éléments, il existe un verrou technologique. Par exemple, le krypton, qui est un gaz rare, pourrait être enfermé dans des bombonnes à La Hague, mais cela coûterait cher, sans compter que si un avion s’écrasait, le relâchement serait gigantesque. Je ne suis pas donc convaincu que ce soit la meilleure technologie. Le tritium est un isotope radioactif de l’hydrogène. Nous savons le détacher de la molécule, parce que nous vendons du tritium, mais le coût énergétique et financier d’une telle opération serait aberrant.

Pour certains radio-éléments, il existe donc un verrou technologique. Pour d’autres, nous disposons de la technologie, mais le choix politique retenu est de la rejeter. Je pense à l’iode 129 qui restera très longtemps dans l’environnement. La COGEMA, aujourd’hui Orano, a construit une usine au Japon où l’entreprise a installé des filtres à iode. L’usine du Japon n’a pas démarré, puisqu’elle enregistre vingt-quatre ans de retard. Il n’en reste pas moins que nous avons vendu la technologie des filtres à iode à ce pays.

L’iode est très mobile dans l’environnement. Dans le scénario de l’enfouissement, les calculs à long terme montrent que l’iode serait le premier élément pénalisant. C’est donc un choix politique de le rejeter dans la mer plutôt que de l’enfouir. Personnellement, je ne trouve pas ce choix pertinent, il me semble préférable que les éléments dangereux soient confinés plutôt que dispersés. Relevons que les normes de l’usine de Sellafield sur les rejets de carbone 14 sont plus strictes qu’en France.

Pour certains radio-éléments, je pense que des marges de progrès sont possibles ; pour d’autres, il existe des verrous technologiques. Bien sûr, ces progrès revêtent un coût mais, d’une certaine façon, ce n’est pas ce qui arrête ma réflexion.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. De nombreuses questions ont été posées sur le retraitement. Considérez-vous que nous pourrions nous passer du retraitement, ce qui réglerait la question des rejets ?

M. David Boilley. Le retraitement est propre à la France, très peu de pays sur la planète retraitent. Pour répondre à votre question, oui on peut s’en passer. Pour preuve, les États-Unis qui comptent le double de centrales ne retraitent pas ni non plus les pays scandinaves, la Chine, l’Inde ou le Canada. Quant à la Grande-Bretagne, elle a cessé de retraiter.

Quel est l’intérêt du retraitement ? Un groupe du HCTISN travaille sur la sécurité nucléaire. L’idée consiste à remettre à jour le rapport de 2010 du Haut Comité. Selon le bilan, une dizaine de tonnes de plutonium sur 1 200 tonnes de combustibles est recyclée annuellement, soit un pourcentage très faible, moins de 1 %. En termes d’impact sur la gestion des déchets, nous ne récupérons donc que 1 % que nous réutilisons dans les réacteurs. C’est très faible.

Ce plutonium est mélangé à de l’uranium appauvri plutôt qu’à de l’uranium neuf ; nous arrivons à économiser à peu près 10 % d’uranium neuf, seul point positif que je vois au retraitement ; il n’en reste pas moins que c’est peu.

Pour l’industrie nucléaire, plus de 90 % de ce qui est produit par les réacteurs ne sont pas classés « déchets » mais matières dites valorisables et qui ne sont pas valorisées. En fait, c’est « du blanchiment ». Cela permet d’affirmer que l’ensemble des déchets tient dans une piscine olympique et que tout va bien. On pense que la surgénération pourra retraiter le Mox et, bien sûr, on sait retraiter le MOx, mais cela n’excède jamais un tour de recyclage. Il en va de même de l’uranium de retraitement qui, après un passage dans la centrale de Cruas, n’est pas retraité non plus après un tour du cycle.

L’avenir repose sur le rêve de la surgénération, ces réacteurs à sodium liquide qui devraient pouvoir tout consommer. L’idée des surgénérateurs date des années cinquante ; or, aucun ne fonctionne au stade industriel. Imaginez qu’ASTRID – acronyme de l’anglais Advanced Sodium Technological Reactor for Industrial Demonstration – démarre et que l’on parvienne à déployer un parc industriel de surgénérateurs : il se sera passé cent ans entre l’idée le déploiement ! Je ne connais pas beaucoup d’industries qui ont besoin de cent ans de recherche et de développement avant de voir le jour. Personnellement, je ne crois pas à un retraitement à l’infini et d’énergie illimitée par le retraitement. En outre, le réacteur ASTRID est intrinsèquement dangereux. Le refroidissement est assuré par du sodium liquide qui s’enflamme spontanément à l’air et explose dans l’eau. Si un surgénérateur au sodium liquide avait été utilisé à Fukushima, on ne parlerait plus du nord-est du Japon !

Se pose également la question du coefficient de vide positif sur le modèle du réacteur de Tchernobyl. Dans l’hypothèse d’un défaut de refroidissement, la température monte, engendrant un emballement des réactions nucléaires. Les réacteurs français, au contraire, sont à un coefficient de vide négatif. Sans air de refroidissement, la température monte, mais les réactions nucléaires ne se multiplient pas. À coefficient 8 positif, ASTRID s’emballerait comme l’a fait la centrale de Tchernobyl. S’il y avait une bulle d’air et un défaut de refroidissement au sodium, les réactions nucléaires se multiplieraient et dégageraient plus de chaleur. C’est un retour en arrière. Selon moi, ASTRID pose des problèmes de sûreté qui sont insurmontables. C’est pourquoi ce réacteur a au minimum cent ans de retard. Je ne crois pas à un tel système.

En France, Superphénix a été un échec. Au Japon, en vingt-cinq ans, le surgénérateur Monju a fonctionné dix mois et consommé des milliards d’euros.

Si nous ne conservons pas ASTRID, tout s’effondrera comme un château de cartes et tout ce qui était classé matières valorisables deviendra des déchets qu’il faudra gérer. C’est la raison pour laquelle nous sommes placés dans une situation excessivement fragile qui repose sur le mythe de la surgénération. L’ensemble du système doit être repensé.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Aujourd’hui, il n’existe pas de surgénérateurs de type ASTRID ailleurs qu’en France.

M. David Boilley. En Russie, un surgénérateur de ce type a démarré récemment.

M. Jean-Marc Zulesi. Ma question portera sur le transport des matières dangereuses. Cela date déjà d’un certain temps, mais il me semble que vous avez effectué avec quelques difficultés des mesures en novembre 2010 sur le transport de ces matières.

Quel regard portez-vous sur la sûreté et la sécurité du transport de ces matières ? Si vous envisagiez de refaire une campagne de mesures, de quel matériel disposeriez-vous pour réaliser des mesures sur des trains qui passent à vitesse élevée ? Nous savons la difficulté de mener une mesure la plus pertinente possible.

M. David Boilley. Nous avons entrepris deux campagnes de mesures sur les transports, la première en 2010, à laquelle Greenpeace nous avait invités. Greenpeace s’était plus ou moins entendu avec Areva pour que le train ralentisse afin que nous réalisions des mesures ; or, le train n’a pas ralenti. Ce fut un échec, mais l’année suivante, nous avons été invités par l’autorité de sûreté nucléaire dans le terminal de Valognes à intervenir en présence de l’IRSN et de l’ASN. Le train était à l’arrêt, mais une telle occasion ne s’est présentée qu’une seule fois. Il serait pertinent que de tels exercices soient renouvelés. À l’époque, nous avions mis en avant la problématique des neutrons. Je n’étais pas présent, mais la personne qui a réalisé les mesures a voulu étalonner le détecteur à neutrons sur le parking ! Elle trouvait que l’appareil grésillait plus qu’à l’habitude... En fait, le grésillement était lié à la présence du wagon au loin. Les neutrons rayonnent donc d’assez loin et sont détectés. Si le train passe en gare et que l’on est exposé à un temps très court, il n’y a pas de problème, mais s’il y a un incident, ce n’est pas possible. Par exemple, le personnel SNCF qui devait venir intervenir en cas d’incident n’avait pas de dosimètre ni n’était préparé à réparer un train transportant des déchets nucléaires.

M. Jean-Marc Zulesi. Vous souvenez-vous des niveaux enregistrés ?

M. David Boilley. Non, je ne les ai pas en mémoire, d’autant que ce n’est pas moi qui ai fait les mesures, mais vous les trouverez sur notre site internet.

Mme Natalia Pouzyreff. Deux produits seront issus du retraitement : l’uranium de retraitement, actuellement stocké, et le plutonium qui servira à faire du MOx. Que pensez-vous de la production de ce combustible ? Vous pensez que cette matière étant liée à la surgénération, elle ne sera plus valorisable et devra donc être stockée. Quel est votre sentiment sur l’uranium de retraitement, sachant qu’EDF en relancera l’enrichissement ?

M. David Boilley. Le combustible MOx et plus complexe à gérer que le combustible classique dans la mesure où il est chaud beaucoup plus longtemps et impose d’être conservé en surface quatre-vingt-dix ans avant d’être enfoui, contre soixante ans pour le combustible classique. C’est pourquoi EDF prévoit de construire une piscine centralisée pour maintenir le MOx en surface pendant un siècle. Il est plus problématique en termes de gestion. Je ne crois pas à sa réutilisation future. Quand bien même une rupture technologique interviendrait-elle et permettrait de faire la surgénération, il serait plus simple d’avoir des combustibles classiques entreposés plutôt que du MOx. Retraiter aujourd’hui n’avance à rien pour le futur.

Si jamais je me trompais sur l’avenir, que nous connaissions une rupture technologique et que nous ayons gardé les combustibles classiques, nous pourrions très bien engager à ce moment-là leur retraitement.

S’agissant de l’uranium de retraitement, en 2010, à l’époque où le Haut Comité a publié son rapport, 300 tonnes d’uranium étaient envoyées chaque année en Sibérie. Il en revenait 37 tonnes ; le reste, l’uranium de retraitement appauvri, demeurait en Russie. Nous envoyions l’uranium en Russie parce que nous ne pouvions retraiter l’uranium en France. L’usine d’enrichissement a changé et aujourd’hui l’exploitant de l’usine Georges-Besse II prétend qu’il peut réenrichir l’uranium de retraitement. L’annonce est faite, mais je n’en sais pas davantage. De toute façon, il n’y aura qu’un cycle de retraitement. Si, par exemple, nous avons quatre réacteurs qui fonctionnent à l’uranium de retraitement, le combustible de Cruas ne pourra pas être retraité. Cela diminuera le retraitement à La Hague, et il n’y aura pas de retraitement ultérieur. Le principe est celui des vases communicants. Si nous gagnons un peu en économie d’uranium naturel, il y aura moins de MOx. À La Hague, le MOx est surtout utilisé par les réacteurs les plus anciens ; si on devait les arrêter, les débouchés disparaîtraient. Pour des raisons de prolifération, on ne peut accumuler le plutonium car il se dégrade au cours du temps. Si on remplaçait la centrale nucléaire de Fessenheim par l’EPR, les réacteurs qui consomment du MOx ne fonctionneraient plus, remplacés par l’EPR qui n’en consomme pas. Il faudra donc réduire le retraitement.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Pour conserver l’équilibre.

M. David Boilley. Oui, pour conserver l’équilibre du plutonium imposé par les contraintes internationales de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).

Parmi les raisons qui ont poussé à l’arrêt de l’enrichissement en Russie, figuraient des raisons économiques, mais EDF a récemment expliqué dans le cadre du Haut Comité, que les conditions environnementales n’étaient pas réunies en Russie. Si EDF elle-même le reconnaît…

M. le président Paul Christophe. Nous avons auditionné le président de l’ANCCLI, qui a fait état de la modicité des ressources financières des CLI. Ne pensez-vous pas qu’il serait de bon aloi de les augmenter pour réaliser ce qui n’est pas aujourd’hui une obligation mais qui pourrait le devenir, à savoir des mesures indépendantes à l’appui d’associations telles que la vôtre afin d’avoir un suivi dans la durée et des éléments de comparaison tangibles ?

M. David Boilley. Si toutes les CLI commandaient des analyses indépendantes à l’ACRO, je serais ravi. Je ne peux qu’y être favorable ! Pour autant, mon avis n’est pas impartial sur le sujet puisque je suis à la fois juge et partie. Cela dit, c’est une bonne idée !

Dans la mesure où nous siégeons dans nombre de CLI et parce que nous avons travaillé pour des CLI, nous savons que des crédits sont disponibles, que beaucoup d’entre elles n’utilisent pas. Cela dépend donc en grande partie des CLI et des associations qui incitent à leur utilisation. Il en va du Haut Comité comme des CLI : sans la présence des associations, les réunions sont beaucoup plus courtes. Ce sont les syndicalistes, les élus locaux – les élus nationaux se déplacent rarement – et les représentants des associations qui animent les CLI. À La Hague, suite à des problèmes, il est arrivé que l’ensemble des associations se soient retirées de la CLI, qui a épuisé son ordre du jour en moins d’une heure alors que les réunions durent habituellement toute une après-midi.

Ce sont donc les associations qui posent des questions et qui font vivre la CLI. Cela dépend également de la personnalité du président : s’il est réceptif et joue le jeu du dialogue, s’il accepte l’idée de lancer des expertises indépendantes sur différents sujets, la CLI est utile et fonctionne bien. Sinon, quand bien même elle disposerait de plus de crédits, l’argent ne serait pas utilisé.

Nous travaillons depuis plusieurs années avec la CLI de Brennilis. Nous avons même signé un contrat pluriannuel avec le département. Nous accompagnons la CLI dans l’étude du dossier de démantèlement, nous avons mis en place des indicateurs et nous assistons aux réunions techniques. Le partenariat s’inscrit sur le long terme entre l’ACRO, la CLI et les populations que nous rencontrons à l’occasion de réunions publiques régulières. Nous pouvons également l’accompagner sur des dossiers techniques, pas uniquement sur la mesure.

M. le président Paul Christophe. Suite à l’élargissement du périmètre de 10 à 20 kilomètres, l’ensemble des PPI sont revus. Je constate le travail des préfectures, qui ont pris la mesure du problème. Peut-être notre façon de travailler joue-t-elle un rôle d’aiguillon ; en tout cas, un travail de concertation est à l’œuvre avec les différents acteurs, tels que les pompiers, l’éducation nationale, etc. L’ACRO ou d’autres organismes indépendants sont-ils associés à ces travaux en raison de leur expertise ?

M. David Boilley. C’est une grande surprise, mais non, personne ne nous a invités nulle part, et ce malgré le rapport que nous avons produit pour l’ANCCLI.

M. le président Paul Christophe. Les PPI sont en phase d’élaboration, ils seront ensuite présentés. Après la collation de l’ensemble des éléments, peut-être un regard croisé sera-t-il sollicité.

M. David Boilley. Je sais que l’ANCCLI veut travailler sur les PPI suite à leur révision. Elle nous a demandé si nous acceptions d’assister à des réunions de travail. Nous avons accepté mais, pour l’heure, cette invitation n’a pas été concrétisée.

M. le président Paul Christophe. Nous avons partagé divers éléments avec nos amis japonais qui travaillent à ce qui est l’équivalent de la direction de la sécurité civile, notamment sur l’évacuation des populations, les étapes intermédiaires, sur des mesures de radioactivité, des outils, des véhicules, etc. avant d’autoriser les populations à voyager. Un travail considérable de prise de hauteur et de réflexion est nécessaire.

M. David Boilley. Après la publication du rapport, nous avons eu des contacts. Les CLI auraient souhaité dialoguer avec les autorités ; or, j’ai entendu des présidents de CLI dire qu’ils avaient à peine été consultés, soit encore on leur a envoyé le rapport finalisé sur lequel ils devaient émettre un avis. Le dialogue n’a pas eu lieu alors qu’il existait une réelle volonté de travailler ensemble à l’élaboration du plan. Cela n’a pas eu lieu, me semble-t-il.

M. le président Paul Christophe. Le fait d’entrer dans le PPI vous impose un plan communautaire de sauvegarde (PCS), qui suppose de mettre en œuvre une logistique pour l’élaborer et le faire vivre.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous avons constaté que les populations qui vivent autour des centrales, dans leur grande majorité, ne se sentent pas vraiment impliquées par les plans de sécurité. Elles sont peu informées alors que des documents leur sont distribués. Les CLI pourraient-elles intervenir pour que les populations se sentent plus concernées ? Pour ce faire, les CLI ne devraient-elles pas avoir un peu plus de pouvoir ? Il nous a été rapporté que des CLI attendaient parfois longtemps, voire très longtemps, avant d’obtenir les documents demandés à l’exploitant et de pouvoir les étudier.

M. David Boilley. Tout ce qui renforce le contrôle citoyen et la participation des populations est, selon moi, positif. Je ne puis qu’être favorable à un renforcement du pouvoir des CLI et de leur rôle. Si une réflexion devait être engagée sur les PPI ou l’information, les CLI auront un rôle clé à jouer. L’ANCCLI a créé un groupe post-accident, elle réfléchit même à la création d’une CLI post-accident afin de déterminer le type de structures de concertation une fois que la pollution est là et la façon de la gérer à long terme. Peut-être le terme de CLI n’est-il pas approprié s’agissant de la situation post-accident, dans la mesure où les acteurs ne seront pas les mêmes. L’ANCCLI réfléchit aussi sur le sujet. C’est dire qu’un travail de réflexion est mené au sein de l’ANCCLI avec la volonté de mutualiser les expériences. Je pense qu’il y a tout à y gagner.

Si l’on revient aux expériences internationales, depuis l’accident à la centrale nucléaire de Three Mile Island, les États-Unis ont des PPI un peu plus élaborés que les nôtres. Ils imposent de vérifier régulièrement le niveau d’information des populations sous forme de sondages. L’équivalent de la Cour des comptes en France, le Government Accountability Office, a publié un rapport. Il estimait que le PPI américain informait plutôt bien les populations ; toutefois, dès qu’il dépassait la frontière du PPI, les personnes n’étaient plus informées.

La Belgique réalise des campagnes. Je me souviens qu’elle a lancé une campagne d’information sur les accidents et les distributions d’iode. La catastrophe de Fukushima est intervenue un mois avant la diffusion de la publicité, ce qui a donné plus de crédibilité à celle-ci. Le spot télévisé était très humoristique et le site a été largement consulté.

Au Canada, certains sites, qui ne se limitent d’ailleurs pas aux risques nucléaires, sont bien faits. On y trouve les explications pour préparer chez soi le kit à utiliser en cas de catastrophe et de petites plaquettes expliquant aux enfants ce qu’ils doivent faire s’ils sont seuls à la maison et entendent la sirène. Tous les risques, d’une manière générale, sont traités. Pour les Canadiens, cela peut être une tempête de neige…

Une approche globale des différents risques s’adossant à une information sur les différents risques possibles est retenue. Certaines personnes, par exemple, pensent que la centrale est éloignée et estiment que le risque principal réside dans l’usine « Seveso » située à proximité de leur domicile, ce qui les inquiète davantage. Les réflexes de mise à l’abri sont identiques.

Une telle démarche d’information des populations serait utile. Elle s’appuierait sur un site internet dédié, la description d’un kit et de bandes dessinées pour les enfants, que j’ai trouvées pertinentes au Canada.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Seriez-vous favorable à ce que nous donnions un pouvoir d’injonction aux CLI vis-à-vis de l’exploitant ?

M. David Boilley. Oui.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous sommes souvent confrontés au problème de la transparence. S’agissant de la sûreté, on nous a livré des exemples de complexité ; sur la sécurité, n’en parlons pas !

Nous essayons de déterminer la façon de mettre en place la plus grande transparence en associant la population. Les CLI sont le lieu où l’on devrait y parvenir. Il convient d’avoir une réflexion sur le sujet. Nous avons été confrontés à l’ignorance des populations autour de Gravelines qui m’a affolée tant il est vrai que l’ignorance des populations aggrave le risque de sûreté et de sécurité. Les personnes pensent qu’elles partiront en voiture en cas d’accident nucléaire.

M. David Boilley. Elles pensent qu’elles iront chercher leurs enfants à l’école et qu’elles s’en iront. En effet, ce n’est pas le meilleur réflexe.

Pour tout ce qui a trait à l’environnement, l’ensemble des données figurent dans le code de l’environnement et sont transparentes. C’est une obligation européenne. Il suffit de les réclamer pour les obtenir, même s’il faut en faire la demande par lettre recommandée avec accusé de réception. Lorsque nous le faisons, nous mettons toujours la CLI, l’ASN et l’IRSN en copie pour montrer aux exploitants que notre démarche est officielle et pour donner plus de poids à notre demande. Mais j’imagine bien que le citoyen lambda ne connaît pas l’ensemble des arcanes. C’est un vrai problème.

Pour tout ce qui touche à la sûreté, le blocage est patent. La dernière réunion organisée par l’IRSN et l’ANCCLI à laquelle j’aie participé portait sur la piscine centralisée. Nous avons demandé les dossiers d’options de sûreté à EDF, qui nous les a refusés. Les représentants d’EDF sont venus à une réunion publique où des représentants des CLI étaient présents. Sur le transparent qu’ils nous ont montré, il était écrit « À ne pas diffuser, document confidentiel ». Nous leur avons demandé à avoir accès au dossier d’options de sûreté, ce qui nous a été refusé, EDF arguant que ce n’était pas là une obligation. Bien sûr, ensuite, EDF peut fournir une version expurgée des secrets commerciaux et éventuellement des problèmes de sécurité.

Dès lors qu’un dossier est important pour la sûreté et lorsque des choix doivent être faits, peut-être pourrait-on contraindre EDF à produire une version publique.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Selon vous, faudrait-il que nous nous penchions plus particulièrement sur certaines installations ou des centrales qui poseraient plus de problèmes de sûreté et de sécurité que d’autres ? J’ai bien compris que c’était le cas de l’usine de la Hague. En voyez-vous d’autres ?

M. David Boilley. Il y a effectivement l’usine de La Hague. Nous n’avons pas étudié le dossier de sûreté de chacune des centrales. Je pense toutefois que certaines sont plus vulnérables en raison de leur environnement. C’est ainsi que plusieurs installations Seveso sont situées à proximité de la centrale nucléaire de Gravelines. Un accident dans une usine chimique peut compliquer la situation à Gravelines ou réciproquement. Soit encore on trouve une forte densité de population à proximité. En cas d’accident ou d’agression, les conséquences seront plus importantes. Des centrales sont dans des situations plus vulnérables que d’autres non intrinsèquement, mais en raison de l’environnement.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Dans le cadre de vos travaux, avez-vous évalué les risques liés aux changements climatiques, les problèmes qui se poseront suite au réchauffement climatique, aux aléas climatiques et donc à des accidents climatiques plus forts, aux risques d’inondation, de grande sécheresse et d’abaissement de l’étiage des rivières, etc. ?

M. David Boilley. Non, nous n’avons pas travaillé sur le sujet.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. J’ai l’impression que personne n’a entrepris de travaux sur ces questions.

M. David Boilley. Cela fait dix ans que je siège au comité d’orientation des recherches de l’IRSN. De mémoire, nous n’avons jamais évoqué cette question. Le thème pourrait être abordé demain à l’occasion de la réunion du comité qui doit se réunir demain.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous comptons sur vous pour nous apporter la réponse.

M. le président Paul Christophe. Quel est le laps de temps nécessaire ?

M. David Boilley. Un an ou deux. Tout dépend de ce que vous demandez : soit une revue de la littérature existante suffit, soit il est nécessaire de mener des recherches.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Aujourd’hui, nous pensons en termes d’options de sûreté, nous pensons aux risques de séisme, d’inondations… Certains organismes comme l’Institut national de recherche en sciences et technologies pour l’agriculture et l’environnement (IRSTEA) produisent des documents annonçant des pénuries d’eau dans certains cours d’eau. Nous savons que des centrales sont alimentées en eau par des fleuves. S’ils devaient s’assécher ou si l’eau devait se réchauffer, nous risquerions d’être confrontés à des difficultés. Je me rends compte que cette question n’est pas envisagée.

M. David Boilley. L’eau de la Loire sert à l’alimentation de nombreuses villes. En cas d’accident grave, le bassin de la Loire risque de ne plus avoir accès à l’eau potable. Il existe une grande vulnérabilité à cet égard.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Posez la question à l’IRSN, nous comptons sur vous !

M. David Boilley. Lorsque l’IRSN abordera les thèmes susceptibles d’être abordés au cours des prochains comités d’orientation de la recherche, j’évoquerai les impacts liés au changement climatique.

M. le président Paul Christophe. Monsieur le président, je vous remercie de vos explications extrêmement claires. Vous avez la pédagogie qui sied et elles furent plaisantes à entendre. Votre franchise allait de pair !

Mes chers collègues, je vous rappelle le déplacement à Tricastin demain, à la Hague la semaine prochaine et donc à Flamanville. Il est important d’auditionner mais aussi de voir et de mieux comprendre grâce au croisement de ces ensembles de données collectées. Merci à vous. En tout cas, vous y contribuez.


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33.   Seconde audition de M. Pierre-Franck Chevet, président de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) (7 juin 2018)

M. le président Paul Christophe. Nous accueillons aujourd’hui M. Pierre-Franck Chevet, président de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), que nous avions déjà entendu une première fois le 22 février dernier, alors que la commission d’enquête débutait ses travaux. Quatre mois et trente-sept auditions plus tard, nous approchons de la conclusion de notre enquête.

Nous avons lu quantité de documents, nous sommes rendus en France et à l’étranger sur plusieurs sites, dont celui, particulièrement marquant, de Fukushima Daiichi, et avons entendu un nombre important de témoignages, souvent complémentaires, parfois contradictoires.

Dans le but d’approfondir certains points et de tenter une synthèse de ce qu’elle a appris, la commission a éprouvé le besoin de rencontrer à nouveau les acteurs essentiels du nucléaire, au premier rang desquels, bien sûr, l’ASN.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées de déposer sous serment. Elles doivent jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite, monsieur Chevet, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Pierre-Franck Chevet prête serment.)

À ce stade des auditions, je pense qu’il n’est plus nécessaire de commencer par un propos liminaire. Je vais donc donner directement la parole à Mme la rapporteure, qui a une série de questions à vous soumettre. J’inviterai ensuite les autres membres de la commission à vous interroger s’ils le souhaitent.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Les nombreuses auditions auxquelles nous avons procédé nous ont montré à quel point l’ASN était centrale dans ce dossier. Nous avons donc effectivement de nombreuses questions à vous poser.

Concernant tout d’abord la question, souvent évoquée, du prolongement des réacteurs, il apparaît que le conseil d’administration d’EDF a comptablement voté, en 2016, la prolongation de quarante à cinquante ans de tous les réacteurs de 900 MW, à l’exception de ceux de Fessenheim. Nous souhaiterions savoir quel sens vous donnez à cette décision, alors même que l’ASN ne s’est à ce jour pas prononcée sur une telle prolongation. A-t-elle d’ailleurs été saisie de cette question ? Peut-on interpréter cela comme une pression exercée à l’égard de l’Autorité de sûreté nucléaire, à laquelle on entendrait ainsi montrer que le prolongement de la quasi-totalité du parc relève de l’évidence ?

M. Pierre-Franck Chevet. La première demande de principe effectuée à ce propos par EDF auprès de l’ASN et confirmée depuis date de 2009. C’est en cohérence avec cette demande qu’EDF a provisionné la somme correspondante. Bien évidemment, cela ne préjuge en rien de la position que va prendre l’ASN. Je ne le ressens pas comme une pression, dans la mesure où cette mesure est cohérente avec la position exprimée par l’industriel. À l’inverse, nous sommes totalement libres de notre décision. L’instruction est en cours et nous envisageons de prendre une position générale en 2020, laquelle se transformera en prescriptions qui s’imposeront à EDF en 2021.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. J’ignore si cela relève précisément de vos compétences, mais le budget prévu par EDF pour le grand carénage vous paraît-il suffisant pour permettre la prolongation en toute sûreté des réacteurs nucléaires au-delà de quarante ans ?

M. Pierre-Franck Chevet. L’ASN n’a pas vocation à se prononcer sur les budgets, mais uniquement sur les prescriptions techniques à imposer. EDF a estimé les sommes qu’il entendait investir, ce qui est assez logique. Pour autant, cela ne préjuge ni de nos décisions, ni des prescriptions que nous lui adresserons, en fonction desquelles le coût devra être actualisé.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Sans doute avez-vous, comme nous, suivi l’actualité : aujourd’hui, EDF indique, à propos de Fessenheim, se mettre en situation de prolonger les réacteurs jusqu’à la mi-2019, ce qui ne relève absolument pas d’une obligation légale et n’a rien à voir avec le fait notamment que l’EPR puisse ne pas être mis en service à la date prévue. L’ASN a-t-elle été consultée sur cette prolongation ? Qu’en est-il des travaux dont l’ASN avait demandé la réalisation pour la fin 2018 ? Cela concernait principalement la mise en place d’un diesel d’ultime secours. Si l’on prolonge les réacteurs de Fessenheim jusqu’en 2019, l’ASN compte-t-elle imposer cette réalisation ? S’ajoute à cela le fait que si l’on entre dans la logique d’EDF, qui indique attendre le démarrage de l’EPR pour fermer Fessenheim, la situation risque fort de se prolonger. Plus globalement, estimez-vous que les réacteurs de Fessenheim sont aujourd’hui conformes aux normes post-Fukushima ?

M. Pierre-Franck Chevet. Les réacteurs font l’objet d’un réexamen de sûreté tous les dix ans, conformément à la loi de 2006. Dans ce cadre, nous avons été amenés à nous prononcer favorablement, en 2010 et 2012, sur une extension de dix ans, moyennant un certain nombre de réserves. Les réacteurs de Fessenheim sont ainsi autorisés de principe à fonctionner respectivement, en termes de sûreté, jusqu’en 2020 et 2022. Ces autorisations s’accompagnaient d’un certain nombre de prescriptions, concernant notamment le renforcement du radier de Fessenheim, c’est-à-dire du plancher en béton sur lequel est posée l’enceinte de confinement. Ces travaux ont été effectués en 2013-2014. Il reste encore, comme sur les autres tranches, des travaux à mettre en œuvre dans le domaine du post-Fukushima : cela concerne notamment les diesels, qui ne figurent pas, me semble-t-il, dans le calendrier des opérations à effectuer d’ici la fin de l’année. Il va donc falloir que nous examinions dans quelles conditions accepter un retard et quels engagements EDF est prêt à prendre – ou pas – dans ce contexte avant de nous positionner. J’ajoute que cette question d’éventuels retards ou délais supplémentaires pour mettre en place des mesures post-Fukushima se pose pour l’ensemble des réacteurs, dont ceux de Fessenheim.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Concernant les prérogatives de l’ASN, vous souhaitez qu’elles soient élargies, à plus ou moins long terme, à la sécurité. Pourriez-vous nous préciser le périmètre d’extension que vous envisagez ? Dans quels champs l’ASN pourrait-elle prescrire non seulement aux opérateurs, mais aussi aux autorités chargées de la sécurité, des mesures à prendre en matière de tests complémentaires, comme des résistances de parois ou des tests d’explosifs ?

M. Pierre-Franck Chevet. Je souligne que le domaine de la sécurité en général n’est pas « orphelin » en France : il existe actuellement des services en charge de ce sujet. Il ne s’agit donc pas d’une situation d’urgence, comme cela avait pu être le cas en matière de sécurité des sources radioactives, où il n’existait aucun organisme d’État en charge. Ce vide a été comblé par la loi de transition énergétique, qui a confié à l’ASN la mission de veiller à l’aspect sécurité sur les sources radioactives. Nous sommes donc déjà impliqués par ce biais dans les enjeux de sécurité. En revanche, les autres éléments de sécurité, notamment pour les centrales nucléaires, relèvent de la compétence de services de l’État, en l’occurrence le haut fonctionnaire de défense et de sécurité du ministère de l’écologie. Il ne s’agit donc pas d’un sujet orphelin. Je pense toutefois qu’une réorganisation est, à terme, inéluctable, bien que sans urgence, pour plus d’efficience, comme cela est fait à l’étranger. Il s’agirait, selon des modes d’action relativement similaires à ceux que nous déployons déjà – d’où un gain d’efficience – d’effectuer des prescriptions en matière de sécurité, concernant les équipements, les dispositifs de retardement de l’accès, l’intervention des forces de défense propres aux exploitants, afin de vérifier que le système est cohérent. Il faut s’assurer que la résistance intrinsèque des installations et les dispositifs de retardement sont en cohérence avec le fait que, au bout d’un temps donné, les forces locales de sécurité arrivent et interviennent. Tout cela doit faire l’objet d’un encadrement, qui pourrait être effectué, selon la nature des textes, soit par l’État, soit par l’ASN, comme c’est déjà le cas dans le domaine de la sûreté.

Cela suppose également de réaliser un important travail d’inspection, afin d’aller vérifier sur place la façon dont les choses se passent ou ne se passent pas, travail que nous menons déjà dans le cadre de la sûreté. Disposer potentiellement, à terme, d’un double regard de nos inspecteurs à la fois sur les aspects de sûreté et de sécurité apporterait selon nous un « plus » au fonctionnement global de l’État. Il s’agit en fait d’adopter une approche intégrée, à savoir un établissement et un inspecteur pour l’ensemble des éléments à contrôler. Cela constitue à la fois une mesure de simplification pour les exploitants, qui n’ont qu’un seul interlocuteur, mais aussi vis-à-vis de nos concitoyens. Qu’il s’agisse de sûreté ou de sécurité, l’enjeu majeur est en effet la protection des personnes et de l’environnement. Être en capacité de parler d’une seule voix pour rendre compte de la manière dont les choses se passent me paraît important.

Je rappelle que nous gérons actuellement le volet de la sûreté, mais aussi les problèmes de radioprotection, de protection des personnes et de l’environnement, et l’inspection du travail dans les centrales nucléaires.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous avons abordé cette question avec les autorités chargées aujourd’hui de la sécurité – opérateurs, ministère, secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale – qui se sont toutes montrées plutôt réticentes à l’idée d’une intervention de l’ASN dans le champ de la sécurité, en faisant valoir que l’écosystème qu’elles forment se trouverait déstabilisé et que le fonctionnement de l’ASN s’en ressentirait également, notamment parce que les personnels chargés de la sûreté doivent travailler dans la transparence totale, alors que les personnels chargés de la sécurité sont contraints par le secret de la défense nationale. Que répondez-vous à ces arguments ? Dans quelle proportion des agents de l’ASN sont-ils déjà habilités au secret défense ?

Nous avons été témoins, à Gravelines, d’une inspection de l’ASN et de sa restitution, lors desquelles avaient été abordés des sujets de sécurité : nous avons, à titre d’observateurs, trouvé cela très intéressant. Nous allons donc plutôt dans votre sens. Il existe toutefois, comme je viens de l’indiquer, des objections fortes.

M. Pierre-Franck Chevet. De très nombreuses personnes sont, au sein de l’ASN, habilitées secret défense. Cela concerne notamment toutes les personnes travaillant sur la sécurité des sources radioactives. Je souligne au passage que l’objection que vous avez mentionnée pourrait s’entendre à ce propos ; de fait, il n’y a pas de sujet. Nous avons l’habitude de gérer différentes formes de secret, dont le secret industriel et commercial. D’autres indications figurant dans les rapports de sûreté, y compris celles liées potentiellement aux actes de malveillance, méritent également de ne pas être divulguées. Cela s’impose à nous et nous semble normal. Je n’ai aucun problème de principe à expliquer à toute personne extérieure que certaines données ne sont pas accessibles, afin d’éviter des problèmes éventuels et protéger les personnes et l’environnement. En général, ce discours est totalement entendu par l’ensemble des parties prenantes.

À l’inverse, je pense important, sur ces sujets, que les autorités en charge soient challengées, y compris par le Parlement. Dans cette optique, il m’apparaît que l’idée d’une instance ad hoc du Parlement, composée de parlementaires habilités à en connaître, serait vraiment la bienvenue et permettrait d’aller plus loin dans les discussions et de challenger les autorités sur les dispositions mises en place.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. La programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) n’est pas l’objet de cette commission d’enquête ; pour autant, il est inévitable que les sujets se recoupent. EDF estime dorénavant que ses réacteurs pourraient faire du suivi de charge pour s’adapter aux variabilités des énergies renouvelables, donc être un complément de celles-ci. En conséquence, cela conduirait à réduire assez fréquemment la puissance des réacteurs lorsque davantage d’électricité serait produite par les renouvelables, puis à l’augmenter, en soirée par exemple. Cela impliquerait, à un rythme assez soutenu, une succession de baisses et de remontées en puissance. Cette idée, dont EDF semble vouloir faire un pilier de la PPE, a-t-elle été expertisée, en termes de sûreté, par l’ASN ? Si non, ne pensez-vous pas nécessaire que l’État demande à l’ASN et à l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) de procéder à cette expertise avant d’en faire un principe ? S’il est normal de pouvoir moduler la puissance d’un réacteur, la spécificité viendrait ici de la fréquence élevée des variations.

M. Pierre-Franck Chevet. Le suivi de charge est déjà autorisé, avec des limites. J’ai cru comprendre qu’EDF pensait pouvoir aller plus loin, avec des amplitudes sans doute plus fortes et plus rapides. Nous n’avons toutefois pas reçu le dossier de sûreté correspondant. Certaines pratiques sont autorisées, mais avec des limites, y compris en termes de fatigue plus rapide du combustible. Il peut également y avoir des enjeux de sûreté à faire ce genre de variations. Nous sommes tout à fait disposés à examiner un tel dossier ; encore faudrait-il que nous l’ayons.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Pourriez-vous nous rappeler en quoi consiste la procédure d’examen d’un dossier de sûreté et quel en est le délai ?

M. Pierre-Franck Chevet. Tout dépend de l’ampleur de la question posée. Généralement, pour un dossier relativement compliqué, cela se compte en années. Ne disposant pas des éléments concernant la demande d’EDF, je ne peux me prononcer quant au délai nécessaire à l’examen de ce dossier précis.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Il est également difficile pour nous de prendre des décisions si nous n’avons pas les éléments nécessaires.

Vous avez dit à de nombreuses reprises que vous souhaitiez que l’État se dote de marges d’approvisionnement énergétique importantes, pour ne pas vous retrouver, en cas d’anomalie générique susceptible de toucher un nombre important de réacteurs, devant l’obligation de choisir entre la sûreté et l’alimentation du pays. Il s’agit évidemment d’une préoccupation que nous partageons tous. Pouvez-vous décrire le type de mesure qui vous semblerait à même de répondre à cette demande ? Selon vous, cette marge de sécurité devrait correspondre à la puissance de combien de réacteurs ?

M. Pierre-Franck Chevet. J’ai déjà été amené à expliquer, y compris lors du débat qui a précédé la loi de transition énergétique pour la croissance verte, que l’ASN pouvait se trouver en situation, parce que le parc est générique et homogène, de devoir faire face à une anomalie touchant simultanément plusieurs réacteurs et nous conduisant, pour des raisons de sûreté, à en demander l’arrêt. J’avais alors donné un ordre de grandeur d’une dizaine de réacteurs. À l’époque, en 2013, un avis écrit et public avait été produit par l’ASN à ce sujet. C’était alors l’expression d’une possibilité réelle que ce phénomène puisse se produire. Or il se trouve que cette possibilité s’est avérée pendant l’hiver 2016-2017, puisque nous avons été amenés à arrêter douze réacteurs, sur une période de trois mois, pour des problèmes suspectés d’excès de carbone dans certains générateurs de vapeur, qu’il fallait donc aller contrôler. Le réseau a ainsi été sous très forte pression jusqu’en février 2017. Cela s’est plutôt relativement bien passé, mais s’est joué à un ou deux degrés d’écart de température, ce qui n’est pas très confortable. Il n’est pas exclu que ce type d’événement se reproduise. Nous souhaitons donc que les politiques en tiennent compte dans leurs politiques énergétiques, afin que l’on dispose de marges dans le système électrique.

Il ne m’appartient pas, en tant qu’autorité indépendante, de répondre à l’autre volet de votre question. Ayant quelques connaissances dans ce domaine, je puis simplement vous indiquer que cela pourrait se faire par exemple en cherchant vers les effacements de consommation ou vers d’autres formes de production, y compris en passant par des réservations de capacité à l’étranger.

Cette situation est la conséquence de la standardisation du parc, qui a par ailleurs été plutôt une très bonne chose en matière de sûreté, puisque dès lors qu’une anomalie est découverte tôt, il est relativement simple de mettre au point la réparation appropriée et de la déployer. Cela présente donc un réel intérêt pour la sûreté, à condition que les anomalies soient détectées précocement, ce que nous nous attachons à faire, sans toutefois pouvoir le garantir. J’en veux pour preuve le problème rencontré voici deux ans sur les générateurs de vapeur.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Lors de l’une de nos auditions, il nous a été indiqué que des incidents de niveau 2 sur l’échelle INES s’étaient produits, concernant des anomalies génériques. Or cela n’a été comptabilisé à chaque fois que comme un cas isolé, malgré le grand nombre de réacteurs potentiellement concernés, dans le cadre d’un parc standardisé. Cette manière de comptabiliser n’a-t-elle pas pour conséquence de donner une image faussement rassurante de la sûreté des installations ? En effet, on ne voit qu’un seul incident, qui est en réalité susceptible d’être démultiplié.

M. Pierre-Franck Chevet. Nous ne faisons pas dans la « bâtonite » en termes de comptage d’incidents. Nous rendons compte de chaque anomalie, en fournissant la liste des réacteurs concernés. Toutes ces données sont publiques. La manière de comptabiliser peut être discutée, mais cela ne change absolument rien à la rigueur de notre action, ni à l’information donnée au public.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Tout le monde devrait lire l’intégralité des rapports de l’ASN, mais il se trouve que si l’on ne consulte que le résumé, on constate par exemple que quatre incidents de niveau INES 2 ont eu lieu telle année, ce qui ne tient pas compte de cette notion d’anomalie générique.

M. Pierre-Franck Chevet. Nous précisons qu’il s’agit d’incidents génériques. Je rappelle par ailleurs que nous avons en France, par rapport à nos homologues étrangers, une pratique de comptabilisation des incidents très large. Nous recensons par exemple plus d’une centaine d’incidents de niveau 1 par an, soit deux par semaine environ, alors que certains pays voisins n’en comptabilisent qu’un par an.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous n’avons aucun doute quant à l’importance d’une autorité transparente et indépendante.

Lors des auditions, est également intervenue la notion d’exclusion de rupture. Je rappelle qu’il s’agit de considérer qu’une pièce ne peut pas rompre et qu’aucun accident ne peut donc se produire à cet endroit. Partant de ce présupposé, on n’envisage pas les conséquences d’une éventuelle rupture ou d’un potentiel accident, puisque, dans cette logique, il est impossible que cela survienne. Or nous avons été confrontés à ce problème avec la chute du générateur de vapeur de Paluel 2. Nous avons eu accès au rapport du cabinet Apteis – Analyse pluridisciplinaire du travail, études et interventions sociales – qui a notamment pointé la totale impréparation face à cet incident, due précisément à l’idée que celui-ci n’était pas possible. Est-il par conséquent pertinent de conserver cette notion d’exclusion de rupture ? Les soudures de l’EPR entraient par exemple dans cette catégorie ; or il apparaît que le dispositif n’est pas infaillible et qu’il va falloir changer les procédures à la lumière de cette donnée. À une période où vous indiquez vous-même que l’on ne peut totalement exclure la possibilité de survenue d’un accident grave, l’idée de l’exclusion de rupture vous semble-t-elle devoir être conservée ?

M. Pierre-Franck Chevet. Il s’agit d’un sujet compliqué, qui a été longuement débattu. Lorsque l’on postule qu’une tuyauterie ou un composant ne peut pas rompre, la contrepartie est la qualité même des matériaux utilisés. Or il se trouve que, concernant par exemple les soudures du circuit secondaire de l’EPR, la qualité n’est pas celle attendue.

L’une des conséquences de cette notion est que dès lors que l’on ne suppose pas qu’un élément peut rompre, certains dispositifs ne sont pas mis en œuvre : pour une tuyauterie par exemple, l’exclusion de rupture conduit à ce que l’on ne place pas, autour de cette tuyauterie, les dispositifs anti-débattements permettant de limiter, lorsque le système casse, le débattement de la tuyauterie sous l’effet de la pression, susceptible d’impacter les murs ou d’autres tuyauteries. Ces moyens additionnels ne sont ainsi pas présents sur les circuits secondaires de l’EPR de Flamanville. À l’inverse, cela présente un intérêt, qui peut motiver l’exclusion de rupture : comme les tuyauteries ne sont pas entourées de ces dispositifs, le contrôle en service peut être effectué beaucoup plus simplement et efficacement.

Il y a là un arbitrage à effectuer en termes de sûreté. Cela a été débattu dans le cadre de l’EPR notamment, mais l’exclusion de rupture s’applique aussi à des composants présents dans les réacteurs existants. Les cuves de réacteurs, tout comme les générateurs de vapeur, font par exemple partie des éléments non ruptibles. Le problème avec l’EPR est que la principale contrepartie de l’exclusion de rupture, à savoir la qualité sans faille du matériau, n’est pour l’instant apparemment pas respectée.

M. le président Paul Christophe. Nous avons été interpellés par le fait qu’à partir du moment où l’on considère toute rupture impossible, aucun process identifié n’est mis en place pour y faire face, dans l’éventualité où l’impossible se produirait. À Paluel, on considérait par exemple que le générateur de vapeur ne pouvait pas tomber : cela s’est pourtant produit. Que faire ? Rien n’a été prévu, aucun référentiel n’a été imaginé pour faire face à cette situation, en raison précisément de l’exclusion de rupture. Or notre visite au Japon nous a montré que rien ne devait être considéré comme impossible. Nous souhaiterions avoir votre point de vue sur cette question.

M. Pierre-Franck Chevet. Il n’est pas tout à fait exact de dire que rien n’est prévu. En réalité, dans les conceptions, notamment modernes, toutes les situations dites « de dimensionnement » ont été envisagées, en y ajoutant un volet « accident grave ». Cela permet d’avoir une forme de rattrapage par rapport aux éléments non pris en compte dans le dimensionnement strict. Cette démarche fait notamment suite à l’accident de Fukushima. Cela nous a permis de définir les moyens complémentaires à mettre en œuvre, en « imaginant linimaginable ».

Vous citiez l’exemple du générateur de vapeur de Paluel 2 : il se trouve que, la veille de cet incident, se tenait une réunion de groupe d’experts placés auprès de l’ASN pour discuter de la possibilité ou non d’une chute dans cette zone. Nous pensions, tout comme l’IRSN, qu’il fallait prendre en compte la chute, alors que l’exploitant concerné estimait le contraire. Tout cela doit se discuter. Il est clair que ce genre de situation doit conduire à revenir sur la doctrine, à tout vérifier à nouveau. En tout état de cause, l’exclusion de rupture doit être examinée au cas par cas, en essayant d’imaginer des situations allant au-delà du dimensionnement normal des installations. Cela fera partie du retour d’expérience.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Dans le rapport Apteis sur l’incident de Paluel, il est interpellant de constater que l’événement n’était tellement pas envisagé qu’aucune alarme ne s’est déclenchée lorsque le générateur est tombé. Évidemment, le bruit a alerté, mais si un problème moins visible survenait, la question se poserait. Rien n’était prévu dans le référentiel pour faire face à cette éventualité.

Lorsque l’on repère des défauts sur des pièces supposées en exclusion de rupture, la réponse ne devrait-elle pas être de tout arrêter immédiatement ? Ce n’est a priori pas la voie suivie pour l’EPR.

M. Pierre-Franck Chevet. Les contrôles ont été effectués par EDF. Il existe en réalité deux sujets distincts sur les soudures des circuits secondaires de l’EPR. Le premier concerne le fait que la matière constituant ces soudures ne possède pas les caractéristiques mécaniques attendues. Cela est dû au fait que la qualité attendue n’a pas été prescrite au fournisseur : une erreur a donc été commise à ce niveau par Areva, donc par Framatome, qui n’a pas indiqué cette donnée à ses prestataires.

Le second sujet est qu’une fois les soudures effectuées sur les circuits secondaires, des contrôles de fabrication doivent être réalisés sous la responsabilité de Framatome. Or ces contrôles n’ont pas mis le défaut en évidence, ce qui explique que les soudures aient continué à être faites. Ce sont de nouvelles vérifications, effectuées par la suite par EDF pour étalonner ses propres contrôles futurs, qui ont permis de déceler les défauts.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Les défauts ont-ils été détectés avant le montage ou alors que tout était déjà en place ?

M. Pierre-Franck Chevet. Tout était déjà monté. EDF a alors pris la décision qui s’imposait et décidé de vérifier à nouveau toutes les soudures. La procédure est en cours et nous en attendons le bilan global de façon imminente. D’après les indications dont nous disposons, environ 35 % des soudures présenteraient des défauts. L’ASN a été amenée à faire une inspection dans la semaine qui a suivi la mise en évidence de défauts par EDF, car le fait que les contrôles de fin de fabrication n’aient pas détecté le défaut témoigne d’un dysfonctionnement. Les conclusions de cette inspection sont en ligne. Nous avons ainsi pointé clairement un défaut de surveillance des prestations faites, notamment en matière de contrôle non destructif. Cela vise essentiellement Areva et EDF, qui auraient dû être présents pour regarder la manière dont tout cela était effectué. Visiblement, les conditions d’intervention se caractérisaient en outre par des contraintes de délai, ce qui pourrait expliquer que les premiers contrôles n’aient pas été efficaces. Nous avons refait une inspection la semaine dernière autour de cette question de la qualité de contrôle. L’affaire est en cours. J’attends les résultats. Les discussions avec EDF et Framatome dureront ensuite quelques semaines, avant que nous puissions tracer ou pas un chemin sur la résolution de ce problème.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Qu’entendez-vous exactement par « tracer un chemin ou pas » ?

M. Pierre-Franck Chevet. Cela signifie que je ne connais pas la conclusion de ces discussions sur les deux sujets précédemment mentionnés. De manière à peu près évidente, il va falloir réparer les défauts de soudure. Cela ne résoudra pas pour autant le premier sujet, dans la mesure où les caractéristiques mécaniques du matériau lui-même, y compris en l’absence de défaut, ne sont pas conformes à l’attendu.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous sommes allés hier visiter le chantier de l’EPR et avons pu en mesurer l’ampleur, ainsi que le poids économique et politique, dans la mesure où cette installation est censée être la tête de pont de toutes les futures générations éventuelles de réacteurs EPR. Peu de temps avant de rendre votre décision sur la validité de la cuve de l’EPR, vous aviez répondu en 2017 à une journaliste qui vous demandait si vous subissiez des pressions : « Oui, énormément ». Je ne détaillerai pas ici la nature des pressions que vous pouvez subir. J’ai tendance à penser que quand bien même vous ne seriez l’objet d’aucune pression directe, le seul fait de connaître le poids des enjeux économiques pour la région et les enjeux industriels et financiers énormes que cela représente pour l’avenir de la filière constitue en soi un élément de pression. Cette pression très forte vous permet-elle d’avoir la sérénité nécessaire pour prendre des décisions ? La qualité des matériaux étant en cause, cela signifie qu’il faudrait soit recommencer la totalité du processus, soit arrêter là. Une décision d’arrêt aurait des conséquences terribles. Avez-vous aujourd’hui la capacité de prendre des décisions en faisant abstraction de ces enjeux énormes ?

M. Pierre-Franck Chevet. Je ne me souviens pas avoir répondu cela. La principale pression à laquelle nous sommes soumis n’est pas tant la pression économique que celle qui s’impose à nous pour protéger les personnes et l’environnement : seule nous importe la qualité de la décision technique. On peut parler du prix du réacteur de Fukushima : mais en réalité, l’enjeu n’est pas là. Le véritable enjeu est la catastrophe et ses conséquences. Notre seule mission est là : l’ASN n’est en charge ni du volet financier, ni de la politique énergétique. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous avons été fondés en autorité indépendante. Je ne prétends pas que le métier est facile tous les jours, dans la mesure où les décisions que nous prenons sont liées à des enjeux extrêmement lourds de protection des personnes. La décision que nous avons prise par exemple relativement à la cuve de l’EPR était très compliquée. Les réactions ont d’ailleurs été diverses : nous avons entendu de nombreuses critiques de la part des associations de protection de l’environnement, mais aussi de la part des exploitants, en particulier d’EDF. Nous faisons notre métier. Il est normal qu’EDF ait sa vision du nucléaire, tout comme il est normal que des associations de protection de l’environnement expriment un autre point de vue. Chacun est dans son rôle. Nous remplissons le nôtre et raisonnons, en tant qu’autorité indépendante, dans un autre champ, qui est le seul qui nous importe, à savoir celui de la protection des personnes et de l’environnement.

Comment procédons-nous pour traiter au mieux ces enjeux de sûreté ? Nous travaillons en étroite collaboration avec l’IRSN, qui compte 500 personnes, venant s’ajouter aux 500 collaborateurs de l’ASN. Sur les dossiers importants, nous nous adjoignons les services de groupes d’experts, qui nous donnent leur avis, avant que nous ne prenions une décision. Je précise que nos grandes décisions sont par ailleurs soumises à consultation du public. Au terme de ce processus, les décisions sont prises in fine par le collège de l’ASN, composé de cinq membres, dont moi. Ce travail partenarial, faisant intervenir de nombreux experts, fait la robustesse de notre système et nous permet de prendre des décisions en toute sérénité, sur le volet de la sûreté qui nous incombe.

M. Pierre Cordier. Vous arrive-t-il, dans le cadre des discussions menées au sein de l’ASN, d’avoir des divergences ? Comment parvenez-vous alors à effectuer finalement une synthèse, qui ne saurait être contradictoire ?

M. Pierre-Franck Chevet. Toutes les positions sont invitées à s’exprimer. Nous auditionnons tout le monde, y compris les exploitants, qui effectuent leurs propres analyses et formulent les premières propositions. Ensuite, nos experts font leur travail, puis le collège de l’ASN prend ses décisions, sur la base de tous les éléments fournis. Toutes les décisions doivent faire l’objet d’un consensus complet au sein de notre collège. La contrepartie est que tant que l’un des cinq membres n’est pas convaincu du bien-fondé de la décision envisagée, nous poursuivons la discussion jusqu’à ce que nous parvenions à un accord de tous. Chacune de nos décisions fait l’objet d’un acte signé par les cinq membres du collège. Ce temps de discussion apporte une forme de garantie quant à la décision elle-même.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Lors de nos auditions, d’aucuns ont déploré, concernant les collèges d’experts travaillant auprès de l’ASN, que tous les experts les composant aient globalement des profils assez similaires et ont regretté que ces groupes ne comptent pas de personnes ayant des parcours et des profils différents, ce qui permettrait d’apporter une pluralité de vision bienvenue. Il nous a été expliqué que cela pouvait être dû au fait que les experts sollicités ne sont aujourd’hui pas payés, mais seulement indemnisés des frais engagés. Quand on voit le travail qui leur est demandé et le temps nécessaire pour l’accomplir, il n’apparaît pas complètement illégitime de penser qu’ils pourraient être rémunérés, ce qui permettrait de ne pas se limiter aux seules personnes qui peuvent se permettre, parce qu’elles sont par exemple retraitées et disposent du temps nécessaire, d’entrer dans de telles démarches. Cela permettrait peut-être d’attirer d’autres experts. Qu’en pensez-vous ?

M. Pierre-Franck Chevet. Être expert suppose de travailler sur les sujets concernés.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Ou d’y avoir travaillé.

M. Pierre-Franck Chevet. Effectivement. Sur le sujet de la sûreté nucléaire ou de la radioprotection par exemple, le nombre des personnes compétentes est relativement limité. Nous avons toutefois, voici trois ou quatre ans, ouvert ces groupes à la société civile, en lançant des appels d’offres visant à recruter des experts hors du champ habituel. Nous avons reçu quelques candidatures, dont certaines ont été incorporées dans nos groupes d’experts. Leur contribution est, de mon point de vue, tout à fait positive, car ces personnes apportent une autre vision des choses.

Nous disposons en outre d’un autre vivier, qui est celui des experts étrangers. La langue de travail ou la distance constituent toutefois des problèmes majeurs dans ce contexte. Les Canadiens sont de bons candidats, mais loin géographiquement, ce qui complique les choses. Nous faisons appel à des experts belges, suisses ou allemands, qui siègent dans nos groupes permanents. Cela permet d’enrichir considérablement la contribution de ces groupes à notre prise de décision.

Le principal problème ne réside pas tant selon moi dans la rémunération que dans le fait de trouver des personnes capables de contribuer à ces débats d’experts, extrêmement techniques. Le vivier est très limité.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Concernant l’EPR, vous venez de nous indiquer que des discussions étaient en cours avec l’exploitant sur ces questions de soudures. Pouvez-vous néanmoins évaluer l’ordre de grandeur du retard que pourrait prendre le chantier ?

M. Pierre-Franck Chevet. Le calendrier de l’EPR n’est pas mon sujet : l’important pour moi est que la sûreté soit assurée. Les défauts de soudure identifiés devront être réparés. J’ai le sentiment que cela pourrait prendre quelques mois de travail. Je n’ai pas dit que c’est la fin de ce qu’on demanderait. Mais nous n’avons pas fini la discussion et d’autres questions se posent…

M. Pierre Cordier. J’ai écouté vos propos avec beaucoup d’attention. Je suis président d’une commission locale d’information (CLI) de centrale nucléaire dans les Ardennes. À chaque réunion de la CLI, un agent de l’ASN est présent et nous éclaire de ses lumières : je tiens donc à vous remercier et à saluer le travail de vos collaborateurs, qui viennent sur le terrain et que l’on peut interroger en toute transparence.

J’ai été surpris par la question de l’exclusion de rupture et cette perception d’un risque zéro, ayant pour conséquence qu’aucune procédure ne soit prévue pour faire face à un éventuel problème. Cela m’interpelle et je pense qu’il serait souhaitable à l’avenir de remettre en cause cet élément, dans la mesure où il apparaît que le risque zéro n’existe pas, dans le nucléaire comme dans tout autre sujet.

Concernant les anomalies génériques, je pense que le fait qu’un incident se produise, lié à un défaut sur une pièce, devrait conduire systématiquement à ce qu’une vérification soit effectuée sur toutes les autres sites, afin que le même incident ne se reproduise pas.

M. Pierre-Franck Chevet. Tous les incidents constatés sont rendus publics, y compris lorsque la même anomalie est repérée sur plusieurs centrales. Bien évidemment, le retour d’expérience conduit à ce qu’en cas de détection d’un problème, des vérifications soient immédiatement effectuées sur les autres installations potentiellement concernées. C’est d’autant plus important dans un parc standardisé comme celui dont nous disposons en France, dans la mesure où, lorsqu’une anomalie est détectée quelque part, la probabilité est forte qu’elle se retrouve ailleurs. Je signale qu’en France les seuils de signalement des anomalies sont très bas comparés à ceux de nos voisins : nous avons volontairement, au nom de l’importance du retour d’expérience, mis la barre très bas en termes de signalement, donc de traitement, des anomalies. Il s’agit, je pense, du dispositif le plus rigoureux au monde.

Concernant l’exclusion de rupture, il est toujours important de débattre de ce genre de sujet. Nous n’avons pas en tête, ce faisant, le risque zéro. Dans les accidents graves étudiés à l’origine, lorsqu’un design est approuvé et une installation mise en service, la rupture de deux des quatre circuits secondaires est par exemple prise en compte et l’on vérifie que cela ne produirait pas de conséquence inacceptable. Il ne s’agit donc pas d’un no mans land complet. Cela est pris en considération soit dans le dimensionnement classique, soit dans le volet « accident grave », ce qui donne lieu à des débats techniques.

M. Pierre Cordier. Ce qu’évoquait Mme la rapporteure précédemment est, me semble-t-il, en contradiction avec vos propos, puisqu’en l’occurrence l’incident cité ne correspondait à aucune procédure, aucun protocole préalablement établis.

M. Pierre-Franck Chevet. Il existe, comme je vous l’expliquais, des procédures « accident grave », correspondant à des situations dans lesquelles des alarmes se déclenchent, c’est-à-dire lorsqu’il y a de la radioactivité. S’il y avait eu de telles conséquences à Paluel, les alarmes prévues à cet effet auraient retenti et l’on serait entré automatiquement dans une séquence d’accident faisant l’objet de procédures très précises. Fort heureusement, il n’y a pas eu, en l’occurrence, de conséquences de ce genre.

