Travaux de la commission

 1257


ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

 731


SÉNAT

SECONDE SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2017-2018

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale
le 26 septembre 2018

 

Enregistré à la Présidence du Sénat
le 26 septembre 2018

 

 

 

RAPPORT

 

FAIT

 

au nom de la commission mixte paritaire (1) chargée de proposer un texte sur les dispositions restant en discussion de la proposition de loi relative à la lutte contre la manipulation de l’information,

 

par M. Bruno Studer,

Rapporteur,

Député

par Mme Catherine Morin-Desailly,

Rapporteure,

Sénatrice

 

 

 (1) Cette commission est composée de : Mme Catherine Morin-Desailly, sénatrice, présidente et rapporteure ; M. Bruno Studer, député, vice-président et rapporteur.

Membres titulaires : Mme Naïma Moutchou, Mme Fabienne Colboc, M. Didier Paris, Mme Constance Le Grip, M. Frédéric Reiss et M. Laurent Garcia, députés ; M. Philippe Bas, M. Christophe-André Frassa, M. Jean-Pierre Leleux, M. Jérôme Durain, M. David Assouline et Mme Maryse Carrère, sénateurs.

Membres suppléants : M. Guillaume Vuilletet, M. Jean Terlier, Mme Céline Calvez, Mme Cécile Rilhac, Mme Béatrice Descamps, Mme Marietta Karamanli et M. Alexis Corbière, députés ; M. François Bonhomme, M. André Gattolin, M. Michel Laugier, M. Pierre Ouzoulias, M. Olivier Paccaud, M. François Pillet et Mme Sylvie Robert, sénateurs.

 

 

Voir les numéros :

Assemblée nationale : 1re lecture : 799, 949, 978, 990 et T.A. 151.

  1219 rect. Commission mixte paritaire : 1257.

Sénat : 1re lecture : 623, 667, 677, 678 et T.R. 152 (2017-2018).

  Commission mixte paritaire : 731 et 732 (2017-2018)


—  1  —

 

 

 

 

 

 

 

 

Mesdames, Messieurs,

 

Conformément au deuxième alinéa de l’article 45 de la Constitution et à la demande du Premier ministre, une commission mixte paritaire chargée de proposer un texte sur les dispositions restant en discussion de la proposition de loi relative à la lutte contre la manipulation de l’information s’est réunie au Sénat le mercredi 26 septembre 2018 à 9 heures.

La commission mixte paritaire procède d’abord à la désignation de son bureau :

- Mme Catherine Morin-Desailly, sénatrice, présidente,

- M. Bruno Studer, député, vice-président.

La commission a désigné ensuite :

- Mme Catherine Morin-Desailly, sénatrice, rapporteure pour le Sénat,

- M. Bruno Studer, député, rapporteur pour l’Assemblée nationale.

 

*

*          *

Discussion générale

Mme Catherine Morin-Desailly, sénatrice, présidente, rapporteure pour le Sénat. – Comme vous le savez, en séance publique, le Sénat a adopté par 288 voix contre 31 une motion tendant à opposer la question préalable, que j’avais défendue au nom de la commission de la culture. Le rapporteur de la commission des lois, Christophe-André Frassa, avait fait adopter une motion semblable sur la proposition de loi organique.

Le Sénat a donc choisi, à une très large majorité, de ne pas examiner ces deux textes, ce qui augure mal, nous pouvons en convenir dès maintenant, d’un succès de notre CMP.

Il existe un fort consensus dans nos deux assemblées sur la réalité du défi posé par les fausses informations à nos démocraties. De cela, le Sénat est pleinement conscient. La position qui a été exprimée ne traduit en rien une négation du problème, mais nous craignons que le remède ne soit pire que le mal, et que les solutions proposées restent trop partielles.

Un remède pire que le mal : les oppositions se sont principalement cristallisées sur l’article premier de la proposition de loi ordinaire, instaurant une procédure de référé. En dépit des efforts de la rapporteure de la commission des lois de l’Assemblée, Mme Naïma Moutchou, nous achoppons toujours sur la définition des fausses informations. De là découlent nos très vives craintes sur le dispositif mis en place pour en interdire la diffusion. C’est un point central : nous touchons là à la liberté d’expression, qui plus est en période électorale – les élections sont précisément un moment démocratique où le contrôle doit être le plus limité possible. Nous doutons que le juge des référés, qui pourra être saisi par à peu près tout le monde, soit en mesure de se prononcer en très peu de temps… sauf sur les cas les plus flagrants, où son intervention est la moins nécessaire. S’il ne se prononce pas, la fausse information en sera confortée. Selon nous, la solution inscrite à l’article premier est donc au mieux inefficace, au pire dangereuse.

