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N° 1266

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 28 septembre 2018

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION DENQUÊTE ([1]) sur l’alimentation industrielle :
qualité nutritionnelle, rôle dans l’émergence de pathologies chroniques,
impact social et environnemental de sa provenance,

ET PRÉSENTÉ PAR

M. Loïc PRUD’HOMME, Président,

 

et

 

Mme Michèle CROUZET, Rapporteure,

 

Députés.

 

——

 

 

TOME II

COMPTES RENDUS DES AUDITIONS

 

 

La commission denquête sur l’alimentation industrielle : qualité nutritionnelle, rôle dans l’émergence de pathologies chroniques, impact social et environnemental de sa provenance est composée de : M. Loïc Prud’homme, président ; Mme Michèle Crouzet, rapporteure ; M. Joël Aviragnet, Mme Nathalie Sarles, Mme Élisabeth Toutut-Picard et M. Pierre Vatin, vice-présidents ; Mmes Blandine Brocard et Bérengère Poletti, secrétaires ; M. Julien Aubert, Mmes Barbara Bessot Ballot, Anne Blanc, MM. Christophe Bouillon, Jacques Cattin, Mme Fannette Charvier, M. André Chassaigne, Mme Béatrice Descamps, MM. Frédéric Descrozaille, Michel Fanget, Nicolas Forissier, Jean-Luc Fugit, Mme Sandrine Josso, MM. Hubert Julien-Laferriere, Michel Lauzzana, Mmes Fiona Lazaar et Sandrine Le Feur, Monique Limon, Zivka Par, Claire Pitollat et M. Richard Ramos, membres.

 

 

 

 


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SOMMAIRE

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Pages

1. Audition, sous forme de table ronde, ouverte à la presse, du professeur Serge Hercberg, directeur de l’Équipe de recherche en épidémiologie nutritionnelle (EREN), et de Mme la docteure Mathilde Touvier

2. Audition, ouverte à la presse, de Mme Julie Chapon, cofondatrice de Yuka

3. Audition, ouverte à la presse, de M. Périco Légasse, journaliste

4. Audition, ouverte à la presse, de M. Pierre Rustin, directeur de recherche au CNRS, accompagné de Mme Paule Benit, PhD, ingénieure de recherche à l’INSERM et de Mme Sylvie Bortoli, PhD, ingénieure de recherche à l’Université Paris-Descartes

5. Audition, ouverte à la presse, de Mme Karine Jacquemart, directrice générale de Foodwatch France

6. Audition, ouverte à la presse, de Mme Monique Axelos, directrice scientifique « alimentation et bioéconomie » de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), de M. Didier Dupont, directeur de recherche, directeur d’unité adjoint du laboratoire science & technologie du lait et de l'œuf (STLO), de M. Fabrice Pierre, directeur de recherche, directeur d’unité adjoint de l’unité de recherche en toxicologie alimentaire (TOXALIM) et de M. Louis-Georges Soler, directeur de recherche, unité Alimentation et sciences sociales (ALISS), accompagnés de Mme Claire Brennetot, conseillère du président-directeur général de l’INRA pour les relations parlementaires et institutionnelles

7. Audition, ouverte à la presse, de M. François Mariotti, professeur à AgroParisTech, président du comité d’experts spécialisés « nutrition humaine » de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES)

8. Audition, ouverte à la presse, de M. Anthony Fardet, chercheur au département nutrition humaine de l'Institut national de la recherche agronomique (INRA), Université Clermont Auvergne, spécialiste en nutrition préventive

9. Audition, ouverte à la presse, de M. Arnaud Gauffier, responsable du programme « systèmes alimentaires durables » à WWF France

10. Audition, ouverte à la presse, de Mme Catherine Chapalain, directrice générale, de Mme Esinam Esther Kalonji, directrice alimentation/santé, et de M. Alexis Degouy, directeur des affaires publiques de l’Association nationale des industries alimentaires (ANIA), ainsi que de Mme Florence Pradier, directrice générale de la Fédération professionnelle l’Alliance 7

11. Audition, ouverte à la presse, de M. Benoit Assémat, inspecteur général de santé publique vétérinaire, conseiller sécurité sanitaire au département risques et crises de l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ)

12. Audition, ouverte à la presse, de M. Gérard Lasfargues, directeur général délégué, pôle sciences pour l’expertise, de Mme Charlotte Grastilleur, directrice adjointe à la direction de l’évaluation des risques, volet santé alimentation, et de M. Jean-Luc Volatier, directeur adjoint à la direction de l’évaluation des risques, volet méthodologie et observatoires de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) (accompagnés de Mmes Alima Marie, directrice de cabinet et Sarah Aubertie, chargée des relations institutionnelles)

13. Audition, ouverte à la presse, de M. Bruno Le Bizec, directeur du laboratoire d’études des résidus et contaminants dans les aliments (LABERCA), INRA/Ecole nationale vétérinaire, agroalimentaire et de l’alimentation de Nantes

14. Audition, ouverte à la presse, de Mme France de Sambucy, directrice des achats, et de Mme Carole Galissant, directrice du pôle culinaire-éducation-expertise de Sodexo France et présidente de la commission « nutrition » du Syndicat national de la restauration collective (SNRC)

15. Audition, ouverte à la presse, de M. Christophe Alliot et de M. Sylvain Ly, co-fondateurs du Bureau d’analyse sociétale pour une information citoyenne (SCIC Le Basic)

16. Audition, ouverte à la presse, de M. Régis Lebrun, directeur général de Fleury Michon, accompagné de M. David Garbous, directeur stratégie et innovation, de Mme Barbara Bidan, directrice santé et alimentation durable

17. Audition, ouverte à la presse, de M. Philippe Pointereau, directeur du pôle « agro-environnement » de SOLAGRO, et de M. Jean-Marc Meynard, directeur de recherche à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) et membre du Conseil scientifique d’Afterres 2050

18. Audition, ouverte à la presse, de M. Pierre Meneton, chercheur épidémiologiste

19. Audition, ouverte à la presse, de M. Gilles Fumey, professeur de géographie culturelle à l’Université Paris Sorbonne IV Lettres, Pôle alimentation, risques et santé

20. Audition, ouverte à la presse, de Mme Natacha Sautereau et M. Marc Benoit, chercheurs en agro-économie respectivement à l'Institut technique d'agriculture biologique (ITAB) et à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA)

21. Audition, ouverte à la presse, de M. Thierry Ponthieu, président et de M. Christian Divin, directeur général de l’Association des entreprises de produits alimentaires élaborés (ADEPALE), ainsi que de Mme Élisabeth Payeux, directrice générale adjointe du Centre technique de la conservation des produits agricoles (CTCPA)

22. Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Marc Mouillac, cuisinier animateur formateur pour le département de la Dordogne, et Mme Valérie Jacquier, diététicienne nutritionniste, membres fondateurs du Collectif « Les pieds dans le plat »

23. Table ronde, ouverte à la presse, sur le thème des additifs alimentaires, avec la participation de Mme Isabelle Girod-Quilain, déléguée générale, et Mme Cécile Pinel, responsable communication et affaires publiques du Syndicat national des ingrédients aromatiques alimentaires (SNIAA), de M. Hubert Bocquelet, délégué général du Syndicat national des fabricants de produits intermédiaires pour boulangerie, pâtisserie et biscuiterie (SYFAB) et de Mme Mélanie Le Plaine-Mileur, secrétaire générale de l’association professionnelle des ingrédients alimentaires de spécialité (SYNPA)

24. Table ronde, ouverte à la presse, avec la participation de M. Étienne Gangneron, vice-président, et Mme Annick Jentzer, chef de service économie des filières de la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA), de Mme Cécile Muret, secrétaire nationale, et M. Laurent Pinatel, porte-parole de la Confédération paysanne, de M. Alain Sambourg, agriculteur et membre du Conseil d'administration de la Coordination Rurale 77, ainsi que de M. Aurélien Clavel, vice-président, et Mme Claire Cannesson, responsable communication et affaires publiques de Jeunes Agriculteurs (JA)

25. Audition, ouverte à la presse, de M. Guillaume Garot, président du Conseil national de l’alimentation (CNA), député de la 1ère circonscription de la Mayenne et vice-président de la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire de l’Assemblée nationale

26. Audition, ouverte à la presse, de Mme Virginie Beaumeunier, directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), accompagnée de M. Loïc Tanguy, directeur de cabinet, de M. Emmanuel Koen, adjoint de la sous-directrice « Produits alimentaires et marchés agricoles et alimentaires », et de M. Jean-Luc Déborde, directeur du laboratoire de Strasbourg

27. Audition, ouverte à la presse, de M. le professeur Jérôme Salomon, directeur général de la santé au ministère des solidarités et de la santé, de Mme Joëlle Carmes, sous-directrice à la sous-direction « prévention des risques liés à l’environnement et à l’alimentation », de Mme Laurence Caté, adjointe à la sous-directrice, de Mme Carole Rousse, chef du bureau alimentation et nutrition, de M. le docteur Michel Chauliac et de Mme Anne Giguelay, chargés de dossier à la Direction générale de la santé (DGS)

28. Audition, ouverte à la presse, de M. Vincent Réquillart, Professeur à la Toulouse school of economics (TSE) et directeur de recherche à l’Institut national de recherche agronomique (INRA)

29. Audition, ouverte à la presse, de M. Patrick Dehaumont, directeur général de l’alimentation et de Mme Laurence Delva, cheffe du service de l’alimentation du ministère de l’agriculture, de l’alimentation et de la forêt

30. Audition, ouverte à la presse, de M. Vincent Jacquot, directeur général de Findus France, de Mme Juliette Baron, responsable qualité, et de M. Abdessamad Arrachid, responsable recherche et développement

31. Table ronde, ouverte à la presse, avec les associations de défense des consommateurs représentées par M. Olivier Dailly, directeur général adjoint de l’Institut National de la Consommation (INC), éditeur du magazine 60 millions de consommateurs, Mme Patricia Chairopoulos, journaliste au magazine « 60 millions de consommateurs », couvrant les secteurs alimentation/environnement/agriculture, et M. Olivier Andrault, chargé de mission alimentation et nutrition de l’UFC-Que Choisir

32. Audition, ouverte à la presse, de Mme Maria Pelletier, présidente, de M. François Veillerette, directeur, et de Mme Nadine Lauverjat, coordinatrice de Générations futures

33. Table ronde, ouverte à la presse, avec les représentants de quatre groupes nationaux de la distribution : pour E. Leclerc : M. Frédéric Gheeraert, directeur de la société SCAMARK, produisant les marques de distributeur d'E. Leclerc, M. Stephan Arino, directeur de la qualité et du développement durable, et M. Alexandre Tuaillon, chargé de mission auprès du président ; pour le Groupe Carrefour : M. Hervé Gomichon, directeur de la qualité et du développement durable, M. Lionel Desence, directeur des affaires scientifiques, réglementaires et nutrition et M. Éric Adam, responsable des affaires publiques ; pour le Groupement Les Mousquetaires –Intermarché : M. Jean-Marc L'Huillier, administrateur responsable du développement durable, M. Olivier Touzé, directeur développement durable et pour Système U – Coopérative U Enseigne : M. Laurent Francony, directeur qualité sécurité sociétal environnement et M. Thierry Desouches, responsable des relations extérieures

34. Audition, ouverte à la presse, de M. François Eyraud, directeur général, et de Mme Laurence Peyraut-Bertier, secrétaire générale de Danone France, accompagnés du docteur Sarah Bourbie Vaudaine, responsable recherche & innovation en nutrition pour les produits laitiers frais France, et Mme Véronique Ferjou-Gaven, directrice des affaires institutionnelles Danone France.

35. Audition, ouverte à la presse, de M. Gérard Raymond, président national de la Fédération française des diabétiques, accompagné de Mme Claire Desforges, responsable des affaires publiques

36. Audition, ouverte à la presse, de Mme Véronique Gasté, cheffe du bureau de la santé, de l’action et de la sécurité de la Direction générale de l’enseignement scolaire (DGesco)

37. Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Luc Volatier, adjoint au directeur de l’évaluation des risques, volet méthodologie et observatoires de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses), M. Louis-Georges Soler, directeur de recherche, Unité ALISS de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) et de Mme Sarah Aubertie, chargée des relations institutionnelles de l’ANSES, pour l’Observatoire de la qualité des aliments (OQALI).

38. Audition, ouverte à la presse, de M. Olivier Bertrand, président, et de M. Christophe Gaschin, secrétaire général du Groupe Bertrand, accompagnés de Mme Christelle Grisoni, directrice générale de Bertrand restauration (filiale du Groupe Bertrand)

39. Audition, ouverte à la presse, de Mme Béatrice Sédillot, cheffe du service de la statistique et de la prospective, et de M. Bruno Hérault, chef du Centre d’études et de prospective (CEP) au Ministère de l’agriculture.

40. Audition, ouverte à la presse, de M. Stéphane Travert, ministre de l’agriculture et de l’alimentation, accompagné de Mme Amélie Le Floch, cheffe adjointe de cabinet, conseillère parlementaire, et Mme Claire Le Bigot, conseillère alimentation, santé et environnement


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1.    Audition, sous forme de table ronde, ouverte à la presse, du professeur Serge Hercberg, directeur de l’Équipe de recherche en épidémiologie nutritionnelle (EREN), et de Mme la docteure Mathilde Touvier

(Séance du jeudi 17 mai 2018)

La séance est ouverte à neuf heures quinze.

M. le président Loïc Prud’homme. Chères et chers collègues, nous souhaitons la bienvenue à Monsieur le professeur Serge Hercberg et à Madame la docteure Mathilde Touvier que nous allons entendre pour débuter le cycle de nos auditions.

Ils représentent l’Équipe de recherche en épidémiologie nutritionnelle (EREN), un collectif interdisciplinaire qui rassemble des chercheurs de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) et de l’Université Paris 13. L’EREN est dirigée par le professeur Hercberg qui préside, en outre, le Programme national nutrition santé, plus connu sous l’acronyme PNNS. Mme Mathilde Touvier est chercheuse
– « chercheure » me semblerait peut-être plus adapté – à l’INSERM. Elle coordonne l’axe « Nutrition Cancer » du laboratoire et a publié de nombreux articles scientifiques dans le champ des études « Nutrition Santé ».

Madame et monsieur, nous avons choisi de vous entendre en premier lieu, car vos travaux sont à même d’éclairer certaines pistes de réflexion de la commission d’enquête.

L’une des pistes possible « colle » d’ailleurs à l’actualité de votre équipe. En effet, en février dernier, vous avez publié une étude dans The British Medical Journal, qui porte sur un suivi pendant huit ans de la cohorte NutriNet-Santé qui compte plus de 100 000 participants volontaires. Les médias ont donné un écho particulier à un point de cette étude, qui suggère un effet de la consommation d’aliments ultra-transformés sur le taux de cancers global, notamment sur celui des cancers du sein.

D’autres facteurs sont sans doute à prendre en compte, comme les additifs ou la présence de nanoparticules dans les aliments ou leurs conditionnements, présence rarement signalée aux consommateurs. Mais je vous laisse nous préciser quelles ont été les bases de ce travail. Quelles autres conclusions sont à tirer de cette étude et quelles suites scientifiques leur seront données ?

Au-delà de ces recherches, nous souhaitons connaître vos attentes à l’égard des pouvoirs publics, en considérant les résultats d’une telle étude.

Concernant le PNNS, qui existe depuis 2001, le professeur Hercberg ne manquera pas de nous préciser les thèmes qui vont ou devraient être privilégiés au titre du cycle actuel du Programme et pour la prochaine période.

Quelles sont, en fait, les retombées tangibles du PNNS pour le grand public ? Tout le monde se souvient de la recommandation, parfois mal comprise, de manger au moins cinq fruits et légumes par jour ! D’autres points méritent-ils d’être soulignés, car ayant eu un impact directement positif sur le niveau général de la santé au titre des volets successifs de ce plan national ?

Sans prétendre à l’exhaustivité, notre commission entend s’attacher à mieux comprendre les problématiques concernant la qualité nutritionnelle des aliments, leur rôle en tant que facteurs dans certaines maladies et l’impact social ou environnemental de leur provenance. Au terme de nos travaux, nous souhaiterions être en mesure de formuler des propositions les plus concrètes, notamment là où les efforts de recherche et d’information nous paraîtraient devoir être accentués.

Nous allons, dans un premier temps, vous écouter au titre d’un exposé liminaire d’une vingtaine de minutes afin de conserver un temps pour l’échange. Puis, dans un second temps, mes collègues vous poseront différentes questions, à commencer par celles de Mme Michèle Crouzet en sa qualité de rapporteure de la commission d’enquête.

Comme le veut l’usage, nous vous invitons à prêter serment.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par des commissions d’enquêtes de déposer sous serment.

(M. le professeur Serge Hercberg et Mme la docteure Mathilde Touvier prêtent serment.)

M. Serge Hercberg, directeur de l’Équipe de recherche en épidémiologie nutritionnelle (EREN). Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, permettez-moi tout d’abord de dire combien nous sommes ravis de pouvoir contribuer au travail de la commission. Nous avons prévu de vous présenter un exposé reprenant quelques éléments de contexte généraux sur les relations entre alimentation et santé – ce sera mon propos pendant une dizaine de minutes – avant d’en venir aux problématiques plus spécifiquement liées aux aliments ultra-transformés, puis Mathilde Touvier s’attachera à vous présenter notre travail qui a été récemment publié sur le sujet ainsi que les suites qui devraient lui être données.

Pour rappeler des éléments de contexte, lorsqu’en France, comme dans l’ensemble des pays industrialisés, on se penche sur les grands problèmes de santé publique auxquels nous sommes confrontés ainsi que sur les maladies chroniques qui se sont développées de façon exponentielle au cours des dernières décennies, que ce soient les cancers, les maladies cardiovasculaires, le diabète, l’obésité, les troubles de minéralisation osseuse, la nutrition apparaît comme l’un de leurs déterminants. Mais nous avons également des arguments de plus en plus probants sur le rôle joué par la nutrition sur de nombreuses autres problématiques de santé, que ce soit dans le domaine des pathologies digestives, ostéoarticulaires, dermatologiques, neurologiques, de déclin cognitif, et autres.

Toutes ces maladies chroniques ont un coût humain extrêmement important. Leur prévalence montre qu’outre les conséquences en termes de morbidité et de mortalité, le coût social et économique est extrêmement lourd. Un rapport du Trésor, paru il y a deux ans, donnait un nouveau chiffrage des coûts directs et indirects liés à l’obésité et au surpoids. Si 17 % des adultes sont aujourd’hui concernés par l’obésité, un focus très particulier montre une croissance de l’obésité chez les enfants, sachant que les dépenses de santé liées à l’obésité représentent 20 milliards d’euros par an.

Pour l’ensemble des maladies chroniques, les coûts sont considérables.

Certes, ces maladies chroniques sont des maladies multifactorielles. Elles ne sont pas uniquement liées à l’alimentation ou à la nutrition. D’autres facteurs génétiques, biologiques, métaboliques ou encore environnementaux jouent un rôle. L’influence du tabac ou des expositions professionnelles est largement connue. Mais de très nombreux travaux parus au cours des quinze ou vingt dernières années ont permis de prendre conscience de l’importance du rôle de la nutrition, notamment de l’alimentation, considérant que si les facteurs génétiques sont ceux sur lesquels les marges de manœuvre restent faibles, les facteurs alimentaires, c’est‑à-dire le contenu de l’assiette et les modes de vie en rapport avec la nutrition, sont des facteurs sur lesquels il est possible d’agir, tant au niveau individuel qu’au niveau collectif.

Nous avons aujourd’hui des idées plus précises sur le poids relatif des facteurs nutritionnels dans le déterminisme des maladies.

Pour vous donner un ordre de grandeur, j’ai choisi deux exemples de maladies qui pourraient être évitées grâce à la nutrition.

Pour commencer, je citerai le cancer. Un travail réalisé par le Fonds mondial de recherche contre le cancer a permis, à partir de l’analyse de plusieurs milliers d’études et selon une méthodologie extrêmement rigoureuse, de considérer qu’environ un tiers des cancers les plus fréquents pourraient être évités grâce à la prévention nutritionnelle dans les pays développés, un quart dans les pays en voie de développement. Nous parlons là de cancers tous sites confondus, mais pour certaines localisations de cancers, ce poids relatif des facteurs nutritionnels est encore plus élevé, notamment pour ce qui est des cancers des voies aérodigestives supérieures, des cancers du côlon et du rectum, ou du cancer de l’utérus.

Pour donner un autre exemple, une simple modification dans l’apport de sel aurait des conséquences remarquables sur la pression artérielle et, donc, sur les conséquences cardiovasculaires possibles. Il suffirait de passer de 10 grammes à 5 grammes par jour, ce qui n’est absolument pas impossible à réaliser. C’est même tout à fait possible : 10 grammes sont à peu près la quantité consommée ces dernières années, 5 grammes sont la recommandation de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). La diminution pour tendre vers cet objectif de l’OMS permettrait de réduire le taux global d’accidents vasculaires cérébraux de 23 % et, de façon générale, celui des maladies cardiovasculaires de 17 %. En matière de prévention, la nutrition offre donc une marge de manœuvre extrêmement importante.

Le problème de l’alimentation et des aliments est qu’ils présentent de multiples dimensions en rapport avec la santé. On sait que des champs très divers, tels le goût ou l’aspect économique, interviennent dans les choix alimentaires. Mais l’étude plus spécifique des aliments montre qu’ils présentent des dimensions diverses.

La première est, bien évidemment, la qualité nutritionnelle, c’est-à-dire la composition nutritionnelle comme la teneur en gras, en sucre, en sel, en calories, en fibres, en vitamines et minéraux. Mais il ne faut pas oublier la deuxième dimension, tenant à la présence d’additifs, que soient des colorants, des conservateurs, des antioxydants, des agents de texture, des exhausteurs de goût, édulcorants ou autres. Il convient également de prendre en compte les composés néoformés qui apparaissent lors de la transformation des aliments, comme l’acrylamide ou les nitrosamines. Quant aux pesticides, insecticides, raticides, fongicides et herbicides, s’ils ne sont pas intrinsèquement des aliments, ils peuvent, dans la chaîne alimentaire, venir les imprégner et avoir un impact sur la santé. Nous pourrions également ajouter tout ce qui concerne les emballages et la capacité de diffusion à partir des emballages sur les aliments eux-mêmes et, donc, sur la santé.

Sur ces dimensions diverses des aliments, nous avons des degrés de certitude dans les liens qu’ils entretiennent avec la santé mais qui varient en fonction des données scientifiques existantes.

S’agissant de la qualité nutritionnelle, nous disposons depuis quinze ans de travaux épidémiologiques, cliniques et mécanistiques qui permettent d’identifier des facteurs de risque ou des facteurs de protection liés à l’alimentation, reposant sur des données considérées comme allant de « probables » à « convaincantes », susceptibles de déboucher sur des recommandations spécifiques de santé publique.

Pour ce qui est des additifs, la situation est plus complexe. Nous avons moins de données en termes d’études populationnelles, mais des hypothèses ont été posées à partir de travaux mécanistiques et, même si les données ne sont pas démontrées en population, nous aboutissons malgré tout à un certain nombre de recommandations – comme, par exemple, la promotion des aliments bruts.

Pour les composés néoformés, la situation est de même nature que celle des additifs, c’est-à-dire que de nombreux arguments mécanistiques suggèrent une relation possible, même si nous n’en avons pas la démonstration par des études populationnelles. Cela permet de déboucher également sur des recommandations générales – en termes de conseils de cuisson, de consommation d’aliments ne contenant pas de nitrates ou de nitrites, etc.

Autour des pesticides, nous avons des liens possibles grâce à des travaux expérimentaux et des travaux épidémiologiques qui commencent à paraître. Là encore, au nom du principe de précaution, il est possible de déboucher sur des recommandations générales – comme la promotion de la consommation des aliments issus d’une agriculture à faible apport d’intrants.

Pour embrasser toutes ces dimensions, on peut regrouper sous le terme « aliments ultra-transformés », dont va vous parler Mathilde Touvier, les aliments qui impactent la santé de par leur composition nutritionnelle, la présence d’additifs et la présence de composés néoformés, sans oublier la diffusion à partir des emballages.

Mais avant d’aborder ces aliments ultra-transformés, permettez-moi d’ajouter que tout ce qui concerne la qualité, la composition nutritionnelle des aliments et le lien avec la santé est suffisamment connu pour qu’aujourd’hui, il soit possible de traduire et décliner cela en recommandations pour le grand public.

Ainsi, le Haut conseil de la santé publique (HCSP) a réactualisé voilà quelques mois les repères alimentaires pour la suite du Programme national nutrition santé (PNNS). Outre la fameuse promotion des fruits et légumes, apparaissent de nouvelles recommandations sur les fruits à coques sans sel ajouté et les légumineuses ; sur la consommation de produits céréaliers complets et peu raffinés par rapport à ceux consommés plus traditionnellement et qui sont, pour leur part, très raffinés ; sur une réduction de la consommation de produits laitiers ; sur une limitation de la consommation de viande rouge et de charcuterie ; sur une consommation adéquate de poisson ; sur une limitation de la consommation de matières grasses ajoutées, de produits sucrés et de sel ; pour ce qui concerne les boissons, une recommandation spécifique sur la nécessité d’avoir l’eau comme seule boisson recommandée, les autres boissons, sous quelque forme qu’elles soient, n’ayant pas la même qualité nutritionnelle que l’eau et pouvant impacter la santé, qu’il s’agisse des boissons sucrées ou de l’alcool. Nous promouvons également plutôt la consommation d’aliments bruts et la consommation d’aliments issus de modes de production diminuant l’exposition aux pesticides

Nous avons donc aujourd’hui la capacité réelle d’émettre des recommandations en matière de qualité nutritionnelle. Nous disposons même d’un outil validé pour caractériser la qualité nutritionnelle des aliments. En effet, au travers d’un profil nutritionnel qui, à l’origine, a été mis au point par l’Agence sanitaire britannique des aliments, puis modifié et adapté au contexte français par le HCSP, permet d’évaluer la qualité nutritionnelle des aliments au travers d’un indicateur simple. Cela a été validé par de très nombreux travaux épidémiologiques.

Ce profil nutritionnel se fonde tout simplement sur la composition pour 100 grammes en énergie, en calories, en acides gras saturés, en sucres simples, en sodium, en pourcentage de fruits et légumes, légumineuses et fruits à coque, en fibres et en protéines. Il est intéressant de constater que ce score de qualité nutritionnelle est réellement prédictif du risque de maladie chronique, puisque les sujets dont le score nutritionnel de l’alimentation se situe dans le niveau reflétant la moins bonne qualité nutritionnelle ont un risque supérieur de maladie. Cela a été évalué au travers des cohortes SULmax et NutriNet-Santé, deux cohortes que notre équipe suit depuis de très nombreuses années. Il ressort que l’augmentation du risque de développer un cancer est supérieure de 34 %, de développer un cancer du sein de 52 % ; elle est de plus de 61 % pour les maladies cardiovasculaires, de plus de 40 % pour le syndrome métabolique et de plus de 60 % pour le risque d’obésité chez l’homme. Nous pouvons donc considérer aujourd’hui que la qualité nutritionnelle est associée à un risque de maladie chronique élevé.

Il est possible d’utiliser de façon pratique cet outil validé pour caractériser la qualité nutritionnelle en vue de mesures de santé publique. C’est ce qui lui a permis de servir de support à la signalétique nutritionnelle située en face avant des emballages des aliments. Après quatre années d’imbroglio, un arrêté interministériel a officialisé au mois d’octobre dernier le Nutri-Score. Ce logo « coloriel » à cinq couleurs et cinq lettres permet de renseigner les consommateurs sur la qualité nutritionnelle des aliments et de comparer leur qualité nutritionnelle, mais il vise aussi à inciter les industriels à améliorer la qualité nutritionnelle par la compétition qu’il fera naître entre eux et le fait qu’ils auront tendance à vouloir mieux figurer sur l’échelle des couleurs proposée.

Je puis vous en donner deux illustrations.

La première concerne différentes céréales de petit-déjeuner. En fonction des types de céréales, on constate que le Nutri-Score peut varier du vert au rouge, de A à E. Mais au-delà de la capacité à comparer les aliments de différentes catégories, il offre la possibilité, au sein d’une même catégorie, de discriminer la qualité nutritionnelle d’un même aliment en fonction des marques alors que, souvent, le consommateur n’avait pas accès à cette transparence.

Autre exemple, regardons ce logo appliqué à trente-cinq marques d’un même aliment. Face au même intitulé – en l’occurrence, « muesli croustillant aux pépites de chocolat » –, nous pourrions penser que toutes les boîtes ont la même composition nutritionnelle. Or, si l’on veut établir une comparaison, l’étiquette très complexe apposée en face arrière des emballages des aliments ne permet pas de discriminer réellement les différences de qualité nutritionnelle. En revanche, avec le logo nutritionnel, il est possible de constater que, pour ce même aliment, le Nutri-Score varie selon les marques du vert au rouge, de A à E.

Le Nutri-Score est donc vraiment un outil de transparence qui répond au droit des consommateurs. Il peut aider à orienter leurs choix et inciter les industriels à mettre sur le marché des aliments de meilleure qualité nutritionnelle en les reformulant ou en innovant sur des aliments qui prennent en considération la qualité nutritionnelle des produits.

Ce score de qualité nutritionnelle peut également servir à diverses mesures de santé publique qui sont aujourd’hui impulsées par l’OMS et par la plupart des instances de santé publique dans le monde et qui font référence à la qualité nutritionnelle.

Je pense notamment aux phénomènes de régulation économique s’appuyant sur des taxations ou des subventions, mais aussi de régulation de la publicité. On peut ainsi envisager que seule soit autorisée la publicité pour des aliments dont le score de qualité nutritionnelle soit favorable et que, a contrario, la publicité pour des aliments de moins bonne qualité nutritionnelle soit interdite ou limitée. Une autre manière de fournir cette transparence auprès des consommateurs pourrait être de rendre obligatoire, dans la publicité, l’affichage du Nutri‑Score sur les aliments.

Mais ce Nutri-Score peut présenter également d’autres points d’intérêt en termes d’offre alimentaire et d’information du consommateur, comme, par exemple, la régulation du contenu des distributeurs automatiques payants de produits, qui sont souvent des produits de grignotage et pour lesquels cette information permettrait d’orienter le consommateur, mais également de réguler la présence d’aliments de bonne qualité nutritionnelle à l’intérieur de ces distributeurs automatiques.

Pour conclure, nous avons aujourd’hui suffisamment d’éléments et d’arguments sur la qualité nutritionnelle pour bâtir des propositions. C’est ce qu’a fait le HCSP dans un rapport de près de 200 pages qui a été publié en novembre 2017 et qui propose, pour une politique nutritionnelle de santé publique en France, des mesures à la hauteur des enjeux, sur lesquelles je serais évidemment ravi de répondre à vos questions.

Mais, si vous le permettez, il est temps pour moi de céder la parole à ma collègue Mathilde Touvier, qui va centrer la présentation autour des aliments ultra-transformés et des résultats du travail que nous avons réalisé au sein de notre équipe.

Mme Mathilde Touvier. Je vous remercie de nous avoir invités à vous présenter aujourd’hui ces résultats qui portent sur la consommation d’aliments ultra-transformés et le risque de cancer dans la cohorte NutriNet-Santé, ainsi que les perspectives de recherche qui en découlent.

Nous sommes dans un contexte où le degré de transformation de nos aliments ne cesse de croître, et ce dans différents pays. Pour ceux qui ont fourni les chiffres, nous citerons la France, le Canada, le Brésil et l’Australie. Les aliments ultra-transformés représentent aujourd’hui entre 25 % à 50 % de notre apport en énergie quotidienne.

Le concept de transformation des aliments est complexe. Il existe, à l’heure actuelle, une multitude de procédés qui permettent de transformer la matière brute en aliment à consommer ainsi qu’une multitude d’additifs autorisés. Une première classification du degré de transformation des aliments a été proposée par des chercheurs de l’Université de São Paulo, au Brésil. Cette classification, appelée NOVA, permet de classer nos aliments en quatre catégories : les aliments pas ou peu transformés ; les ingrédients utilisés pour faire la cuisine, tels l’huile, le sucre et autres ; les aliments transformés ; et, enfin les aliments ultra-transformés.

C’est ce dernier groupe qui nous intéresse plus particulièrement aujourd’hui. Ces aliments ultra-transformés regroupent, par exemple, les biscuits d’apéritif, les sodas, les boissons sucrées, les nuggets de volaille ou de poisson, les céréales de petit-déjeuner ou les pains brioches emballés, ou encore les soupes de légumes déshydratées. Les procédés de transformation comprennent, entre autres, le chauffage à haute température, l’extrusion, l’hydrogénation, le prétraitement par friture. Les additifs sont des colorants, des émulsifiants, des texturants ou tout autre additif souvent ajouté à ces produits ultra-transformés.

Même si ce n’est pas le cas de tous, ce sont généralement des produits de moins bonne qualité nutritionnelle : ils contiennent plus d’acides gras saturés, de sel, de sucres simples, et moins de vitamines, de minéraux ou de fibres. Composés fréquemment avec des additifs alimentaires, ils sont susceptibles de contenir également des composés formés au cours des procédés de transformation, lors du chauffage à haute température ou de tout autre procédé. Ils peuvent également contenir des composés provenant de l’emballage qui est au contact de l’aliment, que l’on appelle les matériaux de contact.

Ce concept d’alimentation ultra-transformée et cette catégorisation NOVA sont assez récents. C’est la raison pour laquelle nous ne disposons pour l’instant que de quelques études. Celles-ci ont néanmoins déjà permis d’alerter sur cette question et de montrer un lien entre la consommation d’aliments ultra-transformés et un risque accru de développer une obésité, une hypertension artérielle, un syndrome métabolique ou encore des problèmes de dyslipidémie.

Avant l’étude que je vais vous présenter, aucune étude ne s’était encore intéressée à la relation entre l’alimentation ultra-transformée et le risque de cancer. Notre objectif était donc d’évaluer les associations entre ces consommations habituelles d’aliments ultra-transformés et l’apparition, au fil du temps, des cancers dans la cohorte NutriNet-Santé. La question que nous nous posions notamment était de savoir si cette association, si elle existe, est uniquement liée à la moins bonne qualité nutritionnelle de ces produits ou si elle pouvait éventuellement être liée à d’autres facteurs ou d’autres caractéristiques de ces aliments ultra-transformés.

Pour revenir sur la cohorte NutriNet-Santé en quelques mots, elle fait l’objet d’une étude que nous avons mise en place et que nous coordonnons au sein de l’équipe depuis 2009. Cette étude s’intéresse aux relations entre nutrition et santé de manière générale. Cette cohorte est la première « e cohorte » – cohorte dont le suivi se fait par le biais d’internet – de cette ampleur au niveau international. Près de 160 000 participants sont aujourd’hui inscrits dans l’étude et le recrutement est continu ; nous poursuivons donc cette étude de manière dynamique.

Notre force, avec cette étude et dans l’équipe, est de disposer d’une caractérisation fine et détaillée des expositions alimentaires, y compris des expositions et des comportements émergents. En effet, outre les facteurs nutritionnels, nous prenons en compte au moyen d’outils validés et répétés, d’autres facteurs liés à l’alimentation et d’autres comportements pour parvenir à une évaluation de tous ces comportements émergents et récents.

Nous disposons également d’une biobanque. Elle ne sert pas dans le cadre de ce projet, mais elle est importante pour les perspectives de recherches puisqu’elle va nous permettre, grâce au sang et aux urines collectés auprès de ces participants, de comprendre les mécanismes en jeu dans ces relations entre la nutrition et la santé. C’est une véritable plateforme pour des projets multidisciplinaires autour des questions de nutrition-santé.

Pour donner un exemple de l’interface du suivi internet de ces participants, par le biais de questionnaires alimentaires, nous avons catégorisé tous les aliments consommés par les participants de la cohorte. Nous les avons classés selon les degrés de transformation, conformément à la classification NOVA. Puis, nous avons chiffré la part d’aliments ultra-transformés dans le total de la quantité des aliments consommés en grammes par jour. C’est cette part d’aliments ultra-transformés que nous avons mise en relation avec le risque de développer un cancer au fil des ans – ou, plus précisément, entre 2009 et 2017 pour ce qui est de cette étude.

Sans entrer dans les détails méthodologiques, nous assurons un suivi fin de l’apparition des maladies au cours du temps dans la cohorte, en ayant un lien avec les bases de données de l’assurance maladie afin de ne pas rater de cas incidents dans notre cohorte NutriNet-Santé.

Ces résultats portent sur environ 105 000 participants, ayant fait l’objet d’un suivi entre 2009 et 2017, période au cours de laquelle des personnes qui étaient, au départ, en bonne santé ont, pour certaines, développé un cancer. Cela a été le cas pour 2 228 participants de la cohorte au cours de ce suivi.

Les aliments ultra-transformés consommés dans cette étude étaient, pour un quart, des confiseries, des biscuits ou des viennoiseries. Le deuxième aliment plus gros contributeur était tout ce qui est boisson sucrée – sodas, boissons sucrées de manière générale, boissons aromatisées – ainsi que les féculents – pains préemballés, céréales de petit-déjeuner, etc. Enfin, les fruits et légumes ultra-transformés comptaient parmi les plus gros contributeurs de l’apport d’aliments ultra-transformés dans l’étude.

Le résultat de cette étude était qu’une augmentation de 10 % de la part d’aliments ultra-transformés dans le régime alimentaire des participants correspondait à une augmentation d’environ 10 % du risque de développer un cancer, toutes localisations confondues. Puis, plus précisément, une étude par localisation a fait ressortir un résultat significatif pour le cancer du sein.

Il est intéressant de souligner que cette relation était significative et robuste. Là encore, je passe les détails méthodologiques et épidémiologiques, mais nous avons effectué un très grand nombre d’analyses de sensibilité en modifiant certains paramètres pour conforter la robustesse des résultats. Nous avons également intégré un grand nombre de facteurs de confusion ; cela signifie que nous avons ajusté nos résultats en prenant en compte, dans nos modèles, des facteurs susceptibles de biaiser le résultat en interférant dans la relation. Je citerai, par exemple, des facteurs tels que l’âge, le niveau d’éducation, le poids, différents facteurs anthropométriques, le mode de vie, l’activité physique des participants, la consommation d’alcool et de tabac. Tout cela a été pris en compte et a été contrôlé dans notre étude. Nous avons également pris en compte des indicateurs de la qualité globale nutritionnelle de l’alimentation. Or, malgré la prise en compte de ces facteurs, les résultats restaient significatifs.

C’est un élément intéressant pour la discussion sur les pistes d’explication de cette association.

Plusieurs pistes ont été avancées, la première étant la plus faible qualité nutritionnelle des aliments ultra-transformés. Cette dernière qui a certainement joué dans cette relation, mais elle n’est pas la seule en cause. C’est ce que montrent les analyses ajustées, les analyses de médiation : en effet, même en ajustant ces facteurs nutritionnels, la relation persiste et reste très significative. Cela nous amène à penser que d’autres caractéristiques des aliments ultra-transformés joueraient un rôle dans cette relation. Les additifs alimentaires, les composés néoformés ou les matériaux au contact des aliments pourraient être en cause.

À ce jour, comme le disait le professeur Hercberg, nous disposons d’un niveau de preuve faible chez l’homme sur les trois derniers facteurs mentionnés. En revanche, les études mécanistiques chez l’animal ou sur des modèles cellulaires ont suggéré des risques potentiels liés à certains de ces composés.

C’est le cas par exemple, dans la catégorie des additifs, du dioxyde de titane sous forme nanoparticulaire, l’additif E171, additif utilisé notamment pour le blanchiment des aliments, des nitrites, de l’hydroxyanisole butylé (BHA), du butylhydroxytoluène (BHT), ou encore, pour ce qui des édulcorants, de la carboxyméthylcellulose. Des études mécanistiques assez nombreuses chez l’animal commencent à montrer des risques potentiels.

Dans la catégorie des composés néoformés, nous pouvons citer l’exemple de l’acrylamide, qui apparaît lors du chauffage à haute température.

Puis, dans la catégorie des matériaux de contact, nous pourrions parler du bisphénol, dont on a déjà beaucoup entendu parler.

Cette étude doit être vue comme une première ligne d’investigation dans le domaine des relations entre aliments ultra-transformés et santé. Il s’agit d’une étude dite observationnelle. Nous l’avons bien mentionné. Nous avons notamment été très prudents à ce sujet dans notre communication dans les médias. Nous ne pouvons pas, avec ce design, établir de lien de cause à effet entre une alimentation ultra-transformée et le risque de cancer. Pour cela, il faudrait procéder à des essais contrôlés randomisés. Cela veut dire qu’il faudrait donner durant des années beaucoup d’aliments ultra-transformés à un groupe de personnes pendant que d’autres, qui composeraient un groupe contrôle, auraient la chance de ne pas en consommer, afin de voir au fil du temps quels sont ceux qui développent le plus de cancer et ceux qui meurent le plus. Évidemment, d’un point de vue éthique, jamais une expérimentation de ce type ne se fera. Outre les raisons pratiques et logistiques très complexes qu’imposent de telles études, dès lors que l’on pressent un facteur délétère, on ne met pas en place d’essais randomisés chez l’homme.

Pour progresser dans la connaissance, il faut maintenant confirmer ces résultats dans d’autres populations, et surtout comprendre les mécanismes et les facteurs en jeu dans ces relations, et notamment le rôle joué par les composés impliqués, qu’il s’agisse d’additifs ou d’autres composés.

Dans les perspectives de recherche à très court terme, notre équipe travaille sur les relations entre alimentation ultra-transformée et risque d’autres pathologies. Un de nos articles vient d’être accepté dans The American Journal of Gastroenterology, qui montre un lien avec les troubles fonctionnels digestifs. Il est accepté, pas encore publié, mais il est in press et va donc sortir très prochainement.

Certains de nos travaux en cours, qui ne sont pas encore soumis – nous sommes en train de rédiger les articles –, suggèrent des résultats sur l’obésité, la dépression, le risque de maladies cardiovasculaires, la mortalité. Nous allons également étudier le risque de ménopause précoce qui peut être un facteur de risque pour d’autres maladies.

Parmi les pistes de recherche, nous avons la volonté de creuser les facteurs en cause au sein de ces aliments ultra-transformés. Une piste privilégiée est celle des additifs alimentaires. Actuellement, quelque 400 additifs sont autorisés sur le marché européen. Heureusement, la plupart d’entre eux ne pose vraisemblablement pas de problème pour la santé ; certains antioxydants pourraient même avoir des effets bénéfiques sur la santé. En revanche, pour d’autres, comme je vous le disais, nous commençons à avoir des études sur l’animal ou sur des modèles cellulaires qui suggèrent des risques : le fameux TiO2 ou dioxyde de titane, les nitrites, nitrates, le BHA, BHT, certains émulsifiants, etc. La littérature dans le domaine va croissant.

Pour l’instant, nous n’avons pas d’études qui, chez l’homme, permettent d’étudier ces expositions chroniques aux additifs alimentaires et de surveiller l’apparition de maladies au cours du temps, comme sur la cohorte dont je viens de vous parler.

C’est donc ce que nous lançons maintenant comme un programme de recherche. Le démarrage de notre projet a d’ailleurs été annoncé dans The Lancet Oncology. Cela sera possible grâce aux données fines collectées dans la cohorte NutriNet-Santé puisque nous avons, entre autres, le nom et la marque de tous les produits industriels consommés. C’est un aspect important. Nous avons également le suivi des pathologies. La biobanque nous permettra de développer des collaborations avec des équipes de recherche dans des domaines plus mécanistiques. L’EREN a donc un très bon positionnement pour réaliser ce projet.

Il est important d’avoir cette finesse qui n’existe pas dans d’autres études. Si j’illustre mon propos par l’exemple des biscuits chocolatés, il existe une grande variabilité en termes de nombre et de type d’additifs présents dans les différents produits. Pour évaluer finement au niveau individuel, il faut disposer du niveau de détail que nous atteignons dans la cohorte NutriNet-Santé.

En conclusion, cette étude montrait une association entre une augmentation de 10 % de la part d’aliments ultra-transformés dans le régime alimentaire et une augmentation de 11 % à 12 % des risques de cancer au global. La catégorie des aliments ultra-transformés est vaste et mérite d’être affinée. Nous y travaillons au sein du laboratoire, mais aussi avec des partenaires. D’autres études sont aujourd’hui nécessaires pour confirmer ces résultats, les tester et les comparer à d’autres résultats de santé et, surtout, pour mieux comprendre les facteurs impliqués, notamment les additifs alimentaires.

C’est en cela que nous avons aujourd’hui vraiment besoin de financements pour la recherche publique afin d’avancer sur ces questions.

Je conclurai en rappelant, comme le professeur Hercberg, que sur cette question d’alimentation ultra-transformée, le Haut Conseil de la santé publique a, pour la première fois, l’an dernier introduit la recommandation d’essayer de privilégier les aliments bruts ou peu transformés dans l’alimentation, au nom du principe de précaution.

M. le président Loïc Prud’homme. Je vous remercie, votre présentation était très claire, quoi qu’un peu effrayante.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Merci, professeur Hercberg, docteure Touvier, pour cet exposé qui, effectivement, nous semble à la fois très clair et très effrayant. Même si nous en prenons conscience jour après jour, le sujet est toujours aussi compliqué. Je vais donc poser des questions pour lancer le débat.

L’étude NutriNet-Santé publiée en février 2018 que vous avez récemment dirigée, monsieur le professeur, ne peut que nous interpeller sur nos pratiques alimentaires actuelles dans la mesure où elle met en évidence un lien entre la consommation d’aliments ultra-transformés et le risque de développer un cancer. Cela inquiète, mais cela rappelle également l’urgence d’agir afin de trouver des solutions pour refondre le système agroalimentaire et faire évoluer nos pratiques. Plusieurs de mes questions porteront donc principalement sur les résultats de cette étude.

Tout d’abord, comment expliquer que les aliments ultra-transformés, conçus pour être microbiologiquement sains, soient potentiellement cancérogènes ?

Ensuite, vous citez dans votre étude un certain nombre d’additifs potentiellement cancérogènes, d’après les résultats de diverses études scientifiques. Que préconiseriez-vous pour éviter leur utilisation ?

Puis, des modèles ont été mis en place dans certains pays pour lutter contre les acides gras trans (AG trans) d’origine industrielle. C’est le cas au Danemark, par exemple. Pouvez‑vous nous dire si des stratégies offensives mises en œuvre à l’étranger auraient permis de lutter efficacement pour faire évoluer la composition des aliments ultra-transformés, y compris leur emballage car, en fait, il existe aussi une corrélation ? Tout doit être pris en compte parce que nous avons vu que nombre de facteurs entrent en jeu. Cela explique d’ailleurs la complexité à trouver les causes et les effets des uns et des autres.

Enfin, je vais aborder un sujet complètement à part, mais qui m’est venu à l’esprit en vous écoutant. Nous parlions des aliments ultra-transformés, mais avez-vous aussi établi une corrélation entre la qualité nutritionnelle d’une viande brute ou peu transformée et l’alimentation de l’animal avant l’abattage ? Pouvez-vous aussi étudier cela ? Ce sujet peut-il être inclus dedans votre étude ou est-il totalement en dehors ? Car cela pourrait, par exemple, faire partie des intrants qui ne sont pas pris en considération.

M. le président Loïc Prud’homme. En tant que président, je suis aussi maître du temps… Je vous rappelle donc qu’il nous faudra nous interrompre à 10 h 40. J’espère que nous serons précis, et surtout je vous invite à laisser du temps pour que nos collègues puissent aussi poser quelques questions.

Voilà pour ce qui est du cadre. Je vous laisse la parole.

M. Serge Hercberg, professeur. Nous allons faire une réponse à deux voix, mais elle sera rapide.

Évidemment, vous mettez le doigt sur une question fondamentale : comment agir ?

Ce que nous savons, c’est que, dans l’alimentation, il faut, d’une part, agir sur l’amélioration de la qualité nutritionnelle, c’est-à-dire diminuer le gras, le sucre, le sel, augmenter les fibres, les vitamines et, d’autre part, réduire les facteurs de risque d’exposition aux additifs.

Il y a deux façons complémentaires d’appréhender la situation. D’un côté, il faut agir au niveau de l’individu, en l’informant. Le consommateur doit donc avoir accès à une information qui soit claire, compréhensible, facile à intégrer. De l’autre, il faut agir sur l’offre alimentaire, c’est-à-dire sur les aliments eux-mêmes. Nous devons donc être en mesure d’améliorer la composition nutritionnelle.

À cet égard, il existe des marges de manœuvre. Tout d’abord, les industriels peuvent réduire le gras, le sucre, le sel et augmenter les fibres ; c’est l’un des déterminants dans notre étude du risque de cancer et autres maladies chroniques. Il est, ensuite, possible d’agir sur les additifs, en informant mais surtout en ayant des données bien plus probantes qui permettent d’engager réellement les actions efficaces. Il ne s’agit pas seulement d’informer le consommateur sur la présence d’additifs, mais de faire en sorte, si un additif est démontré comme ayant un effet néfaste, de l’interdire.

Nous avons encore des chaînons manquants à ce niveau.

Dès à présent, il est possible de fournir des recommandations auprès du grand public. C’est ce que nous faisons lorsque nous incitons à manger des produits plutôt bruts, à diminuer la part des aliments ultra-transformés, à choisir des aliments moins gras, moins sucrés, moins salés, et le Nutri-Score est un outil qui aide les consommateurs à mieux saisir cela. Pour ce qui est des additifs, il nous faut poursuivre les recherches mais l’application du principe de précaution devrait déjà permettre de délivrer un message invitant à réduire la consommation des aliments ultra-transformés.

Mais peut-être un autre élément est-il crucial dans notre discussion, c’est qu’il nous manque des informations.

Même pour nous, chercheurs, il est difficile de connaître la composition nutritionnelle. Certes la présence d’additifs figure sur les étiquettes, mais aucune base de données publique ne permet aux chercheurs d’avoir accès à ces données. Cela nous permettrait pourtant d’affiner nos travaux de recherche. Aujourd’hui, nous sommes obligés d’effectuer ce travail titanesque d’aller regarder sur les étiquettes pour collecter les éléments d’information sur les additifs, mais également sur la composition nutritionnelle, sachant que ces étiquettes ne renseignent sur les types d’additifs, mais pas sur les quantités. Il serait légitime que les industriels affichent ces quantités. Ce serait une information utile non seulement aux consommateurs, mais également aux chercheurs.

Tels sont les quelques éléments que je pouvais vous livrer, mais Mathilde Touvier peut sans doute compléter.

Mme Mathilde Touvier. La notion de différence de niveau de preuve sur l’aspect nutritionnel est essentielle. Tout n’est pas encore élucidé et il reste encore bien des choses à comprendre, mais sur les facteurs principaux, nous avons pu élaborer des recommandations. Nous en sommes donc à informer le consommateur par le biais du Nutri-Score et d’actions de ce type.

S’agissant des additifs alimentaires, comme je vous le disais, il ne s’agit pas de diaboliser l’ensemble des 400 additifs existants aujourd’hui. Nous ne sommes pas en train de plaider pour un retour à l’âge des cavernes ni pour manger tout cru, sans transformation. Certaines transformations ont d’ailleurs été bénéfiques et, dans un mode de vie comme le nôtre, il est aussi pratique d’avoir des aliments microbiologiquement sains.

Il faut donc le faire de manière raisonnée. Pour l’instant, nous manquons d’informations. Nous avons bien sûr ces études chez l’animal, mais chez l’homme nous n’avons que des études dans lesquelles apparaissent des consommations d’aliments génériques et des simulations de doses d’exposition. C’est sur ces simulations que se fonde l’EFSA, l’Autorité européenne de sécurité des aliments, pour émettre ses avis et réévaluer les additifs. Il n’existe pas de données issues de cohorte permettant de relier l’exposition chronique aux additifs au risque de telle ou telle pathologie. Tant que nous n’aurons pas ces données, on ne bornera à fixer des doses journalières admissibles (DJA) à ne pas dépasser. Car il manque les études cruciales sur la santé et sur l’homme permettant d’évaluer correctement ces additifs et de voir si certains d’entre eux confirment les études inquiétantes chez l’animal. Ce n’est qu’en les faisant qu’il sera possible en termes de gestion du risque, si certains posent vraiment problème, de les interdire et d’imposer des doses très basses pour ceux qui doivent être consommés en quantité limitée.

Donc, sur ce sujet précis, nous sommes vraiment dans le domaine de la recherche, des besoins de recherche, et donc du financement de la recherche.

M. le président Loïc Prud’homme. Permettez-moi une petite question à ce sujet : l’écueil n’est-il pas celui que vous évoquiez précédemment, à savoir qu’éthiquement, on ne peut mener d’études de cohorte si l’on a une suspicion sur un additif. Donc, de ce fait, l’EFSA ne dispose pas d’études de cohorte à ce sujet puisque l’on ne peut sciemment faire consommer ces additifs à une cohorte de population en conservant, à côté, une cohorte témoin.

Mme Mathilde Touvier. Il est toujours possible de faire des études de cohorte, comme nous l’avons fait pour NutriNet-Santé, en observant les personnes, sans leur dire de consommer plus de tel ou tel aliment. Ils suivent leur comportement habituel, soumis à l’offre et à leurs choix, et nous observons ce qui se passe. Ce que nous ne pouvons pas faire, ce sont des essais contrôlés randomisés dans lesquels, comme nous le ferions avec les souris, nous mettrions les personnes en situation de groupes expérimentaux auxquels on demande de manger ceci ou cela.

D’un point de vue épidémiologique, à l’image de la cohorte NutriNet-Santé, il est possible de faire des études d’observation et de les coupler avec des études de mécanisme chez l’animal ou sur des modèles cellulaires pour obtenir cette notion de causalité. Si, dans le projet que nous lançons, nous observons que la consommation de tel additif est associée à une augmentation de paramètres inflammatoires au niveau sanguin ou au risque de telle maladie, ces associations seront très intéressantes au niveau humain. Nous pourrons alors vérifier au niveau animal, en exposant les souris à ces mélanges d’additifs, qui sont ceux de la population française actuelle, pour voir si, là aussi, nous constatons expérimentalement une augmentation de l’inflammation, des développements de tumeurs, etc. Donc, cette notion de causalité, nous allons pouvoir l’approcher en couplant la recherche épidémiologique avec la recherche expérimentale.

M. Serge Hercberg. Pour s’appuyer sur un exemple, disons que c’est à peu près comme pour le tabac. Aujourd’hui, nous connaissons depuis des décennies le rôle délétère du tabac sur les cancers, notamment sur les cancers du poumon, mais nous n’avons jamais pu faire d’essai d’intervention. Fort heureusement, on ne peut faire fumer des gens et regarder s’ils développent un cancer. Toutefois, la convergence des données épidémiologiques d’observation et des travaux expérimentaux a permis de déboucher sur cette notion de causalité. Il faut donc se dire aujourd’hui que nous pourrons avoir des éléments qui tendent vers la causalité à partir d’études d’observation couplées aux données mécanistiques. Il n’y aura pas d’obstacle à faire progresser les connaissances et à déboucher sur des prises de position en termes de recommandations.

M. le président Loïc Prud’homme. Je donne maintenant la parole à nos collègues.

M. Michel Lauzzana. Pour nous fixer les idées, j’aurais voulu vous poser une question. Nous avons bien vu que les additifs alimentaires étaient sur la sellette. Je me demandais s’il en apparaissait encore et, si tel était le cas, s’il ne faudrait pas prévoir un moratoire, car cela ne peut que compliquer la situation, y compris vos études d’observation, d’autant qu’il semble que leurs effets n’apparaissent qu’à très long terme. Je voulais donc savoir si l’industrie mettait encore sur le marché des additifs et, dès lors, au vu des fortes suspicions qu’ils soulèvent, si un moratoire ne se justifierait pas.

Mme Mathilde Touvier. À ma connaissance, il n’existe aucune barrière à ce qu’un industriel propose la mise sur le marché d’un nouvel additif. L’EFSA est entrée depuis quelques années dans un programme d’évaluation et de réévaluation systématique de l’ensemble des additifs, un par un. J’imagine donc que les nouveaux additifs passeront également par ces fourches caudines.

Toutefois, les comités d’experts ne peuvent évaluer que sur la base des données de la bibliographie scientifique dont ils disposent – donc en s’appuyant sur des modèles animaux de génotoxicité ou autres, ce qui est très important. Mais, chez l’homme, pour l’instant, les données restent très limitées. C’est en cela qu’il est besoin de recherches. Les besoins de recherche sont là-dessus.

M. Joël Aviragnet. Merci, madame et monsieur, pour votre brillant exposé.

Pour ma part, je viens d’un territoire rural. Nous constatons, dans le domaine de la qualité nutritionnelle, que beaucoup de travail reste à faire. Il semblerait que nous soyons au début de recherches importantes. Un tel sujet pose à la fois la question de l’information des consommateurs, mais aussi celle du risque. Vous avez parlé des additifs. Mme la rapporteure a évoqué la consommation de viande bovine, qui renvoie à l’alimentation des bovins. Pour ma part, je pensais à la transformation des races.

En effet, dans la circonscription dont je suis l’élu, ont été réintroduites des filières de qualité reposant des races anciennes. Je pense notamment, je ne sais pas si vous les connaissez, à la vache gasconne des Pyrénées ou encore au porc noir de Bigorre. Je crois avoir entendu les producteurs et les personnes qui animent ces filières dire que le gras des animaux de ces races anciennes primitives n’était pas, comment dire… ne produisait pas du cholestérol comme les races transformées actuelles !

Je souhaitais donc savoir si des études scientifiques étaient engagées ou allaient être engagées sur un sujet qui mériterait, je le pense, d’être approfondi, tant du point de vue de la qualité nutritionnelle que du développement de filières de qualité.

M. André Chassaigne. Excellente question !

M. Serge Hercberg. Je n’ai pas d’éléments de réponse très précis sur le sujet, si ce n’est que l’INRA s’intéresse à ces aspects concernant la qualité des aliments en fonction de l’origine des aliments, notamment s’agissant des animaux.

Toutefois, je peux dire à propos des viandes qu’aujourd’hui, de très nombreux travaux suggèrent de façon probante qu’il est important de limiter la consommation de viande rouge, toutes formes confondues. L’OMS et le Centre international de recherche contre le cancer (CIRC) ont fait des recommandations dans ce sens. Les travaux suggèrent un lien avec les cancers et, aujourd’hui, les recommandations en France sont, quelle que soit l’origine des animaux, de ne pas dépasser 500 grammes de viande rouge par semaine et de limiter la charcuterie de façon encore plus importante, puisqu’il ne faudrait pas excéder plus de 150 grammes par semaine. Cela laisse une certaine marge de manœuvre. Il n’y a aucune interdiction, aucune prohibition, mais les travaux scientifiques sont suffisamment éloquents pour que ces limites de consommation de viande soient une garantie. Peut-être serait-il nécessaire de développer des travaux pour savoir si certaines viandes seraient plus acceptables que d’autres mais, aujourd’hui, toutes races confondues, la viande rouge et la charcuterie sont associées à un risque de cancer à un niveau qui n’est pas le niveau nul, mais un niveau tel qu’à partir d’une certaine quantité de consommation par semaine, le risque devient tout de même extrêmement important.

Mme Fannette Charvier. Je voulais vous demander si vous n’aviez pas l’impression que le travail tout à fait nécessaire, que vous menez, est sans fin, dès lors que lorsqu’une substance est interdite, les industriels en trouvent toujours d’autres !

Je prends l’exemple des nanoparticules, dont l’étiquetage aujourd’hui laisse à désirer. Quand des régimes alimentaires se développent à l’initiative de citoyens qui ont la volonté de manger mieux, les industriels s’adaptent. Je prendrai l’exemple des charcuteries véganes qui, sous couvert d’un « manger mieux » contiennent parfois des substances – que je ne vais pas qualifier ici, mais je vous invite à regarder les étiquettes…

À votre avis, ne faudrait-il pas instaurer un principe de précaution plus strict pour notre alimentation, qui ferait que ce ne soit pas à la santé de courir sans arrêt après l’innovation industrielle mais plutôt l’inverse ?

Mme Mathilde Touvier. Ce que vous soulevez est effectivement très intéressant. Cela pose, à nos yeux, des défis méthodologiques à l’évidence très sensibles.

Il est vrai que, par exemple, quand on entend que le dioxyde de titane (TiO2), est potentiellement problématique, les industriels changent la composition, mais ils vont introduire du dioxyde de silicium, (SiO2), ou d’autres nanoparticules qui ne seront plus le même additif mais qui, potentiellement, poseront d’autres problèmes. Pour nous, d’un point de vue épidémiologique, il est vrai qu’il faut sans arrêt prendre en compte ces changements, avoir une évaluation répétée des consommations pour avoir une évaluation fine au cours du temps. C’est assez compliqué.

Lorsque ces principes de précaution et ces sensibilisations du grand public font qu’une pression s’exerce sur le monde industriel et que celui-ci supprime ou change ces additifs, cela va plutôt dans le bon sens. Mais nous sommes bien d’accord : sur les nitrites dans les jambons, par exemple, il y a des innovations pour pouvoir écrire sur l’étiquette « jambon sans nitrites », mais cela est remplacé par d’autres procédés qui font qu’il y a toujours autant de nitrites dans le jambon et que l’effet n’est pas différent sur la santé. Nous sommes parfaitement conscients de ces stratégies et nous essayons d’adapter nos techniques épidémiologiques scientifiques à ces contraintes.

Quant à la question que vous soulevez, si l’objectif est vraiment la santé de la population, il faudrait, dans l’idéal, marcher dans l’autre sens, c’est-à-dire démontrer l’innocuité d’un produit que l’on n’est pas obligé de consommer. Nous ne sommes pas obligés d’avoir des nanoparticules dans notre alimentation. Il faudrait d’abord démontrer cette innocuité pour, après, l’autoriser éventuellement – et ne pas marcher à l’inverse. C’est un point de vue.

M. Serge Hercberg. Si vous permettez toutefois une note d’optimisme, il est vrai que les aliments ultra-transformés contiennent des additifs et que leur composition nutritionnelle va malheureusement dans le même sens, c’est-à-dire pas dans le meilleur puisqu’on y détecte, outre la présence d’additifs, celle de gras, de sucre, de sel, trop peu de fibres, etc., mais si l’on regarde l’histoire du gras, du sucre et du sel, le monde des opérateurs économiques a très longtemps nié les dangers, les risques et les complications liés à une consommation trop élevée d’aliments trop gras, trop sucrés, trop salés.

Dans ce domaine, on a fini par rattraper le retard, à la fois parce que les connaissances scientifiques se sont développées et parce que des outils sont nés. La victoire du Nutri-Score, ce système d’information nutritionnelle complémentaire, et de son positionnement sur la face avant des emballages, est vraiment de pouvoir mettre en pratique un instrument qui informe le consommateur et qui pousse l’industriel à réformer. Même si cela a donné lieu à quatre années de bataille extrêmement complexe face à de puissants lobbies, le fait que l’Europe ait entériné le choix de la France et que la France ait signé un arrêté interministériel fait que, même si cela n’est pas obligatoire compte tenu de la réglementation européenne, cela ouvre la possibilité à la fois d’agir sur le consommateur en lui donnant une information qu’il peut comprendre, qui est intuitive et facile à intégrer, et de pousser les industriels à reformuler leurs produits.

Nous pouvons donc espérer, sur certains produits, notamment du champ des additifs, à la suite du développement de la recherche mais aussi des initiatives citoyennes et de la demande sociétale d’avoir des aliments plus sains, avoir quelques marges de victoire dans ce champ.

M. André Chassaigne. Dans la continuité de l’intervention de mon collègue de Haute-Garonne, on voit bien que, derrière votre discours, pourrait apparaître une nécessité d’étiquetage plus précis et de reconnaissance de la valeur nutritionnelle des produits. Mais il importe aussi de ne pas prendre cette question de façon morcelée et de tenir compte des productions dans leur ensemble. Car, à la limite, des œufs produits en cage peuvent avoir une bonne valeur nutritionnelle et il faut donc bien aussi tenir compte d’autres facteurs – d’où la nécessité de faire évoluer nos productions sous signe de qualité en prenant en compte cette dimension nutritionnelle. On sait, par exemple, que les volailles Label Rouge ont beaucoup moins de gras, parce qu’elles sont élevées en plein air, que des volailles élevées en cage qui, peut-être, révéleront d’autres qualités nutritionnelles. Nous sommes donc obligés d’avoir une approche plus globale. C’est une observation que je fais à l’adresse de notre commission d’enquête.

Ensuite, j’en viens à des questions plus précises. Dans la mesure où nous sommes dans une commission d’enquête, il faut aller au fond des choses. Vous avez parlé du financement de la recherche. Ma question vise donc à vous interpeller pour que vous nous disiez si, en termes de financement, vous avez fait des constats sur des demandes qui n’ont pas abouti, et quelles sont vos nécessités d’obtenir des financements. Il faut être précis si, à l’issue de la commission d’enquête, nous voulons faire des recommandations sur cette dimension qui est extrêmement importante. Voilà donc ma première question.

Ma deuxième question est aussi liée à la recherche : quels sont les liens qui se développent au niveau européen, voire international ? Nous savons bien que la recherche n’est pas cloisonnée dans un pays, et si nous voulons qu’elle évolue, il faut des communications communes et des validations de recherches par des laboratoires d’autres pays. Donc, où en est-on de ce point de vue ? D’autres pays sont-ils allés plus loin que nous ? Quels sont les apports réciproques ? Il s’agit de faire en sorte que les recommandations soient affinées, si je puis dire. On voit bien, et vous l’avez dit, qu’autant sur la qualité nutritionnelle, les choses sont acquises, autant sur les questions d’additifs et de composés néoformés, il reste encore beaucoup à faire.

Ma troisième interrogation a encore trait à la recherche. Existe-t-il des liens entre la recherche et l’industrie agroalimentaire ? Cette dernière a-t-elle compris qu’elle pourrait vous aider dans la recherche parce qu’un jour, elle aura besoin du résultat de vos travaux ?

M. Serge Hercberg. Si vous demandez à un chercheur ce qu’il en est de la recherche et des financements, la réponse sera unanime : nous manquons cruellement de moyens pour faire une recherche indépendante.

Cela rejoint d’ailleurs votre troisième question, car travailler avec l’industrie soulève d’énormes problèmes. Nous avons fait le choix d’une recherche totalement indépendante. Nous en souffrons beaucoup puisque nous ne bénéficions pas de financements privés. Mais bénéficier de financements privés a des conséquences. Elles ont été parfaitement bien démontrées en termes d’interprétation et de crédibilité des résultats. Il faut donc qu’il y ait une recherche publique indépendante, sans lien financier direct avec les industriels, une recherche qui permette de déboucher. Cette recherche indépendante a malheureusement des difficultés à se développer, puisque nous avons peu de financements. Les moyens de la recherche sont faibles et, dans ce domaine précis, encore bien trop faibles.

Au niveau européen et international, il existe bien sûr des échanges, pas obligatoirement à l’initiative des pays, mais à l’initiative des chercheurs qui ont l’habitude de travailler en réseau. La publication dans The British Medical Journal a été faite avec nos collègues brésiliens qui travaillent aussi dans ce domaine. Mais nous avons des contacts, et Mathilde Touvier notamment dans ses projets futurs a des contacts avec de nombreuses équipes internationales. De ce point de vue, cela fonctionne très correctement.

Mais il faut réellement avoir les moyens de développer une recherche sur les enjeux de santé publique majeurs. Il faut flécher des moyens de recherche publics au niveau national, européen et international, et que cette recherche puisse se faire de façon vraiment totalement indépendante, éloignée de tout lien d’intérêt qui a malheureusement des effets secondaires et délétères.

Mme Mathilde Touvier. Pour vous donner une petite idée, l’année dernière, j’ai déposé douze demandes de financement. Elles ne portaient pas sur les additifs, sur lesquels nous sommes actuellement en train de bâtir le projet et déposerons nos demandes à partir de l’automne. Mais la concurrence est telle que, sur douze demandes, deux aboutissent. Cela peut être des demandes de bourses, des demandes de financement de projets ou autres.

Je ne l’ai pas chiffré, mais je passe une partie incroyable de mon temps à rédiger les dossiers, à les reformuler pour tel ou tel autre appel à projets. Un temps de mon salaire est gâché à chercher des fonds. Il y a d’ailleurs déjà eu des publications dans The Lancet sur le temps perdu par les chercheurs à chercher des financements. Ce projet que nous sommes en train de bâtir sur les additifs et que nous avons commencé à lancer, pour le faire correctement, en incluant un volet sur le microbiote intestinal, il faudrait 2,5 millions à 3 millions d’euros. Pour cela, il faudra soit obtenir un super-financement européen, avec un taux de succès de moins de 5 %, soit arriver à grappiller une multitude de financements nationaux. C’est effectivement un très gros challenge, si l’on veut pouvoir avancer dans ces recherches.

M. le président Loïc Prud’homme. Nous avons noté le montant !

Mme Nathalie Sarles. Ma question était la même que celle de M. Chassaigne, mais je vais la compléter car je voudrais aller un peu plus loin.

Voyez la difficulté que nous rencontrons aujourd’hui à légiférer sur un certain nombre de substances. Je pense, par exemple, au glyphosate. Pourquoi ? Parce que, me semble-t-il, chacun peut faire sa recherche dans son coin. On peut se demander s’il n’y a pas un problème de coordination. Si tous les résultats de recherche étaient admis, ne serait-ce qu’au niveau européen – encore plus largement au niveau international, ce serait trop beau –, nous arriverions sans doute plus facilement à avancer dans nos législations respectives. En tout cas, cela permettrait d’avoir des recommandations et des législations européennes qui redescendent sur les États puisque, aujourd’hui, c’est ainsi que cela fonctionne.

J’en viens donc à l’objet de ma question. Vous avez parlé d’appels à projets européens. D’un point de vue pratique, un appel à projets européen sur un sujet donné peut-il faire l’objet de financement pour plusieurs laboratoires sur un même sujet ? J’imagine que oui mais alors, comment faites-vous ? Croisez-vous vos données ? Pourriez-vous nous en dire un peu plus ?

Mme Mathilde Touvier. C’est l’idée. Dans le projet qui nous occupe, typiquement, nous avons déjà identifié un certain nombre de partenaires. Nous voudrions, par exemple, travailler avec le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) au sein de l’OMS, et avec des collègues qui travaillent au niveau mécanistique. Cela peut être en France, mais nous avons aussi des partenaires potentiels au niveau européen. L’idée est donc de bâtir un « projet réseau » qui permette d’allier toutes les compétences et de répondre sur l’aspect épidémiologique, expérimental et autre.

Une fois que nous aurons ces données scientifiques solides, le challenge sera, au niveau européen, d’intégrer tous ces niveaux pour arriver au niveau de preuve. Mais oui, il est sûr qu’un financement européen – déjà national, mais plus encore européen – pourrait complètement aider à cristalliser et à répondre concrètement à la question.

Mme Nathalie Sarles. Et à légitimer les résultats.

Mme Mathilde Touvier. Tout à fait.

M. le président Loïc Prud’homme. Je voudrais revenir sur une des interrogations que j’avais formulées dans mon introduction concernant vos attentes à l’égard des pouvoirs publics. Cela rejoint aussi la question de notre collègue sur le fait que l’on devrait renverser la charge de la preuve. Lorsque nous en discutons entre nous, c’est un aspect qui nous étonne. Quand on dit que les industriels devraient d’abord démontrer l’innocuité de leurs additifs, comment voyez-vous cela ? Au regard de votre expérience, si nous devions poser la santé des populations comme étant la priorité absolue, comment pourrait-on faire pour renverser cette mécanique et qu’il faille d’abord prouver l’innocuité des produits plutôt que nous, législateurs et représentants de la population, ayons à prouver leur dangerosité.

Mme Mathilde Touvier. Il est vrai que, dans le domaine du médicament, cela fonctionne ainsi. Avant de mettre un nouveau médicament sur le marché, le laboratoire pharmaceutique doit apporter la preuve de son innocuité et de son efficacité.

Dans le domaine de l’alimentation, pour avoir beaucoup travaillé sur les compléments alimentaires, l’efficacité des pilules que consomment des millions de personnes tous les jours n’est pas à démontrer. Ces produits sont des aliments ou du moins sont proches des aliments. Quant à l’innocuité, certes, les consommateurs sont censés ne pas dépasser telle dose de vitamines ou de minéraux, mais l’impact que ces compléments alimentaires peuvent avoir sur le développement de cancers, de maladies cardiovasculaires ou autres, n’est pas à prouver. Rien n’est demandé avant leur mise sur le marché.

Donc, autant on est obligé de consommer des aliments, de la viande – enfin, pas trop –, des fruits et des légumes, autant on n’est pas obligé de consommer des aliments ultra-transformés avec des additifs, des compléments alimentaires, etc. Pour ces produits, j’en suis d’accord, dans l’idéal, il serait bien d’avoir à faire la démonstration de leur innocuité, si ce n’est de leur efficacité en santé, avant la mise sur le marché.

M. Serge Hercberg. Pour compléter le propos de Mathilde Touvier, ce que l’on peut également attendre, ce sont les mesures de précaution. Aujourd’hui, vous l’avez compris, ces produits ultra-transformés sont souvent ceux qui font l’objet des plus fortes promotions, d’une publicité et d’un marketing extrêmement soutenus. Ils sont souvent aussi plus accessibles économiquement. Nous n’avons pas parlé des inégalités sociales de santé, mais ces produits ultra-transformés sont plus consommés par des populations plus défavorisées.

Donc, des mesures sont possibles.

Réguler la publicité en fonction de la qualité nutritionnelle pour éviter qu’il y ait une promotion et un marketing excessifs dans ce domaine, me semble un élément important.

On peut également utiliser des régulateurs économiques. Je sais qu’il n’est pas toujours facile de parler de taxation et de subventions, mais rendre plus facilement accessibles des aliments de bonne qualité nutritionnelle et moins accessibles ceux qui s’éloignent de ce que l’on souhaite tant sur le plan de la composition nutritionnelle que des additifs, est aussi un moyen d’agir.

Il est aussi possible de fixer des standards de référence, dire qu’un aliment dans une gamme donnée doit avoir une composition nutritionnelle basée sur le modèle le plus favorable. Vous avez vu la variabilité qui peut exister sur un éventail de trente-cinq mueslis aux pépites de chocolat. Pourquoi autoriser que certains soient extrêmement gras, sucrés, salés et contiennent en plus des additifs quand d’autres le sont moins ?

Des mesures sont donc possibles, qu’il est, bien évidemment, nécessaire de soutenir par une volonté politique et, en attendant que se mette en place cette dynamique de démonstration de la preuve à l’initiative de l’industriel, éviter au moins qu’il y ait une promotion et une accessibilité facile de ces aliments qui sont de qualité nutritionnelle défavorable et qui contiennent des additifs dont les risques potentiels nous interpellent.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. J’ai une question qui porte davantage sur l’aspect scientifique. Lorsqu’un médecin prescrit plus de quatre médicaments, les interactions entre eux font que l’on ne mesure plus rien, que l’on ne sait plus ce que cela fait. Certains aliments comptent plus ou moins d’additifs. Étudiez-vous l’interaction de ces produits additifs entre eux ? Où en est le degré de gravité ? Est-ce que cela change totalement le tableau : un additif, ça va, deux ou trois, ça va encore, mais si l’on en rajoute encore, cela a-t-il des effets très pervers ou, au contraire, cela en inhibe-t-il certains ?

Mme Mathilde Touvier. C’est une très bonne question, qui représente encore un véritable défi méthodologique, mais c’est vraiment ce que nous recherchons en lançant ce projet. L’idée est non seulement d’évaluer les liens entre chacun des 400 additifs et la santé, mais également de regarder, dans la population, tels qu’ils sont consommés actuellement, les clusters multi-expositions. Les personnes qui vont consommer beaucoup d’aliments ultra-transformés ne vont pas être exposées à un seul additif, mais à de nombreux additifs. De quelle manière ? Comment sont-ils combinés ?

Il peut, en effet, y avoir des synergies mécanistiques induisant une potentialisation de l’action de l’un sur l’autre et, donc, un effet synergique. L’inverse peut aussi se produire. Mais nous n’en savons rien pour le moment. C’est vraiment ce que nous voulons étudier avec ce projet. Nous avons évoqué les évaluations de l’EFSA. L’EFSA ne prend jamais cela en compte, c’est-à-dire que chaque additif est évalué séparément et la dose journalière admissible, celle à ne pas dépasser, est fixée par additif. Nous n’avons aucune idée des mécanismes d’interaction. C’est un sujet que nous voulons creuser avec ce projet.

M. Serge Hercberg. À cet égard, je voudrais insister sur ce que nous évoquions : il faut qu’il y ait une transparence et une accessibilité à la composition nutritionnelle en nutriments et en additifs, tant en qualité qu’en quantité.

Il existe aujourd’hui un Observatoire de la qualité de l’alimentation (OQALI), qui est sous tutelle de l’INRA et de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES). C’est un organisme qui fonctionne très bien ; il a accès à la composition des produits, que les industriels fournissent sous réserve d’une confidentialité. Aujourd’hui, nous n’avons pas accès à ces données parce que les industriels ne les fournissent à l’OQALI qu’à la condition qu’il les anonymise. Nous avons donc accès à des données synthétiques, mais pas à des données individuelles qui permettraient d’aller plus loin.

Faire figurer obligatoirement les compositions nutritionnelles précises, la présence et la quantité d’additifs de tous les aliments mis sur le marché dans une base de données rendue publique et accessible aux consommateurs et aux chercheurs permettrait de répondre rapidement, ou plus rapidement, aux questions que vous soulevez sur les effets délétères des additifs, les « effets cocktail », les notions de doses, puis de traduire et de décliner cela sous forme de recommandations.

Précisons que l’une de nos demandes est que ces données soient rendues publiques et accessibles à tous, tant aux consommateurs qu’aux chercheurs, dans une base ouverte qui ne soit pas dépendante de la bonne volonté des opérateurs économiques, comme c’est le cas aujourd’hui.

M. le président Loïc Prud’homme. Il nous reste dix minutes. Je voudrais m’engouffrer dans la petite brèche que vous avez ouverte sur les disparités sociales dans l’accès à une nourriture de qualité. Au fil de l’histoire, la part de notre revenu que nous consacrons à l’alimentation a nettement diminué, grâce notamment au rôle des industriels qui ont produit une nourriture de moins en moins chère.

Mais, nous le voyons, avec des problèmes de qualité certains. Je voulais savoir si, dans la cohorte NutriNet, vous avez des données socio-économiques ou sociales exploitables, et éventuellement exploitées par d’autres équipes. Cette étude sociologique de l’accès à la nourriture fait aussi partie du champ de nos investigations.

M. Serge Hercberg. Oui, absolument. Nous avons accès à cela. La limite de NutriNet-Santé est qu’elle ne concerne pas l’ensemble de la population. Y échappe donc une partie de la population qui est une population particulièrement à risque, même si, par le principe et l’accessibilité que permet internet, nous avons aujourd’hui accès à des populations qui, d’ordinaire, nous échappent lorsque nous devons envoyer des enquêteurs à domicile ou lorsque nous demandons de répondre par courrier. Donc, nous constatons une prévalence, plus élevée que ce que nous observons dans d’autres études, de niveaux socio-économiques un peu plus défavorisés. Mais les sujets à plus haut risque nous échappent toujours.

Malgré cela, nous avons la possibilité de prendre en considération le niveau de revenu, d’éducation, d’habitat, et bien d’autres d’éléments qui nous permettent, et nous ont déjà permis, de montrer que les inégalités sociales de santé dans le champ de la nutrition sont extrêmement marquées. En termes de consommation de fruits et légumes, nous constatons bien évidemment des différences considérables entre le fait d’être ouvrier ou d’être cadre. Lorsque, à l’inverse, nous regardons les consommations de produits ultra-transformés, il apparaît que ces produits sont plus consommés par des populations de plus faible niveau socio-économique.

Donc, oui, nous sommes capables de répondre. Nous travaillons sur le sujet et nous essayons d’intégrer ces dimensions, car elles sont extrêmement importantes pour proposer ensuite des actions et des mesures de santé publique. Mais aujourd’hui, l’accessibilité économique des produits ultra-transformés, de moindre qualité nutritionnelle et plus riches en additifs, est plus grande. Ils sont consommés plus facilement par des populations plus précaires, d’autant qu’ils font l’objet d’un marketing très important auquel ces populations vulnérables sont plus sensibles.

Mme Mathilde Touvier. Si je peux compléter, nous aurons aussi des données descriptives représentatives grâce à l’étude de santé sur l’environnement, la biosurveillance, l’activité physique et la nutrition (ESTEBAN) pilotée par Santé publique France. Une partie de notre équipe coordonne cette étude pour le volet nutrition. Nous sommes notamment en train d’appliquer la catégorisation NOVA dans cette étude. Cela permettra d’étudier sur échantillon représentatif ces consommations d’aliments ultra-transformés selon les différentes catégories socio-économiques. Nous aurons donc prochainement des informations sur ce sujet.

M. Serge Hercberg. J’ajouterai qu’une étude qui est également conduite en France sur les populations particulièrement précaires, puisqu’elle concerne des sujets qui se rendent dans les structures d’aide alimentaire. Cette étude, intitulée ABENA – alimentation et état nutritionnel des bénéficiaires de l’aide alimentaire –, qui a déjà été réalisée à deux reprises sous l’impulsion de Santé publique France, manque aujourd’hui de financements pour que soit lancée une nouvelle tranche transversale, portant sur ces populations particulièrement vulnérables et prenant en considération, ce qui n’a pas été fait jusqu’à présent, cette dimension de la consommation des aliments ultra-transformés. La limite de la réalisation d’une troisième édition de l’étude ABENA tient au manque de moyens de Santé publique France, qui ne peut pas financer à court terme une nouvelle passation de questionnaires auprès de cette population qui nécessite, bien sûr, des méthodologies adaptées. Dans ce cas précis, l’enquête ne peut se faire par internet ; ce sont des populations pour lesquelles il faut aussi prévoir des traducteurs ainsi que des personnes qui se rendent sur le terrain. Elle coûte donc plus cher qu’une étude normale, mais ce n’est pas non plus monstrueux. Mais elle est limitée par manque de financement.

M. le président Loïc Prud’homme. M. Chassaigne me fait signe. Je lui accorde encore une question très courte. Puis, dans les minutes qui nous resteront, je vous proposerai de nous dire tout ce que nous aurions oublié de vous demander, pour conclure cette audition.

M. André Chassaigne. J’aurais souhaité que vous nous disiez deux mots sur Nutri‑Score puisque vous avez joué un rôle déterminant pour la défense de cette modalité d’étiquetage qui, aujourd’hui, n’est que volontaire, étant donné que l’Union européenne ne veut pas la rendre obligatoire. Nous avons par le passé obtenu, à titre expérimental pour la viande transformée, que la France puisse le mettre en œuvre.

Cet étiquetage Nutri-Score serait-il une avancée importante ? Je vous pose la question car vous avez été, me semble-t-il, à l’initiative de cette démarche.

M. Serge Hercberg. Nutri-Score est, en effet, un fruit de la recherche de notre équipe en collaboration avec d’autres équipes. Nous avons beaucoup travaillé sur NutriNet-Santé pour élaborer ce système qui est enfin mis en place et constitue une véritable avancée. Vous avez raison, la limitation est qu’il soit facultatif, même si l’on peut penser qu’après tout, les consommateurs pourront aussi être arbitres dans ce domaine et faire pression sur les industriels, un industriel qui n’appose pas Nutri-Score peut paraître être un industriel qui a des choses à cacher. Donc, le consommateur informé peut être arbitre dans ses choix alimentaires.

Il faut que la France soutienne aujourd’hui le Nutri-Score au niveau européen pour qu’il devienne un système harmonisé sur l’ensemble de l’Europe. Il faut rediscuter la possibilité de la rendre obligatoire. S’il n’est pas possible aujourd’hui à un État de rendre obligatoire un système d’information complémentaire, c’est parce qu’il existe un règlement bloquant, qui a d’ailleurs été beaucoup défendu par les opérateurs économiques au milieu des années 2000 pour empêcher que ce droit à la transparence devienne obligatoire.

Mais nous assistons à une implémentation, un développement en France. C’est un bon modèle, utile, dont l’efficacité a été démontrée par de très nombreux travaux. Il faut aujourd’hui l’élargir. Je reviens, par exemple, sur le fait que si nous ne pouvons pas le rendre obligatoire sur les produits, on peut le rendre obligatoire sur la publicité pour les produits. Il est extrêmement important de jouer là-dessus, puisque ce sera une incitation forte pour les industriels de l’apposer et qu’il n’y a pas blocage au niveau européen. C’est donc un véritable enjeu que de populariser le Nutri-Score et de jouer sur les industriels qui résistent aujourd’hui, quelques groupes qui s’opposent au Nutri-Score.

Nutri-Score porte certes sur la qualité nutritionnelle, mais vous avez vu que les aliments ultra-transformés sont ceux qui ont la moins bonne qualité nutritionnelle et contiennent le plus d’additifs. Nous pouvons donc penser que l’utilisation du Nutri-Score poussera vers des évolutions de consommation donc vers des produits de meilleure qualité nutritionnelle et comportant moins d’additifs. Les simulations de nos études ont très bien montré que les personnes exposées au Nutri-Score ont tendance à augmenter la consommation des produits bruts qui sont, par définition, des aliments de meilleure qualité nutritionnelle et comportant aussi moins d’additifs.

M. le président Loïc Prud’homme. Nous arrivons au terme de cette audition. Si vous avez encore quelques messages à nous délivrer, je vous propose de profiter des minutes qui nous restent pour nous le faire.

La parole est à vous, et elle est libre.

M. Serge Hercberg. Je pense que nous les avons évoqués au travers de la discussion.

Il faut que la recherche puisse disposer de moyens permettant d’aider à la décision politique, il faut donc plus de moyens pour la recherche publique.

Il faut qu’il y ait aujourd’hui une transparence sur l’offre alimentaire, qui soit accessible à tous les chercheurs.

Il faut mettre en place des mesures qui soutiennent une amélioration de l’offre alimentaire. Le Nutri-Score en fait partie. C’est la raison pour laquelle nous insistons beaucoup sur cet outil car, s’il n’est pas parfait, il a le mérite d’exister et peut avoir un véritable impact à condition de le rendre plus accessible, mieux diffusé pour que le consommateur le connaisse. Nous savons que cela aura un impact important sur l’offre alimentaire et la qualité nutritionnelle des aliments.

Il faut également être extrêmement clair sur des recommandations visant à la promotion d’aliments bruts afin de détourner en partie la consommation d’aliments ultra-transformés. Il ne s’agit pas de les supprimer complètement. Il paraîtrait que, dans les objectifs du futur Programme national nutrition santé, le Haut Conseil de la santé publique ait même proposé de quantifier un objectif de réduction de la consommation des aliments ultra-transformés de 20 % dans les cinq ans. Ce serait déjà un premier pas. Il se propose également de promouvoir la consommation des aliments bruts.

Il faut donc tout à la fois présenter des recommandations, délivrer des éléments d’information, mais aussi, à terme, avoir les moyens de dire aux responsables politiques que tels additifs posent problème, que ceux-ci doivent être interdits et ceux-là limités. Et pour cela, il faut accorder des moyens destinés à la recherche !

M. le président Loïc Prud’homme. Nous avons bien reçu le message.

Je remercie mes collègues pour leur participation active et pertinente, et je vous remercie encore vivement pour votre présentation et vos réponses.

 

La séance est levée à dix heures trente-cinqt.

 

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2.    Audition, ouverte à la presse, de Mme Julie Chapon, co‑fondatrice de Yuka

(Séance du jeudi 17 mai 2018)

La séance est ouverte à dix heures cinquante.

M. le président Loïc Prud'homme. Mes chers collègues, nous accueillons à présent Mme  Julie Chapon en sa qualité de co-fondatrice de l’application Yuka.

Cette application, lancée au début de l’année 2017, a rapidement rencontré un grand succès. On estime qu’elle est aujourd’hui utilisée par plus de 2 millions de visiteurs réguliers. Le bouche-à-oreille a, semble-t-il, joué un grand rôle dans ce succès.

Le principe est simple. Il suffit de scanner au moyen d’un téléphone portable le code‑barres d’un produit pour obtenir sa note concernant ses qualités nutritionnelles, la présence ou non d’additifs potentiellement nocifs, et s’il relève ou nom du bio. Ce sont ainsi 310 000 « références produits » qui sont rassemblées dans une base dont se sert Yuka.

Si l’impact d’un produit est considéré négatif, l’un des attraits de cette application est de proposer un produit similaire de substitution. Ce point est important. Vous nous direz, madame, si vous avez rencontré des difficultés avec certains industriels, voire avec des distributeurs, qui contesteraient vos propositions de substitution et pourraient même estimer que tel ou tel produit, mal noté par Yuka, subirait ainsi une sorte de dénigrement.

Au préalable, dans le cadre de votre exposé liminaire, vous voudrez bien rappeler à la commission l’idée d’origine de Yuka et son modèle économique de fonctionnement. Vous êtes-vous inspiré de dispositifs étrangers qui existaient déjà sur le net ?

Une autre interrogation : comment s’articule votre notation avec le système Nutri‑Score, dont nous avons longuement parlé dans l’audition qui a précédé et qui résulte d’une disposition de la loi santé de janvier 2016 ? Ce système, toujours facultatif, est d’ailleurs contesté par quelques-unes des multinationales de l’alimentation comme Nestlé, Coca-Cola ou Unilever.

D’ailleurs, que pensez-vous de l’initiative du distributeur Système U qui a annoncé, il y a quelques jours, le lancement prochain de sa propre application mobile qui prendrait le nom de « Yaquoidedans » ? Considérez-vous d’un bon œil cette initiative, en ce qu’elle est susceptible de créer une émulation positive entre les applications ? Ou estimez-vous que cela va plutôt engendrer une suspicion de non-indépendance des résultats ainsi donnés, dès lors que l’application en question sera gérée par un grand distributeur ? Une telle situation ne risque-t-elle pas de renforcer le désarroi des consommateurs dont des sondages montrent que plus de 80 % d’entre eux jugent peu compréhensible l’étiquetage nutritionnel ?

Nous sommes tout-à-fait intéressés par vos réponses et vos éventuelles propositions.

Mais tout d’abord, pour satisfaire également à l’usage et conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, vous devez prêter serment devant la commission d’enquête.

(Mme Chapon prête serment.)

Mme Julie Chapon, co-fondatrice de Yuka. L’histoire de Yuka a commencé au début de l’année 2016. L’idée est née de l’un de mes associés, jeune papa à l’époque, qui cherchait à acheter les meilleurs produits pour ses enfants. La lecture d’un petit livre qui présentait, pour chaque rayon de supermarché, les bons et les mauvais produits, l’a beaucoup sensibilisé aux questions d’alimentation. Il y a découvert que de nombreux produits qu’il pensait sains ne l’étaient pas du tout et que le marketing des produits était souvent trompeur. De cette prise de conscience est née l’idée de donner une version numérique au livre, afin de permettre à chacun d’analyser très simplement, au supermarché, n’importe quel produit. Cette version digitale devait par ailleurs reposer sur un référencement évolutif pour tenir compte des nombreux changements qui surviennent chaque année dans les recettes.

En février 2016, nous avons participé, avec ce projet, au concours du Food Hackathon organisé par La Gaîté Lyrique, concours que nous avons remporté. C’est véritablement ce qui a permis de nous lancer.

Nous étions trois, François, Benoît – deux frères – et moi, et nous avons passé toute l’année 2016 à développer le projet en continuant à travailler chacun de notre côté. Nous avons aussi participé, cette année-là, au programme Ticket for change, qui accompagne des « entrepreneurs du changement ». Ce programme vise à soutenir des projets à impact positif sur la société. Participer à ce programme nous a beaucoup aidés à prendre en compte la dimension sociale du projet. Fin 2016, nous avons tous quitté notre travail pour nous lancer à plein temps dans l’aventure.

Nous avons lancé l’application en janvier 2017, d’abord sur iPhone, puis, en juin 2017, sur Android, et nous avons rapidement constaté un très fort engouement des utilisateurs. En juin 2017, nous avons passé la barre des 100 000 utilisateurs ; cette semaine, nous avons dépassé les 3,5 millions d’utilisateurs. Cette croissance exponentielle montre que nous répondons à un fort besoin et qu’il existe une vraie demande de transparence sur la composition des produits.

En ce qui concerne notre modèle économique, nous avons aujourd’hui deux sources principales de rémunération, mais elles n’ont pas vocation à perdurer. Elles sont temporaires, en attendant que nous trouvions notre business model définitif.

La première est le programme « Nutrition en ligne » sur notre site web. Ce programme, déconnecté de l’application, a pour objectif d’adopter des habitudes alimentaires plus saines en dix semaines. Il vise à manger mieux et à manger sain, plutôt qu’à maigrir. Nous l’avons créé avec le nutritionniste Anthony Berthou. On y trouve les règles d’or de l’alimentation saine, des recettes, et un accès direct au nutritionniste à qui les utilisateurs peuvent poser leurs questions. Nous avons lancé ce programme en juillet 2017.

Notre seconde source de rémunération est constituée de dons. De nombreux utilisateurs, désireux de contribuer à ce projet et de nous soutenir, nous ont contactés pour savoir comment nous aider. Nous avons donc mis en place un formulaire de dons sur le site.

Ces deux sources de rémunération nous permettent de faire vivre correctement le projet aujourd’hui mais, à terme, notre modèle économique cible devrait reposer sur deux autres éléments.

Le premier est la monétisation de l’application. C’est le cœur de notre modèle économique. Aujourd’hui, l’application est totalement gratuite, mais nous envisageons de rajouter des fonctionnalités premium, comme dans la majorité des applications, qui possèdent une version premium payante, avec un système d’abonnement pour trois mois, six mois ou un an.

Quatre fonctionnalités devraient être intégrées dans ce Package premium, et proposées de manière progressive. La première, qui va sortir au mois de juillet, permettra d’obtenir davantage de détails sur la nocivité des additifs. Aujourd’hui, on peut savoir, par un code couleur, si l’additif est nocif, à éviter ou douteux, mais les utilisateurs nous demandent plus de précisions sur ce qui est précisément mis en cause, sur l’impact prouvé de l’additif ou sur les doutes qui existent à son sujet.

La deuxième fonctionnalité proposée sera une barre de recherche. Actuellement, l’application ne permet de connaître l’évaluation d’un produit qu’en le scannant, ce qui implique de l’avoir sous la main. Grâce à la barre de recherche, il sera possible de rechercher des produits simplement en tapant leur nom.

La troisième fonctionnalité sera la possibilité d’utiliser l’application en mode hors ligne. Pour scanner les produits, il est aujourd’hui nécessaire d’avoir du réseau, ce qui est parfois problématique dans certains supermarchés. Des utilisateurs de l’application sont d’ailleurs de plus en plus nombreux à nous signaler que, depuis quelque temps, ils ont des difficultés à scanner les produits dans leur supermarché. Certains auraient appris, des responsables de magasin eux-mêmes, que des brouilleurs auraient volontairement été installés par la direction. Nous n’avons pas vérifié cette information, je vous la donne donc avec toutes les précautions qui s’imposent. Quoi qu’il en soit, ce mode hors ligne permettra de scanner les produits sans avoir besoin de réseau.

La dernière fonctionnalité que nous souhaitons ajouter à l’application, dans ce Package premium, est la possibilité de déclencher des alertes personnalisables sur des éléments allergènes ou indésirables, tels que le gluten, le lactose, les arachides ou l’huile de palme. Nous recevons effectivement un très grand nombre de demandes en ce sens.

Ces quatre fonctionnalités que nous souhaitons intégrer dans le Pack premium, nous ne les avons pas inventées. Nous recevons aujourd’hui entre 300 et 350 courriels par jour de nos utilisateurs. Elles correspondent donc aux besoins les plus forts que nous avons identifiés. Elles seront intégrées dans une version payante, mais très accessible. Notre but n’est pas de faire le maximum de profit. Pour l’instant, nous envisageons un prix de 9,90 euros par an.

Nous nous définissons vraiment comme une entreprise à impact social. Notre objectif est de maximiser cet impact avant la rentabilité financière. Celle-ci est un moyen au service de notre projet, mais nous n’avons pas vocation à faire de l’argent pour faire de l’argent. Au cœur de toutes nos décisions se trouve toujours l’impact social que nous pouvons avoir.

Le second élément sur lequel devrait reposer à l’avenir notre modèle économique cible est en cours de réflexion avec notre nutritionniste. Il est en lien direct avec notre sujet du jour puisqu’il s’agit de la création d’un label. Nous avons reçu un grand nombre de demandes de marques et de directeurs de supermarché qui souhaiteraient apposer notre logo directement en magasin sur les produits validés par le système de notation de Yuka.

Nous réfléchissons donc à la création d’un label qui intégrerait, outre les éléments aujourd’hui pris en compte par l’application, des éléments bien plus poussés tels que les conditions de fabrication du produit ou la qualité des matières premières utilisées.

L’idée est de répondre à un cahier des charges très précis, par catégories de produits. Ce label ne serait donc pas, comme le Nutri-Score, identique pour tous les produits, mais décliné par catégories de produits, afin de permettre, pour chacune d’elles, l’identification des bons et des mauvais éléments. Pour le chocolat, par exemple, on évaluerait la teneur en cacao et la quantité d’antioxydants. La création de ce label est un projet de moyen-long terme, qui part également d’une demande des utilisateurs.

En ce qui concerne, maintenant, les grands projets à venir, nous développons actuellement un projet similaire à Yuka sur les cosmétiques et les produits d’hygiène. Il devrait sortir à la fin du mois sur iPhone et sera intégré à l’application existante, qui aura donc désormais deux parties : la partie alimentaire, et la partie cosmétiques et produits d’hygiène. Ce nouveau projet résulte d’une demande une fois encore très forte de nos utilisateurs.

Nous envisageons par ailleurs de nous lancer à l’international l’an prochain. Pour le moment, nous avons volontairement fermé l’application à la France sur l’AppStore et le Play Store parce que nous sommes une petite équipe et que nous ne saurions pas gérer un flux trop important d’utilisateurs, mais nous recevons des demandes nombreuses de pays francophones – Belgique, Suisse, Luxembourg, Canada – qui suivent de près l’actualité des médias française. Notre objectif est donc de développer l’application à l’international en 2019.

J’aimerais revenir sur la question des recommandations de produits. Lorsque le produit scanné est mauvais, Yuka recommande une à dix alternatives. Autant que possible, nous ne nous limitons donc pas à une seule recommandation. En outre, ce n’est pas encore le cas sur les smartphones Android mais, sur iPhone, il est possible de filtrer les recommandations par enseignes. Si, par exemple, je fais mes courses uniquement chez Carrefour, je peux cocher cette enseigne pour recevoir uniquement des recommandations de produits Carrefour. Cette possibilité de filtrer les marques de distributeurs recommandées témoigne de notre indépendance. L’utilisateur a le choix. Nous ne lui recommandons pas toujours les mêmes produits. Nous essayons toujours, dans la mesure du possible, de proposer plusieurs alternatives.

Quelques mots, à présent, sur le fonctionnement purement technique de Yuka. Nous utilisons la base de données ouverte et collaborative Open Food Facts, qui fonctionne exactement sur le modèle de Wikipédia. Tout le monde peut y contribuer et enrichir ses informations. Nous avons choisi de nous appuyer sur cette base de données plutôt que de créer la nôtre propre. Les utilisateurs de Yuka ont la possibilité, directement via l’application, d’y ajouter des produits inconnus ou de modifier des informations erronées.

Toutes les données que nos contributeurs renseignent, nous les reversons dans Open Food Facts, qui s’appuie, comme Wikipédia, sur un système de vérification a posteriori. Compte tenu du nombre actuel d’utilisateurs de Yuka, si une personne s’amuse à mettre des informations erronées, ce qui peut arriver, elles sont très vite détectées. Nous avons actuellement un million de produits scannés par jour. Si quelqu’un cherchait, par exemple, à modifier les valeurs du Coca Cola pour en faire un produit sain, il serait très vite repéré par d’autres utilisateurs qui ne manqueraient pas de nous signaler l’erreur. Ainsi, toujours sur le même modèle que Wikipédia, lorsqu’un utilisateur introduit des informations erronées, il est banni définitivement de l’application.

Nous travaillons actuellement à la mise en place d’un système automatique de vérification et de contrôle pour détecter de potentielles erreurs dans nos informations. Il s’appuiera sur un programme de reconnaissance d’image, afin de vérifier que la photo du produit est la bonne, et sur un système de détection d’erreurs dans les valeurs nutritionnelles. Lorsqu’une valeur est très incohérente par rapport à la moyenne de la catégorie du produit
– par exemple, un nombre de calories très faible pour des biscuits –, un système d’alerte se déclenche. Nous travaillons beaucoup aujourd’hui sur cette modération automatique qui nous permettra de fiabiliser au maximum la base de données.

En ce qui concerne nos liens avec les marques, assez étonnamment, nous n’avons jamais rencontré de difficultés particulières avec elles. Les marques sont de plus en plus nombreuses à nous contacter directement. Elles ont pris acte du changement intervenu et compris qu’elles ne pouvaient pas s’y opposer. Étant donné le succès de l’application, il ne serait d’ailleurs pas très intelligent pour elles de le faire. Elles sont donc plutôt dans une démarche positive à notre égard. Elles nous contactent, ou bien pour essayer de comprendre notre méthode de notation, donc dans l’idée d’améliorer les résultats de leurs produits, ou bien dans un souci de transparence, pour nous fournir directement des informations sur leurs produits. Nous nous appuyons aujourd’hui sur le collaboratif mais, en nous communiquant elles-mêmes les données relatives à leurs produits, les marques s’assurent de leur fiabilité dans l’application.

Bien sûr, quelques marques nous contactent pour tenter d’influer sur la notation de leurs produits, mais nous sommes très clairs avec elles : nous leur expliquons que nous sommes totalement indépendants et que la notation est la même pour tout le monde.

Nous n’avons donc pas rencontré de difficultés particulières avec les marques et j’espère que cela va continuer ainsi. On nous avait beaucoup mis en garde sur le fait que nous allions nous faire attaquer. Cela n’a pas été le cas. Aujourd’hui, nous entretenons plutôt de bonnes relations avec les marques avec lesquelles nous sommes en contact.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Madame Chapon, nous tenons tous à vous féliciter, vous et vos associés, pour cette initiative dont le succès est incontestable. Vous venez de nous confirmer que vous avez dépassé les 3,5 millions d’utilisateurs ! C’est un très beau succès.

J’ai moi-même découvert l’application il y a quelque temps et j’en suis contente. Comme vous l’avez rappelé, son rôle d’information sur la composition des aliments permet de guider et d’éclairer les choix des consommateurs qui, bien souvent, sont démunis face aux étiquettes sur les produits industriels et à leurs termes techniques peu compréhensibles et trop complexes.

L’une des plus grandes forces de votre application, de manière tout à fait indéniable, est son accessibilité. J’espère qu’il ne sera pas vérifié qu’il y a des brouilleurs dans certains supermarchés. Cela aurait de toute manière des répercussions négatives sur la fréquentation même de ces magasins : si les gens ne peuvent plus y téléphoner, ils ne s’y rendront tout simplement plus.

Dans la mesure où elle est gratuite, toute personne disposant d’un smartphone peut accéder à cette vaste base de données concernant la composition des aliments. La gratuité de votre application pose toutefois une question sur votre modèle économique. Nous l’avons vu avec la précédente audition : l’argent est le nerf de la guerre ; il est nécessaire pour évoluer.

Sur quel modèle économique repose donc votre application, et pensez-vous qu’il permettra le développement de votre start-up ? Vous avez commencé à répondre à cette question mais est-il facile pour vous de rester indépendants vis-à-vis de l’industrie agroalimentaire et des marques que vous recommandez ? Des liens ne vont-ils pas se créer avec le secteur agroalimentaire ? Comment pouvez-vous vous en prémunir ?

Le professeur Serge Hercberg a précisé tout à l’heure le potentiel de risques cancérogènes des aliments ultratransformés. Quelle est la position de Yuka sur ce sujet dans la mesure où une rapide navigation sur votre application montre que vous en recommandez certains ? De quelle manière sont sélectionnés les produits recommandés par Yuka ?

Je conclurai, enfin, par une dernière question. L’industrie agroalimentaire et la grande distribution se sont insurgées contre le Nutri-Score. Comme l’a souligné notre président tout à l’heure, un acteur de la grande distribution envisage déjà de lancer une application similaire à Yuka. Ne craignez-vous pas que certains reprennent votre outil pour le détourner à leur avantage ? Comment comptez-vous vous prémunir contre ce risque dans un monde tel que le nôtre soumis à une forte concurrence ?

Mme Julie Chapon. La question de notre indépendance est au cœur du projet de Yuka depuis le départ. Nous avons construit ce projet autour de son sens, et non pour l’argent. Si jamais il n’était plus tenable financièrement, nous préfèrerions arrêter le projet plutôt que d’accepter des sources de rémunération qui le dénatureraient.

En réalité, nous n’avons pas d’inquiétude pour notre modèle économique, étant donné le nombre d’utilisateurs et la monétisation prochaine de l’application. Pour les applications mobiles, les taux de conversion se situent généralement entre 2 % et 10 %. Un rapide calcul – 2 % de 3,5 millions d’utilisateurs – montre que la monétisation de l’application nous permettra de vivre sans difficulté pendant les deux ans à venir. Le modèle économique vers lequel nous allons peut donc fonctionner, et il est pérenne. On pourra le dupliquer facilement à l’étranger. Nous n’avons donc pas de souci à nous faire de ce point de vue.

L’indépendance est capitale pour notre projet et, d’ailleurs, très peu de marques ont essayé de nous soudoyer. Nous avons largement mis en avant le fait que nous sommes indépendants ; elles ne s’y risquent donc pas. Elles craignent que nous relayions auprès de la presse leur tentative d’approche ou de corruption. Nous nous jetterions évidemment sur l’occasion. Parmi les fondements de notre projet, il y a évidemment de ne travailler avec aucun industriel ni aucune marque. Nous avons construit notre business model en conséquence.

En ce qui concerne nos recommandations, elles sont faites à partir d’un algorithme totalement automatique, en dehors de toute incidence manuelle. C’est finalement très simple. Nous prenons en compte la catégorie du produit – par exemple, biscuit au chocolat – et sa note – qui doit évidemment être bonne ou excellente. Le produit recommandé doit par ailleurs avoir quinze points d’écart avec le produit scanné. Enfin, la disponibilité du produit, c’est-à-dire la facilité à le trouver, est prise en compte. Nous ne recommandons pas les toutes petites marques que l’on ne trouve qu’en épicerie, quand bien même elles sont très bonnes, car les utilisateurs auraient du mal à les trouver. Nous essayons de ne recommander que des marques que l’on peut trouver relativement facilement. L’algorithme tourne à partir de ces différents critères et produit entre une et dix alternatives.

Quant à notre système de notation, il est construit de la manière suivante : 60 % de la notation repose sur la qualité nutritionnelle du produit, calculée via le Nutri-Score ; les 40 % restants sont déterminés par deux éléments que nous avons ajoutés : l’analyse de la présence d’additifs dans le produit et la dimension biologique.

Lorsque nous avons réalisé notre étude de marché, au début du projet, nous avons demandé aux consommateurs ce à quoi ils souhaitaient plus particulièrement faire attention dans leur alimentation. C’est le sujet des additifs qui est principalement remonté, avant même la qualité nutritionnelle. Les consommateurs se plaignaient de la difficulté à déchiffrer les étiquettes des produits alimentaires et à faire le tri entre les bons et les mauvais additifs. Ils avaient beaucoup de mal à s’y retrouver et exprimaient le besoin fort d’un outil pour décrypter la présence d’additifs dans les produits.

Nous avons pensé qu’il fallait vraiment investir ce sujet et nous avons intégré une partie « additifs » dans notre système de notation. Elle est probablement ce qui a le plus aidé à nous faire connaître. Elle apporte un réel complément par rapport à l’analyse nutritionnelle qui, bien que compliquée, reste plus simple à comprendre. Aujourd’hui, certains utilisateurs nous demandent même de retirer la partie nutritionnelle pour nous concentrer sur les additifs. Pour eux, l’important n’est pas de consommer trop sucré ou trop gras, mais de détecter les additifs dans les aliments qu’ils consomment.

Cela ne fait, bien sûr, pas partie de nos projets que d’abandonner la partie nutritionnelle, car nous entendons proposer une analyse globale des produits, reposant sur l’ensemble des éléments qui impactent la santé. Toutefois, force est de constater que cette partie analyse des additifs apporte un réel complément par rapport au Nutri-Score, qui n’est pas assez complet selon nous, car il ne prend pas en compte la dimension de transformation des produits. Or, quand il y a beaucoup d’additifs dans un produit, on sait qu’il s’agit d’un aliment ultratransformé. Dans Yuka, la partie analyse des additifs permet donc d’identifier les produits ultratransformés, sur lesquels nous avons la même position que le professeur Hercberg.

Quant au fait que Système U sort sa propre méthode de notation, il me semble qu’en essayant aujourd’hui de surfer sur le succès de ce type de démarche, cet industriel s’y prend un peu tard pour tenter de mieux informer ses consommateurs. Personnellement, je n’y crois absolument pas. Quand je vois à quel point, tous les jours, nous nous faisons « challenger » sur notre indépendance et combien il est difficile de démontrer que nous sommes indépendants alors que nous le sommes vraiment, je doute qu’un tel projet rencontre le succès. Il n’a strictement aucun sens entre les mains d’un industriel.

J’ajoute qu’un logo a été adopté et validé par l’État. Si Système U n’a rien à se reprocher, pourquoi n’adopte-t-il pas le Nutri-Score comme tout le monde ? Pourquoi a-t-il besoin de créer son propre système alternatif ?

Mme Nathalie Sarles. Ne voyez pas du tout de suspicion de ma part, mais notre discussion est confidentielle et nous pouvons nous dire les choses. On a parlé du modèle économique de votre société. Pouvez-vous nous dire combien vous êtes actuellement et si vous dégagez un salaire de votre activité ? J’aimerais savoir comment vous arrivez à vivre de votre activité, car on ne vit pas d’amour et d’eau fraîche.

Mme Julie Chapon. Aujourd’hui, nous sommes trois co-fondateurs et trois stagiaires. Nous venons de recruter une personne qui nous rejoindra en août. Nous souhaitons également recruter deux personnes pour septembre.

Pour être tout à fait transparente, je suis partie de mon ancien travail sur rupture conventionnelle et je suis encore au chômage jusqu’au mois d’octobre. C’est également le cas de l’un de mes deux associés. Sur les six personnes de notre équipe, nous payons donc mon deuxième associé, François, et les trois stagiaires. Les revenus que nous dégageons actuellement via le programme nutrition et les dons couvrent ces dépenses.

Nous réfléchissons par ailleurs à une levée de fonds pour financer le projet, avec des acteurs purement focalisés sur l’impact social, ce qui exclut évidemment les fonds d’investissement.

Aujourd’hui, ce que nous dégageons financièrement couvre bien plus que ce dont nous avons besoin. Notre programme nutrition se vend bien. Sur notre site, yuka.io, nous proposons un blog en plus de l’application. Il reçoit entre 600 000 et 800 000 visites par mois, ce qui en fait l’un des blogs de nutrition les plus consultés en France. À travers lui, nous essayons de sensibiliser les utilisateurs à la nutrition, soit un sujet extrêmement complexe, que notre application mobile ne permet pas de couvrir avec son seul système de notation. La nutrition ne peut pas se résumer à un simple scan de produit ; c’est un tout.

Sur notre blog, nous essayons donc de parler de différents sujets de nutrition, en profondeur et de manière illustrée, afin de rendre nos contenus vraiment accessibles. Nous travaillons avec un nutritionniste très pointu, qui valide et relit tous les articles. Le blog nous permet de sensibiliser à une meilleure alimentation. C’est à travers lui que nous vendons notre programme nutrition.

À terme, nous souhaitons toutefois arrêter le programme nutrition pour nous concentrer sur l’application et sur le modèle économique qui lui est lié. Nous ne pouvons pas gérer trop de choses en parallèle car nous sommes une petite équipe.

Mme Claire Pitollat. Vous avez expliqué que les produits que vous recommandez en préférence du produit scanné sont sélectionnés notamment sur le critère de la disponibilité. Ne serait-il pas possible de formuler deux recommandations : un produit très largement distribué, que le consommateur trouvera facilement, et un produit moins bien distribué, qu’il pourra éventuellement trouver en fonction du lieu où il se trouve ? Cela permettrait à des produits moins distribués, mais préférables du point de vue de la santé, d’améliorer leur distribution.

Mme Julie Chapon. Cela fait tout à fait partie de nos projets que d’améliorer les recommandations que nous proposons. Aujourd’hui, en effet, nous ne recommandons que des produits plutôt faciles à trouver. Ce filtre n’existait pas à l’origine, mais les utilisateurs étaient nombreux à regretter qu’on leur recommande des produits introuvables. Nous avons donc fini par appliquer ce filtre, qui permet de ne recommander que des marques relativement connues, ce qui est certes un peu dommage pour les autres marques.

Mais nous comptons améliorer cela et recommander désormais des produits un peu moins connus, ce qui nécessite toutefois que nous ayons référencé en amont les magasins où l’on peut les trouver et que l’application renseigne les utilisateurs sur la localisation de ces points de vente.

M. le président Loïc Prud’homme. Vous nous avez dit que la notation des produits était basée à 60 % sur le système Nutri-Score, système connu et robuste, et que votre plus-value portait principalement sur l’analyse des additifs. Sur quelles bases vous appuyez-vous pour faire vos évaluations et vos recommandations les concernant ?

Mme Julie Chapon. Nous nous basons sur l’état de la science à ce jour. Pour chaque additif, nous avons créé notre propre référentiel à partir des rapports et des études scientifiques disponibles. Certains additifs font peu débat. Tous les travaux les concernant vont dans le même sens. En revanche, d’autres sont plus controversés. Certaines études avancent leur dangerosité, d’autres la contestent. Dans ce cas, nous estimons que les additifs sont douteux et nous les mettons en niveau « jaune » dans l’application.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Je voudrais revenir sur votre volonté de vous labelliser. Vous savez sans doute que c’est un processus très complexe. Quel est votre objectif ? Qu’est-ce qui, dans Yuka, va être labellisé ?

Mme Julie Chapon. L’idée du label n’en est qu’à l’état de projet. Nous avons identifié un besoin et une demande sur le sujet. L’objectif, comme le Nutri-Score, est d’aider les consommateurs, mais de manière encore plus poussée, avec un logo directement affiché sur le produit.

Notre label serait un label santé, qui irait plus loin que l’application et le nutritionnel en prenant en compte l’ensemble des composants qui impactent la dimension santé du produit. Il s’agirait donc d’analyser, dans les produits, les valeurs nutritionnelles, l’indice glycémique, la présence d’additifs, le niveau de transformation, le taux de pesticides – grâce à des analyses en laboratoire – et la qualité des matières premières utilisées. Ainsi, le label répondrait à un cahier des charges très précis et très strict.

Un projet de label pose évidemment la question de l’indépendance. Un grand nombre des labels actuels ont été récupérés et sont devenus de purs outils marketing. Par souci de transparence, le cahier des charges que nous aurons défini sera mis en ligne sur notre site. Toute personne pourra donc renseigner les informations d’un produit et vérifier son évaluation par le label. Il s’agit, bien sûr, d’éviter toute suspicion de non-indépendance.

Notre objectif est donc de mettre en place un label santé poussé, qui prendra en compte un très grand nombre d’éléments.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. C’est précisément ce qui paraît compliqué. Aujourd’hui, Yuka ne formule que des recommandations. En outre, certains faits ne sont pas complètement avérés. On a encore du mal, sur le plan scientifique, à les vérifier et à démontrer ce qui est bon ou pas. Je pense notamment aux interactions entre additifs. La mise en place d’un label va nécessiter un cahier des charges très complexe. C’est un travail de titan. Par ailleurs, quel organisme pourra certifier votre labellisation ?

Mme Julie Chapon. C’est en effet un gros travail. Notre nutritionniste a déjà commencé à y réfléchir et à rédiger des cahiers des charges par catégories de produits. Quant à savoir comment et par qui, très honnêtement, nous n’avons pas encore creusé ces questions. Ce projet n’interviendra pas avant six mois ou un an, si encore il est confirmé. Nous sommes une petite entreprise et nous prenons les décisions au jour le jour. Il se peut très bien que d’ici six mois, nous décidions d’abandonner le projet de label. Nous allons nous pencher sérieusement sur la question à partir de la rentrée.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Ce label pourrait en tout cas constituer une protection par rapport à d’autres acteurs, tels que Système U, qui cherchent à investir votre domaine.

Mme Julie Chapon. Oui, ce serait aussi l’un des intérêts de ce label, mais notre objectif principal est d’aller encore plus loin dans la démarche d’information des consommateurs, en proposant, en supermarché, directement sur les produits, un label garantissant leur qualité.

M. le président Loïc Prud’homme. Il est intéressant pour nous de vous entendre car votre application reflète la demande sociétale en matière d’alimentation. Vous nous avez expliqué que la demande est forte, de la part des consommateurs, d’une meilleure compréhension des additifs et de leur impact. Avez-vous des remontées sur d’autres sujets, tels que les perturbateurs endocriniens, les nanoparticules ou les modes d’emballage ? Vous êtes-vous posé la question d’intégrer un indicateur sur l’innocuité des emballages, permettant notamment d’alerter sur la présence de nanoparticules ?

Mme Julie Chapon. Les emballages ne font pas l’objet des demandes les plus importantes mais, régulièrement, des utilisateurs nous demandent si nous pourrions les prendre en compte dans la notation et l’évaluation des produits. Aujourd’hui, c’est beaucoup trop complexe pour nous. Nous ne pouvons pas encore nous lancer dans un tel chantier. En revanche, c’est exactement le type de sujet que nous traitons sur notre blog. Nous avons fait un article sur les emballages toxiques, intitulé « Halte aux emballages toxiques ! », qui a été énormément lu et partagé. Avec un article comme celui-là, qui alerte sur les emballages auxquels il faut faire particulièrement attention, nous remplissons notre mission de sensibilisation à des sujets annexes à ceux couverts par l’application. Ces sujets n’ont pas vocation à être intégrés dans l’application. Nous les traitons dans le blog, qui a un gros impact du fait d’être beaucoup relayé.

En ce qui concerne les perturbateurs endocriniens et les nanoparticules, nous les prenons en partie en compte dans les additifs. Certains, comme le dioxyde de titane, sont fortement suspectés d’effets dangereux sur la santé. Plusieurs industriels sont soupçonnés de ne pas respecter la réglementation en n’indiquant pas clairement que ce sont des nanoparticules. Lorsque les additifs sont en lien avec les nanoparticules et les perturbateurs endocriniens, ils sont évidemment épinglés en tant que tels dans l’application.

En réalité, la détection des ingrédients suspectés d’être des perturbateurs endocriniens correspond à une demande plus forte pour la partie cosmétique et produits d’hygiène que pour la partie alimentation.

M. le président Loïc Prud’homme. Il n’y a apparemment pas d’autres questions. Souhaitez-vous ajouter quelque chose, madame Chapon ?

Mme Julie Chapon. Dans notre réflexion sur la manière d’améliorer l’analyse des produits, nous avons pris conscience de la nécessité d’augmenter le nombre des informations obligatoires sur les emballages. Nous recevons énormément d’autres demandes, par exemple, sur l’indice glycémique. Il serait bon que cette information soit obligatoire sur les produits car on sait aujourd’hui qu’elle a un impact très important sur la santé. La teneur en fibres n’est pas non plus obligatoire à l’heure actuelle. Elle est indiquée une fois sur trois.

Il faut vraiment obliger les industriels à donner plus d’informations sur leurs produits. Il faudrait même aller plus loin que le label bio et indiquer le vrai taux de pesticides présent dans les aliments.

Les consommateurs réclament davantage de transparence. Si les marques communiquaient directement la composition de leurs produits, nous n’aurions pas à procéder nous-mêmes à des analyses en laboratoire pour informer nos utilisateurs.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Le problème est que les étiquettes ne sont pas toujours très grandes, entre la publicité et toutes les informations à donner sur le produit. C’est bien pour cela que l’étiquetage est un sujet complexe. Quelles informations doivent-elles être prioritaires ? Le flashcode a précisément été conçu pour aider les gens à trouver les informations sur les produits. Il est impossible de tout énumérer sur une seule étiquette.

Mme Julie Chapon. En effet, et un flashcode renvoyant à toutes ces informations serait déjà formidable. Il est vrai qu’il n’y a pas beaucoup de place sur les produits, mais cette place est malheureusement occupée par des éléments qui ne devraient pas s’y trouver. Le marketing des produits alimentaires transformés est un vrai sujet ; il est souvent trompeur.

Je prendrai l’exemple d’une soupe dont je ne citerai pas la marque et sur laquelle est indiqué en gros : « sans colorant ni conservateur ». On se dit : « Super, c’est une soupe très naturelle, qui ne contient ni colorant ni conservateur », mais quand on regarde le détail de la composition de la soupe, on y trouve des additifs, ces derniers ne rentrant pas dans la catégorie des colorants ou des conservateurs, mais dans celle des exhausteurs de goût et des agents de texture. La mention « sans colorant ni conservateur » est donc extrêmement mensongère. Le consommateur qui achète la soupe est persuadé d’avoir affaire à un produit naturel. Quand il scanne la soupe avec Yuka et qu’il se rend compte qu’elle contient des additifs nocifs, de type glutamate de sodium, il est choqué de s’être fait avoir comme cela.

Malheureusement, les produits au marketing trompeur sont très nombreux. C’est aussi cela que nous essayons de montrer grâce à notre application, en permettant de décrypter ce qu’il y a derrière le marketing. Certaines mentions ne devraient tout simplement pas être autorisées.

L’exemple des jambons qui portent la mention « moins 25 % de sel » est aussi révélateur : moins 25 % par rapport à quoi ? Souvent, c’est par rapport à la moyenne des produits de la marque, eux-mêmes déjà très salés. Un produit à moins 25 % de sel reste donc extrêmement salé. Là aussi, le consommateur ne se rend pas compte et achète le produit en pensant avoir affaire à un produit sain.

Nous observons beaucoup d’abus marketing sur les produits. Les consommateurs sont très nombreux à nous contacter pour nous dire : « C’est aberrant, j’ai acheté ce produit en pensant qu’il était moins salé et qu’il était sain ! » Un grand nombre d’entre eux écrivent aux services consommateurs des marques, qui se tournent alors vers nous et réfléchissent à vendre leurs produits autrement.

M. le président Loïc Prud’homme. Nous avons fait un tour assez complet et très intéressant de vos retours des consommateurs. Vous êtes en prise directe avec eux : c’est essentiel car cela vous permet de présenter un vrai reflet de leurs attentes aujourd’hui.

Pour conclure cette audition, il me semble que le succès fulgurant de votre application témoigne, de la part des consommateurs, d’une véritable demande de transparence sur la composition des produits alimentaires.

Madame, merci d’avoir répondu à notre demande d’audition. Si vous pensez avoir oublié des éléments et si vous souhaitez nous les communiquer, n’hésitez pas à revenir vers nous.

La séance est levée à onze heures quarante.

 

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3.    Audition, ouverte à la presse, de M. Périco Légasse, journaliste

(Séance du jeudi 24 mai 2018)

La séance est ouverte à dix heures vingt.

M. le président Loïc Prud'homme. Mes chers collègues, nous avons le plaisir de recevoir M. Périco Légasse.

Critique gastronomique à l’hebdomadaire Marianne, vous avez, monsieur Légasse, élargi le champ de vos interventions au-delà de ce domaine, en fustigeant ce qu'il est convenu d'appeler la « malbouffe » et en prenant la défense des terroirs. Vous animez sur la chaîne Public Sénat, une émission dont le titre, Manger c’est voter, est un symbole et même une profession de foi.

Vous avez dénoncé à maintes reprises les transformations des habitudes alimentaires qui, selon vous, sont imposées aux consommateurs, notamment par la grande distribution. Vous n'hésitez pas à parler d'un phénomène de financiarisation de l'alimentation à l'échelle mondiale, qui contraint les consommateurs mais aussi les producteurs à s'orienter vers des productions de masse à bas coûts.

La crise du monde agricole trouve là une grande partie son origine. Dans ce système, le surplus de marge ne revient pas aux producteurs. Quant aux consommateurs, ils sont sans doute attirés par des prix bas mais le marketing les pousse souvent à surconsommer. Les consommateurs les plus modestes n'ont évidemment pas le choix, dès lors que les produits de qualité, ceux qui ont les meilleures valeurs nutritionnelles, sont souvent plus chers voire à des prix inaccessibles.

Vos interventions publiques tendent toutefois à démontrer, dans un souci de pédagogie, qu'il est possible de concilier qualité de l'alimentation et juste prix. Pour atteindre ce but, donc en rectifiant une tendance lourde, vous considérez, non sans raison, que l'effort relève du volontarisme politique. Dont acte !

Votre regard s'est plus spécifiquement porté sur les filières de l'élevage qui privilégient le plus possible la croissance naturelle de l'animal en rejetant notamment l'usage de tourteaux de soja génétiquement modifié encore largement importés du Brésil ou d'Argentine.

Les productions bio progressent en France comme dans la plupart des pays européens. Quel regard portez-vous sur ce développement ? Ne pensez-vous pas que des industriels de l'alimentaire se servent de cet engouement pour labelliser en bio certains de leurs produits qui intègrent parfois des matières premières importées et détournent l’esprit du label bio ?

La question de l'alimentation industrielle est cruciale. Elle n'a cessé de gagner du terrain au fil des ans, si l'on considère, par exemple, les millions de personnes qui, chaque jour, mangent dans les structures de restauration collective des entreprises, des établissements scolaires, des hôpitaux et des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD).

Nous souhaiterions que vous puissiez nous livrer certaines pistes de réflexion et, le cas échéant, des propositions concrètes qui vous tiennent particulièrement à cœur.

Avant de vous donner la parole pour un exposé liminaire d'une dizaine de minutes, je dois vous demander de prêter le serment conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958.

(M. Périco Légasse prête serment.)

M. Périco Légasse, journaliste. Monsieur le président, vous avez si parfaitement résumé ma pensée et transcrit mes propos que nous pourrions passer directement aux questions. Je suppose la représentation nationale suffisamment initiée et informée sur les enjeux et le contexte de notre rencontre pour pouvoir sauter quelques étapes puisque dix minutes suffisent à peine à faire une ébauche de cette question fondamentale pour l’avenir de la République, du continent et de la planète.

Je me réjouis de la tenue des États généraux de l’alimentation (EGA) et de l’existence de cette commission, tout en mettant un petit bémol : dans l’histoire de France, le pouvoir a souvent réuni des États généraux quand c’était trop tard, évitant rarement le chaos ou la fracture. Saluant l’initiative du Président de la République et du Gouvernement, j’espère que ce ne sera pas le cas cette fois-ci. Soyons francs, en général on n’aboutit à rien la première fois. Peu importe, la date est prise.

La République française a organisé des États généraux de l’alimentation. Très modestement, je prétends que c’était un vieux rêve. Quand j’émettais cette idée il y a dix ou quinze ans, on me disait que c'était complètement farfelu. C’est bien la preuve qu’il faut toujours espérer, ne jamais dire fontaine je ne boirai pas de ton eau. Le Parlement s'empare de cette question et j'en suis très heureux, même si la tâche est immense et que nous sommes encore plus bas que le bas de l’escalier et le pied de la montagne. Je sens une détermination fervente de la part de nos concitoyens, de la classe politique et des élus pour aboutir à des solutions primordiales et inévitables.

Tout ce que vous avez relaté de ma vision de la problématique est la base de la réflexion. Nous sommes dans un système qui va au-delà de l'assistanat social et culturel. Après le « prêt-à-penser » de la télévision et le « prêt-à-voter » en politique, on nous donne du « prêt-à-digérer » ! Dans le monde développé, l’être humain est totalement conditionné pour le choix de sa nourriture, il a perdu son libre arbitre. Nous sommes si loin des réalités du monde non développé… Le bon sens, qui participe de l'exercice d'une citoyenneté responsable, n'est plus la valeur la plus partagée dans ce pays. Il convient de rétablir cette valeur pour que tout ce qui va être entrepris à partir de ces états généraux puisse aboutir à des résultats concrets.

Nous ne sommes plus face à un problème d'offre. J'ai passé ma vie professionnelle à interpeller les institutions, les pouvoirs publics, les syndicats, les filières professionnelles et les industriels avec colère, véhémence et passion. La France est une façon de consommer. Nous devons résoudre le problème de la demande. Plus que réformer la manière dont on produit, nous devons repenser, de façon urgente et totale, nos mœurs de consommation. Cela passe par une institution fondamentale de la République : l'école.

Ce sera l'essentiel de mon combat jusqu'à la fin de mes jours parce que je sais que le temps qui me reste à vivre ne suffira pas. L'école de la République française a fait de notre pays l’une des plus grandes nations de la Terre. Je suis de ceux qui pensent qu'il faut revenir au ministère de l'instruction publique et abandonner le nom de ministère de l'éducation nationale, trouvaille de Mussolini reprise par la IIIe République. La Nation n'a pas à éduquer, l'éducation est familiale. La Nation a à instruire et à enseigner. C’est peut-être justement parce que nous n’éduquons et n’instruisons pas que nous en sommes là.

En ce début du XXIe siècle, après avoir appris à lire, écrire et compter à nos enfants, il faut aussi leur apprendre à consommer. Il faut leur donner une information suffisamment complète et objective pour que le jour où ils deviendront des consommateurs décisionnaires, c'est-à-dire des clients, ils aient tous les éléments en main pour pouvoir adopter un comportement responsable et mature pour se nourrir, s'habiller, se déplacer, voyager. Cette nécessité vaut pour toutes les formes de consommation qui ont des impacts sanitaires, environnementaux et sociaux majeurs.

Il faut réapprendre à manger. C'est un appel que je lance, après d’autres qui ont pris les devants, à la représentation nationale. Les États généraux et les prises de conscience doivent déboucher sur des dispositions visant cet objectif : il faut impérativement que le peuple français, les plus jeunes comme les adultes, réapprenne à manger. Cette démarche doit être tout à fait apaisée, sereine et pacifique. Il ne s'agit pas d'être dans la confrontation et la dénonciation. Que nous le regrettions ou non, nous ne pourrons pas nous passer de l'industrie agroalimentaire et de la grande distribution, à plus forte raison quand nous serons 7 ou 10 milliards d’êtres humains.

Il faut que nous fassions, les uns et les autres, un chemin pour que cette coexistence nécessaire, structurelle et inévitable ne soit plus une machine à abîmer notre santé et à détruire notre environnement et notre agriculture. Nous devons la transformer en machine à reconstruire et à préserver cette planète.

Je me réfère à la conclusion du discours de Bayeux prononcé en 1946 par le général de Gaulle. À une époque où cette thématique n’était pas de première actualité, il disait : surtout, nous qui sommes portés à nous diviser contre nous-mêmes – j’adore les formules gaulliennes –, veillons à protéger notre bonne vieille mère la Terre. Dès cette époque, le général de Gaulle avait pressenti que la planète allait payer la facture de ce progrès, de cette croissance de civilisation.

Le thème de mon émission sur Public Sénat – j'espère que vous ferez les démarches pour qu'elle soit commune aux deux assemblées parce qu’elle concerne autant les députés que les sénateurs – est le suivant : au moment où l'on met la main sur un produit, on doit avoir le réflexe permanent de s’interroger sur les implications politiques et environnementales de cette consommation. Nous faisons certaines démarches politiques et sociales de manière volontaire ou contrainte. Dans ce domaine, c'est naturel : nos mœurs alimentaires d’Occidentaux nous conduisent à nous nourrir trois fois par jour. On vote donc trois fois par jour. À chaque fois qu’un consommateur français achète, transforme et ingurgite un produit, il commet un acte politique de la plus haute importance.

J’ai toujours plaisir à rappeler des chiffres sur lesquels j’interpelle souvent les plus hauts responsables politiques : nous sommes 66 millions d'habitants à faire trois repas par jour ; nous faisons donc 198 millions d'actes alimentaires quotidiens, 4,59 milliards d'actes alimentaires mensuels, 72,17 milliards d'actes alimentaires annuels. Si 5 %, 10 % ou 15 % des consommateurs se comportent de façon responsable et citoyenne, en s'interrogeant sur la provenance, la fabrication et les conséquences des produits qu’ils achètent sur l'environnement et l'économie, nous basculons et nous parviendrons à résoudre une foule de problèmes notamment en matière d’emploi et de commerce extérieur. À plus forte raison si le taux atteint 20 % ou 25 %, on peut rêver. Cela me rappelle l’intercession d'Abraham en faveur de Sodome, quand il demandait combien de justes suffiraient à sauver la ville.

En tant que journaliste, j’informe. À la République d'instruire et d'enseigner dans les écoles une façon de consommer. Cette procédure existe depuis 1975. Elle a été mise en place à Tours par le professeur Jacques Puisais, fondateur de l'Institut du goût et ancien directeur du laboratoire départemental d'analyses de Tours. À la fin des années 1970, il avait commencé à percevoir des dérives comportementales liées à la facilité de consommer qu’apportait la grande distribution.

Disons-le, 85 % à 90 % des Français considèrent être pris en main par le système alimentaire qui va de l’agroalimentaire à la grande distribution. Le slogan de ce système pourrait être : « Mangez, on s'occupe du reste ». On nous assure, parfois à juste titre, que tout va bien, que jamais l'alimentation n'a été aussi saine, que jamais les produits n'ont été aussi nutritionnels et nourrissants, que jamais on a aussi bien mangé dans ce pays. De fait, nous avons échappé à des périodes d’épidémies, d’insalubrité et de dégradation alimentaire. Il faut néanmoins signaler que les produits phytosanitaires et la mécanisation n’ont pas été sans effet. Je suis en train de lire un petit ouvrage du géographe Gatien Élie, intitulé La Plaine, récit de travailleurs du productivisme agricole. L’auteur explique comment la Beauce, ce grenier de la France possédant un patrimoine agricole prodigieux, est devenue un demi-cauchemar et un demi-enfer.

Le citoyen doit prendre conscience du fait que le contenu de son assiette détermine l'avenir. Jacques Puisais ayant créé des classes d’éveil sensoriel, le programme est prêt et adapté à la situation. Tous les ministres de l'éducation nationale ont été interpellés et Jack Lang l’avait mis en place mais, à chaque changement de majorité, il faut critiquer les prédécesseurs – ce que fait la gauche est toujours « dégueulasse » et ce que fait la droite est toujours « immonde » – et annuler les mesures qu’ils ont prises. La classe politique manque souvent de citoyenneté.

Ce programme existe pourtant depuis quarante ans. Il a été expérimenté dans six régions françaises à la discrétion des chefs d'établissements, des proviseurs et des recteurs. Comme c'était la présente majorité qui l’avait mis en place, Mme Najat Vallaud-Belkacem, pour laquelle j'ai la plus grande estime, a considéré que c'était totalement superflu et inutile. Or, à mes yeux, cette démarche est une nécessité nationale et citoyenne. Elle est aussi essentielle que le combat contre le chômage et le terrorisme.

Si nous ne réapprenons pas à manger, si nous n'enseignons pas à l'école la façon de consommer et de se nourrir, je prédis un chaos terrifiant pour ce pays, ce continent et la planète entière. La Terre ne pourra pas continuer à nous fournir. Depuis l'an dernier, nous vivons déjà au crédit des générations futures et la situation va s'aggraver, d'autant que les phénomènes sont exponentiels et démultiplicateurs.

Je pensais que des mesures gouvernementales seraient prises à l’issue ses États généraux de l'alimentation pour répondre aux problèmes posés par l’agro-industrie. Il est important que le peuple consommateur change de comportement et de mœurs. Comme il ne peut pas le faire de lui-même, la pédagogie doit être institutionnelle. C’est une urgence absolue. Il faut repenser notre alimentation parce que nous sommes en France et que c'est ici que ça doit se faire. Nous avons tous les éléments de réflexion et tous les moyens d'action. Cette République s'enorgueillirait d'avoir été, au niveau planétaire, la pionnière d'un vrai programme éducatif d'apprentissage de la consommation pour les citoyens et notamment les jeunes générations.

M. le président Loïc Prud'homme. Merci pour ce propos très condensé mais très riche. Je donne la parole à notre rapporteure.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Monsieur Périco Légasse, merci pour votre contribution à notre commission d'enquête. Je vous rejoins complètement sur la nécessité de réapprendre à nos enfants à manger. De nombreuses initiatives sont prises dans les départements où l’on œuvre pour améliorer la qualité de la nourriture dans les écoles et les collèges.

Tout au long de votre carrière, vous avez dénoncé les méfaits de la nourriture industrielle et de cette « malbouffe » qui caractérisent notamment les enseignes de restauration rapide. Toutefois, certaines de ces enseignes font la promotion du mieux manger et revendiquent le fait qu'elles proposent des produits sains. Quel est votre avis sur ce type d'enseignes ? Le concept de restauration rapide n'est-il pas contradictoire avec la notion de bien manger ?

Certains pays européens, tels que l'Italie, ont développé des initiatives visant à faire la promotion de leur gastronomie, notamment en réaction au développement des enseignes de la restauration rapide. À ce jour, en France, rares sont les initiatives de ce type qui ont été mises en place ou qui ont fonctionné. Comment l’expliquez-vous ? Pensez-vous que les Français sont finalement moins attachés au mieux manger ?

Au cours d'une interview que vous avez donnée le 20 avril dernier, vous avez estimé que le véganisme ne serait pas si bon que cela pour notre santé et pour la planète. Pourriez-vous revenir sur ce sujet et nous expliquer votre position ?

Dans le cadre de votre profession de critique gastronomique, vous recommandez certains restaurants. Comment vous assurez-vous que ces derniers respectent bien vos préconisations ? Sur quels critères vous basez-vous pour émettre vos critiques ?

M. Périco Légasse. Je vais mettre les pieds dans le plat : la « malbouffe » est un leurre. Il n’y a pas de mauvais outils, il n'y a que de mauvais ouvriers, dit l’adage que je trouve très vrai à tous les échelons de l'histoire. Il n’y a pas de mauvaise forme de restauration, tout dépend du contenu. C'est un progrès de pouvoir recourir à la restauration rapide même si ce n’est pas un mode d'alimentation majoritaire et systématique. L'industrie agroalimentaire a fait des progrès prodigieux. Le problème est que les financiers s’en emparent pour faire du profit. C’est vrai pour le nucléaire, pour tout.

Nous serons 6, 7, 10 milliards d'êtres humains. Nous ne pourrons pas, hélas, toujours passer une heure ou une heure et demie autour de la table à se nourrir de produits préparés à la maison. Il faut le faire le plus le plus souvent possible mais on ne peut pas rejeter ce qui existe. J'ai grand espoir qu'un jour McDonald’s nous serve des sandwichs français avec du bon cochon et du bon bœuf, et du beaujolais-villages à la place du Coca Cola. J’en ai discuté avec le PDG de l’enseigne. Il a ri. Puis, il m'a dit que, finalement, mon idée n’était pas si bête mais qu’il aurait sans doute du mal à la faire passer au siège du groupe. Ce n’est donc pas pour tout de suite mais il m’a assuré que je serai encore vivant pour le voir.

Puisqu'il faut donner des consignes simples comme dans les campagnes électorales, la devise est : « Moins mais mieux ». Les gens m'interpellent souvent sur le mode : avec vos rétributions, vous avez les moyens de bien manger mais ce n’est pas le cas des démunis ! Pourtant, la vérité est que bien manger ne coûte pas cher alors que mal manger coûte très cher. Il ne faut pas s’en tenir au prix d'achat et calculer la valeur négative d'un produit. Une tranche de jambon sous cellophane provenant d'élevages industriels à 90 centimes est infiniment plus chère que la tranche à 1,40 ou 1,90 euro d'un cochon bio Fleury-Michon ou autre. Certaines marques font des porcs industriels bio qui sont d’une qualité très correcte et ces produits sont vendus sous le même conditionnement dans la grande distribution.

Ils pleurent d’être obligés d'aller acheter ces porcs bio au Danemark parce que la production française n’entre pas encore dans les tarifs demandés. Fleury-Michon et Nestlé
– qui commercialise la marque Herta – ne désespèrent pas d’avoir un jour une production porcine industrielle française propre qui leur permette de proposer aux clients français du jambon industriel de qualité acceptable, même s’il ne remplacera jamais le jambon frais.

La démarche pédagogique et les mesures gouvernementales se heurtent à ce noyau perturbateur de la vie sociale que sont les centres commerciaux et les grandes surfaces. En ce moment, j’interroge des adolescents de douze à dix-sept ans. Quand j'étais petit, je voulais être Zorro, pompier ou chef d'orchestre. Eux, quand je leur demande quel est leur rêve, ils me répondent que c’est d’aller dans une grande surface, le week-end suivant, pour s’acheter tel tee-shirt ou tel gadget que l’on n’a pas pu leur offrir le samedi précédent. Ils passent des heures à regarder les vitrines comme nous le faisions autrefois au moment de Noël. Leur fantasme infantile n’est plus la conquête spatiale ni le chevalier au panache blanc, ils rêvent d'aller en grande surface.

L’autre jour, j’étais en Ille-et-Vilaine chez un éleveur de poulets. Arrive une classe de CM2, vingt-cinq adorables petits Rennais. Ils voient les volailles évoluer dans la campagne. Ils vont ensuite dans la boutique de la ferme et voient les volailles prêtes à vendre sur l’étal. Sur les vingt-cinq enfants, une seule petite fille a dit que c’était du poulet. Les autres avaient vu des bestioles vivantes à l'extérieur mais ils n’avaient pas fait le rapprochement avec ce qu’il y avait dans la boutique. Pour eux, viande de poulet est synonyme de nuggets ! Paradoxalement, les enfants urbains sont plus initiés que les enfants ruraux aux enjeux de la « malbouffe » et à l’importance de ce que l’on met dans son assiette.

Quand je demande à des adolescents ce qu’ils ont mangé au dîner de la veille, ils me citent des marques. Maman a fait un Vivagel ou un Findus et on a bu du Fanta. Si je leur demande ce qu’il y avait à l’intérieur de la boîte, l’un me répond que c’était du poisson alors que son petit frère m’assure que c’était du veau parce que c’était blanc et mou. Nous en sommes là. Nous avons atteint un analphabétisme total et une acculturation des masses au niveau de l'alimentation. Dans le pays de la gastronomie, une élite sait manger, une petite minorité se soucie de l’alimentation.

Cela évolue de façon gigantesque mais nous sommes encore dans des marges dérisoires. Tout le monde s’y met – agriculteurs, commerçants, associations –, notamment par le biais d’internet. C'est formidable, c'est une véritable révolution, mais nous sommes encore au bas de l'échelle. On ne va pas détruire les chaînes de restauration rapide, elles sont installées. Il faut faire comprendre aux capitalistes qui détiennent ces rouages que leur survie, leur argent et leurs futurs bénéfices sont en cause. Ils disent qu’ils veulent bien faire un effort. McDonald’s se vante d'avoir de la viande française. L'offre évolue mais si la demande n'est pas préparée, initiée, cultivée, éclairée et éduquée, les efforts des industriels et des distributeurs n'auront pas de sens. Cette modification de la demande dépend d’une démarche politique nationale et de mesures gouvernementales.

Vous m’avez posé une question sur le véganisme. C'est une grande idée qui présente les risques d’excès de toutes les religions révélées. Combien de millions d'êtres humains a‑t‑on tués au nom de l'Évangile, le texte le plus formidable qui existe ? On tue au nom du Coran mais on ne tue pas au nom de la Torah. Quand une religion révélée affirme qu’elle est la seule à avoir raison, on bascule dans une forme de dogmatisme totalitaire. Cela s’est vérifié pour l’Église chrétienne, elle s'est réformée après des conciles. L’islam est confronté à cette situation, et nous avons de bonnes raisons d'espérer que les choses évoluent, même difficilement.

Les adeptes du véganisme considèrent que tout mangeur de viande est un infidèle et un impie, même s’ils ne le disent pas comme ça. Le week-end dernier, s’est produit le genre d’événement que je l'avais prédit : à Lille, un boucher et un poissonnier de quartier – pas les plus méchants de la grande distribution – ont été attaqués à la machette. Des médecins pratiquant des interruptions volontaires de grossesse (IVG) ont été tués par des opposants à l’avortement et des vétérinaires pratiquant la vivisection ont été tués par des défenseurs des animaux. Des végans, que je croyais être des gens apaisés et sereins, s'en sont pris physiquement et violemment à deux petits commerçants de quartier qui vendaient de la viande et du poisson. En bons voltairiens que nous sommes, nous donnerions notre vie pour que les végétariens puissent continuer à prêcher leur bonne parole.

Cela étant, nous mangeons effectivement trop de viande. Le changement de mœurs alimentaire passe par une diminution de notre consommation. Au lieu d'acheter six fois un morceau de viande infâme et nutritionnellement nul à 3 euros, provenant d'un élevage douteux de Pologne où les animaux sont élevés dans des conditions épouvantables, achetez trois fois un morceau de viande à 6 euros, provenant d'un élevage français d’animaux nourris à l'herbe. Sur la baisse de la consommation, je me bats avec les végétariens.

Mais l'être humain est omnivore. Il est hors de question de modifier le paysage de la France, ses bocages et zones d'élevage qui constituent notre identité nationale. Nous continuerons, de manière raisonnable, citoyenne et humaine, et dans le respect de la souffrance animale et de la rétribution des éleveurs, à consommer nos bonnes viandes de France, nos bœufs, nos vaches normandes, montbéliardes ou charolaises, nos agneaux, nos lapins, nos poules, nos volailles.

Depuis 1980, nous avons perdu 80 % du patrimoine agricole français en termes de variétés. Si ce n’est pas un génocide écologique ! Il en reste 20 %. Ne rêvons pas de rétablir le patrimoine perdu mais essayons au moins de sauver ce qui reste. Pour le sauver, nous allons changer nos comportements de consommateur.

S’agissant des restaurants que je recommande, je ne fais évidemment pas une inquisition préalable avant de m'y installer, je privilégie d'abord la qualité de la cuisine par rapport à la provenance des produits.

Je saute un peu du coq à l’âne, mais cela me rappelle le débat sur l’approvisionnement des cantines scolaires. J'ai tourné dans Nos enfants nous accuseront, un documentaire sur l’initiative du maire de Barjac, dans le Gard, de faire passer la cantine scolaire à l’alimentation biologique. L'agriculture biologique est une nécessité, il faut changer le mode de culture. J’ai évidemment soutenu Joël Labbé, sénateur du Morbihan, qui veut faire passer à 20 %, la part des produits bio utilisés dans les cantines.

Cependant, je privilégierai toujours une nourriture française, même si elle provient de l’agriculture conventionnelle ou raisonnée, à un produit bio provenant d'un pays étranger. C’est un vrai débat. Pour ma part, je donnerai toujours la priorité à mon agriculteur, tout en lui demandant de faire le plus d'efforts possible pour que cette nourriture soit saine. Elle sera donnée à des enfants. Je préfère un produit non bio mais propre à un produit dit bio mais importé.

Je ne fais pas de dogmatisme non plus en ce qui concerne les restaurants, mais je m’assure de la provenance des produits. À présent, beaucoup de restaurants affichent le nom de leurs fournisseurs. C'est formidable mais il faut s'assurer de la véracité de l’information. De plus en plus de restaurateurs privilégient un approvisionnement de proximité – dans la tendance locavore – et une agriculture respectueuse de l'environnement et de la santé. C'est une démarche qui témoigne d'une prise de conscience.

Dans son restaurant de luxe du Plaza Athénée, le grand cuisinier Alain Ducasse défend le concept de naturalité. À son avis, un grand chef de réputation internationale, à plus forte raison s’il est français et référencé dans le Guide Michelin, ne peut plus éluder certaines questions. D'où vient cet aliment ? Qui l’a produit ? Est-il sain ? A-t-il été produit dans des conditions qui respectent l’environnement ? Son producteur vit-il décemment de son travail ? Alain Ducasse prend ce type d’engagement dans son restaurant. Pour l’instant, il se limite aux céréales, au poisson et aux légumes car il n’a pas pu trouver une régularité dans la production de viande française. Il y a des ébauches et je l'aide à trouver des éleveurs qui puissent respecter son cahier des charges. Ce cuisinier, l’un des plus connus du monde, entraîne ses pairs dans le mouvement. Il s’agit de faire en sorte que tous les restaurateurs de France assument cette responsabilité politique de proposer à leurs clients des produits qui témoignent d’une certaine éthique économique, culturelle et environnementale. Tout cela va dans le bon sens.

M. le président Loïc Prud'homme. D’après vous, le levier est la pédagogie et il faut une volonté politique pour remettre des programmes adaptés dans les écoles. Nous sommes en train de discuter du projet de loi sur l’agriculture et l’alimentation. Ne pensez‑vous pas que nous devrions en profiter pour adopter des mesures fortes afin d’inciter à l’utilisation de produits bio et locaux dans les cantines ? Ne devrions-nous pas prendre des mesures contraignantes à l’égard des industriels qui vendent des produits qui ne sont pas sains et sur lesquels nous n’avons pas assez d’informations ?

M. Périco Légasse. Pour les cantines scolaires, il y a une véritable démarche politique et les enjeux sont gigantesques. Je peux dire que ce qui s’y passe est absolument catastrophique. Je parle de mafia, de collusion entre certaines municipalités et ces grands groupes industriels qui fournissent en liaison froide. C'est un véritable massacre.

La prise de conscience est ancienne. Des municipalités ont fait de grands efforts et certaines sont arrivées à une situation de quasi-perfection. Cela reste une minorité. Côté politique, j’ai vu quelques ébauches et entendu quelques incantations. Aucun gouvernement n’a pris de véritables mesures. Stéphane Le Foll, qui a fait beaucoup avec l’agro-écologie, commençait à s'y attaquer mais ce n’était pas de son ressort : il n’était pas ministre de l'éducation nationale. Tout le monde sait qu’il faut faire quelque chose. Je ne sais pas à quelle cadence et avec quelle énergie des mesures seront prises en ce sens.

Quant à moi, je parle de l'instruction du goût et pas seulement de ce que l'on met dans l'assiette des enfants qui fréquentent les cantines scolaires. Je parle bien d'inscrire dans les programmes scolaires qu’il faut apprendre aux enfants à lire, à écrire à compter et à consommer. Il faut dire aux enfants ce qu’est un litre de lait, un morceau de pain, une pomme, une poire, un poisson. Ensuite, il faut leur dire quels sont les enjeux, leur donner des notions de nutrition et d'écologie. Il faut combattre l'ignorance engendrée par ce consumérisme de masse débile.

On ne peut pas nier les effets du néolibéralisme financier qui cherche à faire des profits dans tous les domaines. Peut-être va-t-on bientôt nous facturer l'air et la lumière ? Ils essaieront d'y parvenir. Pour l’heure, ils ont compris que la consommation alimentaire est une manne et ils ne l’appréhendent que comme une source de profits. L’aliment devient un outil qui permet à certains groupes d’accumuler des profits. Il faut casser cette logique. Je me lamente de voir que les initiatives les plus abouties viennent du secteur privé. Elles sont non officielles, non institutionnelles, et non gouvernementales. Il n'est jamais trop tard pour bien faire.

Vu les enjeux, la République française, toutes sensibilités confondues, est extrêmement en retard. On attend tout des États généraux de l’alimentation et d’une commission d’enquête comme la vôtre. Or nous savons que les effets seront relatifs ou partiels.

Ce qui est en train de se passer est très grave. Sans m'étendre, je vais aller plus loin. Comme ces renseignements étaient disponibles, je me suis intéressé au mode d’alimentation de ceux qui, ces dernières années, ont provoqué des tragédies : les frères Kouachi, Mohammed Merah. Ils allaient beaucoup dans une chaîne de restauration rapide et ils buvaient beaucoup de sodas américains. Cette nourriture-là est inflammatoire sur les plans physiologique et comportemental.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. On se donne bonne conscience avec la Semaine du goût, mais la « malbouffe », c’est tous les jours !

M. Richard Ramos. Merci, Périco, d’être là avec nous puisque, quelques mois avant les élections législatives, j’étais allé vous voir pour vous demander de présenter votre candidature.

M. Périco Légasse. Nous nous sommes connus dans le civil !

M. Richard Ramos. À l’approche des élections européennes, je renouvelle ma demande : compte tenu du nombre de textes qui influent sur l'alimentation, vous feriez un excellent député européen, quels que soient les combats que vous menez par ailleurs sur ce sujet. Le monde politique a besoin de gens qui transcendent les courants. J’espère qu'un jour vous viendrez nous rejoindre tous, quels que soient nos partis, pour mener ce combat commun.

Avec les États généraux de l'alimentation et le deuxième pilier de la politique agricole commune, qui intègre l’aide à la filière biologique, on ne va pas assez loin. Une vraie question se pose à l’égard des industriels agroalimentaires. Certains commencent à réaliser qu’ils vont perdre des consommateurs s’ils ne font pas des efforts sur la qualité. Depuis cinq ans, on sent une montée en gamme et un déclin des produits à très bas prix de la grande distribution. Faut-il laisser le marché se réguler sous l’influence des consommateurs ? Le législateur doit-il intervenir pour imposer une marche accélérée aux industriels ?

L’éducation est le combat de votre vie mais, en dehors de ce domaine, quelles seraient les trois mesures que vous prendriez si vous étiez législateur afin d’imposer aux industriels de l’agroalimentaire d’aller plus vite vers la qualité ?

Disciple de Périco Légasse, je suis très fier de l’accueillir en ma qualité de député. Il est une lumière pour beaucoup d'entre nous, pour avoir compris certaines choses avant tout le monde. Pour les élus de la République que nous sommes, il n’est pas anodin de l’entendre dire que manger c’est voter ! Il a été le premier à faire ce lien entre le politique, la Cité, le législateur, l'État et son métier de chroniqueur gastronomique et de journaliste. Je suis passé de l'autre côté de la barrière, mais ce combat-là est commun. Nous devons travailler sur la société, en tant que député ou journaliste.

M. Périco Légasse. Merci, Richard. Après ce que je viens d’entendre, autant que je vise directement la présidence de la République plutôt qu’une circonscription ! (Sourires.)

Je pense cependant qu’il faut savoir rester à sa place et cultiver son jardin. Cela dit, pourquoi pas ? Ce serait une autre histoire, mais je me sens plus efficace aujourd’hui, avec les tribunes auxquelles j’ai accès, que si j’étais élu dans un parlement. Cela n’empêchera pas que, peut-être, un jour, je m’engage dans l’action publique. Lorsque j’aurais fini une partie de ma mission, je pourrais venir te rejoindre pour que nous passions de beaux moments au Parlement européen ou encore à l’Assemblée nationale.

Je le répète, il n’y a plus de problème d’offre. L’offre est consciente qu’elle doit changer, même si des gens font encore du très mauvais travail, et continuent à nous empoisonner ou à abîmer la planète. Je côtoie régulièrement les grands patrons de l’agroalimentaire, en particulier le PDG de Nestlé, pour savoir que la prise de conscience est totale, et qu’ils vont faire au plus vite pour réformer les choses. Ils ont un ennemi : la grande distribution. C’est Michel-Édouard Leclerc qui leur dit : « Moi je ne paierai pas plus cher. » Il explique, comme s’il était Robin des bois parlant aux pauvres : « Ils veulent vous saigner ; grâce à moi vous êtes défendus. » En fait, c’est : « Je vous vends du poison, et je ruine les agriculteurs, mais je protège votre pouvoir d’achat. » Voilà l’équation que les patrons de l’agroalimentaire doivent résoudre. Je crois que les États généraux de l’alimentation visaient également à rétablir un équilibre en la matière. J’ai l’impression qu’il y a désormais un peu d’eau dans le vin.

Par ailleurs, sachant que, depuis 1978 et 1988, les prix sont libres, je ne vois pas comment Bruxelles accepterait que l’on dise aux grands distributeurs : « Vous n’avez pas le droit de faire des marges ou des promotions. » Si des mesures sont prises par la représentation nationale, il faudra aller expliquer à Bruxelles comment on bouscule, d’une façon aussi violente, le libre-échange et la liberté du commerce, mais c’est un autre débat.

Si j’étais aujourd’hui législateur, quelles mesures prendrais-je ?

La première sera très polémique : c’est la préservation du patrimoine agricole. Tout ce que je vous ai dit ce matin n’a plus aucun sens si nous n’avons pas des paysans et des jardiniers pour nous offrir leurs produits qui respectent nos campagnes. Le partisan défend son pays, mais, aujourd’hui, c’est le paysan qui défend le mieux la France. Il n’y a pas plus patriotes que nos agriculteurs. Ils sont quelquefois égarés ou un petit peu déboussolés devant le système de production qu’on leur a vendu et imposé pendant quarante ans, par l’intermédiaire des consignes de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA). La FNSEA évolue d’ailleurs aussi : Mme Christiane Lambert ne tient pas le même discours que celui de Luc Guyau dans les années 1990, ou celui du regretté Xavier Beulin dont l’ouvrage menait à une révolution culturelle.

Il y a des paysans plus initiés. Aujourd’hui, ceux qui vivent de leur travail en respectant la nature, et l’environnement vivent bien, ils sont riches, ils ont deux voitures, ils prennent des vacances. Le plus grand nombre de conversions vient du fait que le paysan conventionnel, dans sa tenue de cosmonaute, dans son tracteur, avec ces produits chimiques, voit celui qui vit aussi bien que lui, avec moitié moins de surface et plus de salariés.

Si j’avais une première mesure à prendre, je protégerai l’agriculture française. On m’a expliqué en haut lieu que c’était un doux rêve. J’ai utilisé le mot « protéger » et en passant aux vocables suivants, car qui dit protéger, dit « protection » et « protectionnisme », on m’a dit : « On arrête la conversation, ce mot est interdit aujourd’hui en Europe occidentale. » Il s’agit pourtant de protéger ; d’autres grandes nations le font. On me classe parmi les souverainistes, mais il faut bien comprendre que je suis favorable à l’économie de marché, qui n’est pas le libre-échange.

La vraie fracture a eu lieu lorsque la République a inscrit l’agriculture française au GATT. On a transformé l’agriculture française, dont la première vocation est de nourrir la nation, même s’il faut, bien entendu, à un moment donné, dégager des profits et entrer dans un système économique mondialisé. L’agriculture française n’est pas une industrie : elle ne fabrique pas des pinces à linge ou des clés à molette. Elle est la base de la nourriture nationale. Si l’on décide qu’elle devient un produit du commerce qui entre dans les normes du libre-échange à partir du GATT, on tue l’agriculture. Le reste a suivi et aujourd’hui le massacre est total.

Il faut repenser le système économique. Je suis contre les exceptions, mais il y a une exception à faire, car l’agriculture ne peut plus entrer dans les enjeux économiques conventionnels de la globalisation. Il faut protéger ces gens-là, car ils protègent la planète et nous donnent à manger. Ils sont essentiels. Lorsque 200 000 tonnes de litres de lait arrivent de Nouvelle-Zélande, si je suis M. Juncker, je ne consulte même pas M. Macron ou Mme Merkel, j’applique immédiatement 15 % de taxe : je protège les paysans européens.

Ce n’est pas une démarche franco-française. Nous avons fait le marché commun pour la préférence communautaire. Il y a trente ans, je me disais : « En 2018, qu’est-ce qu’on va s’emmerder ! Tout sera bien, l’Europe nous aura sauvés, l’euro nous aura sauvés, la paix sera mondiale, le problème du Proche-Orient sera résolu. » Je voyais 2018, comme l’année d’un bonheur plutôt ennuyeux et plan-plan. Tout devait aller bien. En fait, nous sommes dans une situation de cauchemar absolument inouïe : les institutions pour lesquelles nous avons voté, les idéaux pour lesquels nous nous sommes battus, tout ce en quoi nous avons cru, tout se délite sous nos yeux. Bien sûr, nous allons réagir. En tout cas, l’agriculture française doit échapper au libre-échange tel qu’il est conçu aujourd’hui.

C’est cela que je ferais si j’étais député, ministre ou le Chef de l’État, et quand je les vois, je les interpelle pour leur demander de sauver nos paysans. Sans eux, toutes les mesures prévues par les États généraux de l’alimentation seront vaines. L’agroalimentaire n’aura plus de matières premières à transformer et la grande distribution plus rien à distribuer. Je sais qu’il existe des programmes qui visent à remplacer l’alimentation par de la molécule, parce qu’un jour il risque de ne plus y avoir de paysans. Le programme INICON, subventionné par l’Union européenne, se développe dans un laboratoire allemand. Des machines nous donneraient à manger à la place des vaches et des champs.

Comme je dois conclure, nous garderons la troisième mesure pour une prochaine rencontre, mais la deuxième consisterait à faire que, dès la prochaine rentrée scolaire, le ministère de l’éducation nationale, redevenu ministère de l’instruction publique, fasse entrer dans les programmes scolaires des cours consacrés au goût à l’initiation sensorielle. Il faut le faire de façon urgente, comme on prendrait des mesures à l’égard des personnes fichées S. Aujourd’hui, il y a dans la République des entités au sein desquelles on n’apprend plus à vivre ensemble, on n’apprend plus à écrire et à compter, et on n’apprend pas encore à consommer. L’école de la République constitue le remède à tous les drames que vit la République : tout se résoudra à l’école. M. Borloo le dit, le problème de nos banlieues se résoudra dans une vraie école qui intègre qui émancipe et qui transmette des savoirs et des connaissances. Pour l’alimentation, c’est la même chose.

Vous reconnaîtrez que ces chantiers ne sont pas faciles. Ce n’est sans doute pas demain matin qu’ils seront mis en œuvre.

Mme Barbara Bessot Ballot. Élue de la Haute-Saône, je me délecte toujours de vos interventions. Celle d’aujourd’hui est une belle preuve d’amour pour l’alimentation.

M. Périco Légasse. La Haute-Saône est un grand département !

Mme Barbara Bessot Ballot. La « malbouffe », l’Humanité en crève. Je fais partie des colibris qui agissent au quotidien contre cette « malbouffe » ou, plutôt, car il faut rester positif, pour une alimentation saine.

Hier matin, j’étais à l’école Ferrandi. On y prépare en ce moment le concours du Bocuse d’Or. Mon ami, le chef Romuald Fassenet, est coach officiel des membres de l’Équipe de France et nous étions fiers de leur parler ensemble de gaudes, de vin jaune, de comté. Quand je vois les conditions dans lesquelles ils travaillent par rapport à celles dont bénéficient d’autres équipes européennes, je suis atterrée. Hier, Romuald Fassenet a réussi à obtenir que l’on verse 1 000 euros par mois aux cuisiniers qui passent trois jours par semaine à Paris, alors qu’ils doivent tout payer. Comment défendre la gastronomie française dans ces conditions ?

Il n’existe pas de groupe d’étude sur la gastronomie à l’Assemblée. Peut-être pourriez-vous nous aider à en mettre un en place ?

Je suis fille de restaurateur en milieu rural. Mon papa fumait lui-même ses poissons, nous faisions nos rillettes… Je suis née là-dedans. Il y a un véritable problème pour les cafés-hôtels-restaurants en milieu rural. On ne trouve plus le petit restaurant du coin avec ses produits, sa salade…

Il faut réfléchir à un encadrement des métiers de la restauration. Aujourd’hui, un coiffeur n’exerce que s’il a un BEP coiffure, mais pour la restauration, on n’a besoin de rien !

J’en finis en parlant des acides gras trans. Pour moi, l’économie sera toujours plus forte que la politique, mais le corps n’assimile pas les acides gras trans, c’est-à-dire de l’eau mélangée à du beurre.

M. Périco Légasse. Madame, les solutions à la plupart des problèmes que vous avez évoqués ne relèvent pas de l’action publique. Je suis d’accord sur tout ce que vous avez dit, mais il faut rendre à César ce qui est à César. Les pouvoirs publics et le législateur ont assez de missions à remplir pour ne pas qu’on leur confie celles qui relèvent de l’action privée.

Tout ce que vous dites est vrai et même dramatique. Il faut une prise de conscience des acteurs concernés. Il est clair qu’il y aura une évolution en ce sens.

Des réglementations doivent être mises en place concernant les acides gras trans. Un pays comme l’Italie, aujourd’hui au cœur de l’actualité, s’en sortira toujours, quel que soit son gouvernement, ou la composition de la majorité au pouvoir, aussi fou ou insupportable que cela puisse nous paraître, parce que ce pays est sociologiquement proche de ses racines. L’Espagnol et l’Italien se comportent de façon patriotique lorsqu’ils consomment. Allez dans une épicerie italienne de Toscane ou des Pouilles : vous ne trouverez pas un seul produit étranger. J’ai trouvé un jour, un pot de Savora : je suis tombé des nues.

Ils n’ont que des produits italiens. La grande distribution est limitée aux grandes agglomérations. Pas une smicarde italienne, et ils ont des gens pauvres, ne peut imaginer un seul instant faire le repas de sa famille avec des produits qui ne viendraient pas du commerce de proximité – évidemment, il n’est en aucun cas envisageable de ne pas faire le repas de sa famille pour le déjeuner et le dîner. Le début de la conversation, chez les gens les plus pauvres en Italie commence par le contenu de l’assiette : quel produit a-t-on acheté, qu’est-ce qu’on a cuisiné ? Ils ont une conscience nationale concernant les origines régionales, la préservation du patrimoine agricole, et le contenu de leur assiette. Il y a une culture nationale et une sociologie que nous avons perdues. C’est également vrai en Espagne. Il faut donc une rééducation du peuple, je suis désolé, j’en suis là : rééduquons le peuple et donnons-lui à manger ! C’est la réponse à toutes les questions que vous avez posées. Rééduquons les grands et éduquons les petits !

M. le président Loïc Prud’homme. « Éduquons, rééduquons ! », ce seront les mots de la fin ! Monsieur Périco Légasse, nous vous remercions.

 

La séance est levée à onze heures dix.

 

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4.    Audition, ouverte à la presse, de M. Pierre Rustin, directeur de recherche au CNRS, accompagné de Mme Paule Benit, PhD, ingénieure de recherche à l’INSERM et de Mme Sylvie Bortoli, PhD, ingénieure de recherche à l’Université Paris-Descartes

(Séance du jeudi 24 mai 2018)

La séance est ouverte à onze heures quinze.

M. le président Loïc Prud’homme. Nous recevons monsieur Pierre Rustin, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), accompagné par Mmes Paule Bénit et Sylvie Bortoli, toutes deux ingénieures de recherche, respectivement à l’INSERM et à l’Université Paris-Descartes.

À l’hôpital parisien Robert-Debré, M. Rustin anime une équipe conjointe avec l’INSERM, spécialisée en physiopathologie et thérapie des maladies mitochondriales.

Monsieur, mesdames, vous n’êtes pas des spécialistes de la nutrition, mais vos thèmes de recherche peuvent vous conduire sur des pistes liées à l’alimentation et à certaines pratiques agricoles. Ainsi, vous avez été récemment amené à lancer une alerte concernant l’utilisation massive, depuis une dizaine d’années, de fongicides de la catégorie des SDHI, inhibiteurs de la succinate déshydrogénase, qui servent à contrer le développement des champignons et des moisissures sur les végétaux, particulièrement sur les céréales.

Sans parler d’un nouveau scandale sanitaire, après celui de certains herbicides comme le glyphosate ou encore des insecticides tueurs d’abeilles comme les néonicotinoïdes, il vous est apparu urgent de vous pencher sur les conséquences sur la santé et l’environnement de certains principes actifs de ces fongicides.

Il s’agit de questions importantes d’autant que l’on assiste désormais à un effondrement de la biodiversité, phénomène dont les conséquences ne sont pas toutes mesurables pour l’organisme humain.

Sur le sujet des SDHI, vous êtes à l’origine d’une tribune de chercheurs publiée par le quotidien Libération, le 15 avril dernier, dont Mmes Paule Bénit et Sylvie Bortoli sont également cosignataires. Cette tribune demande une suspension de l’utilisation des SDHI, dans l’agriculture, tant qu’une évaluation de leurs dangers potentiels n’aura pas été réalisée par des organismes publics et indépendants des industriels qui les produisent. Vous nous direz quel a été l’accueil de cette tribune dans les milieux scientifiques en France comme à l’étranger. Comment ont réagi des organismes publics comme l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) ou encore l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) ?

Plus généralement, à la lumière de votre expérience et de vos travaux, vous pourrez nous faire part de vos remarques sur les conditions dans lesquelles est autorisée, en France mais aussi au niveau européen, la mise sur le marché des produits phytosanitaires susceptibles de pervertir la chaîne alimentaire.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de déposer sous serment. Elles doivent jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Pierre Rustin, Mme Paule Benit et Mme Sylvie Bortoli prêtent successivement serment.)

M. Pierre Rustin, directeur de recherche au CNRS. Je vais me contenter de vous expliquer pourquoi nous avons rédigé la tribune publiée par Libération.

Depuis les années 1980, en tant que chercheurs et cancérologues, nous travaillons sur les mitochondries et les cancers d’origine mitochondriale, liés à des dysfonctionnements des mitochondries dans les cellules. Des toxicologues de l’INRA et de l’université participent à nos travaux qui réunissent une diversité de chercheurs permettant de couvrir un large spectre de connaissances scientifiques.

Alors que j’avais commencé des recherches sur les maladies mitochondriales, vers 1995, un étudiant avec lequel je travaillais, Thomas Bourgeron, devenu l’un des grands spécialistes de l’autisme, a découvert chez l’homme des mutations dans des gènes qui codent pour une enzyme présente dans les mitochondries, impliquée dans le processus de respiration cellulaire. À cette époque, l’on pensait que cela était totalement impossible, car cela aurait dû être létal. Les mitochondries sont l’usine énergétique des cellules. Elles nous permettent finalement de vivre : elles génèrent de la chaleur et permettent la production d’adénosine triphosphate (ATP), molécule nécessaire à toutes les réactions des cellules qui consomment de l’énergie.

L’enzyme en question est un élément clé de la chaîne respiratoire composée de cinq grands complexes. La succinate déshydrogénase (SDH) est le complexe II de la chaîne respiratoire. C’est l’un des processus les plus constants parmi les êtres vivants : on trouve des chaînes respiratoires de composition quasiment identique de la levure à l’homme.

À l’origine, il y a donc la découverte de la première mutation dans un gène de la SDH, qui entraîne des encéphalopathies du jeune enfant absolument dévastatrices. Nous sommes dans la deuxième partie des années 1990 et nous travaillons sur ces maladies extrêmement rares et invalidantes.

Cinq ans après, dans les années 2000, on a découvert, grâce à des études de linkage, des sortes d’études de probabilités, que les mutations dans ses gènes pouvaient aussi entraîner l’apparition de tumeurs de l’adulte – on ne parle plus alors de cas « très rares », mais de cas « relativement rares », associées éventuellement avec des cancers rénaux et des cancers des voies gastriques. Il faut avoir conscience que ces deux maladies, encéphalopathie de l’enfant et tumeur de l’adulte, ont deux caractéristiques très importantes pour ce qui concerne notre discussion.

D’une part, les cellules humaines en culture déficitaires en SDH – l’enzyme ne fonctionne pas – se multiplient parfaitement, et plutôt plus rapidement que le contraire. Autrement dit, tous les tests de toxicité fondés sur la mort cellulaire n’ont aucun sens dans les cas de déficit cette enzyme. D’autre part, les tumeurs et cancers liés aux dysfonctionnements de cette enzyme et à des mutations génétiques sont toujours très particuliers. Ce ne sont pas des cancers dans lesquelles apparaissent plein de mutations dans différents gènes avec l’affolement des cellules et leur surmultiplication ; les tests de génotoxicité classiques détectent que, dans ces cancers, le blocage de la succinate déshydrogénase provoque une accumulation de succinate dans les cellules. Cela change l’entourage puis l’expression des gènes et provoque finalement l’affolement des cellules. Ce qui est très important, dans le cas qui nous concerne, c’est que les tests de génotoxicité qui se pratiquent pour détecter le caractère génotoxique ou non d’une molécule n’ont pas de sens, en cas de blocage de la SDH.

Depuis les années 1990, on nous a demandé un nombre considérable d’articles sur ces maladies. Au bout d’un moment, quelqu’un a dit : « On pourrait peut-être regarder s’il existe quelque part d’autres mécanismes qui bloquent la succinate déshydrogénase ? » On a regardé sur le net, et, à notre grande surprise, nous sommes tombés sur les « inhibiteurs de succinate déshydrogénase » (SDHI). Nous avons été sidérés que l’on puisse utiliser cette molécule librement, car, nous, nous savons que la chaîne respiratoire est présente dans tous les organismes, des bactéries à l’homme.

Depuis, nous avons fait une seule « manipulation » : nous avons vérifié que si l’on utilisait les SDHI chez l’homme, on bloquait vraiment l’enzyme, car il n’était fait mention de cet effet nulle part. Paule Benit et moi avons dosé l’enzyme qui est parfaitement sensible aux SDHI. Nous avons complété ce travail en regardant ce qui se passait pour le ver de terre : l’enzyme était complètement inhibé par le SDHI.

Les données scientifiques sont publiées dans les plus grandes revues scientifiques, Nature Genetics, Cancer Cell… Le substrat scientifique est connu depuis les années 1990. Pour le reste, nous n’avons pas pu faire grand-chose pour le moment en termes d’expérimentation. Nous avons cependant beaucoup d’idées en tête. Pour les mener à bien, nous avons déposé un projet à l’ANSES. Le 4 novembre dernier, c’est-à-dire le lendemain du jour où j’ai constaté que l’on utilisait ces inhibiteurs à haute dose, j’ai téléphoné à l’ANSES. Je leur ai dit : « Nous sommes les spécialistes français, et peut-être mondiaux, de l’enzyme succinate déshydrogénase, mais nous n’avons jamais été consultés sur son utilisation, je ne comprends pas pourquoi, et j’aimerais bien savoir comment on a pu donner l’autorisation d’utiliser de telles molécules ? »

On m’a donné accès, de façon un peu indirecte à des documents qui ont servi au niveau européen à délivrer l’autorisation relative à l’usage de ces molécules. Aucune des données qui concernent la toxicité pour l’homme n’y figurait. Je n’ai jamais rien trouvé dans la littérature scientifique mondiale ni dans les documents qui ont servi à la mise sur le marché de la molécule. Il faut dire que quand on a vu une seule fois l’enzyme humaine inhibée, on n’a pas envie de vendre cela. Ce n’est probablement pas pour rien que ce fait n’a pas été mis en avant.

Mme Sylvie Bortoli, PhD, ingénieure de recherche à l’Université Paris-Descartes. En résumé, SDHI bloque la SDH et, nous, nous savons depuis plusieurs années, que lorsqu’on bloque la SDH, il en résulte des pathologies très graves, des neuropathies et des cancers. Le blocage de cette enzyme chez l’homme conduit à des pathologies extrêmement graves avec une morbidité importante. C’est la raison pour laquelle l’utilisation de molécules d’antifongique qui bloquent cet enzyme nous semble particulièrement préoccupante. Comprenez bien que nous avons les modèles humains de ce blocage qui mène, je le répète, à des pathologies extrêmement graves.

M. Pierre Rustin. Je vous ai expliqué que la chaîne respiratoire était composée de cinq grands complexes. Au cours de l’histoire, nous avons déjà « joué » avec le complexe IV. Durant des siècles, on a utilisé le cyanure comme raticide et insecticide alors qu’il bloque d’abord le complexe IV. Ensuite, on a eu recours à des inhibiteurs du complexe I – en particulier la roténone que l’on trouve à l’état naturel dans les lianes utilisées pour la pêche en Amérique du Sud. Ces inhibiteurs ont passé tous les cribles et ont été autorisés dans l’industrie. Il a fallu que l’on découvre qu’ils provoquaient la maladie de Parkinson chez l’homme, à une fréquence très élevée, pour qu’ils soient interdits.

Aujourd’hui, nous parlons du complexe II, et je crains que, dans trente ans, nous parvenions au même résultat. Car si l’imprégnation des SDHI se fait à faible dose, elle est constante : on les trouve dans l’eau, dans les fruits, partout. Ils n’ont jamais été dosés chez l’homme.

Mme Sylvie Bortoli. Les résultats du dosage dans l’alimentation sont publics. On les trouve sur le site de Générations Futures. Les SDHI sont présents dans la plupart des végétaux, des fruits et des légumes que nous mangeons.

M. Pierre Rustin. Et dans le vin ! En ce moment, le boscalide est sur la sellette.

Mme Paule Benit, PhD, ingénieure de recherche à l’INSERM. Les complexes I, II, III, IV et V sont tous présents dans la membrane. Ils interagissent pour former la chaîne respiratoire indispensable à la respiration. Il suffit d’en toucher un seul, quel qu’il soit, pour provoquer un problème de respiration cellulaire.

Mme Sylvie Bortoli. Les SDHI sont commercialisés par des firmes qui ne sont pas du tout hors-la-loi. Elles sont en parfait accord avec la réglementation actuelle, européenne et nationale. Cette réglementation inclut des tests de toxicité effectués avec des modèles animaux et cellulaires, qui visent à évaluer la toxicité des molécules proposées à la commercialisation. Ces tests se font de manière aiguë ou chronique. La chronicité de l’exposition testée est assez brève – de l’ordre de quelques semaines –, alors que l’exposition aux SDHI se produit de manière aiguë chez les agriculteurs, et de manière chronique dans la population générale – tout au long de la vie professionnelle pour les agriculteurs, et tout au long de la vie pour l’ensemble de la population. Ce paramètre n’est pas évalué dans les tests actuellement prévus par la réglementation.

De plus, ces tests de toxicité incluent l’évaluation de la mort cellulaire, or nous avons vu qu’elle ne constitue pas un critère pour évaluer les effets des SDHI et d’autres pesticides
– ils provoquent plutôt une accélération de la prolifération des cellules. La carcinogénicité est également évaluée, mais sur des critères de génotoxicité, c’est-à-dire des effets mutagènes, or nous voyons dans le cas du complexe succinate déshydrogénase que l’implication dans la pathologie cancéreuse n’est pas du tout liée à un effet mutagène, mais à des régulations épigénétiques qui ne sont pas du tout évaluées dans les tests de toxicité réglementaires.

M. Pierre Rustin. Les laboratoires qui travaillent dans le monde sur ces pathologies essayent désespérément depuis dix ans de faire des modèles murins de cancers liés à la succinate déshydrogénase. Ils échouent : le fait de bloquer la SDH chez la souris ne provoque pas l’apparition de tumeurs, alors que c’est le cas chez l’homme. On ne peut pas se contenter d’un test sur l’animal.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Le 15 avril dernier, dans une tribune publiée par le quotidien Libération vous avez pointé du doigt les pesticides SDHI utilisés à grande échelle en agriculture pour détruire les moisissures qui se développent sur les céréales ou les fruits. Les SDHI, comme vous l’avez démontré, auraient notamment pour effet d’entraîner des mutations génétiques très graves. Quelques jours plus tard, l’ONG Générations Futures a dénoncé un autre fongicide, le boscalide, pesticide le plus fréquent dans l’alimentation.

Mme Sylvie Bortoli. Il ne s’agit pas d’un pesticide différent : le boscalide est un fongicide SDHI.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Comment expliquer que des pesticides ayant de tels effets puissent entrer dans la composition de produits qui reçoivent une autorisation de mise sur le marché de la part de l’ANSES ?

Comment expliquez-vous que le financement supplémentaire pour des recherches complémentaires sur la dangerosité des fongicides, que vous avez demandé à l’ANSES, ne vous ait pas été accordé, selon ce qu’a déclaré Gérard Lasfargues, directeur général scientifique de l’agence ? Cette solution est-elle révisable ? Disposez-vous de solutions de financement alternatives ?

Afin de réaliser une étude demandée par la Commission européenne, à la suite de détection de fipronil dans les œufs, l’été dernier, l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) avait collecté 1 439 échantillons d’œufs de poule, entre le 1er septembre 2017 et le 30 novembre 2017. Au début du mois de mai, elle a publié une analyse qui montre que 742 échantillons contenaient des résidus de fipronil en quantité dépassant les limites légales.

Selon vous, quelles seraient les mesures nécessaires pour renforcer les contrôles sanitaires et éviter ce type de scandale ? Les mécanismes de contrôles sont-ils suffisants ? Si ce n’est pas le cas, comment les renforcer ?

M. Pierre Rustin. Comment une telle molécule a-t-elle pu arriver sur le marché ? J’ai dit notre propre surprise, j’ai posé la question moi-même, et je n’ai évidemment aucune explication. Nous n’avons en tout cas pas été consultés alors que nous sommes les experts du sujet, ce qui n’est pas normal.

Le problème de non-financement que vous évoquez relève de l’ANSES, mais aussi de l’INSERM et du CNRS. Tous les instituts de recherche sont peu ou prou concernés par ces questions.

Je crois que le Gouvernement a donné des indications pour que des institutions s’emparent de ces sujets. Mais, à ce jour, nous n’en avons eu aucun écho. Il semble que nous ayons plus ou moins reçu un soutien, mais, en fait, personne ne paraît vouloir se saisir de cet objet qui est peut-être brûlant en ce moment pour les raisons qui m’échappent, ou plutôt que chacun a sans doute en tête. Je ne suis pas politique du tout : je ne suis pas à même d’expliquer pourquoi l’ANSES a opposé un refus sur la base d’une lettre exposant d’intention de mener des recherches – il ne lui était pas du tout demandé de se prononcer sur la qualité d’un projet scientifique. Pour moi, c’est incroyable ! Il est incroyable qu’une agence nationale dise à ceux qui soulèvent un nouveau problème en envoyant une lettre d’intention : « Circuler, il n’y a rien à voir ! »

J’espère bien qu’ils reviendront sur leur position. Nous sommes convoqués pour une audition au mois de juin. Je rappelle que je les ai contactés le 3 novembre, et qu’ils n’ont réagi qu’en avril, deux jours après la parution de la tribune dans Libération.

Mme Sylvie Bortoli. Auparavant, c’était le silence radio !

M. Pierre Rustin. Entre-temps, je les avais appelés toutes les semaines. Je leur avais même annoncé la publication d’une tribune libre. Je ne comprends pas ! C’est incompréhensible. D’autant qu’il n’y a de notre part aucune intention malveillante, mais seulement une préoccupation de santé.

Mme Sylvie Bortoli. Vous avez évoqué les solutions alternatives de financement. Comme vous le savez, la recherche est actuellement financée, en partie, par l’Agence nationale de la recherche (ANR). Il y a vingt-cinq ans, lorsque j’ai soutenu ma thèse, un laboratoire comptant 50 personnes était intégralement financé par la dotation du ministère. Aujourd’hui, celle-ci nous permet uniquement de payer les factures de téléphone et les taille-crayons. Nous sommes donc obligés de consacrer un temps considérable à la rédaction de projets de recherche et de réponses à des lettres d’intention, afin de collecter les fonds nécessaires à nos recherches.

Nous allons répondre à une « ANR blanche » et proposer un projet de recherche pluridisciplinaire, auquel nous envisageons d’associer des juristes et des sociologues. Il nous semble en effet que la programmation de la recherche telle qu’est actuellement conçue ne permet pas de prendre en considération des phénomènes tels que celui que nous évoquons, qui a un impact très important sur le citoyen et dans l’étude duquel les chercheurs se trouvent bloqués par des aspects réglementaires – après tout, les firmes industrielles ne sont pas hors la loi. En effet, les chercheurs ne sont pas auditionnés au moment de la mise sur le marché des molécules. Par ailleurs, on peut se demander si la réglementation ne devrait pas être modifiée car, en comparaison des tests demandés aux entreprises pharmaceutiques préalablement à la mise sur le marché de médicaments, par exemple – tests qui se déroulent sur plusieurs années et qui incluent des tests in vitro sur des modèles cellulaires et animaux –, ceux qui sont exigés des firmes qui commercialisent des pesticides sont assez sommaires.

M. Pierre Rustin. J’ajoute que ce sont souvent les mêmes industriels qui produisent les médicaments et les pesticides ; ils savent donc très bien ce qu’il en est des tests qui devraient être réalisés.

Mme Sylvie Bortoli. Il me semble que ces deux aspects, financier et réglementaire, devraient être repensés. De fait, on s’aperçoit, dans le domaine de la toxicologie environnementale, qu’il ne s’agit pas uniquement de génotoxicité. Les tests actuellement requis préalablement à une autorisation de mise sur le marché ne nous paraissent pas toujours très pertinents au regard des mécanismes moléculaires que les pesticides provoquent dans les cellules humaines et dans celles de tout organisme vivant. Vous l’aurez compris, si nous sommes principalement préoccupés par les conséquences de l’utilisation de ces molécules sur la santé humaine, nous savons que la biodiversité est également très altérée. J’ajoute que ces molécules affectent la santé de la population en général, et plus particulièrement celle des travailleurs agricoles, qui sont très exposés et ne sont pas toujours très bien suivis sur le plan médical.