Mme Bérangère Abba. Je m’intéresse plus particulièrement, dans le champ du nucléaire, à la question de la gestion des déchets radioactifs, notamment des déchets ultimes. Il est ici question, évidemment, du projet de centre industriel de stockage géologique (Cigéo), à propos duquel vous avez rendu des conclusions assez récemment. On s’inscrit là dans un temps très long, de plusieurs milliers d’années, donc dans une forme de gestion des incertitudes, puisque les scientifiques reconnaissent agir en s’appuyant davantage sur un faisceau de connaissances et d’indices que sur des certitudes. Quid, dans ce contexte, de la question de la réversibilité, qui constitue un critère de sûreté, au-delà de l’acceptabilité de ce projet ? Si un incident se produisait, il faudrait autant de temps pour intervenir qu’il n’en a fallu pour stocker ces déchets. Avez-vous étudié ces scénarios dans des temps très longs ?

De la même façon, les autorisations qui seront données engagent évidemment bien au-delà des experts que vous représentez aujourd’hui. Comment abordez-vous cette question éthique de la transmission de l’information et des compétences dans la durée ?

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Il nous a en effet été dit, lorsque nous nous sommes rendus à l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra), qu’il faudrait, pour retirer un colis posant problème, retirer préalablement tous ceux qui auraient été entreposés après lui. Il faudrait donc autant de temps pour retirer les colis que pour les mettre. Si l’on a par exemple entreposé des colis pendant trente ans, il faudrait trente ans pour les retirer. Même en l’absence de problème, si une décision politique d’arrêt de Cigéo intervenait, quelle qu’en soit la raison, il faudrait énormément de temps pour extraire tous les colis. L’expression de « réversibilité politique » a ainsi été employée, par opposition à une réversibilité concrète. Il s’agit d’un sujet important, dans la mesure où nos décisions vont se fonder sur l’existence d’une réversibilité.

Il nous a également été indiqué que l’un des problèmes résidait dans le fait que le laboratoire n’avait pas procédé à des expertises sur le site où les déchets allaient être stockés. Cela signifie que l’on n’est donc pas à l’abri de découvrir, lors du début des travaux sur le site, un certain nombre de problèmes insoupçonnés. Cela a-t-il été envisagé ?

M. Pierre-Franck Chevet. Les déchets auxquels vous faites référence sont les plus nocifs. Leur durée de vie est de l’ordre de 100 000 ans. La phase d’exploitation de Cigéo s’inscrit dans un ordre de grandeur totalement différent, à taille industrielle et quasiment humaine, c’est-à-dire de 100 à 200 ans. Une durée de plusieurs milliers d’années implique qu’aucune disposition classique, telle que l’entreposage à sec ou le stockage en subsurface, n’est pertinente, car toutes s’appuient sur des matériaux – bétons, aciers – dont personne n’est capable de démontrer la tenue à des horizons de 100 000 ans. Le seul moyen trouvé est de faire confiance aux qualités géologiques du terrain, dont la stabilité s’inscrit, elle, dans de tels horizons temporels.

Concernant la réversibilité, l’une des remarques récurrentes est de considérer que la science va peut-être trouver, dans les cent prochaines années, un procédé plus intelligent. Il s’agit là d’une remarque pertinente. La réponse n’est toutefois pas certaine ; d’où la conclusion, qui figure dans la loi, selon laquelle s’imposent d’une part la récupérabilité, pour être en mesure de récupérer des colis si l’on trouvait une autre solution ou sur incident, d’autre part l’adaptabilité, dans le cas où des décisions politiques viseraient par exemple à ne plus faire de retraitement et à stocker par conséquent non plus de la matière radioactive autour de laquelle des verres ont été coulés, mais des déchets d’une autre nature, sous forme de combustibles usés en l’état, dans des emballages. Le législateur a considéré qu’il était important de déployer une solution réversible afin que, si une meilleure solution était éventuellement trouvée ultérieurement, elle puisse être mise en œuvre.

Le principe de Cigéo est le suivant : un puits d’accès dessert plusieurs galeries, de tailles différentes selon les objets entreposés. Pour les déchets de moyenne activité, qui ne sont pas les plus nocifs, ces galeries ont globalement une dizaine de mètres de diamètre, alors que pour les déchets de haute activité à vie longue, elles mesurent environ 80 centimètres de diamètre et plusieurs de dizaines de mètres de long. Si l’on veut par conséquent récupérer le premier colis stocké, il faudra un temps quasiment équivalent à celui qu’il aura fallu pour tout entreposer. Dans la mesure où plusieurs galeries sont prévues, il ne faudrait toutefois pas tout déstocker, mais seulement la galerie contenant le colis en question.

La réversibilité est politique dans la mesure où elle émane d’une question d’ordre politique, mais doit aussi pouvoir se matérialiser techniquement. Lorsque les galeries sont pleines, le fait de les fermer en coulant plusieurs dizaines de mètres de béton complique par exemple cette réversibilité. La question est donc de savoir quel type de « bouchon » installer, sachant qu’il doit être suffisamment résistant pour éviter les interférences entre les différents chantiers et la galerie concernée, mais pas trop non plus afin qu’il puisse être éventuellement démonté si on l’estime un jour nécessaire. Tout cela a été indiqué dans la loi. Encore faut-il maintenant, techniquement, trouver le bon réglage.

Je suis en outre quelque peu surpris d’entendre qu’aucun test n’aurait été réalisé sur site, puisque l’idée était au contraire de tester la zone. Dans un avis rendu public en janvier dernier, nous insistions notamment sur le fait que la géologie locale s’avérait, au regard des nombreuses investigations effectuées, particulièrement bonne. Cela n’empêche pas la survenue éventuelle d’une mauvaise surprise un jour, très localement ; mais il est confirmé que la géologie globale de l’endroit est adaptée aux caractères requis pour ce type de stockage.

Mme Bérangère Abba. Que pouvez-vous nous dire de la transmission dans le temps de l’information de l’avis que vous émettez aujourd’hui ?

M. Pierre-Franck Chevet. Il faut considérer deux échelles de temps. La première est celle du fonctionnement de l’installation, qui est d’une centaine d’années environ. Il s’agit d’un horizon de temps long, mais habituel à l’échelle industrielle, pour lequel il est possible d’organiser cette transmission.

À l’inverse, une fois le site fermé, il ne sera plus réalisé d’inspections. Quelques mesures environnementales seront peut-être effectuées pendant un temps mais, par définition technique de l’objet, la sûreté sera assurée par la géologie elle-même et non par un quelconque système social.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Pouvez-vous nous rappeler quels sont, selon vous, les principaux risques en termes de sûreté et de sécurité pendant la période d’exploitation ?

M. Pierre-Franck Chevet. Il s’agit fondamentalement d’une installation minière ; il faut donc considérer les risques miniers, comme les chutes de paroi par exemple. Il existe aussi des risques d’incendie, qui se gèrent de façon particulière dans les ouvrages souterrains, ainsi éventuellement que des sujets d’entrée d’eau. Sur le très long terme, c’est à la géologie qu’il reviendra d’assurer la sûreté de l’installation : il importe donc de la tester tout au long du chantier.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Qu’en est-il en termes de sécurité, même si ce champ ne relève pas de vous ?

M. Pierre-Franck Chevet. La sûreté et la sécurité vont toujours de pair. Un incendie peut par exemple résulter d’un problème « normal » ou être consécutif à un acte de malveillance.

M. Jean-Marc Zulesi. Le 30 mai, l’ASN a rendu un rapport concernant le site de Chinon, dans lequel il est indiqué que ce site se maintient à un niveau satisfaisant dans le domaine de la sûreté. Y sont notamment soulignés de bons résultats en matière de dosimétrie et de propreté radiologique. Il semblerait toutefois qu’il existe quelques points d’amélioration en matière de performance environnementale. Quels sont-ils ? Sous quelle échéance les actions nécessaires pourraient-elles être mises en place ?

M. Pierre-Franck Chevet. Je n’ai pas pris avec moi notre petit rapport annuel et ne dispose donc pas du détail. Je vous répondrai donc ultérieurement et ferai simplement un commentaire général : je pense que la centrale de Chinon rencontre depuis quelques années des problèmes vis-à-vis du critère environnemental. Il n’est donc pas très étonnant que ces difficultés soient à nouveau pointées. Ce genre de classement est toutefois effectué pour que les situations évoluent. Si certains problèmes sont récurrents à Chinon, c’est peut-être le signe qu’il convient probablement de passer à une vitesse supérieure en termes d’action. La centrale voisine de Belleville a par exemple été placée sous surveillance renforcée en raison de problèmes de sûreté d’exploitation.

M. Philippe Bolo. Quelles que soient les options retenues sur la trajectoire du nucléaire et sa part dans le mix énergétique français, viendra le temps du démantèlement d’infrastructures. Le retour d’expérience est moins important que dans le domaine de l’exploitation en cours. Quels sont, selon vous, les grands enjeux de sûreté en matière de démantèlement des ouvrages qui arriveront en fin de vie ?

M. Pierre-Franck Chevet. Il convient, sur ce sujet du démantèlement, de distinguer deux aspects. La première génération de réacteurs en France, qui étaient des réacteurs à uranium naturel graphite gaz, arrêtés voici quelque temps déjà, présente des difficultés en matière de démantèlement. Ces objets sont assez compliqués à démonter en toute sûreté. Le caisson par exemple, ouvrage en béton renforcé de plusieurs dizaines de mètres de haut et de large qui contenait la matière radioactive, nécessite, pour accéder à l’intérieur, d’être partiellement cassé ; or l’un des enjeux techniques est de savoir comment procéder sans tout casser. Cela fait partie des discussions menées avec EDF, avec lequel nous élaborons notamment un calendrier de démantèlement de cette première génération de réacteurs. Pour l’instant, EDF nous propose une fin de démantèlement d’ici une centaine d’années, alors que la loi impose le principe d’un démantèlement « immédiat ». Une discussion assez serrée est donc en cours à ce propos, qui ne doit pas négliger les problèmes techniques.

La situation est assez différente pour la génération actuelle de réacteurs à eau sous pression. Nous disposons, à l’étranger mais aussi en France, d’une certaine expérience dans ce domaine. Le réacteur de Chooz A est ainsi en bonne voie de démantèlement et tout s’est déroulé techniquement de façon satisfaisante, ce qui constitue un signe plutôt positif pour les démantèlements futurs du parc actuellement en fonctionnement. Le fait que ce réacteur se trouve dans une caverne ne change pas fondamentalement les questions essentielles posées en matière de sûreté.

Néanmoins, les démantèlements présentent évidemment des enjeux de sûreté, notamment pendant la phase au cours de laquelle le combustible est encore sur le site, bien que sorti de la cuve et placé dans la piscine de refroidissement du réacteur. On a en effet encore affaire, alors, à une installation nucléaire, soumise à notre contrôle. Une fois la première phase gérée, il peut exister éventuellement des contaminations, un peu de radioactivité résiduelle, des enjeux de protection des personnes, voire une pollution qui n’avait pas été identifiée ou mémorisée et qu’il convient de traiter. Tant que la radioactivité n’est pas suffisamment éliminée, la fin du démantèlement n’est pas prononcée. Nous sommes présents durant toute la procédure, jusqu’au moment où nous considérons que tous les critères sont réunis pour déclasser complètement l’installation.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Il semble que vous éprouviez parfois quelques difficultés à faire avancer les exploitants. Le démantèlement des réacteurs graphite gaz, auquel vous venez de faire allusion, en est une illustration : au-delà des problèmes techniques, EDF prend le temps. Il en existe d’autres exemples, parmi lesquels celui-ci : le 6 janvier 1981, un incendie se déclare dans le silo 130 à La Hague, qui contient plus de 1 200 tonnes de déchets. En 2005, soit 24 ans plus tard, l’ASN confirme la nécessité d’entreprendre au plus tôt la reprise de différents déchets anciens entreposés sur le site. En juin 2010, l’ASN prescrit à la direction de l’usine de La Hague un calendrier contraignant de reprise des déchets du silo 130. En avril 2013, elle adresse une mise en demeure à Areva. Enfin, figure dans le rapport annuel de l’ASN de 2017, soit trente-six ans après l’incendie, le constat suivant : « LASN a constaté en juillet 2016, lors dune inspection, quAreva NC navait pas commencé la reprise effective des déchets entreposés dans le silo 130. » Il existe là un sujet quant au pouvoir dont vous disposez dans ce type de situation. Face à une entreprise exploitant un réacteur, vous pouvez exercer une pression, puisque vous disposez d’une arme ultime, à savoir la mise à l’arrêt du réacteur. Mais dans les autres cas, vous semblez relativement démuni. Que faudrait-il modifier, sur le plan législatif ou réglementaire, pour que l’ASN soit davantage respectée dans ses prescriptions ? Faudrait-il par exemple vous autoriser à infliger des sanctions pécuniaires lourdes ?

M. Pierre-Franck Chevet. Je reviendrai éventuellement sur les exemples que vous venez de citer, mais la loi de transition énergétique, à laquelle nous avons quelque peu contribué, nous a donné les armes que nous souhaitions. Les cas que vous mentionnez ont la particularité de ne pas présenter de risque important à court terme. Cela explique que, de proche en proche, le délai soit celui que vous avez souligné. Cela constitue néanmoins, j’en conviens, un vrai sujet. C’est la raison pour laquelle la loi a prévu notamment un mécanisme d’astreinte journalière, en vertu duquel l’exploitant doit verser une somme donnée chaque jour où il n’est pas en conformité. La loi a également prévu des sanctions, selon un principe de séparation entre le prescripteur et l’organisme qui sanctionne. Une commission des sanctions, prévue par la loi, doit donc être mise en place : le texte expliquant dans quelles conditions les personnes composant cette commission travailleront a été élaboré, mais n’a pas encore été signé, si bien que cette dernière n’est pas encore constituée. Nous attendons la nomination de ces personnalités pour déployer ce mécanisme. Les astreintes journalières peuvent en revanche déjà être appliquées. Il s’agit d’un dispositif réellement adapté aux situations non dramatiques qui tendent à perdurer. Nous n’avons pas encore eu à mettre cet outil en œuvre. Dans les cas que vous citez, nous avons effectué des prescriptions.

Le principal problème des silos anciens de La Hague réside dans le fait que la plupart ne sont pas conçus pour résister aux séismes. À l’instant T, ce n’est pas un drame, mais pourrait le devenir si la situation s’éternisait. Il existe de nombreuses installations, rencontrant ce même type de difficultés, où les déchets doivent être repris et conditionnés correctement. Depuis le début des années 1990, cela a donné lieu à des écrits de mes prédécesseurs et de tous les ministres qui se sont succédé. En réponse, des engagements fermes ont été pris par la COGEMA, puis par Areva, qui n’ont globalement pas été tenus dans la durée. C’est la raison pour laquelle nous avons, en 2013, prononcé des prescriptions juridiquement opposables, permettant de déclencher, si elles ne sont pas respectées, des mises en demeure et éventuellement d’engager par la suite une action pénale. Nous pouvons donc aller assez loin dans les formes de sanctions applicables.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Le site de La Hague a été identifié par beaucoup des personnes que nous avons auditionnées comme l’un des points de vigilance majeurs, dans la mesure où l’on se situe là sur des concentrations très fortes – les plus fortes au monde me semble-t-il – de matières radioactives, encore appelées à augmenter dans les années à venir. Le 12 avril dernier, dans cette salle, j’ai interrogé le ministre d’État Nicolas Hulot sur ce système, en lui rappelant que le système de retraitement du combustible usagé, et notamment la production de MOx, était basé sur l’hypothèse d’une économie circulaire du cycle des déchets, avec la possibilité, dans trente ou quarante ans, d’une quatrième génération de centrales. Or aujourd’hui, 100 tonnes de MOx usé arrivent chaque année sur le site de La Hague. À l’échelle de trois ou quatre décennies, cela correspond à des quantités considérables, dans un contexte où l’éventualité que les réacteurs de quatrième génération voient le jour est, selon de nombreuses personnes, de plus en plus hypothétique. J’ai donc demandé à Nicolas Hulot s’il ne considérait pas que les risques pris pour entreposer ces matières nucléaires étaient quelque peu disproportionnés au regard de l’hypothèse de plus en plus incertaine d’une réutilisation de ces combustibles dans plusieurs dizaines d’années. Il m’a répondu que la réponse était dans la question. Quel est votre point de vue, en tant que responsable de la sûreté nucléaire ?

M. Pierre-Franck Chevet. Il s’agit, par définition, d’une excellente réponse. Les 100 tonnes de MOx usé envoyées chaque année à La Hague sans être retraitées constituent en effet une matière qui, progressivement, s’additionne et risque à terme de saturer le site. C’est en application de ce même calcul que le groupe de travail chargé de mettre au point le plan national de gestion des matières et déchets radioactifs a considéré qu’il fallait qu’EDF étudie rapidement la possibilité d’une capacité d’entreposage additionnelle. Au-delà de La Hague, on a estimé que le besoin d’entreposage se ferait sentir à partir de 2030. Or pour construire quelque édifice que ce soit dans le domaine nucléaire, il faut, entre les procédures, les instructions techniques et la construction elle-même, environ une dizaine d’années : d’où la prescription faite à EDF d’étudier la perspective d’un entreposage additionnel, afin de gérer les MOx non retraités actuellement. EDF nous a présenté un dossier d’options de sûreté concernant un entreposage en piscine, non localisé, répondant à ce besoin : nous disposons toutefois des plans du bâtiment et des grandes options de sûreté. Les discussions ont commencé. L’installation présente apparemment de bonnes caractéristiques, au plan de la sûreté comme de la sécurité. Il faut trouver une façon de gérer ces matières. Il ne s’agit pas d’envisager un stockage définitif, mais un entreposage.

Une alternative est venue dans le débat, concernant la possibilité d’effectuer de l’entreposage à sec. L’IRSN a été saisi de cette question. À l’étranger, l’entreposage à sec est pratiqué, dans des emballages individuels, avec souvent des stockages sur les parkings des centrales nucléaires : bien que techniquement acceptable, ce type de solution est un pis-aller. La contrainte, lorsqu’un emballage contient du combustible usé, est en effet que ce dernier ne soit pas trop chaud, dans la mesure où il n’est alors refroidi que par l’air, dont la capacité de refroidissement est beaucoup plus faible que celle de l’eau. Il faut donc, pour pouvoir pratiquer un entreposage à sec, que le combustible ait suffisamment décru en puissance thermique. Or l’objet principal du nouvel entreposage serait de gérer des MOx usés, qui restent plus chauds et plus longtemps chauds – quelques dizaines d’années – qu’un combustible usé « normal ».

Mme Barbara Pompili, rapporteure. On reste toujours dans l’hypothèse où l’on continue à retraiter. La piscine qu’il va falloir construire pour entreposer le MOx usé va poser des problèmes en termes de sûreté, dans la mesure où il s’agit de matières plus dangereuses que des combustibles usés « classiques ». Considérez-vous qu’il soit raisonnable de poursuivre dans cette voie, sachant que la seule finalité annoncée aujourd’hui pour le MOx usé est d’entrer dans ces hypothétiques centrales de quatrième génération ? Ne vaudrait-il pas mieux considérer que le risque est trop grand pour procéder à un tel entreposage et envisager ultérieurement, si ces centrales sont construites, comment les alimenter ? L’entreposage à sec semble, du point de vue de la sûreté, plus intéressant que l’entreposage en piscine ; mais se pose le problème de temps de refroidissement préalable nécessaire. On ne peut donc pour l’instant entreposer du MOx ainsi. En revanche, on pourrait imaginer stocker dans ce genre de conditionnement tous les autres combustibles usés qui attendent aujourd’hui à La Hague, ce qui libèrerait de la place sur le site pour entreposer du MOx, ne rendant ainsi peut-être plus nécessaire la construction d’une piscine. Cette éventualité a-t-elle été envisagée ?

M. Pierre-Franck Chevet. Si votre question est de savoir s’il vaut mieux retraiter ou ne pas retraiter, la réponse à y apporter en termes de sûreté n’est pas évidente, dans la mesure où, quelle que soit l’option choisie, la même masse globale de matières de différentes natures serait transportée et entreposée.

Si l’on ne procède à aucun retraitement, il faudra envoyer en stockage final davantage de combustibles usés en l’état, ce qui augmentera le volume stocké à Cigéo, ce qui, en termes de sûreté, n’est pas forcément mieux. C’est sur la base de cette hypothèse que nous avions demandé à l’Andra, au moment du dépôt de la future demande d’autorisation de création, de justifier la faisabilité de stocker du combustible en l’état directement à Cigéo, au nom de la réversibilité et de l’adaptabilité à des décisions politiques éventuelles futures.

Le choix entre les deux options est difficile. Je rappelle qu’en principe environnemental classique, l’idée de recycler un maximum de déchets avant de les envoyer en décharge est généralement privilégiée. Dans le même temps, il convient de tenir compte du fait qu’il s’agit de MOx. Il y a donc là un arbitrage à faire. En termes de pure sûreté, les deux solutions présentent des avantages et des inconvénients. Dans un cas, contrairement à l’autre, cela conduit à une minimisation des matières placées en stockage final, ce qui n’est pas négligeable en termes d’environnement et de sûreté. Objectivement, les choix de retraitement n’ont toutefois pas été effectués sur la base de considération de sûreté, ni dans un sens, ni dans un autre, mais plutôt sur des aspects de sécurité d’approvisionnement.

Vous avez évoqué la quatrième génération de réacteurs, sujet sur lequel l’ASN s’est déjà exprimée. Pour l’instant, l’option retenue en France en termes de design est celle de réacteurs à neutrons rapides (RNR). Cela a un sens dans la mesure où nous disposons d’une expérience dans ce domaine, en matière par exemple de tenue des matériaux ou de problèmes de corrosion, ce qui est important en termes de sûreté. À l’inverse, nous savons que ces réacteurs posent un certain nombre de questions de sûreté liées notamment à l’usage du sodium et aux difficultés à effectuer l’inspection et la réparation en service. L’autre sujet concerne les problèmes d’interaction entre le sodium et l’eau. Au regard de ces éléments, l’ASN insiste pour que les réacteurs de quatrième génération, au premier rang desquels ASTRID, traitent et règlent ces sujets, en ayant en tête les objectifs de sûreté améliorée des centrales de troisième génération et en allant au-delà, l’idée étant qu’ASTRID puisse servir de démonstrateur à ce nouveau niveau de sûreté.

Au passage, je souligne que, jusqu’à présent, des étapes avaient toujours été franchies en termes de sûreté entre les trois premières générations ; or la génération 4 n’a pas été conçue dans cette optique, mais vise plutôt une amélioration dans la gestion des déchets, des matières. Or il faut selon nous veiller à ce que cette nouvelle génération franchisse encore un cap en termes de sûreté et poursuive les améliorations apportées successivement dans ce domaine par les trois générations précédentes. Je ne me prononcerai pas sur l’aspect hypothétique ou pas.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Je souhaite évoquer à présent avec vous la question de la lutte contre les fraudes. Des problèmes de fraude ont en effet été détectés non seulement au Creusot, mais aussi chez d’autres fournisseurs et sous-traitants des exploitants nucléaires. Concernant le Creusot, où en est-on précisément de l’analyse des dossiers de fabrication de l’usine ? Quelle est la capacité de l’ASN à s’assurer, au vu de l’ampleur et de l’ancienneté du phénomène, de l’exhaustivité des résultats de cette investigation, alors même que cet autocontrôle a été réalisé a posteriori par Areva, sous la supervision d’EDF ? L’ASN prévoit-elle de rendre public le détail des résultats de cette enquête ? Puisque le problème ne se limite pas au Creusot, peut-on avoir des informations plus précises sur le nombre et la nature des autres cas détectés ?

M. Pierre-Franck Chevet. Je rappelle qu’au Creusot, les irrégularités ont été décelées à notre demande, puisque nous avions prescrit à Areva, ayant constaté les problèmes rencontrés sur la cuve et quelques autres anomalies vénielles, de mener un audit sur la qualité au Creusot, couvrant au moins la période pendant laquelle cette entreprise avait fabriqué des pièces pour l’EPR. C’est suite à cet audit qu’ont été mises à jour des irrégularités, s’apparentant dans certains cas à des falsifications. J’emploie à dessein la formule « s’apparente à », car une action en justice est en cours et que les termes « fraude » ou « falsification » relèvent d’une qualification pénale.

Une fois ces irrégularités constatées, il a été décidé de procéder à un passage en revue, page à page, de tous les dossiers de fabrication sur cinquante ans, ce qui correspond à plusieurs millions de pages. Dès lors qu’il est question de « falsifications », ce qui sous-entend un caractère intentionnel, détecter une incohérence à la lecture d’un simple compte rendu nécessite l’intervention d’experts. Ce travail de relecture est en cours et mobilise plus d’une centaine de personnes, sous la supervision de Framatome, d’EDF et sous le contrôle de l’ASN. Nous menons des inspections pour vérifier le travail effectué et rendrons publics les résultats. Cette revue complète a commencé au début de l’année dernière et doit durer environ deux ans. À ce stade, aucune mauvaise nouvelle n’est intervenue ; seules quelques petites anomalies, sans impact sur la sûreté, ont été notées. La revue devant se terminer fin 2018, on ne peut toutefois totalement exclure que soient découvertes des anomalies présentant des risques en termes de sûreté. Pour l’instant, le bilan est acceptable. Seuls quelques cas ont été relevés, parmi lesquels celui du générateur de vapeur de Fessenheim, pour lequel nous avons suspendu le certificat le temps que des analyses soient effectuées ; le redémarrage a ensuite pu intervenir au vu des justifications apportées.

Dans le périmètre d’Areva, des vérifications ont également été réalisées dans les autres usines, sans rien révéler à ce stade.

Peut-être avez-vous par ailleurs entendu qu’au Japon l’usine Kobe Steel, qui fournit l’industrie, et notamment l’industrie automobile, a déclaré des malversations, ce qui a entraîné des vérifications en cascade dans tous les secteurs industriels concernés. En France, ces contrôles n’ont rien révélé d’anormal.

Nous avons aussi été confrontés au cas d’une usine située en Italie, fabriquant des pièces notamment pour le parc français, dans laquelle a été repéré un problème lors d’une inspection : une pièce en acier, qui aurait dû bénéficier d’un traitement thermique, était en fait simplement passée au chalumeau pour donner l’impression que ce traitement avait été fait. Cela a donné lieu, pour parler pudiquement, à une réorganisation assez complète de l’usine.

Nous avons fait le point global de notre plan d’action anti-fraude et produit à ce propos une note d’information rendue publique hier matin.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Cette note précise que « les falsifications sont difficiles à détecter a posteriori dans le cadre du contrôle ». Le plan d’action repose donc en grande partie sur la confiance du système dans la bonne foi de l’exploitant, qui signalerait par lui-même des pratiques frauduleuses au sein de sa propre entreprise ou de ses sous-traitants. Dans quelle mesure les actions présentées par l’ASN permettraient-elles d’éviter des fraudes telles que celles détectées a posteriori à Creusot Forge ? Si ce plan avait par exemple été mis en œuvre voici une dizaine d’années, dans quelle mesure aurait-il permis de détecter par exemple la fraude sur le générateur de vapeur de Fessenheim avant sa mise en service ?

L’ASN indique en outre qu’« une organisation tolérant, favorisant ou ne détectant pas des pratiques individuelles ou collectives de fraude est une organisation qui présente des risques pour la protection des intérêts mentionnés à larticle L. 593-1 du code de lenvironnement ». Permettez-moi de vous provoquer à dessein : lorsque l’ASN autorise l’utilisation du générateur de vapeur de Fessenheim en se basant sur des résultats de sûreté, sans tenir compte de la dimension frauduleuse du dossier, ne peut-on affirmer que l’organisation actuelle de la sûreté en France tolère « des pratiques individuelles ou collectives de fraude » ?

Vous indiquez également que la réglementation actuelle ne prévoit pas explicitement une information de l’ASN lors de la détection d’un cas de fraude : estimez-vous nécessaire que le législateur rende obligatoire une telle déclaration ? Dans l’affirmative, quelles devraient en être les modalités ?

M. Jean-Marc Zulesi remplace le président Paul Christophe

M. Pierre-Franck Chevet. En termes d’organisation, vous ne m’entendrez jamais exclure le fait qu’une fraude puisse éventuellement se produire, quel que soit le système mis en place. On peut seulement réduire les risques, ce que nous avons essayé de faire, du mieux possible. Cela passe par diverses mesures, que je ne détaillerai pas ici. Cela peut notamment passer par le fait de missionner des organismes tierce partie de contrôle, pour qu’ils soient présents à des moments importants ou à risque – je pense notamment aux moments où sont réalisés des contrôles non destructifs – ou pour effectuer des contre-mesures. Dans l’usine du Creusot par exemple, certaines mesures de caractéristiques mécaniques étaient incorrectes : si ces mesures avaient été effectuées en double par un laboratoire tiers, le problème aurait été détecté plus précocement.

À l’autre bout du spectre, il est également envisageable de mettre en place un système de lanceur d’alerte organisé, permettant de protéger d’une part les personnes à l’origine de l’alerte, d’autre part les entreprises contre des alertes injustifiées. Cela devrait être mis en œuvre explicitement au cours du deuxième semestre de cette année.

La mise en œuvre de mécanismes de certification d’un certain nombre de laboratoires, impliquant des benchmarks entre laboratoires, est également de nature à minimiser les risques de fraude. Les échantillons étant en effet confiés à plusieurs laboratoires, cela permet de réaliser des recoupements, afin d’identifier ceux d’entre eux ne travaillant pas correctement.

Je ne prétends pas que les mesures présentées dans la note permettront d’exclure complètement le risque de fraude ; ce dispositif, visant à mettre en place et à renforcer tout une chaîne de contrôle, nous semble toutefois aller dans le bon sens. Nous avons d’ores et déjà engagé une dizaine d’inspections incluant un volet fraude. Nous entendons poursuivre et déployer cette démarche, mais avons besoin pour ce faire de quelques moyens supplémentaires. Nous avons estimé dans nos demandes budgétaires récentes qu’il nous faudrait, sur les deux ou trois années à venir, une quinzaine de personnes en plus. Nous en avons pour l’instant obtenu deux au titre de l’année 2018. Nous cherchons ainsi à recruter deux agents dans des services spécialisés, en provenance notamment de la direction générale de la concurrence et de la répression des fraudes et de la gendarmerie nationale, qui ont une pratique dans ce domaine. Cela nous permettrait d’initier une petite équipe de spécialistes de ces questions.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. La réglementation actuelle ne prévoit pas explicitement une information de l’ASN en cas de détection de fraude ? Faudrait-il selon vous la prévoir ?

Le fait d’autoriser le fonctionnement du générateur de vapeur de Fessenheim alors même qu’il y a eu fraude ne vous place-t-il pas de fait dans une situation de tolérance vis-à-vis de pratiques frauduleuses individuelles ou collectives ?

M. Pierre-Franck Chevet. Je rappelle que les notions de « fraude » et de « falsification » sont des qualifications pénales : il appartient à la justice de se prononcer. L’ASN ne peut intervenir que sur les aspects de sûreté : dès lors que les études mécaniques effectuées sur ce générateur de vapeur ont démontré qu’il respectait la réglementation et répondait aux attentes consignées dans le référentiel de sûreté, avec des marges assez importantes, alors l’ASN ne pouvait que donner son autorisation.

L’obligation de déclarer des fraudes à l’ASN existe déjà lorsque les anomalies détectées sont susceptibles d’avoir un impact sur la sûreté, ce qui est souvent le cas. Il faudrait clarifier ce point. Nous vérifierons les textes en vigueur. Je ne pense pas que cela soit de nature à changer radicalement les choses en matière de lutte contre la fraude.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Concernant la question de la sous-traitance, les représentants des salariés des entreprises sous-traitantes ont fait part de leur regret que la dimension socio-organisationnelle de la sûreté soit trop peu prise en compte dans vos évaluations, alors même que le facteur humain est souvent à l’origine des incidents, au même titre que le facteur technique ou matériel. Selon eux, vos équipes ne contrôleraient pas suffisamment la pertinence du recours à la sous-traitance, les effectifs, les modalités de management, les conditions de travail, la gestion des ressources humaines ou encore les relations de travail, qui peuvent pourtant affecter et dégrader la sûreté d’une installation nucléaire de base (INB). Pouvez-vous nous dire ce qu’il en est et nous expliquer de quelle manière les critères socio-organisationnels sont pris en compte lors de vos inspections ? Lorsque nous nous sommes rendus à Gravelines, l’ASN a effectué une restitution de son inspection et nous a parlé de cette fameuse culture de sûreté souvent évoquée par les exploitants, en soulignant que des anomalies – fort heureusement sans gravité – qui auraient dû être relevées ne l’avaient pas été, faute d’une vigilance nécessaire de la part de certains personnels insuffisamment sensibilisés à ces questions.

M. Pierre-Franck Chevet. Cette question n’est pas simple à traiter, car elle nécessite de regarder très finement au cœur des organisations. La loi de transition énergétique pour la croissance verte a introduit un mécanisme limitant, en exploitation, le nombre de niveaux de sous-traitance à un prestataire et deux sous-traitants. Ce n’est que de manière dérogatoire que l’ASN peut autoriser à aller au-delà. Il convient toutefois de savoir que la sous-traitance est parfois nécessaire, car elle permet de faire intervenir des spécialistes.

Concernant les facteurs socio-organisationnels et humains (FSOH), nous avons créé voici presque six ans un comité spécialisé, réunissant l’ensemble des parties prenantes, y compris les ONG, les grands exploitants, les représentants syndicaux de ces grands exploitants, des entreprises prestataires et sous-traitantes, des spécialistes FSOH. Ce groupe fait suite à la démarche entreprise après Fukushima : à l’origine, le travail était centré sur les conditions dans lesquelles des sous-traitants pouvaient intervenir sur une centrale en cas d’accident. Le champ de réflexion a progressivement été élargi aux questions de sûreté au quotidien, sur une installation en fonctionnement normal. Ce comité a produit deux ou trois rapports, rendus publics, et continue à travailler notamment sur les FSOH dans le contexte du démantèlement, où les chantiers sont beaucoup plus évolutifs que dans une installation en exploitation, ce qui crée des configurations particulières en matière d’organisation et de facteurs organisationnels et humains.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous recevrons les syndicats la semaine prochaine ; sans doute nous apporteront-ils un complément d’information sur ce sujet.

J’aimerais aborder à présent la question des changements climatiques, qui peuvent entraîner des conséquences lourdes. Les accidents climatiques sont de plus en plus violents et peuvent par exemple causer des problèmes en termes de stress hydrique pour un certain nombre de cours d’eau. Évidemment, toutes ces dimensions vont avoir un impact sur le fonctionnement de nos centrales, notamment sur la question du refroidissement pour les installations situées en bord de fleuve, mais aussi en matière de risques liés à des inondations ou à des cyclones. L’ASN a-t-elle examiné l’impact potentiel du changement climatique sur la sûreté des centrales nucléaires françaises, notamment en cas de grave sécheresse ? La sécheresse de 1976 n’était pas doublée d’une grave canicule, tandis que la canicule de 2003 ne s’accompagnait pas d’une grave sécheresse ; mais si les deux facteurs venaient à se combiner, ce qui est évidemment possible, on se trouverait alors confronté à des baisses très fortes du niveau des cours d’eau. Des études ont-elles été menées à ce propos par l’ASN ?

M. Pierre-Franck Chevet. De telles études ont en effet été demandées à EDF et analysées par nos services. Après l’épisode de 2003, un dispositif a été mis en place. Deux grands sujets sont à prendre en considération autour de la possibilité de canicule, qui peuvent avoir un impact sur le niveau des eaux, notamment des fleuves. Le premier, de nature environnementale, concerne la température au sortir des effluents et son impact sur la température du cours d’eau. Cela a été encadré, avec des possibilités de dérogation lorsque le réseau est en très grande limite. Pour ce qui est de la canicule elle-même, cela renvoie au fonctionnement de certains équipements, avec des locaux susceptibles de monter en température et de perturber le bon fonctionnement des matériels. Un passage en revue a été effectué à ce propos, en renforcement d’un certain nombre de ventilations et d’équipements.

La réponse à votre question est donc affirmative : les risques liés au changement climatique global, notamment en cas de canicule et de sécheresse, ont bien été envisagés.

Il existe évidemment, de ce point de vue, des sites plus sensibles que d’autres. Les sites en bord de rivière identifiés comme les plus sensibles sont ceux de Civaux, Bugey, Saint-Alban, Cruas, Tricastin, Blayais, Golfech et Chooz.

Vous m’avez tout à l’heure posé une question sur le site de Chinon : il apparaît que les difficultés concernent, entre autres, le bâtiment de conditionnement des déchets, avec des dépassements de la capacité maximale de stockage et une armoire de stockage de déchets renfermant des solvants, potentiellement combustibles.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Les risques d’ouragan sont-ils par exemple pris en compte ?

M. Pierre-Franck Chevet. Cela fait partie des critères inclus dans le réexamen de sûreté effectué tous les dix ans.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Je terminerai en évoquant la question du couvercle de l’EPR, dont vous avez exigé le remplacement en 2024, soit six ans après la date de mise en service prévisionnelle. EDF vous a-t-il fourni des éléments sur la nature de ce nouveau chantier, sa faisabilité, son coût et son financement ?

Les représentants d’EDF nous ont indiqué hier, lors de notre visite sur le chantier, que leur objectif était de ne pas avoir à effectuer ce remplacement, donc de parvenir à vous prouver que le couvercle prévu ferait parfaitement l’affaire. Qu’en pensez-vous ?

M. Pierre-Franck Chevet. Les questions de coût et de financement n’intéressent pas l’ASN.

Concernant l’anomalie détectée sur la cuve, touchant à la fois le fond et le couvercle, plusieurs milliers d’essais ont été effectués pour caractériser plus finement le matériau. Sur cette base, de nouveaux calculs ont été réalisés, qui montrent des résultats acceptables, mais avec des marges diminuées par rapport à celles d’une cuve normale. Or ces marges visent à être en mesure de faire face à des événements que l’on n’aurait pas vus, pas anticipés. Cela concerne par exemple, typiquement, des vieillissements, des corrosions. Il ne s’agit pas de situations théoriques : de tels phénomènes ont déjà été constatés, y compris d’ailleurs sur des couvercles de cuves du parc existant, où nous avons été surpris, au début des années 1990, par des éléments de corrosion inattendus.

Le sens de notre décision est de considérer que, les marges étant moindres, il faut effectuer un suivi en service. C’est tout à fait réalisable technologiquement pour ce qui concerne le fond de la cuve ; en revanche, nous estimons que ce n’est pas faisable sur le couvercle de la cuve à court terme. EDF a une vision autre et pense parvenir à trouver un contrôle non destructif fonctionnant dans ce contexte. Dans la mesure où nous ne partageons pas ce point de vue, nous avons demandé qu’un couvercle de remplacement soit produit au plus vite, en respectant bien évidemment les normes de sûreté. EDF a estimé qu’il faudrait sept ans pour le fabriquer. Notre décision ayant été prise en 2017, nous avons donc donné un délai jusqu’en 2024. Ce délai est acceptable en termes de sûreté, dans la mesure où les phénomènes redoutés sur le couvercle initial sont des phénomènes de vieillissement, qui n’interviendront par conséquent pas durant les premières années de fonctionnement de l’EPR.

Même si EDF arrivait avec un nouveau moyen de contrôle très performant, nous savons par ailleurs d’expérience que qualifier aux usages nucléaires un procédé de contrôle non destructif nécessite plusieurs années. Pour l’instant, nous nous en tenons donc à notre prescription.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Il va y avoir, dans le cadre de la programmation pluriannuelle de l’énergie, des indications du nombre de réacteurs voués à être fermés dans un certain délai, afin de respecter l’obligation de baisser à 50 % la part du nucléaire dans la production d’énergie. Or ce calendrier n’est pas forcément en adéquation avec votre agenda de visites décennales. L’ASN pourrait-elle par conséquent, sans attendre ces visites qui vont se succéder, donner un avis technique sur un projet d’échéancier de fermeture d’un certain nombre de réacteurs ? Quelle forme cet avis pourrait-il prendre ? Dans quel délai pourrait-il être rendu ?

M. Pierre-Franck Chevet. J’ai déjà indiqué au gouvernement que l’ASN était prête, si le gouvernement saisissait EDF sur cette question, à regarder, parmi d’autres acteurs, la cohérence du dossier avec les éléments dont on dispose en termes de sûreté. Pour l’instant, je n’ai reçu aucun dossier d’EDF correspondant et il ne nous apparaît pas opportun d’effectuer l’exercice à blanc : nous estimons en effet qu’en termes de responsabilité, il appartient à EDF de proposer, ensuite de quoi nous donnerons notre avis si nous sommes saisis.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Merci beaucoup.

M. Jean-Marc Zulesi, président. Merci pour l’ensemble des réponses que vous nous avez apportées. Nous vous avons par ailleurs transmis un document écrit, qu’il vous appartiendra de compléter et de nous adresser. Nous vous en remercions par avance.


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34.   Audition de M. Jacques Witkowski, directeur général de la sécurité civile et de la gestion des crises (7 juin 2018)

M. Jean-Marc Zulesi, président. Mesdames, messieurs, mes chers collègues, nous accueillons M. Jacques Witkowski, directeur général de la sécurité civile et de la gestion des crises.

La sécurité civile agit au cœur des situations d’urgence. Elle s’appuie en particulier sur 250 000 sapeurs-pompiers qui peuvent intervenir sur l’ensemble du territoire national et à l’étranger.

Dans le cadre de notre commission d’enquête, auditionner le responsable de la sécurité civile revient à admettre la possibilité d’un accident nucléaire, ce qui peut sembler paradoxal dans le contexte d’un groupe de travail dont le principal souci est qu’un accident de ce type ne se produise jamais.

Pourtant, la leçon que nous retirons de notre déplacement au Japon est qu’un accident est toujours possible, quel que soit le pays. « Nous étions préparés à limprobable, lexpérience montre quil faut se préparer à limpossible », nous a-t-on dit sur place.

C’est pourquoi même si un accident nucléaire nous est présenté comme impossible par les exploitants d’installations nucléaires, nous avons le devoir de vérifier si la sécurité civile est prête à l’affronter.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées de déposer sous serment. Elles doivent jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite, monsieur Witkowski, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Jacques Witkowski prête serment.)

Je vais à présent vous donner la parole pour un exposé liminaire de quelques minutes. Mme la rapporteure vous posera ensuite un certain nombre de questions, puis j’inviterai les autres membres de la commission d’enquête qui le souhaitent à vous interroger.

M. Jacques Witkowski. Merci, monsieur le président, madame la rapporteure, de nous donner l’occasion de nous exprimer sur ce sujet.

La sécurité civile est une notion strictement française : nous sommes en effet les seuls au monde à employer ce concept, les autres pays utilisant plutôt le terme de « protection civile ». Cette subtilité sémantique est importante dans l’action.

Nous nous appuyons sur des moyens de deux natures, à commencer par les moyens des services d’incendie et de secours et des services d’incendie, qui représentent environ 240 000 sapeurs-pompiers, sur une base essentiellement de volontariat, mais aussi de professionnels, tous extrêmement formés, dont deux unités de sapeurs-pompiers militaires à Paris et Marseille. Nous avons également développé depuis 70 ans environ des moyens nationaux de sécurité civile, destinés à venir en surnuméraire sur des aspects très précis ou nécessitant des investissements importants : ceci concerne par exemple les moyens aériens, mais aussi les aspects d’accidents nucléaires ou chimiques.

Nous portons également la volonté, ces derniers mois, dans le cadre de la modification du mécanisme européen de protection civile qui intègre les 27 États membres et la Turquie, de faire acquérir des moyens surnuméraires aux États dans le domaine nucléaire, radiologique, biologique et chimique (NRBC) et plus globalement dans toute situation nécessitant d’employer des moyens de protection dépassant le cadre individuel. La France, par la voix de la direction générale de la sécurité civile et de la gestion des crises (DGSCGC), tente de convaincre ses collègues européens d’investir dans ces moyens relativement lourds, dont des tenues NRBC par exemple, de manière à les répartir géographiquement entre quelques États et à intervenir, en cas de besoin, en surnuméraire. Nous savons en effet qu’en cas de survenue d’un accident chimique très grave par exemple, comme une fuite sur un grand porte-conteneurs dans un port comme Hambourg ou Marseille, les moyens propres à chaque État, quels qu’ils soient et y compris en France où ils sont considérables, seraient insuffisants.

Nous vous avons remis ce matin la plupart des documents que vous aviez sollicités. Je précise que le secret défense ne s’applique pas en la matière : je répondrai donc à toutes vos questions.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous avez effectivement reçu, comme la plupart des personnes auditionnées, un certain nombre de questions, sur lesquelles je vais revenir.

Concernant tout d’abord les plans de protection et d’intervention, il apparaît que l’accident de Fukushima a conduit à revoir les différentes réponses en termes de sécurité civile. L’organisation nationale en France, c’est-à-dire le plan ORSEC, a été complétée par un plan national de réponse à un accident nucléaire ou radiologique majeur : pouvez-vous nous indiquer les grandes lignes de ce plan et les nouveautés qu’il recèle ?

M. Jacques Witkowski. Fukushima est en effet, pour la plupart des grands pays disposant d’une industrie nucléaire, dont la France, un facteur d’intérêt majeur. Nous avons ainsi déployé une attention particulière et élaboré un rapport qui a servi de base à deux documents importants concernant le suivi et la modification des plans particuliers d’intervention (PPI), ainsi qu’un guide – que nous vous transmettrons – visant à permettre aux préfets de procéder à la rédaction de ces plans.

Je souhaiterais formuler quelques observations liminaires avant de répondre à votre question. L’accident nucléaire présente, en matière de préparation, mais aussi de gestion de crise, des particularités. Ces accidents ont tout d’abord des conséquences géographiques inédites par rapport à leur superficie. Ils se caractérisent en outre par un risque diffus. Lorsque l’on a affaire à un cyclone, les citoyens qui y sont confrontés voient les nuages arriver, l’eau monter : le risque est visible. Dans le cas d’un accident nucléaire, le risque est diffus : des gens peuvent être en danger sans pour autant avoir ressenti une menace ou un quelconque effet.

Il s’agit également d’un domaine dans lequel nous sommes confrontés, plus que dans tout autre, à la nécessité d’une expertise multiple : l’arbre de décision doit intégrer ce paramètre. Or ceci peut engendrer des difficultés en termes de prise de décision, dans la mesure où ceci doit être compatible avec les délais impartis. L’addition de l’aspect géographique et de la durabilité de la crise nucléaire fait qu’il existe dans ce domaine une multiplicité des acteurs de décision.

Partant de ces constats et de l’ensemble des éléments figurant au préalable dans le corpus décisionnel de conception des plans, l’accident de Fukushima nous a conduits en 2016 à passer à un stade différent, en intégrant des nouveautés inspirées des données élaborées en coopération avec nos homologues japonais, qui ont travaillé avec nous dans une attitude de transparence utile.

La première nouveauté réside dans une capacité des opérateurs à réagir avec des moyens qui leur sont propres au regard de la technicité de leurs installations. Le préfet est l’organe institutionnel décisionnel majeur du système, puisqu’il regroupe la totalité des acteurs de crise sur son territoire. Il s’agit d’une spécificité française, qui nous est souvent enviée, dans la mesure où ceci facilite grandement la gestion de crise, en permettant de réunir tous les acteurs opérants – forces armées, police, gendarmerie, acteurs de la sécurité civile, collectivités locales, opérateurs industriels – sous une même « casquette » décisionnelle. Cette organisation se décline au plan national et zonal, ce qui est extrêmement important.

Nous avons également intégré dans le dispositif la continuité des activités économiques et sociales, élément qui n’avait jusqu’alors pas été réellement envisagé, sinon de façon intuitive. Fukushima, et dans une moindre mesure Tchernobyl, nous ont montré la nécessité de considérer la durabilité de l’accident nucléaire sur un territoire, notamment par l’intermédiaire d’une politique transparente de gestion post-accidentelle.

Ceci a conduit concrètement à l’élaboration d’une feuille de route et d’un plan décliné sous forme de nouveaux PPI en cours de rédaction sur les 19 centres nucléaires de production d’électricité (CNPE).

Nous avons également défini une échelle de huit niveaux d’analyse, allant d’une situation d’incertitude jusqu’aux différentes situations d’accident telles que Fukushima, avec la partie maritime, la partie interstitielle, c’est-à-dire toutes les zones jusqu’à présent traitées de manière opérante mais non déclinées concrètement dans une planification, avec les entraînements induits.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous avons demandé à consulter certains de ces PPI ; or ceci n’est apparemment pas possible dans la mesure où ils ne sont pas encore finalisés. Quand seront-ils prêts ? Est-ce à dire qu’aujourd’hui aucun PPI n’est prêt ? Cet aspect est aujourd’hui géré en préfecture : qui valide ces PPI ? Comment le dispositif est-il organisé ?

M. Jacques Witkowski. Les PPI auxquels je faisais référence sont les nouveaux PPI à 20 kilomètres, issus de la décision du premier ministre de 2016. Tous sont actuellement en phase de rédaction. Treize d’entre eux seront livrés, c’est-à-dire arrêtés par le préfet et par conséquent opposables, à la fin de l’année 2018, dont un – celui de Fessenheim – en septembre et les autres vraisemblablement en novembre et décembre. Cinq autres seront prêts à la fin du premier trimestre 2019 et le dernier à la fin du premier semestre de cette même année. Il était par conséquent difficile de vous communiquer des documents préparatoires.

Ces plans sont conçus sous la responsabilité des préfets de département, en concertation avec la totalité des acteurs opérant le site et son environnement, les moyens départementaux et l’opérateur, dans le respect strict de la méthodologie déterminée par le guide de rédaction évoqué précédemment. Ces PPI feront, avant d’être arrêtés, l’objet d’un aller-retour avec les différentes autorités concernées, dont ma direction générale, pour s’assurer de leur cohérence et vérifier qu’aucun aspect important n’a été omis. L’évacuation de la zone des 5 kilomètres est évidemment une question importante : c’est la raison pour laquelle j’ai rencontré récemment le président de l’Association nationale des comités et commissions locales d’information (ANCCLI). Nous faisons en sorte que la transparence soit de mise et que le public puisse être associé autant que possible à ces démarches. On entend par « public », dans un premier temps, les habitants de la zone concernée des 2 et des 5 kilomètres, voire ensuite au-delà, mais aussi tous les citoyens qui s’intéressent à la question et peuvent avoir une interrogation par rapport à cette activité industrielle. Avant d’arrêter le PPI, il me semble nécessaire que le préfet puisse s’assurer que la manière dont le PPI aura matière à s’appliquer dans la durée de cinq ans suivant son arrêt soit comprise par les unités opérationnelles, par toutes les collectivités, ainsi que par l’ensemble des acteurs du territoire.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Manifestement, peu de commissions locales d’information (CLI) ont reçu l’information, ne serait-ce que celle de l’extension du périmètre à 20 kilomètres. Des manques sont à déplorer à ce niveau-là.

S’il arrivait un accident avant que les nouveaux PPI soient validés et entrent en vigueur, je suppose que les anciens plans s’appliqueraient. Nous avons à ce propos un sujet concernant l’association du public, pour laquelle nous ne parvenons pas réellement à trouver de réponse satisfaisante. Concernant les plans qui s’appliquent aujourd’hui, auxquels les CLI sont associées, on constate que les populations, sauf les personnes intéressées qui se rendent dans les CLI, ne savent pas – ce qui ne signifie pas pour autant qu’elles n’aient pas eu l’information – quelle réaction il conviendrait d’avoir en cas d’accident. Lors de notre déplacement à Gravelines, nous avons par exemple demandé à une personne résidant dans la zone des 2 kilomètres ce qu’elle ferait si un accident se produisait à la centrale : elle nous a répondu qu’elle prendrait sa voiture et s’enfuirait, ce qui est exactement l’inverse de ce qu’il faudrait faire. Comment pensez-vous procéder pour associer davantage les populations à ces plans ? En effet, si la population ne suit pas, tout plan, quelle qu’en soit la qualité, serait vain.

M. Jacques Witkowski. Je suis perturbé par le fait que les CLI aient le sentiment de ne pas être informées. En effet, il s’avère qu’au moment où la décision d’extension du périmètre des PPI de 10 à 20 kilomètres a été prise, j’étais préfet de la Manche, zone sans doute la plus nucléarisée du monde occidental. Je puis vous assurer que l’intensité des questions, de la part de la presse comme des élus, était telle qu’il fallait vraiment le faire exprès pour ne pas être au courant. La CLI avait alors été parfaitement informée, lors de réunions organisées à cet effet.

Au niveau national, nous avons transmis cinquante exemplaires du guide à l’Association nationale des CLI le 31 mai 2017 et un exemplaire de ce même document a par ailleurs été adressé, accompagné d’une information spécifique, à chacune des CLI, le 10 juillet 2017, à la demande de l’ANCCLI.

Votre observation appelle néanmoins une réaction de ma part : sans doute la manière dont nous avons procédé n’a-t-elle pas été suffisamment efficace. Peut-être faudra-t-il, si les CLI ont le sentiment de ne pas avoir été informées, refaire une nouvelle information.

Concernant les habitants, nous avons réalisé un sondage en 2016 dans les périmètres de 10 kilomètres. 93 % des personnes qui y ont répondu disaient avoir eu connaissance des actes réflexes à accomplir en cas de problème. Ceci ne signifie pas qu’elles les maîtrisaient, mais qu’elles en avaient au moins entendu parler.

Ceci renvoie finalement à l’éducation de la population à la notion de risque. Il faut savoir que la totalité de nos installations à risque, qu’elles soient naturelles ou industrielles, sont prises en compte dans une planification préventive et active. La France est ainsi l’un des rares pays à disposer de longue date de ce type de dispositif, qui se décline de manière extrêmement importante et efficace. Si l’on considère par exemple les feux de forêts survenus l’été dernier, qui constitue la pire année en la matière depuis 2003 dans le monde, on constate que 19 700 hectares ont brûlé en France, ce qui est beaucoup en valeur absolue, mais infinitésimal si l’on compare aux situations constatées ailleurs dans le monde, notamment en Europe. Ceci est dû d’une part au fait que nous avons de bons pompiers, des avions, des moyens, d’autre part au fait que depuis quarante ans, les plans locaux d’urbanisme (PLU) déclinent les risques, que l’on effectue de la prévention, que les collectivités entretiennent et gèrent la forêt.

En matière de risque, cet aspect de prévention est extrêmement important. L’une des difficultés tient au fait qu’il y a, dans les périmètres des CNPE, des mouvements de population : si certaines personnes habitant là depuis longtemps ont pu, au fil des décennies, acquérir des réflexes et savent que quand la sirène retentit, il faut se confiner, d’autres en revanche résident sur le territoire depuis peu ou y font du tourisme. Il ne faut ainsi pas se contenter de campagnes d’éducation ponctuelles, mais parvenir à délivrer une information de façon quasi permanente.

Le gouvernement a aussi la préoccupation d’aller vers une population pour laquelle la notion de résilience pourrait être plus importante, bien que ce mot soit difficile à expliquer au grand public. En effet, il arrive, dans certaines situations de crise, que les réflexes individuels ne soient pas ceux qu’il faudrait appliquer. Le pire à gérer pour nous, dans la perspective d’un accident gravissime pour lequel une évacuation serait décidée, serait que des gens se mettent sur les routes et entravent de ce fait la mise en œuvre des axes de secours et le déroulement des opérations. Ceci nécessite un travail à très long terme, associant l’Education nationale, afin de former les adultes de demain, et les habitants actuels.

Les campagnes d’information telles que menées actuellement présentent certaines limites. J’en veux pour exemple le fait que le taux de retrait des pastilles d’iode par les habitants concernés n’est que de 50 %, ce qui est certes supérieur à la moyenne rencontrée dans d’autres pays, mais n’est toutefois pas suffisant. J’ai le sentiment qu’il existe là un axe de progrès collectif majeur.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous évoquez l’Éducation nationale. Pensez-vous éventuellement à d’autres outils pertinents pour diffuser cette information ?

M. Jacques Witkowski. Comme toujours lorsqu’il s’agit d’aborder l’aspect de gestion de crise et de résilience, il existe de multiples acteurs et effecteurs. Je pense que l’éducation est vitale dans ce domaine : plus tôt on informe les jeunes publics des risques et de la meilleure manière de les gérer, plus on sera efficace ultérieurement. Il s’agit d’un investissement de long terme. Il convient évidemment de toucher par ailleurs les personnes habitant dans les zones concernées, qui se renouvellent au gré des emménagements et déménagements. Certains CNPE sont en outre situées dans des zones touristiques : je pense par exemple au Cotentin. Il peut ainsi arriver que des touristes se retrouvent dans le périmètre des 20 kilomètres. Ils doivent alors être informés de la conduite à tenir si la sirène retentit.

Les médias, notamment les médias sociaux, nous offrent aujourd’hui une capacité d’information nouvelle et inouïe, dans la mesure où l’on estime que plus de 70 % des individus ont un smartphone ou l’équivalent. Ceci permet une diffusion de l’information directe et immédiate.

La clé réside également dans la répétition des exercices et la réitération des messages.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Est-ce à dire que vous envisagez des systèmes d’alerte par SMS ? Cette possibilité a-t-elle déjà été pensée et testée ?

Nous avons par ailleurs été alertés du fait que certaines sirènes ne seraient manifestement plus en état de fonctionner. Qui doit en assurer la vérification ?

M. Jacques Witkowski. Il existe actuellement un débat entre modernes et anciens quant à la manière dont il convient de diffuser les alertes, dans le domaine nucléaire, mais aussi plus globalement sur d’autres risques. Je pense qu’il ne serait pas raisonnable collectivement de miser sur un seul dispositif. D’aucuns proposent par exemple de systématiser l’utilisation des smartphones : or il est évident que l’on ne consulte pas ses SMS pendant son sommeil, par exemple. Si l’on doit alerter les gens en pleine nuit, un SMS ne suffira pas à les réveiller. La diffusion de l’alerte doit être multicanal si l’on veut qu’elle soit efficace. Les techniques peuvent en outre être faillibles, notamment en cas de panne d’électricité globale : faute d’électricité, les réseaux mobiles tombent au bout de quelques heures. On ne peut donc pas miser sur ce seul canal. Il serait évidemment idiot de tourner le dos à la modernité, mais tout aussi ridicule de renoncer à des systèmes collectifs, immédiats, qui ne sont pas absolus, mais qui fonctionnent.

Concernant l’alerte par SMS, les opérateurs disposent déjà, pour la zone des 2 kilomètres, d’automates leur permettant de prévenir les habitants identifiés. L’une des limites du système est que les personnes de passage dans la zone échappent, par définition, à ce dispositif. Il faut donc le conserver, puisqu’il fonctionne, mais essayer d’envisager avec les opérateurs la manière de l’améliorer, en utilisant par exemple la géolocalisation.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Comment fonctionnent ces automates ? Les numéros de téléphone des populations locales sont-ils systématiquement enregistrés quelque part ou les personnes doivent-elles, individuellement, s’inscrire pour bénéficier de ce service ?

M. Jacques Witkowski. Il faut s’inscrire. Nous n’avons en effet pas la capacité juridique d’inscrire d’office des numéros sur une liste. Les automates constituent un moyen d’alerte résilient, qui a fait ses preuves et est utilisé pour toutes les alertes émises par les préfectures en direction des collectivités ou par Météo France. Ce système fonctionne sur les téléphones fixes ; il faudrait voir à présent comment y intégrer les moyens de communication itinérants, comme les tablettes ou les téléphones portables.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Quel pourcentage de la population représentent les personnes qui s’inscrivent à ce dispositif ?

M. Jacques Witkowski. Il semblerait que tous les téléphones fixes soient inscrits dans la zone des deux kilomètres, sous réserve que ces données soient réellement vérifiables. Ceci s’effectue sous la responsabilité de l’opérateur EDF, qui gère cet aspect.