On trouve aux articles suivants des solutions qui, pour comporter moins de risques, n’en sont pas moins inadaptées. Il en va ainsi des nouveaux pouvoirs confiés au Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) au titre II – pouvoirs dont le président du CSA, que nous avons auditionné, semblait bien en peine de nous préciser la portée. La suspension d’une chaîne risquerait d’entraîner en réaction des difficultés pour notre presse dans les pays visés.

Les dispositions sont inadaptées également à la régulation des plateformes. Nous sommes contraints par le cadre de la directive de 2000. Une réflexion est indispensable pour sortir du régime de l’irresponsabilité des hébergeurs, sans entraver la liberté d’expression. Je sais que le président Studer y est attentif. Je dépose prochainement une proposition de résolution européenne sur le sujet afin, je l’espère, d’ouvrir un débat au niveau européen.

Enfin, le Sénat porte depuis longtemps un grand intérêt à la formation au numérique et aux médias. Nous avons donc été sensibles au titre III bis que vous avez introduit. Cependant, dès 2011, à l’initiative de la commission de la culture dont j’étais le rapporteur, dans le cadre de l’examen du « troisième paquet télécom », le Sénat a inscrit dans la loi que « Dans le cadre de l’enseignement d’éducation civique, les élèves sont formés afin de développer une attitude critique et réfléchie vis-à-vis de l’information disponible (…) dans l’utilisation des outils interactifs lors de leur usage des services de communication au public en ligne ». Malheureusement, sept ans plus tard, il nous manque toujours un plan d’action global et stratégique. Il faut y travailler.

Cependant, je tiens à souligner le travail considérable réalisé par l’Assemblée nationale sur le texte, qui me paraît rendre possible – et indispensable – une convergence future sur les grands enjeux. Je veux donc dire à nos collègues députés que si le Sénat n’a pas cru possible de pouvoir améliorer cette proposition, qui nous paraissait comporter de graves dangers, nous sommes tout comme eux conscients des enjeux, et prêts à travailler de concert pour parvenir à un monde numérique mieux régulé et moins sujet aux « manipulations de l’information », comme vous avez très justement rebaptisé la proposition de loi.

M. Bruno Studer, député, vice-président, rapporteur pour l’Assemblée nationale. – Vous avez formulé très clairement nos désaccords. Le Sénat a effectivement adopté, fin juillet, une question préalable, estimant qu’il n’y avait pas lieu de délibérer sur ce texte. Vous déploriez qu’il s’agisse d’une proposition de loi, ne donnant pas lieu à étude d’impact, et que le Gouvernement ait engagé la procédure accélérée. Pourtant, nous avons demandé un avis au Conseil d’État, qui nous a fourni tous les éléments essentiels ; je ne crois pas qu’une étude d’impact aurait apporté des informations supplémentaires de nature à modifier notre approche. Quant à la procédure accélérée, elle était justifiée par la perspective des élections européennes, scrutin dont on sait combien il peut servir de défouloir aux mouvements extrémistes sur des sujets comme l’immigration. On l’a vu lors de la campagne présidentielle, le phénomène prend de l’ampleur, sur notre territoire comme ailleurs. Enfin, nous avons suivi l’avis du Conseil d’État avec suffisamment de scrupules pour ne pas craindre le risque d’inconstitutionnalité.

J’aurais préféré un débat entre nous ; nous attendions vos propositions pour en discuter, afin de progresser par un travail commun, comme nous le faisons souvent. Je pense en particulier à l’éducation aux médias : nous avons complété des dispositions qui émanaient de votre assemblée ! Par l’adoption de cette motion, vous avez également rejeté un article qui ne faisait que corriger une erreur matérielle. Sur le CSA, nous nous sommes bornés à traduire la jurisprudence en droit positif, posant les jalons d’une régulation de l’audiovisuel adaptée au monde numérique. Sur cette question, une mission achève ses travaux à l’Assemblée nationale et vous avez de votre côté travaillé à une évolution des pouvoirs du CSA. J’aurais donc préféré que vous apportiez des modifications au texte, au lieu de le rejeter en bloc. Le Sénat a souvent utilement enrichi les textes, et ce dialogue entre nos assemblées est indispensable à la démocratie.

Il ne reste plus qu’à constater qu’un accord entre nous n’est pas possible…

M. Philippe Bas, sénateur. – Une commission mixte paritaire ne saurait être un séminaire de réflexion, quel que soit l’intérêt du débat. Je n’ai rien à ajouter au propos de Mme la présidente Catherine Morin-Desailly. Le texte n’est pas, à nos yeux, améliorable, c’est pourquoi nous n’avons pas cherché à l’améliorer. C’est sa conception même que nous critiquons. Nous sommes opposés à l’adoption de la proposition de loi, comme à la proposition de loi organique sur le même sujet.