M. Pierre Rustin. Avons-nous répondu à toutes vos questions ? Nous n’avons pas de solution clé en main à vous proposer ; nous avons simplement une idée de ce qui ne va pas.

M. le président Loïc Prud’homme. Je crois que l’alerte est suffisamment claire, voire effrayante.

M. Pierre Rustin. Contrairement aux autres produits mis en cause, comme le glyphosate, nous avons ici à faire à une molécule dont on connaît exactement la cible.

Mme Sylvie Bortoli. Et nous avons les modèles humains !

M. Pierre Rustin. Pourtant, et c’est assez incroyable, cela n’a pas suffi à éveiller l’attention. Le ver de terre qui vit dans le champ où l’on épand ce produit meurt ! Du reste, c’est un des arguments publicitaires employés à propos des SDHI : on vante le fait qu’ils tuent également les nématodes, ces petits vers qui ont une fonction.

Mme Nathalie Sarles. Vous avez indiqué que ces fongicides étaient utilisés dans les vergers. Dans quelles autres cultures sont-ils employés ?

Mme Sylvie Bortoli. Soixante-dix pour cent des cultures céréalières sont ainsi traités, à quoi s’ajoutent tous ceux des aliments présents dans votre cuisine qui sont soumis à la moisissure : tomates, agrumes, framboises, légumes… En effet, les SDHI garantissent à l’industrie agroalimentaire une longévité des produits très intéressante, au détriment, hélas ! de la santé des consommateurs. Ils sont pulvérisés dans les vignes, les vergers, puis, après la récolte, sur certaines denrées périssables pour éviter qu’elles ne moisissent. À ce propos, je le précise, tout ce qui est naturel n’est pas bon, et les moisissures sont notamment à l’origine de la sécrétion de mycotoxines qui peuvent également altérer dangereusement la santé humaine.

Au demeurant, nous ne sommes pas des activistes écolo ; nous sommes des chercheurs, et nous ne sommes pas opposés au développement de molécules qui visent à augmenter la longévité des céréales, mais il nous semble que les firmes qui commercialisent ces produits ont suffisamment d’argent pour en consacrer une partie au développement de molécules qui agiraient spécifiquement sur le champignon qu’elles veulent combattre au lieu de cibler, comme c’est le cas actuellement, une protéine, une enzyme, commune à tous les organismes vivants. Encore une fois, nous ne sommes pas hostiles au développement de ce type de molécules, pourvu qu’elles ne détruisent pas les écosystèmes et n’aient pas un impact majeur sur la santé humaine.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Cela nécessite encore beaucoup de recherches.

Mme Sylvie Bortoli. Absolument.

M. le président Loïc Prud’homme. Le choix des industriels s’explique sans doute par le fait que la réglementation autorise le développement de molécules qui ont des effets généraux.

Mme Paule Bénit. Oui. Du reste, on devrait appeler cette molécule, non pas un fongicide, mais un « mitochondricide » qui, en tant que tel, affecte tous les organismes puisque tous ont des mitochondries.

M. Pierre Rustin. C’est un point important, car ces molécules ont été utilisées comme insecticide, comme raticide, comme fongicide… En fait, ce sont des pesticides : elles ne ciblent pas spécifiquement les champignons ou un quelconque autre organisme. Mais les firmes qui les produisent leur donnent une certaine image pour les vendre.

M. le président Loïc Prud’homme. C’est du marketing, en fait.

M. Pierre Rustin. Exactement. On pourrait d’ailleurs les présenter aussi comme un nématicide, puisqu’elles tuent également les nématodes.

Mme Sylvie Bortoli. J’ajoute que, selon les études publiées par Monsanto, l’utilisation de cette molécule permet de passer d’un rendement de 74 % à un rendement de 79 %, soit un gain de 5 % ! Peut-être pourrait-on accepter un rendement un peu plus faible et éviter de détruire tout l’écosystème des champs.

M. le président Loïc Prud’homme. Vous avez alerté l’ANSES, mais les SDHI sont produits par des multinationales. Avez-vous également averti l’EFSA, l’European Food Safety Authority ? Savez-vous si, s’agissant de ce type de molécules, le crible de l’agence européenne est aussi lâche que celui de l’ANSES ?

M. Pierre Rustin. Pour moi, il est évident que ces démarches relèvent de l’ANSES. Je suis chercheur ; je travaille sur des maladies génétiques. Je ne suis pas toxicologue de formation. La législation, qu’elle soit française ou européenne, n’entre pas dans mon domaine de compétences. Vous avez raison, il faut que quelqu’un se saisisse de cette question très importante, mais on ne peut pas nous demander de le faire. C’est un travail monstrueux auquel je ne peux pas consacrer les heures et les heures de recherche qu’il exige.

Nous n’avons donc pas averti l’EFSA. En revanche, en décembre dernier, j’ai envoyé une lettre à une cinquantaine de scientifiques du monde entier – Américains, Australiens, Chinois… –, tous plus ou moins spécialistes de la succinate déshydrogénase, pour leur demander s’ils étaient au courant de l’utilisation de ces molécules. Un seul m’a répondu par l’affirmative : un cancérologue, qui a des vignes en Grèce. Lui-même utilise donc ces inhibiteurs, mais il n’avait pas réalisé ! Il est bouleversé. Il souhaite, du reste, que nous élaborions ensemble un projet de recherche sur le sujet.

M. le président Loïc Prud’homme. Je comprends que la saisine des autorités de régulation n’entre pas dans votre domaine de recherche. Est-ce pour combler ce manque que vous envisagez d’associer notamment des juristes à votre projet d’« ANR blanche » ?

Mme Sylvie Bortoli. Nous avons réalisé que chacun d’entre nous était extrêmement spécialisé. Pierre, Paule et moi nous connaissions parce que nous avions travaillé ensemble sur l’impact du benzoapyrène – un autre polluant, présent dans la fumée de cigarette – sur la chaîne respiratoire des mitochondries. De son côté, Pierre a un projet avec Judith Favier sur les paragangliomes. Nous pensons que la recherche doit être davantage pluridisciplinaire et inclure des non-scientifiques, car c’est la mise en commun de nos compétences qui nous permettra de mener nos recherches de manière plus efficiente.

M. le président Loïc Prud’homme. J’allais précisément vous demander s’il existait une coordination internationale. De fait, elle n’existe pas. Cela explique qu’actuellement, les études soient réalisées quasi exclusivement par les firmes.

M. Pierre Rustin. Absolument. Une autre caractéristique de ces études est qu’elles ne sont pas publiques. Si, en tant que chercheur, je veux que l’on fasse référence à mon travail, je suis obligé de publier dans des revues internationales connues, qui appliquent des normes connues. En revanche, la recherche menée par les firmes n’est pas accessible, et c’est un véritable problème. Peut-être ont-ils déjà tous les éléments ; nous ne le savons pas…

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Outre le fait que l’on vous met sans cesse des bâtons dans les roues, vous n’êtes pas écoutés. Ce sentiment d’impuissance est effrayant.

M. Pierre Rustin. Nous avons mis six mois, mais, aujourd’hui, nous sommes reçus à l’Assemblée nationale. Nous devons rencontrer également le sénateur Pierre Laurent la semaine prochaine et votre collègue Élisabeth Toutut-Picard.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Qui est présente parmi nous.

M. Pierre Rustin. L’ANSES s’est tout de même saisie de l’affaire. Donc, cela bouge, même si c’est trop long. En tout cas, on ne peut pas nous demander, à nous, chercheurs, de gérer autre chose que notre petit travail de recherche.

Mme Élisabeth Toutut-Picard. J’ai pu observer, au cours de la mission d’information sur les produits phytopharmaceutiques, que j’ai présidée, le cloisonnement, la juxtaposition, des démarches. Les personnes impliquées sont pleines de bonne volonté mais elles n’ont guère l’occasion de croiser leurs recherches ou leurs préoccupations. Il y a, d’un côté, le monde la recherche, qui a ses propres difficultés de financement et a parfois du mal à faire connaître et à diffuser les résultats de ses études, et, de l’autre, les agences officielles, qui agissent en fonction des découvertes du monde scientifique. Tous les membres de la mission partagent le sentiment qu’il manque un fil conducteur, et des occasions d’avoir des échanges. Aussi pourrait-il être intéressant de créer, au niveau interministériel, une instance de coordination, rattachée au Premier ministre, qui puisse favoriser une approche globale et interdisciplinaire des sujets qui touchent à la santé et à l’environnement, et élaborer une politique efficace dans ce domaine. Il existe en effet un potentiel intellectuel considérable, mais il ne paraît pas bien « managé ».

M. le président Loïc Prud’homme. Il me semble qu’à l’origine de la création de l’ANR, il y avait, notamment avec les méta-programmes, la volonté de jeter des ponts entre les équipes et les disciplines. Le principal problème, vous l’avez indiqué, est celui des financements et du temps que les chercheurs y consacrent, avec un taux de réussite d’environ 10 %. Autrement dit, dans 90 % de cas, les projets élaborés par les scientifiques, dont ceux qui sont présents ici, n’aboutissent pas ! Il va donc falloir que l’on s’interroge également sur la recherche publique que nous voulons, compte tenu des enjeux qui nous sont décrits. Je suis alarmé par la situation que vous exposez, à savoir l’imprégnation de notre environnement et de notre alimentation par les SDHI, et le peu de moyens dont nous disposons pour étudier ce phénomène.

Mme Élisabeth Toutut-Picard. Il y va aussi de l’indépendance des chercheurs, car la crédibilité de la parole des scientifiques est constamment remise en question à cause, précisément, du financement de la recherche et de la dépendance vis-à-vis des lobbies.

M. Pierre Rustin. Le problème du financement est un aspect très important de notre quotidien, même si mon équipe, qui travaille depuis vingt ans sur les maladies génétiques, n’est pas trop mal lotie de ce point de vue – nous ne passons pas trop de temps à chercher de l’argent. Mais il est incroyable que les mécanismes de l’épigénétique, que nous avons décrits dans la littérature scientifique, n’aient pas été pris en compte dans la définition des tests à réaliser sur les molécules : nombre d’entre elles devraient probablement être re-testées sous cet angle. Ce n’est pourtant pas un problème d’argent ! Ces mécanismes ont été décrits en 2000 ; nous sommes en 2018, et ces recherches n’ont eu aucun impact : tout se passe comme si elles n’existaient pas. Le cloisonnement est incroyable ! Dans tous les congrès scientifiques, le sujet est abordé, de nombreux mécanismes ont été abondamment décrits dans les meilleures revues. Et pourtant, les agences qui sont chargées de ces questions ne semblent pas du tout avoir intégré ces connaissances : la génétique sur laquelle elles travaillent date des années 1950 !

M. le président Loïc Prud’homme. Vous parlez de l’ANSES ?

M. Pierre Rustin. Je parle aussi de l’ANSES. J’ai découvert cette agence il y a six mois – encore une fois, je ne suis pas spécialiste de ces questions. Il m’est donc difficile de juger les personnes, mais je constate des faits : à l’heure actuelle, en France et en Europe, lorsqu’on veut mettre sur le marché une molécule quelconque, on n’est pas tenu de prendre en compte les données de la science des cinquante dernières années.

Mme Sylvie Bortoli. Le fait qu’il n’existe pas des procédures parallèles ou une procédure commune pour la mise sur le marché des médicaments, d’une part, et des pesticides, d’autre part, est un véritable problème car, de ce fait, c’est à nous, toxicologues, de faire la démonstration a posteriori que ces molécules sont nocives. Or, ce devrait être aux industriels qui les commercialisent de prouver leur innocuité, au moins pour l’homme.

Mme Élisabeth Toutut-Picard. Elles le font.

Mme Sylvie Bortoli. Elles le font à travers des tests qui, pour la plupart, ne sont pas adaptés aux mécanismes d’action d’un certain nombre de molécules : ceux des SDHI, qui sont de nature épigénétique, ne sont pas pris en compte dans les tests de toxicité classiques demandés préalablement à une mise sur le marché.

M. le président Loïc Prud’homme. Je ne sais pas si cela vous rassurera, mais le professeur Hercberg, que nous avons auditionné il y a quelques jours, nous a dit la même chose. On ne peut pas continuer ainsi, d’autant que ce sont souvent les mêmes industriels qui produisent les médicaments et les pesticides et qui réalisent donc les deux types de tests ; ils savent très bien ce qu’ils font. Il n’y a guère que nous qui puissions modifier la réglementation en la matière. En tout cas, nous interrogerons frontalement l’ANSES sur ces enjeux.

M. Pierre Rustin. On ne manquera pas de vous répondre que les pesticides sont, par définition, toxiques, et c’est vrai. Il faut donc que l’on sache dans quelle mesure et dans quelles conditions ils le sont. On ne peut pas exiger exactement la même chose pour les médicaments et les pesticides. Par ailleurs, le fait que la toxicité de ces poisons n’apparaisse qu’après quelques dizaines d’années est un véritable problème : comment faire pour éliminer un effet à dix ans ?

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Pour en revenir à la question du renversement de la charge de la preuve, si l’on demande aux industriels de prouver que leurs produits ne sont pas nocifs, il faut qu’un contrôle très efficace s’exerce sur les mesures qu’ils utilisent.

Mme Sylvie Bortoli. Et que ces données soient publiques et accessibles ! Nous aurions en effet été très contents de pouvoir consulter les documents qui ont conduit à autoriser la mise sur le marché de ces molécules. Or, on ne peut même pas obtenir les fiches techniques de BASF.

M. le président Loïc Prud’homme. Il y a une grande dissymétrie entre les obligations qui pèsent sur vous, chercheurs, qui êtes obligés de publier, et celles qui incombent aux industriels, qui n’y sont pas tenus. Dès lors, si l’on doit renverser la charge de la preuve, ce sera à vous, les spécialistes, d’élaborer les tests.

Mme Sylvie Bortoli. Oui.

M. le président Loïc Prud’homme. Car s’ils testent la molécule en étudiant ses effets à quinze jours alors qu’il faut dix ans pour que leurs effets nocifs, par effet cumulatif ou exposition prolongée, se manifestent, ces tests n’auront guère de valeur. Il faut donc, soit que les scientifiques de la recherche publique bâtissent le cadre de contrôle, soit qu’ils puissent éventuellement contester la méthode utilisée en s’appuyant sur les données publiées.

Mme Sylvie Bortoli. Lorsque nous publions les résultats de nos recherches, nous adressons nos articles scientifiques à des éditeurs, lesquels les soumettent à des rapporteurs, qui sont des experts internationaux, qui examinent en détail les expériences que nous avons réalisées, les tests statistiques, la reproductibilité… C’est ainsi que la robustesse des résultats que nous publions est assurée. Il est donc normal que nous soyons soumis à cette procédure et que nos travaux soient passés au crible par nos pairs. Les industriels, en revanche, réalisent des tests qui ne sont pas rendus publics, de sorte que nous ne savons pas comment tout cela est contrôlé. Certainement très bien : je ne remets pas en question leurs processus. Mais la transparence n’est pas la même des deux côtés.

Mme Fannette Charvier. Vous avez indiqué tout à l’heure que cette molécule ne provoquait pas de tumeurs chez l’animal.

M. Pierre Rustin. Chez la souris.

Mme Fannette Charvier. Dès lors, il me paraît difficile de renverser la charge de la preuve car, dans un tel dispositif, on ne pourrait pas tester la molécule sur l’homme, puisqu’on a un doute sur sa toxicité.

Mme Sylvie Bortoli. C’est déjà fait : il suffit de prendre les cohortes de Hercberg.

Mme Fannette Charvier. C’est une question déontologique. Dans un système dans lequel la charge de la preuve serait renversée, les tests pourraient éventuellement être réalisés sur des souris. Or, on en conclurait que la molécule n’est pas toxique, et elle pourrait être mise sur le marché.

M. Pierre Rustin. Si vous consultez les scientifiques français qui connaissent le sujet, tous vous diront que l’on ne peut pas utiliser la souris. En revanche, si vous ne consultez personne… Peut-être voit-on des choses en utilisant un autre animal ou en modifiant les conditions du test ; c’est possible.

Mme Sylvie Bortoli. La carcinogénicité d’une molécule n’est pas nécessairement prouvée par sa capacité à déclencher des tumeurs chez l’animal. Elle peut être démontrée par beaucoup d’autres tests, notamment sur les mécanismes moléculaires. Une conclusion ne résulte jamais d’une seule approche.

M. Pierre Rustin. Dans le cas des SDHI, lorsqu’on bloque la succinate déshydrogénase, on cause des changements dans la méthylation de l’ADN, que l’on peut doser sur des cellules. On peut donc parfaitement traiter des cellules avec des SDHI et étudier leur impact sur la méthylation de l’ADN. Si elles n’ont pas d’effets sur celle-ci, elles ne sont probablement pas carcinogènes ; si, en revanche, elles provoquent des changements, il est certain qu’elles sont cancérigènes. Mais, pour observer ces changements de la méthylation, quinze passages cellulaires sont nécessaires ; il faut donc traiter les cellules pendant plusieurs semaines. C’est pourquoi il est important que la qualité des tests soit garantie.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Connaît-on les effets des interactions entre les différents pesticides, ce que l’on appelle l’« effet cocktail » ?

Mme Sylvie Bortoli. L’« effet cocktail » est bien entendu majeur. La plupart des molécules sont testées seules. Or, nous sommes exposés, chaque jour, à une multitude de polluants environnementaux – pesticides, antifongiques… – qui sont de nature diverse : métaux lourds, hydrocarbones aromatiques polycycliques, particules fines… Il est donc essentiel d’étudier l’« effet cocktail ». Notre laboratoire a, du reste, des projets de recherche sur l’étude de cet effet à basse dose, pour mimer la chronicité de l’exposition. L’évaluation de l’exposome, de l’impact d’une exposition chronique à bas bruit à des polluants environnementaux, est très importante, car il existe des interactions majeures entre les différents polluants.

Mme Paule Bénit. Les industriels connaissent bien cet « effet cocktail ». Bayer, par exemple, vend deux produits qui contiennent deux SDHI différents en solution, qui affectent la chaîne respiratoire, et un autre pesticide, qui a un autre effet sur la cellule. C’est du trois-en-un en quelque sorte.

M. Pierre Rustin. C’est pourquoi il faudrait peut-être exiger que les tests portent également sur les formules commerciales, les préparations telles qu’elles sont mises à disposition des agriculteurs, et non pas seulement sur les molécules pures. Dans le cas des SDHI, c’est un peu moins évident, car on connaît leurs effets exacts et la manière dont elles agissent. Mais, pour les autres préparations, c’est indispensable.

Mme Sylvie Bortoli. C’est d’autant plus nécessaire que ces préparations contiennent également des adjuvants – un excipient lipophile, par exemple – qui aident les molécules à pénétrer dans l’organisme visé.

M. Pierre Rustin. J’en reviens à mon tout premier point. Je vous ai dit que les mutations de la succinate déshydrogénase provoquent des encéphalopathies. Cela signifie que, si la mutation opère dans tout l’organisme, seuls les neurones sont atteints. Dès lors, dans le cas des SDHI, si l’on teste un échantillon de sang, par exemple, on ne remarquera rien.

Mme Sylvie Bortoli. Et peut-être les cellules sur lesquelles les SDHI ont été testées par les industriels ne sont-elles pas des neurones mais, par exemple, des fibroblastes. La sensibilité aux polluants environnementaux, en particulier aux pesticides, est très différente selon les modèles cellulaires. Certains tissus sont particulièrement exposés alors que d’autres le sont moins. Lorsqu’on teste la toxicité d’une molécule, la multiplication des modèles cellulaires en fonction de leur spécificité fonctionnelle doit pouvoir être également évaluée.

Mme Élisabeth Toutut-Picard. Il me semble que les autorisations de mise sur le marché visent des molécules, et non les produits utilisés. Notre commission d’enquête pourrait donc proposer de définir un panel d’analyses qui soit beaucoup plus cohérent au vu des risques sanitaires. Autrement dit, peut-être faudrait-il ne pas se contenter de prélèvements sanguins et examiner également les conséquences neurologiques, par exemple, beaucoup plus sournoises, de l’exposition à ces produits. Il convient, en outre, de mettre l’accent sur le long terme, car les pathologies développées par les agriculteurs – Parkinson, lymphomes non hodgkiniens… – ne se déclenchent pas subitement, comme les maladies liées au tabac ou à l’amiante. C’est, du reste, un élément qui fragilise le discours scientifique par rapport aux éléments de preuve construits par les grandes firmes phytopharmaceutiques. Il conviendrait donc que le secteur public de la recherche impose, par l’intermédiaire des politiques, une méthodologie efficace. Car il existe une différence entre le crédit et l’audience que l’on donne à la recherche publique, issue des universités et des laboratoires, et ceux que l’on donne aux travaux des industriels. On n’entend pas votre parole.

J’en viens à ma question, qui porte sur la notion de dose journalière admissible (DJA), de limite moyenne de présence de pesticides dans le corps humain. J’avoue n’avoir toujours pas compris comment on pouvait autoriser l’exposition à un produit toxique. Lorsque j’ai demandé sur quelles bases on évaluait la résistance du corps humain à ces molécules, on m’a répondu que nous vivions dans un monde dangereux et qu’il fallait donc accepter d’être exposé à des produits chimiques, dans une certaine limite. Mais on ne sait pas très bien comment cette limite est fixée. Du reste, elle est la même pour un enfant, une personne âgée, une personne en bonne santé ou un malade. Or, lorsque les agences mesurent la présence de molécules toxiques sur les produits alimentaires, elles se prononcent sur la base de ces limites officielles définies au niveau européen. Je n’ai toujours pas compris comment on pouvait officiellement autoriser notre exposition à des produits toxiques, sans que personne ne s’interroge sur la validité de ces normes.

Mme Sylvie Bortoli. Il n’y a pas de réponse formelle à cette question. Nous sommes de toute façon exposés ; nous ne vivons pas sur la planète Mars, et quand bien même vivrions-nous sur une autre planète, nous serions exposés à d’autres molécules.

Mme Élisabeth Toutut-Picard. Je parle de l’exposition à des produits conçus par l’homme et non à des substances naturelles.

Mme Sylvie Bortoli. Les doses autorisées sont définies de manière transparente, sur la base de tests. On considère que les doses retenues ne sont pas susceptibles d’altérer la santé. Leur calcul est cependant contestable, car leur définition est fluctuante. Elle l’a été pour le glyphosate, par exemple, ce qui a permis de prolonger son autorisation d’utilisation. Il faudrait donc probablement revoir ces normes.

Mme Élisabeth Toutut-Picard. Et ce sont des doses par aliment ; on ne parle donc pas de l’« effet cocktail ». C’est terrible !

M. Pierre Rustin. L’étude des maladies génétiques nous a appris qu’en la matière, la situation varie selon les individus ; c’est très important de le prendre en compte. Si vous exposez des personnes déjà malades de la SDH à une certaine quantité d’inhibiteurs de la SDH, ils y seront hypersensibles. Par ailleurs, les effets de l’exposition ne seront pas les mêmes sur une population asiatique et sur une population africaine ou européenne, par exemple. Cette notion n’a donc presque pas de sens. En revanche, il est certain, et on le sait depuis longtemps, que déverser des tonnes d’inhibiteurs mitochondriaux dans la nature est catastrophique.

Mme Sylvie Bortoli. Nous espérons vous en avoir convaincus.

M. le président Loïc Prud’homme. Mesdames, monsieur, merci beaucoup pour le temps que vous avez bien voulu nous consacrer.

 

La séance est levée à midi vingt.

 

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5.    Audition, ouverte à la presse, de Mme Karine Jacquemart, directrice générale de Foodwatch France

(Séance du mercredi 30 mai 2018)

La séance est ouverte à onze heures quinze.

M. le président Loïc Prud'homme. Mes chers collègues, nous recevons en cette fin de matinée Mme Karine Jacquemart, directrice générale de Foodwatch France.

Madame, votre organisation est récente, puisque présente en France depuis 2014. Vous représentez la branche française d’un mouvement européen de défense des consommateurs créé en 2002 par M. Thilo Bode, une personnalité qui a longtemps dirigé Greenpeace International.

Au cours des années 2000, vous avez d’ailleurs travaillé pour cette organisation non gouvernementale (ONG) internationale, après avoir coordonné différentes missions humanitaires avec Action contre la faim (ACF).

Foodwatch est une organisation particulièrement active dans la lutte contre les différents traités de libre-échange, tels que le CETA et le TAFTA, dont elle dénonce les conséquences, notamment pour les consommateurs européens.

Plus généralement, Foodwatch milite pour une plus grande transparence dans le secteur de l’agroalimentaire et pour une alimentation saine et de qualité, accessible au plus grand nombre. L’impact de l’alimentation industrielle sur la santé est l’un de ses sujets majeurs d’intervention dans le débat.

Vous avez lancé une campagne baptisée « Arnaque sur l’étiquette », qui a révélé au grand jour des produits grand public dont les emballages induisent les consommateurs en erreur.

Vous nous direz, madame, quels sont les exemples les plus significatifs, et comment vous agissez pour mettre à jour les « défaillances » souvent volontaires de certains industriels.

La commission a souhaité vous entendre sur d’éventuelles propositions auxquelles Foodwatch tient particulièrement, qui vont par exemple dans le sens d’une évolution de la réglementation, et dont la mise en œuvre vous semble absolument prioritaire.

Nous vous écouterons, dans un premier temps, au titre d’un exposé liminaire d’environ 15 minutes. Puis les membres de la commission d’enquête, et d’abord Mme la rapporteure, notre collègue Michèle Crouzet, vous poseront des questions dans le cadre d’un échange.

Je précise que cette audition est ouverte à la presse.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, les personnes entendues déposent sous serment. Je vous demande donc de prêter le serment.

(Mme Karine Jacquemart prête serment.)

Mme Karine Jacquemart, directrice générale de Foodwatch France. Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de votre invitation et surtout de la mise en place de cette commission d’enquête, au moment de la discussion du projet de loi relatif à l’agriculture et à l’alimentation, qui nous laisse très largement sur notre faim. Nous y reviendrons, je vous présenterai notamment des propositions visant à renforcer le cadre réglementaire, à la fois européen et français.

J’articulerai ma présentation autour de trois thèmes. Le premier concerne l’alimentation et la santé. Le deuxième est relatif à la transparence. Je vous dirai deux mots sur la campagne « Arnaque sur l’étiquette » et vous présenterai des propositions. Enfin, troisième thème, les scandales alimentaires et la sécurité sanitaire – je ne m’étendrai pas sur ce sujet, l’ayant déjà traité lors de mon audition devant la commission d’enquête sur l’affaire Lactalis.

La question de l’alimentation et de la santé comporte deux aspects majeurs. D’une part, les substances toxiques pour la santé que l’on trouve dans les aliments industriels et, d’autre part, les aspects nutritionnels.

Nous le savons, nous sommes face à une épidémie de maladies chroniques mondiale : l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et l’Organisation des Nations unies (ONU) l’ont identifiée. D’ailleurs, un Sommet se déroulera en septembre sur ce sujet, au cours duquel des engagements mondiaux de réduction des maladies chroniques doivent être pris. Le rôle de la France sera important.

Quinze à vingt millions de personnes sont touchées par ces maladies chroniques. Et un grand nombre de maladies sont concernées, comme le diabète de type 2 – 3 millions de personnes en France en souffrent, et 10 000 en meurent chaque année – et l’obésité.

Le coût de ces maladies est très important. Selon une estimation de la direction générale du Trésor, le coût social de la surcharge pondérale est de 20 milliards d’euros par an.

Ces maladies chroniques ne sont pas toutes dues à notre alimentation, bien évidemment. C’est la raison pour laquelle nous parlons de santé environnementale, dont il conviendrait d’avoir une approche intégrée. Une approche que nous avons appelée de nos vœux durant les États généraux de l’alimentation, et qui fait défaut, tant dans le plan d’action du Gouvernement tel qu’il est ressorti des États généraux, que dans le projet de loi actuel ; j’en profite donc pour le rappeler ici.

D’ailleurs, l’une des conclusions, que nous nous sommes battus pour faire adopter, de l’Atelier 8 des États généraux sur la sécurité sanitaire est qu’il doit y avoir un soutien politique à l’état des lieux de l’impact des substances chimiques sur notre alimentation et des recommandations qui en découleraient. Notre demande est que ce soit une mission parlementaire qui s’en charge. Je vous tends donc la main et la perche.

Si ces maladies chroniques ne sont pas toutes dues à la seule alimentation, nous disposons aujourd’hui d’une importante documentation sur ce sujet qui démontre que l’alimentation est l’un des vecteurs principaux – 80 % du problème étant dû au bisphénol A. Il convient donc de s’y attaquer, de ne plus faire l’autruche, car il s’agit bien d’un problème de santé publique !

Deux aspects sont à considérer : l’aspect nutritionnel et les substances dangereuses.

S’agissant de l’aspect nutritionnel, nous soulevons deux points : ce qui se trouve dans les produits et l’information accessible aux consommateurs. Deux points sur lesquels il faut travailler.

En ce qui concerne l’information accessible aux consommateurs, je salue l’initiative du Gouvernement français qui a relancé le Nutri-Score, un logo nutritionnel composé de cinq couleurs et de cinq lettres. L’objectif étant d’informer les consommateurs de la composition nutritionnelle des produits – gras, sucré, salé, etc.

Néanmoins, lorsque le règlement européen INCO, sur l’étiquetage des denrées alimentaires, a été adopté par le Parlement européen en 2011, l’industrie alimentaire agroalimentaire aurait dépensé, selon l’ONG Corporate Europe Observatory, un milliard d’euros en lobbying, à Bruxelles, pour faire échouer le projet et bloquer la demande d’instaurer un logo nutritionnel obligatoire en Europe ! Et ce avec succès, puisque le Parlement européen a renoncé à tout système contraignant. Je reviendrai sur ce sujet, Foodwatch portant fortement les projets de réglementation obligatoire à l’échelle européenne, afin que tous les consommateurs soient protégés avec les mêmes règles.

Aujourd’hui, la marge de manœuvre est limitée par ce règlement et la France n’a pu que recommander un système volontaire. Il conviendrait donc, en premier lieu, de changer la réglementation européenne pour la rendre obligatoire. Par ailleurs, il faut savoir que toutes les entreprises ne jouent pas le jeu, même en France, au motif que l’adoption d’un système est basée sur le volontariat.

Foodwatch réclame un logo nutritionnel indépendant, développé par des scientifiques, hors influence de l’industrie, et reconnu pour son efficacité à informer les consommateurs ; coloré, il devra être mis à l’avant des emballages. Le Nutri-Score correspond à cette attente.

Alors que Nestlé, Coca Cola, Pepsi Co, Mondelez, Mars et Unilever, appelées les Big Six, étaient censées jouer le jeu, elles créent de la confusion en prétendant que le système Nutri-Score n’est pas le meilleur et en prônant un autre système. Un système par portions, pour que les couleurs tirent plus vers le « vert » et qu’elles puissent continuer à vendre leurs produits, au détriment de la santé publique. Les Big Six sont d’ailleurs devenues les Big Five, la marque Mars s’étant désengagée.

Nous dénonçons une telle pratique qui ne va pas dans le sens de l’intérêt général, qui démontre qu’une approche basée sur le volontariat n’est pas efficace. Il est dangereux de faire ce genre de pari.

S’agissant de la composition des aliments, on a constaté que depuis le Nutri-Score, un certain nombre d’entreprises ont déjà commencé à changer la composition des aliments ; c’est le côté vertueux du système.

Autre élément important : la protection de nos enfants. Un enfant sur six, en France, est en surpoids ou obèse. L’OMS recommande depuis très longtemps l’interdiction de la publicité et le marketing, sur tout support, des produits trop gras, trop sucrés et trop salés, qui ciblent les enfants. Une recommandation simple à appliquer, l’OMS ayant déjà déterminé les critères permettant de définir les produits trop gras, trop sucrés et trop salés. Nous pourrions également utiliser le Nutri-Score ; peu importe du moment que l’on se fonde sur des références scientifiques.

Nous pourrions donc simplement décréter qu’il est interdit de cibler les enfants. Je vous cite un exemple. Nous avons lancé une pétition contre Capri-Sun qui, à l’époque, mettait sur leurs petits sachets de jus de fruits, trop sucrés, les personnages du dessin animé Rio. Les dirigeants nous ont répondu qu’ils ciblaient non pas les enfants, mais les parents ! La même semaine de leur réponse, la marque sponsorisait le film Le Petit Spirou. On se moque vraiment du monde !

De nombreuses marques se vantent de leurs engagements volontaires – appelés le I U pledge – mais ne les tiennent pas. Mes collègues allemands ont réalisé une étude qui le démontre. Et nous voyons fleurir un grand nombre d’emballages, de jeux, qui incitent les enfants à consommer des produits trop sucrés, trop salés et trop gras.

Un amendement, visant à rendre obligatoire l’interdiction des publicités ciblant les enfants, a été notamment présenté par Mme Anne-Laurence Petel, mais il a malheureusement été rejeté. Je ne comprends pas. Nous allons donc continuer à appuyer cette demande, populaire et efficace, qui vise à protéger la santé des enfants.

Alors je comprends bien qu’il peut y avoir un problème s’agissant de la redevance télé ou du contrôle d’internet, mais tout cela me paraît contournable. Je suis sûre que le Gouvernement peut trouver des solutions, si les élus portent cette demande. Je rappelle le coût social de la surcharge pondérale : 20 milliards d’euros.

L’autre condition pour avoir une alimentation saine est de supprimer les substances toxiques. Or que trouvons-nous aujourd’hui dans nos assiettes ? Du glyphosate, ainsi que des résidus de beaucoup d’autres pesticides, des perturbateurs endocriniens, des huiles minérales – des dérivés d’hydrocarbures, contre lesquels une campagne européenne est menée depuis 2015 –, des nanoparticules, plus de 320 additifs… Des additifs autorisés alors que beaucoup d’entre eux sont controversés car déclarés dangereux pour la santé ; mais le principe de précaution n’est pas appliqué.

D’une part, ces additifs ne sont toujours pas affichés clairement – qui sait ce qu’est le E460, par exemple ? Personne. Et, d’autre part, les additifs dont on sait qu’ils sont dangereux pour la santé, comme le nitrite de sodium, n’ont pas été supprimés.

S’agissant des nanoparticules, un amendement a été déposé dernièrement visant à interdire le dioxyde de titane ; c’est très bien, mais grandement insuffisant.

La création de votre commission est donc extrêmement utile, car elle nous donne l’occasion de se poser les questions suivantes : que se passe-t-il dans le processus de fabrication des produits alimentaires ? Quelles sont toutes ces substances qui sont potentiellement dangereuses pour la santé ? Sont-elles vraiment nécessaires ? Ou bien peut-on tout simplement les supprimer ?

Des propositions d’étiquetage ont été présentées pour obtenir plus de transparence sur le nombre de produits phytosanitaires. J’y suis favorable, bien évidemment. Mais l’objectif, in fine, devrait être de sortir de la production agroindustrielle les substances dangereuses pour la santé des consommateurs. Point ! Il ne devrait n’y avoir aucun autre débat !

Qui a déjà entendu parler des huiles minérales ? En français, ces mots ne font pas très peur. Pourtant, les huiles minérales sont des dérivés d’hydrocarbures. Voilà des années que l’industrie agroalimentaire sait que ces substances, dont les mineral oil aromatic hydrocarbons (MOAH) qui sont les plus dangereuses, sont reconnues comme potentiellement cancérogènes, mutagènes et perturbateurs endocriniens.

La bonne nouvelle, c’est que tout le monde s’accorde sur leur dangerosité, l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) comme l’Agence nationale de sécuritaire sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES).

La mauvaise, c’est que l’industrie alimentaire sait depuis des années que les aliments contiennent ces huiles minérales, tout comme les responsables politiques. Mais rien n’est fait. C’est la raison pour laquelle nous avons décidé, à la fin de l’année 2015, de procéder à des tests en laboratoire sur 120 produits, dans les trois pays où nous sommes présents : Allemagne, Pays-Bas et France. Sur ces 120 produits, 42 étaient français ! Les résultats des analyses, réalisées avec une méthodologie transparente, que nous avons publiée et qui n’est contestée par personne, sont clairs : 60 % des produits achetés en France étaient contaminés par les MOAH. Nous parlons là de produits secs, tels que les lentilles ou les céréales, emballés dans des cartons. Or, mauvaise nouvelle, la première source de contamination sont les emballages recyclés – ce n’est, bien sûr, pas la seule source de contamination. Attention, nous sommes favorables au recyclage, là n’est pas la question. Bonne nouvelle : il existe des solutions.

Cependant, aucune réglementation n’existe, ni européenne ni française. Nous avons donc lancé un débat public sur ce sujet, et contacté toutes les entreprises concernées par nos tests. Eh bien, fin 2016, six des plus grands distributeurs en France se sont engagés à supprimer les MOAH détectables et, en plus, à établir un seuil pour la catégorie la moins dangereuse ; ce seuil a, depuis, été déterminé avec des scientifiques. Nous suivons leur plan d’action et je dois dire qu’ils s’y tiennent.

La question qui se pose aujourd’hui est la suivante : pourquoi le Gouvernement français, malgré nos alertes, nos propositions et nos échanges avec les différents ministères, n’a pas encore adopté un arrêté interministériel, pour ensuite porter cette question au niveau européen ? Car depuis notre campagne, la Commission européenne est en train de rassembler des données, de travailler sur la méthodologie – beaucoup trop lentement à notre goût.

S’il n’y a pas que le glyphosate dans la vie, celui-ci est emblématique. Nous avons lancé, voilà dix jours, avec une trentaine d’organisations, une pétition pour interdire le glyphosate ; nous avons déjà recueilli plus de 200 000 signataires. Les citoyens, les consommateurs veulent un signal démontrant que leur santé est prise en compte.

Les aspects économiques sont très importants, personne ne le nie. Mais l’argument économique est toujours celui qui nous est adressé lors de nos échanges avec les entreprises, les ministères et les parlementaires. Or nous aimerions bien que l’argument santé publique prime. Il est indispensable de le remettre à sa juste place dans l’équation, car il est de la responsabilité, in fine, des autorités publiques d’assurer la santé des citoyens.

Alors, oui nous demandons l’interdiction du glyphosate, oui nous demandons un engagement du Président de la République, car il est essentiel d’envoyer un signal très fort. Il n’y a aucune raison de continuer à s’empoisonner.

Je rappelle que l’Union européenne n’a pas décidé de supprimer le glyphosate, puisqu’elle a renouvelé son autorisation pour cinq ans, affirmant qu’il fera ensuite l’objet d’un débat.

Je n’insisterai pas sur l’impact de l’alimentation sur notre santé, et notamment sur celle des personnes les plus précaires.

J’en viens à la transparence. Je vous parlerai des deux aspects principaux. Le premier, c’est le règne de la désinformation dans les supermarchés. Nous nous efforçons d’enquêter, de dénoncer et de démontrer publiquement que différents emballages de produits induisent les gens en erreur, car ce n’est pas acceptable. Et l’une des raisons pour lesquelles cela arrive encore, c’est parce que la marge de manœuvre donnée aux fabricants et aux distributeurs est trop grande. Des recommandations politiques doivent être prises pour réduire cette marge de manœuvre.

À Noël, nous avons épinglé Coraya qui avait mis en vente des surimis « goût homard ». Or il n’y en a pas dedans ! Même pas d’arôme de homard, rien. Uniquement des produits artificiels. Pourtant, la marque les vend plus cher que ses surimis classiques. On se moque là vraiment des consommateurs, je dirai même qu’on les vole.

Mais ce qui est encore plus incroyable, c’est que cela est légal, puisque permis par la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) dans sa doctrine sur les arômes.

Nous dénonçons ce type de pratiques, aujourd’hui légales, mais non légitimes. D’autant qu’une réglementation européenne relative à l’alimentation indique bien que les consommateurs ne doivent pas être induits en erreur. Il est temps de muscler notre arsenal européen – nous travaillons sur le règlement 178/2002, la bible de l’alimentation au niveau européen –, mais également français. Car les industriels poussent aussi loin que la loi le leur permet.

La transparence concerne également la gestion des scandales, la publicité des contrôles, etc. Des efforts doivent être réalisés sur la transparence de façon générale autour de l’alimentation.

Je finirai par deux points, qui sont des fils rouges.

Je l’ai déjà mentionné, mais je voudrais revenir sur la question de l’autorégulation. Concernant la marge de manœuvre qui est laissée aux entreprises sur l’étiquetage, il existe aujourd’hui de nombreux codes. Connaissez-vous le code de la dinde ? Le code de la charcuterie ? Ou encore le code de la soupe ? Ce sont des codes qui ont été définis par l’industrie elle-même, par les filières, et que les autorités de contrôle acceptent. Quand la DGCCRF effectue un contrôle dans les usines pour vérifier la fabrication des produits, elle le fait sur la base de ces codes.

Nous avons lancé une pétition, il y a quelques semaines, contre la marque Isla Délice qui affiche « goût bœuf »/« goût veau » alors que les produits n’en contiennent pas. Bien entendu, nous vérifions toujours les informations que nous publions, par rapport aux cadres européen et français – car parfois des arrêtés donnent un cadre pour la production de certains produits.

Or ces codes, qui sont définis par l’industrie, ne sont pas accessibles au public ; il faut les acheter. Des produits industriels alimentaires sont donc fabriqués sur la base de codes définis par l’industrie et qui ne sont pas accessibles aux consommateurs. C’est tout simplement aberrant.

Par ailleurs, l’autorité publique règlemente de moins en moins, au motif qu’il faut responsabiliser les acteurs de l’industrie agroalimentaire et donc leur faire confiance. C’est ce que nous avons encore entendu ces derniers jours au cours du débat sur le projet de loi agriculture et alimentation. C’est très inquiétant.

En 2008, un arrêté qui réglementait la soupe a été supprimé. Et derrière, le code de la soupe est apparu. Cette tendance, qui consiste à de moins en moins réglementer, alors que les autorités publiques sont responsables de la santé des consommateurs, pour déléguer ces services aux acteurs privés, qui de fait, se retrouvent en situation de conflit d’intérêts – car leur intérêt est de vendre toujours davantage –, n’est pas acceptable et extrêmement préoccupante.

Je profite donc de cette audition pour vous alerter, vous parlementaires, car vous avec le pouvoir de légiférer. Ces derniers jours, le ministre de l’Agriculture n’a cessé de parler de responsabiliser les acteurs privés. Je suis bien évidemment d’accord pour dire que chacun doit jouer son rôle. D’ailleurs, notre ONG a joué le sien lors des États généraux de l’alimentation et de l’élaboration du projet de loi. Nous avons créé la Plateforme citoyenne pour la transition agricole et alimentaire ; nous avons présenté des propositions ; nous avons utilisé beaucoup de nos ressources pour participer aux États généraux de l’alimentation.

Le projet de loi actuellement en discussion relatif à l’agriculture et à l’alimentation est extrêmement faible. Quand la partie « alimentation saine » est arrivée sur la table des discussions, nous sommes restés positifs, nous avons retroussé nos manches et travaillé avec un certain nombre de parlementaires pour la renforcer par des propositions d’amendements. Or 90 % des propositions ont été retoquées ; nous n’avons pas compris.

Concernant l’interdiction de la publicité de produits trop sucrés, trop salés et trop gras, qui concernerait les enfants, l’argument a été le même : responsabiliser les acteurs. Alors oui, il y a le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), et les chaînes s’inquiètent, mais trouvons des solutions, car il y en a.

À la fin du mois de juin, les acteurs de l’industrie alimentaire sont censés revenir vers le Gouvernement pour proposer des chartes alimentaires musclées. Eh bien je suis désolée, mais ce n’est pas leur rôle ; c’est celui de l’autorité publique que de protéger la santé des enfants.

Je terminerai sur la gouvernance. Un sujet que nous avons soulevé lors des États généraux de l’alimentation. Aujourd’hui, il est très compliqué de rencontrer des responsables politiques pour discuter d’alimentation saine et formuler des propositions.

Pour débattre des huiles minérales, nous avons rencontré, depuis fin 2015, les ministères de l’économie, de la santé, de l’écologie et de l’agriculture, mais nous n’avons jamais tenu une réunion tous ensemble. J’ai d’ailleurs beaucoup de mal à savoir aujourd’hui où ils en sont.

La question de l’alimentation saine est donc éclatée entre quatre ministères. Et le ministère de l’agriculture ne peut pas être impartial, puisqu’il a d’autres enjeux à prendre en considération, tels que les intérêts économiques de l’industrie agroalimentaire.

Nous invitons donc de nos vœux – Foodwatch, mais également d’autres associations de la société civile également impliquées – la mise en place d’une gouvernance interministérielle efficace, pour traiter de cette question transversale. Bien entendu, nous incorporons dans cette gouvernance la politique commerciale. Mais nous avons besoin de cohérence dans les politiques publiques aujourd’hui.

Nous avons trouvé un grand nombre de points intéressants dans la Stratégie nationale de santé publique qui a été publiée en janvier. Et Emmanuel Macron s’est engagé à fonder son approche de la politique de santé davantage sur la prévention – un engagement qui, parfois, est en opposition avec les positions avancées par le ministre de l’agriculture.

Cependant, les accords commerciaux qui ont été signés par la France, comme le CETA, vont totalement à l’encontre de cette stratégie nationale. En effet, en signant de tels accords, vous ne pourrez plus, mesdames et messieurs les parlementaires, garder la même marge de manœuvre pour légiférer. Je vous l’affirme. Et je suis à votre disposition pour en parler à une autre occasion.

À ceux qui vous disent le contraire, je vous propose de leur poser la question suivante : montrez-moi dans le texte ce qui garantit le principe de précaution ? Montrez-moi dans le texte que l’on pourra, demain, si on le décide, interdire le glyphosate en France ?

Le Canada a abordé ce sujet dès la première réunion du Comité sur les produits phytosanitaires. Ils n’ont pas du tout envie que nous interdissions le glyphosate un jour. Et pour cela, ils vont utiliser tout ce qui est légal pour diminuer, voire supprimer notre marge de manœuvre.

Je ne veux pas m’étendre sur ce sujet, mais nous nous devons de mettre en perspective la question de notre politique commerciale et celle des accords de commerce. Parce que nous ne pouvons pas, d’un côté, prétendre vouloir prendre un certain nombre de décisions, et, de l’autre, se tirer une balle dans le pied en signant des accords qui vont nous en empêcher. Sachant par ailleurs que l’alimentation en sera tout particulièrement impactée
– je ne parlerai pas du soja, des activateurs de croissance, etc.

M. le président Loïc Prud'homme. Je vous remercie, madame, pour votre présentation très complète.

S’agissant des accords de libre-échange, nous avons pu constater, lors de la signature de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) entre les États-Unis et le Mexique, une forte dégradation des pratiques alimentaires au Mexique.

Hormis les risques sanitaires, pensez-vous que l’ouverture aux échanges libres, assez peu contrôlés, finalement, a eu un impact sur la dégradation des pratiques alimentaires ?

Mme Karine Jacquemart. Nous importons en Europe des produits fabriqués avec des normes différentes des nôtres. Nous importons, par exemple, des animaux à qui il a été injecté des antibiotiques, utilisés comme activateurs de croissance – ne pas confondre avec les hormones de croissance.

Les accords commerciaux vont augmenter les volumes, ouvrir encore davantage les portes, et donc aggraver ce problème. Sans oublier l’impact qu’ils ont dans les pays d’origine ; je pense notamment à la déforestation du Brésil et de l’Indonésie.

Je ne suis pas en train de dire que demain nous mangerons du bœuf aux hormones. Il est interdit en Europe. Nous ne mangerons pas non plus de poulet au chlore qui est aussi interdit. En revanche, nous aurons plus de produits fabriqués différemment et, surtout, nous nous tirons une balle dans le pied. Car ces accords sont vivants, c’est-à-dire qu’une fois qu’ils seront signés, des dispositifs seront mis en place, mais nous ne connaissons pas les décisions qui seront prises. Différents comités seront également créés – une dizaine dans le cadre du CETA – ainsi qu’une coopération réglementaire. Et l’objectif de ces accords de commerce, appelés « Accords commerciaux de nouvelle génération », est d’harmoniser les normes.

Personnellement, harmoniser les normes techniques pour faire des économies d’échelle ne me pose aucun problème. En revanche, harmonisons toutes les normes : les normes sociales, environnementales, alimentaires et celles relatives aux produits phytosanitaires.

De quel droit et au nom de quoi prendrions-nous le risque de signer des accords de commerce qui auront, en fin de compte, une implication sur tout le reste ? Car en les signant, nous donnons le pouvoir à de comités d’influencer nos normes et la façon dont nous prenons des décisions en France. Pire encore, nous pouvons être attaqués, par exemple, si nous interdisons le glyphosate ! Le Canada et les États-Unis ont déjà attaqué les décisions de l’Union européenne, notamment celle visant à interdire le bœuf aux hormones, devant l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

M. le président Loïc Prud'homme. Les normes européennes, sur la question de l’alimentation, semblent assez strictes, même si vous avez pointé quelques écueils.

Alors pourquoi cela ne fonctionne-t-il pas ? S’agit-il d’une insuffisance de réglementation nationale eu égard à la réglementation européenne, ou s’agit-il d’un défaut de contrôle de l’application de ces normes européennes sur le territoire ? Quelles sont vos préconisations sur ces deux volets ?

Mme Karine Jacquemart. Nous l’avons rappelé dans un rapport que nous avons publié à la suite de l’affaire Lactalis : la réglementation européenne et les lois nationales qui en découlent sont, de fait, assez fortes. Le cadre a d’ailleurs été très largement renforcé après le scandale dit de la vache folle. Une réglementation forte donc, mais qui n’est pas suffisamment appliquée.

La première amélioration doit donc consister à s’assurer qu’elle est appliquée, notamment à l’échelle européenne. Deuxième amélioration : renforçons les contrôles et les sanctions. Il en va en effet de la responsabilité des États membres d’assurer les contrôles et de délivrer des sanctions. Or cela fait bien longtemps qu’une sanction a été prononcée. Ni les distributeurs impliqués dans le scandale de la viande de cheval, l’année dernière, ni Lactalis n’ont été sanctionnés.

Mais, il y a, c’est certain, quelques trous dans la raquette. Le règlement 178/2002, qui fixe le cadre – avec le paquet « Hygiène » – au niveau européen, est en train d’être revu par la Commission européenne. Nous espérons qu’elle va non pas l’amoindrir, mais bien la renforcer.

Foodwatch est en train de préparer un rapport international – qui sera publié dans les prochaines semaines – qui fait une analyse très détaillée et formule des recommandations. Je serais ravie d’échanger avec vous quand nous l’aurons publié.

Je vous citerai un exemple. La Commission européenne contrôle les health claims, les allégations santé, c’est-à-dire qu’elle décide si les industriels ont le droit ou pas de mettre sur leurs emballages de produits alimentaires une allégation santé. Or, 2 000 allégations sont en attente de validation ou d’invalidation. Et tant que la Commission européenne n’aura pas tranché, les industriels peuvent les utiliser.

M. le président Loïc Prud'homme. Il y aura des contrôles a posteriori.

Mme Karine Jacquemart. Chaque fois que la réglementation n’est pas claire, on laisse une marge de manœuvre aux fabricants et aux distributeurs. Je ne dis pas qu’ils sont tous méchants ou mauvais, mais une marge de manœuvre qui est donnée entraîne un certain nombre de comportements qui ne sont pas contrôlés.

Pourtant, cette réglementation européenne affiche une approche de prévention. Elle revient au principe de précaution et incite réellement à des mesures de prévention. Elle est essentielle pour la santé publique, il est donc urgent de la mettre en œuvre.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Madame, je vous remercie de votre exposé et de votre présence. Je salue votre engagement visant à promouvoir la transparence dans le secteur alimentaire afin que les citoyens puissent manger en toute connaissance de cause. Je salue également la démarche de Foodwatch qui est d’interpeller, de provoquer, sans violence. Une méthode très efficace.

Je souhaiterais revenir sur le sujet de l’étiquetage alimentaire Nutri-Score, qui a été mis en place en octobre dernier, suite à la signature d’un arrêté par la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, le ministre de l’agriculture, Stéphane Travert et le secrétaire d’État à l’économie, Benjamin Griveaux.

Sept mois après son application, quelle appréciation pouvez-vous porter sur la pertinence d’un tel outil ? Quelles sont vos préconisations pour améliorer sa visibilité ?

Que pensez-vous par ailleurs des autres initiatives mises en place, telles que l’application Yuka ou la base de données Open Food Facts ? De nombreuses personnes ont pris ce créneau, développant une application qui fait état des valeurs nutritionnelles des produits ; ne risquons-nous pas de courir à une dérive ?

Par ailleurs, dans le cadre de l’examen de la loi sur l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire, l’Assemblée nationale a rejeté des amendements qui visaient à rendre obligatoire le Nutri-Score, au motif que cette obligation aurait contrevenu au règlement européen en vigueur. Quel est l’état de la réflexion au niveau européen pour faire évoluer cette question ?

S’agissant des tests que Foodwatch a réalisés en laboratoire, qui ont été publiés en 2015 et qui visaient la contamination des aliments par les huiles minérales contenues dans les emballages, je dois vous avouer que je n’ai pris connaissance que depuis peu de cet aspect, qui n’est pas à la disposition du public. C’est effrayant. Vous dites que 60 % des produits français testés contenaient des hydrocarbures aromatiques, potentiellement cancérigènes et mutagènes – les fameux MOAH. Et que 86 % des produits testés contenaient des hydrocarbures saturés (MOSH).

Suite à cette publication, vous l’avez rappelé, six distributeurs français se sont engagés avec vous pour inciter les pouvoirs publics à réglementer. Pouvez-vous nous dire si cela porte ses fruits ?

Les résultats de ces tests démontraient également qu’il y avait davantage de MOSH et de MOAH dans les produits français et néerlandais que dans les produits allemands. Pour quelles raisons les fabricants allemands semblent avoir pris davantage de précautions concernant les emballages ? Savez-vous si des suites ont été données par l’ANSES sur cette question, qui date de plus d’un an ?

Les codes sont également un aspect de la question que je ne connaissais pas. Selon vous, quelle est la limite entre la nécessité de protéger les process de fabrication, les fameuses recettes, et la nécessité d’informer le public ? Est-ce à ce niveau-là que nous serons le plus bloqués ?

Mme Karine Jacquemart. Concernant les huiles minérales et les tests que nous avons réalisés, en effet, les produits achetés en Allemagne étaient beaucoup moins contaminés. La raison est simple : un projet de loi est en cours de préparation en Allemagne depuis des années sur ce sujet ; les industriels ont donc anticipé. C’est exactement ce que nous vous demandons de faire : donner le cap. Et croyez-moi, l’industrie s’adaptera. D’autant que tous les industriels que nous avons rencontrés sur ce dossier sont favorables à une réglementation – nous avons mis sur notre site tous les logos de ces industriels.

En France, il nous a été dit pendant plus d’un an qu’il fallait attendre l’avis de l’ANSES – alors que nous avions celui de l’EFSA. Aujourd’hui, nous connaissons l’avis de l’ANSES et il est extrêmement clair : il reprend tout ce que nous disons, nous, les scientifiques et les toxicologues, sur la dangerosité des produits – ils reprennent même les solutions.

Nous demandons au législateur de donner une impulsion et de définir les objectifs. Un arrêté interministériel suffirait. Je sais que les ministères travaillent, nous avons rencontré beaucoup de monde et j’ai encore, dernièrement, sollicité un rendez-vous avec la nouvelle directrice de la DGCCRF… mais nous attendons. Et cela commence à prendre trop de temps.

S’agissant des nouvelles solutions, Open Food Facts est une base de données accessible à tous et donc très utile. L’application Yuka également, des millions de personnes l’utilisent tous les jours. Cependant, nous ne devrions pas en avoir besoin – et que mes amis de Yuka me pardonnent de dire cela. Nous ne devrions pas avoir besoin, lorsque nous faisons nos courses, d’une application pour savoir si tel ou tel produit est dangereux, ou pas, pour notre santé et celle de nos enfants. C’est fou ! Le consommateur devrait pouvoir acheter et consommer sans se poser cette question. Et il appartient aux autorités publiques de s’assurer qu’il ne se la pose pas.

Alors ces alternatives sont utiles parce que nous marchons sur la tête et que certains produits sont dangereux, mais l’objectif est bien de s’assurer que l’on n’en a pas besoin ; que notre alimentation n’est pas dangereuse et que l’information est claire et transparente.

S’agissant de l’étiquetage, Foodwatch International demande que le système soit décidé par des scientifiques, de façon indépendante, qu’il y ait une information claire, colorée, à l’avant de l’emballage pour que tout le monde puisse y avoir accès.

Le Nutri-Score répond à cette demande. Un système existe depuis un certain temps en Grande-Bretagne : les traffic lights – les feux tricolores. Un système que nous soutenions pour l’introduire dans le règlement européen de 2011. Depuis, le règlement a changé les critères nutritionnels utilisés par ces fameux traffic ligths, sous l’influence du lobby de l’industrie alimentaire. Les critères concernant le sucre, par exemple, ont augmenté ; ils sont plus favorables à l’industrie. Un verre de Coca Cola, par exemple, qui a pourtant un taux de sucre phénoménal, n’est plus rouge !

Nous soutenions les traffic ligths avant le changement de critères, aujourd’hui, nous soutenons le Nutri-Score. Peu importe d’ailleurs, nous souhaitons juste un étiquetage qui soit clair, honnête et qui informe le consommateur.

Malheureusement, les fameux Big Five ont eux aussi détourné les feux tricolores, en proposant une approche par portion. Nous nous sommes procuré leurs documents de travail et avons pu voir clairement, par les algorithmes utilisés, que la couleur rouge est devenue orange, et que l’orange est devenue verte. Leur intérêt est de continuer à vendre et non pas de donner une information claire.

Aujourd’hui, en Europe, un débat existe s’agissant des feux tricolores et du Nutri-Score. La Commission européenne doit rendre à la fin de l’année un rapport qui recensera les différents systèmes existants. Je ne pense pas qu’elle recommande un système plutôt qu’un autre, il appartiendra aux États membres de choisir.

Mais l’Europe a besoin d’un système indépendant et obligatoire. Si le Nutri-Score est choisi, tant mieux, car ce système fonctionne. Plus de 40 entreprises en France l’ont adopté et il est scientifiquement validé.

Enfin, pour en finir avec le Nutri-Score, Olivier Véran a soutenu un amendement visant à afficher le Nutri-Score sur l’ensemble des publicités ; il a été rejeté.

Concernant les codes et le secret des recettes, nous pourrions évoquer le projet de loi sur le secret des affaires, avec lequel nous ne sommes à l’aise, vu les risques de museler un certain nombre d’informations d’intérêt général.

La majorité des codes ne sont pas des recettes secrètes, il s’agit simplement, par exemple, de déterminer quelle quantité de sel est acceptée pour appeler tel produit « soupe ». Une terrine de canard, par exemple, peut s’appeler « terrine » à partir du moment où elle contient minimum 20 % de canard. Eh bien, si vous prenez le temps de regarder toutes les terrines mises en vente dans un supermarché, vous constaterez qu’elles contiennent rarement 20 % de canard.

Il me semble donc qu’un certain nombre d’informations ne mettent pas en péril le secret des recettes. Je dirais même que les informations que nous n’avons pas aujourd’hui ne mettent personne en péril et auraient un grand intérêt pour le consommateur.

Je le répète, tout le monde a un rôle à jouer. Les fabricants ont aussi un rôle à jouer. S’ils veulent créer des codes, qu’ils le fassent, mais qu’ils soient transparents et sous la supervision de l’autorité publique qui doit s’assurer que, du point de vue de la santé publique, ils ne sont pas en contradiction avec les recommandations de l’OMS.

M. le président Loïc Prud'homme. Vous avez parlé, madame, de substances toxiques, d’additifs, et vous avez cité l’ANSES et l’EFSA. Quel est votre avis sur leurs actions, au regard notamment des derniers scandales sanitaires ?

Mme Karine Jacquemart. Parlons surtout de l’EFSA, avec l’affaire des Monsanto Papers et celle du glyphosate notamment. Foodwatch International demande la révision des procédures d’évaluation des produits phytosanitaires, ainsi que de l’organisation de l’EFSA afin d’assurer son indépendance. Il s’agit tout de même de l’organisme qui décide quelles substances sont autorisées dans notre alimentation.

En ce qui concerne l’ANSES, elle n’a pas rencontré les mêmes problèmes. Je n’ai donc aucun commentaire à formuler. Nous nous appuyons toujours sur son travail.

S’agissant de l’autorisation de mise sur le marché (AMM), un amendement proposait de transférer cette compétence au cabinet du Premier ministre. Je dois dire que, lorsque je parlais de gouvernance interministérielle, c’est de cela dont je parlais : rattacher la question de l’alimentation au cabinet du Premier ministre – où, au niveau parlementaire, des choses peuvent être inventées.

La vraie question est la suivante : sommes-nous certains, dans les procédures actuelles, que les décisions seront prises en toute indépendance ? Qu’il n’y aura pas de conflit d’intérêts ? Si oui, le principal est couvert. C’est une condition encore plus importante quand on connaît les mesures de désinformation prises par certains acteurs puissants de l’industrie alimentaire ; des mesures hallucinantes. Foodwatch a publié un article, fin 2015 ou début 2016, sur Coca Cola qui sponsorise un certain nombre d’instituts scientifiques de recherche, dont les études démontrent, par exemple, que les édulcorants sont formidables pour la santé et vont résoudre le problème de l’obésité et du diabète. Alors même que l’ANSES a mené une étude qui précise que non, rien ne prouve que les édulcorants aient un effet positif sur ces maladies.

La transparence est donc la condition qui nous permettra de mettre en place un système préventif efficace.

Mme Élisabeth Toutut-Picard. J’ai écouté avec beaucoup d’intérêt, madame, ce que vous avez dit s’agissant du commerce à l’échelle internationale et des dangers du glyphosate. Je m’interroge car, par votre façon de présenter les choses, vous donnez l’impression qu’il serait facile de faire bouger les choses, qu’il suffirait d’appliquer la réglementation. Malheureusement, on se heurte très vite à l’échelon européen, les stratégies et les politiques n’étant pas harmonisées.

Alors quand vous parlez du CETA, vous nous amenez au niveau mondial ! Or nous savons pertinemment qu’il n’y a pas de gouvernance sur ces sujets.

S’agissant des contrôles, les représentants de la DGCCRF m’ont indiqué que les seuls contrôles qu’ils pouvaient effectuer étaient réalisés au moment de l’arrivée des denrées dans les ports ! Et ce, sur commande. Il n’y a pas de contrôles systématiques.

Nous avons déjà du mal à protéger notre territoire contre les attaques chimiques sur notre alimentation, alors comment arriver à harmoniser tout cela à l’échelle internationale ! Cela part dans tous les sens.

Quelles les pistes pouvez-vous nous conseiller pour parvenir à une telle harmonisation ? Car ce sujet va finir par nous échapper tellement il est complexe.

Mme Karine Jacquemart. Ma première réponse est simple : pourquoi signons-nous des accords de commerce de cette ampleur avec les risques qu’ils représentent, et notamment l’aggravation des problèmes que vous mentionnez ?

Mme Élisabeth Toutut-Picard. Pour des raisons économiques évidentes.

Mme Karine Jacquemart. Non, pas du tout évidentes. Aucune d’étude d’impact économique fiable n’a été réalisée sur ces accords. Sur le CETA, la seule étude d’impact qui a été réalisée par la Commission européenne date, et était très réservée, parlant d’un « impact, peut-être dans dix ans, de 2 euros par citoyen et par an ». Et les méthodologies sont contestées, car personne ne sait vraiment comment évaluer cet impact.

Ce que je veux dire, c’est que nous ne sommes pas obligés d’aggraver le problème en signant ces accords. Nous commerçons déjà beaucoup avec le Canada, les États-Unis et tous les autres pays du monde. Alors pourquoi aller aussi loin et prendre des risques avec les accords tels qu’ils sont proposés ? Je le précise, nous ne sommes pas contre les accords de commerce. Nous sommes contre ceux qui sont proposés aujourd’hui, car ils présentent des risques trop graves – même par rapport à la démocratie. Quelle démocratie voulons-nous en Europe ? Quand nous aurons répondu à cette question, nous devrons revoir notre politique commerciale qui met justement en danger cette démocratie.

Après, il est possible de se protéger. Le bœuf aux hormones et le poulet au chlore ont été interdits en Europe. C’est donc possible. Je ne vous dis pas que tout soit simple, puisque nous continuons à importer des produits qui ont été traités par des pesticides interdits en Europe.

Il s’agit de sujets compliqués que nous devons éviter de compliquer davantage.

Mme Zivka Park. Madame Jacquemart, nous nous reverrons car j’ai énormément de questions à vous poser et plus nous avançons dans cette audition, plus c’est compliqué pour moi en tant que mère de famille.

S’agissant de la publicité, certaines d’entre elles sont positives et nous conseillent, par exemple, de consommer des fruits et légumes plutôt que des produits trop sucrés, trop gras et trop salés.

La loi Evin a interdit les publicités sur l’alcool et le tabac, ce qui n’a pas empêché les gens de continuer à fumer et à boire. Que pensez-vous des campagnes chocs de sensibilisation, comme celles qui ont été lancées par la sécurité routière ?

Par ailleurs, pourquoi ne pas taxer tous ces produits ? Il y a eu une avancée avec le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) pour 2018, qui a instauré une taxe sur les boissons trop sucrées. Nous devons continuer dans cette logique.

Ma seconde question concerne le rôle des organismes et des associations telles que la vôtre, qui dénoncent certaines marques et certains produits. Comment voyez-vous l’avenir de ces associations ? Comment pourrions-nous les mettre plus en avant ?

J’ai l’impression qu’à chaque fois que l’on fait un peu peur aux gens, ils réagissent. Je prendrai l’exemple des lingettes pour bébé. J’ai utilisé pour mon premier enfant une certaine marque qui, je le sais aujourd’hui, contient tous ces produits. J’ai alors changé de lingettes pour mon second enfant, mais il est vrai que le prix n’était pas le même.

Mme Karine Jacquemart. Nous ne devons pas opposer la question de l’éducation de la population à celle de l’utilisation d’un levier sur l’offre. Car les deux sont importantes et essentielles. Bien sûr, nous devons informer les gens des risques sur leur santé, mais cela ne suffira pas. Parce que, contrairement aux cigarettes, le consommateur ne sait pas, quand il achète un produit avec un emballage sympa, qui dit apporter toutes les vitamines utiles pour ses enfants, que ce produit est nuisible. En revanche, il sait que les cigarettes sont nuisibles à la santé et qu’il risque sa vie quand il commet un excès de vitesse.

Nous avons lancé une pétition contre les gâteaux Lulu l’Ourson ; une marque qui n’est pas française, puisqu’elle appartient à la firme américaine Mondelez. Mais surtout, contrairement aux apparences, l’ourson n’est pas gentil, car les gâteaux sont beaucoup trop sucrés. Il faut arrêter ce type de messages lancés par les industriels et qui trompent les consommateurs. Et pour cela, ils doivent être cadrés.

Nous pourrions demander d’interdire les produits alimentaires qui ne respectent pas les critères de l’OMS. Vous allez me dire que n’est pas possible, qu’il y aura une distorsion de concurrence, etc. Nous sommes raisonnables, et ce n’est pas ce que nous demandons. Nous demandons juste que les additifs dangereux pour la santé soient supprimés, que le Nutri-Score soit élargi et que les publicités qui ciblent les enfants pour des produits trop sucrés, trop salés, trop gras soient interdites. C’est l’offre qu’il faut changer.

J’ai oublié de dire que nous disposons, en France, de mesures pour une meilleure alimentation qui n’existent pas dans la plupart des autres États membres. La taxe sur les sodas, par exemple, vous l’avez mentionné. L’Allemagne est très loin de nous.

S’agissant des associations telles que la nôtre, il suffit juste qu’elles continuent à se développer. Foodwatch est une association indépendante, un contre-pouvoir citoyen qui œuvre pour changer les choses. Car, je le répète, contrairement à la cigarette et à l’alcool, le consommateur ne peut pas savoir que ce qu’il consomme est nuisible à sa santé.

Nous travaillons en bonne intelligence avec les associations de consommateurs, les ONG environnementales. Mais également avec les responsables politiques et les entreprises qui souhaitent faire bouger les choses.

C’est la raison pour laquelle je vous remercie sincèrement de votre invitation qui nous permet d’échanger, de partager nos expertises et expériences. Et les choses bougent. Plus de 132 000 personnes nous suivent aujourd’hui, et ce chiffre augmente tous les jours. Il s’agit d’un véritable mouvement citoyen constructif qui n’a pas peur de dénoncer les dérives ; un mouvement qui grossit tous les jours.

M. Jean-Luc Fugit. Madame, je souhaiterais que vous reveniez sur le problème des emballages recyclés. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ils sont plus dangereux que les neufs ?

S’agissant des MOAH, ce n’est pas parce qu’ils ne sont pas détectables qu’ils n’ont pas d’impact sur la santé. Nous ne devons pas confondre la limite de détection technique et la limite d’impact sur la santé.

Enfin, vous avez évoqué des chartes alimentaires qui devraient être proposées fin juin par les acteurs industriels. Des chartes interdisant la publicité ciblant les enfants. Pouvez-vous revenir sur ce sujet ? Foodwatch y est-elle associée ?

Mme Karine Jacquemart. C’est à la suite des États généraux de l’alimentation que la question de la réglementation de la publicité a été mise sur la table. Lorsque nous avons évoqué le sujet avec les représentants du Gouvernement, ils nous ont affirmé que les acteurs industriels avaient compris le message et qu’ils allaient proposer des chartes « musclées » au mois de juin. Je suis impatiente de les connaître. Et d’ailleurs, seront-elles publiques ?

Non, Foodwatch n’est pas associée à cette démarche et nous ne le souhaitons pas, car nous ne croyons pas aux chartes volontaires.

M. Jean-Luc Fugit. Qui validera ces chartes ?

Mme Karine Jacquemart. La question reste entière. Notre demande est, je le répète, une réglementation des autorités publiques.

Concernant les MOAH, nous sommes des gens raisonnables et posons des demandes réalistes. Nous demandons la suppression pure et simple des MOAH, les substances les plus dangereuses. Mais nous devons pour cela nous mettre d’accord avec les industriels sur la technique utilisée. Or, comme nous avons refusé les seuils qui ont été proposés par certains acteurs, sachant que la technique peut évoluer, nous nous sommes mis d’accord sur « non détectables », avec la méthode actuelle la plus fine.

Pour les MOSH les plus faibles, l’« effet cocktail » n’existe pas, les risques sont vraiment différents. Les scientifiques ont fait une proposition de 2 milligrammes par kilo : un engagement pris par les industriels et une proposition que nous retrouvons dans le projet de loi allemand pour les emballages.

En ce qui concerne les emballages – et nous sommes bien entendu favorables au recyclage –, les encres, les solvants et les colles sont des substances chimiques que nous retrouvons dans les emballages recyclés. Et l’un des problèmes des huiles minérales, c’est qu’elles migrent. Elles peuvent passer de l’emballage à l’aliment. Donc plus vous gardez longtemps un paquet de riz dans votre placard, plus le risque de contamination est grand.

Et malheureusement, un emballage vierge ne résout pas le problème, même s’il le limite, car il existe d’autres sources de contamination.

Mais les solutions, encore une fois, existent.

M. le président Loïc Prud'homme. Madame, je vous remercie pour vos propos argumentés et passionnés.

 

La séance est levée à douze heures quarante-cinq.

 

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6.    Audition, ouverte à la presse, de Mme Monique Axelos, directrice scientifique « alimentation et bioéconomie » de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), de M. Didier Dupont, directeur de recherche, directeur d’unité adjoint du laboratoire science & technologie du lait et de l'œuf (STLO), de M. Fabrice Pierre, directeur de recherche, directeur d’unité adjoint de l’unité de recherche en toxicologie alimentaire (TOXALIM) et de M. Louis-Georges Soler, directeur de recherche, unité Alimentation et sciences sociales (ALISS), accompagnés de Mme Claire Brennetot, conseillère du président-directeur général de l’INRA pour les relations parlementaires et institutionnelles

(Séance du jeudi 31 mai 2018)

La séance est ouverte à neuf heures quinze.

M. le président Loïc Prud'homme. Mes chers collègues, nous accueillons ce matin une délégation de chercheurs de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) conduite par Mme Monique Axelos, directrice scientifique « alimentation et bioéconomie ».

Nous recevons ainsi M. Didier Dupont, directeur d’unité adjoint du laboratoire « science et technologie du lait et des œufs », M. Fabrice Pierre qui représente l’unité de toxicologie alimentaire, dénommée TOXALIM, M. Louis-Georges Soler, de l’unité « alimentation et sciences sociales » (ALISS). Ils sont accompagnés par Mme Claire Brennetot, conseillère du président de l’INRA pour les relations parlementaires et institutionnelles.

La commission d’enquête se devait de rencontrer des chercheurs de l’INRA dès la première phase de ses travaux. En effet l’INRA est un établissement qui constitue un des socles de la recherche publique en France. Ses unités de recherche et ses laboratoires sont implantés sur l’ensemble du territoire. Par tradition, ses chercheurs ont l’habitude du travail en commun avec les filières de production. De plus, l’INRA poursuit de nombreuses études communes avec le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) ou encore l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), ainsi qu’avec de nombreux établissements d’enseignement et des universités, en France et à l’étranger.

Nos premières auditions ont notamment porté sur les risques sanitaires de l’alimentation. Avec le professeur Serge Hercberg et la docteure Mathilde Touvier, la commission s’est penchée sur une étude récente faisant apparaître un lien entre une alimentation ultra-transformée et une augmentation du risque de cancer. Nous avons également entendu l’équipe de Pierre Rustin, relevant à la fois du CNRS et de l’INSERM, qui alerte de l’utilisation massive de certains fongicides de la catégorie des SDHI, inhibiteurs de la succinate déshydrogénase.

Bien sûr, l’alimentation ne peut être perçue sous le seul angle des dangers qu’elle représente. Mais l’INRA se doit d’être en première ligne sur les méthodes alternatives aux pesticides de synthèse, aux insecticides comme aux fongicides.

Un autre sujet d’importance est celui des additifs. Là encore, des progrès restent à accomplir au regard des grandes tendances de l’évolution de la consommation.

Je vous propose de commencer par un exposé liminaire de vingt minutes – je vous laisse le soin de répartir ce temps entre vous. Ensuite, je vous poserai des questions auxquelles votre propos liminaire n’aurait pas répondu, puis je donnerai parole à notre rapporteure, Mme Michèle Crouzet.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Monique Axelos, M. Didier Dupont, M. Fabrice Pierre, M. Louis-Georges Soler et Mme Claire Brennetot prêtent successivement serment.)

Par souci de transparence, je signalerai que je suis moi-même fonctionnaire de l’INRA, en disponibilité jusqu’à la fin de mon mandat.

Mme Monique Axelos, directrice scientifique « alimentation et bioéconomie » de l’INRA. Je voudrais d’abord dresser le tableau des défis auxquels nous devons faire face dans le domaine de l’alimentation, avant de présenter les grandes orientations de nos travaux. Mes collègues présenteront ensuite certaines de ces études de manière plus détaillée, puis nous répondrons à vos questions.

Il faut commencer par rappeler les développements positifs qui expliquent la situation paradoxale dans laquelle nous nous trouvons et les défis actuels. Au cours des cinquante dernières années, la production alimentaire mondiale a été multipliée par 3, alors que la population a augmenté d’un facteur 2,3. Ce succès quantitatif masque cependant des situations très contrastées. En effet, on compte 820 millions de personnes sous-alimentées, 2 milliards de personnes carencées et plus d’un milliard de personnes obèses.

D’un point de vue sanitaire, le tableau est néanmoins positif : on constate de moins en moins de crises sanitaires majeures et un gain d'espérance de vie lié à la sécurité sanitaire et à la sécurité de l’alimentation. Toutefois, on constate de nouveaux risques en termes de santé publique liés à la mondialisation comme l’antibiorésistance qui risque de devenir la première cause de mortalité au monde, la dissémination des pathogènes non endémiques qui représente un risque pour l’homme ainsi que pour l’animal et qui génère des pertes économiques importantes.

En outre, l’accès à l’alimentation a été facilité par la diminution des prix. Cependant, France n’échappe pas aux problèmes de santé liés à l’alimentation, comme cela a été rappelé par l’étude individuelle nationale des consommations alimentaires, INCA 3, ainsi que par les rapports de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). On constate effectivement une augmentation des maladies chroniques : 25 % des cas de mortalité précoce seraient dus aux maladies cardiovasculaires, au diabète ou à certains cancers liés à la consommation alimentaire et à la faible activité physique — c’est la conjonction de ces deux facteurs qui est importante. On constate également une augmentation du surpoids et de l’obésité, qui concernent 51 % des adultes et 17 % des enfants.

Ces problèmes de santé sont très fortement corrélés avec le niveau de revenus et d’études.

L’alimentation est un vrai marqueur des inégalités sociales en France, où 12 % des adultes sont en situation d’insécurité alimentaire pour des raisons financières. Cette situation tend à s’aggraver.

Il faut aussi signaler l’apparition de nouveaux comportements. Ainsi, on constate une augmentation de la consommation de produits transformés hors du domicile, qui accompagne l’évolution de nos modes de vie marquée par l’urbanisation, le travail des femmes et la réduction de la durée des repas. On note également une forte augmentation des compléments alimentaires qu’a révélée l’étude INCA 3, laquelle est assez surprenante et qui vient sans doute compenser ou justifier des comportements alimentaires plus ou moins déséquilibrés. De nouvelles habitudes alimentaires qui présentent potentiellement des risques émergent dans les pays développés, comme la mode de manger cru qui pose des problèmes en termes de sécurisation des procédés et de gestion sanitaire, ainsi que des régimes d’éviction partielle ou totale de certains aliments. Tous ces nouveaux comportements doivent être étudiés afin d’en apprécier les conséquences sur le long terme, lesquelles sont difficiles à évaluer.

Comme vous le savez, l’INRA est bâtie autour d’un tryptique : agriculture, environnement, alimentation et bioéconomie. Comme nous l’exposons dans notre document d’orientation, notre ambition est de contribuer à relever ce défi sans précédent qui consiste à nourrir la planète en quantité suffisante, avec une alimentation sûre et saine, dans des conditions durables, en tenant compte du changement climatique, de l’urbanisation et de l’augmentation de la population.

Nous n’examinerons pas aujourd'hui la question des effets négatifs de l'alimentation sur la planète. Si nous nous concentrons sur la question de l’alimentation elle-même, nous travaillons sur deux grands axes qui sont associés : les liens entre l’alimentation et la santé, d’une part, la durabilité de l’alimentation, d’autre part. Il existe deux leviers d’action : l’offre et la demande alimentaires.

En ce qui concerne l’offre, nous menons des études, que vous présentera M. Didier Dupont, sur la construction des qualités des produits, sur l’impact nutritionnel des aliments et des régimes alimentaires, en examinant notamment les interactions entre les aliments et le microbiote, les rapports de l’alimentation et du cerveau, les liens avec le cancer. Nous nous attachons à comprendre les mécanismes physiologiques sous-jacents, car nos travaux se fondent sur une logique de prévention et non sur une logique curative. Sur l’autre axe, nous étudions notamment l’exposition à des agents contaminants par l’intermédiaire de l’alimentation, examinant en particulier l’exposition à de faibles doses et les « cocktails ». Nous nous efforçons donc de caractériser ces risques afin d’établir comment les prévenir et les prendre en compte.

En ce qui concerne la demande alimentaire, nous nous efforçons d’établir une sociologie de l’alimentation, c'est-à-dire de comprendre ce qui détermine les consommateurs, ou plutôt les « mangeurs », en étudiant en particulier leurs comportements paradoxaux. Nous cherchons ainsi à établir quels seraient les leviers de changement et quelles sont les recommandations acceptables.

Comme je vous l’ai dit, nous cherchons à proposer des régimes alimentaires sains, sûrs et durables. Nous travaillons également sur la réduction des déchets et sur l’amélioration de l’efficacité des ressources primaires. Nous devons en effet faire en sorte qu’aucun des maillons de la chaîne de l’industrie agroalimentaire ne gaspille la ressource primaire que constitue une production agricole. Ce travail suppose des pratiques agroécologiques auxquelles vous faisiez référence et entraîne de nouvelles questions en termes de variabilité des matières premières et par conséquent de variabilité des produits.

Constatant que l’alimentation possède un ancrage territorial, nous travaillons sur l’alimentation des villes, en étudiant l’agriculture urbaine, périurbaine, la résilience et l’innovation sociale.

Je conclurai en disant que la grande pluridisciplinarité de l’INRA nous permet vraiment de développer une approche systémique. En effet, ces questions ne peuvent pas être traitées séparément. Il est nécessaire de prendre l’ensemble du système en compte pour essayer de limiter les effets négatifs à long terme. Comme vous l’avez rappelé, nous développons toutes ces approches avec des partenaires institutionnels et académiques français mais aussi européens ou internationaux, ainsi qu’avec des partenaires privés et de plus en plus avec des représentants de la société civile. Nous cherchons en effet à développer le dialogue, lequel est nécessaire à l’engagement de tous les acteurs.

M. Louis-Georges Soler, directeur de recherche dans l’unité « alimentation et sciences sociales » (ALISS). Je suis économiste, directeur de recherche dans l’unité ALISS. Permettez-moi de vous présenter nos travaux en quelques mots. Notre recherche comprend trois volets.

Monique Axelos a d’ailleurs évoqué le premier volet, à savoir l’analyse de la demande alimentaire et des comportements de consommation. Nous cherchons en effet à comprendre les arbitrages des consommateurs en fonction des différentes caractéristiques des produits qui sont mis sur le marché, en prenant en compte le prix mais aussi la praticité ainsi que des caractéristiques nutritionnelles ou environnementales.

Le deuxième volet de notre travail consiste à étudier le fonctionnement des filières agroalimentaires en analysant les stratégies et les comportements des entreprises qui constituent ces filières et leur impact sur les caractéristiques des produits mis sur le marché. Là encore, nous n’examinons pas seulement le prix mais aussi la qualité et la variété de ces produits, ce qui permet d’examiner les rapports entre l’organisation des filières et les caractéristiques de l’offre alimentaire.

Le troisième volet consiste à évaluer les politiques publiques dans le champ de l’alimentation, en lien avec les politiques de la concurrence, de l’environnement et de la santé publique — en particulier en matière de nutrition. Dans le champ que je vous ai présenté, l’équipe au sein de laquelle je travaille étudie principalement les questions nutritionnelles au cours des dix dernières années. Nous nous intéressons donc aux politiques nutritionnelles et nous essayons de comprendre comment les consommateurs prennent en compte la dimension nutritionnelle des produits qu’ils achètent et plus généralement comment ils arbitrent leurs choix alimentaires. Nous menons également des études sur l’offre alimentaire.

En outre, j’ai participé à la création en 2008 de l’Observatoire de la qualité de l’alimentation (OQALI) en partenariat avec l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES). Ce dispositif a été proposé dans le cadre du Programme national nutrition santé (PNNS) ; il est financé par le ministère de l’agriculture et de l’alimentation et par le ministère de la santé. Cet observatoire est en charge du suivi de l’évolution des produits. Il élabore donc un ensemble d’outils pour mesurer l’évolution des caractéristiques nutritionnelles des produits alimentaires. L’OQALI s’est également vu confier le suivi de la mise en place des chartes de progrès nutritionnel mises en place dans le cadre du PNNS et du Programme national pour l’alimentation (PNA), qui ont été signées individuellement ou collectivement par certains industriels et par certains distributeurs avec les pouvoirs publics. Enfin, l’OQALI est également en charge du suivi du Nutri-Score qui est mis en place progressivement et de l’évaluation de son impact.

Au cours des dernières années, mes collègues et moi nous sommes efforcés de développer une approche « coût-bénéfice », afin d’évaluer les politiques en établissant la balance entre les coûts pour les différents acteurs et les gains en matière notamment de consommation et de santé. Nous avons développé des programmes pluridisciplinaires réunissant des économistes, des nutritionnistes et des épidémiologistes afin d’analyser l’impact des régimes alimentaires en prenant en compte les dimensions économiques, environnementales et nutritionnelles. En particulier, avec des collègues nutritionnistes, nous avons étudié comment la consommation de bio, en croissance ces dernières années, participe de cette dynamique. Quels sont les effets économiques, nutritionnels et environnementaux de cette consommation de bio, lorsque l’on tient compte des évolutions du régime alimentaire ?

M. Didier Dupont, directeur de recherche et directeur d’unité adjoint du laboratoire « science et technologie du lait et de l’œuf » (STLO). Je suis directeur de recherche au centre INRA de Rennes je travaille sur la qualité des produits laitiers et des ovoproduits, c'est-à-dire des produits à base d’œuf.

Comme vous l’a dit Madame Axelos dans son introduction, l’INRA développe des recherches sur la construction raisonnée des qualités de l'aliment, d’un point de vue nutritionnel, sensoriel et hygiénique. Nous travaillons également sur la durabilité du système alimentaire. Nous nous intéressons à la transformation en aliments des matières premières, qu’elles soient d’origine végétale ou animale. Nous étudions comment les constituants de l’aliment forment la structure de la matrice alimentaire, comment ces aliments sont déconstruits dans le tube digestif de l’homme, et nous cherchons à établir les conséquences sur sa santé. Nos analyses vont donc vraiment de la matière première jusqu’à l’homme.

Dans ce cadre, les travaux que nous avons menés au cours des dix dernières années ont montré qu’un aliment ne se résume pas à l’addition d’une certaine proportion de protéines, de lipides, de sucre et de micronutriments, mais que l’organisation de ces constituants, la structure de l'aliment, joue un rôle essentiel, pour la dégradation dans le tube digestif en particulier, et plus généralement pour la santé de l'homme.

Nos travaux portent sur l’alimentation de l’adulte sain, comme l’a dit Monique Axelos, dans une optique de prévention des pathologies liées à l’alimentation, mais aussi et surtout sur des populations ciblées qui ont des besoins nutritionnels spécifiques. En particulier, nous travaillons beaucoup sur l'alimentation du nouveau-né, qu’il soit né à terme ou prématuré. Nous partons du constat que le lait maternel est l’aliment idéal pour l'enfant ; nous cherchons à étudier sa digestion afin de développer des formules infantiles de nouvelle génération qui soient beaucoup plus respectueuses de la santé de l'enfant. Nous travaillons également sur d’autres populations, comme les seniors, afin de développer une offre de produits alimentaires spécifiquement adaptée à leurs besoins, qui permette en particulier de limiter les carences en protéines et en certains minéraux. Comme l’a dit Louis-Georges Soler, nous travaillons également sur les personnes en surpoids ou obèses. Ainsi, dans le cadre de projets européens, nous venons de terminer un travail sur la réduction du sel, du sucre et des matières grasses dans les produits alimentaires, et un autre sur le développement d'aliments fonctionnels pour limiter les risques de développement de maladies cardiovasculaires. Enfin, nous travaillons sur les personnes allergiques.

Tous ces travaux nécessitent vraiment une approche multidisciplinaire. Nous réunissons donc des spécialistes de l'aliment, tels que des microbiologistes ou des physico-chimistes, mais également des nutritionnistes et des médecins. En particulier, nous travaillons beaucoup avec des pédiatres, les gériatres et des gastro-entérologues qui nous aident à conduire nos recherches.

Ces recherches sont menées dans un contexte international assez compétitif. Ce sont vraiment des questions d’actualité, sur lesquelles de nombreux pays travaillent. Il faut constater que l’INRA est vraiment un leader au niveau international. Ainsi, j’anime depuis sept ou huit ans un réseau international qui regroupe des chercheurs de 140 instituts dans 40 pays, qui comprend donc non seulement des pays européens, mais aussi les États-Unis, la Chine ou le Japon. Or les chercheurs de l'INRA sont vraiment les fers de lance de ce type de réseau.

M. Fabrice Pierre, directeur de recherche et directeur d’unité adjoint de l’unité de recherche en toxicologie alimentaire (TOXALIM). Je suis physiologiste, directeur de recherche au centre Occitanie-Toulouse de l’INRA, spécialiste de la relation entre alimentation, additifs, et risques de cancer.

Notre alimentation est tout d’abord la source d'énergie, de nutriments et de micro-nutriments qui sont indispensables à notre métabolisme de base, à notre croissance et à notre développement cognitif. Ces effets constituent l’ensemble de ce que nous appelons « bénéfice nutritionnel ».

C’est également une question sociétale, que l’on peut analyser grâce à des données scientifiques qui sont maintenant solides.

Enfin, l’alimentation constitue un risque. La toxicité de notre alimentation peut avoir différentes origines. Premièrement, dans le cas des aliments transformés, elle peut provenir de produits qui sont intentionnellement rajoutés, les additifs. Nous pourrons ainsi revenir, si vous le souhaitez, sur la démonstration récente des effets du dioxyde de titane, cette fraction nanoparticulaire présente dans le piment blanc de notre alimentation. Deuxièmement, la toxicité peut également provenir de différents produits non intentionnellement rajoutés, comme des produits néo-formés, qui vont apparaître pendant la transformation, mais aussi pendant la préparation à la maison de ces aliments. Ainsi, les cuissons à haute température génèrent des amines hétérocycliques ; l’ajout de nitrites provoque l’apparition de composés N-nitrosés, considérés comme mutagènes. Troisièmement, la toxicité peut provenir des composants chimiques tels que les résidus de pesticides. Quatrièmement, elle peut provenir des nutriments eux-mêmes, en cas de consommation excessive ou de déséquilibre nutritionnel. Un tel déséquilibre peut contribuer à l’émergence de pathologies chroniques.

Afin de prendre en compte cette diversité, l’INRA promeut l’étude des cocktails, c'est-à-dire l’exposition multiple à de faibles doses, étude qui est indispensable pour analyser correctement les risques que présente notre alimentation. Nous travaillons d’abord à identifier de nouveaux dangers en étudiant les molécules au niveau individuel, comme pour le dioxyde de titane, mais aussi en analysant des « effets cocktail » ; nous fournissons ainsi des éléments académiques aux agences d’évaluation. Ensuite, lorsque des risques sont établis, nous nous efforçons d’en comprendre les mécanismes de façon à proposer des stratégies de prévention. Enfin, comme l’a souligné Monique Axelos, nous agissons en interaction avec des partenaires industriels de façon à les inciter et à les aider à modifier les produits mis en marché sur la base de d'éléments scientifiques.

M. le président Loïc Prud'homme. La diversité de la délégation ne facilite guère le travail qui consiste à sérier les sujets. Je vous poserai cependant un premier ensemble de questions en réaction à vos présentations. Madame Axelos, monsieur Soler, vous avez mentionné de nouveaux comportements alimentaires que vous observez au niveau mondial et plus particulièrement en France. Quels sont les déclencheurs de ces changements de comportement ? Qu’est-ce qui amène les consommateurs à changer leurs habitudes et à prendre de nouvelles décisions, que celles-ci soient bénéfiques ou néfastes ? Monsieur Soler, pourriez-vous revenir sur les arbitrages que vous évoquiez ? Pourriez-vous nous exposer davantage les travaux de l’unité ALISS sur l’approche coût-bénéfice, qui nous intéresse au plus haut point ? En particulier, êtes-vous en mesure de quantifier les externalités négatives de notre modèle de consommation ? Nous sentons en effet dans la société une forte demande pour que ce modèle évolue. L’Institut technique de l'agriculture biologique (ITAB) avait procédé en 2016 à un chiffrage des externalités négatives. L’INRA travaille-t-il à actualiser ces chiffres ?

M. Louis-Georges Soler. En ce qui concerne les comportements de consommation, il faut opérer une distinction entre ce que les personnes déclarent et ce que l’on observe réellement. La situation actuelle est en effet paradoxale : les réponses qu’apportent les consommateurs aux questionnaires ne sont pas entièrement cohérentes avec les choix alimentaires et les actes d’achat observés.

Nous constatons, sur les trente ou quarante dernières années, une distanciation croissante entre le consommateur et son alimentation. C’est le résultat d’une externalisation de la production de l’alimentation qui a désormais lieu hors du ménage et correspond à une augmentation de l’achat de produits transformés. Elle résulte également d’évolutions technologiques qui ont permis d’aller plus loin dans la dissociation entre le lieu et le temps de la production et ceux de consommation. Cette distanciation a donc plusieurs dimensions, relevant notamment de la technologie et de la perception de l’alimentation. C’est le résultat d’un processus de fractionnement-assemblage qui est au cœur des dynamiques industrielles : d’un côté, la production agricole s’est standardisée, évolution qui la rapproche de l’industrie, tandis qu’au niveau industriel, la production s’est fractionnée, puis assemblée à une étape ultérieure. La variété des caractéristiques des produits se réduit au niveau agricole, tandis qu’elle augmente au niveau industriel. Cela a entraîné un déplacement des leviers d’action sur l’offre alimentaire ainsi que de la valeur depuis l’amont vers l’aval. Tous ces éléments sont pris en compte dans le discours des consommateurs.

En revanche, les actes d’achat ne reflètent pas nettement ces évolutions. Certes, on observe bien une croissance de la consommation des produits bio, qui reflète cette préoccupation de réduire la distance avec l'alimentation, et une fraction des consommateurs tend à privilégier des circuits courts. Les produits bio ne représentent cependant que 3 % des dépenses alimentaires des ménages. On constate donc une transformation des représentations du rapport à l’alimentation, et cependant les actes d’achats demeurent tirés par les prix, la praticité et surtout par les qualités sensorielles des produits. En effet, les expérimentations montrent que le premier déterminant du choix d’un produit reste l’élément sensoriel. Il faut effet tenir compte des contraintes de la vie domestique, notamment du temps de préparation. J’espère avoir répondu à votre question.

En ce qui concerne la balance coût-bénéfice, nous nous attachons donc à intégrer à l’analyse des politiques et des changements de comportement alimentaire à la fois les gains et les coûts. Nous ne disposons pas encore d’une balance économique qui tienne compte de l’ensemble des dimensions. En revanche, nous sommes capables de calculer, dans la gamme des régimes alimentaires observés, en France ou au niveau international, ce que gagne et ce que perd un consommateur qui passerait d’un extrême à l’autre, par exemple en termes d’émissions de gaz à effet de serre, de bénéfice nutritionnel et de budget.

Nous avons intégré ces éléments dans une analyse des recommandations alimentaires, telles que celle qui invite à manger davantage de fruits et de légumes. Si on modélise, avec les données dont on dispose, les conséquences d’une croissance de la consommation de fruits et de légumes, en tenant compte des modifications que cela entraîne sur le reste du régime alimentaire, ne serait-ce qu’en raison du coût de cette consommation supplémentaire, on observe des bénéfices nutritionnels et environnementaux ainsi qu’un coût légèrement supérieur. En particulier, le coût d’adoption est assez élevé, étant donné que les fruits et légumes ne sont pas les aliments que les consommateurs préfèrent en ce moment. Cependant, si l’on prend en compte l’ensemble des dimensions, cette recommandation apparaît comme efficace, au sens où les gains excèdent les coûts. Voici donc un exemple de l’approche « coût-bénéfice » que nous développons.

Mme Monique Axelos. Une partie de nos travaux actuels consiste précisément à comprendre quels sont les facteurs qui déterminent les changements de comportement alimentaire. Nous avons notamment pour objectif de mettre le consommateur en capacité de faire des choix éclairés pour sa santé, afin de réduire l’écart entre les déclarations et les actes d’achats.

M. le président Loïc Prud'homme. Madame, votre propos fait écho avec ce que nous disait hier la directrice générale de l’association Foodwatch France, qui affirmait qu’il était nécessaire d’armer le consommateur pour qu’il puisse prendre ses décisions. Cette modification de la demande est en effet un levier important, même si ce n’est pas le seul.

Monsieur Soler, vous avez constaté le déplacement de la valeur de l’amont vers l’aval de la production et une standardisation de la production agricole. Profitant du fait que nous recevons une délégation très large de l’INRA, qui comprend aussi la conseillère du président-directeur général pour les relations parlementaires et institutionnelles, je souhaiterais justement vous questionner sur le rôle de l'INRA dans l’accompagnement de la standardisation. Les missions de l’INRA aujourd'hui peuvent-elles être les mêmes qu’au moment de sa fondation ? L’INRA fait de l’alimentation saine, sûre, durable et accessible à tous en quantité et en qualité suffisantes une de ses priorités thématiques. Pour autant, lorsqu’il a été créé, au sortir de la guerre, l’INRA visait avant tout une augmentation de la quantité. Estimez-vous que cette orientation s’est infléchie, pour promouvoir la qualité et la santé ? Constatez-vous un tel basculement ?

Mme Monique Axelos. Il est certain que l’INRA a évolué en fonction des changements de la société. Il n’a plus la même raison d’être qu’à la sortie de la guerre. Depuis une vingtaine d’années, l’INRA s’est engagé dans l’agro-écologie, notamment avec l’initiative « 4 pour 1 000 ». Nous réfléchissons aux conséquences des changements agricoles sur l’alimentation. Ici encore, l’approche « coût-bénéfice » est importante parce que des arbitrages seront nécessaires entre les dimensions nutritionnelle et environnementale, par exemple. Toutes nos unités, à commencer par le département « alimentation humaine », prennent en compte la durabilité.

Comme l’a montré Louis-Georges Soler, il est important d’évaluer l’impact environnemental d’une recommandation comme celle de manger des fruits et des légumes. En effet, consommer des fruits et des légumes qui viennent de l’autre bout de la planète ne sera pas une solution ! Il est donc nécessaire de développer une approche systémique.

M. Fabrice Pierre. Le département « alimentation humaine » évoqué par Monique Axelos est, par exemple, en interaction avec la filière de la charcuterie, aliment transformé par définition, afin de modifier les produits mis sur le marché de manière à restaurer la balance entre bénéfice et risque nutritionnels. Cette filière est en train de passer d’une production de masse à une consommation moindre, notamment à cause de l’impact de ces produits sur le risque cancérigène colorectal. Ces produits ont néanmoins un bénéfice nutritionnel important, car ils contiennent du fer, qui est important pour éviter les anémies ferriprives. Il faut donc intégrer l’impact toxique et le bénéfice nutritionnel de la consommation de ces produits dans une démarche globale. Cela permettra de proposer une nouvelle offre qui conserve l’intérêt nutritionnel de ces produits tout en limitant le risque associé.

M. Didier Dupont. Il est exact qu’au sortir de la guerre, l’INRA avait un objectif quantitatif. Développer une agriculture qui permette de nourrir l’ensemble de la population constituait alors un véritable défi. Le contexte a changé, du moins au niveau national. Nous développons donc une approche qualitative, afin d’améliorer l’offre alimentaire dans son ensemble. En effet, comme l’a évoqué Monique Axelos dans son introduction, nous n’étudions pas seulement les aliments mais les différents régimes alimentaires. En effet, la qualité des aliments s’est améliorée ; cependant si on développe des aliments parfaits au niveau nutritionnel, mais qui sont consommés au sein d’un régime complètement délétère, le perfectionnement de l’aliment n’aura pas d’effet positif. Nous cherchons donc à développer une vision globale de l’alimentation humaine.

M. le président Loïc Prud'homme. Je vous remercie pour ces premiers éléments de réponse. Vous avez présenté le nouveau paradigme qui consiste à développer une alimentation de qualité et durable. Je souhaiterais vous poser quelques questions sur l’agriculture bio. Vous avez évoqué cette question centrale pour notre sujet, qui fait l’objet d’une demande sociétale forte, dans votre propos liminaire.

Aujourd’hui, 30 % de la consommation française de produits bio est constituée par des produits importés. Que pensez-vous du rapport coût-bénéfice de la consommation bio actuelle en France ? Le bénéfice nutritionnel compense-t-il les externalités négatives ?

L’objectif d’atteindre 15 % de surface agricole en bio, un objectif voté hier en première lecture, vous paraît-il répondre à la demande et aux enjeux que vous identifiez ?

M. Louis-Georges Soler. Je vais tâcher de répondre en partant de la consommation. Nous avons en effet travaillé sur la consommation de produits bio à partir de données sur les achats alimentaires, ainsi que sur l’étude de cohorte NutriNet en partenariat avec nos collègues épidémiologistes et nutritionnistes.

Si l’on classe l’ensemble des individus de la population en prenant pour gradient la proportion de bio dans leur alimentation, on peut faire plusieurs constats. Tout d’abord, l’engagement dans la consommation bio est corrélé avec une modification du régime alimentaire : les personnes qui achètent des produits bio consomment davantage de fruits et de légumes, mangent moins de viande et de charcuterie, consomment moins d’alcool et de plats transformés. On constate donc une modification simultanée du degré d’engagement dans la consommation bio et du régime alimentaire. Par conséquent, il est très difficile de poser la question du bio sans poser en même temps celle des régimes alimentaires pour plusieurs raisons. La première raison est économique : quand on balaye ce gradient, le coût de l’alimentation augmente d’environ 15 % entre ceux qui ne consomment aucun produit bio et le quintile formé par ceux qui en consomment le plus. Ainsi, s’engager dans le bio augmente les dépenses alimentaires. Toutefois, si l’on ne tenait compte que de l’effet direct de l’achat de produits bio, cette augmentation serait de 25 %. Le fait que l’on modifie également le régime alimentaire réduit donc le surcoût associé à l’engagement dans la consommation de produits bio.

M. le président Loïc Prud'homme. Êtes-vous en mesure d’intégrer les dépenses de santé dans votre balance coût-bénéfice ?

M. Louis-Georges Soler. Je n’ai envisagé jusqu’à présent que le budget alimentaire. Si on intègre toutes les dimensions sanitaires, nutritionnelles et environnementales, là encore, le bénéfice provient très largement du changement de régime alimentaire. Le coût de la consommation bio peut être apprécié en étudiant l’effet sur l’occupation des sols : comme les rendements sont plus faibles, l’agriculture bio requiert des surfaces plus grandes pour couvrir les besoins de production associés au changement de régime alimentaire. En revanche, la consommation bio diminue l’exposition aux contaminants. Ces différents éléments peuvent être quantifiés physiquement : nous avons donc les moyens de mesurer ce qu’on peut gagner sur le plan environnemental et nutritionnel et ce que cela coûte étant donné les prix actuels. En effet, comme vous le savez, si on augmente la demande publique de bio et la production, les prix seront probablement modifiés. Nous travaillons actuellement à intégrer cette modification des prix.

M. le président Loïc Prud'homme. Nous retrouvons le problème que vous avez mentionné précédemment : l’alimentation est aujourd'hui un marqueur social.

M. Louis-Georges Soler. La variable majeure de la consommation bio est l’éducation.

Mme Monique Axelos. Il n’existe pas de dichotomie entre d’une part, la culture bio, et d’autre part, celle de l’agriculture industrielle. Changer de pratiques alimentaires permettrait d’améliorer notre alimentation, qui comprendrait moins de contaminants, d’intrants et de pesticides, de choisir des produits de meilleure qualité, sans que cela implique d’opposer culture bio ou industrielle. Nous nous efforçons donc d’aller vers cette logique d’agro-écologie, d’améliorer nos pratiques sans que cela signifie nécessairement consommer davantage bio.

M. le président Loïc Prud'homme. Je vais tâcher de regrouper mes questions. Quel critère établir pour définir les aliments ultra-transformés ? La classification NOVA vous paraît-elle pertinente ? N’y a-t-il pas ici encore un paradoxe ? En effet, ces aliments sont microbiologiquement sains et pourtant on a établi que ces aliments posent des problèmes de santé publique.

Par ailleurs, j’ai évoqué dans mon introduction les SDHI présents dans de nombreux fongicides. L’unité TOXALIM travaille-t-elle sur cette question ? A-t-elle été amenée à les évaluer avant leur mise en marché ? Si oui, quelles sont ses conclusions ? Sinon, pourquoi n’avoir pas procédé à cette évaluation ?

M. Didier Dupont. La classification NOVA, proposée par des chercheurs brésiliens, elle a le mérite d’exister, même si elle peut être considérée comme simpliste. Elle distingue quatre grandes classes de produits, les aliments frais ou peu transformés, les ingrédients culinaires qui sont transformés, les aliments transformés et les aliments ultra-transformés, dont la formulation industrielle comporte au moins quatre ingrédients rajoutés. L’INRA travaille à rendre cette classification plus pertinente pour tenir compte notamment des différents procédés de fabrication. Nous conduisons également un certain nombre de recherches afin d’établir comment modifier certains aliments ultra-transformés. Ainsi, les formules infantiles que j’ai évoquées dans mon propos liminaire sont considérées d’après la classification NOVA comme des aliments ultra-transformés. En effet, ces formules sont produites par une série de traitements thermiques qui entraînent une forte dénaturation de l’agrégation des protéines, de sorte que la résistance à la digestion est modifiée — cet effet est très clairement établi. Le processus d’homogénéisation, qui assure la stabilité du produit, n’est pas non plus sans conséquence sur la digestion des lipides. Nous venons de commencer une nouvelle recherche, dans le cadre d’un projet académique financé uniquement par des fonds publics, sans fonds provenant de l’industrie, afin de revoir complètement l'itinéraire technologique, c'est-à-dire le processus de fabrication, pour le rendre beaucoup plus doux afin d’éviter ces phénomènes de dénaturation liés au traitement thermique extensif.

En outre, l’offre alimentaire de la grande distribution est très orientée vers les aliments ultra-transformés. Ainsi, je lisais hier une étude qui montre qu’en Nouvelle-Zélande, 83 % des aliments vendus dans un supermarché appartiennent à la catégorie des produits ultra-transformés. Par conséquent, quelqu’un qui fait ses courses au supermarché ne dispose pas de beaucoup de choix autres que les produits ultra-transformés. Peut-être faut-il donc chercher à rééquilibrer l’offre.

M. Louis-Georges Soler. Effectivement, nos collègues au sein du département « Caractérisation et élaboration des produits issus de l’agriculture » (CEPIA) cherchent à décrire plus précisément ces caractéristiques d’ultra-transformation en essayant de proposer, non seulement une grille a priori, mais aussi une caractérisation des procédés industriels, en tenant compte notamment de leur nombre ou de l’énergie qui est consommée. Ils ont travaillé sur les pizzas industrielles, qui font partie des produits ultra-transformés et ils ont constaté une très grande variabilité dans le nombre — jusqu’à 30 dans une pizza ! — et le type des additifs. Il faut tenir compte de cette variété importante dans l’offre de produits ultra-transformés, et intégrer dans l’analyse la variabilité à l’intérieur d’une famille de produits.

Ensuite, on étudie des données épidémiologiques afin de comprendre les mécanismes qui expliqueraient le lien entre le niveau de la consommation de produits « ultra-transformés » et la santé des consommateurs. Nous ne connaissons pas encore bien ces mécanismes. Est-ce parce que les produits ultra-transformés sont plus salés ou plus gras qu’ils ont un effet sur la santé ? Dans ce cas, étudier l’effet des produits ultra-transformés serait simplement une autre manière d’étudier l’effet de ces composants nutritionnels. Ou bien l’effet des produits ultra-transformés est-il un effet de matrice ? Pour une même quantité de sel, selon la nature de la matrice, qui dépend beaucoup du processus industriel, l’impact sur la santé serait alors différent. Dans ce second cas, ce n’est pas la teneur en sel en tant que telle qui est problématique mais le processus et la structure du produit. Ou bien est-ce l’effet d’autres mécanismes encore ? Ce serait le cas si, par exemple, un produit plus salé comporte plus d’additifs. L’effet viendrait alors non du sucre ou du sel mais de l’additif. C’est un véritable enjeu pour la recherche de bien comprendre les mécanismes par lesquels passe la relation entre produits ultra-transformés et les effets sur la santé.

M. Fabrice Pierre. Je pense effectivement qu’il est indispensable de comprendre les mécanismes pour prévenir les risques établis. Pour cela, il faut associer des approches épidémiologiques qui établissent des corrélations et non des relations de causalité avec des études expérimentales sur des modèles animaux ou cellulaires qui, elles, permettront d’établir des relations de causalité. En effet, pour établir des relations de causalité, il faut intervenir et non pas simplement observer.

Ainsi, l’association systématique entre l’unité de Mathilde Touvier de l’équipe de recherche en épidémiologie nutritionnelle (EREN) et l’unité TOXALIM, et plus particulièrement avec mon équipe, permet de combiner approches épidémiologique et expérimentale.

Par ailleurs, une équipe de TOXALIM a travaillé très récemment sur les SDHI, en collaboration avec l’équipe de chercheurs de l’INSERM et du CNRS que vous avez citée. Pourquoi ne pas nous y être intéressés avant ? Ce produit ne faisait pas l’objet d’alertes particulières, or la question du choix des molécules, des contaminants, des additifs sur lesquels s’investir dans un travail de recherche est vraiment une question importante. Ainsi, dans les projets menés par l’INRA, tels que le projet EuroMix, il est nécessaire de définir qualitativement et quantitativement les molécules auxquelles on est exposées et qui sont les plus associées au risque, ce qui implique de conduire des études ciblées sur une molécule.

Il est désormais nécessaire d’étudier les cocktails de molécules. Là aussi, l’association entre épidémiologie et observations expérimentales est déterminante. Les études d’observation qui analysent les contaminants dans les aliments ou l’exposition de la population permettent de définir les « cocktails » de molécules sur lesquelles il faut s’investir. Au niveau expérimental, nous travaillons donc sur des molécules telles que le SDHI, mais nous développons également une approche plus globale, plus représentative de l’exposition sous forme de mélange de molécules à de faibles doses.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Merci pour cet exposé qui nous montre l’importance de la recherche et l’ampleur des domaines qui sont étudiés à l’INRA. Je souhaiterais vous interroger sur le fond.

Nous avons évoqué les effets sur la santé humaine des SDHI qui empêchent le développement des champignons. Ces fongicides avaient cependant reçu une autorisation de mise sur le marché de l’ANSES. Comment l’expliquer ? Aujourd'hui, nous constatons des effets graves ; or le temps de la recherche est très long. Il sera ainsi très long d’établir les « effets cocktail » que vous évoquiez. Pendant ce temps, doit-on accepter que soient mis en vente des produits qui contiennent jusqu’à 30 additifs, comme ceux que vous évoquiez tout à l’heure ? Nous ne devons plus accepter que des aliments soient à ce point transformés. La recherche ne finira jamais, ce qui en un sens est normal parce qu’il y aura toujours de nouvelles études à conduire. Toutefois il faut tout de même répondre aux alertes sanitaires qui sont actuelles et très fortes.

Il faut intégrer aux études sur l’alimentation les coûts sanitaires, comme le soulignait M. le président. Ces coûts sont très importants, car la santé elle-même a des effets sur d’autres domaines. Ainsi, les personnes obèses sont freinées au travail et dans leur vie quotidienne. Certes, il faut tenir compte des enjeux économiques et de l’industrie, mais il faut également s’interroger sur la qualité de l’alimentation. Or les produits naturels constituent la meilleure des nourritures. Il faut donc tâcher de promouvoir l’alimentation la plus naturelle possible, tout en tenant compte des effets sur environnement, par exemple lorsque l’on procède à une plantation il faut s’assurer que celle-ci ne consommera pas trop d’eau.

Pensez-vous qu’il faut limiter le nombre d’additifs dans les produits mis sur le marché ?

Nous avons reçu hier Mme Karine Jacquemart, la directrice générale de Foodwatch France, et nous sommes revenus avec elle sur la contamination des aliments par les huiles minérales contenues dans les emballages, dont les effets ont été testés en laboratoire. L’ANSES avait rendu un avis et émis des recommandations sur ce sujet. Travaillez-vous sur ces questions à l’INRA ? En Allemagne, un système de précaution a été établi, qui consiste notamment à changer les emballages en carton. Nous avons besoin de vous pour nous dire quelles mesures nous devons prendre pour prévenir cet effet, quelles actions doivent prendre les industriels, d’autant plus que vous connaissez leurs problématiques étant donné que vous travaillez avec eux.

Il est en effet essentiel de connaître les causes des effets « cocktail ». Comment agir dès aujourd'hui pour prévenir les risques ? Que faire ? Quand un médecin prescrit plus de quatre médicaments, on ne sait pas quel est l’effet de cette combinaison, d’autant moins que l’effet de certains médicaments est inhibé par les autres. De même, à quel niveau doit-on estimer qu’un produit contient trop d’additifs ? Quelles doses de sucre, de sel, faut-il ne pas dépasser ? On sait que ce sont des causes majeures de la « malbouffe » et que les conséquences de ce mode d’alimentation sont énormes. Êtes-vous en mesure de nous proposer un curseur ?

M. Fabrice Pierre. Tout d’abord, l’INRA n’évalue ni ne réglemente ; en revanche, il fournit des éléments scientifiques aux agences d’évaluation. Prenons le cas du dioxyde de titane, que je connais bien. Sur la base d’éléments scientifiques suffisamment solides, l’INRA a conduit une étude qui a mis en évidence un nouveau danger. L’INRA fournit les éléments académiques à l’ANSES et à l’European Food Safety Authority (EFSA), et sur cette nouvelle base académique, l’EFSA réévalue l’effet des additifs. Il faut bien comprendre que l’autorisation initiale des additifs fait suite à une évaluation de l’EFSA sur la base d’études technologiques mais aussi toxicologiques fournies par le demandeur. Cette évaluation comprend notamment des études de métabolisme, de géno-toxicité, et de cancérogénicité. Si ces additifs sont autorisés, c’est donc qu’ils ont rempli ce cahier des charges. Toutefois, pour de nombreux éléments, l’autorisation s’est appuyée sur des études menées dans les années 1990, 1980, ou 1970. C’est pourquoi on conduit aujourd'hui une réévaluation de ces additifs au niveau individuel. Peut-être est-ce là que le bât blesse, car on évalue ces additifs au niveau individuel et on ne mesure pas l’effet de leur combinaison.

Il faut effectivement donner des éléments d’aide à la décision publique pour accélérer cette démarche. Certains projets européens, comme le projet EuroMix, visent à proposer des modèles mathématiques afin d’évaluer plus facilement la toxicité de ces mélanges. Le Laboratoire d’étude des résidus et contaminants dans les aliments (LABERCA), à Nantes, travaille ainsi à mieux connaître l’exposition du consommateur pour ensuite, sur la base d’approches in vivo cellulaires et de modèles mathématiques, anticiper l’effet de cette exposition multiple. Toutefois, la recherche actuelle consiste à construire les outils de l’évaluation et à identifier les « cocktails » auxquels nous sommes exposés et non, pour l’instant, à établir les effets de cette exposition.

Il existe un réel décalage entre le temps législatif, le temps médiatique, le temps de l'évaluation et le temps scientifique. Permettez-moi de l’illustrer une nouvelle fois avec l’exemple du dioxyde de titane : il nous a fallu cinq ans de travail pour produire l’évaluation de l’effet d’un seul additif sur une seule pathologie chronique, c'est-à-dire pour établir le risque de cancérogénicité. Le travail que nous menons dans le cadre de ces projets européens est effectivement très long. Nous cherchons notamment à développer des nouveaux outils mathématiques pour modéliser au mieux ces « effets cocktail ».

M. Didier Dupont. Je suis tout à fait d’accord avec vous, madame la rapporteure, pour dire que la recherche prend du temps, d’abord pour identifier les problèmes puis pour trouver une solution. Certains problèmes ont cependant été correctement anticipés. Je vous en donnerai un exemple concernant les additifs. Il y a quatre ou cinq ans, un consortium d'industriels laitiers français est venu nous voir en disant : « Nous utilisons beaucoup d’additifs dans les produits laitiers, tels que des texturants, des stabilisants, des antifongiques. Nous voudrions que vous travailliez sur ce sujet afin de supprimer complètement ces additifs dans les produits laitiers. » Nous avons développé une stratégie scientifique grâce à un financement interrégional des régions Bretagne et Pays-de-la-Loire et nous sommes parvenus à trouver des molécules présentes à l'état naturel dans les produits laitiers qui ont parfois une efficacité supérieure aux additifs. Ainsi, des molécules qui résultent du métabolisme, de bactéries présentes dans les produits laitiers, ont un effet antifongique supérieur aux éléments rajoutés actuellement dans les produits laitiers à cet effet. Nous avons également travaillé sur des assemblages de protéines laitières qui permettent de texturer le produit.

Nos travaux visent à produire une connaissance et nous avons atteint cet objectif. Ensuite, c’est aux industriels de s’emparer de cette connaissance et de la traduire dans des produits. Ils y ont intérêt, parce qu’ils veulent développer un clean label pour ces produits, c'est-à-dire proposer des produits laitiers qui soient uniquement faits à base de molécules laitières. Nous leur avons donné des outils et des solutions, c’est désormais à eux de les appliquer à leurs produits.

M. Fabrice Pierre. On peut également prendre l’exemple de l’interaction entre TOXALIM et la filière charcuterie, pour laquelle se pose le problème des additifs tels que le sel et les nitrites. Nous espérons que le travail que nous menons depuis dix ans sur ces questions aboutira prochainement à la mise en place de nouveaux procédés de fabrication des charcuteries visant à diminuer ou supprimer ces additifs afin de limiter l’impact sur la cancérogenèse colorectale. Nous fournissons donc effectivement des éléments scientifiques aux filières. Certaines filières prennent bien en compte le résultat de nos recherches, mais cette prise en compte dépend des incitations. Il faut les inciter à modifier systématiquement certains produits.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Ces exemples donnent espoir. Et de fait, il ne faut pas être pessimiste ; ce serait la pire des attitudes. La science permet faire tant de belles choses !

Je voudrais revenir sur la question de l’agriculture biologique. Je suis moi-même fille et sœur d’éleveurs – mon frère élève des animaux. J’habite dans l’Yonne, or le nord de l’Yonne est très cultivé ; c’est désolant de voir à quel point les sols sont maltraités ! Le sol n’a plus de consistance, on ne voit plus de vers de terre… Il est dans un état catastrophique. J’ai suivi les travaux de Claude Bourguignon, qui est désespéré qu'on étudie beaucoup moins aujourd'hui la microbiologie des sols. C’est pourquoi il me semble nécessaire d’enseigner dans les lycées agricoles, par exemple, le fait que les sols se sont terriblement appauvris et que la biodiversité est nécessaire pour nourrir la population de manière saine et durable. En outre, dans quelque temps, avec notamment la suppression du glyphosate, il y aura beaucoup moins de produits phytosanitaires, il faut donc trouver une solution alternative assez rapidement.

Mme Monique Axelos. Sans doute la direction « agriculture » pourra-t-elle vous apporter plus de détails que la direction alimentation sur ces questions. En revanche, je puis vous assurer que l’INRA étudie la question des sols et celle des interactions du sol avec la plante à travers les micro-organismes, ce qu’on appelle le phytobiome, le microbiome du sol. En effet, nous avons tout à fait conscience de la nécessité de comprendre ces interactions et ces écosystèmes microbiens pour restaurer la qualité et la diversité des sols. Nous pouvons vous remettre un document sur ces questions.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Il faut que cela soit enseigné !

Mme Monique Axelos. C’est effectivement l’une de nos préoccupations. Nous avons publié des travaux sur ces questions, qui sont à la disposition des enseignants. Nous développons également des instruments pour relier l’enseignement, la recherche et les agriculteurs eux-mêmes, qui travaillent dans des fermes qui appartiennent au réseau de démonstration, d’expérimentation et de production de références sur les systèmes économes en phytosanitaires (DEPHY). Nous nous sommes donc bien emparés de cette question.

M. le président Loïc Prud'homme. Permettez-moi de revenir sur la question de ma collègue concernant les SDHI et les travaux d’évaluation. Monsieur Pierre, vous répondez que le rôle de l’INRA est d’éclairer la décision publique. Il n’y a pas d’ambiguïté sur ce point. Pouvez-vous donc nous éclairer aujourd'hui, puisque la décision publique nous appartient en partie ? Vous avez expliqué que, pour mettre en marché un additif, c’est le demandeur qui établit le dossier qui est examiné ensuite par les organismes d’évaluation. Étant donné votre expertise scientifique, jugez-vous que ce processus est adéquat ? Pensez-vous qu’il faut modifier le processus d’évaluation et d’autorisation de mise sur le marché, au regard des enjeux de plus en plus importants ? Depuis le début de ces auditions, nous constatons que beaucoup d’évaluations sont conduites a posteriori : une fois que l’on a documenté un problème, on se pose la question de remettre en cause l’autorisation de mise sur le marché. Encore une fois, d’après votre expertise scientifique, pensez-vous que ces processus d’évaluation sont institués correctement, que le timing est le bon ?

M. Fabrice Pierre. Effectivement, le problème du timing est important, car il y a un décalage entre le temps nécessaire aux scientifiques pour accumuler de nouvelles données et l’attente du législateur ou des évaluateurs. C’est un réel problème.

Les nouveaux outils pour modéliser la toxicité des additifs, des contaminants ou des perturbateurs endocriniens sont vraiment importants. Une réévaluation systématique des additifs mis en marché avant 2009 a été mise en œuvre par les agences d’évaluation et doit se terminer en 2020. Outre cette réévaluation systématique, toute publication de nouveaux résultats par les établissements publics à caractère scientifique et technologique (EPST) peut conduire à entreprendre une évaluation. C’est ce qui s’est produit dans le cas du dioxyde de titane : une nouvelle publication en janvier 2017 a été à l’origine de la saisine. L’évaluation peut donc être faite à ces deux niveaux, du fait de la réévaluation systématique ou de la publication de nouveaux résultats par les EPST qui donne lieu à la saisine de l’ANSES et de l’EFSA.

Il est certain qu’il faut établir des priorités entre les différentes molécules sur lesquelles on doit travailler. En ce qui concerne le SDHI, nous ne disposons pour l’instant que de données obtenues in vitro : pour établir un nouveau danger potentiel, il faudrait disposer de données in vivo sur des modèles animaux et de données épidémiologiques. En effet, il est important de définir de manière quantitative et qualitative à quoi les consommateurs sont exposés de manière à établir des priorités entre nos travaux pour fournir de nouveaux éléments aux agences d’évaluation. La définition quantitative et qualitative de l’exposome permettra de définir les familles de molécules à étudier en priorité. En effet, comme vous l’avez dit, il existe une infinité de « cocktails » possibles, de sorte que si on adopte une approche non systématique de cet « effet cocktail », on donnera pratiquement un coup d’épée dans l’eau. Il est vraiment nécessaire de définir qualitativement et quantitativement les « cocktails » sur lesquels nous devrons concentrer les recherches.

Nous sommes donc dans une phase de transition : nous passons d’une évaluation molécule par molécule, qui a permis d’évaluer la cancérogénicité de nombreux additifs, à l’évaluation d’« effets cocktail ».

Mme Élisabeth Toutut-Picard. Je tâcherai de poser une question courte et percutante. J’avoue être un peu perplexe quant à la place des scientifiques dans ce dispositif d’évaluation. En effet, je comprends que l’on soit nuancé, que l’on insiste sur la nécessité de développer une méthodologie pour faire la preuve d’une hypothèse. Toutefois, je suis frappée par la variété des positions des scientifiques que nous avons rencontrés. J’ai ainsi entendu un directeur de recherche du CNRS dire que sa hiérarchie avait bloqué une information qu’il avait voulu transmettre au sujet des SDHI. Je m’interroge donc sur l’efficacité des dispositifs d’alerte au sein même du dispositif scientifique. Je suis un peu perplexe sur la place que vous occupez, messieurs, dans la nécessaire mobilisation de l’opinion publique face au danger que présentent tous ces produits chimiques. Dans le domaine du changement climatique, il a fallu la mobilisation forte des scientifiques au sein du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) pour qu’enfin les scientifiques se mettent d’accord et se fassent entendre.

Nous autres, représentants politiques, entendons une chose et son contraire. Nous entendons certains avis très nuancés, d’autres au contraire très engagés. Qu’en est-il du principe de précaution ? Comment comprenez-vous votre travail d’un point de vue éthique, au sein de la société ? N’est-il pas nécessaire qu’à un moment ou à un autre, vous sortiez de votre réserve pour vous imposer davantage face aux lobbyistes et pour soutenir l’action politique ?

M. le président Loïc Prud'homme. Chère collègue, permettez-moi de préciser un point. Je ne pense pas que le professeur Rustin ait affirmé qu’il avait été bloqué par sa hiérarchie.

Mme Élisabeth Toutut-Picard. J’ai eu l’occasion de l’entendre en privé, et il m’a raconté les difficultés qu’il avait rencontrées, et même comment sa hiérarchie l’a « lâché »
– disons le mot.

M. Fabrice Pierre. Il faut se souvenir que les données dont nous disposons sont principalement des données in vitro, et ne pas créer d’anxiété inutile. En effet, il est très difficile de trouver un équilibre entre l’alerte et la déclaration anxiogène. Nous ne sommes pas des lanceurs d’alerte. Le principe de précaution lui-même relève du législateur.

En tant que scientifiques, nous devons rester factuels. Les faits sont constitués par les données scientifiques accumulées. Or, de fait, avec les méthodes d’évaluation actuelles qui reposent largement sur des approches in vivo, lesquelles demandent des expérimentations longues et parfois une exposition d’un an des modèles animaux, le temps d'accumulation des données est malheureusement long. Mais ce temps est nécessaire pour assurer des bases scientifiques solides.

M. le président Loïc Prud'homme. La réponse est presque plus courte que la question ! Permettez-moi donc d’en remettre une couche, si vous me passez l’expression. Je me faisais la même remarque avant que Mme Toutut-Picard pose la question : nous nous interrogeons devant l’écart entre le discours très fort de certains scientifiques que nous avons reçus qui cherchent justement à alerter la population, et le vôtre, qui est plus mesuré, voire un peu policé.

J’entends bien que, dans le domaine scientifique, on s’appuie le plus possible sur des expérimentations solides et sur des faits. Cependant, nous sommes face à un problème lorsque nous constatons l’ensemble des additifs, les pesticides qui sont présents dans notre alimentation. En effet, il est certain que les expériences seront faites in vitro ou sur des modèles animaux : on n’exposera pas une cohorte humaine aux SDHI ou à des pesticides. L’ensemble des faits sur lesquels s’appuie le professeur Rustin nous semble suffisamment solide pour que l’on puisse lancer l’alerte. Le professeur Rustin, par exemple, est sorti de cette réserve qu’évoquait Mme Toutut-Picard, considérant que l’enjeu de santé était suffisamment important pour publier une tribune avec d’autres scientifiques – le fait que cette démarche soit collective accroît la force probante de cette déclaration.

Dans votre réponse très policée et très courte à la question de Mme Toutut-Picard, on sent aussi ce décalage.

M. Fabrice Pierre. C’est aussi une question de moyens – nous pouvons aborder le problème du financement de la recherche si vous le souhaitez. Le financement de la recherche qui repose uniquement sur des appels d’offres pose problème. Ainsi, il n’y a plus d’appel d’offres ciblé sur ces questions, par conséquent il n’est pas toujours évident de trouver des financements. L’Agence nationale de la recherche (ANR) n’est pas la plus prompte à financer ce type de projets qui relèvent de l’évaluation. Reste l’ANSES qui finance effectivement ce type de projets, cependant la hauteur de ces financements n’est pas toujours suffisante pour proposer une réponse globale. Financer ces projets est donc un vrai problème.

Les résultats que nous fournissons sont très clairs, dans le cas du dioxyde de titane et des nanoparticules, pour prendre des exemples que je connais bien. Ces résultats ont permis de soulever un nouveau risque qui a été présenté au niveau scientifique et au niveau médiatique et qui a permis d’avertir concernant un « potentiel nouveau danger » – je reprends là les termes de l’ANSES – associé à cet additif. Il est malheureusement logique que l’ANSES ne conclue pas sur la base d’une seule étude sur un modèle animal à un risque avéré pour l'homme.

Permettez-moi de prendre une image pour illustrer la différence entre le risque et le danger. Il existe un danger de se faire écraser quand on traverse la route, mais le risque est différent si l’on traverse une route départementale dans le Gers ou si on traverse l'autoroute A1 à l’heure de pointe. Aujourd’hui, pour de nombreux additifs, le danger a été avéré mais le risque n'est pas établi. Or le risque dépend de l’exposition et de l’impact sur la santé. Cette évaluation du risque est encore plus longue que la mise en évidence d’un danger – je suis le premier à le déplorer, mais c’est ainsi. La mise en évidence d’un danger est factuelle et peut être établie sur un modèle animal. Dans le cas du dioxyde de titane, elle a tout de même pris trois ans de travail sur la base d'un projet ANSES. Mais la quantification du risque, qui requiert des études épidémiologiques et une évaluation précise de l’exposition de la population générale à cette fraction nanoparticulaire, va demander encore malheureusement beaucoup de temps.

M. le président Loïc Prud'homme. Permettez-moi de réfuter l’analogie avec la départementale du Gers et l’autoroute : dans le cas des additifs, nous sommes d’accord sur le fait que le danger est quasiment avéré…

M. Fabrice Pierre. Mais justement, tout le problème est dans ce « quasiment » ! Tout le problème est de savoir à quel moment on est sûr que ce danger est avéré pour l’homme. Pour l’instant, nous avons une donnée solide – c’est moi qui ai publié ces résultats dans une très bonne revue ; je peux donc vous en parler très clairement –, mais il s’agit d’une expérimentation sur un modèle animal.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Nous en revenons au curseur que j’évoquais tout à l’heure. Je voudrais savoir à quel moment vous pouvez sortir du bois et dévoiler un risque.

Mme Élisabeth Toutut-Picard. La question est aussi de savoir quelle est l’instance décisionnaire qui affirme que l’on passe d’un simple risque à un véritable danger. Le cas du SDHI, par exemple, fait apparaître toute une nouvelle catégorie de perturbateurs métaboliques, et non endocriniens. C’est donc un nouvel ensemble de risques qui apparaît. Qui va prendre la décision de faire des recherches dans ce domaine et qui va distribuer l’argent en fonction de priorités sanitaires ?

M. Fabrice Pierre. Comme cela a été dit, le système actuel d’évaluation est basé sur des conclusions de l’ANSES et de l’EFSA. C’est à nous de fournir des éléments académiques aux agences d’évaluation, comme nous le faisons effectivement. Permettez-moi de le répéter : nous devons établir des priorités dans nos investissements. En effet, ni nos forces ni nos moyens ne sont illimités. Nous devons donc définir quelles sont les familles de molécules les plus importantes à étudier. Les études actuelles de l’exposome sont très utiles pour avancer dans cette direction.

Il est vrai que l’évaluation est actuellement conduite par des agences nationales ou, dans le cas de l’EFSA, européenne, et que ce sont elles qui concluent de manière définitive.

M. le président Loïc Prud'homme. Permettez-moi de revenir sur la distinction entre danger avéré et risque. Dans cette affaire, nous sommes toujours les perdants ! Le principe de précaution est assez peu appliqué aujourd'hui. Il me semble que la procédure dans le domaine de l’alimentation est l’inverse de celle qui existe dans l’industrie pharmaceutique. En effet, dans le domaine pharmaceutique, on s’assure du bénéfice du médicament pour la santé avant la mise en marché. En revanche, dans le domaine de l’alimentation, on est toujours en retard par rapport à la mise en marché.

M. Fabrice Pierre. Peut-être n’ai-je pas été clair, mais non, le processus n’est pas inverse. Avant la mise sur le marché, le demandeur doit fournir des études métaboliques, des études de génotoxicité, de reprotoxicité et de cancérogénicité. Ce dossier existe donc avant la mise en marché et il est avéré. Toutefois, pour beaucoup de molécules, ces données remontent aux années 1970 à 1990 ; or à cette époque, certains phénomènes comme la fraction nanoparticulaire – pour reprendre un cas que je connais bien – n’étaient pas du tout connus ; c’est pour cela que l’on procède à une réévaluation. Donc ces dossiers existent, mais les outils utilisés pour fournir ces données n’étaient pas les mêmes.

Encore une fois, il est indispensable d’établir des priorités en ce qui concerne les familles de molécules à étudier, parce que les combinaisons sont infinies ! Il faut également perfectionner les modèles mathématiques pour améliorer les prédictions. On ne pourra pas répondre avec un coup de baguette magique à vos attentes ! Il faut donc choisir où l’on investit, sur la base d’études qui permettent de mieux comprendre l’exposome. Il est vrai que l’INRA a également pour objectif de proposer de nouveaux outils et de nouvelles approches pour l’évaluation qui ne soient pas basées seulement sur l’in vivo pour répondre au plus vite et au mieux aux nouveaux risques. Cependant cette démarche est en cours d’élaboration.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Pourriez-vous préciser qui demande ces analyses ?

M. Fabrice Pierre. Ce peut être le producteur de l’additif ou un utilisateur.

Mme Élisabeth Toutut-Picard. Qui est l’utilisateur ?

M. Fabrice Pierre. Il peut s’agir d’un industriel qui va l’utiliser dans son processus de fabrication. Ensuite, sur la base du document fourni sur les études de métabolisme, de cancérogénicité et de reprotoxicité, l’EFSA calcule une dose journalière admissible (DJA). Si cette DJA est dépassée, étant donné les niveaux de consommation attendus, le produit ne sera pas autorisé ; en revanche, si la DJA n’est pas dépassée, le produit peut être autorisé. Mais cela ne relève pas du tout de l’INRA mais des agences d’évaluation.

M. le président Loïc Prud'homme. Nous avons besoin d’éclaircissements. J’essaie de faire le béotien. Le demandeur qui constitue son dossier d’autorisation de mise en marché procède-t-il à une recherche bibliographique sur son produit, en s’appuyant sur les observateurs publics et indépendants qui ont procédé à des études qui permettent de conclure à une innocuité du produit, ou ces demandeurs produisent-ils eux-mêmes des études « scientifiques » pour étayer l’innocuité de la molécule, de l’additif ou du pesticide qu’ils veulent mettre sur le marché ?

M. Fabrice Pierre. Si vous vous concentrez sur ces questions, il est nécessaire de vous tourner vers les agences d’évaluation nationale et européenne, c'est-à-dire l’ANSES et l’EFSA, qui vous répondront beaucoup plus précisément que moi, car ce n’est pas mon métier.

Nous devons effectivement fournir des résultats d’études. Permettez-moi de prendre une nouvelle fois l’exemple du dioxyde de titane. Nous avons établi les effets sur le risque de cancer du dioxyde de titane à des doses très fortes, sur des modèles animaux. Le dossier a été établi sur la base d’une étude des années 1970 qui est toujours disponible. Mais dans le cas du dioxyde de titane, les modes de production et les modèles d’évaluation de l’impact sur la santé ont changé depuis. On est aujourd'hui en mesure de constater que la fraction nanoparticulaire est supérieure aux normes, d’où la nécessité d’une réévaluation. Une évaluation a donc été conduite dans les années 1970, sur la base de doses supérieures à 1 000 milligrammes par kilo de poids corporel – je donne ce chiffre de mémoire –, et cette évaluation n’avait pas constaté d’effet sur le modèle animal utilisé à cette époque-là.

Mme Élisabeth Toutut-Picard. À vous écouter, j’ai l’impression d’une partie de cache-cache engagée entre les chercheurs, les instituts de contrôle et de surveillance et les industriels, dans laquelle la force publique a toujours énormément de retard et passe son temps à essayer de le rattraper. Vous parlez de données de 1970… Cela m'effraie, car nous sommes en 2018 et certaines problématiques s'imposent à nous, ici et maintenant.

Ensuite, vous vous référez tout le temps à l’EFSA. J’ai eu l’occasion de rencontrer des membres de l’EFSA puisque j’ai fait partie d’une délégation qui accompagnait la secrétaire d’État Brune Poirson lorsqu’elle s’est rendue à Parme pour les rencontrer. Je leur ai posé cette question des outils ; j’ai demandé depuis combien d’années la dose journalière admissible d’exposition à des produits toxiques (DJA) n’avait pas évolué. En outre, la DJA est la même pour un bébé, un vieillard, un individu en bonne santé ou une personne malade.

Le flottement actuel du référentiel scientifique est extrêmement inquiétant. Quand on s’adresse à des agences ou à des chercheurs comme vous, on nous renvoie toujours vers des espèces de vigies que sont l’EFSA ou l’ANSES, et quand on gratte un peu, on se rend compte qu’elles sont dépassées par les événements. C’est l’impression que m’a fait l’EFSA, par exemple, qui se raccroche aux DJA, alors que ses outils n’évoluent pas – peut-être par manque de financement et par manque de volonté politique de mettre de l’argent là où il faudrait qu’il soit. Il n’en reste pas moins que ce que vous nous dites est assez inquiétant. Ce n’est pas une attaque contre vous personnellement, c’est le système lui-même qui est inquiétant, car on ne voit pas à quel endroit se situent les outils ou les offices de protection de la population. Il n’y a pas une instance qui ait un regard sur tout le panel des données scientifiques et qui oblige à une réactualisation, qui se situe à l’avant-garde et non pas toujours à la traîne de la connaissance scientifique.

M. Didier Dupont. Je ne travaille pas du tout sur les aspects toxicologiques ou sur les contaminants, aussi je ne suis pas bien placé pour vous en parler. Mais je voudrais apporter quelques précisions sur les relations entre l’EFSA, par exemple, et les organismes de recherche publique comme l’INRA. L’EFSA anticipe certains problèmes potentiels, par exemple du fait de l’arrivée sur le marché de nouvelles protéines issues d’organismes génétiquement modifiés (OGM). Dans ce cas, l’EFSA a clairement identifié le problème et cherche désormais des solutions. Dernièrement, ils ont mandaté une des équipes de l’INRA et des équipes d’autres instituts européens pour travailler sur des outils de prédiction du risque allergique de ces nouvelles protéines. Nous ne sommes pas allés les chercher, c’est eux qui ont formulé ce besoin de disposer d’une palette d’outils pour évaluer ces protéines qui seront mises en marché dans quelques années. Il existe donc des relations étroites entre ces différentes institutions et, dans le domaine que je connais en tout cas, l’EFSA est très au courant de ce qui se passe et de ce qui risque d’arriver sur le marché alimentaire.

Mme Élisabeth Toutut-Picard. Effectivement, l’EFSA commence un peu à bouger depuis que leur budget a été menacé, ce qui les a secoués !

M. Fabrice Pierre. Pour être clair, j’adorerais vous répondre favorablement.

Mme Élisabeth Toutut-Picard. Êtes-vous d’accord sur le diagnostic ?

M. Fabrice Pierre. Oui, pour l’instant, nous ne sommes effectivement pas capables d’établir la toxicité de l’ensemble des mélanges auxquels nous sommes exposés. Certains mélanges sont étudiés sur la base, encore une fois, d’une définition qualitative et quantitative précise des molécules auxquelles nous sommes exposés. Or parfois ces mélanges ont des effets supra-additifs, c'est-à-dire supérieurs à l'addition de l’effet de chacune des molécules ou parfois ils ont des effets infra-additifs. Par conséquent, la question n'est pas aussi simple que cela ! Nous ne pouvons pas dire que tous les additifs ont des effets délétères ou que tous les « cocktails » ont des effets délétères. En fonction des moyens que nous avons à notre disposition et du système d'évaluation actuel, nous fournissons le maximum d'informations scientifiques pour que l'évaluation soit la plus précise possible. Il n’en reste pas moins que le temps scientifique peut paraître long.

M. Pierre Vatin. Je souhaiterais que vous apportiez une précision. Vous évoquiez les « demandeurs », j’imagine que ce sont des industriels qui élaborent de nouveaux produits ou de nouveaux additifs. La pizza aux 30 additifs que nous évoquions tout à l'heure est sur le marché, nous pouvons tous en manger. Ainsi, si le fabricant ne demande rien, on se base toujours sur des analyses anciennes, il n’y a pas d'obligation de réévaluation, compte tenu du caractère périmé des analyses qui étaient très bien autrefois mais qui sont aujourd'hui totalement dépassées.

M. Fabrice Pierre. Comme je l’ai dit, la réévaluation est en cours et sera terminée en 2020. Tous les additifs qui sont autorisés auront donc été réévalués. Prenons un exemple dans un domaine que je connais bien, la relation entre l’alimentation dans sa globalité – et non pas uniquement les additifs – et le cancer. Les évaluations sont conduites notamment par le Fonds mondial de recherche contre le cancer (WCRF) qui réévalue systématiquement l’ensemble des associations entre alimentation et cancer. Ce sont des évaluations qui ont commencé en 1997 ; des réévaluations ont eu lieu en 2007, en 2010, en 2011, et récemment, en 2017. Peut-être cette réévaluation de l’impact de notre alimentation sur les maladies chroniques n’est-elle pas assez visible pour que vous la connaissiez, mais elle a bien lieu. Elle est systématique et établie sur la base de la littérature scientifique car effectivement, elle ne peut se faire que sur la base des données scientifiques que nous fournissons. En ce qui concerne la relation entre alimentation et cancer, peut-être les médias et les législateurs découvrent-ils le risque lié à la consommation de produits carnés, mais les scientifiques ont alerté de ce risque dès 1997. Ce risque a été confirmé en 2007 et en 2011 et il est pris en compte par l’OMS depuis 2015.

M. Pierre Vatin. Certes, mais l’OMS n’est pas la France ! Les produits qui entrent sur le territoire avec les autorisations de mise sur le marché classiques sont-ils soumis également à vos analyses ? Ainsi, étant donné les accords commerciaux internationaux, certains produits arriveront sur le territoire français après avoir subi un contrôle lors de leur sortie du pays exportateur mais pas au moment de leur entrée sur notre territoire. Dans quelle mesure est-on protégé contre des additifs, quels qu'ils soient, qu'on n'aurait pas eu à analyser et pour lesquels il y a déjà des autorisations de mise sur le marché ?

M. Fabrice Pierre. Je vous ai invités tout à l’heure à vous tourner vers l’ANSES et l’EFSA ; cette fois-ci, je vous invite à vous tourner vers la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) qui est chargée de procéder à ces contrôles.

Nous pouvons toutefois affirmer que l’évaluation et l’autorisation des additifs sont faites pour l’instant molécule par molécule. Ainsi, dans une pizza qui contient plusieurs additifs, chacun d’entre eux est autorisé sur la base d’une évaluation, mais l’« effet cocktail » n’est pas pris en compte dans l’évaluation actuelle. Néanmoins, nous nous investissons dans cette étude.

M. le président Loïc Prud'homme. Revenons sur la question des moyens. Comme vous l’avez dit, l’ANR ne s’intéresse pas particulièrement à ces sujets. Sur les thèmes sur lesquels elle investit, les taux de réussite sont d’environ 10 %. Les financements de l’ANSES ne sont pas non plus pléthoriques. Nous sommes conscients de la nécessité que les évaluations soient mises en œuvre rapidement. Les moyens dont vous disposez, notamment au niveau du département alimentation et bioéconomie, vous semblent-ils suffisants pour faire votre travail dans des conditions correctes ?

M. Fabrice Pierre. Permettez-moi de faire une réponse courte et indépendante de l’institut pour lequel je travaille. La réponse est claire : non, les moyens ne sont pas suffisants. Je suis également expert pour l’Institut thématique multi-organisme cancer (ITMO Cancer) et, dans ce cadre, nous sommes en train de rédiger un texte sur le malaise des chercheurs. Il ne faut pas négliger que le fait de répondre systématiquement à des appels d’offres avec un taux de réussite très faible, en particulier pour les jeunes recrutés, est très déstructurant. Le fait de se trouver entre le marteau et l’enclume, entre les agences d’évaluation, le législateur et les médias, comme on le voit aujourd'hui, n’est pas évident non plus. Il est de fait que la situation actuelle qui exige que nous nous transformions de chercheurs en chercheurs de financement n’est pas satisfaisante et qu’elle ne permet pas de répondre le plus rapidement possible à ces questions qui sont déterminantes – nous sommes les premiers à nous en préoccuper.

Je pense donc qu’il y a effectivement une réflexion à poursuivre sur le rééquilibrage entre la subvention d'État et la situation où tous les financements reposent sur des appels d'offres, afin d’établir des priorités. Sur ce type de questions, l'ANR a développé par le passé des programmes centrés sur l'alimentation, les programmes nationaux de recherche en alimentation et nutrition humaine (PNRA) à la création de l'ANR, puis le programme « alimentation et industries alimentaires » (ALIA). Mais aujourd'hui ce type de programmation ciblée n'existe plus. Je pense qu’un retour à ce type de programmation ciblée des financements pourrait contribuer à répondre aux enjeux actuels.

Mme Monique Axelos. Je partage également ces préoccupations, pour être chercheur moi-même. Au niveau européen, le neuvième Programme-cadre pour la recherche et le développement technologique (PCRD) est en train d’être construit. Nous sommes actuellement dans une logique de lobbying pour introduire le mot « alimentation » qui n’apparaissait même pas dans les premiers brouillons que nous avons reçus de ce programme. Ces brouillons comprenaient une partie santé, une autre sur le climat, sur la nature et sur l’environnement, et par conséquent l’alimentation était dispersée entre ces différentes parties, ce qui conduit à perdre de vue son importance. On a réussi à reprendre la rédaction avec la Commission européenne et l’ensemble des chercheurs pour constituer l’alimentation comme une catégorie à part entière. Nous nous efforçons notamment de faire réapparaître la sécurité sanitaire qui avait complètement disparu des deux derniers programmes-cadre. Si ces notions n’apparaissent pas, nous ne parvenons plus à obtenir des fonds sur ces thématiques. L’institution s’efforce donc bien de faire réémerger ces thèmes de recherche.

Mme Élisabeth Toutut-Picard. Dans le cadre du plan national santé environnement (PNSE), il y a bien des thématiques qui pourraient vous aider à vous faire entendre et à obtenir des financements. En outre, il est décliné en plans régionaux. Ne serait-ce pas une solution pour vous intégrer à une démarche nationale portée en l’occurrence par le ministère de la Santé et pour décrocher des financements ?

M. Fabrice Pierre. Il se trouve que je fais partie du groupe de réflexion pour définir le périmètre du prochain PNSE 4. C’est bien l’enjeu des réflexions que nous développerons notamment lors d’une réunion qui aura lieu les 13 et 14 juin pour exposer le périmètre que nous proposons pour le PNSE 4. L’alimentation fait assurément partie de ce périmètre.

Mme Élisabeth Toutut-Picard. Est-il envisagé d'intégrer cette nouvelle catégorie de dangers que constituent les perturbateurs métaboliques ?

M. Fabrice Pierre. Certes, il est normal de se centrer sur un type de molécule quand il a fait l’objet d’une actualité récente. Toutefois, ces perturbations métaboliques par des contaminants chimiques ou par des résidus de pesticides sont bien connus et ne constituent pas une spécificité des SDHI. De nouvelles données sur les mélanges de pesticides présents dans la consommation humaine et les perturbations métaboliques paraîtront prochainement dans la revue Environmental Health Perspectives (EHP). Les équipes de l’INRA travaillent donc effectivement sur ces sujets, en particulier sur le syndrome métabolique, sur les risques d’obésité et de diabète qui y sont associés.

Je suis désolé d'être un peu gris dans mes conclusions, mais je suis obligé de me limiter à la portée des conclusions des études publiées sur l'effet métabolique de ces pesticides à la dose équivalente à la DJA. Je suis désolé d'insister sur ce point mais, en tant que scientifiques, nous devons être factuels. La portée des conclusions de notre travail dépend des modèles que nous utilisons. Ainsi, lorsque je travaille sur un modèle animal au stade précoce de la carcinogenèse colorectale, je ne peux pas établir de conclusion quant à l'effet un stade terminal de la pathologie et je ne peux pas extrapoler directement à l'homme. C'est effectivement frustrant, mais la rigueur scientifique impose ce langage, qui est peut-être un peu gris mais qui est factuel.

M. le président Loïc Prud'homme. Nous approchons du terme de cette audition. Nous avons eu des discussions intéressantes qui nous ont amenés à nous concentrer sur quelques sujets, et par conséquent nous n’avons pas pu en examiner beaucoup d’autres. Si vous avez quelques éléments que vous souhaitez porter à notre connaissance et que nous n’avons pas eu le temps d’aborder, du fait du large spectre des discussions que nous avons eues ce matin, je vous propose de prendre quelques minutes pour le faire.

M. Louis-Georges Soler. Je veux bien répondre à une question que vous n'avez pas posée. Étant donné que la thématique générale est l'alimentation industrielle, j’imaginais que nous parlerions davantage de la qualité nutritionnelle de celle-ci et de son évolution. Je voudrais donc vous exposer quelques résultats observés par l’OQALI créé il y a une dizaine d’années pour observer l’évolution des caractères de ces produits. Tout un travail a été mené en partenariat avec l’ANSES pour mesurer la dynamique de l’évolution de la teneur en sel, en sucre, en matières grasses, en acides gras saturés de l’offre alimentaire. Essayons de résumer en quelques mots les observations réalisées au cours des sept dernières années. Permettez-moi d’apporter d’abord une précision : dans le domaine des scénarios, de la modélisation et de la simulation, de nombreuses publications établissent que les gains potentiels, en termes d’exposition au sucre ou au sel, par exemple, qui pourraient être permis par la reformulation des produits alimentaires, c'est-à-dire par l’action sur l’offre alimentaire, sont significatifs. Autrement dit, l’action sur l’offre alimentaire pourrait avoir des effets significatifs sur la consommation de sel, de sucre ou autre des consommateurs finaux et donc engendrer potentiellement des gains en termes de santé. Les gains que l’on pourrait obtenir en agissant sur l’offre sont peut-être plus forts que ce qu'on peut obtenir par une modification réaliste à court terme des comportements de consommation. Dans le domaine de l’alimentation, il y a donc bien un enjeu véritable du côté de l’offre.

Depuis une dizaine d’années maintenant, des dispositifs ont été mis en place, comme les chartes d’engagements volontaires de progrès nutritionnel, les chartes PNNS, ou les chartes PNA. Il y a donc eu des essais pour essayer d’inciter l’industrie, de manière générale, à reformuler les produits et donc à réduire les teneurs en sel ou en sucre.

Où en sommes-nous aujourd'hui ? Prenons un peu de recul sur les sept dernières années. Le bilan est contrasté. Si on observe l’ensemble des familles de produits que l’on caractérise comme alimentation industrielle transformée, dans environ 20 % de ces familles
– je vous donne ce chiffre à la louche –, on note des variations significatives de la teneur moyenne en sel, en acides gras saturés, et éventuellement en sucre. Certaines de ces variations sont même très significatives : ainsi, dans les chips qui sont sur le marché, on observe une réduction de plus de 60 % de la teneur en acides gras saturés, liée au fait que les industriels ont remplacé l’huile de palme par d’autres huiles qui en contiennent moins, et une réduction de la teneur en sel de l’ordre de 10 % à 15 %. Les autres évolutions n’atteignent sans doute pas cette ampleur, mais on constate tout de même des réductions significatives de la teneur en sel de la charcuterie ou d’autres catégories de produits. On observe donc des changements pour certaines marques, certaines familles de produits ou certains secteurs industriels.

Je pense que les démarches qui ont été mises en place à travers les chartes, par exemple, ont créé un contexte qui s’est révélé être relativement incitatif, même si on peut regretter, par exemple, le fait qu’on ne constate de changements que pour 20 % des familles de produits.

L’enjeu aujourd’hui, selon moi, est justement de trouver comment généraliser ce processus. En effet, l’impact au niveau des consommateurs finaux de ces variations de la teneur en sel, par exemple, reste très faible. Ainsi, nous avons estimé avec des collègues de l’ANSES que les modifications de reformulation observées se traduisent par une réduction de moins de 1 % de la consommation en sel des consommateurs finaux. Le bilan est donc contrasté, car on observe bien des évolutions mais l’impact sur les consommateurs reste faible. L’enjeu majeur de l’action publique des prochaines années est donc bien de trouver comment généraliser cette dynamique de manière à avoir un effet plus fort sur la santé des consommateurs.

M. le président Loïc Prud'homme. Merci d’avoir abordé la question que nous n’avions pas posée. Consacrons-y les quelques minutes qui nous restent. Hier, la directrice générale de Foodwatch France affirmait que si nous n’imposons pas un cadre réglementaire contraignant, l’industrie ne prendra pas l’initiative de réduire la teneur en sel, en acides gras saturés, sauf si la demande est assez forte. Vous dites que l’on constate un changement pour 20 % environ des familles de produits et vous demandez comment généraliser ces changements. Pensez-vous qu’une contrainte réglementaire permettrait une telle généralisation ? Comment la mettre en place ? J’imagine que la variabilité de la teneur en sel, en acides gras, en sucre, est très grande selon les familles de produits, pour des motifs divers, dans certains cas en raison du processus industriel et dans d’autres pour le goût — il faut tenir compte de l’hédonisme que vous évoquiez tout à l’heure. Comment faire alors pour instituer un cadre général ?

M. Louis-Georges Soler. C’est en effet la question centrale : quels outils peuvent permettre d’accompagner le processus ? Il en existe plusieurs. Le Nutri-Score participe d’une telle démarche et constitue un premier levier. Son objectif est en effet de proposer un support permettant de créer des incitations à la reformulation. Comme je vous l’ai dit, l’OQALI sera en charge du suivi du Nutri-Score. Il faudra en effet en mesurer l’impact. Combien d’industriels l’utiliseront ? Permettra-t-il de créer une dynamique d’amélioration de la qualité des produits ?

Un deuxième levier est constitué par les taxes nutritionnelles, c'est-à-dire des taxes qui sont liées à la teneur de certains aliments en sucre, par exemple, comme une taxe sur les sodas. De telles taxes pourraient affecter les arbitrages en termes de qualité des produits ; à ce stade, nous n’en sommes pas totalement sûrs : les études actuelles nous permettent de dire quel serait l’effet de telles taxes sur les quantités consommées et sur les prix, mais pas encore de comprendre comment elles modifieraient les arbitrages de l’industrie en ce qui concerne les types de produits et leurs caractéristiques. Ces travaux sont en cours.

Le troisième levier consiste dans l’action directe sur l’offre, soit par le biais de chartes, de négociations entre les pouvoirs publics et les entreprises, comme celles qui ont eu lieu au Royaume-Uni, qui se sont avérées assez efficaces en ce qui concerne la teneur en sel des aliments, ou comme celles qui sont en cours aux Pays-Bas.

Enfin, il y a la réglementation qui consiste à établir des standards. Ainsi, le Danemark a mis en place il y a quelques années un standard, à savoir une teneur maximum en acides gras saturés pour une série de produits. Cependant, comme vous l’avez remarqué, il est difficile de définir un standard étant donné la très forte hétérogénéité des catégories. On peut envisager un standard un seul nutriment qui est en jeu dans un produit et que ce nutriment n’a pas d’interaction, y compris d’un point de vue technologique, avec d’autres composants du produit. En revanche, dans des familles de produits dans lesquelles tous les nutriments sont en interaction, si on réduit le sucre et que cela augmente les coûts, ou que pour maintenir les propriétés du produit il faut augmenter la matière grasse, le gain n’est pas assuré, et par conséquent il est compliqué de mettre en place des standards. En effet, les pouvoirs publics ne sont pas très à l’aise pour définir des standards dès lors qu’existent des contraintes technologiques complexes. Ainsi, pour répondre à votre question, les standards peuvent être efficaces et pertinents quand existe une variable simple qui permet de définir le niveau de qualité du produit. En revanche, lorsque les variables sont complexes, il faudrait plutôt privilégier d’autres leviers d’action. Il est certain que les démarches qui reposent sur ce que l’on appelle des « accords volontaires », qui sont en fait des négociations instituées par les pouvoirs publics avec l’industrie, lorsqu’elles fonctionnent, sont ce qu’il y a de mieux pour tout le monde, car elles sont moins coûteuses pour chacun. Reste à savoir comment les faire marcher.

Je terminerai en affirmant qu’une certaine constance des politiques publiques est nécessaire pour améliorer l’alimentation. En effet, il est difficile de modifier les qualités nutritionnelles des produits parce car il existe des rigidités partout : dans les comportements des consommateurs, plus fortement encore dans le comportement des entreprises parce qu’elles sont liées par de multiples contrats. Les études de l’évolution des politiques nutritionnelles montrent que chaque levier d’action pris individuellement a un effet faible. Par conséquent, on ne peut progresser que si on combine les outils ; il faut donc jouer un peu sur l’offre, un peu sur la demande. Mais surtout, il faut inscrire ces outils dans la durée, d’où la nécessité d’une constance des politiques publiques. Il ne faut pas changer de direction dès lors que l’on s’aperçoit un peu trop vite que l’on ne constate pas de modifications suffisantes.

M. Fabrice Pierre. Permettez-moi de revenir une dernière fois sur l’exemple de la filière charcuterie. Sur la base de données sur le lien entre la consommation de charcuterie et le cancer colorectal, nous travaillons depuis dix ans pour établir plusieurs stratégies qui permettraient de limiter le risque. Que manger en même temps que les charcuteries ? Comment élever les animaux ? Comment produire ces charcuteries ? Sur la base de ces différentes stratégies, afin qu’elles aient un impact sur l'ensemble de la population, on a défini des collaborations avec la filière pour modifier les produits sur le marché, établir de nouvelles recommandations et modifier les filières de production et d’élevage des animaux. On peut donc aussi envisager des démarches actives des filières, sur la base des résultats scientifiques, pour limiter les risques de maladies chroniques associés à la consommation d’un produit.

M. le président Loïc Prud'homme. Nous arrivons au terme de cette audition. Nous retiendrons, en guise de conclusion, votre appel à la constance des politiques publiques. Que cela inspire notre action pour les quatre années à venir. Mesdames et messieurs, nous vous souhaitons un bon retour dans vos unités et vous remercions pour votre contribution.

La séance est levée à onze heures vingt.

 

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7.    Audition, ouverte à la presse, de M. François Mariotti, professeur à AgroParisTech, président du comité d’experts spécialisés « nutrition humaine » de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES)

(Séance du jeudi 31 mai 2018)

La séance est ouverte à onze heures vingt-cinq.

M. le président Loïc Prud’homme. Nous recevons M. François Mariotti, que je remercie d’être venu nous rejoindre. Depuis plus de vingt ans, vous vous intéressez, monsieur, aux questions relatives aux protéines végétales et animales dans le contexte des transitions alimentaires. En faisant appel à de nombreux spécialistes à travers le monde, vous avez publié l’an dernier une analyse scientifique complète concernant les impacts potentiels sur la santé des régimes végétariens et plus généralement des régimes d’alimentation à base de plantes.

Vous animez également une équipe de chercheurs qui étudient les relations entre l’ingestion de protéines et le risque cardio-métabolique dans une unité mixte de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) et d’AgroParisTech. Depuis 2012, vous présidez aussi le comité des experts spécialisé (CES) « Nutrition humaine » de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES). Vous préciserez les missions dévolues à ce comité et son rôle dans le suivi opérationnel du dispositif national de nutrivigilance.

L’évolution des comportements alimentaires intéresse particulièrement la commission d’enquête ; vous nous direz si elle s’accélère dans les pays développés et dans les pays en développement. Nous souhaitons aussi connaître votre appréciation sur l’impact environnemental des différents modèles alimentaires. Il nous importe également que vous nous apportiez des éléments de réflexion susceptibles de donner lieu aux évolutions réglementaires qui vous paraîtraient nécessaires sinon urgentes – car si le Programme national nutrition santé (PNNS) détermine de grandes orientations et décline des cibles prioritaires, le public, qui fait face à un foisonnement d’informations souvent contradictoires mais toujours sous la domination du marketing et de la publicité, semble en quête de repères pour ses choix alimentaires.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes entendues par une commission d’enquête sont tenues de prêter serment.

(M. François Mariotti prête serment.)

M. François Mariotti, professeur à AgroTechParis (UFR de biologie et nutrition humaine), président du comité d’experts spécialisé « Nutrition humaine » auprès de l’ANSES. Je souhaite en préambule rappeler ce qu’est la notion fondamentale de qualité nutritionnelle et comment on peut l’appréhender au regard des pathologies chroniques qui intéressent votre commission et vous montrer ainsi la complexité de la chose, avant de dire ce que l’on peut penser de la qualité nutritionnelle de l’offre alimentaire actuelle et de son évolution récente ou en cours.

Dans le terme « qualité nutritionnelle », l’adjectif se rapporte à la nutrition et non aux nutriments. La distinction a son importance parce que la nutrition, c’est plus que les nutriments : c’est la science qui s’intéresse aux relations entre l’alimentation et la santé. Ce qui complique la chose, c’est que l’étude doit se faire à plusieurs niveaux. Les régimes forment l’échelle la plus globale, puis viennent les grands groupes d’aliments consommés
– fruits et légumes par exemple – puis des sous-groupes, les aliments eux-mêmes et ensuite les nutriments et les autres substances apportés par ces aliments et cette alimentation.

On met souvent l’accent sur l’échelle des nutriments, mais il est fondamental de savoir que ce que l’on connaît le mieux, on le connaît à l’échelle des régimes. Ce qui est connu, en nutrition, avec le plus haut niveau de preuve, ce sont les effets favorables du régime méditerranéen sur la santé : on a des données d’observations épidémiologiques et des données d’intervention sur les populations et l’on sait que ce régime réduit l’occurrence des pathologies chroniques qui vous intéressent. On a aussi un niveau de preuve très élevé sur des régimes que l’on qualifie épidémiologiquement de « prudents » ou d’« optimisés », tels les régimes produits dans le cadre de la révision des repères du PNNS sous l’égide du comité d’experts spécialisé que je préside. On a aussi un assez bon niveau de preuve sur les groupes d’aliments – les fruits et légumes, les noix et les fruits à coque, les légumineuses.

Pour les nutriments, le niveau de preuves est le plus souvent plus faible, et il est aussi beaucoup plus difficile de le mettre en perspective. Je pourrai vous parler longtemps des vertus comparées de l’acide myristique, de l’acide palmitique et de l’acide alphalinoleïque, mais si on en sait un peu, on a moins de certitudes et, surtout, on constate que tout dépend de ce par quoi ces nutriments sont apportés, des autres substances avec lesquelles ils sont apportés, et de la manière dont ils s’intègrent dans un régime général.

En résumé, il est difficile d’évaluer la qualité nutritionnelle – dans le sens des relations entre l’alimentation et de la santé – d’aliments ou d’une série d’aliments pris isolément, sur la base de leurs caractéristiques intrinsèques. Je peux dire si tels aliments me semblent plutôt bons ou plutôt moins bons pour la santé, mais ces indices sont parcellaires et la véritable qualité nutritionnelle ne doit pas être envisagée de la sorte.

Un aliment qui a une bonne qualité nutritionnelle est un aliment dont la consommation a un effet bénéfique sur la qualité du régime des individus et des populations. Cela signifie que pour cerner la qualité d’un aliment, il faut le projeter en régime et y définir sa place.

Si l’on compare l’huile d’olive et le ketchup, certains indices agrégés d’évaluation de la qualité nutritionnelle montreront que ce sont deux aliments de médiocre qualité nutritionnelle. C’est le cas, mais cela ne peut satisfaire le nutritionniste, parce qu’il se trouve que l’huile d’olive a une inscription dans le régime méditerranéen dont on sait les bénéfices, et parce que l’on sait aussi – au plus haut niveau de preuve, ce qui commence à être assez convaincant – qu’il existe des relations épidémiologiques favorables entre la consommation d’huile d’olive et la santé, alors que le ketchup est un aliment de junk food intégré dans des régimes occidentaux avec de mauvais profils globaux. Il faut donc avoir à l’esprit l’usage qui est fait d’un aliment, à la place de quoi on le consomme et comment il s’intègre dans un régime global. Mais on peut néanmoins descendre au niveau des nutriments pour analyser si la consommation de cet aliment contribue à l’apport de nutriments indispensables, et donc à couvrir un besoin indispensable, également favorable à la santé ou si, au contraire, cette consommation contribue à l’apport de substances en quantité excédentaire et donc délétère.

Je prendrai pour autre exemple celui des boissons sucrées. On peut dire qu’elles sont mauvaises pour la santé parce qu’elles sont sucrées mais, ce disant, on se trompe – non de diagnostic mais de méthode, car si on la suit, on dira que les fruits ont une mauvaise qualité nutritionnelle. Cette approche, connue des nutritionnistes sous le vocable de « nutritionnisme », réduit un aliment à quelques caractéristiques parcellaires intrinsèques, sans le remettre en situation.

Oui, les boissons sucrées sont mauvaises pour la santé. Elles le sont effectivement parce qu’elles sont sucrées, mais aussi parce qu’elles sont proposées en grandes portions dans de grands contenants, parce que ce sont des liquides, ce qui favorise la surconsommation, et parce qu’elles sont consommées entre les repas, proposées en tout temps à grand renfort de marketing. Une analyse nutritionnelle un peu plus poussée montre aussi que les boissons sucrées contribuent aux apports excessifs en sucre : les gens qui consomment trop de sucre de manière générale le font parce qu’ils consomment trop de boissons sucrées et trop de produits dans lesquels on a ajouté du sucre. La consommation de fruits ne contribue pas aux apports excessifs en sucre – là est la grande différence.

Aussi, plutôt que de se perdre dans le détail de considérations parcellaires sur tels nutriments, telles substances et tels contaminants, plutôt que de décontextualiser par réductionnisme, il importe de dire aux gens ce qu’ils doivent manger dans la globalité des régimes que l’on sait favorables. Il faut leur donner le schéma général de la pyramide alimentaire favorable, en leur disant ce qui doit faire la base de leur alimentation ; ce qu’ils doivent consommer moins souvent et en plus petite quantité ; ce qu’ils peuvent consommer exceptionnellement, en petite quantité. Pour l’instant, comme vous l’avez dit, les gens sont perdus : on leur raconte toutes sortes de choses, on les noie dans les détails mais ils ne savent plus quelle devrait être la base de leur alimentation.

Que dire, sur cette base, de la qualité nutritionnelle de l’offre alimentaire, notamment sous l’influence des opérateurs industriels ? Que l’obésité et les maladies chroniques associées soient éminemment multifactorielles, comme cela vous a été dit, ne doit pas conduire à minimiser le rôle crucial de la qualité de l’offre alimentaire.

Le problème de fond tient à ce que les industriels ne vendent pas des régimes mais des aliments, et que les gens composent leur régime à partir de ces aliments – si bien qu’il est même difficile de parler d’alimentation industrielle, puisqu’il y a une offre industrielle d’aliments proposés pour composer une alimentation par des opérateurs concurrents. Mon point de vue, largement partagé, est que l’on a tiré les gens vers le bas avec une force prodigieuse. L’être humain a été sélectionné pour survivre à la disette et il a de ce fait une appétence incroyable pour les calories : il sait les détecter, il a du goût pour le sucre et son ingestion active des signaux de récompense dans son cerveau primaire. Les individus ou les populations qui mangent bien sont ceux qui appartiennent à une communauté ayant développé une culture des compétences culturelles en matière d’alimentation, avec des constructions supérieures – l’hédonisme par exemple. Ils savent qu’un aliment bon au goût est un aliment qui a une richesse organoleptique, pas un aliment simplement sucré.

Soit on s’adresse à des dimensions supérieures de l’humanité, soit on s’adresse à des constructions un peu plus primaires de la constitution humaine. En l’espèce, l’offre alimentaire s’adresse à notre cerveau primaire, en proposant de grosses portions qui, étant donné le nombre de calories par gramme et le volume d’aliments proposés, ont une densité énergétique invraisemblable. L’évolution historique de la taille des portions alimentaires dans les sociétés occidentales modernes est dantesque ! De plus, sont très souvent proposés des aliments en consommation rapide sous forme de grignotage à forte densité calorique et de boissons qui favorisent l’ingestion rapide, et les gens en consomment d’autant plus qu’ils sont déclinés dans une infinie variété de parfums et de formes. L’offre alimentaire est envahie par ces produits ; c’est assez effrayant.

Certains opérateurs, repris peut-être par un sens de responsabilité sociale, essayent de revoir vertueusement la composition de leurs produits, mais globalement les révisions des recettes de l’ensemble des opérateurs n’ont pas fonctionné et les chartes nutritionnelles n’ont pas conduit à la modification des consommations. En dépit des ajustements, les apports en nutriments – sucre, sel… – ne diffèrent de ce qu’ils étaient précédemment que dans des proportions négligeables, non significatives en termes de santé publique. C’est parce que l’on a fait trop peu, trop peu souvent, probablement aussi en raison d’une communication nutritionnelle associée indue étant la faible différence de qualité nutritionnelle des produits, enfin parce que tout cela a été fait de manière très parcellaire.

Prenons pour finir l’exemple des chips. On constate d’abord qu’il n’y a pas un magasin d’alimentation, quel que soit son type, qui n’en vende pas. On constate aussi qu’il existe 50, 100, peut-être 150 variétés de chips aux aromatisations diverses, vendues dans des versions différentes par paquets énormes – et je pèse mes mots – en termes de densité énergétique. Certes, me dira-t-on, mais vous n’êtes pas censé en manger l’entier contenu ; peut-être, mais on vous vend ces paquets qui contiennent de 600 à 1 500 calories et qui sont des bombes atomiques énergétiques. Alors, que faire ?

Une option consiste à fabriquer des chips allégées. C’est la révision des recettes, et cela a été fait, je vous rassure – ou je vous inquiète… Pour proposer des chips dites allégées, on réduit de 30 % leur teneur en matière grasse. Cela paraît être une bonne chose, mais pourquoi donc 30 % ? Parce que le législateur a fixé que l’on ne peut pas communiquer sur la réduction des matières grasses si elle n’est pas de 30 % au moins. En conséquence, on réduit les apports dans cette proportion pour pouvoir apposer la mention « allégé » sur le gros paquet de chips dont la taille n’a pas changé – et dont le contenu énergétique n’est que de 10 % inférieur à ce qu’il était auparavant. Vous voyez se refermer impitoyablement le piège nutritionnel mis à l’œuvre en déculpabilisant le consommateur, qui mange un aliment dit « allégé », dont le contenu énergétique est de 10 % moindre seulement.

Est-il alors préférable de manger des chips normales ? Peut-être, mais en très petite quantité et exceptionnellement.

Ce qui vaut mieux, et de loin, c’est que les gens qui veulent faire une collation, plutôt que de manger des chips, optent pour des aliments insérés dans un ensemble nutritionnel de régime tels que des fruits à coques bruts – sans matières grasses ni sel ni sucre ajoutés et sans, non plus, de ces si étonnants enrobages. Si l’on goûte ces fruits à coque, sans se contenter de les manger pour répondre à un impératif énergétique, on constate en premier lieu que c’est très bon sur le plan organoleptique, et l’on sait aussi que c’est bon pour la santé. Le niveau de preuve est très haut sur le fait que la consommation de fruits à coque et de graines oléagineuses est favorable à la réduction des pathologies chroniques qui vous intéressent ; personne ne dira le contraire. Bien sûr, il faut rester raisonnable, qu’il s’agisse de la taille des portions ou des moments et des fréquences de consommation, mais il y a là un levier manifeste d’action nutritionnelle au sens large.

Ma vision de la nutrition est une vision globale de l’alimentation, axée sur les régimes, les groupes d’aliments, sur ce que l’on sait avec le plus haut niveau de preuve et qui est manipulable. Cela implique une communication sur l’éducation nutritionnelle qui ne porte pas sur la teneur de tel aliment en tels nutriments ou sur la réduction de telle substance mais sur des critères supérieurs et simples : une pyramide alimentaire, c’est très simple à expliquer. D’autre part, il est important de trouver les moyens de valoriser des groupes d’aliments dont on sait qu’ils sont favorables à la santé, en visant une consommation sous une forme faiblement transformée, avec un nombre réduit d’ingrédients simples. Trouver les moyens de valoriser cette consommation à l’échelle d’une inscription large dans les régimes serait faire un bon ouvrage.

M. le président Loïc Prud’homme. Vous êtes donc contre le Nutri-Score, qui donne une information par aliment, et opposé au professeur Hercberg à ce sujet. Il semble pourtant salutaire d’indiquer la qualité nutritionnelle d’un produit. J’entends bien que cela ne suffit pas et qu’il faut une éducation nutritionnelle de portée plus générale, mais doit-on opposer les deux approches ? Ne faut-il pas procéder brique par brique, la première étant l’information nutritionnelle par produit ? L’éducation nutritionnelle étant en effet largement défaillante, je ne partage pas entièrement votre avis selon lequel la pyramide alimentaire est facile à appréhender. Dans ce contexte, ne faut-il pas privilégier les synergies plutôt qu’opposer briques « élémentaires » et modèle global ?

M. François Mariotti. Les critiques que le comité des experts spécialisés de l’ANSES que je préside avait formulées dans un avis paru il y a peu traduisaient l’approche que j’ai rappelée, soulignant qu’il est en partie illusoire, en partie faux et en partie inadapté de décrire des aliments en termes réductionnistes ; cette manière de faire pose des questions infernales en termes nutritionnels. Mais je ne suis pas rigoriste ; il faut voir. Le CES « Nutrition humaine » fait de l’évaluation scientifique, non de la gestion. Nous ne proposons pas des mesures de santé publique, nous évaluons la réalité des choses, et notre évaluation des systèmes d’information nutritionnelle en général était assez critique, peut-être un peu plus critique des systèmes dits interprétatifs ou agrégatifs qui résument un ensemble de choses à une dimension, parce qu’il nous semble que cela masque une analyse réelle de la qualité nutritionnelle des produits. Nutritionnellement, un aliment « vert » ne compense pas un aliment « rouge », parce qu’ils n’ont ni les mêmes défauts ni les mêmes qualités. Cette manière de faire nous semble purger la compréhension nutritionnelle que peuvent avoir les gens. En revanche, c’est efficace parce que c’est ce qu’on apporte aux consommateurs. Je ne veux pas opposer les deux approches. D’ailleurs, Serge Hercberg en est d’accord : dans son rapport figurait une série de suggestions dont l’éducation nutritionnelle formait une bonne part, et il y évoquait aussi ce système d’information nutritionnelle.

Je veux mettre en garde, parce que l’on nous dit qu’il est très important de faire les deux, d’avoir une approche facilitant le choix des individus entre les aliments proposés. Cela est vrai et je suis évidemment sensible à cet aspect des choses, mais je crains que, chemin faisant, on ne parvienne pas à mener de front les deux approches, même si on ne les oppose pas. Déjà, la qualité nutritionnelle d’un aliment, c’est devenu son Nutri-Score. Mais souvenez-vous que quand on demandait à l’inventeur de la notion de quotient intellectuel ce qu’était l’intelligence, il répondait : « C’est ce que mesure mon test ». De même, je crains qu’en misant sur le Nutri-Score on ne liquide le reste. Idéalement, il faudrait faire de l’éducation nutritionnelle telle que je la propose et que la proposent tous les nutritionnistes, expliquer aux gens ce qu’ils doivent manger en termes de pyramide alimentaire et de repères de consommation larges, mais j’ai peur que cela ne soit pas ou plus audible si on fait le reste.

M. le président Loïc Prud’homme. Le dispositif national de nutrivigilance vise à améliorer la sécurité du consommateur en identifiant rapidement d’éventuels effets indésirables liés à la consommation de compléments alimentaires ou encore d’aliments ou de boissons enrichis en substances à but nutritionnel ou physiologique. Quel bilan tirez-vous de son application depuis bientôt dix ans ? Quel jugement portez-vous sur le suivi de vos analyses ? Quelles recommandations pourriez-vous faire pour améliorer la pertinence et l’efficacité de ce dispositif ? D’ailleurs, l’évaluation du Nutri-Score demande peut-être un recul de quelques années.

M. François Mariotti. Une évaluation du Nutri-Score sera en effet utile, et il y a bien des chances que ses répercussions soient positives, parce qu’il est associé à la qualité nutritionnelle de l’alimentation ; à mon avis il ne la décrit pas bien, mais il la décrit quand même – on peut donc voir le verre à moitié plein ou à moitié vide. On s’attend à ce que l’application du dispositif soit assortie d’effets favorables, et peut-être aussi d’effets pernicieux. Il est logique d’évaluer les politiques publiques et il faudra étudier celle-là.

Je crois savoir que vous avez prévu d’auditionner mes collègues de l’ANSES spécialisés en nutrivigilance ; ils pourront peut-être vous en dire plus que moi en cette matière. Ce que j’en sais, c’est que l’on est capable de récolter l’information sur des effets indésirables liés à la consommation des compléments alimentaires, des aliments enrichis et des aliments qui répondent à la définition du règlement européen relatif aux novel foods, les aliments et les ingrédients nouveaux. Le dispositif national de nutrivigilance a déjà fait ses preuves : il permet d’examiner avec une grande rigueur, par un bon processus scientifique, des cas que l’on a pu interpréter, ce qui a permis de faire des mises en garde au sujet de compléments alimentaires, notamment des compléments alimentaires à base de plantes – il y a là un marché incroyable ! Force est de constater que l’on n’a guère d’informations ou de connaissances sur les effets, principaux et secondaires, de bien des plantes qui se trouvent dans ces composés.

On peut porter un regard un peu critique non sur le dispositif lui-même mais sur la complétude d’un dispositif d’épidémiosurveillance ou d’évaluation de la dangerosité ou du risque lié à la présence de certains aliments sur le marché, parce que la nutrivigilance ne détecte que les cas d’effets indésirables aigus. Si vous absorbez un complément alimentaire et qu’ensuite vous avez un malaise ou une éruption cutanée, vous le signalerez – un des critères retenus est d’ailleurs celui de la cohérence chronologique entre l’absorption du produit et la manifestation des effets secondaires. Mais l’on est incapable, par ce dispositif, de juger des effets à moyen et long terme de la consommation d’aliments. Pour cela, on recourt à la toxicologie classique : dans le dispositif novel food, par exemple, on fait ingérer la substance à des rats, généralement pendant 90 jours, et on observe ce qui se passe. Seulement, cette toxicologie grossière montrera si le foie explose mais pas si la substance augmente le risque de cancer à long terme. C’est donc un instrument très fruste d’évaluation des aspects toxicologiques de ces ingrédients et de ces aliments.

Il y a donc un vide dans l’appréciation du risque que présentent certaines substances et certains aliments, notamment les compléments alimentaires ou les nouveaux ingrédients proposés. Il ne faudrait pas se dire que, puisqu’il existe un dispositif de nutrivigilance, tout est sous contrôle. Ce n’est pas le cas : on ne détectera pas par ce biais les pathologies chroniques qui vous intéressent mais seulement les effets aigus constatés après une consommation d’un jour ou d’un mois.

M. le président Loïc Prud’homme. On en revient à la question première : comment évaluer les effets à long terme et le risque à long terme de pathologies chroniques. Que pensez-vous des procédures de vigilance préventive, en Europe et en France ?

M. François Mariotti. Le vide est sidéral. Le niveau de connaissances sur l’évaluation des substances est extrêmement faible, à cause de la lacune dite : on connaît les effets aigus mais si on peut suspecter des effets à long terme, on ne les connaît pas avec certitude. On n’est pas capable de les décrire correctement chez l’animal. Chez l’homme, on peut le faire par l’épidémio-surveillance à long terme, mais l’épidémiologie est une science de croque-mort : il faut attendre que les gens tombent malades pour faire des statistiques et pour dire : « C’est peut-être à cause de cela ! ». Aussi est-on incapable de prédire les effets à long terme de l’introduction de nouvelles substances dans l’alimentation.

M. le président Loïc Prud’homme. Cette commission d’enquête vise à déterminer s’il y a un lien entre certaines pathologies chroniques et l’alimentation ultra-transformée industrielle. Ce que vous nous dites est que l’on observe des liens de cause à effet entre certains types d’additifs et certaines pathologies, mais pas davantage.

M. François Mariotti. En effet. Le reste, on le découvre a posteriori, quand on fait des recherches sur certaines substances – mais il en est sur lesquelles on n’en fait pas ; on attend je ne sais quoi. Si l’on veut essayer d’évaluer, des dispositifs scientifiques le permettent : l’évaluation du risque est une science et l’on peut recourir à toutes sortes d’approches de type toxicologique ; cela reste approximatif mais on peut ainsi avoir une certaine vision. Encore faut-il le faire. Si on se contente de dire : « Jusqu’à présent, il n’y a pas de preuve d’effet indésirable » ou si l’on se contente d’une étude toxicologique de 90 jours chez le rat, on n’a aucune information. Pourtant, dans une situation comme celle-là, la norme devrait être d’appliquer le principe de précaution : on attend de savoir si une substance donnée ne présente pas de risques pour la santé de la population avant de la commercialiser. Ce n’est pas le cas, puisqu’en alimentation il n’y a pas d’autorisation préalable de mise sur le marché, si ce n’est le dispositif novel food qui reste marginal et qui a d’ailleurs été quelque peu détricoté récemment. Il en résulte que les opérateurs mettent sur le marché des substances qu’ils ont le droit d’utiliser et que vient un moment où l’on s’avise qu’il se passe quelque chose quand on fait ingérer cette substance à des animaux et qu’il y a des interférences métaboliques – c’est l’histoire des perturbateurs endocriniens. C’est très difficile à mettre en évidence en raison de l’« effet cocktail », mais cette science n’est pas mise en œuvre rigoureusement pour la mise sur le marché de ces produits-là.

M. le président Loïc Prud’homme. Vous estimez donc qu’il faudrait envisager un régime d’autorisation préalable en matière alimentaire comme il en existe un pour les produits pharmaceutiques ?

M. François Mariotti. Oui, mais cela représente une montagne de travail, dont il faudrait déterminer comment il est financé, comment il est fait et dans quel délai, pour une évaluation d’une complexité extrême. Aussi, peut-être est-il illusoire de se dire que l’on va attendre d’évaluer tous les ingrédients et additifs dont on dispose et dont on pourrait disposer et leur effet combiné. La question est donc plutôt : a-t-on besoin de ces ingrédients et de ces additifs ? Ne vaut-il pas mieux élaborer des aliments autrement plutôt que de se lancer dans cet ouvrage très peu précautionneux ?

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Les auditions successives ne rendent pas la situation moins complexe. Des scandales alimentaires ont eu lieu en assez grand nombre – la viande de cheval, les œufs contaminés au fipronil, l’affaire Lactalis – et ils ont souvent été révélés par des ONG alors qu’il existe des dispositifs institutionnels de contrôle. Pourquoi, selon vous, les contrôles publics ne sont-ils pas plus efficaces ou ne sont-ils pas en nombre suffisant ? Sans doute cela s’explique-t-il pour partie par le manque de moyens, mais que préconiseriez-vous pour améliorer le dispositif de contrôle ?

Quelles conclusions ont été tirées du PNNS, dont vous assurez le suivi, depuis sa création en 2001 ?

L’obésité des enfants devient un sujet de préoccupation majeur en France. Comment expliquer notre échec ? Le marché étant inondé de boissons et de produits dont on sait qu’ils font des dégâts considérables, il faut apprendre aux enfants à choisir dans ce qui leur est proposé. Sur quels leviers une politique de santé publique devrait-elle peser pour inverser la courbe de l’obésité infantile ? J’observe que la situation est pire dans certains pays. Au moins, en France, les McDo ne sont pas trop mal faits, puisqu’ils sont fabriqués avec de la viande française ; au Mexique, les portions servies sont bien plus grosses, si bien qu’un enfant mangeant un McDo en France et un petit Mexicain mangeant un McDo n’ont pas du tout le même apport calorique.

Nous nous interrogeons avec inquiétude sur les effets potentiels de nombreux compléments alimentaires dont on ignore quel peut être l’« effet cocktail ». En étant conscient que les produits ultra-transformés sont très néfastes, où place-t-on le curseur dans l’application du principe de précaution pour parvenir à inverser ces tendances ?

M. François Mariotti. Pour ce qui est des scandales alimentaires, vous avez mentionné des affaires qui ne sont pas de même nature : il y a des cas de mésusage, des cas de fraude et des cas de mauvaise évaluation du risque sanitaire présenté par certains ingrédients ou certains composés. Le mésusage et la fraude relèvent de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), et donc du contrôle par la puissance publique. Pour ce qui est de la méconnaissance du risque, il ne serait pas étonnant, comme je vous l’ai dit, que l’on constate régulièrement que tels ingrédients, tels additifs ou tels contaminants présents, naturellement ou pas, dans les aliments, ont un effet indésirable qui n’a pas été caractérisé jusqu’alors parce qu’on ne cherche pas à le faire. On peut se dire, par exemple, qu’il est bizarre de trouver du dioxyde de titane dans des produits où il n’a pas à être, puis l’on constate des activations inflammatoires et l’on s’interroge. La question juste est : a-t-on besoin de dioxyde de titane pour fabriquer des bonbons plus blancs afin que les enfants en mangent davantage ? Je le redis, le problème, étant global, appelle des mesures globales et pas uniquement un étiquetage nutritionnel. Une révision générale s’impose.