Nous avons mené une réflexion, à partir de 2012, sur la manière de toucher la population en cas d’alerte. La phase d’attentats de 2015 a accéléré le sujet. Nous avons ainsi testé une application, nommée « SCIP Mobile », permettant une alerte par SMS. La phase de déploiement n’ayant pas donné les résultats escomptés, nous avons décidé de stopper l’action au 1er juin 2018. L’efficacité du dispositif, et notamment la fiabilité de la géolocalisation, ne se sont pas révélées suffisantes. Le système vers lequel nous nous tournons depuis le 1er janvier 2018 est basé sur la notion de viralité de l’information, via notamment les grands opérateurs de type Google, Apple, Facebook ou Amazon (GAFA). À partir du moment où une information importante est sur le circuit, elle est démultipliée et diffusée en quelques instants, de façon beaucoup plus rapide que par SMS. Nous avions approché les grands opérateurs en 2016, mais aucun d’entre eux n’était très enclin à aller vers un système d’alerte par SMS porté par un opérateur. La diffusion des SMS est par ailleurs très longue et il peut se passer plusieurs heures avant que tous les téléphones portables géolocalisés dans une zone donnée reçoivent le message d’alerte. Le système par viralité est beaucoup plus efficace, car dès qu’un média dispose d’une information importante, cette dernière est relayée dans les cinq à dix minutes qui suivent par la totalité des autres médias. Chaque personne peut ainsi recevoir l’alerte en fonction des médias qu’elle a coutume d’utiliser et de consulter. Tous les grands acteurs des médias – Google, Ouest France, La Provence, Le Point, Le Parisien, etc. – ont des applicatifs très efficaces et actifs. Ce système s’avère plutôt efficient.

Si l’acheminement du message est un élément capital, sa formulation l’est tout autant. Demander à des gens de quitter une zone ou au contraire de rester confinés, sans aucune explication complémentaire, pose problème. Dans le prolongement du premier message d’alerte, la communication orale s’avérera essentielle, le plus rapidement possible. C’est la raison pour laquelle les PPI comportent une phase réflexe, qui s’applique dans la zone des 2 kilomètres sans qu’il y ait besoin pour la mettre en œuvre de décision parisienne, puis, dans la zone des 5 kilomètres, le préfet reprend la main et met en place les mesures adaptées, dans une phase dite « immédiate ». Ensuite, la procédure serait étendue progressivement dans la zone concertée.

M. Philippe Bolo. Mes trois premières questions concernent la gestion de crise. Pensez-vous disposer de suffisamment de matériel pour pouvoir évacuer les populations d’une zone concernée par un accident nucléaire civil ? Lors de l’accident de Fukushima, le premier ministre avait demandé à ses équipes d’envisager l’évacuation de 35 millions de personnes. Quel est, selon vous, le nombre maximum d’habitants qu’il serait possible d’évacuer avec les moyens dont vous disposez ?

Tenez-vous compte par ailleurs des effets domino, c’est-à-dire par exemple d’un accident nucléaire provoqué par la survenue d’un autre aléa, technologique ou climatique ? Avez-vous la capacité à traiter simultanément plusieurs crises ?

De quelle nature sont les coopérations existant avec d’autres forces d’intervention, comme l’armée ? Avez-vous mis en place des protocoles d’intervention communs ? Effectuez-vous des exercices de gestion de crise ensemble ? Existe-t-il des coopérations européennes sur le sujet ?

Au-delà de la gestion de crise, êtes-vous concernés par la résilience des territoires ? Vous avez évoqué la continuité des activités économiques et l’importance de l’information des populations afin qu’elles adoptent un comportement adéquat ; mais êtes-vous responsables par exemple de la décontamination des territoires ayant subi un accident nucléaire ?

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Permettez-moi d’ajouter un élément à la première question posée par mon collègue : le ministre de l’intérieur nous a indiqué lors de son audition qu’il était possible d’évacuer environ 500 000 personnes, mais qu’il serait difficile d’aller au-delà. Que se passerait-il si un accident survenait dans une zone densément peuplée, comme la vallée du Rhône ou la région parisienne, où la population à évacuer serait potentiellement supérieure à ce nombre ?

M. Jacques Witkowski. Je tiens tout d’abord à préciser que, dans la nouvelle version des PPI, nous demandons aux préfets de prévoir, dans la zone des 2 à 5 kilomètres, les données physico-pratiques de l’évacuation des populations incluses dans ce périmètre. Il s’agit de l’une des nouveautés de ces plans.

À Fukushima, 160 000 personnes ont in fine été évacuées. Les évacuations de population de très grand volume peuvent répondre à plusieurs conceptions, qui dépendent en partie de l’événement. Dans des événements à cinétique très rapide, nucléaires ou autres, on peut imaginer que l’on ne dispose pas du temps nécessaire pour organiser l’évacuation. Dans le cas d’un tsunami par exemple, si l’on vous dit que la vague va survenir dans une demi-heure, la seule solution possible est de demander aux gens d’essayer de se réfugier à des niveaux où l’on espère que l’eau ne montera pas. Il n’y a pas grand-chose d’autre à faire. Il s’agit pour ainsi dire d’une fuite réflexe.

Dans le cadre d’une évacuation plus concertée, de nombreux éléments doivent être pris en considération. Ces opérations sont d’une complexité inouïe, en termes de transport, de points de recueil, d’alimentation, de conception des axes d’évacuation permettant de continuer d’acheminer des moyens sur zone.

Le deuxième aspect à appréhender est la question de savoir pendant combien de temps les populations évacuées vont partir de chez elles. Il est différent de partir pour une journée, pour huit jours ou pour une durée indéterminée. Ceci pose des sujets d’une incroyable complexité opérationnelle. Dans les secteurs agricoles par exemple, les animaux de ferme ne sont pas évacués : comment les traiter ? Qu’en faire ?

S’ajoute à cela le fait que nous ne disposons pas aujourd’hui en France d’un vecteur réglementaire, porté par un support législatif, imposant l’évacuation : une personne peut ainsi refuser d’évacuer la zone. Ce genre de situation arrive dans toutes les crises. Ce sujet doit être posé de manière générique. Lors de la crise liée au passage du cyclone Irma, certaines personnes ne voulaient pas quitter leur maison, alors même que nous savions que le quartier allait se retrouver sous plusieurs mètres d’eau. De même, lors des inondations de janvier, des gens ont refusé de partir. Ceci implique des actions supplémentaires pour les forces de sécurité.

Je tiens à préciser par ailleurs que nous ne disposons pas de moyens en propre pour évacuer les populations. Il n’existe pas de trains spéciaux, ni d’avions ou d’autobus dédiés. L’idée est de mobiliser, par réquisition, les moyens disponibles. Bien évidemment, une majorité de Français ayant un véhicule, beaucoup de gens évacueraient par leurs propres moyens, par voie routière. Pour autant, tout ceci doit être organisé.

La limite en termes de nombre est fonction de la nature de l’accident, des éléments d’expertise et des décisions prises. Nous estimons qu’au-delà de 500 000 personnes, l’évacuation deviendrait aléatoire. À ma connaissance, aucun pays moderne n’a procédé à de tels mouvements de population sur des temps courts, de manière totalement organisée. Des déplacements d’une telle ampleur seraient inédits. Nous réfléchissons bien évidemment à de telles situations et y travaillons, mais je ne crois pas qu’il existe, en benchmarking, une solution susceptible d’être appliquée clé en main.

L’un des sujets vitaux à gérer serait l’inquiétude. Chaque année, nous évacuons à plusieurs reprises des milliers de personnes en même temps. De nombreuses bombes de la deuxième guerre mondiale sont par exemple encore enfouies dans certaines villes et lorsqu’elles sont découvertes, il n’est pas rare de devoir évacuer 10 000 à 15 000 personnes d’un secteur. Ces interventions sont extrêmement préparées, plusieurs semaines à l’avance, avec une information porte à porte, des points de recueil organisés. Les gens savent que l’opération va durer entre quatre heures et une journée, avec une organisation impliquant les centres communaux d’action sociale (CCAS) et les maires, afin notamment de trouver une occupation pour la population pendant le temps que dure l’intervention de déminage. Dans le cas d’un accident nucléaire par exemple, la situation serait très différente. Il nous arrive souvent, lors d’épisodes de fortes intempéries, d’avoir à accueillir des milliers de personnes en très peu de temps, de façon impromptue : il faut alors, en quelques heures, mettre en place de l’accueil, prévoir du ravitaillement alimentaire, aller chercher les gens. Nous disposons donc malgré tout de points de référence. Nous n’avons toutefois jamais organisé d’exercice grandeur nature pour tester une procédure d’évacuation sur une population équivalente à celle qui a dû être évacuée lors de l’accident de Fukushima. Ceci serait assez inédit. La question est d’ailleurs de savoir si ceci serait acceptable par la population et le tissu économique.

Il existe donc des limites et des problèmes, auxquels nous nous préparons à faire face. Sommes-nous en capacité de le faire ? Oui. Sommes-nous capables d’effectuer ceci de manière normée, en vous présentant aujourd’hui un plan déclinant l’ensemble des opérations, de « T zéro » à « J+3 », minute par minute ? La réponse est négative, dans la mesure où les territoires sont tous différents, tout comme la cinétique de chaque événement. De nombreux facteurs sont aléatoires. C’est la raison pour laquelle, dans la préparation des exercices de crise, nous majorons systématiquement les situations, afin de nous préparer au mieux à parer à toute éventualité. Ceci nous permettra par ailleurs, nécessairement, de progresser dans le temps. L’un des éléments dont il est important d’être conscient est qu’une évacuation prend du temps, même si elle ne concerne qu’un faible nombre de personnes.

L’effet domino est bien évidemment pris en compte, par croisement de cinétiques, notamment sur la partie sécurité. En France, dans les autorisations d’exploitation des installations classées pour l’environnement (ICPE), ce paramètre est systématiquement pris en majoration. Les industriels contestent d’ailleurs souvent cet aspect, qui majore également les coûts. Ceci est également pris en considération dans l’élaboration des PPI, pour le nucléaire comme pour tout autre événement. Certains effets majorants potentiels ne peuvent toutefois pas être pris en compte, dans la mesure où tout n’est pas prévisible. À Fukushima, les autorités avaient par exemple imaginé qu’un tsunami pourrait éventuellement se produire dans la zone et considéré que l’eau ne pourrait pas dépasser une certaine hauteur : force est de constater que les événements ne se sont pas passés ainsi.

Peut-on prévoir tous les effets domino ? Il le faudrait. Nous essayons de le faire. Je ne peux toutefois vous donner de réponse absolue.

Tous les moyens disponibles sont connus et répertoriés. Quelle que soit la crise – le nucléaire n’étant qu’un élément de l’ensemble – nous travaillons entre postes de commandement de gestion de crise. Je dispose en l’occurrence d’un organe qui fonctionne en permanence : le centre opérationnel de gestion interministérielle des crises (COGIC). Sa mission est de collecter la totalité des informations provenant de tous les services d’incendie, de secours et des préfectures, mais aussi de faire office d’état-major de gestion de crise lorsqu’il faut reprendre la main sur le niveau local ou l’accompagner. Les armées disposent également d’un centre de crise, tout comme les forces de police. Nous travaillons en réseau et nous regrouperions évidemment, en cas de besoin, sous l’égide du premier ministre, en cellule interministérielle de crise, qui dépendrait de ma direction. Les moyens sont connus au jour, mais très variables.

Le mécanisme européen de protection civile fonctionne très simplement : il existe, à Bruxelles, un centre de coordination de la réaction d’urgence – Emergency Response Coordination Centre (ERCC) –, organe correspondant à notre COGIC. En cas de crise, nous pouvons contacter ce centre, pour indiquer par exemple que nous aurions besoin de cinquante grues ou de dix mille tenues radiologiques dans un délai donné. Aussitôt, tous les centres de commandement des différents pays sont avisés par mail et apportent leur réponse. S’ensuit un acheminement des matériels demandés entre les pays, avec prise en charge financière par l’Union européenne, pour tout ou partie. Nous déclarons dans ce cadre des modules d’intervention, correspondant à des capacités opérationnelles susceptibles d’être mises à disposition des autres pays européens. La France se situe d’ailleurs en tête dans ce domaine, avec 21 modules déclarés, le pays suivant dans la liste en déclarant neuf. Au niveau de l’Europe, 54 modules au total sont déclarés par l’ensemble des États membres. Pour autant, je pense que, sur ce domaine du risque nucléaire et chimique, l’Europe doit se doter d’une capacité supérieure, améliorée. Nous y travaillons. Cette proposition est d’ailleurs incluse dans la modification du mécanisme, qui pourrait être adoptée à la fin de l’année. Il ne s’agit donc pas de science-fiction, mais bien d’une possibilité certainement bientôt effective.

La résilience des territoires est une question complexe, qu’il s’agisse de la zone évacuée elle-même ou de la zone périphérique proche, qui bien que n’étant pas concernée directement par une évacuation ou une contamination, subit néanmoins des conséquences économiques et humaines d’un accident. En février 2016 par exemple, à Flamanville, une information fausse avait circulé lorsqu’un incendie sans aucune gravité s’était déclaré dans un alternateur, dégageant beaucoup de fumée. Une photographie prise par un acteur de la centrale était sortie et, dix minutes après, était diffusée partout dans le monde, accompagnée de l’information selon laquelle la centrale de Flamanville avait explosé. J’ai dû lutter pendant dix heures sur la totalité des médias internationaux pour expliquer qu’il s’agissait d’un banal accident industriel, certes situé dans un site nucléaire, mais sans aucune incidence de ce type. J’avais même reçu un appel d’un média japonais qui était prêt à publier un article internet incitant à ne plus acheter de yaourts normands. Fort heureusement, ils avaient eu le réflexe de m’appeler avant la publication, ce qui m’a permis de leur expliquer la situation, si bien que l’article n’est finalement pas sorti. La résilience des territoires est ainsi à lire à l’aune des explications données. Ceci renvoie au sujet précédemment évoqué de la communication vers les populations, mais va largement au-delà.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Imaginons que vous deviez réquisitionner des véhicules, par exemple des bus : réquisitionnerez-vous également les chauffeurs ? Quels seraient vos moyens d’action si l’un d’entre eux refusait de se rendre dans la zone concernée ?

M. Jacques Witkowski. Nous sommes fréquemment confrontés à cet exercice du droit de retrait. On peut comprendre que les gens soient inquiets. Il nous faut alors trouver des solutions. Dans le cas précis que vous évoquez, nous rechercherions, parmi les forces de l’ordre et les forces de sécurité, des personnels en capacité de remplacer les chauffeurs défaillants. Ceci fait partie des aléas de gestion de crise. Il faut avoir présent à l’esprit le fait que la capacité de moyens présentée est toujours à 100 %, mais n’est jamais, dans les faits, disponible en totalité le jour dit : certains personnels peuvent être en congés, en stage ou malades, certains matériels peuvent tomber en panne. L’important est de disposer d’une capacité, sur un contrat opérationnel, nous permettant de traiter le sujet. Nous y veillons.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Disposez-vous par exemple d’une liste des personnels des services d’État disposant des permis nécessaires ?

M. Jacques Witkowski. Notre direction ne dispose pas de telles listes. En revanche, les unités les ont et nous pourrions collecter l’information auprès d’eux. En nécessité, nous ferions conduire toute personne des services de l’État en capacité de le faire. Dans une situation d’urgence, l’objectif de résultat prime. Le temps de gestion de crise est différent du temps de la normalité. Il faut savoir prendre les décisions qui s’imposent.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Concernant les temps d’évacuation, l’une des personnes que nous avons auditionnées nous a indiqué qu’aux États-Unis, il était obligatoire d’utiliser des logiciels de simulation de trafic. Les plans d’évacuation français sont-ils soumis à une telle obligation d’évaluation scientifique ?

M. Jacques Witkowski. Nous n’utilisons pas de logiciels de circulation. Nous en connaissons toutefois, puisque la gestion des flux et des trafics s’effectue ainsi. Si nous décidions une évacuation, dans ce domaine ou dans un autre, nous serions dans le droit d’exception : le trafic passerait alors sous la main de l’interdiction. Des arrêtés seraient immédiatement pris et les forces de l’ordre se déploieraient, bloqueraient des axes. Tout ceci serait organisé. Si l’on décidait par exemple de consacrer un axe routier aux véhicules, celui-ci serait encadré par les gendarmes et les policiers et réservé uniquement aux véhicules légers. Un autre serait sans doute dédié aux véhicules de transport en commun, avec des points d’arrêt, une régulation du trafic. Lors d’une phase d’évacuation concertée, tout est organisé : on ne lance pas les gens sur les routes en leur donnant rendez-vous cinquante kilomètres plus loin.

Nous avons approché quelques universités dans ce domaine, mais les travaux, pour ce qui nous concerne, ne sont pas conclusifs.

En tant que préfet et directeur interministériel de la gestion des crises, je ne concevrais pas que l’on puisse engager une évacuation sans avoir réservé et protégé les axes permettant cette évacuation, en organisant une circulation dans un seul sens, encadrée par les forces de l’ordre, pour un certain type de véhicules et avec des axes réservés au trafic des secours et à la montée des moyens sur place.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Les logiciels auxquels je faisais allusion n’ont pas pour objectif d’organiser, mais visent à estimer un temps d’évacuation, un flux.

M. Jacques Witkowski. Pour l’instant, comme je vous l’indiquais, les travaux menés sont scientifiquement non conclusifs. Imaginons que l’on décide d’évacuer 100 000 personnes en une heure : cela me paraît totalement impossible, sauf à passer en phase réflexe, à mobiliser 150 bus et à dire au reste de la population de se débrouiller. Tout doit être planifié : on commencerait sans doute par évacuer les personnes les plus fragiles, et ainsi de suite, par secteur, en prévoyant des phases de parking, des possibilités d’intervenir éventuellement sur des véhicules en panne, etc. Je suis toujours frappé par l’exemple américain, où l’on se contente de demander aux populations de quitter une zone donnée : ceci donne lieu à des images de files ininterrompues de voitures arrêtées sur des autoroutes pourtant très larges. Ceci me semble antinomique avec l’organisation qui doit présider à toute opération d’évacuation de populations. Dans les évacuations que nous conduisons aujourd’hui – je pense notamment à celle réalisée à Saint-Martin par voie aérienne, ou encore aux opérations menées à l’occasion du déminage de gros engins explosifs – tout est anticipé, planifié, afin que les opérations se déroulent dans le calme : les gens ont rendez-vous à une heure donnée, les transports sont organisés. À Fukushima par exemple, la plupart des blessés l’ont été lors de l’évacuation. Il s’agit d’une phase critique et dangereuse. On peut comprendre que les gens soient inquiets et que le stress leur fasse commettre des imprudences, des bêtises. Il est donc important de veiller à rassurer les populations par une organisation la plus rigoureuse possible, afin que tout se passe dans le plus grand calme.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Comment associer les acteurs locaux à une crise nucléaire potentielle ? Je pense par exemple aux hôpitaux : les personnels sont-ils formés à ce genre d’accident et aux pathologies particulières qui s’y rattachent ? La sécurité civile dispose-t-elle des moyens nécessaires, de tenues adaptées ? Où ces tenues sont-elles stockées ? Sont-elles facilement accessibles ?

Le ministre de l’intérieur nous avait indiqué qu’en cas de crise grave, la direction générale de la sécurité civile et de la gestion des crises était en mesure de mobiliser en moins d’une heure 47 cellules mobiles d’intervention radiologique, soit environ 300 personnels spécialisés, ainsi que 35 unités mobiles de décontamination. Pouvez-nous nous apporter quelques précisions à ce sujet ?

M. Jacques Witkowski. Je confirme bien évidemment les données de M. le ministre d’État. Nous avons historiquement réparti les moyens en deux strates. Chaque service départemental d’incendie et de secours (SDIS) ayant dans son périmètre un CNPE dispose ainsi des moyens radiologiques pour intervenir. Tout ceci est détaillé dans les réponses écrites au questionnaire que vous nous avez adressé.

La deuxième strate est constituée des moyens nationaux : la sécurité civile dispose de trois régiments militaires totalement intégrés au ministère de l’intérieur et possédant d’importants moyens, dans tous les domaines d’intervention, dont celui-ci. Ces unités doivent venir en renfort, dans des délais contractuels, que je confirme. Le niveau des personnels qui les composent se décline en quatre diplômes : RAD1, RAD2, RAD3 et RAD4. La formation de niveau 1 dure une semaine, celle de niveau 2 quinze jours. Le niveau 4 est le niveau expert : il n’est délivré que par l’École nationale supérieure des officiers de sapeurs-pompiers (ENSOSP) d’Aix-en-Provence. Nous veillons en permanence à ce que le vivier soit alimenté, ce en quoi nous n’éprouvons aucune difficulté car ce domaine d’expertise attire et intéresse des personnels de bon niveau. Nous menons aussi beaucoup d’études de matériel avec les industriels. Je vous confirme donc que nous sommes en capacité de répondre à tous les risques aujourd’hui dimensionnés dans ce domaine.

S’il le fallait, le ministère des armées dispose par ailleurs de moyens surnuméraires, auxquels nous ferions appel une fois mobilisée la totalité de nos propres moyens.

Tout ceci est à mettre en lien avec l’aspect quantitatif et la question sanitaire que vous souleviez : nous pouvons déployer dans les vingt minutes 2 000 tenues légères de décontamination d’urgence et 600 tenues filtrantes, un peu plus lourdes, pour les personnels. Nous consacrons à cette mission environ 12 millions d’euros par an, essentiellement en renouvellement de matériel. Ce matériel est acheté en lien avec le secrétariat général de la défense nationale. Les services d’incendie et de secours achètent leurs matériels. Tout ceci est stocké dans les centres d’intervention de proximité, ainsi que dans des centres un peu plus éloignés, afin de permettre également une éventuelle intervention depuis l’extérieur.

L’aspect sanitaire et médical dépend de Mme la ministre de la santé. Bien évidemment, la partie sanitaire est incluse dans les exercices que nous conduisons régulièrement dans le cadre des PPI. Nous envisageons par exemple les modalités d’évacuation d’une victime lourdement blessée d’une zone extrêmement contaminée vers l’extérieur et jusqu’à l’hôpital, avec les personnels formés à cette fin et les matériels de protection adaptés. Le retour d’expérience montre toutefois que les pathologies radio-induites très lourdes, nécessitant une hospitalisation immédiate, sont extrêmement rares. Les dernières constatées concernaient les personnes qui étaient allées à l’intérieur du foyer de Tchernobyl.

Nous disposons évidemment des moyens médicaux locaux, qui constituent le noyau de base. La direction générale de la sécurité civile a par ailleurs entre 11 000 et 12 000 personnels soignants dans ses forces – médecins, infirmiers –, dont beaucoup sont spécialisés. Je dispose également auprès de moi de trois conseillers médicaux, dont une pharmacienne générale, tous fortement spécialisés dans ce domaine. Les armées disposent en outre, bien évidemment, d’une expertise médicale importante, dans la mesure où les médecins militaires bénéficient d’une formation obligatoire dans le domaine radiologique et chimique.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Je souhaiterais revenir brièvement sur la question des pastilles d’iode. Certaines installations nucléaires se situent dans des zones frontalières : des comprimés d’iode sont-ils mis à disposition des populations frontalières étrangères ? Est-ce prévu ?

M. Jacques Witkowski. Les effets de frontière constituent toujours des zones grises. Nous avons, avec les trois pays avec lesquels nous avons un sujet frontalier nucléaire, des liens fréquents et localisés, par l’intermédiaire des préfets notamment, ainsi que des pratiques et des exercices communs. Je suis en poste depuis seize mois et n’ai pas été sollicité à ce sujet par nos amis suisses ou allemands, que ce sujet ne semble pas préoccuper.

Comme vous le savez, la distribution des pastilles d’iode relève de la responsabilité de l’opérateur. Il ne faut toutefois pas oublier que les États sont souverains : on ne peut imposer cette distribution en Suisse ou en Allemagne. Il m’est donc impossible de répondre à votre question sur le taux de pénétration des campagnes de mise à disposition de pastilles d’iode par EDF auprès des populations frontalières étrangères.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. L’ANCCLI nous a dit regretter qu’il n’y ait pas de retour d’expérience sur les premières campagnes de distribution.

M. Jacques Witkowski. Nous disposons de ces données pour la France, mais pas pour l’étranger. Ceci nous permet d’indiquer qu’en France, sur une base 100 de population résidente dans le secteur des deux kilomètres, le taux de retrait des pastilles d’iode n’est que de 50. In vivo, il apparaît en outre que certaines personnes ont retiré les pastilles, mais ne savent plus où elles les ont rangées. D’autres ne savent pas précisément à quoi elles servent. D’autres encore considèrent ces pastilles comme la panacée, comme le remède absolu. La marge de progrès est donc évidente, notamment en matière d’information et de communication : il est clair que le taux de retrait devrait être de 100 %. Il l’est déjà pour ce qui concerne les écoles, dans la mesure où ceci relève d’une maîtrise étatique.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous nous avez indiqué que 19 PPI étaient actuellement en cours d’élaboration. Ceci concerne exclusivement les CNPE. Or il existe beaucoup plus d’installations nucléaires de base (INB) que de CNPE, c’est-à-dire beaucoup d’endroits potentiellement soumis à des risques radiologiques, au-delà des seuls périmètres des centrales. Il n’existe donc pas de PPI ou équivalent pour ces INB, si j’ai bien compris.

M. Jacques Witkowski. Effectivement. Pour autant, la réflexion de l’État est très engagée sur ce sujet, notamment pour le Cotentin. Il apparaît ainsi que la doctrine doit être évolutive en la matière, dans un délai relativement bref. Certaines INB devraient pouvoir relever d’une approche similaire à celle à l’œuvre dans les PPI. Nous y travaillons en collaboration avec le ministère de la transition écologique et solidaire (MTES) et espérons aboutir dans les prochains mois. Ceci est en effet particulièrement pertinent au regard du possible effet domino évoqué précédemment. Il s’agit d’une logique relativement nouvelle à intégrer.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Le préfet est, comme vous nous l’avez signalé, en charge de la décision d’évacuation. Il nous a été indiqué que deux décrets étaient en cours de rédaction à ce propos. L’un, en Conseil d’État, transposerait une directive européenne prévoyant des niveaux de référence pour la gestion des accidents et précisant qu’il appartient bien aux préfets de prendre la décision d’évacuation, en tenant compte de trois éléments : les informations fournies par l’ASN, l’exploitant et l’agence régionale de santé (ARS), le niveau de référence de l’incident et le préjudice associé à l’application des mesures envisagées au regard du bénéfice attendu. Le deuxième décret, simple, résultant d’une décision de l’ASN, préciserait les rayons de référence pour différents éléments d’intervention : 5 kilomètres, 10 kilomètres, etc. Pouvez-vous nous donner quelques précisions sur le contenu et le calendrier de mise en œuvre de ces décrets ?

M. Jacques Witkowski. Le premier décret est paru voici deux jours. Le second est porté par le MTES. Nous avons évidemment été consultés sur le sujet. Un article sera modifié, qui pose trois points : le premier est que la dose efficace est de 10 millisieverts pour la recommandation de mise à l’abri, le second qu’elle est de 50 millisieverts pour la recommandation d’évacuation. Le troisième concerne un équivalent thyroïde de 50 millisieverts pour la prise d’iode. Les travaux sont en cours et nous faisons partie des administrations consultées.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Aujourd’hui, les CLI souhaiteraient étendre le périmètre d’information, voire d’intervention, à 100 kilomètres autour des centrales, suite notamment au retour d’expérience de Fukushima, où des effets avaient été ressentis jusqu’à 200 kilomètres. Que pensez-vous de cette volonté des CLI ?

M. Jacques Witkowski. Nous apportons à cette demande une réponse de stratégie nationale, qui sera portée par le plan national. L’idée est d’atteindre une information et une communication dépassant très largement un périmètre donné. En revanche, étendre à 100 kilomètres l’ensemble des procédures prévues pour l’instant pour le périmètre des 20 kilomètres serait un exercice de nature différente et d’une grande complexité. Mes services se concentrent pour l’heure sur l’objectif d’aboutir, dans les délais que je vous ai indiqués, à la publication des nouveaux PPI. Nous sommes, pour le reste, dépendant des textes qui sortent, portés notamment par la Représentation nationale, dont vous êtes l’expression ici.

J’ajoute que nous faisons véritablement en sorte d’intégrer les CLI dans les exercices que nous organisons. Nous n’avons absolument rien à cacher au sein des centres opérationnels départementaux (COD). Le mois dernier, un représentant de CLI a par exemple participé à l’exercice mené à Golfech.

M. Jean-Marc Zulesi, président. Nous vous remercions pour la clarté de vos réponses. Nous comptons sur vous pour répondre avec autant de précision au questionnaire écrit que nous vous avons adressé.

 


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35.   Audition de M. Jean-Bernard Lévy, président-directeur général d’EDF (7 juin 2018)

M. le président Paul Christophe. Nous accueillons maintenant M. Jean-Bernard Lévy, président-directeur général d’EDF.

Monsieur Lévy, c’est la première fois que la commission d’enquête va entendre votre témoignage. Pourtant, nous sommes restés en contact étroit avec EDF depuis le début de nos travaux puisque, après une première audition de M. Dominique Minière, directeur du parc nucléaire et thermique le 15 mars dernier, nous nous sommes rendus à plusieurs reprises dans vos centrales : nous avons visité celles de Gravelines, du Tricastin et, pas plus tard qu’hier, celle de Flamanville. Par ailleurs, nous n’avons cessé d’échanger avec vos services, au moyen de questionnaires, de documents ou de questions techniques.

Après quatre mois d’auditions et de visites in situ, en France comme à l’étranger, de lectures et de rencontres, nous avons éprouvé la nécessité d’entendre une seconde fois les acteurs essentiels du nucléaire, en particulier le PDG d’EDF, qui est le principal exploitant de réacteurs nucléaires du pays.

L’audition d’aujourd’hui n’a pas vocation à se résumer à un échange d’informations généralistes, mais à approfondir les points sur lesquels subsistent encore des interrogations, de manière à obtenir des réponses précises permettant à la commission d’enquête de conclure ses travaux.

Je précise que la plupart de nos questions ne vous ont pas été communiquées, de manière à conserver à l’exercice un maximum de spontanéité – mais, en observateur attentif de nos travaux, vous avez certainement une idée de nos sujets d’interrogation.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées de déposer sous serment. Elles doivent jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite, monsieur Lévy, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Jean-Bernard Lévy prête serment.)

M. le président Paul Christophe. Je vais maintenant vous céder la parole pour un propos liminaire – en vous demandant d’être aussi concis que possible, car Mme la rapporteure ainsi que les membres de la commission d’enquête ont beaucoup de questions à vous poser.

M. Jean-Bernard Lévy, président-directeur général dEDF. Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de me donner l’occasion de m’exprimer devant votre commission d’enquête.

Vous savez que la production d’électricité nucléaire constitue l’un des rares avantages compétitifs de notre pays, au service des entreprises et du pouvoir d’achat, et que c’est l’existence du parc nucléaire qui permet à notre pays d’émettre presque deux fois moins de dioxyde de carbone par habitant que nos voisins allemands, grâce à un kilowattheure électrique parmi les moins carbonés du monde. Cette exigence s’inscrit dans l’urgence de la lutte contre le changement climatique, qui a été rappelée avec force par les dirigeants du monde entier et encore récemment par le Président de la République, lors du sommet sur le climat qui s’est tenu au mois de décembre.

Évidemment, cela ne signifie pas que nous ne devons rien changer à ce qui existe, et vous savez combien EDF est engagée dans la transition énergétique. Dans le domaine de la production, le développement des énergies renouvelables est une priorité stratégique, à laquelle nous consacrons des moyens désormais supérieurs à ceux que nous investissons dans le développement de nouveaux moyens de production nucléaire. Sur ce point, notre vision est bien celle qui s’inscrit dans le cadre de la loi de transition énergétique, prévoyant une montée de la part des énergies renouvelables qui doit conduire à terme à un mix équilibré entre nucléaire et renouvelables.

À ce titre, je pourrais vous parler du grand plan solaire et du plan complémentaire de stockage électrique que nous avons lancés récemment, mais je vais plutôt en venir directement au sujet de votre commission d’enquête, en centrant mon propos sur les questions de sûreté et de sécurité.

Pour ce qui est de la sûreté nucléaire, EDF dispose en la matière d’une longue expérience, puisque nous avons commencé il y a près de quarante ans à exploiter un parc actuellement constitué de 58 réacteurs nucléaires. Aucun électricien au monde ne dispose d’un tel parc ni d’une telle expérience, mondialement reconnue : lorsque je me rends dans des pays étrangers et que je rencontre leurs dirigeants – cela a été le cas dernièrement en Chine, en Russie, en Inde et dans les Émirats arabes unis – je constate la reconnaissance du savoir-faire d’EDF et de la filière nucléaire française, notamment en matière de maîtrise des enjeux de sûreté. C’est cette expérience qui nous permet de signer des contrats avec de grands pays et d’entraîner avec nous les nombreuses entreprises de la filière nucléaire, avec les milliers d’emplois qualifiés qui sont induits par les exportations en résultant.

Comme vous le savez, il y a près de quinze ans, le Royaume-Uni a confié à EDF l’exploitation de ses quinze réacteurs nucléaires, qui fonctionnent sur une technologie le plus souvent différente de celle mise en œuvre en France, même si nous construisons actuellement deux EPR près de Bristol – j’y vois une autre illustration de la reconnaissance de l’expérience d’EDF en matière de sûreté nucléaire.

Nous avons la conviction que la sûreté doit progresser en permanence. Dès le début des années 1990, nous avons commencé à améliorer le niveau de sûreté de nos réacteurs construits récemment, notamment à l’occasion des visites décennales, qui se sont depuis succédé. Contrairement à d’autres pays où la règle consiste à vérifier qu’une centrale répond tout au long de sa vie aux exigences de sûreté qui lui ont été assignées lors de la mise en service – c’est le cas de la centaine de réacteurs américains –, en France, les centrales ont un niveau de sûreté nettement supérieur à celui qu’elles avaient il y a dix ans, qui était lui-même supérieur à celui qu’elles avaient encore dix ans auparavant. En effet, nous observons un principe – inscrit d’ailleurs dans la loi de 2006 relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire – d’évolution permanente de la sûreté. Ainsi, au-delà du contrôle permanent en exploitation de nos réacteurs, nous procédons au moins tous les dix ans à une vérification complète de la conformité des installations, ce qui peut constituer l’occasion de mettre en œuvre de nouveaux équipements ou de nouvelles procédures afin de répondre au renforcement permanent des exigences de sûreté.

Avec le grand carénage, ce processus continu franchit en ce moment une étape supplémentaire – vous avez vu certains aspects de ce programme lors de vos visites, en particulier sur le site de Tricastin, où votre commission s’est rendue. Engagé en 2014, le programme de grand carénage se compose d’un ensemble d’opérations de maintenance, incluant le remplacement de gros composants. Il représente un grand progrès en matière de sûreté, à deux titres au moins.

Premièrement, il permet l’exploitation des réacteurs après quarante ans de service. L’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) avait demandé à EDF d’apporter des améliorations qui, mises en œuvre, nous permettent de nous approcher autant que faire se peut des objectifs de sûreté des réacteurs de troisième génération, dont l’EPR fait partie. Ce sujet est l’objet d’itérations régulières avec l’ASN et EDF se donne les moyens de répondre à ces exigences dont le détail et les spécificités propres à chaque site seront fixés par l’autorité de sûreté.

Deuxièmement, le grand carénage inclut des modifications dites « post-Fukushima ». Beaucoup a déjà été fait, notamment la mise en place de la force d’action rapide nucléaire (FARN), qui peut se projeter en moins de 24 heures sur n’importe quel site avec des moyens humains et matériels autonomes, permettant de garantir un apport en électricité et en eau, quelle que soit la cause de l’accident. Nous ne connaissons aucun équivalent à la FARN ailleurs dans le monde. Cependant, l’imprévisible devant être envisagé, le principe retenu sera toujours de considérer que si un accident devait intervenir en dépit de tous les moyens mis en œuvre pour l’éviter, alors il ne devrait avoir pour conséquence aucun rejet radioactif de long terme dans notre environnement.

L’organisation de la sûreté est confiée à EDF au titre de la première responsabilité et à l’ASN au titre de ses pouvoirs de contrôle. En effet, la performance du dispositif de sûreté nucléaire repose aussi sur une organisation claire, dans laquelle les responsabilités des uns et des autres sont bien définies. De ce point de vue, le premier responsable de la sûreté de la centrale, c’est l’exploitant, donc EDF, qui met en place une culture et des pratiques détaillées de sûreté auprès de tous nos salariés et des entreprises partenaires.

L’autorité de sûreté fixe des exigences de sûreté. Elle s’assure que les moyens adaptés à ces exigences sont mis en œuvre par l’exploitant, et elle vérifie le respect des règles et des prescriptions auxquelles sont soumises les installations du parc nucléaire. Cependant, c’est bien à EDF de définir et de mettre en œuvre, en tant qu’exploitant, les moyens humains, l’organisation et les moyens matériels qui permettront à tout moment de respecter ces prescriptions. Nous exerçons donc un contrôle interne rigoureux de tous nos équipements, confié à nos équipes d’exploitation, bien sûr, mais aussi à un corps de spécialistes de la sûreté, interne à l’entreprise mais répondant à une hiérarchie indépendante des équipes d’exploitation.

Chaque niveau de management s’appuie sur une filière de sûreté, composée de 200 ingénieurs spécialisés dans le niveau ultime, qui porte un regard indépendant sur la manière dont le rôle d’exploitant est exercé et qui a un devoir d’alerte en cas de manquement. Actuellement, l’inspecteur général pour la sûreté nucléaire et la radioprotection est le vice-amiral François de Lastic Saint-Jal, qui ne rapporte qu’à moi et dont le rapport est rendu public chaque année. Il nous arrive de découvrir des anomalies ou des écarts par rapport aux normes ou aux bonnes pratiques, qu’il nous revient de signaler à l’ASN et de corriger. Tout cela produit des résultats mesurables : à titre d’exemple, le nombre moyen d’arrêts automatiques de réacteur – ce qui constitue l’indicateur clé de sûreté – a été divisé par deux en dix ans.

La transparence est une pratique propre au secteur nucléaire, et je crois qu’aucune autre industrie ne communique autant sur ses écarts par rapport à la norme. La culture de sûreté des salariés d’EDF est aujourd’hui indissociable de notre bonne pratique de transparence. Ainsi, le moindre écart en matière de sûreté, même sans conséquence, doit faire l’objet d’une communication à l’ASN, que nous mentionnons sur la page internet de la centrale – par ailleurs, bien évidemment, nous informons la commission locale d’information (CLI). À ma connaissance, aucune autre industrie, qu’il s’agisse de l’aéronautique, du transport ou de l’industrie agro-alimentaire, ne communique sur ses écarts comme nous le faisons dans le nucléaire en France. Le détail de tous les événements notés est accessible en ligne à tous nos concitoyens. En 2017, par exemple, vous pourrez trouver 621 événements, que l’ASN a tous classés au niveau 0 sur l’échelle internationale des événements nucléaires (INES), qui comprend sept niveaux : aucun de ces événements n’a eu de conséquence en matière de sûreté, mais nous rendons compte de la moindre anomalie.

Je vais maintenant dire quelques mots de la sécurité nucléaire, une dimension essentielle et qui me paraît prise à sa juste mesure, tant par EDF que par les services de l’État. En tant que président d’EDF, je peux vous assurer que ce sujet fait l’objet d’un traitement, tant par l’entreprise que par les services de l’État, à la hauteur des enjeux. Les moyens mis en œuvre par notre entreprise, déjà considérables, sont en croissance. Notre objectif en la matière est d’éviter tout acte qui pourrait entraîner des relâchements importants de radioactivité dans l’environnement. Si les agressions au titre de la sécurité viennent s’ajouter aux agressions potentielles qui pourraient être constituées par des événements de type séisme ou inondation, de par leur nature, les atteintes à la sécurité relèvent du code de la défense et non du code de l’environnement.

La sécurité repose sur la conception d’installations spécifiques qui font, en ce moment même, l’objet d’un renforcement important, avec le déploiement en cours d’un plan de sécurisation de 750 millions d’euros. Bien sûr, la sécurité repose aussi sur le renseignement et sur les moyens humains disponibles sur les sites. À ce titre, EDF a recours à un millier de gendarmes spécialisés, répartis sur nos dix-neuf sites, et dont l’entraînement par le Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN) et l’équipement leur permettent d’assurer leur mission première, qui est d’éviter toute détérioration d’équipements d’importance vitale. Cette organisation matérielle et humaine est en adaptation permanente pour tenir compte de l’évolution de la menace, notamment depuis les attentats terroristes de 2001. Les scénarios de menace auxquels nous devons faire face sont très diversifiés ; élaborés par les services compétents de l’État, dont c’est la mission, ils sont renouvelés régulièrement.

En matière de sécurité, EDF ne peut pas agir efficacement seule : la sécurité est en quelque sorte une coproduction entre EDF et les services compétents de l’État. Face aux différents types de menaces qui affectent notre société et qui pourraient concerner les installations d’EDF, la nécessaire coproduction de sécurité entre l’opérateur et les services de l’État s’est renforcée depuis quelques années. Elle porte aussi bien sur la complémentarité des mesures prises que sur le partage d’informations ou le déploiement des forces quand il est nécessaire. Certaines mesures de sécurité relèvent de l’exploitant – c’est le cas de la conception, de l’exploitation des installations, du devoir d’information aux pouvoirs publics et de la connaissance précise des mouvements et des quantités de matière fissile. D’autres mesures sont sous la responsabilité de divers services de l’État, notamment celles relatives à la prévention du terrorisme, au renseignement, à l’interdiction de survol des sites sensibles, à la surveillance rapprochée des sites et, bien sûr, à l’intervention en cas d’intrusion.

À l’intérieur de nos centrales, ce déploiement est principalement assuré par les pelotons spécialisés de protection de la gendarmerie – les PSPG, désormais bien connus. Les entraînements réguliers des gendarmes permettent de développer de réelles complémentarités de compétences et d’actions entre les PSPG et nos collaborateurs à l’intérieur des sites. Je voudrais souligner qu’aucune intrusion n’a jamais permis aux personnes qui les ont menées d’accéder à la zone vitale d’une centrale nucléaire.

Autant la transparence systématique est la règle en matière de sûreté, autant il existe, en matière de sécurité, des règles de transparence publique qui sont strictement encadrées par la loi et auxquelles EDF ne peut déroger. Ainsi, c’est la loi qui interdit à EDF de communiquer certains contenus protégés par le code de la défense, toute infraction à cette disposition pouvant être sanctionnée par une peine de sept ans d’emprisonnement en vertu de l’article 413-10 du code pénal. Bien sûr, nous signalons tous les événements de ce type au haut fonctionnaire de défense et de sécurité (HFDS) du ministère de tutelle, qui exerce en matière de sécurité le même type de contrôle sur EDF que l’ASN pour la sûreté.

Je me tiens désormais à votre disposition pour répondre à toutes vos questions.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. La première thématique que je souhaite aborder concerne la non-conformité de certaines pièces, qui a été évoquée à de nombreuses reprises au cours des auditions, mais aussi sur le terrain. Pouvez-vous nous expliquer comment il se fait que vous ayez accepté, pour l’EPR de Flamanville, des pièces non conformes aux exigences fixées ?

M. Jean-Bernard Lévy. Nous n’avons pas accepté de pièces non conformes. Si une pièce ne paraît pas conforme, nous soumettons le problème à l’ASN. Il peut ensuite être décidé, soit de remédier à la non-conformité, soit de formuler une demande de dérogation auprès de l’ASN, qui rend un avis à ce sujet.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. La cuve de l’EPR de Flamanville n’a-t-elle pas été installée avant que toutes les dérogations aient été acceptées par l’ASN ?

M. Jean-Bernard Lévy. La cuve a effectivement été installée, mais elle n’a pas été acceptée avant que l’ASN ne donne son accord. Je précise que d’autres accords de l’ASN seront requis avant que le réacteur de Flamanville ne soit mis en fonctionnement, et que les problèmes qui ont été rencontrés sur la cuve avaient bien évidemment été détectés par EDF.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Pourquoi ne pas avoir engagé de procédures judiciaires, ou tout au moins de demandes d’indemnisation contre vos fournisseurs, après la démonstration de l’existence de falsifications – je pense à la cuve couverte de Flamanville, mais aussi au générateur de vapeur de Fessenheim ?

M. Jean-Bernard Lévy. Des négociations sont en cours entre Framatome et EDF.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Estimez-vous possible que des composants présentant des défauts importants soient aujourd’hui en service dans des installations, sans que l’on soit en mesure de le savoir ?

M. Jean-Bernard Lévy. Il s’agit là d’une question appelant une réponse prudente. Je dirai que si nous le savions, nous le dirions : la réponse est dans la question, madame la rapporteure !

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Au cours de nos travaux, nous avons très fréquemment été alertés au sujet de la sous-traitance. Les sous-traitants ont regretté une perte de compétence des salariés d’EDF qui, en une vingtaine d’années, seraient passés du rôle d’opérateurs à celui de simples surveillants : en d’autres termes, les salariés d’EDF feraient faire plus qu’ils ne feraient eux-mêmes. Qu’en pensez-vous et, si vous nous confirmez cet état de fait, celui-ci n’engendre-t-il pas un risque en matière de sûreté ?

M. Jean-Bernard Lévy. Il me semble que votre question appelle deux réponses différentes, selon qu’elle porte sur la construction des centrales nucléaires ou sur leur exploitation. Je commencerai par évoquer le premier aspect, en prenant pour exemple la construction du réacteur de Flamanville. Si je n’ai pas pris part en quoi que ce soit aux décisions qui ont présidé à cette construction il y a quelques dizaines d’années – ni même assisté aux premières étapes de la mise en service de l’installation –, l’expérience accumulée au cours du mandat qui m’a été confié fin 2014 me fait dire que l’interruption de toute construction de centrales nucléaires pendant une quinzaine d’années est très dommageable en termes de savoir-faire. Le laps de temps qui s’est écoulé entre le moment où nous avons construit Chooz et Civaux dans la catégorie des réacteurs de 1 450 mégawatts et le moment où nous avons commencé à construire Flamanville, d’une puissance un peu supérieure mais surtout d’une conception très différente, a été très préjudiciable aux compétences de l’industrie nucléaire dans son ensemble, c’est-à-dire non seulement à celles d’EDF, mais aussi à celles de Framatome et des nombreuses entreprises dotées d’un département spécialisé dans le nucléaire et qui travaillent également pour d’autres industries – ayant, elles, des niveaux d’exigence en matière de fabrication et de contrôle nettement moindres que ceux de l’industrie nucléaire.

Quand EDF, Framatome et nos autres partenaires industriels ont eu à construire Flamanville, ils ont rencontré des difficultés liées à la fois la complexité d’un EPR, dont les exigences de sûreté et les choix de conception sont radicalement différents – et bien plus exigeants que ne l’étaient ceux des réacteurs construits précédemment – mais aussi au fait de devoir rattraper un certain retard en matière de compétences, pris en raison d’une trop longue période entre deux chantiers de constructions. Nous estimons qu’il faut en tirer une leçon pour l’avenir en évitant que cela ne se reproduise : maintenant que nous avons restauré notre niveau de compétence grâce au chantier de Flamanville, il faut poursuivre la construction de centrales nucléaires en France et en Europe – si je devais utiliser une image pour décrire notre situation, ce serait celle d’un cycliste qui, pour ne pas tomber, ne doit pas s’arrêter de pédaler.

Pour ce qui est de l’exploitation du parc, toute la question est de savoir ce qui revient à EDF et ce qui revient à ses prestataires. Il s’agit là d’une question difficile, à laquelle il faut éviter de répondre de manière trop tranchée. Il y a des compétences qu’EDF continue de détenir seule et d’autres, correspondant à des activités manuelles ou industrielles, qu’elle partage. En tout état de cause, EDF ne s’est pas réduite à un groupe d’ingénieurs ou de contrôleurs qui se contenteraient de faire faire : elle a conservé ses compétences. Cependant, il est vrai que l’ampleur des travaux nécessaires sur notre parc nous a conduits au fil des années à confier un grand nombre d’activités à des prestataires, qui nous apportent les compétences qu’ils ont pu acquérir en travaillant pour d’autres industries, ou sur les réacteurs nucléaires d’autres pays. En dépit des critiques, j’estime que nous sommes parvenus à un équilibre satisfaisant entre ce que nous savons faire et ce que nous avons décidé de faire faire.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Certaines des personnes auditionnées nous ont expliqué que la sous-traitance pouvait poser des problèmes par rapport à la fameuse culture de sûreté dont vous vous prévalez quand vous affirmez que chaque personne travaillant sur le site doit être un acteur de la sûreté. Pour notre part, nous avons pu constater lors de nos visites que cette culture de sûreté n’était manifestement pas aussi répandue que vous le dites et que le fait de recourir à des sous-traitants, qui se sentent peut-être moins concernés que les agents d’EDF, pouvait engendrer un certain nombre de problèmes. Avez-vous eu l’occasion de faire le même constat ?

M. Jean-Bernard Lévy. Je ne sais pas si on peut déduire une généralité de l’expérience à laquelle vous faites allusion ou s’il ne s’agit que d’un cas isolé, d’autant que vous ne précisez pas ce que vous avez constaté. En tout état de cause, nous attachons une grande importance au fait de donner une qualification spécifique à toutes les personnes venant travailler sur nos sites, quel que soit leur niveau de technicité : nous faisons en sorte qu’ils soient informés de ce qu’est le nucléaire – en d’autres termes, de leur transmettre notre culture du nucléaire.

On ne peut exclure que cette formation ne se fasse pas toujours aussi parfaitement qu’il le faudrait, mais des procédures de contrôle qualité sont mises en œuvre afin de remédier aux problèmes pouvant survenir. Par ailleurs, étant moi-même très souvent présent sur les sites, où j’effectue des visites régulières, je peux vous assurer que la culture de sûreté est partagée du haut en bas de la hiérarchie, y compris par les partenaires sociaux et les prestataires que je rencontre. Il nous appartient de détecter les éventuelles anomalies, de les contrôler et d’y remédier.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Immédiatement après l’accident de Fukushima, nombre de sous-traitants ont quitté la centrale, estimant que la gestion d’un accident nucléaire n’était pas de leur compétence. Lors de son audition par le parlement japonais, le directeur d’alors, M. Yoshida, a déclaré au sujet des sous-traitants : « Dans les faits, nous ne pouvions que les laisser partir. Dans ce sens-là, les choses navaient pas été bien prévues, puisque nous avions besoin des hommes de Nanmei – le sous-traitant – pour effectuer un certain nombre de tâches. Effectivement, le contrat navait pas prévu les incidents de ce genre. »

Pouvez-vous nous préciser si les contrats qu’EDF passe avec ses sous-traitants incluent des clauses obligeant ces entreprises à continuer à travailler, même en cas d’accident nucléaire de type Fukushima ? Dans la négative, les salariés d’EDF seraient-ils capables de remplacer, dans l’urgence et en nombre, les sous-traitants qui feraient défaut ? Dans la mesure où la sous-traitance représente jusqu’à 80 % des travaux d’entretien, certains observateurs émettent des doutes sur ce point.

M. Jean-Bernard Lévy. Quand on parle de l’exploitation d’une centrale, il faut distinguer les travaux d’entretien des interventions. Pour ce qui est de ces dernières, qu’il s’agisse de l’exploitation normale ou des interventions en matière de crise, elles sont intégralement assurées par des salariés d’EDF et il en est de même en ce qui concerne la FARN : les quatre groupes implantés en différents points du territoire afin de pouvoir intervenir rapidement en cas d’urgence sont, à ma connaissance, à 100 % constitués de salariés d’EDF.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Quand vous confiez une mission à l’une de vos filiales, est-ce considéré comme de la sous-traitance ?

Par ailleurs, l’informatique d’EDF est-elle sous-traitée, notamment à des entreprises étrangères ? Je vous pose cette question parce que nous avons entendu dire qu’elle pouvait l’être à des entreprises indiennes.

M. Jean-Bernard Lévy. Pour ce qui est de votre première question, nous estimons que des travaux effectués par nos filiales, dès lors que nous les mettons en concurrence, sont sous-traités. Je précise que Framatome, qui a intégré le groupe EDF il y a un peu plus de cinq mois, est considéré comme un sous-traitant.

En ce qui concerne l’informatique, je ne peux pas vous certifier qu’il ne se trouve pas en Inde des développeurs effectuant des opérations pour le compte de certains de nos prestataires – c’est même assez probable compte tenu du poids qu’a pris l’Inde dans le domaine du développement informatique. Cela ne doit cependant pas donner lieu à la moindre suspicion à l’égard du contrôle que nous exerçons sur la qualité des logiciels, qui sont testés par des agents d’EDF.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Les sous-traitants que nous avons reçus estiment que l’on s’oriente vers du nucléaire low cost à cause de la banalisation du secteur et de la pression mise sur les prix. Quel est votre avis sur ce point ?

M. Jean-Bernard Lévy. Paradoxalement, je ne suis pas mécontent que les entreprises qui travaillent pour nous parlent de baisser leurs coûts. En effet, dans un contexte où le coût du nucléaire a augmenté alors que le coût d’autres énergies, certes intermittentes, a baissé, nous devons trouver le bon équilibre. Dès lors que nous sommes assurés que les exigences de qualité industrielle et le respect des normes de sûreté sont bien respectés – c’est notre première préoccupation – nous sommes vigilants, pour ne pas dire intraitables, sur les coûts.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Les personnes que nous avons auditionnées considèrent que, derrière ces pressions sur les baisses de prix, il y a également des pressions sur les personnels qui, ayant trop de choses à faire, peuvent faire preuve d’une vigilance amoindrie. Nous en revenons, en quelque sorte, à la question de la transmission de la culture de sûreté.

Par ailleurs, ces salariés travaillant pour EDF dans le cadre de la sous-traitance nous ont affirmé sous serment ne bénéficier que d’une visite médicale tous les deux ans, contre une visite tous les six mois pour les salariés d’EDF, à conditions de travail similaires, s’appliquant en l’occurrence aux personnes travaillant dans les zones contrôlées. Lors de la visite d’une centrale, les cadres d’EDF nous ont déclaré – sans avoir prêté serment – que ce n’était pas vrai et que, quel que soit leur statut, les salariés étaient traités de la même manière sur le plan médical et bénéficiaient tous d’un bilan médical tous les six mois. Vous qui avez prêté serment, pouvez-vous nous indiquer qui dit vrai ?

M. Jean-Bernard Lévy. À ma connaissance, il n’y a pas de différence sur le plan du suivi médical entre les salariés d’EDF et les sous-traitants. Je propose de vous donner ultérieurement des informations détaillées sur ce point.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. L’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) nous remettra demain un rapport sur la question du stockage à sec. Pouvez-vous nous préciser pourquoi vous préférez refroidir le combustible usé en piscine plutôt qu’à sec – je ne parle pas du refroidissement initial, mais du refroidissement à très long terme qui suit – alors que de plus en plus de pays se tournent vers la méthode de l’entreposage à sec, notamment les États-Unis, le Royaume-Uni, la Belgique ou encore le Japon ?

Sous réserve de ce qui va nous être dit demain, il semblerait que l’entreposage à sec soit plus sûr car plus robuste – il n’a besoin ni d’eau ni d’électricité – mais aussi moins cher. En outre, il n’interdirait pas un éventuel retraitement ultérieur. Puisque vous disposez, pour vos réacteurs implantés en Grande-Bretagne, de systèmes de refroidissement à sec, quels enseignements en tirez-vous ?

M. Jean-Bernard Lévy. Comme toute entreprise, dans quelque secteur d’activité que ce soit, nous appliquons évidemment les lois et règlements – en l’occurrence, ceux relatifs à la politique d’entreposage – tels qu’ils sont définis dans les pays où nous sommes présents.

Les centrales britanniques sont construites avec des piscines – c’est le cas de Sizewell B, par exemple, qui est un réacteur à eau pressurisée de même conception générale que les réacteurs du parc français – et les capacités des piscines britanniques permettent la désactivation des combustibles usés, de telle sorte qu’à leur sortie de piscine, en application de la réglementation britannique, on puisse envisager l’entreposage à sec.

Si l’entreposage à sec n’a pas été retenu en France, c’est que nous appliquons les règles françaises d’entreposage en piscine, et que nous sommes au demeurant satisfaits de la rationalité de cette démarche sur le plan de la sûreté. En tout état de cause, le combustible usé doit être d’abord entreposé sous eau suffisamment longtemps pour en réduire la puissance radioactive résiduelle avant de pouvoir être éventuellement entreposé à sec.

Sur le plan de la sécurité, le fait de placer des emballages à l’air libre ne nous paraît pas apporter une meilleure garantie que l’entreposage sous eau. C’est la doctrine retenue et mise en œuvre par EDF avec, me semble-t-il, l’assentiment de l’ASN.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Se pose aujourd’hui le problème de la future saturation des piscines de La Hague, à l’horizon 2030. Une réflexion est en cours sur la construction d’une piscine centralisée qui serait principalement chargée de stocker du combustible MOx usagé. Or la température de celui-ci est bien plus élevée et décroît bien plus lentement que celle du combustible conventionnel. L’entreposage à sec ne semble donc pas possible avant un très long refroidissement en piscine, d’une durée de plusieurs décennies. Mais, aujourd’hui, les piscines de La Hague renferment majoritairement de combustibles usés conventionnels, qui peuvent, eux, être entreposés à sec au bout de seulement cinq ans. Avez-vous donc envisagé, avant la création d’une nouvelle piscine, la possibilité de sortir ces combustibles usés des piscines de La Hague pour être entreposés à sec, libérant autant de place pour stocker davantage de MOx, rendre moins nécessaire une piscine centralisée de grande taille et faire des économies ?

M. Jean-Bernard Lévy. Sur ces sujets, nous nous inscrivons dans le cadre des plans qui programment la gestion des matières radioactives.

Des discussions peuvent intervenir maintenant puisqu’il est précisément prévu qu’à la fin de l’année 2018 un nouveau plan national soit défini par les pouvoirs publics. Il concernera EDF mais aussi d’autres exploitants nucléaires.

Nous nous inscrivons aujourd’hui dans les textes tels qu’ils existent. Nous n’avons pas une approche « putative » du sujet mais il est naturel que l’on puisse se poser les questions que vous vous posez. Je crois que le débat public auquel le plan national donnera lieu peut conduire à élaborer des alternatives par rapport à la situation actuelle, mais nous ne sommes pas là pour anticiper sur des décisions des pouvoirs publics qui ne sont pas prises et, dans le cadre de la situation actuelle, nous estimons d’abord, qu’il est en effet indispensable de conserver sous l’eau pendant plutôt dix ans, au minimum, que cinq ans les combustibles classiques et pendant une cinquantaine d’années les combustibles issus du MOx. On sait que le MOx présente évidemment beaucoup d’avantages en matière de gestion des ressources en matières radioactives.

Cela nous conduit à considérer – et je crois que l’Autorité de sûreté nucléaire confirme cette approche – que tels que les textes définissent aujourd’hui l’entreposage, et donc l’entreposage sous eau, les piscines que nous utilisons à La Hague seront saturées dans une dizaine ou une douzaine d’années. Cela nous conduit à envisager la création de moyens d’entreposage sous eau supplémentaires et c’est tout le tout le débat qui va intervenir dans les prochains mois.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. À propos de cette piscine, vous avez remis à l’ASN un dossier d’options de sûreté (DOS) mais, apparemment, vous avez refusé de publier ce DOS et de le communiquer aux participants d’une réunion de dialogue technique sur ce dossier, qui étaient réunis à l’initiative de l’IRSN. Vous avez indiqué que c’était le haut fonctionnaire de défense et de sécurité (HFDS) qui demandait que le dossier ne soit pas publié. Or, apparemment, ce document n’est pas classifié, il n’est pas classé secret défense. Et d’autres rapports de sûreté d’installations actuelles sont aujourd’hui communicables. Pourquoi donc ne peut-on pas avoir communication de ce DOS ?

M. Jean-Bernard Lévy. Au titre des textes que je mentionnais tout à l’heure, nous nous devons de protéger la sécurité du pays lorsque les autorités qui en sont chargées nous le demandent.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Si nous-même vous demandons ce document, pouvez-vous, dès lors que nous ne le diffusons pas, nous le fournir ?

M. Jean-Bernard Lévy. C’est un point qu’il nous faudra vérifier avec nos autorités de tutelle dans ce domaine.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Je vous invite à le vérifier car, en tant que commission d’enquête, nous avons accès à tous les documents, hors ceux couverts par le secret de la défense nationale, et il pourrait être intéressant, dans le cadre de nos travaux, que nous ayons communication du dossier en question.