Mme Naïma Moutchou, députée. Le désaccord est en effet trop profond, l’écart, rédhibitoire, entre notre texte et votre rejet. Je déplore l’absence de discussion au fond, sur un sujet que vous ne sauriez minimiser. C’était pourtant une occasion d’être à l’avantgarde de la lutte contre le fléau des fausses informations, qui se propagent en particulier par les réseaux sociaux. La démocratie est touchée au cœur, tous les grands scrutins sont une cible, nous ne pouvons tolérer ces tentatives de déstabilisation. Nos solutions étaient partielles, certes, mais c’était un début. Nous avançons sur une ligne de crête, entre droit à une information transparente et loyale et liberté d’expression. Nous proposons un vaccin qui soigne, non un vaccin qui tue ! Le juge des référés, garant des libertés fondamentales, est ici parfaitement dans son rôle.

Le Sénat, néanmoins, a pris conscience du problème, j’espère ainsi qu’à l’avenir, nous aurons l’occasion de rédiger ensemble de nouveaux textes en la matière.

M. David Assouline, sénateur. – Les fausses informations constituent une question suffisamment importante pour que l’on n’en traite pas de façon décousue, désinvolte, inefficace et dangereuse. Les enjeux en sont à la fois juridiques et politiques.

Ce sujet crucial pour la démocratie a des ramifications dans plusieurs domaines de l’action publique : l’audiovisuel, l’éducation, etc. Faut-il un texte sur les fausses informations ? Si tel est le cas, il exige un long débat, car une question nouvelle, correspondant à une ère nouvelle, nécessite d’élaborer un consensus. C’est la première chose que les députés devraient comprendre. Notre habitude est d’étudier les textes en profondeur. Une loi d’une telle portée ne saurait être adoptée malgré le rejet presque global de l’ensemble des sensibilités politiques, hormis la majorité présidentielle.

Peut-être en tiendrez-vous compte, pour rechercher un consensus entre vous, car la définition des fausses informations a entraîné des remous jusqu’entre l’Assemblée nationale et le Gouvernement. Il serait bon de trouver sinon une unanimité, du moins un large accord.

Le juge des référés sera dans l’incapacité de traiter en quarante-huit heures toute la masse des demandes dont il sera saisi ; la plupart des fausses informations, non sanctionnées, obtiendront de facto une légitimité de vraies informations.

Nous rejetons le texte et souhaitons que l’on se penche beaucoup plus sérieusement sur la question de fond.

Mme Constance Le Grip, députée. – Le groupe Les Républicains de l’Assemblée nationale s’est opposé au texte au nom de principes intangibles qui ne sauraient être écornés ni abîmés. Ce texte n’est pas perfectible au prix d’une bonne volonté et d’un travail supplémentaire : ses fondements mêmes ne conviennent pas ! Nous ne nions pas le problème des manipulations massives, préjudiciables à la démocratie. Mais le combat est à mener au niveau européen, les dispositions sont à inscrire dans les directives sur le commerce, pour définir les responsabilités des plateformes et leur obligations de transparence.

M. Pierre Ouzoulias, sénateur. – L’étude d’impact sert à déterminer la matière sur laquelle on va légiférer. Ce n’est pas au Conseil d’État de le faire. Je regrette également que les résultats de la recherche publique n’aient pas été pris en compte. Une étude d’un laboratoire du CNRS a montré que sur 60 millions de messages diffusés sur les réseaux sociaux durant la campagne présidentielle, 0,0081 % d’entre eux relevait de la fausse information : cette part est statistiquement marginale. La députée de Paris Laetitia Avia, dans son rapport concernant la lutte contre le racisme et l’antisémitisme sur Internet, souhaite porter à l’échelle européenne un projet de création d’un statut particulier d’hébergeur, induisant une responsabilité renforcée s’agissant du traitement des contenus illicites. C’est un sujet sur lequel nous devrions travailler ensemble.

M. Bruno Studer, député, vice-président, rapporteur pour l’Assemblée nationale. – Je ne partage pas votre définition de l’étude d’impact, mais vous rejoins sur la nécessité de travailler à l’échelon européen sur un statut des opérateurs de l’Internet. Avec cette proposition de loi, la France adopte une position d’avant-garde dans l’Union européenne. Je suis allé voir la Commission européenne, le Parlement, pour travailler sur un texte qui n’est ni dangereux, ni inefficace. Nous n’avons pas été désinvoltes dans sa préparation. Nous aurions pu tenir une CMP riche d’échanges comme le fut celle sur le projet de loi portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique (ELAN), durant près de sept heures. C’est dommage… mais je sais que sur un certain nombre de sujets, comme la régulation à l’ère du numérique, nous nous rejoindrons dans l’avenir.

*

La commission mixte paritaire constate qu’elle ne peut parvenir à l’adoption d’un texte commun sur les dispositions restant en discussion de la proposition de loi.