Je ne peux pas vraiment dresser le bilan complet du PNNS, mais de très bonnes choses en sont issues : on a beaucoup parlé de nutrition, de nombreuses initiatives locales très intéressantes y ont trouvé leur source et l’on a donné des repères de consommation, ce qui tend à se rapprocher de la pyramide alimentaire qui m’est chère, vous l’avez compris.

L’augmentation du taux d’obésité chez l’enfant est effectivement effrayante. Que faire ? On peut certainement expliquer que tel aliment est très sucré et qu’il vaut mieux en consommer un autre, mais je vais à nouveau plaider en faveur d’une autre approche, celle de l’éducation nutritionnelle, qui consiste à expliquer aux enfants ce qu’ils doivent manger et ce qu’ils ne doivent pas manger, leur dire qu’ils peuvent boire une boisson sucrée mais occasionnellement, que mieux vaut manger un fruit que boire un jus de fruit… C’est à la fois simple et compliqué, parce que l’éducation n’est pas une chose facile, que cela prend du temps, que cela demande des aptitudes et des compétences et aussi des déclinaisons par les acteurs de terrain. Et puis, si l’on traite de l’obésité, il faut s’intéresser à la taille des portions, la grande absente des réflexions. Sur ce plan, à mon avis, un travail concret pourrait être fait. Il faut expliquer aux gens ce que doit être la vraie taille des portions alimentaires car l’inflation est étonnante. Il faut être capable aussi de bien désigner la densité énergétique – c’est évidemment un ensemble.

De façon générale, les aliments proposés par les vendeurs de fast food ne sont pas de nature à contribuer favorablement au régime des Français. Que la viande soit française ou qu’elle soit tchèque ne change pas grand-chose ; qu’elle contienne moins de matières grasses ou pas, non plus. Ce niveau de réductionnisme n’embrasse pas la réalité des choses. Il faut revenir à des régimes que l’on sait favorables, et ils ne donnent pas une très grande place aux aliments que l’on trouve dans les chaînes de restauration rapide. C’est pire ailleurs, vous avez raison, mais dans tous les cas, ce n’est pas bon.

Il faut inculquer la connaissance des produits, faire une éducation nutritionnelle et une éducation culinaire, apprendre aux gens ce que contiennent les aliments qu’ils consomment – ce qui est le cas quand vous faites une mayonnaise vous-même. Le contexte est celui de la déstructuration des repères culturels traditionnels, attaqués depuis cinquante ans. J’ai conscience de ne pas faire de propositions faciles, de ne pas vous dire qu’en faisant ceci et cela on réglera le problème, mais c’est que je ne le crois pas. Un ensemble de choses est nécessaire, la première étant une structuration culturelle supérieure fondée sur une éducation nutritionnelle sur les régimes que les gens peuvent consommer. Cela ne signifie pas que d’autres mesures ne peuvent pas avoir une influence positive, et cette indispensable structuration culturelle supérieure ne doit bien sûr pas obérer le reste – y compris l’étiquetage nutritionnel – tout aussi important et parfois plus pratique à mettre en œuvre immédiatement.

Mme Élisabeth Toutut-Picard. Votre exposé d’une grande franchise nous laisse perplexes par sa tonalité générale négative sinon pessimiste – ou bien par la simple description d’une réalité que nous n’avions pas envisagée aussi triste et dangereuse. J’en retiens que nous perdrions de l’énergie à multiplier les messages dissuasifs sur les aliments potentiellement dangereux pour la santé et que mieux vaut inciter à des pratiques positives ; pourriez-vous expliciter ce qu’est pour vous un régime favorable ? Vous critiquez le Nutri-Score parce que vous jugez la démarche trop partielle et vous en appelez à des mesures globales ; quelles devraient-elles être, en pratique ? Il nous faut un peu de lumière dans cette obscurité pour parvenir à définir une ligne conductrice efficace.

M. François Mariotti. J’ai dressé un tableau très sombre parce que je crois qu’il l’est. J’ai cité des leviers d’action : j’ai beaucoup parlé d’éducation nutritionnelle, qui consiste à décrire des régimes globaux favorables à la santé et, pour cela, à tenir des discours sur les groupes alimentaires – les fruits et les légumes, les fruits à coque, les légumineuses… Comme on l’a fait pour les fruits et légumes, on peut dire de consommer des légumineuses, des fruits à coque, des graines entières, des produits céréaliers complets. C’est ce que s’attache à faire le PNNS à la suite des travaux que nous avons menés, et c’est, concrètement, faire la promotion active de groupes d’aliments dans une consommation générale. J’ai aussi beaucoup parlé de la taille des portions et de leur densité énergétique. Comme je ne suis pas un gestionnaire, je ne suis pas capable de vous dire si cela doit passer par la taxation ou par l’information nutritionnelle, mais selon moi ce sont les deux paramètres essentiels pour contrer la détérioration de l’état de santé de la population. Puisqu’elle est due à la trop forte densité énergétique de produits de mauvaise composition nutritionnelle, contribuons à un meilleur régime. C’est une mesure concrète de travailler sur la taille des portions et l’on peut imaginer une série de dispositifs à cette fin. Il me semble y avoir là des pistes pratiques.

Le fait même que vous m’ayez demandé ce qu’est un régime global favorable à la santé indique que l’on ne communique pas assez à ce sujet. Il y a deux manières d’envisager les choses. Il y a d’une part certains régimes « historiques » déjà décrits, tel le régime méditerranéen, sur lequel, je vous l’ai dit, nous savons beaucoup. Mais ce régime étant loin des régimes constatés au sein de la population, on rechigne à dire qu’il faut le suivre ; un régime doit pouvoir être suivi facilement et rapidement par la population, et ce serait peut-être un changement un peu brutal et un objectif nutritionnel un peu distant.

Aussi, un autre type de régime a été mis au point par l’ANSES. En combinant apports en nutriments et données épidémiologiques relatives à la réduction du risque de certaines maladies avec certains groupes d’aliments, on parvient à un régime optimisé indiquant ce qu’il faut consommer de chaque groupe d’aliments, et qui ne s’éloigne pas trop de ce que consomment les gens. Nous avons rédigé à ce sujet un rapport de 400 pages qui contient des tableaux de composition. Le Haut Comité de santé publique (HCSP) a repris ces données pour établir des repères de consommation pour le PNNS.

Il est dit que l’on ne doit pas consommer plus de tant de charcuterie, qu’il faut consommer moins de viande rouge et tant de légumineuses, préférer radicalement les produits céréaliers complets aux produits céréaliers raffinés, toutes choses qui ne sont pas très compliquées à décrire et dont on peut rendre compte soit en repères de consommation comme entend le faire le PNNS, soit de façon générale par une pyramide alimentaire, si tant est que cela soit un instrument utile aux gens – mais la communication publique est un domaine que je ne maîtrise pas : mon registre est celui de l’évaluation.

M. le président Loïc Prud’homme. Quand on parle de nutrition humaine, on est sur un marché extraordinaire, les industriels de l’agroalimentaire se disputant notre assiette. Or, des membres du CES « Nutrition humaine » de l’ANSES sont régulièrement soupçonnés de conflits d’intérêts. Que répondez-vous à ces accusations réitérées, de nombreux noms circulant, et parfois même le vôtre ?

M. François Mariotti. C’est une question majeure. Les gens qui n’ont pas de liens d’intérêts ne sont pas très nombreux. Il y en a et c’est heureux, mais ils sont rares ; cela est dû au système de financement public défaillant de la recherche sur la nutrition en France. Nos organismes de recherche nous donnent le gîte et le couvert, c’est tout. Nous devons trouver l’argent ailleurs, si bien que nous proposons dix projets pour obtenir le financement d’un seul et nous y passons notre temps, au point que, en pratique, nous sommes plutôt chercheurs en fonds que chercheur en sciences. J’ajoute que nous sommes incités par nos organismes et par nos évaluateurs à avoir des relations avec l’industrie agroalimentaire. Si l’on veut faire de l’expertise publique, cela devient rapidement incompatible ou, du moins, on se trouve en situation de tension au regard des liens d’intérêts.

Tous ceux qui travaillent à l’ANSES sont tenus de faire des déclarations d’intérêt et, systématiquement, en fonction des sujets à l’ordre du jour, ceux pour lesquels on a identifié un risque de conflit d’intérêts sont écartés des débats. La question est délicate parce que, évidemment, un expert à qui l’on dit qu’il doit se déporter parce qu’il a eu un contrat avec un industriel sur le sujet en discussion le prend mal : il a le sentiment que son intégrité est remise en cause. Ce n’est pas le cas ; c’est simplement que, pour le public et pour le citoyen, il doit y avoir traçabilité des risques que la pensée soit distordue.

Pour ce qui me concerne, j’ai des liens d’intérêt assez distendus : je n’ai jamais reçu un centime de fonds privés à titre personnel et je refuse systématiquement l’argent qui m’est proposé pour donner des conférences. Je peux décider de faire des conférences si je suis invité, mais je ne prends pas un centime et je fais régler mes frais de déplacement par ma structure, précisément parce que je ne veux pas ajouter de liens d’intérêt à ceux que j’ai déjà. Je suis très attentif à ce qu’il en soit ainsi et je sais que beaucoup de mes collègues le sont aussi, mais nous sommes placés de facto en situation de conflit puisque l’on nous demande d’avoir le moins de liens d’intérêt possibles pour pouvoir faire de l’expertise publique et que les chercheurs ont besoin d’argent pour faire de la recherche. Tel est le paradoxe.

M. le président Loïc Prud’homme. Je comprends que, par liens d’intérêt distendus, vous indiquez qu’il s’agit uniquement du financement de projets de recherche. Mais la proportion de membres du CES « Nutrition humaine » qui ont des liens d’intérêts – distendus ou moins distendus, il est difficile d’en juger – sont très nombreux ; ceux qui n’en ont aucun sont rares. Si l’on écarte à chaque fois ceux qui ont un lien d’intérêt plus ou moins proche avec l’industrie, combien d’experts demeurent dont on peut considérer que le jugement n’est pas distordu ?

M. François Mariotti. Le système défini à l’ANSES tend à ce que l’on apprécie au cas par cas la nature et le degré du lien d’intérêt – s’il est, par exemple, direct ou indirect. Selon l’importance de ce lien, vous êtes écarté d’une discussion ou vous ne l’êtes pas. Pour ma part, je prends soin de demander aux membres du comité si des éléments nouveaux, ne figurant pas dans leur déclaration publique d’intérêts, devraient être portés à la connaissance du comité parce qu’ils pourraient faire l’objet d’un lien d’intérêt avec les sujets à l’ordre du jour. Mais ce n’est pas parce que quelqu’un a un lien avec un projet de recherche mené avec un collègue qui lui-même conduit un projet de recherche avec un industriel que l’on estimera qu’il ne peut pas se prononcer sur un autre sujet concernant d’un autre industriel dans un autre contexte, qu’il ne peut plus parler de nutrition en général ni même dire si à son avis un certain régime est bon pour la santé. Procéderait-on ainsi que, comme vous le dites, nous nous retrouverions très peu nombreux. L’ANSES, comme tous les organismes publics, est obligée de juger au cas par cas, en évaluant le degré de conflit d’intérêts.

Pour tout vous dire, je préférerais que l’on nous donne les moyens de travailler et que les résultats de l’Agence nationale de la recherche (ANR) soient trois fois plus importants qu’ils ne le sont maintenant. Quand on fait la science observationnelle, si on travaille sur des données, on n’a pas besoin de beaucoup d’argent. Quand on travaille sur des cohortes, quand on fait de la science expérimentale, des essais cliniques, des recherches sur les animaux, on a besoin d’argent, et l’État ne nous le donne pas. C’est peut-être de ce côté que l’on devrait chercher des solutions, si je puis me permettre cette suggestion.

M. le président Loïc Prud’homme. Elle nous a déjà été faite et nous l’entendons. Le fait d’aller chercher des financements auprès des industriels a aussi pour conséquence que les champs de recherche qui ne sont pas investis par des financeurs privés restent en friche. Dans ce schéma, non seulement le lien d’intérêt, même distendu, demeure, mais on peut aussi laisser sciemment de côté des pans entiers de recherche.

M. François Mariotti. À l’échelle macroscopique, effectivement. Je constate que l’État installe une structure de recherche, règle les salaires, assume les frais de fonctionnement de l’établissement et assure un pilotage très faible de l’activité de cette structure qu’il paye cher. Lui allouerait-il une dotation majorée de 10 % qu’elle pourrait lancer des programmes de recherche qu’elle aurait décidés, sur des thèmes qui l’intéressent. Ce n’est pas ce qui se passe : l’État met à disposition de la recherche privée ou publique/privée un dispositif de recherche qu’il paye cher. Cela ne me semble pas très efficace en termes de retour sur l’investissement de fonds publics.

M. le président Loïc Prud’homme. Voulez-vous conclure d’un mot ?

M. François Mariotti. La discussion a permis de souligner la complexité du sujet. Je ne suis pas pessimiste ; je pense qu’il y a place pour l’action publique et que bien des mesures peuvent être prises mais qu’il faut prendre soin de tout faire en même temps, au risque, sinon, d’un échec relatif.

 

M. le président Loïc Prud’homme. Je vous remercie.

 

La séance est levée à midi trente-cinq.

 

 

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8.    Audition, ouverte à la presse, de M. Anthony Fardet, chercheur au département nutrition humaine de l'Institut national de la recherche agronomique (INRA), Université Clermont Auvergne, spécialiste en nutrition préventive

(Séance du mercredi 6 juin 2018)

La séance est ouverte à onze heures cinq.

M. le président Loïc Prud'homme. Mes chers collègues, nous recevons ce matin M. Anthony Fardet, chercheur à l'Institut national de la recherche agronomique (INRA) et spécialiste en nutrition préventive.

Ingénieur agronome de formation et docteur ès sciences, M. Fardet a publié en 2017 un livre au titre choc : « Halte aux aliments ultra-transformés ! Mangeons vrai ». Vous nous direz, monsieur Fardet, comment vous avez été amené à vous intéresser aux aliments ultra-transformés qui représentent désormais une offre de nourriture très importante dans les rayons des magasins et aussi dans les différents canaux de la restauration collective. Cette notion d’aliment ultra-transformé est très récente : elle a été catégorisée il y a moins de dix ans par des chercheurs brésiliens qui ont établi une classification dite NOVA.

Vos recherches en cours, monsieur Fardet, portent principalement sur la détection des conséquences sur la santé humaine de cette nourriture ultra-transformée. Au-delà de cette classification NOVA, vous développez un index intégratif, qui vise à définir précisément le degré de transformation d'un produit. Avez-vous constaté que certains processus de transformation aboutissent à déstructurer des aliments, par exemple dans des plats cuisinés, au point qu'ils présentent un potentiel de danger élevé et qu'il faudrait adopter une réglementation voire interdire ces produits à la vente ?

En outre, votre travail paraît ne pas pouvoir éluder la question des additifs –arômes de synthèse et autres ingrédients largement utilisées dans certains produits ou préparations. La liste des additifs autorisés par la réglementation est très longue. Ce qui semble inquiéter particulièrement les chercheurs que nous avons déjà rencontrés, c’est l’« effet cocktail » des différents additifs agglomérés dans une même préparation. Ils regrettent que, compte tenu du trop petit nombre d'études effectuées sur cet « effet cocktail », il subsiste une réelle méconnaissance de ses conséquences sur la santé.

Après votre exposé liminaire d’une quinzaine de minutes, Michèle Crouzet, notre rapporteure, puis nos collègues présents vous poseront d’autres questions dans le cadre d’un échange.

Mais, au préalable, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je dois vous demander de prêter serment.

(M. Fardet prête serment.)

M. Anthony Fardet, chercheur au département nutrition humaine de l'Institut national de la recherche agronomique (INRA) et à l’Université Clermont Auvergne, spécialiste en nutrition préventive. Pourquoi me suis-je intéressé aux produits ultra-transformés ? C’est parti d'un constat. Je ne comprenais pas pourquoi, malgré la somme de données nutritionnelles et les recommandations existantes, la prévalence des maladies chroniques continuait à augmenter.

Certains chiffres m’ont alerté.

L’espérance de vie en bonne santé, qui a diminué entre 2008 et 2010, se situe actuellement à 65 ans pour les femmes et à 62 ans pour les hommes. L’espérance de vie théorique se situe à près de 86 ans pour les femmes et à 80 ans pour des hommes. On vit de plus en plus longtemps mais malade. L'espérance de vie n'augmente pas et l’espace de morbidité – pendant lequel on est malade – s'allonge : il est de 21 ans pour les femmes et de 19 ans pour les hommes. Entre 2004 et 2016, cet espace de morbidité a augmenté de deux ans, ce qui est énorme pour la sécurité sociale et la société en général. En 1982, l'espérance de vie en bonne santé d’une Française était de 67 ans. Depuis les années 1980, nous avons en moyenne perdu trois ans d'espérance de vie en bonne santé. Ce mouvement est concomitant avec l'arrivée massive des produits ultra-transformés dans les années 1980.

Autres indices alarmants : ceux qui émanent d’une étude publiée en France en 2015 et qui montrent que la mauvaise alimentation est la première cause de mortalité dans notre pays. Les facteurs alimentaires sont impliqués dans environ 15 % des cas, et les dérégulations métaboliques – excès de poids, hyperglycémie, hypercholestérolémie et hypertension – dans 26 % des cas. Plus d'un décès sur trois est donc lié – directement ou non – à une mauvaise alimentation, puisque celle-ci est aussi la première cause des dérégulations métaboliques.

Ces chiffres ont suscité chez moi une interrogation : comment avons-nous pu en arriver là alors que nous disposons de données en nutrition gigantesques ? Je me suis alors intéressé au logiciel qui servait de base à nos recherches et nos réflexions. Je ne me suis pas contenté de dire que d'autres études étaient nécessaires, comme aiment souvent à le faire les chercheurs, pour que nous n’en restions pas au même point dans mille ans ! J'ai creusé le sujet, décidé à comprendre les causes de cette situation.

Cette démarche m’a conduit à m’intéresser à la philosophie de l’alimentation. Qu’on le veuille ou non, les recherches actuelles sont fondées sur un paradigme philosophique. J’en suis venu à l’approche holistique de l'alimentation qui, selon moi, est la clé. L’augmentation des maladies chroniques résulte de deux causes : un manque cruel d’éducation nutritionnelle – et nous savons que l’ignorance conduit à faire de mauvais choix d’autant qu’elle rend plus facilement manipulable ; une pensée réductionniste devenue dogmatique.

À ce stade, j’ai fait un lien entre pensée réductionniste, aliments ultra-transformés et explosion des maladies chroniques. Selon la pensée réductionniste, l'aliment n’est qu'une somme de nutriments, c’est-à-dire que le tout est égal à la somme des parties ou que deux est égal à un plus un. Ce paradigme domine la recherche en nutrition depuis 1850 et la découverte des protéines, des calories, des lipides, des vitamines et des minéraux. La découverte des vitamines a certes permis de sauver des millions de vies, mais cette approche est désormais dans une impasse.

L'aliment n'est pas une somme de nutriments ; les calories et les nutriments ne sont pas interchangeables ; on mange des aliments et non pas des nutriments. Il faut donc raisonner au niveau de l’aliment.

Tout ce qui est fait actuellement – recommandations alimentaires ou recherches sur les molécules isolées – participe de cette vision réductionniste. L'aliment ultra-transformé est le fruit de cette pensée : si l'aliment n'est qu'une somme de nutriments, on peut bien le fractionner à l'infini, ce que l’on appelle le cracking, en isoler les constituants puis les assembler en faisant des dosages. Cet aliment ultra-transformé est le stade ultime d’une pensée réductionniste poussée à l'extrême au point d'exclure des approches plus globales, même si les choses sont un peu en train de changer.

Ce lien est fondamental : pensée réductionniste, aliments ultra-transformés, explosion des maladies chroniques. Dans les pays occidentaux, l'explosion des maladies chroniques est concomitante avec l'arrivée massive des produits ultra-transformés dans les rayons des magasins à partir des années 1980. Carlos Monteiro, chercheur brésilien qui est à l’origine de la classification NOVA, a engagé sa réflexion à la suite de ce constat.

Quelle est l'influence du degré de transformation d’un aliment sur son potentiel en matière de santé ? Quelles sont les conséquences d’une différence d’approche – réductionniste ou holistique – sur la chaîne alimentaire ? Selon l'approche holistique, l'aliment est un tout et le potentiel santé du tout est supérieur à la somme des potentiels des nutriments pris isolément. On ne peut plus résumer le potentiel santé d'un aliment à quelques nutriments. Il faut prendre l'aliment dans sa globalité. Il faut tenir compte de ce que j'appelle l’effet matrice : le résultat de l'interaction des constituants entre eux. La matrice de la pomme est ronde, verte, dure, solide, plus ou moins poreuse. Celle du yaourt est visqueuse et liquide.

La matrice de l’aliment, qui se caractérise de manière qualitative, correspond à une vision plus holistique. On s’intéresse au résultat de l'interaction. On considère que le tout est supérieur à la somme des parties et que deux est supérieur à un plus un. Pourquoi ? Parce qu’il existe une synergie d'action entre un et un. Les composés sont protecteurs, mais en synergie les uns avec les autres. Pour lutter contre les maladies chroniques, il faut se libérer de la dictature des nutriments qui font le jeu des seuls industriels et des vendeurs de régimes. Il faut mettre l'accent sur la matrice, donc sur le degré de transformation qui modifie celle-ci.

Deux aliments, qui ont strictement la même composition mais des matrices différentes, n’ont absolument pas le même effet sur la santé. Si l’on consomme des amandes entières, la quantité de lipides arrivant au colon ne sera pas la même que si les amandes avaient été broyées finement. La cinétique de libération des nutriments est essentielle pour la santé et pour le métabolisme : vous connaissez tous les effets des sucres lents ou rapides.

Cette matrice est essentielle car elle joue sur des paramètres jusqu'alors un peu négligés, tels que le rassasiement ou la satiété. Le pourcentage de nutriments absorbés par l'organisme est variable : la biodisponibilité du fer dans la viande rouge n'est que de 30 % à 40 %, alors qu’elle oscille entre 5 % et 15 % dans les lentilles et les végétaux. La composition ne dit pas tout. L’index glycémique de pâtes cuites al dente est bas, tandis que celui de pâtes très cuites à l'anglo-saxonne dans des conserves est très élevé. Pourtant, la composition est la même. Cette matrice joue sur la vitesse de transit, la sécrétion des hormones et le degré de mastication. Tous ces paramètres sont fondamentaux car ils participent d’une approche beaucoup plus holistique de l'aliment.

Le potentiel santé d'un aliment résulte de la combinaison de sa composition et de sa matrice, c’est-à-dire de ses fractions réductionniste et holistique. Si les politiques de prévention ne donnent pas de résultat, c’est parce qu’elles sont conçues selon le logiciel réductionniste. On ne peut pas résoudre des problèmes complexes et multidimensionnels avec une partie du tout. On ne peut pas expliquer le tout avec seulement une partie.

Pour la suite de mon intervention, je vais utiliser le support visuel, qui est désormais disponible, et contextualiser mes propos précédents.

L'alimentation doit protéger la santé humaine mais aussi le bien-être animal et l'environnement naturel, c’est-à-dire les trois dimensions de la vie sur terre. L'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) définit des systèmes alimentaires durables en tenant compte de nombreuses dimensions. Un système alimentaire durable doit protéger la santé, la biodiversité, l'environnement, le climat, le commerce équitable, les besoins nutritionnels, la sécurité alimentaire, une alimentation de qualité accessible à tous et aussi l'héritage culturel. Les aliments standardisés comme les produits ultra-transformés, qui se répandent dans le monde entier et se substituent à l'alimentation traditionnelle, menacent la durabilité culturelle. Aux critères de la FAO, j’ajoute toujours le bien-être et la biodiversité animale.

Les aliments ultra-transformés menacent toutes les dimensions de la durabilité. Ce sont donc des indicateurs holistiques des risques en la matière. Plus la population mondiale consommera ces aliments, plus les différentes dimensions de la durabilité seront menacées.

S’agissant de l'espérance de vie, vous voyez sur cette diapositive qu'entre 2004 et 2016, nous avons gagné – si je puis dire – deux années en mauvaise santé. Pour résumer, le Français est en bonne santé jusqu'à sa retraite et malade jusqu'à sa mort ! Pour autant, ne soyez pas déprimés, je vais vous proposer des solutions. Il y a toujours de l’espoir avec moi ! (Sourires.)

Vous retrouvez ici les résultats de l’étude à laquelle je faisais allusion précédemment. Elle montre que la mauvaise alimentation est – directement ou non – la première cause de mortalité, ce qui n’est pas anodin. Vous avez aussi des données de l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (IRDES), qui montrent l'évolution sans cesse croissante des principales maladies chroniques en France. La courbe orange – qui concerne la tranche d'âge 45-75 ans – est la plus inquiétante.

L’obésité touchait 16 % des adultes l’an dernier, et le taux devrait passer à 20 % en 2030. Le diabète a doublé entre 2006 et 2013. Selon l’étude INCA 3, la troisième grande étude de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES) sur les consommations et les habitudes alimentaires de la population française, publiée en 2017, l'assiette des Français contient une grande part d'aliments transformés. Quand l’expertise a été faite, l'ANSES n’avait pas connaissance du concept d’aliment ultra-transformé.

Pourquoi en sommes-nous arrivés là ? Tous les scientifiques s’accordent à décrire une transition nutritionnelle. Avant-guerre, les Français avaient une alimentation monotone et plutôt végétale. Cette alimentation était constituée de produits peu transformés. De nos jours, les Occidentaux ont une alimentation riche en calories animales et en calories transformées voire ultra-transformées, et ils ont moins d’activité physique. Pour ma part, j’ajoute deux causes qui représentent la face immergée de l'iceberg : un cruel manque d'éducation nutritionnelle et donc une ignorance qui conduit à faire de mauvais choix et qui rend faible face à la pression du marketing ; l'approche réductionniste poussée à l'extrême. Cette dernière approche décrit des relations linéaires de cause à effet : calcium-ostéoporose-fractures ; cholestérol-hypercholestérolémie-athérosclérose. Or nous savons que ce raisonnement est faux : une maladie est multifactorielle et le fruit de dérégulations métaboliques différentes.

Le coupable est Descartes qui a systématisé la pensée réductionniste. Gyorgy Scrinis est celui qui a le mieux décrit le réductionnisme nutritionnel en vigueur depuis 1850 dans un ouvrage remarquable intitulé Nutritionism. Tous les termes que vous voyez apparaître au bas de cette diapositive – « aliments ultra-transformés », « alicaments », « nutraceutiques », « compléments alimentaires », « aliments fonctionnels » et « ingrédients alimentaires » – sont le fruit de la pensée réductionniste. Ces concepts n'ont pas empêché l'augmentation de la prévalence des maladies chroniques. Cette pensée réductionniste est dogmatique car elle exclut toute autre approche. Ses défenseurs pensent que la démarche holistique n'est pas scientifique, ce qui est évidemment faux.

Il existe une relation de transitivité entre la pensée réductionniste dogmatique, les aliments fractionnés, recombinés, ultra-transformés et raffinés, et les maladies chroniques. Les recommandations par nutriments ont échoué. Dans les années 1970, la campagne menée aux États-Unis en faveur des produits allégés en gras a provoqué une explosion de l'obésité parce que les industriels ont remplacé le gras par du sucre. Voyez ce qui se passe quand on raisonne par nutriment : on aggrave le problème qu’on cherche à résoudre. Force est de constater que les campagnes « Manger moins gras, moins salé, moins sucré » ne donnent pas non plus des résultats très probants. On ne mange pas du gras, du sel et du sucre ; on mange des aliments. Inciter à manger moins gras peut laisser penser qu'il ne faut pas manger de fromage. En fait, le fromage est un aliment peu transformé qui ne pose pas de problème pour la santé. Les régimes par nutriments et calories ne fonctionnent pas non plus : 90 % des personnes échouent et nombre d’entre elles reprennent même plus de poids qu’elles en avaient perdu.

Holisme vient du grec holos qui veut dire entier. C'est l'idée que les systèmes naturels et leurs propriétés devraient être vus comme entiers et non pas comme une collection de parties. Deux est supérieur à un plus un parce qu’il y a une synergie d'actions entre un et un. Le grain de blé contient trente-quatre molécules antioxydantes. Le pouvoir antioxydant du blé ne tient pas à une molécule mais à la synergie d'action de ces trente-quatre molécules.

Colin Campbell a aussi été l’une de mes sources d’inspiration. Il explique la manière dont l'information nutritionnelle circule selon les paradigmes holistique ou réductionniste. La situation est plus extrême aux États-Unis que chez nous, mais nous nous en approchons parfois.

Dans un raisonnement réductionniste à l'extrême, on pose une question rentable et on développe des modèles scientifiques pour y répondre le plus vite possible. On obtient alors des évidences scientifiques étroites et parfois contradictoires qui descendent vers les médias, les gouvernements, les organisations professionnelles et le consommateur, parfois sous l’influence de l’industrie qui veut développer de nouveaux produits. Cette dernière caractéristique est plus marquée aux États-Unis.

Cela produit confusion, maladie et mort. Vous allez me dire que j'exagère, mais ce n’est pas le cas. La confusion est réelle. On vous recommande d’éviter la viande, puis de manger hyperprotéiné, moins gras, moins salé, moins sucré, sans gluten, etc. Les recommandations tous azimuts sont souvent fondées sur des classements qui distinguent des bons et des mauvais nutriments ou aliments. Les maladies chroniques continuent à augmenter. Elles causent des morts précoces, au point que l’on se demande si l'espérance de vie théorique ne pourrait pas, elle aussi, cesser d'augmenter dans certains pays.

Dans le monde idéal des Bisounours, comment fonctionne l'information holistique ? On pose une question de société importante, éthique et complexe. On réunit le maximum de scientifiques de tous horizons pour faire le tour de la question, quitte à prendre du temps. On obtient une évidence scientifique solide et non contradictoire qui descend vers le gouvernement, les médias et le consommateur. Les résultats de santé sont améliorés.

Dans deux articles publiés récemment, j’ai développé cette réflexion et j’ai abouti à la conclusion suivante : les deux approches doivent coexister ; il est fondamental d’éviter tout dogmatisme.

Nous faisons des erreurs. Nous généralisons à partir du spécifique, c'est-à-dire que nous résumons le potentiel santé d'un aliment à partir d'un seul constituant. Nous associons produits laitiers et calcium, agrumes et vitamine C, viande et protéines. Ce raisonnement dangereux laisse penser que les autres aliments ne contiennent pas de calcium ou de protéines.

Il faut toujours aller du global vers le spécifique. Quand c'est nécessaire, une fois que la question a été pensée de manière globale et holistique, il faut alors mener des recherches réductionnistes qui vont nourrir de manière vertueuse la pensée holistique. Le réductionnisme devient alors vertueux. En réalité, le réductionniste s'est progressivement détaché des questions sociétales, éthiques et complexes pour tourner sur lui-même. Des chapelles se créent sur une partie du tout, chacun proclamant qu'il a raison ! Les recommandations alimentaires doivent appréhender l’aliment dans sa globalité, sachant que son potentiel santé dépend de la combinaison entre sa matrice et sa composition.

L'humanité a vécu quatre grandes transitions nutritionnelles : du cru au cuit ; des chasseurs-cueilleurs aux agriculteurs-éleveurs ; du traditionnel à l'industriel ; du transformé à l’ultra-transformé. Le premier aliment industriel a été la conserve, procédé mis au point par Nicolas Appert après l'invention de la machine à vapeur.

À part Carlos Monteiro au Brésil, personne ne parle de la quatrième transition qui s’est opérée dans les années 1980 : le passage du transformé à l'ultra-transformé. Depuis quarante ans, ce qui est très court, les hommes – spécialement dans les pays occidentaux – ont massivement soumis leur organisme à des matrices artificielles, des additifs et des ingrédients d'origine strictement industrielle que le corps humain n'avait jamais connus auparavant.

Carlos Monteiro a décidé de classer les aliments en quatre groupes, selon leur degré de transformation : les aliments peu ou pas transformés, les ingrédients culinaires, les aliments transformés, les aliments ultra-transformés. Les ingrédients culinaires sont extraits d’aliments peu ou pas transformés et on peut les trouver en faisant nos courses : huile, sucre, beurre, farine, crèmes, épices et sel. Les aliments transformés sont une combinaison des deux premiers groupes : préparations culinaires faites à la maison ; plats traditionnels des terroirs du monde entier ; aliments fermentés, salés et fumés comme le fromage, le pain, la bière, le vin. Les Brésiliens ont démontré qu'un régime équilibré devait être élaboré à partir des produits de ces trois premiers groupes.

La cassure est arrivée avec le passage des vrais aux faux aliments, c'est-à-dire les aliments ultra-transformés. L’équipe des chercheurs brésiliens donne de l’aliment transformé une définition détaillée. Sans la trahir, j’ai cherché, avec d'autres collègues, à la rendre plus simple et accessible au grand public. Nous sommes parvenus à la définition suivante : « Les aliments ultra-transformés sont caractérisés dans leur formulation par l'ajout d'au moins un ingrédient ou additif cosmétique à usage principalement industriel pour imiter, exacerber ou restaurer des propriétés sensorielles – texture, goût, couleur ». Ces ingrédients ou additifs étant à usage industriel, vous ne pourrez pas les trouver en faisant vos courses. Le marqueur de l'ultra-transformation est la présence d'au moins un colorant, un exhausteur de goût ou un texturant. Est-ce sévère ? Non, c'est vertueux parce que les vrais aliments n'en ont pas besoin.

Il y a deux grandes catégories d'aliments ultra-transformés : les faux aliments et les plats préparés. Les premiers sont des matrices artificielles qui ne contiennent quasiment aucun vrai aliment : les barres chocolatées, les sodas, les yaourts à boire. Les seconds contiennent de vrais aliments, mais aussi des ingrédients ou additifs de type cosmétique : le saucisson ou le jambon avec ajout de dextrose.

Même si les pyramides alimentaires anciennes ont une valeur en elles-mêmes, il semble désormais plus intéressant de classer les aliments selon leur degré de transformation, au regard de la santé des populations. Un poisson frit ou bouilli est peu transformé ; des sardines à l'huile sont transformées puisque l'huile est un ingrédient culinaire ; des nuggets de poissons sont ultra-transformés puisque ce sont des chairs de poissons broyées, souvent issues de plusieurs poissons, et pas forcément de leurs parties nobles. Dans les produits ultra-transformés vendus à bas prix, les parties nobles sont souvent remplacées par une kyrielle d’ingrédients et d'additifs.

Comme vous le voyez sur ces diapositives, nombre d’études montrent un lien entre la consommation excessive d’aliments ultra-transformés et l'augmentation des maladies chroniques. Dans mes trois derniers articles, j'ai aussi montré que plus un aliment est transformé, moins il est rassasiant et plus il est hyperglycémiant, donc source de sucres rapides. Les aliments ultra-transformés sont riches en sucre et en gras, nutriments peu rassasiant contrairement aux fibres et aux protéines que l'on trouve davantage dans les vrais aliments dont ils constituent la structure. Souvent friables, semi-solides voire liquides, les aliments ultra-transformés demandent un temps mastication moins long : sodas, yaourts à boire, desserts lactés, et autres. Or, plus un aliment est solide, plus il est rassasiant.

L'aliment ultra-transformé est un indicateur holistique car il est le reflet de divers problèmes : maltraitance animale, perte de biodiversité, changements climatiques, maladies chroniques, déficiences. Ces dernières sont dues au fait que ces aliments apportent des calories vides de fibres, minéraux, vitamines et antioxydants. D’où le recours à des compléments alimentaires.

Carlos Monteiro et les épidémiologistes brésiliens associent aussi les aliments ultra-transformés à une détérioration de la vie sociale et des traditions. En 2014, ils avaient publié le premier guide national nutritionnel fondé sur les recommandations holistiques de l'alimentation. Hyperstandardisés et fabriqués à partir des mêmes recettes pour le monde entier, ces aliments ultra-transformés peuvent se substituer aux cultures locales, au point de donner aux jeunes le sentiment d'une fausse appartenance à une culture moderne autour de cette consommation. Ils ont aussi un impact sur la vie sociale car ils s'adressent plutôt à des gens qui mangent seuls et sur le pouce, ce qui induit des portions individuelles et un suremballage et peut donner le sentiment que le partage de la nourriture à table est inutile.

Dans le même guide, les chercheurs établissent aussi un lien entre l'environnement et ces aliments qui sont reconstitués à partir d'ingrédients produits massivement dans le monde entier et issus de monoculture intensive. Le fait de fractionner la matière première, de répandre tous ces ingrédients dans le monde entier et de les recombiner est plus coûteux pour l'environnement que de prendre directement l'aliment local et entier et de le consommer. La monoculture de matières premières dépend de l’utilisation intensive d’engrais. La production et la consommation de ces produits, elles entraînent une multiplication de déchets sous forme d’emballages en plastique.

En tant que chercheur, je ne fais que des suggestions dont les autorités publiques comme l’ANSES ou d’autres organismes peuvent s’inspirer. J'ai voulu élaborer des règles scientifiques et holistiques qui s'affranchissent des nutriments. C’est ainsi qu’est née la règle des 3V : « Végétal, Vrai, Varié ». Tous les résultats scientifiques tendent à un régime protecteur universel, c’est-à-dire riche en produits végétaux, à base d’aliments vrais et variés.

 Évidemment, il ne s’agit pas de varier sa consommation de produits ultra-transformés, en diversifiant les marques issues de stratégies marketing. Je propose des ratios qui sont détaillés dans mon ouvrage mais aussi dans un article qui vient d’être accepté par un journal de nutrition international. Je recommande de ne pas dépasser 15 % de calories animales, ce qui peut vous sembler peu. Mais, outre la santé, il faut protéger l'environnement et les animaux. Pour les calories animales et végétales, je recommande de ne pas dépasser 15 % de produits ultra-transformés.

Le faisceau de présomptions est suffisamment important pour alerter sur le danger de consommer trop d'aliments ultra-transformés. C'est le principe de précaution. Je tiens à préciser que l’on ne pourra jamais prouver le lien de causalité stricto sensu : il est impossible de recruter 50 000 ou 100 000 personnes, et de leur demander de consommer 80 % de calories ultra-transformées pendant dix, vingt ou trente ans pour mesurer l’effet de cette alimentation sur leur santé. Les comités d'éthique refuseraient le lancement d’une telle étude.

D'ailleurs, les recommandations du Programme national nutrition santé (PNNS) sont souvent fondées sur des études réalisées en associant des données, et pas uniquement sur des travaux prouvant des liens de cause à effet. Cette méthode de l’association a une valeur intrinsèque même quand elle ne traduit pas un strict lien de cause à effet.

Je propose quatre changements de paradigme : plus de holisme, plus de préventif, reclasser les aliments selon leur degré de transformation, mettre l'accent sur l’effet matrice et la structure de l'aliment.

À mes trois règles d’or et quatre changements de paradigme, j’ajouterais quelques préconisations. Il faudrait prévoir une éducation à l'alimentation préventive holistique dès le plus jeune âge à l'école. Il faudrait aussi protéger les plus pauvres qui consomment le plus ces produits ultra-transformés et qui présentent des risques d'obésité de trois à quatre fois supérieurs à ceux des gens plus éduqués ou plus riches. Le produit ultra-transformé est un marqueur des inégalités sociales. Je préconise enfin des procédés technologiques moins drastiques. NOVA est un bon outil pour essayer de réduire la transformation. J’ai développé un autre projet de classification, baptisé Siga, qui prend en compte tous les aspects de l'aliment : effet matrice, degré de transformation, additifs.

M. le président Loïc Prud'homme. Merci pour cette présentation qui a répondu à une bonne partie de mes interrogations.

Les maladies chroniques sont concomitantes à l'arrivée des aliments ultra-transformés, avez-vous dit, en vous appuyant sur les courbes de l’IRDES. Je voulais vous demander si la corrélation était avérée mais, à la fin de votre présentation, vous avez précisé qu’il était impossible de conduire une expérimentation scientifique visant à en apporter la preuve formelle. Les courbes de l’IRDES permettent-elles néanmoins de conclure d’une manière assez forte que cette corrélation existe ?

Vous dites qu’il faut faire coexister les approches réductionniste et holistique. En l’état actuel de manque d'éducation à la nutrition, l’approche réductionniste ne peut-elle pas être un point de départ pour les consommateurs ? Une fois franchie cette porte d’entrée, ne serait-il pas possible d’aller vers quelque chose de plus holistique grâce à l'éducation ?

M. Anthony Fardet. La concomitance de l’explosion des maladies chroniques avec l’arrivée massive des produits ultra-transformés est une observation, pas une cause à effet. Par exemple, l’obésité est multidimensionnelle et le fruit de nombreux facteurs. L’alimentation, la baisse d’activité physique, la pollution, le stress, la solitude, le fait de manger avant de se coucher tardivement sont des facteurs obésogéniques, de même que le cadre parental. On sait qu’un cadre trop lâche ou trop strict et l’accès des enfants à des aliments très riches en énergie peuvent favoriser l’obésité.

L’alimentation reste le pilier principal, tout simplement parce que c’est ce que nous mettons dans notre organisme, que nous mangeons trois fois par jour et que si l’on arrête de manger, on meurt. En revanche, si l’on arrête de faire du sport, on ne meurt pas. De même, la pollution ne va pas nous faire forcément mourir tout de suite.

Nous sommes dans des observations, et cette fameuse causalité sera très difficile à mettre en place. On peut quand même souligner que Carlos Monteiro et d’autres chercheurs commencent à mettre au point des études d’intervention au cours desquelles on explique aux personnes ce qu’elles doivent consommer. Mais pour qu’elles soient acceptées par un comité d’éthique, ces études ne peuvent durer que quelques semaines et elles pourront juste mesurer les dérégulations métaboliques, pas l’apparition des maladies chroniques.

Non, l’approche réductionniste ne peut pas être un point de départ pour les consommateurs. Pendant quarante ans, la porte d’entrée a été celle des nutriments. Mais on voit que cela crée de la confusion dans l’esprit des gens qui ne savent plus à quel saint se vouer. Je le sais parce que je donne beaucoup de conférences au cours desquelles tous les gens me disent qu’ils ne savent plus quoi faire, qu’ils deviennent fous ! Le point ultime de cette folie et de cette confusion réductionniste, c’est l’orthorexie, c’est-à-dire la maladie du « manger-juste », au point que les gens se culpabilisent de manger alors que cela devrait être un plaisir et une joie.

Le point de départ doit absolument être l’approche holistique, mais l’on peut aussi adopter une approche réductionniste quand cela est nécessaire. Il ne s’agit pas de rejeter une approche par rapport à l’autre, les deux doivent coexister. Les approches holistiques doivent englober tous les travaux qui ont été faits antérieurement sur le réductionnisme car ils sont utiles.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Je vous remercie pour votre présence. Nous sommes très heureux de vous entendre sur ce sujet qui nous intéresse beaucoup.

En septembre 2016, une expérimentation avait été lancée dans les supermarchés, visant à tester quatre types de logos nutritionnels. C’est finalement le Nutri-Score qui a été retenu, ayant été jugé plus lisible et plus efficace. Vous avez d’ailleurs pris position contre ce logo, estimant qu’il était basé sur un logiciel réductionniste. Je rappelle que l’Assemblée nationale avait aussi refusé ce logo, mais que son analyse n’était peut-être pas aussi fine.

Estimez-vous que, parmi les quatre types de logos nutritionnels qui ont été expérimentés, tous étaient basés sur cette même approche réductionniste ? Êtes-vous favorable à l’étiquetage nutritionnel ? Si oui, que préconiseriez-vous aujourd’hui en la matière ? Pourrait-il s’agir d’un nouvel outil basé sur la classification NOVA ?

Même si le Nutri-Score comporte certaines faiblesses, ne pensez-vous pas qu’il constitue une première étape et qu’il encourage le consommateur à se renseigner davantage sur la composition des aliments qu’il achète ? Il faut noter que, même si on ne l’a pas inscrit dans la loi, certains industriels l’ont apposé sur les emballages.

Dans votre livre «  Halte aux aliments ultra-transformés ! Mangeons vrai », vous exposez votre approche holistique de la nutrition, basée non sur la composition des aliments, mais davantage sur leur matrice qui s’intéresse notamment à la structure des aliments. Savez-vous comment l’industrie agroalimentaire a perçu cette nouvelle approche holistique qui tranche avec celle qui domine aujourd’hui ?

Percevez-vous aujourd’hui dans la société une volonté d’en finir avec la vision réductionniste qui prend seulement en compte la composition des aliments ?

Selon vous, les pouvoirs publics doivent-ils agir sur les comportements alimentaires des individus ou même passer par la voie réglementaire, contraignant davantage les pratiques industrielles ?

Vos recherches vous ont permis de conclure que les aliments ultra-transformés seraient responsables de maladies chroniques.

M. Anthony Fardet. Quand ils sont consommés en excès et quand ils sont la base de l’alimentation. En manger de temps en temps, ce pour quoi ils ont été créés ne pose aucun problème pour la santé.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Pourriez-vous nous indiquer précisément ce qui pose problème dans ces aliments ? S’agit-il des additifs, de l’« effet cocktail », de la qualité nutritionnelle de ces produits ? Avez-vous établi une hiérarchie ?

M. Anthony Fardet. Oui, les quatre scores testés étaient réductionnistes.

Le problème de ces scores, c’est qu’ilsi sont réducteurs, puisqu’ils sont basés sur le paradigme que l’aliment est une somme de nutriments. Ils peuvent avoir une vertu pour comparer des produits identiques au sein d’une catégorie très définie, qui ont à peu près la même matrice. Si je prends les céréales du petit-déjeuner pour enfants qui sont, à plus de 90 %, ultra-transformés et que je considère comme étant une catastrophe nutritionnelle, le logo nutri-score va pouvoir indiquer au consommateur celui qui est le moins riche en sucre, gras et sel, donc le moins mauvais. Toutefois, ces scores réductionnistes n’encouragent pas à manger de la nourriture moins transformée. Comme ces scores classent A ou B de nombreux produits ultra-transformés, cela ne peut pas encourager les gens à manger des aliments moins transformés. En fait, je n’ai pas compris pourquoi les industriels s’étaient élevés contre ce logo. Cela ne les dérange pas tant que cela puisqu’ils peuvent très bien rester dans un cercle vertueux « Moins gras, moins salé et moins sucré » en reformulant à l’infini les produits ultra-transformés avec des ingrédients et des additifs.

Il y a quelque chose qui n’est pas suffisamment vertueux parce que, et c’est aussi simple que cela, une partie ne peut pas expliquer le tout. Ce logo est une première étape : il peut aider les consommateurs à choisir dans une catégorie de produits le moins gras, moins salé et moins sucré, avec le risque d’avoir tout de même un produit ultra-transformé.

Je ne parle pas de l’étiquetage nutritionnel en tant que chercheur à l’INRA mais en tant que président du comité scientifique de Siga, une start-up que j’ai aidée pour développer scientifiquement un score holistique basé sur NOVA, classification holistique et globale qui comporte quatre groupes qualitatifs et non quantitatifs, ce que lui reprochent d’ailleurs beaucoup de gens. Nous avons élaboré un schéma un peu compliqué philosophico-nutritionnel qui comporte une approche holistico-réductionniste, et nous avons créé des sous-groupes. Nous avons pris en compte l’effet matrice dans le groupe des aliments peu transformés, c’est-à-dire par exemple qu’un fruit entier, ce n’est pas la même chose qu’un jus de fruit – A0 et A1 sur la diapositive. S’agissant des aliments transformés, cela ne revient pas au même de mettre dans un yaourt un ou cinq morceaux de sucre – B1, B2. Enfin, en ce qui concerne les aliments ultra-transformés, on a créé des sous-groupes basés sur la nature, le nombre et la fonction des additifs, le degré de transformation des ingrédients. En effet, même les ingrédients peuvent être transformés. Prenons le sucre par exemple : un sirop de fructose est ultra-transformé, un sucre de table est transformé, un miel est un sucre peu transformé. Autre exemple : une huile hydrogénée trans est ultra-transformée, une huile raffinée est transformée, une huile vierge « première pression à froid » est peu transformée.

On retrouve donc aussi le degré de transformation dans les ingrédients ajoutés. C’est en cela que cette classification est holistique.

Je souhaite que l’information du consommateur soit assez simple sur le degré de transformation des aliments, mais il ne faut ni stigmatiser les gens, ni les culpabiliser, ni leur donner l’impression de recevoir des ordres.

Je souhaiterais que les gens sachent reconnaître un aliment ultra-transformé. Pour cela, j’encourage les gens à prendre des loupes, des lunettes, et à lire les étiquettes : plus la liste est longue, moins ils connaissent les noms et moins c’est bon signe. C’est aussi simple que cela. À la limite, on n’a pas besoin de score, il faut juste sensibiliser les gens. Le premier ingrédient est celui qui est présent en plus grande quantité dans l’aliment. Si la liste comprend tout de suite après des produits que vous ne pouvez pas acheter à la supérette ou au marché – par exemple, du sirop de fructose, du gluten vital, des isolats de protéines, etc. – il faut être méfiant. Vous avez alors deux possibilités : soit vous décidez de l’acheter tout de même, auquel cas il faut le manger seulement à l’occasion – je ne suis pas contre les produits ultra-transformés, même la science n’est pas contre –, soit vous le remplacez par l’équivalent non ultra-transformé. Si vous achetez un saucisson qui contient du dextrose, peut-être faut-il éviter qu’il soit aussi composé d’additifs par exemple.

Comment l’industrie a-t-elle perçu cette nouvelle approche ? Je dialogue beaucoup avec les industriels, et ça se passe très bien. Ils ont vraiment compris l’esprit de la classification selon Saga, qu’il s’agit d’un travail scientifique colossal puisqu’on a répertorié plus de 15 000 ingrédients et les 475 additifs européens. D’ailleurs, 84 % de ces 475 additifs sont de type cosmétique, les autres étant des conservateurs et des antioxydants. Vous savez, les industriels sont curieux, ils tâtent le terrain, ils se renseignent, mais je ne sais pas ce qu’ils veulent faire derrière. En tout cas, le but est de les accompagner à moins transformer, par paliers, par étapes. Si vous leur demandez de passer d’un produit ultra-transformé à un produit peu transformé, c’est l’usine qu’il faut remplacer. Si l’on ne procède pas par étapes, ça ne marchera pas.

Pourriez-vous me rappeler quelle est votre dernière question ?

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Percevez-vous aujourd’hui dans la société une volonté d’en finir avec la vision réductionniste qui prend seulement en compte la composition des aliments ?

M. Anthony Fardet. Oui. J’ai l’occasion et la chance de donner des conférences dans des milieux très variés – diététiciens, médecins, scientifiques. J’interviens aussi dans les écoles et j’ai mis au point un petit jeu que les enfants comprennent tout de suite : je leur présente un aliment que j’ai décliné en trois degrés de transformation selon NOVA, et je leur demande de le classer du moins transformé au plus transformé. Cet exercice marche très bien. À chaque fois, les gens comprennent très vite et me disent que c’est du bon sens. C’est d’ailleurs parce que la société comprend qu’il y a un tel écho. On est parti de la société et on a utilisé la science pour répondre à la société. L’autre erreur que l’on fait parfois, en effet, c’est de partir de la science théorique et réductionniste et de vouloir la plaquer sur la société. Cela ne marche pas, que ce soit vis-à-vis des industriels ou de la société, parce que les industriels se braquent. C’est en coconstruisant et en dialoguant avec les industriels que l’on peut faire avancer les choses.

Vous me demandez si les pouvoirs publics doivent agir. Sans dépasser mon rôle de scientifique, je répondrai que deux éléments sont essentiels.

D’abord, l’éducation comme discipline à part entière, dès le plus jeune âge – à l’âge de trois ans – à l’alimentation mais pas aux nutriments. Il faut apprendre aux enfants d’où viennent les aliments, comment ils sont faits, comment on peut les cuisiner facilement, comment on reconnaît un aliment ultra-transformé, et quel est l’impact d’un acte d’achat. Si j’achète cet aliment ultra-transformé, peut-être que j’appauvris le petit paysan qui habite à l’autre bout du monde, peut-être que je renforce la souffrance animale, peut-être que je détruis l’environnement. Ce qu’il faut, c’est une approche holistique et globale de l’alimentation et laisser tomber les nutriments que l’on pourra apprendre peut-être plus tard si l’on veut se perfectionner.

Ensuite, le rôle d’une société est de protéger les plus faibles. On sait que ce sont les plus pauvres qui consomment le plus ces produits qui sont de l’énergie bon marché, comme l’ont montré les travaux de Nicole Darmon, chercheuse de l’INRA à Montpellier, et que les risques de diabète et d’obésité sont multipliés dans ces populations. On pourrait appliquer des taxes sur les produits ultra-transformés, mais cela ne marchera pas si parallèlement on ne rend pas accessibles au plus grand nombre les vrais aliments. Il n’est pas normal que ces vrais aliments donc bons pour la santé et vertueux soient plus chers que ceux qui ne le sont pas !

Les aliments ultra-transformés sont délétères pour la santé lorsqu’ils sont consommés en excès, pour trois raisons principales. Premièrement, ce sont des calories vides, très riches en énergie, donc pauvres en composés protecteurs, antioxydants, fibres, minéraux, vitamines qui, on le sait, sont essentiels pour prévenir des maladies chroniques qui sont justement multifactorielles et le fruit de plusieurs dérégulations métaboliques. Plus vous apportez une diversité de composés protecteurs, plus vous prévenez la multitude de ces dérégulations métaboliques.

Deuxièmement, ils sont peu rassasiants – la satiété est essentielle dans la santé – et on les mastique peu – plus on mastique, puis on stimule les hormones de satiété. Quand des aliments très friables, comme les céréales soufflées, ou très liquides, ou encore très visqueux sont consommés, la satiété est moins stimulée, ce qui peut encourager à consommer entre les repas, malheureusement souvent au profit de produits ultra-transformés. Nous avons tous fait l’expérience de continuer à consommer des bonbons ou des chips par exemple, alors que nous n’avions plus faim.

Troisièmement, ce sont des sources de sucres rapides pour deux raisons. D’abord, la matrice est déstructurée et c’est la matrice dans sa préservation qui fait que ce sont des sucres lents. Notre organisme est habitué à des sucres lents, pas à des sucres rapides dans des quantités massives. Ensuite, ce sont souvent des aliments enrichis en sucres simples tels que glucose et saccharose, le saccharose étant une molécule de fructose et de glucose. On consomme beaucoup trop de sucres rapides. L’OMS recommande de ne pas dépasser idéalement 5 % de sucre de jus de fruit ajouté et de miel, lactose du lait et sucre des fruits mis à part. Or aujourd’hui on peut voir allègrement des adolescents en consommer entre 30 % et 40 %.

Notre organisme n’est pas programmé pour une telle quantité de sucres rapides, mais pour des sucres lents à libération lente. Ce qui est très intéressant d’ailleurs, c’est que tout est lié : ce sont souvent ces produits peu transformés et ces sucres lents qui sont aussi très rassasiants, comme les céréales complètes ou les légumineuses.

Quant à la question des additifs, ce n’est pas mon domaine. Je sais seulement que la mise sur le marché des additifs est basée sur des études, le plus souvent chez le rat, c’est-à-dire qu’elles sont assez réductionnistes. Je n’ai pas l’impression que l’on ait fait le tour de la question de manière holistique, que l’on ait mesuré l’« effet cocktail » notamment.

Pour avoir discuté avec un gastro-entérologue, je sais que des études en cours semblent montrer que même certains additifs non classés « à risque » pourraient modifier la microflore, notamment l’adhésion de bonnes bactéries à la muqueuse digestive. Mais je n’en sais pas plus.

Vous le voyez, l’approche holistique est moins rapide que l’approche réductionniste, mais elle permet au moins de faire le tour de la question et de ne pas jouer aux apprentis sorciers.

M. Michel Fanget. Je souscris assez largement à votre analyse. Je suis moi-même cardiologue et député de Clermont-Ferrand – nous sommes voisins. D’autres facteurs interviennent dans la notion de longévité et de morbidité. Ce que vous dites est nouveau et commence à s’imprégner un peu dans la population. Il s’agit de savoir comment on pourrait faire passer ce message sur le terrain. Bien sûr, cela me semble assez complexe, mais il est indispensable de travailler dans ce sens.

Vous avez raison, l’espérance de vie semble avoir atteint un plafond. C’est aussi lié au fait que beaucoup de progrès ont été réalisés en très peu de temps depuis la guerre. La médecine curative fait que la longévité est celle que nous connaissons.

M. Anthony Fardet. Tout à fait !

M. Michel Fanget. Vous avez raison aussi de dire qu’on vit plus longtemps mais en moins bonne santé, même si ce n’est pas scientifiquement prouvé puisqu’aucune étude ne permet de le démontrer– il serait difficile en effet de demander à des gens de consommer 80 % de calories ultra-transformées pendant vingt ou trente ans !

M. Anthony Fardet. D’autres facteurs interviennent dans la notion de longévité et de morbidité, comme la pollution, le manque d’activité physique, etc. Mais l’alimentation est importante parce que c’est le facteur sur lequel vous pouvez agir immédiatement. Dès que vous serez sortis de cette salle, vous pourrez en effet modifier votre alimentation, tandis qu’il vous sera peut-être plus difficile de vous mettre au sport. Quant à la pollution, vous ne pourrez pas la réduire tout de suite en sortant ! Ce que je veux dire, c’est que le levier actionnable le plus rapidement et le plus efficacement, c’est l’alimentation, car l’aliment ultra-transformé – les Brésiliens l’ont très bien démontré dans ce guide – est un indicateur holistique de la dégradation de toutes les dimensions de la durabilité quand il devient la base.

En France, on consomme entre 36 % et 40 % de calories ultra-transformées par jour et dans les pays anglo-saxons on atteint 40 % à 50 %. Dans les pays d’Amérique émergents, on en consomme environ 25 %, mais la courbe de progression y est énorme, ce qui veut dire que le marché n’est pas saturé – en France, comme le marché est saturé, la courbe est beaucoup plus basse. La situation mondiale est donc quasiment dramatique. Il faut quand même savoir que le taux de diabète de type 2 est de plus de 20 % en Arabie Saoudite, de plus de 15 % à Mexico, et l’OMS prévoit qu’en 2030 le diabète sera la septième cause de mortalité dans le monde. Le diabète n’a jamais autant tué, sans compter toutes les conséquences de cette maladie sur la santé, comme les amputations ou la cécité.

Le grand génie des Brésiliens est d’avoir, au sein de cette masse de produits transformés, identifié ceux qui posent problème. Transformé ne veut pas dire forcément modifié et mauvais, et il y a beaucoup d’entreprises qui font de formidables aliments industriels. Les Brésiliens ont juste pointé du doigt la catégorie d’aliments qui pose problème. Il était temps que ce concept soit défini de façon scientifique. Actuellement, près d’une centaine d’études ont été faites avec NOVA, et il y en aura de plus en plus. J’espère que l’on progressera dans ce sens-là.

M. Jean-Luc Fugit. Ce que vous soulevez est extrêmement important. Y a-t-il des expériences qui ont vraiment fonctionné et que l’on pourrait décliner sur l’ensemble du spectre de l’éducation, c’est-à-dire dans les lycées et l’enseignement supérieur ?

M. Anthony Fardet. C’est un sujet que je n’ai pas encore assez approfondi. Cela dit, comme je discute souvent avec des enseignants, je sais que des initiatives ponctuelles sont prises pendant le temps périscolaire ou dans l’éducation à la culture. Pour ma part, je suis invité dans un lycée, à Gannat, au nord de Clermont-Ferrand, à la rentrée prochaine, pour animer des ateliers nutrition.

Les gens comprennent très bien et très rapidement ces quatre groupes définis par NOVA, car c’est très intuitif. Il faut aussi les éduquer à la sensorialité, au plaisir de cuisiner et de toucher les aliments, à les reconnaître, à savoir d’où ils viennent, toutes ces choses qualitatives qui ont été perdues. On a tellement surchargé les produits ultra-transformés en sucre, en sel et en gras que l’on a créé une appétence pour ces trois molécules, les plus addictives. De ce fait, lorsque l’on revient aux vrais aliments et aux goûts subtils, on trouve qu’ils sont fades et qu’ils n’ont pas de goût. En tout cas, c’est ce que disent les enfants. On a créé une culture de l’hypergras, ces produits procurant un plaisir immédiat. De plus, comme ils sont hyperstandardisés, cela rassure les gens quand ils se promènent car ils savent qu’en allant dans telle enseigne, ils sont sûrs de trouver tel goût. Il n’y a pas de prise de risque gustatif. On est donc dans une espèce de plaisir immédiat et sécurisant.

Il me paraît fondamental de faire un important travail d’éducation, dès le plus jeune âge, car les enjeux sont planétaires. En la matière, je suis prêt à discuter avec les enseignants pour voir comment inclure cette discipline à part entière dans l’éducation nationale car il ne faut pas oublier que les systèmes alimentaires représentent, tout compris, 30 % des gaz à effet de serre dans le monde.

M. le président Loïc Prud’homme. C’est une question que nous poserons aux représentants du ministère de l’Éducation nationale lorsque nous les auditionnerons.

M. Anthony Fardet. L’élevage représente 15 % et la viande bovine 6 %. L’enjeu est tellement énorme qu’on ne peut plus faire l’impasse, mais il ne faut surtout pas enseigner ce que sont les glucides, les protéines et les lipides. Il faut sortir de cette dictature qui n’aide pas les gens aujourd’hui. Cela ne signifie pas qu’il ne faut pas en tenir compte, car on a besoin de devenir des experts et d’augmenter nos connaissances, mais il faut les enseigner plus tard.

M. Hubert Julien-Laferrière. Je vous remercie pour votre exposé passionnant.

Quid de la surcharge en sel ? Vous avez dit qu’on ne pouvait pas prendre des cobayes pour prouver ce que vous dites. Toutefois, j’imagine qu’on peut tirer rapidement des conclusions en matière de santé rien qu’en regardant ce que mangent les habitants d’une grande ville du Midwest américain et les habitants d’une ville ou l’on mangerait idéalement
– vous nous direz où.

Ma dernière question est plus personnelle. Je fais beaucoup de haute montagne. On m’a toujours recommandé de manger des barres de céréales et des sucres rapides une heure avant d’atteindre les 6 000 mètres d’altitude. Est-ce du « bidon » ? J’aimerais connaître votre avis sur ce point.

M. Anthony Fardet. Mes méthodes de recherche sont largement basées sur l’observation. Il y a plusieurs grands types d’études. Premièrement, l’observation des gens à un instant donné. On fait une photographie à un instant donné et on regarde s’il y a un lien entre les maladies qu’on observe et les modes de consommation. Il s’agit d’études transversales, qui sont indicatives mais qui n’ont pas un très grand poids scientifique. Deuxièmement, les études longitudinales de cohortes. On observe et on suit les gens dans le temps en recueillant, à travers des questionnaires alimentaires, ce qu’ils ont consommé, puis on fait le lien entre ce qu’ils consomment et le risque de maladies. Ces études sont considérées comme étant les plus solides. Troisièmement, les études d’intervention. Comme leur nom l’indique, on intervient. Elles sont donc très coûteuses et très compliquées. Les grandes études d’intervention sur plusieurs années sont très rares. Citons l’étude Suvimax
– acronyme de « Supplémentation en vitamines et minéraux antioxydants » et l’étude Prédimed.

Comme vous l’avez dit, on ne peut pas faire d’étude sur les produits ultra-transformés. D’ailleurs, je ne crois pas qu’on l’ait fait pour le tabac : on n’a jamais demandé à 100 000 personnes de fumer un paquet par jour pour voir si, vingt ou trente ans plus tard, elles ont eu plus de cancers que les autres. La seule chose que l’on pourrait faire, c’est demander à des gens qui consomment beaucoup d’aliments ultra-transformés de diminuer leur consommation.

On s’est aperçu que les Japonais qui vivaient à Okinawa et mangeaient selon la règle des 3V ont développé en très peu de temps les mêmes maladies chroniques que les Américains quand ils sont allés habiter aux États-Unis et se sont mis à l’alimentation américaine. Qu’on le veuille ou non, le facteur alimentaire joue donc beaucoup. Certes d’autres facteurs interviennent comme la pollution, la baisse de l’activité physique ou la génétique. Mais même la génétique n’est pas une fatalité, mais je n’ai pas le temps d’en parler ici. Toutes les études antérieures à NOVA ont relié sodas, obésité et diabète de type 2. À un moment donné, l’accumulation de l’évidence scientifique peut faire preuve, peut faire foi. C’est ce qu’on appelle « accumulating scientific evidence ».

Mme Fannette Charvier. Je vous rejoins tout à fait en ce qui concerne cette classification de la transformation des aliments, mais je considère que c’est un indicateur parmi d’autres, et il serait peut-être quelque peu réducteur de se référer à lui seul. Je prendrai deux exemples. Premièrement, un aliment peu ou pas transformé n’est pas forcément bon pour la santé : tout dépend des produits phytosanitaires qu’il a rencontrés jusque-là et que l’on a ingérés. C’est pourquoi il convient d’ajouter cet indicateur. Deuxièmement, les intolérances au gluten. On sélectionne aujourd’hui des variétés de blé pour leurs propriétés de panification et de pastification. Certains de vos collègues se demandent s’il ne faudrait pas plutôt les sélectionner tout simplement parce qu’on les digère et ils travaillent sur le lien entre le blé et les maladies cœliaques. Vous nous dites que l’approche holistique classifie différemment les pâtes selon la façon dont on les cuit et dont on les mange, mais la qualité du produit de base joue aussi. À mon sens, d’autres indicateurs dont vous n’avez pas parlé entrent en jeu qui complexifient le message à faire passer auprès du grand public. C’est peut-être ce qui rend notre rôle de législateur difficile et la communication auprès du grand public compliquée.

M. Anthony Fardet. C’est vrai, on ne peut pas résumer un score. D’ailleurs je ne suis pas forcément partisan d’un étiquetage nouveau. Comme je l’ai dit tout à l’heure, il suffit peut-être de demander aux consommateurs de lire les étiquettes.

Il faut toujours raisonner selon la règle des 3V que j’ai énoncée, ma troisième règle étant de consommer un produit si possible bio, local et de saison. Cela dit, les trois règles sont indissociables. Je n’ai pas réussi à en ajouter une quatrième. Et si l’on enlève une de ces trois règles, ça ne marche plus.

Pour le moment, j’ai très confiance en ces trois règles. Mon métier, ce n’est pas la toxicologie ni la sécurité alimentaire, mais on sait qu’un produit bio, notamment végétal, a plus d’antioxydants : comme la plante est moins aidée pour se défendre, elle va se défendre elle-même et développer plus d’antioxydants. On sait aussi qu’un produit laitier issu d’une vache élevée à l’herbe bio a une meilleure teneur en oméga 3, et l’on encourage le consommateur à en consommer davantage. Nous réfléchissons à introduire dans le score des notions plus larges de durabilité – bio, local et de saison. Mais on ne sait pas si c’est à nous de le faire, car d’autres le font peut-être mieux que nous.

Monsieur Julien-Laferrière, on peut consommer sans problème des barres de céréales en montagne. En fait, les produits ultra-transformés devraient être utilisés ce pour quoi ils ont été créés initialement, c’est-à-dire pour dépanner à l’occasion, en raison de leur praticité et de leur longue conservation. Les produits ultra-transformés peuvent jouer un vrai rôle, par exemple chez les personnes âgées dénutries, les sportifs, les soldats, dans l’espace. Enfin, je pense que fractionner et recombiner les ingrédients participe d’un besoin créatif de l’homme. Il ne s’agit pas d’exclure les produits ultra-transformés : ils doivent rester des aliments d’exception, d’occasion, mais ils ne doivent pas non plus constituer la base de l’alimentation, comme ils sont en train de le devenir.

 

M. le président Loïc Prud’homme. Monsieur Fardet, je vous remercie.

 

La séance est levée à douze heures quinze.

 

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9.    Audition, ouverte à la presse, de M. Arnaud Gauffier, responsable du programme « systèmes alimentaires durables » à WWF France

(Séance du jeudi 7 juin 2018)

La séance est ouverte à  neuf heures quinze.

M. le président Loïc Prud'homme. Mes chers collègues, nous accueillons ce matin M. Arnaud Gauffier, responsable du programme « Systèmes alimentaires durables » à WWF France.

Le World Wildlife Fund, Fonds mondial pour la nature, historiquement l’une des toutes premières organisations non gouvernementales (ONG) de protection de l’environnement, est présent dans une centaine de pays et compte plus de 6 millions de membres. La compréhension qu’a le WWF des thématiques alimentaires s’inscrit dans son action de sauvegarde de la biodiversité planétaire, l’organisation entendant montrer que cet objectif peut se concilier avec la promotion d’une alimentation plus saine, plus sûre dans ses approvisionnements et socialement mieux partagée.

L’impact sanitaire et environnemental de nos modes alimentaires compte ainsi parmi les principales préoccupations du WWF. Ces dernières années, WWF France a engagé ou soutenu des actions en faveur de la pêche durable, d’une diminution de la consommation de protéines animales ou de modes responsables d’approvisionnement en soja et en huile de palme.

Une des caractéristiques du WWF est d’établir un dialogue et une coopération avec les filières de production ou les industriels qui le souhaitent. Le WWF prône également une réforme en profondeur de la politique agricole commune (PAC) afin de promouvoir une agriculture moins productiviste qui garantisse une alimentation de qualité tout en préservant l’environnement et en sauvegardant l’emploi dans nos campagnes.

Monsieur Gauffier, vous allez nous dire ce qu’il faut faire face à l’alimentation industrielle, ce qu’elle peut encore représenter comme potentiel mais aussi comment il conviendrait, selon l’ONG que vous représentez, de la réorienter.

Vous nous préciserez également ce que conçoit le WWF quand il met en avant la notion de « système alimentaire durable ». Quels seraient les traits constitutifs du système alimentaire durable que vous prônez pour un pays comme la France, qui demeure l’un des premiers producteurs agricoles mondiaux ?

Nous allons, dans un premier temps, vous écouter au titre d’un exposé liminaire d’une quinzaine de minutes. Puis, dans un second temps, je vous poserai différentes questions avant de céder la parole à ma collègue Michèle Crouzet, rapporteure de la commission d’enquête, puis aux membres de la commission qui souhaiteront vous interroger.

Mais, tout d’abord, je vous invite à prêter serment conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958.

(M. Arnaud Gauffier prête serment.)

M. Arnaud Gauffier, responsable du programme « Systèmes alimentaires durables » à WWF France. Monsieur le président, je vous remercie d’offrir à notre organisation l’opportunité de donner son avis sur l’important sujet de l’alimentation et, en particulier, de l’alimentation industrielle, qui a été de nouveau au cœur de l’actualité la semaine dernière.

Comme vous l’avez indiqué, le WWF s’implique fortement sur le sujet de l’alimentation industrielle, qui peut paraître assez éloigné de nos activités historiques que sont la protection des animaux et celle de la nature. Mais lorsqu’on sait que 70 % de la déforestation ou de la perte d’écosystème naturel au niveau mondial est causée par l’extension des terres agricoles et donc, indirectement, par nos modes de production et de consommation alimentaires, on voit bien que tel n’est pas le cas.

Pour préserver les espaces naturels sauvages et sauver des espèces menacées comme l’orang-outang, l’éléphant ou, en Amérique du Sud, le jaguar, il est essentiel de travailler sur les questions alimentaires et agricoles et particulièrement sur celle de l’alimentation industrielle.

Qu’entend-on par alimentation industrielle ? Cette notion n’est pas univoque car elle peut désigner une alimentation fabriquée dans des usines à partir de produits ultra-transformés ayant nécessité l’intervention de nombreux intermédiaires, mais aussi une alimentation issue de l’agriculture dite « industrielle ».

Elle revêt donc une certaine complexité, puisqu’une alimentation industrielle très transformée peut être issue de produits à l’origine très sains, comme c’est le cas pour certains produits végétaux issus de l’agriculture biologique qui, après avoir été transformés, n’ont plus que de piètres qualités nutritionnelles.

Je vais centrer mon exposé sur l’impact environnemental causé par l’alimentation industrielle, puisque les intervenants que vous avez déjà auditionnés ont dû traiter en profondeur la partie nutritionnelle et l’influence de l’alimentation industrielle dans le développement des maladies non transmissibles.

Les impacts environnementaux de l’alimentation ultra-transformée sont essentiellement causés par la production agricole. Ceux causés par le process industriel sont moindres car l’industrie agroalimentaire a fait ces dernières années de gros efforts pour maîtriser ses consommations d’eau et d’énergie et limiter ses émissions de CO2, dans le but d’améliorer sa compétitivité face à la concurrence mondiale.

On considère généralement que 80 % des impacts environnementaux sont dus à l’amont agricole plutôt qu’à la transformation et à la distribution. En revanche, parce qu’il produit des aliments qui doivent avoir des qualités constantes tant pour l’aspect et le goût que pour la valeur nutritionnelle, le système agroalimentaire industriel exige une standardisation très poussée des matières premières agricoles qui lui sont fournies.

Cette exigence est l’une des causes des impacts environnementaux puisque, pour assurer le niveau uniforme de qualité – parler de propriété serait plus exact – que nécessite la production agricole, il est nécessaire de faire un usage massif de pesticides et d’engrais azotés et de recourir à des techniques agricoles de plus en plus standardisées.

Les conséquences de ces techniques agricoles sont connues : une diminution de 30 % de la population d’oiseaux des champs au cours des quinze dernières années et de 80 % de celle des insectes selon une étude allemande parue il y a quelques mois, ainsi qu’une uniformisation des paysages due à la culture de plus grandes surfaces selon des méthodes fortement standardisées.

Je donnerai quelques exemples de cette standardisation des matières premières. Dans les supermarchés ne sont vendues que des bananes entièrement jaunes, sans aucune tache ni trace de coups, qui sont semblables aux bananes en plastique servant à jouer à la dinette ! Pour obtenir des bananes comme celles-là, il faut employer des doses importantes de pesticides. Pourtant, ces petites taches brunes sur la peau des bananes sont naturelles et, étant donné l’épaisseur de la peau de ce fruit, elles n’altèrent ni son goût ni ses propriétés nutritionnelles.

Avec certaines entreprises avec lesquelles nous travaillons, comme la Compagnie fruitière, nous avons pu démontrer que si la grande distribution acceptait d’offrir aux consommateurs des bananes piquées de quelques taches brunes, la quantité de pesticides utilisée dans les champs pourrait facilement être diminuée de 70 %.

De même, produire des blés qui soient facilement panifiables ou utilisables par l’industrie agroalimentaire nécessite d’utiliser des variétés qui soient constantes.

En France, on ne cultive plus qu’une dizaine de variétés de blés, et ces variétés sont pour la plupart très sensibles aux attaques de parasites et de champignons. Leur culture oblige de surcroît à utiliser des raccourcisseurs de paille servant à limiter la hauteur des blés afin de les moissonner plus aisément et d’éviter le phénomène de « verse » lors des fortes tempêtes, car ces blés sont si productifs que leurs épis, trop lourds, tombent sous l’effet du vent ou de fortes pluies.

Ce sont là quelques exemples des effets délétères de la standardisation de l’alimentation sur les matières premières agricoles.

Cette standardisation a de surcroît pour résultat d’encourager l’industrie agroalimentaire à proposer aux agriculteurs des prix d’achat toujours plus bas. Il ne faut d’ailleurs pas jeter la pierre uniquement à l’industrie agroalimentaire. Le système de la grande distribution a aussi une part de responsabilité en raison de la pression qu’elle exerce sur les producteurs agricoles mais aussi sur les grandes marques nationales de l’agroalimentaire.

Ces prix de plus en plus bas se répercutent sur les agriculteurs français ainsi que sur les agriculteurs qui, au niveau mondial, fournissent l’industrie agroalimentaire.

Ils ne les incitent pas non plus à mettre en place des pratiques agricoles « vertueuses », meilleures pour l’environnement et plus économes en ressources naturelles, et ce d’autant moins que l’environnement n’entre malheureusement pas dans les comptabilités des entreprises et encore moins dans celles des exploitations agricoles.

Un dernier effet de la standardisation de nos modes d’alimentation et des matières premières agricoles destinées à l’industrie agroalimentaire est que le consommateur final n’a plus de contact avec les modes de production agricole et avec l’agriculture, les transformations successives des produits agricoles initiaux ayant totalement modifié leurs propriétés.

 Quand on mange un produit ultra-transformé comme une barre chocolatée
– j’aurais aussi pu citer une pâte à tartiner, mais sa composition commence à être connue – il est extrêmement difficile de faire un rapprochement avec les modes de production des matières premières agricoles. La liste de ses ingrédients est déjà assez obscure, mais connaître la provenance des ingrédients, leurs modes de production et leurs impacts environnementaux est pour le consommateur encore plus complexe.

Ces aliments très transformés « coupent » ainsi le consommateur de l’agriculture et de l’origine de la production agricole et ne lui permettent pas d’en connaître l’impact environnemental et socio-économique.

Ce mode d’alimentation génère peut-être aussi inconsciemment une plus grande propension au gaspillage, puisque les consommateurs ne sont plus informés de la manière dont l’alimentation est produite, ni de ses effets négatifs ou positifs tant au niveau socio-économique qu’au niveau local.

Comme l’alimentation, dont le coût est toujours plus bas, représente en France à peine un peu plus de 10 % du budget des ménages, le gaspillage alimentaire de ces derniers ne diminue que très peu. Si la réglementation sur le gaspillage alimentaire de la grande distribution est désormais assez efficace, le gaspillage des ménages reste en effet très élevé : chaque Français jetant en moyenne un peu plus de 30 kilos de nourriture par an, dont une partie encore emballée.

Veillons cependant à ne pas trop noircir le tableau car l’industrialisation de l’alimentation a aussi des effets bénéfiques.

D’abord, la presque totalité de la production de matières premières agricoles est utilisée à des fins alimentaires ou autres, ce que l’agriculture ne faisait pas auparavant. Car notre système agricole est l’une des industries, permettez-moi de l’appeler ainsi, qui gaspille le moins de matière première au monde puisque tout ce qu’elle produit est recyclé, que ce soit pour fertiliser les exploitations agricoles, pour fabriquer des biomatériaux ou produire du biogaz, de la méthanisation et du compost.

Il en va de même pour l’industrie agroalimentaire qui, en recherchant tous ses coûts cachés afin d’atteindre un meilleur niveau de compétitivité, s’efforce de réemployer l’ensemble des sous-produits qu’elle génère en faisant de la méthanisation et du compost ou en les utilisant pour l’alimentation animale, entre autres. L’optimisation des process industriels permet ainsi de limiter le gaspillage.

Un autre aspect positif de l’industrialisation de l’alimentation tient aux effets d’échelle dans l’industrie. La massification de la production et de la distribution alimentaires entraîne en effet une importante diminution de l’émission de gaz à effet de serre et une optimisation des ressources.

A contrario, l’alimentation en circuit court, particulièrement la vente directe à la ferme, peut générer contre toute apparence des émissions de gaz à effet de serre considérables. Si vous prenez votre voiture pour aller acheter votre kilo de pommes dans une exploitation agricole, votre poulet dans une seconde et votre pack de yaourts dans une troisième, les émissions induites par ce mode de consommation seront colossales !

Je caricature peut-être un peu mais, rapportées au kilo d’alimentation, ces émissions sont en tout cas nettement plus importantes que celles que produit un « plein » de courses dans une grande surface, une fois par semaine ou par mois. Le WWF promeut la vente directe mais à la condition qu’elle soit bien organisée et permette d’éviter l’effet pernicieux qu’est l’émission de gaz à effet de serre générée par les nombreux déplacements des consommateurs.

Ainsi, la généralisation de l’agriculture industrielle a l’avantage d’utiliser moins de ressources agricoles, cet avantage étant contrebalancé par ses impacts environnementaux.

Je terminerai sur un impact environnemental qui importe particulièrement au WWF. L’alimentation en France, qu’elle soit industrielle ou non, a des conséquences qui vont bien au-delà de la diminution du nombre d’oiseaux des champs ou d’insectes dans notre seul pays puisque nous importons massivement des matières premières agricoles pour notre système agroalimentaire.

Chaque année, la France importe 3,6 millions de tonnes de soja, majoritairement d’Amérique du Sud. Ce soja importé est l’une des causes majeures de la déforestation et de la conversion d’écosystèmes naturels telles que les savanes du Cerrado et du Gran Chaco, entraînant une perte de biodiversité et des émissions de gaz à effet de serre. Nous nous efforçons de mettre à l’ordre du jour de la Stratégie nationale de lutte contre la déforestation importée (SNDI), ce problème majeur mais mal connu.

Notre pays importe également de plus en plus d’huile de palme pour nourrir les humains et les animaux, et de plus en plus aussi, malheureusement, pour « nourrir » les voitures. On vient d’apprendre que, l’an passé, l’Europe a utilisé plus de 50 % de sa consommation d’huile de palme à des fins non alimentaires. Pour la première fois de son histoire, l’Europe importe plus d’huile de palme pour faire rouler des voitures ou produire de l’électricité que pour nourrir les humains !

La France importe aussi beaucoup de blé et de céréales. Nous exportons des quantités importantes de blé, mais qui ne sont pas de même qualité. La course au rendement amène en effet la France à produire certaines années des blés qui n’ont pas les propriétés permettant, par exemple, la panification, ce qui nous oblige paradoxalement à importer des blés pour fabriquer du pain français.

Et nous allons peut-être importer plusieurs dizaines de milliers de tonnes supplémentaires de bœuf en provenance d’Amérique du Sud malgré un risque majeur de conversion de l’écosystème et de déforestation pour les pays exportateurs.

Les dégradations environnementales ne concernent donc pas uniquement notre environnement proche et « franco-français ». De façon générale, le système agro-industriel a des impacts planétaires dus à notre consommation ainsi qu’à nos exportations de produits agroalimentaires et à notre politique en faveur des agrocarburants.

Puisque ces impacts sont désormais mondiaux, le WWF entend agir au niveau des grandes chaînes d’approvisionnement mondiales afin que les matières premières importées qui sont utilisées par notre système agroalimentaire, comme l’huile de palme et le soja, ne soient plus un facteur de déforestation ou de conversion d’écosystèmes.

Ces impacts mondiaux ne sont cependant pas seulement causés par l’alimentation industrielle mais ils peuvent aussi résulter des circuits courts et de l’alimentation de proximité.

Il en a déjà été question mais je vais donner un dernier exemple. Un poulet fermier, ou un poulet que vous avez acheté à un agriculteur près de chez vous, peut avoir été nourri avec du soja en provenance d’Amérique du Sud, qui a été transporté sur 15 000 kilomètres et dont la culture a concouru à la déforestation. Ce poulet reste un poulet local, ayant grandi et ayant été abattu en France, mais il a généré des impacts globaux.

Aussi entendons-nous intervenir à la fois sur les impacts locaux et sur les effets induits au niveau mondial. Pour atténuer les impacts du système alimentaire à ce dernier niveau, l’une des clefs est d’agir sur le type d’alimentation qui atteint le plus l’environnement, la consommation de protéines animales.

Diminuer sa consommation de protéines animales en leur substituant des protéines végétales ne signifie pas devenir végétarien. Cela signifie manger moins de viande et de la meilleure viande, issue de l’agriculture biologique et n’ayant pas causé de dommages environnementaux comme la déforestation ou la conversion d’écosystèmes. Car si toute production alimentaire a des impacts environnementaux, il est néanmoins possible de les minimiser.

Vous avez d’ailleurs souhaité avoir l’avis du WWF sur les systèmes alimentaires durables qui sont des systèmes alimentaires minimisant l’ensemble des impacts environnementaux, tant à l’échelle globale qu’à l’échelle locale.

Le WWF ne se fait pas l’apôtre d’une relocalisation isolée du système alimentaire international. Les échanges et les flux alimentaires sont désormais mondiaux, et véhiculer l’idée que la France pourrait être autosuffisante sur le plan alimentaire n’est guère responsable : nous dépendons en effet de nos importations, comme d’autres pays dépendent de nos exportations.

Un système alimentaire durable maximise la relocalisation de l’alimentation tout en essayant d’aller vers une alimentation par bassins régionaux et qui soit diversifiée en permettant une déspécialisation des régions agricoles françaises tout en réintroduisant des productions oubliées ou qui ne sont plus faites.

L’Île-de-France n’a ainsi plus aucun élevage et ne dispose que de très peu de maraîchers, alors qu’au début du XXe siècle Paris était quasiment autosuffisant en légumes. La recréation d’une ceinture maraîchère autour de Paris ferait complètement sens.

Il s’agit donc sortir de cette hyperspécialisation des régions en réintroduisant des productions locales et en encourageant une diversification des productions, tout en gardant à l’esprit qu’une métropole comme l’Île-de-France, qui compte 12 millions d’habitants, ne sera jamais entièrement autosuffisante. Elle sera nécessairement connectée à d’autres régions françaises et même à d’autres régions du monde pour assurer à la fois son alimentation et la pérennité de son système alimentaire.

WWF France veut ainsi maximiser la production locale et la rendre le plus possible durable. Pour toutes les matières premières agricoles importées, nous souhaitons faire naître les conditions pour que ces matières premières ne causent pas de déforestation ou d’autres impacts environnementaux et soient autant que possible produites selon les normes en vigueur dans l’Union Européenne.

À cet égard, nous ne pouvons que considérer que l’Accord économique et commercial global (CETA) signé récemment, qui va conduire à importer plusieurs dizaines de milliers de tonnes de viande majoritairement issue de la déforestation et ne répondant pas aux normes qui ont cours pour l’élevage français, est une aberration lorsqu’on veut défendre les productions françaises.

M. le président Loïc Prud'homme. Nous vous remercions pour cet exposé assez exhaustif sur les impacts environnementaux de notre système alimentaire. Ce sujet n’avait que peu été abordé jusqu’ici dans le cadre de la commission d’enquête.

Je souhaite revenir sur l’un des points dont vous avez parlé en vous posant une question qui concerne plus particulièrement la législation.

Pour réorienter notre système alimentaire, faut-il selon vous surtout valoriser les externalités positives avec des mesures favorisant la relocalisation et le respect de l’environnement ? Ou faut-il plutôt mettre en place un encadrement législatif plus contraignant envers la déforestation importée et toutes les atteintes environnementales ?

L’une de ces pistes vous paraît-elle plus efficace, ou conviendrait-il plutôt de recourir à leur combinaison ?

J’aimerais aussi avoir votre opinion sur le glyphosate dont il a été question récemment dans l’actualité ainsi que sur les États généraux de l’alimentation (EGA), auxquels WWF a participé. Pascal Canfin a en effet tenu des propos assez réservés sur le bilan concret de ces États généraux.

M. Arnaud Gauffier. Avec le recul, on peut penser qu’il avait raison !

M. le président Loïc Prud'homme. C’est ce que vous allez nous expliquer.

M. Arnaud Gauffier. Tout d’abord, pour répondre à votre question sur la réorientation de notre système alimentaire, je dirai qu’il faut jouer sur les deux leviers.

La valorisation des externalités positives est extrêmement importante. On peut notamment faire en sorte que les entreprises commencent à introduire la notion de capital naturel dans leur comptabilité, de même qu’elles utilisent maintenant depuis des décennies celle de capital financier.

Se demander quel est l’impact de l’activité d’une entreprise sur le capital naturel pourrait en effet être une voie à explorer afin de montrer que certaines entreprises sont clairement en déficit, voire en banqueroute, du point de vue de l’utilisation de leur capital naturel.

Il serait aussi intéressant de dépoussiérer la comptabilité agricole pour faire en sorte qu’elle cesse de pousser au surinvestissement. Introduire la notion de capital naturel dans cette comptabilité permettrait également de comparer une production conventionnelle et une production biologique.

Comme vous le savez, une carotte conventionnelle est vendue aujourd’hui moins cher qu’une carotte biologique. Mais si l’on répercute les coûts environnementaux sur leurs prix, la carotte conventionnelle risque d’être cette fois nettement plus chère. Ce pourrait constituer, dans un premier temps, un effet d’affichage, sans transfert de coûts au consommateur. Cet effet d’affichage peut aussi être le moyen de jouer sur la rémunération des agriculteurs grâce, par exemple, aux primes de la PAC.

Ces externalités positives ne sont pas encore assez prises en compte et elles ne sont pas suffisamment reconnues par la PAC. Quelques essais ont été faits dans le cadre de la PAC précédente, comme le verdissement du premier pilier qui n’a eu que des effets environnementaux marginaux car les mesures étaient trop générales et posaient des exigences qu’il était trop facile de satisfaire.

La prochaine PAC devrait laisser une plus grande marge de manœuvre aux États membres. Si, dans ce cadre, la France introduisait une rémunération des externalités positives pour les agriculteurs, ce serait de notre point de vue un grand pas.

Le président Macron a d’ailleurs promis 200 millions d’euros pour la rémunération des services environnementaux lors de la campagne présidentielle. Il n’en a plus été question depuis, mais j’espère que nous pourrons quand même en discuter prochainement. Ce montant pourrait permettre de mener une expérimentation de rémunération des services environnementaux pour les agriculteurs mais aussi pour certaines industries qui mettent en place des mesures vertueuses d’approvisionnement, soutiennent l’objectif « zéro déforestation » etc.

Le levier réglementaire a également son importance pour « faire bouger » les acteurs du secteur qui ne le souhaitent pas. Car s’il y a toujours des acteurs qui se portent volontaires pour mettre en œuvre des mesures non réglementaires, il est nécessaire de recourir à la réglementation pour faire avancer la masse de ceux qui ne suivent pas ces acteurs leaders.

La voie réglementaire, comme on l’a constaté les dernières semaines, reste cependant complexe car il existe toujours de fortes réticences de la part des agriculteurs à l’égard de la réglementation. Mais il faut voir aussi que l’agriculture est soumise à beaucoup de réglementations. Il y aurait donc peut-être un peu de toilettage et de simplification réglementaires à faire. C’est d’ailleurs l’esprit de la réforme de la prochaine PAC.

Cette réforme suscite néanmoins beaucoup d’interrogations et d’inquiétudes. Mais il faut reconnaître que le travail d’agriculteur, du point de vue réglementaire et du point de vue du respect des normes, n’est pas non plus facile. Certaines normes ont même des effets indésirables en sortant du système des agriculteurs vertueux mais qui n’ont pas les moyens de faire une mise aux normes ou de suivre des réglementations faites pour une agriculture industrielle et des systèmes agro-industriels.

Il faut donc veiller à ce que les mesures réglementaires soient adaptées à tous les types d’agriculture que l’on souhaite défendre.

M. le président Loïc Prud'homme. Nous avons bien reçu le message.

Je voudrais revenir sur l’un de vos propos qui pourrait sembler anecdotique mais qui m’a paru particulièrement intéressant. Vous avez parlé de l’utilisation massive de pesticides et de la standardisation de la production à partir de l’exemple des blés industriels de panification et de l’aspect des fruits et légumes.

Selon vous, quelle est la part de l’aspect de la nourriture dans cette standardisation ? La demande de standardisation de la grande distribution tient-elle surtout à ces questions d’aspect ? Ou a-t-elle plutôt une cause technique liée à la nécessité que le blé, par exemple, soit panifiable ? Car si l’aspect des fruits était le facteur majeur, il y aurait là un enjeu d’éducation.

Les leviers permettant de jouer sur chacun de ces volets sont peut-être en tout cas différents.

M. Arnaud Gauffier. Je vous remercie pour cette question car je souhaitais en effet développer ce sujet.

Les règles d’agréage – c’est le terme – des grandes surfaces concernant les produits bruts que sont les fruits et légumes jouent un grand rôle dans l’utilisation de pesticides. C’est une évidence.

J’ai donné l’exemple de la banane mais il en va de même pour la pomme. Avoir des pommes complètement lisses, brillantes, sans une seule tache, sans tavelure, n’est absolument pas naturel et demande une utilisation massive de pesticides.

L’éducation du consommateur est, sur ce point, capitale, et la grande distribution a dans cette éducation un rôle majeur à jouer. L’Éducation nationale doit certes apprendre aux enfants qu’une pomme n’a pas à être brillante et lisse. Mais le secteur de la grande distribution doit aussi rééduquer le consommateur.

Plusieurs initiatives ont été lancées par des distributeurs comme les fruits et légumes moches il y a quelques temps. Mais ces initiatives qui n’ont pas eu de suite tenaient plus du « coup de pub » que de l’effort à long terme.

Il serait intéressant de voir se généraliser la vente de fruits et légumes moches parce qu’ils ont des formes un peu bizarres mais aussi parce qu’ils présentent des taches ou d’autres défauts. Je ne crois pas que ces défauts seraient un problème pour le consommateur.

Il est tout à fait possible de dire au consommateur : « Voilà, votre pomme a quelques taches mais, si vous la pelez, elle n’a absolument plus aucune différence avec une pomme belle et brillante comme celle de Blanche-Neige. Mais sachez que cette pomme qui a des taches a reçu deux fois moins de traitements. » Le consommateur me semble prêt à entendre ce message.

Concernant les propriétés industrielles des matières premières – on peut les appeler ainsi – destinées à être transformées, le changement est autrement difficile puisqu’il s’agit de faire évoluer des process industriels. L’industrie agroalimentaire a beaucoup optimisé ses process de production pour optimiser les coûts dans le cadre d’une compétition au niveau mondial.

Changer les process de fabrication des aliments industriels sera donc beaucoup plus complexe.

M. le président Loïc Prud'homme. Je vous remercie pour votre réponse.

Je voulais revenir sur le sujet des régimes alimentaires, notamment des modes de consommation responsables.

On note des tendances lourdes dans l’évolution des modes de consommation, en particulier la part importante de l’alimentation industrielle. Comment une inflexion de ces habitudes alimentaires est-elle selon vous possible ?

Je souhaiterais aussi entendre votre analyse du Programme national nutrition santé (PNNS), révisé pour la période 2017-2021 à la fin de l’année dernière. Pouvez-vous nous proposer des comparaisons internationales sur ce sujet de la réorientation et de remodelages de nos habitudes alimentaires, notamment en ce qui concerne la diminution de la consommation de protéines carnées ?

On sent bien que cette idée est aussi en train faire son chemin dans la société française.

M. Arnaud Gauffier. Le volet des protéines animales, et pas uniquement des protéines carnées puisque la consommation de poisson est aussi un problème majeur, n’est pas traité de façon satisfaisante par le PNNS.

Celui-ci recommande toujours de manger au moins une fois par semaine un poisson gras, surtout pour l’aspect nutritionnel qu’est l’apport en oméga-3.

Les ressources halieutiques sont cependant dans un état tel que continuer à préconiser de manger du poisson essentiellement pour l’apport en oméga-3 ne nous paraît pas une bonne recommandation. En effet, cette recommandation ne permet pas le renouvellement et la préservation des stocks de poisson au niveau mondial.

Il n’en va pas différemment pour les poissons gras issus de l’aquaculture, qui sont majoritairement des poissons carnassiers, mangeant du poisson, et qui nécessitent donc de la pêche minotière pour être nourris. Les impacts de l’élevage de saumon ou de bars sont donc identiques à ceux de la pêche, voire pires.

Or, l’apport d’omega-3 peut se faire par d’autres canaux comme une part plus importante d’huiles de colza ou de tournesol non raffinées, qui sont très riches en oméga-3, ou des apports en produits animaux issus d’élevages raisonnés. Une vache élevée à l’herbe produira un lait beaucoup plus riche en oméga-3 qu’une vache alimentée avec du soja et de l’ensilage de maïs.

Les recommandations du PNNS portant sur les apports en viande n’ont pas non plus suffisamment évolué. On pourrait très facilement remplacer chaque semaine dans notre alimentation une part de viande par une part de protéines végétales. C’était ce que proposait l’amendement en faveur des menus végétariens dans les cantines scolaires, qui n’a malheureusement pas été adopté alors qu’il aurait été un bon moyen pour engager la transition vers une alimentation plus végétale.

On nous a opposé l’argument du choix des enfants. Mais il ne faut pas se leurrer, les enfants des écoles n’ont guère le choix et, s’ils ne veulent pas manger de viande, ils mangent plus de légumes. Introduire au moins une fois par semaine dans les menus des cantines une légumineuse ou des protéines végétales qui, lorsqu’elles sont bien cuisinées, sont aussi bonnes que de la viande, permettrait de commencer à enclencher cette transition.

L’innovation technologique a aussi un rôle à jouer pour réhabiliter les protéines végétales. C’est une évidence : on ne mange plus comme on mangeait au début du XXe siècle, car les consommateurs ont moins le temps de cuisiner qu’alors. Je connais peu de personnes qui achètent des pois chiches secs et passent 48 heures à les réhydrater.

L’innovation technologique a donc son mot à dire pour que les protéines végétales soient un peu plus intéressantes en rendant leur utilisation plus facile, en améliorant leur goût ou en fabriquant de la « simili-viande » afin d’amener les « vrais carnivores » à une alimentation plus végétale.

La conserve peut aussi être le moyen de réhabiliter les protéines végétales. Je parlais des pois chiches. Aujourd’hui, tout le monde achète ses pois chiches en conserve humide, ce qui ne nécessite pas de les réhydrater. Les lentilles peuvent également être achetées en conserve humide, prêtes à manger ou à cuire.

La technologie alimentaire a donc des aspects positifs lorsqu’elle ne propose pas des aliments à base végétale très transformés et comportant tant d’additifs que, sur le plan nutritionnel, ils sont parfois plus délétères que les protéines animales !

M. le président Loïc Prud'homme. Les nutritionnistes que nous avons auditionnés ont fait un exposé sur ce sujet.

Je cède la parole à notre rapporteure.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. J’ai noté ce que vous avez dit, M. Gauffier, et je souhaite approfondir certains éléments dont vous avez parlé, mais aussi revenir sur les questions que j’avais prévu de vous poser.

D’abord, je vous remercie pour votre exposé sur des sujets qui intéressent depuis quelques temps l’opinion. Nous ne pouvons que faire le constat que notre biodiversité se meurt, et il est bon que nous puissions commencer à agir.

Mon collègue Loïc Prud’homme a rappelé que le Haut Conseil de la santé publique (HCSP) a actualisé en mars 2017 la liste des repères nutritionnels dans le PNNS pour la période 2017-2021. Le HCSP a notamment recommandé de revoir à la baisse notre consommation de viande qui doit être au plus de 500 grammes par semaine et non de 200 ou 300 grammes par jour, de privilégier les fruits et légumes, les légumineuses et les produits céréaliers complets cultivés selon des modes de production diminuant l’exposition aux pesticides, et de limiter, surtout, le gras, le sel et le sucré dans notre alimentation.

Quelle analyse le WWF fait-il de cette révision du PNNS ? Vous semble-t-il qu’elle aille assez loin au regard des enjeux environnementaux et sociaux et actuels ?

Je souhaite connaître votre position sur ces recommandations et plus généralement sur les politiques publiques de notre pays en matière d’alimentation et d’environnement. Ces politiques publiques vous semblent-elles à la hauteur des enjeux ? Quelles sont selon vous les urgences ou les principales priorités ?

Le gaspillage alimentaire représente également un problème important sur lequel je souhaite revenir. On produit beaucoup et de façon intensive mais le gaspillage alimentaire, dont vous avez parlé, est aujourd’hui une catastrophe humanitaire.

Environ 30 % de l’alimentation produite finit à la poubelle et, lorsque les produits jetés sont encore emballés, l’impact environnemental est terrible. Les industries agroalimentaires doivent s’engager dans la lutte contre le gaspillage alimentaire qu’elles causent. Estimez-vous qu’elles soient sensibilisées à cette exigence et qu’elles fassent suffisamment d’efforts pour réduire le gaspillage alimentaire ?

De nombreuses start-up dont l’objectif est de rendre l’industrie agroalimentaire plus responsable ont émergé. Parmi d’autres très belles initiatives, on peut citer Tool 4 Food qui cherche à optimiser les capacités de production des industriels en les incitant à segmenter leur savoir-faire pour créer une offre dans les périodes de basse saison.

Vous avez également parlé de circuit court. Mais une différence doit être faite entre circuit court et circuit local. Une pomme qui provient du bout du monde est en circuit court si elle a un seul intermédiaire, alors que le circuit local renvoie à des aliments que l’on produit et mange localement.

M. Arnaud Gauffier. Tout à fait !

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Les Vergers de Noslon, dans ma circonscription, produisent des pommes et, comme beaucoup de cultures, ce ne sont pas des cultures bio. Ces pommes reçoivent vingt-trois ou vingt-quatre traitements successifs, c’est beaucoup.

M. Arnaud Gauffier. La moyenne est de cinquante !

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Cette exploitation est donc un peu plus vertueuse que la moyenne !

Ces pommes sont stockées dans des réfrigérateurs, en sorte qu’on peut les manger toute l’année. Cet exemple m’amène à une question sur les produits de saison. Les pommes que nous mangeons actuellement sont conservées dans des réfrigérateurs depuis septembre de l’an passé. Elles seront vendues jusqu’en juillet, tant que les réfrigérateurs sont encore pleins.

La pomme de saison, quant à elle, provient du Chili. Il faudrait faire un calcul pour comparer les empreintes carbone respectives de ces pommes mais il n’est pas certain que notre produit local soit plus vertueux que la pomme du Chili, si elle a été produite dans de bonnes conditions.

M. Arnaud Gauffier. … Ce n’est pas évident.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Ce n’est pas simple, vous avez raison, et vous l’avez montré avec l’exemple des poulets dont on ne sait pas avec quoi ils ont été nourris. Il n’est malgré tout pas trop tard pour changer les habitudes en incitant les agriculteurs à produire autrement et les consommateurs à manger des produits de saison.

Je suis tout à fait d’accord avec vous sur les menus végétariens et sur l’effet positif qu’ils peuvent avoir. J’ai voulu mettre en place à l’Assemblée nationale un repas végétarien, au moins une fois par semaine, sur le modèle de ce que font de nombreuses collectivités. Mais il a finalement paru préférable de ne pas l’imposer.

Je regrette aussi que trop de cantines ne proposent qu’un menu unique, parce que ce sont de petites cantines et que le fait de proposer des protéines végétales n’est pas encore entré dans les mœurs.

On note des progrès mais il faut soutenir les produits à base de protéines végétales qui sont importantes pour la santé et l’environnement car ils nécessitent peu de pesticides et qui peuvent de surcroît favoriser l’agriculture française.

M. Arnaud Gauffier. Il y a effectivement beaucoup à dire.

Concernant la révision du PNNS, nous considérons que le volet « poisson » est décevant. La révision n’est pas non plus allée suffisamment loin sur le volet « produits laitiers ». Il aurait fallu envisager pour ces produits des recommandations semblables à celles qui ont été faites pour la viande.

Les recommandations sur la consommation de produits laitiers restent en France très élevées, puisqu’elles préconisent de manger trois produits laitiers par jour. Il n’est pas non plus tenu suffisamment compte des types de produits laitiers consommés, le fromage n’ayant pas les mêmes impacts nutritionnels et environnementaux que le yaourt frais. Le fromage entre également dans la catégorie des produits gras et salés, dont on essaie de limiter la consommation. Des distinctions seraient donc à faire, et les recommandations sur les produits laitiers pourraient être plus claires.

Les nouvelles recommandations présentent en revanche l’intérêt de mieux cibler la viande cachée dans les produits transformés, en particulier les charcuteries. Celles-ci ont été directement mises en avant par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) dans son rapport sur l’évolution des recommandations, et par l’École des hautes études en santé publique (EHESP).

En effet, lorsque vous demandez à un consommateur d’évaluer sa consommation hebdomadaire de viande, il pense tout de suite au steak mais très rarement au saucisson de consommé à l’apéritif ou à la viande qui était cachée dans le plat transformé qu’il a consommé à midi à son travail.

Les recommandations sur la consommation de viande évoluent dans le bon sens. Elles pourraient cependant être encore plus précises en envisageant le cas de la viande très transformée, particulièrement la charcuterie. Beaucoup d’efforts restent à faire pour diminuer la consommation de ces produits souvent très gras et très salés dont la gamme ne cesse de s’étoffer.

Une autre de vos questions portait sur les urgences et les priorités à définir pour le système alimentaire en général. S’il faut choisir une seule urgence, je dirais que, du point de vue « franco-français », c’est la biodiversité. Les impacts de l’agriculture française et du système alimentaire français sur la biodiversité doivent impérativement être stoppés et ils doivent être minimisés le plus rapidement possible.

La diminution des gaz à effet de serre produits par l’agriculture est également essentielle mais elle n’a pas le même caractère d’urgence.

Réduire les conséquences sur la biodiversité de l’utilisation des pesticides et de la destruction très rapide de certains milieux emblématiques comme les zones humides doit représenter la priorité.

Je souhaite dire à ce sujet que la destruction des prairies permanentes, qui sont à la fois des stocks de carbone et des réservoirs de biodiversité, est liée à la crise du lait. Parce que la production de lait n’est plus bénéficiaire, les agriculteurs retournent des prairies permanentes pour cultiver des céréales.

La priorité législative est donc de minimiser les impacts du système alimentaire français sur la biodiversité française mais aussi sur la biodiversité mondiale.

Plusieurs initiatives vont déjà dans ce sens. J’ai parlé de la Stratégie nationale de lutte contre la déforestation importée (SNDI). Nous espérons qu’elle sera suffisamment ambitieuse pour contribuer à lutter contre ces impacts environnementaux, même si l'autorisation d'exploitation donnée récemment à la « bio » raffinerie de La Mède n’est pas un signal très positif. La prise en compte de la biodiversité dans les accords de libre-échange est aussi un volet essentiel.

Concernant le gaspillage alimentaire, beaucoup de start-up et d’initiatives viennent d’être lancées, que nous suivons d’assez près et que nous soutenons. Le WWF est aussi en train de créer une application smartphone sur les modes de vie durables qui sera lancée prochainement.

En montant des partenariats avec ces start-up dont l’activité concerne le gaspillage alimentaire, le WWF cherche à toucher, au-delà de ses donateurs, le plus de monde possible. Vous avez cité une start-up qui travaille avec le secteur agroalimentaire. D’autres start-up, par exemple Too Good To Go, s’adressent au consommateur en l’aidant à diminuer son gaspillage alimentaire et en revalorisant des aliments qui sans elles auraient été jetés à la poubelle.

Le numérique, dont j’ai peu parlé, peut aussi permettre de minimiser les impacts de notre système alimentaire. Utilisé par le consommateur final, le numérique l’aide à lutter contre le gaspillage, à surveiller sa consommation de protéines animales et à porter un regard plus scientifique sur ce mode d’alimentation, entre autres.

Le numérique peut aussi permettre à l’agriculture de limiter certains de ses impacts, à condition qu’il ne soit pas seulement destiné à des exploitations industrielles ou dégageant suffisamment de marge financière pour pouvoir acquérir ces outils qui restent relativement coûteux.

Il me faut aussi revenir sur le sujet des productions locales. Au cours de mon exposé préliminaire, j’ai un peu confondu le local et les circuits courts mais nous sommes d’accord, il s’agit de deux réalités différentes.

Vous m’avez interrogé sur les impacts respectifs de la pomme locale et de la pomme du Chili. À prendre uniquement en compte l’impact carbone, la pomme locale peut en effet générer plus d’émissions de CO2 que la pomme chilienne.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Parce que la pomme locale est hors saison !

M. Arnaud Gauffier. Parce qu’elle est hors saison, en effet. Cependant, en étant alimentés par l’énergie nucléaire, les réfrigérateurs émettent assez peu de CO2. Et la massification du transport des pommes chiliennes, qui se fait par bateaux puis par la route dans des poids lourds, est telle que, rapportées à la pomme, les émissions de CO2 sont là aussi assez faibles.

C’est pourquoi le WWF a à cœur de ne pas envisager les impacts environnementaux sous le seul prisme des émissions de CO2. Pour apprécier l’effet environnemental d’une production, il importe d’avoir une vision globale de l’ensemble des externalités positives ou négatives. Car, à évaluer la durabilité d’une production à partir des émissions de CO2, le risque est grand de tomber dans des extrêmes !

Prenons l’exemple du bœuf. Un steak provenant d’un bœuf élevé dans un feed lot d’Amérique du Sud a un impact carbone parfois moins élevé qu’un steak de bœuf français. Mais le steak de bœuf français a généré des impacts positifs en matière d’emploi, de paysage, de maintien des populations au niveau local, de dynamique territoriale, de biodiversité, etc. Tous ces effets sont à prendre en compte.

Pour finir sur les collectivités, il est vrai que certaines sont passées à un menu végétarien hebdomadaire, souvent pour trouver une solution à des problèmes religieux mais aussi pour des questions de coût.

Le coût doit être pris en compte car, en proposant plus de menus à base végétale, les collectivités pourraient améliorer sensiblement la qualité des aliments proposés et, éventuellement, s’approvisionner dans la filière biologique.

La commune de Mouans-Sartoux a ainsi engagé un programme de lutte contre le gaspillage alimentaire qui a permis à ses restaurants scolaires de passer au bio. Consommer moins de protéines animales dans les cantines peut aussi permettre de s’approvisionner via des circuits de meilleure qualité.

Je terminerai par une remarque concernant les menus. Vous avez regretté que la plupart des cantines scolaires proposent un menu unique. Mais le menu unique présente l’intérêt d’entraîner moins de gaspillage alimentaire que le buffet, qui est pour sa part un énorme facteur de gaspillage. Comme d’habitude, tout est complexe.

M. le président Loïc Prud'homme. « Tout est complexe » : nous retiendrons votre dernière phrase comme conclusion.

Nous arrivons au terme de cette première audition. Je vous remercie, monsieur Gauffier, pour vos réponses. Je remercie aussi nos collègues et les invite à participer à notre prochaine audition.

 

La séance est levée à dix heures quinze.

 

 

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10.    Audition, ouverte à la presse, de Mme Catherine Chapalain, directrice générale, de Mme Esinam Esther Kalonji, directrice alimentation/santé, et de M. Alexis Degouy, directeur des affaires publiques de l’Association nationale des industries alimentaires (ANIA), ainsi que de Mme Florence Pradier, directrice générale de la Fédération professionnelle l’Alliance 7

(Séance du jeudi 7 juin 2018)

La séance est ouverte à dix heures vingt.

M. le président Loïc Prud'homme. Mes chers collègues, nous recevons à présent une délégation de l’Association nationale des industries alimentaires (ANIA) composée de Mme Catherine Chapalain, directrice générale, de Mme Esinam Esther Kalonji, directrice « alimentation-santé » et de M. Alexis Degouy, directeur des affaires publiques. À la demande de Mme Crouzet, notre rapporteure, nous avons également souhaité la présence d’une de vos fédérations adhérentes, l’Alliance 7, qui regroupe les fabricants des produits de l’épicerie et de la nutrition spécialisée et est représentée par sa directrice générale, Mme Florence Pradier.

Vos syndicats professionnels représentent un ensemble d’activités réparties sur tout le territoire, avec de grands groupes dont les filiales françaises de multinationales mais aussi beaucoup de petites et moyennes entreprises (PME) indépendantes. Au total et en incluant les boissons non alcoolisées, vous représentez le premier secteur d’emplois industriels en France, avec plus de 400 000 salariés.

Notre but est de mieux comprendre l’évolution des modes de consommation mais aussi l’évolution des processus techniques de transformation et de conservation d’aliments qui constituent, aujourd’hui, plus de la moitié de l’offre alimentaire dans les rayons.

Nous avons reçu des chercheurs qui nous ont présenté des études sur les potentiels effets indésirables sur la santé des aliments « ultra-transformés », à savoir les aliments qui subissent les processus industriels les plus intenses.               Ils nous ont également alertés sur ce qu’on appelle l’« effet cocktail » résultant de l’agglomération d’additifs ou d’ingrédients divers dans certains produits de grande consommation.

Nous auditionnerons prochainement les syndicats professionnels les plus directement impliqués dans cet « effet cocktail », qui sont d’ailleurs membres associés de l’ANIA : le Syndicat national des ingrédients aromatiques alimentaires (SNIAA), le Syndicat national des producteurs d'additifs (SYNPA), et le Syndicat national des fabricants de produits intermédiaires pour la boulangerie, la pâtisserie et la biscuiterie (SYFAB).

Vous n’ignorez pas que certains produits sont plus particulièrement pointés du doigt pour une teneur excessive en gras ou en sucre et pour une défaillance dans l’information des consommateurs sur leur exacte composition.

Les bonbons et confiseries, les céréales du petit-déjeuner ou encore les produits de grignotage sont les plus fréquemment cités. Étant donné que l’Alliance 7 regroupe les fabricants de ces produits, vous pourrez, madame Pradier, nous apporter des précisions.

De même, l’Alliance 7 regroupe différentes activités du secteur de la « nutrition spécialisée » qui revendique un apport particulier à la santé : il s’agit de préparations spécifiques destinées aux nourrissons, d’aliments à destination des sportifs ou encore concernant des personnes suivant un régime particulier — catégorie qui semble connaitre une croissance soutenue, si l’on pense par exemple aux régimes sans gluten. La nutrition spécialisée inclut-elle les compléments alimentaires ? Quels liens entretenez-vous avec la recherche pour leur mise au point et le suivi de leurs effets ?

Enfin, quelle est la position de l’ANIA sur le Nutri-Score, dès lors que de grands adhérents, comme Danone, déclarent y être favorables alors que d’autres, comme Nestlé, le récusent ? Ce sujet a fait déjà l’objet de nombreuses discussions lors du débat sur le projet de loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine et durable.

Mesdames, monsieur, nous allons vous écouter, dans un premier temps, pour un exposé liminaire de vingt minutes environ, que vous pouvez répartir entre vous. Je vous poserai ensuite des questions, avant de donner la parole à Mme la rapporteure.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes entendues par une commission d’enquête sont tenues de prêter serment.

(Mme Catherine Chapalain, Mme Florence Pradier, Mme Esinam Esther Kalonji et M. Alexis Degouy prêtent successivement serment.)

Mme Catherine Chapalain, directrice générale de l’Association nationale des industries alimentaires (ANIA). L’Association nationale des industries agroalimentaires (ANIA) regroupe 17 000 entreprises, dont 98 % de PME présentes sur tout le territoire. L’industrie agro-alimentaire constitue la première industrie du pays : elle réalise un chiffre d’affaires de 180 milliards d’euros et un solde commercial positif de 7,2 milliards d’euros ; elle implique 430 000 emplois directs et 2,5 millions d’emplois induits. Elle entretient un lien très fort avec l’agriculture, car nous transformons aujourd'hui 70 % des ressources agricoles françaises, ce qui explique sans doute que les deux sujets aient été liés dans le projet de loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine et durable. Elle est incarnée par des chefs d’entreprise, des hommes et des femmes engagés au quotidien, qui sont fiers de leurs produits et des procédés qu’ils emploient. Le consommateur est au cœur de leurs préoccupations.

L’ANIA a pour mission, bien sûr, de représenter les entreprises, mais aussi de les accompagner, en particulier les PME et les très petites entreprises (TPE) dans leur adaptation aux évolutions d’une réglementation très complexe et des attentes changeantes des consommateurs. Cette mission d’accompagnement des entreprises est très importante car les Français sont de plus en plus exigeants en ce qui concerne la qualité de leur alimentation. Les entreprises de l’industrie agro-alimentaire s’efforcent de continuer de répondre à leurs attentes et s’engagent dans un plan d’action intitulé « 1 000 jours pour manger mieux ».

Je voudrais commencer par restituer le contexte dans lequel nous nous trouvons. En premier lieu, l’industrie alimentaire s’est toujours transformée en lien avec les évolutions de la société. Elle est vieille comme le monde, ou plutôt elle date de 10 000 ans avant Jésus-Christ, au moment de l’avènement de l’agriculture. En effet, nous avons toujours transformé les aliments pour pouvoir les consommer.

La bière, par exemple, a été créée 7 000 ans avant Jésus-Christ ; le salage et le fumage des aliments existent depuis 5 000 ans avant Jésus-Christ ; la conserve a été inventée en France à la fin du XIXe siècle. L’industrie agroalimentaire a accompagné toutes les évolutions de la société, telles que le travail des femmes, l’urbanisation ou les nouveaux modes de consommation.

Au cours des cinquante dernières années, une distanciation est probablement advenue. Avec l’ensemble de la filière, avec les agriculteurs, les industriels et la grande distribution, nous avons accompagné ces nouvelles attentes des consommateurs. En somme, les consommateurs nous ont réellement fait confiance en nous déléguant leur alimentation.

Deuxièmement, notre modèle est dans une phase de transition. Du reste, cette situation n’est pas spécifique à l’agroalimentaire ; nous entrons dans une société de défiance généralisée, qui vise aussi les médias traditionnels, la science ou les pouvoirs publics. Ainsi, le lien de confiance qui nous unissait aux consommateurs s’est finalement distendu. Toutes les enquêtes expriment en effet un besoin de confiance et une inquiétude des consommateurs pour leur santé, qui prend son origine dans des scandales alimentaires largement médiatisés, dans des fraudes inexcusables qui portent le discrédit sur l’ensemble de la filière. Enfin, les consommateurs sont perdus, en raison d’une cacophonie nutritionnelle produite par des amalgames et des injonctions contradictoires : un jour on leur dit de manger plus de viande, le lendemain moins de sucre, pas de gluten, plus de gras… Comment rassurer les consommateurs dans ces conditions ? Cette inquiétude est paradoxale, car l’alimentation des Français n’a jamais été aussi sûre. Ainsi, dans la classification de l’OMS, la France est le troisième pays au monde en ce qui concerne la sécurité alimentaire et pourtant 30 % des Français n’ont pas confiance dans leur alimentation ! Par un second paradoxe, le monde entier nous envie notre modèle alimentaire, achète nos fromages, nos charcuteries et nos chocolats, et pourtant c’est en France que le niveau de food bashing est le plus élevé.

Il est vrai que nous avons une part de responsabilité dans ces évolutions. Nous l’assumons : l’industrie agroalimentaire n’a sans doute pas été suffisamment transparente et a mis du temps à prendre en compte ces nouvelles attentes. Nous n’avons sans doute pas fait assez de pédagogie, nous n’avons sans doute pas suffisamment expliqué et ouvert nos usines. Aujourd'hui, les industriels du secteur agroalimentaire, que je représente, ont pris la mesure de ces responsabilités et se sont engagés. Nos engagements sont fondés sur plusieurs convictions.

Tout d’abord, l’alimentation est essentielle pour notre santé. En outre, elle porte des affects, une culture, une histoire, qui en font l’importance pour les Français. Contrairement aux pays anglo-saxons, nous ne raisonnons pas en termes comptables, en quantifiant les glucides, les protéines ou les lipides, mais en termes de plats, de couscous, de kouign-amann...

Ensuite, nous sommes convaincus que l’alimentation a une valeur. Cette valeur est au cœur des débats sur le projet de loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine et durable. L’alimentation a donc une valeur nutritionnelle, sociétale, environnementale, mais aussi une valeur économique importante. C’est pourquoi tous les acteurs de la filière se sont battus contre la guerre des prix, qui détruit de la valeur et empêche une montée en gamme qui est pourtant espérée par tous. Comme on dit, « Quand c’est plus vert, c’est plus cher ».

Ces convictions nous ont amenés à établir des objectifs. Notre première mission est de fournir aux consommateurs une alimentation plus saine, plus sûre et plus durable. Notre deuxième objectif est de créer de la valeur pour mieux la répartir entre les acteurs de la filière, c'est-à-dire les agriculteurs, les industriels de l’agroalimentaire et la distribution. C’est dans ce cadre que nous avons défini avec l’ensemble de nos entreprises et de nos professions un plan d’action sur lequel nous nous engageons. Nous vous remettrons un document afin de vous le présenter. Ce plan d’action fait suite à une concertation lors des États généraux de l’alimentation (EGA) : nous avons eu un dialogue exigeant et constructif avec les organisations non gouvernementales (ONG) et avec les associations de consommateurs. Nous n’étions pas toujours d’accord, mais nous sommes parvenus à un consensus autour d’un certain nombre d’attentes. Peu avant, nous avions effectué une consultation citoyenne et plus de 9 000 consommateurs nous avaient fait part de leurs attentes. Nous avons ensuite réalisé un manifeste intitulé « 1 000 jours pour mieux manger », dans lequel nous prenons des engagements extrêmement précis. Plutôt que de tous les détailler, je mettrai en lumière trois actions qui me semblent illustrer nos engagements actuels.

Notre premier engagement, extrêmement important, consiste évidemment à optimiser la qualité nutritionnelle de l’alimentation et donc à adapter la taille des portions. Cela fait partie du modèle alimentaire français qu’il faut préserver. Nous aurons l’occasion de vous présenter les démarches en cours, qu’il faut poursuivre, valoriser et approfondir.

Nous nous engageons également à passer à la vitesse supérieure en termes de transparence. C’est la première attente des consommateurs : ils veulent savoir pour pouvoir faire leurs choix. Les consommateurs attendent de plus en plus d’informations sur la qualité nutritionnelle, les modes de production, l’origine des produits et l’empreinte environnementale. Le consommateur souhaite donc une information augmentée, or il est impossible de l’inscrire sur l’étiquette des produits. Nous travaillons donc au lancement en septembre 2018 d’un portail qui regroupera l’ensemble des données numériques disponibles. Nous menons cette démarche avec les agriculteurs, les distributeurs et l’ensemble des industriels de l’alimentaire, pour fournir une base de données fiable qui contiendra des informations communiquées par les entreprises. Ce seront des données ouvertes, accessibles directement aux consommateurs, aux scientifiques ou à n’importe quelle start-up qui voudrait y accéder. Nous nous engageons donc vraiment à une transparence maximale pour répondre à cette nouvelle attente du consommateur. Demain, sur votre smartphone, avec une application, vous pourrez savoir dans quelle parcelle ont été cultivés les petits pois de la boite que vous avez entre les mains. Nous avons décidé de porter ce projet ambitieux avec l’ensemble des acteurs.

En outre, nous sommes convaincus de l’importance de l’éducation et de la prévention. Peut-être nous sommes-nous trop reposés sur nos lauriers. Regardons ce que font les autres pays européens en matière d’éducation à l’alimentation à l’école. En effet, le rapport à l’alimentation se construit dès le plus jeune âge ; aussi faut-il former les enfants et les jeunes à l’alimentation et non pas seulement à la nutrition. En outre, nous nous engageons dans des démarches de terrain qui ont fait leurs preuves afin de prévenir la fracture nutritionnelle et alimentaire. Nous reconnaissons en effet que l’on n’a pas réussi à réduire l’écart entre les populations les plus favorisées et les populations les plus défavorisées qui sont encore victimes de cette fracture.

Nous avons toujours été favorables à une meilleure information du consommateur et à une information plus simple sur l’étiquetage nutritionnel. Au moment des débats sur la loi de santé publique, nous l’avons indiqué de façon tout à fait transparente. Nous avions souhaité qu’une expérimentation en grandeur réelle soit menée pour que ce soit le consommateur qui choisisse, parmi les quatre systèmes d’information qui existaient, celui qui serait le plus efficace pour orienter ses choix. Il se trouve que le Nutri-Score l’a emporté dans cette expérimentation. Dès lors, nous accompagnons les entreprises qui le souhaitent dans sa mise en place, puisque ce système repose sur le principe du volontariat.

Nous avons ainsi organisé il y a une quinzaine de jours un atelier avec la direction générale de la santé (DGS) et plus de 60 entreprises, en majorité des PME, pour appréhender le système Nutri-Score et le déployer. Un certain nombre de grands acteurs ont pris position.

Enfin, je voudrais dire que, lorsque nous avons découvert l’intitulé de cette commission d’enquête, nous avons été très étonnés et perplexes. Je ne vous cache pas que nos entreprises adhérentes se sont demandé si cette commission d’enquête avait pour objectif de faire le procès de l’industrie alimentaire. Nous serions donc évidemment intéressés par vos réponses sur ce point.

Mme Florence Pradier, directrice générale de l’Alliance 7. L’Alliance 7, membre de l’ANIA, est une fédération qui regroupe dix professions du secteur de l’épicerie. Ces professions se rassemblent parce qu’elles ont quatre caractéristiques communes. Premièrement, elles font partie d’un même univers, l’épicerie, qui est composé majoritairement de produits transformés. Deuxièmement, elles constituent un très grand nombre d’entreprises réparties sur le territoire : 90 % des biscuits, des chocolats, des confiseries sont produits par des PME. On compte ainsi quelque 400 sites de production, qui utilisent des matières premières agricoles majoritairement françaises, quand cela est possible. En effet, certains syndicats qui font partie de l’Alliance 7, comme celui du chocolat ou celui du café, font appel à des matières premières qui viennent de pays lointains. Troisièmement, ces professions reposent sur des savoir-faire historiques, utilisant des recettes qui existent parfois depuis 800 ans, comme le calisson, le nougat ou la pâte de fruits, qui sont des produits emblématiques de notre territoire. Ce patrimoine culturel et gastronomique fait ce qu’est notre industrie aujourd'hui. Quatrièmement, ces entreprises agissent et s’engagent pour accompagner l’évolution du comportement des consommateurs.

Quelles évolutions remarquons-nous donc ? Depuis une trentaine d’années, les consommateurs passent de moins en moins de temps à cuisiner et de plus en plus de temps assis. Nos entreprises prennent en compte ces évolutions importantes. Du reste, l’attachement au goût et à la qualité du produit, sa dimension émotionnelle demeurent très importants. Par ailleurs, les consommateurs demandent un allongement de la durée de vie des produits, c'est-à-dire qu’ils veulent pouvoir les garder plus longtemps dans leur placard, ce qui a également une incidence sur les conditions de production. On constate enfin une augmentation de la pression des prix liée à la concentration de la distribution. En France, les marchés de l’épicerie sont extrêmement matures ; le volume de la consommation n’augmente plus, et décroît même pour quelques catégories, comme on peut le constater à partir des données que rassemble notre fédération. La consommation de ces produits en France se situe dans la moyenne européenne : nous sommes le cinquième pays consommateur de chocolat, le onzième consommateur de confiseries. Du reste, notre consommation correspond souvent à la moitié de celle du premier consommateur européen. Nous ne sommes donc pas des consommateurs excessifs dans le domaine de l’épicerie.

Au cours des dernières années, la part des importations a significativement augmenté dans nos catégories. Ainsi, 50 % des biscuits consommés par les Français viennent de l’étranger. La part des exportations a significativement augmenté en raison de la réputation des qualités gustatives et du savoir-faire français qu’évoquait Mme Chapalain.

Les professions qui sont aujourd'hui membres de l’Alliance 7 sont à l’écoute des consommateurs et des attentes de la société civile. Elles sont soucieuses de préserver l’environnement. Elles agissent collectivement et s’inscrivent toutes dans une démarche durable pour la qualité et la sécurité des produits. Nos professions se tiennent au fait des avancées scientifiques, les partagent et invitent les entreprises à prendre des engagements. Ces engagements collectifs ont beaucoup de valeur et d’importance dans l’univers de l’épicerie. Nous proposons des outils pour que l’ensemble des entreprises se mettent à niveau, par exemple, en ce qui concerne la sécurité alimentaire. Ainsi, depuis que le problème des composés néoformés a été récemment découvert, nous mettons à disposition des entreprises des boites à outils qui leur permettent d’en limiter l’apparition. L’ensemble du secteur alimentaire, et plus particulièrement les professions de l’épicerie, se mobilise sur de tels sujets.

Aujourd’hui, suite aux conclusions des États généraux de l’alimentation et dans le contexte du projet de loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine et durable, je peux vous assurer que nos professions ont pleinement conscience du rôle qu’elles ont à jouer pour garantir une alimentation sûre, responsable et durable. Elles s’engagent à poursuivre leurs progrès. Nous encourageons des approches partenariales volontaristes qui ont déjà fait la preuve de leur succès, et qui rassemblent autour d’une problématique des acteurs de tous bords. Le petit secteur que je représente aujourd'hui s’engage à faire partie de ces acteurs de façon à répondre aux attentes des consommateurs et des pouvoirs publics.

M. le président Loïc Prud'homme. Pour répondre à Mme Chapalain, nous ne faisons pas ici le procès de l’industrie agroalimentaire. Pour autant, l’intitulé de cette commission d’enquête est assez clair : un faisceau de présomptions, nourri par des scandales alimentaires récurrents et surtout appuyé par de nombreuses études scientifiques, nous donne à penser qu’il est possible qu’existe un lien entre la qualité des aliments que nous consommons et l’apparition de maladies chroniques.

Vous avez beaucoup parlé des attentes des consommateurs, mais il ne s’agit pas seulement de cela : je vous parle d’un enjeu de santé publique, et c’est sur cet enjeu que notre discussion va porter. Les pratiques actuelles ont-elles effectivement un impact sur la santé de nos concitoyens ? Comment le percevez-vous ? Êtes-vous prêts à modifier certaines pratiques pour que les problèmes de santé publique deviennent moins graves que ce qui nous a été jusqu’à présent décrit ?

Tout d’abord, de quelle manière l’industrie agroalimentaire s’assure-t-elle aujourd'hui de l’innocuité des additifs qu’elle utilise ? Quelle est la nature des recherches qu’elle effectue avant de les utiliser ? Comment cette recherche est-elle financée ? Vous évoquiez les composants néoformés, mais cette même question de l’innocuité se pose à propos des intrants, c'est-à-dire de la composition même des produits, et des acides gras trans que l’OMS recommande de supprimer de l’alimentation industrielle. Voici quelles sont les premières questions, les premiers enjeux sur lesquels j’aimerais entendre vos réponses. Nous pourrons ensuite approfondir sur d’autres points.

Mme Catherine Chapalain. Je voudrais simplement dire quelques mots avant de laisser la parole à Esther Kalonji. Nous sommes nous aussi victimes des scandales alimentaires et des fraudes, par exemple à du scandale qui a éclaté l’été dernier au sujet de l’utilisation de fipronil. Ces fraudes sont inexcusables et nous demandons à ce qu’elles soient sévèrement sanctionnées, parce qu’elles peuvent avoir un impact sur le consommateur et parce qu’elles jettent le discrédit sur l’ensemble d’une profession. Notre position sur ce point est donc très claire.

Nous, industriels de l’alimentaire, avons besoin de la science et de décisions des pouvoirs publics. Nous nous appuyons sur les avis des autorités de la santé, c'est-à-dire de l’Agence nationale de sécurité sanitaire, de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) au niveau national et de l’European Food Safety Authority (EFSA) au niveau européen. Nous avons donc besoin de compétences scientifiques et d’avis très clairs qui permettent aux professionnels ainsi qu’aux politiques, qu’ils soient français ou européens, de prendre des mesures de gestion éclairées. Pour nous, la sécurité et la santé du consommateur sont une priorité absolue.

Mme Esinam Esther Kalonji, directrice « alimentation-santé » de l’ANIA. Permettez-moi d’insister tout d’abord sur le fait que la sécurité des aliments est au cœur des préoccupations de l’industrie alimentaire. Nous avons en effet une obligation de résultat : nous devons mettre sur le marché des produits sains, sûrs, qui ne portent pas de préjudice à la santé des consommateurs. Nous ne transigeons pas sur ce point. Nous sommes très attentifs à l’ensemble des informations scientifiques et à l’expertise collective. Au niveau européen, le cadre est fixé par la Food Law et complété au niveau des entreprises par un certain nombre d’outils qui nous permettent d’assurer la sécurité alimentaire.

Nos entreprises mettent en œuvre des plans de maîtrise pour répondre à cette obligation de résultat, et certaines effectuent des démarches complémentaires en se conformant à des certifications selon des normes privées qui leur permettent d’affiner leur niveau de sécurité. Nous tenons compte de tous les éléments « depuis la fourche jusqu’à la fourchette », pour reprendre l’expression consacrée, des premières étapes de la production jusqu’à la distribution. Nous travaillons également à fournir, au-delà de l’achat du produit, des éléments au consommateur pour son utilisation. Ainsi, de nombreux guides de bonnes pratiques ont été mis en place dans les différents secteurs, qui sont validés par les pouvoirs publics, c'est-à-dire par l’ANSES, afin de prendre en charge l’ensemble des dangers qui existent pour les différentes catégories de produits que nous fabriquons.

J’en viens aux additifs alimentaires, que vous évoquerez, comme vous l’avez annoncé, avec le SYNPA lors d’une prochaine audition. Les additifs alimentaires sont utilisés de longue date, comme l’a dit Mme Chapalain. D’une utilisation empirique, nous sommes allés vers une utilisation optimisée. Ainsi, les additifs sont utilisés pour des fonctions bien définies, technologiques, sanitaires, organoleptiques et nutritionnelles. Nos démarches de fabrication tiennent donc compte de l’utilité de l’additif alimentaire et des questions sanitaires. L’EFSA évalue les dossiers qui sont déposés par les fournisseurs d’additifs, de sorte nous disposons d’une base de données européenne qui établit les utilisations possibles, les doses et les restrictions pour plus de 350 additifs.

Le principe général actuel est le suivant : pas de données, pas de marché. Il est indispensable d’être en mesure d’assurer la sécurité de chaque ingrédient, sans quoi le produit ne peut pas être mis sur le marché. C’est dans ce cadre-là que nous nous situons. De surcroît, les États membres ont aujourd'hui l’obligation de surveiller l’exposition de la population à différentes substances, dont les additifs, de manière à corriger, quand c’est nécessaire, les autorisations qui ont été données.

En outre, ces activités sont réévaluées régulièrement pour tenir compte de tous les éléments scientifiques nouveaux qui peuvent conforter l’utilisation d’un additif ou au contraire remettre en question certaines conditions d’utilisation. Ces éléments sont intégrés à la base de données des additifs. Les dossiers initiaux sont donc présentés par les fournisseurs d’ingrédients, mais un dialogue s’instaure ensuite avec l’évaluateur des risques, de manière à établir toutes les données nécessaires pour finaliser l’expertise. Du reste, il arrive régulièrement que des avis soient rendus par l’EFSA, mais qu’ils soient assujettis à des compléments d’information afin d’établir plus précisément les risques pour que le consommateur soit protégé au mieux.

M. le président Loïc Prud'homme. Je ne peux pas vous laisser dire que tous les additifs sont fonctionnels. J’ai étudié le dossier. Ce ne sont pas tous des antioxydants ou des conservateurs ; nombre d’entre eux sont simplement des agents de saveur.

Nous devons justement discuter du principe « pas de données, pas de marché ». Les données sont fournies par les « metteurs sur le marché » et l’innocuité des additifs est contrôlée a posteriori. Vous dites que vous regrettez les scandales sanitaires, mais on se met pratiquement en condition de les provoquer ! Ne pensez-vous pas qu’il faudrait conduire cette évaluation a priori ? J’essaye de comprendre comment les scandales adviennent.

Mme Esinam Esther Kalonji. Permettez-moi d’apporter une précision : l’évaluation se fait vraiment a priori, c'est-à-dire que tant que l’évaluation n’a pas abouti, tant que l’avis indiquant qu’il y a une sécurité suffisante de l’ingrédient n’est pas assuré, le produit n’est pas autorisé. En outre, les dossiers déposés par les fournisseurs de l’ingrédient sont établis d’après des lignes directrices fixées par les scientifiques, au niveau européen mais aussi au niveau international, notamment par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Ils suivent donc un canevas spécifique. Mes collègues du SYNPA vous exposeront de manière plus précise encore toutes ces étapes. Comme je l’ai dit précédemment, il arrive également que des substances soient retirées du marché sur la base d’avis de l’EFSA. Voici donc les leviers et les verrous qui permettent d’assurer la sécurité des aliments.

Par ailleurs, j’ai dit que ces additifs ont tous une fonction. J’ai toutefois bien précisé que celle-ci pouvait être technologique, mais aussi organoleptique, protectrice ou conservatrice. Il faut donc distinguer différents types d’additifs, qui ont des fonctions diverses et clairement identifiées. Certains servent ainsi à la coloration des aliments, d’autres à leur conservation, comme le sel. Nos adhérents ont justement conduit des travaux pour optimiser l’utilisation d’un certain nombre d’additifs afin de prendre en compte ces aspects sanitaires.

Mme Catherine Chapalain. Le consommateur demande que nous proposions des listes d’ingrédients plus simples – c’est là une tendance de fond.

Il est vrai que les consommateurs, il y a quelques années, demandaient des produits à très longue conservation, ce que les additifs pouvaient aider à obtenir. Aujourd’hui, on constate une tendance claire à choisir des produits qui auraient une date limite de consommation plus rapprochée. Nous répondons donc à ces nouvelles attentes des consommateurs avec des listes d’ingrédients plus simples. Il est vrai que la lecture des étiquetages peut s’avérer aujourd'hui un peu complexe, ce qui est partiellement dû au fait que nous devons prendre en compte la réglementation européenne qui nous impose de présenter ces cellules d’informations.

Esther Kalonji complètera mon propos en ce qui concerne les acides gras trans, mais je ne pense pas qu’en France et en Europe aujourd'hui cela constitue encore un sujet de préoccupation.

Mme Esinam Esther Kalonji. Nous avons bien évidemment suivi avec nos adhérents les plus concernés la proposition de l’OMS pour réduire l’exposition des consommateurs aux acides gras trans, notamment ceux qui sont faciles à éviter. En effet, il existe trois catégories d’acides gras trans : ceux qui sont naturels, ceux qui sont produits la transformation d’une huile liquide en une huile solide et ceux qui résultent de processus de chauffage. Il faut encore distinguer le chauffage industriel, qui est assumé et surveillé de manière spécifique, et le chauffage par le consommateur. Nous avons donc différents leviers d’action.

En Europe, des progrès notables ont été obtenus, du fait du travail effectué par les industriels avec les pouvoirs publics, notamment l’ANSES, de sorte que les teneurs en acides gras trans dans les produits sont aujourd'hui extrêmement réduites. Ainsi, la margarine, un produit qui est dans le périmètre de nos actions, ne contient plus d’acides gras trans. Du reste, il est important de se souvenir que certains acides gras jouent un rôle important pour la santé : la margarine contient notamment des acides gras polyinsaturés et mono-insaturés. Le travail se poursuit pour que la teneur en acides gras trans soit maintenue au niveau le plus bas possible dans l’ensemble des aliments proposés aux consommateurs. Nous accomplissons ce travail au niveau européen et même international, comme en atteste l’intervention de l’OMS.

Mme Florence Pradier. Peut-être puis-je illustrer ce qu’a dit Mme Kalonji avec une profession qui a été concernée par les acides gras trans, à savoir la biscuiterie et la fabrication de gâteaux. En 1998, les producteurs ont décidé de travailler sur ce sujet, alors que ce problème était à peine identifié. Les premières mesures datent des années 2000 et aujourd'hui, 99 % des biscuits et des gâteaux qui sont produits en France contiennent moins de 1 % d’acides gras trans. Une prise de conscience a donc eu lieu, et le problème a donc été presque entièrement résolu dans cette profession en particulier.

Au sujet des additifs, le besoin exprimé par le consommateur de davantage de naturalité a une incidence forte sur la façon dont les entreprises produisent. Nos professions sont à l’écoute du consommateur ; elles ne négocient pas avec sa santé. Prenons l’exemple de la confiserie, qui fait partie du périmètre de l’Alliance 7. Le métier de confiseur est l’art de travailler le sucre : ces produits sont composés à 95 % de sucre, comme la pastille Vichy ou d’autres spécialités traditionelles qui font partie de nos territoires. On y associe fréquemment des colorants — certes pas dans le cas de la pastille Vichy —, des additifs qui apportent un arôme particulier et éventuellement d’autres ingrédients. Vous avez pu constater que les couleurs des bonbons ont évolué : il y a une quinzaine d’années, les couleurs étaient très vives et aujourd'hui elles sont redevenues un peu plus fades, parce que les entreprises de confiserie se sont orientées vers des colorants naturels, qui résistent moins bien à la forte température de la cuisson du sucre, autour de 160 degrés. Les colorants naturels s’altéraient au moment de la fabrication du bonbon. On a effectué des recherches et aujourd'hui on voit des dragées, par exemple, fabriquées avec des colorants à base de betterave, d’artichaut, ou d’autres composants naturels. C’est une tendance générale sur le marché de la confiserie : elle ne concerne pas seulement la confiserie traditionelle mais aussi la grande consommation.

M. le président Loïc Prud'homme. Permettez-moi d’exprimer une réserve : le caractère naturel n’est pas une garantie d’innocuité. La cochenille, par exemple, est un colorant naturel, et pourtant elle peut être nuisible à la santé.

Je vous ai également demandé quelle est la nature des recherches effectuées avant l’autorisation des additifs. Revenons donc sur les dossiers déposés par les industriels. Je ne fais pas le procès de l’industrie alimentaire : je pense que vos adhérents sont en mesure de faire autrement qu’avec des additifs. Pour eux, quelle est donc la plus-value de cette utilisation ? Pourquoi utilise-t-on aujourd'hui tant d’additifs, au lieu de chercher à les diminuer drastiquement ? Les crises qui surgissent de manière récurrente amènent à se poser des questions sur cette présence massive des additifs dans l’alimentation.

Mme Catherine Chapalain. Les crises, les scandales, ou en tout cas les fraudes, ne sont pas liés à la présence d’additifs.

Ensuite, nous utilisons des ingrédients qui ont été autorisés par les autorités scientifiques au niveau européen. Nous n’utilisons aucune substance qui n’aurait pas été évaluée et autorisée. Ce ne sont pas les industriels de l’alimentaire qui déposent les dossiers, mais des fabricants d’additifs.

Comme on l’a dit, dans les années 1970-1980, le consommateur demandait des produits très colorés qui se gardaient longtemps, tandis qu’aujourd'hui il demande davantage de naturalité. On constate ainsi une demande de clean labels, mouvement venu des États-Unis.

Les industries agroalimentaires réduisent donc, quand elles le peuvent, la présence des additifs dans leurs produits. Elles tendent très clairement à diminuer le nombre des ingrédients et élaborer des produits plus naturels. Cela ne signifie pas que les additifs en question soient dangereux pour la santé ou qu’ils soient mauvais, puisque, je le rappelle, ce sont des substances qui sont évaluées et autorisées. Nous ne sommes pas là pour défendre les additifs en tant que tels, mais pour éclairer nos adhérents sur l’évolution de la science et des attentes des consommateurs. Nous nous adaptons à chaque fois qu’une autorité scientifique publie un avis ou que les attentes du consommateur changent.

Prenons l’exemple du bisphénol A, qui n’est pas un additif mais qui a fait l’objet de débats. Cette substance était autorisée en Europe et en France, mais dès lors qu’une agence scientifique, l’ANSES en l’occurrence, a publié un avis négatif sur cette substance, les industriels ont pris leurs propres mesures de gestion, qui ont ensuite été confirmées par la loi, afin de retirer le bisphénol A de leurs emballages.

Nous demandons des avis très clairs de la part des autorités scientifiques donc des réglementations claires au niveau français et européen. C’est dans l’intérêt des industriels, des consommateurs et des pouvoirs publics, pour rassurer les Français à l’égard de leur alimentation.

Mme Esinam Esther Kalonji. Pour avoir participé à l’expertise scientifique pendant de nombreuses années, je puis vous assurer que l’issue de l’évaluation d’une substance, quelle qu’elle soit, ne dépend pas uniquement du dossier qui est fourni, mais également du travail même d’expertise. Il est très important d’être rassuré en ce qui concerne le travail réalisé par les experts, que ce soit au niveau national ou au niveau européen, quant à la prise en compte et à la pondération de toutes les données contenues dans le dossier d’autorisation, qui sont évaluées par rapport à d’autres données fournies par les organismes scientifiques que nous connaissons, comme l’INRA ou le CNRS. Toute une mécanique permet donc d’analyser les données d’entrées fournies par l’entreprise qui demande la mise en marché, de les peser par rapport à la toxicologie et à la littérature globale sur le sujet.

Ensuite, les 350 additifs que vous avez évoqués forment le champ des possibles. Tous les additifs qui sont répertoriés dans la liste élaborée au niveau européen ne sont pas systématiquement utilisés dans nos produits.

Enfin, aujourd'hui, nous nous efforçons de répondre aux demandes des consommateurs. Nous n’agissons pas uniquement sur la base d’éléments de risque, mais aussi sur celle d’attentes spécifiques de naturalité et d’autres qualités. Nous effectuons aujourd'hui un travail complexe d’optimisation, qui ne se présente pas de la même manière pour les confiseries, qu’a évoquées Mme Pradier, ou pour d’autres catégories comme les plats préparés ou les biscuits. Un travail spécifique d’innovation, d’adaptation des recettes, est donc mis en œuvre pour que, dans chaque catégorie d’aliments, on puisse avancer, évoluer vers une optimisation de l’utilisation des additifs ou des ingrédients de manière plus générale. Je crois en effet qu’il ne faut pas se focaliser exclusivement sur la question des additifs.

M. le président Loïc Prud'homme. De nombreuses autorités scientifiques, à travers des études maintes fois corroborées, ont identifié les produits ultra-transformés comme un problème pour la santé publique. En outre, des additifs sont souvent utilisés pour stabiliser cette transformation. Il existe donc aujourd'hui un corpus scientifique clair sur ce point. Comment l’appréhendez-vous ? Conduisez-vous vos propres études sur ce sujet, ou vous en remettez-vous uniquement aux avis de l’EFSA, de l’ANSES ou d’autres institutions scientifiques ?

Mme Esinam Esther Kalonji. Toutes les contributions sont utiles : les évaluations des autorités sur la base du corpus scientifique, mais aussi les travaux que nos adhérents mènent sur des sujets spécifiques, comme la qualité nutritionnelle, les contaminants, les additifs ou tous les autres ingrédients. Toutes ces données permettent d’assurer cette obligation de résultat : nous nous engageons à fournir des aliments sûrs et sains au consommateur.

Il est vrai qu’existe aujourd'hui une littérature abondante sur les aliments ultra-transformés. Une étude française récemment publiée énumère un certain nombre de pistes pour comprendre les mécanismes qui expliqueraient les effets observés : les techniques de transformation, la composition nutritionnelle et énergétique du produit, la présence des additifs, les contaminants, les emballages ou les comportements alimentaires. Les pathologies ont une dimension multifactorielle qui requiert des mesures hygiéniques globales.

Cette étude invite à revenir sur la manière dont a été construite la classification NOVA, développée par les Brésiliens, qui n’est pas validée par la communauté scientifique aujourd'hui. Nous nous approprions ces réflexions pour les intégrer dans notre démarche d’amélioration continue.

Tout d’abord, la classification NOVA part du principe qu’un aliment transformé ou ultra-transformé, c'est-à-dire fabriqué par les industriels, exclut tout ce qui est cuisiné à la maison mais également tout ce qui est artisanal. Elle sépare donc a priori les produits industriels des produits fabriqués artisanalement et à domicile. Ensuite, l’article dans lequel elle est proposée ne permet pas d’établir une classification systématique des aliments, car les critères sont subjectifs. Enfin, elle va à l’encontre des classifications nutritionnelles telles que la pyramide alimentaire qui classe les éléments d’après des critères botaniques, en fonction de la proximité de leur composition nutritionnelle et énergétique.

Appliquer la classification NOVA à des aliments qui sont considérés a priori comme ultra-transformés ne changera pas les engagements que les industriels ont déjà pris envers les pouvoirs publics, notamment en ce qui concerne la réduction de la teneur en sel, en sucre et en gras des aliments, dans la lignée des États généraux de l’alimentation, et ne valorisera pas leur démarche. La catégorie des aliments ultra-transformés regroupe des produits sucrés, des produits laitiers, des matières grasses, qui font l’objet de recommandations différentes qui sont en cours d’élaboration par Santé publique France. Il y a donc une dichotomie entre la classification NOVA et tout le travail qui a été fait jusqu’à présent en termes d’éducation alimentaire au regard des repères de consommation classique. Ces études nous interpellent. Il serait intéressant que l’ANSES en propose une expertise globale pour aider les consommateurs à faire des choix éclairés, car il n’existe pas d’avis de l’EFSA ou d’une autre autorité nationale ou internationale sur cette catégorie des aliments ultra-transformés. Nous avons été extrêmement étonnés de constater que, dans un avis récent du Haut Conseil de la santé publique (HCSP), il a été été proposé d’emblée, alors que tous ces attendus n’étaient pas remplis et alors que la définition de cette catégorie n’est même pas établie, que les pouvoirs publics décident de réduire la consommation des aliments ultra-transformés.

Mme Catherine Chapalain. Les repères de consommation définis par l’ANSES il y a quelques années et que nous connaissons tous ont été revus profondément, après des expertises approfondies. L’ANSES devrait donc prochainement établir de nouveaux repères qui s’appuieront sur une approche plus globale de l’alimentation, tenant compte notamment des contaminants. Comme le consommateur, nous avons besoin de repères clairs, qui reposent sur une expertise scientifique et sur lesquels s’appuient les décisions des pouvoirs publics.

M. le président Loïc Prud'homme. Madame Kalonji, je suis un peu surpris par votre entrée en matière à propos de la classification NOVA. En effet, celle-ci n’a pas été établie pour servir de base à des recommandations comme celles du Programme national nutrition santé (PNNS). On constate une corrélation entre des études basées sur la classification NOVA ou sur l’indice Siga, que vous connaissez sans doute, et celles de l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (IRDES) sur l’apparition de maladies chroniques et l’espérance de vie.

Vous dites que vous vous appuyez sur la littérature scientifique existante, or il me semble que la classification NOVA est tout de même assez robuste, même si elle n’est pas parfaite. Il est certain qu’on ne peut pas exposer des cohortes entières de population à des aliments ultra-transformées et les comparer à des cohortes non exposées. Vous disiez que vous vous appuyiez sur la littérature scientifique pour faire évoluer les pratiques, or cette évolution est une urgence pour la santé publique. Je serai sciemment direct, provocateur même, car la façon dont vous abordez cette question me paraît problématique : cette manière de discuter de la validité scientifique de cette classification me rappelle les pratiques anciennes de l’industrie du tabac ! Ce n’est pas la première fois qu’une industrie ne veut pas reconnaître l’impact de certaines de ses productions sur la santé publique.

M. Alexis Degouy, directeur des affaires publiques de l’ANIA. Permettez-moi d’intervenir. Il est difficile pour nous d’accepter de tels propos !

Nous suivons de très près les travaux de votre commission d’enquête et les débats sur le projet de loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine et durable. Or certaines positions, si elles sont logiques et présentent une relative légitimité, sont également anachroniques. Permettez-moi de vous rapporter un propos que j’aime bien. Il y a quelques années, lors d’une audition, un industriel affirmait : « Voici quel est mon métier : je prépare une assiette pour mes enfants, mais au lieu de la leur servir immédiatement, je la mets sur une étagère et elle doit être consommable dans six mois, tout en gardant la même qualité. ».

Notre métier repose en effet sur la conservation. Par différence avec ce qui est fait à la maison, nous sommes obligés de conserver les aliments. Les techniques changent, la science progresse et nous prenons en compte ces évolutions. Parmi les entreprises très diverses par leur taille que nous représentons, certaines sont plus en avance que d’autres. Comme l’a dit Mme Pradier à propos des engagements collectifs, nos associations permettent de rassembler tout le monde autour de la table. Il arrive que les grandes entreprises établissent des guides au bénéfice des PME qui ne disposent pas des mêmes centres de recherche. Nous évoluons donc en fonction des changements du contexte et du consommateur. Ne dites pas que nous ne prenons pas conscience de ce que veut le consommateur !

M. le président Loïc Prud'homme. Il ne s’agit pas de ce que veut le consommateur, mais des enjeux de santé publique !

M. Alexis Degouy. Je vais vous donner un exemple qui infirme votre propos, et que vous ne retrouverez pas souvent dans les associations professionnelles. Personne ne nous a obligés à faire la consultation citoyenne dont parlait Catherine Chapalain. Nous avons cependant décidé de la lancer, en posant des questions assez précises. Plus de 9 000 personnes ont répondu à cette consultation, qui avait été relayée par UFC Que choisir ?, aussi bien que par des associations vegan. Nous avons ensuite publié un document, dans lequel figurent les propos des personnes qui nous avaient répondu, dans une case bleue sur chaque page. En voici quelques exemples. « Sortez les additifs quitte à perdre en couleur et en appétence ! », « Arrêtez de nous mettre des listes qu’on ne comprend pas et du blabla ! », « Évitez les produits trop salés, trop sucrés ou avec trop de matières grasses ! » Notre profession a choisi de regarder cette réalité en face. Nous ne sommes ni sourds ni aveugles. Nous savons ce que les gens nous demandent.

Certaines entreprises sont en avance depuis longtemps, mais l’enjeu d’une association comme la nôtre consiste à ce que tout le monde avance et non pas seulement quelques-uns. Nous prenons des engagements pour permettre cette avancée collective. Il est donc faux de dire, comme on l’entend souvent, que nous sommes sourds aux remarques des uns et des autres ou aux enjeux de santé publique. Au contraire, nous sommes très attentifs à ces questions-là. Sans doute certains consommateurs considèrent-ils que nous ne changeons pas assez vite ou que nous n’allons pas assez loin sur certains sujets. Néanmoins toutes les entreprises sont bien conscientes des enjeux et elles évoluent toutes.

Mme Esinam Esther Kalonji. Je ne cherche pas à remettre en question la classification des aliments, qui est constitutive des repères de consommation. Cependant il est nécessaire que la manière dont les aliments sont regroupés permette de faire des choix et d’adopter une alimentation diversifiée et équilibrée.

Appuyer sur un seul levier, à savoir la technologie alimentaire, est une démarche réductrice. Si l’on doit procéder à une classification, celle-ci doit tenir compte de tous les attributs de l’aliment, tels que la technologie, la composition, l’énergie, le comportement alimentaire et les portions que cet aliment suppose. Mon propos consiste donc à affirmer qu’il est nécessaire que la classification soit construite et validée par les autorités d’expertise.

M. le président Loïc Prud'homme. Je l’avais donc bien compris. Vous ne m’avez pas répondu en ce qui concerne les recherches conduites par l’ANIA. Par qui sont-elles faites ? Pourriez-vous me dire quel est le budget consacré à la recherche par votre association et le mettre en regard du budget consacré à la communication ? Ce serait un point d’entrée pour comprendre quelles recherches sont effectuées par l’ANIA.

Mme Catherine Chapalain. Le budget total que nous consacrons à la communication, qui comprend aussi bien notre présence au Salon international de l'alimentation (SIAL) que nos publications, s’élève à 300 000 euros par an. Nous sommes transparents sur ce point.

Par ailleurs, nous n’avons pas de budget dédié à la recherche, puisque celle-ci est effectuée par les entreprises, les pôles de compétitivité et les centres techniques. Néanmoins, nous contribuons, dans le cadre de consortiums européens, à des projets de recherche sur la conservation des aliments ou sur le développement durable, par exemple. Nous agissons en partenariat avec d’autres structures européennes pour encourager la recherche sur certains leviers qui ont été identifiés par la Commission européenne. Nous travaillons à ce que l’on appelle la dissémination auprès des entreprises, afin de présenter les résultats de ces recherches aux PME et aux TPE, ce qui est très important. Ainsi, nous mettons des outils à leur disposition et nous organisons des colloques, par exemple sur le bisphénol A ou sur les composants néoformés, à partir de projets de recherche européens et dans l’intérêt des entreprises.

Mme Esinam Esther Kalonji. Effectivement, ce sont nos adhérents qui effectuent des recherches, au niveau des entreprises et parfois au niveau des secteurs. L’ANIA n’a pas vocation à faire de la recherche mais à accompagner les adhérents dans ces démarches.

Mme Catherine Chapalain. Au sujet du bisphénol A, j’ai cru comprendre que vous entendrez l’Association des entreprises de produits alimentaires élaborés (ADEPALE). L’ADEPALE dispose d’un centre technique de la conserve qui s’est mobilisé très intensément sur la recherche sur le bisphénol A et y a consacré des budgets importants en lien avec l’ANSES pour trouver des substituts qui pourraient être utilisés pour chacun des produits. C’est une recherche très compliquée, parce qu’il a fallu établir quels substituts pourraient convenir aux conserves de tomates ou de poissons, par exemple. Nous faisons donc de la recherche appliquée au niveau des entreprises et au niveau collectif.

M. le président Loïc Prud'homme. Il existe des problèmes récurrents dans la filière de l’agroalimentaire, et notamment de l’alimentation industrielle. Vous avez beaucoup parlé de l’ANSES. Les mécanismes de contrôle administratif et les mécanismes de contrôle internes à l’industrie agroalimentaire sont-ils suffisants pour prévenir ces scandales alimentaires ? S’ils ne le sont pas, que préconisez-vous ? La confiance des consommateurs est largement entamée, car, pour le dire de manière un peu triviale, il y a manifestement « des trous dans la raquette » ! Comment assurer de manière plus stricte la sécurité alimentaire de nos concitoyens ?

Mme Catherine Chapalain. La sécurité des consommateurs est une priorité absolue. Il est important de rappeler que la France est le troisième pays au monde pour la sécurité alimentaire. Et pour se maintenir à ce niveau, il ne faut pas relâcher notre attention. Nous avons donc besoin de l’expertise scientifique de l’ANSES et de l’EFSA. En outre, nous militons pour que les pouvoirs publics, les services de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) et les services vétérinaires continuent à faire leur travail de contrôle. En effet, nous en avons besoin pour éviter les fraudes dont nous sommes victimes. En outre, toutes nos entreprises, quelle que soit leur taille, effectuent elles-mêmes des contrôles car elles sont en obligation de mettre sur le marché des produits sûrs. Ainsi, nous travaillons aujourd'hui avec les consommateurs et avec les services de l’État, en particulier ceux de la DGCCRF, pour revoir le guide de gestion des alertes, qui existe depuis 2009, afin de tracer les produits de manière plus dynamique et réactive. La base de données que j’évoquais devrait servir à améliorer cette traçabilité. Nous avons donc besoin les uns des autres. Nous avons encore une marge de progression dans l’autocontrôle ; c’est pourquoi nous nous engageons à participer à ce nouveau guide de gestion des alertes auquel nous associons les consommateurs.

Mme Esinam Esther Kalonji. Nous travaillons également au suivi de tous les risques liés aux nouveaux circuits de commercialisation, notamment au e-commerce, qui constituent une problématique extrêmement importante, et aux nouveaux modes de consommation, par exemple les denrées crues. Nous nous efforçons de conseiller les consommateurs de manière à améliorer la sécurité sanitaire au-delà de l’achat. Ainsi, nous développons des guides de bonnes pratiques. Par exemple, nous avions développé une boite à outils pour prévenir les risques liés à l’acrylamide, qui est un composant néo-formé, laquelle a été reprise par nos homologues au niveau européen et a servi de base à toute la réglementation qui tend à diminuer la production d’acrylamide. Nous sommes donc à l’initiative du travail en commun, en amont de la mise en œuvre de la réglementation, en mettant en œuvre de bonnes pratiques au sein de nos usines.

Nous mettons en œuvre une démarche similaire au sujet des huiles minérales : nous sensilisons nos entreprises à travers un questionnaire nourri par la littérature scientifique et par nos échanges avec les pouvoirs publics. Nous avons conduit une enquête l’an dernier afin d’identifier les sources de contamination possible et les difficultés que rencontrent les industriels. Nous établissons à présent une boite à outils pour aider les entreprises à mettre en œuvre les recommandations. Comme l’a dit Mme Chapalain, ces dispositifs s’avèrent très utiles, en particulier pour les entreprises de petite taille.

M. le président Loïc Prud'homme. Permettez-moi de résumer, afin de nous assurer que nous avons bien compris votre propos. Il y a une part d’engagement volontaire des entreprises pour améliorer les pratiques. Cependant, elles demandent aussi une réglementation stricte, parce que cet engagement volontaire crée une distorsion entre les entreprises du secteur. Ainsi, l’un ne va pas sans l’autre.

M. Alexis Degouy. Nous comprenons parfaitement que notre secteur est très particulier, notamment parce que les consommateurs sont extrêmement sensibles en ce qui concerne leur alimentation. Par exemple, si vous conduisez une voiture de type A et que vous entendez à la radio que l’on rappelle les voitures de type B pour un problème de frein, vous continuez de conduire. En revanche, si un produit alimentaire B est rappelé, le service consommateur du produit A va exploser, car les parents qui en donnent à leurs enfants s’inquiètent, même si ce n’est pas celui qui est rappelé.

Je ne sais pas si votre commission d’enquête va sur le terrain. Il est vrai que nous avons eu tort de ne pas ouvrir assez nos usines. Il faut voir le degré de sécurité dans l’écrasante majorité des usines, les contrôles qui sont menés d’un bout à l’autre de la chaîne. Les responsables d’une usine, d’un bout à l’autre de la chaîne, ne pensent qu’à la sécurité, comme on le voit bien quand on visite une usine.

Par ailleurs, la confiance des consommateurs est tellement importante que nous acceptons l’augmentation systématique du degré d’exigence. Ainsi, vous pouvez constater lorsque vous l’auditionnez que l’ANIA ne conteste jamais les amendements proposés au projet de loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine et durable qui tendent à augmenter les contrôles.

M. le président Loïc Prud'homme. Certains produits sont sûrs en termes organoleptiques, cependant un produit sûr n’est pas nécessairement bon pour la santé. La sûreté ne résout donc pas tous les problèmes de santé publique.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Une corrélation est faite entre la consommation de produits ultra-transformés et le risque de développer certaines maladies, en particulier un cancer.

Par ailleurs, vous avez parlé des conditions de mise sur le marché des additifs, mais vous n’avez pas évoqué le problème des « effets cocktail ». Or ces « cocktails » introduisent un doute quant à l’effet de chaque additif, qui se trouve modifié par sa combinaison avec d’autres. On a pris l’exemple de pizzas qui peuvent contenir plus de 20 additifs différents ; on ne sait pas évaluer l’effet d’une telle combinaison pour la santé. Ne devons-nous pas établir un principe de précaution ? Où placer le curseur ? Les « effets cocktails » sont pour nous la source d’une grande inquiétude.

Nous avons auditionné hier M. Anthony Fardet, chercheur au département nutrition humaine de l’INRA à Clermont-Ferrand, qui est venu nous exposer son approche holistique de la nutrition, qui repose sur l’étude des matrices et qui utilise la classification NOVA. Nous constatons que la consommation de produits ultra-transformés a explosé. Or, dans le même temps, nous avons perdu deux ans d’espérance de vie en bonne santé.

Madame Chapalain, vous êtes membre du comité des directeurs généraux de Food Drink Europe, qui encourage des régimes équilibrés et plus généralement une vie saine, en engageant les industriels à diminuer les quantités de sel ou de sucre, ou à ajouter des vitamines. De telles modifications du produit et de tels ajouts constituent-ils un bénéfice pour la santé ?

Mme Catherine Chapalain. Je ne pense pas que Food Drink Europe, qui fédère toutes les associations nationales de l’alimentaire et coordonne leurs actions, ait vocation à formuler des recommandations nutritionnelles. En effet, les régimes alimentaires varient beaucoup selon les pays, de sorte que les recommandations et les repères de consommation doivent être établis au niveau national.

Mme Esinam Esther Kalonji. L’industrie alimentaire prend réellement en compte les données scientifiques nouvelles qui paraissent et font l’objet de discussions. Nous travaillons en effet à assurer une alimentation qui soit non seulement sûre, mais aussi saine. C’est pourquoi nous nous engageons à optimiser la composition des aliments, c'est-à-dire que nous nous limitons aux ingrédients, et parmi eux aux additifs, qui sont strictement nécessaires. Depuis les États généraux de l’alimentation, nous sentons un mouvement de nos adhérents, dans tous les secteurs, pour mettre en œuvre cette optimisation. Le document que nous avons produit fait le point sur les premiers leviers sur lesquels nous souhaitons avancer. Nous avons demandé à nos adhérents d’affiner leurs objectifs et de les chiffrer, afin que nous mettions en place des indicateurs qui nous permettraient d’apprécier l’évolution de l’offre alimentaire. Nous agissons donc dans le sens d’une optimisation de la composition des aliments — c’est le sens de l’histoire. Nous sommes tout à fait conscients des liens avec les maladies chroniques. Nous travaillons donc actuellement sur l’offre alimentaire des produits, mais aussi sur la façon de les consommer, c'est-à-dire par exemple sur la taille des portions. Ainsi, nous proposons de moins en moins de formats king size, par exemple pour les chips.

Enfin, je concluerai par une affirmation simple, mais qui résume ce que les consommateurs que nous sommes tous doivent avoir en tête. Il faut encourager le plus possible les bons comportements, c'est-à-dire une alimentation diversifiée et équilibrée. L’excès ne doit jamais être encouragé. Même des produits qui semblent ne pas présenter de dangers particuliers, comme les fruits et les légumes, peuvent devenir préjudiciables pour la santé.

Mme Catherine Chapalain. Le curseur, c’est la science !

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Je suis d’accord avec vous, mais il faut cependant mettre en place un principe de précaution, car actuellement la science ne résout pas tous les problèmes. Comme je l’expliquais tout à l’heure, elle ne parvient pas à établir quels sont les « effets cocktail », car une infinité de combinaisons sont possibles.

Néanmoins, nous constatons que l’importance de certaines maladies augmente et que cette augmentation est correllée avec l’évolution de notre alimentation. Il faut donc prendre un certain nombre de précautions. Je ne dis pas qu’il ne faut plus consommer de produits transformés, pas plus que ne l’affirme d’ailleurs M. Fardet. Cependant, la consommation des produits ultratransformés a explosé, et il faut prendre en compte la corrélation que j’ai mentionnée. Nous comptons sur vous pour alerter. Les contrôles internes sont-ils suffisants ? Comment expliquer que l’on n’ait pas vu les manquements qui ont donné lieu à des scandales ? Le cas de Lactalis est en cours et nous attendons les résultats de l’enquête pour nous prononcer sur cette affaire. Comment garantir davantage de sûreté ?

M. le président Loïc Prud'homme. Madame Chapalain, je crois que vous devez partir, aussi vous remercions-nous de votre contribution. Nous continuerons la discussion pendant une vingtaine de minutes avec vos collègues.

Mme Florence Pradier. Dans l’univers de l’épicerie, qui est constitué de produits transformés, il n’y a jamais eu autant de contrôles et en particulier d’autocontrôle, au niveau des entreprises comme à celui des professions. Dans le syndicat des conditionneurs de miel, qui fait partie de l’Alliance 7, l’ensemble des fabricants a pris la décision de contrôler 100 % des produits mis sur le marché, eu égard notamment aux pesticides et à l’adultération, c'est-à-dire au coupage éventuel du miel avec du sucre, car il était nécessaire de vérifier que les cahiers des charges étaient bien respectés. En outre, la distribution effectue elle-même de nombreux contrôles. Il existe toute une série de cahiers des charges, établis d’après les normes de l’International Featured Standard (IFS) ou le British Retail Consortium (BRC), qui déterminent notamment quels les éléments qui doivent être vérifiés et s’assurent que les dispositifs d’autocontrôle que l’entreprise revendique sont effectivement mis en place. Les autorités de contrôle que constituent les pouvoirs publics et les administrations sont compétentes et actives sur le terrain. Elles réalisent des prélèvements aléatoires pour s’assurer que les autocontrôles sont effectivement réalisés. Le système français actuel pour assurer la sécurité alimentaire est particulièrement exigeant.

Certes, le risque zéro n’existe pas ; c’est regrettable et je ne cherche pas à le justifier, mais il faut le constater. On ne peut pas contrôler chaque produit séparément; le contrôle se fait donc sur la base d’un échantillonnage pour assurer que les dispositifs de maîtrise sont bien mis en place. Nous tendons vers le risque zéro, car la France atteint des niveaux de sécurité très rarement égalés.

M. le président Loïc Prud'homme. Votre optimisme est remarquable ! Il faudrait parler des moyens alloués à la DGCCRF, qui sont peut-être insuffisants.

Je suis un peu monomaniaque : je m’intéresse aux problèmes de santé publique. Revenons aux procédures par lesquelles l’ANSES valide les mises sur le marché. Madame Kalonji, vous connaissez bien l’ANSES pour y avoir travaillé longtemps. Ne pensez-vous pas que l’ANSES est toujours en train de courir derrière l’innovation, les nouveaux additifs, les nouveaux processus industriels ? Ne devrions-nous pas nous orienter vers ce qui se pratique dans l’industrie pharmaceutique, où de longues études préalables établissent l’innocuité d’un médicament et son bénéfice avant d’autoriser à le mettre sur le marché ? Cela reviendrait à inverser le processus de validation.

Mme Esinam Esther Kalonji. Vous auditionnerez l’ANSES qui vous répondra sur ce point.

Quant à moi, il me semble extrêmement important de travailler à harmoniser les réglementations européennes, en ce qui concerne aussi bien l’information du consommateur que les autorisations de mise sur le marché. Des interactions et des collaborations entre les agences nationales et l’EFSA sont nécessaires pour élaborer une démarche concertée et des décisions collégiales, comme pour l’industrie pharmaceutique. Des collaborations fructueuses existent déjà pour certains sujets. Leur systématisation est nécessaire pour construire une Europe protectrice et non une Europe à plusieurs vitesses.

Toutes les structures ont besoin de moyens. Il faut donc identifier les moyens nécessaires pour que le travail d’expertise puisse se faire à tous les niveaux, comme nous l’ont rappelé les États généraux de l’alimentation. Une telle évaluation est en cours pour l’EFSA.

Il est extrêmement important pour nos adhérents que les règles soient identiques partout en Europe. La science et la réglementation sont nos juges de paix. Il serait vraiment préjudiciable pour tous, et d’abord pour le consommateur, que l’Europe soit à plusieurs vitesses.

M. le président Loïc Prud'homme. Vous faites référence à la proposition de modifier le règlement 178/2002 sur la législation alimentaire générale (LAG) afin de renforcer les coopérations. L’EFSA vient de lancer un nouvel outil pour mesurer l’exposition à des additifs alimentaires, le modèle d'absorption des additifs alimentaires (FAIM). En avez-vous connaissance ? Quel est votre avis sur ce nouvel outil ?

Mme Esinam Esther Kalonji. Je n’en ai pas pris connaissance. Je pourrai vous donner mon avis ultérieurement, mais de toute façon nos collègues du SYNPA pourront vous apporter tous les éclaircissements nécessaires.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Madame Pradier, vous avez dit que certaines recettes existaient depuis 800 ans, mais je doute que de nombreuses personnes appliquent encore la recette traditionnelle. De même, on s’est rendu compte que des industriels avaient mis la main sur les petites entreprises qui fabriquaient les fromages labellisés par une appellation d'origine protégée (AOP) et qu’ils avaient transformé ou altéré les produits, là encore dans un souci de longue conservation.

Par ailleurs, vous avez dit tout à l’heure que les exportations et les importations augmentent beaucoup. Dans le cas des exportations, tant mieux ! Cependant vous nous avez dit que près de 50 % des biscuits dans nos rayons viennent de l’étranger. C’est très bien de fabriquer de bons biscuits, mais ce n’est pas nous qui les consommons ! Nous devrions consommer davantage de produits locaux et fabriqués selon les recettes traditionnelles.

Mme Florence Pradier. On constate une augmentation des importations dans le domaine de la confiserie et du chocolat, mais aussi dans beaucoup d’autres marchés du secteur de l’épicerie et plus généralement de l’industrie alimentaire. Avec l’Europe, le marché est devenu beaucoup plus ouvert. Ainsi, l’existence d’appels d’offres pour avoir des produits moins chers dans les rayons conduit à importer des produits des pays limitrophes de la France, comme l’Espagne, l’Italie, la Belgique ou l’Allemagne.

Si j’ai attiré votre attention sur ce point, c’est pour rappeler qu’il est important d’établir une réglementation européenne. Les frontières sont poreuses ; il n’y a pas de contrôle des produits aux frontières. Ainsi, on peut établir des obligations et des contrôles pour les fabricants français, mais cela n’affectera que partiellement les consommateurs français car ils consomment des produits européens. La France peut être une locomotive pour l’Europe. Elle a pris des positions de précaution et de prévention et réagit assez rapidement face aux cas douteux. Il faut laisser une large place aux autorités d’évaluation car ce n’est pas le rôle de l’industrie d’évaluer l’innocuité de tel ou tel additif. En revanche, elle doit fournir du matériel et des données pour que ces évaluations puissent être faites. Voilà un objectif de transparence que l’ensemble de l’industrie est prête à promouvoir.

On dénombre en France près de 80 spécialités de biscuits différentes. Le syndicat des biscuits et des gâteaux a décidé de mettre en place des codes d’usage afin de protéger des spécialités dont les recettes sont extrêmement anciennes, comme le pain d’épices, la madeleine ou le biscuit rose de Reims, ou le calisson, afin d’éviter que l’on produise par exemple des « calissons de Chine », comme on l’a vu récemment. Certains produits sont copiés et font l’objet de contrefaçons, de sorte qu’ils ne correspondent ni aux attentes des consommateurs ni aux recettes. Ces codes d’usage ont valeur de loi. Ces professions décident de protéger certaines recettes au moyen d’une AOP, d'une indication géographique protégée (IGP) ou d’autres signes officiels de la qualité mis à la disposition de l’industrie par les pouvoirs publics. En outre, certaines professions décident de protéger certaines fabrications en imposant, pour pouvoir utiliser une dénomination de vente, des quantités minimales de différents ingrédients afin que l’on retrouve la saveur de ce que doit être un calisson ou un pain d’épices. Ainsi, un pain d’épices ne doit pas contenir de matières grasses, contrairement à ce que l’on trouve parfois aujourd'hui. La fonction première de ces syndicats est de s’assurer que les produits que l’on appelle « pains d’épices » respectent bien ces codes d’usage, lesquels s’ajoutent donc à la réglementation que contrôle la DGCCRF. Nous procédons régulièrement à des constats d’huisser pour démontrer que certains produits ne respectent pas ces codes d’usage. Ceux-ci sont donc validés par les pouvoirs publics et inscrits dans la loi. Ils sont les garants du respect de la tradition dans un univers à fort patrimoine culturel, comme celui de la pâte de fruits par exemple.

M. le président Loïc Prud'homme. Nous arrivons presque au terme de cette audition. Je voudrais vous poser une question qui me taraude depuis un moment, à laquelle répondra peut-être M. Degouy. Nous avons tous en mémoire cette émission de télévision où un sénateur était interrogé sur l’industrie agroalimentaire et envisageait d’appeler l’ANIA. Il est nécessaire d’être transparent sur ces questions. De telles relations avec les décideurs sont-elles dans vos habitudes ? Jusqu’où vont ces relations ? Vont-elles jusqu’au conseil en matière de politique publique ? Vous dites que vous avez besoin, dans vos relations avec vos adhérents, d’un cadre législatif clair. Pour ma part, j’ai besoin de savoir comment vous envisagez les relations entre votre association et les pouvoirs et les décideurs publics.

M. Alexis Degouy. Je vais vous répondre. Je vous remercie pour cette question, car elle me permet de tirer les choses au clair. Malheureusement, notre parole est moins entendue ou moins acceptée que celle d’autres personnes. Notre position sur ce sujet est pourtant parfaitement claire.

À l’époque, nous avions envoyé un document public exposant notre position, que vous a exposée Mme Chapalain, à l’ensemble des groupes politiques de l’Assemblée nationale et du Sénat. Je ne suis pas sûr que ce soit très fréquent. Or l’émission en question présente ce document, qui était publié sur notre site internet et qui était parfaitement public, comme un document confidentiel.

Nous sommes auditionnés deux ou trois fois par semaine au Parlement. Ainsi, la semaine prochaine, nous serons auditionnés au Sénat au sujet de l’EFSA. Or, depuis quatre ans que je suis directeur des affaires publiques de l’ANIA, je peux vous certifier qu’il n’y a pas une audition au Parlement que nous ayions réclamée. Parfois, les sujets sont si vastes que nous devons décaler une audition pour pouvoir la préparer correctement. Du reste, cette fréquence me paraît parfaitement normale, car je pense qu’il est nécessaire que le Parlement entende ce qu’a à dire l’industrie alimentaire, comme il entend les associations de consommateurs ou les ONG. À dire vrai, le premier rapport de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) nous a embêtés car, pour les six derniers mois de l’année 2017, et si l’on respecte la lettre de la loi, la très grande majorité des auditions que nous avons eues au Parlement s’étant déroulées dans le cadre des États généraux de l’alimentation et donc à l’initiative des pouvoirs publics, nous n’étions pas censés les déclarer. Nous avons toutefois considéré que ce n’était pas logique, de sorte que nous avons déclaré trop d’auditions dans le premier rapport pour indiquer que nous avions défendu certaines positions dans le cadre des États généraux de l’alimentation.

Le sénateur dont vous parlez connaissait bien l’ANIA, car il avait d’abord été député et spécialiste reconnu des relations commerciales. En revanche, il connaissait moins bien l’ANIA pour les questions de nutrition.

À l’époque, nous avions présenté à la représentation nationale cinq propositions de modification du texte ; aucune ne portait sur la suppression de l’article 5 sur le Nutri-Score
– souvenez-vous que je parle sous serment. Nous n’avons jamais demandé sa suppression.

En revanche, nous avons proposé une expérimentation en conditions réelles, parce qu’il nous semblait que les consommateurs devaient valider ce dispositif. L’amendement que nous proposions n’a pas été retenu, mais finalement les pouvoirs publics ont choisi de procéder à une telle expérimentation, qui accroît la solidité du dispositif qu’ils ont proposé.

Nous avions proposé que la représentation nationale s’intéresse davantage à des actions de terrain parce que nous pensons que c’est cela qui est efficace. Il me semble qu’il faut travailler sur l’« effet cocktail » des « mauvais » comportements au sens large, concernant non seulement l’alimentation mais aussi les problèmes de sédentarité, par exemple. Certains programmes locaux marchent très bien parce qu’ils prennent en charge tous ces problèmes. Nous avions suggéré que les Agences régionales de santé (ARS) se saisissent de ces questions – je ne pense pas qu’une telle suggestion mette en danger la République.

Enfin, nous avions suggéré de mettre au cœur du dispositif le Conseil national de l’alimentation (CNA). Cela n’avait pas été retenu sur le moment, mais là encore, nous constatons qu’il prend davantage de force dans le débat. Sans que nous soyons à l’origine de cette démarche, au cours des débats sur projet de loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine et durable, certains de vos collègues ont proposé de le renforcer encore. Voilà quelle était notre action à l’époque sur ce projet de loi sur le Nutri-Score.

Nous pouvons en tirer deux enseignements. Tout d’abord, l’industrie agroalimentaire n’est pas un bloc ; elle est riche de sa diversité. Sur ce dossier, je peux témoigner qu’il y a eu des séances animées au conseil d’administration de l’ANIA, entre les partisans du Nutri-Score 5-C proposé par le professeur Hercberg, ceux qui proposaient un dispositif qui tienne compte de la fréquence, ou d’autres qui s’intéressaient aux traffic lights britanniques. Cette animation existait aussi au sein de l’industrie alimentaire.

Ensuite, on voudrait nous figer dans nos positions, mais nous évoluons, nous aussi, car nos adhérents et les consommateurs évoluent. Par exemple, il est vrai que l’ANIA refusait au départ un code couleur, en expliquant qu’il stigmatiserait certains aliments. Toutefois, des expérimentations ont permis de constater que le consommateur voulait un code couleur. Aujourd'hui, l’ensemble des adhérents de l’ANIA accepte ce principe, sur lequel reposaient toutes les propositions concurrentes au Nutri-Score.

Votre question m’a permis de rappeler quelles sont les interactions normales entre l’ANIA et le Parlement. Nous faisons partie du comité de pilotage du PNNS et nous sommes membres du Conseil national de l’alimentation. Pendant les États généraux de l’alimentation, on a pu constater que toutes nos positions respectaient la ligne que nous nous sommes fixée. Votre collègue, M. Olivier Véran, a souhaité nous rencontrer au sujet du Nutri-Score ; nous avons soutenu devant les caméras de télévision un certain nombre d’affirmations que nous aurions défendues également si les caméras n’avaient pas été là. Chacun prend ensuite ses décisions. Manifestement, nous n’avons pas convaincu M. Véran, qui a choisi de défendre un amendement qui ne nous paraît pas pertinent, mais de telles décisions sont normales. Voilà quelle est la réalité des interactions entre la représentation nationale qui décide d’un certain nombre de réglementations et l’ANIA. Nous défendons nos propres opinions qui peuvent évoluer avec le temps. Enfin, les positions de nos adhérents sont diverses. Toute la complexité de nos associations professionnelles réside dans le fait que nous devons faire avancer tout le monde dans le même sens. Ce n’est pas toujours possible, mais c’est notre quotidien.

M. le président Loïc Prud'homme. Nous arrivons au terme de cette audition. Si vous voulez dire quelques mots de conclusion, vous pouvez le faire très brièvement.

M. Alexis Degouy. Nous allons vous laisser les documents issus des États généraux de l’alimentation. Notre intention est de les diffuser largement à vos collègues pour faire connaître nos engagements. Nous ferons le bilan dans trois ans, en nous référant aux indicateurs que nous avons d’ores et déjà mis en place pour suivre ces engagements.

Mme Florence Pradier. Les entreprises agissent depuis longtemps et elles vont continuer. Elles ont besoin des pouvoirs publics, de la science et des consommateurs pour le faire. Des engagements réels ont été pris, tant en matière d’amélioration nutritionnelle qu’en matière de sécurité ou de composition des produits. Ainsi, il existe une tendance pour diminuer le nombre d’additifs, lorsque cela est possible. Cette industrie est capable d’avancer afin de fournir une alimentation saine, sûre et durable.

 

M. le président Loïc Prud'homme. Mesdames, monsieur, nous vous remercions.

 

La séance est levée à midi vingt.

 

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11.    Audition, ouverte à la presse, de M. Benoit Assémat, inspecteur général de santé publique vétérinaire, conseiller sécurité sanitaire au département risques et crises de l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ)

(Séance du mercredi 13 juin 2018)

La séance est ouverte à onze heures.

M. le président Loïc Prud’homme. Mes chers collègues, nous recevons ce matin M. Benoît Assémat qui est inspecteur général de santé publique vétérinaire et actuellement conseiller sécurité sanitaire au département risques et crises de l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ).

Monsieur Assémat, votre expérience professionnelle va d’abord permettre de mieux situer le rôle et les missions des vétérinaires au titre des contrôles dans la filière alimentaire, et notamment auprès des industries agroalimentaires.

Vous avez d’ailleurs présidé le Syndicat national des inspecteurs en santé publique vétérinaire (SNISPV) qui sont l’un des corps de contrôle de l’État dans le domaine sanitaire.

Vous pourrez ainsi nous dire très librement ce qui marche et ce qui mériterait d’être amélioré dans les contrôles visant à garantir la qualité et la sécurité sanitaire tout au long de la chaîne de production alimentaire.

Le but de la commission d’enquête est de mieux comprendre la réalité quotidienne des situations, de l’amont jusque dans les usines de transformation. Car, c’est lorsque survient une crise sanitaire – je pense à la crise de la vache folle ou plus récemment à la contamination des œufs au fipronil ou encore à l’affaire Lactalis – que les responsables publics mais aussi l’opinion semblent réellement considérer ces questions pourtant essentielles.

Nous allons vous écouter, dans un premier temps, au titre d’un exposé liminaire d’une quinzaine de minutes environ. Puis, les membres de la commission d’enquête vous poseront des questions dans le cadre d’un échange qui débutera avec les questions que ne manquera pas de poser notre collègue Michèle Crouzet, en sa qualité de rapporteure.

Au préalable, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je dois vous demander de prêter serment.

(M. Benoît Assémat prête serment.)

M. Benoît Assémat, conseiller sécurité sanitaire au département risques et crises de l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ). Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames, messieurs les députés, j’ai effectivement été responsable professionnel au sein du SNISPV ainsi que directeur des services vétérinaires dans plusieurs départements ruraux ou à forte activité agroalimentaire. J’interviendrai aujourd’hui en tant que conseiller sécurité sanitaire à l’INHESJ.

L’INHESJ, placé sous la tutelle du Premier ministre, travaille sur une approche globale des enjeux de sécurité par des activités de formation, d’études et de recherche qui touchent à l’agriculture et à l’alimentation. Je suis arrivé à l’Institut il y a cinq ans, au moment où s’est déclenché le scandale de la viande de cheval. Cela m’a conduit à essayer de comprendre ce qu’une crise de cette nature pouvait nous dire sur ce qui se passe dans les filières alimentaires.

Au vu de la façon dont l’industrie agroalimentaire fonctionne aujourd’hui, on ne peut plus séparer les enjeux de sécurité sanitaire de ceux de lutte contre les pratiques frauduleuses et trompeuses. Cela implique de construire une approche globale pour aborder l’ensemble des enjeux de sécurité et de transparence de la chaîne alimentaire. Je vous propose de le faire en deux temps, d’abord en revenant sur ce « Horsegate », ce scandale de la viande de cheval, ensuite en vous présentant les trois propositions que j’ai imaginées.