Le 12 avril dernier, dans cette même salle, j’ai interrogé Nicolas Hulot, ministre d’État. Je lui ai rappelé que tout le système de retraitement français du combustible usagé se fondait sur l’hypothèse d’une économie circulaire du cycle des déchets qui devenait de plus en plus hypothétique et ne se vérifierait de toute façon pas avant trente ou quarante ans au mieux. C’est à peu près la durée retenue pour des centrales dites de quatrième génération. Or le site de La Hague est aujourd’hui considéré par de nombreuses personnes comme le plus grand point de vulnérabilité en termes de sûreté et de sécurité. J’ai alors demandé au ministre d’État si les risques pour la sûreté que nous prenons à La Hague, où le combustible MOx sera de plus en plus présent, et où nous dépensons déjà beaucoup d’argent, ne lui paraissaient pas disproportionnés. « Est-ce bien raisonnable ? », lui ai-je demandé. Il m’a répondu : « La réponse est dans la question… » Je vous pose la même question.

M. Jean-Bernard Lévy. Je crois qu’il faut le demander à l’exploitant de La Hague, Orano, que vous avez auditionné et que vous auditionnerez peut-être à nouveau. Je pense que la question s’adresse plutôt à lui, qui doit, je pense, convaincre votre commission et la représentation nationale de la pertinence des systèmes de sécurité qui sont mis en place sur ce sur ce centre, qui est en effet très important pour la filière nucléaire française.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. N’avez-vous pas d’opinion sur le sujet ?

M. Jean-Bernard Lévy. Depuis des dizaines d’années, les choses se sont organisées ainsi dans notre pays : nous sommes responsables d’un certain nombre de sujets mais, dès lors que les matières nucléaires entrent sur le site de La Hague, c’est Orano, anciennement Areva, qui en est responsable.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. D’ailleurs, à qui appartiennent les combustibles usagés issus des centrales EDF ? Changent-ils de propriétaire lorsqu’ils sont confiés à Orano ?

M. Jean-Bernard Lévy. Nous restons propriétaires des matériaux que nous leur confions.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Pour quelles raisons EDF n’utilise-t-elle plus de combustible URE – uranium réenrichi – issu du retraitement, depuis 2013 ? Et pour quelles raisons envisagez-vous, si j’en crois les documents que vous nous avez fournis, de recommencer à utiliser l’URE à Cruas à partir de 2023 et sur les réacteurs de 1 300 mégawatts à partir de 2027 ?

M. Jean-Bernard Lévy. Je confirme ce que vous dites, et vous renvoie, si je puis me permettre, à des communications publiques qui ont été faites récemment autour du redémarrage d’une filière URE, une filière d’uranium de retraitement dans le parc français. Cette filière avait été interrompue compte tenu des conditions d’exploitation, notamment de l’utilisation de certaines usines, de certains prestataires industriels dans des conditions qui ne nous satisfaisaient pas du point de vue de la protection de l’environnement et de la gestion des risques nucléaires. Depuis lors, les choses se sont améliorées et donc, comme nous pensons que cette réutilisation de l’uranium est une bonne chose, nous réhabilitons cette filière qui aura été interrompue pendant une dizaine d’années – je ne sais exactement pendant quelle durée – et elle va redémarrer dans des conditions d’exploitation, dans ces usines, qui nous semblent conformes aux bonnes règles en matière de sûreté et de sécurité.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. L’URE peut-il être utilisé tel quel dans n’importe quelle centrale ou faut-il une centrale adaptée ?

M. Jean-Bernard Lévy. Il faut que les centrales soient adaptées. À ma connaissance, quelques centrales de 900 mégawatts sont adaptées, en particulier le site de Cruas.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Sans même remettre en cause la filière du retraitement, ne pensez-vous pas que la plus grande partie des combustibles retraités ne devraient plus être considérés comme des actifs mais comme du passif dans la mesure où EDF ne les utilise plus comme des combustibles et où ils ont vocation à être considérés comme des déchets ? Évidemment, la question sous-jacente est la suivante : quelles seraient les conséquences d’une telle évolution sur la comptabilité d’EDF ?

M. Jean-Bernard Lévy. Je crois qu’il faut bien distinguer l’uranium qui va être retraité et les déchets qui n’ont pas vocation à l’être. Bien évidemment, nous ne comptabilisons comme actif qu’un uranium qui va à nouveau vivre le cycle de la combustion à l’intérieur des réacteurs.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Oui, sachant que vous faites donc quand même le pari d’une quatrième génération.

M. Jean-Bernard Lévy. Nous faisons le pari… Enfin, ce n’est pas un pari : nous pensons qu’en effet, à un moment donné, une quatrième génération de réacteurs nucléaires va permettre de fermer le cycle.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Avant la quatrième génération, il y a celle du prolongement des réacteurs. Nous savons qu’EDF n’a aucun doute sur les capacités techniques de ses réacteurs à rester en service au-delà des 40 ans actuellement autorisés par l’ASN. Toutefois, la loi de transition énergétique prévoit une réduction de la part de l’électricité d’origine nucléaire, en France, à 50 %. La volonté du législateur est bien de réduire significativement la part du nucléaire en France, à une échéance raisonnable – ce devait être 2025, mais ce sera reporté. Comment comptez-vous vous y prendre ? Avez-vous un plan ? Le passage comptable de 40 à 50 ans de la durée d’exploitation de l’ensemble des réacteurs de 900 mégawatts, à l’exception de ceux de Fessenheim, n’est-il pas en contradiction avec cet objectif ?

M. Jean-Bernard Lévy. Votre question s’adresse aujourd’hui au président d’EDF et, comme vous le savez, le président d’EDF applique une politique énergétique, une programmation des moyens de l’énergie qui est définie par les pouvoirs publics, par les lois qui sont votées ici même, par les décrets, qui autorisent les moyens de production successifs à travers des programmations pluriannuelles de l’énergie (PPE). Nous nous inscrivons bien évidemment dans le cadre de ces textes et nous attendons les programmations pluriannuelles de l’énergie successives pour agir.

Néanmoins, le rythme avec lequel nous devons planifier nos investissements ou désinvestissements n’est pas toujours celui des programmations pluriannuelles de l’énergie. Nous avons donc, par définition, des contacts préliminaires avec l’Autorité de sûreté nucléaire quant aux possibilités d’optimiser les actifs de l’entreprise, dans le respect des obligations légales qui sont les siennes en tant qu’entreprise, pour gérer au mieux notre parc. Cela nous a conduits à engager depuis 2009, ou quelque chose comme ça, des discussions avec l’ASN sur la manière dont nous pourrions envisager d’étendre, de prolonger la durée de vie des centrales qui avaient au départ été conçues pour quarante ans, avec la technologie des réacteurs à eau pressurisée. Nous avons bien vu que dans des pays étrangers, y compris des pays de référence, comme les États-Unis, cette durée de vie a été prolongée à 50 et même à 60 ans. Même aux États-Unis, on parle aujourd’hui de 80 ans. Nous avons donc, dès 2009, engagé des discussions avec l’ASN pour élaborer ensemble les conditions qui amèneraient l’Autorité, le moment venu, à faire en sorte que la prolongation de ses réacteurs puisse intervenir. Elle a évidemment toujours gardé la possibilité de réserver son jugement jusqu’à la fin, jusqu’à la dernière autorisation. À ce titre, EDF a engagé un programme assez substantiel dit de « grand carénage » dans lequel l’extension de la durée de vie des réacteurs, mais pas seulement, joue un rôle important. Ce programme de grand carénage a fait l’objet de très nombreux échanges avec l’ASN.

Le conseil d’administration d’EDF a eu à se prononcer à deux reprises sur cette intention de porter au-delà de 40 ans la durée de vie de nos réacteurs. Une première fois, au mois de janvier 2015, le conseil d’administration d’EDF, bien évidemment avec l’appui des représentants de l’État, que ce soit ceux qui votent ou le commissaire du Gouvernement, a retenu et rendu public le fait que le grand carénage est le principe adopté, sous toutes les réserves d’usage, pour mettre en place une prolongation de la durée de vie des centrales actuelles. Une deuxième fois, en 2016 – de mémoire, au mois de juillet –, le conseil d’administration d’EDF, avec l’accord des commissaires aux comptes, a considéré que les échanges techniques qui avaient été engagés avec l’Autorité de sûreté nucléaire étaient suffisamment robustes, suffisamment précis, suffisamment probables – sans qu’il y ait certitude – pour que, dans les comptes d’EDF, la totalité des réacteurs de la catégorie 900 mégawatts, aux deux réacteurs de Fessenheim près, soit 32 réacteurs, voient vraisemblablement leur durée de vie allongée de 40 à 50 ans. Les normes comptables nous imposent, comme n’ont pas manqué de nous le rappeler les commissaires aux comptes, de traduire dès que possible cette réalité industrielle dans les comptes. Nous l’avons donc fait lors de l’arrêté des comptes qui suivait immédiatement les derniers échanges précis de documents avec l’ASN sur ce sujet. Encore une fois avec l’accord de l’État, commissaire du Gouvernement et administrateurs représentant l’État, le conseil d’administration a voté le passage de la durée d’amortissement de ces 32 réacteurs de 40 à 50 ans, ce qui se traduit aujourd’hui dans les comptes tels qu’ils ont été approuvés à plusieurs reprises par le conseil d’administration et par l’assemblée générale d’EDF.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Je répète ma question. Aujourd’hui, une trajectoire de baisse est prévue, qui va être un peu mieux définie dans le cadre de la PPE. Un certain nombre de fermetures de réacteurs seront programmées sur la période couverte par la PPE – 2018-2029.

M. Jean-Bernard Lévy. Jusqu’au 31 décembre 2028, je crois, madame la rapporteure.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Soyons précis, en effet.

La logique prévue par la loi est que la PPE indique le nombre de réacteurs à fermer au cours de la période, à la suite de quoi l’exploitant produit une liste de réacteurs qui, notamment pour des raisons de sûreté, mais il y a d’autres critères, vous paraissent être ceux qu’il faudrait fermer en premier.

Nous savons tous que nous aurons, d’ici au mois de décembre, le nombre de réacteurs. C’est pour cela que je vous demande si vous avez un plan. Vous avez forcément dû y réfléchir et les représentants de l’ASN nous ont dit ce matin que, si vous produisiez une liste, l’ASN était tout à fait disposée à l’étudier à la lumière de la connaissance qu’elle a actuellement des réacteurs pour dire si, du point de vue de la sûreté et de la sécurité, elle est cohérente.

M. Jean-Bernard Lévy. J’ai du mal à répondre à votre question, madame la rapporteure. Je ne connais pas le contenu de la PPE. Évidemment, nous l’appliquerons, mais je ne peux pas vous donner d’autre réponse à ce stade. Si, comme c’est le cas à Fessenheim, les textes nous imposent la fermeture de centrales nucléaires, nous les appliquerons. EDF, par définition, respecte l’ensemble des lois et règlements dans les pays où elle opère. Je propose que nous attendions de voir le contenu de la PPE pour envisager comment nous la mettrons en œuvre.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Oui, mais vous nous dites que vous anticipez, donc…

M. Jean-Bernard Lévy. Je crois qu’il y a un seul État, celui qui est le régulateur de nos politiques, le décisionnaire en matière de politique énergétique mais aussi celui qui siège au conseil d’EDF en sa double qualité d’actionnaire et de commissaire du Gouvernement.

À ma connaissance, cet État a accepté à deux reprises le principe de l’allongement de la durée de vie de 32 de nos réacteurs, qui passe de 40 à 50 ans, et la traduction qui en est faite dans nos comptes, tels qu’ils ont d’ailleurs encore été votés par l’État en assemblée générale le 15 mai dernier. Si une PPE se traduit par des modifications de l’état des choses tel que je viens de le décrire, nous en tirerons bien évidemment les conséquences.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Dans la mesure où la PPE doit respecter la loi et que la loi indique cette trajectoire, on peut supposer que cela ira dans ce sens.

Vous avez soulevé un autre point. Par rapport au mix énergétique, vous considérez que les centrales nucléaires peuvent pallier l’intermittence des autres énergies, notamment les énergies renouvelables. En gros, vous pourriez réduire la production de vos réacteurs lorsque la production d’énergie renouvelable est plus importante et l’augmenter lorsqu’elle l’est moins. Cela demande, si nous voulons une production linéaire, de se livrer assez souvent à ces procédures de baisse et d’augmentation de la production. D’après certaines personnes que nous avons auditionnées, comme cela entraîne des baisses et des hausses de température dans les réacteurs, cela peut poser des questions en termes de sûreté. Il faudrait donc que l’ASN puisse vérifier que ces modulations sont tout à fait compatibles avec un fonctionnement normal des centrales.

Les représentants de l’ASN nous ont indiqué ce matin que vous n’aviez pas encore déposé de dossier d’options de sûreté (DOS) sur cette hypothèse, et que, bien évidemment, si vous en déposiez un, ils étaient disposés à l’examiner, mais que cela prendrait quand même un certain temps. Dans la mesure où les décisions relatives à la PPE seront prises assez rapidement, quand envisagez-vous de déposer un dossier ?

M. Jean-Bernard Lévy. À ma connaissance, madame la rapporteure, ces sujets ne font pas l’objet d’un dossier d’options de sûreté. Dans le mix énergétique actuel, avec tous les obstacles mis par les nombreuses associations de riverains et autres plaignants au développement des énergies renouvelables, seuls 6 %, malheureusement, de la production d’électricité est d’origine éolienne et solaire en France ; c’est un niveau faible, très faible.

Vous avez noté qu’avec le plan solaire qu’EDF se propose de mettre en œuvre en France dans les quinze ou dix-sept prochaines années, nous avons l’ambition de faire beaucoup mieux, mais aujourd’hui la question ne se pose pas, vu le caractère très modeste de la production éolienne et solaire. En matière d’éolien en particulier, il est extrêmement difficile d’accélérer le rythme – Dieu sait pourtant que nous souhaiterions aller plus vite, dans des projets qui mobilisent de très nombreux salariés, qui immobilisent beaucoup d’argent, souvent retardés par des recours incessants, des procédures d’appel interminables, avant de voir le jour ou, quelquefois, de ne pas le voir.

Néanmoins, si nous nous projetons à un certain horizon, nous aurons davantage d’énergie renouvelable intermittente en France. La consommation obéit à certains cycles – le cycle de la saison, le cycle de la journée, le cycle de la semaine – tandis que le vent et le soleil obéissent à d’autres cycles. Le soleil est un peu prévisible, le vent ne l’est vraiment pas du tout, même si certaines saisons sont un peu plus venteuses que d’autres. L’adaptation de tout cela est une science difficile qui nécessite la mise en place d’un certain nombre d’outils, algorithmes et intelligence artificielle, dont nous disposons grâce à nos ingénieurs et aux études qu’ils produisent. Cela nous conduit à adopter une gestion qui n’est pas linéaire de la production nucléaire en France, de façon à nous adapter à ces sautes de vent, à ces sautes de soleil, au froid, au chaud, à la semaine et au cycle de la journée. Nous avons donc défini des méthodes d’optimisation de notre parc nucléaire qui nous conduisent à faire ce qu’on appelle de la modulation. Selon des rythmes extrêmement contrôlés, il nous arrive assez fréquemment de réduire la puissance des centrales nucléaires, il nous arrive même quelquefois de les arrêter, car nous avons pendant quelques jours trop d’énergie, que nous ne pouvons pas écouler, même avec les exportations. Et, bien sûr, à d’autres moments, il nous arrive de les utiliser à pleine puissance. Ces rythmes et méthodes de gestion de la modulation, nous les contrôlons de très près, nous en avons abondamment parlé avec l’ASN, qui a partagé avec nous les études qui nous ont permis de mettre en place cette modulation en toute sûreté, sans mettre en cause à aucun moment la gestion de la sûreté et de l’optimisation du réseau – ces deux objectifs sont parfaitement compatibles l’un avec l’autre.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. On l’entend bien, dans la situation actuelle, mais ce que vous anticipez, c’est qu’il y ait plus d’énergie renouvelable et donc que la fréquence de ces modulations soit plus importante. Cette plus forte fréquence ne risque-t-elle pas d’abîmer les réacteurs ? Pour vous, cela ne pose-t-il donc aucun problème de sûreté ?

M. Jean-Bernard Lévy. Les contacts avec l’ASN sur ces sujets, dans le parc tel qu’il est aujourd’hui et tel qu’il sera à court et moyen terme, sont déjà nombreux. Si l’on parle d’un terme dans lequel la quantité d’électricité produite par des moyens que nous qualifions, dans notre jargon, de « pilotables » – le nucléaire est pilotable, une grande partie de l’hydraulique est pilotable, pas la totalité, pas l’hydraulique sur le Rhin ou le Rhône, ce qu’on appelle les centrales « au fil de l’eau » – nous devons préparer, en effet, le moment où nous aurons à gérer un besoin en électricité moins à la main de l’homme et plus à la main de la nature, à cause des phénomènes d’intermittence. Cela est de la responsabilité de Réseau de transport d’électricité (RTE) ; comme vous le savez, ce n’est pas EDF qui est chargée d’équilibrer l’offre et la demande en France. Bien évidemment, nous en parlons avec RTE et nous estimons avoir suffisamment de marges de manœuvre, des réserves dans la modulation du parc nucléaire pour que le sujet, à ce stade, ne nous inquiète ni à court terme, ni à moyen terme, ni à long terme.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous avez indiqué vous mettre en situation de prolonger les réacteurs de Fessenheim jusqu’à la mi-2019 dans l’hypothèse où l’EPR ne pourrait pas démarrer tout de suite. Avez-vous consulté l’ASN à ce titre ? Et qu’en est-il des travaux dont l’ASN avait demandé la réalisation pour la fin de l’année 2018, qui n’étaient plus forcément nécessaires en cas d’arrêt à la fin de l’année 2018, notamment les diesels d’ultime secours ? Cela sera-t-il mis en place dans les délais ?

Et, normalement, en cas de fermeture, on prévoit d’utiliser pour les dernières recharges de combustible un matériau moins riche, puisqu’il va rester moins longtemps – cela coûte moins cher. Si vous aviez prévu de faire cela, le combustible chargé actuellement ne pourrait-il pas tenir au-delà du temps prévu ? Est-ce à dire qu’EDF n’avait pas préparé l’arrêt par des recharges qu’on appelle « dernier cœur », ou bien EDF prévoit-elle de laisser officiellement Fessenheim en fonctionnement, mais sans le faire fonctionner vraiment ?

Bref, pouvez-vous nous en dire plus ?

M. Jean-Bernard Lévy. Oui, bien sûr. Nous nous préparons, comme nous l’avons dit il y a quelques jours, à faire en sorte que les réacteurs de Fessenheim puissent fonctionner jusqu’à l’été 2019, au cas où nous devrions dans quelques semaines arrêter un nouveau calendrier pour Flamanville. Nous le faisons dans le respect des prescriptions de l’ASN et de l’optimisation de la gestion de nos combustibles, comme vous l’avez dit. Cela nous amène régulièrement à faire des arrêts de tranche pour mettre un combustible nouveau à la place du combustible usé. C’est dans ce cadre-là que les deux réacteurs de Fessenheim sont exploités.

Quant aux travaux nécessaires demandés de l’ASN, à ma connaissance, nous respectons, sur les deux réacteurs de Fessenheim, l’ensemble des prescriptions que l’ASN nous a faites.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Sachant – nous sommes bien d’accord – que vous n’avez aucune obligation légale de prolonger Fessenheim jusqu’en 2019.

M. Jean-Bernard Lévy. Si, madame la rapporteure : en tant que mandataire social d’une entreprise, j’ai l’obligation légale d’agir dans l’intérêt social.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Aujourd’hui, vous ne pouvez pas ouvrir Flamanville tant que Fessenheim n’est pas fermé.

M. Jean-Bernard Lévy. C’est ce que dispose la loi de transition énergétique, en effet, madame la rapporteure, mais l’inverse n’est pas vrai car le mandataire social d’EDF que je suis se doit à tout instant d’agir dans l’intérêt social. Et, à tout instant, on peut déclarer que tout chef d’entreprise en France, quel qu’il soit, est susceptible de devoir expliquer à des tiers, s’il a agi dans l’intérêt social ; c’est la loi.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. L’intérêt social est-il d’être toujours dans l’incertitude de reports ? Mais la question n’entre dans pas dans le cadre de l’objet de la commission d’enquête, vous n’êtes donc pas obligé de répondre.

Vous avez déposé auprès de l’ASN des demandes de validation de nouveaux EPR. Dans quel but ? Avez-vous des projets de construction de nouveaux EPR en France ? Le cas échéant, dans quel délai ? Pouvez-vous nous apporter des précisions ?

M. Jean-Bernard Lévy. Oui, bien sûr. Depuis quelques années déjà, nous avons réfléchi à ce que pourraient être les prochains réacteurs construits en particulier en France, grâce à nos retours d’expérience des chantiers essentiellement de Taishan, de Flamanville et, depuis peu, d’Hinkley Point.

Je voudrais souligner que, depuis hier, le premier réacteur de Taishan fonctionne. La première réaction nucléaire a été déclenchée vers 16 heures, heure de Paris. Nous avons donc déjà eu l’occasion de nous en réjouir, puisque – « enfin ! », diraient certains – le réacteur fonctionne, à la satisfaction des exploitants chinois et de l’autorité de sûreté chinoise. Avec nos retours d’expérience de Taishan et de Flamanville, nous avons donc réfléchi à la manière d’optimiser le coût de construction des prochains réacteurs et nous avons élaboré un concept qui a évolué, d’ailleurs, au fil du temps, au fur et à mesure que nous affûtions nos idées, que nous mettions en place des concepts plus précis sur certains des sous-ensembles des réacteurs. Nous avons donc un dossier que nous avons d’ores et déjà présenté à plusieurs reprises à l’ASN. Celle-ci nous a fait des remarques, et nous estimons travailler à l’intérieur d’un gabarit, en matière à la fois d’options de sûreté et de choix de conception de réacteurs en général, qui n’est pas formellement agréé mais déjà bien avancé dans le cadre des discussions que nous avons avec l’ASN.

Ce projet de réacteur, que nous appelons EPR 2, nous avons l’intention de le construire en France, au fur et à mesure que nous en aurons besoin et au fur et à mesure que le Gouvernement, dans le cadre de la PPE ou d’autres décisions qu’il serait amené à prendre, nous autorisera à le construire. Nous estimons, comme je l’ai déjà dit, que pour la compétitivité, le savoir-faire et la meilleure sûreté de la filière, il ne faut pas trop tarder.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Petite question qui n’a rien à voir : un aéronef aurait survolé la centrale de Fessenheim, dans la nuit du 24 au 25 mai derniers, avez-vous des informations ?

M. Jean-Bernard Lévy. J’ai beaucoup d’informations, mais je n’ai pas celle-ci, madame la rapporteure. Je ne peux donc pas en parler.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous passons au provisionnement pour démantèlement, accidents et gestion des déchets. Pouvez-vous faire le point sur le niveau des provisions relatives au démantèlement ? Au début de l’année 2017, un rapport a été remis par notre ancienne collègue Mme Romagnan et par notre collègue Julien Aubert qui indiquait que les actifs dédiés au démantèlement étaient principalement composés de 14 milliards d’euros représentant la trésorerie d’EDF et de 50 % du capital de RTE. Autant dire que ces actifs étaient virtuels… La situation a-t-elle changé ? Quelle est aujourd’hui la composition des provisions pour le démantèlement ?

M. Jean-Bernard Lévy. Madame la rapporteure, je m’inscris en faux contre ce que vous venez de dire. De grands professionnels, qui sont, je crois, des experts en matière de comptabilité, les professionnels d’EDF, les commissaires aux comptes, les magistrats de la Cour des comptes et la société privée récemment engagée par le ministère de l’énergie pour vérifier tout cela, tous ont estimé que les comptes d’EDF sont sincères. Et, en tant que premier signataire de ceux-ci, je peux vous assurer que je les signe en toute sincérité.

Nous avons au passif un certain nombre de provisions et à l’actif un certain nombre d’actifs dédiés, gérés grâce à une gouvernance spécifique qui nous permettait à la fin de l’année 2017 de couvrir, si ma mémoire est bonne, à hauteur de 108 % les provisions, donc avec une certaine avance par rapport à nos obligations légales.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Je n’ai pas prononcé le mot « insincère » mais ai évoqué des « actifs virtuels ».

M. Jean-Bernard Lévy. Parler d’« actifs virtuels », c’est laisser entendre qu’il n’y a rien derrière les actifs, c’est du moins ainsi que je le comprends en français, madame la rapporteure.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Cela veut surtout dire que l’on ne peut pas les débloquer facilement.

M. Jean-Bernard Lévy. Madame la rapporteure, le déblocage de ces actifs interviendra dans le temps. C’est parce que nous optimisons leur gestion dans la durée que nous avons un rendement supérieur à celui du court terme. Nous avons trouvé un moyen d’associer une certaine liquidité à une certaine illiquidité de façon à gérer au mieux ce bien national dans le respect de l’intérêt général.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Seriez-vous favorable à ce que les provisionnements pour démantèlement soient calculés réacteur par réacteur et non plus globalement ?

Par ailleurs, seriez-vous favorable à ce que les sommes provisionnées soient consignées sur des comptes spécifiques, auprès de la Caisse des dépôts et consignations (CDC), par exemple ?

M. Jean-Bernard Lévy. Nous avons une vision tout à fait bonne des sommes à mobiliser pour démanteler les centrales nucléaires qui sont toutes de la même conception et que nous connaissons extrêmement bien. Nous sommes en train de réaliser avec beaucoup de succès, en respectant les devis et les délais, le démantèlement d’une centrale plus ancienne mais de même conception, celle de Chooz A dans les Ardennes. Rappelons que ces montants ont été validés par des structures indépendantes d’EDF.

En ce qui concerne votre deuxième question, je dois dire que je ne suis pas sûr de bien comprendre ce que vous voulez dire. Dans d’autres pays comme l’Espagne, l’Allemagne, le Royaume-Uni, les sommes à consacrer au démantèlement et à la gestion des déchets ultimes ne sont pas intégrées au bilan des exploitants mais sont gérées par d’autres structures. La loi française prévoit autre chose mais si jamais elle devait être modifiée, en s’inspirant des exemples étrangers, EDF s’y conformerait bien évidemment.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Pouvez-vous nous confirmer que le provisionnement pour accident vient d’être porté de 90 millions à 700 millions d’euros ? Comment ce chiffre a-t-il été calculé ? Rappelons qu’à Fukushima, les estimations du coût de l’accident se situent aux alentours de 170 milliards d’euros. De quelle manière avez-vous provisionné cette somme de 700 millions d’euros ? Est-elle bloquée sur un compte spécifique ?

M. Jean-Bernard Lévy. Nous avons appliqué l’un des articles de la loi de transition énergétique votée sous le gouvernement précédent qui a relevé le montant de la responsabilité propre de l’exploitant d’une installation nucléaire à 700 millions d’euros.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Comment avez-vous provisionné cette somme ?

M. Jean-Bernard Lévy. Nous sommes assurés contre ce risque.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. La gestion des déchets fait-elle l’objet d’un provisionnement ? Dans l’affirmative, quel est le montant de ce provisionnement ? Comment est-il calculé ? Comment est-il provisionné ?

M. Jean-Bernard Lévy. Madame la rapporteure, je vais vous donner un extrait de nos comptes consolidés au 31 décembre 2017.

Nous avons provisionné 20,326 milliards d’euros pour l’aval du cycle nucléaire, somme qui se décompose de la manière suivante : 10,786 milliards d’euros sont consacrés à la gestion du combustible usé, 726 millions d’euros à la reprise et au conditionnement des déchets, 8,814 milliards aux provisions de la gestion à long terme des déchets radioactifs.

Pour le nucléaire en France, nous avons provisionné une somme de 17,307 milliards d’euros : 14,920 milliards pour la déconstruction des centrales nucléaires et 2,387 milliards d’euros pour la gestion des derniers cœurs.

Les provisions pour le parc nucléaire français s’élèvent donc au total à 37,633 milliards d’euros.

Mme Natalia Pouzyreff. Quel scénario aurait la faveur d’EDF selon votre avis d’exploitant fondé sur des critères industriels et des critères de sûreté ? Envisagez-vous une prolongation des réacteurs jusqu’à 50, voire 60 ans ? Comptez-vous renouveler l’EPR au plus vite ? Quelle confiance placez-vous dans l’aboutissement des programmes de réacteurs de quatrième génération ? Lors de leur audition ce matin, les responsables de l’ASN ont souligné qu’accroître la sûreté dans l’utilisation du sodium n’était pas l’un des objectifs principaux des recherches menées autour du démonstrateur Astrid. Pouvez-vous nous le confirmer ?

M. Jean-Bernard Lévy. Avant de vous donner une réponse à ce sujet, je tiens à répéter que c’est à l’État de fixer, à travers la programmation pluriannuelle de l’énergie ou d’autres documents, les règles à mettre en œuvre pour le mix électrique.

Un débat public a été ouvert dans le cadre de la préparation de la PPE. Des représentants d’EDF ont participé à un certain nombre de réunions et nous avons été invités à fournir un cahier d’acteur – limité à 13 000 signes ! – que nous avons remis il y a une quinzaine de jours.

Conformément aux décisions qui ont été prises par notre conseil d’administration, nous comptons amener à 50 ans nos 32 réacteurs à 900 mégawatts ainsi que nos 24 réacteurs à 1 300 mégawatts ou 1 400 mégawatts, et même à 60 ans pour certains. Cela nous permettrait de lisser sur une trentaine d’années la fermeture des réacteurs du parc actuel, grosso modo entre la fin de la prochaine décennie – 2029 étant la date à laquelle les premiers réacteurs hors Fessenheim atteindront les 50 ans – et 2060, date à laquelle les derniers réacteurs atteindront les 60 ans.

Ce lissage serait utile à double titre.

Au plan de la sécurité d’approvisionnement de la France, tout d’abord. Je rappelle que nous sommes passés le 28 février dernier en fin d’après-midi très près d’une interruption de la fourniture d’électricité, notamment en Bretagne qui ne produit qu’une toute petite partie de l’électricité qu’elle consomme. Ce n’est pas la responsabilité de RTE sur l’ensemble du territoire et dans chaque région qui est en cause mais celle d’EDF qui tient à compenser la consommation de ses clients par une production équivalente d’électricité. Nous veillerons à respecter à chaque instant cette obligation qui est la nôtre. Nous estimons que pour la sécurité d’approvisionnement de nos clients, il est indispensable de lisser les fermetures de réacteurs.

Ensuite, au plan industriel, ce lissage permettrait d’éviter des à-coups dans les embauches qui se termineraient ensuite par des suppressions d’emploi. Rappelons que nous avons concentré le démarrage des centrales nucléaires sur une petite période, 85 % d’entre elles ayant été construites en l’espace de quinze ans.

Tout cela est décrit dans le cahier d’acteur auquel je me permets de vous renvoyer.

Par ailleurs, nous estimons que pour la sûreté du parc actuel et pour la compétitivité du nouveau nucléaire, il faut sans tarder engager la construction de nouveaux EPR en France. Nous travaillons activement à la quatrième génération dans le cadre du programme ASTRID dont le maître d’œuvre est le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). EDF apporte compétences et savoir-faire et une partie du financement. Dans les années qui viennent, ASTRID devra se concentrer sur la démonstration de faisabilité technique, notamment celle de la gestion du sodium en toute sûreté. Je rappellerai que nous avons déjà une expérience en ce domaine à travers les premiers réacteurs à neutrons rapides que nous avions construits et exploités il y a maintenant deux ou trois décennies. Pour nous, la démonstration de faisabilité doit l’emporter sur la production d’un objet industriel destiné à s’intégrer dans le réseau, vision partagée par le CEA, Framatome et Orano.

M. le président Paul Christophe. La catastrophe de Fukushima a montré que le pire n’était jamais à exclure. Des incidents qui ne devaient pas arriver sont bel et bien arrivés, comme la chute d’un générateur de vapeur. Ne pensez-vous pas qu’il faudrait revenir sur la notion d’exclusion de rupture, ce qui impliquerait de prévoir des scénarios de repli ?

M. Jean-Bernard Lévy. Notre objectif est qu’il n’y ait pas de rupture. Les principes mis en œuvre au titre de l’exclusion de rupture se sont révélés onéreux. Je vais donc vous faire une réponse un peu normande, j’en suis désolé. Nous devons concilier notre préoccupation extrême pour la sûreté avec la faisabilité des solutions que nous mettons en œuvre. À Flamanville, nous n’avons pas entièrement respecté le standard que nous avions nous-mêmes retenu en matière d’exclusion de rupture et nous devons désormais faire la démonstration que la conduite que nous avons tenue ne crée pas de risque de rupture. Ce sont des éléments à prendre en considération pour réfléchir à ce que nous devons faire pour l’EPR 2.

M. le président Paul Christophe. Hier, lorsque nous avons visité l’EPR, vos collaborateurs nous ont indiqué que malgré le dispositif d’exclusion de rupture, il serait judicieux d’envisager la rupture et de prévoir un plan B assorti d’une procédure à suivre.

M. Jean-Bernard Lévy. Vous avez raison : si l’on doit envisager la rupture, elle ne doit pas avoir de conséquences au-delà de l’enceinte du réacteur.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Le concept de l’exclusion de rupture est peut-être en contradiction avec les expériences post-Fukushima. Désormais, il faut envisager que tout peut arriver, y compris l’impossible. C’est ce que tous les acteurs que nous avons rencontrés au Japon, quels qu’ils soient, nous ont dit.

À Paluel, la chute d’un générateur était considérée comme impossible, à tel point qu’aucune alarme ne s’est déclenchée et que les personnels ne disposaient pas de référentiels sur la conduite à tenir, comme l’a souligné le rapport commandé par le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT).

Ne devrait-on pas prévoir des référentiels pour toutes les possibilités d’accident ?

M. Jean-Bernard Lévy. Votre question renvoie à deux sujets différents, madame la rapporteure.

La chute du générateur de vapeur, malheureusement mal accroché au pont roulant de manutention, est intervenue alors que le réacteur avait été arrêté et que le combustible avait été évacué depuis longtemps. Cette chute d’un équipement lourd est un accident industriel qui n’a rien de spécifique à l’industrie nucléaire. Nous avons, je l’espère, tiré les leçons du manque de préparation de cette opération de levage.

L’exclusion de rupture, quant à elle, est une notion propre au nucléaire. Elle se rapporte à la pression qui s’exerce sur l’eau circulant à l’intérieur des canalisations dans un réacteur en fonctionnement. Je dirai de manière là encore un peu normande qu’il y a deux façons d’envisager ce principe. La première consiste à le maintenir, considérant qu’il a été approuvé par plusieurs autorités de sûreté, notamment celles qui ont validé l’EPR. La deuxième consiste à y renoncer et à se préparer à gérer les conséquences de la rupture. Et on ne peut pas dire qu’on ne le fera jamais.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. J’entends votre argument sur l’accident industriel, mais ce n’est pas une inspection quelconque qui est venue à Paluel, c’est l’Autorité de sûreté nucléaire. Il s’agit d’un site qui a une culture de sûreté et il y avait eu auparavant des alertes au sujet du mauvais arrimage du générateur qui n’ont pas été suivies d’effet.

M. Jean-Bernard Lévy. Je vous interromps, si vous me le permettez. Je ne vois pas à quoi vous faites allusion. Il y a une enquête judiciaire en cours et je n’ai pas eu connaissance d’alertes sur la manutention. Je rappellerai en outre que, sur le même site de Paluel, le premier générateur de vapeur a été extrait du réacteur puis transporté dans des conditions qui n’ont appelé aucune remarque.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Il est bien évident que notre commission d’enquête ne peut intervenir sur des faits sur lesquels porte une enquête judiciaire. La ministre de la justice ne nous a informés d’aucune enquête judiciaire portant sur ce point. C’est sur la base du rapport commandé par le CHSCT que nous vous posons ces questions. Le but de cette commission d’enquête est d’optimiser au maximum la sûreté et la sécurité des installations nucléaires en France.

Cet accident, au-delà des questions qu’il pose sur la capacité à prévoir l’impossible, nous interroge sur la culture de sûreté. Nous n’avons pas à ce stade de solutions toutes faites à vous proposer. Si c’était le cas, nous le ferions. C’est un sujet qui nous préoccupe fortement et nous tenions à avoir avec vous des échanges dessus.

M. Jean-Marc Zulesi. Au lendemain du drame de Fukushima, vous avez eu la volonté, monsieur Lévy, de créer une force d’action rapide nucléaire, la FARN, ayant pour objectif d’intervenir en moins de vingt-quatre heures sur tout site nucléaire accidenté en France. Pourriez-vous dresser un bilan des exercices qui ont été organisés en 2017 et 2018 ? Quelles expériences en tirez-vous ? Quelles corrections éventuelles envisagez-vous ?

M. Jean-Bernard Lévy. Ce que le président d’EDF peut vous dire, c’est qu’il suit régulièrement les exercices menés dans différents domaines au sein du groupe et non pas simplement dans le domaine nucléaire. Conformément à mon devoir de vigilance, je me tiens informé des exercices de simulation de la FARN qui doivent se conformer à un cahier des charges discuté en interne mais aussi avec les autorités de régulation. Aucune anomalie ne m’a été signalée depuis les quatre bases régionales de la FARN.

Mme Natalia Pouzyreff. Au regard de quels critères peut-on dire que l’EPR est plus sûr que la génération actuelle de réacteurs ?

M. Jean-Bernard Lévy. La deuxième génération de réacteurs construits en France en de très nombreux exemplaires a été conçue initialement dans les années cinquante aux États-Unis par Westinghouse. Nous avons d’abord acheté des licences pour finir par détenir l’intégralité du savoir-faire industriel et de la propriété intellectuelle qui y sont liés. Notre premier réacteur, Fessenheim 1, a été mis en service en 1977, une quinzaine d’années après que des réacteurs de même conception ont été inaugurés aux États-Unis.

Vers la fin des années 1980 et au début des années 1990, les gouvernements français et allemands, du temps du président Mitterrand et du chancelier Kohl, ont décidé de produire une nouvelle génération de réacteurs, les EPR – European Pressurized Reactors – de conception européenne et non plus adaptés à partir d’un modèle étranger. Cette troisième génération, conçue par Framatome et Siemens, reposait sur des options qui reflètent ce qu’était la conception de la sûreté il y a vingt ans, au moment où les premiers choix techniques ont été opérés.

Une de leurs principales caractéristiques tient à la gestion des incidents, notamment ceux liés à la fusion du cœur nucléaire, qui a suscité beaucoup d’attention après le choc provoqué par l’accident de Three Miles Island en 1979. En cas de fusion du réacteur, le corium, magma liquide de matières en fusion, est déversé dans un lieu conçu pour le récupérer, d’où il ne peut sortir compte tenu de la conception de ce réceptacle, de la gestion de la chaleur, de l’épaisseur des radiers et de la méthode de refroidissement. Pour les EPR, des options de sûreté différentes des autres réacteurs du parc ont été retenues comme le système de contrôle-commande ou la gestion des trains de sûreté, autrement dit la mise en œuvre des différentes procédures de gestion d’un incident grave sur le réacteur.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. J’en viens à un sujet qui nous préoccupe tous : le changement climatique qui provoque des accidents climatiques de plus en plus en violents. EDF a-t-elle examiné son incidence sur les centrales nucléaires françaises ? A-t-elle pris en compte l’éventualité d’un scénario mêlant grave sécheresse comme en 1976 et épisode caniculaire analogue à 2003 ? Comment prenez-vous en compte le stress hydrique ? Nous savons quelles répercussions cela pourrait avoir sur le niveau des fleuves au bord desquels un certain nombre de centrales sont construites. L’ASN nous a indiqué ce matin que certaines centrales étaient plus vulnérables que d’autres et a cité leurs noms. Avez-vous identifié des sites qui pourraient poser problème ? Si oui, quelles mesures prévoyez-vous de prendre ?

M. Jean-Bernard Lévy. En 2003, il y a eu à la fois une canicule forte et durable et une sécheresse qui a atteint les mêmes niveaux qu’en 1976 en certains points du territoire. Nous en avons tiré les conséquences en adaptant nos règles de production. Il s’agit d’un enjeu non pas de sûreté mais de moyens de production. En France, l’été est une saison où le besoin en électricité est moindre qu’en hiver, y compris pendant la journée. Nous avons aujourd’hui des marges de manœuvre importantes pour maintenir la production d’électricité à un niveau suffisant, même si nous devons réduire la production de certaines de nos centrales nucléaires en bord de rivière, compte tenu d’une moindre disponibilité d’eau ou d’un risque de réchauffement de l’eau dépassant les normes en vigueur. Nous avons surmonté sans difficulté l’épisode de 2003 et comme la consommation ne s’est pas fortement accrue depuis, nous considérons que nous n’avons pas d’inquiétudes à avoir durant la prochaine décennie voire les deux prochaines, compte tenu de nos prévisions.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Qu’en est-il des autres aléas climatiques ? Les accidents climatiques seront plus nombreux et plus violents, c’est une certitude scientifique, même si l’imprévisibilité règne. Je pense aux vents violents ou aux inondations.

M. Jean-Bernard Lévy. Nous estimons être correctement immunisés contre ces deux autres risques.

En cas d’ouragan ou de tornade, nous considérons que nos moyens de production pourront être assurés. Reste que les réseaux de distribution sont encore largement aériens malgré les investissements considérables d’ENEDIS et qu’ils peuvent être malmenés en cas d’intempéries. Les Français savent que ces services font tout pour rétablir le courant dans des délais record. Nous l’avons vu récemment avec la mobilisation extraordinaire des salariés d’ENEDIS et d’EDF à Saint-Martin et Saint-Barthélemy que je suis allé personnellement saluer.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Et que nous saluons tous collectivement !

M. Jean-Bernard Lévy. Quant au risque d’inondation, nous pensons l’avoir bien évalué. En liaison avec les services du ministère de la transition écologique, nous avons mis au point des plans robustes de gestion des crues, qui ont été approuvés par les fonctionnaires qui ont autorité pour le faire.

M. le président Paul Christophe. Je vous remercie, monsieur le président-directeur-général ainsi que vos collaborateurs, pour ces réponses qui nous permettent d’avancer dans la construction de notre rapport dont la publication est prévue pour le 5 juillet.

M. Jean-Bernard Lévy. À mon tour de vous remercier pour le travail approfondi que vous avez effectué. C’est toujours une grande satisfaction pour EDF de voir la Représentation nationale s’approprier des sujets aussi techniques. Nous sommes certains que vous aurez d’intéressantes recommandations à formuler pour nous permettre d’améliorer ce que nous faisons pour notre pays.


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36.   Seconde audition de M. Philippe Knoche, directeur général dOrano (12 juin 2018)

M. le président Paul Christophe. Mes chers collègues, nous accueillons M. Philippe Knoche, directeur général d’Orano, que nous avons entendu une première fois le 8 mars, au début de nos travaux. Quelques mois et une quarantaine d’auditions plus tard, nous approchons de la conclusion de notre enquête. Nous avons lu quantité de documents, nous sommes rendus en France et l’étranger sur plusieurs sites, dont les usines Orano de La Hague et du Tricastin, et sur le site particulièrement marquant de Fukushima-Daiichi, nous avons entendu de nombreux témoignages. Il reste pourtant un certain nombre de points sur lesquels la commission d’enquête souhaiterait obtenir des approfondissements avant de rendre ses conclusions. C’est la raison pour laquelle nous avons souhaité rencontrer à nouveau les acteurs essentiels du nucléaire, dont Orano.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées de déposer sous serment. Elles doivent jurer de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité.

(M. Philippe Knoche prête serment.)

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Je veux commencer par vous remercier d’avoir fait l’effort de nous fournir les informations que nous vous demandions. Nous n’avons pas toujours rencontré, lors de nos travaux, des interlocuteurs d’aussi bonne volonté et je tenais à le souligner devant la commission d’enquête.

M. Philippe Knoche. J’espère continuer à satisfaire vos demandes.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Le questionnaire que nous vous avons fait parvenir est cette fois-ci plus ciblé. La première partie porte sur le refroidissement à sec. L’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) vient de rendre un rapport qui expose les intérêts respectifs de l’entreposage à sec et de l’entreposage en piscine. Il se trouve qu’Orano propose des systèmes d’entreposage à sec à l’étranger, mais pas en France. Pourquoi ?

M. Philippe Knoche. J’ai lu la note de synthèse, tout à fait équilibrée, qui a été publiée vendredi 7 juin par l’IRSN. Orano vend aux États-Unis des systèmes d’entreposage à sec et entrepose les combustibles usés de ses clients en piscine. Cela résulte des choix de nos clients, bien expliqués d’ailleurs dans la note de l’IRSN. Tous les combustibles usés passent de toute façon par une première phase de refroidissement en piscine. Puis, en fonction des choix nationaux, des perspectives de recyclage pour les tiers, l’entreposage en piscine est préféré ou non à l’entreposage à sec.

Nous sommes une société de technologies ; l’expertise des équipes d’Orano est de proposer des solutions pour la gestion de toutes les matières nucléaires. Nos approches sont fonction des demandes de nos clients et de choix qui, compte tenu des synergies, sont cohérents à l’intérieur d’un pays.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. La concentration de tous les combustibles dans les piscines de La Hague a été maintes fois évoquée devant cette commission d’enquête. Si l’on envisageait d’adopter une solution d’entreposage à sec pour l’uranium au lieu de construire une piscine centralisée à Belleville, seriez-vous en capacité de fournir cette prestation ?

M. Philippe Knoche. EDF a clairement indiqué que son choix était l’entreposage en piscine, c’est un premier élément de réponse. L’entreposage à sec ne nécessiterait pas de développement technologique particulier, mais des autorisations réglementaires. Il faudrait que l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et l’IRSN se penchent sur le sujet, puisqu’il n’y a pas d’entreposage à sec aujourd’hui en France. La démarche dépendrait donc moins des technologies disponibles que d’un choix industriel, qui n’est pas celui d’EDF.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Suite au rapport de l’IRSN, il nous a été expliqué que le MOx était trop chaud pour être entreposé à sec rapidement mais que le mélanger à d’autres combustibles dans des emballages, ou colis, pouvait permettre de réduire les délais.

M. Philippe Knoche. Le MOx usé a une capacité thermique très élevée, ainsi que le montrent les graphiques de l’IRSN. Tout est ensuite affaire de mesure : à l’intérieur d’un même emballage, vous pouvez, au bout d’un certain temps placer du MOx chaud avec des assemblages plus froids. Inversement, il peut y avoir des effets thermiques au niveau même de l’assemblage en local, au-delà de l’effet thermique sur l’ensemble de l’emballage.

Il faudrait regarder les cas précis, mais il est vrai que l’on peut moduler les durées maximums évoquées en faisant un emballage avec des assemblages de capacité thermique différente. Pour le transport, on effectue souvent un refroidissement de quatre ans mais un assemblage refroidi depuis un an peut être intégré à un emballage contenant des combustibles plus froids. Dans les analyses de sûreté et dans les rapports que l’on peut faire aux autorités, c’est à regarder au cas par cas.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Cela se pratique-t-il dans d’autres pays ?

M. Philippe Knoche. Oui, des assemblages de combustibles soumis à des refroidissements différents ont déjà été faits, mais pas avec du MOx.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Venons-en à l’avenir du retraitement. Nous vous avons demandé de nous fournir un document qui présente les principes du retraitement, indiquant les trajets effectués par les combustibles ainsi que les proportions de matière réutilisée et de matière entreposée.

M. Philippe Knoche. Nous vous communiquerons ces éléments dans notre réponse écrite. Le graphique joint à la note de l’IRSN est tout à fait représentatif des flux qui existent en France, pour l’ensemble des matières. Les quantités sont publiées soit dans l’inventaire national, soit dans le plan national de gestion des matières et déchets. Nous pourrons synthétiser ces informations dans un document, mais l’essentiel de ces données sont publiques.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous nous devons de poser toutes les questions, même celles qui ne vous sont pas les plus agréables. Nous avons été alertés sur le fait que la concentration des combustibles à La Hague était un facteur de vulnérabilité pour l’ensemble de la filière nucléaire, même si nous sommes conscients des efforts de sûreté et de sécurité que vous avez faits.

Tout le système du retraitement français du combustible usagé est basé sur l’hypothèse d’une économie circulaire, de moins en moins certaine, et qui ne se vérifiera pas avant trente ou quarante ans – au mieux.

J’ai donc demandé, lors de son audition le 12 avril, au ministre d’État, ministre de la transition écologique et solidaire, Nicolas Hulot, si le risque que nous prenions à La Hague, et les sommes considérables que nous y investissions, ne lui paraissaient pas disproportionnés. Il m’a répondu que la réponse était dans la question.

Forcément, votre point de vue sera un peu orienté, mais j’aimerais vous entendre sur ce sujet. La question du retraitement a évolué et la situation, depuis que l’on a décidé de mettre en place cette filière, n’est plus la même.

M. Philippe Knoche. Il n’y a pas de question désagréable, mais ce qui l’est, c’est que vous disiez que ma réponse sera forcément orientée !

Mme Barbara Pompili, rapporteure. C’est normal, vous êtes un chef d’entreprise.

M. Philippe Knoche. Permettez-moi de faire le parallèle avec d’autres filières de recyclage, comme celle du papier : il y a plus de concentration de produits inflammables dans une usine de recyclage de papier que si l’on ne recyclait pas de papier. Il faut connaître le risque et l’évaluer, mais aussi le peser par rapport aux avantages du recyclage.

Nous nous trouvons au deuxième sous-sol de l’Assemblée nationale, qui est éclairé, climatisé, sonorisé : 10 % de l’énergie que nous consommerons pendant cette séance provient de matières nucléaires recyclées, et cette part sera portée en 2023 à 25 %, conformément aux accords qu’EDF vient de signer.

C’est un avantage énorme que de pouvoir tirer bénéfice de ces matières qui n’ont pas été complètement brûlées lors de leur premier passage en réacteur nucléaire. Lorsque les combustibles usés arrivent à La Hague, nous pouvons, par le recyclage, extraire 96 % de matières – 95 % d’uranium, 1 % de plutonium – et les conduire à produire une deuxième fois de l’électricité.

Les 4 % de déchets ultimes sont ensuite conditionnés. Vous avez pu voir ces entreposages, refroidis par la circulation de l’air naturel : les colis de déchets sont contenus dans une matrice de verre, sous vos pieds.

Le recyclage permet donc à la fois de produire de l’électricité et de conditionner les déchets, dont le volume est divisé par cinq et la toxicité par dix. Nous n’avons rien inventé, c’est le même principe qui est appliqué au papier : le recyclage permet de réduire la production de papier neuf issu des forêts et le volume de déchets.

Bien sûr, il n’y a pas en France autant d’usines de recyclage que de centrales nucléaires. Il existe un site industriel pour ces opérations, en plus de celui de Melox, qui fabrique ensuite le combustible régénéré.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous n’avez pas tout à fait répondu à ma question. Certes, le retraitement réduit la part de déchets, mais nous allons nous trouver face à des volumes de plus en plus importants de combustible MOx usé, de l’ordre de 100 tonnes par an. Ce MOx usé, qui va s’accumuler dans les piscines de La Hague et peut-être dans la piscine centralisée de Belleville, est beaucoup plus dangereux que les autres déchets. Est-il bien raisonnable d’en produire autant, dans la mesure où l’on ne sait pas si ces déchets pourront être réutilisés dans le futur ? Quand bien même il y aurait une quatrième génération de réacteurs, on peut se demander s’il ne vaudrait mieux pas produire le combustible de ces réacteurs de quatrième génération plus tard, plutôt que de le produire avant et de l’entreposer pendant des dizaines d’années, avec tous les risques et les coûts que cela implique.

M. Philippe Knoche. Je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous : nous avons intérêt à recycler au fur et à mesure de la production. Traiter 100 tonnes de MOx usé chaque année permet de réduire de 1 000 tonnes l’inventaire de combustibles usés à entreposer. Certes, il s’agit d’assemblages plus chauds, mais le deuxième tour de recyclage est techniquement possible. La Hague a réussi à traiter, pour des clients étrangers, 70 tonnes de MOx usé, qui a été cisaillé, et dont les matières ont été recyclées, pour des clients étrangers.

Comme pour le papier ou le verre, les matières recyclées sont intégrées dans un flux de produits neufs : toute la question est de savoir quel est le bon mélange entre flux frais et flux recyclé. Les réacteurs de quatrième génération peuvent utiliser cette matière, il est aussi possible de faire du multi-recyclage en réacteur à eau légère, nos réacteurs d’aujourd’hui : c’est ce qu’ont fait nos clients étrangers avec les 70 tonnes traitées à La Hague.

Notre programme de développement avec le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et EDF nous conduira, à partir de 2020 à effectuer des assemblages test avec des matières qui seront issues de MOx usé ou qui représenteront des matières issues de MOx usé. Cela permettra d’avancer dans le recyclage du MOx usé, pour le moment entreposé, à condition de mettre en place les systèmes industriels qui conviennent.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous dites que le retraitement permet de diviser par cinq le volume des déchets. Si l’on devait arrêter, le Centre industriel de stockage géologique (CIGEO) serait-il en mesure de récupérer et d’entreposer les déchets, sachant que l’objectif est de réduire la part du nucléaire à 50 % ?

M. Philippe Knoche. Dans l’inventaire 2015, l’Agence nationale pour le traitement des déchets radioactifs (ANDRA) suppose que si les réacteurs s’arrêtaient à 40 ans et que l’on cessait brutalement le recyclage, il faudrait gérer 50 000 assemblages qui ne seraient pas conditionnés sous forme de verre. Elle estime que la surface de CIGEO passerait ainsi de 15 à 25 kilomètres carrés, sur une plus grande hauteur.

Elle a estimé la sûreté d’un tel stockage et a rendu un avis. Moyennant un certain nombre de mesures à prendre, que ce soit sur les installations de surface, la descenderie ou les alvéoles, elle a conclu que l’impact à très long terme sur l’inventaire des matières ne serait pas rédhibitoire pour CIGEO. qui serait en mesure d’apporter une réponse à ce scénario, moyennant des mesures d’adaptation.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Pourriez-vous nous donner l’état des stocks de combustibles retraités en France, en volume et en valeur, et leur évolution annuelle ? Je crois savoir que tout n’est pas localisé à La Hague, puisqu’une partie de l’uranium retraité part pour être enrichie et servir à nouveau. À cet égard, pourquoi EDF a-t-il cessé d’utiliser de l’uranium retraité pour ses réacteurs ?

M. Philippe Knoche. EDF fait des choix industriels et des arbitrages économiques en fonction de l’évolution des prix de l’uranium et de ses contrats d’approvisionnement. L’uranium a été recyclé jusqu’en 2013. Après dix ans d’interruption, le recyclage de l’uranium reprendra à partir de 2023. Il s’agit là d’un choix industriel et technico-économique d’EDF. Nous vous adresserons une synthèse chiffrée sur les stocks de combustibles retraités.

En France, les combustibles usés se trouvent dans les piscines des réacteurs d’EDF et à La Hague. Les matières sont entreposées soit chez nous soit dans les filières industrielles. Les combustibles retraités se trouvent soit chez EDF soit chez nous.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. J’ai compris que le recyclage de l’uranium dépendait du prix du minerai.

M. Philippe Knoche. Comme pour tout recyclage, c’est une question d’équilibre technico-économique, dans lequel entrent en compte les exutoires, c’est-à-dire les réacteurs qui utilisent ces matières – c’est le cas de la centrale de Cruas –, les solutions disponibles et l’évolution des technologies.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Aujourd’hui, n’importe quelle centrale ne peut pas utiliser l’uranium recyclé. Des adaptations sont-elles nécessaires ?

M. Philippe Knoche. Je crois que le président d’EDF a répondu à cette question. S’agissant de l’uranium de recyclage, ce sont des adaptations qui ont été faites il y a longtemps. Il s’agit surtout d’établir les dossiers de sûreté. Il est plus facile d’adapter les réacteurs qui ont déjà utilisé de l’uranium recyclé, mais ce sont des assemblages qui physiquement, sont très proches des assemblages à l’uranium naturel.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Combien de temps prend la constitution d’un dossier de sûreté ? Deux ans en moyenne ? Nous avons du mal à nous faire une idée.

M. Philippe Knoche. EDF envisage le recyclage à l’horizon 2022-2023. Il faut quelques années pour préparer les fabrications et le réacteur.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Si le principe du retraitement était abandonné, les combustibles usés cesseraient d’être considérés comme des actifs et seraient comptabilisés comme des déchets, donc du passif. J’imagine que cela entraînerait des conséquences sur votre comptabilité.

M. Philippe Knoche. Les combustibles usés ne sont pas notre propriété. Ils sont la propriété d’EDF, comme EDF a dû vous le confirmer. Quel que soit leur statut, c’est EDF qui en tire les conséquences dans ses comptes. Lorsque les combustibles usés sont retraités, ils deviennent des matières valorisables qui entrent dans la comptabilité de leur propriétaire. Orano n’est propriétaire que du stocks-outils pour ses usines.

M. le président Paul Christophe. L’IRSN a rendu un avis sur les questions de sûreté relatives au stockage à sec. Il y a eu un débat sur la sécurité des piscines d’entreposage, notamment sur leur résistance aux chutes d’avions. Puisque vous en commercialisez dans d’autres pays, comment abordez-vous la question de la sécurité de ces dispositifs d’entreposage et comment garantissez-vous qu’ils peuvent résister à des agressions potentielles ?

M. Philippe Knoche. Il peut exister des types de menaces très spécifiques, en fonction du site ou de la réglementation des pays mais nous recherchons l’équivalence en termes de niveau de protection entre les entreposages en piscine et les entreposages à sec. Cela est vrai aussi pour la sûreté.

M. le président Paul Christophe. On se retrouve donc avec des dispositifs bunkerisés, comme c’est le cas des piscines ?

M. Philippe Knoche. On se retrouve avec de bonnes épaisseurs de béton.

Mme Perrine Goulet. Nous avons rencontré des sous-traitants qui indiquaient avoir des difficultés, notamment avec votre entreprise, du fait notamment de l’insécurité des marchés. Je voudrais connaître votre position sur la sous-traitance et savoir jusqu’à quel niveau de sous-traitance vous descendez dans vos contrats, puisque vous répondez de manière globale sur certains contrats.

M. Philippe Knoche. D’une façon générale, nous avons réduit nos achats et nos coûts de 20 %. Nous avons également réduit nos effectifs mais, après deux ans de gel des embauches, nous allons recruter 700 personnes cette année, dont de nombreux apprentis, et augmenter nos volumes de sous-traitance.

Comme toutes les industries, le secteur du nucléaire doit être compétitif. Nous travaillons avec nos sous-traitants afin que de nos usines soient performantes et atteignent l’excellence opérationnelle. Nous sommes exigeants mais je n’ai pas de remontées particulières sur le fait que nous aurions complètement changé d’attitude, notamment vis-à-vis des PME et des start-up avec lesquelles nous sommes engagés dans des démarches d’innovation. Nous avons passé des contrats avec plus de vingt entreprises qui nous ont proposé des innovations.

La sous-traitance est encadrée et, bien entendu, nous respectons la loi : il ne doit y avoir plus de deux niveaux de sous-traitance pour un donneur d’ordre, y compris les filiales du groupe. Pour des raisons industrielles, nous faisons en sorte que les sous-traitants soient de plus en plus intégrés. Dans un cas de démantèlement, par exemple, nous faisons des plateaux de projet dans lesquels les sous-traitants sont inclus. Il en était de même pour les derniers projets en lien avec la sécurité en cas de crise.

Nous abordons ces discussions dans une perspective de filière. Plutôt que d’avoir les donneurs d’ordre d’un côté et les sous-traitants de l’autre, nous créons une nouvelle instance regroupant l’ensemble des acteurs de la filière. Je reçois régulièrement des sous-traitants – ils représentent 220 000 emplois en France et, par exemple, 13 000 emplois dans la région Occitanie – et si certains d’entre eux rencontraient des difficultés particulières, qu’ils n’hésitent pas à se faire connaître.

Nous maintiendrons notre niveau d’exigence que ce soit en termes de sûreté, de qualité ou de compétitivité, mais avec bienveillance à l’égard des différents intervenants. Je ne sais pas si vous avez eu l’occasion d’en discuter lors de votre visite à La Hague, mais la majorité des achats de cette usine est réalisée dans le Cotentin, et nos différents établissements pratiquent la même politique d’approvisionnement local dans les territoires.