Revenons sur le scandale de la viande de cheval dans lequel un grand nombre d’acteurs étaient impliqués. C’est la société Findus qui a révélé le problème, qui avait d’ailleurs été identifié depuis trois ou six mois par les autorités d’Irlande du Nord. Le coût jugé anormalement bas de certains produits avait en effet conduit les autorités d’Irlande du Nord à s’interroger puis à mettre en évidence la présence de viande de cheval à la place de viande de bœuf. Findus s’adressait à Comigel pour fabriquer ses plats cuisinés au Luxembourg, Comigel se tournant à son tour vers Spanghero qui lui fournissait quelque chose qu’on ne connaissait pas à l’époque, à savoir ce fameux minerai de viande. De son côté, Spanghero s’adressait à des traders de minerai de viande – personne ne savait qu’il existait des traders de minerais de viande, une activité qui n’était absolument pas identifiée – qui s’approvisionnaient auprès d’abattoirs roumains qui disposaient de beaucoup de viande de cheval parce que la Roumanie venait d’interdire la circulation des charrettes à cheval ! Vous voyez donc comment un petit phénomène, l’arrêt de la circulation des charrettes à cheval en Roumanie, a conduit à un scandale européen.

Au départ, il a été difficile d’identifier ce dont il s’agissait. Les deux ministres ont assuré la gestion de cette crise, mais pendant plusieurs jours on s’est demandé s’il s’agissait d’une fraude ou d’un enjeu sanitaire. En réalité, on ne pouvait pas démêler les deux, car s’il y a fraude, il y a forcément problème de traçabilité des ingrédients qui composent les aliments, et s’il y a problème de traçabilité, il y a forcément doute sur les enjeux de sécurité sanitaire. En effet, si on ne sait pas de quoi sont composés les aliments, on ne peut pas garantir la salubrité du produit.

Il faut bien voir qu’un aliment n’est pas un bien de consommation comme un autre. La fraude sur l’alimentation a un impact sur le consommateur beaucoup plus fort qu’une fraude sur une contrefaçon, par exemple, sur un produit électronique ou un tee-shirt. Vous connaissez cette formule du sociologue Claude Fischler : « Si je ne sais pas ce que je mange, je ne sais plus qui je suis ». La fraude dans le champ alimentaire a vraiment un impact très fort, c’est un facteur de défiance absolument considérable entre les consommateurs et les opérateurs de la chaîne alimentaire et un facteur d’anxiété pour les consommateurs.

J’ajoute que les deux principaux acteurs de ce scandale qui sont, je crois, en cours de jugement, étaient déjà bien connus des services de la justice, l’un aux Pays-Bas et l’autre en France. Ces deux acteurs travaillaient déjà ensemble dix ans auparavant et avaient déjà été condamnés dans une affaire de falsification en introduisant de la viande de cheval à la place d’autre chose.

J’ai réfléchi à cette affaire en lisant des enquêtes, notamment le livre d’Anne de Loisy, « Bon appétit ! Quand l’industrie de la viande nous mène en barquette », et celui de Jean-Baptiste Malet : « L’empire de l’or rouge », où il est question du triple concentré de tomate, ce produit que l’on ne soupçonne pas et qui voyage dans le monde entier dans les conditions décrites par ce livre … Tout cela m’a permis de comprendre que certains facteurs sont à l’origine de scandales, et que l’affaire de la viande de cheval n’était pas un épiphénomène ni un accident.

D’abord, la mondialisation touche les filières alimentaires, comme d’autres secteurs d’activité, ce qui fait que les mêmes produits circulent partout, sur toute la planète, dans un contexte de complexification des circuits commerciaux d’approvisionnement qui rend le sujet particulièrement difficile à appréhender, comme je le disais à propos du scandale de la viande de cheval. La pression de plus en plus forte exercée sur le prix des matières premières conduit certains opérateurs – pas les industries elles-mêmes, qui ont tout intérêt à conserver la confiance des consommateurs en ayant des produits sûrs et loyaux –, certaines personnes mal intentionnées à s’infiltrer dans la chaîne alimentaire en organisant des fraudes. Ces opérateurs, qui peuvent gagner beaucoup d’argent, risquent peu parce que ce type de délinquance est assez peu identifié.

La chaîne alimentaire est devenue un secteur économique dans lequel la fraude économique peut se développer de façon beaucoup plus importante qu’on ne l’imagine, au détriment aussi bien des consommateurs que des industries agroalimentaires elles-mêmes qui n’ont aucun intérêt à mettre sciemment sur le marché des produits qui seraient interdits.

Je ne m’étendrai pas sur le dispositif public de contrôle, car tout a été dit dans de nombreux rapports, notamment parlementaires, sur l’enchevêtrement des compétences entre les différentes administrations, sur la dilution des responsabilités, comme l’a montré l’affaire Lactalis : la poudre de lait infantile est soumise à deux réglementations, d’une part l’agrément sanitaire général délivré par les services de la direction générale de l’alimentation (DGAL) du ministère de l’agriculture, d’autre part une réglementation spécifique à l’alimentation infantile relevant de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), c’est-à-dire du ministère de l’économie et des finances. Il existe de très nombreux autres exemples – sur les denrées végétales, sur l’alimentation animale, etc. – pour lesquels la responsabilité des différentes administrations de contrôle est de plus en plus complexe à identifier. Cela a d’ailleurs des conséquences directes lorsqu’on veut aller vers plus de transparence pour le consommateur. C’est le cas, pour le ministère de l’agriculture, du dispositif dit Alim’Confiance, qui permet de qualifier la conformité des établissements avec quatre niveaux de smileys. Cette transparence concerne l’enjeu sanitaire de salubrité des aliments, mais pas celui lié à d’éventuelles pratiques frauduleuses ou trompeuses. Les administrations de contrôle qui, dans les départements, travaillent ensemble dans des directions dites interministérielles de la protection des populations, sont confrontées à ces difficultés. Si l’on attribue un smiley « Très satisfaisant » parce que les règles sanitaires sont respectées, mais qu’une autre administration conduit une enquête, voire s’apprête à lancer une procédure judiciaire, parce qu’elle soupçonne des pratiques frauduleuses dans l’entreprise, on ne peut pas décemment considérer que le consommateur est bien informé.

Je le répète, chercher à distinguer ce qui relève des enjeux de sécurité sanitaire de ce qui relève des enjeux de lutte contre les pratiques frauduleuses et trompeuses est devenu impossible.

C’est d’ailleurs pour cela que la Commission européenne a beaucoup travaillé sur la fraude à l’alimentation après le scandale de la viande du cheval, et en a déduit qu’il fallait, lors de la révision du règlement sur les contrôles officiels, aborder les deux sujets ensemble. Au mois de décembre 2019, un nouveau règlement, en date de mars 2017, sera appliqué qui prévoit une approche globale et intégrée sur la chaîne alimentaire, associant les deux volets. Des dispositions sont prévues pour que la coordination entre les différentes administrations soit la plus forte possible et que le contact entre les États membres et la Commission soit assuré par une autorité unique chargée de la vision d’ensemble de ces deux sujets.

Je propose trois axes pour conduire cette approche globale sur la chaîne alimentaire.

Premièrement, il est nécessaire que les administrations de contrôle travaillent ensemble sur la question du risque, dans un même objectif. Au passage, il faut ajouter le rôle du ministère de la santé sur les enjeux liés à la politique nutritionnelle, et celui du ministère de la transition écologique et solidaire. Bref, quatre ministères au moins sont concernés sur cette question.

Deuxièmement, il faut mettre en place un dispositif de coproduction de la sécurité, c’est-à-dire rappeler que la sécurité est l’affaire de tous, des services de l’État comme des acteurs de la chaîne alimentaire et des consommateurs, pour agir efficacement en faveur de la santé et des enjeux sociaux et environnementaux. Pour cela, il convient de créer de la confiance entre tous les acteurs, ainsi que de la proximité, car parmi les acteurs de la chaîne alimentaire, seul un petit nombre de personnes sont mal intentionnées. Sans cette relation de confiance, les autorités de contrôle auront beaucoup de difficultés à avoir des informations pertinentes, contrairement aux industriels qui savent ce qui se passe grâce aux dispositifs d’autocontrôles dont ils disposent.

Troisièmement, il convient de développer l’activité de renseignement sur la chaîne alimentaire, afin d’avoir une connaissance suffisante de ce qui se passe dans les filières et une capacité d’anticipation permettant de ne pas attendre qu’un scandale éclate. À côté de l’activité judiciaire et administrative, il faut donc créer tout simplement l’activité de renseignement. Une activité de police efficace ne peut s’appuyer que sur cette capacité de connaissance, d’anticipation. Cela implique d’associer étroitement l’ensemble des inspecteurs de tous les services de contrôle, ainsi que les industries elles-mêmes, les acteurs de la chaîne alimentaire qui doivent, en confiance, être en mesure de dire ce qui se passe quand ils savent que des pratiques sont susceptibles de provoquer des crises. Il faut aussi, et c’est plus difficile, suivre les délinquants de la chaîne alimentaire – ils sont connus. Sur un million d’opérateurs de la chaîne alimentaire en France, il y a forcément quelques centaines de personnes plus ou moins connues parce qu’elles ont déjà été condamnées, parce qu’on sait ce qui se passe, etc. Mais je comprends que le sujet est délicat.

L’application des principes généraux de sécurité à la chaîne agroalimentaire, qui s’appuie sur 500 000 producteurs en France et sur 500 000 acteurs de la chaîne alimentaire, des abattoirs jusqu’à la distribution, justifie une action de police efficace.

Enfin, le numérique a un rôle important à jouer dans ce domaine-là, peut-être aussi par l’utilisation de technologies telles que la blockchain qui permettrait aux industries agroalimentaires de partager des informations.

M. le président Loïc Prud’homme. Merci, monsieur Assémat, pour ce propos très complet et très clair, notamment sur la nécessité d’une approche globale en matière de sécurité alimentaire et de pratiques frauduleuses.

La semaine dernière, nous avons auditionné les représentants de l’Association nationale des industries alimentaires (ANIA) qui ont souligné l’importance des autocontrôles effectués par les industriels. De même, un rapport de la Cour des comptes de 2014 indique que : « Les autocontrôles réalisés par les professionnels sont de qualité variable et les non-conformités ne sont pas nécessairement portées à la connaissance des services de l’État. Des mesures plus contraignantes sont prévues par les textes. Ces mesures réglementaires n’ont pratiquement pas été mises en œuvre. »

Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur les autocontrôles ? Les autorités sanitaires disposent-elles aujourd’hui des moyens réglementaires et humains suffisants pour vérifier leur pertinence voire, dans certains cas, la réalité ? Ont-elles connaissance des cahiers des charges des autocontrôles et des protocoles au sujet desquels les industriels semblent a priori avoir une certaine liberté s’agissant de leur définition ?

M. Benoît Assémat. Lorsque les inspecteurs des différentes administrations réalisent leurs enquêtes et leurs inspections, il est bien évident qu’ils ont accès et qu’ils doivent accéder au dispositif d’autocontrôles des entreprises. C’est une partie intégrante de leur activité d’inspection et d’enquête.

Vous me demandez comment sont faits ces autocontrôles. Jusqu’à présent, ces analyses ne sont pas soumises à un dispositif d’accréditation par le Comité français d’accréditation (COFRAC), tandis que les analyses officielles sont réalisées par des laboratoires officiels qui, bien évidemment, sont accrédités par le COFRAC, et font l’objet de ce que l’on appelle des essais d’intercomparaison entre laboratoires organisés par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES). Les laboratoires officiels sont donc dans un cadre très strict et adapté, tandis que les autocontrôles, qu’ils soient faits par les entreprises ou par des prestataires, sont dans un cadre beaucoup plus souple.

Ce cadre est-il trop souple ? La question est posée. On pourrait imaginer que ces analyses d’autocontrôles ou certaines d’entre elles soient réalisées par des laboratoires accrédités par le COFRAC et faisant eux-mêmes l’objet -mêmes d’essais d’intercomparaison. Peut-être faudrait-il aussi que davantage d’analyses de contrôles officiels soient réalisées par les agents. En réalité, il y en a de moins en moins depuis une vingtaine d’années. On peut dire que les analyses faites par les autorités de contrôle sont dirigées vers ce que l’on appelle les plans de surveillance et les plans de contrôle, mais que peu d’analyses sont faites dans le cadre des inspections quotidiennes réalisées dans les établissements. Peut-être cela est-il dû aussi à ce que sont dorénavant les laboratoires départementaux d’analyses. À l’origine, les services vétérinaires faisaient réaliser ces analyses par des laboratoires financés par les conseils généraux. Depuis trente ans, la situation a beaucoup évolué puisque certains conseils départementaux n’assurent plus la gestion de ces laboratoires qui sont maintenant purement privés. Cela pose donc la question de ce que sont ces laboratoires officiels de proximité – je ne parle pas de l’ANSES.

La question du renforcement des analyses confiées par l’État à ces laboratoires officiels se pose probablement. Pour cela, il faut soit une volonté soit quelques budgets supplémentaires. Je peux seulement vous dire qu’il y a très peu d’analyses officielles par rapport au nombre considérable d’analyses d’autocontrôles.

La Cour des comptes ne dit pas que les agents ne disposent pas de dispositifs législatifs pour travailler, mais que les moyens sont insuffisants et que les réponses aux non-conformités qui sont détectées ne sont peut-être pas suffisamment sévères. En cas de non-conformité, il appartient aux autorités de contrôle de les corriger afin d’éviter qu’elles ne perdurent dans le temps – parfois un ou deux ans. Je n’oublie pas non plus que beaucoup de progrès ont été faits en vingt ou trente ans – il suffit de regarder le nombre de cas de listériose ou de salmonellose – grâce au travail réalisé par l’industrie alimentaire en ce qui concerne la maîtrise des enjeux sanitaires et la salubrité des produits qu’elle met sur le marché. Mais cela n’épuise pas le sujet. J’évoquais tout à l’heure cette dualité entre les enjeux sanitaires et la lutte contre les pratiques frauduleuses : c’est l’ensemble des deux qu’il faut regarder.

M. le président Loïc Prud’homme. Vous dites que les services de l’État ne font plus d’analyses eux-mêmes, ou de moins en moins, mais ont-ils les moyens de vérifier que ces autocontrôles sont bien réalisés ? Cela fait-il partie de leurs prérogatives ?

M. Benoît Assémat. Bien sûr que cela fait partie de leurs prérogatives : c’est le rôle des inspecteurs d’analyser le dispositif d’autocontrôles. Il faut certainement le faire mieux. J’ajoute qu’un industriel qui veut tricher peut le faire facilement. Quand il doit présenter son livre d’autocontrôles, il lui suffit de ne conserver que les analyses favorables et pas les autres. Il faut éviter que les inspecteurs ne se transforment en « inspecteurs de papier », c’est-à-dire que leur travail consiste juste à regarder sur un plan documentaire ce qui est fait. Vous comprenez bien que les fraudeurs les plus malins ne vont pas montrer sur un document ce qui se passe. Il ne faut donc pas s’arrêter à quelque chose de trop formel qui est le papier. Il faut que l’inspecteur soit imaginatif s’il voit que les quelques analyses positives qui existaient, par exemple sur les salmonelles – je ne parle pas de Lactalis, bien évidemment –, ont disparu tout à coup. Il peut se demander s’il n’y avait pas une nécessité à les voir disparaître pour un marché à l’export par exemple et réfléchir à l’élaboration d’une stratégie. Les inspecteurs ont tous les moyens, il faut juste qu’ils puissent faire un travail complet et approfondi.

M. le président Loïc Prud’homme. Nous allons bientôt auditionner l’ANSES et la DGCCRF. Selon vous, quelles questions faudrait-il leur poser sur l’architecture institutionnelle de ces contrôles sanitaires ? Y a-t-il aujourd’hui des failles qui sont relevées dans cette organisation générale du système, hormis l’éparpillement dont vous avez parlé dans votre propos liminaire ?

M. Benoît Assémat. Le principal souci, c’est évidemment le fonctionnement cloisonné, très vertical, « en tuyaux d’orgue », des administrations. L’exemple de la poudre de lait infantile que j’ai évoqué tout à l’heure montre que l’on ne peut pas continuer avec un dispositif dans lequel une administration est chargée d’une partie du contrôle sanitaire tandis qu’une autre administration est chargée d’une autre partie, et que les méthodes, les façons de travailler et les référentiels métiers sont différents. Les responsabilités des différentes administrations doivent être clairement identifiées. Quant au protocole de coopération, il date de 2007 – je crois qu’il est en train d’être revu.

Pourquoi les services du ministère de l’agriculture assurent-ils le contrôle sanitaire de toute la chaîne de production animale, de l’éleveur à la distribution, en passant par l’abattoir et l’agrément sanitaire, alors que, s’agissant des filières végétales, ils ne sont responsables des légumes que lorsque ceux-ci sont dans le champ ? Est-ce la meilleure manière d’agir, par exemple en ce qui concerne la maîtrise de l’utilisation des produits phytosanitaires ? Certainement pas. C’est dans une approche sur l’ensemble de la chaîne, du champ à l’assiette du consommateur, qu’il faut concevoir les sujets. Comment le citoyen sait-il quelle est la bonne administration de contrôle ? À qui peut-il s’adresser s’il veut savoir ce qu’il en est ? Quel site doit-il consulter ? Celui du ministère de l’agriculture ou un autre ? Celui de l’ANSES ? Celui de l’ANIA ? Ceux des industriels ? Il faut donc identifier clairement qui fait quoi.

Comme je l’évoquais tout à l’heure, il y a deux principaux enjeux : ceux liés à la salubrité, à la sécurité sanitaire de la chaîne alimentaire et ceux liés à la lutte contre les pratiques frauduleuses et trompeuses. Il y a déjà là deux piliers. Ce n’est pas à moi de dire comment les pouvoirs publics doivent être organisés, mais s’il doit y avoir deux administrations de contrôle, mieux vaudrait que l’une soit chargée des enjeux sanitaires et l’autre de la fraude. Il faudra, cela dit, que le chapeau soit très solide, les deux sujets étant de plus en plus intimement liés.

Il existe de nombreuses solutions pour améliorer les dispositifs de contrôle, tout cela a été analysé très en détail. Il y a dix ans, lors de la révision générale des politiques publiques (RGPP), un rapport d’audit avait été fait qui prévoyait sept scénarios. Tout cela est très documenté. Or, depuis dix ou quinze ans, très peu de choses ont changé.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Je vous remercie pour votre exposé. Nous avons appris beaucoup de choses aujourd’hui sur les difficultés des contrôles dont on n’entend pas beaucoup parler.

Comment expliquez-vous que des scandales alimentaires soient de plus en plus fréquents ? Estimez-vous que de tels scandales arrivent en raison d’insuffisances réglementaires ? Quelles préconisations pourriez-vous faire en matière de réglementation ? On sait que la France importe une très grande quantité de produits alimentaires. Quel est votre avis sur les dispositifs de contrôle en vigueur dans les pays hors de l’Union européenne, voire dans l’Union européenne elle-même ? Je pense aussi à l’accord avec le Canada, le Comprehensive Economic and Trade Agreement (CETA). D’un côté, on impose à l’agriculture française des modes de production plus sains, et de l’autre on craint de ne pas pouvoir contrôler ce qui va arriver chez nous.

Aujourd’hui, on constate que les missions de police en matière de contrôle de la chaîne alimentaire relèvent de ministères différents, comme vous l’avez souligné, avec d’un côté la DGAL qui dépend du ministère de l’agriculture, et de l’autre la DGCCRF qui dépend du ministère de l’économie. Vous avez d’ailleurs appelé à la création d’une autorité de surveillance et de contrôle qui intégrerait l’ensemble de ces enjeux.

Pouvez nous expliquer en quoi la mise en place d’une telle autorité serait plus efficace en matière de contrôles ? Quelles seraient vos recommandations pour que la gouvernance du dispositif soit plus efficace, sachant qu’une commission d’enquête sur la transparence et la sécurité sanitaire de la filière alimentaire en France avait déjà proposé la création d’une direction générale de la sécurité alimentaire ? Vous aviez appelé à la création d’un grand service public de contrôle de la sécurité sanitaire de l’alimentation. Or ces propositions n’ont pas été suivies d’effet. Comment s’y prendre aujourd’hui pour mettre en place un tel système de sécurité ?

Je reviens sur les laboratoires départementaux. Dans mon département, l’Yonne, il existe à Champignelles un centre où les vétérinaires peuvent prendre des cours et pratiquer sur de grands animaux, des vaches et autres. Ce centre est doté d’une salle d’autopsie vouée à la fermeture parce qu’elle n’est plus conforme. Or nous en avons vraiment besoin : quand un de leurs animaux meurt pour une raison indéterminée, les éleveurs doivent pouvoir s’adresser à un centre proche, car une autopsie de ruminants s’effectue dans les plus brefs délais. Quand il s’agit de plus petits animaux, on peut imaginer de les congeler et de les emmener à un laboratoire situé un peu plus loin. On peut aussi avoir besoin d’autopsier des animaux sauvages car ceux-ci sont parfois vecteurs de maladies transmissibles à l’humain. Pour l’instant, l’État n’a pas donné les moyens de répondre à ce besoin assuré jusqu’à présent par le département. Le transfert de compétence au niveau national crée une défaillance très nuisible.

M. Benoît Assémat. Pourquoi les scandales sont-ils de plus en plus fréquents ? La fraude alimentaire est probablement plus fréquente qu’on ne l’imagine : on peut l’estimer à plusieurs dizaines de milliards d’euros sur l’ensemble de la chaîne alimentaire mondiale. La fraude et les contrefaçons existent dans l’alimentation, le médicament ou d’autres secteurs. On ne voit que la pointe émergée de l’iceberg.

On peut incriminer notamment la complexification des circuits commerciaux et une pression toujours plus forte sur les prix des matières premières. Prenons l’exemple des nuggets, donné dans le livre « Bon appétit ! » d’Anne de Loisy. Pour de la viande de poulet de bonne qualité, les fournisseurs pratiquent un certain prix. Dans le cadre d’une promotion, on leur demande de baisser ce prix. Au hasard, disons qu’on leur demande de passer de 3 euros à 2 euros. Pour les fournisseurs, c'est encore possible. Puis un acheteur leur demande de passer à 1,20 euro, un prix inférieur à coût de revient auquel il est impossible de fournir une vraie matière première. C’est le début du cercle vicieux : quelques fournisseurs vont inventer quelque chose pour transformer le plomb en or, aidés en cela par le développement de la « malbouffe » qui a habitué les gens à manger des mélanges de peaux, de tendons, de viandes séparées mécaniquement. Dans ce contexte de pression sur les prix, qui est d'une force extraordinaire, il y a forcément des gens qui vont essayer de s'infiltrer et de tricher.

Si la fraude est aussi ancienne que l'être humain, les fraudeurs s’arrangent désormais pour éviter les dégâts collatéraux sanitaires de court terme qui survenaient auparavant. Ils savent que de tels dégâts seraient immédiatement détectés grâce aux contrôles mis en place par le ministère de la santé et de Santé publique France. Les fraudes sont organisées de façon à provoquer le moins possible de risques sanitaires car c’est une condition de la pérennité des gains qu’elles permettent de réaliser.

Il faut être honnête et regarder les raisons de ces scandales alimentaires. Sont-ils plus fréquents ? Nul ne le sait, car on ne connaît qu’une partie des fraudes. Ce qui est sûr, c’est que les industriels savent beaucoup plus de choses que les administrations. Les grands groupes ont des dispositifs de contrôle très pointus à leur siège, dans leurs établissements, sur leurs chaînes de fabrication. En l’état actuel des textes, ils ne sont tenus de signaler aux autorités que les anomalies constatées sur les produits mis en vente. Dans l’affaire Lactalis, il y avait eu des autocontrôles positifs à la salmonelle sur l'environnement – la tour de séchage, des sachets, des balais – mais il n’y avait pas d’obligation de les signaler aux autorités. Une fois informées, les autorités sont tenues de réagir. Or si elles étaient informées de tout, elles ne pourraient pas faire face.

Il faut donc créer un système de confiance et de proximité entre les industries alimentaires et les autorités de contrôle, afin que l’information circule sans que cela nuise au bon fonctionnement des uns et des autres. L’industriel ne sait pas comment l’information sera traitée par l’autorité et peut redouter des répercussions négatives sur ses propres productions. C’est pourquoi il faut créer quelque chose de nouveau : une activité de renseignement, au sens large du terme, sur la chaîne alimentaire. C'est une nécessité absolue, le seul moyen d’anticiper ces scandales et d’éviter qu’ils ne deviennent de plus en plus fréquents. Actuellement, on en a un ou deux par an, mais tout dépend comment on compte.

S’agissant des relations entre les administrations, il existe sûrement plusieurs solutions pour améliorer l’efficacité des contrôles. La plus englobante conduirait à placer toutes les administrations de contrôle et les parties prenantes dans une agence ou un établissement public, sous l'autorité des différents ministères concernés. Comme on a créé l’ANSES il y a vingt ans dans un contexte de crise sanitaire, on pourrait imaginer un nouvel opérateur qui soit en mesure d'agir dans le domaine de la gestion du risque. La loi de juillet 1998, qui a donné naissance à l’ANSES, a permis de rénover le dispositif d'évaluation du risque. Vingt ans plus tard, il ne fait aucun doute que le moment est venu de rénover le dispositif de contrôle et de gestion des risques.

On peut aussi imaginer qu’un ministère soit complètement en charge des enjeux d'alimentation et de protection des consommateurs. Du coup, il rassemblerait les deux volets : sanitaire et répression des fraudes. On peut encore envisager que le dispositif reste interministériel. Il faudrait alors que les responsabilités de chacun soient mieux définies qu’elles ne le sont actuellement et qu’une structure chapeau permette d’articuler le travail des différentes administrations de contrôle. Voyez qu’il y a plusieurs formules possibles, et je me garderai bien de vous indiquer celle qu’il faut retenir. Il vous revient de faire ce choix.

Le réseau de laboratoires a été considérablement fragilisé. On ne s’en est pas rendu compte il y a trente ans, lors de la décentralisation, lorsque l'État a permis aux conseils généraux de l'époque de s'occuper des laboratoires d'analyses. Il ne s'agissait pas d'un transfert de compétences. On leur disait simplement : vous pouvez vous en occuper, c'est à vous. Tout cela fonctionnait particulièrement bien au début : des investissements importants ont été consentis ; des progrès considérables ont été réalisés en matière de structuration du réseau, de qualité du travail, de formation des personnels. C’était une période très intéressante.

À présent, cela ne fait pas partie des missions prioritaires des conseils départementaux. D’aucuns pensent même que cela ne fait pas du tout partie de leurs missions. C’est pourquoi les conseils départementaux sont très ennuyés. Or les autorités de contrôle doivent pouvoir s'appuyer sur un réseau de laboratoires officiels, de terrain, de proximité pour les autopsies des grands animaux que vous évoquez et pour une quantité d'autres besoins d'analyses. Le sujet est sur la table depuis de nombreuses années. Tout le monde s’en occupe, notamment l’Assemblée des départements de France (ADF). Il faut trouver une solution qui s’articule avec les besoins de l’administration de contrôle.

Que vous dire sur le CETA ? On peut plaider pour un système fondé sur la relocalisation des productions et l’information des consommateurs. Ceux-ci doivent savoir ce qu’ils achètent, connaître les caractéristiques nutritionnelles des produits au moyen d’outils comme le Nutri-Score. Pourquoi ne seraient-ils pas informés sur le degré de transformation des aliments ? Dans un tel système, le consommateur deviendrait un acteur de l’amélioration de sa propre alimentation et un levier pour que l'industrie agroalimentaire aille dans le sens de produits meilleurs pour la santé. À noter que la transformation des aliments et les produits ultra-transformés émergent dans les débats actuels alors qu’ils n’étaient pas dans nos esprits il y a encore cinq ou dix ans …

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Que faire en ce qui concerne des produits très frais comme le poisson, et singulièrement le panga, qui vient de l’autre bout de la planète ? Comment faire, avec des produits aussi fragiles, pour ne pas accroître l’insécurité alimentaire ? Que font les industriels pour que ces poissons soient consommables, à défaut d’être bons, quand ils arrivent sur nos étals ? Certains poissons sont élevés dans des conditions déplorables, donc la matière première elle-même est déplorable. Que se passe-t-il dans le processus pour qu’ils respectent les conditions sanitaires et ne posent pas de problème ? C’est un exemple parmi d’autres.

M. le président Loïc Prud’homme. La part des importations grandit dans notre consommation alimentaire. C’est un fait. Certains produits viennent de pays où les normes sanitaires et les règles sont bien plus souples qu'en Europe. Le poisson représente le paroxysme du risque, mais de nombreux autres produits nous arrivent de l'autre bout de la planète.

M. Benoît Assémat. N’oublions pas le coût environnemental de ces pratiques qui aboutissent à faire voyager les produits sur de grandes distances. Mon expertise est limitée sur le poisson, mais, à coup sûr, les vendeurs veillent à ce qu’il n’y ait pas de conséquences immédiates sur la santé. Comment s’y prennent-ils ? Je n’en sais rien. Même s’il est élevé dans les conditions que vous connaissez, le panga est probablement sain et salubre lorsqu’on le sort de l’eau. Comment cela se passe-t-il ensuite ? Je préfère ne pas répondre en raison de mon manque d’expertise sur le sujet.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Aux États-Unis, il existe des procédés
– l’ionisation, il me semble – pour que la viande soit fiable. Certains consommateurs ne veulent plus que de la viande traitée de cette manière.

M. Benoît Assémat. Les Européens n’ont pas la même façon de penser l'hygiène et la salubrité des aliments que les Américains, ce qui a notamment donné lieu à un débat sur le poulet au chlore. Les Américains trouvent qu’il est normal d'assainir le poulet de cette manière. Nous ne sommes pas dans cette logique-là : nous estimons que les choses doivent être bien faites du début à la fin, depuis la récolte du lait – si l’on fabrique des fromages au lait cru – ou même de l’élevage de l’animal jusqu'au consommateur. C’est ce qui fait la solidité de notre modèle, lequel est néanmoins bousculé par la mondialisation. À l’autre bout du monde, on ne fabrique pas les aliments dans les mêmes conditions sanitaires, sociales et environnementales que chez nous. L’utilisation des antibiotiques ou des produits phytosanitaires varient d’un continent à l’autre. Or tout circule librement. Que faire ? C'est une question vraiment très politique.

Pour ma part, je pense qu’il faut miser sur l’information des consommateurs. Certes, Nutri-Score a montré que l’exercice n’était pas facile. Il faudrait réussir à associer un ensemble d'éléments qui répondent aux enjeux de santé et de respect de l’environnement. Ce serait une manière de progresser. Mais les coûts indirects, les externalités négatives liées à certains modes de production ne sont jamais pris en compte par les vendeurs. Comment intégrer toutes ces externalités négatives dans le coût de produits comme le panga ? Je n'ai pas de réponse.

D’aucuns réfléchissent à une « exception agri-culturelle ». Est-ce pertinent ? Il y a vingt ou trente ans, la France était en avance dans la défense de l'exception culturelle. Vu la place de l'agriculture et de l'alimentation dans notre pays, la France ne pourrait-elle pas lancer la réflexion sur l’« exception agri-culturelle » ? Je ne suis gêné pour répondre à la question car je sortirais de mon champ d'expertise. Or je ne suis pas venu ici en tant que citoyen mais en tant qu’expert.

Quoi qu’il en soit, il faut jouer sur la responsabilité de tous les acteurs de la chaîne alimentaire et sur la possibilité d'informer les consommateurs. Actuellement, aucune information n'est donnée sur les caractéristiques nutritionnelles des produits ou sur les contraintes liées à leur production. Formellement, les produits importés doivent respecter certains critères : lorsqu’ils entrent sur le territoire de l'Union européenne, ils font l'objet de contrôles aux postes frontaliers. Ces contrôles, assurés par les services des douanes et les autorités sanitaires, répondent aux critères fixés par l'Europe. Mais à ce stade, on voit seulement le résultat final d’un processus et non pas l’ensemble de la chaîne de production. Ces contrôles ne sont pas pour autant inutiles puisque certains produits sont interdits. La DGCCRF et la DGAL pourront vous détailler le dispositif très complexe destiné à ne laisser entrer sur le territoire de l’Union européenne que des produits qui répondent à des critères précis.

Cela étant, les produits ne répondent pas de la même façon à tous les critères de production. Comment faire ? C'est vous qui avez la réponse. Pour ma part, je crois qu'il faut donner aux consommateurs la possibilité d'être informés, instruits et responsabilisés. À partir de là, ils pourront choisir des produits qui répondent à des exigences sanitaires, environnementales et sociales.

M. le président Loïc Prud’homme. Revenons dans le cercle intra-européen. Les différences réglementaires qui subsistent en Europe peuvent-elles être à l’origine de problèmes de sécurité sanitaire ? Si c’est le cas, auriez-vous des exemples à nous donner que vous auriez rencontrés dans le cadre de vos fonctions ? Pensez-vous au contraire que le socle minimum suffit à garantir la sécurité sanitaire ?

M. Benoît Assémat. On ne sait jamais tout sur des sujets comme ceux-là, mais il existe une règle : si des pratiques mettent en cause la santé de l'homme, des animaux ou des végétaux, elles peuvent être interdites. Tel est le cadre fixé depuis les Accords de Marrakech de 1993, qui ont fait entrer l'agriculture et l’alimentation dans les accords de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Il existe des instances de régulation.

Souvenez-vous de l’affaire du bœuf aux hormones. Il était difficile de prouver que cette pratique était dangereuse pour la santé. Il est possible d’interdire l’importation de produits contenant des substances pouvant entraîner un risque pour la santé. Voyez la nuance. Prenons le cas des antibiotiques, dont l’utilisation a considérablement évolué en Europe au cours des vingt dernières années. À une époque, on les utilisait comme facteur de croissance, en prévention, etc. Des actions ont été menées pour promouvoir une utilisation responsable et limiter l’augmentation des phénomènes de résistance aux antibiotiques. Nous avons fait beaucoup de progrès. Dans d'autres pays, que je ne veux pas citer, il est évident que la prescription et la délivrance des antibiotiques ne répondent en rien aux règles fixées en Europe. Pour autant, on ne peut pas interdire les produits venant de ces pays au motif qu’ils utilisent les antibiotiques comme facteur de croissance et autres. Dans le cadre juridique actuel, il me semble que l’on ne peut pas le faire.

Tout le monde sait que, d’un endroit à l’autre, les conditions de production diffèrent sur des tas d’aspects comme, par exemple, le bien-être animal. Ces critères ne sont pas suffisants pour interdire les produits. Si nous demandions le respect de conditions de production identiques aux nôtres, nous interdirions tout. Nous imposerions notre façon de penser et de produire notre alimentation aux Américains, aux Canadiens, aux Australiens ou aux Chinois. D'autres pays considèrent que leurs pratiques sont tout aussi légitimes que les nôtres.

À mon avis, il faut penser du local au global et chercher à tirer tout le monde vers des pratiques vertueuses. L'industrie alimentaire, qui a fait beaucoup de progrès en matière de maîtrise des enjeux sanitaires, peut être un levier en proposant aux consommateurs français et européens des produits qui soient meilleurs pour leur santé. Ces produits peuvent être identifiés. Le fameux logo VBF – pour  « Viande bovine française » – avait été créé en 1996 lors de la première crise de la vache folle pour répondre à une inquiétude majeure, et il avait fait couler beaucoup d'encre.

Dans le contexte actuel, comment donner aux consommateurs européens et français des informations permettant d'aller dans ce que l’Europe et la France considèrent être le bon sens ? Il faut trouver des leviers. Sinon la mondialisation va conduire à une uniformisation de l'alimentation, ce que personne ne souhaite. L'alimentation est un élément absolument essentiel de la culture des peuples et de l’identité de chacun. Il faut donc concilier la libre circulation des marchandises avec les critères identifiés comme nécessaires à la santé de nos concitoyens.

M. le président Loïc Prud’homme. Au niveau européen, les différences de réglementations n’ont donc pas d’impact ? Elles ne sont à l’origine d’aucun risque sanitaire ?

M. Benoît Assémat. Pour ma part, je n’en connais pas. Tout est fait de façon très sérieuse au niveau communautaire aussi bien que national. S'il y avait un problème important, je ne pense pas qu'il serait occulté par qui ce soit.

Mme Nathalie Sarles. En vous entendant parler des laboratoires départementaux, j’ai réalisé qu’il n’y en avait pas dans mon département. Une société privée effectue les contrôles pour quatre départements, ce qui témoigne d’une dépossession des services publics en matière de contrôles sanitaires. N’est-ce pas le cas de beaucoup de départements ?

M. Benoît Assémat. Je ne tirerai pas la même conclusion que vous de cette situation. Il y avait autrefois un laboratoire par département, et il en reste peut-être soixante-dix. S’il faut bien un réseau de laboratoires de proximité sur le territoire, cela ne signifie pas obligatoirement qu’il faut un laboratoire par département. Je ne saurais vous dire s’il faut soixante-dix, cinquante, trente ou vingt laboratoires officiels d'analyse sur le territoire ! Je peux vous dire que l’absence de laboratoire dans un département ne signifie pas que le dispositif ne fonctionne pas. Je ne connais pas la situation précise de votre département et le nom du laboratoire auquel vous faites allusion.

Au passage, je signale que la définition du laboratoire départemental d'analyses est devenue complexe. Il y a vingt ans, on qualifiait ainsi un laboratoire géré par le conseil départemental. À présent, c'est plus compliqué. Des structures ont été créées, dont la gestion peut être totalement assurée par des sociétés privées. La définition prête à débat et à amélioration.

M. le président Loïc Prud’homme. Ces laboratoires sont aussi un point d'entrée de l'information. Ont-ils leur place dans le dispositif de connaissance de la filière et de renseignement que vous imaginez ?

M. Benoît Assémat. Les laboratoires officiels d'analyses ont, bien sûr, un rôle essentiel à jouer. C’est un sujet compliqué. Le dispositif de contrôle serait plus efficace si l’on augmentait le nombre d'analyses officielles, mais il faut être conscient du fait que l'essentiel des informations se trouve entre les mains des industriels de l’agroalimentaire. C’est bien normal. Si les deux blocs fonctionnent de façon séparée, l’administration sera un peu comme les trois singes qui ne voient rien, n'entendent rien et ne disent rien. Il faut créer les conditions d’une relation de proximité et de confiance entre les deux univers. J’y insiste parce qu’une telle relation n’existe pas nécessairement : les entreprises n’ont pas vraiment intérêt à signaler des problèmes qu’elles auraient identifiés dans leur chaîne d’approvisionnement. C’est une question très délicate.

M. le président Loïc Prud’homme. Quel intérêt les industriels auraient-ils à jouer le jeu de manière absolument transparente ?

M. Benoît Assémat. Leur intérêt est une concurrence loyale entre tous les acteurs du marché et la certitude d’avoir des pratiques et des produits conformes. Eux-mêmes sont les victimes des fraudes. Certains groupes de la grande distribution ou de l’agroalimentaire peuvent en être à l’origine par la pression exercée sur les prix. Dans cette chaîne très longue, les entreprises – qu'elles soient petites ou grandes, coopératives ou privées – ont évidemment le plus grand intérêt à garantir la sécurité de leurs produits et la loyauté de leurs pratiques. Les entreprises ont tout intérêt à ce que le marché soit loyal et donc à partager l’information quand elles ont connaissance de pratiques peu claires.

Pour tout le monde – consommateurs, entreprises, autorités de contrôle –, il est souhaitable que la concurrence se fasse sur des bases communes qui assurent la sécurité et la transparence. Le système ne peut pas fonctionner si l'État et les entreprises jouent au gendarme et au voleur, si vous me permettez de caricaturer un peu !

Dans l'immense majorité des cas, les acteurs de la chaîne alimentaire sont des gens tout à fait sérieux et responsables. Il faut donc créer les conditions d'une coproduction de la sécurité par tous les acteurs. Il faut créer un système dans lequel la confiance sera renforcée par la proximité, chacun comprenant les enjeux de l’autre. J'y crois vraiment. Si nous n’allons pas dans ce sens, nous n'arriverons pas à relever les défis du XXIe siècle.

M. le président Loïc Prud’homme. J'entends bien l’argument de concurrence loyale mais, dans les faits, cela n'a pas fonctionné d'une manière aussi parfaite que celle que vous appelez de vos vœux. Je ne sais pas si c’est la loyauté, la concurrence ou l’association des deux notions qui pose problème.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Nous n’avons pas évoqué une crise sanitaire qui n’a apparemment pas d'incidence sur la santé humaine, mais qui a fait des dégâts dans les exploitations : la fièvre catarrhale ovine (FCO). Les éleveurs se sont retrouvés avec leurs bêtes coincées à la frontière, interdites à l’exportation, même si l’on dit que la viande n'est pas impropre à la consommation. Étant fille et sœur d'éleveurs, j'ai été sensibilisée à cette crise qui a fait peu de bruit dans la presse mais qui est latente.

M. Benoît Assémat. Cette crise, dont on n'a quasiment pas parlé parce qu'elle n'avait pas de conséquences sur la santé publique, nous a révélé quelque chose d'extrêmement important : la FCO est une maladie qui s’est installée et avec laquelle nous allons devoir vivre. On pensait qu’il s’agissait d’une sorte de maladie exotique que nous pourrions éradiquer. Une dizaine d'années plus tard, on s’aperçoit que ce n’est pas le cas. La FCO nous enseigne quelque chose sur les maladies animales : il faut agir avec beaucoup de pragmatisme et ne pas penser que l’éradication totale est la seule solution. On vit avec cette maladie. Je ne pense pas que les dégâts ou les conséquences sanitaires soient actuellement très importants pour les éleveurs.

Cette maladie nous a aussi appris que l'autorité de contrôle et de surveillance des maladies ne peut fonctionner efficacement que si elle peut s'appuyer sur un réseau maillant tout le territoire. Je fais référence aux laboratoires départementaux, qui effectuent les analyses en cas de besoin, mais aussi aux vétérinaires, qui sont le relais entre les éleveurs et les services de l'État. Pour que l’État soit efficace face à la FCO et aux nouvelles maladies qui ne manqueront pas d'arriver au cours des prochaines années, il faut veiller à maintenir ces réseaux de proximité.

M. le président Loïc Prud’homme. Monsieur Assémat, voyez-vous un sujet que nous aurions omis d'évoquer ensemble et que vous souhaiteriez porter à notre connaissance ?

M. Benoît Assémat. Non, monsieur le président. Lors de cette audition, je souhaitais insister sur deux choses : l’approche globale des risques ; la capacité d'agir dans le cadre d'une vision globale du sujet. C’est là-dessus qu'il faut, à mon sens, travailler.

M. le président Loïc Prud’homme. Je crois que le message est bien passé. Il me reste à vous remercier pour votre contribution à nos travaux.

La séance est levée à midi quinze.

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12.    Audition, ouverte à la presse, de M. Gérard Lasfargues, directeur général délégué, pôle sciences pour l’expertise, de Mme Charlotte Grastilleur, directrice adjointe à la direction de l’évaluation des risques, volet santé alimentation, et de M. Jean-Luc Volatier, directeur adjoint à la direction de l’évaluation des risques, volet méthodologie et observatoires de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) (accompagnés de Mmes Alima Marie, directrice de cabinet et Sarah Aubertie, chargée des relations institutionnelles)

(Séance du jeudi 14 juin 2018)

La séance est ouverte à dix heures.

M. le président Loïc Prud'homme. Chers collègues, nous recevons ce matin une délégation de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES). Cette délégation est composée de M. Gérard Lasfargues, directeur général délégué, de Mme Charlotte Grastilleur, directrice adjointe à la direction de l'évaluation des risques sur le volet santé et alimentation, de M. Jean-Luc Volatier, directeur adjoint à la direction de l'évaluation des risques sur le volet méthodologie et observatoires, de Mme Alima Marie, directrice de cabinet, et de Mme Sarah Aubertie, chargé des relations institutionnelles.

L’ANSES a été créée en 2010, prenant la suite de l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments (AFSSA). Cette dernière avait été mise en place dix ans auparavant, suite au scandale de la vache folle, que tout le monde a encore en mémoire. On parle souvent de l’ANSES à l'occasion de scandales sanitaires médiatisés comme les œufs au fipronil ou l'affaire Lactalis. On ne parle pas assez de l’ANSES pour ses missions quotidiennes de veille et de vigilance et pour sa participation aux évaluations de la réglementation, au travers du grand nombre d'avis qu'elle rend en sa qualité d'agence de l'État.

Notre commission d'enquête s'intéresse plus précisément aux modes quotidiens d’alimentation et à leurs conséquences sur la santé humaine et sur l'environnement. Sur ces thèmes, il nous importe de mieux comprendre les relations que l’ANSES entretient avec l'Autorité européenne de sécurité des aliments – European Food Safety Authority (EFSA) – car c’est au niveau européen que sont négociés puis énoncés les principes et les normes sanitaires qui régissent notre alimentation. Soulignons que l’indépendance de l'EFSA vis-à-vis des lobbies a été récemment mise en cause pour son appréciation de la potentielle dangerosité du glyphosate. Vous nous direz ce qu'attend l’ANSES de la réforme prochaine de l'EFSA. Plus généralement, vous pourrez librement vous exprimer sur les voies et moyens de conquête de l'indépendance d'une institution comme la vôtre vis-à-vis de l'industrie.

Mesdames et messieurs, je vais vous donner la parole pour un exposé liminaire d'une vingtaine de minutes. Nous passerons ensuite à un échange sur la base des nombreuses questions que nous avons à vous poser.

Mais, au préalable, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je dois vous demander de prêter serment.

(M. Gérard Lasfargues, Mme Charlotte Grastilleur, M. Jean-Luc Volatier, Mme Alima Marie et Mme Sarah Aubertie prêtent successivement serment.)

M. Gérard Lasfargues, directeur général délégué, pôle sciences pour l’expertise, à l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES). Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, dans ce propos liminaire je vais vous parler des missions de l’ANSES en matière de sécurité sanitaire des aliments et de tout ce qui concerne les problématiques « alimentation et nutrition ». Puis, je vais vous décrire certains outils déployés par notre agence dans ce domaine. Pour terminer, j’aimerais vous présenter les propositions que l’agence a émises dans le cadre des états généraux de l'alimentation.

L’ANSES évalue, de manière globale et transversale, l'ensemble des risques
– biologiques, physiques, chimiques – auquel l'homme et l'environnement sont exposés, volontairement ou non, dans les domaines de l'alimentation, de l'environnement, du travail, de la santé et du bien-être des animaux, et de la santé des végétaux. Ce modèle, assez unique au niveau européen et international, nous permet d'avoir une approche intégrative des risques, prenant en compte toutes les voies d'exposition de l'homme, du consommateur à travers son alimentation, du citoyen dans son environnement général, du travailleur dans son cadre professionnel.

Nous sommes également compétents pour délivrer, renouveler et suspendre les autorisations de mise sur le marché pour les médicaments vétérinaires. Cette compétence a été étendue aux produits phytopharmaceutiques – les pesticides –, aux matières fertilisantes et aux supports de culture en 2015, et aux biocides en 2016.

Nous assurons des missions d'alerte, de veille, de surveillance, de vigilance dont l'objectif est de récolter et de traiter tous les signaux d'effets indésirables, suite à l'utilisation de ces produits : les pesticides, les produits chimiques puisque nous avons une mission de toxicovigilance, les médicaments vétérinaires, les compléments alimentaires.

Tout cela doit permettre une réactivité maximale en cas de crise sanitaire. Pour nous, il est vraiment essentiel de pouvoir capter l'ensemble de ces signaux, quels qu'ils soient, quelle que soit leur provenance. C'est d’ailleurs dans cette perspective que l’ANSES va auditionner, aujourd'hui même, une équipe de chercheurs sur les risques potentiels pour la santé et l'environnement que représentent les pesticides inhibiteurs de la succinate déshydrogénase (SDHI) utilisés comme fongicides en agriculture.

L’ANSES intervient à toutes les étapes de la chaîne alimentaire pour évaluer les risques en matière d’alimentation, de la production primaire jusqu'à l'assiette du consommateur. Nous nous intéressons aux propriétés nutritionnelles des ingrédients et denrées qui entrent dans l'alimentation humaine, ainsi qu’aux risques et aux bénéfices sanitaires qui peuvent y être liés. Nous élaborons des références nutritionnelles en liaison avec les besoins nutritionnels des sous-groupes de population.

Nous apportons effectivement des éléments scientifiques utiles à l'élaboration de la réglementation nationale et communautaire, notamment sur tout ce qui concerne les problématiques d'enrichissement en vitamines, minéraux et autres substances contenues dans les compléments alimentaires. Nous relevons les données de composition nutritionnelle qui permettent de suivre l'évolution des pratiques de l'industrie agroalimentaire concernant différents apports, notamment en sel, sucre, graisses, lipides. Nous générons ainsi des données de consommation représentatives de la population française, qui sont extrêmement utiles aux travaux d’évaluation des risques et de surveillance que nous conduisons.

Nous contribuons à l'élaboration des objectifs de recommandations de santé publique en matière de nutrition : repères de consommation alimentaire ou de niveau d'activité physique. Nous lançons des travaux en étroite coopération avec d'autres acteurs comme Santé publique France ou le Haut Conseil de la santé publique (HCSP) qui sont chargés de traduire toutes ces recommandations pour le grand public. Nous mettons en œuvre le système de nutri-vigilance dont l'objectif est d'identifier rapidement les effets sanitaires éventuellement indésirables liés à la consommation de compléments alimentaires ou de nouveaux aliments. Unique en Europe, ce dispositif a été mis en place dès 2009.

J’en viens aux quelques outils déployés par l’ANSES pour assurer la sécurité sanitaire des aliments. Certains dispositifs permettent d'évaluer l’exposition des populations à des substances chimiques, notamment les contaminants et les résidus – par exemple, les résidus de pesticides dans les aliments. Nous appuyons notre expertise et nos recommandations sur l'analyse de données les plus complètes possible sur les habitudes alimentaires de la population française et sur la contamination chimique des aliments.

Nos études individuelles nationales des consommations alimentaires (INCA) sont réalisées environ tous les huit ans. La première date de 1999 et la troisième et dernière
– INCA 3 – a été publiée en juillet 2017. Ces études nous donnent une cartographie détaillée des habitudes de consommation alimentaire des Français : le choix, la préparation et la consommation des aliments ; l'évolution de la consommation des compléments alimentaires, qui est une vraie problématique ; la pratique de l'activité physique ; le niveau de sédentarité.

Tous ces éléments sont importants. INCA 3 indique, par exemple, que les adultes consomment environ 2,9 kg d'aliments et de boissons par jour. L’assiette des Français contient une grande part d'aliments transformés et encore un peu trop de sel : en moyenne neuf grammes pour les hommes et sept grammes pour les femmes alors que les objectifs du Programme national nutrition santé (PNNS) sont respectivement de 8 et 6,5 grammes, et que le Plan national de santé publique (PNSP), publiée fin mars dernier, a encore renforcé ces objectifs. Les apports en fibres des Français – 20 grammes en moyenne chez l'adulte – sont en deçà des recommandations de l’ANSES puisque nous conseillons trente grammes par jour. L’activité physique est insuffisante ; la sédentarité problématique, particulièrement chez les jeunes ; la consommation de compléments alimentaires s'accroît considérablement.

Toutes ces données sont évaluées et mises en perspective avec la prévalence de diverses maladies chroniques, que ce soit des maladies métaboliques ou des cancers. La part des aliments transformés a augmenté dans l'alimentation des Français. Les produits agroalimentaires industriels représentent la majorité de ces aliments consommés par les Français hors restauration : les deux tiers chez les enfants et la moitié chez les adultes.

Avec l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), l’agence met en œuvre l'Observatoire de la qualité de l'alimentation (OQALI) qui permet de suivre la qualité nutritionnelle des aliments transformés mis sur le marché. En mai 2018, cet observatoire couvrait près de 60 000 produits, soit la quasi-totalité de l'offre alimentaire en produits transformés.

Les évolutions de la composition nutritionnelle sont en nombre limité et ne vont pas systématiquement dans le sens d'une amélioration.

Nous constatons une forte baisse des acides gras saturés dans les chips, par exemple, une très légère baisse globale du sel et une augmentation des fibres. Nous constatons aussi une augmentation des teneurs en graisse dans les aliments pour douze secteurs qui ont fait l'objet d'une étude d'évolution de la qualité nutritionnelle globale. Au vu de ces éléments, nous disons que les acteurs de l'industrie agroalimentaire doivent prendre leurs responsabilités et des dispositions pour améliorer la qualité nutritionnelle de leurs produits afin de réduire les impacts sanitaires qui peuvent découler de la consommation d'aliments transformés.

Les études sur l'évolution globale montrent aussi l’apparition de nouveaux risques chimiques ou biologiques qui peuvent être liés au changement de comportement alimentaire des Français. Les denrées périssables sont conservées durant des délais plus longs, et les dates limites de consommation sont plus beaucoup fréquemment dépassées comme il y a quelques années. Il faut pouvoir évaluer les risques – notamment biologiques – liés à ces changements de comportement. L'évaluation du risque chimique dans les aliments doit tenir compte de cette variabilité des habitudes alimentaires de la population. Il faut protéger toute la population et non pas un consommateur moyen qui n'existe pas, compte tenu de la diversité actuelle des régimes alimentaires.

Nous faisons aussi des études d'alimentation totale (EAT). Des campagnes d'analyses sont menées à l'échelon national pour surveiller l'exposition des populations à des substances d'intérêt en termes de santé publique : les métaux lourds, les résidus de pesticides, les mycotoxines et autres. Nous nous intéressons aux aliments transformés et aux aliments tels qu'ils vont être consommés – lavés, épluchés, cuits, etc… – c'est-à-dire à ce qu'il a dans l'assiette du consommateur.

Ces études permettent d’estimer la composition et la contamination chimique des aliments et donc de calculer l'exposition des individus par le biais de leur alimentation, afin de mettre en place des politiques de santé publique. Quelque 452 contaminants chimiques ont été analysés sur les 670 recherchés dans le cadre de cette dernière enquête. Nous avons pointé une dizaine de substances telles que des métaux lourds comme le plomb, du cadmium, de l'arsenic inorganique, des polychlorobiphényles (PCB) ou des produits néo-transformés comme l'acrylamide, dont la présence dépassait les valeurs de référence. Il est nécessaire de réduire l’exposition à ces substances, en particulier des groupes de population à risque comme les femmes enceintes. Nous prévoyons de réactualiser ces données en 2019, en y incluant les produits « bio », ce qui nous permettra de faire des comparaisons intéressantes.

Il est important d’étudier les changements de comportement alimentaire et les risques qui peuvent y être associés. Le risque biologique, par exemple, est présent du fait de l'augmentation de la consommation de denrées animales crues. À partir de ce constat, nous pouvons faire des recommandations sur la préparation et la consommation de ce type de denrées.

Nous étudions aussi la composition nutritionnelle détaillée en macronutriments
– glucides, lipides, protides, vitamines, minéraux – des aliments. Nous publions une table de référence française sur la composition nutritionnelle des aliments : Ciqual. En 2017, elle couvrait 2 807 aliments et 61 constituants. Accessible en ligne, cette table est devenue incontournable dans le domaine de l'alimentation. Elle est utilisée par les entreprises pour l'étiquetage nutritionnel, les professionnels de santé, les nutritionnistes, les diététiciens, les concepteurs de logiciels nutritionnels, les équipes de recherche notamment celles qui travaillent en épidémiologie nutritionnelle.

En combinant les données de consommation – INCA – à celles de composition nutritionnelle et de contamination des aliments – EAT –, l’ANSES est ainsi à même de connaître les besoins en apports nutritionnels de la population française et son exposition aux contaminants.

Nous élaborons aussi les repères de consommations alimentaires du PNNS. Ces repères, qui font l’objet d’une actualisation régulière, visent, d’une part, à couvrir les besoins nutritionnels en prévenant le risque de maladies chroniques associé à la consommation de certains groupes d’aliments et, d’autre part, à limiter l’exposition aux contaminants présents dans l’alimentation. Pour ces recommandations, nous avons pris en compte les habitudes alimentaires de la population en vue de faciliter la bonne appropriation des repères élaborés.

Nous rappelons qu’une alimentation saine et équilibrée repose sur un régime alimentaire diversifié, faisant varier les aliments consommés comme les sources d’approvisionnement. Nos recommandations ont été relayées par nos partenaires Santé publique France et le HCSP. Nous recommandons, par exemple, d’accorder une plus grande place aux légumineuses, aux produits céréaliers complets, aux légumes, aux fruits, ainsi qu’à certaines huiles végétales. En contrepoint, nous recommandons de limiter la consommation des viandes, hors volailles, et plus encore des charcuteries et des boissons sucrées.

Dans la dernière partie de mon intervention, je voudrais revenir sur les états généraux de l’alimentation auxquels l’ANSES a fortement contribué, et sur les enjeux qui ont émergé à cette occasion et qu’il est nécessaire de prendre en compte.

L’interconnexion de plus en plus forte de l’alimentation avec les modes de productions et leurs impacts systémiques soulève plusieurs questions. L’une concerne la prise en compte des préoccupations sociétales de protection de l’environnement et de la biodiversité : agriculture biologique, usage des pesticides extensif, bilan carbone des transports, ressource en eau. Un autre se rapporte à des préoccupations éthiques telles que le bien-être animal dont l’ANSES a donné une définition récente qui pourra être utile aux travaux dans ce domaine. N’oublions pas les enjeux sociaux et économiques : circuits courts et consommation de proximité, traçabilité, étiquetage. Il est important de pouvoir remonter aux sources en cas de risques pour les consommateurs.

Nous voulons avoir une approche intégrative qui tienne compte de tous les types de consommation. Les gens recherchent de nouveaux modèles de consommation en lien avec leurs préoccupations de santé ou sociétales : végétariens, végans, à base de compléments alimentaires. Il nous importe de lutter contre l’exposition à des sources de danger physico-chimiques et biologiques, liée à ces modes de consommation. Nous nous interrogeons sur l’impact sur la santé publique de ces nouveaux comportements et de ces nouvelles offres alimentaires.

Les Etats généraux de l'alimentation ont aussi donné l’occasion de mettre en exergue la lutte contre l’obésité et les maladies non transmissibles d’origine métabolique – le diabète – ou environnementale. On peut faire le lien entre la santé, l’alimentation et l’environnement, notamment en ce qui concerne l’exposition aux perturbateurs endocriniens. Nous pensons qu’il est essentiel d’améliorer les connaissances, l'évaluation des risques et la réglementation au niveau européen en ce qui concerne ces perturbateurs endocriniens.

Les États généraux de l'alimentation ont permis de rappeler l’impact de la contamination environnementale sur la santé et la nécessité de le réduire. Cela passe notamment par un objectif de réduction de l’usage des pesticides, le développement de solutions alternatives en matière phytosanitaire comme le biocontrôle.

Nous avons publié récemment un gros rapport sur les alternatives aux néonicotinoïdes. Nous avons pu constater que, dans un bon nombre de cas, il y avait des solutions non chimiques passant par de nouvelles pratiques culturales pour lesquelles il est important d'accompagner les agriculteurs. Des actions visant à diminuer l’exposition des populations – notamment les plus sensibles – doivent être mises en place ou renforcées, par exemple au moyen de politiques de maîtrise des rejets environnementaux et la fixation de seuils réglementaires à des niveaux aussi bas que possible.

Totalement engagée dans ces domaines, l’ANSES a formulé des propositions dans le cadre des états généraux de l'alimentation et elle continue à les soutenir.

Nous prônons une consolidation des connaissances sur les expositions : systèmes de surveillance intégrés, veille, émergences, évaluation des effets des mélanges de substances chimiques et expositions agrégées, effet des faibles doses d’exposition, génomique, connaissance de la pathogénicité et impact sanitaire. En matière d’évaluation, nous développons de plus en plus de partenariats avec des consortiums de recherche et d’autres agences. Quant aux outils génomiques, ils comprennent la transcriptomique, l’épigénomique, etc.

Nous préconisons aussi une amélioration de la qualité de l’offre alimentaire, par le biais de leviers efficaces. Partant des données de l’OQALI, nous avions des attentes concernant les chartes d’engagement volontaire des industriels sur, par exemple, la réduction de la teneur en sel ou en sucre de certains aliments. Les résultats sont clairement en deçà des attentes. Il faut donc réfléchir à des mesures plus incitatives ou plus fortes, allant peut-être jusqu’à des réglementations, comme nous l’avons formulé dans certains avis.

Nous proposons le développement d’approches des risques et bénéfices intégratives, tenant compte des interactions entre l’environnement, la santé, la nutrition et l’agriculture durable. Nous avons commencé à le mettre en œuvre dans l’élaboration de nos repères nutritionnels. Il faut privilégier une vision systémique pour élaborer des recommandations et engager des actions de politiques publiques. Il y va de l’efficacité des mesures.

Enfin, nous pensons qu’il faut réorienter les modèles d’agriculture et d’élevage, en tenant compte de l’exposition aux dangers, en lien avec les plans « Écophyto » et « Écoantibio ». Nous appuyons toutes les mesures qui peuvent contribuer à réduire l’usage des pesticides et nous pouvons donner des pistes en matière de promotion de pratiques alternatives. La réorientation des modèles peut s’appuyer sur une stratégie de définition des bons usages avec l’ensemble des parties prenantes, afin de développer des alternatives en matière phytosanitaire par un dispositif de soutien et d’accompagnement des PME dans les solutions de biocontrôle. Nous avons mis en place une plateforme de dialogue avec l'ensemble des parties prenantes sur la problématique des pesticides. Cette initiative s’inscrit dans la ligne de l’agence en matière d'ouverture et de transparence.

M. le président Loïc Prud'homme. Merci, monsieur le professeur Lasfargues, pour ce propos liminaire plutôt complet. Vous avez beaucoup parlé de votre connaissance de l'exposition des populations aux contaminants. J'aimerais que vous nous expliquiez précisément et concrètement les procédures de gestion et de suivi mises en œuvre par l’ANSES en matière d'autorisation de mise sur le marché des divers produits réglementés.

J'ai besoin d'avoir une vision très précise du circuit de ces autorisations de mise sur le marché. Qui réalise les évaluations scientifiques préalables ? L’ANSES dispose-t-elle des études scientifiques réalisées par les entreprises, relatives à l'innocuité des produits dont elles demandent l'autorisation de mise sur le marché ? D'une manière plus générale, quelles relations l’ANSES entretient-elle avec les centres de recherche de l'industrie agroalimentaire ?

C’est ma première série de questions. Comme j’en ai beaucoup d’autres, je vous demanderais d’être le plus précis et concis que possible.

M. Gérard Lasfargues. Je vais essayer d'être concis, mais l'évaluation et la gestion des produits réglementés sont complexes car les réglementations diffèrent selon les types de produits.

Pour les produits phytopharmaceutiques, l’évaluation des substances actives se fait au niveau européen, sous l'égide de l’EFSA. Les industriels doivent déposer un dossier et respecter un certain nombre de requis. En matière de cancérogénèse, ils doivent fournir des études sur au moins deux espèces animales, qui seront utilisées par les agences de sécurité sanitaire, l’EFSA et l'Agence européenne des produits chimiques – European Chemicals Agency  (EFSA) – pour établir une classification de ces substances actives. Les industriels doivent aussi joindre à leur dossier des études de toxicologie, de toxicocinétique, de toxicodynamie, de mécanismes d'action, de toxicité aiguë et de génotoxicité. Si le dossier n’est pas complet lorsque nous évaluons une substance active, nous demandons à l'industriel de nous fournir les données complémentaires. S’il ne le fait pas, l’autorisation de mise sur le marché n’est pas accordée. Comme dans l’évaluation européenne des produits chimiques, le principe est le suivant : no data, no market, c’est-à-dire pas de données, pas de marché.

L’EFSA – et donc la Commission européenne – demande à un État membre de faire l'évaluation du dossier de l’industriel. Ce dossier est ensuite examiné par les différentes agences des États membres au niveau européen, sous l'égide de l'EFSA. Celle-ci rend un avis sur l'évaluation de la substance active. Pour cette substance active, l’autorisation est délivrée par la commission des États membres, le fameux Comité permanent des végétaux, des animaux, des denrées alimentaires et des aliments pour animaux (CPVADA). C’est le processus suivi récemment par le glyphosate.

Au niveau des pays, les agences nationales sont en charge de l'évaluation des préparations, c'est-à-dire des produits qui contiennent des substances actives. Une fois qu'une substance active est approuvée au niveau européen, les industriels déposent un dossier à l’ANSES pour que nous les autorisions à mettre sur le marché français des produits contenant cette substance.

Nos évaluations et autorisations de mise sur le marché valent pour un produit, à une dose donnée, pour un mode d'emploi particulier, pour une culture et pour un type de ravageurs. Nous partons du principe que la substance n'est pas autorisée. Ensuite, petit à petit, nous levons les interdictions si notre évaluation le permet. Nous travaillons à partir du dossier mais aussi de la littérature scientifique et des données de pharmacovigilance. Quand le risque n'est pas inacceptable pour le consommateur, le travailleur, l'applicateur du pesticide et les riverains, nous délivrons cette autorisation de mise sur le marché.

L’autorisation n’est pas donnée de manière générale pour un produit ; elle vaut pour son utilisation dans des conditions précises. L’ANSES s’appuie sur son équipe de scientifiques et sur des comités d'experts qui regroupent des chercheurs de l'INRA, de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et aussi des équipes académiques pour mener ces évaluations et prendre une décision concernant la demande d’usage de préparations en France.

Pour les biocides, l'évaluation est réalisée par l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA) qui est en charge de l'évaluation des produits chimiques, en général, dans le cadre de la réglementation REACH – acronyme de Registration, Evaluation, Authorization and Restriction of Chemicals – au  niveau européen. C’est aussi cette agence qui classe les agents chimiques, quels qu'ils soient, selon le règlement CLP – classification, étiquetage et emballage des substances et mélanges. C’est ce qui permet de dire si un produit est cancérogène possible, probable ou avéré, s’il est mutagène ou reprotoxique.

Sous l'égide de l’ECHA, nous évaluons certaines substances biocides. Pour ces produits, l'essentiel des évaluations se fait au niveau européen. Nous sommes très impliqués dans les comités d'évaluation européens. Pour les biocides, il n’y a pas un processus à deux étages aussi net que pour les produits phytopharmaceutiques : substance active au niveau européen, préparation au niveau français.

Pour les médicaments vétérinaires, l’évaluation est du ressort de l'Agence européenne du médicament – European Medicines Agency (EMA). Installée en Angleterre, cette agence va migrer à Amsterdam, aux Pays-Bas, à la faveur du Brexit. Nous évaluons certains de ces médicaments vétérinaires dans un processus totalement européen. Comme pour les médicaments destinés aux humains, toute la comitologie des décisions d'autorisation se fait au niveau européen.

Ces processus différents ne sont pas forcément harmonisés, ce qui entraîne des problèmes comme celui de la définition des perturbateurs endocriniens. Une harmonisation a été faite pour les produits phytopharmaceutiques, mais ce n’est pas le cas pour les biocides dans le cadre de REACH. Pour notre part, nous proposons qu’une seule agence – qui pourrait être l’ECHA – soit responsable de l’évaluation des produits chimiques et des perturbateurs endocriniens. Sinon, le risque est d’avoir des évaluations différentes pour un produit phytopharmaceutique, utilisé comme biocide ou éventuellement comme médicament vétérinaire, en fonction des États membres évaluateurs et des différentes agences européennes. Le produit peut même avoir des valeurs toxicologiques de référence différentes dans les trois réglementations. Dans ce domaine, il y a vraiment un besoin d'harmonisation et de simplification.

La semaine dernière, nous avons rencontré le directeur de l’EFSA et son équipe et nous avons fait des propositions très concrètes. Avec Roger Genet, notre directeur, nous sommes très proactifs en matière d’harmonisation. Nous plaidons pour la création d’un fonds européen qui financerait des études toxicologiques indépendantes pour dépasser les controverses sur certaines substances comme le bisphénol A ou le glyphosate. Sur le bisphénol A, nos conclusions n’étaient pas les mêmes que celles de l’EFSA. Sur le glyphosate, il y a des divergences entre l’EFSA et le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), et l’histoire n’est pas finie. Financées par un fonds dédié, des études toxicologies effectuées par des équipes de recherche indépendantes permettraient de trancher, d'avoir des avis plus clairs.

Les Américains ont développé le Programme national de toxicologie – National Toxicology Program (NTP) – dans lequel ils investissent des dizaines de millions de dollars chaque année. Il serait intéressant d'avoir un programme similaire au niveau européen, financé par l’agence européenne et les grandes agences nationales : l’ANSES en France, le RIVM
Rijksinstituut voor Volksgezondheid en Milieu – aux Pays-Bas, le BFR – Bundesinstitut für Risikobewertung – en Allemagne. Cela permettrait d’avancer concrètement en cas de controverses importantes ou d'incertitudes à propos des dangers de telle ou telle substance, de tel ou tel pesticide.

Lundi prochain, nous allons rencontrer le directeur général de l'ECHA et nous lui présenterons notre proposition. Pour nous, il est extrêmement important de prendre en compte toutes les données de la science quand on évalue les risques de ces substances et produits réglementés. Nous étudions les données produites par les industriels. Je peux vous dire que nos scientifiques épluchent les dossiers de façon très détaillée et qu’ils n'hésitent pas demander les données brutes pour les réanalyser au moindre doute. Nous tenons évidemment compte des données fournies par la littérature académique scientifique, qui sont parfois contradictoires avec celles des industriels. Il est intéressant de confronter ces données. C’est pourquoi nous avons besoin d'expertises collectives, de chercheurs et d'experts à la fois dans notre agence et dans nos comités.

M. le président Loïc Prud'homme. Merci pour cette réponse. Pour être franc, j’ai en tête un exemple qui vient contredire vos propos. Certaines substances ont des effets importants sur l'environnement et la biodiversité, notamment les fongicides SDHI que vous évoquiez dans votre propos liminaire. Il y a quelques semaines, nous avons rencontré le professeur Pierre Rustin, directeur de recherche au CNRS, suite à l'alerte qu'il a lancée avec d’autres chercheurs concernant ces SDHI.

Comment des pesticides ayant un tel effet peuvent-ils recevoir une autorisation de mise sur le marché de la part de l’ANSES ? Est-ce que cela signifie que les tests de toxicité réalisés avant la mise sur le marché des SDHI n’avaient pas porté sur le spectre entier des risques potentiels et donc de l'écosystème dans son ensemble ? Si c'est le cas, y a-t-il des raisons de procéder de cette manière ? Au regard de ce qui est avéré par cette équipe de scientifiques et bien d'autres au niveau international, ne faudrait-il pas appliquer immédiatement un principe de précaution ?

Après l’autorisation de mise sur le marché d’un produit, l’ANSES doit assurer un suivi et surveiller ses éventuels effets indésirables. Lorsqu'une telle alerte est lancée, une demande de retrait des produits, à titre conservatoire, ne s’impose-t-elle pas ? Si c’est le cas, pourquoi l’ANSES ne l’a-t-elle pas fait ? Cette question rejoint un peu la précédente sur le principe de précaution. Cette affaire m’étonne.

Vous expliquez que vous lisez toute la littérature scientifique existante avant d'émettre un avis sur un produit. En l'occurrence, une équipe mondialement reconnue n’a visiblement pas été consultée par l’ANSES avant que ces fongicides ne reçoivent une autorisation de mise sur le marché. Ne faudrait-il pas réviser les procédures internes à l’ANSES ?

Vous avez évoqué un besoin qui me paraît prégnant : la création d'un fonds dédié à des études scientifiques indépendantes. L’équipe du professeur Rustin a sollicité l’ANSES pour obtenir des financements afin de travailler sur les SDHI. Ces financements lui ont été refusés. Je trouve qu’il y a un décalage entre vos propos sur la nécessité d'avoir des études indépendantes et les pratiques de l’ANSES. J'aimerais que vous m'éclairiez sur ce point.

M. Gérard Lasfargues. Merci beaucoup, monsieur le président, de me poser cette question car, apparemment, beaucoup de fausses informations ont circulé sur le sujet.

Je vais entrer dans le détail des échanges que nous avons eus avec M. Rustin. En fin d'année 2017, il nous a contactés pour nous dire qu'il travaillait sur des maladies rares, liées à des mutations du gène de la succinate déshydrogénase (SDH). Chez l’homme, ces mutations conduiraient à des associations avec certaines maladies chroniques, voire des cancers. C'est une autre problématique que les SDHI. Il nous a dit être étonné que des substances capables d’inhiber la respiration mitochondriale puissent être mises sur le marché, nous indiquant qu’elles étaient cancérogènes.

Interpellés, nous lui avons demandé de nous fournir les données des études qui lui permettaient d'affirmer de telles choses. Aucune des études de cancérogènes qui figurent dans nos dossiers ne permet de classer les SDHI mis sur le marché comme cancérogènes avérés ou cancérogènes probables. Il y avait donc une contradiction. À ce jour, j'attends toujours les données de ce scientifique.

Je suis très content d’être auditionné aujourd'hui parce que s’il existe des données non publiées, nous aimerions beaucoup les voir. Celles qu’il a publiées décrivent le mécanisme d'action et elles n'apportent rien concernant les problèmes de cancérogénèse. D’autres données, relatives aux mutations géniques, à la maladie rare, ne portaient pas sur les SDHI. D’une façon très ouverte et conviviale, je lui ai dit que je serais très heureux qu’il puisse nous apporter des données qui nous permettent, si nécessaire, de remettre en cause les autorisations de mise sur le marché et de demander à l’EFSA de revoir l'évaluation de certaines substances actives.

Comme il s’agissait d’une alerte, nous avons constitué, en urgence, un groupe d'expertise collective qui réunit des chercheurs de pointe. Notre comité d'experts spécialisés regardera aussi le dossier, et nous produirons un rapport et des conclusions.

Précisons qu’il existe sur le marché de nombreux agents chimiques, y compris de médicaments, qui inhibent la respiration mitochondriale : les statines – excellents hypocholestérolémiants permettant de prévenir les maladies cardiovasculaires –, la metformine qui est un antidiabétique, certains anesthésiques locaux, certains antibiotiques. Tous ces produits peuvent avoir des effets sur la respiration mitochondriale et c’est pourquoi ils sont prescrits suivant une posologie. C’est toute la différence entre un danger et une évaluation de risque pour la mise sur le marché de produits dont on est sûr qu’ils ne sont pas toxiques pour l'homme.

Par ailleurs, en matière de phytopharmacovigilance, nous continuons à prendre contact avec l'ensemble des agences internationales de sécurité sanitaire, et j’en ai parlé personnellement avec des collègues du National Institute for Occupational Safety and Health (NIOSH) et du CIRC. Jusqu’à présent, nous n’avons pas vu de signaux d’alerte à travers toutes les études que nous regardons dans la littérature scientifique. Je ne peux donc pas lancer une alerte sur quelque chose que des biologistes qui travaillant sur des maladies rares, et qui ne sont pas forcément des toxicologues, ont signalé.

Mes collègues et moi-même serons très heureux d’avoir une conversation avec M. Rustin. L’ANSES est considérée, à travers le monde, comme l'agence qui porte la précaution au plus haut niveau concernant l'évaluation et les substances chimiques. Il y a quinze jours, j’étais à un congrès sur la toxicité prénatale des produits chimiques. Tous les collègues des grands instituts de recherche américains et européens sont venus remercier l’ANSES pour sa proactivité sur l’évaluation des risques chimiques, sur les perturbateurs endocriniens et sur ce que nous promouvons sur ce plan.

Nous avons ouvert nos dossiers à M. Rustin, nous lui avons dit de ne pas hésiter à nous faire part de ses observations en matière d’évaluation et que nous étions prêts à en discuter et à faire des corrections si c’est nécessaire. M. Rustin nous a répondu qu’il fallait être inhumains pour regarder ces dossiers. Il y a donc plein d’êtres inhumains à l’ANSES qui regardent ces dossiers jour après jour, page par page… Et beaucoup de chercheurs de l’INSERM, de l’INRA et du CNRS, sont capables de se pencher sur ces dossiers et de regarder ce qu'ils contiennent. Avant de lancer une alerte, peut-être aurait-il fallu prendre le temps de consulter attentivement ces dossiers et d'échanger avec les collègues chercheurs et experts.

Je le répète, nous sommes tout à fait ouverts à la discussion et prêts à interdire des substances si l’on nous apporte des éléments scientifiques.

M. Rustin a souhaité déposer un projet de recherche dans le cadre du Programme national de recherche « environnement santé travail » porté par l'Agence. Comme tous les chercheurs, il a reçu le texte de l’appel à projets : il s’agit de soutenir des projets à long terme, de trois, quatre ou cinq ans, et non des projets faits pour donner un résultat immédiat qui servirait d’alerte. C’est également un appel à projets concurrentiels, comme peut l’être l’appel à projets de l’Agence nationale de la recherche (ANR). Les chercheurs qui déposent un projet ou une lettre d'intention dans le cadre de ce programme doivent se plier aux règles prévues, notamment à la concurrence avec les autres chercheurs. Son projet n'a pas été retenu parmi les meilleurs. Nous sélectionnons environ cent lettres d’intention parmi les quelque 300 lettres qui nous sont envoyées. Ensuite, nous demandons aux auteurs des lettres sélectionnées de déposer des projets complets. Compte tenu des moyens de financement qui nous sont alloués, nous ne pouvons financer que trente-cinq à quarante projets chaque année. Nous encourageons M. Rustin à postuler de nouveau et à améliorer la qualité scientifique de son projet pour qu’il puisse être retenu une prochaine fois.

Nous aurions la possibilité de financer des études spécifiques sur l’évaluation des SDHI si c’était nécessaire, via le processus de phytopharmacovigilance. Mais ce n’était pas ce type d’étude qui était annoncé clairement par M. Rustin et ses collaborateurs.

Vous savez, je suis médecin, et mon souci est vraiment de protéger la population. Je le répète, notre Agence est vraiment précurseur en matière de précaution et de soutien aux victimes. J’étais aux côtés des associations de victimes pour contribuer à l’interdiction de l’amiante et prendre la problématique des fibres courtes et fines dans l’évaluation. J’ai été aussi l’un des premiers à rendre visite, dans sa ferme, à M. Paul François, de l’association Phyto-Victimes, pour voir comment on pouvait l’aider. Enfin, je rappelle que l’Agence est à l'initiative de la création des tableaux des maladies professionnelles sur les produits phytopharmaceutiques. Dès 2010, j’avais proposé dans un rapport l’inscription de la maladie de Parkinson.

Nous sommes tout à fait ouverts au dialogue, et je suis vraiment très content que nous ayons un dialogue avec M. Rustin cet après-midi. Nous publierons les résultats de cette expertise de façon très transparente, nous en discuterons sur notre plateforme de dialogue avec toutes les parties prenantes, avec les ONG, avec toutes les personnes qui se sentent concernées, et nous prendrons toutes les décisions nécessaires – retrait ou non, autorisation de mise sur le marché de ces produits phytopharmaceutiques – dès que ce sera possible.

M. le président Loïc Prud’homme. Vous n’avez pas répondu sur le spectre large qui doit couvrir les études sur l’environnement. Vous dites que vos évaluations sur la cancérogénicité valent pour une dose, un mode d’emploi, un usage.

M. Gérard Lasfargues. Plusieurs doses !

M. le président Loïc Prud’homme. En matière d’environnement, il y a aussi des effets cumulatifs dans le temps. Qu’en est-il des évaluations ?

M. Gérard Lasfargues. Dans toutes les évaluations d’un produit, on étudie sa rémanence dans l'environnement. Si un produit est rémanent de façon trop longue dans le temps et s’il a une toxicité cumulative, que ce soit pour l'environnement, la santé humaine, voire la santé animale, bien évidemment il ne sera pas mis sur le marché. De fait, certaines molécules ne sont pas mises sur le marché pour ces raisons, y compris d'ailleurs un certain nombre de pesticides SDHI qui n’ont pas été autorisés dans l'évaluation européenne ou dans nos précédentes évaluations. Dans tous les dossiers, on demande évidemment des données sur l'écotoxicité, la toxicité environnementale, les effets sur la biodiversité. Cela fait bien sûr partie de l'évaluation. La question de la toxicité environnementale dans sa globalité est très importante pour nous, comme l’est celle de la toxicité humaine.

Mme Charlotte Grastilleur, directrice adjointe à la direction de l’évaluation des risques, volet santé et alimentation. Nous vous transmettrons également une note qui récapitule le processus lié à ces produits réglementés et l'intégralité du champ des pièces et points scientifiques qui sont examinés par l'Agence.

Je me permets également de vous proposer, pour les questions liées à l'EFSA et l'expertise, de vous transmettre une note que nous avions produite dans le cadre des Etats généraux de l'alimentation. La dernière partie de cette note reprend tous les éléments de collaboration avec l'EFSA.

M. le président Loïc Prud’homme. Merci. Ce sera utile.

Quel est le rôle de l’ANSES en ce qui concerne les additifs, les arômes et autres ingrédients qui sont incorporés aux recettes de l'alimentation industrielle ? D’ici à 2020, l’EFSA devrait avoir mené à bien une évaluation complète sur les caractéristiques et les risques potentiels de plus 300 additifs alimentaires. Cela semble être un travail titanesque. Comment êtes-vous impliqués dans ce travail ?

Mme Charlotte Grastilleur. C’est précisément un point que je voulais ajouter, en complément de la notion de produits réglementés. On pense beaucoup aux produits phytopharmaceutiques et aux biocides pour lesquels on a très bien rappelé que l'autorisation est désormais également gérée par l’ANSES. Il existe d'autres ingrédients qui relèvent du champ alimentaire dont il est important de vérifier l’innocuité.

Des ingrédients et produits alimentaires sont soumis à autorisation, de même que les nouveaux aliments, c'est-à-dire les aliments qui n’étaient pas sur le marché, dans l’Union, avant 1997, les organismes génétiquement modifiés (OGM), les enzymes, qui sont des facilitateurs dans diverses recettes, et les additifs. Dans les additifs, on retrouve beaucoup de substances utilisées pour diverses propriétés technologiques, par exemple des anti-agglomérants, des colorants, des arômes, des édulcorants. En la matière, la quasi-totalité des règles et de la législation sont d'essence européenne. L’autorisation de mise sur le marché des nouveaux aliments, additifs et autres est donc délivrée par la Commission européenne. La comitologie des décisions se fait au niveau européen, mais avec un appui fort et un arbitrage des États membres, la Commission ayant le dernier mot en l’absence de consensus du comité permanent. L’autorisation est délivrée sur la base d'un dossier qui doit garantir effectivement l'innocuité et préciser, le cas échéant, un degré de pureté de la substance, une modalité d'obtention, un dosage d'utilisation, les aliments dans lesquels l’utiliser ou non. Toutes les conditions d'emploi doivent être précisées dans l'autorisation.

Puisque l’autorisation est européenne et que l’autorisation est délivrée en comitologie avec les 28 États membres, c'est l'EFSA qui est le support d'évaluation direct adapté. Il existe des procédés ou des processus transitoires liés aux besoins d'organisation et au manque de moyens de l’EFSA. Je m’explique : avant le 1er janvier 2018, les aliments étaient évalués dans les agences nationales. Le pétitionnaire déposait son dossier dans un des États membres, et il y avait un schéma de reconnaissance. Depuis le début de l’année, c’est l’EFSA qui évalue les nouveaux aliments. Pour les enzymes, nous sommes dans une phase transitoire : en ce qui concerne les dossiers déposés en France, l’ANSES continue de faire les évaluations, mais à terme – la date n’est pas précisée – c’est bien l’EFSA qui le fera. S’agissant des additifs, les pétitionnaires déposent leur dossier directement auprès de l'EFSA, comme pour les OGM.

Le schéma est donc très simple et place l'EFSA au cœur du dispositif en tant que responsable de l'examen du dossier dans la mesure où on est sur des processus de délivrance d'autorisation à l'échelle européenne.

Néanmoins, et j'insiste beaucoup sur ce point, cela n’enlève rien à nos prérogatives nationales sur ces sujets, et nous avons toute latitude en cas d'alerte, en cas de questions que nous nous poserions d'emblée ou qui nous seraient transmises par les ministères, pour examiner ces questions. C’est d’ailleurs ce que nous avons fait, à la demande des ministères, sur le dioxyde de titane, puisque nous avons produit un avis sur la dernière étude Bettini et alii, dite NANOGUT, indépendamment du travail qui était en cours à l’EFSA sur le dossier d'autorisation proprement dit.

S’agissant de la coopération de fait avec l’EFSA dans ce genre de dossier, je vous indique que nous sommes en étroite relation avec l’autorité européenne par divers mécanismes. Il existe un forum consultatif, dont l’ANSES est partie prenante, placé auprès de l'EFSA, décrit dans le texte dit food law, c’est-à-dire le règlement en cours de révision dont vous parliez. Ce forum permet de s'organiser pour discuter de nos conclusions respectives et éviter de faire des travaux en double. Il existe d'autres mécanismes, notamment un mécanisme de points focaux dans chacun des États membres, c’est-à-dire des points de contact avec l'EFSA. Le conseil d'administration de l'EFSA devrait être réformé pour pouvoir accueillir des représentants des États membres, ce qui faciliterait l’accès aux discussions. Enfin, nous avons des échanges très réguliers entre équipes – c’est presque notre lot quotidien – et des réunions au moins annuelles au niveau de nos directions respectives sur ces sujets.

En résumé, oui nous sommes en contact avec l'EFSA, nous avons des échanges très réguliers, et notre coopération se fait dans un souci financier de ne pas réaliser des travaux redondants.

Il existe aussi un mécanisme réglementaire – c'est l’article 30 du règlement 178 de 2002 – de réduction des divergences scientifiques. Dès lors que l'EFSA et d'autres agences nationales ont abordé un sujet scientifique sur lequel il semble qu'il y ait des différences d'appréciation, l'EFSA a l'initiative de se rapprocher de l'agence en question et d'entamer des discussions scientifiques, ce qui se fait très régulièrement et de façon très fluide.

Je voudrais rebondir sur un point que vous avez évoqué en lien avec la question de l’évaluation des dossiers et des processus industriels. Effectivement, l'EFSA examine actuellement 300 additifs, ce qui est considérable, selon une politique relativement intransigeante qui consiste à demander aux industriels, pour les additifs assez anciens utilisés régulièrement mais pour lesquels il n’y a pas un pétitionnaire mais une multiplicité d'utilisateurs dans l'industrie, de fournir des données. Cela permettrait que ces additifs ne soient plus une nébuleuse que tout le monde utilise, ce qui entraîne une espèce de déresponsabilisation par rapport à un dossier d'origine. En effet, comme l’usage est devenu commun, on perd parfois un peu la trace des pétitionnaires d'origine. L’idée est donc de faire appel aux pétitionnaires et industriels intéressés par l’utilisation d’un additif pour qu’ils fournissent des données sur cet additif. Dans l'hypothèse où à telle date l’EFSA n’aura pas les données nécessaires, elle indiquera qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments de sécurité. Nous soutenons tout à fait cette démarche. Je pense que certains additifs pourraient purement et simplement sortir des listes d'autorisation au motif d’une insuffisance de documentation.

Vous nous avez posé la question des relations avec les centres industriels. Nous sommes vraiment au cœur de la déontologie de l'Agence. S’agissant des travaux sur dossier, nous ne sommes pas du tout dans un travail itératif ou de cotravail avec l'industrie. Il existe une liste de données à fournir impérativement basée sur des lignes directrices scientifiques de démonstration – ce sont des lignes directrices de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et de l’EFSA. Nous travaillons sur dossier et l'appréciation se fait de façon totalement indépendante et transparente. L’agence, qu’il s’agisse de l'ANSES ou de l’EFSA, n’est pas dans la coconstruction avec l’industrie. J’ajoute que lorsque nous avons besoin, pour des raisons déontologiques, de nous rapprocher de ce type de structure, nous le faisons dans le cadre d'auditions et je précise que les gens de l’industrie ne sont en aucun cas dans nos collectifs d'experts. Dans le cadre de la refonte de la food law, il est proposé de prévoir la possibilité d’auditer les laboratoires qui sont à l'origine de la fourniture de données pour l'évaluation des risques. Cette proposition recueille tout à fait l'assentiment de l’ANSES.

S’agissant toujours de la rénovation du règlement 178 de 2002, l’ANSES soutient clairement la proposition relative à la transparence de l'évaluation des risques, avec un projet de publication précoce en cours de processus d'évaluation des données des pétitionnaires, dans un objectif un peu vertueux d'ouverture, de transparence qui concourt à la rassurance de tous nos concitoyens sur le processus en cours, et afin que les équipes scientifiques puissent s’emparer à un stade précoce des données et livrer leur appréciation, en tant que de besoin, sur ces données.

Une autre proposition, qui concerne la qualité, la fiabilité des études qui sous-tendent l’évaluation des risques, est celle d’un registre des études en cours à renseigner par les pétitionnaires. Nous soutenons également cette proposition qui permettrait de connaître, au-delà des pièces obligatoires dans le dossier, les études promues par l'industrie qui pourraient potentiellement comporter des éléments négatifs.

Un autre point nous semble intéressant, celui de l'inclusion dans le conseil d'administration de l'EFSA de représentants des États membres, ce qui n'est pas le cas actuellement. Cela pourrait induire une fluidité des relations, avec l’EFSA en particulier.

Le quatrième point qui concerne plutôt l’EFSA que les agences nationales est relatif à l’amélioration de la communication sur les risques, avec là encore l’enjeu très vertueux d’un dialogue plus régulier avec les parties prenantes, y compris les ONG à parts égales, si ce n'est supérieures à celle de l'industrie, dans un but d’explication, d'éducation, de rassurance, de transparence sur les processus à l'œuvre, ce qui pourrait être tout à fait transposable à l’ANSES. Sans nous vanter, je dois dire que nous avions une longueur d’avance en ce qui concerne le dialogue avec les parties prenantes puisque nous avons mis très rapidement en place une plateforme sur les produits phytosanitaires, et que nous avons d’autres plateformes de dialogue qui ont très bien fonctionné, et qui continuent d'être à l'œuvre sur les radiofréquences et les nanomatériaux. L’enjeu, au sein de ces plateformes, est de débattre de l'expertise, du résultat d'expertises, dans un souci d'information des parties prenantes, ce qui peut induire également la mise à l'agenda de projets de recherche pour compléter les données manquantes.

M. le président Loïc Prud’homme. Vous parlez des évolutions futures, et notamment des études préalables des pétitionnaires auprès de l'EFSA, ce qui montre une défaillance de l’EFSA, comme on l’a vu avec l’affaire des Monsanto Papers. Vous dites que vous soutenez la transparence, le fait que des études précoces puissent être publiées pour que d’autres équipes scientifiques s’en emparent. Toutes ces propositions vont plutôt dans le bon sens, mais cela veut dire que la situation actuelle n’est pas satisfaisante.

Vous nous avez dit que les biocides dépendaient de l’ECHA. Les mêmes progrès sont-ils prévus pour cette agence ?

Mme Charlotte Grastilleur. Les quatre points que nous soutenons sont des propositions qui font consensus entre les États membres, et notamment auprès de la Commission. Nous avions rajouté deux propositions générales importantes. Premièrement, que l’EFSA soit davantage au cœur de l'évaluation des risques en cas de crise – je pense que le fipronil est un très bon exemple. En cas de crise, il faut en effet qu’il y ait un arbitrage très clair et rapide et que des niveaux d'action établis par les scientifiques puissent être mis en place très rapidement dans tous les États membres. Ce n’est certainement pas le moment de multiplier les évaluations à l'échelle nationale par 27 ou par 28. Nous proposions donc que l'EFSA puisse jouer ce rôle, ce qui n'est pas forcément le cas. J’en veux pour preuve l’affaire du fipronil qui a éclaté l’année dernière, en plein cœur de l'été : comme les Allemands, nous avons dû mener nos propres calculs, ce qui peut sembler réellement contre-productif quand on est en crise et qu'on a besoin d’un arbitrage rapide. L’EFSA nous a indiqué réfléchir à des procédures d'évaluation en urgence qui sont, à mon sens, très bienvenues sur ce point.

Le second point important qui rejoint ce que M. Lasfargues a très bien évoqué, concerne le besoin d’aller vers des évaluations plus intégratives. Il ne s'agit plus de répondre à une question de sécurité sanitaire d'un côté, et une question nutritionnelle de l'autre, et de se préoccuper des expositions professionnelles ou de l'environnement, car on sent bien qu’il y a, la plupart du temps, une globalité des sujets. Nous proposons que l’EFSA aille vers énormément de coopération, et bien plus avec l’ECHA et l’EMA en particulier, afin d’aboutir à une appréciation plus intégrée des évaluations et des impacts d'un certain nombre de pratiques. Pour notre part, nous avons la capacité de tenter des évaluations assez intégratives dans la mesure où, depuis la fusion de 2010, le champ de l’ANSES intègre à la fois l'alimentation, l'environnement et la santé au travail. Pour l'EFSA, sans forcément remanier son champ d'action dans la fameuse food law, il y a vraiment là une piste d'amélioration de la collaboration avec en particulier l’ECHA et l’EMA, ainsi que les agences de biodiversité.

M. Gérard Lasfargues. La note que nous vous avons adressée fait état de propositions d’amélioration de l’ensemble des agences européennes, et pas seulement de l’EFSA.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Je vous remercie pour vos explications.

Avec tous ces organismes, on a vraiment le sentiment d’être dans une nébuleuse et j’ai peur que chacun se renvoie la faute. Nous avons encore besoin d’avoir des précisions.

J’aimerais que vous alliez un peu plus loin dans vos réponses sur certains points.

L’étude Nutri-Net Santé, qui a été publiée au mois de février dernier, a suggéré une association entre la consommation de produits ultra-transformés et le risque de développer un cancer. Selon la classification NOVA, les produits ultra-transformés se caractérisent notamment par l'ajout d'additifs. Il existerait environ 400 additifs sur le marché européen dans l'industrie agroalimentaire. L’ANSES formule-t-elle des recommandations à l'industrie agroalimentaire quant à l'utilisation des additifs ? Nous avons besoin de savoir ce que vous pensez de l’« effet cocktail ». Quel curseur faudrait-il adopter ? Le principe de précaution est‑il suffisamment appliqué ? Comme de nouveaux additifs arrivent en permanence sur le marché, cela modifie à chaque fois les données scientifiques. Au-delà de quatre médicaments, un médecin ne sait pas quels sont leurs effets sur le patient ; j’imagine que c’est la même problématique en ce qui concerne l’alimentation.

Tout à l’heure, on a parlé des œufs contaminés et des scandales qui éclatent régulièrement. Doit-on en conclure que les mécanismes de contrôle actuels ne sont pas suffisamment efficaces ? Selon vous, que pourrait-on faire pour renforcer ces contrôles sanitaires ? Hier, M. Assémat nous a déjà donné quelques réponses, mais j’aimerais que vous nous disiez comment on peut agir davantage sur les contrôles.

Lors des auditions précédentes, la notion de dose journalière admissible (DJA) a été évoquée à plusieurs reprises. La DJA prise sur la vie entière n’entraîne aucun risque appréciable sur la santé du consommateur. La limite maximale retenue doit aussi être prise en compte. Que pensez-vous de cet outil ? Ne devrait-il pas être mieux adapté ? En effet, il ne différencie pas du tout l'âge de l'individu, là où il habite, ce qu’il consomme chaque jour. Quelles sont vos préconisations sur la DJA ?

L’ANSES a émis des recommandations sur les huiles minérales et conseillé de limiter l’exposition du consommateur en utilisant des encres d'impression, des additifs et auxiliaires technologiques sans hydrocarbures aromatiques d’huile minérale – mineral oil aromatic hydrocarbons (MOAH). On sait que l'Allemagne a beaucoup évolué dans ce domaine. Où en sont les préconisations de l’ANSES sur les huiles minérales dans les produits alimentaires ?

Nous vous avons beaucoup parlé des procédures, mais nous ne vous avons pas suffisamment entendu sur le suivi de ces procédures. Le suivi des procédures mis en place est-il vraiment effectif ?

Vous avez dit faire de la recherche sur les mêmes problématiques que celles évoquées par M. Rustin. Comment se fait-il que vous n’ayez pas suffisamment échangé par rapport à ce qu’il a pu trouver ? Vous, les chercheurs, vous voulez travailler ensemble, mais j’ai l’impression qu’il est très difficile que la recherche arrive à échanger ses participations. On irait pourtant tellement plus vite. Il a peut-être des données, et j’imagine que vous en avez d’autres : le « cocktail » entre vous pourrait être beaucoup plus performant.

M. Gérard Lasfargues. Vous avez raison de soulever la question de « l’effet cocktail » qui est un vrai challenge aujourd'hui pour l'ensemble des agences de sécurité sanitaire, en France, en Europe et dans le monde. Nous mettons en place des actions en la matière, et je laisserai mon collègue Jean-Luc Volatier, qui est très impliqué dans tout ce qui concerne la recherche et l’expertise sur ce plan, entrer dans le détail.

Je peux vous dire que nous nous préoccupons de cette question dans l’évaluation des risques de façon générale, s’agissant des additifs, mais aussi des cocktails de perturbateurs endocriniens auxquels on peut être exposé en tant que consommateur ou citoyen. Nous nous en emparons également dans l’évaluation des risques réglementés puisque, sous l’égide de l’EFSA, nous établissons des listes de produits phytopharmaceutiques qui ont la même cible, par exemple en termes de neurotoxicité, d'hépatotoxicité, de perturbations endocriniennes, afin d’avoir des « cocktails » pertinents en matière d'évaluation des risques. Comme on ne peut pas tester, bien évidemment, tous les « cocktails » possibles, il convient de prendre ceux qui sont représentatifs de l'exposition de la population ou ceux, qui, dans les produits réglementés, ont les mêmes cibles d'action ou les mêmes mécanismes, pour voir s’ils ont des effets supérieurs à l’effet additif attendu dans ce cadre-là.

M. Jean-Luc Volatier, directeur adjoint à la direction de l’évaluation des risques, volet méthodologie et observatoires. Pour ma part, je suis plutôt chargé de l'évaluation a posteriori. Cela fait déjà une dizaine d’années que nous menons d’importants travaux sur l’« effet cocktail ». On a beaucoup parlé des processus d'autorisation et de la toxicologie a priori, mais il importe aussi de prendre en compte les données issues de l'épidémiologie. De ce point de vue, nous avons mis en place, depuis une dizaine d’années, des procédures pour fournir aux équipes d'épidémiologistes qui gèrent de grosses cohortes – par exemple la cohorte Agrican qui concerne la santé des travailleurs agricoles, la cohorte Elfe sur le développement de l’enfant, ou encore la cohorte Nutri-Net Santé dont vous avez parlé sur la nutrition et les impacts sanitaires de la nutrition – les données de caractérisation des aliments leur permettant de tester des associations entre les substances présentes dans les aliments – additifs, résidus de pesticides, etc. – et les effets sanitaires. Par exemple, nous avons fourni, il y a plusieurs mois, avant même que M. Rustin ne se préoccupe de cette question, des données sur la présence de produits phytopharmaceutiques, dont des SDHI comme le boscalid, à l’équipe chargée des cohortes Eden et Elfe pour voir s'il y avait des associations entre une exposition des femmes enceintes à tout type de substances chimiques, dont des résidus de pesticides, et le développement de l'enfant. Nous avons déjà un certain nombre de résultats qui ne sont pas encore publiés, mais qui seront fournis au groupe de travail.

Nous n’attendons pas que des alertes soient lancées, et nous avons tout un processus qui consiste à mettre à la disposition des chercheurs des données leur permettant d'aller plus loin. Dès que Mathilde Touvier et Serge Hercberg ont publié leur papier sur les aliments ultra-transformés, nous les avons contactés pour leur dire que nous pouvions leur fournir nos données sur la présence d'additifs, sur les matériaux au contact des denrées alimentaires, afin qu’ils aillent encore plus loin que leur premier papier d'associations statistiques sur une catégorie NOVA qui est assez globale et voir s'il existe des liens entre tel ou tel additif et les cancers. L’ANSES est très en pointe en la matière au niveau international. Nous faisons également en sorte que ces données de surveillance existent dans les autres pays, notamment au niveau de l’OQALI qui permet d'avoir des données d'occurrence d'additifs alimentaires et de nutriments.

Nous avons contribué, avec le ministère de la santé, à la mise en place de l'Action conjointe européenne sur la nutrition et l'activité physique – Joint action on nutrition and physical activity (JANPA) pour réaliser une surveillance de la qualité des aliments et de la présence des ingrédients dans les aliments – un appel d’offres sera sans doute lancé dans les jours qui viennent pour essayer d’aller au-delà. Nous avons fait également des comparaisons avec des pays comme l’Autriche et la Roumanie. Nous avons piloté une action sur les expositions alimentaires aux substances chimiques dans le cadre du Programme-cadre de recherche et développement (PCRD) pour que les autres pays se mettent à niveau en termes d'exposition aux substances chimiques. Nous avons fourni toutes ces données à l’EFSA. Nous avons piloté des améliorations en termes d'harmonisation sur les données de consommation alimentaire, notamment dans le cadre du projet GloboDiet de l'OMS. Malheureusement, le CIRC a abandonné ce projet, mais nous le poursuivons avec des partenaires nationaux.

Nous sommes donc vraiment très en pointe sur les liens avec la recherche au niveau national mais aussi européen pour que l'ensemble des données sur la présence de différentes substances dans les aliments puissent être utilisées, notamment dans l'épidémiologie. Nous allons même au-delà de l'épidémiologie traditionnelle puisque, dans le cadre de la phytopharmacovigilance, nous mettons en place des systèmes de fouilles de données, notamment avec l'université de Grenoble et l’École nationale supérieure d’informatique et de mathématiques appliquées de Grenoble (ENSIMAG), dans le cadre du big data, pour exploiter les bases de données médico-administratives de la sécurité sociale et mettre en regard les expositions, par voie alimentaire notamment, aux substances présentes dans l'alimentation pour que des équipes de recherche puissent analyser ces données.

Je pense que nous sommes vraiment très proactifs sur ces sujets au niveau national et européen.

Mme Charlotte Grastilleur. Je veux revenir sur les huiles minérales. Les contrôles relèvent bien du champ de la gestion des risques et nous sommes évaluateurs, nous éclairons le décideur, mais, à l’exception des biocides et les produits phytosanitaires, nous ne sommes pas le décideur. Les contrôles sont vraiment dans le champ des ministères. Je vous invite donc à leur poser la question.

Les crises existent, parfois à des niveaux intolérables – on parle de bébés malades par exemple. Il est donc nécessaire de prendre en compte ces éléments et d'améliorer clairement la santé publique. Néanmoins, il faut aussi proportionner le message au regard du niveau de sécurité des aliments en France, car même si les choses sont perfectibles, le niveau est élevé. En dénonçant ce qu’il faut améliorer, ce qui est tout à fait légitime, mais qui peut être très anxiogène pour nos concitoyens, nous oublions toutefois que le niveau de sécurité est élevé.

Quand on parle de contrôle, il s’agit de détecter et agir précocement : c’est notre souci dans le cadre de la veille et de la vigilance. Les capacités scientifiques, notamment celles que l'ANSES développe via les laboratoires, concourent à la détection précoce d'événements problématiques. Si l’on pense à Lactalis, c'est vrai que la puissance scientifique de la génomique a permis de trouver des cas très sporadiques d'enfants malades et d'avoir la garantie de l'identité de la souche de salmonella Agona qui était présente chez tel et tel bébé de façon très sporadique et disséminée géographiquement. Il y a quelques années, il aurait été très compliqué de le faire. Les outils se perfectionnent en ce qui concerne la surveillance épidémiologique, ce qui est plutôt positif et rassurant, puisque des cas qui auparavant seraient passés discrètement dans le panorama sont maintenant identifiables. Cela permet d’améliorer les pratiques.

Dans notre avis, nous avons évoqué toute une série de préoccupations liées au recyclage et à la migration d'huiles minérales vers les produits de type aliments secs dans des emballages en papier carton. La réponse est vraiment dans le champ de l'industrie en relation avec les contrôleurs de la DGCCRF. Pour notre part, nous avons mené à terme notre travail scientifique et formulé des recommandations, éventuellement sur des barrières physiques pour éviter la migration puisque ce sont des substances volatiles, sur les modifications de formulation des encres et colles. Je le répète, les réponses appartiennent très clairement aux gestionnaires de risques, et en particulier à la DGCCRF.

M. le président Loïc Prud’homme. Je vous remercie pour votre participation et vos réponses. En tout cas, n’hésitez pas à nous faire parvenir des documents complémentaires.

Mme Charlotte Grastilleur. Nous sommes à votre disposition pour vous fournir des notes au cas où vous souhaiteriez que certains points soient précisés.

M. le président Loïc Prud’homme. Nous n'hésiterons pas une seconde.

 

La séance est levée à onze heures quarante.

 

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13.    Audition, ouverte à la presse, de M. Bruno Le Bizec, directeur du laboratoire d’études des résidus et contaminants dans les aliments (LABERCA), INRA/Ecole nationale vétérinaire, agroalimentaire et de l’alimentation de Nantes

(Séance du jeudi 14 juin 2018)

La séance est ouverte à onze heures quarante-cinq.

M. le président Loïc Prud’homme. Nous recevons M. Bruno Le Bizec, professeur en chimie analytique et sécurité des aliments, expert en analyse des risques auprès de l’Agence sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) et de l’Autorité européenne de sécurité des aliments – European Food Safety Authority (EFSA), et souvent sollicité par des organisations internationales comme l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture – Food and Agriculture Organization (FAO) – ou l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

M. Le Bizec dirige le Laboratoire d’étude des résidus et contaminants dans les aliments (LABERCA), une unité de recherche de l’École nationale vétérinaire, agroalimentaire et de l’alimentation de Nantes (ONIRIS). Cette école est le seul établissement d’enseignement supérieur où interagissent étudiants vétérinaires et élèves ingénieurs de l’alimentation et de l’agroalimentaire.

Le LABERCA constitue un laboratoire national de référence (LNR) –, labellisé par l’Institut national de la recherche agronomique (INRA). Il est aussi conventionné par la direction générale de l’alimentation et, à l’échelon européen, par la direction générale de la santé et de la consommation de la Commission européenne.

Les activités du LABERCA concernent la sécurité chimique des aliments. Ce domaine s’inscrit dans une démarche globale de caractérisation des expositions à certaines substances. Cette voie de recherche s’intéresse aux transferts aux métabolismes animal et humain des composés chimiques.

Vous voudrez bien, monsieur, nous expliquer, de la façon la plus pédagogique possible, quelles sont les dioxines autres que les polychlorobiphényles (PCB) dont vous cherchez à mettre à jour les effets nocifs. Plus généralement, à quelles pistes de recherches sur l’alimentation industrielle, faudrait-il donner la priorité dans les années à venir ? La question des nanoparticules, notamment dans l’alimentation industrielle, représente-t-elle un de ces domaines qui restent à explorer et sur lesquels les connaissances demeurent trop peu certaines ?

Votre tâche n’est pas aisée. Ainsi, il nous a été dit que les bonnes intentions de recyclage de certains emballages papier ou carton se heurtaient au problème de la migration des encres ou des colles, un phénomène susceptible d’altérer les aliments ! La difficulté de vos recherches tient aussi au fait que si l’on met à jour les effets indésirables ou aigus d’une substance, il est beaucoup plus difficile d’extrapoler leur intensité sur le long terme.

Nous écouterons votre exposé liminaire, d’une durée maximale de 20 minutes, avant de vous poser des questions.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes entendues par une commission d’enquête sont tenues de prêter serment.

(M. Bruno Le Bizec prête serment.)

M. Bruno Le Bizec. Je suis professeur en sécurité chimique des aliments, à Oniris, un établissement issu de la fusion entre l’Ecole vétérinaire de Nantes et l’Ecole nationale d’ingénieurs des techniques des industries agricoles et alimentaires. Nous dépendons de la direction générale de l’enseignement et de la recherche (DGER) du ministère de l’agriculture.

Je dirige le Laboratoire d’étude des résidus et contaminants dans les aliments. Le LABERCA est une Unité mixte de recherche – ONIRIS et le département « alimentation humaine » de l’INRA y sont associés – qui s’intéresse à l’exposome.

Le concept d’exposome renvoie à la totalité des expositions à des facteurs environnementaux – les aspects génétiques sont a priori exclus – que subit un organisme humain de sa conception à sa fin de vie, ce qui inclut le développement in utero.

Ce concept a été intégré à l’article 1er de la loi du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé. Il avait été proposé, dès 2005, par Christopher P. Wild, aujourd’hui directeur du Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) basé à Lyon.

Aux côtés des maladies d’origine génétique se trouve un champ, de plus en plus étendu semble-t-il, de pathologies d’origine environnementale et sociale, comme l’obésité. Jusque-là, l’essentiel des travaux en santé-environnement a consisté à associer un contaminant, souvent chimique, un mécanisme toxique et une pathologie. Or la relation entre un seul contaminant et un seul effet associé est rarissime. Cela ne reflète pas la réalité d’expositions souvent multiples et complexes.

L’Agence européenne des produits chimiques – European Chemicals Agency (ECHA) –, basée à Helsinki, a recensé à partir des déclarations d’industriels plus de 100 000 molécules susceptibles de causer des effets sur la santé. C’est dire l’importance du challenge.

Le LABERCA contribue à étayer le concept d’exposome par la génération massive de données d’exposition externe. L’une des missions de notre laboratoire est de caractériser les niveaux de contamination des denrées alimentaires. Nous nous sommes beaucoup investis ces dix dernières années aux côtés de l’AFSA, puis de l’ANSES, pour produire les premières grandes études d’exposition de la population française.

Ce sont des études que vous connaissez certainement sous l’abréviation EAT –pour « étude alimentation totale ». Nous avons contribué à l’EAT 2 – sur la population générale française –, à l’EAT infantile – pour les 0-3 ans, et nous travaillons sur l’EAT des enfants allaités au sein, une étude qui devrait faire grand bruit. Nous avons aussi participé à des études particulières, comme CALIPSO – « Consommations alimentaires de poissons et produits de la mer et imprégnation aux éléments traces, polluants et oméga 3 ». Nous produisons également des données à l’international. Aux côtés de la FAO et de l’OMS, nous travaillons actuellement à une grande étude sur l’alimentation totale en Afrique subsaharienne.

Le LABERCA produit aussi des données d’imprégnation. Il s’intéresse à ce qui circule dans les organismes humains, le sang, l’urine, le lait, à d’autres compartiments, lorsqu’ils sont accessibles, comme le tissu adipeux ou le placenta, pour caractériser ce spectre large de contaminants chimiques présents dans les organismes, produits de dégradation ou métabolites directs.

De manière à pouvoir mettre en relation ces données avec certaines pathologies chroniques chez l’homme, il convient d’effectuer ce que l’on appelle des prises d’empreinte métabolique, pour savoir à quelle hauteur les organismes ont été perturbés par l’exposition. Il s’agit de la métabolomique, des approches non ciblées, sans a priori et qui recouvrent bien des défis d’un point de vue scientifique.

Dans cet exercice, ce sont les études d’association qui sont les plus faciles à faire : les valeurs d’exposition dont nous disposons sont associées à des maladies. En revanche, le lien de causalité est extrêmement difficile à établir. C’est en ce sens que les approches de type métabolomique représentent un espoir. Elles permettront d’enchaîner les différentes informations et les différentes natures de signaux.

Le LABERCA est aussi le laboratoire national de référence (LNR) pour un certain nombre de substances chimiques environnementales, comme les dioxines, les PCB, les retardateurs de flammes bromés, les composés perfluorés ou d’autres composés émergents.

Historiquement, le LABERCA est un laboratoire de référence pour tout ce qui concerne les substances vétérinaires interdites, hormones ou promoteurs de croissance. Depuis 1990, nous sommes en quelque sorte le laboratoire antidopage de l’élevage, et nous entretenons des relations étroites avec nos homologues des sports hippiques ou athlétiques. À ce titre, nous avons travaillé sur des composés malheureusement célèbres, les stilbènes, les stéroïdes, les bêta-agonistes, l’hormone de croissance. Ce sont des composés que nous surveillons de très près en élevage, puisqu’ils sont interdits en Europe.

Nous appuyons à ce titre l’autorité compétente, la direction générale de l’alimentation (DGAL) – et nous entretenons des liens étroits avec la direction générale « Santé » à Bruxelles. En tant que LNR, nous avons un rôle de pilote. Nous développons des méthodes de mesures que nous transmettons aux laboratoires de première intention
– autrefois les laboratoires vétérinaires départementaux. Nous accompagnons la DGAL pour leur délivrer des agréments, afin qu’ils participent aux plans de surveillance et aux plans de contrôle nationaux.

Au niveau européen, les plans de surveillance supposent l’analyse de 750 000 échantillons par an – 50 000 échantillons en France. Un rapport de l’EFSA révèle un taux de non-conformité de 0,3 %, cohérent avec les chiffres observés ces dix dernières années.

Les non-conformités sont assez différentes selon les pays, et selon qu’il s’agit de résidus de médicaments vétérinaires, de résidus de pesticides ou de contaminants environnementaux. Globalement, nous n’avons pas trop d’inquiétude aujourd’hui sur les composés interdits : les taux de non-conformité sont relativement bas – 0,2 % en moyenne.

Pour le groupe B1 de la directive 96/23, les antibiotiques, les valeurs sont assez basses, autour de 0,2 % de non-conformité. Comme ces produits sont autorisés, c’est le dépassement de limite maximale de résidus (LMR) que nous recherchons.

Pour les autres principes pharmacologiquement actifs, comme les anti-inflammatoires non stéroïdiens, les corticostéroïdes ou les sédatifs, l’ordre de grandeur est à peu près le même : 0,2 % de non-conformité sur les chiffres de 2016, dans la lignée des résultats des années précédentes.

C’est sur les contaminants environnementaux de type éléments-traces métalliques, comme le cadmium, le plomb, le mercure ou le cuivre, que nous observons les taux de dépassement les plus forts – jusqu’à 5 %. Nous subissons là la pression de l’environnement et obtenir des aliments un peu moins contaminés prendra certainement beaucoup plus de temps.

M. le président Loïc Prud’homme. Je vous remercie pour cette présentation exhaustive et concise. Pourriez-vous faire un état des lieux de la présence de résidus et de contaminants chimiques dans l’alimentation ? Vous avez parlé de métaux lourds, mais sans doute y en a-t-il d’autres ? Avez-vous une idée des aliments qui sont les plus touchés par ces contaminants ? Avez-vous pu observer dans ce domaine une prééminence de l’alimentation industrielle sur les produits bruts ? Quels sont les types de contaminants les plus fréquemment observés et leur provenance ?

M. Bruno Le Bizec. S’agissant des composés interdits, au sens de résidus de substances vétérinaires, qu’il s’agisse d’anabolisants ou de médicaments vétérinaires récemment déclassés et interdits – chloramphénicol, nitrofurane, métronidazole –, les taux de non-conformité sont très faibles en Europe, mais ils sont plus élevés sur les produits importés. Il existe encore des pays sur cette planète qui n’ont pas compris la dangerosité de certaines de ces molécules – le chloramphénicol est utilisé dans les élevages de crevettes ou de poulets, dans le Sud-Est asiatique et en Amérique du Sud. En Europe, la production est bien cadrée : cela fait bientôt trente ans que l’on répète les messages et la réglementation est relativement affûtée ; mais d’autres pays sont en train de découvrir l’usage de ces substances et ne mesurent pas la toxicité, notamment la génotoxicité, de ce type de composés.

Le groupe A de la directive 96/23 concerne les anabolisants. En Europe, la situation est claire : ces substances sont interdites. Mais de nombreux pays autorisent et produisent ces substances, comme les États-Unis, le Canada, l’Afrique du Sud, la Nouvelle-Zélande, l’Australie. Il leur semble manifestement difficile de distinguer la production destinée au marché domestique de celle qui sera exportée vers des pays où les hormones sont interdites. La question des anabolisants a été soulevée dès 1997. Nous nous y sommes intéressés de près. Nous avons travaillé avec la Commission européenne sur des prélèvements collectés au niveau des postes d’inspection frontaliers : de 15 % à 20 % des échantillons contenaient des résidus de ces hormones. Vous vous souvenez peut-être que ce conflit s’est terminé devant l’organisation mondiale du commerce. Aujourd’hui, nous faisons davantage confiance à ces partenaires économiques. À titre personnel, j’estime que la pression n’est pas assez importante et que les contrôles frontaliers devraient permettre de vérifier que les engagements pris par ces pays sont réellement tenus.

Les groupes B1 et B2, les médicaments vétérinaires, ne suscitent pas beaucoup d’inquiétude : malgré des contrôles ciblés – risk based monitoring – les taux de non-conformité ne dépassent pas les 0,2 %.

Le groupe B3 regroupe les contaminants environnementaux. Le groupe B3-a contient les pesticides organochlorés, les PCB et les dioxines.

Ces deux derniers produits, constituent un héritage du passé : les PCB ont été massivement utilisés entre les années 1930 et 1970. Aux États-Unis, l’entreprise Monsanto était un gros producteur ; la France, tout comme la Tchécoslovaquie de l’époque, a elle aussi produit beaucoup de PCB, si bien que notre environnement est l’un des plus contaminés d’Europe. Pour ce qui est de l’imprégnation, l’exposition interne des Français est à peu près deux fois supérieure à celle des Allemands, quatre fois supérieure à celle des Britanniques. Cela signifie que nous sommes toujours exposés, par l’alimentation, à ces substances. Les derniers résultats publiés par l’ANSES sur les EAT le montrent : l’un des vecteurs principaux, à 50 %, des PCB et des dioxines est le poisson. Les denrées d’origine terrestre – beurre, lait, viande – sont aussi vecteurs, bien que cette partie ait beaucoup régressé en proportion ces dix dernières années. La mise en place de réglementations sur l’alimentation animale a permis de contrôler le taux de PCB et de dioxine très en amont de la chaîne, ce qui limite l’exposition du consommateur. Nous avons observé en quelques années les effets de cette politique très efficace.

Pour le groupe B3-b, qui contient les pesticides organophosphorés, il y a très peu de dépassements des limites de tolérance. On est plutôt dans le bas bruit, puisque 0,2 % des échantillons dépassent officiellement les limites maximales de résidus autorisés.

Ce sont les métaux qui causent les plus grandes préoccupations, avec d’importantes disparités entre les États-membres. En Europe centrale, les taux d’exposition et les taux de pression de ces composés sont plus élevés, mais la moyenne relevée de 5 % pour le cadmium, le plomb, le mercure et le cuivre demeure notable et doit attirer l’attention des pouvoirs publics – ainsi, l’ANSES a publié des recommandations de consommation de certains aliments. Pour caractériser le risque vis-à-vis d’un contaminant chimique dans l’alimentation, les toxicologues fixent la dose journalière tolérable (DJT). Il s’agit d’un crédit toxicologique qui, si on ne le dépasse pas sur une vie entière, ne provoquera pas certaines pathologies. La DJT est parfois dépassée pour certains métaux, comme le cadmium ou l’arsenic, encore en France, selon la tranche d’âge et la typologie de consommation. Les métaux doivent rester une préoccupation majeure pour les consommateurs français.

Les mycotoxines, du groupe B3-d, sont des substances produites naturellement dans notre environnement par des souches de champignons compétentes. Le taux de pression des mycotoxines est très dépendant des conditions météorologiques et évolue selon l’humidité et la température. Les taux de dépassement des limites maximales en 2016 sont relativement faibles, de l’ordre de 0,5 %.

Enfin, le groupe B3-e regroupe les colorants, en particulier le vert de malachite et le cristal violet, parfois utilisés en aquaculture. On observe des taux de dépassements des limites de conformité assez marqués en proportion des autres groupes, qui atteignent à peu près 1,5 %.

M. le président Loïc Prud’homme. Les intrants ajoutés lors de la fabrication des aliments industriels, comme les colorants, les additifs ou encore les enzymes, font-ils partie de votre spectre d’analyse ?

M. Bruno Le Bizec. Cela ne fait pas partie du périmètre d’intervention du LABERCA. La seule façon d’apprécier la différence entre les produits bruts et la nourriture industrielle est de comparer les résultats des analyses que nous effectuons pour la DGAL, généralement sur des échantillons prélevés au niveau de l’abattoir, avec les résultats de nos études menées en collaboration avec l’ANSES, les EAT portant sur les aliments tels que consommés. Pour les substances chimiques, il n’y a pas réellement de différence : on observe plutôt des taux d’abattement grâce à la cuisson. Mais d’autres composés peuvent apparaître : je pense notamment aux composés néoformés, comme les hydrocarbures aromatiques polycycliques que l’on rencontre dans le poisson fumé, la charcuterie, les viandes grillées. Selon le procédé utilisé, les valeurs sont plus ou moins hautes.

M. le président Loïc Prud’homme. Le journal Le Monde vient de publier une longue enquête sur l’empoisonnement des Antilles au chlordécone, un scandale majeur dont les répercussions sanitaires, sociales, environnementales risquent d’être considérables. Avez-vous connaissance de ce dossier et de l’étude réalisée par Santé publique France en 2013 ? Selon vous, pour quelles raisons les alertes ont été ignorées aussi longtemps ? Pensez-vous que cette contamination massive au chlordécone ait pu pénétrer la métropole, en raison notamment de notre consommation de bananes ?

M. Bruno Le Bizec. Le chlordécone est un pesticide organochloré qui a été utilisé massivement sur certaines cultures, en particulier les bananeraies, pour lutter contre le charançon du bananier. C’est une molécule extrêmement efficace. Les producteurs ont donc eu du mal à se passer. Je ne reviendrai pas sur les gestions successives de ce dossier, dont j’ignore sans doute l’essentiel. Il est certain que cette molécule n’a pas été retirée assez vite du marché alors que d’autres pays, comme les États-Unis, ont pris la décision de l’interdire il y a bien longtemps.

Le chlordécone est un polluant organique persistant, très hypophile, très stable dans l’environnement. De résidu d’un pesticide, ce qu’il aurait dû rester, il est devenu contaminant de l’environnement. Il a en quelque sorte échappé à l’homme. Son temps de demi-vie va de cinq à quinze ans, ce qui signifie qu’il faut entre cinq et quinze ans pour détruire la moitié du stock, soit une courbe logarithmique quasiment infinie. Il faut certainement faire autrement : on ne dépolluera pas l’environnement.

À la question de savoir pourquoi les alertes ont été ignorées, il est difficile pour moi de répondre. Quoi qu’il en soit, je pense que l’on a pris conscience de la surexposition des populations antillaises. Certaines études pointent le lien possible entre cette surexposition et des pathologies très spécifiques. L’ANSES a tenté d’établir une caractérisation fine des vecteurs d’exposition au niveau de l’alimentation. Les derniers documents publiés par l’agence sanitaire montrent que par tout ce qui échappe au contrôle officiel – la vente au bord des routes, l’autoproduction dans les jardins – les populations, parfois par manque d’information, continuent de s’exposer au chlordécone et de maintenir un dépassement chronique de la DJT.

Le poisson et les légumes racines sont les vecteurs majeurs d’exposition. Les bananes ne sont pas concernées, puisque la chlordécone ne remonte pas jusqu’au fruit. Cela signifie que les produits exportés vers la métropole ne constituent pas un risque majeur pour la population. Nous nous inquiétons surtout pour les habitants de la Guadeloupe et de la Martinique ; les autorités ont publié des recommandations de consommation et diffusent des messages très clairs pour essayer de diminuer la pression de la chlordécone dans leur alimentation.

M. le président Loïc Prud’homme. Vous avez l’occasion de faire de nombreuses missions d’inspection à l’étranger : quelles conclusions tirez-vous de votre expérience internationale ? L’Union européenne et la France ont-elles les réglementations les plus en pointe dans le domaine de l’alimentation industrielle ? Est-ce l’organisation générale du contrôle, ou simplement les moyens, qui font défaut ?

M. Bruno Le Bizec. J’ai réalisé, à titre d’expert national, des inspections dans différents pays, européens ou exportant vers l’Union européenne. Il s’agit d’audits organisés pour le compte de la DG « Santé » par l’Office alimentaire et vétérinaire (OAV), un organe d’inspection basé en Irlande. Ces missions m’ont permis de comparer les systèmes.

Ce que je peux dire, c’est que le système européen garantit une sécurité des aliments pratiquement incomparable, même au regard du système américain. Le système européen, bien plus strict, s’intéresse d’abord et avant tout aux consommateurs. Les Américains placent le curseur du côté des industriels.

Je pense qu’en Europe, et en France en particulier, on a bien su faire la part des choses entre gestion du risque et évaluation du risque. Nous bénéficions d’une direction à deux têtes : Les agences sanitaires, notamment l’ANSES, réfléchissent, la DGAL met en œuvre les plans de surveillance, avec des recommandations élaborées par l’évaluateur du risque, sur la base d’observations. Ce système très saint évite des mélanges d’intention qui seraient défavorables à la qualité du contrôle. Je fais bien sûr partie du système en tant que fonctionnaire, mais je le trouve assez remarquable. S’il peut être remis en question et amélioré, le standard européen demeure très élevé.

M. le président Loïc Prud’homme. J’ai le sentiment que si notre alimentation est sûre, de bonne qualité organoleptique et sans contaminants, elle n’est pas pour autant saine, bonne pour notre santé. Quel est votre point de vue de professionnel sur cette question ?

M. Bruno Le Bizec. Une alimentation sûre renvoie à la sécurité des aliments : sécurité chimique, sécurité microbiologique, sécurité physique. Il s’agit de vérifier que, d’un point de vue toxicologique, la consommation d’un certain nombre de grammes ou de millilitres d’aliments n’entraînera pas à l’échelle populationnelle des troubles de la santé.

Une alimentation saine renvoie plutôt aux aspects nutritionnels, d’équilibre entre les apports de minéraux, d’acides gras à chaîne longue polyinsaturés. La notion est plus positive ; il s’agit de caractériser les nutriments, les composés essentiels pour la vie.

M. le président Loïc Prud’homme. Le LABERCA, sans doute de manière moins prégnante l’ANSES, se focalisent sur la sécurité des aliments. Je comprends que vous n’ayez pas forcément d’avis sur ce que peut être une nourriture saine, mais votre intervention nous donne une idée du champ exploré par le système de contrôle et de surveillance.

M. Bruno Le Bizec. L’EAT 2 est sans doute la première étude alimentation totale à aborder la balance bénéfices-risques. Elle a permis d’investiguer le domaine des minéraux, éléments essentiels. Mesurer les côtés positifs et les côtés négatifs entre doucement dans les esprits et les démarches.

M. le président Loïc Prud’homme. Nous avons évoqué l’usage de produits chimiques par les pays non membres de l’Union européenne. La signature de traités commerciaux de libre-échange, comme le CETA, entraînera l’importation de productions soumises à des normes différentes. Cela peut-il avoir des incidences sur l’exposition de la population française à des résidus et à des contaminants prohibés en France et en Europe ?

M. Bruno Le Bizec. Je ne connais pas le détail des accords, mais un certain nombre de substances dites anabolisantes font partie du paysage dans certains pays. Il est évident qu’il convient de s’entourer de précautions et d’observer la façon dont ces pays considéreront ce que l’on appelle les split systems, les systèmes divisés. Il s’agit de bien isoler ce qui peut être produit sans hormones de ce qui est produit avec hormones. Dans les field lots, les grands élevages américains, australiens ou sud-africains, il est très difficile de tracer ces animaux, au niveau de l’abattage et de la découpe. Les rapports de l’OAV se sont fait l’écho de difficultés au sujet de la traçabilité. Je pense qu’il faudra vérifier, par des audits ou des inspections, que les intentions sont bien mises en œuvre ; il conviendra d’augmenter les contrôles au niveau des postes d’inspection frontaliers.

M. le président Loïc Prud’homme. Une alerte a été lancée récemment en France sur les inhibiteurs de la succinate déshydrogénase (SDHI). Nous nous sommes entretenus du sujet avec l’équipe de recherche et l’ANSES. Avez-vous eu l’occasion d’étudier cette question ? Pourquoi, selon vous, l’utilisation d’un produit chimique de cette nature, avec de telles conséquences, a-t-elle été autorisée ? Est-ce par méconnaissance de ses effets à long terme au moment de la mise sur le marché ? Compte tenu de la gravité de l’imprégnation environnementale et de l’effet cumulatif des SDHI dans la chaîne alimentaire, peut-on parler d’une défaillance de l’ensemble du système ?

M. Bruno Le Bizec. Les SDHI, le Boscalid notamment, ne sont pas au cœur de notre activité, mais je peux vous faire part d’un commentaire. Lorsqu’un composé est évalué, au niveau français ou européen, différentes formes de toxicité sont prises en compte. Le composé peut être neurotoxique, perturbateur endocrinien, cancérogène, génotoxique ou non génotoxique. Hormis pour les cancérogènes génotoxiques, il existe un effet de seuil : la présence des molécules est évidemment regrettable dans le produit fini, mais il s’agit de résidus. Même après un temps d’attente, il y a des restes sur la caracasse ou le produit d’origine végétale.

D’après ce que j’ai pu lire, de nouveaux éléments, en termes de mécanistique, ont été portés à la connaissance du grand public et des agences sanitaires. Je crois que nous ne sommes jamais à l’abri d’une faille de la connaissance scientifique. Les scientifiques ne peuvent être tenus pour responsables : ils ne peuvent pas tout savoir sur tout et à tout instant. Il faut accepter qu’il puisse y avoir des « trous dans la raquette » et une connaissance imparfaite.

Le mode d’action des SDHI nous alerte, certes, mais j’ignore si ces éléments nouveaux sont suffisamment inquiétants pour remettre en question l’évaluation du risque associé. L’ANSES et l’EFSA devront se saisir très vite du sujet. Ces éléments pourraient-ils justifier une remise en question de l’autorisation de ces composés ? Je ne sais pas. Mais en attendant, les pouvoirs publics sont libres de décider d’une suspension.

Nous aurons toujours des inquiétudes, au gré des progrès de la science et de la découverte d’autres actions. Très récemment, à la lueur de nouvelles connaissances scientifiques, la DJT concernant les composés perfluorés – les composés téflonés – a été divisée par trois. Il faut l’accepter. Je ne crois pas que ce soit un scandale ; cela montre tout simplement le caractère parfois imparfait de cet exercice d’évaluation du risque.

M. le président Loïc Prud’homme. J’entends que ce n’est pas une faillite du système, mais un manque de connaissances scientifiques sur le sujet. Dès lors, la question est de savoir si nos équipes de recherche sur ces thématiques qui touchent à notre alimentation sont en mesure de faire toutes les études. C’est vrai pour ces SDHI, qui sont connues depuis longtemps, mais aussi tout ce qui nous arrive aujourd’hui : nouvelles molécules à évaluer, additifs…

Vous avez évoqué 100 000 molécules ayant des effets sur la santé, il faut donc prévoir des moyens pour éviter qu’il y ait trop de trous dans la raquette, ou que ces trous soient les plus petits possibles. Pensez-vous que les moyens prévus soient suffisants ?

M. Bruno Le Bizec. Aujourd’hui, la recherche sur ces questions ne reçoit pas suffisamment de financements. Personnellement, je ne suis pas en faveur de financements récurrents, nous avons vu les limites de ce type d’attitude par le passé. En revanche, les appels d’offres et les appels à proposition de projets se heurtent aujourd’hui à des taux de pression énormes : un projet est retenu sur dix présentés. Or sur les dix projets soumis, il n’y en a pas neuf de mauvais.

Peut-être qu’un ou deux sont moyens, et deux ou trois à parfaire, mais quatre ou cinq mériteraient d’être financés et contribueraient à répondre aux questions que vous soulevez, peut-être pas spécifiquement pour les SDHI, mais si l’on estime que ces traces de substances chimiques dans l’alimentation sont un enjeu de santé publique, il faut un financement à la hauteur. Aujourd’hui, ce n’est pas le cas.

Les grandes entités doivent être mieux intégrées dans notre réseau de surveillance et d’action, il faut les rapprocher davantage. Les agences sanitaires comme Santé publique France et l’ANSES doivent encore mieux travailler ensemble. Peut-être aussi que le rôle de l’INRA et de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) est trop éloigné de ces agences sanitaires. Je ne suis pas convaincu qu’il y ait un réel travail de concert, ni que les bases de données soient mises en commun. Il faut briser les frontières disciplinaires entre ce qui relève de l’alimentaire, du domaine sanitaire, des instituts de recherche. S’il existe une certaine perméabilité, celle-ci n’est pas totale : le LABERCA a été très longtemps centré sur l’aliment. Lorsque nous avons voulu aller explorer le domaine de la santé, nous nous sommes très vite entendus dire que ce n’était plus le domaine de cet institut, mais d’un autre. Or il faut explorer loin en amont, de l’environnement jusqu’à la santé. Il reste encore des frontières que nous ne nous autorisons pas à supprimer pour créer des interfaces mieux opérantes entre instituts et agences sanitaires.

M. le président Loïc Prud’homme. Comment réduire ces interfaces ? Un institut dédié à l’alimentation n’existe pas dans le paysage français aujourd’hui, et fusionner tous les instituts ne semble pas dans l’air du temps.

Pourriez-vous préciser vos idées sur l’articulation entre l’ANSES et Santé publique France ? L’ANSES travaille plus sur l’évaluation, et j’ai un peu plus de mal à comprendre le périmètre de Santé publique France.

M. Bruno Le Bizec. La question spécifique dont nous traitons aujourd’hui – le devenir de ces contaminants chez l’homme, tout ce qui peut concerner la caractérisation de l’imprégnation des populations, en particulier des Français – relève plutôt de Santé publique France. Je ne dis pas qu’il n’y a pas d’échange d’informations, mais les questions, la construction des protocoles, les questionnements, l’interprétation et l’utilisation de la connaissance pourraient être meilleurs si les deux agences travaillaient ensemble. Je pense particulièrement aux données d’imprégnation et aux données d’exposition interne. L’ANSES autorise parfois à générer quelques données d’exposition interne, mais cela reste un périmètre assez balisé, du côté de Santé publique France.

M. le président Loïc Prud’homme. Le Haut Conseil de la santé publique (HCSP) a-t-il également une place dans ce dispositif ? Il semble hors du champ.

M. Bruno Le Bizec. Il semblerait, mais j’ai une assez mauvaise connaissance de cette entité.

M. Jean-Luc Fugit. Monsieur le président, avant d’en venir à mes propres questions, je vous félicite de la liste de vos questions, extrêmement pertinentes. J’apprécie également la franchise et la rigueur scientifique avec laquelle vous répondez, monsieur Le Bizec, étant moi-même scientifique et chimiste et ayant pratiqué la chimie analytique avant de devenir député.

Avez-vous travaillé aux interactions entre les emballages et les produits emballés ? Aujourd’hui, où en sommes-nous ? Les précautions prises vous semblent-elles suffisantes ? Je pense notamment à la question des phtalates dans les matières plastiques : posent-ils encore des problèmes ?

Le président a évoqué dans son propos liminaire le recyclage des matières plastiques. J’ai accompagné Mme Brune Poirson, secrétaire d’État auprès du ministre d’État, ministre de la transition écologique et solidaire, sur un site où l’on nous a expliqué comment il était possible d’utiliser 25 % de plastique recyclé pour fabriquer des bouteilles en plastique.

Il faut enlever la colle et tout ce qui peut gêner, avant de refaire des billes de matière plastique et les remettre dans les machines pour produire la nouvelle bouteille, avec 75 % de matière vierge, qui vient directement du pétrole, et la partie recyclée. Selon vous, les niveaux de fiabilité sont-ils intéressants ? Est-ce vraiment tout à fait fiable ?

Il nous a été expliqué qu’il était possible d’aller jusqu’à 50 % de matière recyclée, mais qu’on ne le faisait pas faute de matière première recyclée. Peut-être que d’ici à une dizaine d’années, nous arriverons à faire du plastique composé à 100 % de matière recyclée. Pourquoi pas, mais qu’en est-il des résidus de colles ? Avez-vous travaillé sur ce sujet ?

M. le président Loïc Prud’homme. Sur les plastiques et la relation entre l’emballage et le produit, pourriez-vous étendre votre réponse à la question de la restauration collective, où la réchauffe dans des conditionnements en plastique devient une pratique généralisée qui inquiète beaucoup de gens ?

S’agissant des plastiques recyclés, nous avons abordé avec des ONG la question des hydrocarbures d'huiles minérales – mineral oil hydrocarbons (MOH) –, souvent présents dans ces procédés de recyclage.

M. Bruno Le Bizec. Merci de cette question, je ne suis pas compétent sur tous les aspects, mais je commencerai par ceux qui ont été au centre de beaucoup de préoccupations : les bisphénols.

Nous avons bien caractérisé l’exposition de la population au bisphénol A. Les interdictions successives ont déplacé le problème vers d’autres substances analogues. On le voit sur des mesures d’imprégnation du bisphénol S, du bisphénol F, on parle aussi du bisphénol B. Nous n’en avons donc pas encore terminé avec les bisphénols, nous aurons encore beaucoup d’échanges.

Les phtalates incluent beaucoup de molécules, pas uniquement le phtalate de di-2-éthylhexyle – diethylhexyl phthalate (DEHP). Ce sont des perturbateurs endocriniens reconnus, notamment antiandrogènes. Nous savons assez bien caractériser l’exposition d’une population et, d’après les conclusions de l’ANSES, elle n’est pas trop préoccupante. Mais il faut être très prudent s’agissant de perturbateurs endocriniens. Vous en avez peut-être discuté avec l’ANSES : la relation dose-effet n’est pas toujours linéaire, on note parfois des rebonds à basse dose. Avec les nouvelles connaissances en toxicologie, nous ne savons pas exactement ce qu’entraîne une faible exposition : les réponses non-monotoniques et courbes en « U » montrent un effet supérieur à basses doses.

Concernant les encres, les MOH et les hydrocarbures saturés d’huiles minérales
mineral oil saturated hydrocarbons (MOSH), nous avons très peu d’informations sur notre exposition en raison d’une difficulté analytique : ce sont des mélanges extrêmement complexes de centaines de composés. Nous butons sur le savoir-faire en termes de mesure des niveaux de contamination, et d’un point de vue toxicologique, il est très délicat de fixer une dose journalière tolérée à un mélange de molécules. C’est un sujet émergent dont il va falloir se saisir. Vous n’avez pas évoqué les substances non ajoutées intentionnellement
– non-intentionally added substances (NIAS). Ce sont des matériaux utilisés dans les boîtes de conserve, par exemple des vernis, sur lesquels nous ne savons rien. Des projets de recherche sont en cours, mais ce sujet est loin d’être maîtrisé. À défaut d’un sujet d’inquiétude, c’est un sujet d’intérêt.

Je suis beaucoup moins « pointu » sur la question du recyclage. Il me semble que pour qu’un emballage soit qualifié pour le contact alimentaire, il doit passer certains tests. En particulier, des limites de migration spécifique sont vérifiées. Qu’un matériau soit composé à 25 %, 50 % ou 100 % de matières recyclées, il doit respecter les normes au même titre qu’un plastique fraîchement préparé. Les limites de migration spécifique permettent donc de déterminer ce qui est sanitairement correct.

Les composés perfluorés sont des substances utilisées sur les plaques de cuisson, les poêles, dans les produits antitaches et les imperméabilisants de chaussures et de vêtements. Ces composés migrent, on peut les retrouver dans les aliments. Selon les conclusions de l'ANSES, il n’y a pas de problèmes de surexposition des populations. Même si la dose journalière tolérée a été revue à la baisse récemment, elle n’est pas dépassée. Nous nous sommes beaucoup inquiétés de ce groupe de substances, finalement les conclusions sont plus rassurantes qu’on ne le pensait.

M. Jean-Luc Fugit. Pour moi, les interactions entre emballages et produits emballés sont des sources de contamination qu’il faut surveiller.

M. Bruno Le Bizec. Pour conclure, je pense nécessaire de faire sauter les frontières disciplinaires, et la structuration au niveau national d’une entité qui permettrait de caractériser à haut débit et spectre large l’exposition interne, la métabolomique – toutes les perturbations métaboliques chez un individu – et les aspects pathologiques me semble nécessaire. Il faudrait une initiative qui permette d’aller plus loin vers l’exposome. Trente années après le génome, qui était plus simple à appréhender, nous en sommes à l’exposome, je pense que c’est un mot‑clé que nous devons travailler et approfondir.

M. le président Loïc Prud’homme. Sous quelle forme ? Un méta-programme, ou plus large encore ?

M. Bruno Le Bizec. La forme reste à définir, l’essentiel est d’avoir un projet d’envergure et transversal sur ces problèmes d’exposition.

M. le président Loïc Prud’homme. Monsieur le professeur, nous vous remercions.

 

La séance est levée à douze heures quarante.

 

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14.    Audition, ouverte à la presse, de Mme France de Sambucy, directrice des achats, et de Mme Carole Galissant, directrice du pôle culinaire-éducation-expertise de Sodexo France et présidente de la commission « nutrition » du Syndicat national de la restauration collective (SNRC)

(Séance du mercredi 20 juin 2018)

La séance est ouverte à onze heures trente.

M. le président Loïc Prud'homme. Mes chers collègues, nous avons le plaisir d’accueillir ce matin deux responsables de l’entreprise Sodexo, Mme France de Sambucy, directrice des achats, et Mme Carole Galissant, directrice du pôle culinaire « éducation-expertise- nutrition et Services aux opérations » et présidente de la commission « nutrition » du Syndicat national de la restauration collective (SNRC).

L’entreprise Sodexo a été créée en 1966 à Marseille par M. Pierre Bellon. Elle est devenue un groupe international qui s’est diversifié dans les services regroupés sous l’appellation de « qualité de vie  aux entreprises » avec un chiffre d’affaires supérieur à 20 milliards d’euros.

Sodexo est présente dans 80 pays et revendique d’être le premier employeur français dans le monde, avec 427 000 employés.

L’internationalisation et la diversification de Sodexo ne lui ont pas fait abandonner son métier d’origine : la restauration collective dont nous allons parler ce matin.

Ses différentes activités liées à la restauration, désormais élargies au-delà de la restauration collective stricto sensu, représentent toujours plus de la moitié du chiffre d’affaires. En France, Sodexo est responsable de 300 000 repas environ chaque jour.

Notre commission d’enquête se devait d’aborder la question de la restauration collective pour laquelle les aliments industriels ou transformés représentent une source d’approvisionnement, certes non exclusive, mais quantitativement très importante.

Mesdames, vous nous direz quelles ont été et quelles sont les grandes évolutions en cours de la restauration collective. Dans un contexte de budgets contraints, comment s’organisent les délégataires pour servir des repas corrects d’un point de vue nutritionnel et suffisamment diversifiés ? En d’autres termes, comment le prix des repas influe-t-il directement sur la qualité de vos choix d'approvisionnement ?

Nous allons vous écouter, dans un premier temps, au titre d’un exposé liminaire de quinze minutes. Je reviendrai ensuite vers vous pour vous poser de nombreuses questions avant de donner la parole à ma collègue Michèle Crouzet, en sa qualité de rapporteure de la commission d’enquête, puis à nos collègues.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter serment.

(Mme France de Sambucy et Mme Caroline Galissant prêtent successivement serment.)

Mme France de Sambucy, directrice des achats de Sodexo. Mesdames, messieurs les députés, je souhaiterais ajouter quelques éléments à la présentation que vous avez faite de notre coupe.

Sodexo exerce plus de cent métiers de la restauration sous toutes ses formes
– restauration collective, restauration en cafétéria, service à table, restauration de prestige – et délivre ses services auprès de 100 millions de consommateurs dans le monde. Pour la France, vous avez cité le chiffre de 300 000 repas, mais c’est plutôt 3 millions de consommateurs par jour.

Nous avons environ 35 000 collaborateurs en France qui exercent plus d’une soixantaine de métiers, qui sont présents sur 4 000 sites répartis sur tout le territoire français.

Nos métiers sont le service sur site. Nous intervenons auprès de profils de clients très différents : les entreprises publiques et privées, le monde hospitalier à la fois public et privé, sachant que le monde hospitalier public est sous-traité à hauteur de 10 % seulement et que c’est essentiellement un marché d’approvisionnement de denrées – nous sommes plus présents sur le marché des hôpitaux privés. Nous intervenons également sur le marché des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) publics et privés. Dans le secteur de l'éducation, nous sommes présents dans le public en primaire, où le taux de sous-traitance est de 50 %, et dans les collèges et lycées où ce taux ne dépasse pas 4 %.

Enfin, nous offrons d’autres types de services, comme la restauration lors d’événements sportifs ou de loisirs, à bord des Bateaux parisiens sur la Seine, ou dans des parcs de loisirs comme La Vallée des Singes.

Nous avons un profil de clientèle très large et très diversifié. Notre travail consiste à répondre à l’ensemble des besoins et des attentes des consommateurs qui évoluent et bougent beaucoup sur le marché.

Nous avons aussi des services « avantages et récompenses », connus en France sous la dénomination de chèques restaurant. Nous proposons aussi des services d’aide à domicile pour personnes âgées, notamment avec le projet Amelis.

Notre entreprise a vraiment pour vocation de délivrer des services de qualité de vie et de travailler à l'amélioration de cette qualité de vie au quotidien, tant pour nos collaborateurs que pour nos consommateurs et nos clients.

Depuis sa fondation en 1966, l’une des valeurs fondamentales de notre groupe est de contribuer au développement économique, social et environnemental des régions où il est implanté. Pour ce faire, la plus grande partie de notre compte d’exploitation est liée au capital humain, c’est-à-dire à l’ensemble de nos collaborateurs qui produisent nos repas et toute la prestation de service.

La particularité de notre métier est que les espaces dans lesquels nous réalisons des prestations ne nous appartiennent pas : ce sont des lieux que nos clients, qu’ils soient publics ou privés, nous donnent en délégation ou en gestion. C’est ce qui nous différencie de la restauration commerciale. Si les outils de production et les cuisines ne nous appartiennent pas, il n’en demeure pas moins que l’on peut travailler avec nos clients sur les projets d'amélioration, d’investissement.

Nous ne sommes pas en prise directe avec le consommateur final, nous avons un client intermédiaire qui nous donne la capacité de travailler avec un consommateur final et qui définit un cahier des charges avec ses spécificités, c’est-à-dire aussi bien le modèle de prestation que le contenu, les composants de la prestation alimentaire. C’est aussi ce qui nous différencie de la restauration commerciale, puisque nous répondons aux éléments que nous demande notre client en lui faisant des propositions. Notre métier est donc très complexe en raison de ces contraintes que l’on ne retrouve pas forcément dans les autres métiers de restaurateur.

Actuellement, en France nos restaurants sont autant de petites et moyennes entreprises (PME) : il y a en moyenne huit personnes dans chacun de nos restaurants. C’est comme si nous avions 4 000 PME. Bien évidemment, il y en a de plus grosses et de plus petites. J’ajoute que nous sommes présents sur tout le territoire français.

Si vous le souhaitez, je peux vous transmettre un document qui vous indique notre contribution au développement des régions, le nombre de salariés dans chaque région de France, le nombre de fournisseurs avec lesquels nous travaillons, le nombre d’heures de formation que nous proposons, bref l’ensemble de notre empreinte dans les régions françaises.

M. le président Loïc Prud’homme. Notre commission d’enquête s’intéresse à l’alimentation et à son lien avec les pathologies chroniques qui émergent.

Dans votre profession de foi, vous dites que l’éducation nutritionnelle, la santé et le bien-être sont le fondement de l’offre Sodexo. Ces valeurs sont au cœur de nos préoccupations. Comment ces engagements, notamment sur l’éducation nutritionnelle, sont-ils mis en pratique en France et dans les différents pays où l’entreprise est présente ? Avez-vous des moyens de contrôle qui vous permettent de vérifier que ces engagements sont respectés ?

Mme Carole Galissant, directrice du pôle culinaire « éducation, expertise-nutrition et services aux opérations » de Sodexo France et présidente de la commission « nutrition » du Syndicat national de la restauration collective (SNRC). Le groupe Sodexo a mis en place depuis plus de dix ans ce qu’on appelle les dix règles d’or de la nutrition en s’appuyant beaucoup sur le Programme national nutrition santé (PNNS) qui a été un axe important de réflexion. Ce programme est quasiment l’une des seules politiques dans le monde au niveau nutritionnel. Le groupe Sodexo s’est appuyé sur les recommandations françaises et il essaie de les mettre en musique dans d’autres pays, en s’adaptant bien sûr à chacun d’entre eux.

Notre règle d’or s’appuie sur le rythme alimentaire – petit-déjeuner, déjeuner et dîner – dans tous les pays du monde, en passant par des groupes d’aliments bien précis. Nous avons choisi trois axes majeurs : le sel, les matières grasses et le sucre, qui sont des préoccupations mondiales. Quand on parle du sel, il s’agit de faire chuter les dosages de sel dans tous les produits qui entrent dans nos catalogues, ce qui représente un travail important avec nos fournisseurs parce qu’ils ne sont pas tous au même niveau dans le monde entier. Nous travaillons aussi sur nos recettes, c’est-à-dire sur le grammage du sel par groupe de produits que l’on donne à nos cuisiniers. Par exemple, la quantité de sel n’est pas la même pour un sauté de bœuf ou pour une vinaigrette. Ensuite, nous organisons des communications très ciblées. Nous avons organisé des journées « sans sel ajouté » dans les restaurants d’entreprise en enlevant toutes les salières. Cela paraît simple, mais le but est de faire prendre conscience au consommateur que sa consommation de sel ajouté est souvent peu réfléchie. Nous essayons de porter chacun de nos axes nutritionnels au niveau opérationnel, c’est-à-dire d’agir sur nos produits, sur nos recettes et sur la consommation finale. La communication sera dirigée selon nos publics – elle ne sera pas la même selon que l’on s’adresse à des enfants ou à des adultes. Je vous donnais l’exemple du sel, mais nous avons fait exactement la même chose sur le sucre et les matières grasses.

Toutefois, il faut savoir qu’il est très long de modifier les comportements. Nous faisons des actions précisément en direction des jeunes enfants pour lesquels les changements comportementaux peuvent être beaucoup plus rapides que chez l’adulte. Nos dix règles d’or se poursuivent dans le temps et évoluent avec nos fournisseurs puisque nous travaillons sur les cahiers des charges de nos clients, mais que nous donnons aussi un cahier des charges à nos fournisseurs. Les cahiers des charges de nos clients doivent correspondre à l’attente du cahier des charges de nos fournisseurs.

Tout à l'heure, vous parliez de tendances. Les cahiers des charges de nos clients sont devenus de plus en plus techniques, avec des demandes très particulières et très ciblées qui peuvent aller jusqu’à dresser des listes d’additifs interdits alors qu’ils sont pourtant autorisés en France et en Europe. Ils peuvent aller encore plus loin encore en refusant certains dosages en sucre ou en matières grasses. C’est le cas par exemple de l’huile de palme. Dans le segment « Education », quasiment 70 % de nos clients ne veulent pas d'huile de palme dans les produits qui entrent dans les menus scolaires.

Cela fait très longtemps que nous essayons de promouvoir un rééquilibrage entre les protéines végétales et animales, l’équilibre actuel n’étant pas du tout conforme à ce que devrait être la nutrition en France et dans le monde. Mais ce n’est pas facile, car nous travaillons autant avec les filières animales que végétales. Notre philosophie n’est pas d’opposer les protéines animales et les protéines végétales mais de procéder à un équilibrage des deux. Cette tendance, qui évolue beaucoup, est tirée essentiellement par le monde de l’éducation. Beaucoup de nos clients souhaitent voir apparaître des plats végétariens pour des raisons environnementales ou nutritionnelles, mais aussi et surtout pour des raisons cultuelles. Aujourd’hui, le plat végétarien peut être en effet une réponse à la thématique cultuelle et peut devenir un plat universel. Du reste, c’est ce que l’on fait très bien aujourd’hui en milieu carcéral où un plat végétarien est systématiquement proposé tous les jours. Mais si l’on n’y prend pas garde, nous aurons des produits végétaux qui ne seront pas à la hauteur au niveau nutritionnel et qui seront soit trop gras, soit mal équilibrés en sel, et qui contiendront des additifs que l’on ne souhaite pas.

Aujourd’hui dans les écoles hôtelières, les cuisiniers ne font pas suffisamment de recettes à base de végétaux. Ils ne savent pas les valoriser. Il y a là un vrai challenge pour nous. C’est pour cela que nous travaillons avec des grands chefs, notamment avec Olivier Roellinger, pour essayer d’avancer sur cette thématique. Les parents d'élèves ou les élus nous demandent souvent d’introduire un plat végétarien dans un menu, mais il y a beaucoup d’enfants qu’un plat de légumineuses ou de légumes ne fait absolument pas rêver ! Il faut donc accompagner le consommateur.

Nous essayons vraiment de faire évoluer nos recettes, nos produits et nos menus pour tirer l’alimentation vers le haut sur le plan nutritionnel. Mais cela nécessite des années de travail pour faire changer nos fournisseurs. Par exemple, il a fallu de nombreuses années pour faire évoluer un produit comme le poisson pané – c’est un produit presque symbolique de la restauration collective, et on a l'impression qu'on ne mange que des poissons panés et des nuggets dans la restauration collective – et on a pu faire avancer les choses grâce aux recommandations nutritionnelles en France. Je ne dis pas qu'il faut tout réglementer, mais un texte comme celui du fameux groupe d’étude des marchés restauration collective et nutrition (GEM-RCN) du ministère des finances, qui donne des recommandations nutritionnelles donc des fréquençages de plats et des grammages pour tout type de population en restauration collective, constitue une bonne base de travail. Nous nous sommes beaucoup appuyés sur ce type d'outil pédagogique qui est normalement à destination des acheteurs publics et qui leur permet de créer leur cahier des charges. Il donne un plancher nutritionnel en France, ce qui a permis d’avancer sur beaucoup de thématiques.

Ce texte perdure, mais il n’existe plus si je puis dire, puisque les GEM n’existent plus en tant que tels. Pourtant, il faudrait qu’il continue à évoluer avec les tendances actuelles car le plat végétarien par exemple n’est pas intégré dans ce fameux GEM-RCN. Cela fait vingt-cinq ans que je travaille dans la restauration collective ; je peux attester que la nutrition en restauration collective a vraiment progressé en France et qu’elle s'est professionnalisée. En tout cas, c’est ce que l’on constate dans les cahiers des charges.

Le monde de l'entreprise est un peu en deçà des recommandations nutritionnelles françaises, puisque l’on est davantage dans une alimentation « plaisir ». Dans nos restaurants, nous avons toujours mis en avant des recommandations nationales, mais le consommateur est moins dirigé qu'en milieu scolaire où l'enfant n’a souvent pas de choix. En milieu carcéral, le détenu n’a quasiment pas de choix non plus, et dans le monde de la santé le choix est restreint.

Dans le milieu de la santé, il faudrait redonner de la valeur au repas. Tant que le repas ne sera pas considéré comme un soin, les budgets qui lui sont consacrés resteront très faibles. Tous segments confondus, c’est pourtant le segment d’activité qui devrait nécessiter le plus d’attention, sachant qu’il faut lutter contre la dénutrition. Selon les segments, les thématiques ne sont pas les mêmes. Par exemple, en milieu scolaire, c'est vraiment la qualité du produit qui prime, en général, et les collectivités territoriales attendent des produits locaux ou des produits bio. Leur première intention est surtout de travailler sur le marché local et le territoire national. Au niveau de la santé, on ne parle même plus de la qualité du produit, notre thématique est avant tout la dénutrition. Les attentes entre les grandes villes et les régions ne sont pas tout à fait les mêmes et un restaurant d’entreprise est le reflet de notre monde actuel : comme les consommateurs sont multiples, toutes les tendances sont présentes dans nos restaurants.

M. le président Loïc Prud’homme. J’aimerais connaître votre avis sur les dernières études concernant l’impact des produits transformés et ultra-transformés issus de l’alimentation industrielle sur l’émergence de pathologies chroniques comme l'obésité et le diabète. Quelle est la position d'une entreprise comme Sodexo face à ces problématiques émergentes ? Aujourd’hui, on ne peut plus se contenter de parler de sel, de sucre et de gras. Cela vous conduit-il à changer vos pratiques, vos modes de production, la composition de vos repas, et à choisir des produits moins transformés ? C'est compliqué dans la mesure où la transformation des aliments bruts n’est sans doute pas très répandue dans la restauration collective.

Mme France de Sambucy. Qu’entendez-vous par produits ultra-transformés ? Faites-vous référence à des produits déjà cuisinés en milieu industriel qu’il faut juste réchauffer ?

M. le président Loïc Prud’homme. Par exemple, le poisson pané est un produit ultra-transformé. Le poisson n’arrive pas frais dans la cuisine et n’est pas cuisiné sur place.

Mme France de Sambucy. Nous achetons peu de produits ultra-transformés. Nous avons des équipes « cuisinantes » dans chacun de nos restaurants, sauf quand une cuisine centrale livre plusieurs écoles dans une ville. Par exemple, pour un bœuf bourguignon, les cuisinants feront revenir les oignons, puis ils incorporeront le bœuf et les carottes. Le seul produit ultra-transformé sera le fond de sauce parce que la législation nous interdit de le fabriquer. On utilisera donc de fait un fond de sauce en poudre, comme on peut le faire à la maison. Mais les matières premières seront fraîches ou surgelées, brutes ou semi-brutes. Les carottes par exemple n’auront pas de terre ni de fanes, elles seront déjà tranchées, sinon il faudrait plus de personnels, une légumerie, etc. En tout cas, il existe assez peu de produits très élaborés et ils ont tendance à reculer puisque la tendance du marché est de revenir à quelque chose de traditionnel et à cuisiner sur place.

Nous sommes l’un des premiers employeurs de cuisinants et de nutritionnistes en France, et nous avons des équipes de cuisinants sur l’ensemble de nos sites. Nous utilisons très peu de plats cuisinés que l’on ne fait que réchauffer. Lorsque cela arrive, c’est pour répondre à des besoins particuliers de tours de nuit ou de petites productions de dépannage à l’instant T, mais ce n’est pas le principe de process de production.

Nous nous approvisionnons essentiellement en produits bruts. Quant à savoir si nous achetons plutôt des produits surgelés ou des produits frais, tout dépend de la disponibilité des produits beaucoup plus que de la sensibilité. Tous nos menus sont travaillés en amont et validés avec nos clients – bien entendu, un cahier des charges définit ce que souhaite le client en termes de profil de menus. On lui fait des propositions, des suggestions de tendances et on définit ce qui va être réalisé. Parfois, les menus sont signés et validés avec les clients jusqu’à six semaines à l’avance. En tant que directrice des achats, je dois faire en sorte que le bon produit, celui que l’on a défini comme correspondant à notre cahier des charges et à celui du client, soit disponible au bon moment dans la bonne quantité. Il est clair qu’il faut gérer les approvisionnements en fonction de la climatologie, de la période de l’année. Le choix d’un produit frais ou surgelé est une autre thématique et répond à un besoin. Les recettes qui sont élaborées utilisent au maximum des produits bruts et de saison – c’est difficile parce que le consommateur a perdu la notion de saisonnalité pour certains produits. On essaie donc de travailler aussi sur ce sujet et de faire des recettes simples avec peu d’ingrédients.

M. le président Loïc Prud’homme. Quelle est la proportion d’éléments bruts et d’éléments transformés ?

Mme France de Sambucy. Les quatre cinquièmes de nos approvisionnements sont composés d’éléments bruts. Tout dépendra de la catégorie du produit. Le taux est d’au moins 80 % en ce qui concerne les fruits.

M. le président Loïc Prud’homme. Je voulais savoir quel était le taux sur l’ensemble des produits.

Mme France de Sambucy. Je n’ai pas ce chiffre. Nous pourrons vous le transmettre. Nous le calculerons par catégorie de produits, pour aboutir ensuite à un chiffre total.

Mme Carole Galissant. Nous ne fabriquons pas nos yaourts ni nos fromages. Mais nous faisons nous-mêmes certaines crèmes dessert lorsque le lieu s’y prête. Quant aux légumes, nous travaillons à plus de 80 % des produits bruts. Tout à l’heure, j’ai ironisé à propos des poissons panés et des nuggets parce que ces produits sont représentatifs de chez nous alors qu’en fait leur fréquence d’apparition est très faible. Sur une période de vingt jours de menus scolaires, si on fait correctement son travail et si tout le monde suit bien les recommandations, vous ne pourrez pas avoir plus d’une fois par mois des nuggets ou un poisson pané. Malheureusement, ce n’est pas ce que l’on voit partout.

Mme France de Sambucy. En ce qui concerne les tartes ou les quiches, par exemple, nous avons fait énormément reculer nos gammes de produits « tout faits » et nous avons travaillé des recettes et formé nos équipes pour quelles réapprennent à faire de la pâtisserie et des quiches. L’appareil, c’est-à-dire la garniture, sera fabriqué sur site. Par contre, les fonds de tarte sont déjà prêts parce que, lorsque l’on doit servir 1 000 couverts, on ne peut pas préparer et étaler 1 000 pâtes ! C’est compliqué et long, et il faudrait commencer la veille… Mais on travaille sur la recette et les composants avec le fabricant des fonds de tarte, de manière que le produit se rapproche le plus possible d’un produit fait maison. On a beaucoup travaillé sur la typologie des matières grasses contenues dans les fonds de tarte pour retirer les matières grasses partiellement hydrogénées. On a fait évoluer le producteur pour qu’il retire cette matière-là et qu’il puisse garantir un produit plus sain, plus acceptable, plus goûteux. Par contre, l’appareil de la quiche ou de la tarte sera fait maison.

Par ailleurs, nous avons pris la décision, sur les segments d'activité qui utilisaient les crèmes et les flans, de cesser de les utiliser en poudre. Nos cuisinants font désormais les flans, les crèmes dessert avec des œufs, du lait et les composants nécessaires. C’est une tendance de marché mais c'est aussi une volonté de recommencer à fabriquer des produits que le marché avait laissé partir. Ce travail est fait depuis un certain nombre d’années, ce qui nécessite de former les personnels, de les accompagner, et d’avoir des gens davantage formés sur le thème culinaire. Nous travaillons avec des grands chefs pour qu’ils nous aident en la matière.

M. le président Loïc Prud’homme. Quel est le prix de revient moyen d’un repas ? Comme le marché de la restauration collective est très concurrentiel, il est important de savoir quelle est la pression du prix sur la qualité de ce qui peut être proposé dans les assiettes.

Vous dites faire très attention aux produits bruts, à la qualité nutritionnelle, aux aliments ultra-transformés : c’est un peu le monde idéal… Mais on sait aussi que dans ce marché concurrentiel, les marges de vos entreprises de restauration se font souvent sur tout ce qui tourne autour du menu, sur du snacking par exemple. Comment appréhendez-vous cette question, notamment au regard de l'obésité qui se développe aujourd’hui en France avec cette pratique du snacking qui n'est pas très vertueuse et qui voit la qualité du menu stricto sensu plombée par des consommations annexes ?

Mme Carole Galissant. À l’école publique, en maternelle et primaire, nous ne proposons aucune offre de snacking – chez Sodexo, ça n’existe pas –, ou alors c’est la collectivité qui le fait. C’est au collège et au lycée que le bât blesse. La population est extrêmement complexe, elle ne veut pas rester à l’intérieur de l’établissement mais sortir. Comme l’a dit tout à l’heure Mme de Sambucy, nous n’intervenons quasiment pas dans les collèges et lycées publics. Dans le privé – et je vais dire ce que je pense fortement – le repas est l’ajustement budgétaire de beaucoup d’établissements. Je n’aurais peut-être pas dû le dire, mais je pense que vous le savez déjà. Aujourd’hui, nos clients nous demandent que les étudiants ne sortent pas de l’établissement, ce qui a souvent entraîné la création de cafétérias en interne pour concurrencer l'extérieur. Cela dit, nous essayons de démontrer qu'on peut manger un sandwich ou une salade sans que le menu soit déséquilibré. Mais c’est souvent l’ajout de boissons sucrées qui aura un impact négatif. En fait, on se retrouve avec deux niveaux de restauration : un self qui est assez bien construit, et ce snacking qu’on essaie de rendre attractif. Pour vous donner une idée, j’ai interdit de proposer tous les jours des frites dans le snacking. Or quasiment 70 % des clients me demandent de réintroduire des frites de façon systématique.

Dans l’enseignement supérieur, aujourd’hui les grands établissements privés veulent des Starbucks et des Columbus Café au sein même de leurs établissements. C’est une réponse à un cahier des charges extrêmement bien établi. Il s’agit, là encore, de concurrencer l’extérieur, sinon les jeunes sortent de l’établissement. La question est donc celle de l’accompagnement des jeunes pour les garder à l’intérieur. Il faut les guider vers une alimentation saine et équilibrée, mais je peux vous assurer que ce n’est pas simple. Après la disparition des distributeurs, un phénomène parallèle s'est recréé en interne. Nous essayons de diminuer les dosages en sucre sur les boissons sucrées – et Mme de Sambucy pourra vous confirmer que c’est mon « dada » – en choisissant les familles de produits qui ont de faibles dosages en sucre, conformément à une attente de nos clients. Mais parfois, Sodexo ne va pas sur certains marchés parce qu’ils sont trop éloignés de nos idéaux. Sinon, nous essayons d’aller dans un établissement avec toutes nos convictions tout en répondant à un cahier des charges. Si on nous donne une liste obligatoire de produits sucrés, ces produits seront présents.

M. le président Loïc Prud’homme. Pouvez-vous nous donner des éléments sur le prix de revient moyen d’un repas ? Je vous promets, je n’ai pas l’intention de faire une offre concurrente… (Sourires.)

Mme France de Sambucy. Le prix de revient est fonction d’un certain nombre d’éléments qui sont différents d’un contrat à l’autre. Il dépend de la main-d’œuvre – soit on gère sa propre main-d’œuvre, soit on administre et on gère celle du client –, des amortissements des équipements et des espaces, des denrées alimentaires. S’agissant des denrées alimentaires, tout dépend du cahier des charges. Si un client nous demande du Label Rouge sur certaines viandes, cela modifiera la tarification.

En termes de définition de produits, Sodexo a établi des cahiers des charges très précis de ce qu’il souhaite et de ce qu’il ne souhaite pas dans ses produits. Au-delà de la réglementation qui est la base, nous avons fait certains choix de produits. Si je reprends l’exemple emblématique du poisson pané – que l’on ne retrouve pratiquement plus en entreprise –, nous avons décidé qu’un produit pané, quel qu’il soit, ne devait pas contenir plus de 30 % de panure, alors qu’on trouve sur le marché beaucoup de produits qui ne sont pas chers et qui contiennent plus de 40 ou 50 % de panure. Le prix de revient dépendra donc de chaque situation, de chaque contrat.

Je ne dispose pas du chiffre du prix de revient moyen en France.

M. le président Loïc Prud’homme. Vous avez au moins une fourchette de prix et vous pouvez nous dire si le coût d’un repas à l’école primaire ou dans un restaurant d’entreprise est de deux ou de quinze euros. Pour ma part, j’ai une petite idée, mais je préférerais qu’elle ne soit pas fausse.

Mme France de Sambucy. Je ne peux pas vous donner de chiffre car je n’en ai pas. Il me semble que le SNRC avait fait des publications sur certains éléments de marché. Nous avons pris note de votre question, et nous vous répondrons.

Mme Carole Galissant. Dans les entreprises, certains plateaux moyens n’ont pas cinq composants, c’est-à-dire une entrée, un plat, une garniture, un fromage et un dessert, tandis que dans les établissements scolaires ces cinq composants sont bien présents. C’est pourquoi il est difficile de vous donner une moyenne. Tout dépend de l’origine de la protéine animale : les différences sont énormes selon qu’elle provient de l’Union européenne, de France ou qu’elle est produite localement.

M. le président Loïc Prud’homme. Cela signifie que vos achats ne sont pas uniformes sur tout le territoire en matière de protéines animales.

Mme Carole Galissant. Les protéines animales proviennent au minimum de l’Union européenne, à l’exception de quelques familles qui sont quasiment 100 % françaises. Dans les collectivités locales, les lignes « volaille » et « porc » sont françaises quasiment à 100 %. Quant à l’agneau et au veau, ils ne sont pas toujours d’origine française pour des questions de volumes. Dans le monde de l'entreprise, certains clients ne demandent même pas d'origine. C’est vraiment le monde de l’éducation qui défend aujourd’hui l’origine des matières premières, et c’est aussi lui qui porte d’autres sujets comme le bio.

Dans les établissements d’enseignement privé, il y a honnêtement peu d’attentes en ce qui concerne l’origine des produits, sauf dans des cas très précis ou des cahiers des charges précis. S’agissant des signes de qualité comme le Label Rouge et les appellations d’origine contrôlée (AOC), ce sont surtout les collectivités locales qui les demandent, rarement le monde de l’entreprise. Enfin, pour le segment de la santé, l’origine des produits n’est même pas un sujet !

M. le président Loïc Prud’homme. Nous sommes preneurs d’éléments sur le prix de revient moyen.

Mme France de Sambucy. Oui, j’ai noté la question. En ce qui concerne l’origine des produits, ce sont les spécifications que nous donnent nos clients qui déterminent ce que nous achetons. Il faut aussi que la matière soit disponible au bon moment car il y a une saisonnalité et une demande qui s’exprime sur le marché. Certains produits sont à 100 % d’origine française comme la volaille fraîche. En revanche, il est très compliqué de s’approvisionner en agneau frais d’origine française, surtout à certaines saisons. Notre objectif est de nous approvisionner au maximum en France quand c’est possible.

M. le président Loïc Prud’homme. Je voudrais maintenant aborder la question des additifs. Quelle est votre politique en la matière ? Vous en tenez-vous à la réglementation ou êtes-vous plutôt proactifs ? Quel intérêt avez-vous d’utiliser des additifs en nombre parfois conséquent ? Certaines préparations transformées comme les pizzas peuvent compter jusqu’à trente additifs. Sodexo mène-t-il des recherches en interne sur la qualité nutritionnelle des produits ? Consacrez-vous des moyens humains et financiers à ce type de recherches ? Avez-vous des partenariats avec des centres de recherche publics ? Si oui, dans quels domaines et dans quel but ? Enfin, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) a mis en lumière dans son étude individuelle nationale des consommations alimentaires (INCA) la présence de résidus de pesticides et autres contaminants dans l’alimentation industrielle. Avez-vous des exigences particulières envers vos fournisseurs à cet égard ?

Mme Carole Galissant. Nous n’utilisons pas de conservateurs ni d’additifs dans notre production.

M. le président Loïc Prud’homme. C’est en amont qu’ils sont utilisés.

Mme Carole Galissant. Je tenais à préciser que nous n’en utilisons pas. Nous ne sommes pas des industriels. Nous ne mettons d’additifs ni de conservateurs dans aucune de nos préparations. Quand nous faisons un cake au chocolat, c’est un cake avec du chocolat comme à la maison. S’agissant des produits industriels que nous utilisons, nous demandons à nos fournisseurs de réduire au maximum le nombre d’additifs tout en restant dans le cadre de la réglementation. Nous n’avons pas encore interdit d’additifs particuliers. En revanche, nous appliquons ces interdits dans l’alimentation de certaines familles de consommateurs. Dans les crèches, par exemple, je ne fais quasiment rentrer aucun produit industriel à part le lait infantile et des petits pots. Chez les enfants, nous exerçons une veille permanente, à l’aide d’un service dédié, sur tous les risques liés aux additifs. Tous les colorants azoïques ont été interdits du scolaire. Nous avons aussi fait des travaux sur le glutamate. Comme nous trouvions souvent du glutamate dans les fonds de sauce, nous avons recréé un fond de sauce au terme de trois années d’études internes en recherche et développement. Un grand chef nous a aidés à recréer le goût originel d’un fond pour en retirer cet additif. Nous sommes aujourd’hui en veille permanente et réagissons aux attentes de nos consommateurs, avec l’aide de Mérieux. Quand nos clients, extrêmement exigeants, nous imposent des interdits concernant certains additifs, nous leur proposons des catalogues spécifiques dont nous retirons la totalité de ces additifs – qui, je le répète, ne sont pas interdits par la réglementation française.

Notre parade aux additifs consiste à revenir à la production, c’est-à-dire à ne plus travailler avec des ultra-transformés. Je donnerai l’exemple concret des plats végétariens. Tous nos clients nous demandent ce type de plats et nous refusons d’y faire entrer des produits ultra transformés. Nous gardons les produits que nous ne savons pas faire, comme le tofu ou les boulettes de soja, mais notre idée est de produire nous-mêmes à partir de produits bruts. C’est pourquoi nous remettons dans nos cuisines des légumeries et du matériel pour pouvoir produire nous-mêmes. Pour faire nous-mêmes de la compote à partir de fruits frais, nous utilisons des tamis industriels. En puissance d’achat, nous sommes tout petits puisque nous correspondons à trois supermarchés. Nous ne sommes donc rien pour un fournisseur. Si Sodexo dit demain à un fournisseur qu’il ne veut pas de tel additif, ce fournisseur ne va pas supprimer cet additif pour nos beaux yeux ! Il faudrait que la masse de la profession des restaurateurs refuse ce type de produits car les fournisseurs ne développeront pas de produits sans additifs juste pour nous. Notre puissance de frappe n’est absolument pas suffisante pour que nous fassions bouger les lignes tout seuls. D’où notre implication dans le PNNS, le Programme national pour l’alimentation (PNA) et le GEM-RCN. Ce sont pour nous des leviers pour avancer sur ces thématiques nutritionnelles. Encore une fois, la position de notre groupe est la suivante : étant des restaurateurs, nous produisons nous-mêmes pour éviter les additifs mais aussi maîtriser la quantité de sucre et de matières grasses présente dans nos plats.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. On se doute bien que, comme vous produisez énormément de repas chaque jour, il vous est compliqué d’allier nutrition, qualité des produits et santé publique. Le rôle de l’alimentation industrielle dans l’émergence de l’obésité est avéré. Jusqu’où comptez-vous aller dans la lutte contre cette pathologie ? Il faut savoir qu’énormément de repas sont pris en dehors de la maison. Au-delà de la livraison des repas, vous devez jouer aussi un rôle éducatif : contribuez-vous à l’éducation des enfants à la nutrition ?

En ce qui concerne les repas servis dans les hôpitaux, même si les prix sont tirés vers le bas, un produit peu cher peut quand même avoir une valeur nutritionnelle intéressante. Or, ce n’est pas ce qu’on trouve dans ces repas. J’aimerais vous entendre sur ce point car c’est franchement « dégueulasse » ! Je ne vise pas forcément Sodexo en disant cela mais il me semble tout à fait faisable de tirer la qualité vers le haut sans augmenter les prix.

D’autre part, vous avez parlé tout à l’heure de « cuisinants », ce qui m’a interpellée.

Mme France de Sambucy. Nos personnels « cuisinants » sont polyvalents : ils peuvent aussi bien être chargés du service que rester dans l’espace cuisine.

Mme Michèle Crouzet. D’accord.

Lors de l’examen du projet de loi sur l’agriculture et l’alimentation qui a été examiné au mois de mai à l’Assemblée nationale, un amendement visant à supprimer les contenants plastiques dans les cantines a été déposé puis rejeté. On sait combien il serait compliqué de remplacer ces contenants, mais j’aimerais connaître le point de vue de Sodexo sur ce sujet. On a parlé des additifs – dont les « effets cocktail » sont démultipliés – mais on sait aussi que les emballages posent des problèmes de santé énormes. Certaines collectivités ont commencé à introduire de l’inox. Vous êtes-vous intéressés à cette question chez Sodexo ?

Mme Carole Galissant. En ce qui concerne l’éducation nutritionnelle des jeunes, les choses sont bien structurées grâce à l’arrêté scolaire qui a beaucoup aidé dans la construction même du menu. La difficulté majeure concerne la consommation. Nous avons été partenaires d’une étude de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), dans le cadre de laquelle Nicole Darmon a évalué les recommandations nutritionnelles de nos menus. Nous lui avons donné accès à toutes nos fiches-recettes et à toutes nos fiches-produits. L’étude montre bien que, théoriquement, nous couvrons parfaitement les besoins nutritionnels de l’enfant. Le problème réside dans le gâchis potentiel, puisque les enfants ne mangent pas la totalité de leur repas. L’un de nos axes de travail vise donc l’accompagnement de toutes les personnes qui vont graviter autour des enfants, pour donner du sens à ce que ces derniers consomment. Notre politique d’accompagnement vise à la fois à former les animateurs et à faire entrer les producteurs dans nos restaurants pour remettre du contact entre le produit et l’enfant. Tous nos programmes d’animation sont structurés en ce sens. Nos animations ont des visées environnementales et de lutte contre le gaspillage. Ensuite, nous faisons découvrir nos recettes et nos produits. Le plus grand des programmes d’animation et d’accompagnement vise à donner du sens à ce que l’enfant va consommer. Le groupe Sodexo peut proposer un accompagnement des enfants par des diététiciens nutritionnistes dans les écoles, mais la décision de le faire est du ressort de la commune et pas du nôtre. Nous avons toute une batterie d’animations pour transmettre un message nutritionnel fondé sur les recommandations nationales et quasiment toutes nos animations portent le logo PNNS. Nos contenus pédagogiques ont donc été validés dans le cadre de ce programme.

S’agissant des hôpitaux, nous n’y sommes quasiment pas. Quand nous travaillons avec eux, nous ne faisons que livrer la matière première, nous ne produisons pas. Je vous parlerai donc uniquement du secteur privé. Je suis tout à fait d’accord avec vous : on peut faire de très bons plats avec des ingrédients simples. Nous avons énormément de travail à fournir en matière de dénutrition et de changements de texture car nous ne faisons plus de bouillies informes en clinique. Michel Bras est le deuxième grand chef à avoir travaillé avec nous, en l’occurrence sur les « mixés » pour nos cliniques. La question est de savoir comment on arrive jusqu’au lit du patient. On peut offrir une prestation tout à fait correcte mais s’il n’y a ni service ni accompagnement jusqu’à la chambre, il y a un problème. Il y a encore beaucoup à faire en ce domaine. La liaison froide est peut-être décriée, mais elle permet d’assurer la sécurité sanitaire des aliments. Il faut que nous adoptions des méthodes partenariales car le plus souvent, ce n’est pas notre personnel qui sert en clinique. Nous avons donc l’impression qu’on saucissonne la restauration. Il faut que nous travaillions selon un mode collaboratif où chacun participe à l’accompagnement du patient. Je puis vous assurer que sur le plan culinaire, nous travaillons avec des choses très simples, sans produits transformés.

Enfin, en ce qui concerne les barquettes en plastique, si notre client nous demande de ne pas en utiliser, nous lui proposons effectivement d’autres solutions telles que l’inox. Nous travaillons avec des fournisseurs sur des barquettes qui ne soient pas en plastique mais ce travail est en devenir. Nous avons fait énormément de tests et ces nouvelles barquettes, beaucoup plus molles, ne garantissent pas encore une sécurité suffisante au personnel d’office qui les met en réchauffe. De plus, c’est très bien de ne pas travailler avec du plastique, mais si c’est pour rajouter des colles ou d’autres perturbateurs endocriniens, cela ne nous intéresse pas. Nous travaillons avec une filière française qui est incapable de produire le nombre de barquettes nécessaires, rien que pour Sodexo, car elle n’a pas assez d’usines. Nous l’accompagnons néanmoins dans cette transformation à la condition que son offre soit conforme à nos exigences de sécurité. Notre réflexion sur cette question va jusqu’à la personne qui, in fine, réchauffera ces barquettes. L’inox pose un problème à certains, car ils ont l’impression de revenir en arrière. On a longtemps essayé de mettre un terme au port de charge, et voilà qu’on y revient. Si, dans un monde idéal, on pouvait remettre des cuisines dans chaque école et dans chaque établissement, nous serions ravis. En attendant, il y a un mouvement de fond et même si l’amendement dont vous parlez n’a pas été adopté, nos décideurs et nos clients nous demandent d’évoluer sur la question du plastique, ce qui est plutôt positif pour l’avenir.

M. le président Loïc Prud’homme. Je suis cosignataire d’un des amendements visant à supprimer le plastique dans la restauration collective et les cantines. Certains produits passent 48 à 72 heures en réchauffe à basse température dans des sacs de cuisson. Ces pratiques ont-elles cours chez Sodexo ? Vu la demande de vos clients, cette pratique est-elle en recul ? J’entends bien que le marché ne soit pas forcément prêt mais certaines grandes collectivités ont désormais mis fin à l’usage de ce plastique. La question du port de charge a quant à elle été résolue grâce à une réorganisation du travail. Je regrette comme vous qu’il n’y ait pas une cuisine dans chaque établissement, mais il y a un vrai travail de réorganisation à mener pour que les personnels ne pâtissent pas de ce qui est un bien pour le consommateur.

Mme Carole Galissant. Nous ne prônons pas l’usage de la barquette en plastique. Nous essayons de nous adapter au mieux à nos clients. Souvent, nous ne sommes pas chez nous et il nous est très compliqué de pousser les murs. En ce qui concerne l’inox, nous reprenons à zéro la réflexion sur le port de charge, et je pense que les choses vont évoluer dans le bon sens. La sécurité au travail est un axe majeur chez Sodexo depuis longtemps.

En guise d’alternative au plastique, nous utilisons déjà des barquettes en fibre végétale mais la filière n’est pas complètement en place et il faut rester attentif à ce qui va être mis sur le marché. Certaines barquettes ont été mises sur le marché, à l’intérieur desquelles il y avait une pellicule plastique ! Nous ne voulons pas de solution intermédiaire mais une solution finalisée pour ne pas nous retrouver de nouveau avec des scandales. Nous abordons ces questions avec nos clients pour trouver les meilleures solutions possibles pour eux. Dans nos cuisines, nous n’utilisons que quarante gros outils de cuisine centrale sur les 4 000 qui existent. Nous n’avons guère de grosses cuisines centrales si ce n’est à Marseille, mais c’est parce que nous avons dans cette ville 52 000 enfants à nourrir tous les jours. La question des très gros outils est très spécifique aux très grandes villes. Nous n’avons que deux cuisines de ce type. Les autres cuisines sont plus petites.

M. le président Loïc Prud’homme. Vous ne m’avez pas répondu concernant les sacs de réchauffe.

Mme Carole Galissant. Nous n’en utilisons pas. La viande fraîche arrive dans des films sous vide mais nous ne la recuisons pas dans un film.

Mme France de Sambucy. La barquette n’est qu’un outil de transport et de réchauffe. La cuisine est faite hors barquettes, dans des équipements classiques. C’est uniquement pour pouvoir conditionner et transporter la nourriture par portions que nous utilisons des barquettes. Ensuite, nous faisons baisser la température des plats pour des questions sanitaires puisque les plats sont cuisinés la veille pour le lendemain. Le lendemain, les plats sont transportés dans les restaurants scolaires puis remis en réchauffe dans des fours. Nous faisons très attention à la température des fours. Nous ne cuisinons aucune matière brute dans des barquettes.

M. le président Loïc Prud’homme. La réchauffe est quand même faite dans ces contenants, par portions.

Mme France de Sambucy. Oui.

Mme Carole Galissant. Nous réchauffons des barquettes individuelles ou de huit couverts, mais seulement pour une remise à température à moins de 130 degrés et pour une durée de moins d’une heure. Nous ne cuisinons pas dans ces barquettes et nous n’utilisons pas de sous-vide dans nos cuisines. Nous travaillons aussi à basse température, par exemple sur des rôtis mais qui ne sont pas emballés dans des films plastiques. Nous n’utilisons plus de barriquands depuis une dizaine d’années.

M. le président Loïc Prud’homme. Vous dites que vous vous pliez à la réglementation sur les additifs mais que, quand le cahier des charges est plus exigeant, vous savez vous y conformer. Vous dites aussi que vous n’avez pas la puissance d’achat suffisante pour exiger des industriels qu’ils vous proposent des produits sans additifs. Compte tenu de la prégnance de ces additifs dans l’apparition de pathologies chroniques, n’est-il pas de votre responsabilité d’être proactifs – puisque vous êtes capables de supprimer tous les additifs quand les cahiers des charges l’exigent – plutôt que d’attendre qu’il y ait un scandale majeur parce que la réglementation n’est pas assez stricte ?