Mme Perrine Goulet. Pouvez-vous nous indiquer de quelle convention collective dépendent vos sous-traitants ? Étant entendu que vous êtes vous-même un sous-traitant – ou plus exactement un prestataire de services – trouveriez-vous logique que le suivi médical des personnels de ces entreprises soit aligné sur celui des agents d’EDF ?

M. Philippe Knoche. La très grande majorité de nos établissements adhère à la convention collective de l’Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM), ce qui correspond à notre expertise mécanique et chimique. Cela ne nous empêche pas d’être en liaison avec l’Union des industries chimiques (UIC) sur certains sujets techniques.

Nos sous-traitants ont le choix de leur convention collective : celle de SYNTEC, du bâtiment et les travaux publics (BTP) ou autres, en fonction de leur corps de métier. Je ne vois pas d’avantage et à ce que le statut des industries électriques et gazières (IEG) soit étendu à des entreprises qui ne produisent pas elles-mêmes de l’électricité, qui n’ont pas les mêmes contraintes et qui opèrent sur beaucoup d’autres marchés que celui d’EDF. D’ailleurs, certaines des filiales de très grands groupes électriques, qui interviennent chez nous, n’ont pas le statut des IEG.

Le suivi médical est une question différente de celle du statut des IEG. Un suivi médical est réalisé pour nos salariés. Pour les sous-traitants, certains paramètres médicaux en lien avec le métier nucléaire sont centralisés et suivis par l’IRSN ou par le groupe intersyndical de l’industrie nucléaire (GIIN).

Comme toute entreprise, nous avons une médecine du travail et nous nous assurons que nos sous-traitants en aient une. À ma connaissance, aucune faille dans le système n’a été détectée par l’IRSN ou l’ASN qui, d’ailleurs, s’occupent aussi du suivi des hôpitaux et peuvent établir un parallèle. S’il existait une faille dans le dispositif, nous la corrigerions.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Certains sous-traitants, que nous avons rencontrés, nous ont dit qu’il y avait une grosse différence dans la périodicité des visites médicales selon qu’elles concernent leurs personnels qui travaillent en zone contrôlée ou les personnels de l’exploitant. L’avez-vous constaté ? Si c’est le cas, considérez-vous qu’il faudrait une harmonisation ?

M. Philippe Knoche. Pour ma part, je ne l’ai pas constaté. Si une entreprise ou des salariés avaient identifié un tel défaut, il faudrait le corriger. Cela étant, on a tous des exigences différentes et on se fixe des objectifs qui vont au-delà de la réglementation. En matière de radioprotection des salariés, par exemple, la limite de réglementation se situe à 20 millisieverts. Pour être sûrs de ne jamais atteindre ce niveau, nous nous sommes fixé des plafonds plus exigeants qui sont en quelque sorte des seuils d’alerte internes. Chaque entreprise peut se fixer des exigences plus fortes que la réglementation, mais ce n’est pour cela qu’il faut les imposer à tout le monde. Il faut réagir en fonction du niveau de risque. S’il fallait traiter des cas particuliers, nous le ferions.

M. Jean-Marc Zulesi. S’agissant de la sécurité, on peut évoquer celle des échanges et celle de la communication en interne. À cet égard, alors que vous avez insisté sur l’importance de l’innovation, vous avez décidé de sécuriser les communications d’Orano au moyen du « cryptopass » d’Ercom. Pourriez-vous nous donner quelques détails sur cette solution ? Comment évaluez-vous le risque d’intrusion dans votre système d’information ?

M. Philippe Knoche. Le risque brut en cybersécurité est très élevé : il concerne les données personnelles de nos concitoyens et les données industrielles d’entreprises comme la nôtre. Nous nous outillons pour faire face à tout type de menace et, lors de ma première audition, j’avais détaillé les solutions retenues. Le cryptopass d’Ercom, destiné à prévenir les intrusions sur nos systèmes de communication visant des informations liées à la souveraineté ou des données commerciales, offre un bon niveau de sécurité tout en étant assez facile à utiliser. C’est parfois le danger de ce genre d’outil : l’accumulation de barrières peut compliquer son emploi au point que l’utilisateur renâcle à s’en servir. Ce cryptage des communications téléphoniques n’est qu’un petit élément de l’ensemble des solutions de cyber-sécurité que nous mettons en place. En tout cas, l’expérience est satisfaisante.

Mme Sonia Krimi. La première de mes deux questions porte sur la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) et le choix du recyclage. De nombreux débats autour de la PPE se déroulent en France, en parallèle à notre commission d’enquête. Le 7 novembre 2017, Nicolas Hulot a rappelé le caractère stratégique du recyclage et l’importance de définir les modalités de son maintien au travers de la PPE.

Pourriez-vous revenir sur ce choix historique du recyclage par la France ? Pourquoi avons-nous fait ce choix ? Le recyclage nous permet de maintenir des ressources naturelles : un gramme de plutonium ou 100 grammes d’uranium équivaut à une tonne de pétrole. Le fait de recycler nous permet de conserver 25 % de l’uranium naturel. L’utilisation du combustible MOx, par exemple, contribue à l’effort de stabilisation de ce stock de plutonium. Pourquoi des pays comme les États-Unis, le Japon, le Royaume-Uni et la Chine demandent-ils des transferts de technologie de la part de la filiale Melox ? Pourquoi la Chine demande-t-elle à être dotée d’installations de traitement comme celles de l’usine de La Hague ?

Rappelons que nous sommes les seuls au monde à avoir cette compétence en matière de recyclage. Nous sommes les seuls à avoir les spécialistes et cette technicité très spécifique. Il est très important de ne pas perdre cette compétence.

Ma deuxième question se rapporte à la recherche-développement On traite 96 % des matières. Quid des 4 % de déchets restants ? Où en est la recherche concernant les combustibles usés que l’on n’arrive pas à traiter ?

M. Philippe Knoche. Pour évaluer le caractère stratégique du recyclage, il faut mettre en parallèle l’effort industriel qui a été nécessaire pour créer cette compétence. Après l’avoir créée, il est très important de la valoriser. Au niveau industriel, nous avons cette chance d’être, effectivement, les seuls au monde à en disposer. D’autres, nos concurrents russes, par exemple, savent recycler des matières mais pas au même rythme que nous. Nous avons l’expertise scientifique avec le CEA, mais aussi la maîtrise industrielle héritée de générations de techniciens et d’ingénieurs qui savent recycler l’ensemble de la production du pays chaque année.

Ce savoir-faire permet d’économiser l’uranium naturel à hauteur de 25 % et de bien conditionner les déchets. À ceux que vous avez cités, j’ajouterais un avantage : le conditionnement des déchets dans cette matrice vitrifiée est très sûr et il participe, selon tous les avis rendus cette année par l’ASN et l’IRSN sur CIGEO, à la sûreté du stockage. Le Japon est aussi dans cette filière de recyclage, principalement par le biais de procédés que nous lui avons fournis, ce qui a été à l’origine d’un partenariat renouvelé et de l’entrée d’actionnaires japonais dans notre capital cette année. Nous avons la chance d’avoir une filière de recyclage. Comme chef d’entreprise et comme citoyen, je m’attache à la défendre.

J’en viens à votre question concernant les 4 % de matières qui ne sont pas recyclées. Nous nous attachons déjà à être très efficaces sur les 96 % qui le sont et nous reconnaissons que nous ne sommes pas complètement parfaits. Nous menons des recherches pour valoriser certains éléments rares, présents dans ces 4 % et produits par la réaction nucléaire. Il est un peu tôt pour vous en parler : les équipes ont besoin d’un peu plus de temps pour réduire encore la part de déchets conditionnés dans la matière vitreuse. Il en restera toujours mais notre démarche industrielle est de réduire progressivement ce taux de 4 %.

M. Grégory Galbadon. Je m’interroge sur la sécurité des travailleurs du nucléaire, notamment de ceux qui travaillent au plus près des matières radioactives. Ces ouvriers peuvent-ils rester pendant toute leur carrière, c’est-à-dire trente ou quarante ans, au même poste ou est-ce que vous les faites tourner ? Y a-t-il eu des contaminations depuis l’ouverture de l’usine de La Hague dans les années 1970 ? Eu égard à la pénibilité de leur travail, ces ouvriers ont-ils droit à un départ en retraite anticipé ?

M. Philippe Knoche. Oui, il y a des départs en retraite anticipés, selon un système de préretraite hérité du CEA. À présent, il s’agit d’un congé de fin carrière qui tient surtout compte du fait que ce sont des travaux postés et de nuit, car l’usine fonctionne et elle est surveillée vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept.

S’agissant des incidents, il y a plusieurs barrières pour éviter toute rupture de confinement. À ma connaissance, il n’y a pas eu, à La Hague, d’incident de niveau 2 sur l’échelle INES – acronyme d’International Nuclear Event Scale. Nous avons toujours essayé de protéger au mieux nos salariés. Avant la création de l’échelle INES, il y a eu des matières dans l’environnement à la suite d’un incendie dans une très vieille fosse dont nous reprenons d’ailleurs les déchets cette année.

S’agissant des travailleurs, il y a un suivi, le cas échéant, des doses de radioactivité reçues. Dans l’usine d’Orano à La Hague, nous sommes très en dessous des limites annuelles. Quelle que soit l’usine, en cas d’incident de contamination, les médecins réagissent de manière extrêmement rapide – je voudrais leur rendre hommage – et nous avons des conventions avec les hôpitaux civils et militaires. On ne peut jamais exclure un accident. Dans ce cas-là, les médecins évaluent son impact sur l’ensemble de la vie du collaborateur. Si cet impact potentiel était important, ce qui n’a pas été le cas récemment, il ferait l’objet d’une déclaration INES. Depuis mon entrée en fonction, je n’ai pas eu à gérer de cas où des événements auraient eu un effet sur longue période.

Certains salariés développent leurs compétences au fil de l’évolution de l’installation dans laquelle ils travaillent. Cette transmission du savoir est importante. Nous développons aussi des compétences en transversalité, que ce soit d’un établissement à l’autre ou à l’intérieur d’un même site où les ateliers sont très différents. Nous développons les carrières et les compétences en provoquant aussi ce type de mouvements, en général à la demande des salariés.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous avons été interpellés au sujet de ce silo 130 où un incendie s’était déclaré en 1981. Il contenait 1 200 tonnes de déchets radioactifs. L’ASN a régulièrement confirmé la nécessité d’entreprendre au plus tôt la reprise des différents déchets. Les choses ont traîné, tant et si bien que nous ne sommes toujours pas sortis de cette affaire trente-sept ans plus tard. À mon avis, elle illustre les limites du pouvoir de l’ASN qui ne peut pas vous contraindre autant qu’il serait peut-être nécessaire. Pourquoi un tel retard ?

M. Philippe Knoche. Si je ne peux pas vous expliquer ce qui s’est passé au cours des trente premières années, je peux vous dire que nous allons commencer la reprise de ces déchets anciens à partir du dernier trimestre de cette année. L’opération soulève des questions technologiques puisque les déchets ont été entreposés dans des conditions que nous n’utilisons plus de nos jours. Avec certains de nos fournisseurs, des PME, nous avons développé des solutions innovantes – qu’elles soient robotiques ou sur les bâtiments.

Dans ces cas-là, l’ASN dispose de moyens tels que les mises en demeure et elle les utilise en fonction de l’avancement de nos travaux. Il faut plutôt regarder vers l’avenir. Ayant 7 milliards d’euros à notre actif, nous avons décidé de faire passer nos dépenses annuelles de 200 millions à plus de 300 millions d’euros pour accélérer la reprise de déchets anciens. Cette accélération se fait en fonction des technologies disponibles en matière de reprise mais aussi de conditionnement, les déchets étant conditionnés et stockés. Nous nous sommes mis en mouvement depuis une décennie pour pouvoir engager cette opération cette année. Il faudra plusieurs années pour reprendre les 1 000 tonnes de déchets de ce silo.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Ma dernière question porte sur les fameuses soudures de l’EPR, dont les malfaçons datent d’avant la restructuration de votre groupe. D’après les responsables d’EDF que nous avons auditionnés, les problèmes qu’ils avaient repérés venaient de la réalisation de ces soudures mais aussi de la qualité du matériau utilisé. Ils nous ont indiqué que le prestataire – votre groupe – n’avait pas mentionné de problème. J’imagine que vous avez enquêté sur cette affaire. Avez-vous eu des retours d’expérience ? Comment se fait-il qu’un problème aussi grave n’ait pas été vu ? Avez-vous pris des mesures pour éviter que cela ne se reproduise ?

M. Philippe Knoche. En l’occurrence, c’est un prestataire de Framatome qui a réalisé les soudures. Dans l’industrie nucléaire, dès qu’un défaut est identifié, il est déclaré. Je ne suis pas responsable des équipes qui analysent les causes de ce défaut et de sa détection tardive, mais je les croise régulièrement puisque nous sommes dans les mêmes bâtiments. Personne n’est parfait. Tout le système est basé sur la capacité à identifier d’éventuels défauts avant la mise sous pression ou la mise en service. Les investigations sur les causes et conséquences de ces malfaçons sont en cours. Les situations diffèrent en fonction des chantiers puisque l’EPR de Taishan a chargé son combustible et a même commencé sa réaction en chaîne au cours des dernières semaines.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous nous parlez de prestataire. Nous nous posons des questions sur divers aspects de la sous-traitance : les conditions de travail et de sécurité des personnels ; les problèmes qui peuvent être liés à l’existence de plusieurs étages d’intervenants. En l’occurrence, le donneur d’ordre devait vérifier ce que faisait le prestataire. Ne pensez-vous pas qu’il y a là un problème sur lequel on pourrait revenir pour essayer d’améliorer notre sûreté et notre sécurité ? Quand on voit toutes les conséquences de cette affaire pour l’EPR, on se rend compte qu’il y a là un vrai sujet.

M. Philippe Knoche. Il est normal de faire appel à la meilleure expertise professionnelle en soudure, par exemple, mais, vous avez raison, cela entraîne des obligations de surveillance. Suite aux événements survenus dans l’usine du Creusot, des mesures additionnelles ont été prises par notre groupe et par l’ASN. Les industriels et l’ASN ont pris des mesures pour renforcer la surveillance, la détection de fraudes ou d’erreurs potentielles. Nous mettons un soin particulier et quotidien à détecter des écarts sur les dizaines de milliers de soudures nécessaires à un réacteur. On ne peut pas exclure l’écart, comme on ne peut jamais exclure l’erreur humaine. C’est à nous de mettre en place les systèmes qui permettent de les détecter et le niveau d’exigence ne cesse de s’élever.

Deux niveaux de sous-traitance sont autorisés pour l’exploitation. Pour les chantiers, les règles sont différentes puisqu’il n’y a pas encore de matières nucléaires dans les installations. À Flamanville, il s’agit d’un chantier de construction et non pas d’une installation en exploitation ou en démantèlement.

M. le président Paul Christophe. Lors de votre première audition, vous considériez que la sous-traitance interne au groupe ne devait pas être comptabilisée dans les deux niveaux autorisés. Or la direction générale de la prévention des risques (DGPR) indique le contraire. Comment arbitrez-vous cette position ?

M. Philippe Knoche. Nous respectons la règle. Or la règle indique que, même à l’intérieur d’un groupe, chaque entité juridique doit être considérée comme un niveau de sous-traitance. Au moment de l’élaboration de cette règle assez récente, j’avais fait valoir ma position : tout en étant très précautionneux sur la surveillance, nous pourrions avoir une marge d’interprétation. À l’intérieur d’un groupe, des salariés obéissant aux mêmes accords sont sur le même plateau projet pour des raisons d’efficacité. En général, il y a l’exploitant qui est maître d’ouvrage, le maître d’œuvre et un intervenant. Ces trois sociétés font partie du groupe. Pour respecter la règle, il nous faut une dérogation si nous voulons faire appel à une expertise extérieure. D’où la position que j’avais prise mais qui n’a pas été celle des autorités. Nous respectons, bien entendu, celle des autorités.

M. le président Paul Christophe. Il me reste à vous remercier et à vous souhaiter une bonne journée.

 


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37.   Audition, en table ronde, de représentants des organisations syndicales des travailleurs du nucléaire (14 juin 2018)

M. le président Paul Christophe. Mesdames, messieurs, mes chers collègues, nous accueillons aujourd’hui une table ronde composée des principales organisations représentatives des travailleurs du nucléaire.

Je rappelle que nous avons reçu le 17 mai une association qui représentait des salariés travaillant dans des entreprises de sous-traitance. L’exercice qui était orienté sur la problématique de la sous-traitance était donc assez différent de celui d’aujourd’hui, qui s’intéresse aux salariés dans leur globalité, ce qui ne vous empêchera pas de revenir sur la sous-traitance, si vous le souhaitez.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées de déposer sous serment. Elles doivent jurer de dire toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, mesdames, messieurs, à tour de rôle et par ordre alphabétique, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(MM. Jean-Pierre Bachmann, Patrick Bianchi, Alexandre Grillat, Marc Kuntz, Mme Virginie Neumayer, MM. Cédric Noyer, Philippe Page, Vincent Rodet et Yannick Tessier prêtent successivement serment.)

M. le président Paul Christophe. Je vais maintenant donner la parole à chaque organisation pour un exposé liminaire que je vous invite, pour la qualité des échanges, à limiter à quelques minutes car vous êtes nombreux – ce qui, au demeurant, est une bonne chose. Il convient d’être concis, afin de conserver une spontanéité suffisante à cette table ronde et éviter une succession de monologues.

Vous pourrez compléter vos propos lors des questions-réponses qui suivront ou également faire parvenir une contribution écrite si vous le souhaitez, ce que d’ailleurs certains ont déjà fait. Je donnerai ensuite la parole à Mme la rapporteure qui vous posera une première série de questions avant d’inviter mes collègues à vous solliciter également.

Mme Virginie Neumayer (FNME CGT). Technicienne en radioprotection de formation et de métier, je suis en charge des questions sur le nucléaire au niveau confédéral de la CGT. En tant que salariée d’une entreprise prestataire, j’ai d’abord travaillé sur les sites d’EDF et du Commissariat à l’énergie atomique. J’ai ensuite eu l’opportunité d’être recrutée au centre nucléaire de production d’électricité (CNPE) de Tricastin.

Comme convenu lors de la préparation de cette table ronde, nous ne présenterons pas de déclaration liminaire, mais nous vous communiquerons une contribution à la suite de cette audition pour compléter les réponses aux questions qui nous auront été posées. Nous préférons, en effet, les échanges et ainsi mieux prendre en compte les sujets sur lesquels vous voulez travailler.

M. Vincent Rodet, délégué fédéral Industries électriques et gazières de la FCE-CFDT. Mesdames, messieurs les députés, merci de nous donner la parole. La CFDT est attachée à la démocratie sociale, parfois décriée, mais si précieuse, notamment à propos de la vie des entreprises et de celle des salariés.

En liminaire, je salue l’ensemble de nos camarades et des salariés du secteur nucléaire qui représente 220 000 emplois en France et nos camarades qui ont répondu au questionnaire. Nous vous remettrons un document et interviendrons dans le cadre des questions-réponses.

M. Cédric Noyer, coordinateur FO Orano. Orano représente la moitié de l’ex-Areva et travaille sur la partie du cycle du combustible. Les débats sont actuellement ouverts sur la programmation pluriannuelle de l’énergie. Dans le cadre de la réunion d’aujourd’hui, nous avons bien des choses à dire, mais nous nous attacherons pour l’essentiel à répondre à vos questions.

Je suis employé à la centrale du Tricastin où les salariés sont inquiets de l’avenir du cycle. Des projets sont en cours, dont la fermeture de certains réacteurs de 900 mégawatts, que nous évoquerons même si ces sujets ne sont pas liés à la question de la sûreté-sécurité.

Nous aborderons la problématique de la mise en place des comités sociaux et économiques (CSE), qui accompagne la disparition des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) spécifiques. Dans le domaine du nucléaire, un tel recul en matière de sûreté-sécurité génère un risque pour l’avenir.

Nous évoquerons les autres thèmes dans le cadre du jeu des questions-réponses.

M. Alexandre Grillat, secrétaire national Affaires publiques et Relations institutionnelles (CFE-CGC). À l’instar de mes collègues, je ne ferai pas de déclaration liminaire longue, mais peut-être mettrons-nous en avant quelques points saillants avant de préciser les réponses que nous apporterons lors des échanges qui suivront.

La question de la sûreté nucléaire repose en partie sur des facteurs humains. Assurer la sûreté nucléaire, et plus largement la sécurité, suppose que les salariés de la filière nucléaire travaillent dans la sérénité. Cela nous amène à mettre en avant des éléments de contexte qui peuvent expliquer l’état d’esprit des salariés de la filière.

Aujourd’hui, l’avenir de la filière nucléaire manque de visibilité. Donner de la visibilité contribuerait donc à la sérénité dont les salariés du nucléaire ont besoin pour exercer leur métier et pour relever les défis de la sûreté.

Il ne faut pas occulter le versement de très nombreux dividendes par la filière nucléaire française depuis l’ouverture des marchés et les introductions en bourse des premiers principaux opérateurs que sont Orano, anciennement Areva, Framatome et EDF. La « financiarisation » de la gouvernance des entreprises a nécessairement eu des conséquences sur la manière dont les entreprises ont été mises sous pression financière. Or les questions de sûreté et de sécurité relèvent du niveau des dépenses d’investissement en capital, CAPEX, et des dépenses d’exploitation, OPEX, donc de la masse salariale et de la chaîne de sous-traitance. Il ne faut pas occulter vingt ans de financiarisation de la gouvernance, au cours desquels la filière du nucléaire a versé des dividendes très élevés à l’État, son actionnaire. Quand on évoque les CAPEX et les OPEX au cœur de la sûreté, il convient de garder à l’esprit la pression financière dont les impacts ne sont pas neutres sur la gouvernance et, finalement, sur l’ensemble de la chaîne.

Dans ses dernières études, la Commission de régulation de l’énergie (CRE) révèle que le marché au sens concurrentiel, autrement dit l’ouverture des marchés, n’est pas de nature à donner les signaux économiques de long terme dont a besoin la filière nucléaire, qui est une industrie à haute intensité capitalistique et de long terme.

Relever tous les défis de la sûreté nécessite de requestionner la compatibilité du nucléaire à la logique du marché concurrentiel dans le domaine de l’énergie.

M. Patrick Bianchi, président de la filière CFTC du nucléaire. Je suis employé au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), une maison créée par le général de Gaulle. Si Orano, EDF et le CEA travaillent chacun de leur côté, nous connaîtrons des difficultés.

Les questions posées portent sur EDF, mais, de mon point de vue, l’ensemble du nucléaire doit être pris en compte, notamment si l’on considère les installations nucléaires. Lorsque je les ai rencontrés, j’ai expliqué à M. Jean-Bernard Lévy, président-directeur général d’EDF, et à M. Philippe Varin, vice‑président du Conseil national de l’industrie (CNI), que l’on construisait de grands réacteurs.

Vous parlez de sûreté-sécurité. Personnellement, l’assainissement-démantèlement m’inquiète. On parle de centrales propres mais il faudra un jour prendre en compte l’assainissement-démantèlement dans son ensemble et non considérer les deux séparément. Suite aux événements graves survenus récemment chez Areva, nous ne sommes plus actionnaires d’Orano, dont nous avons perdu le contrôle. Le CEA, dont la structure date de 1945, se retrouve, lui aussi, dans l’expectative. Il est grand temps que l’on se saisisse de la problématique du secteur nucléaire français dans son ensemble.

J’ajouterai deux observations.

Aux termes de l’ordonnance Macron, la commission de la santé et de la sécurité du travail (CSST) se substituerait au CHSCT. J’ai pris contact avec Mme Scotton. L’administrateur général du CEA, M. Jacq, pour sa part, rencontrera Mme Pénicaud parce qu’il est impensable de mettre en place une commission et de minorer le CHSCT qui assure la sûreté-sécurité de nos installations. Une telle réponse induirait des problèmes à long terme.

Je répondrai à vos questions, mais je précise que, si j’ai été désigné par M. Orosco pour représenter la filière CFTC du nucléaire, je reste un homme de terrain et je connais le nucléaire uniquement sous cet angle.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous sommes précisément intéressés par les retours de terrain. Si nous avons entendu de nombreuses personnes au cours des auditions qui nous ont rapporté leurs nombreuses expériences, nous sommes également intéressés à entendre ceux qui vivent au quotidien au sein des structures. L’objet de notre commission d’enquête vise à déterminer si la sûreté et la sécurité sont assurées, si des marges d’amélioration sont nécessaires et, si oui, lesquelles.

À de nombreuses reprises, la nécessité a été rappelée de traiter la sûreté-sécurité en prenant en compte le facteur humain qui est déterminant, et ce à différents niveaux. Il nous a été expliqué que la culture de sûreté était un facteur essentiel pour assurer la sûreté dans toutes les installations.

Nous vous avons envoyé un questionnaire. Merci à ceux qui y ont déjà répondu. À cet égard, je formulerai quelques observations au vu des réponses reçues, mais avant tout nous avons besoin de déterminer, dans le domaine de la sûreté, les éléments susceptibles de présenter des risques et de générer des dangers pour les personnes qui travaillent dans les centrales et ainsi les moyens d’y remédier.

Nous vous interrogerons également sur la sous-traitance. La culture de sûreté ne nous semble pas présente partout. C’est pourquoi nous sollicitons votre opinion.

M. Vincent Rodet. Sur le plan de la méthode, vous nous avez transmis un questionnaire, nous nous sommes pliés à l’exercice. Nous avons agrégé les dernières remarques des militants hier soir. C’est la raison pour laquelle nous vous le remettrons seulement ce matin, sur clé USB, à l’issue de cette audition.

Nous comprenons que vous voulez « zoomer » sur les questions liées à la culture de sûreté, qui forment une partie du questionnaire. Nous répondrons rapidement aux premières questions posées, avant de nous attacher au cœur de vos préoccupations. Nous déroulerons le questionnaire présenté dans sa forme, en commençant par la gouvernance. Nous procéderons par une réponse globale reprenant les deux sous-questions qui y sont liées.

Nous rappelons que la CFDT a été favorable à la création de l’autorité indépendante qui a succédé à la direction de la sûreté des installations nucléaires (DSIN). La CFDT est attentive aux intentions « export » de la filière France, lesquelles doivent porter exclusivement sur des projets dans des pays qui disposent d’une autorité de sûreté crédible. À une époque, les intentions d’export vers la Libye avaient paru peu réalistes. Heureusement, elles n’ont pas été conduites à leur terme.

La CFDT considère que l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) a des moyens réglementaires et juridiques permettant d’investiguer, d’analyser et d’intervenir sur la sûreté des installations dans les entreprises de la filière nucléaire et dans les installations nucléaires de base (INB). Parfois et c’est normal, entre une autorité de régulation et des exploitants, les seconds estiment que la pression de la première est forte. Il n’en demeure pas moins que certaines décisions s’imposent. Nous en avons eu une illustration récente avec la mise à l’arrêt assez longue de quatre réacteurs du Tricastin pour renforcer une digue sur le Rhône. Un débat inhabituel a été ouvert autour de cette question, mais les acteurs sont restés dans leurs compétences.

Quelles sont nos sources d’information ? La France compte 1 500 années-réacteur d’exploitation cumulées depuis le lancement du parc EDF. Pour nos militants, cela représente un grand nombre de comités d’entreprise (CE), de CHSCT, de réunions de délégués du personnel, de réunions d’instances de représentation du personnel des installations nucléaires de base, et s’est traduit par multiples remontées d’informations suite aux contacts que nos militants entretiennent avec les salariés.

Nous constatons que le nombre d’injonctions de l’ASN aux donneurs d’ordres et aux sous-traitants a augmenté depuis plusieurs années.

Nous ne nous considérons pas qualifiés pour apprécier les ressources de l’Autorité de sûreté nucléaire. Néanmoins, nos collègues de la CFDT qui y travaillent font parfois état d’un manque de ressources. Des questions traversent l’ensemble de la filière, dont le tuilage des compétences ou encore l’équilibre entre profils « seniors expérimentés » et profils « jeunes collègues » se constate très probablement autant chez les autorités de sûreté que chez les exploitants ou chez les sous-traitants

Syndicalement, on ne peut pas parler de gouvernance en évoquant exclusivement l’ASN ou les exploitants. Même s’il s’agit du passé, nous pointons le fait que l’État a été gravement déficient en laissant les problèmes d’Areva s’empiler jusqu’à l’agonie et en laissant EDF servir des dividendes qui ont scandaleusement creusé sa dette. En effet, l’entreprise s’est endettée pour servir un dividende. Le fait est assez illustratif de la déficience de l’État dans la conduite à long terme de cette filière.

La CFDT observe que le questionnaire ne fait pas référence aux autres impacts de la gouvernance sur la sûreté nucléaire.

Je précise que nos représentants siègent à la commission locale d’information, à l’Association nationale des comités et commissions locales d’information (ANCCLI), au Comité stratégique de la filière nucléaire (CSFN), au Conseil de politique nucléaire et au Haut Comité pour la transparence nucléaire, soit quatre entités dont le rôle est extrêmement important dans les questions de sûreté.

M. le président Paul Christophe. Si vous le permettez, Monsieur Rodet, un mot sur la philosophie de l’exercice : le questionnaire permet d’apporter des réponses écrites. Ce matin, l’exercice consiste à nous rapporter ce qui n’y figure pas, éventuellement ce que vous voulez ajouter aux différents items. Par exemple, s’agissant de la gouvernance, vous avez toute liberté de nous dire ce que vous voudriez voir examiner en complément des questions soumises préalablement. L’exercice ne consiste pas à livrer un point de vue exhaustif ; au contraire, liberté vous est donnée de sortir du cadre.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Dans la mesure où vous êtes nombreux, si vous répondez tous à chaque question du questionnaire, le temps viendra à manquer. Au surplus, nos collègues n’auront pas le temps de poser leurs questions. Aussi nous vous proposons de souligner les points important du questionnaire, voire d’ajouter des éléments qui n’y figurent pas.

Mme Virginie Neumayer. La bonne gouvernance passe par la maîtrise publique du secteur et un modèle d’entreprise intégrée afin de répondre à l’ensemble des besoins, qu’ils soient techniques ou financiers.

Sur les questions de la gouvernance, nous pensons que l’ASN, le gendarme du nucléaire, remplit correctement ses fonctions au regard du nombre d’inspections et de comptes rendus qu’elle produit ; toutes ses décisions sont justifiées d’un point de vue technique parce que ses inspections présentent des écarts avec les référentiels de sûreté. Toutefois, ainsi que le soulignait Mme Pompili, il convient d’apporter des modifications au dispositif. La prise en compte des salariés et leur compréhension des décisions de l’ASN sont essentielles. Vincent Rodet faisait état de l’arrêt des quatre réacteurs du Tricastin. En tant que salariée, j’ai été concernée. Il fut extrêmement difficile pour les personnels de mener les opérations d’arrêt des tranches et de redémarrage comme fut délicate la gestion des étapes transitoires de sûreté qui ont perturbé le travail. Œuvrer en toute sérénité nécessite des échanges et suppose un plus grand nombre d’inspections terrain de l’ASN parallèlement à des échanges et à des analyses qui placent les salariés concernés au premier rang.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Après inspections, l’ASN procède à des retours auprès de la direction ; et ensuite, auprès de vous ?

Mme Virginie Neumayer. Aux termes de nos échanges avec eux, les inspecteurs disent manquer de moyens pour assurer un retour rapide des inspections et pour nous présenter leurs comptes rendus. Dans la mesure où ils y passent beaucoup de temps, se pose également la question de la réactivité des décisions ; nous sommes dans l’expectative en attendant la prise de décision. Il s’agit là d’un élément qu’il nous paraît important d’améliorer et qui renvoie à la question des moyens.

Dernier point, des inspecteurs de l’ASN ont une fonction particulière d’inspection du travail auxquels nous sommes directement confrontés. Pour l’exercer, ils sont souvent seuls, tout au plus accompagnés d’un collègue. Ces inspecteurs sont très spécifiquement centrés sur ce métier et isolés des autres inspecteurs. Par ailleurs, au regard des politiques sociales qui sont menées aujourd’hui dans les entreprises, ils sont de plus en plus sollicités. Nous appelons donc votre attention sur les moyens dédiés. Grâce à eux, nous obtenons des retours dans la mesure où nous échangeons plus directement avec eux qu’avec d’autres inspections.

M. Cédric Noyer, coordinateur FO Orano. S’agissant de l’ASN, nous nous inscrivons sur la même ligne que la CGT. J’ajoute simplement que l’ASN joue un rôle de sauvegarde de la filière. L’existence même de l’ASN permet de maintenir une filière française qui tourne à peu près.

Aux élus que vous êtes, nous demandons que, grâce à l’action de l’ASN, les règles qui s’appliquent aujourd’hui au nucléaire français dans un cadre européen, voire mondialisé, soient appliquées demain au nucléaire à l’étranger. Par exemple, Orano, qui a une activité à l’étranger, peut s’y approvisionner en combustible. Harmoniser les règles sur la sûreté nucléaire s’avère nécessaire.

Sur le plan de la culture du nucléaire et de la culture de sûreté, la fragilisation de la filière et le manque de visibilité sont deux facteurs prépondérants, y compris dans la direction d’entreprise. C’est la raison pour laquelle l’État devrait recouvrer son rôle. La fragilisation et le manque de visibilité poussent à réduire les coûts et à offrir des arguments à ceux qui souhaitent la fin du nucléaire, mais, au-delà de ces économies, cela engendre des conséquences sur les politiques de recrutement, sans compter que la sûreté-sécurité n’est pas un poste rentable dans l’entreprise, en tout cas sur un plan économique factuel. Il est donc facile de décider des réorganisations en supprimant les postes des personnes en charge de la sûreté et de la sécurité. Il s’agit là d’une dérive à laquelle nous assistons depuis quelques années parallèlement aux difficultés de la filière.

Pour une pérennisation de la sûreté nucléaire, je prône une vision stabilisée de l’avenir de la filière. Il faut cesser, en fonction des alternances politiques, de vouloir développer la filière ou de vouloir l’arrêter. Une visibilité et une stabilité de l’outil nucléaire s’imposent. À un moment donné, il faut être capable de décider de renouveler le parc et d’investir. Peut-être, dans trente ans, des solutions émergeront-elles et pourrons-nous débattre d’une sortie possible ou d’une moindre part du nucléaire dans l’alimentation énergétique de notre pays.

Aujourd’hui, nous sommes confrontés au dogme dangereux de la sortie du nucléaire ; il pousse les industries à faire des économies, alors que ce n’est pas le moment. Dans une période où le climat est la priorité, nous devrions, au contraire, affirmer que le nucléaire offre une réponse.

Présidence de M. Hervé Saulignac, vice-président de la commission denquête.

M. Alexandre Grillat. Madame la rapporteure, comme vous le dites fort justement, la CFE-CGC est convaincue que les facteurs humains jouent un rôle central dans la sûreté. Ainsi que je le rappelais dans mon intervention liminaire, la sérénité offerte aux salariés du nucléaire contribuera à cette culture de sûreté liée au facteur humain.

À l’unisson des propos de la CFDT, nous pensons que l’ASN participe à la crédibilité de la filière française et donc à la crédibilité de la filière nucléaire française à l’export, au-delà du fait que nous partageons l’idée selon laquelle elle dispose aujourd’hui de moyens réglementaires et que ses décisions sont suivies d’effets, même si l’anticipation permettrait probablement de détendre les sujets.

Deuxième point saillant des réponses que nous avons préparées pour le questionnaire : depuis quarante ans, la filière nucléaire – 1 500 années-réacteur – a été améliorée en continu. Après l’accident à la centrale de Three Miles Island, tous les réacteurs ont été équipés de recombineurs d’hydrogène et, après Fukushima, les évaluations complémentaires de sûreté et la Force d’action rapide nucléaire (FARN) ont vu le jour.

La culture de sûreté est liée à la démarche d’amélioration continue du parc nucléaire français qui dispose d’une filière et d’une ingénierie intégrées. L’ensemble des composantes de la filière permet à la filière française, dans ses spécificités, d’améliorer en continu les éléments de sûreté.

Troisièmement : facteur humain égal compétence. Malgré la pression sur les OPEX que les opérateurs nucléaires subissent depuis plusieurs années en raison d’une pression actionnariale forte de la part de Bercy, le transfert de compétences vers les entreprises de rang 1 de la filière a plutôt été réussi, mais il s’agit de s’attacher aux compétences futures. Afin que la filière nucléaire dispose demain des compétences permettant de relever les défis industriels de performance et de sûreté, il convient d’attirer les talents et, pour ce faire, de conserver l’entière visibilité de la filière nucléaire française. Or, il n’est pas rare d’assister au « nucléaire bashing », à certaines opérations médiatiques que les salariés de la filière nucléaire vivent douloureusement. Une telle attitude ne contribue pas à l’attractivité de la filière et peut même, en raison de la non-attractivité potentielle qu’elle provoque, être de nature à fragiliser la filière dans la durée et donc à poser la question de la sûreté. Cette visibilité et cette sérénité nous semblent indispensables à assurer.

L’État ne peut pas s’exonérer de sa responsabilité. Depuis plusieurs années, l’État stratège n’a pas été capable de donner la visibilité nécessaire à la filière nucléaire. Il est donc indispensable que l’État s’y attache à l’avenir.

Par ailleurs, l’État, en tant qu’actionnaire, s’est parfois contenté de récupérer des dividendes des entreprises du nucléaire à un niveau tel qu’elles ont dû faire pression sur les OPEX et CAPEX ; cela n’a fait que creuser la dette.

Sur la question des CAPEX et des OPEX nécessaires pour relever les défis de la sûreté, nous demandons que l’État, en tant qu’actionnaire responsable, donne à la filière la visibilité nécessaire.

En outre, nous sommes convaincus que le bien-être des salariés de l’ensemble des entreprises de la filière nucléaire passe par une médecine du travail spécifique au nucléaire. Il convient de préserver cette médecine et de la doter des moyens qui l’autoriseront à relever les défis et de couvrir les spécificités consubstantielles à la filière nucléaire.

Enfin, tous les acteurs de la chaîne de valeur du nucléaire sont concernés par les questions de sûreté lorsqu’ils doivent retenir des entreprises sous-traitantes de rang 1 ou 2. Il faut établir, à l’occasion des appels d’offres, une mieux-disance sociale. Si des progrès ont été accomplis récemment grâce à l’instauration de la charte sociale de la sous-traitance, nous sommes convaincus, en raison des enjeux de sûreté la filière nucléaire, que la question de la sous-traitance doit être exemplaire. Or la sous-traitance est aujourd’hui une question de politique achat qui, selon nous, ne doit pas dépendre de la seule pression financière.

M. Patrick Bianchi. Je vais dénoter par mon propos. Si l’ASN exerce une fonction étatique d’importance, elle est toutefois un empêcheur de tourner en rond. J’ai été exploitant d’INB. Je veux bien que l’on trouve des règles à six pattes, par exemple, s’agissant des équipements à pression nucléaire, de type Flamanville que nous utilisons au centre de Cadarache sur le réacteur Jules-Horowitz !

Si l’ASN est le garant du nucléaire et est présente au quotidien dans les centres de nucléaires, il n’en reste pas moins que les coûts explosent. Et surtout, il faut trouver des solutions. Par exemple, l’ESPN niveau 1 à Flamanville et le réacteur Jules-Horowitz subissent les décisions de l’Agence qui leur interdisent de fonctionner correctement, ce qui coûte des millions d’euros. Je m’interroge sur les intentions de l’ASN. Le nucléaire civil est très surveillé. Je le souligne car vous avez omis dans votre questionnaire les INB secrètes pour lesquelles le secret est préférable à la configuration de contrôle imposé aux INB dans le civil. L’ASN, tous les jours, demande des arrêts de tranche et procède à des surenchères de questions. Or, il faut savoir si nous voulons fonctionner correctement, ce qui oblige parfois à ne pas tout comprendre chaque fois que se produit un incident.

Autre difficulté, selon nous, l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) est à la fois expert et exploitant. Il est, à l’origine, une émanation du CEA. Il est chargé de l’étude de sûreté et de sécurité en fonction des menaces de référence, grâce aux moyens d’analyse et d’expertise dont il dispose dans le domaine de la protection physique. Nous assistons à une régression des compétences de ses personnels. On se retrouve entre deux feux, ce qui n’est pas simple.

On parle d’exportation du nucléaire ; or, la France n’arrive plus à exporter. L’Inde et le Japon exploitent des réacteurs à neutrons rapides quand la France atteint 900 millions d’euros dépensés en avant-projets pour son réacteur ASTRID – Advanced Sodium Technological Reactor for Industrial Demonstration – qui n’est toujours pas opérationnel. Nous restons dans l’expectative parce que l’ASN multiplie les expertises. Il faut finir par savoir ce que l’on veut !

Enfin, la sûreté et la sécurité sont essentielles dans le domaine de la défense. Le haut fonctionnaire de défense et le délégué à la sûreté nucléaire et à la radioprotection pour les activités et installations intéressant la défense (DSND) mériteraient votre attention. Il serait utile que vous vous penchiez sur la question pour savoir ce qui se passe dans le secteur de la défense.

M. Philippe Page (FNME-CGT). Mesdames, messieurs, je souhaite vous expliquer dans quel contexte nous concevons l’activité très spéciale qu’est la production de l’électronucléaire. Nous ne faisons pas du nucléaire pour faire du nucléaire, nous produisons de l’électricité. C’est une noble tâche que de répondre à cette mission extraordinaire de service public, laquelle consiste tout à la fois à fournir un bien de première nécessité et un produit qui conditionne le progrès humain sur la planète.

La CGT représente les salariés et défend la notion de service public, à laquelle elle reste fortement attachée. Électricité de France ne porte pas ce nom par hasard. Elle est issue des lois de 1946 qui, à notre sens, restent extrêmement modernes.

Pour ce qui est de la production, dans ce mix énergétique auquel nous sommes fortement attachés, nous assistons aujourd’hui au développement d’énergies nouvelles et sans doute connaîtrons-nous dans le futur des changements des centrales de combustion thermique. Pour l’heure, le nucléaire est indispensable et combine, décennie après décennie, différents atouts, dont l’indépendance des prix et la possibilité de fonctionner en bonne intelligence avec les énergies renouvelables.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Porter un regard philosophique sur le nucléaire est passionnant mais, afin de progresser dans notre réflexion, il convient de se focaliser sur l’objet de notre commission qui est la sûreté et la sécurité.

M. Philippe Page. Je serai synthétique, rassurez-vous, mais je veux rappeler que les salariés donnent un sens à leur action. Ils se rendent au travail pour répondre à un besoin d’ordre public de production d’électricité, qui répond à un besoin fondamental des populations, des collectivités et des entreprises. Le sens du travail relève de ce que l’on a dans la tête et dans le ventre ; il a une incidence sur les gestes professionnels et donc sur la sûreté nucléaire. Pour la CGT, tout conditionne la sûreté nucléaire. Certains s’interrogent sur ce qui est cœur de métier ; pour nous, tout est cœur de métier.

Vous nous avez interrogés sur les éléments que nous considérons incontournables à la garantie de la sûreté. Les questions de formation professionnelle et de compétences à tenir dans la durée touchent à des thématiques, telles que la sociologie des entreprises concernées, que ce soit les entreprises donneuses d’ordre ou les entreprises prestataires, et à la façon dont les salariés sont attachés à l’outil de travail dans le temps, ce qui pose la question des garanties sociales, des formations et de la rémunération.

Si le marché du travail venait à reprendre, ce que tout le monde souhaite, certaines industries connaîtraient sans doute des appels d’air. Comment, dès lors, conserver les compétences des salariés de cette branche professionnelle spécifique ?

S’ajoute la question de la représentation du personnel. Celui-ci doit pouvoir interroger, exprimer ses remarques et ainsi faire avancer la sûreté et la sécurité. À cet égard, quelques outils existent – les CE, les CHSCT, les réunions des délégués du personnel –, pendant encore quelques mois pour ce qui nous concerne.

Il y a quelques années, la loi avait permis un progrès en ce sens. Par exemple, les salariés des entreprises prestataires pouvaient être élus sur le registre des délégués du personnel et sur le registre des CHSCT. Sur un certain nombre de sites du parc nucléaire d’EDF, des représentants salariés des prestataires siègent au sein des instances représentatives du personnel. Cette opportunité va disparaître, ce que nous considérons comme un véritable retour en arrière, d’autant que nous avions eu bien du mal à obtenir ces dispositions. Or, à partir de 2019, ces salariés ne pourront plus s’exprimer en tant que tels auprès du donneur d’ordre, en tout cas, dans un organisme officiel. On vous expliquera qu’il existe des organismes informels mais, pour nous, la protection des salariés qui, avec courage, prennent la parole pour défendre les intérêts collectifs de leurs collègues, les conditions de travail et les conditions de vie, posera question très rapidement. Nous profitons de l’occasion pour vous alerter. Dans les mois qui viennent, ces salariés se retrouveront sans la protection de leur mandat. Nous le savons tous, il n’y a pas que des philanthropes dans le patronat, et un certain nombre de salariés seront mis sur le gril.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. En filigrane, se dessine la question de la sous-traitance. La sous-traitance est massive, elle n’intervient pas à la marge. Nous sommes obligés de la prendre en compte. Les sous-traitants que nous avons rencontrés nous disent, notamment ceux qui doivent travailler dans les zones contrôlées, qu’ils ne sont pas soumis aux mêmes règles que les salariés des donneurs d’ordre, notamment pour ce qui est des visites médicales. Nous voudrions vérifier ce point auprès de vous.

Les salariés des entreprises sous-traitantes ajoutent ne pas être traités comme des travailleurs du nucléaire et souhaiteraient bénéficier d’une convention collective commune. Relever de conventions collectives différentes suppose évidemment des droits différents et engendre le sentiment qu’il y a, d’un côté, les salariés d’EDF, d’Orano et du CEA, de l’autre, des « sous-salariés ». C’est ainsi qu’ils ne s’attachent pas aux questions de sûreté quand elles se posent et laissent les autres agir ; en outre, les sous-traitants peuvent subir une pression de leur patron qui les incite à minimiser les signalements afin de ne pas être considérés comme des facteurs de problèmes, engendrant en conséquence des difficultés à leur entreprise. La pression sur les sous-traitants pose problème. J’aimerais donc avoir votre avis sur la création d’une convention collective commune.

Toujours sur le thème de la sécurité, le grand nombre de sous-traitants engendre de nombreux va-et-vient dans un grand nombre d’installations.

En outre, certains sous-traitants ont été condamnés pour travail dissimulé. Bouygues notamment l’a été sur le chantier de l’EPR de Flamanville. Parallèlement, on nous affirme que personne n’entre sur les sites sans avoir été criblé et fait l’objet d’une enquête. On ne reçoit pas un badge pour entrer sur de tels sites sans avoir montré patte blanche. Le travail dissimulé suppose le travail au noir. Comment ces personnes ont-elles pu entrer ?

Mme Mathilde Panot. Mme Pompili a relevé l’aspect massif de la sous-traitance. Le facteur humain est, en effet, un élément essentiel de la sûreté et de la sécurité.

La sous-traitance a pris de l’ampleur au cours de ces dernières années. Selon vous, quelles sont les activités qui ont fait l’objet de la plus large sous-traitance ? Le fait que de plus en plus d’activités soient sous-traitées pose-t-il problème ?

Un statut plancher du travailleur du nucléaire qui inclurait les sous-traitants du nucléaire pourrait-il assurer à la fois la protection des conditions de travail et de rémunération de l’ensemble des personnels ainsi que la prévention d’exposition aux risques ?

M. Hubert Wulfranc. Je m’exprime au nom du groupe communiste. Les propos des représentants des organisations syndicales sur la culture de la sécurité renvoient à des débats que nous avons déjà tenus, notamment lorsque nous avons abordé le statut des cheminots.

La culture de la sécurité et de la sûreté dans l’entreprise est majeure. Plus pratiquement, les travailleurs salariés comme les travailleurs sous-traitants sont préoccupés par la disparition du CHSCT. Je souhaite que les représentants syndicaux explicitent concrètement les difficultés auxquelles ils seront confrontés dans leur rôle face aux mutations réglementaires qui interviendront dans les mois qui viennent. Que représente la disparition du CHSCT dans l’exercice de leurs mandats et dans l’expression des problèmes de santé au travail rencontrés par les salariés ?

M. Anthony Cellier. Ma question, très simple, porte sur le suivi dosimétrique des intervenants, notamment les intérimaires dans les différentes entreprises travaillant dans une installation nucléaire de base. Un intérimaire employé chez Orano bénéficiera d’un suivi dosimétrique ; il arrêtera ensuite de travailler pendant un petit moment. S’il travaille plus tard chez EDF, il aura un nouveau suivi dosimétrique. Ces suivis sont-ils agrégés et, si oui, comment ?

M. Hervé Saulignac, président. Nous devions traiter essentiellement de la sous-traitance. Le CHSCT est un sujet important, mais je vous propose de le lier très directement au sujet traité par la commission d’enquête sûreté et sécurité. Si nous dissertons sur la disparition du CHSCT, nous risquons de nous éloigner de l’objet de notre préoccupation.

M. Cédric Noyer, coordinateur FO Orano. Aujourd’hui, des commissions spécifiques regroupent des élus spécifiques. Des salariés ont davantage la fibre CHSCT sécurité-sûreté pendant que d’autres ont plus la fibre économique et vie de l’entreprise. Personnellement, je n’ai jamais siégé en CHSCT, je siège plutôt en CE.

Ces instances seront fusionnées. Les réorganisations ne concernent pas les mêmes salariés, ni les mêmes profils, ni les mêmes compétences que les organisations syndicales auront à mobiliser sur les listes électorales. Suite à la fusion des instances, non seulement moins de monde siégera au sein des commissions, mais elles compteront moins de personnes animées de la fibre compétence sûreté-sécurité. C’est catastrophique. Pour vous donner un ordre de grandeur : sur un établissement comme le Tricastin, on passera d’une trentaine d’élus du CHSCT à la fibre sûreté-sécurité à environ six salariés. En établissant leur liste de candidats, les organisations syndicales seront tenues à faire des choix.

M. Patrick Bianchi. Le CHSCT est mon cheval de bataille. Nous avons créé un comité social et économique qui recouvre toutes les fonctions, dont la fonction économique et la fonction d’ester en justice au nom du CHSCT puisque neuf membres du comité social et économique siégeront au sein de la commission de la santé et de la sécurité du travail (CSST). Nous chercherons des salariés de proximité afin de pourvoir les postes, car de telles responsabilités nécessitent entre 50 et 60 heures par mois de délégations. En effet, notre travail ne se limite pas à assister à des réunions, nous nous rendons également dans les installations, rencontrons les représentants de l’ASN, travaillons avec eux sur les rapports rendus. Selon moi, le fonctionnement issu de la réforme est mal pensé.

L’administrateur général du CEA, M. Jacq, rencontrera Mme Pénicaud sur ce thème, crucial dans les INB. Selon moi, il n’y a pas de débat possible, car il est impossible de penser autrement dans le nucléaire.

J’en viens à la question sur le travail dissimulé. Lorsque l’on fait entrer une personne, on ne vérifie pas son contrat de travail ; on ne sait donc pas si elle a un contrat. Le travail dissimulé existe parce que dans le secteur de l’assainissement-démantèlement, des sociétés, qui par ailleurs ont pignon sur rue, travaillent durant un temps très long sur nos installations. C’est ainsi qu’elles mènent des activités autres que celles pour lesquelles elles sont payées, le cahier des charges de leur contrat évoluant au fur et à mesure de l’activité. C’est la raison pour laquelle on parle de travail dissimulé. Plus grave encore, on assiste à un « surempilage », que l’ASN essaye de combattre dans les INB, entre l’exploitant donneur d’ordres et la société qui doit répondre au cahier des charges. Nous sommes donc confrontés au travail dissimulé, interdit par la loi. Théoriquement, on ne peut pas demander à une entreprise de réaliser d’autres activités que celles qui figurent au cahier des charges. Malheureusement, cela existe, car les mêmes sociétés sont employées pendant trop longtemps.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Sur le chantier de l’EPR, je citerai une société qui a été condamnée en première instance pour le travail dissimulé de 163 salariés polonais, une société qui avait son siège social à Dublin, qui a embauché des ouvriers polonais grâce à une filiale implantée à Chypre au moyen de contrats de travail chypriotes, écrits en grec, c’est-à-dire que les personnes ne comprenaient pas ce qu’elles signaient.

M. Patrick Bianchi. Une problématique de sûreté-sécurité se pose dans la mesure où ces personnes ne lisent pas le français et, par conséquent, ne comprennent pas les consignes de sécurité qui s’appliquent dans les installations nucléaires de base.

J’aborde maintenant le statut de travailleur nucléaire. Selon moi, il est grand temps d’instaurer un statut du travailleur nucléaire afin d’offrir la possibilité aux salariés des sous-traitants de bénéficier des mêmes droits que les salariés des donneurs d’ordre, qui sont très bien suivis. Aussi, dans le cadre des appels d’offres, des obligations sociales doivent être intégrées : des contraintes de visites médicales onéreuses, des contraintes de radioprotection liées notamment au changement de lieu de travail qui, pour l’heure, n’impose pas un suivi des informations médicales.

J’en viens maintenant aux techniciens qualifiés en radioprotection (TQRP). Quand elle doit être suivie dans une entreprise nucléaire comme le CEA, la radioprotection des salariés de sous-traitants est elle-même sous-traitée. Ainsi les sous-traitants gèrent la radioprotection pour leurs salariés. Il convient de mieux réfléchir à la santé de ces personnes qui ingèrent des doses de radioactivité et qui, dans ce cas, ne peuvent plus travailler dans une installation nucléaire de base, elles peuvent même être licenciées et se retrouver sans suivi médical.

M. Alexandre Grillat. Dans son intervention liminaire, Philippe Page a insisté, au-delà des valeurs de service public qui sont au cœur de l’engagement, sur le rôle crucial de la qualité et les questions de sûreté élargie à l’ensemble des acteurs. En ce sens, c’est bien la qualité du dialogue social, notamment auprès des opérateurs de rang 1, qui a permis de faire avancer le cahier des charges sociales et de limiter le recours à la sous-traitance à un échelon 3. Toutefois, des progrès restent à accomplir. C’est la raison pour laquelle nous sommes favorables à la mieux-disance sociale et à la création d’une convention collective plancher qui s’appliquerait à tous les acteurs du nucléaire. D’ailleurs, la notion de convention collective plancher est en cours de discussion dans le cadre de la réforme ferroviaire.

J’adresse donc ce message qui dépasse la compétence de la commission : il conviendrait que tous les acteurs présents sur le marché de l’électricité bénéficient d’une convention collective plancher. La question de conventions collectives planchers, de manière générale et spécifiquement pour le nucléaire, paraît essentielle à la CFE-CGC. Je laisse Marc Kuntz aborder la question des visites médicales et des dosimétries.

M. Marc Kuntz. S’agissant des visites médicales, à mon sens, la réglementation est strictement la même pour les personnes qui sont exposées aux rayonnements ionisants, qu’il s’agisse des salariés des entreprises prestataires ou des agents EDF. Par contre, le service au sein des entreprises est quelque peu différent. À EDF, des médecins du travail sont présents dans chacune des centrales nucléaires et, il me semble, en nombre largement suffisant.

Le site de Penly compte un poste et demi de médecin du travail pour 800 salariés d’EDF. Les médecins sont très accessibles et les salariés les rencontrent systématiquement une fois par an, puisque la visite annuelle est obligatoire ; au surplus, leur porte est toujours ouverte, nous les croisons à la cantine, ils vont bien au-delà de leur stricte mission de médecin du travail. C’est ainsi qu’ils règlent les petits problèmes, rédigent un certificat sportif ou vaccinent en cas de besoin. Indépendants de leur employeur, ils ont la confiance des salariés qui s’ouvrent à eux et leur font part de leurs problèmes de santé, ce qu’ils ne s’autoriseraient pas avec un médecin qu’ils connaîtraient moins bien.

Le service des prestataires, notamment de ceux qui interviennent en arrêt de tranche, est assez différent. Par nature, ils interviennent sur différents sites, la durée d’un arrêt de tranche pouvant s’étendre entre trois semaines et trois mois. Le prestataire peut travailler à Flamanville alors que son médecin du travail a son cabinet au siège de l’entreprise, à proximité de Lyon. Par nature, le rapport n’est pas le même et le service différent. S’ajoute une difficulté d’ordre pratique : le salarié qui travaille à Flamanville traversera la France pour rencontrer son médecin, ce qui pose le problème de l’exposition aux risques routiers.

Par ailleurs, les médecins du travail interentreprise n’ont pas sous leur responsabilité le même nombre de salariés. Un médecin du travail en service interentreprises ne surveille pas 800 mais 2 000, 3 000, voire 4 000 salariés. Leur travail est donc bien plus lourd. Parallèlement, on connaît une pénurie de médecins du travail. C’est ainsi que la législation a changé pour que les visites médicales puissent être réalisées, en partie, par d’autres personnels de santé qui ne sont pas obligatoirement des médecins du travail.

À EDF, nous avons, pour l’instant, cette chance que les postes de médecins du travail sont occupés dans leur quasi-totalité. Cela dit, la tâche est un peu plus dure pour d’autres services de médecine du travail.

M. Jean-Pierre Bachmann, coordinateur UFSN-CFDT. Dans la mesure où vous parliez de sous-traitance, je vous propose d’associer aux questions posées la question n° 8, qui est centrale : « la sous-traitance aggrave-t-elle les risques ? ».

Pour éviter toute vision erronée de la sous-traitance, il convient de distinguer un fournisseur d’un prestataire et d’un sous-traitant. Certains appareils sont conçus par des fournisseurs, lesquels sont bien plus qualifiés pour les entretenir que l’opérateur, le donneur d’ordre et l’exploitant. De tout temps, certaines activités sont nécessairement sous-traitées, parce que la compétence se situe au niveau du concepteur de l’outil ou de l’appareil. Le nucléaire n’échappe pas à cette règle qui concerne d’autres secteurs.

Nous sommes contre la sous-traitance d’activités et d’INB en ce qu’elle provoque une dilution des responsabilités du donneur d’ordre, extrêmement défavorable à la sûreté nucléaire. Il en va différemment de l’intervention des prestataires.

Les salariés des prestataires que vous avez auditionnés ont eu raison de dénoncer leurs conditions sociales qui sont parfois très défavorables. Dans la mesure où un fournisseur qui a un savoir-faire particulier peut le valoriser, il est en position de force vis-à-vis du donneur d’ordre afin d’obtenir un contrat qui rémunère de façon satisfaisante l’activité. A contrario, les tâches de servitude, habituelles dans les centrales et les INB, sont malheureusement moins valorisables. Les conditions sociales sont plus dures et les salariés le vivent très mal.

Lorsqu’un ensemble d’activités est homogène, la convention collective qui s’applique devrait être commune. Les salariés en charge d’une activité comme l’assainissement peuvent relever de plusieurs conventions : de la convention collective du BTP, de la propreté, de la métallurgie ou encore de la convention collective Syntec. Le problème réside dans la distorsion que dénonce la CFDT : faire jouer les conventions collectives pour mettre les salariés en concurrence est une procédure que les syndicalistes considèrent comme déloyale. Aussi jugeons-nous nécessaire d’avoir un groupe homogène par activité. Au moment des passations de contrat, cela évite de faire jouer les différences de contraintes sociales en tant qu’élément de performance économique. Il faut valoriser le savoir-faire des salariés. C’est ainsi que, pour une activité sensible comme le nucléaire, il convient de valoriser les hommes et les femmes qui y travaillent. Si les entreprises font du dumping social pour être les moins-disantes, cela engendre une tension sur les moyens à apporter au contrat avec, pour résultat, un affaiblissement en profondeur de l’activité, puisque la sûreté repose sur un socle durable, pérenne et viable – autrement dit, l’effort de sûreté doit être permanent. En revanche, diminuer l’effort de sûreté d’un acteur engendre la diminution de la protection en profondeur. L’impact ne sera pas immédiat mais se ressentira dans le temps. Par exemple, faute d’entretien, un réseau connaîtra des problèmes dans vingt ans. Nous n’en sommes pas là dans le secteur du nucléaire, mais on finira par altérer la sûreté si, par le biais de la sous-traitance et des prestations, on néglige les hommes et les femmes, et donc l’outil.