Mme Carole Galissant. Quand je dis que nous pouvons répondre à ces cahiers des charges, je veux dire que nous retirons complètement certains produits de nos menus. Un client qui demande du « zéro glutamate » nous conduit à réduire la gamme que nous allons lui proposer. Il y a dans une simple moutarde au minimum deux additifs. Nous ne sommes effectivement peut-être pas encore assez dynamiques dans le traitement de cette question du retrait des additifs, car nous essayons de ne pas recourir à de l’ultra-transformé. Un client qui ne veut pas de carraghénane ne pourra avoir aucune crème dessert industrielle. Il faudra que nous produisions nous-mêmes ces crèmes desserts. Si nous ne pouvons les produire chez le client, ce dernier réduira son choix. Chaque typologie de consommateurs a un catalogue bien spécifique et nous faisons des choix stratégiques d’additifs dont nous ne voulons pas, selon le type de consommateurs.

Nous ne faisons pas d’études en partenariat avec des centres de recherche publics, sauf avec l’INRA de Marseille, car Nicole Darmon souhaitait récupérer des données réelles. Nous lui avons donc donné accès à ce que nous faisions. Nous avons aussi travaillé avec des organisations non gouvernementales (ONG) comme World Wildlife Fund (WWF) sur l’huile de palme et le soja. S’il reste de l’huile de palme chez nous, elle est certifiée RSPO
Roundtable on Sustainable Palm Oil. La France est beaucoup plus exigeante que les autres pays à l’égard de Sodexo.

Mme France de Sambucy. Ayant vu mes homologues chargés des achats dans les autres pays du monde, je peux vous dire que la France a un niveau d’exigence et de culture gastronomiques très élevé, ce qui se voit dans nos actions puisque le groupe a lancé plusieurs programmes sur ces thèmes.

Il y a une huitaine d’années, nous avons lancé une politique de pêche responsable avec des organisations non gouvernementales. Notre catalogue est donc très restrictif. Notre service achats est sous label Marine Stewardship Council (MSC), qu’il s’agisse de sa méthode d’achat ou ses choix de produits de la mer. Sodexo a donc décidé de sortir de son catalogue les produits dont la ressource était insuffisante. Par exemple, quand nos clients nous demandent de l’aile de raie, qui est en « zone rouge », nous savons leur dire non et leur expliquer pourquoi. Dix-sept poissons sont interdits dans les gammes classiques. Certains produits de la mer sont dits « oranges », c’est-à-dire qu’ils sont sous surveillance. Enfin, les produits verts présentent une ressource normale. Nous avons fait rentrer dans notre catalogue des produits labellisés MSC.

Nous avons aussi fait un travail sur l’huile de palme et avons amené les industriels à faire évoluer leurs matières premières. Nous travaillons par exemple avec les producteurs d’œufs et avec le Comité national pour la promotion de l’œuf (CNPO) pour évaluer les quantités d’œufs pondus en plein air dont nous avons besoin. Il ne s’agit pas de perturber une filière du jour au lendemain mais d’accompagner les évolutions. Nous allons aussi enclencher une réflexion sur le soja, concernant notamment l’alimentation animale.

Enfin, s’agissant des perturbateurs endocriniens présents dans les barquettes en plastique, nous avons entamé avec Mérieux une réflexion scientifique. Nous ne décidons pas d’arrêter d’utiliser un produit du jour au lendemain : nous menons des réflexions de façon progressive pour avancer et prendre des décisions pérennes.

M. le président Loïc Prud’homme. Vous n’êtes donc pas aussi impuissants à peser sur le marché que vous le disiez tout à l’heure. Vu le nombre de repas que vous servez, vous avez une influence certaine.

Mme France de Sambucy. Cela prend du temps et dépend des filières.

M. le président Loïc Prud’homme. Dans quelle proportion vous approvisionnez-vous en produits locaux ? Qu’appelle-t-on « local » chez Sodexo ? Qui dit production locale dit saisonnalité et produits bruts. Or, les produits bruts demandent un travail de transformation et Sodexo n’a pas toujours eu la réputation d’être très tendre en matière de conditions de travail de ses salariés. Compte tenu de la pression du marché concurrentiel, les ressources humaines ont été perçues comme la variable d’ajustement pour tirer les prix vers le bas. Les pratiques changent-elles de sorte que vous ayez du personnel formé en nombre suffisant pour pouvoir transformer ces produits frais locaux ?

Mme France de Sambucy. Chacun a effectivement sa définition du produit local. Je l’ai remarqué en rencontrant des clients. Un produit est-il local en fonction de son lieu de production ou de transformation ou bien encore de la taille de la production ? C’est une question à laquelle Sodexo ne peut prétendre répondre pour le marché. Nous n’avons pas défini de zone géographique ni de kilométrage car tout dépend de l’ancrage de la production agricole de chaque région. Certaines régions se caractérisent par la présence de grandes productions agricoles telles que l’ouest de la France pour les produits laitiers, la viande de porc, les légumes et la volaille. Dans cette zone-là, on peut donc avoir un taux d’achat local très important. La zone de chalandise agricole est très réduite dans le nord de la France, à cause du climat, et en Île-de-France, parce que les terres agricoles y sont elles-mêmes très réduites. Je ne sais donc pas calculer mon taux d’achat local moyen. Il faudrait pour cela que je prenne le taux d’achat local de chacun de mes 4 000 restaurants pour en tirer un chiffre national. Les taux varient entre 15 et 50 % en fonction des régions de France, de l’offre proposée et de la saison. Dans le sud-est de la France, entre avril et juin, j’ai accès à une très belle variété de fruits et légumes frais. En Bretagne, le taux de produits locaux est aussi très important. À Lille, en revanche, ce taux sera beaucoup plus faible selon les saisons. En Île-de-France, il y a une zone maraîchère intéressante. Sodexo peut donc avoir, entre avril et septembre, de la salade verte d’Île-de-France. Tout dépend des produits et des saisons. Est-il intéressant d’avoir une salade élevée sous serre chauffée ? Je préfère pour ma part une salade de plein champ en cœur de saison et trouver d’autres crudités pour le reste de l’année. C’est un avis personnel que ne partagent pas forcément les consommateurs.

Par ailleurs, si vous voulez servir de la salade verte fraîche, il faut une légumerie, une essoreuse à salade et préparer cette salade. Après avoir été retirées des restaurants, les légumeries y reviennent avec le retour des produits bruts – ce que je trouve très bien. Il faut donc que nos clients réinvestissent dans des espaces de légumerie pour que nous puissions traiter les produits qui arrivent, les laver, les couper et les préparer.

Enfin, il faut effectivement recommencer à former le personnel en légumerie, dans des conditions de travail particulières puisqu’il y a beaucoup d’eau. Dans certains contrats, toutes les crudités arrivent à l’état brut. La carotte arrive éboutée mais elle doit être pelée, coupée et râpée, ce qui nous conduit à repenser les postes et les méthodes de travail. Cela suppose aussi d’augmenter la main-d’œuvre disponible. Le local doit donc être pensé en fonction des territoires. Certaines régions ont traditionnellement de beaux produits. D’autres doivent s’approvisionner ailleurs en privilégiant la production française et en respectant la saisonnalité des produits. Il est un peu compliqué de s’approvisionner en volaille dans le Sud-Est car les producteurs les plus proches sont en Ardèche. Il faut réfléchir à un approvisionnement local restaurant par restaurant en fonction du bassin agricole traditionnel de chaque restaurant.

M. le président Loïc Prud’homme. Mesdames, je vous remercie de vos réponses.

La séance est levée à douze heures cinquante-cinq.

15.    Audition, ouverte à la presse, de M. Christophe Alliot et de M. Sylvain Ly, co-fondateurs du Bureau d’analyse sociétale pour une information citoyenne (SCIC Le Basic)

(Séance du jeudi 21 juin 2018)

La séance est ouverte à neuf heures trente.

M. le président Loïc Prud'homme. Pour la première audition de la matinée, nous recevons MM. Christophe Alliot et Sylvain Ly, co-fondateurs du Bureau d’analyse sociétale pour une information citoyenne (Le Basic). Cette structure originale, à mi-chemin d’un think tank et d’un espace collaboratif, a été créée en 2013. Elle a adopté le statut de société coopérative d’intérêt collectif (SCIC).

Vous allez, messieurs, nous en dire plus sur la vocation et les travaux de la structure que vous animez. Sur internet, vos travaux sont décrits comme visant à analyser les modes de production et de consommation, à en évaluer les impacts environnementaux et les coûts sociétaux – les externalités négatives.

La commission d’enquête a souhaité vous entendre car vous avez été chargés par l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME) d’une étude approfondie sur les enjeux économiques et sociaux d’une alimentation plus durable. Vous en avez livré les conclusions en plusieurs étapes, de juillet 2017 à mars 2018. Vos thématiques recoupent les nôtres et vos travaux peuvent ainsi nourrir notre réflexion. Nous cherchons à mieux appréhender les questions relatives à la valeur socio-économique et à la répartition d’une alimentation plus durable. Nous voudrions en mesurer les éventuelles conséquences sur l’emploi. Nous nous intéressons aussi aux coûts cachés que notre modèle alimentaire pourrait générer.

Dans vos travaux, vous concluez à la non-durabilité du système alimentaire français sur les plans sanitaire et environnemental ou en termes d'incidence économique et sociale. Quels sont les éléments qui vous ont conduit à dresser ce constat ? Quelles orientations de politique publique pourraient-elles être prises pour le remettre en cause ?

Messieurs, je vais vous donner la parole pour un exposé liminaire d’une quinzaine de minutes, puis nous passerons à un échange sous forme de questions et réponses. Mais, au préalable, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je dois vous demander de prêter serment.

(MM. Christophe Alliot et Sylvain Ly prêtent successivement serment).

M. Christophe Alliot, co-fondateur du Bureau d’analyse sociétale pour une information citoyenne (Le Basic). Au sein de notre structure, je suis plutôt en charge de la production des études et de la recherche et développement. Mon collègue Sylvain est chargé de la communication, de faire en sorte que nos études nourrissent le débat public et touchent un public le plus large possible.

Comme vous l’avez dit, Le Basic est une structure qui se veut originale, à mi‑chemin entre un bureau d'études et un organisme dédié à la pédagogie et à l’information des citoyens. Nous avons un objectif central : identifier les modes de production et de consommation durables, ceux qu’il faudrait questionner, et les alternatives qui semblent être à la hauteur des enjeux.

La plupart de nos études, notamment celle que nous avons réalisée pour l’ADEME, s’organisent autour de questions-clés. Comment se crée la valeur dans les secteurs d'activité ou dans les filières ? Comment se répartit cette valeur entre les acteurs de la chaîne ? Quels sont les impacts sociaux, environnementaux et sanitaires des modes de production et de consommation ? Nous avons effectué un travail de recherche particulier sur les coûts qui sont reportés sur la société. Il tend à répondre à la question suivante : comment rendre compte de la privatisation des gains ou des profits et, par la même occasion, du report des coûts sur une autre partie des acteurs ? Autrement dit : qui récupère les profits et qui en paye le prix ?

La plupart du temps, nous conduisons des méta-études. Dans un premier temps, nous répertorions tous les types de travaux sur le sujet, la littérature scientifique et les rapports publiés par les différentes institutions, les pouvoirs publics, les acteurs des différentes filières et ceux de la société civile. Nous croisons ces informations avec celles qui sont contenues dans les bases de données existantes : celles de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), du ministère de l’agriculture, de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA). de l'Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires (OFPM). Outre ce croisement d’analyses bibliographiques et de données quantitatives, nous réalisons des entretiens avec des experts.

Notre travail consiste donc essentiellement à lier le produit de ces différentes sources. Il nous arrive de travailler à la production de nouvelles connaissances mais, la plupart du temps, nos études sont un tissage de ces différentes données interdisciplinaires dont nous proposons une analyse. À date, nous travaillons principalement pour des acteurs de la société civile : des organisations non gouvernementales (ONG) françaises et étrangères, et, depuis plus récemment, des institutions comme l'ADEME. S’agissant de ce dernier travail, nous tenons à votre disposition les rapports qui nous permettront aussi de répondre aux questions précises que vous pourrez poser.

Pour l’ADEME, en particulier, notre travail consistait à recenser tous les travaux publiés sur la création de valeur et sa répartition dans la chaîne alimentaire française, plutôt que de produire de nouvelles connaissances. Notre champ était donc plutôt large et ambitieux, même si nous avons davantage ciblé des filières-phares comme celles du lait, de la viande, des céréales et des fruits et légumes. Nous avons porté un regard particulier sur la question de l'emploi, dans la mesure des données disponibles.

Petit préambule en lien avec le travail de votre commission : la majeure part de l'alimentation est désormais constituée de produits transformés ou industrialisés. C'est vrai pour la consommation hors du domicile et la tendance s’accentue dans la restauration. Du coup, notre rapport peut nourrir vos discussions et votre travail.

Des tendances de fond ressortent de la quasi-totalité des travaux.

Depuis les années 1970-1980, les consommateurs se sont de plus en plus tournés vers les supermarchés pour effectuer leurs achats, et cette tendance est très marquée en France. Plus de 80 % de ce qui est consommé à domicile vient de la grande distribution. Le phénomène s’accentue, puisque les grands groupes de distribution ouvrent aussi des magasins de proximité. Comme l’ont montré vos auditions, on note aussi une croissance de la part des produits transformés dans l’alimentation. Les repas « hors foyer » sont de plus en plus déterminés par des critères comme la rapidité et la fonctionnalité, ce qui a une autre conséquence : depuis une dizaine d’années, les études ont de plus en plus de mal à classer les consommateurs en fonction de leur catégorie socioprofessionnelle, de leur âge ou de leur groupe social, tant leur comportement se complexifie. Les gens mangent un peu de tout et peuvent avoir des pratiques contradictoires selon les moments de la journée ou de la semaine. Il est donc plus difficile qu’il y a une vingtaine d’années de décrypter ce qui est en train de se passer.

Cela étant posé, nous restons dans un contexte où l’offre et la demande s'influencent mutuellement. Le consommateur pense, réfléchit et choisit. Ses choix orientent les pratiques et les stratégies des industriels, des distributeurs et des restaurateurs. Par l’offre qu’ils déploient, ceux-ci influencent à leur tour les consommateurs, notamment par le biais du marketing et des messages publicitaires.

Pour la consommation à domicile, des tendances fondamentales sont à l’œuvre depuis une vingtaine d’années et elles ressortent dans toutes les études : massification de la production, internationalisation des approvisionnements, concentration à tous les maillons de la chaîne, importance croissante du marketing et de l’image de marque – qui déterminent la création de valeur en aval car elles permettent de vendre le produit plus cher – mais aussi de la recherche et de l’innovation.

Dans ce contexte, les produits transformés représenteraient environ les deux tiers du commerce des produits alimentaires en France. La concentration et l’internationalisation sont particulièrement visibles dans la grande distribution. Les six premières enseignes représentent 92 % de tout ce que l’on peut qualifier de distribution moderne, c'est-à-dire les ventes effectuées dans des commerces qui vont du magasin de proximité à l’hypermarché, et elles ont créé de puissantes centrales d'achat. Le mouvement de concentration perdure car, il y a encore quelques années, ces six enseignes ne totalisaient que … 85 % des ventes.

Le phénomène s’observe aussi dans la transformation alimentaire mais il est moins connu car masqué par l’existence d’un très grand nombre de très petites entreprises (TPE) qui emploient moins de neuf salariés. En réalité, 60 % du chiffre d'affaires et de la valeur ajoutée du secteur l'agroalimentaire est le fait de 2 % des entreprises, c'est-à-dire de quelques dizaines d'entreprises.

La production agricole s'est, elle aussi, industrialisée et concentrée. Elle a beaucoup investi dans la mécanisation pour accroître les rendements. C’est une trajectoire de long terme dont les effets sont assez connus : le nombre d’exploitations a été divisé par trois en trente ans et il continue à s'effondrer. Nous voyons bien ce mouvement qui part du consommateur au producteur.

Quels sont les effets sur la répartition de la valeur dans la chaîne de production ? L’étude la plus intéressante est un peu ancienne puisqu’elle remonte à 2009 mais elle n’a pas d’équivalent. Effectuée par un chercheur de l'INRA, elle retrace l’évolution des prix, corrigés de l’inflation, sur une tendance de long terme. Pour le consommateur, l’indice des prix est passé de 100 en 1978 à 90 environ en 2006. Son alimentation lui coûte donc un petit peu moins cher qu’il y a trente ans. Dans son dernier rapport, l’OFPM indiquait que le prix des produits alimentaires continuait à augmenter moins vite que l'inflation.

Pour l’industrie, l’indice des prix se situe entre 60 et 80, c'est-à-dire que le pourcentage de baisse varie entre 20 % et 40 %. Depuis trente ans, les secteurs de la viande et du lait sont ceux qui ont le plus perdu dans l’histoire, ce qui n'étonnera personne. Du coup, les prix à la production agricole – corrigés de l’inflation – ont été divisés par deux, voire plus. Un effet de compression s’exerce depuis le consommateur vers le producteur. En raison de leur poids et de leur concentration, les distributeurs ont la capacité d'imposer leurs conditions à leurs fournisseurs et de maintenir une pression sur leurs coûts internes. Si leurs marges nettes sont faibles, ils peuvent dégager des profits grâce à la location d’espaces dans les centres commerciaux et le placement de leur trésorerie sur les marchés financiers. Ces produits financiers sont la clé de leur rentabilité.

Pour les consommateurs, ils jouent un rôle très important qui consiste à lisser les prix. À l’inverse, on constate une forte volatilité des prix dans les autres maillons de la chaîne : sensible au niveau industriel, elle est démultipliée au stade de la production. Du fait de l’intervention des distributeurs, les consommateurs ne ressentent pas cette volatilité.

En amont, les agriculteurs ne capteraient plus qu’environ 6 % de la valeur de notre alimentation, selon les derniers travaux de l'OFPM. C’est le ferment de cette tendance à la concentration et à l'internationalisation. Nous avons pris l’exemple de la brique de lait, qui nous semblait d’autant plus parlant que cette production suscite de nombreuses initiatives alternatives. Selon l’OFPM, entre 2001 et 2016, la marge brute des distributeurs a progressé de 100 % sur ce produit, alors qu’elle progressait de 50 % pour les industriels et qu’elle restait stable pour les agriculteurs. Sur ce produit emblématique, l’effet de démultiplication est très net. La situation se nuance en fonction du marketing, de la marque distributeur et autres.

Quels sont les impacts de ce système sur l'emploi ? La distribution et l’industrie agroalimentaire emploient beaucoup de main-d’œuvre. On observe une poursuite de la tendance à la précarisation : la part des contrats à durée déterminée (CDD) et des emplois à temps partiel augmente. Les conditions de travail et les niveaux de rémunération sont inférieurs à la moyenne. Cette caractéristique est plus prononcée dans certains domaines comme la restauration rapide et le hard discount où l’intensité en emploi est d’ailleurs plus faible. Au passage, je signale que les tendances de la consommation à domicile se retrouvent dans la restauration, notamment en termes de concentration. En France, la restauration rapide pèse désormais plus lourd que la restauration traditionnelle et des enseignes comme Metro approvisionnement les restaurateurs en produits transformés. Quant à la population active agricole, elle a été divisée par cinq depuis la fin des années 1950 et elle continue à décroître fortement.

Sur le plan sanitaire, les travaux existants, notamment ceux qui sont produits par des institutions françaises, portent sur l'obésité, les problèmes de santé publique liés à l'alimentation, la pollution croissante de l'air et de l'eau. Ces effets néfastes ne signifient pas que les acteurs ne font rien pour les enrayer, à commencer par les agriculteurs, voire les industriels. L’intensification, la massification et la densification sur le territoire produisent des effets de plus en plus difficiles à juguler. La concentration de l'industrie laitière et de l'élevage dans l’ouest de la France illustre bien le phénomène.

Ce système génère des coûts cachés, encore peu appréhendés et pour lesquels on ne dispose que d’ordres de grandeur. Il y a deux ans, la direction générale du Trésor estimait le coût de l’obésité pour les finances publiques à plusieurs milliards d'euros par an. Des études européennes évaluent les coûts cachés des pesticides à plus de 120 milliards d'euros par an. Le Commissariat général au développement durable (CGDD) a estimé à un montant compris entre 260 et 360 millions d'euros par an les dépenses à réaliser pendant les dix années à venir pour décontaminer les cours d’eau et traiter l’eau afin d’être en ligne avec la directive européenne. Concernant les insectes pollinisateurs, les actions à mener en services éco-systémiques s’élèveraient à un montant compris entre 2 milliards et 5 milliards d'euros. Nous n’en sommes qu’aux balbutiements en matière d’évaluation des coûts cachés, comme l’indiquait un rapport de l’Institut technique de l'agriculture biologique (ITAB), publié il y a un an et demi. Il reste du travail à faire.

Nous nous sommes donc intéressés à l’alimentation plus durable et à sa capacité de changer les choses. Pour définir cette alimentation plus durable, nous avons retenu certains indicateurs et cinq initiatives : l’agriculture biologique, les circuits courts de proximité, le commerce équitable origine France, les appellations d’origine protégée (AOP) notamment pour les fromages, les projets alimentaires territoriaux (PAT), qui se développent en France sous l’égide des collectivités locales. Cette analyse ne manque pas d’intérêt, même si nous avons disposé d’un peu moins d'informations, d'objectivations et de données quantifiées que pour nos travaux sur l’alimentation française. Il y a moins d’études à date et, pour l’instant, nos instituts statistiques regardent un peu moins ces choses-là.

On constate une tendance, une dynamique importante qui répond à une demande des consommateurs, même s'il y a toujours des décalages entre l'intention et l'acte. C’est quelque chose de fort. Les consommateurs sont dans une recherche de sens et leur demande, complexe, s’organise autour de quelques enjeux clés : la santé, le climat, la rémunération des producteurs.

Ces initiatives se caractérisent par des prix plus élevés à tous les maillons de la chaîne. Pour l’instant, le prix de production à l'unité est plus important pour diverses raisons : économies d’échelle plus faibles que dans le système classique ; localisation de producteurs dans des zones les plus défavorisées ou, en tout cas, particulières. Les prix ne reflètent pas seulement ces surcoûts. Ils traduisent aussi une différenciation, une qualité particulière qui est reconnue par le consommateur et par les différents maillons de la chaîne.

Dans ces conditions, la répartition de la valeur est-elle plus équitable ? En fait, ce n’est pas forcément le cas. Elle peut être assez significativement différente, et on pourrait la qualifier de beaucoup plus équilibrée. En y regardant de plus près, quand la répartition de la valeur paraît plus équilibrée, cela tient principalement à un changement de structure et de gouvernance dans la chaîne : moins de maillons ; des démarches d'intégration verticale, notamment des agriculteurs ; une transparence ou des systèmes de fixation des prix en fonction des coûts de production. Comme on l'a vu encore l'été dernier, même dans ces initiatives durables, il peut y avoir une amplification des marges en aval, à l’instar de ce qui se passe dans le système conventionnel.

Quel est l’impact de ces alternatives ? Pour l’évaluer, nous sommes un peu limités par l’insuffisance d’informations objectivées, documentées, quantifiées. Nous observons des tendances qui sont encore très qualitatives. Nous constatons notamment une tendance à l’amélioration du contenu des emplois : ils sont reterritorialisés ; ils correspondent à des métiers qui resurgissent et qui sont réinvestis. Ces observations sont intéressantes mais elles restent à étayer par des données chiffrées pour pouvoir les comparer au reste du panorama d'agriculture française. Nous remarquons aussi une intensité en emplois plus importante et une baisse des impacts environnementaux. Il faut cependant noter que cette baisse des impacts environnementaux est indirecte, hormis dans quelques cas très concrets comme l’interdiction de l’usage des pesticides en agriculture biologique. La baisse indirecte provient, par exemple, d’un système de production adopté pour les AOP, qui peut être plus favorable à l’environnement sans que cela soit stipulé comme tel dans le cahier des charges. Les acteurs travaillent à mieux poser ces éléments.

Quant à la baisse des coûts cachés, elle n'est pas objectivée. C'est un peu la conclusion de notre étude pour l’ADEME. Dans le système conventionnel comme dans les initiatives plus durables, il y a un lien intrinsèque avec la dynamique économique. Qui crée la valeur ? Qui la capte ? Qui arrive à vivre de son travail et à investir dans des systèmes moins polluants et moins précaires ?

Ce lien fondamental étant posé, il nous manque encore des données pour mieux l’objectiver, surtout en ce qui concerne les initiatives plus durables. Nous n’avons pas encore vraiment les moyens de faire la différence entre des initiatives qui vont se rapprocher du système conventionnel tout en y apportant des améliorations à la marge, et celles qui changeraient vraiment la donne, même si elles sont encore à petite échelle. Nous avons besoin d'un référentiel qui évite la complexité et se concentre sur les enjeux majeurs de société : le climat, la pollution de l'air, les ressources en eau, la rémunération décente des agriculteurs et des travailleurs, la précarité, la lutte contre les inégalités, la biodiversité. Dotés de ce référentiel, nous pourrions mesurer les impacts et ne pas contenter de déclarations de moyens.

L'INRA mais aussi l’Institut de l’élevage et d’autres institutions essaient de mettre cela en place. Actuellement, ils ne disposent pas forcément des moyens nécessaires pour rendre compte des effets de ces initiatives à long terme. Quels sont les résultats ? Sont-ils insuffisants ? Si c’est le cas, quelle en est la cause ? Comment y remédier ? Comment soutenir ou orienter différemment ces initiatives dans le cadre institutionnel ? Voilà des questions encore en suspens.

M. le président Loïc Prud'homme. Merci pour votre présentation longue et complète. Elle a répondu à de nombreuses questions que j'avais en tête, notamment en ce qui concerne les externalités négatives. Hélas, vous nous avez expliqué que vous manquiez de données objectivées sur le sujet. C’est embêtant, dans la mesure où l’intégration de ces coûts cachés dans notre modèle permettrait de passer un point de basculement.

Notre modèle n'est pas durable, dites-vous. Au travers de votre travail pour l’ADEME, vous avez mis en exergue une concentration qui continue, des comportements alimentaires visiblement déstructurés. Vous expliquez aussi qu’il n’y a pas de marqueurs sociaux de comportement dans la population et que le panorama est un peu brouillé.

Ce système va-t-il aller vers un paroxysme de concentration à partir duquel il va complètement s'effondrer ? Est-ce une hypothèse que vous émettez ? Pensez-vous plutôt que la demande peut influencer l’offre jusqu’à faire basculer le système vers autre chose, vers ces alternatives dont vous parlez ? J’ai bien conscience que ma question est très large mais, à défaut de données objectivées, je suis en peine de vous en poser de plus précises. J’ai lu le rapport de l’ITAB sur les externalités où se dessinent quelques approches et quelques éléments de réflexion. Malgré tout, on ne peut pas détailler le prix à la caisse d’une carotte « conventionnelle » et celui d’une carotte « bio ». Qu’est-ce qui est compté et qu’est-ce qui ne l’est pas ?

La question de l'effondrement du système se pose. Nous nous la sommes posée lors de l’examen du texte sur l’agriculture et l’alimentation. Comment faire en sorte que les agriculteurs aient des revenus décents ? Certains agriculteurs, dans la pratique, sont malheureusement allés jusqu'à l'effondrement : ils arrêtent le métier, parfois dans des conditions tragiques. Notre modèle alimentaire suscite aussi des questions. Vous avez cité un chiffre qui m’avait aussi marqué : les agriculteurs ne captent plus qu’environ 6 % de la valeur de notre alimentation. N’est-ce pas le signe que nous sommes au bout du modèle ? Quand les gens qui produisent notre alimentation ne captent que 6 % de sa valeur, c'est qu'il y a sans doute des dysfonctionnements.

M. Sylvain Ly, du Bureau d’analyse sociétale pour une information citoyenne (Le Basic). Les externalités sont, effectivement, un sujet complexe. Au-delà du chiffre, il y a la manière dont il est calculé. Il y a débat sur la manière de tenir compte du réchauffement climatique ou de la pollution de l’eau. Pour notre part, nous avons décidé de tracer notre route en nous appuyant essentiellement sur des coûts réels.

On essaie, par exemple, de retenir des coûts avérés qui reposent sur la société à différents niveaux – collectivités, Nation. Dans un calcul d’externalités, on peut projeter des coûts et retenir des évaluations contingentes ou des consentements à payer en faisant des sondages. Quel prix seriez-vous prêt à payer pour enlever telle nuisance ? Pour notre part, nous essayons d’éviter cela et de ne prendre en compte que des coûts sonnants et trébuchants. Nous cherchons ensuite à comparer ces coûts sociétaux avec la création de valeur. À partir des ratios obtenus, nous comparons différents modèles de production et de consommation.

Le système va-t-il aller jusqu’à l'effondrement ? Cette question a été soulevée dès les années 1970 dans le rapport Meadows sur les limites à la croissance, commandé par le Club de Rome. Le thème revient à la faveur de débats comme celui porte sur la mortalité massive des abeilles. Même s’il y a d'autres pollinisateurs que les abeilles, on peut se demander si les niveaux de production agricole seront suffisants dans deux, trois ou quatre ans. De mémoire, un tiers des productions agricoles dépend des pollinisateurs animaux. Si ces derniers disparaissent, passe-t-on à la pollinisation à la main ?

Cet exemple illustre bien le risque de bascule. Va-t-il y avoir un gros changement ou un basculement ? Il est difficile de répondre à cette question. On peut cependant dire que le mur s’approche.

M. Christophe Alliot. Nous pouvons peut-être trouver des sources de d'inspiration dans certaines initiatives. Dans le troisième volet de notre rapport pour l’ADEME, nous nous sommes intéressés au lait, produit vu comme le plus standardisé, massifié, indifférencié. On achète indifféremment une brique de lait ou une autre. Certains, qui se réclament du commerce équitable, ont pris des initiatives qui prennent de l’ampleur même si elles ne représentent encore que 2 % voire 3 % de la consommation. En un an, il y a eu des engagements, des contrats tripartites signés entre la grande distribution, les agriculteurs et des laiteries, notamment la Laiterie de Saint-Denis-de-l'Hôtel (LSDH) aux environs d’Orléans. Les acteurs de cette initiative ont un sentiment de responsabilité vis-à-vis du territoire et de son développement. Il s’agit de sauver un modèle de polyculture-élevage.

Cette initiative nous a inspiré des réflexions et questionnement, en dehors de notre travail pour l’ADEME. Les pouvoirs publics doivent trouver le bon cadre pour soutenir, au moment où elles en ont besoin, les initiatives qui changent la donne. Dans une autre étape, il faut passer à la généralisation pour favoriser le mouvement de bascule positif. Cela nécessite des instruments de régulation différents selon les moments.

M. Sylvain Ly. S’agissant des consommateurs, on observe quand même des tendances. Les consommateurs de produits biologiques ou équitables sont des personnes plutôt aisées et urbaines. Cela pose d'ailleurs la question de l'accessibilité de ces produits à toutes les catégories socio-professionnelles.

À l’intérieur de ces grandes tendances, on distingue des sous-catégories et des comportements de consommation qui peuvent être contradictoires. Quelqu'un peut manger bio chez lui et oublier ses velléités de consommer mieux quand il va au restaurant, voire dans une chaîne de restauration rapide, et cela ne va pas forcément lui poser de problème. Son mode de consommation va dépendre du moment et des personnes qui l’accompagnent.

À certains moments, il peut y avoir moins de recherche de cohérence. C’est ce qui crée une complexité qui est à relier aux sollicitations publicitaires que le consommateur reçoit tous les jours.

M. le président Loïc Prud’homme. Ce modèle dont on parle, est-il français ? Avez-vous des éléments de comparaison avec d’autres pays ? Je vous pose cette question car les Français ont inventé la grande distribution, et son corollaire, le marketing. Cela n’explique-t-il pas la spécificité de notre pays, tant en matière d’alimentation que de distribution ?

M. Sylvain Ly. Nous n’avons pas vraiment inventé la grande distribution. Cinq à six personnes l’ont importée des États-Unis dans les années 1950 où elle s’était développée grâce à la construction de parkings, dans ces lieux où l’on pouvait acheter de tout.

Dans le cadre de nos travaux, nous avons étudié les filières internationales – cacao, banane, jus d’orange – dont la production, et parfois la consommation, ne sont pas localisées en France. Nous avons été frappés par la « commoditisation » de ces filières dont la production est massifiée et standardisée par des acteurs économiques présents en milieu ou en aval de la chaîne. Ils augmentent les performances économiques des filières grâce aux économies d’échelle et peuvent ainsi produire plus, plus vite.

Ce phénomène s’observe dans de nombreuses filières, au-delà même de l’alimentaire. Il est fondamental pour comprendre le système mondialisé dans lequel nous vivons. Que se passe-t-il quand une filière est commoditisée ? Certes, les acteurs économiques à l’origine de ces commoditisations peuvent gagner plus d’argent, mais surtout les consommateurs sont coupés de la production : les matières premières ne sont plus directement « perceptibles » par les consommateurs. Ce phénomène explique d’ailleurs les scandales sanitaires des dernières années en France – on ne sait plus d’où vient la viande et si c’est du bœuf ou du cheval.

À l’autre bout de la chaîne, les producteurs ont beaucoup moins de moyens pour valoriser leur production agricole : ils alimentent une économie de flux et répondent à des critères, à des standards souvent internationaux, sans pouvoir valoriser ce qui fait la spécificité de leur production.

Le système implique l’interchangeabilité des matières premières. Nous avons pu le constater avec la commoditisation du vin produit en Afrique du Sud à destination de l’Europe : des bateaux transportent d’énormes cuves en plastique remplies de vin et il n’existe aucun moyen d’y retrouver le vin d’un petit producteur…

Au cours des vingt à trente dernières années, ce phénomène a profondément bouleversé le secteur alimentaire. Il n’est pas vraiment propre à la France, au contraire. Il y a quelques années, nous avons réalisé et présenté au Sénat une étude sur le lait visant à chiffrer les coûts sociétaux liés à la production de produits laitiers en France. Nous avions pu constater que notre pays n’était pas si mal loti par rapport à d’autres. L’avis de l’ADEME le souligne, l’alimentation garde une place importante en France ; les Français aiment manger et prennent généralement soin de bien manger. Si évolution il y a, elle est relative au regard de ce que sont les produits transformés aux États-Unis ou dans d’autres pays du nord de l’Europe, par exemple…

En conclusion, la spécificité en la matière n’est pas française. Le phénomène est transnational et répond à des enjeux économiques, dont les impacts socio-environnementaux touchent à la fois l’aval et l’amont de la chaîne.

M. Christophe Alliot. Sur ce dernier point, il y a trois ans, nous avions présenté un rapport au Parlement européen (PE) sur la concentration des filières agricoles. Une directive européenne vient d’être publiée sur les pratiques de concurrence déloyale : le système planétaire à l’œuvre est en train de modifier rapidement les chaînes agricoles à partir de la distribution. Des travaux universitaires soulignent que les bouleversements sont beaucoup plus rapides en Asie, en Afrique de l’Est et en Amérique latine que ceux que nous avons connus – de l’ordre de dix ans quand il nous en a fallu quarante – avec toutes les conséquences que cela signifie pour leurs agriculteurs et les intermédiaires de milieu de chaine. Nous analysons encore assez mal les conséquences de cette mutation extrêmement rapide.

M. le président Loïc Prud’homme. Ce n’est pas très rassurant… J’entends que notre exception « agriculturelle », comme nous aimons parfois la qualifier, nous a permis de résister un peu mieux. Mais quels leviers les pouvoirs publics peuvent-ils utiliser pour éviter d’aller dans le mur ? Vous avez évoqué l’éloignement croissant entre le consommateur et le producteur ? N’est-ce pas le rôle du législateur que de réduire la distance entre les deux, afin que le consommateur se rende compte que ce que touche son producteur de nourriture – 6 % – n’est pas suffisant ?

M. Sylvain Ly. Il est tout à fait possible de rapprocher consommateurs et producteurs. Nous l’avons documenté dans l’étude de l’ADEME : circuits courts ou associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP) sont de bons outils. Toute la production alimentaire pourra-t-elle passer par ces circuits ? Ce n’est pas certain.

La transparence et la traçabilité nous paraissent tout aussi importants : même s’il n’y a pas de contact direct entre producteurs et consommateurs, il faut que le consommateur sache mieux d’où vient le produit, comment et dans quelles conditions il est produit, quelle est la rémunération du producteur et quels sont ses impacts environnementaux. Cela sera-t-il suffisant ? Je ne sais pas, mais c’est nécessaire.

Les coûts sociétaux, également qualifiés d’externalités, peuvent être traités de différentes façons et nous permettraient de distinguer différents types de produits. Actuellement, en mettant à part les phénomènes de surmarges de la grande distribution sur les produits « bio » qu’évoquait Christophe Alliot, schématiquement, les produits socialement les moins-disants sont avantagés car leur prix est plus compétitif. À l’inverse, les produits socialement les mieux-disants sont pénalisés, car plus coûteux.

La fiscalité – par exemple une TVA différenciée en fonction de ces externalités – permettrait peut-être de résoudre la contradiction et de corriger ces biais de marché.

M. Christophe Alliot. L’Institut technique de l’agriculture biologique (ITAB) pointe une difficulté : comment évaluer le prix des espèces végétales ou animales ? C’est pourquoi l’estimation des coûts sociétaux d’un produit doit être un exercice comptable, et non le calcul d’un prix – quelles sont les dépenses de l’État, des collectivités locales et de la sécurité sociale ayant un lien avec un produit ? Quel est son impact sur les comptes publics ?

M. Sylvain Ly. On pourrait également considérer les filières agricoles alimentaires différemment des autres filières, car elles subissent une volatilité des prix identique aux autres filières et une forme de financiarisation dommageable pour les producteurs, de la part de gros fonds d’investissement. Tout ce qui touche à l’alimentation devrait être « sanctuarisé » hors marchés financiers.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Nous sommes à la recherche d’idées pour ouvrir des brèches sur le sujet.

Nous sommes parfaitement d’accord avec vous : ces externalités doivent être prises en compte car leurs conséquences vont assez rapidement être visibles…

Doit-on attendre que la crise devienne extrêmement sévère pour les prendre enfin en compte ? Ou bien est-on capable de le faire avant ? Toute l’humanité se pose la même question…

Dans l’étude que vous avez menée pour le compte de l’ADEME, vous recommandez l’adaptation des politiques publiques et des dispositifs de soutien, notamment la fiscalité. Vous l’avez évoqué, mais je souhaiterais que vous y reveniez : estimez-vous que les politiques publiques menées ces dernières années vont dans le bon sens ? Pourriez-vous nous décrire plus précisément les outils fiscaux qui pourraient être renforcés ? Quelle est votre position concernant la modulation de la TVA ?

Nos auditions nous ont également permis de constater qu’il faut former et éduquer les nouvelles générations de consommateurs, pour en faire des consommateurs citoyens. Comment pourrait-on renforcer ces dispositifs ? Il y a longtemps, Coluche disait déjà : « Il suffirait qu’on ne l’achète pas pour que cela ne se vende plus !». Comment aboutir à ce résultat ? Certes, on peut enjoindre aux industriels de faire mieux. Mais ils fabriqueront toujours des produits ultra-transformés, dont la consommation est extrêmement dommageable au plan physiologique. Par ailleurs, vous le disiez, nous nous heurtons parfois à des murs lorsque nous traitons avec les multinationales : il est difficile de savoir d’où viennent leurs produits et comment ils sont fabriqués. Pourtant, un agriculteur de mon département m’expliquait récemment que l’on peut sans difficulté « tracer » une viande – de ce que l’animal a mangé jusqu’à la naissance de son veau.

Nous, hommes et femmes politiques, devons nous saisir de ce dossier. Comment bouleverser l’ordre établi ? L’éducation me semble un bon moyen car les enfants, devenus adultes, mangeront bien, si on le leur apprend !

M. Sylvain Ly. En matière de fiscalité, une initiative naissante réfléchit à la notion de « TVA incitative », l’objectif étant d’appliquer une TVA allégée aux produits mieux-disants
– ceux dont les coûts socio-environnementaux sont relativement plus faibles que des produits identiques moins-disants. Dans ce cadre, sur la base d’impacts objectivés, les produits bio bénéficieraient par exemple d’une TVA minorée – de deux à trois points par exemple.

Cette prise en compte permettrait par ailleurs de dépasser – sans pour autant le remettre en question – le système des labels qui promeuvent telle ou telle dimension de la durabilité. Le consommateur a parfois du mal à y voir clair : quelle est la meilleure initiative ? Se valent-elles toutes ? Des discussions sont en cours avec l’ADEME pour réaliser un test sur quelques produits. Il ne s’agit pas de produits alimentaires, mais industriels, car le calcul différentiel est plus facile à réaliser. Si cela bascule sur des produits alimentaires, nous devrions être associés à ces travaux.

S’agissant de l’éducation, on demande toujours aux générations futures de changer ce que nous ou nos parents n’avons pas pu changer… Mais, au quotidien, nos enfants sont de plus en plus sollicités par des messages publicitaires contradictoires. En tant que bureau d’études, nous aimerions investiguer ce rapport entre la pression publicitaire, les actes d’achat et les comportements. Quand des emballages de fast-food préconisent de manger au moins cinq fruits et légumes par jour, où est la cohérence ? Quel est le sens d’un message qui enjoint de mieux manger quand on mange des aliments néfastes pour la santé ? Après les États-Unis, l’épidémie d’obésité est devenue une réalité en France, liée en partie à notre alimentation, même si la sédentarité joue aussi un rôle.

Ne faut-il pas davantage contrôler l’exposition des jeunes générations aux publicités alimentaires ?

S’agissant d’éducation à proprement parler, peut-être faudrait-il effectivement intervenir dans les écoles. Nous n’y intervenons pas, ni au collège, mais nous sensibilisons les étudiants des écoles supérieures ou des universités aux enjeux sociétaux actuels et à des modes de production et de consommation alimentaires ayant un impact réduit, afin d’essayer d’inverser la tendance.

M. Christophe Alliot. Dans le troisième volet de notre étude, concernant les projets alimentaires territoriaux, nous avons constaté que, pour recréer du lien, beaucoup de collectivités locales – de manière totalement transpartisane – reprennent en main la question alimentaire à l’échelle de leur territoire. Mais seulement cinq millions d’euros ont été débloqués pour accompagner des dizaines de projets alimentaires territoriaux. Peut-être faudrait-il renforcer ces moyens et outiller les collectivités en faisant redescendre au niveau local toutes les informations disponibles au niveau national.

M. Sylvain Ly. Nous apportons notre soutien à un projet d’aide à la relocalisation de la production alimentaire. Nous mettons à disposition des collectivités et des associations un outil leur permettant de calculer les surfaces agricoles nécessaires, le type de culture et les emplois générés par une hausse de la production locale. En effet, actuellement, la production locale consommée localement représente rarement plus de 10 %. Souvent, plus de 80 % de la nourriture consommée sur un territoire n’est pas produite localement. Demain, dans un modèle plus résilient et plus soutenable, ne devrait-on pas améliorer cette proportion de production locale ?

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Je vous rassure, la machine se lance ! Je suis à l’origine d’une initiative de ce type dans mon département : nous répertorions les producteurs locaux, afin qu’ils puissent fournir les collectivités locales avec davantage de produits locaux.

M. le président Loïc Prud’homme. Messieurs, nous vous remercions.

 

La séance est levée à dix heures vingt-cinq.

 

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16.    Audition, ouverte à la presse, de M. Régis Lebrun, directeur général de Fleury Michon, accompagné de M. David Garbous, directeur stratégie et innovation, de Mme Barbara Bidan, directrice santé et alimentation durable

(Séance du jeudi 21 juin 2018)

La séance est ouverte à dix heures trente-cinq.

M. le président Loïc Prud’homme. Mes chers collègues, nous accueillons M. Régis Lebrun, directeur général de Fleury Michon, accompagné de Mme Barbara Bidan, directrice « Santé et alimentation durable », et de M. David Garbous, directeur « Stratégie et innovation ».

Fleury Michon est un des acteurs les plus connus de l’agroalimentaire français, dont les produits sont essentiellement vendus par la grande distribution. Créé en 1905, Fleury Michon est resté un groupe indépendant et familial. À partir de sa production historique – les spécialités charcutières –, il n’a cessé de développer son offre, avec une présence désormais très importante dans les plats cuisinés. Vous voudrez bien d’ailleurs nous préciser quelle est la part des marques de distributeur dans votre production ?

Votre positionnement de marché est délicat puisque la demande concernant vos spécialités n’est plus en croissance. Par ailleurs, votre entreprise reste très dépendante du marché français en dépit d’une internationalisation récente, mais ciblée, de vos activités.

Notre commission d’enquête ne souhaite pas faire le procès de l’industrie agroalimentaire, mais mieux comprendre comment une entreprise comme la vôtre répond à l’évolution des exigences des consommateurs, sans oublier les contraintes de leur pouvoir d’achat.

Dans sa communication, Fleury Michon a été l’une des premières entreprises du secteur à mettre l’accent sur la valeur nutritionnelle de sa production. Cette orientation s’est accentuée avec votre prise de position remarquée en faveur du Nutri-Score – ce qui n’est pas le cas de vos principaux concurrents.

Fleury Michon s’est aussi engagé en faveur d’une filière porcine bio et française, d’une gamme sans organismses génétiquement modifiés (OGM) ni antibiotiques et d’une réduction des additifs dans ses produits.

Madame, messieurs, vous allez nous exposer comment il est techniquement et économiquement possible d’atteindre de tels objectifs, qui ont un incontestable effet marketing, tout en s’inscrivant dans le droit fil du Programme national nutrition santé (PNNS) ? Quelles sont les principales difficultés auxquelles vous vous heurtez ?

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter serment.

(M. Régis Lebrun, M. David Garbous et Mme Barbara Bidan prêtent serment.)

M. Régis Lebrun, directeur général de Fleury Michon. Nous sommes très heureux d’avoir été conviés à cette audition pour témoigner de l’engagement de Fleury Michon et répondre à vos questions. Sans passer par nos instances représentatives, c’est pour nous l’occasion de vous rappeler nos motivations, nos convictions et notre combat.

Vous l’avez rappelé, Fleury Michon est une entreprise française familiale centenaire, qui a traversé beaucoup de crises et d’évolutions. L’essentiel de nos sites de production est en Vendée. Nous y sommes très attachés. Nous possédons d’autres sites en Bretagne et dans le Nord.

Nos principaux produits de charcuterie sont issus du jambon. Mais nous fabriquons également des plats cuisinés frais – différents des plats cuisinés appertisés ou surgelés – et des produits traiteur de la mer – du surimi, fabriqué essentiellement à base de chair de poisson.

Nous employons environ 3 800 collaborateurs, dont 3 500 en France, parmi lesquels 3 000 en Vendée. Nous disposons de huit sites de production en France et d’un centre logistique. Nous réalisons 737 millions d’euros de chiffre d’affaires. Notre internationalisation est effectivement récente puisqu’elle date de 2006. Nous sommes désormais principalement implantés en Espagne, en Italie et aussi au Canada.

Nous sommes la deuxième marque alimentaire distribuée dans les hypermarchés et supermarchés. Nous le mettons rarement en avant car ce n’est pas notre principale caractéristique, mais cela nous donne une responsabilité et nous permet surtout de donner de l’ampleur aux actions que nous engageons.

Quel est notre projet ? Notre entreprise a toujours cherché à fabriquer des produits de qualité. En 2014, avec l’équipe de direction, nous avons décidé de lancer un grand projet intitulé « Aider les hommes à manger mieux chaque jour ». Il ne s’agit pas d’une opération marketing, mais d’un projet qui mobilise nos 3800 collaborateurs, dans la continuité de notre exigence de qualité et avec la volonté de prendre en compte l’évolution du consommateur.

En effet, le rapport entre le consommateur, l’industrie et la distribution a changé. Il est donc nécessaire que le consommateur sache comment nous produisons ce qu’il mange. Mme Barbara Bidan y reviendra : dès 1998, nous avions mis en place une charte qualité, avec l’objectif de réduire les additifs, car nous étions déjà convaincus qu’alimentation et santé sont liées.

Or, depuis peu, le consommateur s’intéresse aussi à ce sujet alors que, pendant quelques décennies, l’alimentation était une variable d’ajustement. Nous souhaitons donc lui apporter une alimentation quotidienne accessible et de la meilleure qualité nutritionnelle possible. Pour ce faire, nous avons pris des engagements. Certes, nous sommes des industriels, mais qu’est-ce que cela signifie ? Monsieur le président, vous l’avez rappelé, vous ne faites pas le procès de l’industrie alimentaire et c’est heureux. Mais, souvent, le terme « industriel » est employé péjorativement dans la presse ou par les consommateurs.

Or produire de façon industrielle, c’est simplement produire en grande quantité. Ce n’est produire pas de la mauvaise qualité : on peut produire en grande quantité des aliments de bonne qualité. En l’espèce, le parallèle avec l’automobile est parlant. D’ailleurs, Joël Robuchon nous accompagne depuis trente-trois ans, non pas dans le cadre d’un partenariat marketing, mais en soutien d’un processus industriel qui génère régularité et sécurité alimentaires. Il nous assiste quasi quotidiennement et participe à une trentaine de journées de réunions par an.

Nous nous battons pour améliorer l’information du consommateur. Vous l’avez souligné à raison, monsieur le président : nous sommes particulièrement exigeants en la matière car, en 2018, il est impensable que le consommateur n’ait pas accès à cette information. Il doit savoir exactement ce qu’il consomme. Dès 2014, nous avons lancé des opérations appelées « Venez vérifier » après avoir pris conscience de la défiance croissante des consommateurs : la seule façon de se faire entendre était de montrer ce que nous faisions. Nous avons donc largement ouvert nos usines et toutes les chaînes d’approvisionnement pour que les consommateurs puissent librement les visiter. Ces opérations sont désormais permanentes. Les visiteurs peuvent filmer, prendre des photos et faire les commentaires qu’ils souhaitent sur les réseaux sociaux, évidemment sans aucune censure de notre part.

Nous sommes également le premier industriel à avoir décidé d’apposer le Nutri-Score sur nos produits. Certes, l’outil n’est pas parfait, mais à la différence de nos principaux concurrents, nous pensons qu’il vaut mieux utiliser un outil imparfait et le faire évoluer, plutôt que de continuer à résister.

L’information du consommateur devrait être un droit fondamental. Je ne sais pas comment cela pourrait juridiquement se traduire, mais il est d’autant plus important de l’affirmer que le lien entre santé et alimentation est désormais clairement établi. Le consommateur doit donc pouvoir faire ses choix en totale confiance et indépendance.

C’est pourquoi nous avions pris position pour les amendements liés au Nutri-Score lors des débats sur le projet de loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous. Nous avons été choqués que l’amendement concernant l’interdiction de la publicité à destination des enfants pour les produits trop gras, trop salés ou trop sucrés soit rejeté, selon la presse pour des raisons économiques…

Nous avons sollicité cette audition pour vous exposer notre savoir-faire. Nous sommes une entreprise ancrée dans le territoire. L’industrie agroalimentaire est diverse et ses entreprises qui sont très différentes : des multinationales – sans vouloir leur jeter l’opprobre, leur centre de décision n’est pas en France… –, des entreprises de taille intermédiaire (ETI), dont Fleury Michon fait partie – elles ne sont pas toujours représentées mais, pour beaucoup, elles partagent notre point de vue – et de petites et moyennes entreprises (PME).

Le caractère familial de notre entreprise fait de nous des acteurs conscients de leur responsabilité dans l’évolution du mode de vie et de l’alimentation des Français. Nous avons accueilli avec beaucoup de satisfaction l’initiative des États généraux de l’alimentation (EGA), prise par le président de la République. En effet, l’alimentation est centrale dans la vie des gens. Nous sommes convaincus qu’un pays qui s’occupe bien de son alimentation et la fait évoluer dans le bon sens est un pays qui va mieux. Des consommateurs qui vont mieux – et font également plus attention à leur santé – vivent mieux ensemble.

Nous sommes convaincus qu’il est possible d’améliorer la consommation et que les consommateurs sont en avance sur l’industrie, qui n’a pas encore pris en compte la totalité de leurs attentes. Si les industriels ont un rôle à jouer puisque ce sont eux qui mettent les produits sur le marché, le rôle des pouvoirs publics est important également. La définition de normes comme le Nutri-Score est importante parce qu’elle constitue un véritable service pour les consommateurs et qu’elle permet d’éviter de laisser se développer des normes sauvages privées. Enfin, il ne faut pas oublier le rôle de la distribution.

Je pense que nous sommes dans une période de transformation. Quand on dressera le bilan, dans dix ou quinze ans, de l’époque actuelle, on s’apercevra qu’il y a eu une transformation, une révolution de l’offre plus qu’une révolution des circuits de distribution. La distribution a la responsabilité de rendre accessibles les produits – je lui fais confiance en ce qui concerne le prix – en facilitant leur accès dans les magasins. Une famille consomme 80 références environ par semaine, sur 100 000 références disponibles dans un hypermarché. Il faut donc que les distributeurs donnent un accès rapide aux produits et qu’ils soutiennent les entreprises qui sont engagées dans la transformation alimentaire puisqu’il y va de la survie de cette filière, notamment en valorisant les produits. Manger mieux coûte plus cher, produire mieux coûte plus cher, mieux rémunérer les éleveurs coûte plus cher, et avoir une offre de produits frais et au plus près des consommateurs coûte plus cher.

Nous sommes totalement animés par ce projet et ravis de pouvoir répondre à vos questions.

M. le président Loïc Prud’homme. Vous avez parlé du Nutri-Score et de votre volonté de transparence. Cela dit, il faut savoir que 60 % des consommateurs ne lisent pas les étiquettes ! Avez-vous pris des mesures pour améliorer la qualité nutritionnelle de vos aliments ? Quelle est la politique de Fleury Michon vis-à-vis des additifs ? Comme nous l’ont dit beaucoup d’acteurs, le consommateur est en avance sur ce sujet. Aussi doivent-ils répondre à des demandes en excluant des additifs qui sont encore autorisés de leurs recettes. Quel est l’intérêt concret d’en utiliser parfois un nombre conséquent ?

Quand on parle d’additifs et de jambon, on pense immédiatement aux nitrites. Quelle est votre politique aujourd’hui en matière de nitrites dans vos produits ? Cette question a été au premier plan de l’actualité à un moment. Est-il possible de fabriquer du jambon sans nitrites ? J’ai une idée de la réponse ; on verra si la vôtre est la même que la mienne.

M. Régis Lebrun. Je vais vous répondre sur le Nutri-Score de façon générale, puis je laisserai ma collègue Barbara Bidan vous donner des réponses beaucoup plus précises.

C’est vrai, le consommateur est parfois un peu perdu avec les emballages. Le Nutri-Score a tenté précisément de simplifier l’accès à l’information. Pour notre part, nous avons une politique constante d’amélioration de nos produits. Grâce au Nutri-Score, nous sommes dans un travail permanent d’amélioration qui nous permet de poser la question de la qualité nutritionnelle de nos produits, même si leur qualité est en général supérieure à celle de nos concurrents. Nous avons un plan de progrès, à la fois de diffusion de l’information et d’amélioration de la qualité nutritionnelle.

Nous souhaitons compléter l’information du consommateur sur le Nutri-Score, c’est-à-dire donner des indications de fréquence de consommation qui n’existe pas sur le produit. Nous avons également pris la décision de montrer le logo Nutri-Score dans toutes nos futures publicités télévisées sur les produits.

Mme Barbara Bidan, directrice « Santé et alimentation durable » de Fleury Michon. Avant de vous parler du Nutri-Score, je souhaite vous expliquer la démarche de fond de Fleury Michon sur la partie nutrition santé.

En 1999, on a considéré qu’on avait une responsabilité sur la composition de nos produits et qu’on devait établir des critères dans la conception de nos produits. Nous avons rédigé une charte volontaire nutritionnelle qui guide depuis vingt ans la conception de nos produits. Cette charte comporte cinq points majeurs qui n’ont pas bougé.

Le premier point, c’est la densité nutritionnelle, c’est-à-dire la qualité du produit et l’utilité des kilocalories.

Le deuxième point porte essentiellement sur la quantité et la qualité des matières grasses – comment en mettre moins et mieux. C’est ainsi que nous avons réussi à supprimer l’huile de palme, les huiles hydrogénées et à réduire les acides gras trans.

Le troisième point a trait au sel. Il y a un lien évident entre le sel et la santé, avec l’hypertension notamment. Pour chacune de nos catégories de produits, qu’il s’agisse des plats cuisinés, du surimi ou du jambon, nous nous sommes fixé des seuils à ne pas dépasser.

Le quatrième point, qui est un point central, concerne les additifs. Nous avons considéré qu’il fallait optimiser de façon naturelle ce que l’on sait bien faire chez nous, à savoir la cuisine. C’est un vrai défi, car on peut améliorer le taux de matières grasses ou le taux de sel en incorporant tout simplement des additifs. L’enjeu consistait donc à ne pas en rajouter et, au contraire, à aller vers plus de naturalité. Nous avons décidé que nos produits ne contiendraient pas plus de trois additifs. Pour y parvenir, il nous a fallu trois ans. Il s’agissait de savoir quels additifs conserver. Nous nous sommes demandé si nous avions besoin de tous les additifs autorisés sur le marché européen – il y en a un peu plus de 330 – et nous avons pris des décisions liées aux avis scientifiques qui peuvent être émis, qui peuvent être plus récents et parfois contredire les avis européens de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA). Nous avons aussi travaillé sur la question des allergènes, puisqu’il existe des liens récurrents entre certains additifs et les réactions allergiques. Enfin, nous avons étudié tous les risques toxicologiques et les attentes sociétales fortes. Aujourd’hui, nous sommes passés d’une liste ouverte à une liste fermée. Nous avons élaboré une liste positive de vingt additifs que nos équipes peuvent utiliser. Nous avons privilégié les additifs qui permettent la conservation et la sécurité des produits, et les additifs qui sont des arômes ou des colorants naturels. Pour reprendre l’expression de M. Fardet, il y a des additifs un peu plus cosmétiques qui n’ont pas d’utilité majeure de sécurité alimentaire et que nous voulons supprimer demain, afin d’aller vers des produits les plus naturels possible tout en ayant en tête la sécurité du consommateur.

La situation est un peu compliquée en ce qui concerne le nitrite de sodium (E 250) un avis de l’EFSA de 2007 venant de confirmer qu’on pouvait utiliser cet additif, tandis que d’autres études, notamment du Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), considèrent qu’il y a un lien entre charcuterie, sel nitrité et cancer du côlon. Face à un tel constat, nous voulons pouvoir assurer la sécurité du consommateur et prendre en compte ces enjeux de santé. Là aussi, nous avons travaillé en plusieurs phases. Premièrement, on utilise le E 250 notamment pour éviter le botulisme – selon les dernières études de l’Institut Pasteur, il existe encore des foyers de botulisme en France. Deuxièmement, nous avons réduit la teneur en nitrites de nos produits au niveau d’exigence de la législation « bio », c’est-à-dire qu’elle est à peu près deux fois moins importante que la réglementation européenne – c’est la première fusée que l’on a tirée, si je puis dire. Enfin, nous avons réfléchi à la manière de substituer ce fameux E 250 qui pose tant de questions. Pour ce faire, nous avons développé un procédé de conservation naturelle à base de bouillon de légumes et de ferments qui va assurer, de façon naturelle, la même sécurité alimentaire que les nitrites.

Voilà ce que l’on sait faire aujourd’hui. Notre objectif est de pouvoir faire, demain, un jambon sans nitrites dès lors que la sécurité alimentaire sera assurée. On sait aujourd’hui qu’un jambon sans nitrites n’aura pas tout à fait le même goût ni la même couleur que celui qu’on a l’habitude de voir – il est gris et a un goût un peu différent. Nous avons consacré des moyens de recherche pour en arriver là.

Aujourd’hui, la question n’est pas tranchée car on voit apparaître sur le marché des produits de charcuterie qui allèguent la mention « sans nitrites » ou « conservation sans nitrites », mais qui sont roses. S’ils sont de cette couleur, c’est bien qu’ils ont été en contact avec les nitrites à un moment de leur élaboration. C’est un procédé qui est assez opaque et sur lequel nous avons assez peu d’explications. Nous pourrions reproduire ce procédé parce qu’il existe des additifs qui redonnent cet effet-là. Mais au vu de notre stratégie de transparence et comme nous ne connaissons pas vraiment comment fonctionne ce procédé, nous avons choisi d’avancer par étapes, de choisir des procédés naturels et d’inscrire sur nos packagings ce qui se passe vraiment. En effet, nous n’avons pas mis de nitrite de sodium et nous conservons nos jambons avec des nitrites végétaux.

Trois questions se posent à propos du nitrite de sodium. Premièrement, quid des alternatives qui existent sur le marché et qui prétendent qu’il n’y a pas de nitrites alors que le jambon est rose ? Dans quelle mesure pourrait-on davantage contrôler ce type d’action ? La deuxième question est celle de la sécurité alimentaire. Peut-on être assuré que les alternatives qui arrivent sur le marché ne provoqueront pas de cas de botulisme, de listériose ou de salmonellose ?

M. Régis Lebrun. Je souhaiterais compléter les propos de Mme Bidan, car c’est un point important.

Nous sommes une entreprise responsable, à la fois par la nature même de notre entreprise et par notre mission, c’est-à-dire que nous sommes bien conscients que nous avons un impact sur la santé des gens. C’est ce qui guide notre démarche depuis très longtemps.

Le dossier du E 250 est arrivé brutalement sur le devant de la scène médiatique et on entend des positions assez radicales qui demandent sa suppression. Bien évidemment, c’est aussi ce que nous cherchons. Pour illustrer mon propos, je ferai le parallèle avec une autre démarche que nous avons engagée il y a quelques années et que nous allons poursuivre dans les semaines qui viennent : il s’agit de la réduction de sel. Nous avons travaillé pendant des années pour réduire le sel et nous apposons sur certains de nos produits la mention « moins 25 % de sel » parce que nous pensons que c’est bon pour la santé des consommateurs. Notre promesse était d’apporter moins de sel dans la ration de jambon tout en conservant le goût, car le goût et le plaisir sont des caractéristiques de la consommation alimentaire en France.

Deux voies sont possibles : soit travailler en profondeur sans perdre cet objectif de naturalité, c’est-à-dire avec des bouillons de légumes et des bouillons corsés de viande pour que la réduction en sel, bénéfique pour les artères des Français, ne soit pas négative en termes de goût. C’est cette voie que nous avons choisie, et qui fait appel à d’importantes connaissances technologiques. Certains de nos concurrents ont choisi, quant à eux, de réduire la quantité de sodium et de le remplacer par du sel de potassium. Nous ne voulons pas nous engager dans cette voie car il faut éviter que le remède soit pire que le mal. C’est un peu ce qui nous inquiète avec l’affaire du E 250. Notre combat est de parvenir à mettre sur le marché un produit sans sel nitrité et qui soit sûr du point de vue sanitaire, car le produit doit être adapté au mode de vie des gens, c’est-à-dire avoir une durée de vie suffisante. Mais il ne faudrait pas que des initiatives soient prises aujourd’hui qui fassent croire aux consommateurs qu’on a enlevé les nitrites pour les remplacer par quelque chose qui serait pire.

Hier, en Vendée, nous avons reçu l’administration départementale et nous l’avons alertée publiquement sur ce point. Nous lui avons demandé son avis et de creuser le sujet parce qu’il nous semble dangereux pour la santé publique et déloyal en ce qui concerne les conditions de marché.

M. le président Loïc Prud’homme. J’entends bien qu’il faut éviter toute concurrence déloyale, mais le sujet qui nous occupe aujourd’hui est le nitrite de sodium, qui est un cancérogène probable.

Or on sait bien comment finissent les classifications des cancérogènes : ils passent souvent rapidement du tableau des « probable », à celui des « avéré ». L’enjeu est donc bien de sortir ces substances des additifs, même s’ils bénéficient encore aujourd’hui d’une autorisation de mise sur le marché et qu’ils sont autorisés en bio.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Vous dites qu’on ne peut pas se passer de nitrites. Pourtant, une grande entreprise danoise fabrique de la charcuterie qui, effectivement, n’est pas rose. Les gens sont simplement habitués à consommer cette charcuterie, et le fait qu’elle ne soit pas rose n’est pas gênant. Il faut donc prendre le problème dans l’autre sens. Vous pourriez faire une publicité qui montrerait que, même si votre produit n’est pas rose, il est très bon et qu’il ne contient pas de nitrites.

J’ajoute que cette entreprise danoise n’a aucun problème de sécurité alimentaire. Vous pourriez être précurseur en modifiant la perception de la notion de couleur associée à quelque chose de bon à manger. Une autre couleur peut être tout aussi jolie si l’on sait communiquer.

M. Régis Lebrun. Votre proposition est très juste et pertinente. C’est l’une des initiatives que nous allons prendre dans les semaines qui viennent. Nous allons la tester sur le marché en conditions réelles, en expliquant notre démarche. Ce qu’il faut en fait, c’est un gros travail d’accompagnement. Quand vous faites cuire un rôti de porc à la maison, il est gris et cela ne choque personne. Mais si, dans le rayon d’un supermarché, le jambon n’est pas rose, cela interpelle le consommateur qui pense que si la couleur est oxydée, c’est qu’il y a une fuite ou quelque chose comme cela.

Nous souhaitions faire cet aparté sur les solutions proposées aujourd’hui car nous voulons vraiment trouver une solution naturelle. Mais comme ces futurs produits n’auront pas la même durée de vie que les produits actuels, il faudra recaler les circuits de distribution. La consommation, c’est le reflet des modes de vie des Français. Or ils ont pris l’habitude d’avoir des produits dans leur frigidaire qu’ils peuvent utiliser quand ils le veulent.

M. David Garbous, directeur « Stratégie et innovation » de Fleury Michon. Nous plaidons pour que le Nutri-Score incorpore à l’avenir davantage d’éléments, car l’information nutritionnelle n’est pas suffisante, comme on l’a vu avec les additifs. Par exemple, l’une de nos références phare est la cassolette de saint-jacques aux poireaux. Le poireau est un légume fantastique, mais sur un poireau conventionnel il y a en moyenne vingt-trois passages de pesticides ! C’est certainement très bien fait, et nous faisons des contrôles qui permettent de nous assurer que c’est le cas. Néanmoins, nous avons décidé d’utiliser des poireaux bio parce que cela nous paraît plus pertinent par rapport à notre plan d’entreprise. Le Nutri-Score de la cassolette de saint-jacques aux poireaux ne va pas changer, mais nous sommes convaincus que ce produit sera meilleur pour la santé des consommateurs. C’est plus contraignant pour nous, plus coûteux, mais si on ne pose pas ces questions assez en amont – et c’est l’objet de nos discussions – on se retrouve avec des bombes à retardement potentielles. Cela fait partie des choix tragiques que l’on doit pouvoir mettre en place et accompagner.

M. le président Loïc Prud’homme. Si vous anticipez mes questions, je vais me trouver fort dépourvu ! (Sourires.)

Je souhaitais effectivement faire référence à l’étude individuelle nationale des consommations alimentaires (INCA) de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES), notamment sur la présence des résidus de pesticides et autres contaminants dans l’alimentation, et vous demander si vous aviez des exigences particulières sur ce point.

Vous avez répondu en partie à cette question. Quel est votre niveau d’exigence vis-à-vis de vos fournisseurs ? Comment les contrôlez-vous ? Cette démarche est-elle aujourd’hui générale dans votre façon de travailler ?

Mme Barbara Bidan. S’agissant des pesticides, la politique de l’entreprise est assez simple : nous avons évidemment des plans de surveillance et des plans de contrôle pour nous assurer de l’innocuité des produits que nous réceptionnons. Notre méthodologie est un peu la même que celle que nous avons utilisée pour les additifs. La première façon de réduire l’exposition des consommateurs aux pesticides est de proposer plus de produits bio. L’entreprise s’est engagée à ce que, demain, nos approvisionnements en bio représentent environ 20 % du total. La deuxième façon consiste à parvenir, pour l’ensemble de nos approvisionnements, à des exigences de qualité proches de la nourriture pour les bébés, les règles en termes d’exposition aux pesticides étant plus sévères. Notre démarche est la même que pour les additifs, mais le sujet est moins mature, nous sommes encore en phase de réflexion. Nous nous fixons un seuil d’exigence qui est le bio, et parmi les pesticides qui pourraient être encore utilisés il s’agit de savoir lesquels on autorise, s’il faut des taux maximum de résidus et quelle limite maximale de résidus (LMR) on doit fixer par pesticide. Bref, ce sont toutes les questions de fond que l’on se pose avec nos fournisseurs et les scientifiques. Sur ce point, je le répète, nous sommes en phase de construction.

M. David Garbous. Pour être vraiment efficace sur ce sujet, au-delà des contrôles que l’on fait systématiquement à l’entrée des usines, nous souhaitons remonter les filières et travailler plus directement avec les producteurs et les agriculteurs. En effet, si l’on veut modifier les choses en profondeur, il convient – et c’était un peu l’esprit des Etats généraux de l’alimentation – de mettre tous les acteurs autour de la table et que chacun, dans ses compétences, prenne des engagements pour avancer. On est en train de le faire dans le cadre de la filière bio.

S’agissant du porc, qui est encore notre grosse activité, moins de 1 % du porc produit aujourd’hui en France est bio. En 2004, nous avons décidé de nous lancer dans le bio. Il faut savoir que 98 % de nos approvisionnements proviennent actuellement du Danemark, parce que les Danois ont compris que le bio allait se développer et ont fait en sorte d’équilibrer leur économie en vendant du bacon aux Anglais, des saucisses aux Allemands et du jambon aux Français. Et cela marche très bien puisqu’ils sont en train de devenir le leader européen du bio. Avec M. Lebrun, nous nous sommes rendus récemment au Danemark, où nous avons pu voir des éleveurs qui sont très fiers de ce qu’ils font et qui gagnent très bien leur vie. Vous voyez des cochons en plein air, des petits qui courent partout, des bâtiments d’élevage ouverts – en fait, c’est Martine à la ferme en vrai ! Quand on essaie de développer ce modèle en France, on nous répond que c’est coûteux, compliqué voire impossible. C’est terrifiant parce qu’on se dit qu’il y a, à 800 kilomètres de nos frontières, un système qui marche et, tout à côté de nous, une filière qui est en train de mourir parce qu’elle est en crise structurelle depuis vingt ans. C’est très symbolique des choix alimentaires que l’on a faits collectivement depuis cinquante ans en essayant de produire toujours plus et toujours moins cher. Aujourd’hui, et c’est une très bonne nouvelle, il y a un basculement des consommateurs. Il faut donc que l’ensemble de la chaîne s’organise. Pour notre part, nous avons essayé d’aborder le sujet avec les moyens qui sont les nôtres et notre façon de faire, en créant une structure, Vallégrain Développement, avec un fournisseur historique de Label Rouge. C’est un éleveur du Perche qui connaît très bien l’élevage et qui va sélectionner des éleveurs volontaires – il y en a – et les aider à s’installer. Nous essayons de mettre en place un dispositif, avec l’objectif que 20 % de nos approvisionnements soient d’origine française d’ici à deux ans. Mais c’est un parcours du combattant…

M. le président Loïc Prud’homme. Hier, lors d’une audition, j’avais trouvé comme voie de reconversion de faire de la volaille dans le sud-est. Aujourd’hui, j’en ai une deuxième : faire du porc bio pour Fleury Michon. (Sourires.)

Je veux revenir sur la question des pesticides. Vous nous parlez des limites maximum de résidus, etc. Vous en tenez-vous à ce qu’exige la réglementation et à ce qui est imposé à vos fournisseurs, ou bien les encouragez-vous à parvenir au « zéro résidu » ?

Mme Barbara Bidan. Tout le travail que nous devons faire sur les pesticides est un travail collaboratif. On fixe ensemble les résidus que l’on choisit d’exclure et les niveaux de LMR.

M. le président Loïc Prud’homme. Nous avons évoqué la filière de production et votre rôle d’industriel. Quel est votre sentiment sur la pression qu’exercent les grandes centrales d’achat dont la concentration pose problème, comme on l’a encore vu ce matin lors des auditions ? Ils vous imposent des prix tirés vers le bas qui vous contraignent dans les engagements volontaristes que vous semblez vouloir mettre en place, c’est-à-dire que la pression sur le prix est une barrière quasiment infranchissable pour avoir des produits de qualité.

M. Régis Lebrun. Effectivement. C’est pour cela que j’ai dit, dans mon propos liminaire, qu’il fallait évidemment que les industriels changent – nous sommes certainement parmi ceux qui l’ont compris le plus tôt –, et que les pouvoirs publics et la distribution ont un rôle à jouer. Chacun sait que le rapport est assez défavorable à l’industrie en termes de négociations commerciales et que la pression sur les prix est très forte, notamment depuis la constitution des super centrales en 2015. En effet, il y a dorénavant quasiment quatre points d’achat, ce qui veut dire que lorsqu’on discute avec nos clients, c’est 25 % de notre chiffre d’affaires qui est systématiquement en jeu. Notre écoute clients est naturellement très développée, mais elle l’est encore plus lors des négociations.

Dans le cadre du projet de loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine et durable, une disposition concerne le seuil de revente à perte. Si ce sujet ne nous intéresse pas tellement puisqu’il n’est pas fondamental pour nos rayons, en revanche la capacité à maîtriser notre politique tarifaire est très importante. Nous avons eu des contacts avec les différents ministères ces derniers mois, et nous leur avons expliqué notre point de vue. Nous l’avons payé très cher en 2017, puisque le prix du porc a fortement augmenté à la suite de la crise porcine de 2015 – et heureusement pour les éleveurs. Comme il y a une forme de pression pour « acheter français », il y a eu une très forte demande de jambon français. Les abatteurs intermédiaires ont augmenté leurs prix dans une proportion beaucoup plus forte que le prix du porc lui-même et nous n’avons pas pu répercuter ces hausses de prix à la distribution. Le surcoût final a été pour nous de 25 millions d’euros, ce qui est énorme puisque le résultat de l’entreprise est compris entre 16 et 17 millions, et nous n’avons pas pu le répercuter. Nous militons donc pour que l’on retrouve la liberté tarifaire, c’est-à-dire que les conditions générales de vente prévalent sur les conditions générales d’achat.

Quand on est dans une position de négociation aussi défavorable, si les conditions générales d’achat s’imposent aux conditions générales de vente, on est dans la quasi-incapacité de pouvoir négocier les tarifs, y compris d’ailleurs sur l’innovation. C’est pour cela que je disais dans mon propos liminaire que l’innovation coûte cher. Or nous sommes une société de taille intermédiaire et nos moyens ne sont pas illimités, contrairement à ceux de très grands groupes. Quand on fabrique des plats cuisinés, il faut investir dans toutes les filières, par exemple dans la filière carotte, dans la filière tomate, dans la filière céleri et, bien sûr, dans la filière porcine ; on est obligé de mettre en place des équipes et de payer le juste prix aux producteurs. Nous avons développé des filières bio, en Vendée, juste à côté de chez nous : il faut payer nos collaborateurs qualifiés pour qu’ils mettent en place ces plans de progrès. Or aujourd’hui, nous n’arrivons pas à valoriser ces produits auprès de la distribution. Nous militons donc pour modifier la loi, afin de pouvoir fixer librement nos prix – quitte à être sanctionnés par le consommateur si nous nous trompons.

Nous avons lancé la marque Fleury Michon au Québec. Là-bas, les rapports sont complètement différents. Comme nous étions en phase de lancement, notre compte d’exploitation montrait que nous n’avions pas de marges. Nous avons donc augmenté nos prix de 15 %, ce qui est significatif. Les clients que j’ai rencontrés m’ont dit que cette hausse était énorme, mais ils nous ont mis face à nos responsabilités, c’est-à-dire que nous serions déréférencés si les ventes n’étaient pas au rendez-vous. Nous acceptons ce système, car c’est notre métier de savoir à quel prix commercialiser les produits. Résultat : les ventes n’ont pas baissé. Au contraire, elles ont continué à augmenter et nous avons reconstitué nos marges.

En France, il faut vendre toujours moins cher. Du coup, nous ne parvenons pas à valoriser les produits, ce qui constitue un véritable frein à la transformation alimentaire. Or cette transformation, il faut la financer d’une manière ou d’une autre. Nous ne demandons de l’argent à personne, nous voulons juste que notre organisation, notre innovation et notre performance nous permettent de proposer des produits accessibles. Mais encore faut-il qu’on nous laisse fixer nos tarifs.

M. le président Loïc Prud’homme. Je voudrais aborder maintenant un point qui vous concerne, celui des emballages plastiques. On voit poindre un problème de santé publique puisque des perturbateurs endocriniens sont suspectés d’être introduits dans les aliments par le biais de l’emballage. Avez-vous identifié ce problème ?

M. David Garbous. Vous avez raison, c’est un sujet qui est devant nous, en termes d’environnement et, potentiellement, de santé publique. Soyons objectifs, nous ne sommes pas très bons en la matière. Nous avons fait comme tout le monde : nous avons diminué les quantités d’emballages, les grammages, nous avons essayé de travailler sur les formulations avec les fournisseurs. Nous avons beaucoup de difficultés à obtenir des éléments transparents sur ce sujet. Nous recherchons des alternatives. Comme nous l’avons dit tout à l’heure, nous avons des obligations sur les dates limites de consommation – entre vingt et trente jours selon les produits. Le plastique a beaucoup de défauts mais on a optimisé les choses pour que sa perméabilité à l’oxygène soit parfaite. Les alternatives qui existent actuellement sur le marché font défaut, notamment en termes de dates de péremption. Mais cela ne veut pas dire qu’on arrête de chercher. C’est un sujet majeur sur lequel il conviendrait de travailler collectivement car il concerne l’ensemble de l’industrie.

Mme Barbara Bidan. Le sujet des perturbateurs endocriniens est compliqué pour une entreprise de notre taille, car nos moyens ne nous permettent pas de faire beaucoup de recherches dans un domaine où les connaissances ne sont pas établies. Par ailleurs, le cadre juridique européen est très diffus : il existe différentes définitions des perturbateurs endocriniens, mais aucune qui soit très claire. Enfin, c’est un sujet de nature transversale
– essentiel en ce qui concerne les emballages, on le retrouve cependant tout au long de la chaîne de valeur – et qui pose un problème particulier, à savoir qu’il n’existe pas forcément de lien entre la dose et l’effet, et que le rôle de la période d’exposition vient encore compliquer les choses.

Pour toutes ces raisons, nous préférons aborder ce sujet en faisant application du principe de précaution, consistant en l’occurrence à réduire autant que faire se peut l’exposition aux perturbateurs endocriniens sur toute la chaîne de valeur, emballages compris.

La réglementation étant très floue, nous nous reportons à ce qui existe, à savoir la liste « REACH » – qui comprend un nombre très élevé de substances – et nous procédons à des croisements avec d’autres sources provenant notamment de certaines ONG, notamment la base TEDX.

Nous venons de classer les perturbateurs en cinq niveaux, en adaptant notre méthodologie à chacun d’entre eux. Pour ce qui est du niveau 1, constitué de quinze perturbateurs avérés pouvant se trouver dans la chaîne alimentaire, nous effectuons un gros travail de l’amont à l’aval, nécessitant le concours d’équipes à la fois internes et externes, et consistant à mettre en place des plans de surveillance et de contrôle tout au long de la chaîne. Pour mener à bien cette tâche, nous nous sommes dotés des appuis scientifiques et juridiques qui nous étaient nécessaires.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. L’application du principe de précaution semble constituer la meilleure solution à l’égard des perturbateurs endocriniens, dont on sait encore peu de chose, si ce n’est qu’ils sont dangereux. Des études scientifiques sont en cours, mais il sera toujours difficile d’acquérir des certitudes en la matière, notamment en raison des « effets cocktail » et de l’arrivée incessante de nouveaux produits sur le marché, c’est pourquoi il vaut mieux s’efforcer de limiter la présence des perturbateurs endocriniens dans les produits alimentaires.

Comme vous le savez, des scandales éclatent régulièrement dans le secteur agro-alimentaire. J’aimerais savoir sur quels dispositifs de contrôle la société Fleury Michon s’appuie pour veiller à la qualité des produits qu’elle met sur le marché, et si elle les considère suffisants. Par ailleurs, quelles recommandations feriez-vous pour éviter que de nouveaux scandales alimentaires surviennent ?

Enfin, je veux évoquer les remous provoqués par le fait que des autocollants « J’aime », comportant la photo d’un éleveur français, se sont trouvés apposés sur des barquettes de jambon espagnol de la marque Fleury Michon. Comment expliquez-vous l’usage de cette technique marketing, et ne pensez-vous pas que le consommateur peut s’estimer floué ?

M. Régis Lebrun. J’aimerais faire preuve d’optimisme et vous dire qu’il n’y aura plus de fraudes à l’avenir, mais le réalisme m’oblige à penser que, malheureusement, il y aura toujours des gens pour transgresser les règles. Si la société Fleury Michon n’a pas été touchée par les scandales survenus au cours des dernières années, ce n’est pas par hasard, mais en raison de l’application de certaines règles. Ainsi, pour ce qui est de la présence de viande de cheval dans des lasagnes au bœuf, une telle chose n’aurait pu survenir chez nous, du fait que nous ne pratiquons pas les achats spots : nous n’achetons qu’à des fournisseurs que nous connaissons et que nous avons référencés au terme de tout un processus d’évaluation. Si demain, un fournisseur vient nous proposer d’acheter du bœuf à moitié prix, non seulement nous allons nous méfier, car nous connaissons bien le prix des matières, mais aucune transaction ne sera possible avec cette personne que nous n’avons pas référencée. En l’occurrence, l’affaire des lasagnes impliquait l’intervention d’industriels sous-traitants s’adressant eux-mêmes à des courtiers achetant en Roumanie, ce qui montre bien la totale absence de maîtrise de l’ensemble des opérateurs.

Par ailleurs, à réception de la marchandise, nous effectuons des contrôles effectués selon des plans systématiques, afin d’écarter les risques de deux types. Le premier est celui d’une mauvaise opération à l’intérieur de nos unités, le second, de loin le plus important, est celui de problèmes en provenance de l’extérieur. Nous effectuons donc des autocontrôles et nous aidons également nos fournisseurs à mettre en place des systèmes ou des appareils de contrôle permettant de nous garantir la sécurité. Certes, on n’est jamais à l’abri d’un incident, mais je peux dire que nous possédons aujourd’hui un bon degré de maîtrise de la qualité de nos approvisionnements, ce qui fait que notre marque n’a jamais connu de problèmes de fraude, ou liés à la maîtrise sanitaire et bactériologique des produits.

Pour ce qui est de l’épisode des stickers, au sujet duquel nous avons eu l’occasion de nous expliquer directement avec les éleveurs, il n’y a jamais eu de notre part l’intention de tromper le consommateur en utilisant indûment l’image des éleveurs français. Sans avoir suffisamment réfléchi, nous avons juxtaposé un sticker publicitaire et une origine. Ce sticker n’avait pas pour objet de faire référence à la nationalité française des éleveurs, mais faisait partie d’une opération de promotion de la filière « J’aime », constituée d’éleveurs français s’engageant à ne pas utiliser d’OGM ni d’antibiotiques pour l’élevage du porc. Un film publicitaire est passé à la télévision, que nous avons relayé sur les packs au moyen du sticker – que nous aurions d’ailleurs pu coller sur l’ensemble de nos produits : la marque Fleury Michon vend en effet plus de 300 millions de packs par an, tous produits confondus, et le pack est donc notre premier média de contact.

Certains producteurs ont, à tort, fait le lien entre ce sticker faisant référence à la filière « J’aime », et l’origine, toujours clairement indiquée sur nos packs – ce qui, en l’occurrence, a joué contre nous. Nous achetons 60 % de nos jambons en France, la plus grande partie du reste en Espagne – sauf le bio, que nous achetons par obligation au Danemark, les éleveurs français ne produisant pas suffisamment pour nos besoins. Nous avons pris le parti, dans le cadre d’une information au consommateur à laquelle nous attachons une grande importance, de faire figurer en clair l’origine de la viande sur nos packs, en l’occurrence l’origine espagnole d’un jambon.

Très franchement, nous aurions pu nous passer de cette opération. Nous avons fait un faux pas qui a été mal interprété, mais nous n’avions aucunement l’intention de nous prévaloir de l’image des éleveurs français pour vendre du jambon espagnol.

M. le président Loïc Prud’homme. Je vous invite à conclure en quelques mots, car nous arrivons au terme de cette audition.

M. Régis Lebrun. Je vous remercie à nouveau de nous avoir reçus. Il est important pour nous de pouvoir vous expliquer concrètement ce que nous faisons – car nous vivons souvent assez mal le fait d’être assimilés aux mauvais côtés de l’industrie agroalimentaire – et d’être en mesure de montrer notre différence et notre singularité. Si cela peut intéresser votre commission d’enquête, vous êtes les bienvenus dans nos usines, où vous constaterez de visu tout ce que nous vous avons dit au cours de cette audition.

M. le président Loïc Prud’homme. Nous vous remercions, et prenons bonne note de votre invitation à nous rendre au Danemark afin d’y visiter les usines de votre filière bio ! (Sourires.)

 

La séance est levée à onze heures trente-cinq.

 

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17.    Audition, ouverte à la presse, de M. Philippe Pointereau, directeur du pôle « agro-environnement » de SOLAGRO, et de M. Jean-Marc Meynard, directeur de recherche à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) et membre du Conseil scientifique d’Afterres 2050

(Séance du jeudi 21 juin 2018)

La séance est ouverte à onze heures quarante.

M. le président Loïc Prud’homme. Mes chers collègues, nous recevons à présent M. Philippe Pointereau, directeur du pôle « agro-environnement » de Solagro, et M. Jean‑Marc Meynard, directeur de recherche à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), mais qui interviendra ici en tant que membre du conseil scientifique d’Afterres 2050 – en outre, M. Meynard préside, depuis 2012, le comité scientifique des chambres d’agriculture.

Solagro a été créée à Toulouse en 1981, à une époque où il n’était pas courant de parler d’agro-écologie. Cette structure spécialisée dans l’ingénierie, le conseil et la formation dans les domaines agricole, de l’environnement et de l’énergie, a le statut d’entreprise associative. En effet, Solagro est née de la volonté d’agriculteurs, de chercheurs et d’autres milieux professionnels. Un axe majeur du travail des équipes de Solagro est de réfléchir à une gestion économiquement volontariste, mais aussi solidaire des ressources naturelles.

Nous avons souhaité vous recevoir car Solagro est à l’origine du scénario prospectif nommé « Afterres 2050 ». L’un des volets essentiels de ce scénario concerne la production agricole et l’évolution de nos modes de consommation alimentaire. Solagro a engagé ce travail en 2011. Une première version d’Afterres 2050 a été publiée en 2013, suivie d’une nouvelle version en 2016.

Dans ce cadre, des milliers de données ont été traitées dans une matrice de modélisation systémique. L’intérêt de ce scénario à long terme est de pouvoir faire varier des hypothèses d’évolution et de mettre à jour des enjeux sur lesquels il conviendra d’arbitrer, notamment au sujet de la question consistant à savoir quelle sera notre assiette demain et en 2050. Il semble que la part de la viande et des charcuteries est appelée à diminuer sensiblement tandis que celle des fruits et légumes augmentera, sans pour autant imposer un mode alimentaire strictement végétarien.

Au regard de l’objet de notre commission, quelle sera la place de l’alimentation industrielle et plus particulièrement celle des produits ultra-transformés, incorporant beaucoup d’additifs et d’ingrédients assez peu naturels ?

Je vais d’abord vous donner la parole pour un exposé liminaire qui nous en dira plus sur le scénario Afterres 2050. Au terme de cet exposé, notre collègue Michèle Crouzet vous posera ses questions en sa qualité de rapporteure de la commission d’enquête.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment. C’est ce que je vous invite à faire avant de vous céder la parole.

(M. Philippe Pointereau et M. Jean-Marc Meynard prêtent successivement serment.)

M. Philippe Pointereau, directeur du pôle agro-environnement de Solagro. Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, nous sommes très heureux que vous nous donniez l’opportunité de venir présenter, pour la première fois, nos travaux à l’Assemblée nationale.

L’équipe constituant Solagro, qui a maintenant plus de trente ans d’existence, s’est donné pour mission de réfléchir aux opportunités qui pourraient permettre de transformer notre système agricole et alimentaire. Le scénario Afterres 2050 est né du désir de savoir si tout ce qui était écrit dans les programmes des gouvernements successifs, mais aussi ce que nous désirions voir comme monde agricole et alimentaire pour demain, était possible. La particularité du travail effectué dans ce cadre est qu’il se fait de manière très systémique. Afterres 2050 est à la fois une approche sur l’alimentation, partant, comme le scénario négaWatt auquel il est associé, de la demande alimentaire plutôt que de l’offre alimentaire
– ce qui implique de se demander combien la France comptera d’habitants en 2050 et ce qu’ils mangeront –, une réflexion sur les pratiques agricoles, intégrant les conséquences du changement climatique, dont on peut penser qu’elles vont être très importantes dans les années à venir, et une interrogation sur les matériaux et l’énergie, tenant compte de l’objectif de disposer d’une énergie totalement décarbonée à l’horizon 2050 – ce qui implique qu’on sollicite l’agriculture encore davantage afin de produire non seulement des biens alimentaires, mais aussi des matériaux isolants, par exemple, et de l’énergie. Nous cherchons donc, dans le cadre d’une approche systémique, à répondre à la fois aux enjeux environnementaux, alimentaires et de santé publique.

L’autre particularité du scénario Afterres 2050, c’est qu’il est quantifié, à la différence d’autres travaux de prospective. L’un de ses éléments-clés est l’engagement très ambitieux qui a été pris dans le cadre de l’Accord de Paris et intégré à la stratégie nationale bas carbone, consistant à diviser par quatre nos émissions de gaz à effet de serre d’ici 2050 par rapport à 1990 – par deux dans l’agriculture –, et de parvenir à la neutralité carbone en 2050, c’est-à-dire que le reste des gaz à effet de serre émis devra être compensé par des mesures de stockage du carbone.

En parallèle, nous sommes alimentés par un travail de recherche, à savoir le programme BioNutriNet, qui constitue un volet spécifique de l’étude NutriNet-Santé menée par l’équipe du professeur Serge Hercberg, directeur de l’équipe de recherche en épidémiologie nutritionnelle (EREN) de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) – que votre commission d’enquête a d’ailleurs auditionné. Dans le cadre de ce programme financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR), 35 000 personnes ont répondu à un questionnaire sur leur consommation de produits bio, ce qui a permis de caractériser le régime des consommateurs bio. Dans le cadre de cette étude, l’équipe de Solagro a été chargée d’évaluer l’impact environnemental de ce régime, au moyen de trois indicateurs : les émissions de gaz à effet de serre, l’énergie et les surfaces nécessaires pour produire cette alimentation.

L’un des éléments clés de ces travaux et de ceux effectués par Afterres 2050, c’est qu’il est possible de faire autrement : il existe bien un scénario permettant de diviser par deux les émissions de gaz à effet de serre de l’agriculture, de nourrir les Français – dont la population devrait croître, d’après les travaux de l’Institut national de la statistique et de la recherche économique (INSEE), de 166 000 habitants par an en moyenne d’ici 2050 – et de réduire tous les impacts environnementaux, notamment sur l’eau – en termes de pollution et de ressource – et sur la biodiversité. Pour cela, nous avons à notre disposition deux leviers principaux, à savoir d’une part le changement du régime alimentaire, d’autre part le changement des pratiques agricoles : il s’agirait de se tourner vers des pratiques plus vertueuses, plus agro-écologiques.

Pour ce qui est de l’assiette des Français en 2050, nous avons procédé avec l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) à une analyse de tous les travaux effectués au cours des dernières années, dont il ressort de façon concordante que, plus la proportion de protéines végétales est importante dans un régime, meilleurs sont les résultats en termes nutritionnels et de santé – notamment sur les maladies cardio-vasculaires, certains cancers et le diabète de type 2 –, et meilleur est l’impact environnemental : l’empreinte se trouve réduite, avec une diminution de la surface utilisée, des gaz à effet de serre, et de la diffusion de pesticides.

Dans le cadre de ce régime comportant une part plus élevée de protéines végétales, la production au moyen d’une agriculture biologique présente un intérêt majeur, celui de réduire à zéro la consommation de pesticides, ce qui est un élément essentiel en matière de santé, mais aussi pour la préservation de la biodiversité – un domaine où il y a urgence à agir, comme l’ont montré de récentes études effectuées par le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et le Muséum national d’histoire naturelle, établissant une nette corrélation entre la disparition des oiseaux des plaines agricoles et la pratique de l’agriculture intensive.

Le message fort que nous tenons à faire passer, c’est qu’il est important d’associer un régime plus riche en protéines végétales et un régime bio. L’adoption d’un régime bio, sans être plus végétal, implique de disposer de surfaces agricoles beaucoup plus importantes, du fait qu’à l’heure actuelle l’agriculture biologique a des rendements inférieurs à ceux de l’agriculture conventionnelle : un blé produit en bio présente un rendement inférieur de 50 % à celui d’un blé produit en conventionnel. Cependant, l’étude BioNutri-net, portant sur des personnes réelles, montre que les consommateurs bio d’aujourd’hui préfigurent ceux de demain, dans la mesure où ils consomment moins de viande, de produits transformés et de boissons sucrées, et plus de produits végétaux : de ce point de vue, ils ont un comportement correspondant parfaitement aux recommandations du Programme national nutrition santé (PNNS). Le fait que ces consommateurs existent montre que la transition n’est pas qu’une simple hypothèse, mais qu’elle est possible et a même commencé à se mettre en œuvre.

L’assiette alimentaire se trouvant à la base de notre scénario pour 2050 est donc une assiette plus végétale, issue d’une réduction de 50 % de la consommation de viande et de produits laitiers, d’une forte augmentation de la consommation de fruits et légumes, de céréales et d’huiles végétales, et d’une certaine réduction de la consommation de vin et de produits transformés.

La demande alimentaire étant définie, il faut se demander comment l’agriculture peut y répondre. Je commencerai par dire que cela implique des mutations de grande ampleur, jusqu’à présent peu anticipées par l’État. S’il faut réduire fortement la production de viande, par exemple, cela implique une adaptation des exploitations agricoles, mais aussi de l’outil industriel – les responsables de Fleury Michon ont dû vous parler des évolutions en cours au sein de leur entreprise, visant à inclure une plus grande part de végétal dans les produits proposés – et un accompagnement de tous les acteurs concernés pour préparer la transformation à venir.

Les pratiques agricoles vont devoir être modifiées en profondeur compte tenu de l’écart actuel entre l’objectif prévu par le scénario, à savoir une production en bio atteignant 50 % en 2050, et la proportion actuelle, qui n’est que de 7 % ou 8 % des surfaces et environ 5 % de la production en bio. Certes, il reste du chemin à parcourir, mais il semble possible de parvenir à notre objectif.

Le scénario repose sur un changement des comportements alimentaires, mais aussi sur la sobriété, c’est-à-dire sur l’acceptation du fait de ne plus consommer autant qu’aujourd’hui : on sait qu’il y a actuellement une surconsommation de calories et de protéines, mais aussi beaucoup de gaspillage et de pertes, qu’il va falloir réduire. Parallèlement, il va aussi falloir que la production gagne en efficacité, notamment en termes d’utilisation du renouvelable. Pour réaliser la photosynthèse, qui constitue la base de l’agriculture, nous avons à notre disposition une ressource limitée en termes de surfaces
– l’exposition au soleil –, mais renouvelable, et nous devons réfléchir aux moyens à mettre en œuvre pour tirer le meilleur parti de cette ressource nationale, tout en préservant nos ressources en eau et en biodiversité, et en réduisant les émissions de gaz à effet de serre.

Il est un point qui montre bien l’urgence qu’il y a à accélérer la transition, à savoir le fait que la population française augmente – nous sommes l’un des rares pays européens dans ce cas – alors les surfaces agricoles reculent d’environ 70 000 hectares par an et que les rendements agricoles stagnent. Face à cette équation paraissant insoluble, seules deux réponses sont possibles : il faut soit importer plus, soit adapter le régime alimentaire. Pour notre part, nous avons écarté la première solution au profit de la seconde, qui implique un changement des pratiques agricoles. Nous en profiterons pour réduire, par exemple, les importations de soja en provenance d’Amérique du Sud, et pour mettre en place des systèmes plus autonomes, permettant la production locale de protéines destinées à l’élevage ou basées sur une alimentation des ruminants recentrée sur le broutage de l’herbe – alors qu’aujourd’hui, on a tendance à gaver les animaux de céréales et de soja.

Les politiques semblent avoir du mal à comprendre que la surface de terres agricoles de la France n’est pas illimitée. En réalité, si on part du principe qu’il faut 4 000 mètres carrés pour nourrir un seul Français, du fait de l’augmentation de la population et de la réduction des terres agricoles, nous perdons chaque année de quoi nourrir 400 000 personnes – et ce déficit ne cessera de se creuser si nous ne changeons pas de régime : en dix ans, nous pourrions ainsi perdre la capacité de nourrir 4 millions de personnes…

Notre scénario prospectif montre que la transition est possible. Cela dit, sa mise en œuvre implique la mobilisation de tous les acteurs concernés ; or, en matière d’alimentation, il n’est pas question d’imposer, dans un pays ayant comme le nôtre une certaine réputation sur le plan gastronomique, une assiette qui ne conviendrait pas à tout le monde. Nous devons veiller à conserver une approche systémique, et à faire en sorte de mobiliser tous les acteurs simultanément : si l’un d’eux fait défaut, qu’il s’agisse des producteurs, des industriels ou des consommateurs, cela ne marchera pas.

En matière de santé publique, les recherches menées par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) et par le professeur Hercberg, qui a conduit de nombreux projets pour le Haut Conseil de la santé publique (HCSP), sont tournées essentiellement vers l’aspect « santé ». Quand l’ANSES affirme qu’il faut consommer des produits végétaux non contaminés par les pesticides, c’est en raison de l’impact de la consommation de pesticides sur la santé – en particulier pour les femmes enceintes –, et non en raison des conséquences négatives sur la biodiversité. Pour notre part, nous préconisons une intégration des politiques. Ainsi, il faudrait que le PNNS intègre non seulement des objectifs de santé publique, mais aussi ceux de la stratégie nationale bas carbone, incluant la réduction des gaz à effet de serre : dans ce cas, les recommandations de l’ANSES en termes de réduction de la consommation de viande pourraient aller plus loin que les recommandations actuelles.

En résumé, il faut avoir une vision systémique permettant d’intégrer tous les enjeux au sein d’une même problématique, de croiser les politiques et surtout de déverrouiller le système.

M. Jean-Marc Meynard, directeur de recherche à l’INRA et membre du conseil scientifique d’Afterres 2050. Les systèmes agricoles et alimentaires sont, de fait, fermés à certaines innovations dont le développement serait indispensable à la transition vers des modes de production et d’alimentation plus durables. Je vais commencer par vous expliquer comment fonctionne ce verrouillage socio-technique, avant de vous dire ce que l’on sait des voies de déverrouillage.

Pour illustrer mon propos, je vais prendre un exemple très simple en matière de diversification des cultures, à savoir le verrouillage existant actuellement en faveur des espèces dominantes – blé, colza, maïs –, qui empêche le développement d’autres espèces. Aujourd’hui, les rotations en grandes cultures sont de plus en plus courtes et les paysages de moins en moins diversifiés – on a souvent des plaines entièrement recouvertes de maïs – ce qui contribue à accroître l’usage des pesticides et favorise l’érosion de la biodiversité ainsi que les concurrences sur l’eau.

Alors que tous les acteurs que nous avons rencontrés dans le cadre d’une étude sur cette question s’accordent sur l’intérêt qu’il y aurait à diversifier les assolements et les rotations, cela ne se fait pas. Il y a de plus en plus de blé, de colza et de maïs, de moins en moins du reste. On exporte du blé et du colza, mais on importe en grande quantité les produits dont la culture est minoritaire en France : 90 % du sarrasin et 50 % des lentilles consommés en France sont importés ! Il en est de même du soja, du pois chiche, et de bien d’autres espèces secondaires qui, autrefois cultivées en France, ne le sont aujourd’hui pratiquement plus.

Le monde agricole s’est organisé en amont et en aval, via son dispositif de recherche et de développement, autour de ces grandes espèces, ce qui a donné naissance à ce que les économistes appellent des mécanismes d’autorenforcement, qui freinent le développement des espèces mineures. Ces dernières, qui occupent des surfaces souvent très réduites, sont peu sélectionnées, car elles représentent un petit marché pour les sélectionneurs de variétés nouvelles ; le cantonnement sur de petites surfaces entraîne aussi des coûts de logistique par unité de poids relativement élevés ; on est obligé de recourir à de plus petits silos que pour les cultures dominantes ; les références agronomiques sont rares, car peu de gens travaillent sur ces espèces occupant peu de surface ; en conséquence, la rentabilité se trouve diminuée, et les surfaces occupées restent faibles, ne permettant qu’une production à la fois très limitée et étalée sur le territoire, ce qui n’est pas pratique pour l’industrie, qui va donc préférer se fournir en important – c’est le cas pour le sarrasin, que j’ai cité précédemment. Il n’y a pas de filière organisée pour ces cultures, donc pas de débouchés, ce qui contribue à ce que les surfaces cultivées restent très réduites. Comme vous le voyez, tout est organisé pour que les choses ne puissent pas évoluer.

À l’inverse, les cultures dominantes bénéficient d’un progrès génétique très important, de nombreuses innovations en termes de protection des plantes et de technologies de transformation, de références agronomiques fournies, de filières bien installées et organisées qui confortent leur compétitivité, ce qui laisse peu de place aux cultures minoritaires pour se développer.

En d’autres termes, on est en présence d’un verrouillage quand une technologie A
– ici, la priorité donnée à la culture de quelques espèces dominantes – peut être adoptée de façon durable ou irréversible par la plupart des acteurs d’un secteur économique, même s’il apparaît une technologie B plus efficace – aujourd’hui, la diversification serait plus efficace du point de vue environnemental, outre qu’elle est nécessaire à la diversification de l’alimentation. En agriculture comme dans bien d’autres secteurs, la technologie A est favorisée par les réseaux d’acteurs, par les normes, par les savoirs, mais aussi par les stratégies mises en place, car la stratégie de chaque acteur renforce celle des autres, ce qui aboutit à un verrouillage totalement systémique. Peut-être certains acteurs sont-ils un peu plus responsables que d’autres, mais il ne faut pas chercher de bouc émissaire : globalement, tous les acteurs sont impliqués et solidairement responsables de cette situation. Cette situation a aussi comme conséquence que, dans la plupart des cas, aucun acteur ne voit qu’il serait possible de faire autrement : dans un système où rien ne change, il est impossible de voir que le changement est possible.

Il faut aussi voir le verrouillage comme le résultat de l’efficacité d’un système socio-technique face au jeu d’objectifs du passé. Les acteurs se sont très bien coordonnés et les technologies sont très performantes par rapport à ce qui était attendu dans le passé. Ainsi, le verrouillage sur les pesticides est lié au fait que, dans les années 1980, au moment où les pesticides se sont fortement développés, cette solution paraissait totalement cohérente avec les objectifs de tous les acteurs. Aujourd’hui, on a découvert un certain nombre d’inconvénients aux pesticides, mais tout le monde s’est organisé autour de leur usage, ce qui explique que le changement de pratiques attendu du plan Ecophyto s’impose si difficilement.

Historiquement, on a déjà assisté à des déverrouillages. Il est intéressant de voir comment les choses se sont faites, car cela peut nous fournir des pistes pour la mise en place de politiques publiques. Nous ne sommes plus dans la situation où un objectif très clair peut être atteint au moyen d’une mesure très claire : la situation étant systémique, il est également très complexe d’en sortir. Cela dit, les exemples constitués par les déverrouillages du passé montrent qu’ils peuvent s’obtenir en jouant sur ce que la littérature scientifique appelle des « niches d’innovations », c’est-à-dire des réseaux d’acteurs orientés vers la nouveauté qui, au moyen d’un mécanisme économique pouvant prendre des formes diverses, se mettent à l’abri du verrouillage du système dominant.

Ces acteurs minoritaires, porteurs d’enjeux différents, peuvent adopter les innovations qui n’ont pas leur place dans le système dominant, mais aussi développer et de mettre au point ces innovations en les assortissant éventuellement d’innovations complémentaires : ces niches constituent en quelque sorte un véritable incubateur d’innovation. L’agriculture biologique a joué ce rôle depuis vingt ou trente ans, en inventant de nombreuses innovations dont on a besoin aujourd’hui pour changer l’agriculture. La percolation est en train de se faire : il n’y a pas encore suffisamment d’agriculture biologique pour que celle-ci permette un déverrouillage de l’agriculture, mais on est sur la bonne voie.

La première chose à faire pour déverrouiller va donc consister dans le soutien des niches d’innovations par les pouvoirs publics, ce qui n’a rien de facile, car il faut identifier ces niches et savoir comment les soutenir. Cela peut se faire en soutenant l’innovation à l’intérieur des niches, en soutenant les débouchés – en aidant le marché à reconnaître les qualités des produits issus de ces niches, ou encore en aidant les acteurs à se coordonner.

Dans un second temps, quand certaines niches sont un peu consolidées et qu’elles donnent lieu à des innovations dont la mise en pratique a permis de démontrer leur intérêt, il faut favoriser ces niches pour qu’elles montent en puissance et qu’elles s’hybrident avec le système dominant – celui qui est verrouillé. L’expérience a montré que cette hybridation se produit sous l’effet des mécanismes économiques eux-mêmes, mais aussi des pressions pouvant être exercées par le paysage socio-technique, c’est-à-dire à la fois par les pouvoirs publics et par la vision des consommateurs et des citoyens.

Si soutenir une niche est possible, il est un peu plus compliqué de parvenir à déstabiliser le système dominant pour qu’il accueille une hybridation avec des niches. Si certains processus ne peuvent s’accomplir que sur le long terme – je pense en particulier aux changements de valeurs et de savoirs –, il y a aussi des modifications qui ne peuvent se faire que sous l’effet de la mise en œuvre de politiques publiques, notamment grâce à la mise en synergie des domaines de l’action publique, comme l’ont démontré certaines études. En matière de diversification, le fait de coordonner les politiques agricoles et environnementales – qui sont aujourd’hui très éparses – pourrait permettre d’aider à construire des filières de niche, c’est-à-dire portant sur des cultures alternatives, dans les aires d’alimentation de captage.

Les aires d’alimentation de captage permettent un soutien au changement de système de culture via des mesures agro-environnementales (MAE), qui pourraient aider à développer des filières susceptibles de servir elles-mêmes de base à un développement plus large, au-delà des aires d’alimentation de captage. Enfin, il est évident que coordonner les politiques agricoles environnementales et nutritionnelles constitue aussi un levier extraordinaire : par exemple, le développement des surfaces en légumineuses, particulièrement en légumes secs, pourrait s’appuyer sur la transition nutritionnelle. Cela suppose cependant une coordination des politiques : à défaut, le changement nutritionnel se ferait par le biais d’importations – en l’occurrence, par l’importation de légumes secs provenant du Canada.

Je conclurai en trois points. Premièrement, pour réussir la transition, il faut surmonter les verrouillages liés aux réussites du passé, ce qui suppose d’analyser préalablement ces verrouillages. Deuxièmement, le déverrouillage ne peut fonctionner qu’à condition de mobiliser de très nombreux acteurs : il ne peut s’obtenir au moyen de politiques agricoles agissant exclusivement sur les agriculteurs – en d’autres termes, ce n’est pas en essayant de modifier les pratiques des agriculteurs qu’on modifiera les pratiques des agriculteurs, qui sont fortement dépendantes de leur aval et de leur amont, c’est-à-dire des innovations produites par les acteurs d’amont, des cahiers des charges imposés par l’aval, et des critères commerciaux. Il faut donc parvenir à susciter une mobilisation des acteurs de l’agriculture, des filières et des territoires Troisièmement, enfin, le verrouillage étant systémique, le déverrouillage doit l’être également, ce qui suppose de mettre en œuvre plusieurs actions coordonnées, d’oublier les mots d’ordre simplistes du type « un objectif de politique publique, un instrument » et de reconnecter les champs d’intervention publique qui, trop souvent déconnectés, aboutissent à des divergences, par exemple entre l’évolution de l’agriculture et celle de l’alimentation.

M. le président Loïc Prud’homme. Merci pour cette présentation très riche. Pour rebondir sur votre dernière phrase, j’ai défendu un amendement au projet de loi agriculture et alimentation qui visait à renommer les chambres d’agriculture « chambres de l’agriculture et de l’alimentation ».

Les projets alimentaires territoriaux (PAT) ne peuvent-ils pas contribuer à ce déverrouillage systémique ? Comment généraliser ce qui est encore au stade de l’expérimentation pour sortir des blocages institutionnels ?

Vous avez parlé d’hybridation des systèmes. Est-ce à dire que le système conventionnel va basculer vers un système bio de grande envergure ou que les deux systèmes vont coexister ? Certains pensent que le bio restera une niche, tandis que d’autres estiment que le bio ne peut coexister avec un système qui, précisément, le verrouille.

M. Philippe Pointereau. Les transitions peuvent se faire à l’échelle des collectivités. Depuis trois ou quatre ans, nous observons une profusion de projets, que ce soit dans le cadre d’un projet alimentaire territorial, de l’appel à projets du ministère de l’agriculture, des territoires d’innovation-grande ambition (TIGA), ou de façon indépendante, sans support direct. La reconnexion entre agriculture et alimentation est un excellent levier dans les territoires.

Nous œuvrons dans quatre territoires. Nous avons achevé le PAT du Grand Clermont, associé au parc naturel régional Livradois-Forez, dans lequel les acteurs se sont très fortement mobilisés. Ces tables rondes participatives permettent d’engager des actions prioritaires et de mettre en place des projets, sans qu’il y ait véritablement de verrouillage. Ces projets partent de l’existant, et ce que l’on nous demande, c’est une vision prospective, qui donne un cap. Nous avons aussi travaillé sur le PAT de Toulouse Métropole, avec Mme Toutut-Picard, vice‑présidente de votre commission.

Nous sommes actuellement à Rennes, l’un des territoires qui a le plus travaillé sur ces questions, car il fait face à un problème de ressource en eau. Sans fleuve, sans nappe phréatique, Rennes doit alimenter 700 000 habitants grâce aux captages superficiels, dans une zone agricole qui compte de nombreux élevages bovins, porcins et ovins intensifs. Le projet est de contractualiser avec les agriculteurs installés dans ces zones de captage afin qu’ils changent leurs pratiques. Actuellement, 35 agriculteurs sont contractualisés, sur un objectif de 500. Une marque, Terre de sources, a été créée.

Les PAT sont un levier, car ils regroupent tous les acteurs dans une vision systémique, englobant aussi bien la restauration collective, l’agriculture, l’industrie que les associations travaillant avec les populations précaires, notamment dans le domaine de la santé. Il s’agit de problématiques locales – eau, emploi ou environnement –, qui mobilisent les acteurs. Et les leviers économiques sont à leur portée.

Je crois davantage à ce type d’initiatives locales qu’à la réforme de la politique agricole commune (PAC), où il n’y a rien derrière le « verdissement » que l’on nous promet et peu d’évolution en termes d’environnement. Je mise aussi davantage sur le PNNS 4. Il y a là un véritable enjeu, car l’orientation est bien différente du plan précédent. Les recommandations sont d’aller vers plus de produits végétaux, non contaminés. Le message est important. Encore faut-il que le plan soit bien mis en œuvre et que cette politique soit intégrée aux autres.

L’intérêt économique de la transition réside principalement dans les gains en termes de santé. Les économies en émission de gaz à effet de serre que permet de réaliser un tel régime ne sont pas intéressantes, avec une tonne de CO2 est à 50 euros. Mais si l’on retient que le coût pour l’assurance maladie d’une affection de longue durée est de 6 000 euros par individu et par an, et que l’on sait que 210 000 cas de diabète, 280 000 cancers, et 130 000 maladies cardiovasculaires se déclarent chaque année, dont un tiers, selon les chercheurs, est lié à une mauvaise alimentation, les économies peuvent être considérables !

Ce sont aussi les consommateurs qui font bouger les choses et représentent un levier important de la transition. Ils peuvent décider du jour au lendemain de changer leur alimentation, en réduisant la part de viande et en augmentant celles de légumineuses, en achetant plus de produits de saison, non transformés, peu raffinés.

S’il y a un tel engouement pour le bio, avec un taux de croissance entre 20 % et 30 %, c’est qu’ils ont été sensibilisés aux enjeux environnementaux et de santé. Le coût peut jouer car sans optimisation des modes d’achat, une assiette bio est plus chère. Mais il a été démontré que la différence de prix revenait au coût d’une bouteille d’eau minérale – que l’on n’aurait pas besoin d’acheter si l’eau n’était pas polluée…

Enfin, il faut ajouter à ces leviers économiques les aides publiques. Une agriculture qui supporte des coûts externes beaucoup moins importants devrait bénéficier d’un soutien bien plus fort.

M. le président Loïc Prud’homme. La part de notre budget consacrée à l’alimentation a fondu de moitié. Peut-on améliorer notre assiette sans augmenter cette part ?

M. Philippe Pointereau. Les économistes avec qui nous travaillons sont arrivés à la conclusion que l’assiette coûtait moins cher. Pour les grands consommateurs de bio, à plus de 70 %, on a calculé que le prix du repas journalier était quand même augmenté de 1 euro par jour. Mais il y a des façons d’optimiser encore le coût de l’alimentation, notamment en agissant sur les modes d’achat.

Mais l’on peut aussi estimer que l’on pourrait consacrer davantage d’argent à notre alimentation, en réduisant d’autres postes de notre budget. Cela permettrait notamment de rémunérer à juste prix les agriculteurs.

M. Jean-Marc Meynard. Renommer les chambres d’agriculture « chambres de l’agriculture et de l’alimentation » est une très belle idée. Je sais de quoi je parle, puisque je préside le conseil scientifique des chambres d’agriculture. Celles-ci s’intéressent à l’alimentation, avec des actions très pertinentes, comme « Bienvenue à la ferme ». Leur travail est intéressant, mais partiel. Il serait intéressant pour les dynamiques territoriales que l’alimentation entre dans la gouvernance des chambres.

Qu’est-ce que l’hybridation ? Il y a quelques années, le bio, c’était des agriculteurs qui ne faisaient pas de l’agriculture conventionnelle et des circuits spécifiques de distribution, avec des magasins dédiés. Cela a changé : nous nous trouvons aujourd’hui dans une forme d’hybridation, puisque l’augmentation du marché et l’anticipation d’une croissance encore à venir ont conduit les grandes et moyennes surfaces à se positionner et des industriels à développer des lignes bio. Les acteurs du régime dominant se sont mis sur la niche.

L’hybridation va se poursuivre. Les techniques mises au point par les agriculteurs bio commencent à être considérées comme intéressantes par des agriculteurs conventionnels parce qu’elles leur permettent de réduire les pesticides, comme les associations de culture. Cela pose encore problème puisque tous les acteurs du régime dominant ne se sont pas encore adaptés – les associations de culture supposent de s’organiser pour conserver des utilisations séparées ou de réfléchir à une utilisation des deux espèces ensemble. Mais la niche est en train de fusionner avec le régime dominant pour donner quelque chose qui n’est ni la niche ni le régime ancien.

D’aucuns diront que ce n’est plus du bio parce que les grandes et moyennes surfaces, après avoir investi le marché, le tireront par le bas. Mais l’on peut penser aussi que le bio a réussi à changer le régime dominant et a gagné sur les surfaces qui étaient en agriculture conventionnelle.

La littérature parle surtout de l’hybridation, car cela semble le processus le plus fréquent, mais la coexistence est un autre modèle possible. C’est le cas des indications géographiques qui coexistent avec le régime dominant. Les systèmes ne sont pas totalement indépendants puisque des échanges d’informations et d’innovations se font.

L’indication géographique « clémentine de Corse », sur laquelle j’ai travaillé ces dernières années, est une belle réussite sur le plan de la consolidation d’une culture et d’un marché. Des échanges techniques se font avec la clémentine espagnole, dont les volumes sont cent fois supérieurs. Un système « bio plus » peut coexister avec un système bio englobant des acteurs comme les grandes surfaces. L’important est que les niches soient suffisamment solides pour supporter ce processus de coexistence ou d’hybridation, mais mon point de vue d’observateur est que l’on ne fait pas assez pour soutenir leur consolidation.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Un exemple ?

M. Jean-Marc Meynard. Les pôles de compétitivité agricoles, comme le pôle Céréales Vallée en Auvergne, concernent essentiellement les grandes espèces. On pourrait imaginer que certains se développent autour de la diversification. Ces dispositifs aidés par les pouvoirs publics sont peu coûteux puisqu’il s’agit simplement de rassembler des personnes afin qu’elles puissent ensemble explorer de nouvelles solutions, de nouveaux marchés, de nouvelles alliances.

Il faut favoriser l’innovation, développer des inventions que le système dominant refuse. C’est un peu la même chose pour les alternatives aux pesticides, mais le plan Ecophyto ne l’a pas suffisamment fait.

M. le président Loïc Prud’homme. La nécessité de changer de modèle se heurte souvent à la question de la surface agricole. On dit que la surface de la France ne suffirait pas à une conversion en bio. Que pensez-vous des nouvelles façons de produire, comme l’agroforesterie ou la permaculture, expérimentée dans la ferme du Bec Hellouin, pour optimiser les surfaces dont on dispose ? Représentent-elles, dans votre scénario, des solutions pour parvenir à produire différemment tout en rendant le système plus efficace ?

M. Philippe Pointereau. Il est vrai que l’on dit souvent que le bio ne permettrait pas de nourrir la France. Mais, en réalité, un consommateur qui a intégré le bio et les protéines végétales dans son régime recquiert moins de surface agricole pour se nourrir qu’un consommateur conventionnel.

Le message important à retenir, c’est qu’il faut aller vers plus de végétal et de bio. Nous prônons la combinaison des deux, car le bio permet de résoudre le problème des pesticides et n’utilise pas d’azote chimique, très consommateur en énergie, tandis que le végétal permet d’utiliser moins de surface et de réduire les émissions de gaz à effet de serre, deux domaines dans lequel le bio est neutre.

Les surfaces consommées le sont à 80 % pour les produits animaux. Sur les 4 000 mètres carrés nécessaires pour nourrir un individu, la production de légumes ne représente que 80 mètres carrés. Par ailleurs, les légumes sont des produits à très forte valeur ajoutée : si l’on relocalise la production de légumes, on peut créer beaucoup d’emplois. Le scénario Afterres 2050 prévoit 300 000 hectares supplémentaires de légumes ; avec un emploi par hectare, on atteint le chiffre de 300 000 emplois, ce qui est énorme !

La permaculture se situe historiquement dans les zones périurbaines, où, avec des terres agricoles plus menacées et un accès au foncier très coûteux, il faut optimiser les cultures. Plusieurs voies sont possibles en maraîchage, elles doivent être explorées. Nous les avons intégrées dans le scénario. Les innovations agronomiques existent aussi dans l’élevage. Elles doivent permettre de passer d’un système laitier basé sur le maïs et le soja, qui peuvent représenter entre 40 % et la totalité de l’alimentation, avec des vaches capables de produire 10 000 litres de lait par an, à des systèmes où les vaches produisent 5 000 litres en broutant seulement de l’herbe.

Ces pratiques sont connues depuis les années 1980, développées notamment par André Pochon, et leurs usagers s’en sortent souvent mieux économiquement. J’ai rencontré un couple d’agriculteurs qui nourrit ses vaches laitières à 100 % en herbe, sans acheter de concentré, et qui gagne 6 000 euros par mois, en travaillant beaucoup moins que les autres !

Il importe de ne négliger aucune piste d’innovation, d’autant qu’en agriculture biologique ou à bas niveau d’intrants, les pratiques ne sont pas les mêmes. L’intérêt de ces innovations est fonction du cadre dans lequel on opère. Les cultures associées, graminées et légumineuses, n’ont d’intérêt que si l’on n’ajoute pas d’azote. La permaculture est intéressante si l’on veut développer l’emploi et les circuits courts : Rennes, à cet égard, a montré que l’on pouvait sécuriser les approvisionnements en légumes ou en fruits bio.

Il faut accompagner ces pratiques, les développer. Les États généraux de l’alimentation ont bien fait ressortir, même si le texte reste nuancé sur ce point, l’intérêt des productions végétales. Mais je regrette que la distinction n’ait pas été faite entre les productions végétales pour l’alimentation du bétail et les productions végétales pour l’alimentation humaine. Il faut un plan sur les fruits et les légumes, les céréales à consommation humaine, comme le sarrasin, et les légumineuses, car ces produits, dont nous aurons besoin, sont aujourd’hui largement importés. Une transition ne sert à rien si elle revient à importer ces productions.

M. Jean-Marc Meynard. Aux côtés de la permaculture et de l’agroforesterie, il existe d’autres modes de production. Des agriculteurs très inventifs explorent des choses passionnantes, dont certaines constituent des pistes sérieuses pour l’avenir.

Toutefois, la recherche n’investigue pas suffisamment ces questions, à commencer par mon institut, mais se concentre plus sur la biologie comme science fondamentale et de moins en moins sur l’agronomie. Pourtant, l’agriculture biologique, par le succès de ses produits et l’augmentation des surfaces, montre qu’elle constitue une voie crédible et fort intéressante. Si, ces dernières années, on avait investi autant d’argent dans les recherches sur l’agriculture biologique que sur l’agriculture à base de pesticides, ou sur les pesticides eux-mêmes, qu’il s’agisse des dépenses publiques ou des dépenses de l’industrie phytosanitaire, il n’y aurait pas de handicap de rendement.

Les autres systèmes, plus nouveaux dans le paysage, ne sont pas tous très performants. Mais on estime que les instituts techniques ne doivent pas consacrer les budgets de recherche-développement à ces systèmes marginaux. Ils sont eux-mêmes financés, pour tout ou partie, par le système dominant, dirigés par des agriculteurs qui représentent ce système. C’est pourquoi je pense qu’une mission explicite de la recherche publique sur ces questions serait très souhaitable.

M. Philippe Pointereau. Les charges des agriculteurs liées aux pesticides atteignent 2,5 milliards d’euros par an. Si l’on réduit de 50 % l’usage des pesticides, l’argent économisé pourrait permettre de payer un technicien pour une quinzaine d’exploitations agricoles. On substituerait ainsi les matières actives dangereuses par de la matière grise, qui pourrait conseiller sur les bonnes rotations, les bons couverts, la lutte biologique.

Les viticulteurs parviendront bientôt se passer du glyphosate grâce à des techniques d’enherbement, de pâturage. L’erreur, sur le glyphosate, a été de laisser du flou, ce qui n’a pas été incitatif. En fixant une date limite, vous obligez les gens à trouver les pratiques de substitution, mais l’absence d’échéances et la négociation à l’amiable bloquent les changements.

Solagro a anticipé et conçu une plateforme, OSAE – « Osez l’agroécologie ». Les agriculteurs qui mettent en place ces pratiques sont mis en avant, notamment au travers de vidéos. L’agriculture de demain existe déjà et nous voulons montrer que les choses sont possibles. Je pense notamment à ce producteur de riz bio en Camargue, qui fait pâturer des canards pour se débarrasser des mauvaises herbes, comme cela se fait en Asie, des canards qui seront commercialisés sous un label « canard des rizières ». Les viticulteurs replacent des animaux dans leurs vignes, comme autrefois. Ce sont des pionniers, qu’il faut sécuriser. Certains n’osent pas montrer leurs pratiques, car leurs résultats sont trop performants ! On parle beaucoup de Mouans-Sartoux pour la restauration collective bio ; il faut aller chercher les exemples et montrer que ça marche.

Les coopératives, des acteurs majeurs censés appartenir à l’économie sociale et solidaire, devraient davantage anticiper, à l’image de Qualisol, une petite coopérative qui compte 30 % de producteurs bio et qui a développé les filières de légumineuses à graines, ou des fermes dans l’Aveyron, qui se servent du photovoltaïque pour créer de la valeur ajoutée. Les grosses coopératives traînent du pied, alors qu’elles devraient intégrer ces enjeux et élaborer une stratégie.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Dans le scénario Afterres 2050, on retrouve deux fois moins de viande et de produits laitiers dans l’assiette. Qu’en est-il du poisson ? Recommandez-vous d’en réduire la consommation ?

Il semble qu’il existe des points de blocage, surtout culturels, et ceux qui réussissent dans le bio ne le disent parfois pas car ils ont honte, mais vous faites état de belles expériences.

Pensez-vous que l’on incite suffisamment les jeunes agriculteurs en formation à tendre vers une agriculture bio ? Au lycée agricole La Brosse, dans ma circonscription, on enseigne encore beaucoup la rotation des trois cultures. Plutôt que de proposer plus tard une conversion, ne faut-il pas enseigner les pratiques dès la formation initiale, d’autant que le bio requiert beaucoup de technicité ?

Il faut aussi parvenir à faire comprendre aux agriculteurs qu’une moindre productivité ne signifie pas nécessairement des revenus moindres. À force d’être pressés par le gain, on oublie d’adopter des modes de production bénéfiques, et intéressants d’un point de vue économique.

M. Philippe Pointereau. Dans notre scénario, la consommation de poisson baisse. La ressource mondiale stagne depuis vingt ans, les stocks de poissons ne sont pas en bonne santé et la population croît. Nous sommes incapables d’augmenter la ressource mondiale, il va falloir la partager. Or la France importe les deux tiers de ses poissons. Je ne vois pas pourquoi elle bénéficierait plus que d’autres pays des stocks, au motif qu’elle a les bateaux et les technologies. De son côté, l’aquaculture fait de gros chiffres, mais pour l’essentiel dans la carpe en Chine, et elle est assez nocive : l’élevage des crevettes, par exemple, détruit la mangrove.

Enfin, les poissons carnivores concentrent la pollution par les métaux lourds et les pesticides, au point que l’ANSES recommande aux femmes enceintes de varier les poissons. À la limite, il ne faudrait plus manger de poissons carnivores.

La pêche représente 8 % de nos protéines, et des vitamines que l’on ne trouve pas ailleurs. Dans tous les scénarios d’optimisation nutritionnelle, la part du poisson augmente car c’est un aliment de choix. Mais nous avons fait diminuer la consommation de poisson, parce que nous estimons que les ressources halieutiques, même bien gérées, seront limitées en 2050.

M. Jean-Marc Meynard. Il est vrai que la formation des jeunes agriculteurs et des jeunes conseillers est un enjeu majeur.

Le niveau d’études monte progressivement, avec l’arrivée d’ingénieurs dans les exploitations, comme agriculteurs ou comme conseillers. L’une des initiatives les plus fortes de ces dernières années en matière d’agriculture est le plan « Enseigner à produire autrement », lancé sous la législature précédente. Ce plan a fait évoluer les programmes dans le sens de l’agroécologie et a changé les directives du ministère vis-à-vis des exploitations agricoles des lycées. Il y a dix ans, les exploitations agricoles des lycées devaient être représentatives de l’agriculture régionale pour que les élèves puissent se former. Aujourd’hui, on leur demande d’être en avance sur l’agriculture régionale, dans le sens de l’agroécologie.

Cette évolution est absolument considérable. Il faut encore adapter l’enseignement aux exploitations des lycées, il reste des choses à faire, mais cela a beaucoup changé, dans le bon sens. Les transitions sont des dynamiques de long terme et agir au niveau des jeunes et de la formation est l’élément clé d’une transition durable.

M. Philippe Pointereau. En conclusion, j’évoquerai un changement assez récent : les industriels se tournent désormais vers nous et nous sollicitent directement pour modifier leurs standards et faire évoluer leurs pratiques, en y intégrant plus d’environnement. Ce retournement de situation, que nous observons depuis trois ans, est peut-être un signal intéressant.

Je veux aussi rappeler qu’il existe un peu plus de 17 % de lycées agricoles en bio, donc bien au-dessus de la moyenne nationale des exploitations. On peut espérer que l’enseignement agricole, qui a toujours été en avance, continue de l’être.

M. le président Loïc Prud’homme. J’en sais quelque chose. Messieurs, merci pour cette touche d’optimisme qui clôt ainsi nos auditions de la matinée.

 

La séance est levée à douze heures trente.

 

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18.    Audition, ouverte à la presse, de M. Pierre Meneton, chercheur épidémiologiste

(Séance du mardi 26 juin 2018)

La séance est ouverte à onze heures dix.

M. le président Loïc Prud'homme. Nous accueillons M. Pierre Meneton, chercheur en santé publique à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM). Il travaille dans l’unité mixte de recherche en santé 1142, au laboratoire d’informatique médicale et d’ingénierie des connaissances en e-santé. M. Meneton est docteur en biologie. Il a publié de nombreux articles scientifiques et a notamment apporté son expertise au sein d’organisations telle que l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

La commission a souhaité entendre M. Meneton en tant que grand témoin. Sa carrière a, en effet, été marquée par un événement qui nous interroge. Au début des années 2000, M. Meneton a transmis à l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (AFSSA), devenue l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES), un dossier sur les effets délétères de l’excès de sel sur la santé. Il a alors été poursuivi en diffamation par le lobby du sel, notamment par le Comité des salines de France (CSF). Ce n’est qu’en 2008, au terme d’un parcours judiciaire éprouvant, qu’il a obtenu une relaxe. M. Meneton n’est pas un lanceur d’alerte parmi d’autres, il est un scientifique reconnu dont l’honneur et l’intégrité professionnelle ont été injustement mis en cause.

Ses conclusions concernaient le sel ajouté, généralement comme exhausteur de goût, dans les préparations industrielles. Cette pratique nous amène insidieusement à consommer de cinq à dix fois plus de sel que nécessaire aux besoins physiologiques. Même si la situation diffère selon les individus, il est néanmoins possible de parler d’une exposition chronique à la surconsommation de sel au long de la vie. Le sel est massivement utilisé par l’industrie car il reste un produit bon marché. Les conséquences pathologiques de l’excès de sel, du point de vue cardio-vasculaire mais aussi pour le développement des déminéralisations osseuses ou des cancers de l’estomac, font pourtant l’objet d’un consensus scientifique.

Cette affaire met en lumière les moyens à la disposition de certains lobbies de l’agroalimentaire pour désinformer les professionnels de la santé mais aussi les médias et, en conséquence, le grand public.

Monsieur Meneton, je vais vous donner la parole pour un exposé liminaire d’une dizaine de minutes. Nous passerons ensuite à un échange à partir de questions que nous aurons à vous poser, Michèle Crouzet, notre rapporteure, les collègues de la commission et moi-même.

Mais, au préalable, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je dois vous demander de prêter serment.

(M. Pierre Meneton prête serment.)

M. Pierre Meneton, chercheur épidémiologiste. Merci, mesdames et messieurs les députés, de m’avoir invité à participer à vos travaux.

En tout premier lieu, je voudrais dire que je suis un peu gêné par la notion d’alimentation industrielle retenue dans le titre de votre commission. Si l’on s'intéresse aux relations possibles entre l'état de santé de la population et le secteur agroalimentaire, il faut inclure l’ensemble des quelque 10 000 entreprises existant en France, dont certaines sont loin d'atteindre une taille industrielle. Aux petites et moyennes entreprises (PME), parfois familiales, il faut ajouter les artisans, notamment cette spécificité française que représentent les quelque 30 000 boulangers. Ces derniers fabriquent et vendent des produits qui contiennent tout autant d'intrants indésirables ou déséquilibrés sur un plan nutritionnel, et qui sont consommés en quantité tout aussi importante que les produits industriels. Si l’on s'intéresse aux relations entre l'alimentation et la santé, il faut prendre en considération tout le secteur agroalimentaire et pas seulement les grandes entreprises.

Qu’en est-il de l'offre proposée à la population française par le secteur ? Elle repose sur la transformation de quelques centaines – en tout cas moins d’un millier – d'aliments de base en plus de 500 000 produits différents, dont 30 % ne tiennent pas le choc plus d'un an, malgré les multiples publicités, mais sont remplacés par de nouveaux produits chaque année. Il est difficile de fabriquer 500 000 produits à partir d’un petit millier d’ingrédients de base sans faire un peu n’importe quoi.

Les ingrédients de base ne sont pas exempts de problèmes, dus aux polluants divers ou à leur composition nutritionnelle parfois déséquilibrée en raison des conditions de culture ou d'élevage. Cependant, leur transformation induit deux problèmes centraux : une perte plus ou moins importante d'éléments nutritifs présents naturellement dans les aliments et qui ont généralement un rôle protecteur vis-à-vis des pathologies ; un ajout plus ou moins massif d'éléments exogènes – sucres, graisses, sel – qui ont plutôt des effets délétères sur la santé.

Les effets en question sont des maladies chroniques qui se développent sur le long terme, suite à une exposition tout au long de la vie, dès le plus jeune âge. L’exposition peut avoir lieu in utero, mais elle commence surtout au sevrage, c'est-à-dire à l’âge de trois mois, en moyenne, dans notre pays. Les pathologies apparaissent plus ou moins tard au cours de la vie, à différents degrés de sévérité en fonction du patrimoine génétique des personnes et d’autres facteurs de risque auxquels elles sont exposées. Ce sont, en effet, des maladies multifactorielles dans le développement desquelles n'intervient pas seulement l'alimentation. Pour l'essentiel, il s’agit de problèmes cardiovasculaires, de certains cancers et de phénomènes de fragilisation osseuse. Ces trois grands types représentent 95 % des problèmes chroniques de santé liés à l'alimentation.

La littérature scientifique qui sous-tend ce discours ne se résume pas à l'étude récemment publiée par l'équipe de Bobigny dont je n’ignore pas qu’elle est à l’origine de la création de cette commission d’enquête. Depuis le début du XXe siècle, plusieurs milliers d'études ont été publiées sur l'ajout de sel au cours de la transformation des aliments et ses effets sur la santé. La première étude a été réalisée par les Hôpitaux de Paris en 1904 et la première expertise collective a été effectuée en 1969 aux États-Unis. Depuis, plusieurs dizaines d'expertises collectives ont été réalisées à travers le monde par des organismes nationaux et internationaux.

En France, j’ai participé aux études qui ont donné lieu aux recommandations de l'AFSSA en 2002. Toutes ces expertises, sans exception, aboutissent à la même conclusion : l'excès chronique de sel provoque des problèmes de santé ; les populations – en particulier les populations occidentales – consomment trop de sel en moyenne et il serait souhaitable de faire baisser cette consommation. Ce type de constat unanime se retrouve pour nombre d’autres aspects nutritionnels liés à l’alimentation.

Quels ont été les effets de ces recommandations qui, pour les premières, datent de cinquante ans ? En France, nous pouvons les mesurer grâce aux trois études individuelles nationales des consommations alimentaires (INCA) réalisées par l’ANSES en 1999, 2007 et 2015, et par les études sur la teneur en sel des aliments réalisées, au cours de la même période, par des associations comme l’Union fédérale des consommateurs-Que choisir (UFC-Que choisir) et 60 millions de consommateurs. Toutes ces études montrent qu’il n’y a pas eu de changement notable dans la consommation moyenne de sel dans la population française. En France – mais c’est la même chose dans les autres pays –, les recommandations n’ont servi à rien.

Dans les dernières recommandations de l'OMS sur l'excès de sel, qui datent de 2007 et auxquelles j'ai également participé, il est clairement indiqué que les politiques basées sur le volontariat ne peuvent aboutir qu'à des résultats marginaux et que seule une politique intégrant une législation peut donner des résultats significatifs à condition de pouvoir l'implémenter. Il ne s’agit pas d’une position de principe : l'analyse de tous les problèmes de santé publique historiques – amiante, plomb, tabac, alcool – montre que le volontariat ne donne pas de résultat.

Ce n’est pas vraiment une surprise, car les responsabilités sont diluées pour au moins deux raisons ; les effets ne sont pas immédiats et ils surviennent même très longtemps après le début de l’exposition au risque ; il est pratiquement impossible d'établir une relation de cause à effet pour un individu donné car les maladies ont des causes multifactorielles. Dans ces conditions, on voit mal ce qui pourrait pousser le secteur agroalimentaire à changer ses habitudes, sans compter qu’il paraît difficile que cela puisse se faire sans une réduction globale de son chiffre d'affaires.

Quelle a été la position des pouvoirs publics ? Dans l’exemple du sel, qui est très représentatif des problèmes alimentaires auxquels nous sommes confrontés, elle a toujours la même et elle est parfaitement résumée dans une lettre qui m’avait été envoyée en 2008, au moment de mes démêlés judiciaires avec le lobby du sel, par Roselyne Bachelot, ministre de la santé à l'époque : « La réduction de la consommation en sel est un enjeu majeur de santé publique mais toute la stratégie est orientée vers une démarche volontaire des acteurs économiques de réduire la quantité de sel dans les préparations industrielles ou artisanales. » Elle est également illustrée par le plan de prévention présenté, il y a quelques mois, par le comité interministériel pour la santé, dont l’un des objectifs est d’agir sur l’excès de sel alimentaire. Il est indiqué : « En cohérence avec les États généraux de l'alimentation, il faut inciter les industriels, par des mécanismes d'autorégulation, à réduire la teneur en sel des aliments et à améliorer en complément le contenu en autres nutriments d'intérêt pour la santé. »

En conclusion, la situation peut évidemment perdurer encore longtemps, à l'image de ce qui s'est produit dans le passé. Il faut quand même rappeler les cinquante années perdues dans le cas du tabac, de l'amiante ou du plomb qui ont fait tant de victimes.

M. le président Loïc Prud'homme. Au moment de vos démêlés avec les lobbyistes du sel, quelles ont été les réactions de la communauté scientifique et des grands organismes de recherche, notamment l’INSERM ? Votre hiérarchie vous a-t-elle suffisamment protégé ?

À votre connaissance, y a-t-il eu d’autres tentatives de déstabilisation de chercheurs à l’étranger concernant des travaux qui déplaisaient au secteur agroalimentaire, par le biais de campagnes de dénigrement ou de poursuites judiciaires ?

M. Pierre Meneton. Personnellement j'ai été confronté à diverses pressions depuis 1998. Cette année-là, le magazine La Recherche avait publié le premier article sur l'excès de sel, que j’avais écrit avec mon collègue Joël Ménard, qui était alors directeur général de la santé. Joël Ménard avait voulu sensibiliser le ministère français de la santé dès 1982, suite aux premières recommandations de l'OMS sur l'excès de sel, auxquelles il avait participé.

Après 1998, j’ai connu quelques péripéties. Des courriers ont été envoyés à l’INSERM, qui sont restés lettre morte. On en trouve certains sur internet. Je n'ai jamais eu de problème avec la direction de l’institut. Je n’ai pas non plus reçu d’aide très marquée de sa part mais je me mets tout à fait à sa place. À l'époque, nous avions voulu monter au créneau car l’excès de sel était ignoré en France, contrairement à l'excès de sucre ou de graisse. En l'état des connaissances et des recommandations internationales, cela nous semblait d’autant plus être une anomalie qu'il y avait un lobbying très actif en faveur du sel, auquel participait un chercheur de l’INSERM. Avec deux de ses chercheurs s’affrontant sur le sujet, on peut imaginer que l’institut ait eu du mal à adopter une ligne de conduite. L’INSERM a opté pour une position neutre, laissant chacun s'exprimer et les gens juger sur pièces, ce qui était probablement une bonne façon de faire. À plusieurs reprises, l’INSERM m’a d’ailleurs rappelé que, comme tout chercheur de l’institut, je bénéficiais d'une totale liberté d'expression concernant mes recherches ou mes connaissances.

En 2008, le lobby du sel m’a fait un procès en diffamation, suite à des propos tenus dans la presse. Je disais que ce lobby désinformait les professionnels de la santé. Il m’a été facile de démontrer, sur pièces, que c’était le cas depuis une trentaine d'années. Je ne suis plus leur activité mais, à mon avis, la situation n’a pas dû beaucoup changer.

En 2002, des journalistes d'investigation de l’hebdomadaire Le Point avaient publié un article semblant indiquer que nous avions fait l'objet, Joël Ménard et moi-même, d'écoutes administratives. C’est assez surprenant.

Pour ce qui me concerne, tout cela a eu peu de répercussions : je n'ai pas du tout été gêné dans ma recherche, et mon statut de fonctionnaire d’État d’un institut public m’a mis à l’abri de divers problèmes qu’ont pu rencontrer des gens qui travaillent dans un cadre privé ou semi-privé en France ou ailleurs. André Cicolella, un chercheur en toxicologie qui a dénoncé les effets des éthers de glycol, a été licencié de l’Institut national de l'environnement industriel et des risques (INERIS), un organisme semi-public, à la suite de pressions diverses. Des chercheurs, travaillant en Grande-Bretagne ou aux États-Unis sur les organismes génétiquement modifiés (OGM) ont connu le même type de mésaventure.

M. le président Loïc Prud'homme. J’en reviens à l'amélioration du contenu de notre assiette et aux engagements volontaires dont vous avez parlé. Le Programme national nutrition santé (PNNS) révisé, qui couvre la période allant de 2017 à 2021, part du constat que les politiques basées sur le volontariat ont été inefficaces. Il préconise des mesures contraignantes à l’égard des industriels. Dans ce contexte, que pensez-vous de la mise en place progressive et sur la base du volontariat du Nutri-Score comme mode d’information du consommateur ? Cet indicateur peut-il être opérant s’agissant de la teneur en sel ?

Un industriel nous a indiqué que certains de ses concurrents, qui mettent en avant une diminution du sel dans leurs charcuteries, les alourdissent en chlorure de potassium. Cette substitution vous semble-t-elle acceptable ?

M. Pierre Meneton. En tant que chercheur, je soutiens tout à fait la démarche du Nutri-Score à laquelle j’ai d’ailleurs participé durant les trois dernières années, aux côtés de Serge Hercberg que vous avez auditionné et qui a dû vous faire part des difficultés de mise en place de cet étiquetage volontaire. Le Nutri-Score a été amorcé dans le secteur agroalimentaire français mais il est très loin d'avoir été adopté par tous. Certaines entreprises font tout pour éviter cet étiquetage ou pour en proposer un autre, beaucoup moins défavorable aux produits qu'ils fabriquent.

Des étiquetages de ce type existent depuis quelques années en Grande-Bretagne et en Australie. Ces expériences tendent à montrer que leur effet passe davantage par la compétition entre les industriels que par un changement de comportement des consommateurs. Les industriels dont les produits sont étiquetés « orange » vont essayer de s’aligner sur leurs concurrents dont les produits sont étiquetés « verts ». Il y aurait donc un intérêt intrinsèque à cet étiquetage. En revanche, les données disponibles montrent que les effets sont très limités sur le consommateur, à l’instar de ce que l’on observe en matière d’étiquetage sur les paquets de cigarettes.

Lors des débats parlementaires sur le projet de loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire, dit « EGALIM », un amendement visait à étendre le Nutri-Score aux produits non emballés. Répétons-le, le secteur agroalimentaire ne se limite pas aux produits industriels emballés et le secteur de la boulangerie-pâtisserie, en particulier, fournit une quantité d'aliments qui peuvent présenter des problèmes potentiels très importants pour la population française. Or ces produits échappent totalement au Nutri-Score puisqu’ils ne sont pas emballés. Malheureusement, l’amendement en question a été retoqué : il n’y aura pas d'étiquetage nutritionnel sur les produits non emballés.

Vous m’avez interrogé sur une substitution par le chlorure de potassium. Vous avez entendu le discours des industriels à propos de l'excès de sel : ils disent qu’ils essayent de faire ce qu'ils peuvent, mais que c'est très difficile parce que le consommateur se détourne du produit dont on réduit les teneurs en sel. Ce discours est contredit par de multiples études qui montrent que l’on peut réduire progressivement jusqu’à 50 % la teneur en sel sans que le consommateur s’en rende compte. L’accoutumance au sel, qui est réelle, se développe tout au long de l'enfance, précisément parce que le secteur agroalimentaire propose des aliments salés. Ce sont donc les industriels qui créent l'accoutumance au sel. Ils se défendent comme ils peuvent.

Certains ont sauté sur l’occasion pour proposer des produits moins salés, suivant une logique qui avait déjà fait apparaître des produits moins gras ou moins sucrés. Il existe désormais des produits – une gamme de charcuterie, par exemple – à teneur en sel réduite de 20 % ou de 30 %, et certains supermarchés leur réservent même des rayons. Ces initiatives montrent qu’il est possible de réduire la teneur en sel, mais elles présentent un problème majeur : ces produits sont plus vendus cher que les produits classiques. Or, contrairement à ce qui se passe pour le gras ou le sucre, il n’y a pas de gradient social en matière de surconsommation de sel en France. Les personnes socialement favorisées consomment autant de sel que le reste de la population. Avec cette niche de produits moins salés et plus chers, les industriels créent un gradient social qui n'existait pas. Quoi qu’il en soit et malgré la communication importante dont ils font l’objet, ces produits représentent un volume extrêmement marginal, pour ne pas dire négligeable, par rapport à l'offre alimentaire globale.

Certains industriels développent des sels de substitution tels que le potassium. Depuis une vingtaine d'années, la Finlande a entrepris d’utiliser ce biais pour réduire la consommation moyenne de sel, qui était très élevée, bien plus qu’elle ne l’est actuellement en France. L’usage d’un sel de substitution, relativement complexe mais principalement à base de chlorure de potassium, a permis de réduire d’environ 30 % les teneurs en chlorure de sodium de l'offre alimentaire en Finlande.

À ma connaissance, aucune agence nationale ou internationale ne recommande ce type de stratégie, qui pourrait pourtant être étayée par un argumentaire scientifique : les Occidentaux, notamment les Français, ne consomment pas assez de potassium, l’un des éléments nutritifs qui sont perdus en raison de la transformation des aliments. On peut imaginer qu'augmenter la consommation de potassium – comme de calcium, de magnésium et autres – pourrait présenter un intérêt en santé publique. Encore faudrait-il que tout cela soit évalué par une agence d'expertise qui prenne en compte toutes les études actuellement disponibles donc faire le point sur ce type de démarche. Seul l’Institut de médecine américain a émis, il y a quelques années, une recommandation sur la consommation de potassium mais sans l’envisager comme un substitut au sodium. Les agences préconisent une réduction nette de la teneur en chlorure de sodium dans les aliments.

M. le président Loïc Prud'homme. Pour les produits à teneur en sel réduite, le problème est souvent le niveau de départ. Quel serait le cadre contraignant pour s'assurer que, à terme, on arrive à une consommation conforme aux recommandations ? Faut-il envisager une baisse en pourcentage de la teneur en sel de tous les aliments ? Comment amorcer cette baisse et sortir de cette accoutumance ? Quel peut être le dispositif technique ?

Les aliments à forte teneur en sel poussent à boire davantage de sodas, d’eaux minérales embouteillées et autres. Pensez-vous qu’il existe une sorte de collusion entre les deux types d’industries qui peuvent appartenir aux mêmes multinationales ?

M. Pierre Meneton. Au regard des teneurs en sel, l’offre alimentaire est extrêmement hétérogène. De manière générale, du sel est ajouté dans un nombre extraordinaire d'aliments transformés : ceux dans lesquels il n’y a pas de sel ajouté sont très minoritaires.

En l’absence de réglementation et de critères, quels qu’ils soient, cette hétérogénéité concerne des produits identiques. Le rapport de l’AFSSA de 2002 avait mis en évidence que pour un même type d’aliment de fromagerie ou de charcuterie, la teneur en sel pouvait varier de deux à trois – c’était par exemple le cas pour deux camemberts au lait cru vendus sur le marché. Cela montre en tout cas que les modes de fabrication sont différents d’un producteur à l’autre, et que des marges de manœuvre existent qui ne sont pas utilisées.

S’agissant des modes de fabrication, il faut avoir conscience que la production ne repose pas uniquement sur des grosses entreprises aux procédures bien calibrées. Le secteur compte également de nombreuses PME, certaines plutôt petites, au sein desquelles les normes appliquées ne sont pas très restrictives. Le contrôle précis des teneurs en sel n’est alors pas évident. Et je ne parle même pas des artisans boulangers qui ajoutent le sel sans mesure précise !

L’obstacle principal que rencontrera la stratégie que vous évoquiez tient à la difficulté de l’implémentation d’une éventuelle législation dans un secteur aussi éclaté. Il ne pas suffira de voter une loi ou de rédiger un décret pour qu’une norme soit véritablement appliquée…

M. président Loïc Prud’homme. Ou applicable !

M. Pierre Meneton. Je ne sais ce qu’il en est aujourd’hui des moyens qui seraient nécessaires à l’application de telles mesures – je pense au rôle de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) –, mais ce que j’entends ne me paraît pas très positif.

La faisabilité strictement matérielle d’une réduction des teneurs en sel des aliments allant jusqu’à 50 % a été démontrée par de multiples études dans différents pays. Cette réduction ne rencontre aucun obstacle – cela se vérifie, par exemple, en termes d’accoutumance du consommateur – à une exception près s’agissant du chiffre d’affaires de l’industrie agroalimentaire. En effet, comme les graisses et les sucres, le sel ajouté dans l’alimentation constitue un puissant moteur de consommation.

Cela concerne la consommation de boissons, vous avez raison, monsieur le président. Pour tous les mammifères terrestres, la relation directe entre la consommation de sel et l’absorption de boissons a été parfaitement démontrée. Plusieurs études montrent que l’ajout de sel dans les aliments par le secteur agroalimentaire fait en moyenne boire un demi-litre supplémentaire par jour et par personne dans un pays comme la France. Sur 1,6 litre bu chaque jour par un individu type, 0,5 litre l’est en raison de l’ajout de sel. Les boissons concernées sont aussi bien l’eau du robinet, l’eau minérale que des boissons sucrées…

Très honnêtement, je ne pense pas qu’il y ait une collusion entre les industries de l’agroalimentaire et celles qui produisent les boissons. En général les fabricants de produits alimentaires transformés ne sont pas producteurs de boissons. Qu’il y ait une collusion de fait…

Du côté des fabricants de boissons, on trouve relativement peu de PME et beaucoup de très grandes entreprises qui sont parfaitement au courant de ce que nous disons ce matin sur le sel, et depuis très longtemps. Ils voient d’un très mauvais œil toute diminution de la consommation de sel dans la population française, car ils savent que, d’une certaine façon, cela entraînerait la diminution de la consommation de boissons. On peut donc imaginer que ces entreprises font tout pour éviter la mise en place d’une législation comme celle dont nous avons parlé.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Même si nous étions déjà au courant, ce que vous dites est alarmant. Nous devons trouver une solution pour réduire la consommation de sel.

Considérez-vous que les consommateurs soient suffisamment renseignés pour déterminer l'impact que peut avoir cette consommation sur leur santé ? Les référentiels institutionnels mis à leur disposition, par exemple les apports journaliers recommandés, sont-ils pertinents et suffisamment adaptés ?

J’ai lu un article de presse qui indiquait qu’en passant d’une consommation quotidienne de dix grammes de sel à une consommation de cinq grammes, on pourrait sauver 850 000 vies par an. Certes, mais nous n’avons aucune idée de ce que représentent les cinq grammes de sel en question. Pour ma part, je suis totalement incapable de vous dire si ma consommation de sel dépasse ou non la dose recommandée. Comment évaluer cela ? Nous avons besoin d’un référentiel ou d’un indice qui nous permette d’y voir plus clair. Je ne pense pas au cas du Nutri-Score qui peut parfaitement attribuer la couleur verte à un produit salé
– on sait que la charcuterie est salée, mais il n’est pas mauvais non plus d’en consommer un peu. Alors, avec quel outil sensibiliser les consommateurs à leur propre consommation ?

Vous avez cité les pays nordiques : ils savent faire du jambon blanc sans nitrites. C’est donc possible ! Demain, ceux qui produiront sans nitrites rafleront peut-être les meilleurs marchés. Les opportunités sont aujourd’hui multiples, comment pousser les industriels à les saisir ?

M. Pierre Meneton. Vous n'êtes pas la seule à ne pas savoir où vous en êtes en termes de consommation de sel. Moi-même, je ne le sais pas. Les enquêtes de consommation alimentaire menée par l’ANSES montrent de manière très claire que le pourcentage de consommateurs qui déclarent faire attention à leur consommation de sel est d'environ 10 à 15 % en France. Cette proportion est très inférieure à celle des gens déclarant faire attention à leur consommation de sucre ou de graisses qui atteint environ 30 à 50 % des consommateurs.

Il est remarquable que ce pourcentage autour de 15 % soit totalement invariable dans la population, quelle que soit la consommation de sel : ceux qui consomment énormément de sel et ceux qui en consomment peu déclarent la même chose. Autrement dit, il n'y a aucune corrélation entre le fait de faire attention à sa consommation de sel et sa consommation réelle de sel ! Cela n'est pas du tout étonnant puisque, en l'absence d'un étiquetage systématique, le consommateur n’a aucun moyen de contrôler sa consommation.

Cela dit, les choses deviendraient invivables s’il fallait en permanence faire attention à sa consommation de sel, de sucre et de graisse. Ce serait intenable !

L’offre alimentaire est tellement sur-salée, et les solutions alternatives sont à ce point marginales, qu’il n’y a aucun choix : tout le monde consomme, en moyenne, beaucoup trop de sel. Évidemment, selon votre profil de consommation, il y a des différences : les jeunes femmes végétariennes qui ont tendance à cuisiner consomment en moyenne moins de sel que les hommes qui mangent beaucoup d'aliments transformés. Il est clair que ce type de comportement a une influence sur la consommation de sel. Il reste qu’actuellement, on peut dire qu’aucune alternative digne de ce nom n’est proposée à la population.

Cette remarque m’amène à évoquer un point auquel j’ai tenté, sans résultat, de sensibiliser les associations. Je considère que le problème de santé publique lié à l'excès de consommation de sel est légèrement différent, par exemple, des problèmes liés au tabagisme ou à l'alcoolisme. En effet, l’absorption excessive de sel, qui est à l’origine de problèmes de santé, est largement imposée aux gens, plus ou moins à leur insu. Si nous mesurions la consommation de sel des personnes présentes dans cette salle, nous constaterions sans doute que nous en consommons tous beaucoup trop par rapport à nos besoins physiologiques, et que cela peut se traduire par des problèmes de santé pour chacun d’entre nous. Pourtant, la plupart d’entre nous n’ont pas choisi de consommer du sel. Il en est autrement lorsque vous choisissez de fumer une cigarette ou de boire un verre d'alcool. Dans le cadre du droit français, il me semble que cela frise la tromperie aggravée : quelqu'un est exposé à son insu à un risque avéré. Malheureusement, comme je vous le disais, personne n'a vraiment exploré cette voie jusqu'à présent.

La question de l’excès de sel n’est que l’un des problèmes de l’alimentation. Le sujet a le mérite d’être relativement simple : le produit concerné est chimiquement bien défini, il est facile à doser et à mesurer. Cela fait une très grosse différence avec les graisses ou les sucres qui sont pluriels et sont plus difficiles à contrôler.

En France, le pain est le principal pourvoyeur de sel. Pour la population, 20 % de l’apport journalier de sel provient du pain. Cet aliment contient des quantités de sel relativement importantes, ajoutées pour les deux tiers par le secteur artisanal, les 30 000 artisans boulangers, et pour un tiers par les industriels. Les Français consomment quotidiennement une grande quantité de pain. Lors des travaux de l’AFSSA, nous étions en contact avec l’Institut national de la boulangerie-pâtisserie (INBP) de Rouen, qui représente une partie des artisans boulangers-pâtissiers. Ils nous ont dit qu’ils étaient parfaitement conscients du problème mais ils expliquent eux-mêmes que, dans un cadre non réglementaire, il est difficile pour un artisan boulanger de réduire la teneur en sel de son pain alors que son concurrent, à cent mètres de là, ne fait pas de même. Dans un tel contexte, on comprend bien qu’aucune spirale vertueuse ne s’amorce.

Cela fait vingt ans que la situation dure. On pourrait parfaitement imaginer qu’un décret réglemente à la baisse la teneur en sel du pain. Il s’agirait d’une disposition relativement simple, et les contrôles à effectuer le seraient également. Elle n’est pas irréaliste et elle permettrait de réduire un peu la surconsommation de sel de la population française.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Historiquement, la France a connu une période durant laquelle le sel était rare et extrêmement cher : on en consommait alors très peu. Une augmentation réelle du prix du sel permettrait peut-être d’obtenir des résultats en termes de consommation. On a constaté que l’augmentation du prix des cigarettes permettait de réduire fortement la consommation de tabac ou qu’elle empêchait des non-fumeurs de passer à l’acte. Peut-être, s’agissant du sel, faudrait-il utiliser l’argument financier, qui est toujours celui qui porte le plus, mais cela ne serait pas facile à mettre en place ?

M. Pierre Meneton. Pourquoi pas ? Des taxes ont bien été mises en place sur les boissons sucrées ! Une taxe pourrait s’appliquer au sel ajouté dans les aliments.

Il faudrait tout de même étudier les conséquences sur le coût final des produits. Les aliments très salés deviendraient plus chers, ce qui aurait tendance à pousser le secteur à produire plutôt moins salé pour rester compétitif tout en bénéficiant d’une image positive auprès des consommateurs. Cela ne me paraît pas déraisonnable.

Immanquablement, le secteur agroalimentaire et certaines personnes évoqueront le retour de la gabelle, mais, d'un point de vue strictement économique, je ne pense pas que ce soit une proposition délirante. À ma connaissance, une telle démarche n’a jamais été entreprise dans le monde.

M. le président Loïc Prud’homme. Il me semble que le cas du sel est exemplaire ou emblématique en matière d’offre alimentaire. Comme vous le constatez, il y a aujourd’hui peu d’alternatives. Cela vaut pour le sel, mais également pour de nombreux autres aliments. La prépondérance de l’alimentation transformée ou ultra-transformée crée une dépendance en même temps qu’elle répond à notre mode de vie, qui ne nous laisse plus le temps de cuisiner, sans que nous soit proposée aujourd’hui une offre alternative suffisante.

M. Pierre Meneton. Le sel est en effet un très bon révélateur des problèmes liés à l'alimentation transformée. Même si ce n’est pas l’unique problème posé, il est archétypal de ceux rencontrés par exemple avec les sucres ou les graisses.

Je vous avoue que je reste extrêmement sceptique sur les possibilités de modification de l'offre alimentaire telle qu'elle existe en France actuellement. Les acteurs économiques vous ont rappelé que nous avions affaire à la première activité économique du pays, avec les emplois correspondants. Je vois mal comment fabriquer 500 000 produits transformés différents sans que cela pose problème. C’est délirant dans son principe même ! À part la solution consistant à réduire le nombre de ces produits, je ne vois pas de solution. Je rappelle que cela se traduirait par une réduction de la principale activité économique du pays – et qui est aussi celle des autres pays occidentaux. Je ne vous cache donc pas mon scepticisme.

Je verrais plutôt la mise en place d’incitations sur le modèle de ce que nous venons de discuter, comme une taxe sur le sel ou, éventuellement une réglementation relative à certaines catégories d'aliments permettant de mener de manière plus ou moins réaliste des actions ciblées. En s’accumulant, elles permettraient peut-être d'améliorer un peu la situation. Sinon, j'ai beaucoup de mal à voir comment les choses pourraient évoluer de manière très importante.

M. le président Loïc Prud’homme. Il faut sans doute passer par un cadre réglementaire pour que l’offre évolue. Nous y réfléchissons. On voit bien que les engagements volontaires échouent les uns après les autres.

Sachant que toutes les entreprises seraient sur un pied d’égalité face à une réglementation, pourquoi pensez-vous qu’une production plus vertueuse prenant en compte des enjeux de santé porterait atteinte économiquement à la première activité du pays ?

M. Pierre Meneton. Parce que, de mon point de vue, il est matériellement impossible de fabriquer 500 000 produits différents à partir d'un millier d'aliments de base sans que cette production soit déséquilibrée sur le plan nutritionnel et méconnaisse les besoins physiologiques de l'organisme. Ce n’est pas possible. Le problème de fond tient à la fabrication de masse d’un nombre de produits absolument délirant, ayant subi un nombre de transformations tout aussi délirant !

Des normes pourraient effectivement être adoptées en matière de teneur en sel, encore faudrait-il avoir la possibilité matérielle de les mettre en œuvre ! Je vois mal une évolution économique du secteur dans un contexte économique mondialement intégré. Nous parlions jusqu’à maintenant des entreprises françaises, mais, évidemment, il faut compter avec le secteur agroalimentaire international. Il est très difficile d’envisager des actions ciblées uniquement nationales sans prendre aussi en compte les importations et les exportations.

J’avoue que j'ai énormément de mal, peut-être en raison de mes connaissances limitées dans le domaine, à imaginer une évolution positive notable de l'offre alimentaire telle qu’elle existe actuellement. Je me trompe peut-être.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Quelles sont les principales raisons pour lesquelles du sel est ajouté aux produits alimentaires transformés ? Est-ce pour augmenter le poids des aliments qui contiennent de l’eau ? Est-ce parce que le sel est un exhausteur de goût ?

M. Pierre Meneton. L’ajout de sel dans les aliments se pratiquait déjà chez les Égyptiens il y a trois mille ans ; il a continué à se pratiquer jusqu’à nos jours. C’est un véritable héritage culturel et historique. Les vertus antiseptiques du sel expliquent en particulier son usage jusqu’à la mise en place de la chaîne du froid, dans les années 1960, car le sel permettait d’améliorer les conditions bactériologiques de stockage des aliments.

Depuis cette époque, le secteur agroalimentaire continue d'ajouter du sel dans les dans les aliments, malgré les problèmes que cela peut occasionner sur le plan de la santé, pour des raisons multiples.

Il y a d’abord tout simplement une question d'habitude. Lorsque de petites ou moyennes entreprises, et encore plus des artisans, ont une recette qui plaît aux consommateurs, ils ne veulent pas prendre le risque d’en changer. Ils ne le feront pas sans qu’on les pousse à le faire.

Il y a ensuite une utilisation du sel comme exhausteur de goût des autres aliments. De multiples études ont par exemple montré que le sel rehausse les saveurs sucrées et inhibe les saveurs amères. C’est la raison pour laquelle on trouve du sel dans les produits sucrés.

L’adjonction de sel ne constitue pas le seul moyen d’augmenter le poids des aliments contenant de l’eau – on peut également utiliser les nitrates ou les nitrites par exemple –, mais cet usage existe bel et bien. Lorsque je travaillais sur ces questions, des représentants du secteur de l’industrie de la charcuterie m’ont expliqué, en off, que cette pratique leur permettait de dégager 15 % de leur chiffre d’affaires.

Enfin l’accoutumance aux produits salés constitue tout simplement un moteur de consommation : mangez salé amène à consommer plus de produits salés, voire plus de boissons.

Pourquoi le boulanger du coin, ajoute-t-il en moyenne cinq ou six grammes de sel dans sa baguette ? Uniquement parce qu'il a toujours fait comme cela, et que personne ne lui a dit de faire autrement. Pourtant, toutes les expériences de réduction de la teneur en sel menées par les artisans boulangers prouvent que cette option est parfaitement jouable. Il n’y a aucun problème en termes de goût. L’INBP a fait des tests auprès de panels de consommateurs, qui ont montré qu’avec 20 % ou 30 % de sel en moins, certains arômes de la farine ressortent et que le pain est même davantage apprécié. Le problème, c’est que personne n’est allé expliquer cela aux 30 000 artisans boulangers qui continuent à faire exactement ce qu'ils font depuis qu’ils ont appris leur métier.

Mme Fannette Charvier. Certains sels de table et de cuisine peuvent être enrichis en iode. Le PNNS 2015 proposait de faire la promotion de la consommation de sel iodé, tout en souhaitant une limitation de la consommation de sel, ce qui semble peu cohérent. Qu’en est-il selon vous, sachant que le sel iodé résiste très mal à la cuisson et à l'humidité ?

Les industriels ajoutent-ils du sel iodé dans leurs produits ? Sommes-nous en manque d'iode ? Nous pouvons en consommer grâce aux poissons qu’il faudrait cependant aussi éviter car ils posent d’autres problèmes. Tous les sels doivent-ils être enrichis en iode ?

M. Pierre Meneton. L’argument de l’apport en iode est depuis très longtemps avancé par les producteurs de sel pour vanter les mérites potentiels de la consommation de leur produit.

Les aliments transformés par le secteur agroalimentaire constituent 80 % de l'apport journalier de sel dans l’alimentation des Français comme des autres populations occidentales. Les 20 % restants sont ajoutés par les consommateurs eux-mêmes, à table ou lorsqu’ils cuisinent. On peut donc très bien promouvoir un sel de table éventuellement iodé, tout en réduisant la surconsommation de sel : il faut pour cela agir sur la quantité de sel ajouté dans les aliments transformés par le secteur agroalimentaire.

À ma connaissance, aujourd’hui, il n'y a plus vraiment de problème de déficience en iode dans notre pays, grâce à la diversification alimentaire en produits de la mer – qu’il s’agisse de produits directs ou indirects ou encore de produits dérivés. Les déficiences en iode sont désormais extrêmement marginales, même si je crois savoir que dans certaines catégories de la population, comme les sans domicile fixe, le problème peut exister.

Globalement, la question de l’apport en iode n’est donc pas vraiment un problème de santé publique aujourd'hui en France. On peut promouvoir le sel iodé comme sel de table
– sachant que le sel de table ne représente qu’une part marginale du sel consommé quotidiennement. C’est en effet préférable au sel non iodé. Cependant, le gros problème vient du sel non iodé que le secteur agroalimentaire ajoute dans ses produits : il représente 80 % de notre apport quotidien.

Mme Fannette Charvier. Est-il pertinent que le PNNS encourage la consommation de sel iodé alors que l’on ne constate pas de carence en iode ?

M. Pierre Meneton. S’agissant des sans-domicile fixe, qui représentent une très faible fraction de la population et qui ont des déficiences en iode, il est préférable, s’ils consomment du sel, que ce soit du sel iodé. Au-delà, en termes de santé publique globale, je crois que cette option n’a que peu d'intérêt aujourd'hui en France.

M. Loïc Prud’homme. En vous remerciant vivement pour toutes les informations que vous nous avez communiquées, nous vous laissons conclure, si vous le souhaitez.

M. Pierre Meneton. Je vous remercie à mon tour de m’avoir auditionné. Je travaille actuellement sur des thématiques de recherche différentes, relatives à l'état de santé des chômeurs et à l'état de santé en lien avec les conditions de travail, qui posent aussi de gros problèmes.

Je suis vraiment heureux qu'une commission d'enquête parlementaire se soit constituée sur le sujet qui est le vôtre. Depuis vingt ans, j’ai constaté l’inertie presque totale des pouvoirs publics en la matière ; j’espère que vos travaux auront plus de succès que les tentatives passées. Je travaille avec un collègue qui a vingt ans de plus que moi. Il avait lui-même essayé d’agir autrefois sans y parvenir : nous avons donc maintenant un recul de quarante ans. On constate que, de quelque manière que ce soit, il est extrêmement difficile de faire bouger les choses. Peut-être aurez-vous plus de chance que nous. Je crois que vous êtes la première commission d’enquête parlementaire sur ce sujet.

Il reste que, s’agissant de l’excès de sel ou des autres problèmes alimentaires, les recommandations de l’AFSSA remontent à 2002, et qu’elles ont été répétées depuis. Les travaux scientifiques présentés dans les recommandations internationales, innombrables et convaincants, sont presque devenus des évidences

J’estime que la balle est aujourd’hui davantage du côté des pouvoirs publics que du côté du secteur agroalimentaire, car, à défaut d’un contrôle, comme les autres secteurs économiques, il n’a comme curseur que son taux de profit.

 

La séance est levée à douze heures quinze.

 

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19.    Audition, ouverte à la presse, de M. Gilles Fumey, professeur de géographie culturelle à l’Université Paris Sorbonne IV Lettres, Pôle alimentation, risques et santé

(Séance du mercredi 27 juin 2018)

La séance est ouverte à onze heures cinq.

M. le président Loïc Prud’homme. Mes chers collègues, nous recevons M. Gilles Fumey, géographe, professeur à l’Université Paris IV Sorbonne. Il intervient notamment au sein de l’Institut des sciences de la communication de la Sorbonne et préside l’association du Festival international de géographie de Saint-Dié-des Vosges. Il serait trop long de citer toutes ses activités ; on retiendra cependant son blog spécialisé pour Libération.

Le professeur Fumey a principalement consacré ses travaux à l’alimentation et à la dimension culturelle des pratiques alimentaires des différentes régions du monde, véritable « géopolitique de l’alimentation ». Dans ces conditions, il n’est pas étonnant de compter parmi ses nombreux livres un « Atlas mondial des cuisines et gastronomies » et un ouvrage intitulé « Manger local, manger global, l’alimentation géographique ».

Vous vous êtes aussi intéressé aux crises et aux grandes controverses alimentaires. Cette thématique rejoint sur bien des points celle de la commission d’enquête, qui s’intéresse à l’alimentation industrielle, et donc aux aliments transformés, voire ultra-transformés.

Vous avez manifesté de l’intérêt envers le mouvement Slow Food, né en Italie, qui défend la reconquête des cuisines nationales – et même locales – contre l’industrie agroalimentaire. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette tendance qui semble dépasser le simple effet de mode ? Comment peut-elle se concilier avec d’autres tendances, comme la progression de la demande de produits bio ou celle du nombre des flexitariens qui décident de réduire leur consommation de viande ?

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter serment.

(M. Gilles Fumey prête serment.)

M. Gilles Fumey, professeur de géographie culturelle à l’Université Paris Sorbonne IV Lettres, Pôle alimentation, risques et santé. Je suis très heureux de représenter la communauté universitaire en sciences sociales qui travaille sur l’alimentation. Nous sommes souvent écartés de ces débats, au profit des nutritionnistes et des médecins. Évidemment, leur rôle est très important, mais il est insuffisant au regard des crises alimentaires que nous vivons.

Vous aurez remarqué que les deux dernières grandes crises alimentaires ne menaçaient pas la santé publique. S’il est ennuyeux de manger du cheval lorsqu’on ne tient pas à en manger, cela n’a jamais tué personne. En revanche, le retentissement considérable de cette affaire souligne que l’alimentation est d’abord un fait social. Elle est avant tout culturelle. Nous continuons à opposer l’alimentation de nos parents, cultivant leur jardin, à l’alimentation industrielle. Mais cette opposition est dépassée car nous avons besoin de plusieurs types d’alimentation.

Regardons ce qui se passe dans le monde : 25 % des gens mangent encore assis par terre. Cette proportion va s’accroître, car il s’agit essentiellement des habitants d’Afrique et d’Inde. Comme on le fait pendant un pique-nique, ils partagent un plat collectif, mais dans des conditions corporelles particulières : dans ces pays, les gens sont assis seulement pour le principal repas de la journée.

Ensuite, 10 % de la population mondiale mange assis sur des canapés ou de petits sièges. Dans notre culture, le canapé sert à regarder un spectacle, et l’on s’y allonge souvent. Le canapé, c’est le lit des Romains. Et sur ce lit, depuis une table basse, la nourriture va être formatée pour franchir la distance entre la table et notre bouche sans salir nos vêtements. Cela explique l’apparition des loukoums, ou des feuilles de vigne farcies.

Certaines personnes mangent assises autour d’une table. Il ne vous a pas échappé que la plupart de nos tables sont rectangulaires. Qu’est-ce que cela symbolise ? Vous constaterez que cela a des conséquences considérables sur la manière de penser notre alimentation. Pour le faire deviner à mes étudiants, je les emmène à Notre-Dame de Paris et je leur demande de me désigner l’endroit où se trouve la table. L’an passé, aucun de mes vingt-cinq étudiants n’a pu me le dire… Certains ont évoqué une « caisse » en désignant l’autel. Une étudiante asiatique estimait quant à elle que c’était une tombe, peut-être parce qu’elle était allée la veille au Louvre !

C’est très intéressant car, effectivement, la tombe de Saint Denis, devenue autel, est un rappel de nos anciennes traditions : là où l’on enterrait les morts, on célébrait leur mémoire en mangeant. Aujourd’hui encore, en Géorgie et plus largement dans le Caucase, il est très fréquent de rendre visite aux morts en étalant une nappe blanche sur leur tombe et en buvant à leur santé. La nappe blanche, c’est le linceul du mort, mais également le drap dans lequel nous naissons.

Dans la civilisation occidentale, la table blanche est donc un lieu de mémoire. Ceux qui s’assoient autour font exactement ce que les religieux durant l’office – ils célèbrent la mémoire et le plaisir d’être ensemble. En grec, on appelle cela « efkharisto ». D’ailleurs, le verre à vin, c’est le calice du prêtre.

Ainsi, quand le président-directeur général de McDonald’s Europe me demande pourquoi 80 % des Français sont à table à treize heures, par provocation et pour faire court, je lui réponds qu’ils célèbrent l’eucharistie ! Ils sont heureux d’être ensemble, non pas seulement pour manger, mais pour se retrouver, passer un bon moment et reprendre des forces – physiques mais également sociales et familiales. La table, c’est un lieu symbolique extrêmement fort pour l’éducation des enfants : elle s’inscrit dans le cycle de la vie.

Il faut s’en souvenir pour comprendre le mouvement vegan. Ces notions de vie et de mort sont très fortes pour les jeunes, car cette génération n’a de contact avec les animaux que par les images diffusées sur les réseaux sociaux. Elle sait que l’on prend la vie des animaux et des plantes pour vivre soi-même. De la même façon, dans la civilisation chinoise, on trouve souvent un aquarium à l’entrée des restaurants pour signifier que la vie qui s’y trouve va finir dans notre assiette quelques heures plus tard.

En Europe, comme en Chine, on a créé des gastronomies : des cuisines extrêmement sophistiquées qui constituent un plaisir presque philosophique, voire existentiel. Être à table ne permet pas seulement de satisfaire un besoin alimentaire, cela constitue aussi un fait social.

Enfin, certains mangent debout, en Europe du Nord et en Amérique du Nord. Regardez quelqu’un qui mange debout : sa nourriture est formatée pour faciliter la prise alimentaire. En effet, quand on est debout, on n’a ni assiette ni couverts, et on utilise ses mains. Les aliments sont donc présentés dans du carton ou du plastique que l’on va jeter. On mange en général seul, parfois en groupe, mais toujours rapidement car on est mobile. C’est ce que l’on appelle l’alimentation de la mobilité.

En conséquence, l’alimentation est liée aux modes de vie. Il est important de s’en souvenir pour comprendre pourquoi nous avons besoin d’alimentation « industrielle » : lorsque nous sommes dans les transports, dans des lieux où nous ne faisons que passer, où nous n’avons ni le loisir, ni le temps de nous asseoir à table, où nous n’avons personne avec qui partager un repas, nous avons besoin de cette nourriture.

Tout en restant attachés à la nourriture qu’ils partagent à table, les Français devraient accepter l’idée que leur mode de vie fait qu’ils ont besoin d’un autre type de nourriture, qu’on appelle « industrielle ». Il ne faut pas opposer gastronomie et alimentation industrielle. Pour autant, l’alimentation industrielle n’a pas amélioré notre espérance de vie, contrairement à ce que l’on entend souvent : ces années gagnées ne sont pas toujours des années en bonne santé, et c’est surtout notre système de soins et de santé qui est performant.

Nos modes de vie formatent clairement notre alimentation : pour les habitants de la « ville étalée », très liée à l’automobile, l’alimentation est principalement fournie par la grande distribution. C’est ce que Christophe Guilluy appelle la « France reléguée » : les gens communiquent essentiellement par la télévision avec la collectivité ; ils ont un nombre considérable de publicités dans leur boîte aux lettres et pensent pouvoir gagner quelques euros sur leur maigre budget en allant dans des grandes surfaces où des spécialistes du marketing réfléchissent depuis trente ans aux meilleurs moyens de leur vider les poches. Cette France reléguée est victime d’un grand prêtre : Michel-Édouard Leclerc. Il s’est arrogé un rôle qu’on ne lui a pas demandé de tenir.

Je n’ai pas besoin de Michel-Édouard Leclerc pour connaître mon pouvoir d’achat. Certes, je suis enseignant-chercheur. Mais quantité de pauvres ne l’ont pas non plus attendu pour savoir comment gérer leur argent. Or on cherche à nous faire croire que, sans la grande distribution, nous serions tous de pauvres affamés qui iraient à Versailles chasser le Roi ! Il faut comprendre cette souffrance vis-à-vis d’une alimentation perçue comme trop chère, car cela éclaire le débat sur le pouvoir d’achat.

À côté de la « France reléguée », un deuxième groupe vit l’alimentation comme un acte citoyen. Vous avez évoqué le mouvement Slow Food. Il comprend des amateurs, des gastronomes, des visionnaires, des apôtres, des militants, pour qui l’alimentation est un moyen de s’affirmer par rapport à leur environnement proche et à la collectivité. Ainsi, pour certaines personnes, choisir entre un Bourgogne et un vin du Chili est un acte militant !

Rappelons que c’est la France qui a inventé les restaurants à la fin du XVIIIe siècle : lorsque les aristocrates ont fui le pays … ou ont été guillotinés, les très nombreux cuisiniers qui travaillaient pour eux ont créé les premiers restaurants autour du Palais Royal. La France a donc fait passer la grande gastronomie royale dans le monde bourgeois. Le mot gastronomie est alors inventé et c’est Brillat-Savarin – entre autres – qui, au XIXe siècle, va penser la table bourgeoise et entretenir cette passion soudaine que les Français ont pour l’alimentation.

Nous sommes les héritiers de cette histoire et de ce mode de vie. Cela explique pourquoi les cités de la gastronomie tentent de « patrimonialiser » ce savoir, ce capital avant qu’il ne soit complètement dénaturé par l’industrie.

Vous m’avez ensuite interrogé sur la perception de l’alimentation industrielle dans un contexte où les crises sont récurrentes. Il faut bien différencier mangeurs et consommateurs. Consommer est un mot horrible : au sens étymologique du terme, il veut dire détruire. Celui qui mange n’est pas un consommateur, contrairement à celui qui achète des produits de grande distribution, n’a pas de place pour les ranger dans son réfrigérateur et les jette donc, contribuant ainsi au gaspillage.

À partir du moment où vous êtes à table et avez fait un arbitrage pour mettre dans votre corps un corps extérieur, vous n’êtes pas un consommateur. Au fond, quel est le risque de l’alimentation ? Comme le disent les anthropologues, nous sommes à la fois néophobes et néophiles. Néophiles, car nous avons besoin de la nouveauté, besoin d’aller vers l’autre
– regardez des amoureux le soir de la Saint Valentin, ils se donnent la becquée et sont contents de se connaître par l’alimentation. Mais également néophobes, car nous avons peur de ce que nous mangeons, exactement comme le bébé qui n’a jamais mangé d’épinards et fera enrager sa mère, alors qu’il ne peut même pas parler, ou comme la personne âgée qui rentre en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) et refuse de se nourrir. J’ai assisté à un colloque sur ce sujet la semaine dernière à Lyon. À leur entrée en EHPAD, ces personnes ont deux ans et demi d’espérance de vie. On leur parle de dénutrition, on les force à manger, mais de quel droit ?

Ces problématiques rejoignent celle de la liberté. Il est important de comprendre la perception de l’alimentation industrielle par le mangeur – et non le consommateur. Elle est assez triste… Même si toutes les entreprises ne trichent pas, cette industrie – qui est bien sûr là pour faire des profits – a tendance à tricher et doit être constamment encadrée par la loi… Pourtant, le mangeur a du mal à comprendre que les responsables de ces sociétés soient convoqués au tribunal. Votre grand-mère n’avait pas envie de tricher quand elle faisait son jardin, elle !

Quel regard les mangeurs portent-ils sur les politiques publiques en matière d’alimentation ? Ce qui s’est passé avec le Nutri-Score est très inquiétant car la corporation avait réussi à bâtir un étiquetage relativement simple et vertueux. Vous le savez très bien, l’étiquetage alimentaire s’est complexifié au fil du temps. Il est devenu illisible. Il y a dix ans, un cadre de SFR expliquait que tout était fait pour embrouiller le consommateur qui souhaitait acheter un téléphone ou souscrire un abonnement. En matière alimentaire aujourd’hui, je vous mets au défi de lire correctement une étiquette si vous n’avez pas le bac…

Les politiques publiques progressent malgré tout. L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES) est une institution remarquable, mais elle travaille essentiellement avec des médecins et des nutritionnistes. Elle doit désormais intégrer des juristes.

En effet, si l’alimentation française est si bien identifiée, elle le doit au travail que notre pays a mené à la fin du XIXe siècle, au moment où les vins et les fromages commençaient à être copiés. La France a alors mis au point le système des appellations d’origine – une forme d’instrumentalisation de l’alimentation par la géographie : nous avons délimité des périmètres dans lesquels on pouvait certifier que ce qui était nommé était conforme à ce qu’on en attendait. C’est donc le droit qui nous a permis d’être pionniers. De là est également née l’idée que les produits alimentaires sont éminemment culturels – je vous épargnerai les querelles sur le vin comme alcool – vision anglo-saxonne – ou comme produit culturel, de terroir.

Les politiques publiques doivent l’intégrer : si on ne perçoit pas l’alimentation comme un produit culturel, les crises alimentaires n’en seront que plus violentes et récurrentes. Chaque crise – il s’agit très rarement d’une crise sanitaire – fait des dégâts considérables dans les filières.

Enfin, vous m’avez interrogé sur la durabilité du modèle alimentaire contemporain et les perspectives. La lutte contre le gaspillage est encourageante, mais c’est également un travail de Sisyphe. Le gaspillage est encore terrible et nous le fabriquons à notre insu. Ainsi, il y a quelques mois, je déjeunais au Sénat avec mes collègues de la Société de géographie. Nous étions quatre-vingt et écoutions avec intérêt l’ambassadeur du Japon. Tout le monde était satisfait de la manifestation, mais j’ai été particulièrement choqué que 80 % de la nourriture servie ait été jetée. Au ministère de l’agriculture, quand j’en ai parlé, on m’a répondu : « ce n’est pas notre affaire ». Mais c’est collectivement notre affaire ! Cette nourriture a été produite en France et elle a éventuellement pollué des territoires. Par ailleurs, le message transmis à tous ceux qui travaillent dans l’alimentation est négatif – tout est dévalorisé, rien n’est respecté.

Nous sommes donc allés voir les responsables du Sénat afin de plaider en faveur d’ajustements. Nous devons collectivement faire des efforts pour lutter contre le gaspillage. Certains de mes étudiants qui habitent en banlieue m’ont demandé de les aider à mieux acheter et moins gâcher : ils vont faire leurs courses en voiture au supermarché, remplissent leur coffre et quand ils arrivent devant leur réfrigérateur à la maison, ils se rendent compte qu’ils leur restent des aliments. Ils les jettent donc pour y mettre ce qu’ils viennent d’acheter !

Notre mode de vie nous pousse – jeunes comme vieux – au gaspillage. Mais notre jeunesse, consciente, commence à lutter contre cela. Ainsi, certains de mes étudiants ont développé des applications qui permettent à tous les commerçants d’un quartier de brader les aliments périssables au-delà d’une certaine heure. Les restaurateurs viennent se fournir et servent des menus du jour avec cette nourriture qui a échappé au gaspillage.

Notre modèle alimentaire peut – je dirai même doit – devenir beaucoup plus durable. Ces actions doivent être encouragées par le législateur.

J’en arrive à la très délicate question des accords commerciaux, incompréhensibles pour l’opinion publique. Le Comprehensive Economic and Trade Agreement (CETA) avec le Canada et l’accord avec le MERCOSUR sont franchement dramatiques : les élevages français sont menacés par la baisse de la consommation de viande et, au même moment, des carcasses d’Amérique vont envahir le marché, au mépris de toutes les lois environnementales, enfonçant un peu plus nos paysans déjà bien mal en point.

Vous m’avez interrogé sur les pratiques de l’industrie agroalimentaire. On ne peut les évoquer sans parler de la grande distribution agroalimentaire. En France, à quelques exceptions près, l’agroalimentaire est une industrie qui fonctionne en symbiose avec la grande distribution, alors qu’elle donne l’impression de s’y opposer dans les médias. Les deux se tiennent par la barbichette !

L’industrie agroalimentaire doit comprendre que les mangeurs que nous sommes exigent la confiance. Néophobes et néophiles, nous avons besoin que l’industrie certifie que ses productions sont de qualité. En la matière, le Nutri-Score était une proposition extrêmement vertueuse : tous les produits n’auraient pas été étiquetés en vert, mais l’industrie pouvait travailler à atteindre cet objectif. Ce dispositif législatif ne visait pas à punir l’industrie, mais à la pousser à la vertu. Son rejet est donc grave.

Après cet épisode, votre principal défi va consister à retrouver et reconstruire la confiance. Il y a plus de deux mille ans, Hippocrate disait : « Nous sommes ce que nous mangeons ». Si tel est le cas, ce que nous mangeons doit nous ressembler, nous inspirer confiance, être la célébration de tous nos collectifs – familiaux, régionaux et nationaux – et être conforme à notre riche histoire. Nous devons défendre et promouvoir cette histoire. Si les États-Unis se sont remis en cause et ont beaucoup travaillé sur le terroir, le bio, etc., c’est en venant chercher l’exemple en France ! Notre message n’est pas donc seulement celui de la grande gastronomie.

Il vous a peut-être frappé que, dans la plupart des grandes villes du monde, on ne trouve jamais de restaurants français, sauf des restaurants gastronomiques dans les grands hôtels. On trouve des restaurants chinois ou italiens, mais pas de restaurant français. Pourquoi ? Parce que notre cuisine est régionale. Notre table est une vraie carte de géographie ! Cela s’applique aussi bien aux spécialités qu’aux fromages : cantal, auvergne, comté, beaufort, roquefort sont toponymiques et racontent notre histoire régionale.

Dans le monde entier, l’alimentation peut soutenir nos régions. Inspirons nous du récent renouveau de la baguette, produit alimentaire que nous exportons le mieux – je ne connais pas de stations de métro à Tokyo sans boulangerie française !

Nous n’exportons pas notre cuisine mais les produits issus de quatre aliments fermentés – la fermentation accroît la durée de vie d’un produit : le vin, le fromage, la charcuterie et le pain. Ces quatre produits sont à la base de ce que les Américains appellent le snacking. Cette alimentation nomade est parfaitement adaptée à notre mode de vie, pour peu que nous fassions attention à la protéger et que nous prenions conscience que la France a un très beau rôle à jouer dans la culture alimentaire mondiale.

M. le président Loïc Prud’homme. Je vous remercie pour cet intéressant éclairage des sciences sociales. Vous avez évoqué des pratiques culturelles de consommation alimentaire géographiquement marquées. Ces pratiques évoluent très rapidement. Comment l’expliquez-vous ? Dans ce contexte, comment l’alimentation industrielle a-t-elle été aussi rapidement acceptée ?

M. Gilles Fumey. Ce sont nos modes de vie qui formatent notre manière de manger. Si vous êtes une jeune maman, que vous travaillez, que votre mari ne fait pas la cuisine et que vous voulez quand même donner une nourriture variée à vos enfants, vous irez chez Picard et achèterez des aliments industriels. Mais, le dimanche, vous irez au marché et ferez de vos invitations à la maison une offrande sociale. Je l’explique ainsi à mes étudiants pour les faire sourire : quand on fait un barbecue, on reproduit l’attitude très archaïque de l’homme de Cro-Magnon, puisque monsieur s’occupe de la viande et madame s’occupe du reste.

Nos modes de vie et nos techniques fabriquent notre rapport à l’alimentation, sans parler des évolutions induites par les smartphones. Ainsi, par beau temps, j’ai pu constater que la place du Panthéon est devenue un gigantesque restaurant : les étudiants s’installent partout, il y a du plastique, du carton, des plats pas chers – même le Picard du quartier a installé une petite salle et un micro-ondes pour réchauffer les produits achetés en magasin ! L’évolution de nos modes de vie est donc considérable. Elle va transformer notre accès à l’alimentation.

En outre, dans quelques années, nos smartphones nous feront des propositions en fonction des recommandations de notre diététicien, des informations qu’ils auront enregistrées et de ce que nous aurons mangé la veille. La personnalisation de l’offre fera d’énormes progrès et les distorsions accrues entre l’« alimentation contrainte » de la semaine – hors du domicile ou « cuisine corvée » à la maison – et l’« alimentation loisir » du dimanche.

Dans ce contexte, les jardins partagés ou les jardins en toiture ne sont pas complètement ridicules, même s’ils ne suffiront pas à nous nourrir. Comme truchement éducatif, ils sont utiles pour sensibiliser les jeunes et les enfants, en grande majorité urbains, et leur rappeler que ce qu’ils mangent vient de la terre et de l’eau.

M. le président Loïc Prud’homme. Vous avez raison. Nos modes de vie nous contraignent à utiliser cette nourriture industrielle. Pourtant, elle est sévèrement mise en cause, notamment pour sa piètre qualité nutritionnelle, mais également en raison de son rôle dans l'émergence de pathologies chroniques.

Quel est votre avis sur les politiques publiques menées pour limiter les effets délétères de cette nourriture – notamment dans le cadre du Plan national nutrition santé (PNNS) ? Si on ne peut y échapper, elle ne doit pour autant pas nous rendre malade. Quelles seraient vos recommandations ? L’engagement volontaire des industriels sera-t-il suffisant ?

M. Gilles Fumey. La question de l’engagement volontaire est extrêmement importante. On y pense depuis 1714 : Mandeville, dans sa Fable des abeilles, défendait déjà l’idée que la richesse va ruisseler depuis les riches. On a suffisamment de recul pour se rendre compte que ce n’est pas toujours le cas. J’ai été frappé de constater, et les médias aussi – je suis chercheur à l’Institut des sciences de la communication –, que les sénateurs ont complètement vidé, au nom de ce principe, la loi que vous avez adoptée en première lecture : vous aviez alors prévu quelque chose d’un peu contraignant. Sans appareil législatif, l’industrie et la grande distribution sont tentées par le profit – je crois qu’il n’y a pas besoin de faire un dessin… On a bien vu qu’il faut constamment encadrer la production et la distribution, et que l’on doit donc passer par la loi. Vos choix étaient donc, à mon avis, ceux qu’il fallait faire. Après l’intervention du Sénat, on a l’impression que le seul secteur dans lequel M. Macron ne fera pas ce qu’il a dit est l’alimentation : presque toute la loi a été vidée de son sens. J’ai vu hier qu’un sénateur s’est appuyé sur l'ANSES, mais on sait très bien qu’il y a aussi des conflits au sein de la communauté scientifique sur la nocivité de tel ou tel produit.

Je pense que nous avons suffisamment de recul en ce qui concerne l’effet délétère de l’alimentation industrielle : il est très clair que les maladies dites « de civilisation », en particulier neurodégénératives, progressent largement parce qu’elles sont corrélées à ce type d’alimentation. On observe aux États-Unis des comportements et des types de maladies liés à une alimentation très différente de celle de la Crète ou du Japon.

Le travail que vous avez fait est aussi précieux que celui qui a été réalisé au début du XXe siècle, lorsque l’on a inventé les appellations d’origine contrôlée (AOC) : cela permet non seulement de fixer un cadre, mais aussi d’incarner un projet. Pourquoi la jeunesse d’aujourd’hui est-elle aussi radicale dans ses choix alimentaires ? Quel parent dira en effet, en voyant son enfant devenir vegan, que cela ne pose pas de problème ? La moitié de mes étudiants sont végétariens et 20 % sont vegan. Quand on discute avec eux, on voit que c’est une forme de radicalité qui tient lieu de message : ils attendent, en fait, que nous les aidions à fabriquer une alimentation de meilleure qualité. Leur grand-oncle, leur grand-père ou leur voisin ont Alzheimer, Parkinson ou d’autres maladies qui n’affectaient pas les générations précédentes. Il y a une véritable attente, et le discours de M. Macron à Rungis représente un formidable espoir : on a senti un changement générationnel, on s’est dit qu’il y avait enfin quelqu’un qui comprenait ces enjeux, mais on voit que ce n’est absolument pas le cas au Sénat.

Le ministère de l’agriculture est, à notre avis, beaucoup trop cogéré avec les syndicats, en particulier l’un d’entre eux qui ne représente pourtant que 50 % des voix des agriculteurs. On sait très bien ce qu’est la cogestion au sein de l’Éducation nationale… La majorité connaît un formidable succès avec M. Blanquer, qui a gagné une première manche en ce qui concerne la réforme du bac. Nous attendons aussi un Jean-Michel Blanquer dans le domaine de l’alimentation, c’est-à-dire un ministre visionnaire, doté d’une véritable autorité, qui n’est pas soumis à des lobbies et ne pense pas que les industriels et les syndicats feront ce qu’ils peuvent.

Le glyphosate est comme le carbone et le diesel : cela appartient à l’ancien monde. L’avenir ne se trouve pas du côté des firmes qui se vendent les unes aux autres pour échapper à des procès. Je crois que vous avez bien compris la manœuvre qui a eu lieu entre Monsanto et Bayer. L’avenir est dans la prise en main de notre alimentation par des systèmes citoyens, comme les associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP), dans le bio et dans tout ce qui émane de collectifs. Je voudrais également souligner que le regard sur l’alimentation et les exigences changent à mesure que les femmes prennent des responsabilités dans les associations et les collectivités.

Je rends hommage à ce que vous avez fait en première lecture dans le cadre de la loi sur l’alimentation, et nous vous supplions vraiment de continuer – je m’exprime au nom de la communauté des chercheurs, qui est quasiment unanime sur ce sujet. Dans le champ des sciences sociales, une grande majorité est en effet complètement libre – j’ai pour ma part refusé d’entrer à la Fondation Nestlé, qui donne des chèques. L’intérêt que nous défendons n’est pas le nôtre, mais celui de tous nos concitoyens.

M. le président Loïc Prud’homme. Vous nous dites que notre modèle alimentaire correspond à un choix politique et qu’il faut se diriger vers des alternatives. Vous en avez évoqué quelques-unes, comme les AMAP. Selon vous, quelles sont les alternatives les plus prometteuses pour retrouver du sens ? Y a-t-il des outils publics à développer ? Je reviendrai ensuite sur la thématique de l’éducation que vous avez abordée.

M. Gilles Fumey. Il existe un levier extrêmement facile à manier, qui est la restauration collective, en particulier dans les écoles. Plusieurs communes, petites et grandes, ont réussi à faire des cantines bio à 100 % et il faut étudier comment ça s’est passé. C’est vrai que c’est compliqué et que l’affaire est complètement politique, mais ça marche : cela ne coûte pas plus cher et il n’y a pas de gaspillage. Je suis allé manger incognito dans la commune de Mouans-Sartoux, où j’ai quasiment eu le dernier plateau, et j’ai pu constater de mes propres yeux que ce que l’on jette à l’issue d’un service d’environ 880 repas représente moins d’un kilo ! Il y a un véritable savoir-faire dans certaines communes. On peut mettre en valeur ce capital considérable pour aider les autres communes à devenir progressivement vertueuses.

On peut faire de même dans les EHPAD, les maisons de retraite et les hôpitaux : la plupart du temps, la nourriture n’y est pas considérée comme quelque chose qui va aider à aller mieux – elle conduit plutôt à enfoncer les gens dans la solitude. Des expériences extraordinaires sont conduites dans certaines structures : on pourrait très facilement les encourager et les médiatiser de manière à susciter de l’espoir.

Je pense enfin, probablement parce que je suis un géographe, mais aussi parce que c’est l’acide désoxyribonucléique (ADN) de l’alimentation française, qui est régionale, que les circuits courts doivent être encouragés. Il faut multiplier les structures afin que la majorité de nos concitoyens aient accès à une nourriture de qualité. Vous savez qu’une carte des déserts alimentaires a circulé pendant une dizaine d’années aux États-Unis – nous avons même failli la reproduire dans notre Atlas de l’alimentation. Elle faisait apparaître toutes les parties du pays où la population n’avait pas accès à de l’alimentation fraîche, y compris une simple salade, à une distance de moins de 45 kilomètres, ce qui représentait à peu près un tiers des États-Unis. C’est terminé parce que des efforts considérables ont été réalisés. Même dans le trou le plus perdu du Nevada, on trouve des produits frais, et c’est le fruit d’initiatives citoyennes. Les AMAP, qui sont arrivées en France à la fin des années 1990, sont nées au Japon à la fin des années 1950 lorsque des mères de famille ont constaté que la nourriture donnée aux enfants était contaminée par du mercure après la catastrophe de Minamata. Des femmes ont alors décidé de « sourcer » leur alimentation. Ce que l’on appelait alors des teikei a ensuite migré aux États-Unis avant d’arriver en Europe. Elles y ont trouvé un bon accueil, particulièrement en France où le rapport au territoire existe depuis très longtemps : cela correspond à une réalité extrêmement puissante.

M. le président Loïc Prud’homme. Vous avez évoqué la restauration collective, notamment dans les écoles. Cela m’amène à la question que je voulais vous poser sur la place et le rôle de l’éducation à l’alimentation. Faut-il réapprendre à nos enfants à se nourrir ? Quel devrait être le rôle de l’Éducation nationale, de manière générale, au-delà du repas du midi à la cantine ?

M. Gilles Fumey. Je suis très heureux que vous me posiez cette question, car c’est vraiment une tarte à la crème. J’ai enquêté en Suisse, où les élèves suivent des cours de cuisine dans chaque école : on voit que l’alimentation industrielle est générale. Pardonnez-moi si je m’exprime avec maladresse, mais je ne pense pas que l’on puisse changer le « logiciel » d’un enfant dont les parents laissent la télévision allumée toute la journée en lui donnant des cours de cuisine à l’école. Lorsque le réfrigérateur est rempli de produits achetés le samedi dans la grande distribution et que les parents sont absents au moment où l’enfant rentre de l’école, celui-ci n’aura pas le choix. Il y a toujours des enfants intéressés par l’alimentation, comme il y en a qui aiment le foot ! Il ne faut donc pas négliger cet aspect, mais je pense que ce n’est pas la peine de systématiser un enseignement. En revanche, on peut insister sur la valeur de l’alimentation dans les cours de sciences de la vie et de la terre. Le fond de cette affaire est culturel, bien sûr, mais qu’est-ce que la culture ? C’est notre rapport au monde, c’est l’avenir. On peut aider les jeunes – ce que je fais en formant des professeurs d’histoire-géographie – en leur faisant entendre un autre discours que celui-ci qui vaut peut-être chez eux. Dimanche dernier, lors d’un baptême à Paris, où les parents avaient utilisé, par paresse, des assiettes en carton et des couverts en plastique pour 40 personnes – cela représentait deux énormes sacs-poubelles à la fin de la journée –, j’ai été stupéfait d’entendre une petite fille de 7 ans dire à ses parents que, pour le baptême du plus petit, il faudrait cette fois « zéro déchet ». Elle m’a dit qu’elle avait entendu ça à l’école. Je crois qu’il y a une vraie sensibilisation à faire, mais sans aller jusqu’à donner des cours de cuisine.

M. le président Loïc Prud’homme. Ma question ne portait pas tant sur des cours de cuisine que sur le fait d’apprendre à reconnaître une nourriture saine et locale, ayant toutes les qualités nécessaires.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Avant de donner des cours de cuisine, il faudrait peut-être commencer par rappeler comment les aliments poussent : les enfants ont perdu le lien avec la terre, alors que c’est extrêmement important. C’est là aussi que le bât blesse.

M. Gilles Fumey. On dit souvent que les jardins partagés et l’idée de manger ce qui pousse sur les toits sont complètement ridicules. Il est vrai que l’on ne pourra pas manger uniquement des choux produits sur les toits, mais cela permet de sensibiliser les enfants et les jeunes à un lien qu’ils n’ont pas l’occasion d’expérimenter : nous vivons, pour une très grande majorité d’entre nous, dans une civilisation urbaine. Il faut un truchement éducatif pour rappeler aux enfants que ce qu’ils mangent vient de la terre et de l’eau.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Merci pour vos explications, car elles sont très instructives. La façon dont on s’installe à table est notamment très révélatrice.

Avec la mondialisation de l’alimentation et son industrialisation, qui occupe une place dominante dans la société, on va vers une nourriture de plus en plus standardisée. Peut-on encore se dire que l’uniformisation va cesser et que l’on reviendra à une alimentation correspondant davantage à notre culture ? Beaucoup de restaurants de toute sorte ouvrent partout, et l’on trouve tous les types de nourriture dans les supermarchés, y compris d’origine asiatique, alors que ce n’était pas le cas auparavant – c’est un phénomène relativement récent. Nous y perdons un peu de notre identité culturelle, même s’il y a chez nous beaucoup de gens qui viennent de pays étrangers et qui veulent retrouver des produits de chez eux. Quelles sont les perspectives ? Comment pourrait-on faire machine arrière ?

Pour ma part, je ne parlerais pas de « circuits courts », mais de « circuits locaux » : une banane venant de Martinique peut faire partie d’un circuit « court » s’il n’y a qu’un seul intermédiaire. Un circuit « local » implique, en revanche, que l’on mange vraiment des produits de proximité. En tant qu’expert, avez-vous le sentiment que cela peut conduire à un changement profond ? Cela contribuera-t-il à changer notre façon de consommer ?

En tant qu’habitants du Nord de l’Europe, nous sommes beaucoup plus sensibles à l’alimentation du « mange-debout », si je puis dire, que les gens des pays du Sud. Pouvez-vous revenir sur cette question ? On a l’impression qu’il n’y a pas la même montée du fast-food de mauvaise qualité dans les pays africains ou asiatiques. Comment expliquer que nous soyons beaucoup plus sensibles à ce type de nourriture ?

M. Gilles Fumey. La mondialisation n’est plus le sujet. On pensait, il y a quinze ans, que nous allions être frappés par une lame de fond à cause de ces restaurants dont Charlie Chaplin avait établi le prototype dans les Temps modernes : on y voit un type servi par un robot dans une cantine, jusqu’au moment où tout finit par se déglinguer et terminer en eau de boudin. L’alimentation mondialisée a une forte visibilité, car elle est relativement concentrée, mais il y a moins de restaurants américains de fast-food que de restaurants asiatiques en France. Les restaurants chinois ou thaïlandais, qui sont familiaux, ne sont pas concentrés et ils ne donnent pas de chiffres : ils ne sont donc pas visibles au niveau statistique. Il faut également rappeler que McDonald’s ne communique que sur les ouvertures de restaurants et pas sur les fermetures. J’ai pu le constater quand un restaurant de cette enseigne a fermé à Carcassonne, il y a quelques années.

Quelles sont les perspectives ? Il y a bien sûr des entreprises très puissantes qui vont coloniser les grands centres touristiques, les endroits où l’on trouve des moyens de transport, mais elles ne sont pas menaçantes au-delà. Vous avez évoqué la grande distribution, mais il ne vous a pas échappé qu’elle est en difficulté, notamment les hypermarchés. À partir du moment où l’on entre dans une AMAP, on ne va quasiment plus dans les supérettes et l’on n’achète plus certains produits. Quand on fait ses courses dans une grande surface, on finit par avoir dans son panier 30 % de produits que l’on n’avait pas prévu d’acheter. Avec l’aide du mouvement de patrimonialisation, la mondialisation est vraiment devenue un sujet du passé.

Du fait de la montée de l’Asie, il y a une certaine « asiatisation » de notre alimentation. On va plus facilement dans des restaurants japonais, chinois, thaïlandais ou coréens que nos parents et nos grands-parents. On y trouve peut-être aussi une alimentation industrielle : la sauce soja du restaurant chinois est certes cuisinée par une petite famille bien sympathique, mais elle est quelque part industrielle. Il va falloir travailler sur cette question. Il y a des forces très puissantes à l’œuvre.

Les circuits courts n’ont pas toutes les vertus, mais ce sont quand même des outils extrêmement forts dans la culture française, qui est très largement paysanne. Quand on mange un saucisson, on consomme de la viande embossée dans le cadre d’une polyculture où l’on tuait le cochon deux fois par an et où il fallait se servir des rebuts, en l’occurrence en utilisant un autre morceau de cochon. Pourquoi a-t-on gardé ça ? Parce que les Auvergnats et tous les migrants du centre de la France qui sont venus à Paris à la fin du XIXe siècle se sont d’abord occupés du charbon et du bois avant que des locaux ne se libèrent grâce à l’installation du gaz, ce qui a permis la vente de produits régionaux. La cuisine parisienne est un assemblage de cuisines régionales. Nous avons cette culture et nous allons la garder. Les municipalités ont compris que l’on avait intérêt à la développer. Quand il y a eu de la neige autour de Paris il y a quelques mois et que les camions devant ravitailler les grandes surfaces ont été empêchés d’entrer dans la ville, on a commencé à paniquer : si un épisode de gel avait suivi, on aurait été sans ravitaillement alimentaire pendant huit ou dix jours, ce qui aurait été intenable. Il y a une vraie fragilisation de l’approvisionnement. Je pense que les élus des métropoles ont compris cette réalité, et celle des circuits courts.

Il y a aussi du fast-food certes mondialisé, mais habillé avec du bio ou tout ce que vous voudrez d’autre. La petite firme belge Exki, qui vend très cher de très bons produits, a récemment obtenu un prix au Salon international de la restauration, de l'hôtellerie et de l'alimentation (SIRHA) green de Lyon : elle tire le fast-food vers le haut. Dans les pays du Sud, le fast-food étranger est moins présent, car chaque région du monde a son propre fast-food. Quand on ne mange qu’une fois par jour, on picore un peu à droite ou à gauche le reste de la journée, et il y a de multiples manières de le faire.

Le tourisme joue un rôle dans les rapports entre le Nord et le Sud. Quand on va dans un pays touristique dont on ne parle pas la langue, quels contacts proches a-t-on avec la population ? Ils ne se déroulent pas à l’hôtel, ni même au restaurant, mais au marché. Quand on prend des photos, et que l’on demande aux gens l’autorisation de le faire, on entre en contact avec des personnes qui vont faire un sourire et qui, éventuellement, vont se mettre en scène avec de la nourriture à laquelle on n’a pas accès, parce qu’elle n’est pas préparée et que ce n’est pas important.

Le Sud a une image qu’il cultive, et qui nous laisse penser qu’il ne faut pas avoir peur de la mondialisation.

Mme Élisabeth Toutut-Picard. Merci pour vos propos, qui sont vraiment très intéressants, car vous abordez les questions sous un angle culturel et sociologique. Vous avez fait beaucoup de constats mais je reste sur ma faim – c’est le cas de le dire – en ce qui concerne les propositions concrètes. Vous avez l’air de dire que l’apprentissage nutritionnel à l’école n’est pas la bonne approche et qu’il faut plutôt agir sous un angle environnemental, en insistant par exemple sur la gestion des déchets, afin de mobiliser un peu la population. C’est peut-être le cas pour les jeunes générations, mais on a vu avec le glyphosate que l’opinion peut se mobiliser quand elle a peur : les gens se posent des questions et ils sont inquiets, ce qui est un vrai levier. Ils ne s’interrogent pas nécessairement sur les conséquences de l’utilisation des produits phytopharmaceutiques sur la biodiversité : ils se demandent ce qu’ils mangent et s’ils ne sont pas en train de se rendre malades. C’est un levier qui mériterait votre intérêt en tant que chercheur, me semble-t-il. En ce qui concerne le glyphosate, la bataille législative s’est déroulée de la manière que vous savez, mais il y a eu une victoire dans la mesure où l’opinion publique s’est mobilisée – pour des raisons qui ne sont pas nécessairement vertueuses, d’ailleurs, mais parce que l’on s’interroge sur la qualité nutritive de l’alimentation et surtout parce que l’on a peur de se rendre malade. Vous avez notamment parlé des maladies neurodégénératives qui sont en train d’exploser : on se demande tous, en effet, quelle en est l’origine. N’y a-t-il pas là matière à réflexion pour des enseignants-chercheurs comme vous ? Comment pourrait-on, sans chercher à susciter des phénomènes de panique, nourrir cette curiosité inquiète pour faire évoluer les pratiques ?

M. Gilles Fumey. Vous posez une question sur laquelle nous avons beaucoup travaillé – les peurs alimentaires – et qui rejoint ce que j’ai dit tout à l’heure à propos de la néophobie. À l’époque de Platon, on soulignait déjà que l’on ne sait pas ce que l’on mange. On trouve aussi des quantités de références à ce type de peurs au XIXe siècle. Madeleine Ferrières a écrit un très bel ouvrage intitulé Histoire des peurs alimentaires, qui va essentiellement du Moyen-Âge à nos jours. La peur est constitutive de notre rapport à l’alimentation, car nous introduisons dans notre corps quelque chose qui peut nous empoisonner. Il faut accepter l’idée que nous n’allons pas chasser cette peur. C’est d’ailleurs là que l’on exerce sa liberté de choix : quand on introduit quelque chose dans son corps, on s’interroge sur les bienfaits ou la nocivité que cela peut avoir. Cette question se pose aujourd’hui pour le glyphosate, mais il est probable qu’elle concernera aussi d’autres sujets dans quelques années, par exemple le bio. Ne soyons pas dupes… Demandons-nous plutôt ce que l’on peut faire de cette peur à l’égard de certains produits, comme vous l’avez suggéré dans votre question. Cela peut nous aider à construire des filières non pas seulement propres, selon les indications que les chimistes peuvent nous donner, mais correspondant aussi à ce que souhaitent les citoyens d’aujourd’hui. Je pense que vous avez un rôle à jouer dans ce domaine : les citoyens veulent que vous adoptiez des lois comportant un maximum d’éléments pour les protéger d’un certain nombre de peurs.

Mme Élisabeth Toutut-Picard. Ma question était de savoir comment on peut construire un outil pédagogique – vous avez dit qu’il y a des résistances – qui permettrait d’utiliser de manière positive cette peur ancestrale que l’on éprouve quand on introduit un produit étranger dans son organisme. Comment utiliser cette peur pour faire en sorte d’éveiller l’intérêt, la curiosité et la vigilance des consommateurs ? La peur est malheureusement devenue fondée…

M. Gilles Fumey. J’ai évoqué tout à l’heure le Nutri-Score : c’est à mes yeux une réponse. Cet outil vient de la médecine, des biologistes, et il a vocation à jouer un rôle vertueux. Un industriel dont les produits sont uniquement estampillés en rouge va peut-être réfléchir, par exemple à son usage de l’huile de palme, que ce soit pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Vous avez là un véritable outil, qui est solide. Les industriels vont peut-être dire qu’ils sont stigmatisés, mais cela va encourager les gens à passer des produits rouges à des produits verts.

Mme Blandine Brocard. Merci infiniment pour cette audition, vraiment passionnante, qui nous donne une autre ouverture sur l’alimentation. Celle-ci est très étroitement liée aux modes de vie et aux comportements. On s’aperçoit que le rapport à l’alimentation change. J’avais l’impression il y a une vingtaine d’années que l’on allait arrêter de se mettre à table pour partager physiquement un repas : on commençait à parler de nourriture en poudre et de gélules permettant de manger en trente secondes afin de ne pas perdre de temps, mais cela ne prend pas.

La capacité de changement ne vient-elle pas des citoyens eux-mêmes ? Vous avez évoqué le nombre croissant de végétariens et de vegan, mais aussi les changements que l’on observe dans les cantines, parce qu’il y a de plus en plus de femmes élues, mais aussi et surtout parce que les collectifs de parents d’élèves alertent les municipalités en leur disant qu’ils en ont assez de voir ce que les enfants ont dans leur assiette. Quid du pouvoir politique ? Vous allez peut-être trouver que je suis mal placée pour poser la question, mais je le fais sciemment. Le véritable changement ne vient-il pas des citoyens, qui boycottent de plus en plus certains produits ? On sent qu’il y a vraiment une évolution quand on voit les petits marchés qui naissent dans toutes les petites communes, où c’est vraiment du bio que l’on recherche. N’y a-t-il pas un changement profond auquel l’industrie alimentaire va devoir s’adapter ?

M. Gilles Fumey. Vous mettez le doigt sur le fondement même du droit. C’est un outil qui reflète ce dont nous avons besoin à une époque donnée afin de vivre : on demande qu’il y ait tel ou tel encadrement par la loi. Les gens, peut-être à cause de peurs qui ne sont pas rationnelles, car tout ne l’est pas nécessairement, ont une approche complètement nouvelle de l’alimentation. Je suis tout à fait d’accord avec M. Macron quand il distingue l’ancien et le nouveau monde. J’ai vraiment le sentiment que mes élèves, mes étudiants et mes jeunes chercheurs n’évoluent pas du tout dans le même monde que moi.

C’est d’ailleurs pour cette raison que nous avons créé le master « alimentation et cultures alimentaires » à la Sorbonne. Des jeunes venant de tous les milieux ont envie de faire quelque chose pour l’alimentation, mais ils ne savent pas quoi. On va ainsi accompagner quelqu’un qui s’intéresse à la bière dans le cadre d’un projet de brasserie à la Goutte-d’Or, quand d’autres sont plutôt intéressés par le chocolat… Il y a une jeune génération qui veut, comme nous l’avons fait à notre époque, entrer dans un autre modèle alimentaire, un autre monde. Votre travail en tant que législateur consiste à entendre cette attente, à mon avis – on insiste beaucoup sur votre lien avec le terrain, qui fait votre force – et à accompagner les gens grâce à des textes qui vont les pousser vers le haut au lieu de les contraindre.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Vous avez très bien souligné tout à l’heure que l’on mange maintenant debout, et de manière très rapide, des produits très transformés, notamment parce que les femmes travaillent et qu’elles s’occupent un peu moins des enfants, mais vous avez également dit que c’est aussi parce que les pères ne s’en occupent pas. Le phénomène inverse que vous constatez chez vos élèves est peut-être lié au fait que les tâches sont maintenant un peu plus partagées et que l’on a davantage envie de se faire plaisir. Si nos jeunes peuvent aujourd’hui avoir une autre vision, c’est aussi parce qu’il y a un meilleur partage des tâches : les femmes enquillent de ces journées, parfois… Il faut le reconnaître, c’est un fait de société. Le fait que les hommes s’occupent davantage des enfants et qu’ils participent davantage aux repas permet aussi de revenir plus facilement autour de la table.

M. Gilles Fumey. Le changement des rôles au sein des familles est lié à un facteur évident : un mariage sur deux se traduit par un divorce – ce chiffre vaut pour Paris, mais c’est également vrai dans le reste du territoire. Lorsque les hommes se retrouvent à cuisiner, quand leurs enfants viennent chez eux en alternance, il y a quelque chose qui se passe. Je trouve que cela résume bien nos échanges sur les modes de vie, qui sont en train de changer complètement. J’aime beaucoup montrer, dans les congrès auxquels je participe, la transformation des familles en utilisant une photographie de celle du président Macron : il est sept fois grand-père sans avoir été père. Si l’alimentation nous dit ce que nous sommes, et si nous sommes ce que nous mangeons, alors l’alimentation devra forcément s’adapter, et on compte beaucoup sur vous.

M. le président Loïc Prud’homme. Il me reste à vous remercier pour votre contribution.

 

La séance est levée à  midi vingt-cinq.

 

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20.    Audition, ouverte à la presse, de Mme Natacha Sautereau et M. Marc Benoit, chercheurs en agro-économie respectivement à l'Institut technique d'agriculture biologique (ITAB) et à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA)

(Séance du jeudi 28 juin 2018)

La séance est ouverte à neuf heures quinze.

M. le président Loïc Prud'homme. Pour la première audition de cette matinée, nous recevons Mme Natacha Sautereau et M. Marc Benoit, tous deux chercheurs en agroéconomie.

Les dimensions économiques, sociales et environnementales de l’agriculture relèvent à l’évidence du champ des réflexions de notre commission. Un travail, publié en 2016, dont vous avez été coauteurs, retient plus particulièrement notre attention. Il s’agit de l’étude visant à « quantifier et chiffrer économiquement les externalités de l’agriculture biologique », réalisée dans le cadre de l’Institut technique de l’agriculture biologique (ITAB), avec le soutien de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA).

L’ITAB est un organisme qui, depuis 1982, coordonne la recherche et les expérimentations techniques en agriculture biologique. Il travaille en réseau avec de nombreux acteurs impliqués dans ce domaine. Sans être à proprement parler un organisme public, l’ITAB est néanmoins soutenu budgétairement par l’État, l’Agence nationale de la recherche (ANR) et l’Union européenne.

Les notions d’externalité positive ou négative, que vous avez étudiées, sont complexes et ne peuvent exactement être assimilées aux notions de gain et de perte. Vous voudrez bien nous préciser l’origine et l’objet de cette commande, nous dire quelle a été votre méthode de travail, qui a sans doute reposé sur un état des lieux des connaissances disponibles. Quelles catégories d’acteurs avez-vous interrogées pour ce travail ? Avez-vous eu recours à des modélisations ?

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(Mme Natacha Sautereau et M. Marc Benoit prêtent serment.)

M. Marc Benoit, chercheur en agroéconomie à l’Institut national de la recherche agronomique. L’évolution des systèmes alimentaires s’est faite de façon couplée et concomitante depuis une cinquantaine d’années. La triple dynamique – intensification de l’agriculture, développement industriel agroalimentaire, mondialisation croissante des échanges – a conduit à une spécialisation de la production agricole, à sa massification, à sa standardisation et à sa concentration.

Les externalités sont les productions de biens marchands pour lesquelles il n’existe ni rémunération ni taxation. Leur meilleure connaissance représente des enjeux importants, compte tenu de la prise de conscience sociétale et des décisions politiques qui pourraient s’y adosser.

Une expertise collective menée par l’INRA en 2016 a mis en avant les différentes externalités, aussi bien positives que négatives, de l’élevage bovin, sur des territoires denses en animaux et peu herbagés. Les services fournis tiennent à la création d’emplois. Les impacts indirects concernent la consommation d’énergie, liée aux intrants utilisés, l’environnement et les aspects socio-économiques.

Nous avons observé que la concentration des élevages a permis des économies d’agglomération ou de concentration, ainsi que des économies d’échelle, donc des conditions concurrentielles favorables aux éleveurs, avec des approvisionnements à plus faible coût en aliments du bétail. En revanche, la spécialisation et l’augmentation de la taille des élevages ont induit une utilisation accrue de consommations intermédiaires par hectare, et contraint à gérer les pollutions induites. Par ailleurs, la concentration, qui entraîne confinement et mutilations, pose la question du bien-être animal.

Nous avons aussi mené une étude, sur vingt-quatre ans, entre 1990 et 2013, de l’évolution de 90 fermes d’élevage charolais dans la région de Clermont-Ferrand. Nous avons observé une hausse sensible de la taille des fermes – augmentation de 60 % de la surface par travailleur –, ainsi que de celle des troupeaux – augmentation de 60 % de la quantité de viande produite. La simplification des pratiques, due à la diminution du pâturage, a permis cette évolution.

En contrepartie, nous avons observé une augmentation de l’usage de certains intrants, comme les concentrés, ce qui indique une baisse de l’efficience technique. Cela s’est traduit par une hausse de 11 % de la consommation d'énergie, non pas à l’échelle des fermes, mais par kilo de viande produite. Voilà donc un exemple des mécanismes qui peuvent se dessiner dans la production bovine allaitante, mais qui peuvent être absents dans d'autres types de production.

Notre étude sur les externalités de l’agriculture biologique comporte deux volets, la quantification et les chiffrages économiques. Commandée par le ministre de l’agriculture Stéphane Le Foll, restituée en novembre 2016, elle a été réalisée sur la base d'une bibliographie scientifique internationale. Nous avons été épaulés par un groupe d'expertise, composés de collègues de l'INRA et d'autres instituts de recherche. La direction générale de l'INRA a validé l'ensemble de ce travail.

L'objet de l’étude est de comparer l'agriculture biologique à l’agriculture conventionnelle. Les différences entre les externalités de ces deux modes de production tiennent bien sûr à l'application du cahier des charges : l’interdiction des pesticides et des engrais de synthèse, ainsi que la limitation des antibiotiques et des additifs, permettent d'éviter les pollutions diffuses et les impacts directs ou indirects sur la santé humaine. Elles tiennent aussi aux pratiques mises en œuvre, qui permettent de générer un certain nombre de services sur lesquels Mme Sautereau reviendra.

 Les externalités ont été étudiées dans trois domaines : l’environnement, la santé humaine et le bien-être des animaux, les performances socio-économiques. Pour les externalités négatives, on parlera d’impact, pour les externalités positives, de services à rémunérer.

Dans la mesure où nous souhaitions effectuer un chiffrage économique cumulatif des externalités, le socle commun proposé est un chiffrage rapporté à l'hectare, les grandes cultures, qui représentent 60 % de la consommation de pesticides, ayant une emprise foncière extrêmement importante. Pour ce qui est des externalités négatives liées à l'usage des pesticides, nous avons travaillé sur la base d'un indicateur de fréquences de traitement
– IFT –, pour bien faire la part des choses : en France, le niveau de pesticides utilisés en grande culture est beaucoup moins important que le niveau de pesticides utilisés en arboriculture.

Mme Natacha Sautereau, chercheuse en agroéconomie à l'Institut technique d'agriculture biologique. Je me propose de vous présenter un panorama des différentes externalités. Notre rapport, plus exhaustif et détaillé, est en ligne sur les sites de l’INRA et de l’ITAB.

S’agissant des externalités dans le domaine de l’environnement, nous nous sommes intéressés à la ressource sols. Il faut rappeler qu’au niveau mondial, un quart des sols sont estimés dégradés, dont près de la moitié sont des sols agricoles. On estime à 3 millions les hectares de terres arables perdus chaque année sous l'action de l'érosion, hydrique ou éolienne. La FAO estime le coût annuel de cette dégradation à 1 milliard d'euros, hors surcoûts corrélés, comme la perte en biodiversité.

La littérature scientifique indique une moindre dégradation chimique, physique ou biologique des sols utilisés en agriculture biologique. Cela signifie une moindre toxification des sols, une moindre érosion et une activité biologique renforcée. Pour autant, il est difficile de proposer une quote-part de ces moindres dégradations et de les évaluer de manière systématique, tant elles dépendent des pratiques mises en œuvre.

Nous avons estimé les externalités positives, comme la séquestration de carbone dans les sols. Les pratiques en agriculture biologique favorisent davantage les légumineuses dans les successions culturales, réservent une part plus importante aux prairies, avec moins de maïs ensilage. Cela a pour conséquence de générer des stocks de carbone plus importants. On peut le chiffrer économiquement en utilisant la valeur tutélaire du carbone, plus élevée que la valeur marchande du carbone proposée dans le rapport Quinet.

La qualité de l’eau est l’une des valeurs les plus étudiées à ce jour. Il existe un consensus sur la présence de pesticides dans de nombreux cours d’eau et nappes phréatiques. En ce qui concerne les nitrates, des travaux sur de grandes cultures dans le bassin parisien indiquent que la lixiviation par les nitrates est réduite de 30 à 40 % en agriculture biologique. Par ailleurs, un rapport de 2016 du Conseil général de l'alimentation, de l'agriculture et des espaces ruraux (CGAER) a conclu que « la gestion curative ne saurait constituer une solution durable ». Cela signifie que, d’un point de vue économique, il est plus onéreux de passer par du curatif que par du préventif.

Si l’on ajoute aux coûts de traitement les coûts d’évitement et que l’on rapporte la somme à l’ensemble de la surface de grande culture française, on obtient un coût de 20 à 46 euros de l’hectare en agriculture conventionnelle. Mais si l’on considère les aires d’alimentation de captage, à enjeux hauts, le coût de la dépollution atteint, selon les situations, entre 49 et 309 euros de l’hectare.

Pour autant, il faut signaler que ces coûts d'installation et de traitement ne seront que partiellement évités, voire pas évités, si les conversions à l'agriculture biologique sont diffuses sur le territoire. Pour obtenir un impact positif sur la qualité de l’eau, un effet masse est nécessaire sur les aires d'alimentation de captage.

Dans le domaine de la biodiversité, on sait que des populations emblématiques, comme les oiseaux et les abeilles sauvages, sont très touchées, certaines ayant subi une diminution de moitié en l'espace de trente ans. Les chercheurs ont étudié les effets directs létaux et non létaux des pesticides sur la faune – ils peuvent affecter les comportements, la reproduction, perturber les populations et à long terme les fragiliser – et leurs effets indirects.

Pour autant, il est difficile d'isoler des facteurs qui se combinent et entrent même en synergie, des populations affaiblies devenant d’autant plus sensibles aux pesticides. On observe des interactions entre stress alimentaires et stress pathologiques, liés à la présence de ravageurs et à la disparition des habitats. Ce déclin est multifactoriel : des thèses en cours à l'INRA cherchent à préciser l'impact de chacun des facteurs.

Pour ce qui est des services rendus, nous avons plus particulièrement regardé la régulation biologique apportée par la faune auxiliaire et la pollinisation. Ces deux services sont supérieurs en agriculture biologique, notamment en grande culture. Un travail de thèse a montré que le rôle de la mosaïque paysagère est prépondérant dans la régulation biologique, avant même celui du mode de production, d'où l'intérêt de la trame verte.

La pollinisation est également favorisée par l’agriculture biologique. Des économistes de l’INRA ont estimé ce service rendu, à l'échelle de l'Union européenne, à 22 milliards d'euros. Cette part est calculée avec des ratios de dépendance à la pollinisation. Les grandes cultures, en l'occurrence, sont peu dépendantes.

 Un travail dirigé par Bernard Chevassus-au-Louis en 2009 fait référence. Il a consisté à estimer les consentements à payer, soit le coût consenti pour préserver la vie d'un oiseau ou d'un poisson. La fiabilité d’une telle démarche doit néanmoins être interrogée, dans la mesure où les résultats sont très dépendants des échantillons interrogés, peuvent être biaisés et fort subjectifs. Nous ne sommes donc pas allés plus avant sur l’affectation d’une valeur à la vie de ces différentes espèces.

Concernant les émissions de gaz à effet de serre et la consommation de ressources peu ou non renouvelables, la littérature donne des résultats très variables selon les situations nationales, mais aussi selon les systèmes de production. Ce qu'il faut retenir, c'est le poids très important dans les résultats de l'unité fonctionnelle à laquelle on rapporte ces émissions de gaz à effet de serre. Lorsque les émissions sont rapportées à l'hectare, l’agriculture biologique est mieux placée, avec de moindres émissions. Mais lorsque l’on passe à un indicateur par kilo de produits, le bio devient comparable, voire supérieure, du fait d'un facteur majeur, le niveau de productivité.

L’analyse est la même pour l'énergie, l'unité fonctionnelle joue. Des effets de compensation vont aussi se mettre en place : l’agriculture biologique recourt moins aux fertilisants azotés, dont la production est très gourmande en énergie, mais ses rendements sont plus faibles. L’agriculture biologique consomme moins de phosphore, une ressource qui se raréfie, mais elle reste dépendante des stocks historiques.

La ressource foncière est liée à la question de rendement puisque, pour produire la même quantité, l’agriculture biologique a besoin de plus de surface. À notre sens, et pour de nombreux chercheurs, cette question ne peut se traiter qu'en élargissant le périmètre d'analyse, avec une vision plus systémique des modes de consommation, de la question du gaspillage et des autres usages de sols, notamment d'énergie. Un travail, en cours de publication, indique, à partir de la cohorte BioNutriNet, qu’à régime alimentaire égal, une consommation bio générerait un surcroît de consommation de terre estimé, avec les chiffres de rendement proposés par Solagro, à 18 %. Pour les régimes alimentaires bio, qui intègrent une moindre part carnée, l'occupation des terres est potentiellement diminuée, malgré les rendements plus faibles de l’agriculture biologique.

Le volet santé comporte trois sous-volets : intrants pesticides, intrants additifs et intrants antibiotiques. Sur les pesticides, nos difficultés méthodologiques tiennent à la diversité des expositions, qui peuvent être orales, percutanées, respiratoires, et se combiner. Les effets sont liés à la toxicité aiguë ou à l'exposition chronique. Si, pour la toxicité aiguë, les choses sont plus aisées à quantifier, les effets liés à l'exposition chronique sont bien plus difficiles à évaluer. Il est difficile d'établir des causalités, du fait du caractère multifactoriel des maladies et des effets retard par rapport à la symptologie.

Pour autant, nous avons accompli des avancées considérables ces dernières années. Un rapport de l’Inserm, en 2013, a établi des liens entre une exposition à certaines familles de pesticides et certaines maladies professionnelles. Par ailleurs, en 2014, l’ANSES a mis en évidence, pour la population générale, des risques chroniques pour sept résidus de pesticides et des risques aigus pour dix-sept substances. Depuis, certains de ces pesticides ont été interdits. Des études récentes ont étudié les effets cocktails des molécules qui, mises en synergie, augmentent leur dangerosité respective et les effets, à faible dose, des perturbateurs endocriniens.

Qu'en est-il d’une éventuelle contamination biologique, du fait du moindre recours aux pesticides ? Cela n’entraîne-t-il pas une plus forte présence de mycotoxines, de contaminations microbiologiques ? Le rapport de l’INRA de 2013, qui faisait suite à une demande du CGAER, a conclu qu'il n'y avait pas de différence systématique. Les situations sont variables et on ne peut mettre en évidence un bénéfice de l’agriculure biologique ou de l’agriculture conventionnelle sur ce point.

Pour chiffrer les coûts directs, liés, par exemple, aux maladies des professionnels, nous pouvons utiliser ce que certains économistes appellent la valeur de la vie statistique (VVS), soit ce qu’une société consent à affecter pour éviter un décès. Cette valeur est plus ou moins élevée, mais pèse très fortement dans les calculs, puisqu’elle peut varier, selon les études, entre 3 et 8 millions euros par décès évité.

S’agissant des additifs, rappelons que seuls 50 % des 320 additifs utilisés en agriculture conventionnelle sont autorisés en agriculture bio. Les colorants sont interdits en bio, sauf pour quelques fromages traditionnels. Pour certains de ces colorants, des liens ont été identifiés avec des problèmes sur des enfants souffrant de troubles de l'attention et/ou hyperactifs. On a aussi observé des réactions allergiques au « beleu patenté » E131. S’agissant des conservateurs, la littérature a montré que le benzoate de sodium E211 avait un effet in vitro sur les adipocytes de souris, avec un impact sur la sécrétion de leptine qui joue dans le phénomène de satiété : la substance serait donc obésogène. Ce mécanisme est également décrit à l'échelle humaine.

Au moins 50 % des antibiotiques sont destinés à l'élevage. La réglementation en bio limite le recours aux antibiotiques. Des études permettent d'identifier que le recours aux traitements allopathiques – antibiotiques – en élevage bovin conventionnel est 3,5 fois plus élevé qu’en élevage biologique. 

Au niveau de l'Union européenne, on estime à 25 000 le nombre de morts prématurées liées à l’antibiorésistance, qui est croissante. Si on calcule les coûts directs médicaux, les coûts indirects comme la perte de productivité et que l'on applique la fameuse VVS, alors le chiffrage de cette mortalité augmente. Rapporté à la population française, on parlerait de 10 milliards d'euros par an. Il y a bien un bénéfice de l'agriculture biologique, mais pouvoir le chiffrer en euros est plus difficile, d’autant que le transfert des résistances entre les bactéries humaines et animales existe. Les chercheurs indiquent qu'ils ont du mal à estimer de manière fine l'importance de ce processus de transfert.

Sur la santé, quelles sont les externalités positives, les services rendus par l’agriculture biologique ? Ses produits possèdent des qualités nutritionnelles, grâce aux antioxydants ou aux nutriments, plus nombreux. Dans la cohorte BioNutriNet, unique dans le monde, on observe moins d'obésité et moins de pathologies associées à l’obésité, telles les maladies cardiovasculaires, chez les consommateurs bio. Mais ceux-ci observent des régimes alimentaires plus sains, plus proches des recommandations, ainsi que des modes de vie plus sains. Les chercheurs ont approfondi les résultats de 2013 en publiant l'année dernière un nouvel article : à régime équivalent, l'agriculture biologique a malgré tout un effet positif. L’hypothèse que formulent les auteurs est que cela serait lié aux résidus et aux effets perturbateurs des pesticides de synthèse sur le métabolisme humain.

Un tableau de synthèse permet de rassembler les différentes catégories que nous avons instruites, les externalités environnementales, les externalités liées à la santé humaine et au bien-être animal. Globalement, les bénéfices de l’agriculture biologique sont nombreux, hormis sur l’utilisation des terres, une question qui devrait faire l’objet d’une analyse plus globale, selon un périmètre plus large. La colonne dédiée aux chiffrages économiques laisse apparaître beaucoup de points d'interrogation, et les fourchettes indiquées sont relativement larges.

À l’étude de l'ensemble de la littérature, il nous semble que le soutien à l'agriculture biologique est largement justifié. Pour autant, il est impossible de fonder scientifiquement avec précision cette rémunération sur le calcul de chacune de ces externalités. Il conviendrait peut-être que le soutien public prenne en compte les différentiels de marge.

M. le président Loïc Prud’homme. L’objet de votre travail est bien la production agricole, mais l’alimentation industrielle et l’agriculture sont nécessairement liées, et vous avez étudié l’antibiorésistance et l’impact des résidus dans l’alimentation. Je ne pense pas qu’il soit possible de traiter séparément les deux questions. Il nous a semblé intéressant de voir par où entraient les externalités négatives de l'alimentation.

Peut-on conclure, au vu de votre bibliographie, que le système agriculture biologique est le plus performant en ce qui concerne les externalités positives et l'acceptabilité sociale ?

Nous n’avons pas abordé la question des agriculteurs, qui sont les premiers concernés. L’agriculture biologique représente-t-elle pour eux un intérêt économique en termes d’emplois, de revenu agricole, de valorisation de leur travail ?

Votre tableau laisse penser que l’agriculture biologique est plutôt le bon système. Existe-t-il des blocages socio-économiques qui font que ce que je perçois comme un système plus vertueux ne soit pas généralisé ? Pardonnez cette question iconoclaste, mais n’est-il pas significatif que ce soit l’agriculture biologique qui soit aujourd'hui contrainte à une labellisation coûteuse, alors qu’il s’agit du système le plus vertueux, le plus « normal » ? Ne faudrait-il pas renverser la logique et envisager une labellisation de l’agriculture conventionnelle ? Pourquoi cantonner l’agriculture biologique à une niche ?

Mme Natacha Sautereau. L’objet de notre travail n’est pas l’agro-industrie, même si les produits bio transformés existent et constituent, d’ailleurs, un secteur en fort développement dans les grandes et moyennes surfaces.

La plupart des travaux scientifiques présentent, de manière de plus en plus consensuelle, le modèle de l’agriculture biologique comme l’un des prototypes de l’agriculture durable, voire comme son parangon. Bien sûr, il ne s’agit pas d’un modèle parfait, mais, vous l’avez dit, il est vertueux.

L’agriculture biologique est d’ailleurs le secteur qui se développe le plus et si la consommation de fruits et légumes produits en conventionnel diminue, celle de fruits et légumes bio ne fait qu’augmenter, et de manière assez forte. Il s’agit donc d’un secteur dynamique, porteur, que les chercheurs considèrent comme un prototype.

M. Mesnard vous a parlé des verrouillages sociotechniques. La théorie des transitions est un cadre conceptuel qu’ont utilisé des chercheurs néerlandais, MM. Frank Geels et Johan Schot, qui montre qu’une innovation « percole » dans le régime sociotechnique dominant et qu’il peut se produire des phénomènes de résistance et de difficulté face auxquels il existe trois leviers de déverrouillage : l’offre et la demande sur le marché, la recherche-développement et la mise à disposition de connaissances – la percolation est plus aisée lorsque le degré d’appropriation d’une innovation dépasse 5 % ou 6 % et suscite une familiarité avec le processus – et, naturellement, les politiques publiques. Dans une étude que nous avons réalisée il y a une dizaine d’années sur la théorie des transitions appliquée à l’agriculture biologique en tant que solution alternative en voie d’institutionnalisation, nous avons exploré les différentes manières de favoriser la légitimation de l’agriculture biologique. L’impact des politiques publiques sur le développement de l’agriculture biologique est manifeste : les trois plans successivement mis en place – le plan pluriannuel de développement de l’agriculture biologique (PPDAB) de 1998, le plan « Horizon bio » de M. Barnier en 2008 et le plan « Ambition bio » de M. Le Foll en 2012 – ont produit des effets directs en termes d’accroissement des surfaces. Les plans en question étaient systémiques : ils ne visaient pas seulement l’aide aux agriculteurs, qui est indispensable, mais aussi la formation au moyen de modules bio dans les lycées et les écoles. Le PPDAB ciblait davantage les agriculteurs, pour inciter au développement de l’agriculture biologique, mais les plans sont peu à peu devenus plus systémiques jusqu’à comprendre des mesures relatives à la restauration collective et à la commande publique. Ils ont abordé la question de l’agriculture biologique au moyen d’initiatives territoriales comme les projets alimentaires territoriaux (PAT). En clair, le développement de l’agriculture biologique s’envisage sous plusieurs angles.

M. Marc Benoit. L’étude aborde la question de la production des agriculteurs sous trois angles. Le premier a trait aux pesticides, dont la non-utilisation présente un intérêt direct pour les agriculteurs. Deuxième angle : le travail. La charge de travail peut être supérieure dans l’agriculture biologique, quoique cela dépende naturellement des filières et des productions. En revanche, le mieux-vivre au travail est certain, même si la charge de travail est plus lourde : sur le plan psychologique, l’intérêt et la reconnaissance du métier incitent les agriculteurs et les éleveurs à voir les choses d’un bon œil. Les revenus, enfin : différents travaux récents montrent qu’ils dépendent largement du type de filière et du rapport entre l’offre et la demande. Dans la filière laitière, par exemple, les revenus de l’élevage biologique sont nettement supérieurs à ceux de la filière conventionnelle, et cela s’explique directement par la demande des consommateurs qui tire les prix vers le haut. Se produira-t-il à long terme un ajustement entre l’offre et la demande ? C’est l’élément central du développement de l’agriculture biologique : j’ignore si l’on peut piloter ce rapport entre offre et demande, mais il faudra un ajustement tout en veillant à ce que les prix continuent de tirer vers le haut.

J’en viens à la question du zonage. On pourrait croire, par exemple, que l’agriculture de montagne est naturellement biologique. Au contraire, l’élevage en zone de montagne peut subir des effets indirects difficiles. En effet, les élevages ne peuvent pas y produire de céréales, et les céréales bio vendues sur le marché sont extrêmement coûteuses. De ce point de vue, des études révèlent que l’élevage bio en montagne, ne pouvant assurer son autonomie alimentaire, peut être pénalisé sur le plan économique.

Mme Natacha Sautereau. L’exemple de la commune viticole de Correns, dans le Var, est emblématique. Les viticulteurs y faisaient face à des difficultés économiques et, il y a une douzaine d’années, le village a effectué une conversion massive à l’agriculture biologique pour devenir ce que les médias ont présenté à l’époque comme le « premier village bio de France ». Presque l’intégralité des surfaces ont été converties. Or, l’amélioration des pratiques s’est combinée à une embellie des résultats. La montée en gamme des produits s’est donc assortie d’une valorisation économique. On a tendance à faire valoir la prééminence du facteur économique pour que les agriculteurs soient confortés dans leur activité avant d’envisager une quelconque contrainte environnementale, mais Correns apporte la preuve qu’il n’existe pas forcément de contradiction, bien au contraire : c’est précisément le passage à l’agriculture biologique qui a conforté la situation économique des agriculteurs.

Quant à la question de la labellisation des produits biologiques, elle tient surtout au ratio : l’agriculture biologique représente 6 % des surfaces cultivées. De même, on peut regretter que les fruits et légumes biologiques vendus en grande et moyenne surface soient ceux qui sont emballés dans du plastique, mais ils ne représentent qu’un modeste pourcentage de l’ensemble des fruits et légumes qui y sont commercialisés. En somme, cette question de l’étiquetage s’explique à mon sens par la taille encore petite du secteur biologique.

M. le président Loïc Prud’homme. Le ratio est en effet de 6,5 % environ, mais l’objectif est d’atteindre 15 % en 2022. Cela vous semble-t-il réaliste au regard de la dynamique actuelle ? Quelles sont vos préconisations pratiques pour faire augmenter la part des produits biologiques dans les grandes et moyennes surfaces (GMS) et, surtout, la part des surfaces biologiques, car c’est sans doute là que se trouve la clé ? Par ailleurs, j’ai bien entendu votre observation sur l’organisation des filières.

M. Marc Benoit. Peut-on facilement doubler les surfaces bio ? Cette question en pose une autre : celle des soutiens à l’agriculture biologique. Quoi qu’il en soit, les programmes de recherche de l’INRA et de l’ITAB seront, au cours des prochaines années, axés sur la question du changement d’échelle. Nous allons revisiter un certain nombre de sujets d’un point de vue technique – le bouclage du cycle des minéraux, par exemple, puisqu’il se produit actuellement un transfert du secteur conventionnel vers le secteur biologique qu’un rééquilibrage pourrait contribuer à réduire, ou encore la question de la régulation des bio-agresseurs à l’échelle des paysages – mais aussi du point de vue de la structuration des filières, car un doublement des volumes produirait des économies d’échelle et s’accompagnerait d’aspects positifs et négatifs. À ce stade, il reste de nombreuses inconnues et il est urgent d’investir sur le changement d’échelle qui fera naître des questions nouvelles auxquelles il faut se préparer.

M. le président Loïc Prud’homme. Puisque nous évoquons le changement d’échelle des surfaces biologiques, l’INRA envisage-t-il de changer d’échelle en ce qui concerne la part des travaux consacrés à l’agriculture biologique ?

M. Marc Benoit. Le plan « Ambition bio » a prévu la constitution – qui est en cours – d’un neuvième métaprogramme à l’INRA qui témoigne de la reconnaissance de la nécessité d’investir davantage dans l’agriculture biologique. Un programme existait déjà depuis près de dix-huit ans. Ce nouveau métaprogramme s’accompagnera d’une augmentation des budgets de recherche. À mon sens, son principal enjeu concerne moins la visibilité extérieure des travaux de l’INRA sur le bio que leur visibilité interne, pour attirer de nouvelles équipes de recherche.

Mme Natacha Sautereau. Le changement d’échelle et sa temporalité sont des points cruciaux. Vous avez auditionné Solagro sur son scénario « Afterres 2050 ». D’autres travaux existent comme ceux du Forschungsinstitut für biologischen Landbau (FIBL), l’équivalent suisse de l’ITAB, qui propose un scénario d’une agriculture intégralement biologique à l’horizon 2050 – un scénario construit à partir d’hypothèses de changement des régimes alimentaires, de réduction forte du gaspillage alimentaire et d’impacts du changement climatique sur les rendements, d’où un scénario de 100 % d’agriculture biologique à l’échelle mondiale. Des tensions s’annoncent sur les ressources azotées et, par ailleurs, la question des régimes alimentaires est inextricablement liée à la montée en puissance de l’agriculture biologique.

L’Autriche est un exemple emblématique. Lors de son adhésion à l’Union européenne en 1995, elle a beaucoup misé sur l’agriculture familiale dans le contexte d’une agriculture de montagne soumise à des handicaps naturels. Elle a fortement valorisé l’agriculture biologique grâce à des soutiens publics importants, au point que cette filière a atteint un plafond de 20 % depuis quelques années ; depuis, la croissance est beaucoup plus lente. Cela suscite deux questions : tout d’abord, quelle est la part – un cinquième, un quart – des agriculteurs disposés à accepter une production soumise aux contraintes d’un cahier des charges ? Jusqu’où peut-on pousser ces exigences ? D’autre part, le consentement à payer du consommateur peut-il atteindre un plafond ? Force est de constater que malgré leur politique volontariste en faveur de l’agriculture biologique, certains pays comme l’Autriche connaissent une quasi-stagnation de son développement.

L’objectif de 15 % en 2022 est-il réaliste ? Selon les chercheurs autrichiens avec lesquels nous échangeons, au-delà du caractère atteignable de l’objectif, c’est le signal politique donné qui est intéressant car il indique que ce mode de production sera soutenu même s’il ne se développe plus guère. Cette ambition est une forme de légitimation de l’agriculture biologique par les pouvoirs publics. L’annonce du plan « Ambition bio », par exemple, permet aussi d’encourager ce développement.

Il faut toutefois rester vigilant quant à l’adéquation entre l’offre et la demande. Le secteur laitier a connu dans les années 2000 un développement rapide du bio qui s’est traduit par des déséquilibres et des problèmes de plus-value pour les éleveurs acceptant un cahier des charges contraignant sans bénéficier ensuite de la valorisation économique attendue. Il n’est pas forcément souhaitable que la conversion socioécologique vers l’agriculture biologique soit menée à toute vitesse : il faut organiser cette transition en assurant l’accompagnement des agriculteurs.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Comme de nombreux autres départements, l’Yonne connaît une explosion du nombre de conversions à l’agriculture biologique. Espérons donc que cette transition se fasse, mais qu’elle soit accompagnée de sorte que les agriculteurs soient incités à faire un choix vertueux – il peut en effet être dangereux d’aller trop vite.

Dans un article que vous avez co-écrit en octobre 2016, vous estimiez qu’il est impossible de déduire un effet direct des produits bio sur la santé des consommateurs, tout en précisant que l’analyse de la cohorte BioNutrinet a révélé que les consommateurs réguliers d’aliments bio souffrent moins d’obésité et de pathologies. Pouvez-vous nous expliquer ce paradoxe ? Y a-t-il une étude en cours sur les effets des produits bio sur la santé ? Peut-on d’ores et déjà en tirer des conséquences ? Est-il possible de mesurer les effets de l’agriculture biologique sur le plan nutritionnel ? On entend parfois dire que certains produits bio ne s’accompagnent pas forcément de tous les effets souhaités.

Vous l’avez dit : les pouvoirs publics doivent encourager ce type d’agriculture. Votre document ouvre des pistes d’amélioration des soutiens à l’agriculture biologique. Vous évoquez notamment la mise en place de taxes sur les intrants polluants, c’est-à-dire les pesticides et les engrais chimiques, ou une rémunération des agriculteurs liés aux services environnementaux que rendent leurs exploitations. Pouvez-vous nous en dire davantage et nous éclairer sur la manière dont les parlementaires pourraient exercer une influence en la matière ? Lors d’une précédente audition, par exemple, il a été envisagé de taxer le sel pour en réduire la quantité dans les produits transformés. L’idée d’une taxe sur les intrants a été évoquée lors des états généraux de l’alimentation, sans aboutir. Peut-être d’autres pistes sont-elles à explorer.

Mme Natacha Sautereau. Dissipons d’emblée ce paradoxe qui n’en est pas un : s’agissant de la composition nutritionnelle des aliments bio, des travaux indiquent en effet que certains produits bio contiennent davantage d’antioxydants et de polyphénols. Cependant, tous les épidémiologistes confirmeront que l’on ne saurait en conclure à leur effet direct sur la santé, car il faudrait pour cela en consommer des quantités considérables. S’il est utile que ces éléments soient renforcés, le lien direct entre leur consommation et la santé ne peut donc pas être établi. L’enquête BioNutrinet 2013, quant à elle, qui porte sur l’obésité et les maladies cardio-vasculaires, a conclu que le régime alimentaire bio était plus sain, sachant que les consommateurs de produits bio respectent généralement davantage les recommandations alimentaires du programme national nutrition santé (PNNS) : ils consomment davantage de fruits et légumes, moins de produits carnés et moins de sodas. En 2017, les chercheurs ont approfondi leur analyse à partir de leur jeu de données et ont publié une nouvelle étude. Prenons une analogie : il arrive que les agriculteurs passent à l’agriculture biologique pour des raisons économiques mais cela ne me semble pas poser de problème, car cette conversion induit un changement de pratiques. Dans un premier temps, l’exploitant suivra le modèle dit « efficacité-substitution-reconceptualisation » (ESR) en remplaçant des produits non biologiques par d’autres plus favorables sur le plan écotoxicologique puis en reconceptualisant ses pratiques, par exemple en allongeant les rotations, en cultivant des légumineuses, et ainsi de suite. En clair, une reconversion est une trajectoire. Il en va de même pour le consommateur, qui ne se contente pas de remplacer une pizza surgelée conventionnelle par une pizza bio mais recompose ses achats, change parfois de distributeur en ne se fournissant plus en grande surface mais dans une petite supérette spécialisée. Il suit là aussi une trajectoire faite de changements systémiques. L’enquête BioNutrinet 2017 montre bien que l’agriculture bio produit un effet propre et ses auteurs font l’hypothèse que les résidus de pesticides pourraient avoir des effets liés aux perturbateurs endocriniens.

S’agissant des soutiens publics, la théorie de la « tragédie des biens communs » de Garrett Hardin explique comment une personne optimise sa production à court terme et à titre individuel, quitte à entraîner un préjudice sur une ressource dont il a besoin à moyen ou long terme. Une autre théorie économique classique, celle de Paul Samuelson, montre que la contribution volontaire – c’est-à-dire le fameux consentement à payer – ne suffit pas pour protéger les services publics et les biens communs. Vous et moi souhaitons acheter des produits plus bénéfiques à la santé et à l’environnement, mais nous ne pourrons pas consommer plus que ce que nous pouvons consommer à titre individuel. Il faut donc compléter le consentement à payer – qui pose par ailleurs un problème d’équité d’accès aux produits en question – par des politiques publiques visant à préserver ces biens communs. Nous avons donc passé en revue les propositions de différents chercheurs. En 2005, dans le rapport de l’INRA sur les pesticides, des économistes avaient déjà relevé que la mesure la plus efficace consisterait à taxer les pesticides, mais elle est parfois jugée politiquement incorrecte s’agissant d’une profession où 30 % des exploitants ont des revenus inférieurs au RSA. Il est difficile d’annoncer la taxation de personnes dont le revenu est inférieur de 1 000 euros au revenu moyen des Français : la taxation est souvent mal perçue pour une profession déjà stigmatisée. En revanche, la rémunération des services rendus donne une image plus positive de l’acte de production. D’autres mesures sont envisageables pour soutenir ces démarches vertueuses. Du côté des consommateurs, il peut être envisagé d’alléger la TVA sur les produits bio.

M. le président Loïc Prud’homme. Je vous propose de conclure par la question du consentement à payer. S’agit-il du consentement de la société à payer pour des services systémiques, ou d’un consentement individuel ? Faut-il aligner par le bas le prix des produits biologiques sur le « faux » prix des produits conventionnels, qui n’intègre pas toutes les externalités négatives ? Au contraire, faut-il modifier le prix des produits conventionnels en intégrant ces externalités pour que l’on cesse de dire que le bio est plus cher ?

M. Marc Benoit. La notion de consentement à payer vise habituellement les consommateurs. Le consentement sociétal est différent : il relève davantage des politiques publiques. La solution pertinente me semble consister à combiner plusieurs outils, pour pondérer les différents éléments.

Mme Natacha Sautereau. Les études montrent que, dans certains pays, les consommateurs achètent des produits bio principalement pour protéger leur santé ; en Allemagne et en Scandinavie, leur démarche est plutôt d’ordre environnemental. Le consentement à payer ne repose donc pas toujours sur les mêmes motivations. Si le produit en question possède des caractéristiques qui incitent le consommateur à payer davantage, il s’agit d’un consentement à payer individuel. En revanche, si la démarche du consommateur disposé à payer davantage concerne les biens communs et publics et la préservation des ressources, alors il s’agit plutôt du consentement à payer défendu par les collectivités
– région, État ou Union européenne avec le deuxième pilier de la politique agricole commune (PAC), qui vise précisément à accompagner ces démarches vertueuses. En clair, le consentement à payer est individuel ou collectif selon l’objet visé.

Les choses évoluent : en France, les consommateurs privilégiaient traditionnellement la protection de la santé, mais des études montrent qu’ils intègrent de plus en plus des facteurs environnementaux dans leurs actes d’achat.

M. Marc Benoit. Le consentement à payer du consommateur me semble devoir être analysé à un instant T, en fonction des connaissances sur lesquelles il appuie son acte d’achat – raison pour laquelle la vulgarisation des données scientifiques, peut jouer un rôle important sur les tendances de consommation, comme l’illustre le cas des pesticides. Le consommateur de demain aura-t-il le même comportement que celui d’hier ?

Mme Natacha Sautereau. À titre d’exemple, la commune de Mouans-Sartoux propose des menus 100 % bio aux élèves des cantines scolaires. Or, le coût n’est pas forcément supérieur si un effort de reconceptualisation est engagé, par exemple pour intégrer davantage de protéines végétales. Autre facteur important : les circuits courts et l’approvisionnement chez les producteurs locaux. Une étude de 60 millions de consommateurs concernant les marges dégagées par les distributeurs sur les produits bio a fait quelque bruit. Le consentement à payer est à géométrie variable.

M. le président Loïc Prud’homme. Merci. Avez-vous des remarques conclusives à formuler ?

Mme Natacha Sautereau. Sans vouloir faire de politique, permettez-moi un clin d’œil à la fameuse formule « en même temps », qui illustre parfaitement le développement durable : il faut combiner des enjeux économiques, environnementaux et sociaux. Cette conciliation passe nécessairement par des compromis. La démarche favorisant l’agriculture biologique et, plus globalement, l’écologisation des pratiques, requiert une action simultanée sur plusieurs dimensions « en même temps ». On ne saurait se préoccuper exclusivement du seul enjeu climatique, par exemple, en prenant des mesures massives visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre par kilogramme de production, car cela pourrait revenir à supprimer des bandes fleuries et autres surfaces d’intérêt écologique. Il faut aborder « en même temps » différents enjeux environnementaux.

Cette action combinée est vertueuse mais elle peut être contreproductive si l’on vise la montée en gamme de l’agriculture française – c’est le sens des états généraux de l’alimentation et du plan « Ambition bio » – tout en ouvrant « en même temps » les frontières à des produits qui ne possèdent pas ces qualités. Les agriculteurs français s’en trouveraient frontalement exposés. Ce serait aussi contreproductif pour les consommateurs : les plus fortunés auront accès à des produits plus sains et les moins fortunés consommeront des produits bas de gamme, et les inégalités sociales s’en trouveront amplifiées. Or, l’alimentation industrielle est un marqueur d’inégalités sociales. Il serait donc perdant-perdant pour l’agriculteur et pour le consommateur d’encourager une montée en gamme tout en introduisant « en même temps » des produits de gamme inférieure. La formule est donc vertueuse mais doit susciter la vigilance.

M. Marc Benoit. Une étude nous a été commandée il y a trois ans pour répondre à la question suivante : l’agriculture bio peut-elle nourrir le monde ? La question, selon moi, était mauvaise : on ne saurait la décliner sans prendre en compte l’ensemble des enjeux
– alimentation, environnement, emploi. Le scientifique ne peut apporter une réponse globale ; c’est une question de priorités et de cohérence pour adopter les compromis acceptables. Cela pose la question sous-jacente de la temporalité : il faut envisager une temporalité longue alors que les mandats politiques sont relativement courts. Autrement dit, il faut prendre des décisions à long terme malgré des échéances à court terme.

M. le président Loïc Prud’homme. Je vous remercie.

 

La séance est levée à dix heures vingt-cinq.

 

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21.    Audition, ouverte à la presse, de M. Thierry Ponthieu, président et de M. Christian Divin, directeur général de l’Association des entreprises de produits alimentaires élaborés (ADEPALE), ainsi que de Mme Élisabeth Payeux, directrice générale adjointe du Centre technique de la conservation des produits agricoles (CTCPA)

(Séance du jeudi 28 juin 2018)

La séance est ouverte à dix heures trente-cinq.

M. le président Loïc Prud’homme. Nous accueillons à présent M. Thierry Ponthieu, président, et M. Christian Divin, directeur général de l’Association des entreprises de produits alimentaires élaborés (ADEPALE), ainsi que Mme Elisabeth Payeux, directrice générale adjointe du Centre technique de la conservation agricole.

L’ADEPALE est une des grandes fédérations professionnelles adhérentes à l’Association nationale des industries alimentaires (ANIA). Elle regroupe historiquement les producteurs de conserves, auxquels se sont joints en 2015 les entreprises des glaces et des produits surgelés. L’ADEPALE fédère d’autres syndicats sectoriels qui l’ont progressivement rejointe : les produits traiteurs frais, les légumes secs, le riz et celui des végétaux étrangement dits de « quatrième gamme », c’est-à-dire les légumes frais prêts à l’emploi.

Ce champ va de la boîte de conserve classique aux nuggets surgelés des cantines et jusqu’au saumon et au foie gras, par exemple. L’essentiel d’un repas se trouve réuni au sein de l’ADEPALE, qui rassemble d’ailleurs les trois grandes techniques de conservation : la conserve, le frais et le surgelé.

Plus de 250 entreprises sont membres de l’ADEPALE, avec de grandes marques nationales et exportatrices, qui réalisent, au total, environ 15 milliards d’euros de chiffre d’affaires.

M. Ponthieu a accédé récemment à la présidence de l’ADEPALE, après avoir effectué une carrière de dirigeant dans le groupe Bonduelle, un acteur important de l’agroalimentaire français, ce qui lui permettra de nous faire part de son expérience sur certains sujets essentiels.

M. Divin a également une solide expérience professionnelle puisqu’il a notamment dirigé le Centre technique de la conservation des produits agricoles (CTCPA) et aussi l’Institut Appert, qui porte le nom de l’inventeur de la conserve, dont vous nous indiquerez le rôle. Le CTCPA est un centre technique industriel (CTI) agréé par l’État et vous voudrez bien nous préciser quels travaux sont menés en son sein.

Je pense notamment aux différentes problématiques liées aux emballages – métal, carton, plastique… – et aux durées de conservation.

Bien évidemment, notre commission s’intéresse à la question des additifs et autres ingrédients incorporés massivement aux aliments industriels.

Vous nous donnerez, madame, messieurs, votre sentiment sur le processus de réévaluation des additifs actuellement conduit par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA). Avez-vous certaines craintes à ce sujet ? Selon vous, la défiance croissante des consommateurs à l’égard des additifs relèverait-elle pour beaucoup de fantasmes, ou est-ce une réalité avérée ?

Madame, messieurs, nous allons vous écouter, dans un premier temps, au titre d’un exposé liminaire d’une vingtaine de minutes, que je vous laisse vous répartir à votre gré. Puis les membres de la commission poseront différentes questions afin que s’établisse un échange qui débutera par les questions que ne manquera pas de vous poser notre collègue Michèle Crouzet, en sa qualité de rapporteure de la commission d’enquête.

Mais, au préalable, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je dois vous demander de prêter serment.

(M. Thierry Ponthieu, M. Christian Divin et Mme Élisabeth Payeux prêtent serment.)

M. Thierry Ponthieu, président de l’association des entreprises de produits alimentaires élaborés (ADEPALE). Merci de nous donner le temps de nous exprimer et de vous présenter nos métiers.

C’est à double titre que je me présente devant vous aujourd’hui, en tant que président de l’ADEPALE mais aussi, à votre demande, au titre de conseiller auprès du président de Bonduelle.

Avant de vous présenter Bonduelle, je laisserai la parole au directeur général de l’ADEPALE, Christian Divin, pour présenter nos activités.

Je tiens cependant, en préambule, à rappeler quelques grands marqueurs de notre association. Nous représentons 250 entreprises, essentiellement des PME. Nos entreprises sont présentes dans soixante-sept départements, créant ainsi un ancrage territorial et de l’emploi localement. Notre métier est de proposer aux consommateurs l’accès à une alimentation saine, sûre et durable afin de leur permettre de composer des repas variés et équilibrés grâce à la diversité des produits que nous préparons dans nos entreprises.

M. Christian Divin, directeur général de l’ADEPALE. L’ADEPALE, vous l’avez rappelé, monsieur le président, est membre de l’ANIA. Nous regroupons 250 entreprises au statut coopératif ou privé. Nous avons des PME, des ETI et quelques grandes entreprises. Nous travaillons à travers les six syndicats membres que vous avez cités et nous comptons, au niveau de l’ADEPALE, une vingtaine de salariés.

Nous travaillons des matières premières brutes, des produits agricoles, des produits de la mer et des produits de l’aquaculture d’eau douce. Nous élaborons des recettes culinaires qui sont, comme vous l’avez souligné, au cœur du repas français, par différents modes de conservation, la conserve, le surgelé, le frais réfrigéré, le déshydraté et les produits secs.

Les entreprises de l’ADEPALE sont réparties sur tout le territoire national. Elles sont historiquement ancrées au plus près des zones d’approvisionnement en matières premières, par exemple les fruits dans la vallée du Rhône, le chou à choucroute en Alsace, les sardines et maquereaux le long du littoral français, les légumes en Picardie ou en Bretagne, les maïs et foies gras dans le Sud-Ouest, le riz en Camargue et les lentilles du Puy et du Berry dans ces régions.

Ces entreprises représentent 12 milliards d’euros de chiffre d’affaires, 15 milliards sur les 170 milliards que représentent les industries agroalimentaires, soit quelque 7 ou 8 % du chiffre d’affaires. La branche compte 46 000 salariés ; nous sommes donc une industrie agroalimentaire qui utilise beaucoup de main-d’œuvre.

L’ADEPALE travaille au service de ses adhérents sur cinq grandes missions. La première est la réglementation, pour accompagner nos entreprises.

La deuxième, ce sont les codes d’usage, pour permettre à nos entreprises de se référer à une base commune permettant une concurrence saine, loyale et marchande. Nous avons par exemple édicté un code d’usage pour les produits à base de fruits, compotes, purées de fruits, desserts de fruits, afin que tout le monde soit au même niveau de compétitivité.

Nous travaillons aussi sur la réponse aux attentes sociétales. Nous avons contribué au dialogue qui a eu lieu lors des États généraux de l’alimentation (EGA), où nous avons siégé dans l’atelier 14 sur l’innovation et la recherche, l’atelier 10 sur le gaspillage alimentaire et l’atelier 11 sur le développement durable.

Nous sommes engagés dans les plans de filière avec nos interprofessions, notamment du foie gras et des légumes de transformation. Nous sommes en train de créer une interprofession dans le secteur de la pêche et nous travaillons aussi sur une interprofession dans le secteur des fruits. Nous nous engageons, dans ces plans de filière, sur des engagements en matière de production biologique et d’indication de l’origine France. Nous avons lancé le logo que vous connaissez sur d’autres produits, mais que nous avons mis dans notre métier, « Fruits et légumes de France ».

Nous accompagnons nos membres sur les évolutions sociétales en leur faisant rencontrer les promoteurs de dispositifs émergents. Nous avons rencontré, il y a quelques années déjà, Serge Hercberg sur le Nutri-Score. Nous avons rencontré il y a quinze jours l’association Ferme France sur la notation sociétale des entreprises.

Nous travaillons bien entendu, à côté des attentes sociétales, sur la recherche et développement, avec le CTCPA, qui, vous l’avez rappelé, est un CTI comme il en existe dans différentes branches de l’industrie et a été créé en 1950 à l’initiative des conserveurs. C’est un organisme de recherche appliquée, un pont entre les entreprises et la recherche publique. En particulier, nous travaillons beaucoup avec le laboratoire de Montfavet de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) sur les fruits et légumes et, dans le cadre d’un Institut Carnot nommé Qualiment, nous développons des programmes de recherche avec d’autres centres de recherche publique. Le CTCPA compte une centaine de salariés répartis sur cinq sites en France, près des lieux de production des produits que nous travaillons.

À côté de la recherche et développement, nous avons un rôle plus traditionnel en social et en formation. Nous accordons beaucoup d’importance aux femmes et aux hommes, qu’il faut former régulièrement et de façon continue. L’ADEPALE met en place des programmes de formation délivrant des certificats de qualification professionnelle (CQP). Nous avons délivré, ces cinq dernières années, 837 CQP, soit 20 % des CQP de l’industrie alimentaire, à mettre en regard des 7 % de la part de l’ADEPALE dans l’industrie agroalimentaire.

Enfin, nous gérons de façon classique une convention collective de branche qui permet de régler les problèmes entre les collaborateurs des entreprises et les entreprises.

Nous mettons en avant, au niveau de l’ADEPALE et de ses professionnels, trois valeurs, qui guident notre action : l’humilité car, face aux défis économiques, techniques et logistiques, ainsi qu’aux attentes de la société, il ne faut pas penser que nous avons les solutions à tout et que nous allons tout régler aujourd’hui, le professionnalisme, celui des hommes et des femmes de nos entreprises qui participent à nos travaux car, pour une organisation professionnelle, ne pas avoir d’entreprises qui participent collectivement aux travaux serait un gros problème, et celui de nos équipes de l’ADEPALE et du CTCPA au service des entreprises. Enfin, nous sommes dans une démarche constante d’innovation et de progrès. Nos professions sont à l’écoute des évolutions sociétales et du développement des connaissances scientifiques. Augmenter la part de produits bio, recycler les emballages, réduire le sel, le gras, le sucre, limiter les additifs autant que possible, ce sont des tendances que l’ADEPALE préconise auprès de ses différentes entreprises.

Les entreprises tendent aujourd’hui clairement à reformuler les recettes. Vous en aurez un exemple concret avec l’entreprise Bonduelle. Cette réponse aux attentes sociétales, indispensable, se fait bien entendu parallèlement à une démarche d’innovation permanente dans les entreprises, pour l’essentiel, mais aussi par des programmes de recherche collective, dont ceux menés par le CTCPA.

Malheureusement, les relations de plus en plus difficiles de nos entreprises avec la distribution pèsent sur leur capacité à valoriser la montée en gamme et l’innovation. À cet égard, nous espérons que le projet de loi sur l’agriculture et l’alimentation en cours de discussion au Parlement rééquilibrera la relation entre les différents maillons des filières alimentaires.

La plupart des entreprises membres de l’ADEPALE sont des entreprises familiales et artisanales qui ont su développer et se diversifier pour répondre aux attentes des consommateurs.

Le métier de nos adhérents, c’est conserver des produits qui s’inscrivent au cœur du repas, c’est-à-dire que, quel que soit leur mode de conservation, les produits de nos entreprises ont vocation à être utilisés et consommés lors des petits-déjeuners, déjeuners ou dîners.

Les entreprises membres de l’ADEPALE travaillent sur la conservation des produits sous toutes ses formes. La conservation des aliments a toujours été une nécessité pour l’humanité. Les méthodes ancestrales de conservation sont encore utilisées de nos jours, que ce soit l’alcool pour les conserves de fruits, le fumage et la salaison pour le poisson ou certaines charcuteries, le sucre pour les confitures, ou encore le séchage pour les fruits et légumes secs. Mais avec la géniale invention, en 1795, de Nicolas Appert, qui a été nommé bienfaiteur de l’humanité par la reine Victoria – je suis désolé que ce soient les Anglais qui aient reconnu son génie –, est apparu un mode de conservation stable dans le temps et qui permet une meilleure alimentation de la population dans des conditions de sécurité et de santé optimales qui n’ont pas d’égal à ce jour. Nos adhérents mettent en conserve des fruits, des légumes, du poisson, des plats cuisinés traditionnels français ou exotiques, du foie gras… Il n’y a pas de conservateur dans une conserve. La conserve est un processus de stabilisation des produits en soi.

Les techniques de conservation évoluent constamment. Après la conserve se sont développés le surgelé, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, puis les produits réfrigérés. Le surgelé permet une conservation par le froid de longue durée. Le surgelé offre du choix au consommateur et un accès à une grande variété de produits bruts ou cuisinés.

Actuellement, le frais réfrigéré se développe, notamment les salades-repas et les fruits et légumes prêts à consommer, qui répondent aux attentes des consommateurs en termes de praticité et de rapidité d’utilisation, tout en proposant une nourriture à la fois équilibrée, variée et fractionnable. Ces produits se conservent au réfrigérateur et ont de fait des dates limites de consommation (DLC) plus courtes.

J’ajoute un mot sur le déshydraté, une méthode assez ancienne qui a été perfectionnée. Elle est utilisée aujourd’hui pour des produits comme les herbes ou les oignons.

Ces techniques de conservation permettent de lutter contre le gaspillage tant au niveau de la production agricole, pour éviter la perte au champ, que chez les consommateurs, avec des produits qui se conservent dans nos réfrigérateurs, congélateurs et placards.

Pour conclure, je voulais vous remercier de nous avoir donné cette occasion de présenter nos métiers et nos produits qui contribuent à fournir une alimentation variée et équilibrée inscrite dans notre modèle alimentaire français.

M. Thierry Ponthieu. Le groupe Bonduelle, c’est vraiment une très belle histoire, une success story à la française.

C’est d’abord une histoire familiale. Nous sommes aujourd’hui la septième génération et cette histoire familiale a commencé en 1853 avec une distillerie et la fabrication de levure. En 1901, ils étaient cultivateurs et, en 1926, juste après la guerre, ils ont transformé l’ancienne distillerie en conserverie, devenant la première conserverie Pierre et Benoît Bonduelle. En 1947, la marque Bonduelle a été créée, puis en 1967 les produits surgelés ont été lancés. En 1997, le groupe Bonduelle a fait son entrée dans le frais, les produits- traiteur et les salades prêtes à l’emploi.

L’objectif du groupe Bonduelle est très simple : « Nourrir l’Homme et le faire bien ».

Nous étions sûrement en avance en 1947, quand on sait qu’aujourd’hui le slogan est de manger cinq fruits et légumes alors qu’à cette époque nous livrions déjà des légumes à nos consommateurs et clients.

Et pour cela, l’objectif de la famille est basé sur trois points essentiels : l’indépendance, la pérennité et l’épanouissement des collaborateurs.

Quelques chiffres. Aujourd’hui, le groupe Bonduelle, c’est un million de tonnes de conserves de légumes, 450 000 tonnes de légumes surgelés, 350 000 tonnes de salades fraîches prêtes à l’emploi, 2,3 milliards d’euros de chiffre d’affaires, 10 000 collaborateurs et quarante-huit sites de production. J’ai trente-six ans de carrière dans ce groupe ; quand j’y suis entré, il n’existait que deux sites, le premier site familial à Renescure dans les Flandres et un deuxième site qui avait été créé à cette époque pour accompagner l’expansion du groupe à Estrées-Mons en Picardie. Pourquoi avoir choisi de s’installer à Estrées-Mons ? Parce que ce choix correspond tout à fait à la stratégie agro-industrielle du groupe Bonduelle : être dans les meilleures zones agricoles.

Pourquoi utilise-t-on le mot « agro-industriel » ? C’est très simple et ce n’est pas un gros mot. Si on veut apporter à nos consommateurs un produit sain, il faut le récolter à la bonne période et, pour cela, il faut des outils capables de prendre cette matière première qu’on va récolter à son degré de maturité optimal. C’est pour cela que nos usines aujourd’hui ne travaillent que cinq mois dans l’année et sont implantées dans les campagnes, puisque les légumes ne poussent pas tout au long de l’année.

Cette stratégie industrielle s’est adaptée de la même manière au maïs. Le maïs est un produit qui est venu de l’autre côté de l’Atlantique et qui est aujourd’hui le légume numéro 1 du groupe Bonduelle. En conserve, il est consommé en salade, en plat ou autres. Bonduelle a donc considéré qu’il fallait être dans les meilleures zones agricoles pour faire du maïs, qu’il fallait du soleil. Le soleil est dans le sud de la France, c’est pourquoi nos usines sont implantées dans les Landes.

Cette stratégie agro-industrielle a toujours été basée sur un vrai partenariat avec le monde agricole. Bonduelle a toujours été très proche des cultivateurs. Ce partenariat est d’une fidélité extraordinaire puisque moins de 5 % de nos cultivateurs nous ont quittés en plus de cinquante ans.

Tout récemment, j’écoutais le rapporteur, M. Moreau, qui faisait le bilan des États généraux de l’alimentation, et j’ai constaté que la contractualisation était le fer de lance des États généraux de l’alimentation. Nous sommes chez Bonduelle en contractualisation depuis plus de cinquante ans puisque le premier contrat « petit pois » a été signé en 1945. Cela fait donc déjà bien longtemps que nous avons contractualisé un prix et des quantités avec le monde agricole.

Ce pôle agricole, c’est 3 100 cultivateurs et 128 000 hectares cultivés. Toujours en recherche d’amélioration, nous avons mis en place, sur la ferme familiale de Renescure, de nouvelles conceptions agro-écologiques. Nous avons monté un plan de recherche en partenariat avec l’INRA et l’Institut Jules-Verne d’Amiens.

De plus, nous sommes nous-mêmes cultivateurs en Russie et nous avons notre propre ferme de production de salades en Espagne qui nous permet de mener des recherches. Des exemples : le goutte-à-goutte pour les salades, le strip-till pour le maïs…

Notre stratégie, sur cette politique agricole, est agro-écologique avec cinq axes importants : le respect du sol, le maintien de la biodiversité, le CO2, l’eau et les traitements naturels.

Pour protéger le sol, il faut qu’ils continuent à jouer leur rôle dans l’écosystème, en s’appuyant sur la fameuse rotation des cultures. Vous savez, monsieur le président, qu’un champ de petits pois doit être cultivé tous les sept ans. Donc, on ne revient que sept ans après sur la même parcelle. Nous développons aussi le couvert végétal, le choix d’engrais organique et le non-labourage.

Pour augmenter la biodiversité, nous avons conseillé, dans le cahier des charges de nos cultivateurs, pour leurs parcelles de légumes, de semer des bandes fleuries et de revenir à ce que le monde agricole a détruit après la guerre : remettre des haies pour laisser la biodiversité et les insectes refaire leur nature. Par ailleurs, nous refusons toute parcelle proche des autoroutes, des stations d’incinération ou des villes. 

Réduire l’empreinte carbone, c’est diminuer les émissions de gaz à effet de serre en remplaçant nos produits phytosanitaires par des options naturelles : des engrais naturels comme le fumier, le lisier, mais aussi des cultures spécifiques comme des biofumigants pour nettoyer les sols.

Optimiser la qualité et l’efficience de l’eau, c’est travailler sur des capteurs de goutte-à-goutte et sur des semences moins gourmandes en eau.

Pour réduire les résidus chimiques, il faut remplacer les produits phytosanitaires par des engrais ou pesticides naturels comme en agriculture biologique. Nous favorisons ainsi également toutes les actions mécaniques, comme le désherbage mécanique, les filets anti-insectes ou encore le paillage.

Depuis cinq ans, en partenariat avec l’INRA, les chambres d’agriculture et le groupement de producteurs de Picardie, nous accompagnons cinq fermes pilotes dans une activité agro-écologique.

Nous avons des cultivateurs qui sont nos partenaires mais nous ne représentons que 20 % de leur activité agricole. Ce qui veut dire que, lorsque nous avons des éléments à apporter, quand on veut investir dans des désherbages mécaniques ou des robots, cela ne correspond qu’à 20 % de leurs surfaces puisque, sur le reste, ils font du blé, des céréales, des betteraves, des pommes de terre. Aujourd’hui, il nous faut donc nous adapter à chaque ferme agricole. 

Voilà pour notre stratégie au niveau de l’agro-écologie.

Nourrir l’homme, le faire bien, cela se fait à travers d’axes très précis. La certification de toutes nos usines : 97 % de nos usines ont été certifiées. L’optimisation nutritionnelle de nos recettes : il y a quatre ans, nous avons créé un grand programme qui s’appelle « Visa santé » avec quatre grandes actions : auditer nos produits – 1 158 produits ont été passés au crible –, classer nos produits en trois familles – brut, légèrement cuisiné, cuisiné gourmand –, reformuler nos recettes avec moins de sel et moins de gras, et enfin innover en intégrant systématiquement les objectifs nutritionnels dans le développement de nos nouveaux produits

Des exemples concrets : la famille des petits pois. Vous avez sûrement déjà mangé, monsieur le président, une boîte de conserve de petits pois. Sachez que nous avons baissé son sel de 25 % en cinq ans. Vous avez peut-être acheté un jour une galette surgelée : 20 % de sel et 30 % d’acides gras diminués.

De même, pour les additifs autorisés, nous nous sommes appuyés sur la catégorisation des additifs selon leur dangerosité d’après le Guide des additifs alimentaires de Mme Denil et M. Lannoye de 2004, guide de référence dans la distribution dans les années 2010, et sur le Nouveau Guide des additifs 2017 élaboré par la nutritionniste Anne-Laure Denans selon les données EFSA. Sur cette base bibliographique, nous les avons classés en trois familles : rouge, à éviter par précaution, orange, la prudence s’impose, vert, considérés comme inoffensifs. Nous nous sommes donné comme objectif la disparition de tous les rouges.

Dans cette sensibilisation et face aux attentes des consommateurs, nous avons tout de suite adhéré au Nutri-Score puisque le Nutri-Score, c’est un moyen d’informer nos consommateurs sur les bienfaits de nos produits.

Quelques chiffres sur le classement de nos produits dans le système Nutri-Score. Pour nos produits conserves, nous sommes à 95 % classés A et 4 % classés B. Pour nos produits surgelés, 84 % sont classés A. Sur la marque Cassegrain, 96 % de nos produits sont classés A. Dans le frais, c’est la même chose, 50 % de nos salades « hors domicile » sont classées A et 35 % classées B. N nous avons encore 85 % de nos produits classés Nutri-Score en A et en B.

Je vais vous donner un exemple très parlant. Saviez-vous qu’il y a autant de vitamines C dans une conserve de haricots verts Bonduelle que dans les haricots verts frais achetés et cuisinés quatre jours après leur récolte ?

Pour terminer, monsieur le président, vous connaissez peut-être la Fondation Louis Bonduelle créée en 2004. Sa mission est simple : faire évoluer durablement le comportement alimentaire dans le respect des hommes et de la planète.

Pour cela, ses activités sont : informer la population, développer les connaissances scientifiques, soutenir la recherche, mais aussi mener des actions de terrain concrètes, parce que les vraies actions de terrain, c’est ce qui est important pour faire connaître.

Je vous donne deux exemples. Dans le centre de Rennes, nous avons créé et aidé à développer une ferme pour permettre aux citadins de connaître les produits. À Nice, nous avons fait connaître les produits végétaux à plus de 600 enfants de quatre à six ans. Parce que, vous savez, quand on habite en ville, le petit pois, on ne sait même plus comment il pousse. La Fondation Louis-Bonduelle est aujourd’hui reconnue par la communauté scientifique qui, déjà en 2011, selon un sondage Opinion Way, lui attribuait la meilleure note parmi plusieurs fondations agroalimentaires.

En conclusion, j’aimerais vous présenter notre plan stratégique à horizon 2025, baptisé « Végégo », co-construit avec les collaborateurs de Bonduelle et les actionnaires familiaux. Les enjeux sont au nombre de trois : nourrir les hommes, mettre l’homme au cœur du projet économique, protéger la planète. Et les objectifs sont au nombre de cinq : favoriser l’envie et l’accès à une alimentation saine et durable, prendre soin des sols cultivés avec nos partenaires agriculteurs, réduire les impacts environnementaux du champ à l’assiette, assurer le bien-vivre des communautés locales, être tous acteurs dans l’entreprise En résumé, nous voulons être le référent mondial qui assure le bien vivre par l’alimentation végétale.

M. le président Loïc Prud’homme. Merci pour ces présentations complètes.

Bonduelle adhère au Nutri-Score, mais ce n’est pas le cas de l’ensemble des membres de l’ADEPALE. Quelle est la position de cette dernière eu égard au Nutri-Score ?

M. Christian Divin. Les entreprises de l’ADEPALE ont reçu, comme je l’ai dit, Serge Hercberg et beaucoup se sont jointes au Nutri-Score. Beaucoup d’autres souhaitent y adhérer mais ont besoin de revoir la formulation de leurs produits pour les faire passer. Nous avons aussi des entreprises qui sont intéressées par l’étiquetage nutritionnel en tant que tel et regardent les systèmes comme Traffic Lights ou Nutri Colours. Nous avons la volonté de promouvoir tout ce qui est étiquetage nutritionnel, et le Nutri-Score, recommandé par le Gouvernement à la suite de l’enquête menée, nous paraît en effet un bon examen au niveau global, mais il appartient aux entreprises et non à l’ADEPALE de donner des instructions. Nous sommes une fédération d’entreprises. Nous n’avons pas de pouvoir coercitif par rapport à cela.

M. le président Loïc Prud’homme. L’alimentation industrielle est aujourd’hui sur la sellette, notamment s’agissant des aliments ultra-transformés, dont la valeur nutritionnelle serait assez pauvre et qui serait facteur de maladies chroniques, obésité, diabète, maladies cardiovasculaires, voire pathologies cancérogènes. Quelle analyse la profession fait-elle des recherches scientifiques et de l’état de la science sur ces questions ? Comment réagit-elle au niveau de ses productions ? L’engagement volontaire est-il suffisant pour répondre à l’état de la science sur la corrélation entre les aliments transformés et les pathologies chroniques ?

M. Thierry Ponthieu. Chez Bonduelle, nous utilisons des additifs autorisés mais je vous ai expliqué que, par anticipation, en suivant les avis scientifiques, nous avons conduit un travail d’élimination d’additifs aujourd’hui autorisés mais considérés par des scientifiques comme peut-être dangereux.

M. Christian Divin. Nous sommes sensibilisés à ce que nous lisons dans la presse. Un article est encore paru hier dans le quotidien Le Monde sur les aliments ultra-transformés. Comme nos concitoyens, nous sommes inquiets. Nous sommes un peu désarmés face au débat.

Il existe en France une Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) ; nous sommes fabricants de produits agroalimentaires et même le CTCPA n’a pas l’expertise nécessaire pour aller plus loin. Il nous intéresse beaucoup que le professeur Hercberg a dit, dans une de vos auditions, qu’il va davantage travailler sur le problème de l’ultra-transformé, mais aussi qu’il manque de moyens financiers pour développer la recherche. Nous sommes tenus de suivre les avis des scientifiques car nous n’avons pas l’expertise.

Ce que nous savons, c’est que nos produits sont des produits traditionnels, fabriqués en plus grande quantité et à peu près dans les mêmes conditions que chez soi ou dans un restaurant. Nous sommes très intéressés pour recevoir davantage de renseignements scientifiques et je pense que votre commission peut faire avancer les discussions, mais les éléments dont nous disposons aujourd’hui sont insuffisants. Nous suivrons ce que les agences expertes demanderont. Nous avons déjà travaillé, comme le font Bonduelle et d’autres sociétés, sur le classement et la réduction des additifs.

C’est le bon moment pour lancer le débat. La France doit être à la pointe du progrès, comme elle l’a été sur les bisphénols. Donnez-nous les moyens de savoir comment nous devons nous positionner. Nous avons 250 entreprises, qui ne sont pas toutes des multinationales. Nous voyons des choses dans la presse. Où est la vérité ?

M. le président Loïc Prud’homme. Si je comprends bien, vous soutenez le point de vue qu’un engagement volontaire ne peut suffire, les recherches scientifiques n’indiquant pas de direction univoque, de sorte qu’une contrainte réglementaire, édictée par exemple par l’ANSES, est nécessaire.

M. Christian Divin. Alors que nous allons aujourd’hui vers une démarche de naturalité de nos produits, nous avons du moins besoin, devant les articles inquiétants et anxiogènes qui paraissent, de précisions supplémentaires. Votre commission d’enquête a précisément pour objet d’éclaircir les enjeux du débat. Nous ne saurions remplacer ni l’ANSES ni l’INRA, car nous n’en avons ni les moyens ni les capacités.

Soucieux de l’image de nos produits, nous cherchons cependant à abaisser la limite d’adjonction d’additifs, pour mieux répondre à l’inquiétude des Français.

M. le président Loïc Prud’homme. Si je comprends, vous ne pouvez prendre l’engagement volontaire anticipé de respecter une réglementation qui n’existe pas encore.

M. Thierry Ponthieu. Nous essayons d’anticiper sur le plan ergonomique. Convaincus que les produits phytosanitaires sont néfastes pour le consommateur, nous travaillons pour proposer demain des produits sans traitement chimique, grâce au recours au désherbage mécanique et à des robots.

M. le président Loïc Prud’homme. Vous avez donc déjà entamé une démarche d’anticipation. Sur la question des graisses, des additifs et des ultra-transformations, vous auriez cependant besoin d’un guide, n’est-ce pas ?

M. Christian Divin. Certes, mais nous avons aussi besoin de savoir quelle est, sur le fond, la vérité. Les études méritent d’être poursuivies, comme le reconnaissent ceux qui les conduisent. Encore faut-il que les chercheurs disposent des moyens financiers nécessaires pour cela.

M. Loïc Prud’homme. Pour moi, les études scientifiques donnent aujourd’hui une vue assez claire de l’état de la connaissance. Nous ne sommes plus en face de simples présomptions, mais de situations avérées. Il reste toutefois à définir comment transposer ce diagnostic en recommandations et comment établir le lien entre la connaissance scientifique et l’exercice de l’autorité sanitaire. Comment les entreprises pourraient-elles mieux intégrer l’acquis scientifique ?

M. Thierry Ponthieu. Quand nous avons décidé d’interdire le bisphénol A, tous les moyens ont été mobilisés. En deux ans, son emploi avait totalement disparu. Cela montrer ce dont nous, entreprises, sommes capables quand il existe des contraintes réglementaires et sanitaires.

M. Christian Divin. Mais le cadre de telles mesures devrait être européen. Dans le domaine du bisphénol A, la France a donné l’exemple. Mais qu’en est-il au niveau européen ? La France doit être porteuse d’un message auprès de ses partenaires européens, auprès du Parlement européen et des instances. Nous travaillons en effet dans un cadre européen où nous sommes soumis à une concurrence européenne. La réglementation doit s’appliquer autant aux produits importés en France et dans l’Union européenne qu’à ceux qui y sont produits.

M. Loïc Prud’homme. Nous le savons et nous nous rendrons d’ailleurs auprès de l’autorité européenne de sécurité des aliments – European Food Safety Authority (EFSA).

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Nous ne sommes pas du tout opposés à l’alimentation industrielle. Le terme n’est pas pour nous un mot grossier. Mais nous nourrissons cependant des inquiétudes relativement aux « effets cocktail » qui résultent de l’adjonction de différents additifs. Car ces effets sont difficiles à définir. Où devons-nous placer le juste niveau de réglementation ?

Il me semble que cela relève aussi de votre responsabilité. Prenons l’exemple des additifs visant à obtenir une meilleure couleur du produit. Quand vous dites que les scientifiques ne peuvent tout faire, je préférerais entendre que les additifs de rouge sont simplement à supprimer de votre base de données.

M. Thierry Ponthieu. Sur ce sujet, nous avançons très bien. Sur les huit additifs de couleur utilisés, sept ont d’ores et déjà été supprimés.

S’agissant des « effets cocktail », Bonduelle est une grosse entreprise qui a les moyens, grâce à son service qualité, d’examiner la question. Mais les petites et moyennes entreprises (PME) ne le peuvent pas. C’est pourquoi nous préférons que, une fois faite la démonstration scientifique de tels effets, la réglementation intervienne.

J’insiste sur le fait que toutes les PME n’ont pas un service qualité. Elles ne peuvent donc que se référer à la liste des produits autorisés établie par l’ANSES.

Mme Élisabeth Payeux, directrice générale adjointe du centre technique de la conservation des produits agricoles (CTCPA). Le CTCPA travaille sur un mode collectif au service de la filière de la conserve et du déshydraté, mais apporte aussi un conseil privé aux entreprises, notamment aux PME.

Nous sommes ainsi très sollicités au sujet de la démarche clean label, ou étiquetage attestant une utilisation réduite des additifs. Soit nous suggérons d’utiliser des ingrédients ayant une qualité particulière qui leur permet de suppléer les additifs. Soit nous nous intéressons aux procédés de conservation, par exemple à la haute pression, technologie innovante qui conserve par elle-même à la fois la couleur et la texture, tout en permettant d’allonger la durée de vie des produits et de repousser les dates limites de consommation (DLC). Le cas échéant, le conditionnement permet, lui aussi, de s’affranchir du recours aux additifs. Ainsi, quand les entreprises n’ont pas un service de R&D pour mener cette démarche par elles-mêmes, nous les accompagnons.

Nous organisons aussi des « webinars », ou séminaires sur la Toile, grâce auxquels nous formons les entreprises à optimiser leurs recettes pour mieux répondre aux engagements de qualité nutritionnelle, en suivant la méthode de la programmation linéaire. Grâce aux substitutions d’ingrédients, nous avons pu ainsi faire passer des produits méditerranéens, classés dans le système de profilage nutritionnel Sain Lim dans la catégorie « à consommer modérément », à la catégorie « à consommer plus largement », voire, dans certains cas, « à privilégier ».

M. le président Loïc Prud’homme. Mais n’est-ce pas le rôle de l’ADEPALE que de mutualiser les efforts de recherche et développement des entreprises ?

S’agissant, par ailleurs, de la présence des pesticides et de résidus dans les produits bruts, il est avéré qu’ils causent des pathologies chroniques. Que faites-vous pour traiter ce problème ? Quels contrôles internes menez-vous sur les produits des entreprises de l’ADEPALE ?

M. Thierry Ponthieu. Dans le domaine du légume, il existe une interprofession organisée : l’Union nationale interprofessionnelle des légumes transformés (UNILET). Son service technique travaille sur les matières actives autorisées. Conformément à nos cahiers des charges, nous menons des contrôles sur toute parcelle arrivant dans une usine, à la recherche de traces de produits phytosanitaires.

M. Christian Divin. Hors le secteur du légume, des contrôles de qualité sont réalisés par l’entreprise elle-même. Le secteur de la distribution effectue également ses propres contrôles de qualité. Les services officiels de contrôle suivent enfin de près ces opérations.

Pour répondre précisément à votre question, il n’existe pas, cependant, de service technique responsable, au sein de l’ADEPALE, du contrôle de la qualité des approvisionnements des entreprises. Chaque entreprise est responsable des produits qu’elle met sur le marché. Chaque entreprise est responsable du respect des normes, en particulier en matière phytosanitaire.

M. le président Loïc Prud’homme. Quelles sont vos relations avec la grande distribution ? De quel poids pèse-t-elle sur les prix ? Observe-t-on des effets en cascade des prix bas sur la qualité de vos produits ?

M. Thierry Ponthieu. Je prendrai un cas concret. Le prix du métal dont nous fabriquons nos boîtes de conserve a augmenté de 6 %. Eh bien, nous n’avons pas pu répercuter cette hausse de prix à la grande distribution.

Les boîtes de 440 grammes de haricots verts se vendent aujourd’hui 95 centimes environ. Un prix qui s’établirait à 1,10 ou 1,15 euro renforcerait pourtant toute la chaîne de valeur. Le monde agricole serait mieux rémunéré. Les sociétés auraient plus d’argent pour investir dans la recherche. C’est toute la filière qui s’améliorerait.

M. Christian Divin. Je voudrais compléter au sujet des matières premières. On manque par exemple de pommes, tant au niveau français qu’au niveau européen. On manque également de saumon, dont le prix augmente. Si ces augmentations nous permettent de mieux rémunérer les agriculteurs et les éleveurs, nous n’arrivons cependant pas à passer ces augmentations à la grande distribution.

Aussi avons-nous beaucoup d’attentes sur le titre I de la nouvelle loi qui est en cours de discussion. L’encadrement des promotions et la limitation à 10 % du taux de revente à perte constituent pour nous des sujets fondamentaux. Les marges actuelles dans l’agroalimentaire sont très faibles. Comment peut-on, aujourd’hui, alors que le monde agricole est en plein désarroi, le rémunérer correctement si les répercussions de prix à la grande distribution ne sont pas possibles ?

Nos entreprises ne peuvent fonctionner avec des déficits constants. Comment peut-on en effet monter en gamme dans ces conditions ? Nous avons même entendu des déclarations très choquantes réduisant à un simple « bout de papier » la charte qui avait été signée avec l’adoption de la loi. Abaisser systématiquement le coût des produits est en contradiction complète avec la volonté de monter en gamme et d’offrir des produits naturels et sains.

M. le président Loïc Prud’homme. Nous touchons là un point essentiel. Comment se répartit le coût de revient d’une boîte à un euro ?

M. Thierry Ponthieu. Cela dépend des légumes, les uns étant plus chers que d’autres. Mais disons que, la part des légumes représente premièrement entre 35 % et 55 % du prix – de 35 % pour les carottes à 51 % pour les salsifis –, que vient ensuite l’emballage, pour 40 %, part variable selon le prix du métal, puis l’énergie, pour environ 4 %, enfin la main-d’œuvre.

M. le président Loïc Prud’homme. Sur une boîte de conserve à un euro, combien va aux producteurs, combien aux transformateurs et combien aux distributeurs ?

M. Thierry Ponthieu. La marge industrielle oscille entre 22 % et 27 % du coût de revient, à quoi s’ajoute la marge du distributeur. Pour la grande distribution, la boîte de conserve n’est pas un produit compliqué à vendre. La rentabilité est donc très bonne pour elle, de l’ordre de 30 % à 35 %.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Comme nous l’avons vu récemment dans le cas du pot de Nutella, il y a aussi des jeux d’entente complexes, qui peuvent réduire à néant la marge de la grande distribution. Du moins bénéficiez-vous, comme grande entreprise, de l’existence de la marque Bonduelle. Comme marque reconnue, vous devez être présente dans les supermarchés.

M. Thierry Ponthieu. Nous aimerions que ce soit vrai. Mais nous sommes pris dans un système et dans un calendrier qui fait que, au moment où nous négocions les prix avec la grande distribution, nous avons déjà réservé des hectares auprès des agriculteurs, qui les ont déjà ensemencés. Quand nous négocions, les pois sont déjà là, car nous n’avons pas pu changer les dates de négociation. Nous sommes donc soumis à une contrainte de volumes.

Pendant ce temps, les grands distributeurs se rassemblent. Il n’y en a plus que quatre en France !

M. le président Loïc Prud’homme. Au fond, ce sont les distributeurs qui définissent les prix.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. La sécurité alimentaire est aussi un sujet qui nous préoccupe. Que faites-vous en ce domaine, au niveau d’ADEPALE ?

M. Thierry Ponthieu. Toutes nos entreprises sont dotées d’un service qualité. La grande distribution a aussi les siens, qui sous-traitent des audits à des services très rigoureux et très sérieux. Les services de l’État, telle la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), effectuent également des contrôles.

M. Christian Divin. Nous établissons des guides d’usage et surveillons régulièrement le marché, tant des produits français que des produits importés, pour nous assurer que ces codes de bonne conduite sont respectés. Si nous trouvons des produits qui n’y sont pas conformes, nous nous mettons en contact avec l’entreprise concernée, en lui demandant de se mettre en conformité, en retirant les produits qui ne seraient pas conformes aux usages professionnels définis. Si elle n’obtempère pas, nous alertons alors la DGCCRF sur ce qui constitue une manœuvre contraire à la libre concurrence, les règles communes n’étant pas respectées.

Voilà ce que peut faire notre fédération, avec l’appui de son centre technique.

M. le président Loïc Prud’homme. Souhaitez-vous vous exprimer sur un sujet qui vous préoccupe ?

M. Christian Divin. Par suite de la disparition progressive des petites taxes affectées, le CTCPA est menacé. Il reçoit en effet 2,8 millions euros de taxe affectée, ce qui représente 40 % de son budget, soit un apport indispensable. À chaque projet de loi de finances, le problème se pose de nouveau. Notre remise en cause serait pourtant une catastrophe. La profession, les organismes de recherche, l’administration et le Gouvernement perdraient un moyen de suivi essentiel des petits producteurs.

La Fédération française des industries d’aliments conservés (FFIAC) compte 150 adhérents, tandis que le CTCPA en compte 1 200, puisqu’elle regroupe beaucoup d’entreprises plus petites. Or les accidents de fabrication ne portent pas que sur le processus industriel, mais aussi bien sûr des opérations de traitement dans des PME. Et le CTCPA a précisément pour rôle d’aider ces dernières.

M. le président Loïc Prud’homme. Nous vous avons entendu. Nous vous remercions.

 

La séance est levée à  onze heures quarante-cinq.

 

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22.    Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Marc Mouillac, cuisinier animateur formateur pour le département de la Dordogne, et Mme Valérie Jacquier, diététicienne nutritionniste, membres fondateurs du Collectif « Les pieds dans le plat »

(Séance du jeudi 28 juin 2018)

La séance est ouverte à onze heures quarante-cinq.

M. le président Loïc Prud’homme. Nous accueillons Mme Valérie Jacquier et M. Jean-Marc Mouillac, deux des cofondateurs du collectif « Les pieds dans le plat ». Mme Jacquier est diététicienne nutritionniste libérale, et M. Mouillac est un cuisinier qui travaille pour les collectivités.

« Les pieds dans le plat » est une association née en Dordogne, de l’initiative de personnes que l’on peut qualifier d’« au plus près du terrain ». La vocation affirmée du collectif est de faire progresser l’alimentation « bio », et le plus possible « locale », au moyen d’actions ciblées de formation, dans la restauration collective, notamment en milieu scolaire.

Au-delà de l’approvisionnement en produits « bio » et « locaux » de qualité, les animateurs du collectif visent à sensibiliser les professionnels aux « bons gestes », à la responsabilité des fournisseurs, ainsi qu’à la lutte contre le gaspillage alimentaire.

Madame, monsieur, dans un premier temps, je vous propose de prendre la parole pour une vingtaine de minutes. Je reviendrai ensuite vers vous pour vous poser des questions sur votre action et votre regard sur les problématiques qui nous intéressent, puis je passerai la parole à Mme Michèle Crozier, rapporteure de cette commission d’enquête.

Mais auparavant, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter serment.

(Mme Valérie Jacquier et M. Jean-Marc Mouillac prêtent serment.)

Mme Valérie Jacquier. Je vous remercie de nous avoir invités à dialoguer autour de nos activités et de notre expérience de terrain. Pour aborder cette question, nous nous sommes dit qu’il serait intéressant de le faire à partir de deux mots : « comprendre » et « agir », afin de situer le contexte et de vous expliquer nos modalités d’action et notre expérience de ces dix dernières années.

Comprendre : l’origine de la création du collectif, qui est un peu antérieure à celle que vous connaissez ; la réalité de l’alimentation en restauration collective ; les enjeux nutritionnels, environnementaux et sociaux ; enfin, notre objectif, une alimentation saine, juste et cuisinée maison, c’est-à-dire un modèle durable de bon sens.

Agir : ce que le collectif fait de manière concrète ; l’éducation comme clé du changement, qui est notre ligne de conduite ; enfin, les recommandations nées de notre expérience, que l’on peut faire après dix années de travail.

Le collectif « Les pieds dans le plat » est un réseau national de professionnels de l’alimentation, des diététiciens et des chefs de cuisine, répartis sur le territoire, qui visent à défendre et à promouvoir une alimentation saine et surtout gourmande, pour tous ici et maintenant, à accompagner les acteurs de la restauration collective vers un modèle alimentaire biologique, durable et socialement éthique, et à développer l’éducation au goût, l’éveil à la citoyenneté, des convives à l’ensemble des acteurs.

Le réseau existe depuis 2008. Il a été créé à l’initiative de la Fédération nationale des produits de l’agriculture biologique (FNAB), de l’Institut de formation de l’environnement (IFORE) et du ministère de l’écologie, pour permettre la mise en application de la circulaire « État exemplaire » dont l’objectif était l’introduction de 20 % de produits biologiques en restauration collective d’État à l’échéance de 2012. Pour l’époque, c’était un objectif ambitieux, qui n’a cependant pas été atteint

Aujourd’hui, dix ans après, on s’aperçoit que d’autres tentatives d’introduction du bio, et de mises en avant d’un seuil d’introduction du bio se sont soldées par des échecs. La question est très actuelle puisqu’il est proposé par le projet de loi en discussion de n’introduire que 50 % de produits biologiques, locaux ou sous signe de qualité à compter de janvier 2022, et aucun seuil n’est fixé pour l’introduction des produits dits « biologiques », ce qui est extrêmement dommage.

Pour ce qui me concerne, je travaille en restauration collective. Mon cadre de travail est constitué de plusieurs textes : l’arrêté du 11 septembre 2011 et son décret d’application ; un guide pratique pour les gestionnaires, les décideurs et acheteurs publics, intitulé « Les recommandations nutritionnelles du Groupe d’études des marchés de restauration collective et nutrition » (GEMRCN), établi à l’initiative du ministère des finances, et dont la dernière version date de 2015.

Ces textes, qui constituent une avancée vers une meilleure qualité nutritionnelle en restauration collective, ont toutefois des limites. En voici quelques-unes : pas de définition de la qualité globale alimentaire, avec toutes ses composantes et ses critères ; pas d’orientation vers les labels, les aliments sous signes officiels de qualité, comme l’agriculture biologique ou le label rouge.

On peut signaler un déséquilibre au sein du groupe de travail lui-même : avec une sur-représentativité des filières alimentaires animales et des filières industrielles, une absence des filières végétales, et une absence fréquente des organismes publics des secteurs de la santé et de l’environnement. C’est un problème pour la définition ou la rédaction de ces recommandations, puisqu’elles sont orientées par les personnes présentes, exclusivement à partir de leur avis.

Cela amène à imposer un modèle alimentaire éloigné des recommandations environnementales de santé publique internationale, à savoir une alimentation qui devrait être composée, pour bonne part, de protéines végétales, et limiter l’introduction des protéines animales.

J’ajoute que ces recommandations précisent les grammages et les fréquences d’apparition et de service des aliments, mais qu’en fait elles sont axées essentiellement sur les protéines, le fer et le calcium, des éléments éloignés des aliments, et ne tiennent pas compte de la qualité globale de l’aliment, en mettant l’accent sur les produits animaux, les viandes et les produits laitiers, dont on connaît le coût écologique et le coût économique sur le menu. Le coût étant le leitmotiv, pour atteindre les grammages recommandés, on est conduit à choisir des viandes et des poissons hors de l’Union européenne, ce qui est dommageable pour les viandes et poissons français. Ces grammages sont par ailleurs très supérieurs aux besoins réels. Les produits de provenance étrangère ne sont pas toujours de bonne qualité gustative, ce qui entraîne un énorme gaspillage. D’ailleurs, selon l’ADEME, sur tout le volume qui est servi, le gaspillage en restauration collective est évalué à environ 40 %.

Ces textes et ces recommandations imposent de servir les produits laitiers en portions – en fait un yaourt, une portion de fromage ou un dessert lacté – mais quand ils sont introduits dans le plat principal, on ne les comptabilise pas. Dans la pratique, on incite à proposer exclusivement des produits laitiers en portions individuelles emballées, ce qui crée un problème de coût, de suremballage, de déchets et de recyclage des déchets. En revanche, on n’encourage pas le « fait maison » qui coûterait sûrement beaucoup moins cher à la portion que les portions préemballées individuellement.

C’est le calibrage des préparations qui fait que les gestionnaires s’orientent vers ce type de produits : calibré veut dire que l’on connaît précisément l’origine, ou presque, qu’on sait comment le produit est composé et qu’on peut évaluer la teneur en calcium ce qui n’est pas toujours évident pour une préparation « cuisinée maison ». Pour ces raisons-là, les préparations « cuisinées maison » sur site sont laissées de côté.

Voici un petit exemple des préparations ultra-transformées qui sont servies. Ce sont des préparations achetées toutes faites et « portionnées », l’attention étant surtout portée sur le calcium ou des éléments comme le fer. L’exemple que je vous donne concerne le calcium. Pour « entrer dans les cases », puisque le GEMRCN prévoit des fréquences, les industriels fabriquent des produits très transformés du type « spécialité fromagère », qu’on ne peut pas appeler fromage, mais qui sont enrichis en calcium chimique, par exemple avec des polyphosphates. Je précise que l’Autorité européenne de sécurité des aliments – European Food Safety Authority (EFSA) s’est penchée sur la question, en raison du problème de santé que pose la multiplicité des produits contenant des additifs et des polyphosphates. Ainsi, les Vache qui rit, Kiri et autres spécialités fromagères enrichies sont le lot de la restauration collective, au détriment des fromages véritables, qui sont très diversifiés, et des fromages biologiques qui ont évidemment un coût supérieur.

Un autre exemple permet d’illustrer la différence qui existe entre un produit biologique et un produit conventionnel : l’île flottante. Comparons les deux formules, les compositions et le type d’ingrédients : pour l’île flottante biologique, on a du lait, des œufs, du sucre et de la vanille, c’est-à-dire des ingrédients simples, courants, que chacun peut utiliser chez lui ; pour l’île flottante conventionnelle, on est loin de ce modèle avec, dans celle que j’ai trouvée, 17 ingrédients, 11 additifs et pas d’œufs – plus exactement une crème anglaise avec un blanc d’œuf cuit sur le dessus.

Ce qui pose également problème, c’est la réglementation et l’étiquetage de ces produits. Ils ont le même étiquetage, portent la même appellation, et probablement la même photo. Pour le gestionnaire, le seul critère de choix restera le coût, qui ne sera évidemment pas le même. Il y a donc là une information déloyale du consommateur et de l’acheteur public sur la réelle appellation à donner à ce type de préparations. Nous avons là l’exemple d’un produit ultra transformé qui ne contient aucun aliment, mais uniquement une composition d'additifs avec une base d’eau : du gélifiant, de l’aromatisant et du colorant. C’est encore un problème.

Pour les professionnels de la cuisine, la généralisation de l’alimentation industrielle en restauration collective a plusieurs conséquences. Leur travail est robotisé, car il se résume à ouvrir un sachet, suivre une recette sans faire appel à leur créativité propre, ce qui tout de même le propre d’un cuisinier. Cela se traduit enfin par une perte d’identité culinaire. On observe une mondialisation des saveurs et des textures. On trouve partout la même chose. Cela se fait au détriment de la typicité des terroirs français, alors qu’on est un pays de gastronomie. C’est extrêmement dommage.

Au niveau nutritionnel, la généralisation de l’alimentation industrielle a aussi des conséquences. Le fractionnement des aliments et leur recombinaison crée une perte de densité nutritionnelle. Leur incapacité à nourrir et à rassasier au sens propre à chaque repas entraîne clairement le grignotage, les compulsions alimentaires, l’hyperphagie, l’addiction au sucre et aux arômes intenses.

Je peux vous en donner un exemple : j’ai souvent l’occasion de passer dans les collèges et dans les lycées, et je vois des lycéens et des collégiens qui terminent leur repas en file devant le four à micro-ondes, pour chauffer une petite boule de pain dans laquelle ils ont inséré un morceau de fromage. Il arrive même que leur repas se résume à cela !

Au niveau de la santé, cette industrialisation massive en restauration collective entraîne des problèmes. On sait que la mauvaise alimentation est la première cause de mortalité directe ou indirecte – obésité, diabète, cholestérol et hypertension, soit plus d’un tiers des décès évalués en 2015.

Je vais maintenant laisser Jean-Marc Mouillac intervenir sur la partie « agir ».

M. Jean-Marc Mouillac. Pour agir concrètement, le collectif s’est appuyé sur une initiative lancée par des députés. À l’époque, nous avions été conviés à nous rassembler « nationalement » pour répondre à une offre de formation, mais aussi pour réapprendre et re-cuisiner dans la restauration collective. Et puis, forcément, après chaque élection, tout change…

On nous a donc laissés sans moyens et sans perspectives, alors que l’avenir des générations futures est en cause. Pour nous, la priorité est de servir quelque chose de sain dans les écoles, dans les maternelles, dans les crèches, surtout au pays des droits de l’homme. Mais nous n’avons pas voulu abandonner les outils que nous avions construits. Nous avions eu l’occasion de nous rencontrer, de partager une richesse nationale, et nous nous sommes rendu compte que lorsque les cuisiniers partageaient des compétences, le territoire s’en trouvait enrichi.

On est venu me chercher. Je suis à l’origine de la première cantine bio labellisée par le groupe Écocert de France – en 100 % bio, dont 85 % de produits locaux – et dont on a maîtrisé totalement la gestion pendant dix ans sans surcoût. Et au fur et à mesure, on s’est rendu compte que lorsque la volonté politique était posée sur un territoire, il était tout à fait possible de lancer de tels projets en faisant travailler des producteurs locaux. D’une certaine façon, on a réinventé les choses. Il ne s’agit pas de s’opposer aux industriels, mais de réindustrialiser les territoires, de monter des projets à taille humaine, pour éviter la désertification et avoir une agriculture qui compte dans le paysage dans notre alimentation.

Qu’on se nourrisse, dans certaines régions de France, avec des produits importés qui ne rassasient pas, c’est tout de même marcher sur la tête ! Grâce aux outils que nous avons mis en place et au prix d’un grand nombre d’heures de bénévolat, nous avons construit un catalogue de formations Cela va du marché public à l’éducation au goût, et à l’accompagnement en nutrition.

Nous faisons de l’audit, de la formation, du conseil, de l’accompagnement dans tous les établissements qui veulent s’engager. Le mouvement ne pourra pas s’arrêter parce que, d’une certaine façon, il n’est pas porté par nous. Il est porté par la demande des citoyens et des familles, qui s’expriment tous les quatre ou cinq ans à travers leur vote.

Cela se vérifie surtout dans les territoires ruraux où nous nous sommes rendus. Ainsi, notre département, la Dordogne, est le deuxième département de France le plus labellisé au niveau des restaurants scolaires. Nous nous sommes rendu compte que là où il y avait une volonté politique, les gens se réappropriaient le territoire. Je peux vous donner l’exemple de Saint-Pierre-de-Frugie, un village où il n’y avait plus âme qui vive ; aujourd’hui, ils sont obligés de sélectionner les gens qui veulent venir parce que le restaurant scolaire est passé en bio, et parce qu’il n’y a plus de pesticides. Je peux aussi vous donner l’exemple de Villars, des bourgs de Mussidan et de Marsaneix. Sur ce territoire, on ne pourra arrêter le mouvement, quelle que soit la loi ou la « non-loi » qui passe. Les gens ont envie de vivre dans ce cadre-là, et les populations reprennent le pouvoir.

Puis on s’est accroché, et on est rentré au comité de pilotage d’Écocert qui est, selon nous, le seul organisme de contrôle et de certification pour les paysans qui font des produits naturels. Notre objectif était d’introduire davantage de « fait- maison » dans le label, d’insister sur la saisonnalité et les produits de chaque territoire.

Le collectif a adapté un livret technique qui s’adapte à tous les territoires de France. On peut intervenir n’importe où en France, mais surtout, on s’adapte au territoire et à la saisonnalité de chaque territoire.

Ce livret technique ne semble pas grand-chose, mais c’est énorme. On est parti de 80 recettes, qui peuvent se démultiplier jusqu’à 400 recettes, dont le coût est maîtrisé, tout en procurant un revenu valorisant aux paysans. On ne se demande plus s’il est possible d’introduire les produits bio en restauration collective, puisqu’on l’a fait. Ceux qui le souhaitent peuvent s’appuyer dessus.

Mais on ressent bien que la demande est de plus en plus forte. On répond comme on peut, mais on sera vite dépassé. Le citoyen reprend vraiment sa place sur le terrain parce qu’il n’a pas envie de donner n’importe quoi à manger à ses enfants. Je ne sais pas comment cela se passe à Paris, mais je sais que la Ville a fait labelliser toutes ses crèches par le groupe Écocert. Cela a bien un sens. Je pense que le mouvement n’est pas près de s’arrêter.

Malgré de tout petits moyens, avec la commune qui était 100 % bio, nous avons organisé au mois de juin 2017 des Rencontres nationales. Nous nous sommes adressés à toute la restauration collective de France, et nous avons réussi à déplacer trente-sept départements dans ce village !

Devant le niveau d’engagement des élus locaux de nombreuses régions, on se dit que l’on ne pourra pas éviter ce qui constituera un tournant pour les générations futures. Après les scandales autour de l’amiante ou du tabac, on va nécessairement assister à des procès liés à l’alimentation, et certaines personnes seront mises en cause. Quand j’ai travaillé dans la restauration collective j’ai cuisiné des « choses industrielles », et je l’ai quittée pour redevenir un « vrai » cuisinier. Au bout d’un moment, certains vont devoir en répondre parce qu’il n’est pas possible de continuer ainsi, en rajoutant autant de produits qui ne sont pas de l’alimentation !

M. le président Loïc Prud’homme. Nous sommes bien d’accord, et le sujet de cette commission est d’établir un lien entre les pathologies chroniques et l’alimentation. Nous sommes face à un problème de santé publique énorme, dont je pense que personne n’en a encore mesuré l’ampleur.

Je souhaiterais maintenant vous poser des questions très précises sur les contraintes qui s’imposent à la restauration collective.

Vous nous avez dit que c’étaient l’arrêté du 30 septembre 2011 et les recommandations du GEMRCN qui formaient aujourd’hui le cadre légal de votre travail en restauration collective. Si oui, à quoi sert le plan national nutrition santé (PNNS) dans ce dispositif ? Est-il complètement inopérant ? Sur quel levier doit-on alors jouer pour faire bouger ces recommandations qui seraient inadaptées ? À l’autre bout de l’échiquier, Sodexo nous en a aussi parlé comme un réel problème.

Mme Valérie Jacquier. Le PNNS a précisément pour objectif d’améliorer la qualité nutritionnelle et l’état de santé de la population française. Les recommandations du GEMRCN découlent de ce PNNS, qui est réactualisé tous les cinq ans et dont on attend justement depuis février 2017 la publication officielle grand public, alors que le Haut Conseil de la santé publique (HCSP) a bien établi clairement les orientations pour ce prochain plan 2017-2022.

Donc, les recommandations du GEMRCN suivent, et elles s’adaptent. Elles sont régulièrement mises à jour pour coller aux orientations du PNNS. La dernière version date de 2015 et jusqu’à 2015 et même 2016, ces recommandations ont été en fait portées par le ministère des finances. Pour des raisons que j’ai oubliées, le ministère s’est désengagé du portage de ces recommandations. Mais ce ne sont jamais que des recommandations, sous forme d’une guide avec des orientations sur les fréquences de présentation, de service des plats et sur les grammages à proposer par profil de convives. En revanche, l’arrêté du 30 septembre 2011 est exécutoire. En fait, il y a un seul texte qui prévaut, c’est cet arrêté.

M. le président Loïc Prud’homme. Il n’y a pas de mise à jour ?

Mme Valérie Jacquier. Non, et c’est dommage, car contrairement aux recommandations qui sont très souvent téléchargées et dont beaucoup croient qu’elles sont obligatoires, la dernière version de ce texte suggère qu’une alimentation peut être de temps en temps végétale, ce qui signifie qu’il reconnaît que, sous certaines conditions, les protéines végétales sont tout aussi valables que les protéines d’origine animale. Mais dans l’arrêté actuel subsiste l’obligation de proposer un plat protidique composé uniquement de viandes, de poissons ou d’œufs.

M. le président Loïc Prud’homme. Le quatrième PNNS prend en compte l’émergence des protéines végétales. En ce domaine, il n’est pas en retard. Mais en fait, a-t-il été transposé ? Sinon, savez-vous quand il le sera ?

Mme Valérie Jacquier. Non, il n’est pas transposé, et nous n’avons pas de visibilité sur ce point.

M. le président Loïc Prud’homme. C’est une question que nous devons creuser.

Mme Valérie Jacquier. Le contenu du PNNS 4 a été présenté de façon officielle en février 2017. Il était en effet question de le traduire en message public, compréhensible pour la population générale à laquelle il est destiné. Or cela ne s’est pas fait. On est en juin 2018, et cela ne se fait toujours pas.

Peut-être est-ce lié au contenu ? En effet, ce PNNS opère un virage très marqué par rapport aux autres : orientation végétale marquée ; reconnaissance de certaines familles alimentaires qui n’étaient pas mises en valeur, comme les légumes secs, les oléagineux ou les fruits séchés ; incitation claire à limiter le nombre de produits laitiers à deux, et non pas à trois comme c’était le cas précédemment ; limitation des quantités de viande rouge servies par semaine ; jus de fruit considérés comme équivalant à des boissons sucrées, et non plus comme équivalant à un fruit entier frais.

C’est en effet une belle orientation et une incitation à choisir des filières biologiques puisque, lorsque l’on suggère de consommer des produits complets ou semi-complets, c’est-à-dire non raffinés, contenant par exemple les enveloppes des céréales, il faut utiliser exclusivement des produits de qualité biologique, les produits classiques contenant des pesticides et étant de moins bonne qualité sanitaire – même si la qualité nutritionnelle augmente.

M. le président Loïc Prud’homme. Qui porte aujourd’hui les recommandations du GEMRCN ? On va se rapprocher des ministères, que l’on va recevoir, ce qui nous permettra de creuser la question.

M. Valérie Jacquier. Indépendamment du contenu du GEMRCN, du guide ou de l’entité qui portera les recommandations, il me semble primordial d’insister sur l’équité, sur la répartition du groupe et sur le fait que toutes les filières doivent être représentées, ce qui n’est pas le cas. Lorsque j’ai participé à la dernière mise à jour de la version 2015, je me suis rendu compte qu’aucune filière végétale n'était présente dans les nombreuses réunions qui avaient été organisées.

J’ajoute que, pour la première fois en 2014, j’y suis allée pour le compte de la FNAB qui jusque-là n’avait jamais été représentée non plus, pas plus d’ailleurs que les ONG ou des organisations environnementales. Cela pose problème, dans la mesure où l’on se trouve très éloigné des recommandations internationales consistant à végétaliser peu ou prou l’alimentation.

M. le président Loïc Prud’homme. Ce n’est pas une mince affaire. L’enjeu est important, puisqu’on parle ici de restauration collective, et donc d’éducation. Sans doute devrons-nous apprendre à nos enfants à manger autrement.

Je voudrais revenir sur la partie « action » présentée par M. Jean-Marc Mouillac, qui nous a parlé de l’importance de la volonté locale. Cela nous conduit à faire le lien avec certaines questions abordées dans de précédentes auditions, à savoir : les projets alimentaires territoriaux (PAT) constituent-ils le bon niveau ? Comment les PAT pourront-ils changer les pratiques au niveau local ? En avez-vous sur votre territoire ? Comment sont-ils portés ? Peuvent-ils avoir une influence sur les consommateurs finaux, notamment les parents d’élèves ? Ces derniers sont-ils d’ailleurs intégrés à ces projets territoriaux ?

M. Jean-Marc Mouillac. Nous sommes en pleine construction de PAT, et nous voyons bien que l’on n’y est pas habitué. Il faut d’abord savoir quel paysage nous voulons sur notre territoire. Il faut déjà conserver le maximum de foncier possible, et éviter de multiplier les terrains de construction dans des endroits où il n’y a ni réseau ni routes. On ne peut pas en demander toujours plus aux collectivités des territoires ruraux.

Ensuite, j’espère que le PAT sera construit avec des professionnels de l’alimentation. On a plutôt tendance à s’adresser à un ingénieur qui va devoir penser à tout, alors que pour moi, ce sont ceux qui vivent sur le territoire qui doivent le construire.

Personnellement, je suis un « viandard ». Mais je peux manger moins de viande et planter de la légumineuse. Cela fera un couvert, apportera de l’azote et protègera mon champ – ce qu’on apprend à l’école. Or on met partout, notamment avec les aides de la PAC, du maïs que l’on passe son temps à arroser. Pourtant, aujourd’hui, on sait qu’il faut partir sur d’autres cultures. En Dordogne, par exemple à la Maison de la semence, nous avons du maïs sans irrigation de semence paysanne. Cela ferait plus joli si on plantait, à côté de nos châteaux en Dordogne, ces vieilles variétés de différentes couleurs plutôt que du maïs qu’on arrose et qu’on ne ramasse pas – mais comme on a touché la PAC, ce n’est pas grave ! Le maïs qu’on arrose permettra de nourrir des animaux on ne sait où, sans même savoir si on va les manger. Mais la légumineuse est une aussi une protéine qui peut nourrir des êtres humains, et dont la couverture végétale pourra nourrir le sol en azote. Pour moi, ce type de raisonnement doit être la base des PAT.

On doit faire une place aux animaux et aux végétaux sur notre foncier, si l’on veut retrouver un paysage harmonieux avec des fruitières et plein d’autres choses qui le feront ressembler à ce qu’il était autrefois. Si on veut s’en sortir, il faudra au moins en conserver un minimum.

Pour nous, en Dordogne, c’est peut-être plus facile. Sur le Bordelais, cela risque d’être compliqué. Il n’en reste pas moins que ce sont les paysans et les cuisiniers qui doivent construire les PAT. Si on se contente d’en charger d’autres personnes qui penseront à leur place, c’est mort !

M. le président Loïc Prud’homme. Merci pour cette réponse sur les PAT. Nous sommes d’accord sur le scénario global de l’alimentation : Il s’agit de changer la ration, l’apport protéinique et ne pas faire pousser des protéines végétales qui nourrissent des animaux. La semaine dernière, nous avons reçu les représentants de Solagro qui nous ont expliqué comment il faudra modifier notre façon de nous alimenter dans le futur.

Vos formations s’adressent-elles uniquement aux cuisiniers qui travaillent dans la restauration collective ? Recevez-vous un soutien public pour effectuer ces formations ? Comme l’enjeu est national, je pense que ces formations devront avoir une dimension nationale.

Le guide dont vous avez parlé est un outil intéressant parce qu’il est facilement diffusable. Vous avez rappelé qu’il avait été élaboré à la demande des pouvoirs publics. Avez-vous les moyens de diffuser votre savoir et les activités de votre collectif ?

M. Jean-Marc Mouillac. Notre catalogue de formations s’adresse à beaucoup de monde. Nous avons des formations à destination des gestionnaires et des élus avec les thèmes suivants : « un projet alimentaire au service des usagers » et « maîtriser son budget pour introduire des produits bio du territoire ». Quand on parle de bio, il s’agit du bio local afin que l’économie reste sur chaque territoire.

On s’est aperçu qu’il fallait absolument répondre à l’offre des marchés publics. C’est pourquoi nous proposons une formation qui s’adapte à cela. Quand il y a une volonté politique, que quelqu’un maîtrise les marchés publics et que le cuisinier veut bien cuisiner, rien n’empêche de se fournir en produits bio locaux.

M. le président Loïc Prud’homme. On nous dit souvent que ce n’est pas possible.

M. Jean-Marc Mouillac. Ce n’est pas vrai. La ville de Bruz, par exemple, propose 80 % de produits bio et locaux, tout en respectant la règle des marchés publics.

Nous sommes allés nous former. Nous avons emmené un secrétaire de mairie, le gestionnaire et une autre personne du département se former sur cette ville. Maintenant ils font de l’accompagnement pour les gestionnaires ou les communes qui veulent monter des marchés publics en valorisant la production locale.

Nous proposons une formation en direction des cuisiniers dont le thème est le suivant : « faciliter l’introduction des produits bio en restauration collective ». Depuis trente ans, La seule formation dispensée aux cuisiniers et aux personnels est la formation à l’hygiène alimentaire, dite HACCP – pour Hazard Analysis Critical Control Point. Cette formation a été élaborée par les industriels qui vendent des plats insipides remplis de produits chimiques et qui a uniquement pour but de tuer les bactéries, même celles qui sont utiles. Il est donc normal que les techniques culinaires aient disparu. Nous repartons de la base, nous en revenons à des techniques culinaires et nous essayons d’apprendre aux cuisiniers à se réapproprier des compétences. Dès que le cuisinier rencontre le paysan près de chez lui, la structure ou la plateforme, il s’aperçoit qu’il avait perdu le goût.

Je ne peux pas dire que notre collectif forme sans aucun moyen puisque, lors des rencontres nationales, nous avons obtenu une aide d’une parlementaire. Ensuite, nous avons eu deux subventions, du département et du village. Sinon, nous n’avons eu aucune autre aide depuis le début.

Il faut savoir que le collectif forme 2 000 personnes par an et que la coordinatrice est bénévole, de même que le trésorier et le président. Notre mouvement a su s’adapter à tous les territoires de France.

Mme Valérie Jacquier. Le Centre National de la Fonction Publique Territoriale (CNFPT) fait d’ailleurs appel à nous. En fait, nous sommes prestataires pour le CNFPT en ce qui concerne certaines des formations qui figurent dans notre catalogue, ou en tout cas celles qui coïncident avec leur catalogue de formation.

M. Jean-Marc Mouillac. S’agissant du CNFPT, alors que nous cotisons tous à hauteur de 1 %, il faut savoir que la situation est inégalitaire d’un département à l’autre puisque certains font des formations tandis que d’autre n’en font pas.

Dans notre catalogue, nous proposons aussi le module de formation « faciliter l’introduction des plats alternatifs dans son offre alimentaire ». Un plat alternatif, c’est un plat, soit sans viande, soit avec un grammage réduit de viande – nous n’avons pas voulu parler de plat végétal. C’est une cuisine que faisaient autrefois les grands-mères, c’est-à-dire que c’était souvent la viande qui donnait un goût aux légumes. Or, dans l’apprentissage actuellement, c’est souvent l’inverse. On essaie de revenir à des pratiques où les légumes doivent être les premiers arômes dans l’assiette.

Autres modules de formation : « lever les obstacles en maîtrisant les techniques culinaires, valoriser sa démarche » et « réalisation pratique de techniques culinaires à échelle réelle sur site ». Il s’agit de cuisiner avec des équipes entières et d’élaborer avec elles des menus et des commandes locales.

Un autre thème de formation concerne la « lutte contre le gaspillage alimentaire ». Par exemple, l’école de Mussidan, en Dordogne, parvient à ne pas faire plus de 200 grammes de déchets par jour pour 250 élèves. Quand les enfants deviennent acteurs et mangent des produits bio locaux, ils ne font pas que manger, ils développent aussi une conscience, une pertinence et une éducation sur les aliments qui sont dans leur assiette. L’alimentation peut être un moment de citoyenneté. Quand on ne se respecte pas à table, qu’on ne se parle pas et qu’on va vite, on ne devient pas de bons citoyens.

Je cite encore d’autres modules de formation : « valoriser le travail des cuisiniers et de l’équipe de restauration, intégrer une action éducative », « échanges de techniques culinaires et de savoir-faire » et « sensibilisation à la démarche de progrès en restauration collective bio ».

Nous avons fait des ateliers destinés aux équipes éducatives présentes dans les écoles maternelles ou primaires ainsi qu’aux surveillants dans les collèges et les lycées pour qu’ils prennent conscience qu’ils ont un vrai rôle à jouer. Quand on travaille dans la restauration collective, qu’elle soit privée ou publique, le travail doit être collectif et on doit partager au moins les mêmes valeurs de l’alimentation pour les transmettre aux générations futures.

S’agissant du goût, nous proposons une « analyse sensorielle par la dégustation des produits locaux ». Nous avons voulu qu’à partir de l’âge de sept ans, l’enfant sache exactement où se retrouve l’acidité, l’amertume, le sel, le sucre. Comme les industriels mettent malheureusement du sucre partout depuis de nombreuses années, si l’enfant ne connaît pas sa bouche, il ne pourra pas dire qu’il y a du sucre dans une escalope cordon bleu. Si l’enfant sait où se trouve le sucre, l’amertume et l’acidité, il aura de la pertinence, du vocabulaire, il pourra partager des choses et on ne pourra pas le manipuler en matière d’alimentation. Je trouve que c’est primordial. C’est aussi ce qu’on fait pour les cuisiniers. Quand on assaisonne nos plats avec les cuisiniers, on s’aperçoit qu’ils avaient perdu beaucoup de choses. Le goût, c’est une compétence que l’on a tous, ce qui veut dire que personne n’est mauvais. Dans la société, on pointe tellement l’autre du doigt que le goût peut montrer dans une classe, quel que soit son niveau, que personne n’est mauvais.

Je citerai encore les deux derniers modules de formation : « mettre en place une démarche nutritionnelle et de santé spécifique à l’introduction des aliments bio » et « diagnostic de site et ingénierie de structure de restauration collective ». Cette dernière formation est très importante parce que souvent, dans les départements ou les collectivités, les communes demandent des subventions pour obtenir du matériel, mais ensuite il n’y a aucun contrôle de professionnels pour vérifier que le matériel acheté valorise les richesses du territoire. Si l’on achète du matériel qui ne sert pas à cuisiner, c’est de l’argent mal placé donc une dépense publique inutile. Je me suis aperçu, au quotidien que s’il y a des professionnels de la cuisine qui connaissent bien tous les produits du territoire, le matériel peut s’adapter.

M. le président Loïc Prud’homme. Votre catalogue est large.

Si j’ai bien compris, vous fonctionnez quasiment sans moyens, alors que vous formez 2 000 personnes par an. Comment faites-vous et combien êtes-vous ?

M. Jean-Marc Mouillac. Dans les 2 000 formations que nous faisons par an, il y a celles du CNFPT.

Nous avons organisé des rencontres qui nous ont un peu aidés financièrement. Cela nous permet, à chaque fois, d’entraîner des gens qui se passionnent pour la restauration collective. Des gestionnaires nous ont également rejoints parce qu’ils se sont aperçus que l’on faisait bouger les choses. Nous n’imposons pas nos idées, nous sommes appelés par beaucoup d’élus, des gestionnaires d’établissements. Notre collectif compte maintenant un peu plus d’une cinquantaine de personnes au niveau national.

Je suis petit-fils de paysans, père et grand-père et je ne veux pas de cette alimentation. Pendant vingt ans, en restauration collective, j’ai servi des fonds de veau de chez Nestlé qui étaient composés de 4 % de veau seulement, de 40 % de fécule de pomme de terre et d’une vingtaine de produits chimiques. On payait 23 euros le kilo pour quelque chose qui comprenait 4 % de veau ! Si je dis cela, c’est pour inciter l’industriel à mettre un plus fort pourcentage de veau et ne pas avoir à payer 23 euros le kilo de fécule de pomme de terre. Je dis aux cuisiniers qui veulent du fond de veau d’acheter du vrai fond de veau. Et qu’on ne me dise pas que le bio c’est plus cher, car en restauration collective il y a énormément de coûts cachés.

M. le président Loïc Prud’homme. Lors de l’examen du projet de loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine et durable, j’ai proposé un amendement qui parlait de saisonnalité. Le ministre m’a répondu : je suis d’accord avec vous, mais la saisonnalité, ça n’existe pas. De quelle saisonnalité parlez-vous, de celle de la France, de la Nouvelle-Zélande ? Il était sans doute un peu de mauvaise foi…

Ma question est simple : pouvez-vous m’aider à définir la saisonnalité pour que je puisse présenter, lors de la nouvelle lecture du projet de loi, un amendement définissant la saisonnalité qui soit robuste au regard du droit ?

Mme Valérie Jacquier. Je ne sais pas comment le dictionnaire définit la saisonnalité. Pour nous, la saisonnalité, cela veut dire manger des aliments de saison, manger ce que la nature produit au moment où elle le produit, et pas en dehors. À partir du mois d’avril on a les primeurs, c’est-à-dire les petits pois, les fraises, les cerises, les tomates, les pêches, les brugnons, les melons, les pastèques. En fait, d’avril à septembre, on a presque exclusivement des fruits et légumes qui contiennent de l’eau. Or c’est à cette période de l’année que le corps a besoin d’eau parce qu’il transpire. À l’inverse, en hiver on a besoin d’éléments beaucoup plus énergétiques. À partir de septembre-octobre, on commence à avoir les potimarrons, les courges, ensuite les racines comme le panais, la carotte, les topinambours, les pommes de terre, qui sont plus énergétiques et dont le corps a besoin. En fait, la saisonnalité, c’est manger les aliments au moment où ils sont produits parce que cela correspond exactement à ce dont le corps a besoin.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Je suis d’accord avec vous, mais en ce moment, au Chili, la pomme est un produit de saison. Or, elle va peut-être être importée en France. Dans la définition de la saisonnalité, il faut parvenir à intégrer la notion locale parce qu’il y a des produits de saison partout dans le monde qui correspondent à chaque pays. Ils sont de saison là-bas, mais ils ne le sont pas chez nous. Parfois, ils n’existent pas chez nous parce qu’ils ne peuvent pas être produits. C’est là toute la complexité de la définition. Quel territoire retenir ? L’Europe ?

Mme Valérie Jacquier. C’est effectivement compliqué si l’on considère la question sous l’angle éducatif. L’enfant d’ici mange des pommes à partir du mois de septembre, il en mange toute l’année, et il mange des fraises à partir du mois de mai. C’est peut-être aussi ce critère qu’il faut retenir : manger des aliments qui sont de saison ailleurs mais pas chez nous n’a rien d’éducatif, puisque cela perturbe la compréhension de la nature et des saisons.

Quand vous mangez une mangue, vous savez qu’elle a une saisonnalité ailleurs. Chez nous, la saisonnalité de la mangue, parce qu’elle est importée, est à une certaine période.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Je tenais à vous féliciter pour ce que vous avez fait. Les formations que vous pouvez délivrer sont vraiment extraordinaires.

Vos cantines sont équipées de façon que les cuisiniers puissent cuisiner de manière traditionnelle. Aujourd’hui, malheureusement, cet équipement n’existe plus dans les cantines, il n’y a même plus de légumerie. Certaines collectivités ont-elles réussi à rendre leur cantine conforme pour pouvoir cuisiner ?

Pour ma part, je suis conseillère départementale et je me préoccupe beaucoup de restauration collective. Il y a un cuisinier que je considère comme le VRP de mon département parce qu’il fait des choses extraordinaires. Par exemple, il réintroduit plein d’aliments dans la nourriture des enfants – il leur fait même manger des fromages qui sentent mauvais. Les produits ne sont pas nécessairement bio, mais ils sont en partie locaux. Quand j’ai voulu faire cela avec les collèges, je me suis aperçue que beaucoup de cantines étaient très mal équipées. Nous avons même eu le cas d’une cantine qui a été abîmée à la suite d’une inondation, et je me suis dit que ce serait l’opportunité de l’équiper correctement. Eh bien non, l’hôpital va faire des travaux, mais l’agence régionale de santé (ARS) n’a rien prévu. Je suis furieuse, parce qu’on n’arrive pas à mettre en place de telles choses.

Dans le cadre du projet de loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine et durable, un amendement proposait de supprimer les emballages plastiques dans les cantines afin de ne pas y faire réchauffer les aliments et de réintroduire des matériaux comme le verre, la céramique, l’inox. Il a été répondu que c’était très onéreux. Votre collectif est-il sensibilisé à cette question ?

M. Jean-Marc Mouillac. On veut bien recruter votre cuisinier !

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Non, je le garde !

M. Jean-Marc Mouillac. En Dordogne, la question du matériel est souvent une fausse excuse. On nous dit que l’on ne peut pas cuisiner, parce que c’est compliqué, qu’il faut désinfecter. Mais c’est souvent de la mauvaise volonté. Je trouve, au contraire, que l’on est très bien équipé. Pour ma part, je dois intervenir en priorité dans les collèges, mais je vais beaucoup plus dans les communes que dans les collèges, car je trouve qu’ils progressent bien et qu’il y a des compétences.

J’ai quarante-six ans. J’ai commencé à cuisiner en restauration collective à l’âge de dix-huit ans. J’ai connu les vieux établissements où il n’y avait que des plats en aluminium. Ils pesaient trois tonnes ! Aujourd’hui, quel établissement n’a pas un four et des bacs Gastronorme ? Mais on y met des haricots verts surgelés ou en boîte, des aliments qui arrivent dans des cartons qui sont déstockés dans du polyéthylène parce qu’il faut un sas de dé-cartonnage. Il y a quelques petites communes qui cuisinent comme autrefois. Je lutte pour qu’on n’appelle pas les dames qui y travaillent des cuisinières et non des cantinières, car elles cuisinent mieux que certains qui sont bardés de diplômes mais qui ne cuisinent plus.

Dans les grandes villes, la mode a été de mettre des cuisines centrales. Là où il y a des cuisines centrales, on invente des légumeries énormes. Mais ce qui me dérange avec les cuisines centrales, c’est que les cuisiniers ne voient pas les convives. Les chiffres de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME) me font très peur : 40 % de ce qui est préparé dans les cuisines centrales est jeté. Quand l’être humain n’est pas au plus près de ce qu’il fait, ça ne marche pas, on le vérifie depuis la nuit des temps… Seule la volonté politique peut faire avancer les choses. Ensuite, il faut que le cuisinier soit motivé.

En bio local, les produits sont de saison. On adapte ses menus à un maraîcher, une plateforme, on demande des listings de provisions. La première année, c’était compliqué, la deuxième un peu moins, et la troisième, on a fait des prévisionnels avec des paysans sur un territoire et on a mis en place ce qu’on voulait. En l’espace de trois ans, avec notre maraîcher, nous sommes passés d’une trentaine de fruits et légumes à soixante. Non seulement le prix est rémunérateur et cela permet des créations d’emplois, mais de surcroît on apporte sur un territoire une diversité qui existait autrefois, on va consommer de tout. À chaque saison, on fera des menus et on expliquera aux enfants de maternelle et de primaire que tel produit pousse maintenant et que c’est maintenant qu’il faut le manger. Quand on a des kiwis, on en met toutes les semaines au menu parce que c’est maintenant qu’ils sont mûrs.

Je fais partie du service « Agriculture » du département de la Dordogne depuis un an. Le président du conseil départemental, Germinal Peiro, m’a recruté pour faire ce que je faisais déjà dans mon école, c’est-à-dire faire passer le message partout. Ce message passe plus que bien partout et il y a une demande forte. Les choses avancent toujours lorsqu’il y a la volonté politique. Quant aux moyens nécessaires, ils ne sont pas exorbitants. Quand on suit la saisonnalité, il n’y a que des cageots qui sont posés à l’entrée de la cantine puis repris la semaine suivante par le maraîcher. C’est un cycle sans fin. De surcroît, c’est de la consommation intelligente.

Mme Valérie Jacquier. Je voudrais répondre à votre question concernant les plastiques qui sont largement répandus depuis un certain nombre d’années. Ces plastiques sont utilisés pour le conditionnement des préparations et le réchauffage, ce qui est extrêmement problématique puisque les éléments contaminants des plastiques migrent dans les aliments lipidiques, c’est-à-dire gras. Il y a toujours des transferts entre les aliments gras et les plastiques, et cela concerne tous les éléments conditionnés. Concernant la restauration collective, c’est vraiment dommageable parce que les bacs Gastronorme qui étaient utilisés auparavant, et qui sont en inox, sont inaltérables et ne transmettent aucune molécule préjudiciable à la santé. L’exposition aux plastiques est un vrai problème de santé publique, d’autant que dans les cantines, en primaire, les enfants mangent directement dans des assiettes et des gobelets en plastique. C’est inacceptable. La raison majeure avancée, c’est que porter une pile d’assiettes et des bacs Gastronorme, c’est lourd pour le personnel. Mais il ne faut pas oublier qu’on parle de la santé des enfants. Je comprends cette problématique, mais la pénibilité du travail dans les cantines a toujours existé et elle était bien plus grande autrefois. Il existe aujourd’hui du matériel plus léger, sur roulettes, et des moyens de faire autrement.

Tout à l’heure, j’ai oublié de vous dire que nous portons une attention particulière aux contaminants alimentaires qui sont divers, multiples et variés : les pesticides, les nitrates, les organismes génétiquement modifiés (OGM), les résidus médicamenteux. Ce qui doit vraiment nous alerter concernant la consommation de viande issue des élevages conventionnels, c’est l’antibiorésistance qui est un vrai sujet de santé publique mais qui n’est pas du tout abordée dans les recommandations. À l’échéance de 2030, il est probable qu’il n’y ait plus aucune molécule active, et je pense que l’on pourrait potentiellement mourir d’un rhume. Ne pas parler des contaminants divers, y compris des plastiques, est très gênant.

Comme vous, j’ai fait ce constat de cuisines en Île-de-France qui ont beaucoup évolué, en particulier après la mise en place de la HACCP. C’est une étape charnière dans la conception de l’hygiène et dans la responsabilité des acteurs. À partir de 1997, on voit clairement que l’attention est mise sur l’obligation de résultats (au singulier ?) et plus du tout sur l’obligation de moyens. Du coup, les cuisines se transforment. Auparavant, on avait des locaux « amont », c’est-à-dire une légumerie, une structure de pâtisserie, une boucherie, qui n’existent plus aujourd’hui. S’il n’y a plus de locaux « amont », comment faire pour réintroduire des produits bruts ? Cela se fait, mais suppose de créer des plateformes, des filières de transformation préalable parce qu’il n’y a plus de locaux adéquats pour veiller à ces critères d’hygiène. S’il n’y a plus de locaux de légumerie, souvent il n’y a plus de matériels adaptés, c’est-à-dire plus de robots-coupe, ce qui entraîne la convergence de tous les achats vers des produits de quatrième ou cinquième gamme, des produits semi-élaborés ou élaborés, reconstitués. C’est l’industrialisation dont on parlait.

M. le président Loïc Prud’homme. Nous sommes arrivés au terme de cette audition qui était passionnante, hormis quand vous nous avez promis de mourir d’un rhume. (Sourires.) J’espère que cela n’arrivera pas tout de suite !

Nous avons évoqué beaucoup d’aspects. Il faut en effet repenser entièrement du champ jusqu’à l’organisation même de la cuisine.

Mme Valérie Jacquier. Nous vous remercions de nous avoir écoutés. C’est valorisant pour nous. Comme l’a dit M. Mouillac, nous travaillons beaucoup et bénévolement. Il est important de partager nos convictions et de faire en sorte qu’elles puissent servir à d’autres, parce qu’il y a vraiment urgence en matière de qualité nutritionnelle en restauration collective.

 

La séance est levée à douze heures cinquante-cinq.

 

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23.    Table ronde, ouverte à la presse, sur le thème des additifs alimentaires, avec la participation de Mme Isabelle Girod-Quilain, déléguée générale, et Mme Cécile Pinel, responsable communication et affaires publiques du Syndicat national des ingrédients aromatiques alimentaires (SNIAA), de M. Hubert Bocquelet, délégué général du Syndicat national des fabricants de produits intermédiaires pour boulangerie, pâtisserie et biscuiterie (SYFAB) et de Mme Mélanie Le Plaine-Mileur, secrétaire générale de l’association professionnelle des ingrédients alimentaires de spécialité (SYNPA)

(Séance du mardi 3 juillet 2018)

La séance est ouverte à onze heures cinq.

M. le président Loïc Prud'homme. Nous accueillons ce matin Mmes Isabelle Girod-Quilain et Cécile Pinel qui représentent le Syndicat national des ingrédients aromatiques alimentaires (SNIAA), M. Hubert Bocquelet, du Syndicat national des fabricants de produits intermédiaires pour la boulangerie, la pâtisserie et la biscuiterie (SYFAB), et Mme Mélanie Le Plaine-Mileur, de l'Association professionnelle des ingrédients alimentaires de spécialité (SYNPA).

Il aurait été incompréhensible que notre commission, dont le thème est l'alimentation industrielle et ses conséquences, ne rencontre pas les organisations qui fédèrent les producteurs et distributeurs d'arômes naturels et de synthèse, d'additifs et d'autres substances comme les levures, enzymes, colorants, conservateurs, antioxydants, édulcorants et autres.

Vos activités demeurent mal connues, en tout cas du grand public. En France, elles représentent pourtant une branche importante de l’agroalimentaire. De grands groupes internationaux et de nombreuses petites et moyennes entreprises (PME) ont des sites industriels dans notre pays. L’un des leaders mondiaux, le groupe suisse Givaudan, vient de lancer une offre publique d’achat (OPA) d’un montant de 1,4 milliard d’euros sur l'entreprise Naturex, un producteur français d'arômes. Ce montant révèle le poids économique et financier de vos activités.

Vous nous direz ce que représente l'ensemble de vos activités en termes d'emplois et de chiffres d'affaires. Vous nous préciserez aussi ce que pèse l'alimentaire dans un secteur dont certaines entreprises destinent aussi une partie de leur activité à la pharmacie et, plus souvent encore, à la parfumerie et aux cosmétiques.

L’une des difficultés pour bien comprendre le système en place est que certains ingrédients ou substances ajoutés dans l'alimentation industrielle relèvent de la compétence de l'Agence européenne des produits chimiques – European Chemicals Agency (ECHA) – alors que d'autres relèvent de l'Autorité européenne de sécurité des aliments – European Food Safety Authority (EFSA). Les possibles interactions entre certains ingrédients ou additifs et des matériaux d'emballage représentent une question encore peu connue, sans doute insuffisamment étudiée, qui relève de la chimio-toxicologie.

Un additif ou un ingrédient peut être qualifié d'inoffensif en tant que tel mais l’on connaît mal les « effets cocktail » de nombreux mélanges incorporés à des préparations culinaires industrielles. Ainsi, il nous a été rapporté que certaines pizzas industrielles pouvaient incorporer jusqu'à trente additifs alors que pour d'autres on n'en relevait que quatre ! Nos travaux nous ont conduits non pas à relativiser la notion d'alimentation industrielle mais à percevoir toute son étendue. En effet, tous les produits relevant de  l'alimentation transformée, voire ultra-transformée, ne sortent pas exclusivement d'usines. La boulangerie-pâtisserie, qui compte plus de 30 000 sites indépendants dont nombre d'artisans, est une grande utilisatrice d'ingrédients divers, de colorants et d'additifs.

Mesdames, monsieur, nous allons, dans un premier temps, vous donner la parole pour un exposé liminaire d’une vingtaine de minutes que je vous laisse répartir à votre guise. Nous aurons ensuite un échange sur la base de questions qui vous seront posées par notre rapporteure Michèle Crouzet, les membres de la commission d'enquête présents et moi-même.

Mais, au préalable, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je dois vous demander de prêter serment.

(Mme Isabelle Girod-Quilain, Mme Cécile Pinel, Mme Mélanie Le Plaine-Mileur et M. Hubert Bocquelet prêtent successivement serment.)

Mme Isabelle Girod-Quilain, déléguée générale du Syndicat national des ingrédients aromatiques alimentaires (SNIAA). Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les députés, permettez-moi, tout d'abord, de vous remercier de nous recevoir aujourd'hui dans le cadre de la commission d'enquête.

Commençons par un portrait de l'aromatique. Le SNIAA représente les producteurs d'ingrédients aromatiques alimentaires : des extraits tels que les huiles essentielles, des infusions, des mélanges, des arômes naturels.

Nos matières premières sont principalement végétales, comme la menthe ou la noisette. Nous valorisons aussi des végétaux ou parties de végétaux non couramment comestibles comme la bergamote ou le zeste des agrumes qui contient les huiles essentielles.

FranceAgriMer, qui dépend du ministère de l’agriculture, a créé un comité « Plantes aromatiques » pour valoriser cette filière et nous en sommes des membres actifs. Contrairement à une idée répandue, ce secteur est de taille modeste : il ne représente que 0,2 % du chiffre d’affaires de l'industrie alimentaire ; il compte une soixantaine d'adhérents, à 90 % des PME, employant 2 000 personnes.

À bien des égards, notre secteur possède une identité propre. Il fait appel à des techniques ancestrales, venues des métiers du parfum, comme vous l’avez souligné dans votre présentation, et qui sont toujours utilisées. Il en est ainsi de la distillation. Certaines entreprises, implantées notamment dans les environs de Grasse, existent depuis le XVIIIe siècle.

Ce métier fait appel à un savoir-faire de pointe, hérité de traditions, dans le domaine de la fabrication des arômes naturels dont nous sommes effectivement les leaders en Europe. Il est centré sur le goût, et même le bon goût. Nos aromaticiens et professionnels de métiers de bouche variés peuvent en attester.

L’aromaticien est à l'alimentaire ce que le nez est à la parfumerie. Ce secteur se caractérise aussi par son ancrage territorial : 70 % des entreprises se situent dans le Sud de la France.

Nos arômes sont destinés à des clients variés, allant des entreprises de l'alimentaire aux ménages, en passant par l'artisanat de bouche. Très variées elles aussi, leurs applications sont très bien encadrées, spécialement en France. Il en va de même pour l'étiquetage des denrées aromatisées, qui fait l’objet de recommandations spécifiques de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF).

La fabrication d'un arôme repose sur un savoir-faire tout à fait particulier. Le café en grains, par exemple, compte quelque 900 composants dont une faible part possède un pouvoir olfactif. À partir de cette matière première, on obtient un extrait de café qui ne compte plus que 200 composants. Utilisé seul, l’extrait de café donne toujours une saveur identique, ce qui ne suffit pas à répondre à l'attente du consommateur. Tout le monde se souvient du film Bienvenue chez les Ch'tis et de Line Renaud, dans sa cuisine, parlant du café à la chicorée. Quand il fait des arômes naturels de café pour l’Allemagne du Nord, l’aromaticien va certainement ajouter une petite quantité d’extrait de chicorée, dans le respect des règles en vigueur, pour mieux caractériser l’arôme et le rendre conforme aux attentes et à la culture culinaire du consommateur. Pour l'Europe du Sud, il ajoutera de l'extrait de noisette grillée ou du cacao. En somme, l'arôme joue un rôle essentiel dans la diversité gustative des aliments offerts au consommateur dans le respect de ses préférences alimentaires.

Quel est l'intérêt de l'emploi des arômes dans l'alimentation ? Ils vont tout simplement contribuer au bon goût des aliments. Ils contribuent à la saveur de l'alimentation et au plaisir du consommateur, donc à sa satiété. Cette recherche du bon goût n'est pas nouvelle. L'ajout de plantes, d'épices, d'ingrédients parfois originaux – venin de serpent dans les liqueurs ou herbe de bison dans la vodka – est une constante dans toutes les cuisines du monde. En France, on trouve de l'eau de fleur d'oranger dans les brioches, dans la Gâche vendéenne. On trouve de l'extrait de vanille dans les madeleines – Proust n’est pas mort ! – et dans les merveilleux cannelés bordelais. Quand il fait très chaud comme aujourd’hui, on apprécie de boire une eau minérale aromatisée pour s’hydrater suffisamment. Ces eaux sont aromatisées avec des huiles essentielles – principalement d'agrumes ou de menthe.

Les arômes sont – et ils resteront sans doute – partenaires d’une évolution maîtrisée du régime alimentaire, quel qu'il soit. On ne peut imaginer une évolution du régime alimentaire du consommateur sans prendre en compte la dimension de plaisir gustatif. Si l’on oublie ce principe et si le consommateur n’est pas satisfait, il entrera dans un processus de type yo-yo et recourra à d’autres aromates, ajoutera du sel, que sais-je ?

Autre intérêt des arômes dans l’alimentation : l'emploi classique de matières premières durables. L’utilisation de parties de plantes et de végétaux non comestibles permet de préserver les matières premières dont les ressources ne sont pas infinies sur la planète et de contribuer ainsi au développement durable. Quand on fabrique du jus d’orange, le zeste sert à fabriquer de l’huile essentielle. Ce procédé permet ensuite de valoriser plus facilement les pulpes restantes en alimentation du bétail ou en épandage agricole. Nous nous inscrivons donc déjà, et depuis très longtemps, dans l’économie circulaire.

Dernier point, et non des moindres : la sécurité des arômes. Notre profession est responsable. Elle applique scrupuleusement les exigences de sécurité requises. Qui plus est, nous avons pris l'initiative d'unir nos efforts depuis près de vingt ans pour mener de façon collective nos programmes actuels de recherche en matière de sécurité.

Pour conclure, je dirais qu’il est difficile, en l'espace de quelques minutes, de présenter les arômes, les aromaticiens, leur professionnalisme, leur rigueur et aussi leur passion. C'est pourquoi nous sommes prêtes à répondre à vos questions.

Mme Mélanie Le Plaine-Mileur, secrétaire générale de l’association professionnelle des ingrédients alimentaires de spécialité (SYNPA). Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de donner l’opportunité au SYNPA de présenter le secteur des ingrédients alimentaires de spécialité. Je suis ravie d’être ici.

Pour parler des ingrédients alimentaires de spécialité, replongeons-nous dans l’histoire de notre alimentation. De l’Antiquité au XVIIIe siècle, nos ancêtres ont utilisé des ingrédients de façon empirique – comme les épices pour colorer au Moyen Âge – ou sans le savoir car ils ignoraient leur présence.

Prenons le fromage. Dans l’Antiquité et chez les Égyptiens, comment expliquait-on la transformation du lait, denrée rapidement périssable à vous rendre malade, en un aliment qui se conservait beaucoup mieux, le fromage ? À l’époque, on ne connaissait ni le rôle de la présure pour cailler le lait, ni celui des ferments pour affiner, c'est-à-dire apporter goût, arômes et textures. Le fromage et les yaourts étaient un moyen de conserver le lait, comme le saucisson l’a été pour la viande.

Il a fallu attendre les connaissances scientifiques des XVIIIe, XIXe et XXe siècles pour comprendre ces phénomènes. En 1784, l’acide citrique a été isolé à partir du jus de citron. Au XIXe siècle, Louis Pasteur a effectué ses travaux sur la fermentation. En 1825, la pectine a été isolée à partir de végétaux. Nous l’utilisons pour faire nos confitures lorsque les fruits n’en contiennent pas suffisamment pour que la gélification se produise. En 1937, le prix Nobel de médecine a couronné des travaux sur les vitamines A et B2.

Ces connaissances ont permis de passer de l’empirisme à la maîtrise du savoir-faire, d’isoler et de produire des ingrédients alimentaires. En 1870, la présure est commercialisée pour la première fois. En 1876, le colorant rocou est extrait des graines de l'arbuste rocouyer. Début XXe siècle, sont commercialisés les premiers ferments et la gomme d’acacia.

Ces connaissances ont contribué à améliorer la conservation des aliments. Napoléon III a fait appel à Pasteur pour sauver l’industrie du vin en France, en remédiant au problème de la maladie du vin qui empêchait sa conservation. Elles ont aussi été essentielles pour améliorer la qualité de l’alimentation : notre alimentation est plus variée ; les bébés non allaités ont une meilleure alimentation grâce aux préparations infantiles qui contiennent des vitamines.

Globalement, de telles connaissances ont permis d’améliorer la santé. Nous l’avons parfois oublié, mais notre alimentation a pu tuer par le passé. À la fin du XIXe siècle, on dénombrait 40 000 décès de nourrissons dus au lait frelaté. En 1956, c'est-à-dire il n’y a pas si longtemps, 16 000 personnes mouraient chaque année d’intoxication alimentaire, contre 300 de nos jours, selon les données de Santé Publique France.

À la fin du XIXe, face à la fraude, les autorités ont décidé de fixer des règles très strictes pour protéger la santé des Français et assurer des règles équitables entre les opérateurs. Ces règles sont immuables depuis plus de cent ans. En 1905, le Parlement les a établies selon trois principes : une denrée saine, une information loyale, un marché où les mêmes règles s’imposent à tous. Les contrôles des autorités se basent sur des méthodes officielles. En 1912, les autorités ont établi le principe de liste positive : « Tout ce qui n’est pas autorisé est interdit. ». On ne peut pas ajouter un nouvel ingrédient qui n’aurait pas été évalué et autorisé au préalable. Ce processus d’autorisation se fait en deux temps : d’abord une évaluation scientifique, puis une décision et une gestion.

L’évaluation des risques repose sur des principes partagés au niveau mondial. L’expertise collégiale, multidisciplinaire et indépendante compte quatre étapes : identification et caractérisation du danger, évaluation de l’exposition et caractérisation du risque. En France, c’est l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES) qui en a la responsabilité. Au début XXe siècle, de 1906 à 1999, c’était le Conseil supérieur d’hygiène publique de France et l’Académie de médecine. En Europe, c’est l’EFSA. Au niveau international, cette expertise se fait sous l’égide de l’Organisation pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) et de l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

En matière de gestion des risques, les autorisations sont données par les autorités sur la base de l’évaluation des risques et de tout autre facteur légitime. En France, quatre ministères prennent part à la décision. Au niveau européen, les décisions sont prises par les vingt-huit États membres et le Parlement donne son avis.

Comment la décision d’autorisation se concrétise-t-elle ? Elle peut porter sur un ingrédient ou une allégation de santé et donne les conditions d’utilisation. Il sera précisé que tel ingrédient est autorisé dans telle denrée alimentaire, en telle quantité pour y jouer tel rôle. Les autorités fixent des spécifications, autrement dit les papiers d’identité de l’ingrédient. Seul l’ingrédient qui possède « les bons papiers » peut être commercialisé et utilisé dans l’Union européenne. Ces règles, fixées en 1905, sont toujours d’actualité. Elles figurent dans la réglementation européenne et s’imposent aux opérateurs.

Les producteurs doivent déposer un dossier de demande d’autorisation sur la base des lignes directrices décidées par l’EFSA. Quand ils commercialisent les ingrédients, ils doivent respecter les spécifications, avoir les bons papiers d’identité.

Quant aux utilisateurs, ils doivent respecter les conditions d’emploi : ingrédient autorisé dans la denrée, avec les teneurs autorisées. Ils doivent aussi être en mesure de justifier le besoin de l’ingrédient dans leur recette et informer le consommateur de façon loyale et transparente.

C’est donc à la fin du XIXe siècle et au début XXe siècle que le secteur des ingrédients alimentaires de spécialité s’est développé. En 1968, il se fédère au sein du SYNPA qui compte actuellement vingt entreprises – start-up, PME, grandes entreprises françaises ou filiales d’entreprises internationales – réparties sur tout le territoire métropolitain. Une start-up qui se développe dans le domaine des micro-algues vient de nous rejoindre. Nous comptons aussi une PME qui est reconnue comme une entreprise du patrimoine vivant, label attribué par le ministère de l’économie et des finances. Notre secteur représente 0,6 % du chiffre d’affaires de l’industrie alimentaire française. Le SYNPA dispose d’un budget de 200 000 euros. Son rôle principal est d’informer les adhérents de la réglementation et de les accompagner dans son application.

Les ingrédients alimentaires de spécialité sont variés : des extraits d’origine animale et végétale, des extraits d’algues tels que les micro-algues, des enzymes alimentaires comme la présure, des ferments que sont les bactéries, moisissures et levures, des fibres, des vitamines, des minéraux. Ces ingrédients peuvent faire l’objet de réglementations spécifiques : additifs alimentaires, nouveaux ingrédients dits novel food, enzymes alimentaires. Les adhérents du SYNPA ne produisent pas tous les additifs alimentaires. Ils produisent principalement des colorants, des agents de texture et des émulsifiants.

Ces ingrédients alimentaires de spécialité ont aussi des utilisations variés. Leur usage dans l’industrie alimentaire fait qu’on les retrouve dans les aliments traditionnels comme le fromage, la nutrition spécialisée ou les compléments alimentaires. Ils sont utilisés sur certains fruits et légumes bruts, en bio, par les artisans fromagers, charcutiers, et pâtissiers, dans la restauration collective et par les chefs. Les amateurs de l’émission de télévision Top Chef savent que le « truc en plus » peut être un agent de texture dans une recette. Ils sont aussi utilisés par les ménages qui peuvent acheter des ferments pour fabriquer eux-mêmes leurs yaourts ou des kits de cuisine moléculaire.

Les ingrédients alimentaires de spécialité sont au service d’une alimentation de qualité et de plaisir. Ils accompagnent l’industrie alimentaire pour relever les défis auxquels elle est confrontée.

Ils contribuent à améliorer la qualité nutritionnelle. Ils peuvent permettre d’adapter les recettes, de pallier les carences – en France, nous ne consommons pas assez de vitamine D, de fibres, et d’oméga-3 –, de nourrir les 2 millions de Français dénutris. N’oublions pas qu’en 2050, un Français sur cinq aura plus de soixante-quinze ans. Il faut que leur alimentation soit belle pour leur donner envie de se nourrir et bonne pour couvrir leurs besoins spécifiques.

Les ingrédients alimentaires de spécialité sont au cœur des nouveaux défis : faire de la France le leader mondial des ferments ; développer des ingrédients d’origine marine en valorisant notre littoral ; réduire le gaspillage alimentaire.

Dans un monde fait d’anxiété, notre secteur doit aussi relever le défi de l’information. Le SYNPA va au-delà de sa mission tournée vers les adhérents. Nous informons les utilisateurs sur la réglementation par le biais de notre site internet et, prochainement, dans le cadre d’ateliers. Nous avons depuis longtemps pris conscience de cette attente d’informations de la part des consommateurs. Nous nous y attelons, avec les moyens qui sont les nôtres, par le biais de brochures pédagogiques et de notre site internet. Notre démarche s’inscrit dans les recommandations du Conseil national de l’alimentation (CNA) pour rétablir la confiance dans notre alimentation.

M. Hubert Bocquelet, délégué général du Syndicat national des fabricants de produits intermédiaires pour la boulangerie, la pâtisserie et la biscuiterie (SYFAB). Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les députés, je vais vous présenter les activités du SYFAB, le syndicat national des fabricants d’avant-produits pour la boulangerie, la pâtisserie et la biscuiterie. En réalité, nos produits sont quasiment exclusivement destinés à la boulangerie, la viennoiserie et la pâtisserie, qu’il m’arrivera de désigner dans la suite de mon exposé par le sigle BVP.

Les vingt-deux entreprises adhérentes de notre syndicat ont en commun d'avoir pour clients d’autres professionnels : les artisans et entreprises du secteur de la boulangerie, viennoiserie, pâtisserie.

Que faut-il entendre par avant-produits ou produits intermédiaires ? Les ingrédients de base de la panification et de la pâtisserie, pour toutes les fabrications, sont les farines de céréales de types différents et de qualité variable. Il est nécessaire d'accorder ces farines avec d'autres matières premières – beurre, œufs, sucre et autres – en vue de la fabrication d'aliments extrêmement variés. La gamme de ces aliments s’est considérablement élargie au cours des dernières décennies. Nos entreprises proposent donc une très large gamme de produits en accompagnant toujours la vente d'un conseil technique. Elles apportent des solutions qui réunissent conseils et produits à des professionnels.

La demande des clients des adhérents du SYFAB tient en quatre points.

Premier point : répondre à l'enjeu de la diversité des préparations alimentaires issues de la filière blé-farine-pain-pâtisserie proposées aux consommateurs. C'est l’une des conditions de survie de nombreuses entreprises, notamment artisanales. Nous œuvrons vraiment au maintien d'une offre artisanale qui est d’ailleurs une spécificité française. La part de l’artisanat dans la BVP est plus élevée que chez nos voisins.

Deuxième point : respecter les contraintes de gestion de personnel et des horaires. Toutes les entreprises du secteur ont des difficultés à recruter du personnel qualifié. Elles doivent assurer la gestion des temps de travaux : horaires décalés et travail de nuit. Cela amène les entreprises à rechercher des solutions techniquement fiables pour accorder la fabrication à la disponibilité du personnel. Au cours des dernières décennies, les temps de pétrissage et de repos de la pâte à pain ont beaucoup évolué. Le développement de la technique dite de « pousse lente » permet au boulanger de se lever à cinq heures et non plus à trois heures du matin. C’est très important pour la qualité de vie des artisans boulangers.

Troisième point : produire sans perte donc éviter le gaspillage de matière pour toutes les fabrications et pendant la durée de vente. Un boulanger peut proposer une gamme de cinq à sept pains différents. Sinon une norme, c’est devenu une habitude. Les clients attendent une variété de produits dans les points de vente. Pour l'artisan, cela veut dire sept fabrications différentes, parfois en petite quantité. Cela modifie sa façon d’appréhender son propre métier avec son savoir-faire. Ces produits peuvent sembler simples mais, en réalité, ils ne le sont pas tant que cela, et le boulanger ne peut pas se permettre de « louper » une fournée.

Prenons l’exemple de l'éclair, la pâtisserie préférée des Français. En voici deux que j’ai achetés à la gare Montparnasse, l’un au chocolat et l’autre aux fruits rouges avec une décoration particulière sur le dessus. Ce simple éclair nécessite l’assemblage de trois éléments : la coque en pâte à choux doit rester moelleuse, ni trop sèche ni trop humide ; le garnissage en crème pâtissière ; et un glaçage qui doit rester brillant et ne pas couler. Celui-ci est resté correct depuis le moment où je l’ai acheté, il y a trois heures.

Quatrième point : respecter la règle du zéro risque sanitaire. Nous devons respecter des conditions particulières en ce qui concerne cette règle qui s’applique à tout l’alimentaire. Je vous ai apporté des produits assez exemplaires en la matière. Vous avez là un petit sandwich, une moricette carotte-concombre dans laquelle on trouve une préparation au fromage et à la moutarde. Parmi les autres produits nomades qui peuvent être vendus dans tous les points de vente, dans les trains et autres lieux, vous avez ce cake au citron et aux graines de pavot. Pour respecter cette exigence de sécurité, on doit prendre en compte le décalage entre les phases d'achat et de dégustation. Quand j’ouvre le paquet, je veux que le produit n’ait rien perdu de son aspect ni de ses qualités sanitaires et gustatives.

La BVP est attentive à des risques particuliers : mycotoxines dans les farines, corps étrangers, substances indésirables, agents pathogènes tels que des salmonelles sur les grains de sésame. Le sésame, qui est totalement importé, fait l’objet de contrôles. Notre secteur se montre d’une extrême vigilance face à ces risques. Pour les produits nomades, il faut intégrer d’emblée les techniques de conservation. J’ai acheté les éclairs chez un artisan, la moricette et le cake dans une supérette près de la gare. Les deux secteurs sont profondément imbriqués. Nous nous situons en milieu de chaîne, entre la production agricole et la première transformation, d’une part, et les artisans et les industriels, d’autre part.

Depuis sa création en 1965, le SYFAB consacre un pan important de son activité à la transmission d'informations techniques et réglementaires à ses adhérents et à ses autres partenaires de la filière BVP. Nous informons nos clients sur nos produits, la manière de les utiliser et l’étiquetage. Sur notre site internet, nous mettons des fiches pédagogiques gratuites à la disposition de tous les professionnels de la BVP.

Nos entreprises commercialisent des solutions techniques dont l'intégralité des constituants respecte les réglementations européennes et françaises. Ces constituants sont autorisés selon deux principes : l’innocuité pour le consommateur sur des bases scientifiques ; la justification de l’utilisation de ces éléments dans les préparations.

Nos entreprises s'engagent à la réalisation d'enjeux publics de nutrition. C’est ainsi que la teneur en sel du pain se rapproche progressivement de celle qui a été recommandée par l'ANSES. En 2002, elle a été fixée à 18 grammes par kilo de farine. Nous nous situons encore au-dessus de ce seuil mais la tendance à la baisse est réelle comme devraient le montrer les derniers chiffres qui paraîtront dans quelques mois. Nous pouvons aussi nous mobiliser sur d'autres enjeux nutritionnels.

Nos entreprises participent à une filière d'excellence française, reconnue à l'étranger. Il n’est que de voir le nombre de jeunes qui participent au concours de meilleur boulanger, en concurrence avec les professionnels français. L’offre, extrêmement diversifiée, est très caractéristique de l’alimentation dans notre pays.

M. le président Loïc Prud’homme. Je vous remercie. Le ton volontairement positif de votre discours, mesdames, m’étonne. Madame Girod-Quilain, vous dites travailler pour le bon goût des aliments, et, à vous écouter, on a l'impression que tous les arômes que vous utilisez sont naturels. Madame Le Plaine-Mileur, vous nous expliquez aussi que le SYNPA œuvre pour une alimentation belle et bonne, sans faire à aucun moment référence aux additifs de synthèse. Vous utiliseriez de simples ferments, entrés dans les process de fabrication au fil de l’histoire, faisant fructifier les progrès de la science, notamment dans le domaine de la santé.

Ce qui m'interpelle, c'est le décalage entre votre discours et ce que nous avons pu entendre jusqu'à présent sur l'alimentation industrielle, ces produits ultra-transformés mis sur la sellette, notamment pour les effets délétères que les additifs qu’ils contiennent auraient sur notre santé. À vous entendre, nous sommes dans un monde sans interactions négatives. Que pensez-vous des études comme NutriNet-Santé, qui a mis en lumière des risques cancérigènes ? Pensez-vous que ces scientifiques soient dans l’erreur ?

Les membres de vos syndicats mènent-ils des recherches spécifiques sur ces substances identifiées comme les plus problématiques, et que vous avez occultées dans votre présentation ?

L’« effet cocktail » fait-il l’objet d’études ? Ces substances, prises séparément, ont une certaine inocuité, mais elles deviennent nocives lorsqu’elles sont associées. Par ailleurs, un produit naturel n’est pas forcément inoffensif. Je pense à la cochenille, un colorant naturel, dont la nocivité a été prouvée.

Mme Isabelle Girod-Quilain. Si, demain, je voulais empoisonner ma belle-mère, je m’y prendrais avec des produits naturels. Voilà ma réponse. Ce que je professe depuis très longtemps, c’est que c’est dans la nature que l’on trouve les poisons les plus violents. Vous avez eu raison de souligner qu'il faut sérieusement considérer la sécurité du colorant issu de la cochenille, au même titre que celle des autres ingrédients. Les arômes naturels et les arômes de synthèse, pour autant qu'il s'agisse de substances chimiquement définies, sont évalués selon les mêmes règles, indépendamment de leur origine. Il n’est d’ailleurs pas fait mention de leur statut dans l'annexe I du règlement européen relatif aux arômes.

Si j'ai longuement parlé des arômes naturels, c'est tout simplement parce que les consommateurs les préfèrent. Nous sommes fiers, au SNIAA, d'être les leaders de ce marché. C'est notre spécialité, notre métier et il était normal que je le souligne.

Mme Mélanie Le Plaine-Mileur. Votre question sur les additifs de synthèse me permet de revenir sur une idée reçue, selon laquelle les produits de synthèse seraient moins bons pour la santé que les produits naturels. L’autorisation des additifs alimentaires, et des ingrédients soumis à autorisation en général, comporte plusieurs étapes. Pour les scientifiques, la qualité « naturelle » ne détermine pas a priori que l'ingrédient est sûr, comme celle « de synthèse » que l'ingrédient est mauvais. Ce qui compte, c'est le résultat de l'évaluation. Et si l'évaluation conclut à l'absence de risque, c'est que l'ingrédient est sûr.

M. Hubert Bocquelet. Effectivement, « naturel » ne signifie pas forcément «sain et sûr », ce sont des notions différentes !