À votre question, nous répondons donc que le transfert total des activités altère la sécurité. Celui qui fabrique les générateurs de vapeur et qui les pose dans les centrales nucléaires peut-il créer un problème de sûreté ? N’est-ce pas lui qui les fabrique ? Il est au moins aussi qualifié que celui qui les met en œuvre. Il convient de prendre garde à ne pas tout généraliser.

J’en viens aux questions de suivi. Les sous-traitants sont suivis par le service « santé autonome » de l’entreprise donneur d’ordre. Avec la réforme de la santé au travail, les visites médicales des préposés du donneur d’ordre sont désormais plus longues. Une mise à niveau est intervenue. La remarque faite par les sous-traitants est erronée en ce sens que ce qui était vrai hier ne l’est plus aujourd’hui. Au surplus, un contrôle renforcé s’applique aux salariés qui sont affectés aux travaux dangereux et à des conditions de travail particulières mais la distinction se situe entre salariés directement affectés et salariés non affectés. La distinction ne porte pas uniquement sur le suivi des salariés des sous-traitants donneur d’ordre. Pour simplifier, la réforme relative à la surveillance des salariés s’est effectuée plutôt dans le mauvais sens et ne constitue pas un progrès.

M. Philippe Page. S’agissant du travail dissimulé, Mme Pompili a fait référence à ce que nous avons appelé « l’affaire Atlanco » sur le chantier de Flamanville : un véritable scandale, mettant à jour des manœuvres de Bouygues dont le traitement social s’est révélé lamentable, s’agissant de salariés polonais qui, quasi clandestinement, un dimanche matin, ont été évacués par bus de la cité HLM où ils étaient logés.

Il ne s’agissait pas d’une INB, nous étions dans la phase chantier de génie civil. La CGT a porté l’affaire au tribunal, sans grand effet sur Bouygues, car le montant de l’amende ne changera sans doute pas grand-chose à ses méthodes. La présence syndicale a été fondamentale puisque nous avons pu dénoncer les méthodes de Bouygues sur le chantier. Cela a pris beaucoup de temps d’autant qu’il a fallu surmonter la barrière de la langue et que les personnes concernées ont dû prendre sur elles et faire preuve de courage pour dénoncer la situation.

Vous avez raison : Chypre, Dublin... À l’arrivée, des contrats de travail illisibles et surtout une protection sociale non garantie puisque des cotisations ont été prélevées alors que les salariés n’avaient aucune protection sur le sol français. Un dossier infernal ! Nous demandons qu’une telle situation ne soit plus rendue possible mais nous ne cachons pas nos craintes.

Comment la convention collective pourrait-elle répondre aux garanties sociales de ce que vous appelez, avec raison, une sous-traitance de masse ? Le phénomène de sous-traitance existe dans d’autres secteurs et à cet égard la convention se pose d’une façon générale. Hélas ! le législateur a permis au patronat de faire ce qu’il veut, c’est-à-dire qu’une entreprise peut relever de la convention collective des bureaux d’études alors que leurs salariés travaillent au cœur des centrales nucléaires, dans les bâtiments des réacteurs nucléaires. La convention dite Syntec a, en quelque sorte, « cancérisé » les conventions collectives de la métallurgie dans le secteur du nucléaire, engendrant, depuis environ quinze ans, un abaissement des garanties sociales des salariés. Mais tout cela est absolument légal ! Nous trouvons, quant à nous, cela tout à fait amoral.

Il y a deux façons de voir les choses.

Soit travailler à une vraie convention collective, sujet que nous avons déjà abordé dans cette salle il y a deux ou trois ans dans le cadre de la commission, dont Denis Baupin était rapporteur. La CGT avait présenté un certain nombre de projets constituant une base de convention collective.

Soit contraindre les employeurs de ce secteur à faire en sorte que les salariés de telle branche professionnelle dont c’est le cœur de métier et qui, pour certains d’entre eux, passent toute leur carrière dans la même activité, bénéficient de garanties liées au secteur d’activité. On pourrait d’ailleurs déterminer qu’à partir du moment où ces salariés travaillent dans la même activité plus de la moitié de leur carrière, ils bénéficient des garanties liées au secteur d’activité.

Il existe deux possibilités d’ouvrir le chantier, mais ce qui est certain, c’est qu’il faut absolument l’ouvrir !

M. Wulfranc s’est exprimé au nom du parti communiste. Je le relève puisqu’il nous a dit de quel club il faisait partie ! Merci.

La disparition du CHSCT pose la question de la représentation des salariés prestataires qui ne sera plus assurée. Elle nous renvoie à la négociation d’entreprise, bien plus compliquée qu’avant, vous l’aurez compris.

Jusqu’à présent, la loi sur la transparence de la sûreté nucléaire offrait des moyens supplémentaires aux CHSCT des INB. Dans les entreprises concernées, nous avions négocié des temps et des sièges supplémentaires pour analyser annuellement l’ensemble des éléments de la sûreté nucléaire. La loi TSN n’est pas remise en cause, mais dans la mesure où les CHSCT disparaissent, leurs prérogatives accordées par la loi TSN dans les INB s’envolent de fait ! Nous ne savons pas aujourd’hui quelles prérogatives nous pourrons obtenir puisque tout est renvoyé à la négociation d’entreprise.

Un mot rapide sur la médecine du travail. Le nucléaire n’est pas une réserve d’Indiens ! Les nouvelles mesures législatives en faveur d’une meilleure médecine du travail sont déclinées chez nous. Le vrai problème réside dans le manque de médecins du travail, dont souffrent certains sites, mais cette difficulté dépasse le seul cadre du secteur nucléaire.

Mme Perrine Goulet. Il nous a été indiqué qu’au cours de l’accident de Fukushima, les personnels des sous-traitants avaient fait jouer leur droit de retrait et n’avaient donc pas contribué au maintien en sécurité du réacteur. Tout aussi bien que moi, vous savez qu’une partie non négligeable des personnels dans les centrales nucléaires est composée de salariés des entreprises sous-traitantes. Pensez-vous nécessaire de les inclure aux exercices relevant du plan d’urgence interne (PUI) ainsi qu’ils le réclament ?

Il nous a également été indiqué que les travailleurs sous-traitants étaient dans l’impossibilité de déclarer une contamination interne en accident du travail. Est-ce également le cas à EDF ?

Mme Émilie Cariou. Au-delà des sujets de la sous-traitance, se pose plus largement la question des ressources humaines et des compétences dans le secteur nucléaire. Vous l’avez dit, l’État stratège doit définir clairement ses intentions en matière nucléaire. Que la France décide ou non d’une production de 50 % de nucléaire à l’avenir, il convient, de toute façon, de prendre en compte la gestion des démantèlements.

En tant qu’organisations syndicales, participez-vous à l’évaluation des compétences qui seront requises pour gérer les problèmes de sûreté – l’ASN a demandé des travaux supplémentaires, notamment pour sécuriser le cœur du réacteur –, pour prolonger les centrales comme pour les démanteler ? Participez-vous à la réflexion ? Je vous interroge car, au fil des auditions, nous nous sommes rendu compte que se posait une difficulté de renouvellement des compétences liée au manque d’attrait pour les études qui mènent à la filière nucléaire ? Au-delà de votre fonctionnement quotidien, de quelle manière participez-vous à cette anticipation ?

Mme Barbara Pompili, rapporteur. Pour compléter la question de Perrine Goulet sur les PUI, j’ajoute que FO a répondu, s’agissant des dispositifs de sûreté post-Fukushima, que restaient en suspens les questions d’évacuation des personnels non indispensables en cas d’accident, d’alerte et d’information des populations.

Vous rapportez qu’en 2013, un épisode de blizzard à La Hague a révélé des problèmes d’impréparation et la prise de mauvaises décisions. Cela fait partie des exemples concrets et éclairants.

M. Anthony Cellier. J’ai eu des retours de terrain, notamment de sous-traitants, qui m’ont expliqué que, dans le cadre de leurs interventions, ils trouvent parfois ce qu’on appelle des points chauds, et qu’on leur demande de les laisser de côté en attendant de pouvoir les traiter. Cela pose à nouveau la question de la culture du secret. À votre connaissance, ces informations sont-elles réelles et concrètes ?

M. Cédric Noyer. Je ne suis pas employé à l’établissement de La Hague, mais j’ai été informé de cet incident. Suite à un épisode neigeux, l’évacuation a été difficile, le personnel s’est retrouvé coincé parce que la situation n’avait pas été anticipée. Nous avons repris cet incident, destiné à illustrer la problématique de l’anticipation de l’évacuation d’un site un jour d’intempérie. Alors que la météo avait annoncé la neige, l’entreprise n’a pas décidé d’alléger le dispositif en conservant uniquement les personnels indispensables au fonctionnement des ateliers. Il ne s’agit pas d’un épisode majeur, mais il illustre la difficulté qui s’attache à l’évacuation d’un site et à l’anticipation de la décision relative aux personnels jugés indispensables lors d’une telle journée.

Je reviens d’un mot sur un autre sujet. Nous sommes demandeurs d’une convention collective du nucléaire depuis 1976, à peu près. Selon nous, la qualité du travail est liée aux conditions de travail. Une convention collective commune est l’un des aspects susceptibles d’améliorer la sûreté et la sécurité. Il convient de conserver à l’idée l’esprit que les conditions de travail sont un facteur déterminant de la qualité de travail en termes de sûreté-sécurité.

Sur les points chauds, aucun exemple de secret ne m’a été remonté ; il faut parfois se méfier de ce qui se dit.

Un collègue fait partie du groupe Orano. L’activité de sa société, qui est sous-traitante, porte plutôt sur l’assainissement dans les centres d’EDF ou du CEA. Nos visions se rejoignent, il n’y a pas d’antagonisme. Il convient, je pense, de distinguer la sous-traitance interne. Il existe en effet une différence entre une société filiale d’Orano et le sous-traitant d’une entreprise dont le nucléaire n’est pas l’activité première. Les employés des sociétés filiales sous-traitantes d’Orano sont suivis sur le plan médical au même titre que les salariés d’Orano.

M. Anthony Cellier. Ce n’est pas tant le fait de la sous-traitance qui m’interpelle, mais le fait d’expliquer à la personne qui découvre des points chauds non répertoriés que l’on va mettre tout cela sous le tapis en attendant de s’en occuper.

M. Alexandre Grillat. J’interviendrai sur la question des compétences. Parmi les représentants des organisations syndicales, nous sommes trois à siéger au comité stratégique de la filière nucléaire. Depuis plusieurs années que le CSFN existe, le sujet des compétences est débattu dans le cadre du paritarisme – organisations syndicales et organisations d’employeurs de l’ensemble de la filière.

Que ce soit pour réussir la prolongation de tout ou partie du parc sur une durée plus ou moins longue, que ce soit pour démanteler – quel que soit le choix du PPE, il faudra démanteler un jour – et quels que soient les choix du nouveau nucléaire français, la filière doit disposer des compétences nécessaires demain et après-demain.

Au-delà des travaux que nous menons dans le cadre du dialogue social au sein du CSFN, il convient que la filière attire des jeunes. Les compétences de demain seront celles qui auront été transmises par ceux qui, aujourd’hui, connaissent les métiers, mais il faut attirer les bons, que ce soit des ingénieurs, des agents de maîtrise, des agents d’exécution sur des compétences plus ou moins pointues. Ces compétences ne seront au rendez-vous que si les gens sont convaincus que le nucléaire n’est pas mort. La question de la visibilité porte sur la filière et sur l’avenir de la filière ; elle est essentielle pour l’attractivité afin d’être assuré de disposer des compétences nécessaires à l’avenir pour relever les défis industriels de l’ensemble des composantes de la filière nucléaire française.

Mme Virginie Neumayer. Nous sommes en train de décrire les conséquences du dumping social qui engendrent les conditions de la précarité des salariés intérimaires comme des salariés détachés, le comble de la précarité ! Et qui dit précarité dit droit d’expression des salariés amoindri et moins de droits d’intervention pour faire évoluer leurs conditions de travail. On ne peut se soucier uniquement des conséquences, il faut s’attaquer en profondeur aux causes.

Une fois dit cela, je reviens sur la question des compétences, le socle sur lequel s’appuyer pour exploiter en toute sûreté nos outils de travail. Nous avons la possibilité de nous engager sur des accords de programmes de compétence et d’en refuser certains. Je pense notamment au plan de départs volontaires qui a sévi chez Areva, devenue Orano, comme chez Framatome, et dont nous avons constaté les conséquences désastreuses. Le plan est engagé depuis plusieurs mois. Il est nécessaire tout à la fois de réformer les organigrammes et d’imaginer des fonctions cœur de métier qui ont été supprimées. Tout cela est bien compliqué quand ceux qui sont partis ne sont plus là pour transmettre leurs savoirs. Au cours des périodes récentes, des effets balanciers chez EDF se sont révélés désastreux. Je ne reviendrai pas sur la dernière décennie et les plans de performance.

Les compétences nécessitent de la constance, car il convient de les transmettre et donc d’anticiper. Sur le parc, je connaissais les bâtisseurs des centrales nucléaires. Il faut qu’ils transmettent leurs compétences spécifiques. Dans le nucléaire, quel que soit le métier – soudeur, robinetier … –, les compétences professionnelles se conjuguent à la spécificité du nucléaire qui requiert d’appréhender l’environnement de travail, l’installation, les processus qualité. C’est en ce sens qu’il faut œuvrer et que l’État doit prendre ses responsabilités, tout autant s’agissant des formations initiales que sur cette vision à moyen et long termes des compétences indispensables.

Qu’ils travaillent directement pour les donneurs d’ordre ou pour les entreprises sous-traitantes, les salariés s’entendent bien. Ce sont les circonstances, la pression accrue sur leurs conditions d’intervention qui engendrent des tensions susceptibles de dégrader les relations. Cela renvoie à la façon dont on écoute les salariés, à la manière de prendre en compte leurs conditions d’intervention, aussi bien en termes de délais que de moyens accordés. Ne serait-ce qu’obtenir une simple pièce de rechange devient extrêmement difficile et se consacrer à son cœur de métier réclame des efforts et une attention de tous les instants. Ces qualités font partie de la spécificité, non pas uniquement du secteur du nucléaire, mais du monde industriel en général.

M. Vincent Rodet. Aux questions précises posées nous avancerons quatre réponses précises :

Sur les PUI et le droit de retrait, nous avons apporté une réponse détaillée à la question n° 9. Pour nous, l’organisation du PUI doit relever de la prérogative de l’exploitant. L’exploitant organise un PUI, procède à des exercices préventifs. En revanche, la gestion globale d’un accident majeur engage des services de plus haut niveau, dont ceux de l’État. Les salariés ont un droit de retrait ; néanmoins, la préfecture dispose d’un pouvoir de réquisition pour une approche proportionnée au problème.

Nous pointons la création de la FARN, qui a vu le jour après l’accident de Fukushima. Elle est en capacité d’intervenir en vingt-quatre heures pour appuyer un site en ressources humaines formées en permanence. Pour la moitié de leur activité, ces personnes sont en exercices permanents. Sur les installations techniques, des prises d’eau dites « FARN » ont été installées auxquels les moyens déployés par la FARN se connectent.

Nous avons apporté une réponse détaillée à la question n° 24 : une contamination interne n’est déclarée en tant qu’accident du travail qu’à la condition que l’ATP terminal, c’est-à-dire la mesure après décontamination le jour de la détection, reste supérieur au seuil d’enregistrement dosimétrique de 0,5 millisievert. En deçà, le dosage est inscrit au registre des accidents bénins. Il n’en reste pas moins que la CFDT revendique un enregistrement et une traçabilité des seuils inférieurs à 0,5 millisievert, car une légère contamination interne n’est précisément pas un fait bénin. L’enregistrement permet de participer à la cartographie des points chauds. C’est un indicateur important de la propreté radiologique. Il me permet de basculer sur la question des points chauds.

Nous sommes très étonnés qu’un point chaud soit occulté. Des points chauds sont découverts. Tout l’intérêt de la démarche consiste précisément à actualiser une cartographie des points chauds, mais il est vrai que tous les points chauds ne peuvent pas être traités en temps réel, dans l’heure ou la journée qui suivent leur découverte.

Nous considérons que votre remarque est problématique. Si elle est récurrente et illustrée, il faudra considérer qu’il s’agit d’un problème sérieux. Lorsqu’un salarié du donneur d’ordre ou d’un sous-traitant enregistre une exposition anormale en sortant de zones contrôlées, son parcours de travail est retracé et une enquête est ouverte. Il paraît inconcevable qu’un point chaud soit occulté volontairement. Cela questionnerait la culture sûreté globale si précieuse en termes de défense en profondeur !

Nos collègues se sont largement exprimés sur la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC). La CFDT résume la question de façon lapidaire : pour avoir une gestion prévisionnelle des emplois et des compétences, il faut qu’une filière soit attractive. Imaginez qu’un jeune soit intéressé par un diplôme universitaire de technologie « métiers du nucléaire » et qu’à chaque fois que ses parents ouvrent un journal, ils lisent que le nucléaire est la catastrophe annoncée dans six mois, que tout va fermer. Nous aurions de gros problèmes dans ce pays ! Nous ne disposons que de peu d’années pour garantir le tuilage entre ceux qui ont vécu l’épopée de la construction d’un parc et ceux qui vont le conduire dans la durée. Quand bien même ne retiendrait-on qu’une production de 50 % d’énergie nucléaire à une échéance à définir, le nucléaire s’inscrira encore pour longtemps dans le paysage. Vous avez raison, il faudra des compétences de tous niveaux : des bacs professionnels, des diplômes universitaires de technologie, des diplômes issus de formations en alternance. Nous croyons beaucoup à l’alternance.

Mener la concertation sociale – je ne dis pas la négociation – autour de la fermeture de Fessenheim n’est pas chose aisée car il s’agit de s’impliquer syndicalement dans un dossier de fermeture dont les motivations ne nous semblent pas convaincantes. Néanmoins, dans la mesure où la fermeture est désormais actée, répondant à notre travail syndical, nous l’accompagnons. Au-delà de Fessenheim, des tranches devront peut-être être fermées avant leur durée de vie technique optimale pour lisser le chantier de fermeture. Nous acceptons de parler de fermeture. Mais les syndicats exigent en contrepartie que la question du nucléaire neuf français ne soit pas taboue. Nous ne demandons pas que soit annoncée la reconstruction d’un parc de dizaines de tranches. La sensibilité autour du nucléaire neuf est telle qu’annoncer une tranche à moyen terme plomberait la GPEC. Une filière qui ne construit pas de neuf, c’est le village d’Astérix ! Il faut donc que le débat sur la GPEC soit exempt de tabous.

M. Hervé Saulignac, président. Revenons au cœur de notre sujet, au cœur du réacteur de notre commission que sont la sûreté et la sécurité.

Mme Émilie Cariou. Il me semble que le sujet qui vient d’être évoqué sur les compétences se plaçait au cœur du sujet de la sûreté.

M. Hervé Saulignac, président. Cela peut l’être. En l’occurrence, M. Rodet a évoqué l’attractivité de la filière et la nécessité d’avoir des personnels compétents. L’absence de personnel compétent pose la question de la sûreté et de la sécurité.

M. Patrick Bianchi. Il est interdit qu’un intérimaire sur une installation entre « en chaud ». On peut donc exclure le fait qu’un intérimaire soit touché par la radioactivité.

Vous avez posé une question intéressante sur la sous-traitance. Il arrive que des salariés se déplacent de site en site avant de retourner dans leur établissement. Il serait une bonne chose qu’un passeport faisant état des doses accumulées les suive. Tout incident est rapidement répertorié. Mais la contamination peut être la conséquence d’une accumulation le long d’une vie. Le suivi dans l’entreprise par un passeport donnerait la possibilité au salarié de traduire la contamination en accident de travail.

Vous avez parlé de points chauds et posé de bonnes questions. Mais tout cela est très compliqué. Avant de vous répondre, je préciserai un point : quand un salarié d’une entreprise sous-traitante a été contaminé, il est licencié, puisqu’il ne peut pas être « mis au vert » contrairement aux salariés qui peuvent travailler dans leurs bureaux, le temps d’absorber la dose avant de retourner « en chaud ».

Le problème est là. Dès lors qu’un salarié sous-traitant est contaminé, on le sort du système. Le cahier des charges et le marché étant dédiés à ce travail-là, on est obligé de s’en défaire. La question est à double tranchant. Comment un entrepreneur peut-il décider d’exploiter la dosimétrique qui, certes est fiable, mais qui engendre des conséquences financières pour lui et des conséquences graves pour son personnel ?

Or le statut du travailleur doit être respecté. Tous ces salariés qui travaillent dans nos entreprises nucléaires ne doivent pas craindre d’être licenciés. À partir du moment où ils ingèrent des doses, il faut trouver le moyen de les garder. Il convient pour le moins de rassurer l’entreprise et surtout de ne pas minorer les doses – car nous pourrions également évoquer l’exploitation des dosimètres !

S’agissant des points chauds, reconnaissons que nous avons la culture du secret. La loi du 13 juin 2006 relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire, dite « loi TSN », s’applique, mais une entreprise comme le CEA ou des entreprises très anciennes ont un lourd passif. Parce que nous avons quatre ministères de tutelle, notre plan à moyen et long terme (PMLT) n’a pas été signé depuis des années. Lorsque Ségolène Royal l’a signé, nous étions satisfaits, mais les autres ministres ne le signant pas, nous nous retrouvons constamment dans l’expectative. La lisibilité de nos chantiers et de nos actions est toujours arrêtée par l’État. Le dernier Premier ministre à avoir signé le PMLT est M. Laurent Fabius. Voilà donc un petit moment qu’il n’a pas été revu ! Nous gardons donc sous le coude tous les points chauds. Il faut avoir en mémoire que ces anciennes entreprises ont vécu une vie et pris des habitudes à une époque qui court de 1958 à 1990, où l’ASN n’existait pas.

Aujourd’hui, comment vous dire ? Des choses se passent...

Quand le salarié d’une entreprise relève un point chaud, comment voulez-vous qu’il aille voir le donneur d’ordre pour lui demander d’assainir ?

Je ne peux tout vous expliquer, d’autant que je suis filmé. Les sommes d’argent en jeu sont considérables, le nucléaire se décline en millions d’euros, en milliards d’euros. Dès que soulevez la question des points chauds, rendez-vous compte de l’impact financier ! Je vous donne une piste : de 1959 à 1993, on ignorait les problèmes qui s’attachaient au plutonium. Il y a de cela soixante ans, on creusait des tranchées avec un petit tractopelle. Aujourd’hui, quand on découvre des points chauds, on demande à des entreprises d’ouvrir un chantier dans le cadre duquel elles sont exposées. C’est un coup de poker : elles creusent à 8 mètres de profondeur sans savoir ce qu’elles vont trouver. On envoie les sous-traitants qui ingèrent des doses ; ensuite, on ne les revoit plus. Comment voulez-vous que des personnes affirment qu’il y a un point chaud et demandent d’y remédier.

Actuellement, comment procède-t-on ? On met tout sous cocon et on attend. Vous avez posé de bonnes questions et je suis content de vous répondre.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous avez tous souligné des inquiétudes, une précarisation, une financiarisation, autrement dit une forme de mal-être.

Nous avons été confrontés à la question sur le cas Germanwings. Nous avons interrogé les différents dirigeants sur leur façon d’anticiper ou de gérer un salarié lambda qui se retrouve en burn-out ou encore une personne qui se radicalise. Il nous a été répondu que les gens travaillent par équipe, de deux personnes minimum, et qu’elles « se surveillent », ce mode de fonctionnement étant l’un des principaux outils de prévention et de détection des problèmes. Un tel système fonctionne-t-il partout ? Est-il performant ? Faudrait-il l’améliorer ?

M. Jean-Marc Zulesi. M. Rodet a évoqué la FARN. Des exercices ont été déployés depuis plus d’un an. Quelles critiques, négatives ou constructives, portez-vous sur ce dispositif ?

M. Marc Kuntz. Avant de répondre à votre question, je souhaite relever des éléments encourageants qui vont dans le sens de la sûreté. Au cours des dix dernières années, la direction du parc nucléaire d’EDF a remplacé la moitié des salariés. Dix mille nouvelles personnes ont été embauchées sur 23 000. Les chiffres montrent que le nombre d’arrêts automatiques réacteurs – l’indicateur par excellence de l’évolution de la sûreté – a été divisé par deux. Nous n’en avons jamais enregistré aussi peu que l’an dernier. Cela atteste du renouvellement des compétences. Pour autant, il convient de rester attractifs pour les prochaines embauches et que les personnes qui ont été recrutées aient envie de rester.

Par ailleurs, les accidents de sécurité « classiques » sont en diminution constante depuis dix ans, aussi bien chez les prestataires que chez les salariés d’EDF ; les niveaux sont de plus en plus bas.

Pour ce qui est de la radioprotection, globalement, les gens sont de moins en moins exposés. La dosimétrie moyenne ne fait que baisser.

Ensuite, les nouvelles technologies de l’information permettent de standardiser les méthodes de travail. Aujourd’hui, nous œuvrons pour que l’accueil des prestataires, les méthodes de consignation et le passage au bureau de consignation soient exactement les mêmes, quels que soient les sites nucléaires. La standardisation de nos méthodes de travail va croissant, ce qui représente un grain de confort pour les intervenants.

Vous avez évoqué deux situations. Je ne connais pas le dossier Germanwings en détail, mais une fois qu’il a décroché les sécurités, un pilote est seul maître à bord de son appareil, ce qui n’est pas le cas dans une centrale nucléaire. Si j’ai bon souvenir, on a relevé un certain nombre d’alertes dans la vie de cette personne et le fait que des débriefings de situations précédentes n’avaient pas été correctement réalisés. À EDF, la détection des collègues en souffrance comme le débriefing font partie intégrante de notre vie quotidienne de travail.

Plusieurs possibilités s’offrent à un collègue en souffrance : il peut s’exprimer auprès de ses collègues proches, du management, des syndicalistes ou de son médecin du travail. Certaines centrales nucléaires ont développé des groupes de confiance, d’autres encore entretiennent des groupes multidisciplinaires.

De notre point de vue syndical, les groupes multidisciplinaires ne sont pas à la hauteur dans les centrales nucléaires françaises. Nous faisons pression pour que la situation s’améliore. Le 28 avril dernier, le comité exécutif a décidé de demander aux centrales nucléaires d’améliorer la prise en compte des risques psychosociaux. Lors du prochain renouvellement des habilitations pour la sécurité classique qui ont lieu tous les trois ans, cela se traduira par l’obligation d’aborder le thème des risques psychosociaux. Au surplus, dans la formation des managers, sera intégré un module de gestion des risques psychosociaux. Ce sont là des thèmes sur lesquels nous progressons.

De mon point de vue, une personne isolée sur une centrale nucléaire a moins de pouvoir de nuisance qu’un pilote sur un avion de la Germanwings.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Tout va bien, donc ?

M. Marc Kuntz. Non, on ne peut dire « tout va bien ». Peut-être un collègue qui voudrait avoir une action malveillante arrêterait-il la production de la tranche, mais de multiples protections automatiques et de systèmes de sauvegarde se mettraient en route et je vois mal comment une personne seule pourrait inhiber l’ensemble des protections et des systèmes de sauvegarde. Je ne conçois pas que ce soit possible.

M. Philippe Page. Il y a plusieurs façons de concevoir la surveillance. À la CGT, nous ne sommes pas favorables au flicage entre collègues. Depuis plus de dix ans, par la voie des CHSCT et la médecine du travail, nous avons reçu des formations ou des informations sur les troubles du comportement, et ce avant que l’on soit confronté à des phénomènes de radicalisation dans le milieu du travail.

Nous avons une culture du travail en équipe, qui est d’autant plus forte chez ceux qui travaillent en 3 x 8, car les membres des équipes ne se quittent pas durant des années. Cependant, comme partout, il arrive que l’un de nos collègues n’aille pas bien. Mais aucun tabou ne l’empêche de se rendre au service médical lorsque cela se produit, car cela se produit régulièrement, ou d’être accompagné par l’un de ses collègues. Les choses se déroulent de manière courtoise et sans pointer du doigt qui que ce soit.

Vous faites référence à des possibilités de radicalisation.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Un sabotage s’est produit dans une centrale belge il n’y a pas très longtemps qui a provoqué un arrêt de la centrale pendant plus de six mois, sans que les autorités en aient retrouvé l’auteur. C’est la raison pour laquelle nous ne pouvons négliger cette question.

M. Marc Kuntz. Un arrêt de production ne signifie pas la présence d’un problème de sûreté pour les populations alentour.

M. Patrick Bianchi. Nous parlons des salariés. Bien sûr, nous sommes suivis, nous passons en commission RPS. Pour revenir à la sous-traitance, les nouvelles personnes font l’objet d’enquêtes plus ou moins longues. Les plus longues sont celles concernant les INB. Pour le nucléaire civil, elles peuvent atteindre deux ou trois mois.

Sous la direction d’Henri Proglio, EDF sous-traitait. Elle fait marche arrière et recourt davantage au travail direct. Mais dans certaines institutions nucléaires, la sous-traitance est importante et parfois les salariés des sous-traitants gèrent l’INB. Il est très compliqué pour un chef d’installation de coordonner plusieurs entreprises alors même qu’il n’est pas donneur d’ordre, de transmettre la culture de sécurité et de savoir ce qu’il s’y passe. La radicalisation a été évoquée. Le CEA étant un établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC), nous nous sommes posé la question du port du voile. De par la loi, le port du voile est interdit dans les INB. Il n’en reste pas moins que des femmes le portent, ce qui est vraiment ennuyeux. Ces personnes entrent « en chaud » voilées. Pour tout dire, la sécurité est plus ou moins suivie.

Les salariés du donneur d’ordres sont surveillés, entourés et suivis ; mais la sous-traitance occupe une place de plus en plus large dans l’industrie nucléaire. Vous avez évoqué l’affaire Bouygues impliquant des Polonais. L’exploitation du réacteur Jules Horowitz a conduit à embaucher massivement des salariés portugais intérimaires. Suite à un arrêt de tranche, ils se sont retrouvés sans travail. Que ce soit les Portugais ou les Polonais, il est difficile aujourd’hui de gérer la sous-traitance dans le nucléaire, notamment en raison de la langue. Peut-être EDF n’emploie-t-elle plus de sous-traitants, mais quand une INB n’est gérée que par des salariés de sous-traitants, nous nous demandons si nous sommes vraiment garants de la sûreté et de la sécurité de toutes ces personnes, dans la mesure où parfois, au bout de trois ans, parfois moins, on change de salariés. Dans ces circonstances, savons-nous gérer la sécurité ? Je pose la question.

M. Hervé Saulignac, président. En l’occurrence, nous vous auditionnons pour apporter des réponses, et les questions, c’est nous qui les posons. Mais c’est habile !

Nous arrivons au terme de l’entretien. J’ai bien compris qu’une question vous donnait l’opportunité d’élargir à des sujets que vous n’auriez pas traités. Faites-le, mais je vous propose de considérer que vos dernières prises de parole seront vos conclusions.

Je poserai une question simple : est-il compliqué aujourd’hui d’entrer sur un site nucléaire de base sans autorisation ? Ne me répondez pas qu’il est difficile d’accéder au réacteur ou aux piscines.

M. Jean-Pierre Bachmann. Depuis l’instauration du plan Vigipirate en 1995, les conditions d’accès des installations nucléaires de base que nous connaissons ont été considérablement durcies. Certains sites recourent même à l’usage des rayons X. On n’introduit ni téléphone ni clé USB. Les salariés ressentent le contexte sécuritaire, qui peut être pesant. Si certains disent qu’il est facile d’entrer sur une INB, les salariés ne le pensent pas. Avant, on entrait en voiture ; désormais, nous empruntons des bus, on perd un quart d’heure à faire en bus le tour d’un site de 300 hectares. Des contrôles biométriques sont effectués avant d’accéder sur les lieux contenant de la matière qui comprennent, en outre, des zones protégées.

Peut-on aller plus loin ? Il faudrait que les mesures de sécurité soient proportionnées car on ne peut trop contraindre la liberté des salariés sans que, tôt ou tard, ils finissent par en souffrir. Pour l’heure, les personnels sont loyaux. Ils ont besoin d’être valorisés et de conserver le sens de leur travail. Une pression sur les coûts et les effectifs pose la question de la gestion prévisionnelle des emplois. Pour gagner en visibilité sur leur emploi et pour sécuriser les compétences, il faut être attentif aux salariés des sous-traitants dont la vision sur l’emploi s’arrête avec la fin du contrat de sous-traitance. Inversement, au terme d’un contrat de trois ans, le donneur d’ordre peut être privé des compétences des entreprises sous-traitantes. Si les salariés ne sont pas transférés et si l’entreprise qui reprend l’activité ne conserve pas les compétences, celles-ci peuvent être perdues, alors qu’elles sont parfois stratégiques. Il convient de ne pas écarter ces questions, qui sont en lien avec la sûreté.

Bien entendu, le transfert réclame une gestion prévisionnelle des emplois et des carrières (GPEC). Dans nos préconisations, nous demandons une GPEC de filière, qui peut être une filière de bassin englobant les donneurs d’ordre comme les sous-traitants. On ne peut plus conserver de frontières et élaborer une GPEC pour les seuls salariés des donneurs d’ordre.

On ne peut pas dire que la radicalisation ne relève pas de notre compétence. Nous sommes attentifs à notre camarade le plus proche, car notre sécurité personnelle dépend de lui. Toutefois, sauf cas évidents, on ne peut pas détecter toutes les radicalisations, ce repérage relevant du travail des officiers de sécurité. Nous touchons là les limites de nos interventions.

Nous sommes favorables au renforcement du dialogue social, ce qui impose de revoir les questions liées au CHSCT, ce qui est compliqué dans le cadre des ordonnances. Nous sommes favorables à l’amélioration de la gouvernance en ouvrant les conseils d’administration aux représentants des salariés ainsi que cela se pratique dans les Epic, mais non chez les sous-traitants. Enfin, il convient d’avoir une approche rationnelle de la future programmation pluriannuelle de l’énergie et de la place du nucléaire. Telles sont les préconisations de la CFDT.

M. Vincent Rodet. Comment se déroule concrètement l’intrusion d’une organisation activiste qui souhaite faire du buzz médiatique et prétend démontrer la facilité d’accès à une centrale nucléaire ? La question nous interpelle fortement, en tant qu’organisation syndicale qui veille à ne jamais exposer ses militants à un danger. Cette organisation alerte quelques minutes ou quelques dizaines minutes avant l’action, en considérant que cette alerte préalable vaut un droit dérogatoire à ne pas subir les mesures de rétorsion qui s’appliquent en cas d’intrusion sur un site nucléaire. Le format médiatique est prélivré. Pour nous, tout cela relève d’un cirque qui frise l’indécence face au sérieux et au professionnalisme de dizaines de milliers de salariés qui travaillent au quotidien sur les sites.

Que la justice s’applique ! Dans le contexte qui est celui de notre pays, les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures. D’autant que les personnes concernées sont fermées intellectuellement ; elles refusent tout, ne serait-ce qu’une simple discussion.

M. Hervé Saulignac, président. Vous avez rédigé une réponse écrite qui sera utilisée comme il se doit. Sur ce sujet précis, nous nous sommes entretenus avec les gendarmes, les forces spéciales et, évidemment, les personnes qui ont pris la responsabilité de cette intrusion. Nous disposons des horaires, des enregistrements, et nous pouvons affirmer, avec différentes autorités qui ont une autre légitimité, que le groupe qui s’est introduit sur le site n’avait prévenu personne avant l’intrusion. Mais c’est presque accessoire, l’essentiel est de retenir que vous condamnez fermement de telles pratiques.

Mme Virginie Neumayer. Oui, il est compliqué de pénétrer sur une centrale nucléaire sans y être autorisé. Les intrusions mettent en danger ceux qui pénètrent et ceux qui assurent les fonctions de sécurité. Bien évidemment, nous condamnons ces intrusions. Par ailleurs, relevons que se posent des problèmes de moyens pour les personnels qui assurent ces fonctions de sécurité. Dans la dernière période, la CGT a porté seule la revendication du gréement et du renforcement des équipes de protection du site face à la charge de travail qui nous est demandée continuellement pour répondre à ces exigences sécuritaires.

M. Philippe Page. Des exercices de la FARN ont lieu sur différents sites. Il existe quatre colonnes FARN régionales organisées sur différents centres nucléaires de production d’électricité. De notre réseau militant réparti au cœur du dispositif, nous avons plutôt de bons retours sur l’appréciation des matériels ou la réussite des exercices. En revanche, nous nous interrogeons pour le futur. Aujourd’hui, la FARN est gréée par des personnes qui, pendant des dizaines d’années, ont été exploitants ou à la maintenance. Dès lors, comment renouveler ces personnels et avoir, au sein de ces FARN, les compétences techniques du geste professionnel ? Il convient donc d’anticiper les départs à la retraite qui affecteront les quatre colonnes et les équipes qui pourvoiront ces remplacements. Il faut adopter une vision à long terme, à un double degré. On ne peut pas embaucher directement pour gréer une FARN avec des personnes dépourvues de l’expérience terrain de ces métiers même si nous pouvons en intégrer certains sur la base de la règle des 50 %.

L’expérience est plutôt une réussite, mais pose un point d’interrogation et soulève une inquiétude pour l’avenir que nous soumettons aux directions.

Je lance une alerte, qui ne concerne pas uniquement la FARN, sur la sous-traitance, les conditions de travail et les questions de sûreté. Comment remplacer le droit d’alerte et le droit de retrait exercés par les CHSCT dans les centrales nucléaires ? Le CHSCT exerce régulièrement ce droit sur les entrées dans les bâtiments réacteur en puissance. Rien dans les dispositifs du CSE ou des commissions santé ne permet d’y répondre. Une inquiétude forte pèse sur l’ensemble des salariés en général et du nucléaire en particulier. Quel dispositif le législateur instaurera-t-il pour remplacer les droits de retrait et d’alerte ? À ce jour, nous n’avons reçu aucune réponse, d’où une inquiétude forte.

M. Cédric Noyer. Concernant la FARN, je rejoins les propos tenus à l’instant. L’inquiétude porte sur sa pérennité. Nous sommes toujours favorables aux moyens qui renforcent la sûreté et la sécurité.

Sur la façon de prévenir les accidents, je suis convaincu que l’action d’une personne isolée ne pourrait avoir d’incidences sur la sûreté ou la sécurité. Certes, cela pourrait créer un petit accident, mais qui serait exactement de même ampleur que dans n’importe quelle usine chimique. Je ne crois pas à un accident nucléaire majeur lié à l’action d’une personne seule.

Avec les directions d’Orano ou d’EDF, vous avez évoqué le fonctionnement en binôme ou en équipe. Cela a toujours été vrai et l’est toujours. Toutefois, nous alertons sur le fait que les effectifs étant en baisse constante, certaines activités, auparavant effectuées à deux par un contrôle croisé, sont parfois réalisées par une seule personne. Nos directions ne nous disent pas de travailler seuls mais faute de personnels en nombre suffisant, les salariés qui veulent avancer dans leur travail interviennent parfois seuls. Une vigilance est requise quant aux effectifs nécessaires à la réalisation du travail en sûreté et en sécurité. Il est important de disposer d’un niveau suffisant de personnels.

Sur l’accès aux centrales, je suis catégorique : il n’est pas facile de pénétrer sur un site nucléaire. Quant à avertir que l’on va pénétrer sur un site évite de se faire tirer dessus. Sans doute les personnes concernées ont-elles bien fait de prévenir.

M. Hervé Saulignac, président. Probablement, mais elles étaient déjà entrées.

M. Cédric Noyer. Elles étaient derrière la grille et identifiées.

M. Alexandre Grillat. Le mot de conclusion de la CFE portera sur les questions de sûreté : le facteur humain rend nécessaire la sérénité, la visibilité, l’attractivité de la filière pour gréer le renouvellement des compétences.

À la question spécifique relative à l’intrusion, je répondrai qu’un salarié n’entre pas sur un site nucléaire comme il veut, il faut passer un certain nombre de sas. Dans le cas d’une intrusion agressive, tout le monde peut prendre une pince et couper le grillage, mais il existe plusieurs niveaux, plusieurs zones avant d’atteindre la zone vitale. Le rôle de la protection du site consiste à intervenir une fois que la première barrière a été franchie. Il faut donc introduire de la rationalité dans le débat. La filière ayant besoin de sérénité, toutes ces opérations qui n’ont d’autre but que de décrédibiliser la filière ne participent pas à l’objectif de sûreté.

M. Patrick Bianchi. Le CEA a la chance de disposer des forces locales de sécurité (FLS), créées dès l’origine, en 1960. Nous avons été les seuls à avoir arrêté des personnes qui étaient arrivées jusqu’au grillage. Ces forces sont à la fois des pompiers et des agents lourdement armés. Elles rassemblent des personnes issues du Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN) et de l’armée. Souvent des opérations conjointes sont organisées entre les FLS et le GIGN. En pleine journée, ils arrivent en parachute et simulent des attaques. Selon nous, l’intrusion est impossible. Les FLS connaissent bien les installations. C’est pour moi l’occasion de dire que sous-traiter la sécurité est une option dangereuse. M. Gérard Collomb a réglementé l’armement des sous-traitants, d’Onet par exemple. Je crois qu’il faut faire attention à l’emploi de sous-traitants. À Cadarache, dans l’ensemble des centres civils ou militaires, la FLS est un outil qui donne toute satisfaction et assure une sécurité optimale.

M. Hervé Saulignac, président. Merci à toutes et à tous pour ce temps d’échange qui était important pour nous – pour vous également, je l’espère.


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38.   Audition de MM. Nicolas Spire et Vincent Lemaître, du cabinet d’expertise Aptéis (14 juin 2018)

M. le président Paul Christophe. Mes chers collègues, nous accueillons M. Nicolas Spire et M. Vincent Lemaître, représentant le cabinet d’expertise Aptéis.

Aptéis est un cabinet compétent en matière de santé au travail, de prévention des risques professionnels et d’organisation du travail. Son activité essentielle consiste à réaliser des expertises sur demande et au service des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT).

Ainsi, à la demande du CHSCT de la centrale de Paluel, le cabinet Aptéis a remis un rapport d’expertise sur la chute du générateur de vapeur survenue, le 31 mars 2016, dans le réacteur n° 2 de la centrale.

Le cabinet est une petite structure organisée en coopérative. Cette société coopérative et participative (SCOP) est ainsi entièrement détenue par ses huit salariés associés qui la composent, à parts égales.

Messieurs, la commission d’enquête a souhaité vous entendre, car votre rapport a retenu toute son attention. Pour autant, nous comprenons parfaitement vos contraintes, et nous ne souhaitons pas mettre en péril votre activité. Si vous estimez que nos questions remettent en cause le secret professionnel à l’égard de vos clients, n’hésitez pas à nous le faire savoir ; nous le respecterons.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées de déposer sous serment. Elles doivent jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Nicolas Spire et M. Vincent Lemaître prêtent successivement serment.)

M. Nicolas Spire, membre du cabinet Aptéis. Permettez-moi de commencer par vous donner quelques détails complémentaires sur Aptéis.

Notre cabinet d’expertise a une petite dizaine d’années. Sous couvert d’un agrément ministériel, qui dépend aujourd’hui du ministère du ministère du travail, nous réalisons des expertises dans les domaines de la santé au travail et des risques professionnels.

Nous intervenons dans les entreprises sur demande des représentants du personnel au CHSCT, dans le cadre d’un dispositif défini aux articles L. 4614-12 à L. 4614-14 du code du travail. L’expertise est cependant financée par l’employeur au titre de sa responsabilité en matière de santé au travail. Ce dernier peut toutefois, s’il le souhaite, contester le principe, l’étendue ou le coût de cette expertise devant les tribunaux.

En termes de compétences, nous sommes spécialisés dans l’analyse du travail, des organisations de travail et, bien sûr, dans l’analyse des risques professionnels. Dans ces domaines d’analyse, nous restons généralistes, c’est-à-dire que nous travaillons sur des thématiques variées.

De formation, nous sommes sociologues du travail, ergonomes ou psychologues du travail. Nos interventions se déroulent toujours en équipe d’au moins deux intervenants, notamment dans le but de croiser les ressources disciplinaires et d’enrichir les analyses de nos diverses expériences.

En ce qui me concerne, je suis sociologue du travail, métier que j’exerce depuis quinze ans. Durant cette période, j’ai réalisé près d’une quinzaine d’expertises sur différents sites du parc nucléaire français, des centrales de 900 comme de 1 300 mégawatts (MW). Mon collègue Vincent Lemaître a une formation en analyse des organisations de travail et en gestion de l’emploi. Il a, pour sa part, réalisé sept expertises sur des sites nucléaires.

Avant de vous présenter en quelques mots le rapport que nous avons remis au CHSCT du centre nucléaire de production d’électricité (CNPE) de Paluel, il nous paraît important d’expliciter nos modalités d’interventions, de vous dire comment nous travaillons ou comment nous recueillons nos données, en particulier afin de préciser à la fois notre position et la portée et les limites des éléments que nous allons vous apporter.

Nos enquêtes ou nos interventions sont toujours ciblées, ce qui invite à la plus grande prudence lorsque l’on s’interroge de façon plus large, comme vous le faites dans le cadre de cette commission d’enquête. Il est en effet difficile de tirer des enseignements généraux à partir de nos diverses expertises : l’une porte sur les risques chimiques pour tel site, l’autre sur le risque incendie pour un autre site, d’autres encore sur les risques électriques à partir de l’analyse d’un accident ayant provoqué l’électrocution d’un salarié prestataire, ou sur les risques bactériologiques suite à un cas de légionellose chez un salarié prestataire.

Deux limites de nos interventions doivent d’emblée être soulignées.

D’une part, nos expertises portent sur un périmètre limité : nous étudions un ou deux services, ou une activité à l’occasion d’un accident ou d’une situation de danger identifié. D’autre part, nous ne sommes pas des experts de la sûreté. Nous ne traitons jamais les questions de sûreté pour elles-mêmes. Notre domaine est bien plutôt celui de la sécurité des travailleurs, des salariés ou des agents. Nous ne pouvons au mieux aborder les questions de sûreté que de façon indirecte ou décalée.

Nos modalités d’intervention nous amènent à mobiliser les méthodes d’enquêtes de terrain utilisées dans les recherches de sciences humaines. Afin de croiser et de cumuler les données, l’expertise CHSCT se construit à partir de trois grands modes de recueil de données. Il y a l’analyse des documents fournis par l’employeur à notre demande. Par ailleurs, des entretiens individuels et collectifs avec les salariés et agents constituent l’essentiel de notre matière. Nous rencontrons non seulement ceux qui exécutent et réalisent les activités, mais également ceux qui les coordonnent, les encadrent ou les dirigent. Le principe est de recueillir tous les points de vue sur une situation de travail donnée, afin d’éviter de s’enfermer dans une seule perspective. Enfin nous effectuons des observations de situations de travail, et d’autres visites ou mesures sur le terrain, afin notamment d’objectiver les discours.

L’expertise CHSCT procède donc à la manière d’une enquête qualitative, dont l’essentiel de la matière repose sur des entretiens nombreux que nous réalisons avec les acteurs de terrain. Il s’agit pour nous d’analyser aussi précisément que possible ce que sont les situations réelles de travail, à partir desquelles peuvent être identifiés d’éventuels facteurs de risques. De ce point de vue notre réelle spécialité, notre réelle expertise, d’une certaine façon, porte sur les organisations de travail, sur leurs travers ou leurs défauts, et sur les risques qu’elles induisent ou auxquels elles exposent les salariés en fonction de leurs activités.

Comme toute enquête qualitative, ce n’est pas tant le nombre de situations rencontrées qui fait la force de nos analyses, mais bien plutôt la variété et la diversité des situations observées lors de nos interventions. Cela vaut évidemment s’agissant du parc nucléaire. Ces variétés de situations permettent de voir émerger des régularités, mais aussi des spécificités. Malgré les nécessaires précautions que je viens d’évoquer, cela nous permet, sinon de tirer des conclusions fermes, à tout le moins de présenter des pistes de réflexion à partir de notre position spécifique.

Sur certains sites, en particulier à Paluel, nous avons eu l’occasion de réaliser plusieurs expertises au cours des quinze dernières années, de sorte que nous avons pu construire un regard à la fois bien informé et distancié sur l’état des organisations des CNPE et leurs éventuels défauts, ainsi que sur leurs évolutions. Si je considère nos expériences cumulées, les expertises réalisées sur le parc nous ont amenés à rencontrer au total environ cinq cents agents travaillant en CNPE et parfois quelques salariés prestataires.

M. Vincent Lemaître, membre du cabinet Aptéis. J’en viens à notre rapport sur la chute d’un générateur de vapeur (GV) à Paluel.

Sur le plan technique, il a été établi que la chute du GV est liée à une problématique matérielle de défaut de conception du palonnier auquel était accroché le GV pour être sorti du bâtiment réacteur. Il y a également eu une problématique d’analyse et d’incompréhension de la cinématique de sortie des GV.

Cela étant dit, rappelons les différents éléments d’analyse et de compréhension que nous avons approfondis dans le rapport d’expertise.

Le passage à une sous-traitance globale des opérations de remplacement des générateurs vapeurs (RGV), qui comprennent la préparation et la réalisation du chantier, à un groupement momentané d’entreprises solidaires (GMES) a conduit à confier à des entreprises extérieures la conception et la fabrication des moyens de manutention et de levage des GV.

Dans cette logique de sous-traitance complète des opérations, EDF, via la division de l’ingénierie du parc, de la déconstruction et de l’environnement (DIPDE), sa structure d’ingénierie basée à Marseille, a mis en place une organisation nouvelle et particulière de la phase de préparation du projet RGV incluant une surveillance des documents d’études, plans comme notes de calcul, relatifs à la conception des différents moyens de levage.

Dans ce processus, il n’était pas prévu que le palonnier fasse l’objet d’une surveillance particulière puisque le GMES – en l’espèce, il s’agissait d’Areva – avait indiqué que le palonnier pour les opérations de RGV sur la série 1 300 MW serait le même que celui précédemment utilisé pour la série 900 MW. En conséquence, la nouvelle conception du palonnier – il a finalement été « reconçu » par Areva pour tenir compte de la hauteur différente de chaîne de côtes entre les bâtiments réacteurs des séries 900 MW et 1 300 MW – n’a été repérée que très tardivement par l’équipe d’EDF chargée de la surveillance des études.

Par la suite, lors des échanges entre EDF et le GMES portant sur les qualités intrinsèques du palonnier, en particulier sa capacité à effectuer des mouvements transversaux, il y a eu une erreur manifeste de compréhension de la cinématique de sortie des générateurs de vapeur. Il ne semble pas qu’il y ait eu une discussion approfondie sur la cinématique de sortie, notamment sur les phases de translations horizontales prévues dans cette cinématique.

On peut noter par ailleurs que l’étude de la cinématique a été réalisée non en grandeur réelle, mais par conception assistée par ordinateur (CAO), ce qui n’a pas permis de constater en amont les problématiques de chaîne de côtes ni de qualifier le palonnier en grandeur réelle, en situation de mise sous charge – la qualification n’avait été réalisée que par test par presse hydraulique.

On peut également noter qu’au moment des échanges entre Areva et EDF sur le palonnier, EDF – en l’espèce, la DIPDE – rencontrait des difficultés importantes de conception des autres moyens de levage avec une autre entreprise du GMES, Orys. En conséquence, la surveillance des études s’est focalisée sur les difficultés avec Orys, et la discussion sur la cinématique du GV et sur les efforts transversaux s’est interrompue. En outre, les réserves qui pouvaient subsister sur le palonnier, côté DIPDE, à Marseille, n’ont pas été transmises à l’équipe RGV du site de Paluel en charge de la surveillance de la réalisation.

De plus, les programmes de surveillance de la réalisation, établis par DIPDE, n’ont pas davantage inclus de point particulier sur la vérification de la capacité du palonnier à résister à des efforts transversaux, de sorte que l’équipe RGV sur place ne disposait pas d’informations particulières sur le comportement du palonnier et les risques supposés.

Le programme de réalisation des opérations de RGV a dû être revu sur place à de multiples reprises du fait des aléas rencontrés et de la pression temporelle propre aux opérations de maintenance de la visite décennale de la tranche 2. De ce fait, les opérations ont débuté en mars 2016 au lieu de mai 2015. En conséquence, à ce moment-là, toutes les équipes étaient sous pression pour faire avancer le projet qui avait déjà pris beaucoup de retard.

Les équipes de surveillance des opérations de RGV étaient composées d’ingénieurs généralistes et de personnels disposant de peu d’expérience des opérations de RGV. Nous rappelons qu’il s’agissait de la première opération de RGV sur la série 1 300 MW, il s’agissait donc d’une première opération « tête de série ». Les équipes de surveillance de l’équipe RGV, peu nombreuses, devaient en outre surveiller toutes les opérations réalisées dans le bâtiment réacteur. Les opérations de levage n’étaient pas alors considérées comme critiques.

Lors de la sortie des deux premiers GV, l’inclinaison du palonnier et le frottement des torons sur le trou d’alésage du palonnier ont été constatés. Des photos ont été prises sur place. Il a été envisagé de concevoir un fourreau pour protéger les torons du frottement. La conception du fourreau a été décidée. Pour autant, il n’a pas été décidé de suspendre les opérations de RGV et, au cours de la sortie du troisième GV, il y a eu une rupture entre le palonnier et la tête d’ancrage, qui a entraîné la chute du palonnier.

Nous soulignons dans le rapport que les éléments suivants ont contribué à la survenue de l’accident : une contrainte temporelle élevée induite par la visite décennale, et par les opérations du grand carénage sur le site de Paluel ; un problème de dépendance du dispositif de surveillance des études par rapport aux informations fournies par le GMES – aucune boucle de rattrapage n’était mise en place dans les modalités organisationnelles prévues – et une absence de système de gestion documentaire commun entre EDF et le GMES – un tel système aurait pu permettre aux ingénieurs de DIPDE de se rendre compte en amont des modifications apportées par Areva. Nous avons également relevé une erreur ou un défaut d’analyse de la cinématique de sortie des GV chez Areva et nous avons constaté des retards et délais multiples qui ont constitué une pression temporelle importante amenant les équipes DIPDE à ne pas insister lorsqu’elles ont identifié la problématique des forces transversales parce qu’il fallait faire avancer le projet.

Les équipes de surveillance des études de DIPDE avaient par ailleurs une charge de travail très lourde liée au projet « grand carénage » et à la mise en œuvre du retour d’expérience (REX) Fukushima Daichii.

La confiance établie entre EDF et Areva, partenaires historiques, a pu contribuer à ne pas approfondir les échanges entre les équipes sur les défauts de conception du palonnier.

Dans le rapport, nous soulignons également que l’organisation des opérations en GMES constitue un choix industriel discutable, qui se traduit par la prestation intégrale d’une opération nouvelle, la prestation des études, et une surveillance distante de la réalisation pour une opération à très haut niveau de technicité et de sécurité et à fort enjeu stratégique.

Nous avons également insisté sur le fait que les modalités de sélection et de suivi des prestataires qualifiés par l’unité technique organisationnelle (UTO) d’EDF posaient question, car ce processus a conduit à attribuer le marché RGV à un groupement d’entreprises non spécialistes du levage, qui ont dû s’appuyer sur d’autres prestataires plus spécialisés pour les opérations de conduite du pont tournant, d’utilisation de la machine de levage, ou encore pour la sortie des GV à l’extérieur du bâtiment réacteur.

M. Nicolas Spire. Comme vous le savez sans doute, les ordonnances adoptées à l’automne dernier ont totalement refondé les modalités de représentation du personnel dans les entreprises et, avec elles, les modalités de réalisation des expertises agréées.

Outre la disparition des CHSCT, fondus avec les autres instances représentatives du personnel dans une instance unique, le comité social et économique (CSE), on peut souligner que les nouvelles dispositions prévoient désormais que la durée des expertises pour risques graves, du type de celle relative à la chute du GV à Paluel, ne pourra plus excéder quatre mois, soit deux mois renouvelables une fois, selon le décret d’application.

Il nous est apparu important d’appeler votre attention sur le fait que, très concrètement, si ces dispositions avaient été en vigueur, l’expertise que vous avez sous les yeux n’aurait pas pu être véritablement réalisée ou, du moins, pas finalisée dans les mêmes conditions, puisque nos travaux ont globalement duré près de huit mois. Comme vous l’imaginez, nous le déplorons.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Votre dernier point correspondait à l’une des premières questions que je souhaitais vous poser. Vous considérez qu’il est indispensable, en particulier dans le secteur du nucléaire, que les expertises puissent prendre un peu de temps ? Nous pourrions réfléchir, par exemple, à ce que cela soit inscrit dans la convention collective.

M. Nicolas Spire. Le problème ne se pose pas seulement pour le nucléaire. Nous venons de réaliser, M. Lemaître et moi-même, une expertise pour la SNCF sur la catastrophe d’Eckwersheim : nous avons travaillé plus de onze mois sur ce dossier. Nous nous retrouvons parfois dans des configurations face auxquelles les dispositions nouvelles du code du travail paraissent peu adaptées.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. J’en viens aux questions que nous vous avions fait parvenir avant cette audition.

À la lecture de votre rapport, nous comprenons que vous n’avez pas pu accéder à tous les documents nécessaires pour l’accomplissement de votre expertise. Pouvez-vous nous parler de l’attitude d’EDF à l’égard de votre travail ? Quel a été son niveau de coopération ?

M. Nicolas Spire. Je ne saurais tirer de conclusions s’agissant des intentions d’EDF en général.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Je ne vous le demande pas !

M. Nicolas Spire. La direction locale a été très bienveillante à notre égard. De façon générale, il faut imaginer que les directions d’entreprise, qui savent que nous intervenons sur sollicitation des représentants du personnel, et qui sont « contraintes » de financer l’expertise, ne nous voient pas toujours arriver d’un très bon œil. Dans ce cas précis, la direction locale du site a été relativement bienveillante à notre égard.

Cela dit, nous nous sommes d’emblée trouvés confrontés à l’extraordinaire complexité de l’organisation du projet, y compris pour le déroulé de l’expertise. Ainsi, l’exploitant, le CNPE de Paluel, ne disposait pas des documents qui étaient pour une grande partie d’entre eux, soit entre les mains de la DIPDE, au titre de son activité de surveillance ou d’encadrement des opérations, soit entre celle du GMES qui n’était pas directement concerné par l’expertise. L’exploitant a demandé à DIPDE qui a demandé à Areva de nous fournir des documents.

Pour prendre l’exemple simple du palonnier qui est, comme vous l’avez compris, l’origine matérielle principale de la cause de la chute du générateur de vapeur, il nous a fallu plusieurs mois pour obtenir ses plans et pour pouvoir dégager l’analyse correspondante.

Concernant l’accès aux données, je me permets de préciser que nous avions en outre évidemment sollicité des entretiens auprès des salariés, via les directions des entreprises prestataires du GMES, et que ces dernières n’ont en aucune façon répondu à nos sollicitations diverses et variées.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous ne disposez d’aucun pouvoir de contrainte pour vous faire remettre ces documents ?

M. Nicolas Spire. Non !

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Il ressort de votre rapport que la sous-traitance confiée dans de très grandes proportions à des prestataires – dans ce cas, toute l’opération leur était confiée – tend à déresponsabiliser l’exploitant et à lui faire perdre des compétences. Vous évoquez même, page 69, une « situation de dépendance » à leur égard. Confirmez-vous ces analyses ?

M. Nicolas Spire. Cette situation de dépendance n’est pas générale – vous excuserez notre prudence. Elle se retrouve toutefois en diverses occurrences, et nous l’avions déjà constatée dans d’autres situations. De façon très concrète, aujourd’hui, les conditions de la sous-traitance dans les CNPE amènent parfois les agents d’EDF à devoir surveiller des activités qui ne sont plus réalisées en interne depuis plusieurs années. À force de « céder » et d’aller vers le « faire faire », EDF a progressivement délaissé le terrain des compétences concrètes et placé ses agents de surveillance dans une situation de relatif déficit de compétences.

Il nous est ainsi parfois arrivé de rencontrer des personnels d’EDF chargés de surveillance qui devaient se former chez le prestataire pour acquérir les compétences dont ils avaient besoin pour surveiller ce dernier. Vous imaginez la position d’un agent chargé de la surveillance d’un prestataire, quelques semaines après avoir été formé par ce dernier qui lui aura tout appris du métier. Non seulement cela place les agents dans des situations délicates, mais cela amène évidemment à s’interroger sur le niveau de la surveillance.

Nous avons constaté, s’agissant des générateurs de vapeur, qu’en matière d’ingénierie, de coordination et de gestion de ce type d’opérations assez anciennes dans l’entreprise, EDF, en ayant sous-traité des opérations à un GMES, ne disposait plus en interne de compétences suffisantes pour les réaliser elle-même. Cette situation de dépendance empêche de se séparer facilement de tel ou tel opérateur, même s’il fait défaut ou s’il ne correspond pas au niveau d’exigence attendu.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Si je comprends bien, au défaut de compétence s’ajoute un problème d’effectif. Vous évoquez des effectifs réduits pour contrôler plusieurs dizaines de chantiers, « jusqu’à cinquante chantiers en même temps, sur certaines périodes ». Vous affirmez que « le chargé de surveillance en vient parfois à se demander ce quil doit surveiller ».

M. Vincent Lemaître. Les chargés de surveillance travaillent en binôme et en trois huit. Ils doivent donc nécessairement prioriser. Le bâtiment réacteur compte six ou sept niveaux dans lesquelles peuvent se dérouler jusqu’à cinquante opérations de maintenance simultanément. Vous vous doutez bien qu’un binôme qui dispose de peu d’expérience est obligé de prioriser et de sélectionner quelques opérations.

Finalement, sur le plan qualitatif, le contrôle exercé se résume bien souvent à assister à ce que l’on appelle le pré job briefing, c’est-à-dire le démarrage du chantier, et à vérifier que les opérateurs disposent des équipements de protection individuelle. Dans les faits, les chargés de surveillance ont peu de capacités pour vérifier les modes opératoires utilisés et mis en œuvre par les prestataires – ce qu’ils devraient faire. Ils n’ont pas la capacité réelle de le faire.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. À la page 95 de votre rapport, vous citez une personne qui dit : « Il ny a pas besoin de savoir faire pour surveiller, il suffit de savoir surveiller. » Peut-on avoir une idée du poste qu’occupe la personne qui a prononcé cette phrase ?

M. Nicolas Spire. Le principe de l’expertise consiste à livrer des analyses qui se veulent des diagnostics. Lors d’un accident, cela amène à analyser la chaîne causale, et à illustrer nos convictions à partir des divers entretiens, en particulier grâce à certains verbatim, qui sont des citations significatives des acteurs rencontrés.

Il va de soi que lorsque nous livrons une citation, elle ne concerne pas un seul acteur : nous avons rencontré de très nombreuses personnes qui avait réalisé des opérations de surveillance durant toute la durée des opérations de RGV – il s’agit d’agents de la DIPDE –, et s’il nous a paru significatif de citer l’une d’entre elles, c’est parce qu’elle illustrait la philosophie générale dans laquelle évoluaient ces surveillants.

L’enjeu tient à ce que nous avons aussi analysé en termes de compétences ou d’habilitation. Il n’y a pas de compétences identifiées ou d’habilitations relatives au levage, alors que nous avons affaire à des opérations de remplacement de RGV, qui vont tout de même déplacer, dans un bâtiment réacteur, des matériels contaminés de plus de 400 tonnes, dont la chute pourrait avoir des conséquences relativement graves – en l’espèce, il n’y a pas eu de conséquences graves. Ces personnels sont généralistes, ils sont souvent assez jeunes, quelquefois un peu anciens – quelques-uns d’entre eux avaient assisté à des opérations de RGV sur le palier 900 MW, mais de façon relativement ponctuelle. Ces agents effectuent des opérations de surveillance auxquelles… Ce n’est pas qu’ils ne comprennent rien, mais, en tout cas, ils n’en savent pas la teneur exacte. Comme le disait mon collègue, la surveillance se limite alors à des éléments relativement formels avec, au cours des opérations, le relevé de points identifiés comme nodaux ou identifiés comme centraux pour lesquels on vient voir que tout se passe bien.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. À ce sujet, vous écrivez à la page 95 du rapport : « Du point de vue de la prévention des risques, ce parti pris [une surveillance formelle] se traduit par une réelle perte de maîtrise des activités et une incapacité à redoubler ou à confirmer les analyses que le prestataire aura simplement réalisées pour lui – ce qui dans certains cas, peut avoir de lourdes conséquences. » À quelles « lourdes conséquences » pensez-vous ?

M. Nicolas Spire. Ces lourdes conséquences sont d’abord celles de l’accident. Concrètement, nous évoquons les logiques de prévention dans lesquelles s’inscrit EDF à partir du moment où elle organise cette surveillance comme à distance. D’une certaine façon, il y a plusieurs types de surveillance et de modalités de réalisation des activités. Nous étions dans un cas où EDF se trouvait très à distance des activités, c’est-à-dire que tous les modes opératoires étaient réalisés par les prestataires. EDF avait à peine un droit de regard sur eux puisque, par exemple, Areva, devenu Framatome, avait refusé de donner aux agents de la DIPDE les plans et les modes opératoires des opérations. Les agents EDF qui voulaient surveiller les opérations « en amont » devaient donc aller les consulter sur place – Areva avait consenti à ce que les agents EDF puissent consulter les plans et les modes opératoires des opérations de remplacement pour pouvoir préparer leurs opérations de surveillance.

En matière de prévention des risques, Areva réalise des analyses de risques pour son propre compte. EDF réalise des plans de prévention, mais les plans de prévention sont aussi réalisés par un autre prestataire. Ces activités mettent en jeu des intervenants de différentes entreprises. Nous sommes bien dans un GMES, mais les agents d’Orys ne connaissent pas les agents d’Areva ni ceux de Bouygues qui pilotent le pont roulant, ni les autres agents. Toutes ces situations d’intervenants multiples venant d’entreprises multiples posent – nous le savons, nous, en tant qu’experts en matière de « coactivité » – toute une série de difficultés qui, évidemment, pour des opérations qui ne sont pas anodines, qui plus est dans une enceinte nucléaire, peuvent donner lieu à des situations gravissimes. Elles nous paraissent en tout cas sous-estimées du point de vue des moyens alloués à la prévention.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Je lis à la page 96 : « Il est à noter qu’aucune de ces opérations décidées, mises en œuvre, et réalisées par Areva [le soulèvement du GV] ne donne lieu à une quelconque traçabilité en termes de surveillance » Est-il fréquent qu’une opération de cette ampleur ne donne lieu à aucune traçabilité ?

M. Nicolas Spire. Il est difficile de répondre. Nous n’avons pu nous pencher que sur cette opération qui est une opération « tête de série ». Nous sommes frappés ou, en tout cas, étonnés que les choses aient été suivies, je dirais, « d’assez loin ».

Pour être concret, M. Jean-Bernard Lévy, président-directeur général d’EDF, vous a dit que les premières sorties des générateurs de vapeur s’étaient faites sans alerte : ce n’est pas tout à fait exact. Dès les débuts des opérations, les agents EDF, comme ceux d’Areva, avaient constaté que, je cite, « le palonnier penchait ». Lorsque l’on n’a pas de compétence en matière de levage, comme c’est notre cas à vous et moi, on n’est pas capable d’imaginer ce que cela peut signifier. En tout cas, ces différents relevés n’ont pas donné lieu à traçabilité : les agents nous ont dit qu’ils l’avaient dit, ils nous ont dit qu’ils avaient fait remonter l’information, et la direction du site nous a dit qu’elle avait effectivement été informée de cette situation de gîte du palonnier. Alors que cette situation était connue de la direction du site et de la direction de DIPDE après les deux premières opérations, elle n’a pas été tracée : nous n’avons trouvé aucun document qui indique que le palonnier gîtait et qu’une décision était prise. Cependant la décision de poursuivre les opérations a bien été prise, nous en avons la certitude, essentiellement en raison de la très grande contrainte de temps – qui correspond à un grand classique des activités du nucléaire.

Sur ce plan, les analyses de ce rapport peuvent être étendues à ce qui se passe lors d’activités d’arrêt de tranche qui sont soumises une contrainte de temps inouïe. Tous les acteurs du nucléaire sont contraints en permanence par des situations de travail sous tension en raison des contraintes temporelles – je ne vous apprends pas qu’une journée d’arrêt de tranche représente pour EDF un coût de plus d’un million d’euros. Cette situation de tension, répercutée à tous les échelons, non seulement au sein des services et des équipes d’EDF, mais aussi sur les prestataires qui travaillent eux-mêmes sous tension. Ils sont amenés à prendre des décisions qui sont parfois des arbitrages un peu hasardeux en matière de prévention des risques.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. La semaine dernière, M. Jean-Bernard Lévy, le PDG d’EDF, qui témoignait sous serment devant notre commission d’enquête, a laissé entendre que la chute accidentelle du générateur de vapeur n’avait été précédée d’aucun signe avant-coureur : « Je nai pas eu connaissance dalertes sur la manutention. (…) Je rappellerai en outre que, sur le même site de Paluel, le premier générateur de vapeur a été extrait du réacteur puis transporté dans des conditions qui nont appelé aucune remarque. »

Pourtant, dans votre rapport, vous écrivez le contraire. Sous le titre « Une anomalie observée très vite, des solutions inopérantes », vous précisez : « La gîte du palonnier a été observée dès les premières opérations de levage : rappelons en effet que si laccident a eu lieu à loccasion de la sortie du troisième GV, la gîte du palonnier avait été aperçue lors des premiers mouvements du MLV – appareil de levage – pour la sortie du premier générateur de vapeur, et notamment à vide. Cette anomalie a, le jour même, donné lieu à une réunion entre léquipe de relevage et Areva (…) Lors des premiers essais en charge, linclinaison est à nouveau observée. Une nouvelle réunion a lieu, sans davantage de trace écrite (…) la gîte du palonnier persiste. »

Vous maintenez ce que vous avez écrit dans votre rapport, à savoir que l’anomalie a été détectée très tôt, y compris lors de la sortie du premier générateur de vapeur ? Savez-vous si l’information avait été transmise à la direction de la centrale ?

M. Vincent Lemaître. Nous maintenons les informations que nous avons pu obtenir, à savoir la photographie qui nous a été communiquée. On y voit très clairement l’inclinaison du palonnier. Cette photographie est reproduite dans le rapport.

Nous n’avons pas pu « reboucler » avec la direction de la centrale. Nous avons eu des informations un peu contradictoires. Certaines personnes ont pu nous dire que les échanges concernant cette gîte étaient restés au sein du bâtiment réacteur, qu’ils n’avaient été que l’affaire du GMES, et que l’exploitant sur place n’avait pas eu vent de ce qui s’était passé et des éventuels doutes. Cependant, et nous ne faisons qu’émettre des hypothèses car nous ne disposons pas d’informations qui nous permettent d’être affirmatifs, il nous paraît particulièrement douteux qu’une décision d’une telle importance puisse avoir été prise sans que la direction du site ait donné son aval pour que les opérations se poursuivent, et sans que la direction de l’ingénierie, à Marseille, ainsi que le chef de projet aient fait de même.

M. Nicolas Spire. Ce dont nous sommes sûrs, en revanche, pour avoir eu des informations concordantes à ce sujet, c’est que, au-delà du GMES, des agents de DIPDE à différents niveaux, y compris, nous le supposons, à un niveau très élevé, ont été informés de cette situation.

La situation étant ce qu’elle était – je rappelle qu’il y a eu gîte du palonnier, et que la décision de modifier l’appareil a été prise afin de mettre en place un dispositif technique censé prévenir le frottement des torons sur le palonnier – on n’imagine pas que la décision de poursuivre les opérations avant que l’aménagement que je viens d’évoquer soit réalisé se prenne seulement sur le chantier. Il n’est pas imaginable qu’elle se prenne sur le chantier. Dans une organisation industrielle comme celle à laquelle nous avons affaire, elle a été prise à un certain niveau et, en tout cas, les agents de DIPDE et la direction des équipes de DIPDE, au moins sur place, étaient évidemment informés et ils n’ont pu que participer à la décision.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. À la page 103 du rapport, vous révélez un autre détail en indiquant que les agents EDF « présents sur le site à ce moment-là [au moment de la chute du GV] étaient en train dêtre relevés : le binôme ayant achevé son quart était déjà sorti, et le suivant nétait pas encore entré, si bien quil ny avait aucun agent EDF dans le bâtiment réacteur au moment de la chute du GV ». Avez-vous déjà rencontré une telle situation ?

M. Vincent Lemaître. Nous confirmons cette information. Toute l’opération de RGV consistait à laisser l’ensemble du bâtiment réacteur à disposition du GMES, avec des sources électriques et des sources lumineuses qui lui permettaient d’effectuer toutes les opérations. Il n’était absolument pas prévu qu’EDF intervienne pour autre chose que pour de la surveillance et les seuls moyens de surveillance affectés à l’ensemble des opérations étaient les trois binômes qui tournaient en trois huit. Sachant que la bascule du générateur de vapeur se fait centimètre par centimètre afin de régler son inclinaison, il faut des heures pour le placer à l’horizontale. Une relève de poste a donc nécessairement lieu pendant l’opération de bascule. Il s’est trouvé que la chute du GV a eu lieu au moment de la relève et qu’aucun chargé de surveillance de l’équipe RGV d’EDF n’était dans le bâtiment réacteur à ce moment-là.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous vous interrogez sur la sélection des sous-traitants. Vous évoquez des dissensions entre les directions d’EDF : la direction du parc nucléaire (DNP) aurait imposé à la DIPDE le choix du sous-traitant chargé de déplacer le GV. Savez-vous pourquoi ces dissensions ont eu lieu ? Vous n’avez peut-être pas d’informations ?

M. Vincent Lemaître. Nous sommes là sur des sujets sur lesquels des informations nous ont été données de façon très discrète par des personnes qui ont peut-être pu être mises sous pression à certains moments. Au cours des entretiens, elles ont pu nous tenir à peu près le discours suivant : « De toute façon, nous navons pas eu le choix. Nous souhaitions quintervienne un prestataire spécialiste du levage et on nous en a sélectionné un autre, sans que létat-major dEDF se justifie ou nexpose ses raisons à léquipe dingénierie de Marseille. » Nous n’avons pas recueilli davantage d’informations précises et concrètes sur ce sujet.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi aucune alarme ne s’est déclenchée lorsque le générateur de vapeur est tombé ? Comment ont réagi les agents lorsqu’ils se sont aperçus que ce type d’événement n’avait pas été prévu ni envisagé ?

M. Nicolas Spire. Effectivement, un tel événement n’était ni prévu ni envisagé, ce qui est préoccupant.

Il faut se mettre à la place de l’agent qui occupe le poste d’opérateur. Cette personne est un acteur crucial qui a la charge des commandes d’une tranche nucléaire – les opérateurs fonctionnent en binôme. L’opérateur ne travaille évidemment pas selon son intuition du moment : il applique des procédures très clairement établies, vérifiées, redondées… Des procédures d’intervention d’urgence très exceptionnelles sont prévues pour répondre à divers cas de figure. Elles sont mises en œuvre dès que survient un événement, même s’il ne se produit que tous les dix ans.

À Paluel, dans la salle de commande, lorsqu’ils ont vu sur leur petit écran de télévision que le générateur de vapeur était tombé, ils ont mis un certain temps à comprendre ce qui s’était passé. Ils se sont rendu compte très vite qu’il n’existait aucune procédure relative à cet événement et ils ont eu le très bon réflexe, nous allons le dire comme cela, d’utiliser la procédure prévue en cas de départ d’incendie, qui est sans doute celle qui pouvait être la plus proche du point de vue de la nécessité d’évacuation et des enjeux en matière d’intervention des secours.

Lors de nos entretiens, ils nous ont d’emblée fait remonter le fait qu’ils avaient été très étonnés, dans le cadre de leur « culture métier », de se trouver dans une configuration qui n’avait en aucune façon été envisagée.

Ce point me permet d’en évoquer deux autres.

Il y a eu une situation de panique très manifeste. Tout le monde est parti en courant. Je ne porte pas du tout de jugement dans ce que je dis, mais les agents des prestataires qui étaient seuls dans le bâtiment réacteur – puisque, comme nous l’avons indiqué, aucun agent d’EDF ne s’y trouvait à ce moment – sont évidemment partis en courant. Cela a aussi été le cas des personnels qui, à l’entrée du sas, sont censés vérifier que le nombre d’entrées équivaut au nombre de sorties. Si quelqu’un était resté à l’intérieur, on aurait mis un certain temps à le savoir. Les personnels chargés de la gestion du sas, qui sont également des prestataires, n’avaient pas, eux non plus, de consignes particulières. Aucune alarme ne s’est déclenchée parce que la chute d’un générateur de vapeur ne génère pas suffisamment de fumée ou de chaleur pour provoquer une alarme incendie. Nous sommes effectivement dans une situation très troublante du point de vue de l’anticipation d’un tel événement.

Nous avons cependant découvert un peu tardivement, et nous en faisons état dans notre rapport, que si les documents EDF n’avaient pas du tout prévu la possibilité d’une chute du générateur de vapeur, ceux d’Areva l’envisageaient, certes de façon très formelle. Cette hypothèse n’avait pas du tout été reportée ou prise en compte par les équipes d’EDF, ni par l’exploitant, c’est-à-dire le CNPE, ni par les équipes d’ingénierie de la DIPDE.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Votre rapport évoque des fraudes, en particulier le cas d’un soudeur sans habilitation qui utilisait, sur l’ordre de son employeur, l’un des sous-traitants, l’habilitation d’une autre personne. Est-ce possible dans le domaine nucléaire ? Au-delà de ce cas, en aviez-vous déjà rencontré d’autres ? À votre connaissance, l’affaire que vous citez a-t-elle fait l’objet de poursuites pénales ? EDF est-elle au courant de ces pratiques ? Le cas échéant, quelle a été sa réaction ?

M. Vincent Lemaître. Nous avons obtenu cette information à partir du CHSTC sur place, qui avait transmis à la direction du site plusieurs alertes concernant le prestataire Orys pour un certain nombre de défauts dans la maîtrise de ses chantiers. Un soudeur sans habilitation à souder avait ainsi été découvert. Nous avons effectué une synthèse dans le rapport, mais plusieurs exemples successifs montrent la perte de maîtrise de ce qui se passe sur le site.

Nous n’avons pas pu constater ce genre d’écart à des dizaines de reprises, mais il faut savoir qu’en arrêt de tranche, vous pouvez avoir jusqu’à 900 ou 1 200 personnels prestataires en même temps sur un site qui comporte plusieurs niveaux, d’énormes installations, des bâtiments tertiaires, des bâtiments industriels, des zones d’accès réservé… Il est alors extrêmement difficile pour l’exploitant de conserver la maîtrise de son installation.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. La semaine dernière, devant notre commission d’enquête, le PDG d’EDF a minimisé l’événement survenu avec le GV de la centrale de Paluel en arguant du fait que le réacteur étant à l’arrêt, il ne s’agissait pas d’un accident nucléaire, mais d’un simple accident industriel. Il nous a dit : « Cette chute dun équipement lourd est un accident industriel qui na rien de spécifique à lindustrie nucléaire. » Que pensez-vous de ces propos ?

M. Nicolas Spire. C’est compliqué de dire une chose pareille. Tout cela se produit dans un bâtiment réacteur et nous avons affaire à un équipement pesant 420 tonnes, haut comme un immeuble de deux ou trois étages, qui est un matériel usagé. Il s’agit d’un générateur de vapeur usagé, autrement dit, il n’est pas interdit d’imaginer que si cet équipement s’était, d’une façon ou d’une autre, fendu ou… En tout cas, il aurait sans doute été impossible à tout jamais d’utiliser le bâtiment réacteur de Paluel 2. Par extraordinaire, aucune faille, aucune fuite n’a eu lieu : évidemment, c’est un équipement qui est très bien protégé.

On peut aussi parler du fait que, au cœur d’un bâtiment réacteur, le générateur de vapeur a chuté sur la protection de la piscine dans laquelle sont stockés la cuve et les éléments combustibles. La piscine a été endommagée et il a fallu plusieurs mois pour la réparer. C’est difficile de dire que l’on n’a pas affaire à un accident au sein de l’industrie nucléaire. Certes le process est simplement industriel, mais une très grande partie des logiques de prévention et des logiques de protection des individus, y compris s’agissant des conditions d’intervention des agents, ont trait à l’activité nucléaire.

Mme Mathilde Panot. Merci, messieurs, pour cette présentation instructive. Les cadences et les contraintes temporelles que vous avez évoquées s’imposent à l’ensemble du monde du travail mais elles ont, bien entendu, des conséquences particulières dans les installations nucléaires. Vous avez abordé notamment la question de la sous-traitance et indiqué que des alertes avaient été lancées sans susciter de réaction immédiate. Je souhaiterais donc savoir si vous avez connaissance de témoignages de salariés, en particulier sous-traitants, qui feraient état d’informations cachées ?

Je m’explique. À Romans-sur-Isère, des salariés sous-traitants se sont mis en grève pendant 45 jours pour des raisons liées à leurs conditions de travail et à la sûreté. Or, ils ont raconté que, lors d’un contrôle effectué sur le transport d’une matière spéciale, un premier agent, employé par Framatome, avait commis une erreur. Un second agent, employé par un sous-traitant, a commis la même erreur mais, au cours de la journée, il a été pris d’un doute et il en a fait immédiatement part à sa hiérarchie, conformément à ce qui lui était demandé. Le colis a été vérifié, l’erreur a été confirmée puis réparée. Elle n’a donc même pas eu d’impact direct. Or, le salarié sous-traitant qui a déclaré cette erreur a été envoyé sur un autre site. Est-ce, selon vous, une pratique répandue ? La question est importante, car des salariés peuvent ainsi être amenés à cacher des choses pour ne pas être sanctionnés.

M. Nicolas Spire. Il nous est difficile de faire des généralités à propos des sous-traitants ou des salariés prestataires, mais je peux préciser certains éléments que nous n’avons pas mentionnés dans le rapport parce qu’ils n’étaient pas pertinents dans le cadre de nos analyses. Je pense au cas, évoqué par Mme Pompili, du soudeur qui se trouvait, qui plus est, sous une charge et n’avait pas d’habilitation ou, en tout cas, avait l’habilitation d’un autre. Ce n’est pas un agent d’EDF qui a fait le constat ; c’est un agent de l’entreprise en question qui a alerté le CHSCT de Paluel, donc d’EDF, car le sien n’avait aucun pouvoir au sein de son entreprise. Cette alerte est remontée, non seulement à la direction du CNPE, mais aussi – c’est une occasion de le rappeler – jusqu’à M. Minière, puisque celui-ci a reçu, avant la chute du générateur de vapeur, les agents du CHSCT du site qui souhaitaient lui faire part de leur méfiance à l’égard du prestataire Orys. Cet entretien n’a pas eu la moindre conséquence. Quant au salarié lanceur d’alerte, sa direction l’a, dans un premier temps, changé de poste : alors qu’il occupait un poste technique, il a dû balayer la cour de l’entreprise pendant plusieurs semaines, puis il a fini par quitter l’entreprise. Je ne pourrais pas vous en dire plus, mais nous vous remettrons un document qui émane du secrétaire du CHSCT de Paluel, dans lequel il évoque aussi cette situation.

De manière générale, oui, bien sûr, les entreprises prestataires sont soumises à une très forte pression. Il ne s’agit pas de pointer la responsabilité de tel ou tel, mais les salariés sont très peu protégés et les instances de représentation du personnel sont, de fait, très faibles, voire inexistantes. Ainsi, il n’est pas rare que des entreprises, bien que la loi les oblige à se doter d’une telle instance, soient dépourvues de CHSCT, de sorte que, lorsque notre expertise est réalisée à la demande d’un CHSCT d’EDF, nous n’avons pas d’interlocuteur chez les prestataires. Ces graves difficultés, qui sont liées notamment au statut précaire des prestataires et à l’absence de statut général de travailleur du nucléaire, pèsent bien sûr sur ces salariés.

M. Vincent Lemaître. J’ajouterai que, sur le site de Paluel, EDF n’a pas pu obliger, en tant que maître d’ouvrage, ses sous-traitants à nous rencontrer. On pourrait pourtant penser que le donneur d’ordres est en mesure de donner des ordres à son équipe de prestataires. En l’espèce, une bataille judiciaire étant en cours, les différents acteurs sont prudents. Mais cela illustre bien les moyens limités du donneur d’ordres dans le système de sous-traitance généralisée.

Mme Perrine Goulet. Le fait que le donneur d’ordres n’ait pas pu contraindre ses sous-traitants à vous rencontrer est-il dû à une impossibilité légale, ou est-ce une pratique ?

M. Vincent Lemaître. Je prenais l’exemple spécifique de l’expertise CHSCT, où notre périmètre d’intervention est limité aux agents d’EDF et au site lui-même. Juridiquement parlant, nous ne sommes pas censés intervenir auprès des salariés qui ne sont pas rattachés au CHSCT du site, ce qui est le cas des sous-traitants.

Mme Perrine Goulet. Je ne comprends pas pourquoi EDF ne peut pas contraindre les sous-traitants à s’expliquer.

M. Nicolas Spire. En fait, l’expression « donneur d’ordres », reprise par mon collègue, mène ici à une fausse piste, car on se trouve dans une situation d’indépendance assez radicale. Je vous disais tout à l’heure, en réponse à une autre question, qu’Areva avait refusé de donner ses modes opératoires en accès libre pour l’opération de remplacement des générateurs de vapeur.

Mme Perrine Goulet. Normalement, si le donneur d’ordres le leur demande, ils doivent communiquer leurs modes opératoires.

M. Nicolas Spire. En fait, non. Dans une situation dite de « Cas 1 », selon les modalités de sous-traitance, le prestataire peut protéger les modes opératoires qu’il a élaborés pour son propre compte, dès lors qu’il existe un risque commercial qu’EDF utilise ces modes opératoires lors d’une future opération. Or, le contrat avec Areva ne portait que sur les deux premières opérations de remplacement de générateurs de vapeur (RGV). On voit bien que cette logique commerciale ou financière – je ne sais pas très bien comment l’appeler – n’est pas du tout au service de la prévention des risques. De même, il est très fréquent que, sur les sites nucléaires, nous n’ayons pas accès aux salariés prestataires et qu’EDF – en tout cas, c’est ce qu’ils nous disent – ne soit pas en mesure de contraindre ses propres prestataires à nous rencontrer, dans une logique de prévention. Car, il faut le rappeler, nous exerçons des missions de prévention. Par exemple, lorsque nous avons réalisé une expertise à la suite de la contamination d’un salarié prestataire par la légionellose, l’entreprise dont était originaire le salarié a refusé que nous rencontrions les autres salariés de l’entreprise. Nous n’avons donc pu rencontrer que les agents d’EDF qui surveillaient ses activités. Nous sommes souvent confrontés à cette situation de non-maîtrise par EDF des activités de ses sous-traitants, du point de vue, par exemple, de l’accès à l’information.

Mme Perrine Goulet. Selon moi, en « cas 1 », les sous-traitants utilisent leurs propres procédures et, en « cas 2 » celles d’EDF. Mais les procédures de « cas 1 » ne devraient pas être secrètes, puisque EDF doit normalement les valider dans le cadre du processus qualité.

M. Vincent Lemaître. Dans le cadre d’un groupement momentané d’entreprises solidaires (GMES), un niveau supplémentaire a été franchi dans la sous-traitance. En effet, EDF a demandé au chef de file du GMES d’établir ce qu’on appelle un document de suivi des interventions (DSI) « chapeau », qui couvre l’ensemble des autres DSI. Et on nous a laissé entendre – ce sont des informations qui nous ont été rapportées et que je vous rapporte à mon tour – qu’EDF ne voulait pas vraiment savoir ce qui se passait dans son bâtiment réacteur. Elle a confié celui-ci au GMES en lui demandant de le lui rendre en l’état, avec de nouveaux générateurs de vapeur. Il s’agit d’une prestation globale. C’est le sens, au plan juridique, de la prestation.

Le fait qu’EDF ne dispose pas des modes opératoires témoigne également de l’indépendance des prestataires et du fait qu’elle n’était pas forcément en mesure de contrôler ces modes opératoires. Sur place, cependant, ils se sont aperçus que les DSI ne comportaient pas suffisamment d’informations – l’ensemble des process n’y étaient pas suffisamment détaillés – pour que les chargés de surveillance puissent mettre ce qu’ils appellent leur point d’arrêt. Ils ont donc demandé, sur place, par un système de consultation ad hoc, à obtenir des précisions sur le DSI chapeau. À l’origine, c’est bien EDF qui a demandé à Areva d’avoir un document général qui n’entre pas dans les détails mais, par la suite, l’équipe qui se trouvait sur place s’est aperçue qu’elle ne disposait pas des infos nécessaires pour organiser la sécurité. Ils ont donc dû remettre leur nez, sur place, dans les modes opératoires. Mais ils ont bataillé car, juridiquement, ce n’était pas prévu contractuellement. C’est un autre problème de la sous-traitance : chaque sous-traitant – et EDF en tant que donneur d’ordres – se place dans une logique de protection juridique, une logique de parapluie, qui induit qu’il n’exécute que ce qui est formellement prévu dans le contrat. Ainsi, il n’était pas prévu que les modes opératoires soient communiqués ; ils ne l’ont pas été.

Cette formalisation juridique un peu extrême de la sous-traitance crée des prés carrés et, en définitive, le maître d’ouvrage perd en quelque sorte sa capacité à être vraiment donneur d’ordres. Il est difficile de l’affirmer de manière générale, mais, dans certaines situations, on peut véritablement se poser la question.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous indiquez, à la page 90 de votre rapport, que les prochains remplacements de GV sont annoncés à 77 jours alors que, selon les salariés, « on sait très bien quon va en mettre au moins 90 ». Cela signifie-t-il que les référentiels temps ne sont pas réalisés correctement, que l’on sous-estime délibérément le temps nécessaire à l’opération ? En tout cas, manifestement, le délai prévu pour un remplacement n’est pas adapté à la réalité, ce qui pose des problèmes de sûreté. Il existe des référentiels très précis pour chaque élément et il n’y aurait pas de référentiels temps ?

M. Nicolas Spire. Ils existent. Ce que nous avons mentionné là, c’est ce que nous ont dit les salariés des difficultés liées aux opérations de remplacement de GV : la contrainte de temps s’impose de façon telle que les équipes, composées de cadres supérieurs ou dirigeants, qui programment et coordonnent les projets, définissent des calendriers idéaux en prévoyant des temps de réalisation des opérations conformes à ce que les données théoriques leur permettent de concevoir. Votre question est intéressante, car c’est quelque chose que l’on constate dans la programmation des arrêts de tranche. Ce n’est pas nous qui le disons : cela figure, régulièrement, par exemple, dans les rapports de la Cour des comptes. Mais nous, nous le constatons sur le terrain. Lorsqu’un agent EDF – cela vaut presque depuis le début des années 2000 – vous parle de l’arrêt de tranche à venir, il vous dit que la direction prévoit 28 jours. Or, au cours d’un entretien avec un chaudronnier ou un mécanicien, celui-ci me dira que tous savent que 28 jours, cela ne tiendra pas car, pour la seule mécanique, au moins 35 jours sont nécessaires. Immanquablement, donc, le calendrier déborde. L’équipe de l’arrêt de tranche – les agents d’EDF comme les prestataires – sont ainsi soumis à une pression extraordinaire pour dépasser le moins possible un calendrier qui a été décidé ailleurs et qui, souvent, n’est pas respecté.

Ces situations-là se sont produites à partir du moment où l’entreprise s’est beaucoup transformée, c’est-à-dire au début des années 2000. La contrainte financière est devenue une contrainte de temps sur le terrain. En outre, au moment où EDF est entrée en bourse, un plan de réduction drastique des effectifs a été décidé qui s’est traduit, sur le terrain, par des déficits de compétences dans différents types de métiers. Le projet intitulé « Phares et balises », à l’époque, consistait à ne conserver que quelques « phares » ou « balises » ou « lumières » sur tel ou tel métier, mais ne s’inscrivait plus dans une logique de maîtrise des différents métiers. Dès lors, on s’est trouvé dans des situations où l’on ne maîtrisait plus véritablement ni le mode de déroulement des opérations ni la contrainte de temps que l’on s’efforçait d’imposer. Les choses ont un peu progressé depuis, car EDF s’est rendu compte de ces difficultés, essentiellement à cause de l’importante dégradation du coefficient de disponibilité des tranches nucléaires à la fin des années 2000 et au début des années 2010. Ils se sont donc efforcés de redresser un peu la barre, mais la situation reste celle-là aujourd’hui : on est habitué, sur les sites, à ce que les calendriers fixés en haut soient très largement dépassés en raison des réalités du terrain.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Compte tenu du retour d’expérience dont vous disposez, pouvez-vous nous dire quels sont les points les plus importants sur lesquels une évolution est nécessaire pour améliorer la sûreté et, éventuellement, la sécurité ?

M. Nicolas Spire. Beaucoup de choses mériteraient d’être dites ; nous les mentionnons dans nos rapports. Sans doute faut-il souligner la question des moyens et des effectifs. La maîtrise des compétences et des métiers sur le terrain nous paraît en effet soulever des difficultés, compte tenu du niveau de prestations que l’on a atteint. Aussi faudrait-il faire en partie machine arrière et repenser les conditions dans lesquelles on passe du « faire » au « faire faire ». Pendant quinze ans, les directions des sites se trouvaient dans une situation où, plus elles transféraient des activités aux prestataires, mieux elles étaient « considérées ». Il y a eu ainsi une fuite en avant en matière de prestations : actuellement, dans les centrales nucléaires, plus de 80 %, je crois, des activités sont « prestées », et plus seulement pour les arrêts de tranche. L’argument selon lequel les arrêts de tranche constituent une activité spécifique et temporaire n’est plus du tout valable : les activités de tranche en marche sont désormais « prestées » tout autant que les activités d’arrêt de tranche.

La seconde logique qui nous préoccupe beaucoup et que l’on a vue à l’œuvre, par exemple, dans le cadre, sinon de la confrontation, du moins de l’interface entre l’ingénierie et l’exploitant, est la logique de filialisation et d’éclatement de l’entreprise. C’est un phénomène que nous avons constaté également à la SNCF, lors de l’analyse que nous avons faite de certaines catastrophes ferroviaires. Ce qui relève de la culture de la sécurité ou de la sûreté est d’autant plus puissant dans une entreprise intégrée, dont les agents partagent les éléments de cette culture et peuvent avoir des échanges à ce sujet, quand bien même ils appartiendraient à des équipes ou à des services différents. Lorsque des agents de l’ingénierie arrivent sur le site d’un exploitant, ce ne sont plus les mêmes agents depuis un certain temps, et un certain nombre d’éléments de culture sont différents, plus encore lorsqu’il s’agit de salariés prestataires qui travaillent tantôt dans le nucléaire, tantôt ailleurs. Tant que les travailleurs du nucléaire n’auront pas un statut clairement défini, on risque de se retrouver dans des situations où cette culture de la sécurité n’est pas directement partagée.

Encore une fois, nous sommes frappés par la conception des projets. Nous reproduisons, dans notre rapport, le schéma, qui est presque amusant tant il est complexe, de l’organisation du projet. On rencontre des schémas du même type lorsqu’on analyse une catastrophe comme celle du déraillement d’Eckwersheim : on voit des filiales, des prestataires et des prestataires de prestataires, des bouts de filiale qui reviennent du côté de la maîtrise d’œuvre alors qu’ils étaient aussi présents du côté de la maîtrise d’ouvrage… Cet éclatement de certaines grandes entreprises intégrées peut nuire beaucoup à la culture de sécurité.

M. Anthony Cellier. Vous nous avez dit que votre intervention avait été sollicitée par le CHSCT. Pourquoi avez-vous été choisis ? Avez-vous répondu à un appel d’offres ? Comment cela s’est-il organisé ?

M. Nicolas Spire. C’est assez simple. Le site de Paluel compte deux CHSCT, l’un pour les tranches en marche, l’autre pour les arrêts de tranche. En l’espèce, ils avaient décidé conjointement de commander une expertise ; ils ont donc désigné conjointement le même cabinet. Pourquoi nous ont-ils choisis ? Il faudrait leur poser la question, mais sans doute parce nous étions déjà intervenus à Paluel et que nous avions une petite expérience de l’analyse des catastrophes puisque nous avions réalisé l’expertise de celle de Brétigny – notre rapport ayant été mis en ligne, un certain nombre de gens ont pu y avoir accès. Il n’y a donc pas d’appel d’offres. Nous sommes tenus par l’agrément sur le dimensionnement de l’expertise. Les directions du travail, l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS) et l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT) pour ne pas les nommer, vérifient les conditions dans lesquelles nous intervenons si l’employeur considère qu’il y a des abus – mais nous nous entendons avec lui en amont sur le dimensionnement de l’expertise. Le CHSCT choisit son cabinet et, à partir de là, nous déployons la méthodologie et les modalités de notre intervention.

M. Philippe Bolo. Ma question est assez proche, en définitive, de celle qui vient de vous être posée par Barbara Pompili. Dans votre propos introductif, vous avez clairement expliqué – et vous venez de nous le démontrer – que vous étiez des experts de l’analyse de l’organisation du travail dans les domaines de la sécurité et de la sûreté nucléaire, mais vous avez indiqué avoir travaillé dans d’autres secteurs. Certes, toutes les comparaisons ne sont pas possibles car les secteurs sont très différents les uns des autres et les questions de sûreté et de sécurité ne sont pas les mêmes dans le transport et dans le nucléaire, par exemple. Mais pourriez-vous nous indiquer ce qui, selon vous, est bien fait dans le secteur du nucléaire et mérite d’être souligné et, inversement, les démarches ou les organisations du travail observées dans d’autres secteurs qui mériteraient d’être étudiées par le secteur du nucléaire ?

M. Vincent Lemaître. Il est vraiment très difficile de tirer des enseignements aussi généraux des expertises que nous avons pu réaliser. S’agissant d’EDF, l’un des enjeux majeurs des quinze ou vingt prochaines années sera la mise en œuvre des opérations de grand carénage, soit des centaines de modifications industrielles de très grande ampleur sur l’ensemble des sites du parc nucléaire. Pour y faire face, la DIPDE a mis en place une organisation matricielle de projet. Cette organisation, qui vient de l’aéronautique, existe depuis une trentaine d’années et elle est désormais dupliquée dans toutes les organisations à haut risque soumises à des contraintes de temps. La limite de ces organisations matricielles tient au fait qu’elles « tirent » toujours sur les mêmes équipes pour réaliser des projets parallèles. Autrement dit, on sollicite le plus petit nombre possible de ressources pour réaliser le plus grand nombre de chantiers simultanés. Plutôt que de souligner une bonne pratique que nous aurions pu identifier dans un autre secteur, j’appellerai l’attention sur les limites de ces logiques de projet, induites par la fragmentation des acteurs et des niveaux de décision. De fait, à force de disséminer les informations et la prise de décision, on aboutit à des situations catastrophiques, de sorte qu’une catastrophe industrielle peut survenir sur un site certifié ISO 9001 ou ISO 18001.

Attention, donc, aux logiques d’assurance qualité qui peuvent dicter l’organisation du travail, aux organisations matricielles et à ce qu’elles peuvent induire en matière de gestion des projets et des échéanciers dans le domaine industriel.

M. Nicolas Spire. Nous ne sommes pas les mieux placés pour vous dire ce que le nucléaire fait bien, car nous ne sommes sollicités que lorsque les choses vont mal, mais nous pouvons tout de même mentionner certains points. Tout d’abord, la logique de sécurité et de sûreté, notamment sur les enjeux de redondance, est, aussi bien en ce qui concerne le matériel qu’en ce qui concerne l’organisation, très impressionnante dans le nucléaire. Il ne s’agit donc pas pour nous de tirer la sonnette d’alarme et d’annoncer que nous sommes à la veille d’une catastrophe ; ce n’est pas du tout notre propos. Beaucoup de choses fonctionnent très bien dans le nucléaire. Je profite néanmoins de votre question pour attirer l’attention sur un autre point, qui nous paraît très largement sous-estimé par EDF : ce que nous appelons dans notre jargon les risques psychosociaux ou les facteurs humains et organisationnels, sur lesquels nous travaillons beaucoup.

Dans le domaine de l’aéronautique, cette question a depuis longtemps été intégrée dans les logiques de protection et de sécurité, que ce soit dans les dispositifs de conduite ou de circulation des avions. Mais, de notre point de vue, EDF est très en retard dans ce domaine. Nous venons, par exemple, de réaliser une expertise sur le CNPE de Fessenheim, dont la fermeture est envisagée, comme vous le savez. L’expertise portait sur la situation dans laquelle se trouvent les agents dans la perspective de cette fermeture. Le site de Fessenheim a, comme toutes les entreprises, un document unique d’évaluation des risques professionnels. Or, dans ce document, la question des risques psychosociaux n’est tout simplement pas abordée, et ce n’est pas le seul site nucléaire à être dans cette situation. Les risques psychosociaux étant un élément qualitatif, EDF ne s’estime pas compétent pour les évaluer. On ne les envisage donc pas comme des facteurs de risque : on ne les croise pas avec d’autres facteurs de risques.

Les documents uniques sont conçus de manière centralisée à l’aide de tableaux Excel : des calculs très savants sont réalisés pour indiquer que le risque incendie a une valeur de 423 624, le risque chimique telle autre valeur… On fait des multiplications avec des taux de fréquence et des taux de gravité, qui sont assez ridicules du point de vue de la prévention des risques. Cela ne signifie que les risques organisationnels ne sont pas pris en compte : sur chaque site, des agents sont chargés de ces questions. Cependant, des moyens considérables sont consacrés par EDF à la prévention des risques liés notamment à l’exposition des travailleurs au rayonnement ionisant et, de manière générale, à la radioprotection. Dans ce domaine, l’organisation est très rigoureuse et bien meilleure, en tout cas, qu’il y a une quinzaine d’années, par exemple. Mais, en contrepartie, en quelque sorte, un certain nombre d’autres domaines sont négligés. C’était le cas du risque incendie ; cela l’est un peu moins car, depuis qu’un certain nombre de sinistres sont survenus, la direction du parc a comblé certaines lacunes. C’est également le cas des risques chimiques, qui sont souvent sous-estimés, comme en témoignent nos expertises. C’est le cas enfin, de façon plus transversale, des risques organisationnels ou psychosociaux.

M. Jean-Marc Zulesi. La sous-traitance, dans le nucléaire, est de rang 1, 2 ou 3. Comment évaluez-vous l’impact de cette déclinaison de la sous-traitance ? Par ailleurs, le concept d’exclusion de rupture, qui est appliqué à un certain nombre de pièces ou de procédures, est-il, selon vous, employé de manière trop intensive ?

M. Nicolas Spire. L’exclusion de rupture est un concept qui est d’ordre plutôt matériel, sur lequel nous n’avons pas de compétences particulières. On peut concevoir que les analyses de risques soient faites de façon à exclure l’hypothèse qu’un matériel donné puisse faire défaut. Nous serions bien entendu beaucoup plus dubitatifs, pour ne pas dire critiques, si ce concept était étendu à des logiques organisationnelles ou à des considérations de risques. Nous n’osons imaginer que le choix a été fait de manière délibérée ou préconçue d’exclure par principe que le générateur de vapeur allait tomber. Nous pensons plutôt qu’il s’agit d’une négligence, d’une conséquence de la mise à distance des opérations ou de la manière dont on se repose sur les sous-traitants. Encore une fois, on n’ose imaginer qu’il y ait eu une exclusion de principe de ce type de configuration. En tout cas, nous n’avons pas rencontré, sur les sites, de personnes qui nous ont dit : « Cela, on ne lenvisage pas ou on refuse de lenvisager ». Cela nous paraîtrait très grave si c’était le cas, bien sûr.

M. Vincent Lemaître. Pour répondre à votre première question, nous avons pu constater différents niveaux de sous-traitance au sein des centrales. Quelle information précise souhaitez-vous avoir sur ce point ?

M. Jean-Marc Zulesi. Je souhaiterais savoir quelles sont les conséquences du fait qu’il y a jusqu’à trois niveaux de sous-traitance. Serait-il pertinent de limiter celle-ci à un ou, au maximum, deux niveaux ?

M. Vincent Lemaître. Mon collègue l’a souligné tout à l’heure, on constate, sur certains sites, une réintégration dans certains services. Il existe en effet, au sein du parc, une hétérogénéité organisationnelle. Il ne faut pas penser que tous les sites – et même au sein d’un palier de 900 ou 1 300 MW – sont organisés de la même manière. En fait, chacun bénéficie d’une certaine latitude qui permet au service en charge de la gestion de la maintenance électrique, par exemple, de décider de réintégrer certaines activités. Je crois qu’il faut effectivement limiter la prestation globale, pour qu’EDF ne perde pas sa capacité à rester maître d’ouvrage et à exercer une réelle surveillance qualitative des modes opératoires des sous-traitants qui interviennent en niveau 1 et en niveau 2. De fait, la prestation globale, avec la limite du DSI « chapeau », ne permet pas d’organiser la surveillance des interventions, ce qui pose de gros problèmes en matière de sécurité.

M. Jean-Marc Zulesi. Avez-vous déjà réalisé une étude d’impact qui permette de mesurer les conséquences d’un tel niveau de sous-traitance sur la qualité de l’organisation, de l’activité et des prestations fournies ?

M. Nicolas Spire. Nous ne l’avons pas réalisée en tant que telle, mais une littérature assez abondante existe sur le sujet. Pour les « activités identifiées comme importantes pour la protection » (AIP), la limite que vous évoquez existe déjà, puisque deux niveaux de sous-traitance seulement sont autorisés. Mais, nous l’indiquons dans le rapport, le dispositif du GMES a permis, d’une certaine façon, à EDF de jouer avec la règle des niveaux en considérant que le GMES était, à lui seul, un unique niveau, alors que, de fait, Orys, par exemple, est, par rapport à Areva, quasiment dans une position de second niveau. Puisqu’un deuxième niveau était autorisé, ont existé, de fait, des situations de niveau 3, voire ponctuellement, ici ou là, de niveau 4.

Il ne s’agit pas d’interdire la sous-traitance, car on ne peut pas concevoir, dans une logique industrielle, qu’une entreprise exerce absolument toutes les activités ; cela n’aurait pas de sens. En revanche, il conviendrait de renforcer la façon dont les conditions dans lesquelles les sous-traitants interagissent les uns avec les autres est surveillée, en s’efforçant, du moins du point de vue du nucléaire, de trouver des garde-fous pour les exclure en quelque sorte de la contrainte économique dans laquelle se trouve chacun des acteurs. Car, il faut le dire, si un prestataire renvoie à un autre prestataire, c’est parce que l’activité en question lui coûterait plus cher s’il la réalisait en interne. Il la fait donc réaliser pour moins cher par un prestataire de second rang, qui va lui-même la réaliser pour peu cher pour pouvoir se positionner sur telle ou telle activité. Cela aboutit à des situations sociales que vous connaissez, pour ce qui est des salariés prestataires, et à des conditions de réalisation des activités qui, pour un donneur d’ordres, sont extraordinairement difficiles à surveiller.

M. le président Paul Christophe. Messieurs, je vous remercie pour ces précisions importantes.


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39.   Seconde audition de M. Yannick Rousselet, représentant Greenpeace France et M. Yves Marignac, représentant Wise Paris (14 juin 2018)

M. le président Paul Christophe. Nous accueillons pour notre dernière audition M. Yannick Rousselet, chargé des questions relevant du nucléaire au sein de Greenpeace France, et M. Yves Marignac, expert indépendant, directeur de Wise Paris.

Nous sommes conscients, messieurs, du fait que vous avez tous deux des statuts distincts et que vous défendez des positions parfois différentes ; il aurait peut-être été plus simple de vous entendre séparément, mais des contraintes d’agenda se sont imposées à nous.

Nous vous avons déjà rencontrés une première fois au premier jour de nos travaux, le 15 février dernier. Les circonstances font que vous serez également les personnes qui vont clore notre cycle d’auditions. J’y vois un signe heureux de l’intérêt que notre commission d’enquête porte à l’expertise indépendante, en tous cas, à l’expertise non étatique.

Entre ces deux dates, quatre mois de travail intense se sont écoulés, quarante-trois auditions ont été organisées, au cours desquelles quatre-vingt-trois personnes ont témoigné sous serment. C’est dans le but d’approfondir certains points que la commission a souhaité vous entendre une seconde fois.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de déposer sous serment. Elles doivent jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Yannick Rousselet et M. Yves Marignac prêtent successivement serment.)

M. le président Paul Christophe. La commission d’enquête arrive au terme de ses travaux. Je sais que vous avez suivi la plupart des auditions avec attention. Quelles sont les principales conclusions que vous tirez des échanges que vous avez entendus ?

M. Yannick Rousselet, chargé des questions relevant du nucléaire au sein de Greenpeace France. Je tenais d’abord à vous dire combien je suis admiratif de la quantité de travail que vous avez fournie, tout comme de la pertinence des questions que vous avez pu poser à vos interlocuteurs, ainsi que de cette réunion publique organisée à Cherbourg avec Sonia Krimi. Il était important de le souligner, ce type de travaux pouvant parfois être menés rapidement et sans réel esprit d’ouverture. Cela n’a pas été le cas de votre commission d’enquête et le fait que vous ayez entendu l’ensemble des acteurs est très positif. Cela ne préjuge évidemment en rien des conclusions que vous livrerez et qui vous appartiennent, mais nous considérons objectivement que vous avez fait le tour de la question.

Reste ce qui viendra après le rapport, car des rapports, il y en a plein les tiroirs. Quelles suites aura donc votre commission d’enquête ? De quels moyens la représentation nationale va-t-elle pouvoir se doter pour assurer le suivi de vos recommandations afin qu’elles ne restent pas lettre morte ? Ce sont à nos yeux les questions essentielles.

M. Yves Marignac, directeur de Wise-France. Pour ma part j’ai également été extrêmement impressionné par la somme de travail qu’a fournie votre commission, par le nombre très important d’auditions, par la richesse des échanges et par l’implication de l’ensemble des députés à travers les questions qu’ils ont pu poser. C’est, me semble-t-il, la première fois qu’un travail parlementaire va ainsi au fond des choses.

J’avais eu l’honneur d’ouvrir votre série d’auditions et j’avais insisté sur ce que je considère être une crise systémique de la sûreté et de sa gouvernance –j’y inclus, au-delà de la sûreté proprement dite, la sécurité, ainsi que la gestion des matières et des déchets. Or vos travaux ont malheureusement renforcé ce constat que j’avais posé à l’époque, comme l’a renforcé l’actualité puisque, depuis que votre commission a commencé ses travaux, on a vu surgir le problème des soudures de l’EPR et qu’une décision de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) a validé le générateur de vapeur (GV) du réacteur de Fessenheim 2, ce qui, pour moi, pose réellement la question de la capacité du système à poser des garde-fous.

Vos travaux ont permis d’éclairer les différentes causes et les différents enjeux de cette crise systémique, et nos attentes sont donc fortes par rapport aux conclusions et aux recommandations que vous pourrez formuler.

Un enjeu en particulier mérite selon moi toute l’attention, je veux parler de cette zone grise dans laquelle il est difficile de rendre à chaque acteur la responsabilité de ses engagements, de ses décisions et de ses actes. À cet égard, il me paraîtrait souhaitable que les travaux que vous avez menés aboutissent à mettre en place des processus qui garantissent que, demain, l’ensemble des acteurs soient davantage responsables, pour que la confiance dans le système, sa sûreté et sa gouvernance puisse être rétablie. Il y a là, démocratiquement parlant, une réelle urgence.

M. le président Paul Christophe. Je vous remercie pour vos propos. Si nous avons pu mettre en place un dialogue de qualité, c’est aussi grâce aux personnes auditionnées, aux experts en particulier, qui nous ont aidés à construire ce parcours d’auditions. Chaque éclaircissement que nous avons reçu nous a permis de pousser nos investigations, appuyées, lorsque c’était nécessaire, par des déplacements sur les sites ou des lectures complémentaires. Il nous faut, à cet égard, remercier tous ceux qui ont joué le jeu.

Je voulais revenir avec vous sur l’ASN et sur l’idée de lui conférer des compétences en matière de sécurité passive. Par ailleurs, certains observateurs ont attiré notre attention sur la nécessité d’augmenter ses moyens, notamment en étoffant ses effectifs avec une quinzaine de postes supplémentaires. Quel est votre sentiment sur ces questions ?

M. Yannick Rousselet. La démonstration a été faite tout au long de vos auditions que l’interaction est permanente entre sûreté et sécurité, et qu’on ne peut envisager l’une sans l’autre. Cela n’a fait que renforcer l’idée, que nous défendons depuis toujours, de confier en effet à l’ASN des compétences en matière de sécurité. Cette double tutelle permettrait une action cohérente, sachant que des actes de malveillance peuvent avoir des conséquences directes sur la sûreté ; cela empêcherait d’autre part que les deux questions, abordées séparément, aboutissent à des conflits de points de vue, comme cela peut arriver.

En ce qui concerne les moyens, il est clair qu’il faut écouter les demandes de l’ASN ou de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), qui ont devant eux un travail considérable à accomplir avec la prochaine échéance de la VD4 – la quatrième visite décennale –, la question de la prolongation ou non des réacteurs, à quoi il faut ajouter le suivi de l’EPR, qui est loin d’être terminé, mais aussi la maintenance des installations du cycle autres que les centrales.

Ce n’est évidemment pas à nous de vous dire quels sont les besoins en personnels de l’ASN pour s’acquitter de ces différentes tâches, mais j’insiste sur le fait qu’il est important d’écouter leurs revendications en termes de moyens financiers et de personnels.

J’en profite pour insister également sur les moyens des commissions locales d’information (CLI), afin qu’elles puissent remplir leur mission auprès de la société civile. C’est d’autant plus important que les périmètres de sécurité vont être étendus, que la population concernée va donc augmenter et que les moyens aujourd’hui ne sont clairement pas à la hauteur.

Vous avez beaucoup travaillé sur ces questions de sûreté et de sécurité. Or, si les questions de sûreté sont assez transparentes, tout ce qui touche à la sécurité reste difficilement appréhendable par la société civile, et nous nous heurtons en la matière à une véritable opacité. Certes, il y a là des intérêts industriels ou touchant à la défense qui sont en jeu, et il est légitime de vouloir les protéger, mais davantage de clarté sur ces questions nous paraît indispensable.

M. Yves Marignac. J’avais également beaucoup insisté sur l’articulation entre sûreté et sécurité. Il se trouve que j’ai eu la chance, la semaine dernière, d’être auditionné à huis clos par la sous-commission de la sécurité nucléaire de la Chambre des représentants de Belgique, avec l’Autorité fédérale de contrôle nucléaire, équivalent de notre ASN, qui, elle, a cette double compétence en matière de sûreté et de sécurité. Je peux témoigner que cela induit une différence très importante dans la manière dont cette autorité appréhende les dispositifs de sûreté et il me semble très primordial que nous revoyions, de notre côté la répartition des compétences en la matière.

En ce qui concerne les effectifs et les moyens, il est évident que, dans le contexte de crise que nous connaissons, les moyens nécessaires à l’évaluation, au contrôle et au suivi doivent plus que jamais être augmentés. J’ajoute que ces moyens ne doivent pas uniquement être dévolus aux acteurs institutionnels – l’IRSN pour l’évaluation, l’ASN pour le contrôle – mais également aux acteurs de la société civile : je pense non seulement aux CLI, qu’a évoquées Yannick Rousselet, mais également à l’expertise non institutionnelle. Vous avez, et je vous en remercie, souligné l’apport de cette expertise à vos travaux et, plus largement, au débat sur le nucléaire en France. Or force est de reconnaître que le vivier où puiser cette expertise non institutionnelle, est relativement maigre. Vous avez auditionné Bernard Laponche, Jean-Claude Zerbib, David Boyer, Myckle Schneider : avec ces quelques noms-là, on a pratiquement fait le tour des experts indépendants.

Quant à la problématique du secret en matière de sûreté et de sécurité, il me semble positif que votre commission réfléchisse à l’élargissement du nombre de personnes disposant d’une habilitation. Avant cela néanmoins, la priorité doit être de restreindre le champ du secret, car celui-ci me semble aujourd’hui trop large pour ce qu’il convient de cacher – et je m’appuie entre autres, pour affirmer cela, sur certains propos tenus devant vous par les représentants d’EDF.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Les membres de la commission sont unanimes à penser que les parlementaires doivent avoir accès à certains documents classés concernant la sécurité. Cela étant, nous avons été surpris de constater que, selon les sites, les éléments classifiés ne sont pas les mêmes. Ainsi, nous avons pu avoir accès aux plans des piscines de La Hague, qui sont pourtant stratégiques, mais pas aux plans des piscines d’EDF qui, elles, sont classées secret. Nous nous étonnons donc que ce soit l’opérateur qui décide de ce qui doit être classifié ou non, et nous pensons qu’il y a là une vraie question et un enjeu qui touche à la démocratie.

Par ailleurs, à la suite de ce que vous et d’autres interlocuteurs nous ont dit sur les risques que comportait l’entreposage en piscine, nous avons demandé à l’IRSN une étude sur les différents types d’entreposage, à sec et en piscine. Avez-vous pu jeter un œil à ce rapport ? Pouvez-vous nous dire ce que vous en avez pensé ?

M. Yannick Rousselet. Pour ce qui concerne le secret, je vous invite à relire les conclusions du groupe de travail du Haut Comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire (HCTISN) qui a réalisé il y a trois ou quatre ans une longue étude sur les procédures classification. Nous avons effectivement constaté que c’était l’exploitant qui classifiait les informations qu’il estimait devoir l’être. C’est ainsi que nous nous sommes aperçus que de nombreux plans de sûreté d’installations avaient été classifiés, ce qui interdisait d’en discuter dans le cadre des enquêtes publiques.

Cela étant, nous avons obtenu que le dossier de sûreté concernant le « moxage » de Blayais soit publié et que seuls les passages sensibles soient « caviardés ». On a ainsi constaté que les passages en question étaient très peu nombreux, qu’ils concernaient uniquement quelques coffrets électriques et que le fait qu’ils soient occultés ne gênait en rien la compréhension du document. Il existe donc des solutions permettant de préserver le secret tout en garantissant un minimum de transparence.

De même, la semaine dernière, le groupe permanent du HCTISN a pris connaissance du rapport de l’IRSN sur la cohérence du cycle. Or, pour appréhender correctement ce rapport, nous avions besoin des données sur lesquelles il s’était appuyé mais qu’EDF refusait de communiquer. Opposé à cette rétention d’informations, l’IRSN a finalement décidé que rien ne l’empêchait, pour sa part, de publier ces données.

En ce qui concerne le rapport de l’IRSN, il a au moins l’avantage d’exister et d’inscrire la problématique de l’entreposage dans un cadre où figurent l’ensemble des solutions possibles. Il comporte des remarques intéressantes et a le mérite d’ouvrir un débat sur laquelle la France avait jusqu’à présent fait l’impasse puisqu’il était considéré comme acquis qu’on retraitait, qu’aucune autre option n’était envisageable et qu’on entreposait donc le combustible usé en piscine. La vérité, c’est que tout le monde sait parfaitement que ni le MOx ni l’uranium réenrichi (URE) ne seront jamais retraités…

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Sur cette question, les points de vue divergent.

M. Yannick Rousselet. Absolument, mais je vous donne mon avis. À partir du moment où l’ensemble des combustibles usés sont regroupés dans une piscine centralisée, on peut émettre certains doutes sur les finalités de ce stockage, solution à laquelle il faut cependant apporter un certain crédit, selon l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra).

Nous sommes en train de parler d’un stockage – même si techniquement et administrativement parlant, il ne s’agit pas à proprement parler de stockage – pour plusieurs dizaines d’années, un siècle environ. Il ne s’agit donc pas de traiter cela à la légère et d’entreposer les déchets dans un coin en attendant que ça passe.

Là-dessus, la position de Greenpeace est très claire : nous sommes pour l’entreposage en subsurface sèche. Nous avons d’ailleurs interpellé l’IRSN sur certains éléments techniques figurant dans son rapport, en ce qui concerne notamment la température du MOx, qui nous paraissent en contradiction avec ce que l’on observe à l’étranger. Au passage, je signale qu’il est écrit noir sur blanc dans le rapport que les piscines de La Hague sont enterrées, ce qui n’est pas le cas. Il s’agit d’une petite erreur.

M. Yves Marignac. Lorsqu’on évoque la problématique du secret, ce qui me vient à l’esprit, c’est la problématique de la vulnérabilité des piscines et des bâtiments combustibles aux menaces extérieures.