Nos fabricants sont des formulateurs, ils proposent un produit complet pour une « application », telle le croissant ou le flan pâtissier ; ils s'assurent d'abord de l'innocuité des différentes matières premières qu’ils font entrer dans leurs formules.

Pour ce qui est de l'utilisation des ingrédients, il faut revenir à l'essentiel de la réglementation européenne. Le règlement du 16 décembre 2008 sur les additifs alimentaires souligne, dans son considérant n°7, que « L’utilisation d’additifs alimentaires doit être sûre, doit répondre à un besoin technologique ».

La liste des additifs autorisés dans l'Union européenne peut sembler importante mais, dans le pain – qui représente un volume et une fréquence de consommation plus importants que la pâtisserie – la pratique se limite à l’utilisation de trois additifs : l’acide ascorbique – la même chose que la vitamine C –, le monoglycéride et un émulsifiant, en général la lécithine de soja. L’ensemble des additifs autorisés ne sont pas forcément présents dans les produits. Il faut bien faire la distinction et se reporter à l’étiquetage.

M. le président Loïc Prud’homme. J’ai bien entendu que les additifs naturels et les additifs de synthèse étaient évalués de la même façon et que vous aviez juste mis en avant vos spécialités. Mais cela confirme que vos professions produisent des additifs de synthèse.

Vous n’avez pas indiqué votre position sur l’étude NutriNet-Santé, qui a mis en avant les effets délétères des additifs, pourtant autorisés. Je vous ai demandé également si des recherches étaient menées en interne pour leur substituer des ingrédients plus sains.

 Mme Mélanie Le Plaine-Mileur. Comme vous, j'ai lu le communiqué de presse de l’Inserm au moment de la publication de l'étude NutriNet-Santé présentée par le professeur Serge Hercberg : il y est souligné que le lien de cause à effet reste à démontrer. C’est un point essentiel à mes yeux, car si l’on peut observer deux faits, existe-t-il pour autant un lien entre eux ? Les Suisses sont grands ; les Suisses mangent du chocolat : peut-on en déduire que le chocolat fait grandir ?

L'étude porte sur le risque de cancer. Nous devons regarder en face les chiffres disponibles sur le cancer. Le bulletin épidémiologique hebdomadaire du 25 juin a présenté les travaux du Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), de l'Institut Gustave-Roussy, de Santé publique France, de l’ANSES et de l’INSERM. Cette étude de 2015 souligne que le cancer est une maladie multifactorielle et que 4 cancers sur 10 en France sont attribuables aux risques liés aux modes de vie et à l’environnement.

Le tabac est, de loin, la première cause de cancer – 20 % –, devant l’alcool – 8 %. L’alimentation vient en troisième place, mais seulement chez les hommes, qui ne consomment pas suffisamment de fruits et de légumes, de fibres et de laitages et consomment en excès viande et charcuteries. Pour les femmes, le surpoids et l'obésité constituent la troisième cause de cancer.

L'étude souligne la part des fausses croyances sur les causes de cancer. Ainsi, 76 % des personnes interrogées se représentent que boire des sodas ou consommer des hamburgers serait aussi mauvais pour la santé que boire de l’alcool. Nous pensons pour notre part que l'éducation alimentaire – manger équilibré, un peu de tout et sans excès – est essentielle. L’ANSES a d’ailleurs recommandé de varier les sources d'approvisionnement.

M. le président Loïc Prud’homme. Je ne partage pas votre constat. Vous avez évoqué les facteurs de cancer que sont le surpoids et l'obésité. Or des liens ont été établis entre l’alimentation industrielle – rendue attractive par l’utilisation massive d’additifs – et la hausse de l’obésité et du diabète.

Plusieurs additifs pourraient sortir des listes au motif d'une insuffisance de documentation. Pour le coup, la pierre est dans votre jardin. Quels éléments communiquez-vous aux agences pour évaluer l'innocuité de ces additifs ? Quel regard portez-vous sur la réévaluation de ces additifs ?

 Mme Mélanie Le Plaine-Mileur. Le travail de réévaluation est important, c'est le contrôle technique. Il s’impose à tous les additifs alimentaires qui étaient commercialisés avant 2009. L'EFSA, à ce jour, a réévalué 173 additifs alimentaires. Il est important de noter qu’il n’y a eu aucune mesure d'urgence pour défaut de sécurité sanitaire. Cela signifie que, par le passé, les évaluations ont été plutôt bien faites.

Lors de la procédure de réévaluation, des appels à données complémentaires ont été faits pour une dizaine d'additifs alimentaires, l’EFSA se tournant aussi bien vers les producteurs que vers les utilisateurs. Il apparaît qu’un certain nombre d’additifs alimentaires ne présentent plus d’intérêt, ce qui explique qu’il n’y ait pas de données. La règle voulant que sans données, il n’y a pas d’autorisation, nous nous attendons à ce que quelques additifs alimentaires soient retirés du marché.

La révision de la réglementation européenne, en 2011, a permis de faire un point et de constater que certains additifs alimentaires n'étaient plus utilisés, comme la canthaxanthine dans les saucisses de Strasbourg. Ils ont donc été retirés de la liste des additifs alimentaires.

M. le président Loïc Prud’homme. Certes, sans données, il n’y a pas d’autorisation, mais dire cela ne me semble pas tout à fait complet puisque la nocivité de certains additifs a été soulignée. Dans la mesure où leur innocuité a été mise en doute après leur autorisation, les procédures d’évaluation vous paraissent-elles fiables ? La question est importante ! Est-ce, pour vos entreprises, le signe d'une transparence suffisante et totale ?

Mme Mélanie Le Plaine-Mileur. Je vais tenter de répondre à votre question, mais ce n’est pas le métier du SYNPA de faire de la toxicologie ; vous pourrez interroger sur ce point l’EFSA.

L’EFSA a fixé les lignes directrices de la procédure. Elle commande des études à  court, moyen et long termes, qui doivent être réalisées sur au moins deux espèces animales, afin de rechercher la dose pour laquelle il y a pas d’effet nocif. C’est à cette dose qu’est appliqué un facteur de sécurité de 100 pour définir la dose journalière admissible (DJA) pour l’homme. Il faut ensuite fixer les conditions d'utilisation de façon à ce que la consommation soit toujours en dessous de la DJA.

M. le président Loïc Prud’homme. J’imagine que vous exercez aussi une veille sur les recommandations de l’ANSES. Comment sont-elles prises en compte, intégrées dans les process de fabrication, transmises aux utilisateurs d’additifs ?

Prenons l’exemple de l'étude sur l'alimentation totale (EAT) infantile de 2016, qui soulignait la présence de composants problématiques, notamment dans les aliments pour bébés. L’ANSES, jugeant la situation préoccupante, a recommandé de faire des efforts pour limiter les niveaux de contamination et réduire l'exposition des enfants. Pourtant, on s'aperçoit que cette recommandation avait déjà été faite en 2011 et qu’elle n’a pas été suivie d’effets.

Mme Mélanie Le Plaine-Mileur. L'EAT infantile portait effectivement sur les enfants de moins de 3 ans. Les chercheurs se sont intéressés à ce qu'il pouvait y avoir dans leur alimentation, aussi bien des substances que l'on ne souhaite pas retrouver que des ingrédients utilisés, pour vérifier notamment que la DJA n’était pas dépassée.

Neuf substances ont été jugées préoccupantes. Il ne s’agit pas d’ingrédients alimentaires, mais de contaminants : l'arsenic inorganique, le nickel, le plomb, les dioxines et les furanes, les polychlorobiphényles, l'acrylamide, les mycotoxines et les dérivés. Vous pouvez, si vous le souhaitez, poser vos questions aux secteurs concernés.

Sur les minéraux – des ingrédients d'intérêt dans l'alimentation des nourrissons –, l’ANSES a souligné l'adéquation entre l’apport et le besoin nutritionnel, ce qui constitue une nouvelle positive et rassurante. L’ANSES a regardé aussi la consommation d'un anti-oxydant, le palmitate d’ascorbyl, et fait le constat que l'ingestion comme additif alimentaire représente 3 % de l'exposition totale du régime alimentaire courant. Cela est rassurant aussi, puisque la DJA n’est pas dépassée. Il a été recommandé aussi de limiter la consommation de produits à base de soja pour les enfants de moins de 3 ans.

M. le président Loïc Prud’homme. Ma question ne portait pas tant sur les composants de l’alimentation infantile que sur l'intégration des recommandations de l’ANSES. Les recommandations précédentes, qui portaient sur l’utilisation du dioxyde de titane ou des nanoparticules, n’ont pas été prises en compte. Il ne semble pas exister de volonté de suivre ces recommandations et de remplacer ces éléments, qui ne sont pas, pour le coup, des contaminants !

Mme Mélanie Le Plaine-Mileur. Les nanoparticules peuvent être naturellement présentes dans notre alimentation. C’est le cas lorsque nous réalisons une mayonnaise : l’émulsion crée des micelles, des structures à échelle nanométrique. Il a fallu attendre l’invention du microscope électronique à balayage pour constater qu’il pouvait y avoir une présence non intentionnelle de particules de taille nanométrique, liée aux procédés de fabrication traditionnelle.

La réévaluation prendra en compte ces informations nouvelles. À ce jour, l’EFSA et l’ANSES considèrent que cette présence a toujours existé et que cela ne remet pas en cause l'évaluation de la sécurité passée de ces ingrédients.

Y a-t-il aujourd’hui une volonté de créer des ingrédients à l'échelle nano pour des propriétés spécifiques ? La réponse est non : les adhérents du Synpa ne fabriquent pas de nanomatériaux.

Si de tels ingrédients devaient voir le jour, les procédures d’autorisation, basées sur l’évaluation, seraient suivies. L’EFSA a publié des lignes directrices dans ce sens. Bien sûr, nous restons attentifs en tant qu'association professionnelle aux travaux des agences.

M. le président Loïc Prud’homme. Permettez-moi de réfuter votre parallèle avec la mayonnaise, qui me semble une petite escroquerie intellectuelle. Parmi les nanomatériaux, le dioxyde de titane serait cancérigène. Quelle est votre position ? Tout le monde doit-il cesser de l’utiliser ? Il existe effectivement un cadre réglementaire, avec des délais qui courent, mais pourquoi ne pas anticiper ? L’oxyde de silicium, E551, est aussi sujet à caution : des nanomatériaux figurent dans la liste des additifs autorisés : sont-ils aujourd’hui bannis des recettes ?

Mme Mélanie Le Plaine-Mileur. Aucun des adhérents du SYNPA ne produit de dioxyde de titane. Je ne peux pas vous en dire plus, mais répéter les propos du directeur général de l’ANSES, lors de son audition devant l’Office parlementaire des choix scientifiques et technologiques (OPECST) le 22 février : « nous avons (…)  réévalué cette publication scientifique en nous questionnant sur ce qu’elle apportait de nouveau par rapport à notre évaluation sur le dioxyde de titane. La question était de savoir si les données apportées étaient suffisamment nouvelles pour que nous recommandions au gouvernement de demander à l’EFSA une réévaluation en urgence, sachant que la substance concernée est un additif alimentaire entrant par conséquent dans le champ de compétence de cette agence. Notre conclusion a été négative. »

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Il faut savoir que des pays comme l'Allemagne ont déjà retiré le dioxyde de titane de leurs cartons d’emballage, afin d’éviter la contamination des aliments.

Madame Girod-Quilin, vous avez souligné que les poisons se trouvaient surtout dans la nature, mais il est vrai aussi que l'homme s'y est habitué, et que si vous ne survivriez pas dans la forêt amazonienne, d’autres y vivent, et savent quels produits il ne faut pas ingérer. Si nous sommes là aujourd'hui, c'est que nous sommes des survivants et que nous avons appris au fil des siècles.

J’aimerais mieux comprendre le fonctionnement de l'industrie des additifs. C’est un sujet sur lequel nous revenons toujours car il constitue la principale préoccupation de notre commission d'enquête. Je souhaite savoir comment la recherche dans ce domaine est financée, et de quels budgets elle dispose.

 Il existe aujourd’hui plus de 400 additifs. Cela semble suffisant, et pourtant les recherches se poursuivent encore et encore. Mais en parallèle, des industriels commencent à nous dire qu’ils souhaiterait en utiliser moins, une tendance qui va peut-être se généraliser.

J’aimerais que nous évoquions plus longuement les « effets cocktail ». Si chaque additif, en soi, est conforme, les effets de son association à d’autres peuvent être terribles. Les médecins savent qu’au-delà de quatre médicaments, les effets sur le corps sont inconnus, certains principes pouvant en inhiber d’autres. Pour les additifs, il est très difficile matériellement d’évaluer l’« effet cocktail », sur du long terme.

C’est la raison pour laquelle nous aimerions voir émerger le principe de précaution. Le lien entre les additifs et le cancer ou le diabète de type 2 a été fait, mais non prouvé. Or on ne peut se réfugier derrière le fait que ce n’est pas prouvé, mais, dans l’incertitude, appliquer le principe de précaution. Ce n’est pas une expression que j’ai entendue aujourd’hui. Pouvez-vous nous éclairer sur ce point ?

On a retrouvé 30 additifs différents dans une pizza ! Quel est leur bénéfice ? Peuvent-ils renforcer la qualité nutritionnelle de nos aliments ? Là aussi, j’aimerais que vous alliez plus loin et que vous nous disiez en quoi un produit naturel, avec toutes ses propriétés, ne serait pas suffisant. On peut éventuellement comprendre qu’il faille l’améliorer, mais pourquoi y intégrer autant d’additifs ? L’arôme vanille est naturellement présent dans le lait maternel, et c’est quelque chose de très rassurant que l’on ajoute dans les aliments pour provoquer une sensation de bien-être.

Chez les industriels que nous avons auditionnés, on sent quand même une tendance à diminuer les additifs. Mais, en parallèle, nous constatons cette course à la création de nouveaux additifs, dont les effets éventuellement nocifs ne pourront être prouvés qu’après un certain temps par la science.

Mme Isabelle Girod-Quilain. Permettez-moi un arrêt sur image concernant les arômes naturels. Vous avez raison, madame la rapporteure : l’être humain est assez bien fait pour avoir su, cela depuis la nuit des temps, détecter les molécules toxiques qu’il ne peut ingérer. Même les nouveau-nés recrachent les substances amères en grimaçant. Le problème tient au fait que toutes les substances nocives ne sont pas forcément dotées de caractéristiques organoleptiques. Les amandes amères, par exemple, peuvent contenir de faibles quantités de cyanure que l’humain ne ressent pas, et qui sont pourtant problématiques. Il en va de même de la thuyone, le principe actif de l’absinthe, au point que le législateur a été contraint de limiter la teneur résiduelle en thuyone dans cette boisson. Dans ces conditions, les entreprises du secteur aromatique sont naturellement tenues d’assurer une gestion interne du risque à la fois très pointue et très spécifique – qui figure dans notre guide de bonnes pratiques d’hygiène.

Mme Mélanie Le Plaine-Mileur. Ce sont les entreprises qui mènent les recherches ; avec un budget ne dépassant pas 200 000 euros, le SYNPA n’en conduit pas. Le budget de recherche des entreprises de ce secteur, en revanche, peut représenter 3 % à 10 % de leur chiffre d’affaires. Ces recherches sont menées en interne ou en collaboration avec des entreprises clientes, ou encore en co-construction dans des pôles de compétitivité, ou encore en réponse à des appels à projets – par exemple un appel à projets de l’Agence nationale de la recherche (ANR) débouchant sur des bourses de thèse au titre des conventions industrielles de formation par la recherche (CIFRE).

J’en viens à l’utilisation des additifs alimentaires. Voici plus d’un siècle que les consommateurs n’achètent plus leurs aliments pour les cuisiner et les manger dans la foulée. Les entreprises de l’alimentaire doivent relever le défi de la conservation d’aliments qui sont consommés quelques heures, quelques jours, quelques semaines voire quelques années après leur date de production et d’achat. Outre la conservation des aliments eux-mêmes, il a fallu parvenir à conserver leurs propriétés organoleptiques. J’entends parfois dire qu’il existe une pléthore d’additifs alimentaires ; il en existe 335 dans la réglementation et ce chiffre est stable depuis trente ans. En 1912, trente-six colorants alimentaires étaient autorisés ; ils sont une quarantaine aujourd’hui. Autrement dit, ces chiffres sont stables depuis un siècle.

Ajoutons que les additifs alimentaires se répartissent en vingt-sept catégories fonctionnelles concernant la conservation – c’est le cas des conservateurs qui évitent le développement d’organismes pathogènes, des antioxydants qui préviennent l’oxydation des aliments et le rancissement, ou encore des gaz d’emballage, qui améliorent eux aussi la durée de conservation. La réglementation précise quels additifs alimentaires sont autorisés pour chaque famille d’aliments, étant entendu qu’il n’existe aucune famille dans laquelle tous les additifs sont autorisés, faute de besoin technologique. Par exemple, neuf additifs alimentaires sont autorisés dans la famille des compotes – il s’agit d’antioxydants. Les fabricants incorporent donc dans leurs recettes celui qui répond à leurs besoins. Dans la famille des fromages non affinés, les conditions d’utilisation sont souvent très précises : l’acide acétique et l’acide lactique, par exemple, ne sont autorisés que pour la mozzarella. Au fond, la réglementation applicable aux additifs alimentaires reflète la diversité culinaire européenne.

Vous avez évoqué la tendance consistant à raccourcir les listes d’ingrédients et à utiliser moins d’additifs alimentaires. C’est un choix qui relève de chaque entreprise mais les défis de la conservation des aliments et de la préservation de leurs qualités organoleptiques demeurent.

De ce fait, les entreprises peuvent chercher à obtenir les effets des additifs alimentaires par d’autres moyens comme la haute pression, par exemple, une nouvelle technologie qui relève de la réglementation applicable aux novel foods, et qui requiert le dépôt d’un dossier démontrant la sécurité du procédé pour l’aliment concerné. De même, certains de nos adhérents produisent des ferments – du bouillon de légumes fermentés servant à conserver la charcuterie, par exemple. Pour le SYNPA, l’essentiel est qu’une information loyale soit donnée au consommateur sur le rôle des ingrédients dans les recettes.

Mme Fannette Charvier. Permettez-moi de commencer par revenir sur un sophisme : le fait que des poisons naturels existent ne peut servir à justifier la production de poisons industriels. Aujourd’hui, de nombreux industriels se retranchent derrière la stricte lettre de la loi, laquelle ne peut interdire une substance tant que sa toxicité n’a pas été prouvée. Il n’appartient pas aux industriels de démontrer l’innocuité des substances qu’ils utilisent – ce qui pose des problèmes et arrange certaines affaires. À titre personnel, ce système ne me convient pas. Certains industriels sont de bonne volonté mais d’autres nous apportent des réponses désespérantes qui me persuadent qu’il faut remanier profondément le système.

L’ANSES a émis en 2002 des recommandations sur la quantité de sel dans le pain ; seize ans plus tard, vous nous dites qu’elles ne sont pas encore appliquées, mais en bonne voie de l’être. Vous vous en réjouissez peut-être ; pas moi. La consommation de sel est un problème de santé publique, qui ne concerne pas que la boulangerie et le pain mais aussi les aliments transformés et ultra-transformés, dont je conseille à mes proches d’éviter la consommation. Faut-il que je les dissuade aussi de consommer du pain ? Les recommandations existent depuis 2002 et seize ans n’ont pas suffi à les faire appliquer ; il n’y a donc aucune raison de s’en satisfaire. Certes, ces recommandations ne sont qu’incitatives et elles n’ont pas de caractère contraignant. Faudra-t-il donc en passer par une obligation, puisque l’incitation ne suffit pas ? En seize ans, en effet, nous sommes encore loin du compte. Je ne me satisfais pas que l’on nous annonce comme vous l’avez fait que nous sommes « sur la bonne voie » ; seize années d’incitation suffisent amplement pour appliquer les recommandations de l’ANSES.

M. Hubert Bocquelet. Le pain est en effet le premier contributeur en sel dans notre alimentation. Il existe plusieurs sources d’information sur cette question : les enquêtes réalisées par l’Observatoire de la qualité de l’alimentation (OQALI), commun à la DGCCRF, à l’ANSES et à la direction générale de l’alimentation (DGA), ainsi que les études individuelles nationales des consommations alimentaires (INCA) réalisées à intervalles longs car elles reposent sur d’importants échantillons et qu’il faut du temps pour déceler les évolutions. De nombreux secteurs alimentaires – étant précisé que je ne suis pas leur porte-parole – ont accompli des progrès en diminuant la quantité de sel dans les produits. Le pain, en revanche, possède des caractéristiques qui expliquent que cette réduction ne puisse pas se produire du jour au lendemain. Monsieur le président faisait référence aux 30 000 boulangeries. Il n’existe pas de statistiques officielles en la matière, mais il semble en effet que le nombre de points de vente de pain artisanal s’élève à quelque 30 000, selon les professions du secteur, à quoi s’ajoutent les points de vente en grandes et moyennes surfaces. Les différents systèmes de commercialisation s’interpénètrent puisque les boulangeries vendent un nombre croissant de produits de snacking et proposent de la restauration de type sandwich, tandis que le pain vendu en grande surface peut comporter un étiquetage complet. La différence tient au fait que le pain pré-emballé doit être étiqueté et indiquer la quantité de sel, ce qui n’est pas le cas des produits vendus sans être pré-emballés.

Les boulangers s’emploient à modifier leurs recettes et sont de plus en plus nombreux à proposer des produits dans lesquels la teneur en sel a été diminuée au point qu’ils s’approchent de la recommandation de l’ANSES : là où le pain contenait 22 à 23 grammes de sel, il n’en contient plus que 19 environ, sachant que l’ANSES recommande 18 grammes – nous n’en sommes pas si loin. En clair, la quantité de sel ingérée par les consommateurs n’augmente pas. En outre, la quantité de sel diminue également dans de nombreux autres produits que le pain.

Cela étant, il faut aussi faire évoluer les modes de consommation. Le pain se mange-t-il seul ? Que met-on dessus ? Il faut penser l’alimentation dans sa globalité. Les indications nutritionnelles figurent sur les aliments, mais encore faut-il éviter de les considérer isolément ; c’est l’alimentation dans son ensemble dont il faut tenir compte – et une alimentation équilibrée selon les recommandations nutritionnelles.

M. le président Loïc Prud’homme. Soit, mais la première source de sel demeure le pain. Or, seize ans n’ont pas suffi à faire appliquer les recommandations de l’ANSES ! Certaines personnes nous ont expliqué que cinq à huit ans suffisaient pour diminuer la quantité de sel d’un pourcentage significatif, jusqu’à la réduire de moitié sans que la perception gustative ait évolué.

Au fond, c’est la notion d’engagement volontaire qui est en question. Suffit-il à ce que notre alimentation soit meilleure pour la santé ? Nous parlons beaucoup de sécurité : au niveau organoleptique, nous dites-vous, les aliments sont plus sûrs et le nombre de décès par intoxication diminue. Les morts violentes dues à l’ingestion d’un aliment sont rares, en effet, mais des études démontrent semaine après semaine que l’alimentation actuelle n’est pas saine. Plusieurs épidémies progressent rapidement : l’obésité touche 15 % de la population et l’épidémie de diabète s’annonce massive. Ce ne sont pas des vues de l’esprit !

Mme Fannette Charvier. La question qui se pose au législateur est la suivante : peut-on compter sur les industriels pour favoriser une alimentation plus saine, ou faut-il nécessairement passer par la contrainte, faire évoluer le système qui consiste actuellement à prouver la toxicité d’un produit a posteriori, voire modifier les tests de toxicité eux-mêmes ? Des représentants du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) nous ont en effet expliqué que ces tests n’étaient peut-être plus à la page et qu’ils méritaient sans doute d’être modernisés pour tenir compte de nouveaux paramètres apparus après leur création. En clair, le législateur peut-il compter sur la bonne volonté des industriels ou faut-il recourir à la loi ?

Mme Cécile Pinel. Nous représentons trois secteurs qui vendent des produits à l’industrie agro-alimentaire – en B to B, en somme. Nos produits – en particulier les arômes – ne se retrouvent pas directement en rayon. C’est donc plutôt à l’Association nationale des industries alimentaires (ANIA) et aux différents secteurs concernés qu’il faudrait adresser votre question. Sans répondre à leur place, je dirai que des engagements volontaires ont été pris dans de nombreux secteurs. Pour ce qui nous concerne, il est difficile de vous répondre.

M. le président Loïc Prud’homme. Rassurez-vous, nous avons interrogé l’ANIA, mais la question de l’engagement volontaire est récurrente. J’entends que vous n’êtes que des fournisseurs, mais cela pose la question des autorisations et des tests de toxicité, ainsi que de la transparence des informations transmises en amont aux autorités de contrôle. Je vous ai demandé si ces modalités vous semblaient suffisantes. Les producteurs d’additifs alimentaires ont aussi une part de responsabilité, même si je comprends bien que vous ne tenez pas la main des industriels pour ajouter trente additifs dans leurs pizzas. Il n’en reste pas moins que les procédures d’évaluation posent problème. Le législateur se penchera avec la plus grande attention sur l’adoption d’un cadre pour que le taux de sel ne relève pas seulement d’un engagement volontaire, puisque celui-ci a fait la preuve de son échec, et pour que les consommateurs puissent avoir toute confiance dans l’innocuité des additifs que vous commercialisez ; aujourd’hui, il n’existe aucune garantie sur ce point.

Autre question : 335 additifs sont autorisés, mais combien d’autres se trouvent en préparation dans vos cartons pour remplacer ceux qui seront bientôt interdits ?

Mme Mélanie Le Plaine-Mileur. Les autorisations qui pourraient être retirées pour défaut d’utilisation et d’intérêt technologique portent sur des additifs qui ne concernent pas les adhérents du SYNPA, dont les additifs alimentaires ont déjà été réévalués – ils ont passé le contrôle technique, en quelque sorte, et leur innocuité est réaffirmée.

M. le président Loïc Prud’homme. D’autres additifs sont-ils en attente ou en phase de pré-évaluation pour élargir votre catalogue ?

Mme Mélanie Le Plaine-Mileur. Permettez-moi de répondre à votre question ainsi qu’à celle de Madame Charvier en citant l’exemple de l’obésité. L’enjeu est que l’alimentation soit meilleure, c’est-à-dire moins grasse, moins salée et moins sucrée, à quoi s’ajoute le deuxième pilier qu’est l’activité physique, dont les femmes se détournent depuis dix ans. Face à ce défi, nos entreprises peuvent proposer des solutions pour accompagner le secteur alimentaire. Proposer un aliment moins salé posera la question de son goût : peut-être sera-t-il alors pertinent d’utiliser un arôme ou une épice. Pour travailler sur des textures moins salées ou moins sucrées, il faut analyser à quoi sert le sucre ou la matière grasse utilisés dans la recette. Certains ingrédients comme les fibres pourront apporter la texture recherchée. Ajoutons la question de la qualité nutritionnelle de l’alimentation et des solutions à apporter aux carences. Nous ne consommons pas assez de vitamine D, par exemple. De même, l’étude INCA 3 a montré que les adultes consomment en moyenne vingt grammes de fibres par jour alors que la consommation recommandée est de trente grammes. Il faut du temps pour changer les habitudes alimentaires. La consommation de céréales complètes peut aider, mais l’ajout de fibres dans l’alimentation le peut également.

Autre exemple : la consommation insuffisante d’omégas-3. Il existe en France des start-up qui cherchent à extraire ces éléments des micro-algues. Ces ingrédients nouveaux pour le consommateur européen nécessitent le dépôt d’une demande d’autorisation au titre du tiroir réglementaire dit novel food.

En clair, les entreprises du secteur des ingrédients alimentaires de spécialité peuvent en effet conduire des projets de recherche pour apporter des solutions aux entreprises alimentaires qui souhaitent améliorer la qualité nutritionnelle de leurs produits.

Mme Cécile Pinel. Nos trois syndicats, qui sont adhérents à l’ANIA, sont partenaires de l’industrie alimentaire pour une alimentation de meilleure qualité, plus saine et plus durable – dans des domaines différents selon les ingrédients que nous couvrons. Nous avons tous un rôle à jouer pour améliorer la qualité de l’alimentation, et nous y travaillons tous à notre niveau, avec des moyens peu élevés – nous sommes de petits syndicats dotés de budgets modestes, qui rassemblent des adhérents peu nombreux.

M. le président Loïc Prud’homme. Mais non des moindres !

Mme Cécile Pinel. Certes, mais le secteur aromatique se compose à 90 % de PME, dont la plupart n’emploient qu’une dizaine ou une vingtaine de salariés. Ce sont donc des petites voire très petites entreprises. Il est vrai que quelques très grandes entreprises figurent aussi parmi nos adhérents – nous ne nous en cachons pas : leur liste est sur notre site internet. Cela étant, nous sommes à l’image du secteur agro-alimentaire, qui repose sur des petites entreprises œuvrant au quotidien pour fournir une alimentation de qualité au consommateur français, selon le moment de consommation qu’il recherche et aussi selon le plaisir recherché, car la diversité alimentaire a son importance. On ne saurait reprocher de vouloir consommer une eau aromatisée pour se désaltérer ce matin et, ce soir, quelques chips aromatisées pour se faire plaisir ; l’essentiel, c’est l’équilibre, et la pédagogie alimentaire auprès des consommateurs.

M. le président Loïc Prud’homme. Il n’est pas question d’interdire les chips aromatisées ! Mais il faut s’assurer qu’elles ne contiennent pas de substances nocives. En nous disant que vos clients vous demandent des agents texturants et que vous les leur fournissez, vous répondez à ma question : les agents texturants sont également utilisés dans l’alimentation transformée et ultra-transformée, dont on constate les limites. Certes, le SYFAB concerne des problématiques différentes liées à la nature des additifs qu’il fournit, mais il reste que l’enjeu du modèle alimentaire promu est commun. Or, vous répondez à la demande de l’industrie agro-alimentaire en la matière. C’est pourquoi nous voulions entendre votre point de vue sur votre rôle.

Il me semble trop facile de dire que vous répondez à une demande, alors qu’il faudrait davantage répondre de manière proactive et volontaire à la demande sociétale en faveur de la sortie des additifs problématiques. Nous n’avons pas de producteurs de dioxyde de titane, nous avez-vous dit ; soit, mais sans doute vos adhérents produisent-ils d’autres additifs en question. La volonté d’appliquer le principe de précaution de manière proactive n’est pas manifeste, pour privilégier le caractère sain des aliments avant leurs propriétés organoleptiques – une notion que j’ai tendance à récuser.

Mme Mélanie Le Plaine-Mileur. Vous faites référence à la classification Nova, qui est une classification parmi d’autres. Sans doute serait-il intéressant que la commission recueille le point de vue d’enseignants reconnus dans les procédés alimentaires sur cette classification. Le SYNPA l’a examinée et il a fait le constat suivant : les ingrédients alimentaires de spécialité sont présents dans tous les groupes. Dans le groupe 1 – les fruits frais – par exemple, la cire d’abeille est autorisée pour protéger les mangues, les grenades et les avocats durant leur transport, ce qui permet de réduire le gaspillage alimentaire. On y trouve également les laits fermentés. Le groupe 3 englobe les fromages, pour lesquels sont autorisés des ingrédients tels que la présure, les ferments ou encore le lysozyme, un extrait de blanc d’œuf qui permet de conserver certains fromages affinés ; on y trouve aussi le jambon artisanal, ainsi que les frites.

La production de frites est soumise à un indicateur de sécurité très important qui vise à réduire au maximum la teneur en acrylamide – l’ANIA vous a présenté la démarche de l’industrie alimentaire en ce sens. Or, il existe un ingrédient, l’asparaginase, qui permet de réduire l’acrylamide et donc d’améliorer la sécurité de la production des frites. Le groupe 4, quant à lui, couvre des spécialités du patrimoine culinaire comme les biscuits, les bonbons et les chocolats. On y trouve aussi les laits infantiles, dans lesquels il est par exemple possible d’utiliser de la farine de graines de caroube pour les bébés qui souffrent de reflux – ces laits sont vendus en pharmacie.

Autrement dit, ces catégories invitent à consommer une alimentation variée, équilibrée et reposant sur de multiples sources d’approvisionnement. Se sustenter exclusivement d’aliments appartenant au groupe 1 ne serait pas une bonne chose. Je me souviens avoir lu un article sur une jeune femme inquiète qui fait partie de ces deux millions de Français devenus orthorexiques par peur de leur alimentation, d’où une rupture du lien social : végétarienne, elle était devenue végane, puis crudivore et enfin frugivore. Une consultation chez le médecin a révélé qu’elle était en train de perdre la vue car elle manquait de vitamine B12, une vitamine essentielle qui ne se trouve que dans les produits d’origine animale. L’éducation alimentaire est donc nécessaire. Il faut rassurer les Français : la France possède les meilleures normes d’excellence sanitaire, que l’OMS reconnaît régulièrement. Cette excellence sanitaire s’est construite depuis plus de cent ans et repose notamment sur des procédures d’autorisation.

M. le président Loïc Prud’homme. Je vous remercie et je vous propose de conclure sur cette référence à l’excellence alimentaire, même si nous ne partageons pas forcément le même constat. Voulez-vous ajouter un dernier mot ?

Mme Isabelle Girod-Quilain. Je ne peux que vous souhaiter bon appétit, car je crois en l’alimentation.

Mme Mélanie Le Plaine-Mileur. Je vous remercie d’avoir donné au SYNPA la possibilité de vous expliquer les ingrédients alimentaires de spécialité. L’EFSA, que vous rencontrerez prochainement, pourra vous confirmer le sérieux des avis scientifiques. J’espère que vous retiendrez de nos échanges que nos ingrédients permettent à la population de se nourrir tout au long de la vie et qu’ils contribuent à une alimentation saine et diversifiée. Leur encadrement très strict en fait l’un des secteurs les plus sûrs de notre alimentation. Nos adhérents continueront d’innover et j’espère que nous serons rejoints par des start-up du domaine des micro-algues pour non seulement proposer des aliments moins gras, moins salés et moins sucrés, mais aussi pour préserver nos spécialités culinaires traditionnelles.

Il existe une partie des consommateurs dont nous n’avons pas parlé ce matin : les populations défavorisées. Je pense notamment aux familles monoparentales dont les chefs de famille sont souvent des femmes. J’ai récemment entendu une diététicienne qui travaille dans une association caritative expliquer pourquoi préparer un plat mijoté ou cuire longtemps des légumes peut être un obstacle pour ces familles, à cause du coût de l’énergie. Or, ces femmes ont envie, elles aussi, de se sentir dignes face à leurs enfants et de pouvoir, à l’occasion, leur offrir des aliments qui procurent du plaisir, car l’alimentation est aussi du lien social. Là est le véritable enjeu : celui d’une alimentation plus variée pour les populations défavorisées, et de l’accès à une activité physique.

M. le président Loïc Prud’homme. Nous vous remercions.

 

La séance est levée à douze heures quarante.

 

 

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24.    Table ronde, ouverte à la presse, avec la participation de M. Étienne Gangneron, vice-président, et Mme Annick Jentzer, chef de service économie des filières de la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA), de Mme Cécile Muret, secrétaire nationale, et M. Laurent Pinatel, porte-parole de la Confédération paysanne, de M. Alain Sambourg, agriculteur et membre du Conseil d'administration de la Coordination Rurale 77, ainsi que de M. Aurélien Clavel, vice-président, et Mme Claire Cannesson, responsable communication et affaires publiques de Jeunes Agriculteurs (JA)

(Séance du mardi 3 juillet 2018)

La séance est ouverte à  seize heures quinze.

M. le président Loïc Prud’homme. Mes chers collègues, nous recevons, cet après-midi, les représentants des syndicats professionnels agricoles : la Fédération nationale des syndicats agricoles (FNSEA), la Confédération paysanne, Jeunes Agriculteurs (JA) et la Coordination rurale. J’ajoute que les représentants du Mouvement de défense des exploitants familiaux (MODEF), qui étaient également conviés, nous ont fait part de leur impossibilité d’être présents cet après-midi ; nous le regrettons.

Mesdames, messieurs, alors que se sont tenus les États généraux de l’alimentation (EGA) et que le projet de loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine et durable est en cours d’examen, nous souhaitons connaître le point de vue de vos organisations sur l’alimentation industrielle, qui fait l’objet de notre commission d’enquête. En effet, les agriculteurs français sont les fournisseurs des matières premières de l’industrie agroalimentaire, même s’ils ne sont pas les seuls, comme en témoigne la part croissante des importations, y compris dans le secteur des produits labellisés « bio ».

L’Observatoire de la formation des prix et des marges (OFPM) vient juste de publier son rapport annuel pour 2017. Ses constatations paraissent inquiétantes pour l’agriculture, puisqu’il révèle que, sur 100 euros dépensés par les Français pour se nourrir, seulement 6,50 euros reviendraient aux agriculteurs et agricultrices. Cet observatoire souligne un autre phénomène : la part cumulée de l’agriculture et des industries agroalimentaires dans le partage de la valeur ajoutée a diminué de 30 % entre 1999 et 2014, notamment sous l’effet des importations. Dans le même temps, les parts de la distribution, de certains intermédiaires et aussi de la restauration ont sensiblement augmenté.

Avant de vous donner la parole pour un bref exposé liminaire, je dois vous demander, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, de prêter serment.

(M. Étienne Gangneron, Mme Annick Jentzer, M. Laurent Pinatel, Mme Cécile Muret, M. Alain Sambourg, M. Aurélien Clavel et Mme Claire Cannesson prêtent successivement serment.)

M. Étienne Gangneron, vice-président de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA). Je suis agriculteur « bio » depuis plus de vingt ans dans le Cher et, dans le cadre de mes fonctions à la FNSEA, je m’occupe des questions relatives à la chaîne alimentaire, au bien-être animal, à l’agriculture biologique et à l’alimentation. Je suis accompagné par Annick Jentzer, qui est chef de service « économie des filières » de la FNSEA.

La FNSEA s’est très fortement investie dans les États généraux de l’alimentation. (EGA). Nous avons notamment participé à l’atelier 9, dans lequel les sujets que vous étudiez, notamment celui d’une alimentation favorable à la santé, ont été très longuement abordés dans cinq ateliers et divers groupes de travail.

Je relèverai quelques points qui nous semblent très importants. Tout d’abord, le principal enjeu est de redonner de la valeur à notre alimentation, tout en améliorant la qualité des produits. Dans le même temps, les contrôles aux frontières doivent protéger le consommateur des modes de production interdits en France, l’origine « France » doit être valorisée – c’est un point très important – et il faut répondre à la demande de transparence du consommateur en ce qui concerne notamment l’origine des produits. L’amélioration de la qualité nutritionnelle des aliments et de l’alimentation reste un enjeu majeur, de même que l’éducation du consommateur, qui doit être conscient de l’importance d’avoir une alimentation équilibrée et diversifiée, à laquelle doivent être associées les notions de plaisir et de convivialité. Par ailleurs, il faut s’assurer de l’efficacité des messages adressés aux consommateurs afin de réduire les problèmes liés à la nutrition et, bien sûr, harmoniser les dispositifs d’étiquetage nutritionnel au niveau européen. Nous avons beaucoup travaillé sur cette question ô combien complexe.

J’évoquerai, pour conclure, la situation de l’agriculture biologique, puisque vous avez indiqué, monsieur le président, que les importations augmentaient dans ce secteur. Je sais, pour avoir été président de l’Agence Bio pendant deux ans, que la conversion et les surfaces engagées en agriculture biologique se développent de manière importante. Hélas ! ce développement ne suffit pas à répondre à l’engouement des consommateurs pour ce mode de production. C’est d’autant plus dommage que les produits d’importation n’obéissent pas tous aux mêmes cahiers des charges que ceux qui sont imposés aux producteurs européens. En outre, un nouveau règlement européen prévoit que l’importation des produits « bio » sera soumise au régime de l’équivalence et non à celui de la conformité. Ce régime fonctionne de la même manière que les traités : les modes de production font l’objet d’un accord politique. Ainsi, nous allons continuer à importer des États-Unis des produits « bio » cultivés de manière hydroponique, donc sans lien au sol, ce qui est proscrit dans le cahier des charges européen.

M. Laurent Pinatel, porte-parole de la Confédération paysanne. Producteur de lait et de viande bovine – accessoirement, en agriculture biologique – à côté de Saint-Étienne, j’exerce mon activité avec ma sœur au sein d’un groupement agricole d’exploitation en commun (GAEC). Je dis bien accessoirement, car l’agriculture française n’a pas vocation à être, pour partie, biologique, pour partie, sous signe de qualité et, pour partie, industrielle.

Des amendements ont été déposés au projet de loi « agriculture et alimentation » qui visaient à éviter la dérive industrielle qui entraîne de plus en plus de paysannes et de paysans vers ce qu’on peut considérer comme l’aboutissement de l’industrialisation, c’est-à-dire les fermes-usines.

Nous nous demandons encore si les problèmes de revenus qui affectent la majorité des fermes font l’objet d’un constat partagé. D’un côté, beaucoup de paysannes et de paysans sont en manque de reconnaissance et se sentent stigmatisés par l’ensemble de la société à cause de leurs pratiques agricoles ; de l’autre, les gens aspirent à avoir une alimentation de meilleure qualité mais n’ont pas les moyens de se la payer. La loi répondra-t-elle à ces deux grands enjeux ? Nous n’en sommes pas persuadés. En tout cas, l’intérêt de cette table ronde est aussi de nous permettre de faire le point sur la manière dont on peut avancer.

On doit reconnaître, nous semble-t-il, le fait qu’il existe, en France, des agricultures diverses, qui peuvent être compatibles : agricultures de circuit court et de circuit long
– agriculture de filière –, agriculture conventionnelle, agriculture sous signe de qualité et agriculture biologique. En revanche, il faut s’accorder sur le constat que ces agricultures-là ne peuvent pas cohabiter avec une agriculture de type industriel. L’industrialisation est un leurre : elle ne favorisera pas davantage l’aménagement du territoire qu’elle n’assurera aux paysannes et aux paysans une rémunération correcte !

Face à ce constat, la Confédération paysanne estime que les politiques publiques doivent réinvestir le champ de l’agriculture. De fait, nous le savons, ces politiques peuvent être efficaces. Ainsi, la politique agricole commune (PAC) devait permettre d’accroître la production européenne. Elle a atteint cet objectif. Mais elle repose sur un modèle des années 1960 qui est aujourd’hui périmé. Il est donc temps de la réorienter. Du reste, les négociations ont débuté au niveau européen. Mais, de fait, cette politique agricole est de moins en moins commune : les États membres auront une latitude de plus en plus large pour mener leur propre politique. À cet égard, il nous semble que l’agriculture française doit avoir pour ambition de produire une alimentation de qualité, accessible à tous. Mais ne nous leurrons pas : nous sommes dans un marché ouvert et l’espace économique européen est un marché concurrentiel dévastateur pour certains producteurs et certaines productrices. Je pense notamment au secteur français des fruits et légumes, qui est totalement sinistré à cause des conditions sociales de production qui sont appliquées dans certains pays et qui ne sont pas compatibles avec l’idée que nous nous faisons de la dignité humaine. Dès lors, peut-être faut-il travailler à une harmonisation des prix sur le territoire européen. Divers mécanismes peuvent nous permettre d’y parvenir, sans aller pour autant jusqu’à rétablir les droits de douane. En tout état de cause, il ne faut pas avoir peur d’affirmer que l’agriculture française doit tirer les autres vers le haut. L’harmonisation doit se faire sur la base des standards de l’agriculture d’excellence pratiquée par la France, plutôt que sur ceux de l’agriculture esclavagiste pratiquée notamment en Espagne.

Il nous semble important de réfléchir à l’accaparement des primes européennes et du foncier et au détournement des normes sociales et environnementales, qui aboutissent en fait à gaver l’agro-industrie, laquelle se porte plutôt pas mal. J’allais dire : vous le savez, mais ce n’est pas le cas puisque vous n’avez pas réussi à extorquer leurs comptes à ces firmes, Bigard ou Lactalis, pour ne citer que les plus emblématiques d’entre elles. Il nous semble que, pour freiner cette dérive industrielle – et je parle bien d’une dérive, au sens d’un mouvement qui emporte lentement et insidieusement des gens contre leur gré –, il faudra mener des politiques publiques fortes pour retrouver une façon de produire qui soit à la hauteur de la gastronomie et de la haute qualité françaises. Nous avons des propositions à vous faire en la matière, que nous pourrons vous présenter ultérieurement.

M. Alain Sambourg, agriculteur et membre du conseil d’administration de la Coordination rurale 77. Je suis agriculteur céréalier dans la Brie, et je pratique une agriculture de conservation. Après l’exception culturelle, il faut, si nous voulons aider les consommateurs à avoir une alimentation de qualité, imposer une « exception agriculturelle » afin de contrôler l’importation de produits provenant de pays dont les agriculteurs n’obéissent pas aux mêmes cahiers des charges que nous.

La France ou l’Europe veulent-elles encore de leur agriculture ? Tout à l’heure, monsieur le président, vous avez indiqué que, sur 100 euros consacrés à l’alimentation, 6,50 euros seulement allaient aux agriculteurs. La politique menée depuis les années 1980 ou 1990 aboutit donc à une situation dans laquelle l’agriculteur ne perçoit pas les subsides de ces produits. Comment en est-on arrivé là ? Je le demande aux décideurs qui ont œuvré au cours des dernières années. Si l’on veut sauver l’agriculture, il faut faire en sorte que l’exploitant puisse en tirer un revenu grâce aux produits qu’il cultive. Actuellement, le mal-être est tel dans l’agriculture que certains vont jusqu’à commettre l’irréparable. Ce n’est pas normal !

Pour protéger le consommateur, il faut garantir la traçabilité des produits alimentaires qui lui sont fournis. Aujourd’hui, nous avons, grâce au QR code, les moyens techniques de tracer les produits utilisés par l’industrie. Pour moi, l’agroalimentaire et l’agriculture sont deux choses différentes. Nous, nous produisons des matières premières, qui sont tracées jusqu’à ce qu’elles sortent de notre exploitation. En revanche, dans l’industrie agroalimentaire, la traçabilité est insuffisante. Et lorsqu’on voit le taux d’obésité, la prévalence du diabète et des maladies liées à l’excès de cholestérol, on peut s’interroger sur la qualité de l’alimentation. Pour protéger le consommateur, la priorité est donc d’assurer la traçabilité des produits utilisés par l’industrie agroalimentaire.

On nous rabâche qu’il faut produire des céréales pour être sur le marché mondial. Mais celui-ci nous fait crever ! Et comme tout est basé sur le prix des céréales, toutes les productions sont « à la ramasse ».

Par ailleurs, les agriculteurs ont besoin de protéines et de légumineuses dans leurs rotations. Depuis dix ans, puisqu’on a décidé d’interdire les organismes génétiquement modifiés (OGM) en Europe, on envisage de développer des protéines et des légumineuses sans OGM, mais on importe du soja ou du canola à base d’OGM. Ce n’est pas normal ! La traçabilité de l’alimentation des animaux n’est pas correcte. Un label « Île-de-France » va être créé pour les bovins et les ovins, mais l’usine à laquelle nous nous sommes adressés est incapable de fournir des tourteaux de soja et de tournesol sans OGM. Cela signifie que, pour les animaux élevés en Île-de-France, les protéines et les légumineuses devront être produites dans les exploitations, car le cahier des charges impose une alimentation sans OGM, même à 0,9 %.

Actuellement, en tant que céréalier, je n’ai pas le droit de vendre mon blé en direct : je suis obligé de passer par une coopérative ou un négoce. Cette obligation n’existe dans aucun autre pays au monde ! Ainsi, les exploitants qui prennent le risque de cultiver des céréales sans « phyto » ni fongicides ni insecticides sont obligés de passer par la coopérative, où tout est mélangé. Pourquoi ne pourraient-ils pas vendre leurs céréales sur le marché ? Hier, j’ai rencontré des Australiens et des Américains : ils ne se posent pas de questions et, la qualité, ils la vendent. Ils produisent de la farine avec du blé sans fongicides ni insecticides, et ils ont les marchés. En France, on nous impose des règles d’arrière-garde. Dans le « bio », on a le droit de vendre en direct, même des semences. Mais nous, dans l’agriculture conventionnelle, même si nous respectons un cahier des charges strict en ce qui concerne l’emploi de produits, nous n’en avons pas le droit. Ce n’est pas normal !

Enfin, la mention de l’origine des produits sur l’étiquetage devrait être obligatoire. Cependant, un de mes amis élève, près de la frontière suisse, des bovins sans OGM ni produits vétérinaires. Or, faute d’abattoir de proximité, il est obligé d’abattre ses animaux à 45 kilomètres de chez lui, en Suisse, de sorte que sa viande n’est pas reconnue comme étant d’origine française ! Le problème se pose également en Île-de-France : il n’existe pas d’abattoirs adaptés aux gros bovins. Les animaux doivent donc faire beaucoup de kilomètres, ce qui nuit à la qualité de la viande. Il s’agit d’un problème national : pourquoi a-t-on favorisé ces gros abattoirs ? Une fois que l’agriculteur a livré ses animaux à l’abattoir, c’est celui-ci qui en est responsable. Or, dans ces gros abattoirs, la traçabilité n’est pas assurée. Là encore, ce n’est pas normal.

M. Aurélien Clavel, vice-président de Jeunes Agriculteurs (JA). Je suis agriculteur dans la région Auvergne-Rhône-Alpes, plus précisément dans le département de l’Isère, où je produis, en agriculture biologique, du lait dans le cadre de l’indication géographique protégée (IGP) Saint-Marcellin, ainsi que des céréales, des noix, des noisettes et de la bière. Je participe à un GAEC qui comprend trois associés.

Les agriculteurs répondent à différents marchés, qui vont de la vente directe jusqu’aux marchés mondiaux de produits substituables, auxquels, du reste, on associe trop souvent l’agriculture. Ainsi, vous avez dit, monsieur le président, que les agriculteurs étaient des fournisseurs de matières premières. Nous souhaitons sortir de ce modèle et faire évoluer les choses. Jeunes Agriculteurs défend, comme d’autres, l’agriculture de type familial, dans laquelle les hommes et les femmes sont au cœur de l’exploitation. Nous croyons important de viser les marchés qui ont la triple performance « prix, social et environnement », qu’ils soient mondiaux ou de proximité, pour valoriser le savoir-faire français.

Nous avons souhaité exprimer cette volonté lors des EGA, notamment dans le cadre des plans de filières, afin de maintenir le nombre des paysans. Je parle de ces marchés parce que les sociologues disent souvent que jamais l’alimentation n’a été aussi sûre et que jamais le consommateur n’a demandé autant de garanties sur l’alimentation. De fait, des barrières ont été dressées entre l’acte de production et l’acte de consommation par les industriels ou les distributeurs, si bien que le consommateur ne sait plus ce qu’il y a derrière le produit qu’il consomme. On vend davantage une innovation ou un savoir-faire industriel qu’une denrée agricole et la façon dont elle est produite.

Nous avons donc demandé la conclusion, sous l’égide des pouvoirs publics, d’un pacte alimentaire qui permettrait de réunir autour de la table les interprofessions, qui représentent les différents maillons de la production, les producteurs, les consommateurs et les politiques pour définir les grandes orientations de la production alimentaire. En effet, les industriels sont là aussi pour répondre à la demande du consommateur, à laquelle ils s’adaptent, en tenant compte de l’agriculture pratiquée sur le territoire. On a beaucoup parlé, lors des États généraux, de la montée en gamme, qui permettrait de créer de la valeur, laquelle doit être mieux répartie. Pour cela, la transparence est nécessaire, dans la construction du prix comme dans la composition du produit. Lorsqu’on est agriculteur, on ne connaît parfois même pas la destination finale du produit qu’on vend à l’industriel. Un producteur laitier chez Lactalis, par exemple, ne connaît pas le « mix produit » exact de l’entreprise. Si l’on veut reprendre en main la filière ou recréer du lien entre producteurs et consommateurs, cette transparence est indispensable. À cet égard, il faut insister sur l’étiquetage et la composition du produit. Il ne faut pas noyer le consommateur sous les informations, mais certains éléments semblent indispensables, tels que l’origine du produit.

Pour obtenir cette transparence entre l’acte de production et l’acte de consommation, le consommateur est prêt à payer plus cher. On en a des exemples : je pense à la démarche « Éleveur et engagé » et à son pacte sociétal ou à la marque de lait « C’est qui le patron ? » En assurant la transparence et en éclairant le consommateur sur le produit qu’il achète, on arrive à produire une plus-value. La montée en gamme se heurte cependant à une autre problématique, celle de l’accès à cette alimentation. En effet, beaucoup trop de personnes n’ont pas les moyens de mieux manger et de sortir de la « malbouffe ».

Enfin, je souhaiterais évoquer rapidement la politique agricole commune, qui va connaître des changements importants. Pour nous, Jeunes agriculteurs, la nouvelle PAC doit être fondée sur les principes de souveraineté alimentaire et d’accès à l’alimentation.

J’ajoute que, pour garantir une alimentation saine aux consommateurs, on peut aussi imposer des interdictions. On a interdit, par exemple, aux producteurs de cerises français d’utiliser un certain insecticide mais, dans le même temps, on a continué d’importer sur le marché français des cerises traitées avec ce produit. De même, la ville de Grenoble souhaite que ses cantines soient approvisionnées exclusivement en produits biologiques, quitte à les faire venir de pays situés de l’autre côté de la Terre où est autorisé l’emploi de produits phytosanitaires qui ne sont même plus utilisés dans l’agriculture conventionnelle française ! Il faut donner du sens à tout cela. Nous avons donc besoin d’une concertation car, lorsqu’on applique des règles franco-françaises, il faut se donner les moyens de les imposer aux produits qui entrent en France.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Merci pour vos explications. Nous sommes bien conscients de vos préoccupations, que nous avions entendues lors des États généraux de l’alimentation. Notre commission d’enquête a pour objet l’alimentation industrielle. Il s’agit donc, pour nous, d’analyser la manière dont nous pouvons faire en sorte que notre alimentation soit plus saine, plus sûre et plus durable.

Selon le scénario « Afterres 2050 », élaboré par Solagro, dont nous avons auditionné les représentants, il serait possible, pourvu que l’on réduise le gaspillage alimentaire – c’est une donnée très importante –, de nourrir, en 2050, plus de 9 milliards d’êtres humains grâce à une agriculture 100 % biologique, tout en limitant la consommation de produits d’origine animale. Ce scénario vous semble-t-il réaliste et, si oui, dans quelles conditions ? Les pouvoirs publics doivent-ils encourager une transition généralisée vers l’agriculture biologique ? Quelles mesures doit-on prendre pour satisfaire nos propres besoins dans ce domaine sans faire appel à des produits qui viennent de l’étranger et dont nous ne sommes pas sûrs ?

Dernièrement, la FNSEA a présenté, au Salon de l’agriculture, un contrat de solutions avec 35 partenaires visant à réduire l’utilisation de produits phytopharmaceutiques – c’est une question que nous étudions de près. Pourriez-vous nous présenter les solutions que vous préconisez dans ce domaine ? Quels sont, selon vous, les blocages qui empêchent les changements dans le secteur agricole ? Sont-ils uniquement d’ordre financier ? Faut-il toujours faire appel à l’argent public ? Certaines personnes parviennent, en ne demandant rien à personne, à accomplir de très belles réalisations. Je pense en particulier aux agriculteurs qui s’installent, car c’est peut-être par eux que passera le développement d’une production beaucoup plus vertueuse.

M. Étienne Gangneron. Vous nous demandez si nous pensons que le scénario « Afterres 2050 » est réalisable. Pour notre part, nous ne sommes pas sur le schéma d’une agriculture à 100 % de ceci ou cela. L’enjeu essentiel, c’est de valoriser enfin la diversité de cette agriculture française, qui existe avec son histoire, ses signes de qualité et toutes ces démarches – AOC, Label Rouge, bio – qui aujourd’hui sont malheureusement très peu connues des consommateurs. Il ne faut pas opposer les modèles, seulement donner des revenus à tous les producteurs.

L’agriculture biologique va se développer fortement parce que c’est un secteur que les consommateurs ont compris. Aussi est-il important de continuer à développer le signe de qualité « Agriculture Biologique ». Mais on ne passe pas en agriculture biologique en claquant des doigts : la technique est extrêmement complexe. Les systèmes de polyculture/élevage sont mieux armés pour se développer en agriculture biologique parce qu’ils sont plus résiliants. D’ailleurs, les deux tiers des surfaces aujourd’hui en agriculture biologique sont des surfaces fourragères. Il faut dire à ceux qui militent contre la consommation de viande que, sans élevage, il n’y aurait pratiquement pas d’agriculture biologique. Même si l’on augmentait fortement toutes les productions en agriculture biologique, cette constante des deux tiers des surfaces fourragères, qui existe depuis vingt ans, serait maintenue. En effet, et c’est une évidence technique, à chaque fois que l’on accroît le pourcentage d’agriculture biologique, on augmente les élevages et les surfaces en herbe car les adventices sont notre ennemi commun difficile à combattre. C’est un travail quotidien d’une grande complexité. Le fait d’avoir de l’élevage dans un système permet d’utiliser des surfaces en production végétale qui ne seraient pas commercialisables en raison de l’envahissement de mauvaises herbes ou de problèmes de maladie. On peut les faire consommer en fourrage, ce qui permet de réguler les rotations à travers l’interaction entre productions végétales et productions animales.

Je veux revenir sur le contrat de solutions que nous avons proposé avec beaucoup de partenaires. En définitive, il s’agit d’illustrer toute la diversité de l’agriculture française, c’est-à-dire de reprendre toutes les solutions potentielles comme le biocontrôle, qui nous permettront d’éviter d’utiliser des produits phytosanitaires qui font l’objet de préoccupations que l’on peut comprendre. Le retour des protéagineux en France doit être assorti d’une véritable recherche sur les variétés car, que l’on soit en agriculture bio ou conventionnelle, on est très démuni en termes de ressources semencières, qu’il s’agisse des féveroles, des pois ou des lupins. Nous n’avons pas en effet des variétés suffisamment adaptées pour développer cet apport de protéagineux indispensable à l’élevage français, variétés qui nous éviteraient de continuer à importer de l’alimentation OGM. L’Institut national de la recherche agronomique (INRA) a cessé de travailler sur les protéagineux il y a vingt-cinq ans. Son centre de Lusignan faisait beaucoup de recherches sur le lupin, mais tout travail a été arrêté et seules quelques sociétés privées continuent à en faire un peu.

La moindre utilisation des produits phytosanitaires remet les agriculteurs en situation de risque. À l’origine, ces produits avaient un rôle curatif : il s’agissait de répondre à un problème à un moment précis. Malheureusement, ils ont conduit à des dérives et des contaminations. Contrairement à ce que pensent certains, il n’y a pas de complot international autour de l’utilisation des produits phytosanitaires ou de grandes marques, mais seulement des pratiques qui ont dérivé parce qu’on n’a pas évalué dès le départ l’impact qu’ils pouvaient avoir sur la terre et les ressources en eau.

En revenir à une démarche de substitution, sans produits phytosanitaires, remet les agriculteurs en situation de risque. Aussi est-il nécessaire que les dispositifs de gestion des risques et d’accompagnement de ces nouveaux modèles soient assez solides. Dans ma région par exemple, en 2016, personne ou presque n’a récolté de protéagineux bio. Les féveroles et les pois étaient pourris sur place. Ce genre de chose est assez difficile à vendre à des agriculteurs qui voudraient s’engager dans des voies de réduction importante de produits phytosanitaires. Il faut donner de la résilience au système, ce qui passe par une juste rémunération des agriculteurs. Un agriculteur qui sait qu’il va dégager un revenu à peu près correct est plus apte à envisager toutes les transitions sur sa ferme.

M. Alain Sambourg. Comme cela a été dit précédemment, il est plus facile de se convertir au bio quand on fait de l’élevage que de la grande culture.

On demande à un agriculteur qui fait de l’agriculture conventionnelle de produire, la banque ne regardant que le chiffre d’affaires, pas la marge, et il est formaté pour utiliser des produits phytosanitaires. Dès l’instant qu’il réfléchit à diminuer les produits phytosanitaires, il doit bénéficier d’un accompagnement technique, mais aussi psychologique.

Actuellement, comme les agriculteurs sont obligés de vendre à des coopératives ou à des négoces, ils sont soumis à une pression de ces organismes et à une pression sociétale dont il est difficile de se séparer mentalement car les voisins vous regardent, et voient que vos champs sont moins propres. Bref, la pression psychologique est forte au niveau d’un territoire.

À la Coordination rurale, nous nous sommes aperçus que le seul lien qui existe entre une agriculture conventionnelle et une agriculture bio, c’est le sol. Je pense que les services et les instituts qui accompagnent les agriculteurs devraient leur donner des informations sur la qualité des sols, sur l’équilibre entre les champignons et les bactéries, sur les mycorhizes, etc. Si les agriculteurs en prenaient conscience, on pourrait peut-être aller plus vite dans la préservation de la biodiversité des sols. Si ceux qui les entourent n’ont pas envie de communiquer aux agriculteurs ces notions, ils restent dans leur modèle conventionnel. Nous avons un centre d’études techniques agricoles (CETA) qui regroupe des agriculteurs en agriculture conventionnelle et en agriculture biologique et nous avons vu que c’est le sol qui les relie. Le microbiote du sol correspond au microbiote de l’humain ou des animaux. Si l’on fait la relation entre le sol, la qualité de l’alimentation de l’homme et celle des animaux, il y aura une prise de conscience sur la qualité du sol. En agriculture, pour changer de façon drastique les pratiques, un pas de temps de vingt ou vingt-cinq ans est nécessaire. Mais comme les produits bio ne peuvent pas être disponibles immédiatement sur le marché, il convient que l’Europe ou la France protègent ce pas de temps, sinon il faut se tourner vers des produits bio d’importation qui n’ont pas le même cahier des charges, ce qui pose problème.

Je prendrai l’exemple d’un producteur de pommes de terre du Nord de la France qui fait un traitement de contact au mancozèbe. Au mois de janvier, il a été contacté par un négociant allemand qui lui a demandé de lui livrer des pommes de terre bio. Il lui a répondu qu’il n’était pas en bio mais en conventionnel. Mais le négociant lui a dit qu’en Allemagne le mancozèbe était autorisé en bio. Et je pourrai vous citer d’autres cas particuliers comme celui-là. Au Portugal, certains produits de traitement sur les fraises sont autorisés en bio mais pas en conventionnel ! Un produit bio au Portugal ne sera pas forcément bio en France. Il y a donc une distorsion de concurrence à l’intérieur de l’Europe. Comment faire pour résoudre cette question sans la France ou l’Europe ?

Si on n’a pas développé les légumineuses et les protéagineux, c’est parce qu’on a signé des accords avec les Américains en 1990 pour importer du soja. Les conséquences d’aujourd’hui sont dues aux décisions politiques qui ont été prises dans les années quatre-vingt-dix. Si l’INRA a abandonné ses recherches sur le lupin, comme l’a dit tout à l’heure M. Gangneron, c’est parce qu’on savait qu’on allait avoir de la protéine d’importation, autrement dit qu’on n’avait plus besoin de produire de la protéine en Europe. Mais comment faire marche arrière ? Notre porte de sortie, c’est de demander des protéines qui ne soient pas OGM. D’ailleurs, au début de l’année, la Coordination rurale a analysé seize produits de producteurs français en agriculture de conservation qui utilisent du glyphosate depuis trente ou quarante ans afin de détecter la présence ou non de glyphosate et d’acide aminométhylphosphonique (AMPA). Résultat : on n’a pas trouvé de glyphosate ni d’AMPA. Nous avons fait d’autres analyses, cette fois sur du soja d’importation qu’on avait été obligé d’aller voler dans les ports de Lorient et de Saint-Nazaire. Résultat : on a trouvé la présence de glyphosate et d’AMPA. Cela signifie qu’un éleveur achète du tourteau de soja qui contient du glyphosate et de l’AMPA. Qu’est-ce qu’on attend en Europe si l’on veut une alimentation en légumineuses et protéagineux sans OGM ? Cela fait vingt ans que je fais de la féverole : il suffit de prendre de la semence fermière pour faire de la féverole. Bien sûr, on n’est pas à la pointe de la génétique puisque cela fait quarante ans que la variété que j’utilise a été mise au point.

M. Aurélien Clavel. Je veux revenir sur le scénario « Afterres 2050 ». Pourquoi faudrait-il que tous les agriculteurs se convertissent au bio ? Ne faudrait-il pas plutôt élaborer des systèmes qui répondent à une attente sociétale et environnementale à travers notre alimentation ? Comme d’autres l’ont dit avant moi, c’est le consommateur final qui décide quel produit il achète. Lorsque tous les consommateurs voudront des produits biologiques, les filières s’organiseront pour répondre à la demande. Pour y parvenir, différentes étapes sont nécessaires. S’agissant de la formation initiale, il faut savoir que le référentiel des examens a fortement baissé ces dernières années. Il faudrait revoir les objectifs de ce référentiel et voir comment accompagner les agriculteurs. Il faudrait aussi mettre l’accent sur la vulgarisation des différentes recherches par les agriculteurs, organiser les filières en prenant en compte le risque que représentent ces innovations et aller vers de nouvelles pratiques.

S’agissant de la baisse de la consommation de viande, je veux rappeler que la France est composée pour une grande part de territoires difficiles, avec beaucoup de prairies naturelles où l’on ne peut rien faire d’autre qu’élever des animaux. Et ce n’est qu’à travers l’animal que l’on peut valoriser la protéine végétale. Je rappelle aussi que l’Europe est en train de négocier des accords qui feraient rentrer de la viande produite dans des feed-lots, c’est-à-dire dans des conditions abominables. Il convient donc de s’interroger sur ce que l’on veut et sur la manière de le mettre en place. Faut-il diminuer la consommation de la viande ou valoriser la qualité de la viande française, aller vers une production totalement bio ou élaborer une sorte de pacte entre le producteur et le consommateur pour répondre à l’attente sociétale ?

M. le président Loïc Prud’homme. Comme la consommation de viande est en baisse, la question est de savoir comment produire quelque chose qui permet de dégager un revenu.

Mme Cécile Muret, secrétaire nationale de la Confédération paysanne. Je suis Cécile Muret, paysanne dans le Jura, secrétaire nationale de la Confédération paysanne.

La Confédération paysanne porte un projet de transformation sociale qui s’appelle l’agriculture paysanne, et dont le socle majeur est l’autonomie, c’est-à-dire la capacité des paysans et des paysannes à pouvoir continuer de prendre des décisions d’investissements avec les outils de production qui leur appartiennent. Nous nous rejoignons avec les représentants de JA sur le modèle d’une agriculture familiale, c’est-à-dire une agriculture à taille humaine où les paysans et les paysannes peuvent encore décider de ce qu’ils font. Cela nécessite qu’ils puissent dégager un revenu de leur ferme.

Une fois que l’on a un revenu, pour éviter les effets d’aubaine et la course à l’agrandissement qui pourrait être inhérente, il nous semble important de réinstaurer quelque chose qui est disparu, et qui existait sur diverses productions comme le lait, la betterave, et un peu sur la viticulture, à savoir la maîtrise de la production afin de partager l’accès au marché. Qui dit maîtrise, dit répartition les entre les actifs agricoles, c’est-à-dire partager pour qu’il y ait le plus d’emplois paysans possible, ce qui permet une diversité sur les territoires. Il faut savoir que d’ici à dix ans, 50 % de la population active agricole partira à la retraite, ce qui est juste alarmant. Si l’on veut continuer à avoir des paysans et des paysannes sur notre territoire, il faut se saisir de cet enjeu majeur qui est de permettre le renouvellement des générations en diminuant la course à la capitalisation sur les fermes puisqu’en trente ans le capital par exploitation a augmenté de 75 %, un chiffre hallucinant donné par les sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (SAFER).

Cela fait déjà longtemps que l’on m’a présenté le scénario « Afterres 2050 ». C’est une approche complexe. Il faut absolument des aides publiques. Actuellement, les paysans sont sous la dépendance d’une politique agricole. Si l’on veut réorienter l’agriculture et donc l’alimentation, il faut réorienter la politique agricole commune avec des aides plafonnées par actif. Il convient d’utiliser les aides publiques pour encourager l’agriculture à aller vers une transition agricole plus harmonieuse en fonction des enjeux des sols, comme l’a dit la Coordination rurale, et surtout en faveur d’une alimentation de qualité.

Ainsi que l’a rappelé M. Clavel, notre territoire est très diversifié, avec des handicaps naturels, ce qui veut dire qu’il faut absolument conserver les aides aux handicaps naturels.

Vous nous demandez si le changement peut venir d’initiatives individuelles. Le travail des gens qui inventent, qui innovent sur le territoire, qui disent qu’ils vont produire de la valeur ajoutée en faisant telle ou telle chose, qui sélectionnent une féverole, pour reprendre l’exemple de tout à l’heure, est vraiment intéressant. Mais on ne peut pas imaginer une réorientation totale de l’agriculture à partir d’initiatives individuelles. Pour multiplier ou « universaliser » les bonnes idées, il est indispensable que les politiques publiques les encouragent. À la Confédération paysanne, nous considérons qu’on a raté quelque chose avec les États généraux de l’alimentation. Nous espérons que deux dossiers seront plus ambitieux : le projet de loi sur le foncier et la réforme fiscale.

Tout à l’heure, M. Gangneron a parlé de l’anticipation des risques. Dès lors qu’on aura le socle du revenu, c’est-à-dire que les paysans ne seront plus sous dépendance d’un marché et qu’ils auront la garantie d’avoir un revenu par rapport à ce qu’ils produisent, on peut imaginer une fiscalité incitatrice – je pense aux dotations pour aléas – qui soit gérée à l’échelle de la ferme. La production de fruits et légumes est très vulnérable, il y a de bonnes et de mauvaises années. Avant, on était habitué à cette vulnérabilité et on lissait les bonnes et les mauvaises années. Aux distorsions de concurrence que subissent les agriculteurs français se sont ajoutés cette année la grêle et le gel – l’année dernière, la production était au rendez-vous mais les agriculteurs étaient payés « au lance-pierre » ! Au final, ils s’enfoncent et mettent la clé sous la porte.

Enfin, il faut savoir que l’agriculture bio n’est pas épargnée par la financiarisation de l’agriculture.

M. le président Loïc Prud’homme. Nous n’avons pas le temps de refaire les débats des EGA, même si ce serait passionnant. Je voudrais recentrer la discussion sur le point d’entrée de notre commission d’enquête, à savoir l’alimentation industrielle et, plus largement, la qualité de l’alimentation. Au fur et à mesure de nos auditions, nous nous sommes aperçus qu’il y avait une déconnexion entre l’assiette et ceux qui produisent l’alimentation. Tout à l’heure, j’ai utilisé sciemment le terme « matières premières » parce que dans le modèle de production industrielle, c’est comme cela que vous êtes considérés aujourd’hui. Nous sommes unanimes pour dire que pour modifier la qualité de notre alimentation et donc la qualité de vos productions, la base c’est le revenu, ce qui veut dire qu’il faut répartir la valeur tout au long de la chaîne.

Tout à l’heure, dans mon propos liminaire, lorsque j’ai fait référence à ces 6,50 euros qui revenaient au producteur, je pensais que cela susciterait plus de réactions. Ce n’est pas par choix que les agriculteurs produisent des pommes de terre ou des pommes calibrées en faisant trente et un passages de produits phytosanitaires. C’est parce que la grande distribution notamment leur commande des pommes calibrées, sans tavelure, etc. Il me semble donc que la grande distribution prend aujourd’hui un poids de plus en plus important et qu’elle contraint vos modes de production et la qualité des produits qui entrent dans une chaîne alimentaire.

M. Étienne Gangneron. Vous recentrez le débat sur le thème de cette commission. Pour ma part, j’ai été un peu surpris de voir que la discussion avait dévié sur la PAC et d’autres sujets. Aussi il est important que vous recentriez le débat sur les thèmes de cette commission qui sont eux aussi importants.

Nous sommes aujourd’hui sur la refondation du modèle de distribution des produits alimentaires, et c’est un peu ce qui a été illustré dans le cadre des EGA. C’est un modèle qui fonctionne depuis plus de quarante ans et qui a permis à quatre ou cinq acteurs économiques d’être des leaders, de tout maîtriser et de gagner beaucoup d’argent. Il est assez compliqué de changer de modèle en claquant des doigts, et on a bien vu, lors de ces États généraux de l’alimentation, que quelques acteurs freinaient cela très fortement. C’est l’une des complexités du sujet qui nous occupe aujourd’hui. D’ailleurs, j’en profite pour vous dire que la FNSEA espère que la commission mixte paritaire (CMP) sur le projet de loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire aboutira, cela afin d’éviter de nous renvoyer après l’été. Donc de repartir sur une négociation commerciale avec la grande distribution selon le modèle d’antan, c’est-à-dire avec cette pression maximale qui prévaut depuis quarante ans. C’est maintenant qu’il faut agir. Je sais bien que c’est compliqué et qu’il y a quelques points de blocage entre votre Assemblée et le Sénat. Mais pour nous, l’enjeu majeur c’est d’avancer relativement vite, notamment par rapport à la grande distribution qui sera très heureuse de voir que tout cela est renvoyé à l’automne.

Dans l’atelier 9 des EGA, on n’a pas beaucoup parlé des différents modes de production – agriculture bio, conventionnelle, de conservation. Le vrai sujet, c’est la transformation des produits. J’ai lu les interventions de tous les interlocuteurs qui sont venus devant vous, notamment ceux de l’Association nationale des industries alimentaires (ANIA). On a bien senti qu’un certain nombre d’opérateurs industriels avaient beaucoup de mal à accepter que les choses bougent. Aujourd’hui, il y a clairement une problématique qui se pose avec le trop gras, le trop salé, le trop transformé. C’est pourquoi, en tant qu’éleveurs, nous sommes complètement abasourdis de la remise en cause de la consommation de protéines animales. Dans la grande majorité des cas, en effet, la viande n’est absolument pas transformée. Des aliments comme le blanc de poulet ou le steak sont très intéressants, très riches en protéines et ils ne contiennent aucun additif.

Nous sommes surpris que le projet de loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire ne contienne aucune mesure coercitive sur les publicités alimentaires de la grande distribution qui génèrent des tonnes de papier jetées chaque jour. C’est quelque chose de totalement monstrueux qui ne sert à rien, qui n’apporte rien et qui ne fait qu’entériner la guerre des prix. Même si nous avons besoin de l’industrie agroalimentaire pour transformer nos produits, il faut imposer un seuil pour éviter de recourir à des additifs. D’ailleurs, il est étonnant, hallucinant même de voir que les vegans utilisent autant d’additifs pour compléter leur alimentation sans viande. Les représentants des producteurs d’additifs étaient présents aux ateliers des EGA, notamment à l’atelier 9, mais ils se sont très peu exprimés. C’est une activité qui connaît un développement exponentiel, de l’ordre de 40 % à 50 % chaque année. C’est du grand n’importe quoi et un sujet qu’il faudra approfondir. Nous sommes favorables à ce que les entreprises puissent porter des initiatives sans que les mesures soient nécessairement obligatoires. Mais il faut aller un peu plus loin maintenant.

M. Laurent Pinatel. Le fait de recentrer sur la répartition de la valeur créée est important, et on ne peut pas y faire abstraction. Considérer que la PAC et les différentes politiques publiques menées n’ont pas d’incidence sur la répartition de la valeur revient se mettre le doigt dans l’œil.

Le projet de loi tel qu’il a été adopté par l’Assemblée nationale ne nous semble pas satisfaisant et après le vote du Sénat on peut considérer qu’il n’y a plus de loi.

Nous espérons que la CMP n’aboutira pas. Comme la nouvelle lecture du texte est prévue à l’Assemblée nationale à la fin du mois de juillet, les nouvelles négociations commerciales s’ouvriront avec une loi rénovée, ce qui nous semble assez important.

En ce qui concerne la répartition de la marge, il faut être d’accord sur le fait que l’agriculture, l’activité agricole et agroalimentaire, du producteur jusqu’au distributeur, crée de la valeur. Le titre I du projet de loi, tel qu’il est issu des travaux de l’Assemblée nationale est totalement indigent dans la volonté de rémunérer correctement le producteur. Souvenez‑vous de la fameuse déclaration d’Emmanuel Macron à Rungis : on allait partir du coût de production du producteur pour aboutir à un prix final. Pourtant, ce principe n’a absolument pas été retrouvé dans le texte tel qu’il a été adopté par l’Assemblée nationale. On note une légère amélioration en ce qui concerne la notion d’arbitrage telle qu’elle est proposée par les sénateurs dans le titre I. Mais comment créer de la valeur supplémentaire, comment la répartir correctement et comment, et je rejoins totalement les représentants de Jeunes Agriculteurs, mettre en phase la production et le marché qui est créé essentiellement par les consommateurs ? C’est un peu le scénario de Solagro que nous avons beaucoup étudié à la Confédération paysanne. Dans ce scénario, il ne s’agit pas de dire qu’on produit et qu’on verra ensuite qui mange, mais plutôt de demander ce que veulent les gens et ce qu’on produit.

Je passe rapidement sur la consommation de protéines, car la Confédération paysanne y est bien évidemment favorable. Il est important, pour l’aménagement de l’espace, pour la qualité de l’alimentation, d’avoir une alimentation carnée ou partiellement carnée.

Monsieur le président, vous nous avez dit que, sur 100 euros dépensés par le consommateur pour se nourrir, seulement 6,50 euros revenaient à l’agriculteur. Ne peut-on pas lui en distribuer davantage, à moins que certains se « gavent » ? La réponse et bien que certains se gavent. Je me souviens d’une table de ronde sur la crise de la filière laitière qui a eu lieu ici même il y a trois ans où le Médiateur des relations commerciales avait dit clairement que certains « se gavaient » : les transformateurs et les distributeurs. Il n’y a pas des gens vertueux, ceux qui transforment nos produits, et les grands méchants, ceux qui les distribuent. Les producteurs et les productrices sont victimes des politiques publiques qui donnent tout pouvoir à la grande distribution et à la grande transformation. Par exemple, rien dans la loi ne permet aux producteurs de se regrouper dans les négociations commerciales sur des masses critiques qui permettent un rapport de forces équilibré.

J’entends que les initiatives annuelles permettront de sortir de cette situation. Pour notre part, nous croyons en un État qui régule, qui organise, qui protège, dans la négociation commerciale, et qui permettra de rééquilibrer le rapport de forces entre des grands groupes agroalimentaires et des producteurs très nombreux et de plus en plus atomisés. La négociation ne peut pas fonctionner si le législateur ne s’implique pas dans un rôle d’arbitre. Il est indispensable que l’État vienne arbitrer la relation commerciale. Nous sommes tous des producteurs de denrées périssables ; certes, on peut considérer que nos animaux peuvent grossir un peu plus, mais alors ils ne correspondront plus à aucun marché. Nous avons une obligation de vendre, alors que les transformations ont l’obligation de jouer la montre pour acheter au moins-disant. Le projet de loi contient des dispositions législatives fortes et, en ce qui nous concerne, nous ne lâcherons pas sur la question de l’arbitrage. Le rapport de force est forcément déséquilibré : l’État doit jouer le rôle d’arbitre pour que, sur 100 euros dépensés par le consommateur pour se nourrir, la part qui revient à l’agriculteur ne soit plus seulement de 6,50 euros.

M. le président Loïc Prud’homme. Vous dites être les victimes de ce système ; or, au fil des auditions, j’ai l’impression qu’il y a des victimes collatérales qui sont les consommateurs.

Face à la pression du système agro-industriel, non seulement celle des transformateurs mais aussi celle de la distribution, les agriculteurs, quel que soit leur mode de production, et les consommateurs sont pour moi des alliés objectifs : in fine, en effet, tout se retrouve dans nos assiettes.

M. Laurent Pinatel. On avait l’impression que la volonté d’Emmanuel Macron, c’était de redonner du revenu au producteur et d’offrir une alimentation de meilleure qualité au consommateur. Or, en fin de compte, on s’aperçoit que ni les uns ni les autres ne seront satisfaits.

Et puisque vous avez évoqué les victimes collatérales, monsieur le président, on ne peut pas ne pas penser aux salariés des entreprises agro-alimentaires et de la grande distribution qui travaillent dans des conditions souvent compliquées et avec des salaires qui sont, là aussi, loin de répondre à une répartition équitable de la richesse créée par leur travail.

M. Alain Sambourg. Je vais prendre deux exemples. Le premier concerne le groupe Soufflet qui a signé la Charte LU’Harmony. Aux termes de cette dernière, vous faites du blé, vous achetez l’essence, vous achetez la phyto, vous achetez l’engrais et, là, on vous donne peanuts : 2 euros ! L’engagement de l’agriculteur, même s’il s’agit d’une contractualisation à petite échelle au vu de tout le blé que LU peut écraser, se répercute jusqu’au consommateur. Ce n’est pas normal et il faut dénoncer ce système sur lequel on met un drapeau français.

Deuxième exemple, concernant la betterave : ce n’est pas la grande surface qui est en cause mais le transformateur, les grosses coopératives – sur lesquelles le Sénat n’a rien trouvé à redire. Nous avons signé un contrat de production l’année dernière pour un engagement sur un prix de base et la coopérative – donc, je le répète, le transformateur – met tout à plat et considère que le prix du sucre ayant chuté, il faut diminuer la production de betterave.

J’ai participé, il y a quatre ans, à des négociations sur la loi de modernisation de l’économie (LME) et la loi de modernisation de l’agriculture (LMA), où on a bien séparé les négociations entre producteurs et transformateurs puis entre transformateurs et consommateurs. Or vous pensez bien que le transformateur et la grande surface ne veulent pas d’agriculteur pour faire des accords tripartites. Certes, Carrefour et Lidl convient les agriculteurs à la table de négociations tripartites, mais c’est rare, car dans le cadre de tels accords il faut partager la valeur, l’agriculteur estimant : « Vous me prenez mon produit, vous le transformez, vous le vendez mais moi j’ai ma part dans ce processus. » C’est trop facile de bouffer sur le dos des autres car il faut dire aussi qu’un contrat entre un agriculteur et un transformateur dure cinq ans et qu’un contrat entre un transformateur et un grand distributeur dure un an avec une possibilité de révision au bout de six mois au cas où les prix évoluent. C’est honnête, ça ? Non, et aucun homme politique n’a décidé de prendre les mesures qui s’imposent ; seules les ont prises les grandes enseignes qui veulent de la production tracée et de qualité et qui s’engagent avec le transformateur – c’est le sens, dans le secteur du lait, de l’opération « C’est qui le patron ? », fruit d’un accord tripartite entre producteur, transformateur et distributeur et qui revalorise à mes yeux la profession agricole.

Pour ma part, si je veux qu’à partir du blé que je produis on fabrique de la farine dont les paquets portent les mentions « sans fongicides », « sans insecticides », je participe à la chaîne. Il n’y a aucune raison pour que le transformateur fasse sa publicité avec mon blé et sur mon dos ! Et en plus, le fait de participer à la chaîne rend service au consommateur puisque le producteur s’engage en même temps que le transformateur et la grande surface.

En agriculture, on nous retire des produits phytosanitaires français. Mais est-ce que, dans l’agro-alimentaire, on est capable de retirer des ingrédients qui sont nocifs pour la santé ? C’est un secret professionnel… Nous, en agriculture, nous ne pouvons pas nous prévaloir du secret professionnel, mais les groupes agro-alimentaires, eux, le peuvent, ce qui leur permet de ne pas dévoiler la composition de leurs produits. Il faut donc en la matière faire preuve de courage politique. L’agriculteur s’engage à ne pas utiliser un produit retiré du marché mais, du fait du secret professionnel, on ne peut pas savoir si l’entreprise agro-alimentaire procède à telle ou telle adjonction dans le processus de transformation. C’est d’autant moins normal que la santé du consommateur est en jeu. Je regrette, mais les nanoparticules dans les bonbons des enfants devraient être retirées car je vous rappelle que les nanoparticules sont à base de titane.

M. le président Loïc Prud’homme. De dioxyde de titane, en effet.

M. Alain Sambourg. Pourquoi continuer à vendre des bonbons ainsi composés ? À cause du secret professionnel.

M. le président Loïc Prud’homme. Pourtant, la composition de ces produits, avec leurs additifs, est connue et…

M. Alain Sambourg. Dès lors qu’on le sait, et plus on le saura, plus il y a de chances que ce produit soit un jour retiré. Il est question de la santé des gens : ce sont les représentants du secteur agro-alimentaire qui devraient se retrouver ici afin que vous leur demandiez ce qu’ils entendent faire demain pour éviter le développement de l’obésité, du diabète… Comme le disait l’un des intervenants précédents, la viande, elle, n’est pas transformée. Ce n’est pas le cas des pizzas, dont le prix va de 2 à 25 euros : celui qui n’a pas beaucoup d’argent et achète donc la moins chère, ce n’est pas de la qualité qu’on lui vendra, et ce n’est pas normal, car ce n’est pas parce qu’on n’a pas beaucoup d’argent qu’on n’a pas droit à la qualité.

M. Aurélien Clavel. Je reviens sur la contractualisation évoquée par M. Sambourg. Si l’on retient des exemples qui fonctionnent, c’est-à-dire où l’industriel et le distributeur perdent un peu la main, on peut citer la nouvelle agriculture, où le producteur est lié par un contrat au consommateur, les intermédiaires ne discutant presque pas la manière dont le prix du produit est construit. La contractualisation est un moyen d’assurer une meilleure transparence pour le consommateur et une meilleure transparence pour la construction du prix, à condition qu’elle s’inscrive dans un cadre bien précis. Les EGA ont d’ailleurs essayé d’en fixer un dont nous souhaitons la mise en place pour les prochaines négociations tant nous sommes tous d’accord pour considérer que celui en vigueur n’est plus satisfaisant.

M. Étienne Gangneron. Je n’ai pas abordé l’équilibre nutritionnel. Les consommateurs doivent aussi être les acteurs de leur alimentation. Cette idée est revenue avec insistance au cours des travaux de l’atelier n° 9 des EGA avec, notamment, la participation des représentants des associations d’obèses, des acteurs associatifs de banlieue qui tous ont essayé de sensibiliser les consommateurs, les parents à l’éducation alimentaire des enfants. Le travail à réaliser est énorme. On sait ce paradoxe entre la France pays de la gastronomie et une alimentation qui se dégrade de manière très rapide depuis vingt ans : vous savez bien que le premier plat consommé est le hamburger et le deuxième la pizza. C’est très préoccupant. Et il est tout de même un peu facile de toujours en imputer la responsabilité à la fois aux modes de production et aux transformateurs. Les acteurs-consommateurs ont en effet profité d’une alimentation à un prix très bas – pendant trente ans, les choix politiques en faveur du pouvoir d’achat se sont faits au détriment des producteurs.

Nous considérons pour notre part qu’une grande partie de la politique agricole commune (PAC) et de son financement a été directement dans le panier des consommateurs qui consacrent en effet entre 10 % et 15 % de leur budget global à l’alimentation, ce qui est très faible et leur a donc permis d’acheter beaucoup d’autres produits pas forcément aussi essentiels. On doit donc vraiment considérer les consommateurs comme des acteurs et il faut replacer au centre des préoccupations l’équilibre nutritionnel, l’exercice physique, l’éducation, la formation, l’accompagnement…

J’ai par ailleurs omis d’évoquer un sujet essentiel : la restauration scolaire et, plus généralement, la restauration collective qui a déjà un effet de levier énorme sur les filières françaises. La restauration collective doit retrouver le chemin de la production française pour un certain nombre de produits – puisque c’est la restauration collective qui importe le plus de produits transformés, de viandes et de volailles – ; on doit favoriser, à travers la restauration collective, la territorialisation de l’alimentation, entraînant les producteurs, les consommateurs, les élus locaux. Ce serait également le moyen de stimuler la pédagogie active autour d’une alimentation non subie mais désirée.

M. le président Loïc Prud’homme. Nous sommes d’accord sur les projets alimentaires territoriaux (PAT). Nous avons discuté, avec des cuisinières de la restauration collective, de la nécessité de relocaliser, d’avoir des produits de saison, des produits locaux.

Mme Cécile Muret. M. Gangneron me tend une perche… Il s’agit de redonner du sens à notre fonction première, produire des aliments, et de redonner du sens à l’alimentation pour les mangeurs et les mangeuses. L’expérience de relocalisation de la restauration collective dans la ville de Lons-le-Saunier a commencé avec la politique de l’eau menée par la municipalité – l’eau étant en régie directe – et visant à diminuer les doses de pesticides. En observant le bassin-versant les élus se sont dits : « On va aller voir les paysans et les paysannes pour décider de ce qu’on pourra faire avec eux pour améliorer la qualité de l’eau. » Que s’est-il passé ? Chemin faisant, on a redonné du sens à la restauration collective : le paysan produit du blé bio transformé localement dans des moulins, la farine étant ensuite utilisée par une boulangerie qui a fait le pari de travailler avec la restauration collective. Résultat : moins de gâchis alimentaire parce que le pain est meilleur ; les paysans, je le répète, donnent du sens à ce qu’ils produisent ; et les gamins et les vieux – la restauration collective à Lons-le-Saunier représente 5 000 repas par jour – se réapproprient l’alimentation et à leur tour lui donnent du sens.

L’expérience s’est poursuivie avec la viande, issue de vaches de réforme engraissées – car nous produisons du lait avec des Montbéliardes –, et parce qu’il y a un abattoir juste à côté de Lons-le-Saunier et parce que des bouchers, toujours à Lons, sont capables de traiter des demi-carcasses. La relocalisation de l’alimentation signifie qu’on se réapproprie des métiers externalisés dans l’industrie de transformation, soit, ici, dans des abattoirs de proximité.

La troisième phase a été le développement d’une filière légumes dans le Jura – nous n’y sommes pas encore arrivés pour les fruits –, ce qui n’a pas été facile dans la mesure où il ne s’agit pas, historiquement, d’un bassin légumier. La première difficulté a été l’accès au foncier, mais je ne développerai pas ce point. Il a fallu faire comprendre la saisonnalité et la composition des menus – il faut savoir qu’il y a toujours un nutritionniste dans un centre de restauration collective. Le travail s’est révélé bien fastidieux entre les cuisiniers qui ont leurs contraintes, les paysans qui ont les leurs et une nutritionniste qui balance de la courgette au mois de décembre dans les assiettes des gamins – et cette phase de discussion n’est toujours pas terminée.

Si tout cela fonctionne, c’est parce qu’on a un prix rémunérateur, une filière qui se met en place et qui partage le gâteau. Il y a 200 tonnes de légumes qui sont travaillées au sein de la restauration collective de Lons-le-Saunier, ce qui signifie que les paysans doivent s’entendre sur les volumes et négocier les prix. En effet, même à l’échelle de Lons-le-Saunier, on doit compter avec la concurrence des prix, le coût des matières… Quand la ville lance un appel d’offres pour l’hôpital, il faut que les paysans, en matière de coût par repas, soient, si j’ose dire, au ras des pâquerettes pour accéder au marché. Le premier étage de la fusée est la volonté politique locale, et la volonté d’approche territoriale est géniale car elle nous permet de sortir par le haut, mais, à un moment donné, il faut bien négocier. C’est pourquoi, et j’en reviens aux EGA, l’une des revendications de la Confédération paysanne était d’interdire la vente en dessous du prix de revient, première condition pour pouvoir discuter et pour que, dans le cadre de la négociation, le rapport de forces soit un minimum équilibré.

M. le président Loïc Prud’homme. Nous avons entendu la FNSEA sur la relocalisation de l’alimentation. Les jeunes agriculteurs ont-ils quelque chose à nous dire sur les projets alimentaires territoriaux ?

M. Aurélien Clavel. Le pacte alimentaire que j’ai évoqué tout à l’heure, défini au plan national, fixerait les grandes politiques agricoles – défendues à l’échelon européen et même au niveau de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) – et serait décliné dans les régions, entité la plus proche des bassins de production et des décisions en matière de restauration collective et d’approvisionnement. Les déclinaisons régionales sont censées tenir compte des particularités territoriales, de production, de transformation et il s’agit de regrouper à cette fin les politiques régionaux, les représentants des interprofessions régionales, les consommateurs régionaux, les représentants des restaurations collectives. Telle restauration collective fera savoir qu’elle veut du pain produit localement et il faudra donc lui indiquer comment s’organiser pour l’avoir.

Toujours dans l’idée de reconnecter le producteur et le consommateur, l’acte de production et celui de consommation, on a besoin, quand on met en place une alimentation de proximité, de l’appui des différentes politiques publiques, qu’il s’agisse de décider de l’approvisionnement ou de financer des transformateurs locaux afin de pouvoir se passer des grosses industries.

M. Alain Sambourg. Nous avons réussi à réunir de jeunes mères de famille pour leur montrer un peu comment faire des plats cuisinés avec des produits locaux. Ces femmes, souvent, travaillent la journée et doivent donc préparer la cuisine le matin pour le soir. Il s’agit de redonner envie d’utiliser des produits locaux. Nous avons ainsi recréé un lien entre consommateur et producteur par le biais de la cuisine, en particulier, quand on va acheter ses produits, en discutant avec l’agriculteur qui explique comment il travaille. Ce lien social s’est surtout établi avec les jeunes femmes attentives à la nourriture de leurs enfants. Il faudrait aussi mener ce genre de réflexion dans les établissements scolaires, dans les hôpitaux…

M. Étienne Gangneron. Je n’ai pas abordé la question foncière, enjeu essentiel en lien avec la transmission – et la pyramide des âges est difficile à appréhender à moyen terme : il va être difficile de trouver des solutions pour un certain nombre de fermes. J’ajoute que la gestion du foncier n’est pas si détestable en France quand on la compare avec la libéralisation qui a cours un peu partout ailleurs dans le monde.

Définir des projets alimentaires territoriaux est difficile à partir d’une certaine échelle, celle des grandes agglomérations. Reste que les dynamiques dans des villes moyennes comme celle qui a été évoquée, de Lons-le-Saunier, sont très prometteuses car on arrive à relier plus facilement tous les acteurs. Nous avons par ailleurs connaissance d’initiatives très intéressantes dans plusieurs arrondissements de Paris, certaines cantines scolaires travaillant directement avec des producteurs et achetant au prix du bio les produits des agriculteurs qui sont en train de se convertir à l’agriculture bio.

Aussi intéressantes et riches soient-elles, ces initiatives locales sont également beaucoup plus complexes. La grande force de grande distribution, c’est la logistique, il ne faut pas se tromper de combat. Quand on déplace des tonnes et quand on déplace des kilogrammes, on obtient un coût final très différent. Pour ma part, je vends les deux tiers de ma production à un magasin de producteurs ; c’est très intéressant, parce que nous sommes en contact direct avec les consommateurs – certains n’achetant plus que chez nous. Toutefois, j’y insiste, c’est très difficile, du fait que nous restons à une petite échelle et que nous n’avons donc pas droit à l’erreur. C’est pourquoi toutes ces initiatives locales devraient être accompagnées financièrement par les collectivités.

Beaucoup de travail reste à faire et on ne va pas tout reconstruire en quelques mois. On n’a jamais autant parlé d’alimentation et c’est ce qu’il faut retenir ; c’est en tout cas beaucoup plus porteur que d’imaginer qu’on va tout faire venir de partout dans le monde, sans se poser aucune question.

Mme Cécile Muret. La financiarisation de l’économie permet le contournement des trois outils protégeant l’accès au foncier et le droit d’usage. Par le phénomène sociétaire, on contourne le statut du fermage, on contourne l’action des SAFER, on contourne le contrôle des structures. Cela signifie que l’enjeu de la future loi sur le foncier agricole sera de conserver les outils que je viens de mentionner et qu’on nous envie. Il faudra s’interroger sur la manière de les faire évoluer et d’en faire des outils de politique agricole territoriale.

Nous sommes favorables au renforcement du contrôle des structures, c’est-à-dire à l’abaissement des seuils d’intervention. J’étais il n’y a pas très longtemps en Meurthe-et-Moselle, où le seuil d’intervention est de 104 hectares – or comment imaginer le renouvellement des générations avec des seuils aussi élevés ?

Comment le schéma des structures peut-il devenir un outil de développement agricole ? Je vais éclairer mon propos. J’étais dans la région d’Angers pour le salon du végétal. Pourquoi, dans la région d’Angers où il y a des terres magnifiques, des terres alluvionnaires avec un potentiel agronomique riche et intéressant, produit-on du maïs irrigué ? La réponse est simple : c’est une politique agricole qui a encouragé la maïssiculture plutôt que la production de légumes. Pourquoi, à l’échelle du territoire, cet outil de structure ne pourrait-il pas également orienter également l’usage du foncier en fonction des besoins en matière de relocalisation ? Pourquoi laisser s’installer des producteurs de légumes sur du foncier franchement inapproprié alors qu’on consacre, à proximité, des terres alluvionnaires au maïs irrigué ?

On pourrait profiter de la future loi sur le foncier agricole et de l’application de la loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) qui attribue des compétences économiques aux collectivités locales, pour intégrer un vrai projet agricole – l’agriculture est en effet une activité économique – dans les projets de territoire et pour faire en sorte que l’outil foncier en soit une des variables.

M. Alain Sambourg. En ce qui me concerne, je défends l’« exception agriculturelle » pour sauver les consommateurs de l’importation de produits qui, malheureusement, ne sont contrôlés ni au niveau européen ni au niveau national. Cette exception, j’y insiste, vise à protéger les consommateurs. Grâce à l’exception culturelle, on peut produire des films français. L’agriculture française a le mérite d’exister, protégeons-la ! Que veulent faire l’État, l’Europe, de notre agriculture ?

Ne doit-on évoquer que l’agroalimentaire ou bien commence-t-on à parler et à défendre des produits faits en France et respectueux d’un cahier des charges ? Depuis deux ans, ceux qui sont au SMIC rapportent plus d’argent que les exploitants agricoles : ça ne peut pas durer. Il faut donc une prise de conscience pour sauver l’agriculture française. Beaucoup d’agriculteurs vont partir à la retraite – et les pensions ne sont pas énormes – ; or s’ils réalisent leur actif, les enfants ne voulant pas reprendre l’exploitation parce que ça ne gagne pas, que faire ? Si vous aidez votre enfant à reprendre l’exploitation pour 3 000 euros par hectare alors qu’un investisseur étranger vous en donnera 12 000 ou 15 000 euros et que vous partez à la retraite avec 900 euros par mois, que faire ?

Si les exploitations étaient source de revenus, les gens ne vendraient pas leurs terres et en feraient profiter les générations suivantes. S’il n’y a pas de revenus et que la personne qui doit reprendre la ferme n’est pas intéressée pour cette raison, eh bien, il y a cession d’actifs, voilà, et c’est dramatique. Dans l’élevage, vous avez des producteurs de lait, des éleveurs de porcs, dont l’exploitation doit fermer parce qu’il n’y a pas de revenus et que les enfants ne veulent pas travailler sans revenus. Cette situation peut aussi être un cas de divorce quand la femme ne veut pas s’emmerder avec les animaux s’il n’y a pas de revenus. Cette situation pose donc des problèmes sociaux.

La défense du revenu agricole, c’est important, et si on choisit de ne pas défendre le revenu agricole, on n’a qu’à rester tourné vers l’agro-alimentaire, secteur qui se débrouillera pour avoir de la camelote dans le monde entier ; qu’on n’investisse pas dans un robot de traite ou dans une batteuse pour l’amortir en cinq ou dix ans, et qu’on dise tout de suite qu’on n’a pas besoin de l’agriculture française ou européenne puisqu’on peut obtenir ailleurs la matière première. Je ferai remarquer qu’en 1976, quand j’avais vingt-deux ans, les Américains, qui n’avaient pas fait de bonnes récoltes, ont décrété un embargo sur les exportations de soja. Que s’est-il passé ? On a fait venir des pois de je ne sais où, des féveroles, du lupin… pour pallier le manque de protéines en Europe. Cela peut recommencer ! C’est une vision à court terme mais, j’y insiste, défendons l’agriculture française, défendons l’agriculture européenne et nous défendrons l’agriculture européenne si nous lui donnons du revenu.

M. Aurélien Clavel. Je partage de nombreuses interventions précédentes sur l’alimentation industrielle : nous voulons tous sortir du schéma suivant lequel les agriculteurs ne sont plus que des fournisseurs de matières premières. Et il est une chose dont on parle très peu, c’est la reconnaissance des agriculteurs et des hommes et des femmes qui travaillent dans les exploitations. Les exploitations ont besoin de beaucoup de revenus, c’est évident pour nous tous, mais elles ont autant besoin de reconnaissance, faute de quoi nous ne parviendrons pas à faire perdurer le métier. Et nous n’y parviendrons pas à travers des lois ou des commissions d’enquête, mais à travers nos attitudes à tous – à commencer par vous, députés, à commencer par les journalistes : quand il y a un problème, dans la société, en matière d’alimentation, au lieu de taper très fort, mettons-nous d’accord et disons que nous ne voulons plus de cela, demandons-nous comment faire pour en sortir et donnons-nous un schéma de progression. C’est en ayant cette attitude que nous aurons cette reconnaissance, que nous obtiendrons l’alimentation saine, sûre et durable que nous souhaitons tous et que les agriculteurs percevront un revenu décent. Cette reconnaissance, cette volonté de progresser – plutôt que celle de casser tout le temps – et ce revenu décent sont la condition du renouvellement des générations dans le secteur agricole.

M. le président Loïc Prud’homme. Je vous remercie tous pour vos contributions. Je tiens à rassurer M. Clavel : la présente commission d’enquête n’a pas vocation à stigmatiser qui que ce soit, mais précisément à essayer de trouver de quelle manière nous, législateurs, nous pouvons également aider à redonner du sens à l’agriculture et à l’alimentation.

 

La réunion s’achève à dix-huit heures.

 

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25.    Audition, ouverte à la presse, de M. Guillaume Garot, président du Conseil national de l’alimentation (CNA), député de la 1ère circonscription de la Mayenne et vice-président de la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire de l’Assemblée nationale

(Séance du mercredi 4 juillet)

La séance est ouverte à onze heures cinq.

M. le président Loïc Prud’homme. Nous recevons ce matin notre collègue Guillaume Garot, député de la Mayenne et vice-président de la commission du développement durable. Il n’est pas membre de notre commission d’enquête, mais c’est en sa qualité de président du Conseil national de l’alimentation (CNA) que nous avons souhaité l’entendre.

J’ajoute que Guillaume Garot a été ministre délégué à l’agroalimentaire de juin 2012 à fin mars 2014. Au titre de cette fonction, il a porté le pacte national de lutte contre le gaspillage alimentaire, un sujet qui lui tient particulièrement à cœur puisqu’il a poursuivi son action sur ce thème avec la rédaction d’un rapport au Gouvernement en 2015.

En 2016, Guillaume Garot a été désigné à la présidence du Conseil national de l’alimentation, une instance consultative indépendante qui existe depuis 1985. Cette instance se trouve placée auprès des ministres de l’agriculture, de la santé et de la consommation.

Dans la presse, le CNA est parfois un peu abusivement assimilé à une sorte de « Parlement de l’alimentation ». Il a certes une vocation représentative. Au-delà des représentants de l’agriculture et de l’industrie, il s’est ainsi récemment ouvert à de nouveaux membres comme France Nature Environnement (FNE) ou le Comité interassociatif sur la santé (CISS).

Mon cher collègue, vous voudrez bien nous expliquer comment fonctionne le CNA et notamment nous dire s’il dispose d’un pouvoir complet d’autosaisine.

Le CNA rend des avis qui sont publiés. La question qui paraît importante est évidemment le sort qui est réservé à ses avis. Au mois de juillet 2017, le CNA a rendu un avis assorti de trente-deux propositions sur l’alimentation à l’hôpital, un sujet pour lequel la commission d’enquête a pu constater que la situation est plus que dégradée. Beaucoup affirment qu’il est urgent de réagir, mais la situation empire chaque année.

Nous souhaiterions que vous nous fassiez part de votre expérience au niveau ministériel puis à la tête du CNA résultant des contacts que vous aviez avec les milieux agricoles, le monde de l’industrie agroalimentaire, la grande distribution ou encore la restauration collective.

Dans un premier temps, je vous propose de vous entendre au titre d’un exposé liminaire d’une quinzaine de minutes. Puis nos autres collègues vous interrogeront dans le cadre d’un échange avec, d’abord, les questions que ne manquera pas de vous poser Michèle Crouzet, en sa qualité de rapporteure de la commission d’enquête.

Bien que je vous fasse entièrement confiance, cher collègue, il n’en demeure pas moins que, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter serment.

(M. Guillaume Garot prête serment.)

M. Guillaume Garot, président du Conseil national de l’alimentation, député de la Mayenne, vice-président de la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire de l’Assemblée nationale. Monsieur le président, je vous remercie pour votre invitation à venir témoigner de mon expérience comme président du Conseil national de l’alimentation (CNA). Vous avez souhaité élargir le propos que je pourrai tenir à l’action qui fut la mienne comme ministre chargé de l’agroalimentaire dans le gouvernement de Jean-Marc Ayrault.

Comme vous l’avez dit, le Conseil national de l’alimentation est une instance consultative indépendante placée auprès des ministres de l’agriculture, de la consommation et de la santé. Récemment, nous avons ouvert nos travaux à un nouveau partenariat avec le ministère chargé de la transition écologique et solidaire, considérant qu’on ne pouvait pas agir, réfléchir, rendre des avis sur l’alimentation sans que, d’une façon ou d’une autre, on puisse travailler de façon fluide et étroite avec le ministère chargé de ces questions.

La loi précise que le CNA est consulté sur la définition de la politique publique de l’alimentation. Il émet donc des avis à l’attention des décideurs publics, mais aussi, il faut le souligner, de l’ensemble des acteurs de la filière alimentaire. C’est en cela qu’il est intéressant et singulier, puisqu’il s’adresse aux acteurs publics comme aux acteurs privés.

Le CNA est consulté sur la qualité des denrées alimentaires, sur l’information des consommateurs, sur l’adaptation de la consommation aux besoins nutritionnels, sur la sécurité sanitaire, sur l’accès à l’alimentation, la prévention des crises. Vous le voyez, le spectre est large. D’où l’intérêt des travaux que nous menons.

Monsieur le président, vous avez dit que le CNA était parfois un peu abusivement assimilé à une sorte de « Parlement de l’alimentation ». Je comprends ce que le terme « abusif » peut recouvrer à vos yeux. Objectivement, rigoureusement, vous avez raison. Il n’y a pas de loi qui sorte du CNA, pas de contrôle de l’action du Gouvernement, mais le CNA « Parlement de l’alimentation » est une instance qui rassemble l’ensemble des acteurs de l’alimentation, dans leur diversité, parce que c’est le seul lieu aujourd’hui dans notre pays où cette diversité, ce pluralisme est possible.

Tout le monde a trouvé que les Etats généraux de l’alimentation (EGA) de l’automne dernier avaient été intéressants parce qu’ils ont permis de discuter les uns avec les autres. Le CNA, c’est un peu les Etats généraux de l’alimentation de façon permanente.

Le CNA compte cinquante-cinq membres répartis en huit collèges, plus neuf membres de droit.

Les huit collèges sont les suivants : les associations de consommateurs ou d’usagers, les représentants de la société civile, les producteurs agricoles, les transformateurs et les artisans, les distributeurs, les restaurateurs, les syndicats des salariés de l’agriculture, de l’agroalimentaire et de la distribution, et des personnalités qualifiées.

Quant aux membres de droit, ce sont des représentants de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES), de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), de l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (IFREMER), de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME), de l’Institut national de la consommation (INC), ainsi que de l’Association des maires de France (AMF), de l’Assemblée des départements de France (ADF) et des Régions de France.

Enfin, les représentants des ministères que j’évoquais tout à l’heure sont membres des groupes de travail que nous mettons en place, et ils viennent nourrir nos propres réflexions. Ils ont une voix purement consultative.

Monsieur le président, oui, le CNA a une capacité d’autosaisine. Il travaille sur une feuille de route que j’avais proposée à ses membres. Nous traitons deux grands sujets dans l’année dont les conclusions seront rendues à la rentrée. Le premier sujet concerne l’alimentation et la santé. Le professeur Nizri est chargé d’un groupe de concertation dont l’objectif est de répondre à la question suivante : « Qu’est-ce qu’une alimentation favorable à la santé ? » C’est un beau sujet. Les débats sont très intéressants, dans le prolongement d’ailleurs des états généraux de l’alimentation. Pour autant, il faut accepter qu’on ne soit pas toujours d’accord les uns avec les autres. D’une certaine façon, c’est un Parlement, c’est la diversité, le pluralisme. L’avis qui sera soumis aux membres du CNA, au mois de septembre, mettra en avant bien évidemment ce qui fait consensus, mais probablement aussi, si besoin était, ce qui fait dissensus entre les membres.

Le deuxième enjeu que nous traitons, sur ma proposition, a trait à l’information du consommateur. Un autre groupe de concertation, à la demande du ministère de l’économie et de la consommation, est chargé de la bonne information des consommateurs liée à l’offre de denrées alimentaires sur internet. Là aussi, il y a pluralisme au sein de ce groupe de concertation. Un rapport sera rendu également à l’automne.

Le CNA est aussi une instance qui abrite le comité national d’éthique des abattoirs, mission qui nous avait été confiée par le précédent gouvernement pour réfléchir à ce que devra être l’abattoir de ce début de XXIe siècle, en termes techniques et pour répondre à des questions de fond presque philosophiques. Ce comité d’éthique a élargi sa composition à des personnes extérieures au CNA. Nous rendrons un premier rapport à la fin de l’année.

Je vous assure que tout ce travail est passionnant, parce qu’on voit bien que l’alimentation est un sujet de politique publique qui prend de plus en plus d’importance dans le débat public. Il n’y a pas une semaine sans que l’on parle d’une nouvelle étude ou de nouvelles interrogations concernant l’alimentation. Finalement, la mission du CNA est d’objectiver les choses, de savoir où on en est réellement. C’est pour cela que nous travaillons de façon très étroite avec l’ANSES.

Il s’agit donc d’abord d’objectiver les réalités, les risques, les inquiétudes des consommateurs, les process de ceux qui font l’alimentation aujourd’hui, ensuite de rendre des avis, à la fois en termes de gouvernance – et je vous rappelle qu’on est au carrefour de différents ministères qui ont dans leur champ de compétence leur propre action sur la politique publique de l’alimentation – et de contenu des politiques publiques.

Le projet de loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine et durable, tel qu’il a été adopté en première lecture à l’Assemblée nationale, confie le soin au CNA de produire un rapport annuel. C’est quelque chose d’intéressant, parce qu’à côté des avis ciblés qu’il émet, et c’est bien normal, pour répondre à des questions, viendra s’ajouter un rapport qui sera une expression du CNA sur les grands enjeux des politiques de l’alimentation. Là encore, nous pouvons être un outil précieux, à la fois pour la puissance publique puisqu’il lui permet d’orienter sa politique de l’alimentation, et pour les acteurs des filières économiques parce qu’ils ont besoin de comprendre, de savoir, d’appréhender là où en est la société française, là où en sont les différents autres acteurs. C’est donc vraiment un outil de régulation de ce point de vue là.

L’un des enjeux que je veux développer dans les mois et les années qui viennent, sur la base de ce que la loi nous confie, c’est de contribuer à organiser en France le débat public sur l’alimentation, en tout cas de contribuer avec le débat public à ce qui relève de l’alimentation. Aujourd’hui, le CNA travaille sur lui-même. Ce qui est très intéressant, c’est d’aller recueillir la parole des citoyens. Bien évidemment, il faudra trouver les formes pour que l’on puisse intégrer cette parole dans la réflexion du CNA et donc dans les avis qui seront formulés ensuite.

M. le président Loïc Prud’homme. Je vous remercie pour cette présentation.

Nous avons remarqué, au fil de nos auditions, que la politique de l’alimentation fonctionne de façon très hermétique, par silos, entre différentes instances. Au vu de sa composition, le CNA a cette particularité de pouvoir les réunir. Aussi, ne faudrait-il pas lui donner un rôle plus central dans la définition de ce que j’appellerai les politiques alimentaires ? Ne pourrait-on pas donner un peu plus de poids aux avis du CNA sur des politiques publiques ?

Pourriez-vous nous expliquer quelle est l’articulation du Programme national pour l’alimentation (PNA), sur lequel le CNA émet un avis, avec le Programme national nutrition santé (PNNS) ? Cela nous permettrait d’avoir une idée de la manière dont s’articule ce fonctionnement qui nous semble pour l’instant très fragmenté puisqu’il n’y a guère, a priori, que dans le CNA que l’on arrive à voir des gens se parler.

M. Guillaume Garot. C’est le législateur qui définit le rôle du CNA. Pendant les Etats généraux de l’alimentation, j’ai observé que le besoin de ce lieu d’échanges et de partage qu’est le CNA était exprimé avec beaucoup de force. L’ensemble des acteurs de l’alimentation en France on dit qu’ils avaient besoin que le CNA soit clairement installé dans la définition des politiques de l’alimentation. Mais chacun doit assumer ses responsabilités. Le CNA est une instance consultative, il émet des avis, formule des propositions et il faut aussi une forme de pédagogie entre l’ensemble des acteurs. Il est très important que les uns et les autres s’écoutent, qu’ils se comprennent parce qu’une politique de l’alimentation n’a de sens que si elle permet vraiment d’orienter et d’agir concrètement sur l’assiette des consommateurs.

J’ai compris, dans la discussion parlementaire qui avait eu lieu à la fin du printemps, qu’il y avait une volonté, quelles que soient les sensibilités politiques, de positionner le CNA comme instance consultative, ce qu’il est déjà, et de lui donner peut-être une visibilité plus forte. C’est le sens de l’amendement, adopté en première lecture à l’Assemblée nationale, qui prévoit que le CNA rende un rapport chaque année pour savoir où en sont les acteurs de la politique de l’alimentation, ce qu’ils sont capables de dire ensemble. J’espère que cet amendement passera le barrage de la discussion sénatoriale et de la commission mixte paritaire (CMP). Il convient également de le positionner de façon plus claire encore comme levier à la disposition du Gouvernement.

Comme vous l’avez dit, monsieur le président, le CNA rend un avis sur le PNA, mais ce sont des orientations, les déclinaisons étant de la responsabilité des ministères de l’agriculture et de la santé. Le PNA et le PNNS sont des méthodes extrêmement intéressantes en soi, mais elles peinent à se croiser, à converger. Certains avaient même proposé que le CNA soit le lieu de cette convergence. C’est au législateur d’en décider.

Je voudrais dire à votre commission d’enquête que le CNA n’a pas de rôle opérationnel. Sa vocation n’est pas de se substituer à la puissance publique au sens de l’État, elle est d’éclairer. Et il doit, me semble-t-il rester dans ce rôle-là, à moins d’en faire une agence, un peu comme l’est l’ADEME sur les questions de traitement et de valorisation des déchets. Je sais que cela fait partie des réflexions de certains. Mais, là encore, c’est au législateur de le dire.

M. le président Loïc Prud’homme. Comment voyez-vous l’évolution de la politique de l’alimentation française et de la place qu’a aujourd’hui l’agro-industrie dans cette chaîne de production de notre alimentation ? Pouvez-vous nous éclairer sur la demande sociétale qui est en train de changer ?

M. Guillaume Garot. Vous avez raison, la demande sociétale est en train de changer à grands pas. Les préoccupations sur la santé, sur l’environnement vont grandissantes. Bien sûr, l’agro-industrie en a pris conscience. Les filières agroalimentaires s’interrogent beaucoup sur ce que sont les demandes des citoyens et des consommateurs aujourd’hui, et elles ne veulent pas être en décalage. D’ailleurs, elles ont fait des efforts depuis longtemps pour essayer d’y répondre au mieux. Mais est-ce suffisant aujourd’hui ? Non, d’abord parce que l’état de la connaissance change le regard. Hier encore, je lisais une étude très récente d’un institut anglo-saxon qui porte sur une cohorte très large. Cette étude monte que quatre cancers sur dix qui sont liés au tabac, à l’alcool et à l’alimentation, sont évitables. Bien sûr, les études de ce genre demandent parfois d’être complétées. En fait, les avancées en matière de connaissances scientifiques des effets de l’alimentation sur la santé humaine et sur la santé de la planète sont rapides.

Lorsque j’étais ministre délégué à l’agroalimentaire, j’avais commencé à travailler avec les filières. Je leur avais dit que j’étais prêt à les accompagner en tant que ministre, représentant de l’État, si elles prenaient des engagements. Par exemple, j’avais travaillé avec la Fédération de la boulangerie avec l’objectif de réduire le grammage de sel par kilo de farine. Nous avions bien travaillé et réussi à signer un accord sur la baguette qui est un produit de grande consommation, en réduisant la teneur en sel tout en donnant du goût sur le levain. C’est la manière de travailler la pâte qui permet de donner de l’arôme et donc de rendre plus acceptable le goût pour le consommateur.

Je me souviens d’une discussion que j’ai eue avec le fabricant de la crème dessert pour laquelle « on se lève », qui avait essayé de diminuer assez fortement et rapidement le taux de sucre dans cette crème dessert. Mais il avait eu immédiatement des retours négatifs des consommateurs, qui se plaignaient de ne plus retrouver le goût de leur crème dessert préférée. Le fabricant avait compris qu’il fallait avancer pas à pas. Et c’est ce qu’il a fait.

Je considère aujourd’hui qu’il faut passer des contrats avec les filières alimentaires pour leur expliquer qu’elles doivent faire attention à tel mode de fabrication, tel ingrédient au vu des recommandations du PNNS et des études de l’ANSES ou d’autres organismes dont on peut certifier le sérieux scientifique. Il conviendrait, de mon point de vue, de fixer des objectifs, par exemple se donner cinq ans pour réduire le sel, le sucre, le gras dans l’ensemble de l’offre alimentaire produite en France, et les moyens d’y parvenir. Si ces objectifs ne sont pas respectés, la puissance publique jouera son rôle. Toutefois, je crois que les filières sont prêtes à prendre des engagements très clairs sur l’ensemble des produits. Il y aurait là matière à donner un vrai sens, très compréhensible par les citoyens, sur ce qu’est une politique de l’alimentation, à partir des efforts qui ont été réalisés, car il ne faut surtout pas nier ce qui a été fait. Je vous assure que les fabricants ont compris, y compris dans une logique de marché, qu’il fallait améliorer les choses.

L’exigence des citoyens et l’état de la connaissance nécessitent évidemment d’aller plus loin. Aussi faut-il définir des objectifs publics d’amélioration de la qualité de l’offre alimentaire validés par l’État, évalués et contrôlés annuellement, puis dresser un bilan au terme de ces cinq ans. Et si les objectifs ne sont pas atteints, ce serait à la loi ou au règlement de s’imposer. Je pense que c’est de cette manière qu’il faut envisager les choses parce que c’est ce que les citoyens attendent. Le modèle alimentaire français que nous célébrons sans arrêt avec fierté, à juste titre, sera vivant s’il est capable de se transformer.

M. le président Loïc Prud’homme. Lors de chaque audition, on nous parle de l’engagement volontaire des industriels et des producteurs. S’agissant du sel, certains progrès ont été réalisés, mais ils ne sont pas à la hauteur des objectifs définis dans le PNNS. Pensez-vous que l’on aboutira à quelque chose si on signe un contrat de filière sur des objectifs en termes de qualité de l’alimentation, de diminution du nombre d’additifs, de baisse de la teneur en sel, en sucre, sans l’assortir de mesures contraignantes ? Vous dites que si l’objectif n’est pas atteint au bout de cinq ans, c’est le législateur qui devra agir. Faudra-t-il qu’il prenne des mesures coercitives ou qu’il signe seulement un nouveau contrat de cinq ans, auquel cas on en revient à l’affaire de la baguette qui n’a pas encore atteint les recommandations.

M. Guillaume Garot. Si, les recommandations sont atteintes sur la baguette.

M. le président Loïc Prud’homme. Mais on n’a pas encore atteint les recommandations du PNNS dans la boulangerie d’une manière générale en ce qui concerne le sel dans le pain.

M. Guillaume Garot … Je ne vous parlais que de la baguette.

Vous avez raison, en s’en remettant uniquement à la bonne volonté des acteurs, on n’ira peut-être pas aussi vite et aussi loin qu’on le souhaite. Il convient donc de fixer des objectifs en laissant aux acteurs économiques une entière liberté de manœuvre car c’est à eux de s’organiser. Mais au bout de cinq ans, si ces objectifs ne sont pas atteints, des normes s’imposeront à tout le monde. Je ne vois pas les choses autrement. Il faut juste donner un peu de temps aux filières pour qu’elles s’organisent et s’assurer que les nouveaux process et les éventuels nouveaux ingrédients ne créent pas de nouvelles difficultés. C’est pourquoi une évaluation permanente est nécessaire, notamment sur le plan scientifique.

Je le répète, il faut donner une liberté d’action aux filières sur les moyens, mais l’État doit valider avec elles les objectifs de politique alimentaire. Si, au terme des cinq ans, les objectifs ne sont pas atteints, on passera par la loi qui définira l’ensemble de l’offre alimentaire de notre pays en termes de santé et d’environnement

Comme vous l’avez dit, lorsque j’étais ministre, j’ai été l’initiateur du pacte national contre le gaspillage alimentaire – j’ai commencé en 2012 et on l’a signé en 2013 –, et je continue à mener une action contre ce gaspillage alimentaire. Ce pacte reposait sur les bonnes volontés et des engagements réciproques entre l’État, les distributeurs, les transformateurs de l’alimentation et les associations de solidarité. C’était un bel enthousiasme partagé qui a produit des effets une fois que le pacte a été signé. Mais je me suis aperçu que certains avançaient, et même très vite, pendant que d’autres restaient les bras ballants. En termes de lutte contre le gaspillage, on avait beau déployer des trésors d’énergie pour essayer de faire avancer l’ensemble de la société française, des acteurs économiques français, on n’y parvenait pas si la règle ne s’imposait pas à tous à un moment donné. C’est ce que j’ai fait dans la loi que j’ai portée en 2016 avec des parlementaires de toutes sensibilités. Je leur ai dit qu’il convenait d’obliger toutes les grandes surfaces de plus de 400 m2 à donner leurs invendus consommables aux associations de solidarité. Aujourd’hui
– j’espère pouvoir faire cette évaluation à la fin de l’année –, les résultats sont sans commune mesure avec ce qu’ils étaient il y a encore trois ans.

Dès lors qu’une règle s’impose à tous, la mécanique, la dynamique a été décuplée. Je précise que la déduction fiscale existait déjà, mais que le passage par la règle, par la norme publique a eu un effet accélérateur évident. En tout as, je parle de l’action contre le gaspillage alimentaire qui me tient très à cœur.

S’agissant des objectifs de politique publique de l’alimentation, on pourrait confier à la puissance publique le soin de fixer des objectifs avec les acteurs, en laissant aux acteurs la liberté des moyens. Ensuite, on vérifierait, on évaluerait et on contrôlerait. Au cas où l’objectif ne serait pas atteint, c’est la norme qui s’imposait. Je pense que c’est la bonne voie.

M. le président Loïc Prud’homme. Parlons des normes européennes qui s'imposent à nous. En avril dernier, il a été décidé que le règlement établissant la législation alimentaire générale (LAG) allait être modifié afin de renforcer la transparence des études scientifiques qui servent à orienter les politiques publiques. Qu’en pensez-vous ? Cette évolution vous paraît-elle suffisante, compte tenu des enjeux que sont la surconsommation de sel, les risques de cancer, de diabète et d’obésité ? Cette refonte de la LAG permettra-t-elle, selon vous, de dessiner un chemin vers une alimentation bonne pour la santé ? Je préfère dire bonne que saine, ce dernier mot pouvant être ambigu.

M. Guillaume Garot. En tout cas, on peut parler d’une nourriture favorable à la santé. Bien sûr, je souhaite que l’évolution du règlement aille dans ce sens. La logique du marché ne peut pas tout ; il faut nécessairement un encadrement et des normes. Il faudra expertiser les modifications proposées mais, quoi qu’il en soit, j’ai acquis la conviction qu'il fallait être volontariste en termes de réglementation. Cela ne veut pas dire que nous devons être aveugles aux contraintes qui pèsent sur les entreprises du secteur, ou définir les normes dans le secret d’un bureau. On peut en discuter, ne serait-ce que pour tester leur faisabilité technique. S’il est possible de franchir une nouvelle étape dans l'ensemble des pays de l'Union, il faut le faire. À juste raison, les fabricants français nous reprochent de leur imposer des contraintes que ne subissent pas leurs concurrents étrangers. Cet argument est tout à fait légitime. Il faudrait que cette approche volontariste soit commune à l’ensemble des pays de l’Union européenne. Ce serait le nécessaire prolongement de la politique de l'alimentation française.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Après votre exposé, on ne peut que se réjouir du renforcement du CNA et de sa décision de rendre des rapports annuels qui permettront d’étayer les politiques publiques.

Il faut signer des contrats avec les filières et leur laisser un délai pour qu'elles puissent s'organiser, dites-vous. Pour notre part, à la lumière de nos auditions, nous avons été amenés à penser que la réglementation pouvait jouer un effet de levier et pousser les industriels à ne pas attendre cinq ans avant de réagir. En nous penchant sur l’alimentation industrielle, nous sommes aussi conduits à redouter que les fabricants ne remplacent les ingrédients que nous leur demandons de réduire ou de supprimer par des additifs dont l’« effet cocktail » est assez mal mesuré. Nous essayons de savoir où mettre le curseur en ce qui concerne l’utilisation de ces additifs qui nous inquiètent, qui peuvent conduire à un engrenage et se révéler aussi destructeurs que les excès en sel ou en sucre. Il serait intéressant que votre rapport nous apporte un éclairage dans ce domaine. C’est vraiment un sujet qui m’est cher.

En 2014, suite à la promulgation de la loi d’avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la forêt, le code de l'éducation prévoyait qu'une information et une éducation à l’alimentation et au gaspillage seraient dispensées dans les écoles. La notion d'apprentissage me semble très importante. Savez-vous ce qu'il en est de l'application de cette mesure ? Que proposez-vous pour renforcer l'éducation nutritionnelle, plus particulièrement auprès des enfants qui représentent l’avenir ?

Le scénario « Afterres » – pour « alimentation-agriculture-forêt-terres » – estime qu'il sera possible de nourrir 9 milliards d'êtres humains avec 100 % d'agriculture biologique à l’horizon de 2050, notamment en limitant le gaspillage. Qu’en pensez-vous ? Ce scénario vous paraît-il totalement délirant ? Pensez-vous, au contraire, que nous sommes en bonne voie pour y parvenir compte tenu du nombre d’agriculteurs qui se tournent vers le bio ? On peut espérer que la transformation de ces produits sera, elle aussi, orientée vers la qualité.

Pour terminer, j’en viens à l’Europe. Vous avez raison : en France, les agriculteurs et les industriels sont dans l’obligation d’appliquer des normes qui n’existent pas dans d’autres pays, et ils ne manquent pas de nous le dire. Nous sommes peut-être précurseurs et avançons dans la bonne voie mais, comment faire en sorte que l’approche européenne soit plus soucieuse de qualité nutritionnelle et de santé ? Un argument est revenu sans cesse lors de nos auditions : en France, nous sommes les « champions » de la sécurité alimentaire. En fait, ce n’est pas forcément synonyme de bonne nutrition. Nous aimerions que ces deux préoccupations se rejoignent.

M. Guillaume Garot. Vous posez des questions fondamentales.

S’agissant de l'« effet cocktail », je vais formaliser une demande que j’ai faite verbalement en tant que président du CNA : il faut que l’ANSES puisse être saisie d’une demande spécifique sur ce sujet. Qu'est-ce au juste que l'« effet cocktail » ? Sur quoi porte‑t‑il ? Quels sont les risques ? Nous n’avons actuellement que des débuts d'études et des approches sur un sujet sur lequel tout le monde a besoin d'y voir clair : les citoyens, les élus mais aussi les fabricants. Pour améliorer l’état de la connaissance, il faut que le Gouvernement saisisse l’ANSES et lui demande d’objectiver cet « effet cocktail ». Commençons par là. Le CNA ne peut pas réaliser cette objectivation scientifique, il n'est pas outillé pour cela, ce n’est pas son rôle. À vous de voir ce que vous comptez en faire dans votre rapport, mais je pense qu’il s’agit là d’un vrai sujet.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Cela relève du principe de précaution !

M. Guillaume Garot. Ce n’est pas l’ANSES qui pourra le dire. C’est le rôle du législateur, du Gouvernement, de la puissance publique. Avant d’appliquer ce principe de précaution, il faut d'abord évaluer le risque.

Le rapport général sur l'alimentation, que nous pourrions remettre, serait fait en réponse aux demandes des ministères. Au-delà des avis qu’ils peuvent demander, les ministères peuvent avoir besoin d'un éclairage du CNA sur tel ou tel aspect de la politique de l'alimentation.

Quant à l'éducation, elle est le pendant de l'amélioration de l'offre alimentaire. La santé des consommateurs et de la planète passe par la formation de citoyens éclairés et informés. Où en sommes-nous par rapport à la loi 2014 ? Très franchement, nous pouvons faire beaucoup mieux. Pour le dire élégamment, nous avons de vraies marges de progression. L'éducation à l'alimentation se fait trop souvent hors de l'école alors qu’elle devrait aussi avoir lieu dans l’école. Loin de moi l'idée de dire que rien n'est fait. Dans les programmes, il y a des éléments. Mais j'ai toujours eu toutes les peines du monde à mobiliser le ministère de l'éducation nationale, y compris quand j'étais au gouvernement, sur ce sujet de l'alimentation. Comme les autres ministères concernés, l’éducation nationale doit être un partenaire de la politique d'alimentation.

En matière de la lutte contre le gaspillage alimentaire, par exemple, tout se fait dans la famille ou à la cantine, hors temps scolaire, sous l’égide des collectivités locales qui, selon leur bon vouloir, organisent cette éducation. On gagnerait tellement de temps si l’on faisait cela dans l'école avec les mêmes élèves. Il est très important que le ministère de l'éducation nationale se vive comme un partenaire.

La loi, discutée et adoptée ici, n'est pas beaucoup plus allante sur le sujet. Il faut peut-être que le législateur puisse approfondir les choses et convaincre le Gouvernement de l’existence d’un enjeu. C'est le rôle du législateur. Nous pourrions aussi parler de la formation de tous les professionnels et de l'encadrement de la publicité. Mais je ne veux pas outrepasser mon rôle de président du CNA.

Avant d’en venir à l’agriculture biologique, je vais m’arrêter sur le défi alimentaire mondial que nous devons relever : nous sommes 7 milliards d'êtres humains et nous serons 9 milliards en 2050, c'est-à-dire demain. Nous n’avons pourtant qu’une seule planète. Comment fait-on ? Vous avez raison, il faut d’abord réduire le gaspillage de façon évidente et très volontariste. Un tiers de la production alimentaire totale est perdu, jeté ou gaspillé. Dans les pays développés, le gaspillage a plutôt lieu au stade de la consommation alors que, dans les pays en voie de développement, on le constate au niveau de la production. Pour qu’il soit possible de nourrir 2 milliards d'êtres humains en plus, il faut commencer dès aujourd'hui à mener des politiques très volontaires de réduction des pertes et du gaspillage. À cet égard, j’espère que la France fait école puisqu’elle est le premier pays au monde à s’être doté d'une législation en la matière. L’initiative commence à faire des petits et c’est tant mieux. Mais il faudrait que l'Union européenne entreprenne une action et que l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) accélère le pas.

Vous citez le scénario Afterre, selon lequel il serait possible de nourrir la population mondiale à partir d’une agriculture 100 % biologique, à l’horizon de 2050. Pourquoi pas ? Il faudrait que d'autres études viennent le confirmer. Pour ma part, je me pose quelques questions et, surtout, je pense qu’il ne faut pas considérer le bio comme la seule réponse. Le pourcentage de terres agricoles consacrées au bio devrait passer de 6 % actuellement à 15 % en 2022, selon les projections du Gouvernement. Il en reste 85 %. Il faut avoir une exigence de qualité pour l'ensemble de la production alimentaire, que ce soit au plan national ou européen. Il faut avoir une action publique pour l'ensemble de ce qui est produit. Si nous nous focalisons uniquement sur le bio, nous allons aboutir à une alimentation à deux vitesses. C’est impossible d’entendre dire que le bio est super et indépassable, et qu’il ne faut pas s’occuper du reste. Nous en revenons ainsi à notre propos précédent : il faut avoir des objectifs pour tous et, en cas d’échec, fixer des règles pour tous.

Votre dernière question porte sur la dimension européenne. Comment faire ? Premièrement, on construit des majorités. C'est l'affaire des gouvernements et des ministres de passer des alliances avec d'autres pays, ce qui implique parfois de faire des compromis. Le fonctionnement de l'Union européenne repose sur une culture du compromis. Il faut être capable de passer d’abord des alliances, puis des compromis dans le cadre de ces alliances, pour bâtir des majorités.

Deuxièmement, il y a le Parlement européen qui sera renouvelé l’an prochain. Souhaitons que l’alimentation fasse débat lors des élections et que les citoyens se prononcent sur ce sujet. Souhaitons aussi que ce débat ait lieu dans tous les pays de l'Union et pas seulement en France. Ce n’est pas l’affaire de la seule puissance publique, il faut que les sociétés civiles, les opinions publiques et les corps intermédiaires se saisissent du sujet dans chacun des pays et se mettent en cohérence. Les mêmes messages, idées, revendications et attentes doivent être portés en France, en Allemagne et en Pologne par les citoyens, leurs organisations et leurs associations. C’est très important. Il ne faut pas s'en remettre à la seule puissance publique. Si vous voulez que la puissance publique bouge, avance, surtout au plan européen, il faut nécessairement que les citoyens de l'ensemble des pays aient formulé ces idées et ces attentes après une prise de conscience. Vous soupirez, madame la rapporteure, et je vous comprends parce que la tâche est titanesque. Mais c’est de cette manière que nous avancerons. D’où l'importance des confédérations syndicales européennes, des liens entre nos parlements, du travail effectué en commun par les acteurs économiques dans les filières.

Nous allons travailler sur la prochaine politique agricole commune (PAC). J'ai un souhait : que ce soit une politique agricole et alimentaire commune (PAAC). On ne peut pas s’intéresser au seul acte de produire, il faut nécessairement redire ce que nous attendons du point de vue de l'alimentation. Il faut d'abord poser l'attente et l'exigence, tracer le chemin pour une alimentation à l'échelle de l'Europe. Que veut-on dans l'assiette ? Comment ce contenu va-t-il rémunérer les agriculteurs et les fabricants ? C’est ce qui importe. Partons de l’assiette au plan européen et déclinons ensuite.

M. le président Loïc Prud’homme. Nous avions cette discussion hier avec les syndicats agricoles.

M. Guillaume Garot. Les esprits avancent vite !

M. le président Loïc Prud’homme. J’aimerais revenir sur la réponse que vous avez faite à la rapporteure à propos de l'« effet cocktail ». Vous estimez que l’ANSES doit réaliser une étude parce qu’il faut d’abord savoir avant de poser des cadres. Les industriels s’abritent souvent derrière ce paravent en disant qu’ils respectent la législation et les recommandations de l’ANSES, et que la recherche scientifique n’a pas permis de prouver l’effet nocif de tel ou tel additif.

Parmi les membres de droit du CNA, vous avez cité de grands organismes publics de recherche comme l’INRA, l’INSERM et l’ANSES. Avez-vous aussi cette discussion à propos de la production de la connaissance ? Nous avons reçu de nombreux chercheurs qui travaillent dans des établissements publics français à caractère scientifique et technologique. Ils nous ont dit qu’ils peinaient à répondre à tous ces enjeux en raison d’un manque de moyens et d’effectifs. Au CNA, avez-vous ce genre de retours de la part de représentants de ces organismes de recherche ? Avez-vous perçu cette situation ?

M. Guillaume Garot. J’ai eu des contacts, des réunions, des moments de travail avec les chercheurs des différents organismes. Ils me disent toujours qu'ils voudraient pouvoir travailler davantage avec plus de moyens. C'est le problème des crédits dédiés à la recherche publique en France, qui dépasse les cas de l’INSERM, l’ANSES et l’INRA. Ils font avec ce qu'ils ont. À nous de savoir ce que nous leur demandons et ce que nous leur donnons. Je parle du point de vue de la puissance publique.

M. le président Loïc Prud’homme. Au regard de ce qui se dessine, cela nous alerte.

M. Guillaume Garot. Bien sûr. Voyons quelles sont nos priorités en matière de santé. Sur quoi faisons-nous porter l'effort au cours des dix prochaines années ?

Si j’ai dit qu’il fallait objectiver les choses et si j’ai cité l’ANSES, c’est parce que je considère que cette agence a une vraie réputation. Les avis de l’ANSES font autorité. Ce n’est pas pour autant que les chercheurs de l’ANSES apportent des solutions ou des réponses à toutes nos questions. Ce sont des scientifiques ; il revient ensuite aux politiques de prendre leurs responsabilités. Le principe de précaution relève de l'ordre politique.

S'agissant de l'« effet cocktail », je souhaiterais que nous ayons une vision claire à l'instant donné. Quels sont actuellement les risques liés aux « effets cocktail » ? Apportez-nous les réponses que vous êtes en mesure d'apporter, en tant que chercheurs de l’ANSES. Ensuite, la puissance publique dira ce qu'elle entend faire. La puissance publique et les acteurs économiques ont besoin d'une référence commune qui impose son crédit dans l’espace public. L’ANSES dispose de ce crédit car ses chercheurs sont d’une très grande qualité, du moins ceux que j’ai rencontrés. C'est à l'honneur de la recherche publique française.

M. le président Loïc Prud’homme. Nous sommes d'accord sur la qualité de la recherche. Se pose ensuite la question des moyens qui lui sont alloués.

Monsieur Garot, peut-être voulez-vous reprendre la parole pour un propos conclusif sur un sujet que nous n’aurions pas abordé et sur lequel vous voudriez nous alerter ?

M. Guillaume Garot. Nous avons abordé l’offre et la demande alimentaires, l’éducation, la formation, la sensibilisation. À mon avis, nous avons fait le tour. Le CNA joue son rôle avec des moyens qui sont limités, comme ceux de la recherche. En fait, j’aimerais que les choix en matière d’alimentation soient politiques et citoyens au beau sens du terme. Nous avons tous des exigences, ce qui est normal, mais il faut que nous sachions ce que nous voulons en termes de contenu. À partir de là, la puissance publique doit définir les politiques qu’elle propose de mener en matière agricole, de santé, d’environnement, d’éducation. C’est le sujet et il dépasse le périmètre de votre commission d’enquête. Ces choix sont très importants car ils ont des conséquences sur l’ensemble de la vie. J’ai coutume de dire qu’il faut remettre de la démocratie dans l’assiette.

M. le président Loïc Prud’homme. Merci de nous avoir apporté votre regard de président du CNA. Il nous est précieux. La structure même du CNA nous offre matière à réflexion tant la politique publique en matière d’agriculture et d’alimentation nous semble fragmentée. Merci encore de votre contribution à la réflexion de la commission d'enquête.

 

La séance est levée à midi dix.

 

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26.    Audition, ouverte à la presse, de Mme Virginie Beaumeunier, directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), accompagnée de M. Loïc Tanguy, directeur de cabinet, de M. Emmanuel Koen, adjoint de la sous-directrice « Produits alimentaires et marchés agricoles et alimentaires », et de M. Jean-Luc Déborde, directeur du laboratoire de Strasbourg

(Séance du jeudi 5 juillet 2018)

La séance est ouverte à neuf heures quinze.

M. le président Loïc Prud’homme. Notre première audition de la matinée est consacrée à la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), représentée par sa directrice générale, Mme Virginie Beaumeunier. Cette dernière est accompagnée de M. Loïc Tanguy, son directeur de cabinet, de M. Emmanuel Koen, adjoint de la sous-directrice « Produits alimentaires et marchés agricoles et alimentaires », et de M. Jean-Luc Déborde, directeur du laboratoire de Strasbourg.

Au regard du thème et des réflexions de notre commission d’enquête, l’audition des responsables de la DGCCRF s’imposait.

En premier lieu, la DGCCRF est, par ses contrôles, garante de la loyauté des informations données par les producteurs aux consommateurs, tant en ce qui concerne la composition d’un aliment que pour ses valeurs nutritionnelles déclarées.

En second lieu, la DGCCRF joue un rôle éminent pour s’assurer du respect de la sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’origine de la matière première jusqu’aux rayons des distributeurs, même si elle n’est pas le seul acteur public concerné. À ce sujet, vous nous décrirez la ligne de partage des compétences qui est tracée sur le terrain entre l’action de la DGCCRF et celle des personnels de la direction générale de l’alimentation (DGAL), dont nous recevrons d’ailleurs très bientôt sa direction.

La DGAL définit son « plan national de contrôles officiels pluriannuel » qui concerne les denrées alimentaires, l’alimentation animale et la santé des végétaux. La DGCCRF programme-t-elle ses contrôles de façon similaire ? Quelles sont les priorités ou les cibles privilégiées par la DGCCRF dans une éventuelle programmation de ses contrôles alimentaires ?

Certains interlocuteurs de la commission d’enquête ont regretté, non pas une absence des contrôles effectués, mais l’intervention « en tuyaux d’orgue » des différents acteurs et organismes publics impliqués. Est-ce une critique récurrente – la sociologie administrative fait ce type d’observations pour d’autres secteurs – ou, dans les faits, un effort de la coordination des actions entre administrations mérite-t-il d’être encore approfondi ?

Quels exemples concrets de ces coordinations effectives ou à venir pourriez-vous citer ? Avec l’importance des importations dans le domaine alimentaire, cette conjonction de moyens paraît, par exemple, opportune avec la douane.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment. Elles doivent jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Virginie Beaumeunier, M. Loïc Tanguy, M. Jean-Luc Déborde, et M. Emmanuel Koen prêtent successivement serment.)

Mme Virginie Beaumeunier, directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes. Je vous remercie de nous permettre de nous exprimer devant votre commission d’enquête afin que nous vous présentions, tout d’abord, le contexte dans lequel la DGCCRF intervient, ensuite, son rôle s’agissant en particulier de l’alimentation, et, enfin, quelques exemples de son action concrète.

La question de l’alimentation transformée est devenue majeure dans un contexte où les modes de vie et de consommation ont évolué. La population consomme de plus en plus d’aliments transformés, et de moins en moins d’aliments bruts comme cela se faisait à l’époque de nos grands-parents. Dans le même temps, la perception par les consommateurs des risques liés à l’alimentation s’est renforcée.

On peut sans doute expliquer ce sentiment, d’une part, par l’éclatement de scandales sanitaires, comme celui de « la vache folle », et d’autre part, par une prise de conscience des risques chroniques liés à l’alimentation – autrefois, on parlait plutôt des risques aigus que faisaient courir instantanément des crises contemporaines, aujourd’hui, les choses se jouent davantage sur le long terme.

Ces questions et cette inquiétude naissent aussi de la complexité de l’alimentation transformée par rapport à l’alimentation brute : le consommateur connaît nécessairement moins la composition et les origines de ce qu’il mange. Cette alimentation contient des produits industriels et des améliorants, ce qui nous amène à nous interroger en termes d’origine, de traçabilité, de composition, et de qualité. Cela crée évidemment de nouvelles suspicions.

Cette inquiétude s’est bien sûr retrouvée lors des États généraux de l’alimentation, (EGA) qui ont illustré ces nouvelles demandes des consommateurs qui souhaitent des garanties supplémentaires s’agissant les produits qu’ils consomment. Ils attendent des pouvoirs publics une action forte et transparente concernant leur alimentation, mais également, de manière plus générale, concernant les produits qu’ils consomment et qu’ils utilisent.

Cette attente existe aussi à l’égard des industriels pour qu’ils apportent une information claire, précise et loyale aux consommateurs sur les denrées alimentaires.

Du fait de ses missions, la DGCCRF est au centre de ces problématiques. Ces nouvelles exigences nous appellent à continuer à mener en toute transparence des contrôles réguliers et à effectuer des enquêtes importantes de filière. De leur côté, les consommateurs attendent aussi sans doute de notre part une plus grande pédagogie. Ils veulent comprendre la réglementation et en savoir plus sur nos contrôles et les suites que nous leur donnons.

Cette pédagogie est également importante afin que les consommateurs comprennent et relativisent les différents risques auxquels ils peuvent être confrontés en raison de leur alimentation. Il faut informer sans alarmer, en étant transparent, en particulier s’agissant des risques chroniques qui peuvent être finalement les plus anxiogènes.

Durant l’été 2017, la crise du fipronil, ce produit insecticide découvert dans les œufs, a constitué un bon exemple de ces inquiétudes. Le risque sanitaire associé à la présence de cette substance chimique, interdite dans les œufs, n’était pas aigu – il n’y avait pas de risque immédiat –, en revanche cette situation a suscité de très nombreuses interrogations et des craintes légitimes de la part de nos concitoyens.

Un retour d’expérience de cette crise doit être réalisé dans le cadre du Conseil national de l’alimentation (CNA), auquel nous participons avec d’autres acteurs, en particulier sur la question de la communication et sur la perception des événements. L’exercice sera utile pour mettre en place une communication encore plus claire et plus pédagogique, et, surtout, pour rétablir la confiance des consommateurs.

Il est clair que s’il faut communiquer en période de crise, une communication pédagogique est également nécessaire sur la durée

J’en viens au rôle de la DGCCRF, une direction générale du ministère de l’économie et des finances qui compte environ 3 000 agents, répartis entre une administration centrale et des services déconcentrés implantés, soit, au niveau régional, dans les directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE), soit, au niveau départemental, dans les directions départementales de la protection des populations (DDPP) ou, pour les plus petits départements, dans les directions départementales de la cohésion sociale et de la protection des populations (DDCSPP).

La DGCCRF abrite également des services à compétence nationale, dont une école de formation, et un service national des enquêtes, qui a par exemple été mobilisé pour l’affaire Lactalis que vous connaissez, et qui mène les enquêtes et les contrôles les plus complexes, en particulier les enquêtes de filière. Il faut évidemment citer le Service commun des laboratoires, représenté ce matin par M. Jean-Luc Déborde, que nous partageons avec nos collègues des douanes. Il est constitué d’un réseau de onze laboratoires d’État.

Pour nous, comme pour les douanes, il est essentiel de disposer de ce réseau intégré. Ces laboratoires assurent la réalisation d’analyses et d’expertises pour soutenir notre travail de contrôle. Plus de 300 000 analyses ont été effectuées pour la seule DGCCRF en 2017. Au‑delà de la simple analyse, ces laboratoires interviennent aussi en apportant un appui scientifique indispensable à nos enquêteurs en matière de recherche de fraudes. Les laboratoires mettent au point des méthodes d’analyse pour répondre à nos nouveaux besoins d’enquête, et pour assister les enquêteurs dans les modalités de prélèvement des produits. La relation fonctionne donc en quelque sorte dans les deux sens, des laboratoires vers les enquêteurs, et des enquêteurs vers les laboratoires.

La DGCCRF a trois missions principales : la régulation concurrentielle des marchés, la protection économique des consommateurs, la sécurité de ces derniers. Ces trois missions concourent au même objectif : protéger les consommateurs, mais aussi les entreprises vertueuses par rapport aux entreprises qui trichent.

Ces trois missions sont ainsi largement complémentaires, et il existe de nombreuses synergies dans leur exercice quotidien. En effet, nous avons une approche intégrée de la protection des consommateurs, qui prend en compte l’ensemble des biens de consommation, qu’ils soient alimentaires ou non alimentaires. S’agissant des biens non alimentaires, nous menons en particulier des actions sur les jouets, sur les cosmétiques, sur les produits électriques du quotidien, mais aussi en matière de services. J’insiste sur l’approche intégrée, alimentaire, non alimentaire, car nous considérons qu’elle est capitale dans l’efficacité de l’action de la DGCCRF.

Il y a en effet une vraie cohérence et un gain d’efficience à contrôler, à titre d’exemple, la présence de résidus de phtalates dans des huiles de consommation alimentaire dans des matériaux au contact de denrées alimentaires, mais également dans les jouets, car les analyses sont identiques.

De même, les difficultés rencontrées lors de la gestion de retrait ou de rappel d’ampleur de produits non alimentaires dangereux, comme les siphons culinaires ou les détecteurs de fumée, ont permis à la DGCCRF de bénéficier d’un retour d’expérience pour améliorer sa gestion globale des alertes, ce qu’elle a par exemple mis à profit dans l’affaire Lactalis.

S’agissant de la régulation de la concurrence, on a par exemple vu des entreprises s’entendre pour minimiser leurs efforts en matière d’amélioration de la qualité environnementale des produits, ce qui a un impact sur les consommateurs au-delà des conséquences pour l’environnement. L’entente pouvait aussi viser à répercuter de concert sur le consommateur les surcoûts éventuels liés à de nouvelles réglementations – évidemment cela se faisait de manière excessive.

Ces différentes missions conduisent la DGCCRF à travailler en collaboration avec de nombreuses autres structures institutionnelles. Je pense par exemple à la Commission européenne. Elle a un rôle très important en matière alimentaire et, de manière générale, s’agissant de consommation, mais c’est aussi le cas des douanes, au sein de notre Service commun des laboratoires et également, lors de nos contrôles, à l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) dont vous avez reçu les représentants, à l’Autorité de la concurrence, à l’Autorité des marchés financiers (AMF), aux ministères de l’agriculture, de la santé, de l’environnement, de la justice, des transports des sports… L’interministériel est au cœur même de notre fonctionnement. Il représente une richesse, une force pour l’action publique, qui nous permet de bénéficier de méthodes de travail et de points de vue différents, et de mobiliser des compétences complémentaires.

La question de la sécurité sanitaire de l’alimentation, qui vous intéresse particulièrement, est d’une grande complexité. Elle nécessite par conséquent des compétences très variées, tant scientifiques – une partie de nos concours est scientifique et fait appel à des connaissances en matière de santé humaine, de santé des animaux, de végétaux, de chimie –, qu’économiques, juridiques ou comptables, car il faut pouvoir résoudre des problèmes de traçabilité en cas de fraudes économiques, fraudes qui peuvent aussi induire des problèmes de sécurité.

J’en viens plus précisément au rôle de la DGCCRF dans le domaine alimentaire. Dans ce cadre, la DGCCRF exerce des missions qui concourent à la sécurité sanitaire des aliments – cela concerne la gestion des risques qui peuvent affecter la santé humaine ou animale. Elle assure également des missions qui visent à s’assurer de la bonne information des consommateurs. Nous vérifions ce que nous appelons « la loyauté » – ce travail constitue une spécificité de notre organisme.

S’agissant de la sécurité sanitaire des aliments proprement dite, nous travaillons en articulation avec d’autres acteurs comme l’ANSES, dans son activité d’évaluation, mais aussi les ministères de la santé et de l’agriculture.

Pour ce qui concerne les sujets que traite votre commission d’enquête, la DGCCRF est en particulier compétente s’agissant des additifs alimentaires, c’est-à-dire les conservateurs, les colorants, les enzymes, les arômes … Un travail important est actuellement réalisé au niveau européen pour réexaminer les différentes autorisations accordées par le passé à ce type de produits, en tenant compte de l’augmentation considérable des consommations de produits alimentaires transformés. Dès lors que les consommateurs sont beaucoup plus exposés que lors des études initiales – à l’époque, ils consommaient davantage de produits bruts –, l’analyse scientifique doit évoluer.

La DGCCRF est compétente s’agissant des matériaux qui se trouvent au contact des denrées alimentaires, comme la vaisselle, les instruments de cuisson, les emballages… Des composants peuvent en effet migrer dans l’alimentation, et introduire des substances chimiques dans la consommation alimentaire. Nous sommes également compétents en matière de compléments alimentaires, tous ces produits qui sont censés apporter « un plus » à notre alimentation. Les denrées alimentaires génétiquement modifiées font aussi partie de notre champ de compétence, de même que les résidus de pesticides et de contaminants dans les produits d’origine végétale.

La DGCCRF est aussi compétente s’agissant de toutes les règles d’information du consommateur sur les denrées alimentaires, et en matière de pratiques commerciales trompeuses, de fraudes et de falsifications. Je ne citerai qu’un exemple que vous connaissez bien : l’affaire de la viande de cheval dans les lasagnes était une fraude économique, et non une question de sécurité.

Dans ces domaines, nous sommes responsables de l’établissement de la réglementation. Nous menons les contrôles pour la faire appliquer, et nous gérons les alertes sanitaires lorsque des produits dangereux se retrouvent sur le marché.

En matière de sécurité sanitaire des aliments, depuis la crise de « la vache folle », il a été décidé de séparer l’évaluation de la gestion du risque, de manière à renforcer le processus de décision et à garantir une évaluation du risque totalement indépendante – elle est effectuée par l’ANSES au niveau national, et par l’Autorité européenne de sécurité des aliments – European Food Safety Authority (EFSA) – au niveau européen. Cette division des tâches est un principe fondamental inscrit dans les règles européennes.

Les instances chargées de la gestion des risques se fondent sur les avis des instances d’évaluation pour décider, par exemple, d’autoriser ou d’interdire un certain nombre de pratiques. Ce rôle revient à la Commission européenne, au niveau européen, et, en France, principalement à la DGCCRF et au ministère de l’agriculture.

Notre travail intervient donc en complémentarité de celui de l’ANSES qui fournit des avis scientifiques et des recommandations que nous prenons en compte dans nos mesures de gestion du risque. Les choses fonctionnent aussi dans l’autre sens puisque nos propres contrôles constituent une source d’information très utile pour l’ANSES. En particulier, les résultats de contrôles de nos laboratoires permettent d’affiner les calculs d’exposition des consommateurs à des contaminants comme les métaux lourds, les composés néoformés ou les résidus de pesticides. Il est très important de pouvoir actualiser, si nécessaire, les évaluations des risques que mène l’agence, en fonction de ce que l’on trouve concrètement dans les produits.

Je voulais enfin évoquer quelques exemples d’enquête pour illustrer notre manière de travailler dans le secteur alimentaire.

Le contrôle de la DGCCRF s’opère, d’une part, grâce à des enquêtes sur les produits eux-mêmes, et, d’autre part, grâce à des contrôles des opérateurs, que nous appelons les contrôles à la première mise sur le marché. Ce dernier contrôle, qui se fait chez l’opérateur, a une vocation préventive : il permet de vérifier que l’opérateur a mis en place toutes les mesures pour respecter la réglementation. Le cas échéant, si nous constatons des défaillances, nous les signalons, ou nous prenons des mesures plus coercitives.

Sur les produits, nous mettons en place des plans de contrôle et des plans de surveillance. Les plans de surveillance se fondent sur une méthode aléatoire de contrôle et de prélèvements alors que les plans de contrôle sont mis en œuvre à partir d’un ciblage des risques. Ils concernent par exemple la présence de contaminants et de résidus de pesticides dans les produits d’origine végétale. Pour répondre à l’une de vos questions, monsieur le président, le partage de compétences avec la DGAL s’opère selon la nature du produit : s’il est d’origine animale, la DGAL, qui a une compétence vétérinaire, entre en jeu ; s’il est d’origine végétale, nous intervenons.

S’agissant des produits d’origine végétale, nous contrôlons les résidus de pesticides, de métaux lourds, les mycotoxines c’est-à-dire les toxines sécrétées par des champignons qui peuvent se développer à la production ou lors du stockage des matières premières, ou encore les alcaloïdes par exemple ceux synthétisés par le datura, qui est une mauvaise herbe, et le champignon responsable de l’ergot de seigle, maladie qui remonte au Moyen Âge, mais qui peut parfois réapparaître.

Les contrôles peuvent être menés de manière aléatoire, dans le cas des plans de surveillance, ou de façon ciblée, sur certains produits ou sur certains opérateurs ou filières à risque, pour les plans de contrôle. Nous effectuons également des contrôles renforcés sur certains produits d’origine végétale à l’importation, ainsi que sur les produits bio.

Les contrôles à l’importation sont particulièrement efficaces, car ils sont harmonisés dans l’Union européenne. Ils interviennent avant la mise sur le marché des marchandises.

Au-delà du contrôle il y a aussi l’enquête qui est une spécificité de la DGCCRF. Nous menons des enquêtes de filière et de marché, en particulier des enquêtes régulières pour s’assurer de la loyauté et de la sécurité de certains produits sensibles aux fraudes. Je pense en particulier à l’huile d’olive – les origines ne sont pas toujours celles qui sont indiquées, et les compositions peuvent poser des problèmes –, au miel, et bien sûr au vin, importante production de notre pays pour laquelle le risque de fraude est particulièrement élevé.

Nous sommes l’autorité compétente chargée du contrôle de l’utilisation des additifs – cela concerne évidemment les produits transformés qui intéressent votre commission. Nos enquêtes spécifiques sur les additifs visent à contrôler les aspects relatifs à la loyauté – l’étiquetage et les éventuelles mentions valorisantes – et à la sécurité. Nous vérifions que les additifs présents dans le produit sont autorisés, et que les teneurs et les spécifications sont respectées. De manière plus générale, nous recherchons des pratiques commerciales trompeuses, des fraudes ou des falsifications.

Ces contrôles sont réalisés dans environ 1 200 établissements par an. Ces enquêtes sont fondées sur une approche par le risque.

En 2015, 1 400 produits alimentaires ont été analysés pour le contrôle des additifs. Cela concerne en particulier les produits carnés, les produits de la mer et les fruits et légumes, mais aussi des produits particulièrement sensibles en raison des types de consommateurs. Par exemple, en 2016, nous avons réalisé une enquête sur les confiseries, produit consommé en particulier par les enfants, même s’ils ne sont pas les seuls : 287 établissements ont été contrôlés, plus de 200 confiseries ont été prélevées, et près de 700 analyses ont été effectuées par nos laboratoires.

Nous avons contrôlé la qualité et la sécurité des confiseries aussi bien chez des producteurs industriels que chez des producteurs plus artisanaux. Nous avons contrôlé précisément le bon étiquetage, le respect des concentrations limites maximales des additifs
– on trouve dans les bonbons, des colorants, des conservateurs ou des édulcorants –, le bon étiquetage des substances sucrantes utilisées, le respect des limites en termes d’acidité – en Espagne, la découverte de bonbons trop acides avait déclenché une alerte sanitaire. Nous contrôlons également la véracité des allégations de type « sans sucre » ou « arômes naturels ».

Cette enquête a fait apparaître des lacunes dans la connaissance de la réglementation par les professionnels, en particulier celle applicable aux colorants, à l’exception de ceux des grandes entreprises. Des manquements ont été identifiés dans 40 % des produits analysés en laboratoire, sachant que nos enquêtes se fondent sur une analyse du risque, et que nous contrôlons plutôt des produits pour lesquels un manquement est suspecté. Ce taux est donc très élevé pour ce type de démarche.

Cette enquête montre bien l’articulation entre la sécurité des consommateurs et les contrôles de loyauté. En effet, le même type de contrôles permet à la fois de vérifier si une allégation sur l’emballage est correcte, et si un additif n’est pas présent dans des quantités trop importantes et s’il présente des risques pour les consommateurs.

Autre exemple d’enquête particulièrement significative dans le domaine des colorants, nous avons finalisé, en 2017, une enquête de filières sur un colorant rouge, l’acide carminique ou E120, qui est issu de la cochenille. Cette enquête a montré que certains colorants mis sur le marché contenaient en grande quantité un dérivé de l’acide qui n’était pas autorisé. La DGCCRF a demandé le retrait des produits concernés, et elle a transmis à la justice des procès-verbaux pour tromperie concernant trois entreprises.

Pour compléter ce panorama, je souhaitais mentionner le fait que nous menons régulièrement des enquêtes sur les plats préparés. Nous contrôlons la loyauté de l’étiquetage, c’est-à-dire la conformité entre les illustrations et le contenu. L’illustration peut en effet être trompeuse. Nous vérifions la liste des ingrédients en pratiquant des tests en laboratoire
– nous pouvons déterminer les espèces de viande ou de poisson présentes dans les plats, et aussi l’indication de l’origine des viandes et du lait. Ces sujets sont évidemment particulièrement sensibles. J’ai déjà évoqué l’affaire des lasagnes à la viande de cheval, et il y a une forte demande de nos producteurs agricoles pour que l’indication de l’origine des viandes et du lait soit mentionnée. Une expérimentation pour deux ans a été autorisée par la Commission européenne.

Sur ces sujets, et sur bien d’autres, les laboratoires de la DGCCRF et des douanes ont développé des méthodes d’analyse pour vérifier la loyauté de nombreux produits, s’agissant en particulier de l’identification de l’espèce pour certains animaux, de la variété de pommes de terre, mais aussi les cépages ou des millésimes pour les vins.

Avant d’en terminer avec cette intervention liminaire, je veux évoquer des problématiques émergentes qui mobilisent beaucoup la DGCCRF et qui sont en rapport avec le sujet des produits transformés. Je pense en particulier aux nanomatériaux. La présence de nanoparticules dans les produits de consommation, au premier rang desquels les produits alimentaires, est une source d’inquiétude croissante de la part des consommateurs. Vous avez certainement vu des publications récentes dans la presse consumériste à ce sujet. Elles ont eu un assez fort écho médiatique. L’utilisation de nano-ingrédients dans les denrées doit faire l’objet d’une mention d’étiquetage obligatoire dans la liste des ingrédients. Le nom de l’ingrédient concerné doit être suivi de la mention « nano », en vertu des dispositions prévues par un règlement européen concernant l’information des consommateurs sur les denrées alimentaires, dit « INCO ». Cette disposition est applicable depuis la fin de l’année 2014. Depuis trois ans, nous menons avec le Service commun des laboratoires un important travail afin de réaliser les premiers contrôles, et de mettre au point des méthodes analytiques de pointe pour vérifier que les consommateurs disposent de la bonne information sur la présence de ces nanomatériaux.

C’était un sujet nouveau pour nos agents et nos laboratoires. Nous avons rendu publics les premiers résultats de contrôle en 2017, et au début de l’année 2018 au sein du Conseil national de la consommation. Sur quatre-vingts échantillons de produits alimentaires analysés, trente et un, soit 39 %, contenaient des ingrédients comportant des particules de taille inférieures à 100 nanomètres – ce qui constitue la définition des nanoparticules –, et, dans près de sept cas sur dix, la totalité de l’ingrédient se trouvait sous forme nano, alors que, la plupart du temps, cette caractéristique n’était pas spécifiée sur l’étiquetage des denrées concernées.

S’agissant toujours des nanomatériaux, je signale que, la démarche étant complémentaire, nous avons mené le même type de contrôle hors alimentation, pour les cosmétiques, ce qui nous a permis de mettre en évidence des présences non annoncées de nanoparticules.

Nous poursuivrons évidemment les investigations sur ces cas et, le cas échéant, nous donnerons les suites contentieuses nécessaires. Cela suppose de vérifier dans quelles conditions les nanoparticules ont été introduites dans les produits concernés, et d’en savoir plus sur l’information des professionnels – ils utilisent eux-mêmes des intrants et il faut par exemple savoir s’ils ont bien été informés par leurs fournisseurs.

En tout état de cause, lorsque ces nanomatériaux sont présents, le consommateur doit en être informé en toute transparence, d’autant que la justification de l’utilisation de nano-ingrédients, en particulier dans le domaine alimentaire, peut parfois être limitée. Il existe en effet des alternatives, et certains industriels ont d’ailleurs déjà annoncé qu’ils avaient fait le choix d’abandonner l’utilisation des additifs concernés.

Nous avons ainsi organisé une table ronde avec les industriels, présidée par la secrétaire d’État, Mme Delphine Gény-Stephann, pour présenter le bilan des contrôles et mettre en avant les démarches de substitution engagées en incitant les industriels encore en retard, à s’y mettre.

Nous avons également partagé nos méthodes et les résultats de nos contrôles au niveau européen avec nos homologues et avec la Commission, de manière à ce que l’ensemble des autorités de protection des consommateurs mènent des contrôles similaires sur leur marché national, afin que les consommateurs et les entreprises de l’ensemble de l’Union européenne bénéficient du même niveau de protection.

Il y a malheureusement d’autres exemples de risques émergents. La recherche des agences d’évaluation des risques et des autorités de protection des consommateurs est mobilisée sur d’autres sujets. On peut citer le cas des résidus de pesticides et les possibles « effets cocktail ».

Nous faisons preuve d’une grande vigilance sur tous ces sujets. C’est évidemment impératif pour la santé des consommateurs dans tout un tas de domaines, alimentaires et non alimentaires. Pour conclure, je souhaitais mentionner la question des allégations « sans ». Vous voyez aujourd’hui beaucoup de produits portant la mention « sans sucre ajouté », « sans conservateurs », « sans nitrites »… Il faut sérieusement se pencher sur le sujet. Ces mentions sont certainement valorisantes, mais les techniques utilisées pour justifier ce « sans » peuvent avoir un effet contre-productif et induire une forme de tromperie, voire de concurrence déloyale entre opérateurs.

M. le président Loïc Prud’homme. À quel niveau de la chaîne les fraudes sont-elles les plus fréquentes selon vous ? Est-ce dans l’industrie, dans la distribution ? Quels sont les éléments le plus souvent en cause : les additifs, les résidus de pesticides, la composition des aliments, le mode de production ?

Quelles suites sont données à vos contrôles en termes de sanctions et de pénalités ? En la matière, la législation actuelle est-elle suffisante, ou mériterait-elle d’être renforcée ? Si c’est le cas, sur quels aspects faudrait-il le faire ?

Mme Virginie Beaumeunier. Le type de contrôle dont vous parlez concerne plutôt la composition des aliments, nous détectons donc plutôt les fraudes lors de la production et de la fabrication. D’autres sujets sont à traiter en matière de distribution. Il peut y avoir des problèmes d’étiquetage sur les marques des distributeurs – ils en assument la responsabilité à travers le cahier des charges qu’ils fixent aux producteurs, ce qui nous ramène à la production.

M. Emmanuel Koen, adjoint de la sous-directrice « Produits alimentaires et marchés agricoles et alimentaires ». En matière de répartition des fraudes par des contaminants, les choses sont très variables d’un secteur à l’autre.

Dans le cadre de nos plans de contrôle et nos plans de surveillance sur les résidus de pesticides, les taux de non-conformité sont relativement faibles, de l’ordre de 2 % à 4 %. Il ne s’agit pas de l’un des secteurs où l’on retrouve le plus de problème.

Tout dépend aussi de ce que l’on regarde. Un problème avec les additifs peut avoir différentes sources. Il peut par exemple s’agir d’une utilisation non conforme par rapport à la réglementation, car celle-ci prévoit une utilisation pour un usage donné, dans certaines conditions, avec des critères de pureté. Il peut aussi s’agir d’un manque de connaissance de l’opérateur ou bien, effectivement d’une tentative de ne pas étiqueter.

M. Loïc Tanguy, directeur de cabinet. Certains produits sont particulièrement sujets aux fraudes. Le miel, l’huile d’olive et les vins ont déjà été évoqués. La production française de miel diminue, alors que la demande de miel français augmente. Cela crée des tensions sur les marchés, et donc des fraudes. Pour le miel, nous effectuons des contrôles tous les ans.

M. Jean-Luc Déborde, directeur du laboratoire de Strasbourg. Je peux vous fournir quelques chiffres, mais tout dépend de ce que l’on entend par « fraude ». Notre laboratoire repère plutôt les « non-conformités ». Elles s’élèvent à 6 % en microbiologie, à 10 % s’agissant des contaminants, à 8 % en alimentation humaine et à 23 % en alimentation animale, à 10 % s’agissant des résidus de pesticides, à 6 % pour les mycotoxines, à 28 % pour les matériaux au contact des denrées alimentaires et à 33 % pour les boissons…

Beaucoup d’anomalies sont relevées dans la composition nutritionnelle de l’alimentation, mais les prélèvements sont orientés : 18 % de non-conformités en alimentation animale, 27 % pour les produits carnés, 28 % pour les végétaux, 52 % pour les produits sucrés. Ces résultats sont liés aux différentes enquêtes menées dans l’année, en lien avec les orientations retenues par la DGCCRF.

Mme Virginie Beaumeunier. Effectivement, nous programmons chaque année notre activité par le biais, d’une part, de plans de surveillance dont la fréquence est liée à la réglementation européenne – nous devons assurer un certain nombre de prélèvements aléatoires – et, d’autre part, de plans de contrôle liés aux risques. Pour ces derniers, chaque année, nous déterminons un programme national d’enquête visant des secteurs qui nous paraissent importants. Ces secteurs peuvent être contrôlés sur plusieurs années, quand les taux d’anomalies ou de non-conformité restent élevés. À l’inverse, si les choses s’améliorent à l’issue de l’enquête annuelle, nous choisissons alors un autre secteur. Nous pourrons vous faire parvenir les statistiques.

Quelles sont les suites de ces contrôles ? Elles peuvent être de nature pénale si l’on constate une fraude, une tromperie ou une non-conformité mettant gravement et immédiatement en danger la sécurité des consommateurs. Mais les sanctions sont également administratives – injonction de modifier un étiquetage par exemple, puis sanction si l’injonction n’est pas respectée dans le délai que nous fixons.

M. Loïc Tanguy. Le montant de la sanction pour pratique commerciale trompeuse a été largement réévalué après l’affaire de la viande de cheval. Les personnes encourent désormais 300 000 euros d’amende et deux ans de prison. Ce montant peut être multiplié par cinq pour une entreprise et aller jusqu’à 10 % de son chiffre d’affaires. Ces sanctions sont lourdes et paraissent suffisantes.

Mme Virginie Beaumeunier. Effectivement, les sanctions sont dissuasives. La réglementation de base, quant à elle, doit évoluer en fonction des contrôles, des analyses scientifiques et des nouveaux risques qui apparaissent. Par ailleurs, une grande partie de la réglementation alimentaire est élaborée au niveau européen.

M. le président Loïc Prud’homme. La loi décline dans le code de la consommation et dans le code rural les dispositions réglementaires européennes et fixe des obligations pour les acteurs. Pour autant, les scandales sanitaires et alimentaires se répètent : le fipronil, l’affaire Lactalis, sans oublier celle de viande de cheval… Cela souligne-t-il les insuffisances de la réglementation ? Si oui, à quel niveau ? Si non, quelle est votre explication ? Ces scandales sont-ils un effet secondaire de l’industrialisation de l’alimentation, voire de sa mondialisation ? En effet, le scandale de la viande de cheval était plutôt une fraude commerciale. Mais dans ce cas, la réglementation économique ou commerciale ne doit-elle pas être renforcée ?

Mme Virginie Beaumeunier. Vous avez tout à fait raison, monsieur le président. S’agissant des sanctions, je viens de l’indiquer, la réglementation a été revue et les sanctions très fortement alourdies à la suite des scandales récents. Mais, même avec la meilleure réglementation du monde, les tricheurs continueront à tricher… D’où l’importance de disposer d’un service qui enquête afin de rechercher les fraudes. C’est le cœur de notre métier et la raison pour laquelle nous sommes une administration économique, habituée à réaliser des enquêtes de traçabilité et à rechercher les fraudes économiques, qui ont parfois un impact sur la sécurité. Nous sommes l’instrument pour lutter contre ces fraudes !

Dans ce cadre, il est important que nous puissions développer un réseau de coopération avec nos homologues européens. Notre Service national d’enquête se penche sur les fraudes les plus complexes, en collaboration avec d’autres administrations en Europe.

Une fois les fraudes repérées, il faut que les parquets suivent lorsqu’on leur transmet des procès-verbaux. C’est aujourd’hui le cas. Par ailleurs, l’augmentation des sanctions a constitué un signal important.

Il faut distinguer deux cas de figure : les non-conformités et les anomalies qui résultent d’une méconnaissance de la réglementation, notamment pour les producteurs de petite taille qui n’ont pas de service juridique compétent ; les fraudes patentées qui font l’objet d’enquêtes permettant de remonter les filières. Le scandale de la viande de cheval est un bon exemple, car plusieurs opérateurs étaient impliqués. De même, la crise du fipronil résultait d’une fraude aux Pays-Bas, mais a eu des conséquences dans toute l’Europe. Une bonne coopération entre administrations en Europe est donc fondamentale.

S’agissant du fipronil, la Commission européenne a d’ailleurs jugé que les administrations françaises – DGAL et DGCCRF – avaient parfaitement bien réagi. Les compétences des différents ministères – agriculture, santé et économie – sont complémentaires et l’« ADN » de la DGCCRF, si vous me permettez cette expression, c’est l’enquête et la recherche.

M. Loïc Tanguy. Notre vision transverse, sur l’ensemble des biens de consommation – qu’ils soient alimentaires ou non – est utile car nos enquêteurs chargés de rechercher les fraudes alimentaires ont aussi participé à des enquêtes majeures hors secteur alimentaire – celle sur le dieselgate par exemple. Ils sont ainsi plus compétents et ont aguerri leurs méthodes d’enquête et de perquisition.

M. Emmanuel Koen. Les fraudes, même économiques, sont désormais extrêmement techniques. Les opérateurs qui fraudent peuvent utiliser des méthodes complexes pour maquiller la fraude. Dans ce cadre, comment travaille la DGCCRF ?

En premier lieu, les enquêteurs doivent disposer de techniques analytiques extrêmement performantes et savoir ce qu’ils cherchent. En la matière, le Service commun des laboratoires est un appui précieux. Par exemple, dans l’affaire de la viande de cheval, nous avons recherché quelles espèces avaient été substituées : il fallait développer une méthode d’analyse de l’ADN des espèces utilisées. Lorsque les matrices alimentaires sont complexes, cela prend du temps et nécessite une forte réactivité. Le même problème se pose quand on recherche un contaminant dont on n’a pas l’habitude dans une matrice alimentaire un peu complexe.

En deuxième lieu, le cadre réglementaire et législatif doit permettre de sanctionner. C’est actuellement le cas.

En troisième lieu, il faut cibler les fraudes à la bonne échelle : elles peuvent être locales, nationales, mais, avec la globalisation des marchés, elles sont le plus souvent de dimension européenne, voire internationale. Depuis l’affaire de la viande de cheval, la Commission européenne a renforcé la coopération – qui existait déjà – entre les États membres : elle a créé le réseau Food Fraud qui permet d’échanger avec nos homologues européens des informations sur les pratiques des opérateurs et donc d’améliorer l’efficacité de nos enquêtes, tout en agissant à la bonne échelle.

M. Loïc Tanguy. Lors de l’enquête dont nous avons parlé sur l’acide carminique – le 4-ACA, dérivé du E120 –, nous avons identifié trois opérateurs en France et trois sur le marché communautaire. Nous avons donc transmis ces informations par le biais du réseau Food Fraud.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Vous avez évoqué les 3 000 agents et les onze laboratoires de la DGCCRF. Combien parmi ces agents effectuent des contrôles ? Au regard de la taille du territoire national, cela ne semble pas énorme et j’ai bien peur que beaucoup d’opérateurs ne passent entre les mailles du filet…

Vous avez également parlé des allégations nutritionnelles et de santé, particulièrement nombreuses sur les emballages des produits vendus en supermarchés. On y lit souvent « traditionnel » ou « à l’ancienne » et ces allégations, comme d’autres, concernent des produits qui contiennent parfois beaucoup d’additifs – l’effet sur la santé de certains de ces additifs est controversé. Ces allégations nutritionnelles et de santé induisent bien souvent le consommateur en erreur. Quel est leur cadre réglementaire ? Est-il insuffisant ? Quelles sont les marges de manœuvre des industriels en matière d’étiquetage ? La DGCCRF propose-t-elle des améliorations aux autorités compétentes afin de mieux contrôler ces étiquetages trompeurs ?

Nous avons auditionné M. Benoît Assémat, inspecteur général de santé publique, vétérinaire et expert au département risques et crises de l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ). Il a notamment évoqué les difficultés d’articulation des dispositifs de contrôle de la DGCCRF et de la DGAL, ces deux directions relevant de deux ministères différents, dont les objectifs et stratégies ne sont pas toujours identiques. Quelle recommandation formuleriez-vous en la matière ? Une clarification des missions des différentes institutions serait-elle souhaitable ? L’architecture des dispositifs doit-elle être revue ?

Mme Virginie Beaumeunier. Un règlement européen encadre les allégations en matière alimentaire – les « sans ». Cette réglementation est assez globale, ce qui est intéressant : l’information doit être claire et non trompeuse. Nous diligentons nos contrôles sur cette base et analysons si l’information est trompeuse pour le consommateur. Si tel est le cas, nous faisons le nécessaire en fonction de la gravité de la tromperie : en cas d’infraction mineure, il s’agira d’un simple rappel de réglementation ; si l’allégation est vraiment trompeuse, les mesures seront plus coercitives.

Nous recherchons toutes les tentatives de contournement de la réglementation par les professionnels : ainsi, s’agissant des nitrites dans la charcuterie, l’allégation « sans nitrites » doit être examinée de près. En effet, parfois, les nitrites sont remplacés par un améliorant qui va permettre de produire directement des nitrites dans le jambon !

Mais il ne s’agit pas d’interdire les nitrites, qui ont un effet conservateur… C’est toute l’ambiguïté de l’alimentation transformée et de la perception qu’en a le consommateur : ce dernier veut des produits plus naturels, sans additifs et, en même temps, il souhaite que ces produits se conservent longtemps et qu’ils soient beaux. Les injonctions sont contradictoires ! Il faut faire avec et l’administration doit s’adapter. La réglementation sur ces allégations nous permet d’agir. À nous ensuite de réaliser les contrôles et de bien les cibler.

Vous m’avez ensuite interrogée sur la répartition de nos agents : parmi nos 3 000 agents, 1 800 travaillent dans les directions départementales et 600 dans les directions régionales. Les autres se répartissent entre l’administration centrale – un peu plus de 300 agents –, notre service national d’enquête, l’école et notre service informatique. Au total, 2 400 enquêteurs travaillent sur le terrain.

Concernant la répartition des compétences entre la DGCCRF et la DGAL, je suis désolée que cette question revienne en permanence… En réalité, il faut se méfier des « jardins à la française » car ces sujets sont d’une complexité extraordinaire. L’alimentation recouvre des aspects scientifiques, juridiques, économiques et environnementaux. Je n’ai pas évoqué le ministère de la transition écologique, mais quand on parle du glyphosate ou des nanoparticules, on parle aussi d’alimentation.

À mon sens, le plus important est que chacun sache exactement ce qu’il a à faire, que cela soit écrit dans les textes ou dans des protocoles. Ainsi, notre protocole de coopération avec la DGAL définit précisément les missions de chacun. Il est par ailleurs important de vérifier qu’il n’y a pas de « trous dans la raquette » – de secteurs de compétences non couverts – et que chacun assume ses responsabilités.

Des améliorations sont toujours possibles. D’ailleurs, nous avons créé un groupe de travail, conjointement avec la DGAL et la direction générale de la santé (DGS) pour étudier d’éventuels ajustements dans la répartition de nos compétences. Je le répète, toutes les administrations doivent en permanence se poser cette question : comment améliorer leur efficience ?

À l’inverse, la complémentarité de nos compétences est fondamentale. Je ne pense pas qu’une seule institution puisse assumer le contrôle de toute la chaîne. Ainsi, la DGCCRF n’est pas compétente pour contrôler les abattoirs, vérifier si les animaux sont abattus correctement et la viande bien découpée. En revanche, elle s’intéressera à la barquette de viande qui arrive chez le distributeur comme à son étiquetage.

De la même façon, lors de la crise du fipronil, la DGAL est intervenue dans les élevages et nous sommes intervenus au niveau de la distribution, sur les ovoproduits, principalement transformés – comme les gâteaux par exemple.

M. Loïc Tanguy. Effectivement, dès l’origine de la crise du fipronil, nous avons lancé avec la DGAL des plans de contrôle coordonnés. L’audit de la Commission européenne réalisé après la crise a souligné l’efficacité de cette coordination, chacun sachant ce qu’il avait à faire et l’ayant bien fait.

Le plan national de contrôles officiels pluriannuel (PNCOPA) dont vous avez parlé est un document conjoint, piloté par la DGAL, mais comprenant les contrôles de la DGAL, de la DGCCRF, ainsi que ceux de la DGS ou de l’Institut national de l’origine et de la qualité (INAO).

M. Emmanuel Koen. Ce PNCOPA est d’ailleurs une obligation communautaire. Ce plan nous impose de décrire le partage des compétences en matière de contrôle de la chaîne alimentaire. Cela permet à la Commission européenne de savoir qui fait quoi et aux différentes administrations de vérifier qu’il n’y a pas de « trous dans la raquette ». Toutes les administrations qui concourent au contrôle de la chaîne alimentaire, dans tous les États membres, sont donc impliquées dans ces PNCOPA.

Mme Virginie Beaumeunier. D’ailleurs, dans la majorité des États membres, plusieurs administrations interviennent en matière de sécurité alimentaire.

Mme Élisabeth Toutut-Picard. Je me réjouis de cette tentative apparemment réussie de rapprochement entre les différentes administrations et agences françaises. C’était en effet une des conclusions de la mission d’information commune sur l’utilisation des produits phytopharmaceutiques : la coordination semblait faire défaut et chaque administration ou agence auditionnée nous expliquait que son terrain de jeux était précisément délimité et qu’il fallait voir son voisin pour avoir la réponse à nos questions !

Je souris d’entendre que l’Union européenne souligne l’action coordonnée vertueuse de la France. Au niveau européen, beaucoup restait à faire lorsque nous nous sommes penchés sur le sujet… Si la France peut tirer les administrations européennes vers le haut, c’est une excellente chose !

Ma question porte sur les repères et les normes. J’ai bien compris que votre direction avait la lourde charge d’éditer ces repères et de les contrôler. Cela m’interpelle : comment peut-on être à la fois juge et partie ? Vous nous avez indiqués – je crois que c’est récent – que vous aviez séparé la gestion de la crise et le contrôle du respect des règles. Cela avait été demandé à l’Autorité européenne de sécurité des aliments par les ministres de l’environnement européens, me semble-t-il.

Quels éléments scientifiques vous poussent à affirmer qu’un colorant, un adjuvant ou un produit chimique présent dans l’alimentation industrielle est ou n’est pas dangereux pour la santé ? Je crois que le raisonnement porte sur la substance, et non sur les « effets cocktail ». Comment arrivez-vous à vous positionner ?

Je comprends parfaitement votre mission de contrôle – heureusement, vous êtes là pour réaliser ces contrôles. Mais qui décide de ce qui est dangereux et à partir de quand un produit est dangereux ? Vous l’avez dit, les habitudes alimentaires évoluent, vous devez donc vous ajuster en permanence. Vous avez indiqué revoir les autorisations de mise sur le marché (AMM) de certains produits qui vous semblent désormais dangereux. Comment arrivez-vous à suivre la dynamique scientifique ? Qui vous apporte ces certitudes scientifiques ? Qui sollicitez-vous ? Vous avez parlé du recrutement de scientifiques : comment se positionnent-ils au sein de votre institution ? Comment restent-ils objectifs ?

Mme Virginie Beaumeunier. La séparation de l’évaluation et de la gestion du risque a été mise en place après la crise de la vache folle. C’est à cette époque, en 1999, que l’Agence française de sécurité des aliments (AFSA) – désormais absorbée par l’ANSES – a été créée. Son équivalent européen est l’EFSA. L’évaluation du risque, englobant l’ensemble des analyses scientifiques pour déterminer ce qui est dangereux et à quel niveau, n’est donc pas du ressort de la DGCCRF, mais des scientifiques de l’ANSES ou de l’EFSA.

Lorsque je parlais de recrutement de scientifiques, j’évoquais plutôt des profils scientifiques. Personne au sein de la DGCCRF ne fait de la recherche scientifique au sens strict ; ce n’est pas de notre compétence.

C’est d’ailleurs pour s’assurer que l’évaluation des risques est réalisée de manière scientifique et en totale indépendance qu’elle a été séparée de la gestion du risque ; la crise de la vache folle ayant souligné les défaillances du système antérieur, dans lequel la séparation n’était pas claire.

Ensuite, en fonction des évaluations scientifiques réalisées par ces agences et de leurs recommandations, nous rédigeons la réglementation pour ce qui concerne nos champs de compétences propres. Elle est alors adoptée soit par décret, soit par transposition des règles européennes. Enfin, nous veillons à la faire appliquer par le biais des contrôles.

Je ne peux donc vous répondre concernant la dangerosité des produits, puisque ce sujet est de la compétence de l’ANSES et de ses homologues.

Mme Élisabeth Toutut-Picard. Mais n’avez-vous pas fait état de tentatives
– fructueuses – de rapprochement ou de complémentarité avec l’ANSES ? Si je comprends bien, vous avez la lourde tâche de vérifier que les règles établies par l’ANSES sont respectées. Mais n’avez-vous pas un droit de regard ? En effet, quand cela ne marche pas bien, c’est vers vous que l’on se tourne. Vous l’avez dit, certaines AMM sont actuellement remises en question. Vous collaborez au processus. Comment sont établies les complémentarités entre une direction ministérielle et une agence ?