À ce propos, je voudrais insister ici sur le fait que, contrairement à ce que prétend EDF, Greenpeace n’a jamais écrit dans son rapport sur la sécurité de nos sites nucléaires que la totalité des parois des piscines mesurait trente centimètres d’épaisseur ; le rapport est beaucoup plus précis. En tout état de cause, cette question du secret est très problématique dès lors qu’il s’agit d’apprécier la résistance des sites aux menaces de référence, et il serait d’ailleurs souhaitable que les parlementaires soient informés sur ce que sont aujourd’hui les menaces de référence, car il me paraît difficile d’apprécier les menaces à leur juste portée si l’on ne dispose d’aucune information ni sur la vulnérabilité potentielle des sites ni sur la nature des menaces.

Il me semble que les représentants d’EDF que vous avez auditionnés en mars vous ont affirmé qu’il n’y avait pas de risque de dénoyage des piscines de combustibles en cas de chute d’un avion de ligne. Or, lors d’une réunion de dialogue technique sur la sûreté, avec l’IRSN, l’ASN, l’Association nationale des comités et commissions locales d’information (ANCCLI) et EDF, lundi dernier, ce qui nous a été dit, c’est qu’à l’origine les études de sûreté sur la résistance des piscines ne portaient que sur leur partie basse, celle précisément où les parois sont d’une épaisseur significativement supérieure à trente centimètres. Ce n’est qu’ensuite que la résistance à l’impact d’un avion de l’aviation générale, type Cessna ou Learjet, a été testée sur les murs, mais pas sur les toits. Ce sont en tout cas les propos qu’ont tenus EDF et l’IRSN et j’ai du mal à les raccorder à ce qui vous a été déclaré dans cette enceinte concernant la sécurité. Cela illustre bien la manière dont le secret sert à créer du flou et à empêcher que nous ayons des réponses sur les questions les plus essentielles.

Pour ce qui concerne le rapport que vous avez demandé à l’IRSN, il touche à un sujet que j’avais longuement abordé devant vous lors de ma première audition. J’ai d’ailleurs sollicité à maintes reprises l’IRSN pour qu’il lui consacre une étude et je suis ravi qu’avec les pouvoirs dont elle dispose votre commission l’ait obtenu.

Le grand intérêt de ce rapport est qu’il établit une comparaison entre les différentes stratégies d’entreposage et pose ainsi les bases d’un débat. Il semble qu’EDF s’oriente aujourd’hui vers l’option d’une piscine où seraient centralisés les déchets, c’est-à-dire un ouvrage séculaire censé perdurer bien au-delà de la pérennité à laquelle peut raisonnablement prétendre EDF. Or le choix de l’entreposage est un choix qui engage la nation tout entière et ne saurait être confié à un opérateur privé aussi important soit-il.

À l’heure où se pose ce choix, ce rapport est donc particulièrement bienvenu, et ce d’autant plus qu’il se prononce déjà sur certains points tout à fait significatifs, en particulier la faisabilité de l’entreposage à sec, confirmant, ainsi que des experts comme moi ont pu vous le déclarer ici, qu’il est intrinsèquement plus robuste. Ces conclusions découlent d’une analyse faite sous l’angle de la sûreté, mais on saisit tout ce qu’elle a d’important, dès lors qu’on aborde la question sous l’angle de la sécurité.

Je considère néanmoins qu’il ne s’agit que des prémices d’une réflexion à venir, car l’analyse proposée reste fortement marquée par ce biais culturel consistant à imaginer que le retraitement des déchets est inéluctable. Vous semblez contester, madame la rapporteure, que tous ne partagent pas l’idée qu’il ne faut pas retraiter ; je pense plutôt que tout le monde ne le dit pas, mais que tout le monde le sait. Je pense en tout cas qu’au moment où EDF envisage l’entreposage du combustible dans cette piscine centralisée il faut arrêter de penser « tout‑retraitement » et se projeter vers d’autres options.

Comme je l’ai dit, le rapport, lorsqu’il analyse les possibilités de surveiller et de manipuler le combustible selon l’option retenue, raisonne dans l’optique du retraitement. Or si on abandonne cette perspective, les conclusions auxquelles on parvient évoluent nécessairement. J’ajoute que l’analyse de l’IRSN comporte une faille. Elle repose en effet sur l’hypothèse selon laquelle le MOx, parce qu’il est plus chaud, ne peut pas être entreposé avant plusieurs dizaines d’années et qu’un passage en piscine est donc obligatoire. Des projets à l’étude en Allemagne montrent au contraire qu’on sait aujourd’hui mettre en conteneur pour le transporter et donc, éventuellement, pour l’entreposer, du MOx doté d’une puissance thermique de l’ordre de 4 kilowatts par assemblage, soit le double des 2 kilowatts dont l’IRSN dit qu’ils constituent la limite au-dessus de laquelle on ne peut pas entreposer de déchets radioactifs. Or ce point mérite d’être approfondi car, si on abandonne l’idée que, au-delà de 2 kilowatts, l’entreposage est impossible, alors toutes les conclusions du rapport de l’Institut sont remises en question.

M. le président Paul Christophe. Le rapport ne fait pas de ce chiffre une valeur absolue et admet que la technologie et la recherche sont susceptibles de le faire évoluer. C’est en tout cas un ordre de grandeur, dont le but était surtout de nous éclairer et de poser les éléments du débat.

M. Yves Marignac. En effet, on peut notamment mélanger dans des châteaux d’entreposage du MOx, avec du combustible à l’uranium, plus froid, dès lors que l’on renonce à l’idée que ce combustible à l’uranium devra nécessairement être retraité.

M. le président Paul Christophe. C’est effectivement une donnée que nous avait confirmée Orano.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Il nous a été dit que, en cas d’arrêt du retraitement, nous allions nous retrouver avec une quantité de déchets bien plus considérable, avec tout ce que cela implique en termes de sûreté et de sécurité. Quel est votre avis sur ce point ?

M. Yannick Rousselet. Dans le cadre du plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs (PNGMDR), un groupe de travail, auquel participent les exploitants et la direction générale de l’énergie et du climat (DGEC), a été formé pour évaluer les conséquences environnementales du retraitement d’un côté et de non-retraitement de l’autre.

La première chose qu’il faut garder à l’esprit, c’est que la quantité de radioactivité ne diminue pas avec le retraitement : la quantité qui sort dans l’usine est la même que celle qui y est entrée ; elle en sort simplement sous une autre forme. Cela étant dit, l’opération de retraitement offre cet avantage que, d’un point de vue administratif, elle permet un changement de statut de la matière : en effet, dans la perspective du retraitement, le combustible usé cesse d’être considéré comme du déchet pour acquérir la qualité de produit recyclable, puisqu’il contient 96 % d’uranium de retraitement (URT). Soit. Mais les solvants, les filtres des piscines et l’outillage utilisés lors des opérations de retraitement sont eux-mêmes voués à devenir des déchets puisqu’ils ont été contaminés, et on évalue à environ soixante-cinq mètres cubes le volume de déchets supplémentaires créés pour une tonne de combustible retraité.

L’idée que le retraitement diminuerait le volume des déchets est donc une absurdité totale, d’autant qu’on a tendance à ne prendre en compte que la matière active, mais la matrice de verre dans laquelle on place les produits de fission occupe également un certain volume.

Il en va de même pour les suremballages, et vous avez dû visiter l’atelier de compactage des coques (ACC) de La Hague. Certes, le volume de matière est plus faible après la compression, mais, d’une part, le compactage a concentré la radioactivité et, d’autre part, on aboutit, avec le suremballage, à un volume assez similaire à celui du combustible avant compactage.

Les volumes à gérer après retraitement sont donc supérieurs à ceux que vous avez si vous ne retraitez pas. J’insiste sur ce point car il convient de regarder la totalité des volumes à traiter et pas uniquement les containeurs de combustibles irradiés que les exploitants voudraient placer sur le site du Centre industriel de stockage géologique (Cigéo).

Nous sommes donc farouchement opposés au retraitement qui non seulement ne diminue pas le volume de déchets mais, au contraire l’augmente. Le Haut Comité va d’ailleurs, sous la présidence de Mme la députée Natalia Pouzyreff, présente ici, publier un rapport dont nous espérons qu’il sera validé le 28 juin et qui dresse un état des lieux complet de la situation, montrant que l’option du retraitement se discute.

La France est d’ailleurs aujourd’hui le seul pays à retraiter. Les Japonais voudraient le faire depuis très longtemps, mais l’usine de Rokkasho, qui devait démarrer en 1996 ne fonctionne toujours pas ; les Anglais, quant à eux, arrêtent le retraitement et les Américains ne l’ont jamais pratiqué. On peut donc se demander pourquoi les autres pays, qui ne gèrent pas leurs déchets de façon totalement idiote, ont renoncé au retraitement et pas nous.

Ce qui entraîne une autre question : à quoi sert le retraitement ? S’embêter avec le MOx, avec la gestion d’un produit plus compliqué, qui engendre des coûts supplémentaires n’a aucun sens, sinon celui de perpétuer un dogme, une habitude que la réalité d’aujourd’hui ne justifie plus, y compris si l’on adopte le point de vue d’un partisan du nucléaire. Nous sommes un peu semblables aux Shadoks, qui pompaient l’eau à l’avant du bateau et la rejetaient à l’arrière pour se donner l’illusion d’avancer, et il est aberrant que les exploitants eux-mêmes ne se posent pas la question de ce qu’ils font.

On nous parle d’un accord passé avec la Russie qui, à partir de 2023, réenrichira de l’uranium de retraitement qu’EDF pourra réutiliser, et l’on justifie cet accord en prétendant qu’il va augmenter la proportion de recyclage. Mais je rappelle que ce qui sera recyclé, ce n’est pas ce qui partira en Russie mais ce qui en reviendra, à savoir les assemblages d’URE.

En réalité, cette opération va permettre de répondre à l’une des recommandations du PNGMDR, qui est de diminuer la quantité de déchets stockés en France. Puisque l’URT déborde de partout à Pierrelatte, on va exporter plusieurs dizaines de milliers de tonnes d’uranium de retraitement appauvri – ce qui, entendons-nous bien, n’a rien à voir avec l’uranium appauvri de l’enrichissement qui, lui, est destiné aux réacteurs et à l’usine de La Hague. Il faut savoir que, dans ce type de contrat, l’enrichisseur devient propriétaire de la matière qu’il traite : en d’autres termes, après que nous aurons envoyé, sous forme d’URT, tout ce qui est stocké à Pierrelatte, nous récupérerons ce qui a été enrichi – soit 10 % à 20 % de la matière – mais nous aurons réussi, par un beau tour de passe-passe et en toute légalité, à nous débarrasser du reste chez les Russes. Cela ne semble poser de problème à personne, mais je vous invite à regarder de très près ce que sont, en vérité, les conséquences du retraitement.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. On nous a expliqué que l’uranium de retraitement était pour l’instant stocké à Pierrelatte en attendant d’être réutilisé. Lorsque nous avons demandé des précisions, on nous a effectivement répondu qu’il devrait être utilisé à partir de 2023, mais sans mentionner qu’il serait envoyé à l’étranger. On nous a parlé d’une réutilisation par la centrale de Cruas motivée par des raisons tenant au cours de l’uranium – celui-ci étant particulièrement bas, on a choisi de continuer à en acheter.

M. Yannick Rousselet. C’est également ce qu’on m’a dit, la veille du jour où j’ai appris ce qu’il allait véritablement se passer. Il m’a en effet été confirmé que l’uranium de retraitement serait enrichi à l’usine Georges-Besse II, ce qui est en effet techniquement possible ; le seul problème est que, pour cela il faut au préalable convertir l’oxyde d’uranium – U3O8 – en Hexafluorure d’uranium – UF6 –, et que nous n’avons pas les installations pour le faire en France.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Il y en a une au Tricastin…

M. Yannick Rousselet. Nous pouvons le faire mais à partir d’uranium naturel, pas à partir d’uranium de retraitement. D’où le fait, comme on nous l’a également dit, de faire éventuellement appel à un exploitant étranger, en Allemagne ou sur le site d’Almelo aux Pays-Bas. Mais, au lieu de cela, le choix s’est porté, comme par hasard, sur les Russes de Tenex, à qui l’on confit également l’enrichissement, alors qu’on aurait fort bien pu ne les charger que de la conversion et récupérer la totalité de la matière pour l’enrichir dans l’usine Georges-Besse II, dont tout le monde sait qu’elle est sous-utilisée. Mais, dans cette hypothèse, nous aurions récupéré les 80 % de déchets dont nous nous débarrassons en Sibérie. Or ce que cherche EDF au travers de cette opération, c’est à diminuer ses stocks d’uranium de retraitement en les envoyant chez les Russes. Là encore, je vous invite à lire le compte rendu réalisé par la délégation du Haut Comité qui a visité il y a quelques années les installations de Tomsk en Russie, et qui a établi qu’il y avait beaucoup à dire sur le site, tant d’un point de vue social que d’un point de vue environnemental. Or, je ne pense pas que les choses ont considérablement changé depuis…

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous êtes donc en train de nous dire que l’on enverrait l’uranium retraité en Russie pour le convertir, mais également pour l’enrichir, à l’usage des centrales nucléaires russes ?

M. Yves Marignac. Non. L’uranium, qu’il s’agisse d’uranium naturel ou d’uranium de retraitement, lorsqu’il ne présente pas une teneur suffisante pour passer en réacteur doit être enrichi. Avec de l’uranium naturel, on obtient grosso modo un huitième d’uranium enrichi et sept huitièmes d’uranium appauvri ; avec de l’uranium de retraitement, c’est à peu près la même chose : on obtient un huitième d’uranium de retraitement enrichi – l’URE qui va devenir le combustible – et sept huitièmes d’uranium de retraitement appauvri qui n’a aucune utilité, qui est peu radioactif mais présente quand même l’inconvénient de contenir l’isotope 236 de l’uranium, lequel caractérise justement l’uranium de retraitement par rapport à l’uranium naturel. L’opération consistant à aller faire réenrichir cet uranium de retraitement en Russie permet donc d’y évacuer sept huitièmes du volume, qui reste là-bas puisque la pratique internationale veut que ce soit l’enrichisseur qui conserve la partie appauvrie de l’uranium qu’il a traité.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Ne revient donc en France que la partie enrichie ?

M. Yves Marignac. Absolument. Et c’est précisément parce que le « cycle du combustible » est extrêmement complexe que la manière simplifiée dont l’industrie le raconte lui permet effectivement de faire passer un certain nombre de messages qui ne sont ni cohérents ni conformes à la réalité industrielle. D’où l’importance de creuser le sujet.

Beaucoup d’acteurs de la filière vous ont dit que l’arrêt du retraitement entraînerait une augmentation du volume de déchets. En réalité, l’arrêt du retraitement aboutit à un volume de déchets comptabilisés plus important, mais le volume de matière reste globalement le même, sachant que ce qui détermine le volume utile de déchets à stocker, c’est la thermique, laquelle est assez directement proportionnelle au produit de fission, donc à l’énergie que vous avez tirée de votre matière.

Si le fait de retraiter ou non ne change pas fondamentalement les choses en matière de volume, cela complexifie en revanche énormément la gestion de la matière, puisqu’au lieu d’avoir un combustible usé qui sera géré en tant que tel, vous aurez les déchets du retraitement, le MOx usé, l’URE usé, l’uranium de retraitement appauvri, le plutonium accumulé ici et là, les rebuts du MOx et j’en passe. Wise Paris a réalisé il y a quelques années une note sur les comparaisons en volume, qui corrobore ce que disait Yannick Rousselet, à savoir qu’il n’y a pas de gain en volume final.

Au-delà de cela, les défenseurs du retraitement développent un argument très gênant que vous avez sans doute entendu, à savoir qu’il réduirait la radiotoxicité finale, du fait de l’absence de plutonium dans la matière destinée au stockage géologique. Or cet argument est fondamentalement biaisé, dans la mesure où, sous prétexte de prévenir un risque à très long terme – sachant de surcroît que le plutonium, s’il a certes une radiotoxicité forte, est l’un des éléments qui va le moins migrer dans l’environnement géologique de stockage des déchets –, on justifie une pratique industrielle – le retraitement – qui fait courir, elle, à court terme, un risque avéré aux travailleurs du nucléaire et à la population, puisqu’on va isoler et manipuler ce plutonium, qui est précisément la matière la plus radiotoxique, pour l’intégrer au MOx, lequel MOx va être transporté et réinjecté dans les réacteurs.

Mme Natalia Pouzyreff. Nous avons en effet travaillé au HCTISN sur le retraitement, et je peux confirmer qu’aujourd’hui le cycle n’est pas fermé.

Je voudrais néanmoins préciser, pour la clarté des débats, qu’on ne doit pas confondre la problématique du Mox avec celle de l’URT. L’URT est en effet stocké alors qu’on n’en fait pas grand-chose. On peut l’enrichir pour le valoriser. C’est un choix industriel et économique, qu’il ne m’appartient pas de juger, en particulier pour ce qui concerne son envoi en Sibérie. Pour ce qui est du MOx, c’est un peu différent, puisqu’il reste dans notre cycle en attendant que celui-ci soit fermé, dans l’hypothèse des réacteurs de quatrième génération.

M. le président Paul Christophe. Lors de nos auditions, la question de l’arbitrage entre entreposage en subsurface et stockage géologique nous a surtout été résumée en termes de temporalité, le stockage géologique offrant une solution pour cent mille ans dès lors que l’on s’est prémuni contre les mouvements géologiques, tandis qu’avec l’entreposage en subsurface, le risque existe qu’à l’horizon de quelques milliers d’années, on retombe dessus avec, comme conséquence, des désordres bien plus conséquents. Qu’en pensez-vous ?

M. Yannick Rousselet. Nous considérons qu’en matière de stockage il n’y a pas de bonne solution aujourd’hui. La solution de l’enfouissement géologique, telle qu’elle est envisagée, pose à nos yeux des problèmes qui compromettent l’exploitation du site prévue pour cent ans. Les risques d’incendie ou ceux liés à la production d’hydrogène rendent à nos yeux le projet Cigéo inacceptable, malgré les démonstrations de l’Andra. D’où le fait que nous sommes favorables à l’entreposage de longue durée en subsurface, ce qui ne veut pas dire que nous considérons cet entreposage comme une solution pérenne. Nous n’avons pas de bonne solution pérenne.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous considérez donc l’entreposage en subsurface comme une solution transitoire, en attendant de trouver un moyen pérenne permettant le stockage définitif des déchets ?

M. Yannick Rousselet. On peut résumer ça comme ça, sachant qu’il reste toujours la question de ce que signifie l’entreposage sur un siècle. Est-il besoin de rappeler en effet qu’en un siècle nous avons connu deux guerres mondiales et des changements géostratégiques extrêmement importants, que le nucléaire n’a qu’une quarantaine d’années, alors que, même si Cigéo se faisait dans les meilleures conditions, il n’accueillerait pas les déchets de haute activité avant les années 2075-2080 ? Cela signifie que nous avons aujourd’hui du combustible usé et des déchets vitrifiés qui, compte tenu de la vitesse à laquelle pourra être descendu le combustible, seront encore là au début du siècle prochain. Il serait donc, selon nous, plus approprié de parler de stockage que d’entreposage, même s’il s’agit d’un stockage limité dans le temps. Au-delà, je n’ai aucune vision de ce que sera la situation dans une centaine d’années, voire en 2075, c’est-à-dire dans plus de temps qu’il ne s’en est écoulé depuis que le nucléaire existe.

M. Yannick Marignac. Le débat mêle en réalité deux enjeux différents sur deux échelles de temps distinctes. On parle, d’une part, d’une échelle de temps le long de laquelle on se projette dans une société responsable, qui conserve la maîtrise et la responsabilité des déchets, tout l’enjeu étant de trouver une solution définitive pour leur stockage ; il y a ensuite une échelle de temps beaucoup plus longue, qui nous projette vers une société dont il est à peu près certain qu’elle aura perdu la connaissance et la maîtrise de ces déchets, qui devront donc avoir été placés en situation dite de « sûreté passive », c’est-à-dire une situation où l’homme et l’environnement en seront protégés malgré l’oubli. Dans cette perspective de très long terme, je ne sais pas aujourd’hui imaginer de moins mauvaise solution que le stockage géologique. Pour paraphraser Churchill, je dirais que le stockage géologique est la pire solution à l’exception de toutes les autres.

Toute la question reste néanmoins de savoir comment gérer cette transition entre la phase active, qui consiste à imaginer une solution pérenne, et la phase passive de très long terme. Cela implique un effort d’anticipation, pour pouvoir lâcher prise, sans quoi l’objectif de sûreté passive ne sera pas atteint.

Il ne faut pas, néanmoins, se projeter trop loin, car la certitude que la pérennité de notre société est assurée pour les quelques siècles à venir est assez faible ; parallèlement, il ne faut pas non plus aller trop vite parce que nous n’avons aujourd’hui ni la capacité ni la garantie de pouvoir mettre en œuvre correctement le stockage géologique, et nous avons besoin de poursuivre les recherches, d’imaginer d’autres designs de stockage, voire d’autres solutions.

C’est là qu’intervient la question d’un entreposage robuste du point de vue de la sûreté et de la sécurité, à une échelle séculaire. C’est, selon moi, la priorité, plutôt que de se focaliser comme on le fait sur la question du stockage géologique et d’essayer de mettre en œuvre Cigéo le plus vite possible. Cigéo ne pourra pas être opérationnel rapidement, encore moins pour ce qui concerne la descente dans des galeries de stockage géologique des déchets les plus actifs.

Or les solutions d’entreposage dont nous disposons actuellement pour conserver les déchets les plus actifs et les combustibles usés ne me semblent ni suffisamment robustes ni suffisamment pérennes pour assurer la transition. Dans cette optique, l’entreposage en subsurface me semble la meilleure option.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous avons été assez sérieusement alertés, ce matin encore, que ce soit par les salariés des installations ou par le cabinet Apteis, qui a tenté d’analyser les raisons qui ont conduit à la chute du générateur de vapeur de Paluel, sur la question de la sous-traitance et sur ses implications en matière de sûreté. Nous mesurons à quel point la sous-traitance sur les sites se traduit par une baisse de la qualité des contrôles, une moindre culture de la sûreté et une perte de compétences. Comment, selon vous, améliorer les choses et limiter les risques ?

M. Yannick Rousselet. La question est complexe. Vous avez vu comme moi la réaction extrêmement virulente des délégués syndicaux à la réunion publique de Cherbourg. Ce sont eux qui ont réagi les premiers. Pour eux, la situation est extrêmement grave, que ce soit sur les installations du cycle ou dans les centrales. On l’entend dire de façon récurrente dans les commissions locales. La situation a évolué dans le mauvais sens. La sous-traitance pouvait être une « valeur ajoutée » dans certaines spécialités. Par exemple, l’entreprise STMI a pris un créneau très particulier, très spécialisé, et a ainsi pu apporter une plus-value car elle avait une vraie compétence.

Le problème, c’est quand on sous-traite des pans entiers de la sûreté. Citons l’exemple typique de la base d’énergie de l’usine de La Hague pour laquelle la CLI a estimé à l’unanimité – pronucléaires comme antinucléaires – qu’il était grave que cette installation qui fournit l’air propre aux gens qui sont en scaphandre, ainsi que l’électricité et la chaleur nécessaires aux installations de sûreté, soit sous-traitée. Pourquoi a-t-on sous-traité, si ce n’est uniquement pour des raisons économiques ? Le problème, c’est que la situation globale d’EDF et d’Orano est extrêmement tendue – pour ne pas dire plus – sur le plan économique si bien que la tendance est toujours d’aller au moins-disant. On dépasse des seuils de plus en plus importants car, désormais, une partie de la radioprotection est sous-traitée. Or, c’était vraiment le domaine régalien de l’industrie. Auparavant, il était hors de question d’y toucher : cela devait rester sous la responsabilité des gens sous statut. Si la CLI s’en est mêlée, c’est que nous considérons qu’il y a un problème de sûreté. Nous sommes évidemment restés dans notre rôle. Nous ne voulions pas nous mêler de la question du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Nous avons considéré que la dégradation des conditions de travail à l’intérieur de l’entreprise pouvait avoir des conséquences environnementales et pour les populations.

Je vous invite d’ailleurs à lire la dernière lettre d’inspection de la division de l’ASN de Caen : le bilan qu’a fait sa commission « facteurs sociaux, organisationnels et humains » (FSOH) de la réorganisation de La Hague est catastrophique. Cela faisait des mois qu’on demandait à l’ASN de faire ce bilan. Elle l’a fait et je peux vous assurer que la situation est extrêmement inquiétante du point de vue de l’organisation de la sûreté et des effectifs dans l’établissement de La Hague. L’ASN a d’ailleurs laissé deux mois à l’établissement pour régler la situation. Autant vous dire que vu ce qui est demandé, je n’imagine pas une seconde que les choses puissent être réglées dans ce délai. C’est l’organisation fondamentale de l’établissement qui est en question.

Se pose la question de la sous-traitance en tant que telle, mais aussi celle de la transmission de la connaissance et du savoir. On assiste à des dégagements de cadres en nombre extrêmement important et les tuilages qui existaient par le passé entre personnes ayant travaillé ensemble pendant longtemps se font de moins en moins. On pense aujourd’hui remplacer par le papier et la procédure quantité de choses qui étaient transmises par les hommes eux-mêmes. Je n’ai pas de solution à proposer car nous ne sommes pas dans l’entreprise. C’est avec les syndicalistes qu’il faut en parler au maximum. À cet égard, la suppression des CHSCT ne me semble pas vraiment une bonne idée car c’était malgré tout un lieu dans lequel il se passait énormément de choses. Les personnes qui occupaient des postes de représentants syndicaux avaient une vraie compétence et une vraie spécificité qui vont être perdues avec la création de la nouvelle structure de concertation. Les CHSCT contribuaient selon moi à la sûreté à l’intérieur de l’entreprise mais aussi à la sûreté en général. Je ne comprends absolument pas qu’on puisse se passer des CHSCT dans des entreprises à risque. Vous m’avez demandé de proposer des solutions : je n’en ai pas forcément à proposer mais éviter de supprimer les CHSCT irait dans le bon sens.

Mme Perrine Goulet. Les CHSCT ne disparaissent pas purement et simplement. Ils ont été fusionnés, pour des raisons d’efficacité, avec les délégués du personnel (DP). Il faut faire attention à ce qu’on dit. On ne supprime pas la compétence des gens : on les met tous dans un autre organisme.

M. Yannick Rousselet. Je vous invite à en reparler avec les gens qui étaient présents à Cherbourg et qui ont pu voir les délégués syndicaux des CHSCT : ce sont les mots que ces derniers ont utilisés. Eux considèrent que les CHSCT sont supprimés. À partir du moment où il y avait dans les CHSCT des gens ayant une connaissance particulière de l’entreprise dans leur domaine, la suppression de ces CHSCT est une vraie perte en termes de sûreté.

M. Yves Marignac. La question que vous soulevez se pose d’abord du point de vue des travailleurs, compte tenu des risques et des conditions de travail auxquels ils sont exposés. J’ai le plus grand respect pour ces travailleurs et je ne peux qu’apporter mon soutien à leurs préoccupations. Cependant, je ne suis pas compétent pour apporter des réponses sous cet angle.

Derrière la question de la sous-traitance, il y a une question plus large d’organisation, de culture de sûreté et de compétences. Cela nous renvoie à la capacité des industriels à faire. Si les industriels démontrent que la sous-traitance telle qu’ils la pratiquent est parfaitement compatible avec les objectifs de sûreté, les engagements qu’ils prennent et les exigences à atteindre, pourquoi pas – si, par ailleurs, les conditions de travail des salariés sont respectées ? Aujourd’hui, la sous-traitance contribue au fait que les objectifs de sûreté ne soient pas atteints et que les engagements, les exigences de qualité et les délais ne soient pas respectés par les industriels. C’est une dérive globale du système qui est accompagnée par les autorités.

Je prendrai un exemple provenant de la réunion de dialogue technique de lundi dernier où l’on parlait de l’échéance de la quatrième visite décennale (VD4) – ou quatrième réexamen de sûreté – pour les réacteurs à 900 mégawatts (MW). EDF et l’ASN y ont ouvertement parlé d’un calendrier de mise en œuvre en « VD4 +4 » – c’est-à-dire du fait qu’une partie des travaux associés au renforcement des exigences pour la prolongation de fonctionnement se passerait au moment de la quatrième visite décennale et qu’une autre partie – 10 % à 20 %, peut-être plus – serait reportée quatre ans plus tard. J’ai demandé à l’Autorité de sûreté nucléaire quel était le fondement réglementaire sur lequel s’appuyait ce choix. L’ASN m’a répondu qu’il n’y avait pas de fondement réglementaire particulier mais que la réglementation le permettait. Question suivante : qu’est-ce qui justifie d’envisager que les choses se passent de cette manière ? Réponse d’EDF et de l’ASN : c’est une question de capacité de l’exploitant à mettre en œuvre l’ensemble des travaux concernés. En effet, on sait depuis longtemps que la quatrième visite décennale va engager des travaux beaucoup plus importants que par le passé et que si on attend le dernier moment pour les faire – sachant qu’en plus, il faut traiter beaucoup de réacteurs en même temps – EDF n’aura pas la capacité à faire. Les travaux auraient pu être anticipés mais on est dans la situation inverse : non seulement ils n’ont pas été anticipés mais c’est la limite de la capacité à faire de l’exploitant qui devient le pilote de la mise en œuvre des exigences de sûreté. Je vous incite donc à réfléchir à la définition des critères de capacité des exploitants à faire qui s’imposent et qui nous évitent cette perpétuelle fuite en avant.

Mme Perrine Goulet. Vous n’avez donc aucune réponse concrète à apporter concernant la sous-traitance ?

M. Yves Marignac. Non, je l’ai dit. Je ne me sens pas qualifié pour faire des recommandations sur le problème spécifique de la sous-traitance. J’appelais simplement à l’inscrire dans le cadre d’une préoccupation plus globale à l’égard de la capacité des exploitants à faire.

M. Yannick Rousselet. Il est sûr que le nombre d’alertes qui sont lancées dans les CLI, la réaction des syndicats l’autre jour à la réunion publique et les réactions qu’on peut lire sur les réseaux sociaux de la part de certains représentants syndicaux doivent nous conduire à nous interroger. Les syndicats ne font pas cela pour le plaisir ni pour remettre en cause leur entreprise – surtout qu’on a affaire à des entreprises où l’esprit maison a été historiquement fort. On a généralement vu, chez Areva devenue Orano comme chez EDF, des syndicats qui étaient forts et qui défendaient leur maison. Aujourd’hui, on devrait quand même s’inquiéter que des gens qui sont à l’intérieur même des centrales – que ce soient des sous-traitants ou des gens sous statut – s’interrogent publiquement sur la sûreté de celles-ci. Cela étant, c’est plutôt aux dirigeants de ces entreprises de gérer ce problème.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous arrivons à la fin de nos travaux, ce qui est dommage car de nombreuses questions vont rester en suspens. La question de la sous-traitance est revenue de plus en plus au fur et à mesure que nous avancions dans nos travaux. Je m’interroge quant au contrôle que peut exercer l’ASN sur cette sous-traitance. Il y a apparemment des inspecteurs du travail qui examinent les conditions de travail des personnels mais j’aurais bien envie d’entendre à nouveau l’Autorité sur ce sujet car j’ai l’impression que certains éléments nous manquent. J’ai par exemple été surprise que le rapport qui a été commandé par le CHSCT à la suite de la chute du générateur de vapeur de Paluel n’ait pas donné lieu à des échanges entre l’ASN et Apteis – cabinet d’expertise qui nous a d’ailleurs indiqué que ce type de rapport prenait du temps et qu’il faudrait laisser un délai suffisant à ces cabinets pour pouvoir faire des expertises dans ces domaines pointus. Ce rapport est ce qu’il est mais il soulève des questions cruciales. Peut-être l’ASN connaît-elle tous ces sujets mais elle est forcément concernée par ce rapport. Vous qui fréquentez l’ASN, avez-vous l’impression qu’elle pourrait en faire plus sur cette question de sous-traitance ?

M. Yves Marignac. La sous-traitance doit en effet être beaucoup mieux surveillée, car elle soulève des enjeux de sûreté et de conditions de travail – on l’a dit – mais aussi de sécurité puisqu’il faut contrôler les personnes ayant accès à différentes parties d’une installation. Cette supervision doit donc être assurée et ne l’est probablement pas suffisamment. L’ASN a les compétences pour le faire – tant en termes de personnes que de champ d’action – mais peut-être cela ne fait-il pas suffisamment partie de ses priorités. Je peux assez difficilement porter un jugement à ce sujet.

En revanche, je puis témoigner qu’en groupe permanent d’experts de l’Autorité de sûreté nucléaire, il y a souvent, dans les dossiers qu’on examine, un chapitre consacré aux facteurs organisationnels, sociaux et humains. Or, cela n’est pas le domaine dans lequel les compétences des membres des groupes permanents sont les plus fortes et ce sujet est, la plupart du temps, traité de manière très secondaire alors qu’il est fondamental dans le quotidien de l’exploitation et des personnes qui sont à la manœuvre dans ces installations.

M. le président Paul Christophe. En ce qui concerne la sous-traitance, on nous a révélé à plusieurs reprises qu’il y avait parfois des échanges d’habilitations, qu’on ne se retrouvait pas forcément avec la bonne personne et que la présence de tel ou tel dépendait de sa dosimétrie. L’une des options pourrait-elle consister à imposer un carnet nominatif individualisé, si possible avec photo pour qu’on sache à qui on a affaire, recensant les certificats de compétence pour savoir à quel titre les sous-traitants interviennent et dans quels domaines et qui permettent de compiler leur dosimétrie cumulée ? Ce dispositif, observé au Japon, permettrait à la fois de s’assurer qu’on a la bonne personne en face de soi et qu’on ne l’expose pas à des dosimétries cumulées dépassant les seuils en vigueur.

M. Yannick Rousselet. Vivant à côté de Flamanville, je discute forcément avec des travailleurs. Je le fais aussi avec ceux de La Hague. Ils nous alertent en permanence et passent quelquefois par nous pour transmettre des messages dans les CLI car ils ont peur de s’exposer. Il est en effet compliqué pour des sous-traitants de s’exposer à l’intérieur d’une entreprise. Les témoignages sont pléthore de sous-traitants qui me disent qu’ils ont pris leur dose cumulée pour l’année mais que, s’ils le disent et s’ils ne laissent pas leur dosimètre dehors, ils perdront leur travail. Le problème, c’est l’organisation actuelle – dont est responsable le premier niveau qui emploie les sous-traitants. On s’est retranché derrière le fait qu’on avait limité le nombre de niveaux et que cela allait résoudre le problème.

En réalité, si on choisit l’entreprise la moins-disante, les gens seront payés au lance-pierre et vivront dans de mauvaises conditions sociales si bien que l’ambiance même de travail s’en ressentira. La qualité de vie et les conditions de travail de la sous-traitance influent directement sur la qualité du travail fourni. Cela nous renvoie à la manière dont l’exploitant premier – EDF ou Orano – va contrôler ces entreprises de sorte que les résultats de leur activité ne soient pas déplorables. Le système global s’est progressivement dégradé et arrive à un niveau extrêmement critique. Qu’il s’agisse de la gestion du personnel ou de la qualité du travail accompli, on n’a jamais vu autant de malfaçons et de problèmes qu’aujourd’hui : ce n’est pas un hasard. Ce n’est pas forcément parce qu’il y a plus de transparence qu’on découvre tous ces problèmes mais aussi parce qu’ils sont de plus en plus nombreux. Il y a des quantités de choses qu’on savait faire et qu’on ne sait plus faire ou qu’on fait mal. Ce sont globalement des problèmes économiques et de gestion industrielle qui nous ont amenés à la situation d’aujourd’hui.

M. Yves Marignac. La solution du carnet me paraît tout à fait bonne à première vue. Quand je dis que je ne me sens pas compétent sur le sujet, je veux dire que je ne suis pas capable d’imaginer d’éventuels problèmes liés à la mise en place d’un tel outil – problèmes que les salariés et travailleurs pourraient identifier. C’est aux premiers concernés de réagir à une telle proposition. Vue de l’extérieur, elle semble tout à fait bonne mais je ne pense pas qu’elle soit pour autant de nature à résoudre le problème qui est plus fondamental car culturel. Ce qui revient et me frappe le plus dans ce qu’on entend, c’est un témoignage qui peut se résumer ainsi : « Avant, quand on voyait ou quon avait un problème, il était valorisé de le dire. Aujourdhui, il est valorisé de le taire. » Je ne puis dire si cet état d’esprit domine désormais dans les installations. Ce sont des témoignages que j’entends et comme chacun de nous, je suis dépendant des personnes à qui je peux parler. Mais si c’est le cas, cela doit être traité beaucoup plus en profondeur qu’avec les outils que vous proposez – même si ces derniers peuvent aider à corriger les effets de cet état d’esprit.

Mme Natalia Pouzyreff. Que pensez-vous et qu’attendez-vous des consultations nationales qui vont être menées aussi bien sur Cigéo que sur le PNGMDR ?

M. Yannick Rousselet. Le premier message envoyé à Mme Jouanno était qu’il fallait replacer les choses dans leur contexte. Il faut repartir de la question de l’aval dans son ensemble et éviter d’extraire chacun de ses éléments du contexte général. Il faut aussi assurer une cohérence entre les deux débats qui ont été organisés, l’un sur une piscine centralisée et l’autre, sur les matières et les déchets radioactifs. Il est surtout important que les gens soient associés aux discussions bien en amont et pas une fois que les choses auront été décidées. Je vous renvoie à l’échec total du débat qui a déjà eu lieu sur Cigéo ou à celui sur l’EPR : les choses avaient déjà été décidées mais ont quand même été mises en débat. On finit alors par s’occuper de la couleur du papier peint. C’est prendre les citoyens pour des imbéciles et ça ne peut pas fonctionner. Les expériences de concertation montrent qu’on ne tient que peu ou pas du tout de l’avis qui a été exprimé. Si on continue sur ce chemin-là, les citoyens vont avoir de la défiance. Il faut pouvoir accepter qu’à l’issue du débat, certaines décisions soient remises en cause. Samedi dernier, 400 citoyens sont venus donner leur avis : j’espère que cela a servi à quelque chose et que les résultats de cette concertation seront pris en compte dans le traitement de la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE). Il y a concertation non pas parce que 400 citoyens se déplacent mais si ce qu’ils produisent est intégré au résultat. Si ce ne l’est pas, ils ne reviendront pas.

Mme Natalia Pouzyreff. Il y a concertation et concertation.

M. Yannick Rousselet. Tout à fait, mais il importe que, lors du débat prévu à la rentrée, toutes les questions puissent être mises sur la table dès le début – y compris celles qui touchent à la sécurité. Si certains sujets sont exclus de la discussion, il va y avoir un problème. Si on parle des déchets, des structures et des matières, comptez sur nous pour reparler des piscines car cela fait partie du problème. Nous attendons un débat ouvert et surtout, qui serve à quelque chose.

De même se pose la question du contrôle de la prise en compte des mesures qui sont décidées. Pour revenir sur la question de la sécurité que vous suivez particulièrement depuis le début de cette commission d’enquête, on sait que des mesures sont déjà en train d’être prises chez EDF et chez Orano. Comment va-t-on s’assurer que ces mesures seront réellement prises et suivies d’effets ? On sait par exemple que des détecteurs vont être installés sur la première clôture : très bien. Faisons l’inventaire de toutes ces mesures et regardons en quoi elles améliorent les choses et si elles sont efficaces. Doubler les pelotons spécialisés de protection de la gendarmerie (PSPG) ou installer des caméras sur la première clôture résoudra-t-il la question de la sécurité ? Nous pensons que non et nous continuerons à poser la question de la défense passive. Il n’empêche que l’ensemble des mesures qui sont prises au fur et à mesure doivent être vérifiées. Rappelons que, dix ans après l’incident de la centrale du Blayais, les batardeaux de protection n’étaient toujours pas mis en place à Gravelines. EDF a alors répondu que pour des raisons budgétaires, ce serait pour l’année suivante. On a de nombreux exemples où les opérateurs mettent un temps fou à prendre les mesures nécessaires. Des questions de sécurité ont été posées, de même que la question des piscines. Il va falloir qu’elles soient prises en compte sinon le débat ne servira à rien.

M. Yves Marignac. J’attends beaucoup des processus participatifs à venir. Je garde notamment en tête le très bel exercice de démocratie participative qu’avait été le débat sur la politique générale de gestion des déchets radioactifs en 2005. C’est la première fois que la Commission nationale du débat public (CNDP) pilotait un débat de politique générale et non pas un débat sur un projet. Seul énorme bémol de cet exercice : la loi avait été écrite avant le débat. Il y a donc eu une déconnexion totale entre démocratie participative et démocratie représentative. Je prends le fait que vous vous intéressiez déjà au débat à venir comme un signe que la connexion sera bien meilleure cette fois-ci. En tout cas, j’attends beaucoup du débat lui-même et du processus que va conduire la CNDP.

Nous sommes à un moment historique où, La Hague étant une installation vieillissante, la question se pose de savoir s’il faut y réinvestir ou s’il faut faire autre chose. Il y a ce projet d’entreposage centralisé du combustible mais la réutilisation ad vitam aeternam des matières valorisables accumulées n’est pas exactement une perspective réaliste. On est aussi confronté aux enjeux post-11 septembre et post-Fukushima, ce qui soulève la question de la bonne manière de gérer nos stocks de matières et de déchets. Tout cela fait qu’il est nécessaire de remettre complètement à plat la gestion du combustible et des déchets dans ce pays et d’élaborer une stratégie robuste à moyen-long terme. L’étude de l’IRSN sur l’entreposage à sec et l’entreposage sous eau me semble illustrer le type de contribution qu’on peut apporter à ce débat. J’ai évidemment le souhait que ce ne soit pas seulement l’IRSN qui fasse ce type d’études mais qu’on puisse construire des expertises plus partagées dans le cadre de processus pluralistes. Dans la phase de préparation de ce débat, il y a matière à construire des outils de compréhension des enjeux de cette nature. Nous pouvons avoir devant nous un beau moment de démocratie participative et d’intelligence collective. Cependant, ce débat ne sera évidemment utile que dans la perspective qu’il se traduise par des orientations claires – reconduction des orientations actuelles ou au contraire stratégie plus sûre à long terme de désengagement du retraitement et d’entreposage robuste.

M. Hervé Saulignac. Dans votre propos introductif, vous avez évoqué une crise systémique. Puis, au fil de l’échange, vous avez parlé de la dégradation de l’outil, de la perte de compétences et de ce que personne ne pouvait réellement anticiper il y a cinquante ou soixante ans. J’ai le sentiment qu’on est là face une immense difficulté du fait de l’accumulation de toute une série de défis qu’on a peut-être du mal à prioriser et qui rendent encore plus difficiles les enjeux de demain. Lorsque la France a fait le choix du nucléaire, elle était dans une belle période de croissance ; elle est aujourd’hui dans une période de crise. Elle connaissait la stabilité politique, elle connaît aujourd’hui le terrorisme et la menace. Elle était peu – pour ne pas dire pas du tout – préoccupée par les questions de réchauffement climatique ; elle l’est aujourd’hui fortement. Nous vivions dans une société qui avait un autre rapport à la puissance publique que ce qu’il est aujourd’hui, compte tenu notamment de l’exigence de transparence qui s’impose désormais. On se dit que jamais la France n’a eu autant de défis à relever et peut-être jamais n’a-t-elle eu aussi peu de moyens pour le faire. La vraie question, me semble-t-il, est de savoir quels moyens un pays – si puissant soit-il – peut encore consacrer à l’ensemble de ces défis nouveaux. La France a-t-elle les moyens de gérer le stockage des déchets et tout ce qu’on a pu évoquer ?

M. Yves Marignac. Elle doit les avoir. Elle n’a pas d’autre choix. Je partage complètement la mise en perspective que vous faites du changement de contexte, d’époque et d’enjeux. Je voudrais mettre ce que vous venez de dire en parallèle avec une phrase qu’a prononcée Jean-Bernard Lévy ici même lors de son audition la semaine dernière et qui m’a terrifié : « EDF doit construire des réacteurs comme le cycliste doit pédaler pour tenir debout ». Je crois vous avoir dit lors de ma première audition que l’une des caractéristiques de l’industrie nucléaire est qu’elle ne sait pas penser sa fin et qu’elle a toujours besoin de se projeter dans de nouveaux développements pour gérer son héritage. C’est quelque chose de très culturellement, très profondément ancré dans l’industrie française, et qui tient au contexte des « Trente Glorieuses » et à la stabilité économique, politique et institutionnelle dans le cadre de laquelle elle s’est construite. C’est vrai pour l’industrie nucléaire en général, mais ce l’est encore plus pour l’industrie nucléaire française.

Quand j’entends le propos de Jean-Bernard Lévy, mon premier réflexe est de me dire qu’aujourd’hui, EDF n’a tout simplement pas les moyens de construire de nouveaux réacteurs – ou en tout cas, pas en grand nombre dans le cycle perpétuel auquel sa phrase fait référence. Jean-Bernard Lévy nous dit donc qu’il n’a pas d’autre moyen que de tomber. C’est dans ce sens implicite que j’ai trouvé cette phrase très effrayante. La responsabilité est collective, et la représentation nationale que vous êtes a un rôle premier à jouer en ce domaine. Il faut prendre en compte cette difficulté et trouver ensemble les moyens pour qu’EDF, sans se projeter dans cette fuite en avant, sache gérer l’héritage que constituent le parc existant, le démantèlement de ce dernier et la gestion des déchets. La fin de l’industrie nucléaire suscite des enjeux de maîtrise des risques et des coûts importants : ce n’est pas en lançant toujours plus de nouveaux projets qu’on répondra à ces enjeux. C’est aussi pour cela que je disais qu’on est à un moment historique. On arrive au bout d’un cycle industriel qui a été enclenché par le plan Messmer dans les années 1970 et qui a été pensé pour quarante ans. On peut prolonger la durée de vie du parc plus ou moins longtemps mais cela ne décalera les choses que de quelques années. Gérer la fin de ce cycle va coûter. Il faut être capable de regarder cette réalité en face et de mettre les moyens institutionnels, économiques, financiers et industriels nécessaires pour gérer cette réalité de manière responsable. Le moins que je puisse dire, c’est qu’aujourd’hui, la manière dont les industriels semblent envisager cette perspective nous prépare plutôt au pire qu’au meilleur.

M. Yannick Rousselet. Je n’ai rien à ajouter à cette analyse.

Mme Perrine Goulet. Cette dernière intervention est intéressante car, ce matin, les responsables syndicaux nous ont dit tout le contraire, à savoir qu’on perdait en sûreté car il n’y avait pas d’avenir et qu’en conséquence, les salariés ne se projetaient pas dans la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GEPEC) et qu’on n’arrivait pas à récupérer les bonnes compétences. Pour eux, on n’est justement pas à la fin d’un cycle. Il y a donc une grosse différence entre votre vision et la leur.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Il me semble que ce qu’ont dit les responsables syndicaux ce matin, c’est qu’à force de répéter que le nucléaire n’est pas quelque chose de bien et qu’il va s’arrêter, on se prive de la possibilité d’attirer dans la filière nucléaire des gens de valeur et qu’on a donc besoin de redonner de la visibilité à cette dernière. Cela me rappelle l’image du vélo : on a besoin de dire aux gens que cela va continuer pour qu’ils continuent à venir dans la filière et qu’on ne perde pas les compétences. C’est un processus sans fin.

Mme Perrine Goulet. M. Marignac disait, lui, qu’on était à la fin d’un cycle et qu’il fallait arrêter. Ce n’est pas la même vision que celle des syndicats.

M. Yves Marignac. Quand je dis qu’on est à la fin d’un cycle, c’est un constat. On est à la fin du cycle industriel du parc nucléaire existant et de l’outil industriel qui l’entoure. Les réacteurs actuels et La Hague ont été pensés pour une période d’une quarantaine d’années environ. On peut étendre cette période jusqu’à cinquante voire jusqu’à soixante ans mais on arrive au terme de cette aventure industrielle.

Ensuite, on peut discuter de la question de savoir si la suite sera une nouvelle aventure industrielle nucléaire. Je pense pour ma part qu’EDF n’a pas les moyens financiers ni les capacités industrielles de se lancer dans une nouvelle aventure de ce type. J’en veux pour preuve l’échec qu’est malheureusement le réacteur de Flamanville – je dis « malheureusement » au sens où cet échec témoigne pour moi, là où l’industrie française se veut d’excellence, d’une difficulté à atteindre cette excellence. Cela nous dit quelque chose non seulement de la filière nucléaire, mais de l’état de l’industrie française en général. Je ne suis pas heureux de constater les difficultés de Flamanville. La question d’un nouveau cycle pour le système énergétique et pour la gestion de l’héritage nucléaire se pose.

L’industrie nucléaire dit qu’il faut construire de nouveaux réacteurs pour pouvoir continuer. Lors d’un atelier auquel j’ai participé sur le nouveau nucléaire dans le cadre du débat public sur la PPE, j’ai entendu des gens nous dire qu’il fallait continuer à attirer des compétences dans la filière nucléaire et que, pour ce faire, il fallait de nouveaux projets. Je réponds à cela qu’il faut évidemment conserver et attirer les meilleures compétences dans la filière nucléaire et autour d’elle – j’inclus dans ce périmètre l’IRSN, l’ASN, l’expertise non institutionnelle et la société civile.

Il faut que les gens continuent à se préoccuper de ces questions, car les jeunes d’aujourd’hui, qu’ils aillent dans l’industrie ou dans le milieu associatif, ont plutôt envie de travailler dans le secteur des énergies renouvelables. Il faut donc continuer à attirer des compétences dans le nucléaire et pour cela, faire de la filière du démantèlement et de la gestion des déchets une filière d’excellence. Il faut en faire le cœur de la stratégie pour l’industrie nucléaire car quoi qu’il arrive, c’est le seul secteur dans lequel la croissance est certaine – tant au niveau national qu’à l’international. Je pense que l’industrie nucléaire est capable de se positionner fortement dans ces secteurs. Il faut arrêter de penser que les seuls secteurs porteurs, sexy et capables d’attirer des compétences sont les nouveaux projets de réacteurs car le déclin dans ce domaine est inéluctable. Il faut faire de la gestion de l’héritage nucléaire un projet porteur qui attire des compétences. Je pense avoir un discours responsable. À l’inverse, je me demande s’il est responsable de dire que c’est seulement en faisant de nouveaux projets que nous maintiendrons nos compétences et notre capacité à gérer l’héritage, alors même que la capacité à mener de nouveaux projets n’est pas là.

Mme Natalia Pouzyreff. Il est bien que vous ayez précisé votre pensée, car le fait qu’on arrive au bout d’un cycle ne veut pas dire que ce soit la fin de la filière. Je crois qu’il faut le rappeler pour les gens qui nous regardent – compte tenu des engagements et de la responsabilité que nous avons vis-à-vis des générations futures en matière de gestion des déchets. On sait que le MOx qui est actuellement en train de refroidir dans les piscines n’ira pas dans Cigéo avant soixante-dix ans. Cigéo peut d’ailleurs être considéré comme un choix responsable vis-à-vis des générations futures, puisqu’on propose quand même une solution pérenne à terme. Comme on s’est engagé à passer à 50 % d’énergie nucléaire, on ne peut pas laisser croire qu’on va en terminer avec le nucléaire. Il faut donc maintenir des compétences et des perspectives dans la filière. Ces questions sont aussi liées au prix auquel chacun paie son électricité. Si ce prix est relativement bas, c’est aussi qu’on a cet équilibre. Il faut ensuite être transparent sur les investissements nécessaires à la production. Cela engage la responsabilité de l’État et, plus largement, de tous les citoyens.

M. Yannick Rousselet. Le pire serait de leurrer les gens avec des miroirs aux alouettes en leur parlant de choses dont tout le monde sait qu’elles n’existeront pas. Je comprends parfaitement la manière dont les syndicats réagissent. Si l’on dévalorise les professions liées au démantèlement des centrales, on va avoir un sérieux problème car on va vraiment avoir besoin de compétences très importantes dans ce domaine. Nous sommes unanimes pour dire qu’on a besoin de maintenir les compétences de la filière nucléaire. L’industrie française ayant un héritage en ce domaine, il faut le conserver. Il ne faudrait surtout pas faire croire que, demain, les exploitants auront les moyens de refaire ce qu’ils ont déjà fait ni que le prix du kilowattheure d’électricité sera le même qu’aujourd’hui car tout le monde sait que c’est faux. Il suffit de regarder le prix du kilowattheure d’Hinkley Point pour le comprendre.

Il va falloir tenir compte de ces perspectives pour être crédible. On peut essayer de faire croire aux syndicalistes qu’il y aura demain autant d’emplois dans le nucléaire aux mêmes types de postes qu’actuellement, mais ce n’est pas vrai. Il n’est pas vrai non plus qu’on va recourir aux mêmes personnes que celles qui exploitent aujourd’hui les centrales pour faire du démantèlement. C’est beaucoup plus compliqué que cela. Il va donc falloir prendre à bras-le-corps la fin de ce cycle. Il ne faut pas laisser penser qu’on va relancer une filière avec les mêmes investissements que ceux qu’on a faits à l’époque. Regardons en face la réalité du pays et celle des exploitants. La dette d’EDF est ce qu’elle est. Vous n’allez pas dire tout à coup que tout va bien. Quand EDF a investi à l’époque, elle était dans une situation extrêmement florissante. Si l’on veut garder des compétences, il faut être réaliste dans ce qu’on propose aux jeunes qui viendront dans la filière. Il est totalement ridicule de leur faire miroiter qu’on va construire demain vingt ou trente EPR. Tout le monde sait que c’est techniquement et financièrement impossible.

M. Jean-Marc Zulesi. S’il faut développer la filière du démantèlement, il y a aussi une nouvelle génération qui arrive : celle de la fusion. Elle n’est pas pour demain, mais certainement pour après-demain. Quel regard portez-vous sur cette nouvelle génération ?

M. Yannick Rousselet. Nous n’avons jamais été opposés à la recherche fondamentale, quelle qu’elle soit. Simplement, il faut avoir le sens des réalités. Les échéances de la fusion ne font pas la jointure avec la fin du cycle actuel. Entre les deux, il y a un trou. N’allez pas faire croire aux syndicats que les employés d’EDF vont tenir jusqu’à la fusion. La fusion reste pour le moment tellement hypothétique qu’il s’agit avant tout d’une vision de l’esprit. La faisabilité industrielle de la fusion est loin d’être acquise et prendra de toute façon plusieurs décennies. Or, le problème dont on parle se pose aujourd’hui. Même si vous faites fonctionner vos réacteurs dix ans de plus, vous vous retrouverez quand même avec ce trou. Ce n’est donc pas avec la fusion que vous résoudrez la question des compétences.

M. Jean-Marc Zulesi. Nous sommes d’accord sur le fait qu’il va y avoir un intervalle durant lequel il va falloir apporter des solutions. C’est la raison pour laquelle je parlais d’après-demain. Quel regard portez-vous sur les expérimentations qui vont être menées dans quelques années ?

M. Yannick Rousselet. Pour nous, c’est une vision de l’esprit.

M. Yves Marignac. L’horizon de temps de la fusion est situé, dans le meilleur des cas, dans la deuxième moitié de ce siècle pour une démonstration industrielle éventuelle et le début d’un déploiement. La courbe d’apprentissage de la fusion ne nous incite pas à avoir foi en la possibilité de cette rupture ni en la capacité de produire de l’électricité par fusion à l’échelle industrielle. Historiquement, on a fait des machines de plus en plus grosses et de plus en plus puissantes, mais dont la performance ne se rapproche pas d’une réaction soutenue où l’on consomme moins d’énergie pour provoquer la fourniture d’électricité. Pour moi, la perspective est très incertaine – pour le dire de manière optimiste – et très lointaine – beaucoup trop lointaine par rapport à l’enjeu énergétique et climatique. On répondra par d’autres moyens, je l’espère, à ces enjeux si l’on veut éviter un effondrement. Peut-être que la fusion verra le jour et qu’elle améliorera les choses, mais on n’en aura pas besoin pour répondre à ces enjeux. Présenter la fusion comme une perspective et la relier aux problématiques dont on parle ici n’a pas de sens pour moi. À ce jour, la fusion est un sujet de recherche et il va falloir attendre encore quelques dizaines d’années avant que ce soit autre chose et qu’on puisse la relier à des problématiques industrielles et énergétiques.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Les discussions sur la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) seront assez éclairantes à ce sujet. Comme de nombreux types d’énergies sont en train d’émerger, on verra si cette question de la fusion se posera encore dans trente ans. En attendant, il faut gérer la situation des dix à vingt ans qui viennent.

J’aurais une dernière question à vous poser. Nous allons commencer à entrer dans la phase active de rédaction de notre rapport et de ses recommandations-phares. Si vous deviez faire le travail à notre place, quelles seraient selon vous les priorités pour améliorer la sûreté et la sécurité de nos installations nucléaires ?

M. Yannick Rousselet. Il me semble indispensable de créer une structure permanente de suivi des questions de sûreté et de sécurité au sein de la représentation nationale – mais j’ai cru comprendre que vous comptiez assurer ce suivi. Il faut que cette structure ait le souci du contrôle mais aussi de la transparence et de l’information. Il faut veiller à ce qu’elle ne se transforme pas en cabinet noir.

La fusion des institutions traitant de la sûreté et de la sécurité – ou l’interaction entre ces institutions – me semble très importante de même que la question de l’étendue des compétences de l’ASN.

Il faut aussi vérifier que les questions de sécurité qui ont été posées vont être traitées dans un laps de temps raisonnable et que les réponses apportées seront efficaces. Il ne faut pas se voiler la face. On peut installer des moyens de détection supplémentaires sur les clôtures – pourquoi pas ? – mais la question est beaucoup plus de savoir comment, demain, nos installations seront capables de résister physiquement aux agressions. Et comment allez-vous faire pour vérifier que l’exploitant fera effectivement les investissements nécessaires ?

M. Yves Marignac. L’exercice est difficile et nous sommes, d’une certaine façon, heureux de ne pas être à votre place. (Sourires.) Il faut tout d’abord penser en termes de crise systémique et donc penser au processus permettant de rétablir la confiance et le contrôle.

J’évoquerai aussi la nécessité de réduire toute la zone grise dans laquelle évoluent un grand nombre de décisions de l’ASN. Vous en avez eu un exemple la semaine dernière lorsque vous avez interrogé EDF et l’ASN sur la prolongation, en 2019, de Fessenheim. L’ASN a prescrit la réalisation de diesels d’ultime secours avant la fin de l’année 2018. Cette prescription devrait théoriquement s’appliquer mais EDF ne l’avait pas anticipée puisque l’opérateur ne pensait pas faire fonctionner Fessenheim en 2019. Dans quelles les conditions EDF pourrait-elle déroger à cette prescription ? Cet exemple illustre ce phénomène de non-respect des engagements et de non-réalisation des prescriptions ainsi que la liberté qui est laissée à l’ASN d’apprécier le bien-fondé de l’application de ses propres prescriptions. Il faut donc trouver le moyen de réduire cette zone grise qui altère la confiance qu’on peut avoir dans le système.

De la même manière, il faut réduire le champ du secret et élargir à des parlementaires l’accès au secret-défense.

Plus globalement, il faut concevoir des processus qui rendent l’ensemble des acteurs plus responsables et qui les obligent à rendre compte de leurs engagements, de leurs actes et de leurs décisions. Cela passe probablement par la transparence sur les engagements des exploitants vis-à-vis de l’ASN et sur l’état de réalisation de ses prescriptions. Cela suppose peut-être aussi une évolution des groupes permanents d’experts de l’ASN que je trouve déresponsabilisés dans l’ensemble du système. Cela passe évidemment par un renforcement de l’expertise non institutionnelle et cela suppose de donner des moyens à la société civile dans l’ensemble des institutions où elle s’exprime : le Haut comité, l’ANCCLI, les CLI etc.

M. le président Paul Christophe. Je vous remercie de la clarté de vos propos. J’espère que nous aurons l’occasion de nous retrouver après la publication de notre rapport pour continuer à réfléchir sur ce vaste sujet. Nous n’avons pas le sentiment d’avoir fait complètement le tour de ce dernier mais nous avons beaucoup appris et avons envie de faire.