Mme Virginie Beaumeunier. Cela fonctionne principalement par l’échange d’informations : nous transmettons les résultats de nos contrôles à l’ANSES, qui va éventuellement les utiliser dans ses propres analyses. Ainsi, lorsqu’on constate la présence de tel ou tel additif ou contaminant dans les produits alimentaires, nous faisons des synthèses de nos enquêtes et nous communiquons ces informations à l’ANSES, qui détermine alors si ces résultats sont utiles au regard de ses propres analyses.

Par ailleurs, comme d’autres administrations, nous participons au conseil d’administration de l’ANSES et avons donc par ce biais des contacts réguliers.

La complémentarité existe donc entre l’évaluation et la gestion du risque : l’ANSES réalise des analyses scientifiques, fait des recommandations. Ensuite, les pouvoirs publics prennent les décisions – la réglementation et sa mise en œuvre, par le biais des contrôles.

Mme Élisabeth Toutut-Picard. Quelles sont vos marges de discussion ?

Mme Virginie Beaumeunier. Des échanges peuvent intervenir lors des auditions : en général, lorsque l’ANSES établit un rapport, elle vient nous le présenter, nous expliquer comment elle a travaillé – le vulgariser d’une certaine manière.

La gestion du risque implique ensuite la proportionnalité : en fonction du risque évalué de manière indépendante par l’ANSES, les pouvoirs publics déterminent quelles sont les bonnes mesures à prendre. Ainsi, les colorants azoïques ont la « réputation » – il y a encore un doute – de provoquer de l’hyperactivité chez les enfants. Doit-on interdire totalement ces colorants dans les produits alimentaires ou plutôt demander aux fabricants de prévoir une mise en garde ? En tant que gestionnaires du risque, nous pouvons exiger un étiquetage informatif.

Mme Élisabeth Toutut-Picard. Vous informez donc sur le risque, mais pouvez-vous interdire ? Qui définit la politique publique ? L’ANSES est une agence, au service d’une administration : à quel moment et qui a le pouvoir d’interdire ? Qui prend cette responsabilité ? Ce n’est pas l’ANSES. C’est donc votre direction ?

Mme Virginie Beaumeunier. Si le risque est limité, nous demandons aux fabricants de prévoir une information ou une mise en garde. Si le danger est important, la mesure de gestion du risque est l’interdiction : en matière alimentaire, la décision est en général prise au niveau européen. Dans certains cas, lorsque le danger est grave et immédiat, les traités nous autorisent à prendre ce que l’on appelle des « mesures de sauvegarde ».

Mme Élisabeth Toutut-Picard. Quelle est la marge de manœuvre de la France sur son territoire ? En tant que représentants de la République, pouvons-nous demander aux pouvoirs publics de prendre des décisions sur le territoire français ? Si on nous renvoie toujours vers l’Union européenne, nous n’allons pas pouvoir faire avancer la cause des Français…

Mme Virginie Beaumeunier. Si la France estime que le risque est important et grave, elle peut effectivement décider de prendre des mesures de sauvegarde purement nationales. Ce dispositif a déjà été utilisé dans les domaines alimentaires et non-alimentaires : dans mes fonctions antérieures, j’ai, par exemple, contribué à l’interdiction des prothèses mammaires en silicone. De même, le diméthoate utilisé sur les cerises a été interdit grâce à cette procédure. Mais la France doit ensuite justifier ces interdictions devant la Commission européenne et les autres États membres, car ces mesures bloquent souvent les importations, ce qui est contraire à la libre circulation des biens dans le marché intérieur.

M. le président Loïc Prud’homme. Nous arrivons au terme de ces échanges, toujours trop courts au regard de l’ampleur du sujet que nous avons à traiter. Je vous remercie de cette contribution à la commission d’enquête. Nous ne manquerons pas de vous solliciter si nous avons besoin de compléments d’informations.

 

La séance est levée à dix heures trente.

 

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27.    Audition, ouverte à la presse, de M. le professeur Jérôme Salomon, directeur général de la santé au ministère des solidarités et de la santé, de Mme Joëlle Carmes, sous-directrice à la sous-direction « prévention des risques liés à l’environnement et à l’alimentation », de Mme Laurence Caté, adjointe à la sous-directrice, de Mme Carole Rousse, chef du bureau alimentation et nutrition, de M. le docteur Michel Chauliac et de Mme Anne Giguelay, chargés de dossier à la Direction générale de la santé (DGS)

(Séance du jeudi 5 juillet 2018)

La séance est ouverte à  dix heures trente-cinq.

M. le président Loïc Prud’homme. Mes chers collègues, nous accueillons à présent M. le professeur Jérôme Salomon, directeur général de la santé. Il est accompagné de Mme Joëlle Carmes, sous-directrice en charge de la prévention des risques liés à l’environnement et à l’alimentation, de Mme Laurence Caté, adjointe à la sous-directrice, de Mme Carole Rousse, cheffe du bureau « alimentation et nutrition », du docteur Michel Chauliac et de Mme Anne Giguelay, chargés de dossier à la direction générale de la santé (DGS).

Il est évidemment très important pour la commission d’auditionner les responsables de la direction générale de la santé (DGS), au regard du thème de notre réflexion : le lien entre notre alimentation, tout spécialement de l’alimentation industrielle avec ses produits ultra-transformés, et l’émergence de pathologies chroniques.

Nous disposons de beaucoup d’éléments d’information sur le système alimentaire avec les études individuelles nationales des consommations alimentaires (INCA), et sur les risques accrus de maladies graves, en particulier de cancers, comme le révèle une récente étude NutriNet-Santé. Il existe aussi une étude Bio NutriNet, sur laquelle nous sommes preneurs de plus d’informations tant sur ses finalités que sur l’état d’avancement des travaux.

Votre audition sera, monsieur le professeur, l’occasion de clarifier le panorama des différents organismes intervenant dans le champ de ses réflexions et, pour certains directement placés sous votre tutelle.

Qui fait quoi sur les sujets qui nous intéressent ? Qu’en est-il concernant l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES), le Haut Conseil de la santé publique (HCSP), l’agence Santé publique France qui a succédé à l’Institut national de veille sanitaire (InVS), sans oublier le Conseil national de l’alimentation (CNA) dont nous venons d’auditionner le président, notre collègue Guillaume Garot ?

Certains de nos interlocuteurs ont également cité devant nous l’existence d’un Conseil interministériel de l’alimentation. Se confond-il avec cette autre structure, le comité interministériel de l’agriculture et de l’alimentation (CIAA), qui dépend aujourd’hui du Secrétariat général aux affaires européennes (SGAE) et suit certaines procédures européennes dont on connaît l’importance pour les normes applicables à l’alimentation ? Dans le domaine du développement, il existe aussi le Groupe interministériel sur la sécurité alimentaire (GISA), auquel est associé le ministère des affaires étrangères, mais non la DGS. Tout cela peut apparaitre un peu compliqué à quiconque veut aborder les questions de santé liées à l’alimentation !

Vous nous expliquerez également comment s’élabore le Programme national nutrition santé (PNNS) et ce qu’il faut penser des engagements volontaires de certaines filières et des résultats obtenus, s’agissant, par exemple, de la réduction de la teneur en sel de certaines préparations mais aussi du pain ?

Il vous restera également à nous expliquer les liens entretenus entre votre administration et la direction générale de l’alimentation (DGAL) du ministère de l’agriculture, ou encore avec la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), que nous venons d’auditionner.

Monsieur le professeur, nous allons, dans un premier temps, vous écouter au titre d’un exposé liminaire d’une quinzaine de minutes, que vous pourrez partager avec les personnes qui vous accompagnent. Puis s’établira un échange qui débutera avec les questions que ne manquera pas de vous poser notre collègue Michèle Crouzet, en sa qualité de rapporteure de la commission d’enquête.

Mais auparavant, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter serment.

(M. Jérôme Salomon, Mme Joëlle Carmes, Mme Laurence Caté, Mme Carole Rousse, M. Michel Chauliac et Mme Anne Giguelay prêtent successivement serment.)

M. Jérôme Salomon, directeur général de la santé. Merci, monsieur le président, pour ces propos introductifs. Je suis en effet directeur général de la santé depuis le 8 janvier 2018. Et, avant d’en venir au sujet de votre commission d’enquête, je pense utile de rappeler les principales missions de la direction générale de la santé.

La DGS est en charge de la promotion de la santé, de la protection de la santé publique- tous les aspects de la sécurité sanitaire –, de la lutte contre les inégalités sanitaires et sociales, géographiques et les inégalités d’accès à l’information, et enfin de l’accès aux innovations- avec une interface sur la recherche médicale.

Elle exerce, comme vous l’avez dit, la tutelle des agences sanitaires nationales, en particulier l’Agence de la biomédecine (ABM), l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES), sur laquelle s’exerce une tutelle multiple, Santé publique France, ainsi que l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN).

La DGS a par ailleurs un rôle international, avec des actions au niveau européen et mondial, par le biais des instances de sécurité sanitaires européennes, dont le Health Sciences Center (HSC), et des instances internationales, dont la Global Health Security Initiative (GHSI) qui associe l’Union européenne, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et différents grands pays du monde. J’ajoute que la France adhère naturellement à l’OMS : l’OMS Euro, mais aussi à l’OMS Monde puisqu’elle est représentée à l’Assemblée mondiale de la santé. La DGS joue donc un rôle de promotion des politiques de santé à l’international.

Je souhaiterais d’ores et déjà répondre, monsieur le président, aux questions que vous avez évoquées dans votre propos introductif, en particulier sur le CNA, le HCSP et les autres directions des administrations centrales.

Effectivement, le Haut Conseil de la santé publique nous aide beaucoup, en nous fournissant des avis indépendants d’experts sur différents sujets, notamment les maladies chroniques, les maladies infectieuses, la sécurité des soins et l’environnement.

Nous participons évidemment au CNA présidé par Guillaume Garot. Mais nous participons aussi au Comité interministériel de la santé. Le dernier s’est tenu à la fin du mois de mars et se réunira tous les ans, à la demande du Premier ministre.

Enfin, avec les directions d’administration centrale, comme la DGAL et la DGCCRF, nous avons des contacts extrêmement réguliers, en particulier dans le champ de la sécurité alimentaire. Ces directions sont aussi invitées à la réunion de sécurité sanitaire qui a lieu tous les mercredis matins depuis maintenant vingt ans, sous la présidence du directeur général de la santé, avec l’ensemble des agences et des directions d’administrations centrales concernées par les enjeux de sécurité sanitaire.

Venons-en maintenant au sujet de votre commission d’enquête sur l’alimentation industrielle.

Vous l’avez certainement perçu, l’alimentation est un système très complexe, en pleine évolution, et un déterminant de santé majeur.

C’est d’abord un système complexe. Agir pour une alimentation durable favorable à la santé nécessite de s'intéresser à toute la chaîne allant de l'approvisionnement à la prise en charge des pathologies liées à l’alimentation – qui sont nombreuses.

Le schéma qui retrace les influences multiples qui déterminent l'état nutritionnel de la population, avec des boucles de rétroaction entre ces diverses influences, illustre la complexité du sujet. Il y a à la fois des enjeux de production, de consommation, mais aussi d’influences sociétales, de biologie des populations, de psychologie individuelle, d’activité physique – dans la mesure où notre alimentation dépend aussi de notre mode de vie – et d’environnement autour de la personne. Ce schéma, que nous allons vous distribuer, a été élaboré par des experts de l’OMS et de la Food and Agriculture Organization (FAO) des Nations unies, qui montrent bien la diversité des leviers qu’il est nécessaire d’activer.

C’est ensuite un système extrêmement évolutif. Les modes alimentaires se transforment rapidement, de même que les modes de vie – éloignement des lieux de production ; développement des hypermarchés avec des approvisionnements alimentaires massifs ; généralisation du travail des femmes ; développement de l’électroménager ; accès au micro-ondes ; limitation du temps passé à cuisiner ; influence du marketing sur les achats de nos concitoyens ; développement de l’alimentation hors du domicile – souvent en restauration collective, et dans un laps de temps extrêmement court, notamment pour déjeuner.

Parallèlement, on note une évolution des modes de production – agriculture intensive – et des process de fabrication des produits alimentaires – augmentation des produits préparés, transformés et ultra-transformés dans l'alimentation des Français. Cette augmentation est beaucoup plus rapide, en volume par an et par habitant – 4,4 % depuis 1960 – que pour la consommation à domicile – 1,2 %. L'utilisation d'additifs, d'auxiliaires technologiques, de matériaux en contact avec les denrées alimentaires caractérise cette alimentation de type industriel. La contamination de l'alimentation par les pesticides, résultant des modes de production agricole, constitue par ailleurs un sujet de préoccupation croissant, pour nous comme pour les consommateurs.

Enfin, l’alimentation, qui est un déterminant de santé majeur, est très liée aux inégalités sociales.

La nutrition est impliquée comme facteur de risque des pathologies chroniques les plus fréquentes en France. Je ne rentrerai pas dans les détails, mais on note une augmentation du diabète de type 2 – en prévalence comme en incidence.

La mortalité par cancer, notamment évitable, est importante en France. Selon un Bulletin épidémiologique hebdomadaire récent, issu de Santé Publique France, et une publication très récente, de juin 2018, du Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) qui est affilié à l’OMS et se trouve à Lyon, 142 000 cas de cancers sont évitables en France chaque année, les facteurs de risques les plus importants étant le tabagisme avec près de 70 000 cas, l’alcool, puis l’alimentation déséquilibrée, sans oublier le surpoids et l’obésité qui sont en eux-mêmes des facteurs de risque de cancer. Face à cette situation, la France s’est dotée de Plans cancer – on a eu encore hier une copie du troisième Plan « Cancer » – et l’Institut national du cancer (INCa) est très mobilisé sur les causes modifiables de cancers évitables.

Les maladies cardio-vasculaires sont la deuxième cause de mortalité, en corrélation avec l’importance des dyslipidémies et de l’hypertension artérielle. 40 % de la population adulte souffre d’une dyslipidémie et un tiers souffre d’hypertension artérielle. Un lien a été établi entre la consommation de sel et l’hypertension artérielle, et l’OMS recommande de consommer autour de 5 à 6 grammes de sel par jour – on en est loin en France. Pourtant, dès la réduction du sel, on obtient une réduction de l’hypertension, et par conséquent du nombre des accidents vasculaires cérébraux (AVC).

Les données sur le surpoids et obésité sont issues des études menées par Santé publique France, qui est notre agence d’épidémiologie en population – étude nationale nutrition santé (ENNS), étude de santé sur l’environnement, la biosurveillance, l’activité physique et la nutrition (ESTEBAN). La prévalence de l’obésité est régulièrement mesurée, en particulier dans le cadre du Plan « Cancer » ou dans les études menées par l’ANSES.

On a réussi à casser la croissance de la courbe de l’obésité en France. On est dans une phase stable, notamment pour la prévalence cumulée de surpoids et d’obésité – autour de 50 % d’adultes touchés par ce phénomène aujourd’hui en France. Ce pourcentage n’augmente plus depuis maintenant dix ans. De la même façon, et c’est une bonne nouvelle même si on voulait faire mieux, la prévalence de l’obésité chez les enfants est stable, tout comme celle du surpoids.

La France se situe plutôt dans la fourchette basse des pays touchés par l’obésité, et c’est un des très rares pays à avoir stabilisé la courbe, même si le niveau reste trop élevé. En effet, l’obésité touche 8 millions de personnes en France, avec un coût social estimé à près de 20 milliards d’euros par an.

Les inégalités sociales, dans ce domaine, demeurent majeures, et constituent une vraie préoccupation. Il y a une très forte corrélation entre niveau social et obésité. La prévalence de l’obésité peut être de deux à quatre fois plus importante dans les populations défavorisées que pour les populations plus favorisées. Cela peut même se faire à l’échelle d’une ville, entre les quartiers favorisés et les quartiers défavorisés.

Des différences de consommation sont constatées selon le niveau social. L’alimentation des personnes de niveau socio-économique faible, caractérisées par un niveau d’éducation moindre, est plus éloignée des repères de consommation du PNNS que les personnes plus éduquées.

En quoi consiste notre rôle, en tant que ministère de la santé ?

Il consiste d’abord à donner une cohérence globale à l’intervention publique dans un objectif de santé, ce qui implique une coordination des politiques publiques sectorielles. C’est pourquoi, dans ce genre de situations et sur ce type d’actions, il faut agir de manière interministérielle et intersectorielle.

Nous menons des actions dans le domaine de la nutrition, au sens de l’alimentation et de l’activité physique, qui se situent dans le champ plus global de la Stratégie nationale de santé (SNS) publiée fin décembre 2017 après une large concertation. L’alimentation figure en bonne place, s’agissant de l’axe relatif à la promotion de comportements favorables à la santé : alimentation saine ; réduction de l’exposition de la population aux substances nocives à la santé, dont les contaminants issus de l’environnement ou des modes de production ou d’emballages ; développement de la recherche dans le domaine de l’exposition et des risques.

Au comité interministériel de santé présidé par le Premier ministre en présence de tout le Gouvernement fin mars, a été présenté le plan national de santé publique (PNSP), intitulé « Priorité prévention ». C’est un plan qui correspond au premier axe de la SNS, destiné à lutter contre les inégalités de santé. Il comporte cinq mesures phares, auxquelles s’ajoutent quatorze mesures selon un schéma de parcours de vie. On citera à titre d’exemple : la promotion d’une alimentation saine, de qualité nutritionnelle améliorée – moins de sel, de gras, de sucre, etc. – à travers un engagement volontaire des acteurs économiques, avec un objectif de réduction de sel de 20 %, l’actualisation des menus en restauration scolaire en tenant compte des nouveaux repères nutritionnels, la promotion dans les médias audiovisuels d’une alimentation favorable à la santé, et bien évidemment la promotion du Nutri-Score qui se répand en France et qui intéresse beaucoup l’Europe comme l’OMS.

Existent par ailleurs des Programmes nationaux nutrition santé (PNNS), qui sont des plans de santé publique quinquennaux inscrits dans le code de la santé publique, et visent à améliorer l'état de santé de la population en agissant sur l'un de ses déterminants majeurs : la nutrition. Ils s'articulent avec d'autres plans, programmes et feuilles de route tels que : la Feuille de route « Obésité » ; le Programme national pour l'alimentation (PNA) ; la Stratégie nationale « Sport santé » car on voit bien qu’il y a une corrélation très forte entre l’activité physique et la nutrition ; mais également le plan national santé environnement (PNSE) ; la stratégie « pauvreté » ; le plan « autonomie » ; le plan « Écophyto », puisque l’objectif est aussi de réduire l’exposition aux pesticides et aux produits phytosanitaires ; le plan « Périnatalité », qui s’intéresse à la santé globale de la mère pendant la grossesse et pendant la période d’allaitement ; le programme « Ambition Bio 2022 » qui concerne l’accès au bio ; le plan « Biodiversité » qui vient d’être discuté.

Nous avons par ailleurs des missions très limitées, du côté du ministère de la santé, dans le domaine de l’alimentation, avec un fort contexte communautaire. On en reparlera, si vous le souhaitez, avec nos experts.

L'utilisation des additifs est strictement réglementée au niveau communautaire selon le principe dit "de listes positives". Les additifs autorisés dans les denrées alimentaires et leurs conditions d'utilisation sont répertoriés à l'annexe II du règlement (CE) 1333/2008 sur les additifs alimentaires après avis de l'Autorité européenne de sécurité des aliments
European Food Safety Authority (EFSA) – et du Comité permanent des végétaux, des animaux, des denrées alimentaires et des aliments pour animaux (CPVADAAA) de la Commission européenne. Vous venez de rencontrer la DGCCRF, qui est la direction pilote de cette réglementation. L'ANSES, sur laquelle on a aussi la tutelle, apporte un appui scientifique au Gouvernement et peut être saisie par les ministères, notamment le ministère de la santé sur certains additifs alimentaires. On vient de le faire à propos du dioxyde de titane, dont on a beaucoup parlé dans la presse ces dernières semaines.

L'utilisation des auxiliaires technologiques, substances utilisées pour la fabrication des denrées alimentaires, est également encadrée au niveau communautaire. Toutefois, la législation européenne en matière d'auxiliaires technologiques est d'harmonisation partielle, et la réglementation nationale vient compléter le dispositif. La France est l'un des seuls pays à préciser leurs conditions d'évaluation, d'autorisation et d'utilisation via le décret du 10 mai 2011 qui fixe les conditions d'autorisation et d'utilisation des auxiliaires technologiques pouvant être employés dans la fabrication des denrées. L'ANSES est saisie par la DGCCRF de toute demande d'autorisation d'un nouvel auxiliaire technologique. La DGS est cosignataire des arrêtés autorisant l'utilisation de nouveaux auxiliaires technologiques.

Les huiles minérales dans les matériaux en contact avec des denrées alimentaires (MCDA) sont également encadrées au niveau communautaire. L'EFSA intervient dans l'évaluation de ces substances. La DGCCRF est l’autorité compétente au niveau national.

La mise sur le marché des organismes génétiquement modifiés (OGM) ainsi que celle des produits qui en dérivent est également soumise à des procédures européennes, définies par la directive 2001/18/CE relative à la dissémination volontaire d'OGM dans l'environnement, et par le règlement (CE) 1829/2003 relatif aux denrées alimentaires et aliments pour animaux génétiquement modifiés. Les États membres ont la possibilité d'évaluer les dossiers. L’ANSES intervient dans ce cadre et se prononce sur les aspects de sécurité sanitaire. Sur la base de l'avis rendu par l'agence, la DGCCRF transmet à l'EFSA les commentaires de la France sur les dossiers.

Sur les pesticides dans les aliments, existe une réglementation qui définit des limites maximales de résidus (LMR) qui ne doivent pas être dépassées, et qui prévoit des contrôles. Sur la base d'un avis émis par l’EFSA, qui propose des LMR, la Commission européenne, assistée par le CPVADAAA, se prononce sur la LMR qui sera retenue. La DGAL est l'autorité compétente qui participe au vote sur les LMR lors des réunions du CPVADAAA. Les contrôles des résidus de produits phytopharmaceutiques sont réalisés : d'une part, concernant la distribution et l'utilisation de ces produits, par les directions régionales dépendant du ministère chargé de l'agriculture, sous le pilotage de la DGAL ; et d'autre part, à partir de la mise sur le marché des denrées d'origine végétale par les directions régionales et départementales du ministère chargé de l'économie, sous le pilotage de la DGCCRF.

J’en viens à la politique nutritionnelle du ministère de la santé.

Je vous ai parlé des différents PNNS. Avant 2001, la nutrition, en tant que champ de prévention dans la politique de santé, n’était pas prise en compte. Le premier PNNS a été conçu en 2000 et lancé à la demande du Premier ministre par la ministre de la santé en janvier 2001 Dès le départ, l’une des orientations majeures du PNNS a été l'amélioration de la qualité nutritionnelle de l'alimentation de tous les Français.

Un second PNNS a été initié en 2006. En 2010, le PNNS a été inscrit dans le code de la santé publique comme un programme gouvernemental quinquennal, lié au Programme national pour l'alimentation. Cela constitue une avancée importante.

Le troisième PNNS a été prolongé jusqu'en 2018. Le rapport d'évaluation du PNNS 3 et du plan obésité, publié par l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) en octobre 2017, salue un programme qui a su faire émerger une préoccupation majeure de santé, mais il souligne un problème de gouvernance globale et d'articulation, notamment, avec le Plan national de l'alimentation.

Le quatrième PNNS est en cours d'élaboration. Il bénéficiera à la fois des recommandations de l'IGAS, issues de l'évaluation du PNNS 3, et de celles du Haut Conseil de la santé publique que vous avez cité tout à l’heure, monsieur le président, et qui est présidé par Franck Chauvin.

Les PNNS, depuis l'origine, ont suivi quelques principes.

Premier principe : aborder à la fois le volet alimentaire et le volet activité physique, ce qui est à mon sens cohérent.

Deuxième principe : mettre un accent particulièrement fort sur la prévention primaire. Vous savez que la ministre, en particulier, insiste énormément sur la prévention primaire, secondaire et tertiaire, dans une démarche de promotion de la santé, qui a été très nettement renforcée par le PNSP il y a quelques semaines. Le repérage et le dépistage précoces de l'obésité et de la dénutrition – il ne faut pas oublier qu’une part importante de nos concitoyens, comme les personnes malades, les personnes victimes de troubles du comportement alimentaire et les personnes âgées, est touchée par la dénutrition –, de même que la prise en charge de ces pathologies, entrent aussi dans le champ du PNNS.

Troisième principe : prendre en compte la globalité de l’alimentation, loin d’un modèle biomédical qui se concentrerait uniquement sur la teneur en lipides, glucides et vitamines. Ce n’est pas comme cela que les Français envisagent l’alimentation. L'alimentation est un acte social majeur, inscrit très profondément dans la culture française, un moment de plaisir et de convivialité – dont certains sont exclus, comme les personnes âgées vivant dans la solitude ou les personnes sans domicile fixe. Dans ces conditions, comment concilier alimentation, plaisir et santé, sans devenir culpabilisateurs ou stigmatiser ? Le PNNS n’est pas un prescripteur de régimes restrictifs.

Dernier principe : fonder les messages qu’il transmet à la population sur une expertise collective issue de groupes d’experts. Vous avez cité l’ANSES, mais on peut ajouter le HCSP, la Haute Autorité de santé (HAS) et Santé Publique France.

Le champ de la nutrition est l'objet de discours multiples, contradictoires ou incohérents. Cette « cacophonie », pour reprendre l'expression des sociologues, loin de s'amenuiser, a tendance à s'accroître. Les pouvoirs publics ont une mission essentielle qui consiste à proposer un discours fondé sur une science du meilleur niveau international, et qui ne soit pas perturbée par des conflits d’intérêts ou par des intérêts commerciaux particuliers.

Le PNNS cherche à être en France la référence pour l'alimentation santé. La science nutritionnelle est une science relativement jeune. Elle est, par nature, pluridisciplinaire : épidémiologie, biologie, génétique, toxicologie, sciences humaines, sciences sociales, géographie, urbanisme, etc. Beaucoup plus récemment, se sont invitées les sciences de l'environnement, en raison du lien qui a été établi entre contaminants des aliments, leur consommation et l’émergence de pathologies chroniques.

Tel est le rôle du PNNS. On est conscient qu’une seule action ne modifie pas totalement la situation, mais on est vraiment attentif à agir sur des acteurs et sur des facteurs qui modifient les choix de consommation de populations très diverses, sur des territoires très divers – éléments dont il convient de tenir compte. C'est pourquoi le PNNS prévoit une diversité de stratégies et d'actions qui se veulent « synergiques » et « cohérentes », d'autant que les moyens disponibles pour l'action restent modestes au regard des sommes mises en œuvre, par exemple pour la seule promotion de produits ultra-transformés. Quelles sont ces stratégies ?

Il existe au niveau international un consensus assez clair sur les stratégies à mettre en œuvre. De multiples documents de l'OMS, de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), de la direction générale « Santé » de la Commission européenne, mais aussi de la direction générale du Trésor ou d'organismes privés en font l'écho. Le PNNS a contribué à mettre en place ces préconisations, même s’il y a évidemment encore beaucoup à faire.

L’information et l'éducation en matière alimentaire et nutritionnelle sont indispensables. Les Français sont des citoyens libres, qui doivent pouvoir développer des comportements en connaissance de cause. On fait appel à la rationalité des individus dont la conscience des conséquences de leurs actes est améliorée par ces actions d'éducation. Le « fond », est constitué par les repères nutritionnels du PNNS élaborés par l'ANSES avec le HCSP et Santé Publique France.

Ce sont les campagnes médias sur les aliments trop gras, salés et sucrés, sur la promotion de 30 minutes d'activité physique par jour, avec les 10 000 pas par jour et la montée des escaliers, de la consommation de cinq fruits et légumes par jour, etc.

C'est aussi la diffusion des guides du PNNS, à plus de 20 millions d'exemplaires, ou de plaquettes sur le sujet.

C'est le site mangerbouger.fr, avec plus de 400 000 pages vues par mois. Ce site propose des moyens très concrets pour aider les individus et les familles à mieux manger et plus bouger. C’est ainsi que la « Fabrique à menus » propose en trois quatre clics aux familles des journées alimentaires santé, avec menus, recettes et listes de courses. On peut ajouter à ce type d'action l'apposition du Nutri-Score, qui est de plus en plus présent dans de nombreuses marques et magasins. Il est désormais possible de le retrouver dans la restauration collective, voire à la maison puisqu’on pourra y avoir accès chez soi.

Mais l'humain n'est pas seulement un être rationnel. L'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) a bien montré dans son expertise collective « Inégalités sociales de santé et nutrition » de 2014 que menée seule, cette stratégie conduit à une aggravation des inégalités de santé. Une cohérence est indispensable entre ce qui est dit et ce qui est proposé. À titre d'illustration, comment penser qu'un enfant ayant eu une éducation de qualité à l'école sur l'alimentation et la nutrition résistera au marketing d'une pâte à tartiner qui lui fait miroiter qu'il sera un héros face à ses copains s'il consomme sa tartine ? C’est difficile, et il faut évidemment y être attentif, surtout si ses parents se voient offrir pour son anniversaire des bons de réduction pour l'achat de ce produit, ou qu'en magasin on offre trois produits pour le prix de deux !

La DGS a adopté une démarche très transversale, en travaillant avec plus de quinze ou seize directions d’administrations centrales à chaque fois. On anime un comité permanent restreint de toutes les directions concernées, pour que l’environnement global des citoyens devienne favorable à la santé, qu’il s’agisse de l’activité physique ou de l’alimentation.

Pour l’alimentation, quatre points sont pris en compte.

Premièrement, la reformulation des aliments : moins de gras, de sels, de sucres, tant pour les aliments existants que pour les nouvelles recettes. Les entreprises ont la possibilité de signer des chartes de progrès nutritionnel. Des accords ont été mis en place par le PNA. L’Observatoire de la qualité de l’alimentation (OQALI) permet d’évaluer l’impact de ces chartes. Plusieurs entreprises se sont engagées dans cette voie, encore en nombre insuffisant pour créer une véritable différence, mais il fallait le souligner. J’ajoute que le Nutri-Score nous paraît extrêmement clair et accessible à tous, visuel, et qu’il plaît beaucoup, même en dehors de France – plusieurs pays veulent nous copier.

Deuxièmement, la limitation du marketing alimentaire, sujet majeur, notamment en direction des enfants et des familles de moindre niveau d’éducation, qui y sont plus particulièrement sensibles.

Troisièmement, une fiscalité comportementale, dont vous discutez souvent, et qui favorise, par le prix, des comportements favorables : c’est un outil efficace, notamment pour lutter contre le tabagisme, domaine dans lequel on a remporté de premiers succès. Il existe depuis 2012 en France une taxe sur les boissons sucrées ou avec édulcorants de synthèse, qui a été modifiée le 1er juillet 2018 pour tenir compte de la teneur en sucres des boissons.

Quatrièmement, l’étiquetage nutritionnel, dont je vous ai déjà dit un mot : plus de soixante-dix entreprises se sont engagées dans le Nutri-Score. Ainsi, les parts de marché commencent à devenir tout à fait significatives : on en est à près de 20 % du marché. Si ces chiffres sont encourageants, il y a lieu de poursuivre.

Toutes ces stratégies nécessitent un ancrage territorial pour être efficaces. Les agences régionales de santé (ARS), dans leur projet régional de santé (PRS), déclinent ces priorités avec toutes les parties prenantes, en particulier avec les associations, les ambassadeurs en santé à l’école – grande innovation de la prochaine rentrée – qui seront mis en place grâce au soutien de l’éducation nationale, et surtout l’intervention du service sanitaire. En effet, toujours à partir de la prochaine rentrée, 49 000 étudiants seront envoyés en mission « promotion de la santé » dans les établissements les plus défavorisés, notamment les établissements scolaires.

En conclusion, quelles sont les nouvelles orientations ?

On va encore améliorer la situation sur le plan nutritionnel et lutter contre les inégalités sociales en cause dans la nutrition. L'OQALI a montré qu’il n’y avait pas de différence de qualité nutritionnelle des aliments selon qu'ils étaient vendus sous marque nationale, marque de distributeur ou hard discount. En revanche, les aliments produits en limitant les pesticides et contaminants sont plus onéreux, donc moins accessibles.

Comme je vous l’ai dit, nous travaillons sur le PNNS 4 en tenant compte de la recommandation de l’ANSES et du HCSP de privilégier, pour divers groupes d’aliments, une consommation tenant compte des conditions de production diminuant l’exposition aux pesticides – selon un principe de précaution – ou aux contaminants.

Pour terminer sur les perspectives, sachez que j’ai mis la question de la recherche au premier plan. De nombreux articles scientifiques sont sortis, que je tiens à votre disposition. Certains, qui datent de 2018, montrent qu’il faut approfondir la relation entre consommation de produits ultra-transformés et impact sur la santé.

Nous entendons bien évidemment appliquer le principe de précaution, et sur la base de ces études, nous nous interrogeons sur la réduction du risque, qui est une démarche très sanitaire, et sur la réponse à donner aux questions de nos concitoyens.

Nous pourrons approfondir le sujet tout à l’heure, en réponse à vos questions, s’agissant plus particulièrement : de l’action européenne ; de la protection des populations les plus défavorisées ; de la demande accrue de produits moins transformés ; de l’action sur les secteurs économiques – côté santé, nous n’avons pas de leviers d’action ; de la fiscalité ; enfin, du moyen d’inciter – ce qui est une démarche positive – les Français à cuisiner à nouveau avec des produits bruts, des produits locaux et des produits proches des consommateurs, ce qui permettrait de limiter l’achat de produits ultra transformés.

J’espère ne pas avoir été trop long : je voulais vous faire un panorama complet.

M. le président Loïc Prud’homme. Je vous remercie pour ce panorama, qui est en effet complet et qui m’incite cependant à réagir. Vous avez parlé de l’hypertension, du diabète, du cancer, de l’obésité et du surpoids. On voit émerger ces pathologies chroniques, ce qui a contribué à l’organisation de cette commission d’enquête.

Puisque vous êtes impliqué dans ce Plan national de santé publique, je voudrais que vous nous donniez votre point de vue sur l’impact de l’alimentation dans les problèmes de santé publique. Il me semble que c’est une difficulté majeure. Est-on alarmiste, ou au contraire en dessous de la réalité ? Ces problèmes semblent émerger de manière exponentielle ces derniers temps.

Vous faisiez mention des études. Quasiment toutes les semaines, on publie une nouvelle étude établissant des liens entre certaines pathologies, l’alimentation ultra transformée, certaines molécules, certains résidus ou additifs. Vous qui avez un regard plus large sur la santé publique, que pouvez-vous nous en dire ?

M. Jérôme Salomon. D’abord, votre état de santé – cela peut vous paraître étrange de l’entendre d’un médecin – dépend finalement peu de votre médecin ! La France est sans doute l’un des pays qui en a pris le plus tardivement conscience. Votre état de santé dépend énormément de votre environnement entendu au sens large : conditions de travail, conditions de transport, stress, alimentation, activité physique, éducation, etc. Tout ce que vous avez appris à l'école, ce que vos parents vous ont transmis, votre mode de vie, va considérablement influencer votre état de santé. Évidemment, l’alimentation est un facteur-clé – on le voit en cas de dénutrition, surpoids, obésité, mauvaise alimentation, alimentation déséquilibrée. Mais il faut aussi reconnaître que les maladies cardiovasculaires et les cancers sont des pathologies dont les causes sont multiples. Malheureusement, les choses ne sont pas très simples, sauf peut-être les relations entre sel et hypertension, puis entre hypertension et AVC. Voilà pourquoi, par exemple, il est assez complexe d’identifier une relation causale unique entre une alimentation ultra-transformée et des cancers.

Des travaux très sophistiqués sont menés. Il est relativement simple d’observer l’état de santé de la population – c’est l’épidémiologie. On observe les personnes suivies pour un diabète de type 2, des cancers, des maladies cardiovasculaires, des dyslipidémies ou de l’hypertension artérielle. Mais ensuite, la relation entre l’exposition d’individus et la survenue de pathologies est beaucoup plus complexe à établir parce que cela nécessite de constituer des cohortes, et d’éliminer les facteurs de confusion. Ainsi, même les scientifiques, comme Serge Hercberg et ses équipes, que vous avez auditionnés, font preuve d’une grande prudence, même dans leurs publications. Ils observent, sur les cohortes prospectives, une augmentation des cancers, mais cela reste de l’observation épidémiologique, et la relation de causalité est toujours très compliquée à déterminer. Il faudrait pouvoir comparer les mêmes personnes, exposées ou non exposées, etc. Vous imaginez la complexité du dispositif. Cela fait partie des difficultés que nous avons à avancer, même si les enjeux de recherche sont fondamentaux.

Les mêmes équipes ont écrit, à partir de la cohorte NutriNet Santé, sur les liens entre l’alimentation ultra-transformée et les troubles gastro-intestinaux.

En France, la prévention des cancers est un enjeu clé quand on sait que chez nous, 40 % des cancers – ce qui est tout de même considérable – sont évitables. Ainsi, 142 000 cas de cancer auraient pu être évités chaque année. Les grandes causes de cancer, très nettement devant les autres, sont évidemment le tabac – 70 000 cas de cancers – et l’alcool.

Mais derrière, il y a l’alimentation déséquilibrée, conclusion à laquelle est parvenu le CIRC. J’ajoute qu’alimentation déséquilibrée et surpoids ou obésité sont finalement des facteurs de risque proches.

Alimentation et surpoids sont liés. Mais le surpoids est également lié à l’activité. A-t-on une activité suffisante ? On sait aussi que le surpoids et l’obésité interviennent sur l’équilibre endocrinien.

Nous restons évidemment très attentifs aux publications. C’est notre rôle. Nous sommes très attentifs à ce que la recherche avance et surtout, à ce qu’elle avance de façon scientifique, en étant extrêmement rigoureuse dans son analyse. Nous ne faisons pas de conclusions hâtives, tout en suivant de près l’évolution des connaissances scientifiques. C’est comme cela que nous avançons. Dès qu’on parle d’évolution des connaissances scientifiques – vous avez encore vu la polémique sur les études récentes – nous nous assurons de la qualité des études, du fait que les résultats ne sont pas biaisés, et de l’absence de conflits d’intérêts. Même chez les scientifiques, il peut y avoir des conflits d’intérêts. Nous devons donc être attentifs aux conclusions des experts, mais également rigoureux dans l’analyse.

M. le président Loïc Prud’homme. En matière de rigueur scientifique, les travaux de l’ANSES font autorité. En 2011, elle a recommandé que onze composants toxiques présents dans les aliments pour enfants soient retirés de leur fabrication ; en 2016, elle a formulé la même recommandation. La commission d’enquête aimerait comprendre pourquoi ses recommandations n’ont pas été suivies ? Quelle autorité serait chargée de les mettre en œuvre ? Pourriez-vous nous éclairer sur le processus de décision ? Si des recommandations émanant d’une autorité indépendante reconnue par ses pairs restent lettre morte, nous aurons bien du mal à faire évoluer les choses.

M. Jérôme Salomon. La gouvernance de l’ANSES, qui regroupe cinq directions générales, fonctionne bien. La procédure de saisine est simple, efficace et fluide. L’ANSES apporte des réponses extrêmement sophistiquées. Les administrations centrales n’ont aucune inquiétude sur la qualité des avis de l’Agence.

De manière générale, nous suivons les avis de l’ANSES. La difficulté tient aux leviers d’action : s’ils renvoient à des directives européennes, nous sommes coincés par le droit européen ; s’ils portent sur les composants de l’alimentation, c’est la DGCCRF ou la DGAL qui est compétente, la DGS se concentrant sur les politiques de santé publique.

M. Michel Chauliac, chargé de dossier à la direction générale de la santé. Les avis de l’ANSES sont discutés entre les directions et tous les facteurs susceptibles d’influencer la santé de la population à long terme sont pris en compte.

Mme Carole Rousse, cheffe du bureau de l’alimentation et de la nutrition à la direction générale de la santé. Ajoutons que la DGCCRF a en charge le volet relatif au contrôle, en lien avec le DGAL.

M. Jérôme Salomon. Les contrôles ont une grande importance car l’ANSES nous fournit aussi le résultat de ses analyses toxicologiques qui portent sur plus de 7 000 références, dont – adjonction récente – les produits du tabac. En 2016, elle a effectué un travail considérable portant sur 283 pesticides présents dans l’alimentation totale – repas complets – pour déterminer si les valeurs toxicologiques de référence (VTR) étaient ou non dépassées.

Mme Carole Rousse. Et elle n’a observé aucun dépassement.

M. le président Loïc Prud’homme. J’aimerais m’assurer d’avoir bien compris. Est-ce à la DGCCRF et à la DGAL, sur la base des recommandations de l’ANSES, de prendre la décision de demander un changement de formulation d’un produit alimentaire, un retrait du marché ou une interdiction pure et simple ?

Votre réponse nous intéresse particulièrement, car nous avons posé la même question aux responsables de la DGCCRF ce matin même et ils n’étaient pas aussi catégoriques que vous.

M. Jérôme Salomon. La DGS ne peut agir que dans les limites du code de la santé publique qui, même s’il couvre un champ large, ne fournit pas de leviers d’action dans tous les domaines. Dans mon intervention liminaire, je n’ai peut-être pas suffisamment insisté sur le fait que notre direction ne disposait d’aucune instance de contrôle. Cela peut paraître surprenant, mais nous n’avons aucune police sanitaire. Les inspecteurs des affaires sanitaires, les membres de l’Inspection générale des affaires sociales, les pharmaciens et les médecins inspecteurs, les ingénieurs du génie sanitaire ne peuvent pas pénétrer dans les entreprises de l’agroalimentaire ou chez les commerçants.

Nous agissons très en aval, en nous occupant des cas humains. Quand une alerte sanitaire est déclenchée, des investigations épidémiologiques sont menées par Santé publique France qui essaie d’établir les causes de telle ou telle pathologie, par exemple, d’une intoxication aux salmonelles. Il s’agit d’enjeux d’hygiène. La qualité et le contrôle de la composition des produits ne font pas partie de notre champ de compétences.

M. le président Loïc Prud’homme. S’il y a un doute sur un aliment ou un additif et que la littérature scientifique ne permet pas d’adopter une position certaine, la DGS peut-elle appliquer le principe de précaution ? Avez-vous le pouvoir de décider du retrait de cet aliment ou de cet additif de la liste des produits consommables ? Ou bien est-ce que ce sont la DGCCRF ou la DGAL qui sont compétentes ?

M. Jérôme Salomon. Nous faisons une interprétation large du principe de précaution, puisque notre objectif est la protection de la santé des populations. Nous poussons à la réduction du risque quand c’est possible. Rappelons que le principal tueur en France est un produit toujours autorisé : le tabac est en vente libre alors qu’il tue 70 000 personnes par an. Il y a quelque chose d’étrange pour moi à voir perdurer cette situation. C’est toute la question du risque attribuable et de l’impact global du facteur de risque sur la population.

Nous sommes attentifs à l’émergence de nouveaux mécanismes scientifiquement avérés et nous incitons à une évaluation rigoureuse des risques identifiés, à l’application du principe de précaution et à l’élaboration d’une doctrine scientifique établie. Nous saisissons régulièrement l’ANSES.

Mme Anne Giguelay, chargée de dossier à la direction générale de la santé. Je prendrai l’exemple concret du dioxyde de titane, au sujet duquel nous avons saisi l’ANSES qui a reformulé un avis sur cet additif. Les additifs alimentaires relevant de la réglementation européenne, la France a envoyé un courrier à la Commission européenne pour lui demander de prendre des mesures immédiates d’interdiction de cet additif et donc d’appliquer le principe de précaution.

M. Jérôme Salomon. La France est en effet l’un des pays qui montent le plus au créneau pour la protection des consommateurs. Elle est leader en matière d’alertes, appelant à l’action dès qu’un impact sur la santé publique est avéré scientifiquement. Nous l’avons vu avec le bisphénol. Ce côté « poil à gratter » agace beaucoup les autorités européennes, qui ont parfois davantage le souci de ne pas perturber le marché et les relations avec les consommateurs.

J’aimerais appeler votre attention sur un phénomène peu connu de nos concitoyens et qui nous préoccupe : une substance supprimée peut être remplacée par une autre substance dont on ne connaît rien et qui peut être plus toxique encore. L’industrie chimique a une créativité extraordinaire.

Au moment de la mise sur le marché de nouveaux produits, nous n’avons jamais suffisamment de recul pour savoir si telle ou telle substance est toxique.

Dès qu’il y a un signal indiquant la présence de cancérigènes probables ou avérés, de mutagènes ou de reprotoxiques, nous agissons, attentifs que nous sommes au principe de précaution.

M. le président Loïc Prud’homme. Je dois dire que nous sommes nous aussi préoccupés par l’absence de preuve d’innocuité au moment de la mise sur le marché d’un produit. Il y a un renversement de la charge de la preuve qui nous apparaît délicat.

M. Jérôme Salomon. Dans ces substitutions, il n’y a pas forcément d’intention de nuire. Pour les médicaments, il peut arriver qu’un événement grave survienne malgré la lourdeur de la procédure d’autorisation qui prend dix ans avec des études de phase 1, de phase 2, de phase 3, des tests sur l’animal et des essais sur 5 000 à 10 000 personnes. Toutes les précautions prises ne permettent pas forcément de détecter un incident qui va arriver une fois sur vingt mille ou sur cinquante mille. C’est la raison pour laquelle nous continuons à surveiller les médicaments après leur mise sur le marché, dans les conditions de la vie réelle.

M. le président Loïc Prud’homme. Le parallèle avec les médicaments est intéressant. Cette surveillance constitue aussi une piste pour l’alimentation.

M. Jérôme Salomon. Il y a deux dispositifs importants pour nos concitoyens.

Le premier est la nutrivigilance, dont l’ANSES a la responsabilité : elle permet de donner des alertes sur les aliments. Des anomalies peuvent être signalées par les citoyens eux-mêmes sur le portail de signalement des événements sanitaires indésirables sur lequel sont recueillies des informations ensuite traitées par l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) ou par l’ANSES.

Nous ne pouvons pas tout surveiller depuis l’échelon central ; nous avons besoin de la participation des citoyens, des médecins et des professionnels de santé de terrain pour faire remontrer des informations.

M. le président Loïc Prud’homme. L’EFSA vient de lancer un nouvel outil pour mesurer l’exposition aux additifs alimentaires. Qu’en pensez-vous ?

Pourriez-vous nous donner des précisions sur les effets « cocktail » ? Avez-vous formulé des préconisations ?

Mme Anne Giguelay. Depuis 2012, l’EFSA s’est engagée dans une réévaluation de nombreux additifs alimentaires et a mis au point un outil spécifique pour évaluer l’exposition aux additifs. Elle a mené un important travail sur les colorants qui a amené à revenir sur l’autorisation de certains additifs voire à les supprimer.

Les « effets cocktail » constituent un important champ de recherche. Il reste difficile de distinguer pour une substance donnée une exposition via un additif et une contamination qui intervient de manière naturelle ou par d’autres voies. C’est tout l’enjeu des discussions qui ont lieu actuellement sur les nitrites et les nitrates.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Nous sommes particulièrement attentifs aux « effets cocktail ». Où placer le curseur ? À cette question, nous n’avons pas obtenu beaucoup de réponses. Les responsables de Fleury Michon, lors de leur audition, nous ont expliqué que leurs produits ne dépassaient pas trois additifs. Le problème provient du fait que les autorisations sont données additif par additif, mais que les effets de leurs combinaisons ne sont pas encore connus. La recherche ne parviendra peut-être même pas à prouver leur toxicité.

J’aimerais savoir quelle place, selon vous, doit occuper dans la politique nutritionnelle le logo Nutri-Score, conçu par Santé publique France à la demande de la DGS. Comme vous le savez, le Nutri-Score ne relève pas d’une obligation législative : il appartient aux industriels d’apposer ou non cette étiquette. Nous avons procédé à de nombreuses auditions à ce sujet et nous pensons qu’il serait intéressant de calculer le Nutri-Score à partir du degré de transformation du produit. Actuellement, certains produits recueillent une bonne note alors qu’ils ne sont pas si bons que cela, je pense en particulier aux céréales.

Il peut y avoir des dérapages en matière de doses journalières admissibles ; indicateur qui a été critiqué à plusieurs reprises lors des auditions. Il est censé mesurer la quantité de substances chimiques que l’on peut ingérer quotidiennement tout au long de sa vie sans qu’il y ait de risques pour la santé. Comment le faire évoluer en fonction de l’état des connaissances scientifiques ?

La nouvelle Stratégie nationale de santé se concentre davantage sur le préventif que sur le curatif. Comment se traduit-elle en matière de comportements alimentaires ?

M. Jérôme Salomon. Nous sommes nous aussi préoccupés par les « effets cocktail ». Pour le scientifique que je suis, cela reste un champ de recherche à explorer. On découvre que A+B est différent de B+C mais que tout dépend de la dose de A et de la dose de B, des individus, de l’environnement, des conditions d’utilisation du produit elles-mêmes. Personne n’est encore au point et c’est une perspective d’amélioration des connaissances.

Dans la logique de prévention qui est la nôtre, de promotion de la santé et d’éducation, nous pouvons dire qu’il y a tout intérêt à ce que les consommateurs aillent de plus en plus vers des produits simples, ce qui suppose qu’ils limitent la part des produits transformés dans leur alimentation. Dans l’optique de réduire les risques, nous insistons sur certaines populations fragiles et vulnérables, comme les jeunes enfants ou les femmes enceintes.

À la demande du ministère de la santé, nous avons beaucoup œuvré avec les scientifiques à l’élaboration du Nutri-Score, qui a reposé sur un travail multidisciplinaire de grande qualité, salué internationalement. Le Nutri-Score est en train de s’imposer et nous sommes bien évidemment tous favorables à ce qu’il s’étende. Nous avions été attentifs à la proposition de votre collègue Olivier Véran de le faire figurer obligatoirement dans les publicités. La question est de savoir si on l’impose ou si on laisse les entreprises se l’approprier, ce qu’elles font de plus en plus. À la fin de 2017, vingt marques l’utilisaient ; au début de l’année 2018, quarante et aujourd’hui plus de soixante-dix : on sent qu’il y a presque un phénomène d’émulation entre fabricants et c’est ce que nous recherchons.

Le Nutri-Score ne prend pas tous les paramètres nutritionnels en considération. Pour avoir discuté avec des Brésiliens, qui sont confrontés à des enjeux majeurs d’éducation à la santé, des Chiliens et des Australiens, je sais que personne n’a la solution idéale. Il faudrait prendre en compte le degré de transformation, le nombre de composants et d’additifs, le taux de graisse, de sucre ou de sel. Mais jusqu’à quel point ? Les Australiens ont pris en compte tellement d’éléments que les emballages de produits alimentaires étaient recouverts d’informations. Peut-être devrons-nous nous tourner vers des solutions innovantes comme les flash-codes. Il nous faut réfléchir à un dispositif qui améliore l’information des citoyens sans les noyer sous un flot de données.

Pour ce qui est de la prévention, nous misons sur l’éducation. Nous nous sommes rendu compte qu’il y avait un champ un peu déserté alors même qu’il assure la meilleure efficacité, je veux parler des actions en direction des enfants âgés de cinq à douze ans. C’est à cette période que les comportements se structurent et que les arguments rationnels ont le plus de portée. Nous le voyons bien avec la sécurité routière, la lutte contre le tabagisme et contre les addictions. Les adolescents se méfient ensuite des diktats des adultes.

Le partenariat avec l’Éducation nationale nous paraît une très bonne chose. Des élèves eux-mêmes seront appelés à devenir des ambassadeurs de santé : ils s’investiront dans l’apprentissage des bons comportements, d’une alimentation saine, d’une activité physique régulière. Nous disposons aussi un levier considérable qui n’a pas d’équivalent dans les autres pays, à notre connaissance, avec les 49 000 étudiants en santé – infirmiers, kinésithérapeutes, pharmaciens, dentistes, médecins. Dès octobre 2018, ils seront chaque année envoyés durant soixante demi-journées pour mener des actions de promotion de la santé en direction des populations défavorisées et des établissements scolaires en zones d’éducation prioritaire. Ce sera un changement d’approche considérable que des jeunes puissent s’adresser à d’autres jeunes et qu’un dialogue se crée autour des bons comportements. L’alimentation, l’activité physique et la lutte contre les addictions seront les grandes priorités de cette action. Nous espérons qu’il en résultera un changement profond.

M. Michel Chauliac. Ce qui fait la force de la proposition de la France pour le Nutri-Score, c’est que nous disposons d’éléments scientifiques qui démontrent massivement que si les consommateurs améliorent par ce biais leur alimentation, il en résultera une diminution des pathologies comme le diabète ou les maladies cardio-vasculaires. Personne ne remet ne cause la qualité des études qui ont été menées. Et elles portent sur le Nutri-Score tel qu’il existe actuellement, autrement dit un indicateur qui s’appuie sur les informations déjà disponibles sur les étiquettes de produits alimentaires pour les rendre accessibles à tous les Français.

Le Nutri-Score permet d’agir sur la qualité de l’offre, à côté de l’éducation et de la demande. C’est un très puissant incitatif pour les entreprises à améliorer la qualité nutritionnelle de leurs aliments.

Pour intégrer dans ce type de dispositif d’autres éléments liés à la qualité des aliments, il faut avancer sur l’évaluation des effets sur les comportements et donc la santé. Cela nécessite d’avoir des certitudes et donc des études dont la qualité est indiscutable. C’est ce qui permet de limiter le délai entre l’établissement de preuves scientifiques irréfutables et les prises de décision.

M. Jean-Luc Fugit. Je poserai deux courtes questions.

Tout d’abord, quelles sont les relations que vous avez avec les chercheurs spécialistes de la nutrition ?

Ensuite, qu’en est-il des additifs contenus dans les emballages ? Avez-vous évalué les interactions entre contenu et contenant ? Je pense principalement aux matières plastiques.

Mme Élisabeth Toutut-Picard. Vous avez insisté, monsieur le directeur général, sur les multiples facteurs qui concourraient à l’état de santé des individus, qu’il soit bon ou mauvais. C’est une course en avant car chaque jour, de nouveaux dangers dans notre alimentation sont découverts, à mesure que la recherche scientifique progresse mais aussi que l’opinion publique se mobilise. Dans la population, de fortes inquiétudes s’expriment, qui sont la plupart du temps fondées. Vous avez en quelque sorte une guerre de retard, car les exigences de rigueur de la méthodologie scientifique impliquent des délais.

Nous avons l’impression qu’il y a eu, en quelques années, une accélération de la mise au jour des impacts du recours à la chimie. Tout se passe comme si les apprentis sorciers découvraient les méfaits de leurs expérimentations.

Beaucoup de personnes auditionnées ont souligné que les normes en matière nutritionnelle dépendaient de l’échelon européen. Cela m’inquiète beaucoup. Comment les pouvoirs publics français peuvent-ils trouver leur propre marge de manœuvre par rapport à l’EFSA ? Jusqu’où va notre pays dans la mise en œuvre du principe de précaution ? Peut-on rassurer l’opinion publique quant aux protections que lui assurent les différentes agences et directions générales de l’administration française ?

M. Jérôme Salomon. Les recherches portant sur la nutrition sont plutôt pilotées par le ministère de la recherche mais bien évidemment, la DGS a des échanges nourris avec la direction générale de la recherche et de l'innovation (DGRI) sur les priorités de la recherche en santé publique.

J’insisterai sur une dimension peu prise en compte dans la recherche scientifique : les comportements. Les études en matière de toxicologie, de chimie, d’endocrinologie, d’épidémiologie sont très poussées mais elles associent rarement les spécialistes des sciences humaines et sociales. Or la réponse de nos concitoyens face aux risques reste assez étonnante, voire paradoxale. Mon homologue américaine me disait cette semaine qu’elle ne comprenait pas pourquoi le tabagisme s’était effondré soudainement dans son pays : la consommation de tabac a chuté de 75 % chez les jeunes en quelques années !

Vous parlez d’impact de la chimie. Il faut rappeler que ce sont les consommateurs qui étaient demandeurs d’aliments industriels simples à réchauffer au four à micro-ondes. Or cette demande est en train d’évoluer : nos concitoyens vont de plus en plus vers les produits bio, les produits simples, les produits locaux. Ils manifestent ainsi leur désir de sortir de l’ultra-transformé, ce qui constitue un levier puissant en termes de santé publique.

Les inquiétudes de nos concitoyens sont légitimes, certes, mais je tiens à préciser que la qualité de vie en France ne cesse de progresser. Nous sommes l’un des rares pays au monde où l’espérance de vie progresse encore. Les cancers sont beaucoup mieux dépistés et mieux guéris.

Nous sommes le pays qui est considéré comme étant le plus en pointe pour l’application du principe de précaution, qui a même été intégré dans notre bloc de constitutionnalité. Nous pouvons porter des combats auprès des instances européennes assez facilement grâce aux mécanismes de notification européens. La France monte au créneau très régulièrement. Je prendrai un exemple un peu ancien qui a marqué l’opinion. Au moment de l’épidémie d’encéphalite spongiforme bovine, elle a demandé un embargo sur les produits carnés britanniques pour protéger les consommateurs contre le risque de transmission du variant de la maladie de Creutzfeld-Jacob. Or, à l’époque, il n’y avait aucune donnée précise : 200 000 cas en Grande-Bretagne étaient redoutés alors qu’il n’en a eu que 200.

Je vais maintenant laisser le soin à Anne Giguelay de répondre au sujet des emballages.

Mme Anne Giguelay. C’est un règlement européen qui fixe les limites de migration spécifique des substances présentes dans les emballages en contact avec les denrées alimentaires vers les aliments eux-mêmes pour éviter toute contamination. Pour le bisphénol A, par exemple, les restrictions ont été renforcées : la limite a été abaissée l’année dernière.

M. le président Loïc Prud’homme. Mesdames, messieurs, je vous remercie beaucoup pour votre contribution à notre commission d’enquête.

 

La séance est levée à onze heures cinquante.

 

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28.    Audition, ouverte à la presse, de M. Vincent Réquillart, Professeur à la Toulouse school of economics (TSE) et directeur de recherche à l’Institut national de recherche agronomique (INRA)

(Séance du jeudi 5 juillet 2018)

La séance est ouverte à onze heures cinquante-cinq.

M. le président Loïc Prud'homme. Mes chers collègues, nous accueillons à présent M. Vincent Réquillart, enseignant-chercheur, qui est aujourd’hui professeur à la Toulouse School of Economics.

La carrière de M. Réquillart est celle d’un agroéconomiste, depuis son doctorat obtenu à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) de Paris-Grignon, puis en tant que directeur de recherches à l’INRA.

Vous voudrez bien nous dire, monsieur le professeur, comment et pourquoi la Toulouse School of Economics a été amenée à travailler sur l'économie de l'alimentation. Quels sont les principaux axes de recherches actuelles en son sein ? Les questions sur le partage de la valeur ajoutée, depuis le producteur jusqu'au distributeur, font-elles l'objet de travaux spécifiques ?

La commission a également abordé la problématique des externalités positives et négatives des évolutions de la production agricole, par exemple vers le bio ; ou encore des comportements de certaines catégories de consommateurs, comme l'augmentation du nombre de flexitariens ou l'irruption récente des pratiques véganes.

Dans un premier temps, nous allons vous écouter au titre d'un exposé liminaire aussi concis que possible, afin de laisser du temps pour les échanges. Je reviendrai vers vous après cet exposé pour des questions, et je passerai également la parole à la rapporteure Michèle Crouzet et aux collègues qui sont présents.

Avant de commencer, conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 je vais vous demander de prêter serment.

(M. Vincent Réquillart prête serment.)

M. Vincent Réquillart, professeur à la Toulouse School of Economics (TSE), directeur de recherches à l’Institut national de recherche agronomique (INRA). Merci de m'accueillir pour parler de ces questions d'alimentation industrielle. Je suis économiste, et ma présentation liminaire portera sur une partie importante de nos travaux qui concerne l'évaluation des politiques nutritionnelles. Je pourrai répondre à vos questions sur d’autres points ensuite.

Aborder les politiques nutritionnelles, c’est à la fois aborder les aspects de consommation, de la demande, et le fonctionnement des filières agroalimentaire. Avant de donner les principales idées concernant ces politiques nutritionnelles – pourquoi intervient-on, quel est l’impact de ces politiques, et quelles recommandations peut-on faire compte tenu des travaux d'analyse actuelle ? – je propose de vous donner un cadrage rapide.

Les dépenses alimentaires représentent maintenant 15 % environ des dépenses des ménages, mais pour le premier quintile de revenus, en 2011, elles représentaient 25 %. Cela veut dire que pour une partie de la population, ces dépenses alimentaires demeurent très importantes.

L'alimentation peut avoir des impacts sur l'émergence ou l'occurrence d'un certain nombre de maladies chroniques, et c'est un facteur de risque évitable puisque l'on peut choisir son alimentation. Elle a clairement un rôle dans la montée de l'obésité et l'occurrence de certaines maladies.

Le coût social de l’obésité a été évalué récemment à plus de 20 milliards d'euros, supérieur au coût social de l'alcool et inférieur à celui du tabac, sachant que c'est un aspect qui affecte un grand nombre d'individus.

Il existe de fortes inégalités sociales vis-à-vis de l'obésité, qui touche prioritairement les classes sociales peu éduquées ou les classes sociales pauvres. C’est un point important, qu’il faut garder à l’esprit.

Enfin, au-delà des aspects de santé, il y a d'autres impacts, notamment environnementaux : l'alimentation est responsable d'environ un quart des émissions de gaz à effet de serre en France, que l’on veut très fortement réduire dans les trente ans qui viennent.

La première question qui se pose à un économiste, suite à ces constats, est de savoir si l’intervention publique est désirable et, si elle l’est, pourquoi ? On se réfère en général à des défaillances de marché, l'idée étant que si les marchés ne fonctionnent pas exactement comme il faudrait, les consommateurs ne vont pas faire les « bons choix », qui sont en l'occurrence d’intégrer les aspects santé.

Derrière ces aspects, il y a deux grandes possibilités : des problèmes d'information, ou de difficulté à traiter l'information au niveau du consommateur. Dans le cas de l'alimentation, il y a clairement un certain nombre de problèmes d'information. D'une part, il est assez compliqué de connaître sa consommation de nutriments : on peut connaître un peu sa consommation d'aliments, mais plus difficilement celle de nutriments. On peut ne pas avoir la bonne information concernant les effets sur la santé, puisqu’ils sont très retardés. Il est donc assez compliqué d’avoir la bonne information sur la qualité d’un régime alimentaire. Et même en sachant ce qui est bien ou mal, les consommateurs peuvent réagir de façon impulsive au moment des achats. Par ailleurs, certaines catégories de la population sont moins informées. Ces éléments justifient les politiques tendant à améliorer l’information.

Le deuxième grand volet concerne les effets externes : ce que vous faites a des effets sur le reste de la société. Nous avons notamment vu que le coût social était très élevé. Cela amène également les individus à ne pas prendre les bonnes décisions.

Il y a donc deux volets : les problèmes d’information et les effets externes.

Le principe, en économie publique, est de chercher à corriger le problème à sa source.

Si l’on pense que le problème majeur porte sur l’information, il faut mettre en place des politiques qui améliorent l’information. Si l’on pense qu’il y a d’autres problèmes, il faut également mettre en place d’autres politiques.

Avant de vous donner un aperçu de ces politiques, et de leur réussite ou de leur échec, rappelons qu’il ressort de nombreuses enquêtes que, pour les consommateurs, les aspects de santé sont rarement mis en avant comme élément majeur du choix : ils viennent bien après le goût, la praticité ou le prix.

Face à ce constat, deux grandes catégories de politiques nutritionnelles sont mises en place. Les premières visent à mieux informer le consommateur : ce sont celles qui ont été privilégiées jusqu'alors par les pouvoirs publics. Les travaux que nous avons menés, et d’autres, montrent que les campagnes d’information, telles que « Manger cinq fruits et légumes par jour », ont un impact positif, mais faible. Leur bilan coût-bénéfice, en prenant en compte les effets santé à long terme, les effets à court terme sur le consommateur – le coût de changements – et les coûts des campagnes montre que les bénéfices apportés par ces campagnes sont supérieurs aux coûts. Elles sont donc intéressantes à mettre en œuvre, mais leur impact demeure faible, elles ne suffisent pas à résoudre les difficultés. Reste qu’elles se justifient.

Le deuxième volet des politiques d’information, c'est l'étiquetage nutritionnel. Il est nécessaire d'avoir l'information, faute de quoi on ne peut pas savoir exactement ce que l'on mange. Si l’on veut avoir un peu d'effet, il faut des indicateurs synthétiques. En ce sens, le Nutri-Score, qui a été sélectionné parmi d'autres systèmes d'information nutritionnelle du consommateur, va dans le bon sens, dans la mesure où il fournit une information très agrégée, conforme aux besoins du consommateur. Le deuxième effet du Nutri-Score, sur lequel je reviendrai, est que, même si ce n’est pas démontré pour l’instant car nous n’avons pas le recul nécessaire, il peut sans doute favoriser la reformulation des produits alimentaires. Là encore, les effets sur les choix des consommateurs restent à confirmer, mais ils sont a priori faibles. D’autres expériences montrent que les effets ne sont pas majeurs, mais qu’ils iraient plutôt dans le bon sens.

Pour résumer, le bilan des politiques d’information est mitigé : les actions vont plutôt dans le bon sens, mais elles ne sont pas à la hauteur des enjeux. Tout d’abord, les consommateurs ne modifient que lentement leurs habitudes alimentaires. Ensuite, les consommateurs ne maîtrisent pas bien la composition en nutriments de leur alimentation : des travaux montrent en effet que c’est très compliqué. Ces politiques d’information s’attaquent peu aux inégalités sociales, ce sont plutôt les classes aisées, éduquées, qui en bénéficient le plus. Je pense que pour les campagnes d’information, il vaut mieux choisir un petit nombre de messages très clairs, très simples, basés sur des aliments et non sur des nutriments, et ne pas les multiplier.

Pourquoi les consommateurs ne maîtrisent-ils pas leur consommation de nutriments ? Autant on peut connaître à peu près la composition de sa diète en termes d'aliments – combien on mange de fruits et légumes, la fréquence à laquelle on mange de la viande – autant savoir combien de calories ou d'acides gras on a ingéré à la fin de la semaine est très compliqué.

On a beau avoir des modèles théoriques qui recommandent de manger un certain pourcentage de gras par rapport à l’énergie totale, la difficulté à traiter l’information fait que les campagnes d’information ne permettront pas de régler ce problème. Informer les consommateurs qu’un produit contient 12 % de gras n’est pas une solution, car nous ne sommes pas capables de calculer constamment. Nous ne sommes pas capables, en tant que consommateurs, de connaître exactement la composition en nutriments de notre assiette.

Ne s’attaquer qu’à l’information est donc insuffisant, il faut s’attaquer à l’environnement du consommateur, c’est-à-dire au type de produits mis en place sur le marché, leur prix, leur disponibilité.

Un certain nombre de politiques visent à modifier l’environnement auquel fait face le consommateur. J’en détaillerai trois ou quatre. Il y a évidemment les taxes sur les boissons sucrées, les sodas, mises en place dans de nombreux pays. Elles semblent avoir un impact pour diminuer la consommation de ces produits jugés délétères, et il faut avoir en tête que c’est la conception de la taxe qui importe.

Les travaux montrent qu'il vaut mieux des taxes d'accise que des taxes ad valorem, c'est-à-dire en pourcentage du prix. Et ces taxes doivent être croissantes en fonction de la teneur en nutriments dont on souhaite limiter la consommation. C'est ce qui a été fait en France avec la réforme proposée de la taxe sur les sodas, qui, à mon avis, va dans le bon sens car elle a aussi pour objectif de pousser l’industrie à reformuler les produits, en l’occurrence de proposer des boissons avec des taux de sucre moins élevés. Ce deuxième aspect n’est pas prouvé, car nous n’avons pas encore d’expérience de la mise en œuvre de cette taxe, mais de nombreux travaux suggèrent qu’un tel effet est possible. Le troisième élément à prendre en compte dans la conception de la taxe est l’étendue des produits qui y sont soumis, pour s'assurer qu’il n’y ait pas trop de substitutions possibles avec d’autres produits, afin de ne pas perdre d’un côté ce que l’on gagne de l’autre. Enfin, il est clair qu’il faut pouvoir utiliser les recettes de cette taxe pour le financement d'autres mesures de politique nutritionnelle.

La reformulation est un élément majeur, c’est un effet potentiel important, qui tire parti de l’inertie des consommateurs, qui modifient peu, ou lentement, leurs comportements. Donc, si ces produits contiennent moins de sucre ou moins de gras, il y aura un effet bénéfique pour la santé. Les travaux au Royaume-Uni ont montré que les effets ont été non négligeables dans le cas du sel. En France, l’impact de ces reformulations est plus limité en raison du faible nombre d’entreprises qui reformulent leurs produits. À mon sens, c’est la limite très forte des accords « volontaires » à la française. La politique au Royaume-Uni a été beaucoup plus incitative pour les entreprises, avec plus de menaces si la composition des produits n’évoluait pas. En France, on s’en remet plutôt au volontariat des entreprises, et ces dernières ne s’y plient que si elles y ont un intérêt propre, pas dans l’intérêt général. J’exagère un peu.

Dernier point, peu évoqué dans les débats : les bons d’achat, visant à subventionner l’achat d’un certain nombre de produits. Nos travaux ont montré que si ces bons d’achats étaient bien ciblés, c’est-à-dire en direction d’une petite frange de la population, et avec des montants d’une valeur suffisante, ce type de politique avait des bénéfices et une efficacité.

En conclusion, je pense qu’il faut définir les politiques nutritionnelles pour faire en sorte que les entreprises reformulent leurs produits dans un sens meilleur pour la santé. C’est fondamental et possible.

Deuxièmement, il ne faut pas se limiter au volet « information des consommateurs » dans les politiques nutritionnelles : c’est loin d’être suffisant, comme j’ai essayé de vous le dire. Il faut donc agir sur l’environnement auquel est confronté le consommateur.

Troisièmement, il faut une cohérence entre les mesures publiques en matière nutritionnelle, mais aussi avec les nombreuses autres politiques publiques qui influent indirectement sur l’alimentation. Il faut donc se soucier de l’alimentation dans la définition de ces autres politiques publiques, de leur impact potentiel sur la santé et sur l’alimentation, car ces effets sont majeurs pour la collectivité.

Enfin, l’évolution du régime alimentaire vers une alimentation ayant moins d’effets négatifs sur la santé et celle vers un moindre impact environnemental, en produisant moins de gaz à effet de serre, peuvent aller de pair, mais il n’y a pas d’automaticité. On peut définir des politiques « gagnantes » sur ces deux tableaux, mais il faut apporter un soin important aux détails, car la conjonction des effets positifs n’est pas automatique.

M. le président Loïc Prud'homme. Vous parlez de modifier l’environnement du consommateur, notamment avec les taxes. C’est une grande partie de votre travail, vous avez produit une étude sur ces taxes nutritionnelles, et vous avez déjà évoqué la taxe sur les sodas. Les taxes de ce type sont-elles un bon moyen de modifier les comportements des producteurs et des consommateurs ? Dans une de vos études, vous privilégiez une politique de bonus-malus, à l’image de ce qui s’applique dans le secteur automobile. Pourriez-vous nous expliquer plus précisément les ressorts de cette politique incitative ?

Par ailleurs, vous avez dit que les taxes incitent les producteurs à reformuler leurs recettes. S’agissant des distributeurs, pensez-vous que des mesures soient envisageables afin d’influer sur le type de produits consommés en priorité ?

M. Vincent Réquillart. En ce qui concerne les taxes nutritionnelles, les travaux que nous avons menés portaient sur la taxe soda en France, dont les caractéristiques ont un peu évolué.

Nous avons montré que pour certaines formes de taxes, le montant pouvait être sur-répercuté, c’est-à-dire que la variation des prix in fine pouvait être supérieure au montant de la taxe. D’autres travaux sur le tabac ont identifié le même type de mécanisme. Une récente évaluation ex post de la mise en place de la taxe en 2012, portant sur des données françaises et italiennes, montre que, pour un certain nombre de produits, la répercussion de la taxe a été totale, voire légèrement supérieure.

Ces études, y compris les évaluations ex post qui consistent à recueillir les données et analyser les effets d’une mesure, sont assez compliquées à mener à bien. Il faut en avoir un grand nombre pour confronter les résultats et ne pas se baser sur les résultats d’une seule étude. C’est un peu général d’un point de vue scientifique, mais je tenais à le souligner.

Ces travaux suggèrent aussi que, dans le cas de la France, la taxe a eu un impact sur la consommation non-négligeable si l’on compare avec les données de régions voisines en Italie, qui n’y étaient pas soumises. La difficulté, pour mesurer l’effet d’une politique, est d’arriver à isoler ses effets de tous les autres. Beaucoup de choses se passent d’une année sur l’autre : les revenus évoluent, les prix aussi et, en ce qui concerne les boissons, la météo peut être plus ou moins chaude, entraînant une demande plus ou moins forte ! Il faut donc arriver à trier, parmi tous ces éléments, ceux qui sont dus à la politique poursuivie. Il semble que la taxe ait eu un effet, mais cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de débat autour de ces mesures.

Il n’existe pas pour l’instant d’observation directe des impacts d’un taux de taxe croissant en fonction de la teneur en nutriments, en France ou ailleurs, car il y a peu de cas de mise en place de cette mesure. Des travaux théoriques montrent qu’il y aurait un intérêt, pour les industriels, à reformuler leurs recettes pour réduire la teneur en sucres des sodas afin d’échapper en partie à la taxe. Cette idée repose plus sur des travaux théoriques que sur des travaux empiriques pour le moment.

Pour la distribution, il n’est pas simple de vous répondre. Dans nos travaux, nous essayons de prendre en compte la filière, donc de caractériser la demande – comment les consommateurs vont-ils réagir à des variations de prix ? – et l’offre. L’offre, dans ces travaux, regroupe à la fois l’industrie productrice et la distribution, sachant que ces deux secteurs sont en relation verticale. C’est le distributeur qui fixe les prix, mais il existe des interactions entre les deux niveaux. C’est en se basant sur les modélisations, réalisées en amont, et sur les études ex post, que nous avons constaté une sur-répercussion de la taxe sur les prix finaux. Cela vient des interactions prenant en compte l’intérêt des firmes « amont », productrices, et des distributeurs. Dans le cas des sodas, ces deux secteurs sont très concentrés, donc ils ont la possibilité d’agir de façon importante sur les prix.

Les distributeurs ont aussi un rôle de producteurs, ou au moins de prescripteurs des caractéristiques des produits qu’ils vendent, puisqu’ils développent les marques de distributeurs. Dans ce cas, ils sont producteurs, au sens où ils choisissent les caractéristiques des produits qu’ils vont mettre sur le marché, et distributeurs, dans le sens où autour de 75 % des achats de produits alimentaires se font dans la grande distribution.

M. le président Loïc Prud'homme. Pour en revenir aux externalités positives, quelques études robustes font aujourd’hui la relation entre ce que nous avons dans notre assiette et les modes de production économes en intrants, voire ceux qui sont sous label, dont l’agriculture bio est un des exemples.

Parmi les solutions que vous préconisez, avez-vous étudié ce qui permettrait de valoriser les aménités de ces modes de production plutôt que de taxer les externalités négatives ? Cela permettrait d’orienter la production agricole vers des pratiques plus vertueuses.

M. Vincent Réquillart. La question n’est pas facile, ce n’est pas mon domaine de travail et je ne veux pas m’aventurer dans des domaines que je ne connais pas bien.

Un élément néanmoins : quelques travaux ont été faits sur le partage de la valeur en comparant les filières bio aux autres, ce qui rejoint un peu votre propos liminaire. L’exemple retenu a été celui du lait liquide, et les travaux ont clairement montré que le partage de la valeur était plus favorable pour l’amont dans le cas des productions bio. C’est lié à un contexte de forte demande pour les produits issus de l’agriculture biologique, et dans lequel l’offre est relativement limitée, ce qui fait que le pouvoir de négociation du prix est beaucoup plus fort pour l’amont dans ces cas, plutôt que dans les cas standards dans lesquels les distributeurs peuvent s’adresser à un grand nombre de producteurs français ou européens car, s’agissant du lait liquide, le lait UHT se déplace facilement.

Si ce résultat s’explique par la rareté de l’offre à un moment donné, est-ce que la situation que nous constatons actuellement sur ces marchés perdurera si l’offre augmente de façon forte ? N’allons-nous pas retrouver la même problématique de partage de la valeur entre industrie et distribution que celle qui existe pour les produits standards ? C’est une question ouverte.

M. le président Loïc Prud'homme. Comment intégrer dans le prix le coût réel de ces produits ? Notamment, comment permettre aux publics plus défavorisés d'avoir accès aux produits issus de modes de production plus vertueux ? Comment réorienter la consommation vers ces produits plus vertueux, eu égard à la distribution sociale de l’accès à cette alimentation ? Vous avez dit que 15 % des dépenses étaient consacrées à l’alimentation, en moyenne, 25 % pour les catégories les plus défavorisées. Existe-t-il des mesures fiscales qui permettraient de rééquilibrer cela ?

M. Vincent Réquillart. Le premier élément qui me vient à l’esprit est lié à d’autres politiques publiques, puisque l’orientation des acteurs en amont de la filière vers des produits plus respectueux de l’environnement, voire aux externalités positives, renvoie au débat sur la politique agricole.

Dans quelle mesure la politique agricole incite et rémunère les effets positifs d’un certain type d’agriculture, et à quelle hauteur ? Jusqu’à maintenant, l’éco-conditionnalité, qui soumettait l’attribution des aides à un certain nombre de conditions environnementales et au faible nombre d’effets externes négatifs, était peu contraignante. Les mesures affichées allaient dans le bon sens, mais si l’on se penche sur leur effectivité, la majorité des exploitations satisfaisaient à ces conditions sans faire évoluer leurs pratiques. La question, au-delà du principe, est de savoir où seront placés les curseurs, dans les décisions au niveau européen et les mesures d’application dans chaque pays. Le principe est intéressant, mais si les conditions d’application sont trop souples, il n’a pas d’effectivité. C’est donc la redéfinition actuelle de la politique agricole qui peut valoriser fortement des aménités positives, ou pas. D’où l’importance de la cohérence des politiques publiques.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Beaucoup de choses ayant été dites, je vous poserai des questions assez brèves afin de permettre à nos collègues de vous interroger à leur tour.

Vous avez dit que le Nutri-Score permet aux industriels de reformuler leurs produits. Que pensez-vous des chartes d’engagement volontaire mises en place par les entreprises pour la reformulation des produits ? Pensez-vous qu’elles soient encore bonnes, qu’il y ait encore beaucoup à faire ? On a parfois le sentiment qu’il est toujours possible de remplacer un produit par un autre, sans forcément avoir de bons effets.

Vous affirmez également que les effets des campagnes nutritionnelles sont différents en fonction des catégories sociales, et que ces campagnes pourraient même renforcer ces inégalités, je pense en particulier au slogan « Manger bouger », lancé en 2004 à l’initiative du ministère de la santé. Pensez-vous que cette campagne s’adresse à une catégorie sociale particulière, et qu’elle risque d’en exclure d’autres ?

En matière d’inégalités sociales, le code de l’éducation prévoit justement une éducation à l’alimentation et au gaspillage dans les écoles. Nous n’avons pas parlé du gaspillage, mais c’est une part importante du coût alimentaire, car pour les ménages qui n’ont pas beaucoup de moyens, jeter la nourriture coûte très cher. Que pensez-vous de ce dispositif ? J’imagine qu’il va dans le bon sens, mais que pourriez-vous préconiser pour qu’il produise des effets pour tous les enfants, quelle que soit leur situation ?

Enfin, 15 à 20 % des émissions de gaz à effet de serre des pays développés sont liées à la chaîne alimentaire. Quelles recommandations pourriez-vous faire en matière de comportement alimentaire pour réduire ces effets ? Nous avons auditionné des personnes qui nous ont donné leurs réponses, mais je souhaitais avoir votre point de vue, car vous ne placez peut-être pas les priorités au même endroit.

M. Vincent Réquillart. En ce qui concerne le Nutri-Score, tant l’évaluation qui avait été faite avant sa mise en place que les travaux d’économie expérimentale menés par des collègues à Grenoble montrent que cette proposition était supérieure aux autres, car elle résume l’information de façon très synthétique. Et le consommateur a besoin de repères très simples. Autrement dit, faire le même type de choses, mais avec quatre ou cinq indicateurs qui portent sur le gras, le sucre, et autres, serait trop compliqué.

Ces cinq couleurs donnent donc des indications non seulement aux consommateurs, mais aussi à l’industrie, qui connaît ainsi ses marges de progression par catégorie de produits. Nous verrons si cette idée est opérante – nous n’avons pas assez de recul pour le savoir –, mais elle me semble pertinente car, encore une fois, je crois que la question de la reformulation des produits est fondamentale et n’a pas été suffisamment mise en avant.

Quant aux chartes d’engagement volontaire, elles me laissent sceptique, non pas que je doute de leur bien-fondé, mais parce qu’elles me semblent trop peu incitatives. En effet, dans la mesure où la démarche reste volontaire, les firmes ne bougent que si elles y ont intérêt. La demande et l’information des consommateurs évoluant, elles prendront le tournant, à un moment ou à un autre, mais elles le prendraient également sans cet accord volontaire. En effet, que leur offre-t-il de plus ? Éventuellement un logo, que personne ne connaît… Je vais être un peu dur mais, si l’on veut aller plus loin, il faut, sur le modèle de ce qui a été fait au Royaume-Uni, réunir autour de la table l’industrie et la puissance publique, la seconde menaçant la première de prendre des mesures beaucoup plus fortes si un certain nombre d’objectifs ne sont pas atteints, et ce pour l’ensemble des catégories de produits visées. Vous connaissez certainement les études de l’Observatoire de la qualité de l’alimentation (OQALI) sur l’évaluation des effets de la reformulation des produits dans le cadre des accords volontaires. On constate des progrès, parfois impressionnants, mais ils ne concernent que de petites fractions du marché car peu de firmes jouent le jeu.

L’enjeu est de parvenir à faire en sorte que, par secteur, l’ensemble des firmes reformulent leurs produits. À cette fin, il faut mener une politique plus contraignante ou, à tout le moins, afficher des objectifs de façon plus forte pour pousser les firmes à agir. Bien entendu, il existe des contraintes liées aux produits, mais il est important de tracer cette perspective. Encore une fois, au Royaume Uni, les résultats obtenus en matière de baisse de la teneur en sel ne sont pas négligeables et ils bénéficient à l’ensemble de la population car tous les produits ont été reformulés. Mais il y avait la menace du bâton.

Les campagnes d’information sont souhaitables, même si elles ne règlent pas tous les problèmes, loin de là. Il faut les promouvoir, en les limitant à un petit nombre de messages. Prenons l’exemple des campagnes d’information sur les fruits et légumes, dont on a simulé les effets. On constate que l’accroissement de la consommation de ces produits induit d’autres changements dans la diète, qui vont dans le bon sens : non seulement on consomme un peu plus de fruits et légumes, mais on mange un peu moins de viande. Des substitutions s’opèrent. Si l’on multiplie les messages tels que « Mangez cinq fruits et légumes par jour », « Ne mangez pas plus que telle quantité de viande », « Mangez tant de produits laitiers », etc., ils deviennent difficiles à intégrer et ont peut-être une portée insuffisante. En revanche, si on les axe sur des cibles privilégiées, ils auront des effets conformes aux autres recommandations, car la diète est un tout. Dès lors, peut-être vaut-il mieux limiter le nombre des messages de façon qu’ils puissent être mieux intégrés. Par ailleurs, ils doivent porter – mais cela est prévu dans le Programme national nutrition santé (PNNS) – sur des aliments et non sur des nutriments, pour les raisons que j’ai expliquées tout à l’heure.

Il est vrai que ces campagnes d’information destinées à la population générale sont moins bien prises en compte par les classes sociales les moins favorisées, de sorte qu’elles ne résolvent pas les problèmes d’inégalité sociale. Toutefois, on peut compléter les campagnes générales par des campagnes ciblées sur des populations qu’on estime à risque.

Par ailleurs, le gaspillage est source de pertes très importantes pour l’ensemble de la société – même si certains peuvent y gagner. Il me semble que les analyses économiques qui traitent de cette question sont insuffisantes car elles n’entrent pas au cœur des raisons du gaspillage. Celui-ci est très difficile à mesurer, au niveau du consommateur. On a déjà du mal à savoir ce que les gens consomment. Certes, il existe des observatoires comme Nutrinet ou celui dont nous utilisons les données, qui étudie les achats de 20 000 ménages depuis quinze ans, mais leurs résultats présentent des différences car chaque type d’observation a ses biais. Déduire des informations précises sur le gaspillage à partir de ces données n’est pas simple. Toujours est-il qu’on n’analyse pas les causes exactes du gaspillage. Est-il lié à un risque ? Dans la distribution, c’est le cas : si, dans votre supermarché, vous ne trouvez pas tel ou tel produit frais, vous changerez peut-être de magasin, à la longue. Or, ce supermarché a intérêt à ce que vous continuiez à y faire vos achats. Il doit donc être très bien achalandé. Par conséquent, il doit jeter des produits périssables car il ne connaît pas précisément la demande. Chez le consommateur, le risque peut être présent également : ce peut être la peur de manquer, par exemple lorsqu’on invite des gens. Ces mécanismes ne sont pas étudiés. Or, si l’on n’en a pas une bonne connaissance, il sera difficile de trouver les parades efficaces.

M. le président Loïc Prud’homme. Pourriez-vous nous dire quel est le mécanisme incitatif ou coercitif qui a permis, au Royaume-Uni, de réduire la teneur en sel des produits vendus par l’industrie agroalimentaire ?

M. Vincent Réquillart. Ce mécanisme consistait, pour la puissance publique, à menacer d’imposer une standardisation. Un certain nombre de travaux d’économistes ne concernant pas le secteur de l’alimentation révèlent que les accords volontaires sont souvent un moyen pour l’industrie de retarder l’application de normes plus restrictives en montrant qu’elle fait des progrès.

M. le président Loïc Prud’homme. Une norme a donc été fixée et des pénalités étaient prévues en cas de non-respect de cette norme. Est-ce bien cela ?

M. Vincent Réquillart. Non. Des négociations ont eu lieu entre la puissance publique et l’ensemble de l’industrie. Des objectifs graduels ont été fixés, car la diminution de la teneur en sel a des effets sur le goût. On ne peut donc pas la réduire de 50 % en une fois. Mais si toutes les entreprises le font et le font graduellement, les goûts du consommateur s’adaptent. Ensuite, si la puissance publique estime que les progrès sont insuffisants, elle met en place un dispositif plus dur.

Mme Élisabeth Toutut-Picard. Je m’adresse à l’économiste mais aussi au sociologue : quelle est, selon vous, la marge d’évolution possible des industries agroalimentaires ? Quels sont les moyens, s’ils existent, de les faire évoluer vers des pratiques nutritionnelles plus vertueuses ? En un mot, quel est leur degré de perfectibilité ?

M. le président Loïc Prud’homme. J’ajouterai : avec ou sans contrainte ?

M. Vincent Réquillart. Je ne suis pas sociologue, mais économiste. Il m’est difficile de vous répondre car chaque catégorie de produits a ses spécificités. Dans le cadre de nos travaux, nous avons tenté de simuler les effets d’une reformulation des principaux produits transformés sur la santé, en alliant un modèle économique et un modèle épidémiologique. Les impacts sont très différents selon le type d’industrie. Nous nous sommes fondés, du reste, sur des travaux que l’industrie elle-même, notamment Unilever, a réalisés pour essayer d’évaluer ses marges de manœuvre par grand type de produits. Si on n’incite pas les industriels à agir, quel risque courent-ils de mettre en œuvre cette reformulation ? Si une seule firme le fait, ses produits risquent d’être rejetés par les consommateurs, qui choisiront les produits non reformulés. À cet égard, je dois modérer ma critique des accords « volontaires » et « à la française » sur un point. Ces accords ont en effet été efficaces lorsqu’une profession entière a adhéré à la charte : ce fut le cas de la charcuterie, par exemple. Mais encore une fois, si une firme est la seule à agir dans ce domaine, elle prend de gros risques. Elle préférera donc s’abstenir ou alors développer une nouvelle gamme de produits à destination de certains consommateurs qui seront sensibles à tel argument. L’un des points clés est de parvenir à faire bouger l’ensemble d’un secteur, et non une firme isolée.

M. le président Loïc Prud’homme. Il existe également un levier en aval. Il s’agit de flécher la consommation en utilisant des dispositifs de type cash back, qui consistent à donner de l’argent au consommateur qui fait des choix de consommation vertueux pour sa santé. Qu’en pensez-vous ?

M. Vincent Réquillart. Je n’ai pas étudié ce type de mécanismes. Cependant, il y a quelques années, nous avons réalisé, avec des épidémiologistes, des travaux sur l’accroissement de la consommation de fruits et légumes, car c’est un axe qui nous semble important pour faire évoluer la diète dans un sens favorable à la santé et à l’environnement. Nous avions comparé, d’une part, une politique consistant à baisser les prix des fruits et légumes de façon générale à l’aide de subventions et, d’autre part, une politique consistant à donner des bons d’achat « fruits et légumes » à une partie de la population qui a de faibles revenus et consomme relativement peu ces produits par rapport au reste de la population. Nous en avons conclu que, pour un même montant d’intervention, la seconde politique pouvait être globalement plus bénéfique que la première, à condition que le montant de ces bons soit suffisamment élevé par consommateur, c’est-à-dire supérieur à la dépense initiale en fruits et légumes de celui-ci. Sinon, cela sera considéré comme une augmentation de revenus, et l’argent économisé grâce aux bons sert à acheter n’importe quoi d’autre. Des travaux menés dans d’autres pays ont corroboré ces conclusions. Une expérimentation dans ce domaine pourrait être intéressante.

M. le président Loïc Prud’homme. Merci beaucoup pour votre contribution à nos travaux.

 

La séance est levée à douze heures cinquante-cinq.

 

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29.    Audition, ouverte à la presse, de M. Patrick Dehaumont, directeur général de l’alimentation et de Mme Laurence Delva, cheffe du service de l’alimentation du ministère de l’agriculture, de l’alimentation et de la forêt

(Séance du mardi 10 juillet 2018)

La séance est ouverte à onze heures vingt.

M. le président Loïc Prud’homme. Nous accueillons, ce matin, M. Patrick Dehaumont, directeur général de l’alimentation, et Mme Laurence Delva, cheffe du service de l’alimentation au ministère de l’agriculture, de l’alimentation et de la forêt. M. Dehaumont est à la tête de la direction générale de l’alimentation (DGAL) depuis 2012. Tous deux sont inspecteurs généraux de santé publique vétérinaire.

Le service de Mme Delva est chargé de la mise en œuvre de la politique nationale de l’alimentation et de la sécurité sanitaire des productions animales. On rappellera que la DGAL a été créée en 1987 pour succéder à l’ancienne direction de la qualité dont l’appellation semblait plutôt opportune.

Ma première question sera : comment définiriez-vous la politique nationale de l’alimentation – s’il y en a une ?

Madame, monsieur, votre audition intervient juste après celle des responsables de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) la semaine passée. Nous sommes intéressés par les liens fonctionnels, voire les coopérations que vous entretenez avec les services de la DGCCRF.

Le rapport public 2014 de la Cour des comptes avait émis certaines critiques à l’encontre de la DGAL. La Cour pointait notamment une insuffisance des contrôles sanitaires des végétaux, une absence de contrôle des contaminants avant et pendant les récoltes, de même qu’un encadrement insuffisant des autocontrôles des professionnels. Selon vous, ces critiques étaient-elles fondées et, le cas échéant, quelles rectifications leur ont été apportées en réponse ?

Plus généralement, la difficulté ne réside-t-elle pas dans la double mission impartie à la DGAL ? Votre direction serait en quelque sorte la structure administrative de tutelle des industries agroalimentaires, en tout cas leur interlocutrice au quotidien, qui, dans le même temps, assure une mission permanente de contrôle sur les productions de milliers d’entreprises du secteur.

Monsieur le directeur général, madame, nous allons, dans un premier temps, vous écouter pour un exposé liminaire de vingt minutes au maximum. Puis, je reviendrai vers vous pour une série d’échanges. Dans ce cadre, Mme la rapporteure Michèle Crouzet vous posera des questions.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter serment.

(M. Patrick Dehaumont et Mme Laurence Delva prêtent serment.)

M. Patrick Dehaumont, directeur général de l’alimentation. Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames, messieurs, je commencerai par préciser le champ de la direction générale de l’alimentation, ce qui me permettra de répondre à l’une de vos questions.

La DGAL est une direction du ministère de l’agriculture, une direction très régalienne, en charge de la conception de dispositions applicables aux professionnels de l’agroalimentaire et, au-delà, à des professionnels du secteur de la production végétale, de la production animale ou à des professionnels de sujets aussi variés que le bien-être animal.

Cette direction régalienne est en charge de l’élaboration des dispositions réglementaires et de missions de contrôle. Je précise que la DGAL n’a pas la double mission de tutelle des industries agroalimentaires et de contrôles officiels. Elle est très centrée sur le contrôle officiel. Je tiens à le réaffirmer haut et fort.

Lorsque la DGAL a été créée, il y a un certain nombre d’années, la direction des industries agricoles et alimentaires (DIAA) en était l’une des sections. Mais, pour des raisons évidentes de conflit d’intérêts, cette partie a été transférée à ce qui est aujourd’hui la direction générale des entreprises (DGE). Ainsi, notre ADN est-il véritablement resté centré sur l’inspection sanitaire.

Cette dimension sanitaire couvre un champ assez large. La DGAL est soucieuse de mettre à disposition des citoyens une alimentation saine, sûre et durable, et les contrôles sanitaires dont elle a la charge portent sur l’ensemble de la chaîne alimentaire, ce qui recouvre des sujets aussi variés que la production végétale, la production animale
– y compris le bien-être animal –, la sécurité sanitaire des aliments et de nombreuses interactions avec les aspects de durabilité et environnementaux, par exemple. Elle s’occupe notamment des produits phytosanitaires et de leurs impacts.

Elle est également amenée à travailler très fréquemment dans un cadre interministériel avec la direction générale de la santé, ce que les crises récentes ont mis en évidence, et avec la DGCCRF, sachant qu’il existe des zones de recouvrement de compétences et des zones de compétences spécifiques, la DGAL étant fortement centrée sur la dimension sanitaire.

Autour de ces missions de contrôle sanitaire, nous sommes amenés à piloter des politiques incitatives, qui ne sont pas pour autant des politiques de soutien direct aux filières ou aux industries communautaires. Je citerai le programme « Écophyto » limitant l’usage des produits phytosanitaires, le programme « ÉcoAntibio » limitant l’usage des antibiotiques en médecine animale, ou encore le Programme national pour l’alimentation (PNA).

Pour accomplir ces missions, nous disposons de moyens d’administration centrale et des services déconcentrés. Au niveau central, nous travaillons avec les acteurs internationaux et européens.

Par essence, les dispositions françaises dans le domaine de la sécurité sanitaire procèdent essentiellement du niveau européen. Des dispositions conçues aux niveaux européen et international sont validées par le Gouvernement pour être applicables en droit français. Ensuite, la direction centrale interagit sur le terrain avec ses services de contrôle, les directions départementales de la protection des populations (DDPP) et une partie des directions régionales de l’agriculture, de l’alimentation et de la forêt (DRAAF) qui interviennent en régions – plutôt dans le domaine végétal.

Pour effectuer ce travail, la direction centrale dispose de 200 à 220 personnes et les services déconcentrés de 4 600 agents, répartis entre des missions de gestion administrative et, principalement, des missions d’inspection et de contrôle, puisque nous contrôlons des secteurs aussi variés que la production végétale – un secteur dont nous partageons la responsabilité avec la DGCCRF qui contrôle la distribution – ou le domaine sanitaire animal, que nous contrôlons de l’amont à l’aval, de l’abattoir jusqu’à la remise directe. Tel est le schéma en place. Nous pourrons vous fournir des éléments chiffrés détaillés si vous le souhaitez.

J’insiste fortement sur cette notion de missions régaliennes et de missions d’inspection sur lesquelles portait l’une des remarques de la Cour des comptes dans son rapport de 2012, sachant qu’une mission de la Cour des comptes est en cours, dont le rapport final sera publié en septembre-octobre. Il dressera le bilan de la situation actuelle, notamment du suivi du rapport de la Cour, dont la question centrale portait sur la suite donnée aux inspections. Nous nous référerons à l’avis de la Cour des comptes à la rentrée, de la même façon que, depuis 2012, nous avons mis en place un ensemble de procédures et mobilisé nos équipes pour qu’elles portent la plus grande attention possible aux suites des inspections. La gradation des décisions est fonction de l’écart entre, d’une part, les faits et les situations constatées et, d’autre part, les exigences sanitaires réglementaires. L’écart peut donner lieu à diverses décisions allant de la simple remarque jusqu’à la fermeture d’un établissement, en passant par l’avertissement et le procès-verbal.

Les suites données aux inspections s’opèrent donc selon une gradation des décisions. Ce sont là des indicateurs que nous suivons avec précision auprès de nos services et en fonction de notre système d’information pour nous assurer qu’il est donné suite, comme il se doit, aux inspections dans des conditions prédéfinies à l’échelon national. Nous pourrons vous fournir, si vous le souhaitez, des éléments précis et chiffrés sur ce sujet.

Nous nous appuyons sur des équipes présentes sur le terrain, car tel est le rôle fondamental de l’État dans le domaine sanitaire, et compétentes techniquement. Nous sommes organisés selon une chaîne de commandement qui part du niveau central jusqu’à l’acteur de terrain, en passant par les préfets dont le rôle est essentiel.

Voilà, brossée en quelques mots, l’organisation du dispositif.

En termes de méthodologie, la responsabilité de la sécurité sanitaire des produits mis sur le marché passe par l’application par les professionnels des dispositions préétablies, un concept de base au niveau européen, qui est martelé très régulièrement. Il est édicté dans le paquet « Hygiène », le paquet de règlements encadrant le dispositif de sécurité sanitaire. Il revient à l’État d’assurer sa mission régalienne de contrôle pour s’assurer que les dispositions préétablies aux niveaux législatif et réglementaire sont bien appliquées par les professionnels et que les actions correctrices sont menées si, par malheur, ces dispositions préétablies ne sont pas respectées. Une responsabilité forte revient aux professionnels et à l’État au titre de cette mission régalienne, qui me paraît devoir rester ancrée au niveau de l’État. Je crois utile de le préciser alors que l’on entend parfois parler de délégation du service public du contrôle sanitaire.

L’État doit rester très fort en la matière, et ce pour deux raisons : la sécurité sanitaire, à mon sens, ne se négocie pas. L’État doit être en capacité de l’assurer, d’offrir aux citoyens, aux consommateurs, ce qu’ils attendent, c’est-à-dire une alimentation saine et sûre.

Un second volet ne doit pas être négligé. Notre action est scrutée à l’international où nous exportons une partie de notre production. La capacité à exporter des animaux, des végétaux ou des denrées alimentaires repose, bien sûr, sur la capacité de nos industriels ou de nos professionnels à ouvrir des marchés, à commercer avec l’étranger, mais elle répond aussi à un préalable, à savoir la reconnaissance, par les autorités sanitaires des États de destination, de notre système sanitaire et de la qualité de notre certification ; c’est, en effet, l’État qui certifie les produits, les denrées ou les animaux. Cela est important. En effet, en apposant leur signature, nos agents de l’inspection et de la certification sur le terrain engagent l’État sur la qualité sanitaire des produits qui sont expédiés dans différents pays. Il existe une attente citoyenne mais également une attente forte des entreprises. Se pose ainsi la question de la loyauté du fonctionnement entre les entreprises et leur capacité à exporter.

Je laisse la parole à Laurence Delva pour qu’elle vous dise quelques mots de la politique de l’alimentation, de sa structuration et du Conseil national de l’alimentation (CNA). Nous interviendrons ensuite sur les aliments ultratransformés, un sujet qui peu à peu s’inscrit au centre des débats.

Mme Laurence Delva, cheffe du service de l’alimentation du ministère de l’agriculture, de l’alimentation et de la forêt. L’élément phare de cette politique de l’alimentation réside dans le Programme national pour l’alimentation (PNA), qui définit une politique incitative dont l’objectif, à l’instar des autres politiques incitatives du ministère, consiste à accompagner l’évolution, le changement des pratiques, en l’occurrence alimentaires. Il ne s’agit pas d’une politique régalienne, mais d’une politique incitative, qui s’appuie pour ce qui concerne le programme national pour l’alimentation sur quatre axes fondateurs qui ont été rappelés dans la loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt du 13 octobre 2014 : l’éducation alimentaire de la jeunesse ; l’ancrage territorial ; la justice sociale et la lutte contre le gaspillage alimentaire.

À ce titre, le PNA est en interaction forte pour tout ce qui concerne l’éducation alimentaire, par exemple, la justice sociale avec le Programme national nutrition santé (PNNS). L’articulation entre ces deux plans a fait l’objet de travaux au cours des États généraux de l’alimentation (EGA) et figure dans la liste des actions de la feuille de route 2018-2022.

Plus concrètement, sur ces quatre axes en matière d’éducation alimentaire de la jeunesse, un certain nombre d’actions sont encouragées à l’échelon régional par les relais administratifs. En effet, dans chaque région, un correspondant régional « alimentation » est chargé d’animer et d’accompagner les actions en faveur du PNA, cet accompagnement allant jusqu’à un soutien financier dans le cadre d’appels à projets régionaux.

Le Programme national pour l’alimentation est également illustré depuis cinq ans maintenant par un appel à projets national qui encourage les projets innovants, directement transposables et susceptibles d’être essaimés sur le territoire national. L’appel à projets a été doté de 1,5 million euros en 2017. Aujourd’hui, cette action revêt une dimension interministérielle puisque, depuis deux ans, l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) contribue à la dotation ainsi que la direction générale de la cohésion sociale (DGCS).

En matière d’éducation alimentaire, vous avez sans doute entendu parler des actions telles que les « classes du goût », qui ciblent les jeunes populations, c’est-à-dire les futurs consommateurs, pour leur inculquer de bonnes pratiques alimentaires et une diversification de leurs sources alimentaires.

Le ministère lutte contre le gaspillage alimentaire au moyen d’un pacte qu’il anime avec l’ensemble des parties prenantes, qu’il s’agisse des organisations non gouvernementales, notamment des associations de dons alimentaires, des représentants des industriels, ou des organisations non gouvernementales environnementales. Ce pacte se décline dans sa seconde version par un certain nombre d’actions, dont les plus concrètes concernent notamment le don alimentaire, en application de la loi du 11 janvier 2016 relative à la lutte contre le gaspillage alimentaire, dite « loi Garot ».

L’ancrage territorial concerne les projets alimentaires territoriaux (PAT). Son objectif affiché est le rapprochement des producteurs, des consommateurs et des distributeurs. L’objectif s’adosse à une dynamique locale émanant du terrain ; les projets remontent ensuite vers les autorités, qu’elles soient régionales ou nationales. Ces projets alimentaires territoriaux ont été particulièrement ciblés dans le cadre des deux derniers appels à projets nationaux.

La justice sociale rejoint la lutte contre le gaspillage alimentaire, associée aux notions de dons alimentaires et de lutte contre la précarité alimentaire. Ces actions, en effet, vont au-delà du simple don alimentaire. Les amendements au projet de loi issu des États généraux de l’alimentation, en cours de discussion, l’ont montré.

Tel est, à grands traits, le panorama de l’activité du service de l’alimentation du ministère de l’agriculture, en interaction forte avec le PNNS dans son volet nutritionnel. Sans doute est-ce l’un des éléments sur lesquels votre commission d’enquête souhaitera nous entendre. Le ministère de l’agriculture a soutenu, aux côtés de la direction générale de la santé (DGS), la mise en œuvre, certes à titre volontaire, de l’étiquetage nutritionnel simplifié par le système Nutri-Score.

Je dirai maintenant un mot du Conseil national de l’alimentation (CNA), instance dont nous souhaitons faire un véritable « Parlement de l’alimentation » car il réunit, par le biais de collèges, l’ensemble des parties prenantes. IL a vocation, par ses avis exclusivement consultatifs, à éclairer le gestionnaire de risques qu’est la DGAL, y compris dans ses politiques régaliennes. Il doit inciter le gestionnaire de risques que nous sommes à prendre en compte les attentes sociétales lorsqu’elles s’expriment au sein de ce conseil.

La DGAL s’appuie sur cette instance dans plusieurs domaines, dont l’un me paraît particulièrement important : un groupe de concertation pérenne du CNA constitue aujourd’hui le comité national d’éthique des abattoirs. La proposition de loi présentée par votre collègue Olivier Falorni, qui demandait sa création, n’est pas allée au terme de son examen, mais il a été créé sans attendre, compte tenu du contexte et des attentes sociétales en matière de bien-être animal. Présidé par Jean-Luc Angot, il a pour vocation de réunir toutes les parties prenantes, y compris les représentants des associations cultuelles.

Sans évoquer l’ensemble des travaux du CNA, je soulignerai simplement qu’ils s’inscrivent dans le prolongement des États généraux de l’alimentation, et dépassent le domaine purement nutritionnel, et même celui de la sécurité sanitaire, pour évoquer une problématique plus large d’alimentation-santé.

M. Patrick Dehaumont. Nous nous plaçons dans la logique du concept international « Une seule santé ». Nous avons une vision très intégrative de la santé humaine et de la santé animale.

À l’origine, la vision qui prévalait était binaire ; dorénavant, une vision commune de la santé végétale et de la santé environnementale prend le pas. C’est un tout auquel il faut faire face.

Monsieur le président, vous avez évoqué les remarques formulées par la Cour des comptes en 2012 sur l’insuffisance des contrôles. À partir de 2013, les effectifs d’inspection ont cessé de baisser, voire ont enregistré une légère augmentation. En trois ans, ils ont progressé de 180 équivalents temps plein (ETP), ce qui, en ces périodes budgétaires difficiles, mérite d’être souligné. La question peut se poser de savoir s’il en faut davantage.

Aujourd’hui, nous disposons d’une enveloppe de moyens humains et techniques, nous bâtissons une analyse de risques et nous organisons nos contrôles sanitaires sur la base de cette analyse de risques. C’est ainsi que chaque carcasse d’un abattoir de boucherie est inspectée. Pour des raisons évidentes de santé publique, une obligation communautaire est faite aux États membres en ce sens. À l’autre bout de la chaîne, le contrôle est bien moindre sur ce qui est vendu directement aux consommateurs – les restaurants, les épiceries, les boucheries, etc. En effet, un restaurant peut n’être contrôlé qu’une fois tous les dix ans, voire davantage.

Récemment, le ministre a évoqué devant l’Assemblée nationale la question des moyens consacrés aux inspections sanitaires. Un benchmarking de différents pays a été réalisé par un cabinet indépendant. Les données chiffrées, aujourd’hui disponibles, montrent une gradation des investissements en la matière. C’est la raison pour laquelle j’ai insisté au début de mon propos sur la nécessité pour l’État de rester fortement présent sur ces questions. C’est le cas, nous restons présents et, sur la base d’une analyse de risques scientifiques, nous allouons des moyens aux sujets les plus sensibles.

Un autre point me paraît important : il s’agit de jouer la transparence la plus totale. Il est normal d’expliquer aux citoyens ce qui est fait, la façon dont les inspections sont réalisées et leurs résultats. C’est pourquoi nous avons développé, depuis un peu plus d’un an maintenant, sur la base d’une disposition de la loi de 2014, le système « Alim’confiance » qui consiste à mettre en ligne les résultats des contrôles officiels dans le domaine de la sécurité alimentaire. On trouve ainsi sur le site les résultats des inspections de l’ensemble des établissements inspectés – les établissements agréés, qui sont inspectés selon une fréquence très précise, et les établissements de remise directe, inspectés moins souvent –, leur géolocalisation et des pictogrammes faisant état du niveau sanitaire de l’établissement.

En matière d’inspection, j’ai évoqué nos services déconcentrés, dans les départements et dans les régions. Je précise que nous sommes confrontés de plus en plus souvent à une délinquance organisée. Certes, elle est très faible à l’aune de la production globale, mais le nombre de dossiers n’est pas anecdotique. Pour les traiter, nous disposons d’une brigade nationale d’enquête qui nous permet d’investiguer, souvent sous couvert judiciaire. Les fraudeurs ne sont pas nombreux en pourcentage, mais ils existent, et il convient d’utiliser l’intelligence économique pour identifier les points touchés par une dérive. Nous avons eu à connaître quelques affaires qui ont fait la une de la presse : les lasagnes à la viande de cheval ou quelques autres dossiers assez emblématiques de situations auxquelles nous pouvons être confrontés, et qui nécessitent d’investir dans la lutte contre la délinquance organisée, dans un cadre international car elle ne se limite pas à nos frontières ; il s’agit souvent de réseaux qui agissent dans différents pays. On le remarque aussi dans le cas des produits phytosanitaires, par exemple.

Quelques mots sur les aliments ultra-transformés, que je ne sais pas définir.

Lorsque l’on parle d’aliments ultra-transformés, on pense à des produits qui ont subi des mélanges et des traitements susceptibles de faire intervenir des additifs, des auxiliaires, des produits néo-formés. Tout cela mérite d’être approfondi. Une étude, publiée le 15 février 2018, évoque une augmentation potentielle du risque de cancers suite à la consommation de produits ultra-transformés. Cela dit, un certain nombre de paramètres méritent d’être vérifiés quant à la qualité nutritionnelle de ces produits. Le phénomène de transformation génère-t-il à lui seul un risque de cancer supplémentaire ? Je n’ai pas la réponse. Il revient aux scientifiques de nous éclairer, mais un travail doit être entrepris à ce titre.

Je voudrais procéder à une comparaison, toutes choses égales par ailleurs, avec les produits phytosanitaires. Dans le secteur agricole, la production végétale s’est développée en quantité et en qualité sous des angles divers, grâce à l’usage de ces produits. N’oublions pas qu’ils ont permis et permettent de lutter contre des organismes nuisibles pour la plante, mais parfois également pour l’homme. Certaines productions n’ayant pas été traitées, nous avons eu à connaître un cas récent d’une intoxication par l’ergot de seigle.

Grâce aux produits phytosanitaires, la production a connu un progrès considérable de la quantité et de la qualité sanitaire. Aujourd’hui, on déchante dans la mesure où d’autres signaux d’alerte sont liés aux faibles doses, aux « effets cocktail », aux combinatoires et aux effets biologiques ainsi que le révèle l’étude de L’Institut national de la recherche agronomique (INRA) et de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) parue récemment. Il convient donc de changer de référentiel pour revenir sur les modèles agronomiques. Je ne suis pas là pour parler des produits phytosanitaires, mais je voulais faire cette comparaison, vous allez comprendre pourquoi.

Il convient de tenir compte de ces effets nouveaux sur le plan des risques sanitaires, car nous allons nous retrouver dans la même logique pour les aliments ultra-transformés. En effet, nos concepts de sécurité sanitaire permettent, sur la base de la toxicologie classique, de sécuriser les produits de toxicités aiguës ou de certaines toxicités chroniques, mais l’on peut s’interroger sur la multiplication des auxiliaires, des additifs, des composants néo-formés, de certains effets perturbateurs endocriniens. Je ne peux vous dire par quels voies et moyens, mais il me semble nécessaire de nous préoccuper de ces questions, sans pour autant baisser la garde sur la qualité sanitaire. Bien souvent, il est plus facile pour des structures de type « industriel » de sécuriser sur le plan sanitaire – au sens du risque sanitaire classique, microbiologique ou chimique – que ce ne l’est pour de petits producteurs, moins souvent en mesure de faire appel aux technologies et aux formations permettant de sécuriser les produits. Nous découvrons un champ d’investigations sur lequel il faut que nous nous penchions sérieusement si nous ne voulons pas connaître des lendemains qui déchantent.

M. le président Loïc Prud’homme. Merci beaucoup. Je constate que vous connaissez fort bien les aliments ultra-transformés. Vous avez porté un regard lucide sur la sécurité des aliments que vous venez de décrire, et souligné la nécessité de s’assurer de leur innocuité. Le regard, en effet, doit changer ; en tout cas, c’est ce que nous percevons de plus en plus au fil de nos auditions. S’attacher uniquement à la sécurité sanitaire immédiate sans prendre en compte l’innocuité à long terme est quelque peu réducteur.

Je voudrais en premier lieu faire suite aux propos de Mme Delva relatifs à la politique de l’alimentation. S’agissant des quatre axes fondateurs, mes questions seront précises.

Madame, vous évoquez l’ancrage territorial. En lien avec les programmes alimentaires territoriaux (PAT), vous avez parlé d’appels à projets nationaux. À quelle hauteur ces PAT sont-ils supportés par la DGAL ?

Autre axe fondateur, vous avez parlé de l’éducation alimentaire. Comment se répartit ce travail d’éducation alimentaire entre votre direction, votre service et l’Éducation nationale ? Concrètement, en termes de moyens, quel est le rôle de chacun dans la mise en place des programmes d’éducation alimentaire qui nous semblent être un levier important.

Quelle est l’articulation concrète du plan national pour l’alimentation avec le PNNS ? Qui élabore quoi au titre de ces deux programmes qui sont imbriqués ou, en tout cas, connectés ?

Mme Laurence Delva. S’agissant de l’appui et du soutien financiers des projets alimentaires territoriaux, il n’existe pas à ce jour de financements propres de l’État aux PAT. Néanmoins, l’appel à projets, doté de 1,5 million d’euros, permet de récompenser globalement une quarantaine de lauréats – entre 30 000 à 40 000 euros par projet. Depuis deux ans, un focus particulier est porté sur ces projets alimentaires territoriaux, autrement dit plus de la moitié des lauréats propose des projets alimentaires territoriaux.

Au-delà de cet appel national, des projets alimentaires régionaux sont pilotés par les DRAAF. Les budgets qui s’y attachent relèvent du programme 206 « Sécurité, qualité sanitaire de l’alimentation » mais, en tant que telle, la reconnaissance officielle d’un projet alimentaire territorial ne donne pas de droit à un soutien financier particulier. Peut-être, d’ailleurs, est-ce l’un des freins qui limite l’essor du nombre de projets alimentaires territoriaux : en cas de reconnaissance, le financement n’est pas systématique.

En matière d’éducation alimentaire, l’articulation avec l’Éducation nationale est essentielle. Le premier axe repose sur la conception par le ministère de l’agriculture et de l’alimentation des boîtes à outils, autrement dit des kits de communication, des kits d’animation pour les classes du goût, pour des animations dans les établissements scolaires à destination de toutes les classes d’âge. Ces boîtes à outils sont conçues pour les enseignants en concertation avec le ministère de l’éducation nationale.

Autre action emblématique qui rejoint votre troisième question sur l’articulation entre le PNA et le PNNS : dans le cadre de la Stratégie nationale de santé (SNS) et à l’issue donc des EGA, nous sommes convenus avec le ministère de l’éducation nationale que les enseignants dispensent à l’ensemble des classes d’âge dans le cadre du parcours national citoyen un volet sur la connaissance de l’alimentation, vue sous l’angle de la production et de la transformation des aliments. Conjoints aux deux ministères, les travaux devraient débuter dès la rentrée.

S’agissant de votre dernière question sur l’articulation entre le PNNS et le PNA, qui fait partie de la feuille de route issue des États généraux de l’alimentation, nous sommes en train d’identifier les points de convergence. Les points d’articulation portent sur : l’aspect nutritionnel ; la diversification des aliments ; la justice sociale ; la notion d’alimentation saine, sûre, durable, accessible à tous. La construction du PNA et du PNNS rénové devrait aboutir à la fin de l’année 2018. Les points de convergence seront identifiés et traités conjointement dans une instance unique, qui pourrait être le Comité interministériel à la santé (CIS) ou bien une instance informelle où acteurs du PNA et du PNNS se retrouveraient.

Beaucoup de voix se sont élevées pour faire fusionner PNA et PNNS ; cette solution n’a finalement pas été retenue, car le PNA ne se limite pas à un volet « alimentation-santé ». La lutte contre le gaspillage alimentaire, par exemple, revêt une dimension en termes de développement durable qui ne figure pas dans le PNNS, non plus que l’ancrage territorial et la préservation du patrimoine alimentaire français en France et à l’étranger. Inversement, le PNNS comporte de nombreuses dimensions n’ayant pas trait à l’alimentation.

M. le président Loïc Prud’homme. Merci pour ces réponses complètes et concrètes.

Je reprends maintenant une perspective bien plus large qui touche les résidus contaminants de l’alimentation ; ils figurent parmi nos sujets de préoccupation et les accords internationaux, comme le Comprehensive Economic and Trade Agreement (CETA), dont on parle beaucoup. De quelles garanties bénéficie le consommateur quant à l’innocuité des denrées importées de pays comme les États-Unis ou le Canada, qui autorisent des produits comme les anabolisants, interdits en Europe ? Est-il possible de s’assurer de la traçabilité de ces produits ? Quels sont les contrôles frontaliers mis en œuvre, notamment par vos services ? Vous semblent-ils suffisants ? Des sanctions sont-elles prévues en cas de manquement à notre réglementation européenne ? Comment abordez-vous ces accords internationaux et le flux de denrées qui arrivent en France ?

M. Patrick Dehaumont. En matière de contaminants, le dispositif en place est très cadré au plan communautaire. Avant d’évoquer le flux en provenance des pays tiers, il convient de relever que des dispositifs de surveillance et de contrôle des contaminants sont mis en place dans les États membres pour ce qui relève des productions nationales.

Ces plans de contrôle et de surveillance permettent de rechercher des contaminants divers et variés et d’intervenir systématiquement en cas de dépassement de valeurs susceptibles de mettre en cause la santé. Ils prennent concrètement la forme d’enquêtes et d’investigations pour comprendre ce qu’il s’est passé. Il convient également de savoir que les plans de surveillance et de contrôle nationaux comportent un volet sur les denrées animales et un volet sur les denrées végétales. Le volet sur les denrées animales est bien plus important que celui sur les denrées végétales en raison de l’histoire communautaire.

Sans compter les inspections réalisées au quotidien pour ce qui concerne nos productions, nous réalisons au titre du plan de surveillance et du plan de contrôle environ 60 000 prélèvements annuels dans le domaine de la production animale, soit la recherche d’environ 800 000 contaminants, sachant que tout prélèvement fait souvent l’objet d’une recherche de plusieurs contaminants.

Dans la mesure où nous opérons ainsi tous les ans depuis la fin des années 1990, nous accumulons des données sur une longue période. Dans le domaine animal, les résultats affichent un niveau de conformité très élevé ; dans le domaine végétal, les prélèvements sont bien plus bas et le niveau de conformité moins élevé. Nous pourrons vous fournir les données chiffrées.

Pour ce qui concerne les pays tiers, des limites définies à l’échelon communautaire doivent également être respectées. Vous avez cité le cas des anabolisants. Les pays qui en utilisent doivent, pour exporter en France, avoir instauré des filières dédiées. C’est ainsi que des filières dédiées font l’objet d’inspections dans un cadre communautaire par l’organisme d’inspection de la Commission afin de s’assurer que la filière est en place. Au surplus, des contrôles à l’entrée sont effectués qui, jusqu’à présent, ne nous ont pas permis de mettre en évidence des fraudes. J’ai tendance à penser que la règle est plutôt respectée. Nous parlions là du cas particulier d’un produit interdit. Mais pour l’ensemble des autres contaminants, un certain nombre de seuils sont définis. Tous les lots sont dédouanés mais les contrôles analytiques sont réalisés par sondages et lorsque des anomalies sont trouvées, en fonction du niveau d’anomalies, il peut y avoir saisie et retrait des produits. Des plans de contrôle renforcés sont mis en place vis-à-vis de tels pays pour tel type de production en cas d’anomalie identifiée.

Si le dédouanement est systématique, le contrôle analytique ne l’est pas. Cela dit, un dispositif permet d’opérer des vérifications régulières. Il ne concerne pas uniquement la France puisque le point d’entrée dans l’Union européenne peut être un autre pays de l’Union européenne.

À Bruxelles, la Commission évoque régulièrement avec les autres États membres ce dispositif harmonisé, pour s’assurer du respect des normes sanitaires européennes. Nous ne rencontrons pas de difficultés particulières sur un plan technique, d’autant qu’en cas d’anomalies, nous disposons des moyens de procéder à un contrôle renforcé, de bloquer ou de prendre éventuellement une clause de sauvegarde contre un Etat membre. La pratique n’est pas courante, mais l’Europe peut prendre une clause de sauvegarde à l’encontre d’un produit en provenance de tel ou tel pays. En outre, si un pays veut procéder ainsi, il peut en faire la demande à la Commission européenne et aux États membres. Si jamais la Commission européenne ne donnait pas suite, l’État membre a la possibilité de prendre une clause de sauvegarde. Par exemple, il y a trois ans, la France a interdit l’usage du diméthoate sur les cerises fraîches ; un sujet qui fait encore couler beaucoup d’encre. L’interdiction du diméthoate est liée à un risque sanitaire avéré pour les jeunes enfants ; sa nocivité a été identifiée par une étude sur le modèle de consommation alimentaire, réalisée par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement (ANSES).

C’est intéressant en termes de politique de l’alimentation, car le modèle alimentaire français a révélé que les enfants consommant une certaine quantité de cerises absorbaient des doses de diméthoate les exposant à un risque aigu et donc à une intoxication immédiate. Le diméthoate est, en effet, un organophosphoré assez toxique. La France l’a interdit et demandé une clause de sauvegarde qui lui a été refusée par la Commission. Le Gouvernement l’a donc prise au niveau national, et son successeur l’a renouvelé pour cette année. La France dispose donc de l’outil approprié pour protéger ses populations si elle identifie un risque sanitaire particulier, qui peut aller jusqu’à cette clause de sauvegarde interdisant l’utilisation d’un produit sur son territoire. La France a d’ailleurs convaincu un certain nombre des autres États membres et la plupart des pays européens ont cessé d’utiliser le diméthoate. Les outils existent donc mais la pression de contrôle n’est pas exhaustive, on n’est jamais à l’abri d’identifier des anomalies, qu’elles portent sur des productions de pays tiers ou des productions françaises.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Merci de votre exposé. Je vais vous poser des questions auxquelles vous répondrez en bloc à votre convenance entre vous.

Le rapport de la Cour des comptes de 2014 pointait une insuffisance des contrôles du ministère de l’agriculture sur la période 2009-2012 et relevait qu’en cas de non-conformité, les sanctions étaient rares. J’aimerais que vous approfondissiez cet aspect. Vous l’avez évoqué pour les produits que l’on importe mais quel est votre avis sur la question ? Selon vous, conviendrait-il de renforcer les effectifs ou les moyens pour remédier au manque de sanction, car il nous semble compliqué de parvenir à des résultats ? L’architecture interministérielle du dispositif présente-t-elle des défaillances, et doit-elle être revue ?

Je reviens à la politique publique de l’alimentation, qui concerne l’alimentation de nos jeunes. Vous avez expliqué la façon dont elle se déclinait et précisé la constitution de kits d’animation, de boîtes à outils, mais j’aimerais aller un peu plus loin : concrètement, avez-vous des retours d’expériences quant à leur efficacité ? Les enseignants les mettent-ils bien en application ? Pour avoir fréquenté les écoles de mes enfants, je n’ai pas souvenir de telles actions. J’aimerais connaître le retour sur le plan éducatif. Nous mettons des actions en place, et puis plus rien !

S’agissant du gaspillage ou d’autres sujets, la situation évoluera grâce à l’éducation de nos enfants. Des générations d’adultes sont perverties par nos actes. C’est par l’éducation de nos enfants que nous parviendrons à des résultats sur le long terme. Il ne faut pas être pressé, tant il est vrai que nous traitons du monde du vivant. Il s’agit d’un axe essentiel à étudier.

J’en viens maintenant aux additifs, question ô combien complexe ! Les cancers sont avérés. Je pose la question du curseur. Sans toucher à la qualité sanitaire, nombre d’additifs ne soulèvent pas une question sanitaire, il s’agit de tout autre chose. Une pizza peut en comporter jusqu’à une trentaine ! Dès lors, faut-il encore se polariser sur les contrôles sanitaires et les denrées de conservation ou penser autrement l’innocuité du produit, en particulier en prenant en compte la toxicité chronique des contaminants ?

L’association Foodwatch que nous avons auditionnée a publié un rapport en 2015 qui pointait la présence d’huile minérale dans les emballages alimentaires. Elle montrait que les fabricants en Allemagne et aux Pays-Bas avaient pris des précautions. J’aimerais que vous vous exprimiez sur ce sujet car, contrairement à d’autres pays, nous n’avons pas encore pris de mesures.

Certains pays ont supprimé les nitrites. Le jambon n’a pas la même couleur, mais il est bien meilleur à consommer. De tels exemples montrent que beaucoup peut être fait. Je parle de la qualité nutritionnelle des produits. Par ailleurs, je pense au sucre et au sel. Traiter l’obésité passe aussi par là. Nous n’avons pas échangé à ce sujet.

M. Patrick Dehaumont. S’agissant du contrôle de la Cour des comptes, nous nous sommes efforcés, depuis 2012, de systématiser les suites à donner aux inspections. En cas de fraudes importantes, d’erreurs graves, on pense souvent procès-verbal et sanction judiciaire. Certes, le nombre de sanctions judiciaires n’est pas très élevé, mais nombre de mesures administratives sont mises en place. À chaque anomalie, des produits sont retirés, des établissements sont fermés. Dans le document que je vous ai remis, des éléments vous informent sur le nombre de suites qui ont été données. Je demande systématiquement aux équipes, en fonction de la gravité des faits, de dresser un procès-verbal et de mettre en place les mesures administratives qui s’imposent.

Nous avons évoqué les contaminants, l’utilisation de produits phytosanitaires et les suites judiciaires qui sont engagées en cas d’utilisation de produits interdits. Il convient d’être vigilant afin que des suites soient systématiquement données, d’autant qu’il ne faut pas perdre de vue que les mesures ont aussi valeur d’exemple. Cela se sait. Il ne s’agit pas simplement de constater et d’informer, il faut s’assurer que les correctifs sont mis en place et que des mesures, éventuellement des sanctions, sont déployées.

Vous avez interrogé sur la nécessité de renforcer les effectifs. Un directeur répondra toujours que plus d’effectifs et de moyens sont nécessaires ! Au cours des dernières années, nous avons pu infléchir la courbe et augmenter légèrement les effectifs. Par ailleurs, nous avons affiné notre analyse de risques pour prioriser les inspections sur les sujets les plus sensibles et ceux qui présentaient les plus forts risques.

Indépendamment des personnels, nous disposons de moyens de fonctionnement en augmentation significative puisque la loi de finances pour 2018 nous a octroyé une augmentation de 12 % de nos crédits, hors rémunérations, pour intensifier les mesures de veille, de prévention et de surveillance, et ce de manière pérenne. Ainsi, dans le domaine alimentaire, nous avons créé une plateforme d’épidémiosurveillance en matière de sécurité alimentaire, ce qui nous permet de suivre un certain nombre de sujets et d’améliorer la situation. Il n’en reste pas moins que, travaillant sur la base d’une analyse de risques avec les moyens dont nous disposons, il est nécessaire de prioriser nos actions. Un choix politique doit être fait : inspecter un restaurant tous les dix ans ou une usine de produits de lait infantile tous les deux ans est-il suffisant ? C’est une question que je laisse à la réflexion de la représentation parlementaire.

Un équilibre s’impose, difficile à trouver, même si à l’échelle européenne, il existe des outils qui nous permettraient de progresser, tel que le Règlement 2017/625 du Parlement européen et du Conseil sur les contrôles officiels, qui fait suite à un règlement un peu plus ancien. Il prévoit la possibilité pour les États membres de prélever des redevances ou des taxes. Redevances ou taxes, cela dépend du statut du texte, mais, dans le texte européen, il s’agit de redevances destinées à assurer le financement des contrôles officiels auprès des professionnels. Ce point me paraît présenter un intérêt certain.

Vous avez ensuite abordé la question de l’architecture interministérielle. Les services communiquant entre eux, nous pouvons imaginer nombre de schémas d’organisation, qui sont variables d’un pays à l’autre. Nous œuvrons très étroitement avec la DGS et la DGCCRF en particulier, et avec l’évaluateur de risques qu’est l’ANSES, dont le rôle est essentiel. L’affaire Lactalis récente a bien mis en évidence le partage du travail entre la DGCCRF et la DGAL, qui remonte à un protocole de 2006 sur la répartition des compétences. Il y a nécessité, selon moi, de revoir régulièrement nos procédures, ce à quoi nous nous employons. Cet après-midi même, un groupe de travail se réunit sur ce thème. C’est ainsi qu’en bonne intelligence avec nos collègues des autres ministères, nous allons moderniser le système.

J’estime donc nécessaire de revoir en permanence le dispositif pour l’améliorer. Dans le même temps, nous ne devons pas avoir honte du travail réalisé en France. Au reste, notre système est souvent envié par bien des pays. Ce n’est pas moi qui le dis, mais des organismes dont l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Le niveau de sécurité sanitaire est très élevé, comme l’a indiqué la directrice générale de l’OMS, il y a deux ou trois ans, grâce à des services réactifs dotés de la compétence technique. Il convient d’améliorer le système, mais il n’y a pas lieu, selon moi, de considérer que son efficacité soit actuellement insuffisante.

Où convient-il de placer le curseur, s’agissant des additifs ? Par exemple, faut-il supprimer les nitrites ? Je n’ai pas la réponse, j’appelle toutefois à la prudence. Une entreprise industrielle, très organisée, dotée de responsables qualité, de technologistes affûtés, sera probablement capable de fabriquer un jambon sans nitrites qui restera sûr. A contrario, je ne suis pas certain qu’un petit producteur isolé qui utilisera du sel sans nitrites et qui n’aura pas la maîtrise technologique n’exposera pas le consommateur à un risque de botulisme. N’oublions pas qu’à l’origine l’utilisation du sel nitrité était motivée par une raison sanitaire. Il convient donc de faire très attention aux évolutions à opérer en la matière. Pour autant, cela ne signifie pas qu’il ne faut rien faire, mais l’exemple du botulisme est un bon exemple. Aujourd’hui, les accidents de botulisme humain d’origine alimentaire sont le fait de petits producteurs qui ne maîtrisent pas le process d’appertisation, c’est-à-dire de stérilisation des conserves. Cela dit, je vous rejoins lorsque vous demandez où mettre le curseur. Avons-nous besoin que les produits soient d’une blancheur immaculée ? Je n’en suis pas certain. Il convient de caractériser l’intérêt sanitaire et l’intérêt technologique des ajouts, être en mesure d’évaluer le risque sanitaire que l’on est susceptible de faire courir aux consommateurs. Certains sujets méritent, en effet, d’être abordés.

Les huiles minérales sont un sujet relatif aux emballages que nous ne suivons pas. C’est ma collègue de la DGCCRF qui en est en charge.

Mme Laurence Delva. Vous vous interrogez sur l’efficacité des mesures liées à l’éducation alimentaire.

La « fenêtre de tir », s’agissant de l’âge des enfants sensibles aux mesures et aux actions que l’on peut conduire en matière d’éducation alimentaire des consommateurs de demain, est extrêmement réduite. À partir de dix ou douze ans, il devient extrêmement difficile d’inculquer de bonnes pratiques alimentaires au regard de l’offre alimentaire proposée aux jeunes adolescents. Il s’agit d’un constat : la fenêtre de tir est assez étroite.

Deuxième élément, les programmes d’éducation alimentaire sont sous la responsabilité des enseignants ; il faut donc que les enseignants et les responsables d’établissement, qui sont souverains en matière d’éducation, soient motivés, éprouvent cette envie, se donnent le temps et les moyens de mettre en œuvre ces mesures. Sans doute cela explique-t-il que les résultats ne sont pas toujours à la hauteur de nos ambitions. C’est la raison pour laquelle, à la suite des états généraux de l’alimentation, le renforcement de la dimension éducative a été plébiscité dans la feuille de route. Aussi travaillons-nous conjointement avec l’Éducation nationale pour ancrer ces valeurs éducatives dans le parcours citoyen.

Nous avons également le projet d’élaborer un vademecum à l’usage des enseignants afin qu’ils mettent en pratique ces dispositions du parcours national citoyen. Mais nous butons sur une difficulté lorsque nous en débattons avec ma collègue de l’Éducation nationale. Elle constate que les programmes ne cessent de gonfler, qu’on leur demande d’en faire toujours plus et que les emplois du temps sont toujours contraints. Nous sommes confrontés à la nécessité de nous intégrer dans les programmes existants et tributaires, encore une fois, des moyens et de la bonne volonté des enseignants et des directeurs d’établissement, sachant que l’idéal serait que cette éducation alimentaire ne constitue pas un module autonome, mais une information qui perfuserait à travers les enseignements d’histoire, de sciences de la vie et de la terre (SVT) ou du français. L’éducation à l’alimentation revêt un caractère transversal. C’est pourquoi, dans le cadre de la feuille de route élaborée en concertation étroite avec l’Éducation nationale, nous voulons développer le volet alimentaire du parcours citoyen et l’introduire dans l’ensemble des programmes.

Je voudrais faire une remarque qui est vraie pour l’ensemble des politiques incitatives. J’ai indiqué au début de mon propos que l’objectif visait à faire évoluer les pratiques, qu’il s’agisse des pratiques alimentaires, des pratiques d’usage des produits phytopharmaceutiques ou d’utilisation des antibiotiques. L’ensemble de ces mesures incitatives ont un point commun : l’évolution des pratiques demande un pas de temps de plusieurs années. De la même façon, nous constaterons les effets des classes du goût ou des animations de type « Plaisir à la cantine » lorsque ces jeunes enfants seront devenus des consommateurs avertis, voire de jeunes parents. Un pas de temps est nécessaire à l’évaluation de l’efficacité des mesures, les résultats ne sont pas immédiatement visibles.

Pour résumer, je m’inscris dans le sens de votre propos : l’efficacité n’est pas suffisamment avérée, les dispositifs sont insuffisamment déployés. Aussi, dans le cadre de la feuille de route, nous devons nous employer à augmenter l’impact de ces mesures. Un petit bémol toutefois : n’oublions pas que l’évolution des pratiques est un objectif au long cours dont on ne peut évaluer les résultats qu’au terme de plusieurs années.

M. Patrick Dehaumont. Complémentaire, l’outil Nutri-Score destiné aux adultes sera le moyen de passer des messages.

M. le président Loïc Prud’homme. Dans la mesure où vous êtes en charge de l’élaboration des dispositions réglementaires, une question me brûle les lèvres, que j’aimerais vous poser avant le terme de cette audition.

Nous venons d’évoquer des politiques incitatives. Or, on constate que les engagements volontaires sont un échec. Sans doute les actions éducatives réclament-elles un peu de temps pour dévoiler leurs effets, mais sur des sujets tels que la réduction des intrants, l’usage de produits, l’usage d’additifs, l’usage de sel ou de sucre, les politiques incitatives ne fonctionnent pas, quels que soient les pas de temps : moyennement long, long ou très long. Nous constatons une inertie, les professionnels se conforment à la réglementation sans aller au-delà de ce qui pourrait les contraindre. J’aimerais connaître votre avis puisque vous semblez y croire. Y croyez-vous sincèrement ?

M. Patrick Dehaumont. Cela dépend des secteurs. Par exemple, la politique incitative « ÉcoAntibio » dans le domaine vétérinaire a été un succès, qui fixait un objectif de moins 25 % d’antibiotiques en cinq ans et de moins 20 % d’antibiotiques critiques en trois ans. Grâce à des mesures incitatives, à quelques mesures réglementaires et à l’engagement de l’ensemble des acteurs, nous avons obtenu une baisse de 35 %.

M. le président Loïc Prud’homme. C’est le contre-exemple !

M. Patrick Dehaumont. Nous avons assisté à un engagement des acteurs, il a fallu pousser quelques éléments législatifs et réglementaires, mais, globalement, les acteurs ont joué le jeu pour arriver à une baisse du taux de 80 % d’antibiotiques critiques.

En écophyto, par exemple, …

M. le président Loïc Prud’homme. C’est l’échec absolu !

M. Patrick Dehaumont. Non, on ne peut pas dire cela.

M. le président Loïc Prud’homme. Les objectifs n’ont pas été atteints.

M. Patrick Dehaumont. Un des objectifs n’a pas été atteint : la baisse du nombre de doses unités.

Si je prends l’exemple des fermes Dephy, l’instauration du bulletin de santé végétale ou la protection des agriculteurs par la mise en œuvre du « certi-phyto » sont de francs succès.

Au-delà de l’indicateur de suivi « Nombre de doses unités » (NODU) qui, effectivement, est un échec au regard de l’objectif que nous nous étions fixé, la Commission européenne vient d’auditer le plan « Écophyto » français. Il en résulte que la France figure parmi les premiers de la classe au regard des actions qui ont été mises en place.

Nous disposons de deux leviers. Le plan « Écophyto » contient un levier à caractère punitif qui prend la forme de la redevance pour pollution diffuse (RPD), une taxe permettant d’élever le prix des produits phytosanitaires.

Les accords collectifs dans le domaine alimentaire ne sont pas un succès, en raison d’un aspect lié à la compétitivité. Que va acheter le consommateur ? Le consommateur est habitué, par exemple, à un taux de sel donné dans tel produit. Si un industriel isolé l’abaisse, le consommateur achètera le produit le plus salé. L’accord collectif ne nous a pas permis de franchir le pas. Étant un peu régalien par nature, je pense que la réglementation est un bon outil d’accompagnement. Pour autant, dans la mesure où le système fonctionne pour certains sujets, il convient d’essayer. Dans une certaine mesure, la baisse du sel de 2 ou 3 grammes dans le pain a été un succès.

M. le président Loïc Prud’homme. Nous restons néanmoins au-dessus des recommandations.

M. Patrick Dehaumont. Nous en sommes d’accord. Je pense qu’il faut jouer sur tous les leviers pour avancer, même si nous ne ferons pas l’économie d’une intervention de la puissance publique réglementaire, me semble-t-il.

M. le président Loïc Prud’homme. Nous serons d’accord sur cette conclusion : on ne fera pas l’économie de cette intervention réglementaire et législative.

Je vous propose de conclure cette audition si vous souhaitez évoquer d’un mot un sujet que nous n’aurions pas eu le temps d’aborder.

M. Patrick Dehaumont. Nous vous avons dit tout ce que nous avions à vous dire. Nous croyons beaucoup à cette mission de l’État qui consiste à apporter des garanties sanitaires à nos concitoyens, et ce dans la plus grande transparence. J’insiste sur ce dernier terme car j’y suis très attaché. La confiance s’acquiert par l’action que l’on mène, mais aussi par la transparence que l’on instaure.

M. le président Loïc Prud’homme. Madame Delva, monsieur Dehaumont, merci beaucoup.

La séance est levée à midi vingt.

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30.    Audition, ouverte à la presse, de M. Vincent Jacquot, directeur général de Findus France, de Mme Juliette Baron, responsable qualité, et de M. Abdessamad Arrachid, responsable recherche et développement

(Séance du mardi 10 juillet 2018))

La séance est ouverte à seize heures trente.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure, présidente. Madame, messieurs, chers collègues, je tiens en préambule à excuser l’absence de Loïc Prud’homme, notre président, qui ne peut être parmi nous cet après-midi et qui m’a chargée de le remplacer.

Nous recevons M. Vincent Jacquot, directeur général de Findus France, accompagné de Mme Juliette Baron, responsable « Qualité » et de M. Abdessamad Arrachid, responsable « Recherche et développement ».

Findus est une entreprise d’origine suédoise qui a été pionnière sur les marchés de la surgélation puis des plats cuisinés de viandes et de poissons. Au cours des dernières années, son actionnariat a évolué. Mais la France demeure l’un de ses principaux marchés. Findus est, en effet, un des grands noms de l’alimentaire dans les rayons de la grande et de la moyenne distribution.

Même si les « lasagnes à la viande de cheval » ne sont pas l’objet principal de cette audition, il n’est pas possible de ne pas évoquer cette affaire qui date d’il y a cinq ans et qui a d’ailleurs impliqué d’autres grandes marques, comme Picard, Carrefour ou encore Cora. Il s’agissait d’une fraude à l’échelle européenne et non d’un scandale sanitaire.

Findus a été à la fois acteur et victime de cette fraude. Acteur, parce l’entreprise a sous-traité une partie de sa production à des opérateurs peu fiables, qui s’approvisionnaient auprès de courtiers en viandes malhonnêtes. C’est à cette époque que le grand public a découvert ce que sont ces blocs de viandes diverses dénommés « minerais ». Pour autant, ce « minerai » ne tue pas, et l’entreprise Spanghero, lourdement en cause, poursuit son activité dans les plats cuisinés, après avoir changé deux fois de nom depuis l’affaire !

Dans cette affaire, Findus a été victime d’un préjudice de réputation, mais lui sont néanmoins imputables la défaillance de ses contrôles qualité et l’absence de traçabilité d’une partie de la matière première employée sous sa marque.

Monsieur le directeur général, nous nous félicitons de rencontrer, à vos côtés, les responsables « Qualité » et « Recherche et développement ». Ils nous diront quelles leçons ont été tirées par Findus de cette affaire, notamment pour parfaire ses autocontrôles et, bien évidemment, satisfaire pleinement aux impératifs de traçabilité. Depuis le 1er janvier 2017, la provenance géographique de la viande doit être précisée sur l’étiquetage, dès lors qu’un plat préparé incorpore au moins 8 % de viande. Par exemple, faites-vous figurer la simple mention « origine UE » ?

Est-ce que Findus distribue sur le marché français des produits qu’il fait fabriquer hors de France ? Dans ce cas, mentionnez-vous explicitement l’origine de la fabrication et celle des viandes ou des poissons employés ? Selon vous, peut-on labelliser avec une mention « Bio » sur l’emballage, un plat préparé avec une viande effectivement d’origine bio mais mélangée avec des légumes ou autres ingrédients non bio ?

On peut imaginer que, depuis l’affaire des lasagnes, Findus a fait l’objet d’une attention particulière de la part des vétérinaires-inspecteurs de la direction générale de l’alimentation (DGAL) et de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF). Avez-vous, pour ce qui vous concerne, restreint le recours à la sous-traitance ou, en tout cas, revu vos cahiers des charges ?

Monsieur Arrachid, votre fonction dans la « Recherche et développement » est-elle principalement consacrée aux process et autocontrôles de production ou engagez-vous de véritables recherches avec vos propres moyens ou en partenariat avec des organismes privés ou publics ? Les additifs et autres ingrédients ajoutés constituent-ils un de vos thèmes de recherche – je pense notamment aux « effets cocktail » d’additifs ?

Enfin, à notre connaissance, Findus n’a pas, à ce jour, adopté le Nutri-Score.  Projetez-vous d’évoluer sur ce point ?

Avant de vous entendre, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je dois vous demander de prêter serment.

(M. Vincent Jacquot, Mme Juliette Baron et M. Abdessamad Arrachid prêtent successivement serment.)

M. Vincent Jacquot, directeur général de Findus France. Nous sommes honorés d’être reçus par votre commission d’enquête pour répondre aux questions des députés sur ces sujets capitaux que sont, d’une part, le lien entre l’alimentation et la santé, et, d’autre part, la responsabilité du secteur agroalimentaire – et de notre entreprise en particulier – vis-à-vis des consommateurs. Nous ferons en sorte de répondre le plus précisément possible à vos questions, et nous tenons à votre disposition l’ensemble des éléments qui vous seront présentés et que nous pourrons vous communiquer à l’issue de cette audition.

Avant de rentrer dans le vif du sujet permettez-moi quelques mots sur Findus. Findus SA est une société française qui existe depuis 1962, et transforme, puis commercialise des produits surgelés pour l’alimentation des Français depuis plus de cinquante-six ans, et nous sommes fiers, à ce titre, d’appartenir au patrimoine national.

Le siège social de Findus SA est implanté à Noisy-le-Grand, en Seine-Saint-Denis. Soixante-douze personnes y travaillent, auxquelles il faut ajouter une équipe de trente-huit commerciaux répartis sur toute la France pour visiter les points de vente qui commercialisent nos produits.

Nous disposons, depuis 1963 d’une usine à Boulogne-sur-Mer, qui emploie 218 personnes et où, sur les deux dernières années, nous avons embauché en contrat à durée indéterminée (CDI) 80 personnes – 40 cette année et 40 l’année dernière.

L’usine de Boulogne est spécialisée dans les produits à base de poisson – poisson nature, poisson pané, poisson cuisiné –, et nous sommes fiers de revendiquer le « made in Boulogne-sur-Mer » sur nos emballages, dès lors que les produits sont préparés dans cette usine.

Findus est donc une société à taille humaine – 328 personnes – et notre chiffre d’affaires s’est élevé en 2017 à 270 millions d’euros.

Findus appartient depuis fin 2015 à Nomad Foods Europe, groupe européen spécialisé dans les produits surgelés. Son fonctionnement très décentralisé laisse à chaque pays une grande autonomie, ce qui permet le développement de marques commerciales différentes – Findus en France, Iglo en Belgique, BirdsEye en Grande-Bretagne, La Cocinera en Espagne – et la production de recettes adaptées aux goûts locaux.

Concernant notre activité, j’insisterai sur deux points. En premier lieu, Findus ne commercialise que des produits surgelés. Par surgélation nous entendons une technique de conservation en grand froid, à moins 18 degrés, qui s’obtient par un refroidissement très rapide du produit, ce qui permet de le conserver naturellement pendant une très longue période, tout en préservant ses qualités organoleptiques et nutritionnelles. La surgélation est donc différente de la congélation, qui s’obtient par une baisse de température progressive et qui est, de façon schématique, le procédé que nous utilisons tous à titre personnel, chez nous, avec nos congélateurs.

En second lieu, l’intégralité de nos produits est vendue sous la marque Findus. Nous ne faisons ni marque de distributeur, ni produits à destination des restaurants, des collectivités ou des cantines.

Nous vendons que nos produits uniquement au détail, sous marque Findus, dans les enseignes de la grande distribution généraliste et nos produits ne sont pas présents dans les enseignes dites spécialisées, comme Picard ou Thiriet, ni dans les enseignes du hard discount, comme Aldi ou Lidl.

Il est important de préciser que nous sommes la première marque nationale du surgelé en France, mais avec seulement 9 % du marché en grande distribution, hors glaces. Si l’on inclut les glaces, notre part de marché est de 7 %. Si l’on réintègre sur ce marché la vente au détail dans les enseignes spécialisées, comme Picard ou Thiriet, notre part de marché n’est plus que de 5,5 % du total du surgelé, vendu au détail. La plus grande partie du marché est aux mains des marques de distributeurs, qui représentent 48 % du marché.

Nous produisons en France trois catégories de produits : les produits à base de poisson – poisson nature, poisson pané et poissons cuisinés –, les légumes – principalement des épinards et des pommes de terre – et les plats cuisinés, qui représentent respectivement 65 %, 30 % et 5 % de notre activité.

Ces produits sont soit fabriqués dans l’usine Findus de Boulogne-sur-Mer, soit dans des usines de notre groupe, notamment pour les produits panés, soit encore par des sous-traitants avec qui nous collaborons depuis des années, voire des décennies : ainsi nos épinards à la crème sont-ils fabriqués par la coopérative bretonne Gelagri, avec laquelle nous travaillons depuis quarante-cinq ans.

Mais Findus est bien plus qu’une simple entreprise agroalimentaire commercialisant des produits transformés. Nous sommes pleinement conscients que nourrir nos concitoyens nous confère également une immense responsabilité, celle de le faire en veillant à chaque instant à la santé des personnes qui consomment nos produits.

Cette responsabilité se concrétise par deux priorités. La première priorité est de garantir la santé de nos concitoyens, par une politique qualité très stricte. La qualité est une priorité absolue chez Findus, et à tous les niveaux. Neuf personnes s’y consacrent dans notre usine de Boulogne-sur-Mer et trois au siège social.

Nos contrôles relèvent aussi bien de la microbiologie pour évaluer les risques sanitaires, que la recherche ADN pour tout ce qui concerne l’origine des produits, la détection de fraudes éventuelles ou les contaminants.

Pour effectuer ces contrôles, nous disposons d’un laboratoire d’analyses au sein de notre usine ; lorsqu’il s’agit de contrôles chez nos sous-traitants, nous avons recours à des laboratoires externes, indépendants et accrédités.

Chaque mois, en comité de direction, Mme Juliette Baron assure une revue des sujets relatifs à la qualité et, en tant que directeur général, je veille personnellement au suivi des actions susceptibles d’en découler.

En plus de cette politique qualité très stricte, nous assumons depuis des années la responsabilité qui nous est confiée de nourrir sainement nos concitoyens. Pour ce faire, notre seconde priorité est de nous engager sur un certain nombre de problématiques sensibles, bien au-delà des réglementations, nationales ou européennes, en vigueur.

Nous avons ainsi un rôle à jouer en matière de préservation des ressources marines puisque 65 % de notre activité provient des produits de la mer. Nous avons donc choisi de nous adosser au Marine Stewardship Council (MSC), label international basé sur la certification des pêcheries. Le MSC certifie aujourd’hui 12 % des captures de poissons sauvages dans le monde, mais ce taux monte jusqu’à 55 % pour les poissons blancs – le cabillaud ou le colin. Aujourd’hui, 94 % des approvisionnements de Findus France sont ainsi certifiés MSC, et nous serons à 100 % courant 2019.

La seconde problématique sensible est celle de la composition des produits transformés et des risques potentiels pour la population. Notre premier engagement en la matière est très fort et nous a conduits à mettre en place, depuis janvier 2012 ce que nous appelons le « 3S », à savoir une production « sans colorant, sans conservateur, sans huile de palme ». Cette mention est apposée sur tous nos emballages depuis 2012, sachant qu’en ce qui concerne l’huile de palme, nous avons été l’une des premières entreprises agroalimentaires à la supprimer de nos produits, dès 2010.

Notre second engagement a trait à nos approvisionnements en viande. Depuis 2013, nous nous approvisionnons uniquement en viande de bœuf garantie « Viande bovine française » (VBF) pour l’ensemble de nos recettes et, à partir de septembre prochain, nous irons même plus loin en réalisant à partir de viande charolaise nos recettes de plats cuisinés à base de bœuf, comme le hachis Parmentier, les lasagnes ou encore la moussaka.

Enfin, dans le cadre du Programme national nutrition santé (PNNS), nous avons signé en 2009 avec l’État une charte d’engagement volontaire de progrès nutritionnel.

Cette charte porte sur plusieurs points : la baisse du taux de matière grasse, et notamment des acides gras saturés, la baisse du taux de sel dans nos produits, la promotion des méthodes de cuisson sans ajout de gras sur le poisson pané, l’amélioration de l’information des consommateurs, par le biais notamment de conseils nutritionnels et enfin la sensibilisation de nos équipes sur les questions de nutrition, au travers notamment de formations adaptées.

Les objectifs fixés en 2009 lors de la signature du PNNS avec l’État ont été atteints. À ce titre, je tiens à préciser que le PNNS a été, en interne, un formidable accélérateur d’amélioration continue de nos produits. Aussi souscrirons-nous à la prochaine phase de ce programme, qui devrait être lancée prochainement.

Enfin, vous avez mentionné le Nutri-Score. Afin d’aller encore plus loin dans nos engagements et surtout dans l’information des consommateurs, nous avons décidé de l’adopter. Nous travaillons sur le dossier depuis plusieurs mois, et la procédure d’habilitation est en cours. Nos clients distributeurs en seront informés en septembre, et nous commencerons à communiquer les scores sur nos emballages dès le début de l’année 2019.

À ce stade, sur les 161 produits commercialisés par Findus, 143, soit 89 % du portefeuille, seront en vert, c’est-à-dire en notation « A » ou « B », 16 en « C », soit 10 % du portefeuille, et 2 en « D », soit 1 % du portefeuille. Nous avons par ailleurs lancé en amont depuis plusieurs mois des projets d’amélioration des recettes afin de passer le maximum de produits de B en A et de C en B. Ces projets devraient aboutir à la fin de l’année ou au début de l’année prochaine.

Tout comme au démarrage du PNNS il y a quelques années, le Nutri-Score, en plus de son rôle d’information des consommateurs, nous incite, nous stimule au sein de Findus à faire toujours mieux en matière de santé et de nutrition.

M. Abdessamad Arrachid, responsable « Recherche et développement » de Findus France. En ce qui concerne l’étiquetage de nos produits, tous nos plats cuisinés à base de viande de bœuf sont certifiés VBF, ce qui signifie que les animaux ont été élevés, abattus et transformés en France. Pour les autres viandes, notamment les volailles, elles proviennent soit de l’Union européenne, ou d’autres régions du monde, mais leur traçabilité est évidemment totale.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure, présidente. Je tiens à préciser que l’objet de cette commission d’enquête n’est nullement de faire le procès de l’alimentation industrielle. Nous connaissons tous les dérapages qui ont pu se produire et qui sont liés à des procédures pas nécessairement vertueuses. Notre volonté est donc de trouver des solutions pour que de tels événements ne se reproduisent plus, et vous pouvez nous y aider en nous faisant partager votre expérience et les bonnes pratiques que vous avez pu mettre en œuvre, de manière à garantir au consommateur une alimentation de qualité, tant en termes nutritionnels qu’en matière de développement durable pour la planète.

M. Vincent Jacquot. L’affaire de la viande de cheval pourrait être qualifiée de dérapage. Je rappelle qu’il s’agit d’une gigantesque fraude, qui a touché treize pays européens, et vingt-cinq entreprises dans notre pays.

C’est Findus qui, en France, a mis au jour la fraude, ce qui nous a valu d’être placés sous les feux des projecteurs, le temps que l’on découvre que d’autres entreprises étaient également touchées. Il se trouve que la seule façon de détecter la présence de viande de cheval dans des produits préparés est de réaliser des tests ADN, technique très peu utilisée sur la viande à l’époque. Or, il faut cinq jours pour obtenir le résultat de ces tests ADN, ce qui fait que, lorsque Findus, à la suite des suspicions d’une de nos filiales de Grande-Bretagne, a découvert, le 8 février 2013, que ses produits contenaient de la viande de cheval, l’entreprise a concentré sur elle toute l’attention des médias, jusqu’à ce que le reste du secteur effectue à son tour des tests, lesquels se sont révélés également positifs pour de nombreux autres fabricants.

Une semaine après la découverte de ces tests positifs, nous nous sommes constitués partie civile, à l’instar d’autres entreprises touchées. L’instruction de l’affaire a duré cinq ans et vient d’être officiellement close à la fin du mois de janvier de cette année. Quatre personnes ont été renvoyées en correctionnelle par le juge Tournaire pour leur responsabilité pleine et entière dans cette fraude à l’échelle européenne. J’insiste sur l’ampleur de la fraude car, si Findus a largement focalisé l’attention, l’entreprise n’est pas au cœur de l’affaire, qui a concerné l’ensemble du secteur.

Depuis, nos procédures ont naturellement considérablement évolué. Nous pratiquons désormais systématiquement sur la viande de bœuf une analyse ADN – qui reste le procédé le plus efficace pour détecter d’éventuelles fraudes – et, dès 2013, juste après le déclenchement de l’affaire, nous sommes passés en certification VBF. Enfin, comme je l’ai précisé dans mon propos liminaire, dans le souci d’améliorer constamment nos produits, nous allons encore plus loin, puisque, dès septembre, nos plats cuisinés seront fabriqués à partir de viande charolaise.

Mme Juliette Baron, responsable « Qualité » de Findus France. En matière de qualité, nous avons mis en place depuis 2013 de nouvelles procédures et notamment des cahiers des charges très restrictifs. Nous nous approvisionnons en viande certifiée « viande bovine française », et nous avons également considérablement raccourci la chaîne d’approvisionnement, c’est-à-dire que nous ne travaillons plus qu’avec un seul fournisseur, une seule usine de transformation, qui elle-même ne s’approvisionne qu’auprès d’une liste arrêtée de sept centres d’abattage et de découpe.

L’un des douze collaborateurs du service « Qualité » est spécifiquement chargé du contrôle de notre fournisseur, qu’il audite régulièrement pour s’assurer qu’il sait garantir la traçabilité de la viande et qu’il procède à des analyses systématiques : chaque lot de viande qui rentre dans l’usine fait l’objet d’un test ADN. Nous récupérons ensuite les bulletins ADN et les documents de traçabilité pour nous assurer que chaque lot a été contrôlé et pouvoir ensuite identifier, pour chaque produit fini, le lot de viande qui a servi à le fabriquer.

Nous avons en plus mis en place un plan de surveillance ADN de nos produits finis, qui peut sembler redondant mais qui nous permet de valider définitivement que l’on a bien affaire à de la viande bovine.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure, présidente. Vos produits ne sont commercialisés que dans les grandes et moyennes surfaces (GMS) : comment gérez-vous la pression sur les prix qu’impose la grande distribution à ses fournisseurs ? Le choix que vous avez fait de ne vous en remettre qu’à eux ne freine-t-il pas votre développement et ne vous oblige-t-il pas à une maîtrise des coûts dont on sait qu’elle comporte parfois des risques de dérapage ?

M. Vincent Jacquot. La stratégie de commercialisation de Findus ne date pas d’hier et, depuis plus de cinquante ans, nous ne commercialisons que des produits à marque.

Quant au fait de nous ouvrir à d’autres canaux de distributions, cela aurait des avantages et des inconvénients. Parmi les avantages, le fait de multiplier les canaux de vente, notamment en devenant fournisseur pour la restauration « hors foyer » (RHF) permet évidemment d’accroître les débouchés et de minimiser les risques. En même temps, le marché de la RHF n’est pas nécessairement plus simple que celui de la grande distribution.

Par rapport à la grande distribution, ce qui nous protège, c’est la force de notre marque, c’est-à-dire l’attachement des consommateurs et la confiance qu’ils portent aux produits Findus. C’est un élément de poids dans le rapport de forces avec les distributeurs, que nous n’aurions pas en RHF, secteur dans lequel la pression sur les prix est également très forte.

Reste que nous avons dû faire face ces dernières années au phénomène de concentration dans la grande distribution. Depuis l’été 2014, en effet, nous sommes passés brutalement de huit partenaires de négociations, huit enseignes qui chacune représentaient en moyenne entre 10 % et 15 % de notre activité, à quatre ! C’est-à-dire que les enseignes se sont regroupées à l’achat, tout en restant concurrentes au travers de leurs différents points de vente. Cela a considérablement bouleversé les rapports entre les industriels et leurs distributeurs car, lorsqu’un distributeur qui représentait 15 % de votre activité en représente soudain 30 %, le rapport de forces n’est plus du tout le même.

Ce mouvement de concentration a évidemment considérablement accru la pression sur les prix pour les industriels, sans pour autant s’accompagner d’économies d’échelle qui nous auraient permis de l’amortir car, si nous avons en face de nous un négociateur unique, en revanche les circuits logistiques et administratifs ainsi que les systèmes de facturation restent propres à chaque enseigne.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure, présidente. Depuis le 1er janvier 2012, les produits Findus sont dans leur totalité cuisinés sans colorant, sans conservateur et sans huile de palme, et cela sans que leur goût ait été altéré. Vous semblez donc apporter la preuve qu’une alimentation industrielle saine est possible, ce qui est une bonne chose.

Pourriez-vous nous préciser ce qu’une telle démarche vous a coûté en moyens humains et financiers et ce qui vous a poussé à modifier vos pratiques ? A contrario, pour quelles raisons l’industrie agroalimentaire a-t-elle tendance à utiliser des additifs en quantité, sans que cela soit forcément nécessaire ?

M. Vincent Jacquot. Nous avons adopté la démarche « 3S » c’est-à-dire « sans colorant, sans conservateur, sans huile de palme », il y a plusieurs années. Cela procède d’une volonté, inscrite depuis toujours dans les gènes de l’entreprise, d’améliorer nos produits en permanence, de même que Findus a été précurseur en matière de préservation des ressources marines.

Ce positionnement doit être rapproché de notre décision de ne commercialiser nos produits que sous notre propre marque, tant est essentielle à nos yeux la relation de confiance qui nous lie aux consommateurs. C’est ce qui explique que, contrairement à d’autres entreprises, nous ne vendions pas de produits hors marque destinés à la restauration.

Nous tenons à l’image de nos produits, à ce qu’ils soient perçus par nos clients comme des produits simples et naturels. Il s’agit de produits consommés par l’ensemble de la famille, donc par des enfants et, à ce titre, le lien de confiance que j’évoquais est absolument indispensable.

Aujourd’hui, la démarche a quelque chose d’évident mais, lorsque Findus, en 2010, a décidé d’arrêter d’utiliser de l’huile de palme, nous étions précurseurs, et cela ne s’est pas fait d’un claquement de doigts mais a nécessité un véritable engagement de notre département « Recherche et développement ».

M. Abdessamad Arrachid. Plusieurs raisons nous ont conduits à adopter la démarche « 3S ». En ce qui concerne l’huile de palme, par exemple, au-delà des préoccupations écologiques, notre premier souci a été de réduire la quantité d’acides gras saturés dans nos produits pour en améliorer le profil nutritionnel, ainsi que cela figurait dans la charte PNNS que nous avons passée avec le ministère de la santé et qui comportait, en la matière, des objectifs chiffrés.

Il faut savoir que la suppression de l’huile de palme pose de nombreuses difficultés techniques. En effet, non seulement cette huile donne naturellement plus de goût au produit, car elle est riche en matière grasse saturée, mais elle permet également des processus de fabrication plus économiques, dans la mesure où elle est plus stable que l’huile de colza ou certaines huiles de tournesol.

Malgré le surcoût et les difficultés techniques, notamment pour conserver leur goût aux produits, notre entreprise a néanmoins choisi de supprimer l’huile de palme, ce qui a été effectif pour l’ensemble de nos catégories de produits en 2010.

Pour ce qui concerne les additifs, nous avons également décidé, en 2010, d’enlever tous les colorants – artificiels ou naturels –, de même que nous avons supprimé les conservateurs, ce qui est rendu possible par le fait que nous utilisons la technique de la  surgélation, qui rend inutile ces conservateurs et ces colorants. Dans la mesure où nous disposons d’une technologie nous permettant de produire des denrées dotées de profils organoleptiques et nutritionnels intéressants, nous n’avons aucune raison de faire usage de ces additifs.

En ce qui concerne les moyens humains et financiers mis en œuvre à l’époque, l’ensemble de l’équipe « Recherche et développement » a travaillé en lien avec les équipes « Qualité » à la révision de toutes nos recettes, soit dans nos usines, soit avec nos partenaires industriels. Cela a évidemment engendré des surcoûts, qui sont le prix à payer pour garantir un niveau de qualité conforme aux attentes du consommateur et un bilan nutritionnel satisfaisant.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure, présidente. Avez-vous pu répercuter ces surcoûts sur la grande distribution, ou sont-ils restés à votre charge ?

M. Vincent Jacquot. Cela fait partie des négociations annuelles, et c’est toute la question de la capacité qu’ont les industriels à répercuter sur la distribution les coûts réels, que leur augmentation soit liée à l’amélioration des produits ou à une hausse des matières premières.

M. Julien Aubert. Lorsqu’on parle de la qualité de l’alimentation, il me semble qu’on a tendance à mélanger la problématique de l’alimentation équilibrée, celle de la traçabilité
– manger du cheval n’est pas nécessairement mauvais pour la santé : ce qui est répréhensible c’est de servir du cheval pour du bœuf –, la problématique sanitaire et, enfin, la problématique environnementale.

On assiste actuellement au développement d’un véritable business du « sans » : vous nous dites « sans colorant, sans huile de palme, sans conservateur », mais on pourrait rajouter « sans aspartame, sans gluten, sans pesticides »… L’objectif de cette communication ciblée est de convaincre le consommateur que consommer un produit contenant de l’huile de  palme, des colorants ou des conservateurs est mauvais pour la santé, ce qui reste à prouver scientifiquement.

Par ailleurs, cette communication n’est pas toujours fiable – et je pense ici aux enseignes Système U, qui ont lancé le slogan « Ciao l’huile de palme ! » en prenant la précaution de préciser dans une petite note que cela ne valait pas pour les produits où elle était indispensable pour des raisons techniques ou organoleptiques !

En ce qui concerne Findus, lorsque vous parlez de la suppression de l’huile de palme, s’agit-il de l’huile de palme rouge, de l’huile de palme blanche ? Car, à côté des acides gras saturés, on sait maintenant que l’huile de palme rouge contient de la vitamine E et des tocotriénols plutôt bénéfiques pour le système vasculaire.

Partant, j’aimerais savoir si votre choix du « 3S » n’a pas surtout été dicté par les peurs des consommateurs, sur lesquelles vous vous appuyez pour associer votre avantage marketing.

Lorsque vous supprimez ainsi un composant de vos produits réalisez-vous au préalable une étude sanitaire permettant de démontrer scientifiquement le bien-fondé de votre choix ?

Enfin, lorsque vous affirmez supprimer un composant, le faites-vous vraiment ou avez-vous recours aux mêmes procédés que Système U ?

Je citerai pour conclure l’exemple du gluten, auquel est allergique 1 % de la population, mais que cinq millions de consommateurs ont banni des produits qu’ils achètent, ce qui montre bien que, entre la fraction de gens concernée pour des raisons médicales et les personnes qui obéissent au marketing, il y a un ratio non négligeable.

M. Vincent Jacquot. Avant toute chose, je tiens à rappeler que les ingrédients que vous avez cités ainsi que tous ceux que nous avons décidé de ne plus utiliser sont des ingrédients autorisés.

Cela étant posé, vous mettez le doigt sur la perception que les consommateurs peuvent avoir de certains ingrédients. À cet égard, il est de la responsabilité de chaque entreprise, en l’occurrence Findus, d’appréhender ce qui va dans le sens de l’histoire, ce qui est éthiquement défendable ou non, puis de faire ses choix de production en conséquence.

Lorsqu’il y a huit ans nous avons décidé d’arrêter d’utiliser de l’huile de palme, nous nous sommes posé toutes ces questions, car vous avez parfaitement raison de rappeler qu’il existe des huiles de palme certifiées.  Cela étant, nous avons estimé que, d’un point de vue profil nutritionnel d’une part, et d’un point de vue éthique et environnemental d’autre part, il était préférable d’arrêter.

C’est donc à chaque entreprise de placer le curseur où bon lui semble, en fonction de sa stratégie et de ses valeurs éthiques. C’est dans cette optique que Findus a adopté la démarche volontariste qui a été la sienne en ce qui concerne l’huile de palme, les colorants et les conservateurs.

M. Julien Aubert. Faites-vous l’objet de pressions de la part de lobbies ? En d’autres termes, des organisations non gouvernementales (ONG), des entreprises ou des particuliers vous obligent-ils, par une campagne négative de lobbying, contre votre marque, et alors que le produit est autorisé, à communiquer pour soulager la pression ?

M. Vincent Jacquot. Très sincèrement, non. Il n’y aucun lobbying de la sorte. En revanche, et cela n’engage que moi, plus le temps passera et plus il va être compliqué pour des entreprises alimentaires d’utiliser de l’huile de palme.

Si l’on compare la situation aujourd’hui à ce qui se faisait il y a huit ans, on constate un effondrement du nombre d’entreprises qui utilisent de l’huile de palme. À tort ou à raison
– je ne suis pas suffisamment spécialiste pour le dire –, il y a eu beaucoup d’excès avec l’huile de palme, comme pour tous les modes d’élevage.

M. Julien Aubert. Faites-vous de la communication sur le « sans sel » ? La teneur en sel est trop importante dans l’alimentation industrielle, et c’est un vrai problème nutritionnel. Lors d’une audition précédente, on nous a confirmé que les Français consommaient trop de sel de manière générale, parce qu’il y en a trop dans l’alimentation.

Vous parlez d’éthique ou de profil de qualité nutritionnelle ; cela aurait un sens que vous disiez que Findus fabrique des produits sans sel. Si vous ne communiquez pas là-dessus, pourquoi ?

M. Vincent Jacquot. Nous n’avons pas de produits sans sel en tant que tels, sauf des produits qui n’en ont pas naturellement, comme les poissons nature, le dos de cabillaud par exemple. S’agissant des produits transformés, nous n’avons pas de produits sans sel. En revanche, nous nous sommes engagés en 2009, dans le cadre du PNNS, à diminuer de 14 % le taux de sel de nos produits, ce qui est significatif.

M. Abdessamad Arrachid. À la suite des recommandations du Haut conseil de la santé publique (HCSP), nous nous sommes engagés, dans le cadre du PNNS, à réduire la teneur en gras et en sel. Nous sommes vraiment dans une démarche avec les pouvoirs publics, ce qui nous a permis d’avoir un accompagnement.

Les pouvoirs publics pourraient très bien décider que demain toute l’industrie agroalimentaire ne mettra pas plus de 0,2 % de sel dans les produits par exemple. C’est ce qui s’est passé il y a une dizaine d’années en Angleterre où il a été décidé que la teneur en sel serait de 0,6 %. Tous les industriels s’y sont mis. Résultat : les produits n’avaient plus aucun goût ! Notre approche consiste plutôt à baisser progressivement le taux de sel pour éduquer les consommateurs à manger des produits contenant un plus faible niveau de sel. Nos bâtonnets de poisson par exemple, sont parmi les produits qui ont la plus faible teneur en sel sur le marché. C’est un produit qui se vend toujours très bien et dont les parts de marché sont assez conséquentes. Nous avons éduqué nos consommateurs via les parents dont les enfants consomment nos poissons panés « Croustibat ».

Je précise que nous avons totalement éliminé l’huile de palme et qu’aucun de nos produits n’en contient.

M. Julien Aubert. Vous l’avez fait progressivement ?

M. Abdessamad Arrachid. Non. Dès lors que nous avons trouvé une solution pour remplacer l’huile de palme, nous l’avons totalement supprimée. Le PNNS indique que les matières grasses sont un facteur de risque de maladies cardiovasculaires. Comme dans notre portefeuille l’huile de palme était le contributeur principal, il paraissait parfaitement logique de nous visions cet ingrédient-là.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure, présidente. On pourrait très bien imaginer mener des actions sur le sel, comme on l’a fait sur le sucre avec la taxe soda.

J’en viens maintenant aux huiles minérales dans les emballages. Une étude Foodwach, publiée en 2015, montrait que ces huiles présentaient un risque pour la santé. On parle toujours de la valeur nutritionnelle des produits, mais il faut savoir que l’emballage a aussi un impact majeur, qu’il s’agisse des plastiques ou des cartons. Avez-vous pris des précautions en la matière ? Avez-vous, comme l’a fait par exemple l’Angleterre, cessé de mettre des huiles minérales dans les matières cartonnées, afin que les emballages soient propres ?

M. Abdessamad Arrachid. Nous utilisons des emballages qui sont tous en contact direct avec l’aliment, et certains sont également réutilisés via la restitution chez le consommateur. Par exemple, les poissons nature sont dans des sachets en plastique, et le consommateur peut les restituer chez lui, dans le four à micro-ondes. Dans l’ensemble de notre portefeuille, il y a très peu de produits pour lesquels la restitution chez le consommateur se fait dans l’emballage. Ce sont par exemple les épinards à la crème et les plats cuisinés en barquette. Pour tous les autres produits, le consommateur n’utilisera pas l’emballage pour restituer ou reproduire le produit à la maison. Dans le cas d’un contact direct avec l’aliment – tous nos poissons panés sont dans un carton –, nous n’utilisons que du carton à fibres vierges, c’est-à-dire fabriqué à partir d’une cellulose d’origine. Il n’y a donc aucune contamination à partir d’huiles minérales, car le carton n’est pas du tout recyclé.

Nous travaillons sur les encres d’impression. Nous demandons, dans notre cahier des charges, des encres qui contiennent des huiles à très faible migration – c’est ce qui se fait de mieux sur le marché. Nous profitons du fait que nous appartenons à un groupe européen. Au plan européen, nous savons que l’Allemagne par exemple est précurseur sur ce sujet, comme elle l’a été il y a quelques années avec l’acrylamide. Nos collègues en Allemagne sont en contact avec les autorités et les centres techniques et de recherche de ce pays, et nous avons des interactions très régulières avec eux. Cela signifie que dès qu’il y aura une évolution, nos politiques internes les mettront en œuvre.

Mme Fannette Charvier. Je voudrais revenir sur ce que vous avez dit à propos de la réduction de la teneur en sel. Si j’ai bien compris, vous étiez engagés dans le PNNS 2009 pour diminuer la teneur en sel de vos produits. Poursuivez-vous encore cette démarche ? Si oui, jusqu’où envisagez-vous d’aller ?

Vos bâtonnets de poisson, qui sont principalement à destination des enfants, contiennent un gramme de sel pour cent grammes de produit. J’entends que vous êtes bien positionnés par rapport à vos concurrents, mais je pense cependant que l’on peut faire encore mieux. Encore ne faudrait-il pas remplacer le sel par quelque chose qui risquerait d’être plus nocif, juste pour garantir le goût ! Jusqu’où pensez-vous pouvoir aller en matière de réduction de la teneur en sel dans vos produits, principalement ceux à destination des enfants ?

M. Abdessamad Arrachid. Nous n’avons envisagé en aucun cas de remplacer le sel par quoi que ce soit d’autre. C’est pourquoi, nous nous sommes engagés sur une période assez longue – nous avons commencé à nous engager en 2009 et nous avons terminé il y a dix-huit à vingt-quatre mois – dans le cadre du PNNS précédent. Il s’agit vraiment d’une approche d’éducation du consommateur à manger des produits dont le goût est moins salé.

Nous sommes toujours engagés dans cette démarche de réduction de la teneur en sel, d’une part par rapport à notre engagement dans le PNNS, d’autre part parce que nous allons adopter le Nutri-Score. Toute cette démarche historique nous a permis de nous retrouver dans une situation assez confortable en termes de Nutri-Score, puisque 80 % de nos produits sont déjà classés en vert. Nous en avons encore 11 % à faire passer en vert dans les mois qui viennent. Le sel étant l’un des facteurs qui affecte le Nutri-score, nous allons continuer à travailler sur ce point.

Nous avons pris l’engagement de ne pas vendre de produits destinés aux enfants dont le Nutri-Score ne serait pas « A ». Nous devons encore travailler sur quelques produits pour passer de « B » à « A ». Lorsque nous mettrons en place le Nutri-Score dans les mois qui viennent, il n’y aura aucun produit, notamment ceux de marque Croustibat qui sont destinés aux familles, donc par ricochet aux enfants, qui ne sera pas classé « A ».

M. Vincent Jacquot. Il faut savoir, par exemple, que la tranche panée de cabillaud qui est la plus consommée contient 6,5 % de matières grasses et un peu moins d’un gramme de sel pour cent grammes. Nous pouvons donc encore nous améliorer. Il y a quelques années, nous avions communiqué dans la presse, par souci d’éducation, en comparant les poissons panés et les autres plats à disposition des familles pour nourrir les enfants au quotidien. Par exemple, un steak haché de bœuf contient 15 % de matières grasses, une tranche de jambon entre 4 % et 5 %, un poisson pané entre 6 % et 8 %, suivant les références. Nous ne sommes donc pas du tout dans l’univers de la junk food où les produits contiennent plus de 25 % de matières grasses.

Nos produits sont une majorité de filets de poissons nature enrobés de panure. Nous faisons continuellement des efforts et nous prenons des engagements, comme l’a dit M. Arrachid, de manière à en améliorer le profil nutritionnel au sens large – matières grasses, sel, etc. Ce n’est pas négociable.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure, présidente. Tout à l’heure, vous avez dit que vous étiez présents dans différents pays, sous d’autres marques. Quand vous produisez en France, vous suivez la réglementation française. Quand vous produisez dans un autre pays, suivez-vous sa réglementation, sachant que la France est plutôt « championne » en matière de règles assez strictes ?

Pouvez-vous nous confirmer que dans les autres pays, sous la marque Iglo ou une autre marque, vous avez les mêmes exigences que celles que vous avez sur le territoire national ?

Les contrôles aux niveaux national et européen vous semblent-ils suffisants, eu égard aux scandales alimentaires que nous avons dû subir ? Auriez-vous des recommandations à nous faire concernant des mécanismes de contrôle beaucoup plus efficients ?

M. Vincent Jacquot. Bien entendu, à chaque fois c’est la réglementation du pays qui prévaut, c’est-à-dire que tous les produits qui sont commercialisés sous la marque Findus en France, qu’ils soient fabriqués dans notre usine de Boulogne-sur-Mer, ce qui est le cas de l’immense majorité de nos poissons, ou qu’ils viennent d’autres usines du groupe, répondent à la réglementation française. De la même manière, si un pays européen a une réglementation spécifique, les produits qui seraient faits par exemple dans l’usine de Boulogne-sur-Mer devraient répondre à la réglementation du pays où ils seraient commercialisés. C’est une évidence.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure, présidente. Il peut y avoir moins de restrictions dans certains pays. Vous pouvez produire en France et faire un peu moins vertueux…

M. Vincent Jacquot. Les produits sont quasiment tous identiques. Trois usines de notre groupe fabriquent du poisson pané. Je peux dire que les différences entre les produits sont anecdotiques.

S’agissant de l’huile de palme, nous avons été précurseurs. Pour nous, c’est quelque chose qui n’est pas négociable. Même si un produit du groupe nous intéressait parce qu’on n’y aurait pas pensé, dès lors qu’il contiendrait de l’huile de palme ou un autre ingrédient qu’on ne souhaite pas, il n’entrerait jamais sur le marché français. C’est la réglementation du marché local qui commercialise qui prévaut.

Nous ne vendons nos produits que dans l’Union européenne. Il y a des nuances entre la réglementation française et la réglementation européenne sur certaines choses, mais on n’est jamais à des années-lumière non plus.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure, présidente. Que pouvez-vous nous dire sur les contrôles nationaux et intracommunautaires ? Vous semblent-ils suffisamment pertinents ?

M. Vincent Jacquot. S’agissant des contrôles faits chez les partenaires qui n’appartiennent pas à notre groupe, nous avons une politique qualité dont le cadre est fixé par notre groupe. Il n’y a pas d’autonomie ou de laxisme d’un pays par rapport à l’autre.

Mme Juliette Baron. Actuellement, on est plutôt dans un système où chaque industriel est responsable de son produit. Pour notre part, nous mettons en place des plans de contrôle, des plans de surveillance, des autocontrôles sur nos propres produits. Par exemple, lorsque nous sommes sollicités par des instances, comme la DGCCRF pour des contrôles, ceux-ci portent plutôt sur l’étiquetage et rarement sur nos produits en termes d’analyse ADN, de contaminants microbiologiques. Il y a deux ans, nous avons été sollicités par la DGCCRF qui avait des remarques ou des questions à nous poser après avoir visité notre site internet. Elle nous a demandé de lui expliquer pourquoi on avait mis telle chose sur tel produit. Nous leur avons répondu, et nous avons eu des échanges constructifs à ce sujet. Toutefois, nous n’avons pas de sollicitation sur des contrôles analytiques de nos produits, tant au niveau européen que français. En tout cas, nous n’avons pas connaissance d’analyses de leur part.

On est donc pleinement responsables. Nous contrôlons nos produits, en termes d’analyses ADN, de contaminants microbiologiques, pour être sûrs que nos produits sont sains, que les consommateurs seront satisfaits, et qu’on ne subit pas de fraude. On s’autorégule et on définit nos propres plans de contrôle à ce sujet. Il existe des normes qui orientent les industriels pour qu’ils fassent leurs propres analyses, mais ce sont des normes d’orientations volontaires pour la plupart. À ma connaissance, la DGCCRF ou une autre instance ne nous ont jamais sollicités là-dessus.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure, présidente. Ça nous fait un peu bondir !

Mme Juliette Baron. Peut-être en font-ils ? En tout cas, on n’a jamais porté à notre connaissance des résultats d’analyses sur nos produits. On n’en a pas eu connaissance parce qu’on n’a jamais eu de problème. On est souvent contacté quand il y a des problèmes…

M. Vincent Jacquot. Pas souvent !

Mme Juliette Baron. Je veux dire par là que les contacts que nous avons avec les autorités sont liés à des interrogations, à des problèmes ou à des remarques. Ils font peut-être des analyses. Mais comme tout va bien, on n’a jamais été sollicités. Nous n’avons jamais eu de rapport d’analyses ou de contacts sur des contrôles de produits, tant au plan français qu’européen.

M. Abdessamad Arrachid. Lorsque nous fabriquons un produit, nous établissons un cahier des charges « produit » qui comprend un pilier « sécurité sanitaire », c’est-à-dire toutes les approches dites d’« analyse des dangers et points critiques pour leur maîtrise »
Hazard Analysis Critical Control Point (HACCP). Il faut s’assurer que le produit est bien en conformité avec les aspects microbiologiques, sanitaires, etc. Un autre aspect est lié à la fraude. Notre cahier des charges mentionne les contrôles que l’on doit effectuer et ceux que l’on doit demander à nos fournisseurs et à nos partenaires de faire. Ensuite, il y a toutes « nos » normes, c’est-à-dire nos cahiers des charges en termes de qualité. Le « 3S » est obligatoire sur tous nos produits. Dès lors que nous fabriquons un produit, celui-ci doit être en lien avec cette exigence de qualité de la marque Findus.

Nous définissons des cahiers des charges de plus en plus élaborés pour avoir des produits performants d’un point de vue organoleptique et nutritionnel. Cela fait partie de tout notre engagement volontaire sur ces aspects-là.

Mme Fannette Charvier. Il y a sept ou huit ans, il me semble que l’un de vos prédécesseurs avait lancé une alerte sur la raréfaction de la ressource en poissons. Il avait exposé dans la presse la volonté de ne plus pêcher certaines espèces, de répercuter le prix de cette raréfaction en augmentant de 15 à 25 % les prix pour que le consommateur prenne conscience que la ressource n’est pas inépuisable. Je crois qu’il liait cette raréfaction à la surpêche mais aussi au réchauffement climatique. Sept ou huit ans après, où en est-on ? Findus s’engage-t-il concrètement dans ces process pour préserver le climat et la pêche, donc la ressource ?

M. Vincent Jacquot. Chez nous, c’est une priorité. Vous avez raison, ce sont les dirigeants de l’époque qui avaient lancé ce programme. Chez Findus, 99 % du poisson que nous utilisons est sauvage, avec la répartition suivante : un tiers de cabillaud, un tiers de saumon sauvage – le saumon pink d’Alaska – et un tiers de colin d’Alaska. On pouvait le dire il y a dix ans et on le redira dans vingt ans : la ressource halieutique est limitée, alors que parallèlement la population mondiale explose. En l’espace de dix ans seulement, l’accès au marché du poisson sauvage a connu une progression quasiment exponentielle. Il y a des continents entiers qui étaient peu consommateurs de poisson et qui, par la hausse de leur niveau de vie, se sont mis à en consommer davantage.

La Chine, par exemple, a toujours consommé du poisson, mais qu’elle parvenait à pêcher de façon traditionnelle. Dorénavant, la population veut consommer à l’occidentale. Il y a donc explosion de la demande alors que la ressource, dans le meilleur des cas, n’augmentera pas. Cela suppose de ne pas du tout augmenter les stocks de poisson pêché et d’avoir une politique de préservation très stricte des différentes espèces. Comme je vous l’ai dit, nous n’utilisons que trois espèces de poisson, et nous avons fait le choix de ne pas en utiliser certaines. Par le passé, nous avons fabriqué des produits à base de thon. Mais nous avons arrêté, parce que c’était très compliqué. En tout cas, il y a des programmes de quotas, de préservation sur les espèces que nous commercialisons.

En résumé, les ressources seront au mieux stable dans les prochaines décennies, et comme la demande va exploser il faut que tout le monde s’habitue à ce que le prix du poisson augmente. Il conviendra d’abord que les distributeurs s’y habituent – ce n’est pas gagné – puis que les consommateurs s’habituent à penser que le poisson sauvage sera de toute façon une denrée de plus en plus rare et qu’il coûtera donc de plus en plus cher.

M. Julien Aubert. Est-ce forcément un mal ? Des études montrent que les poissons dits sauvages étaient parfois chargés en métaux lourds. Certains agronomes recommandent plutôt de manger du poisson d’élevage bio ou pêché dans l’océan Pacifique. Il y a là une contradiction entre le souhait de sauver la faune et la biodiversité et les impératifs sanitaires. Comment articulez-vous cela ?

M. Vincent Jacquot. Il faut déjà sauver les populations de poissons sauvages, c’est une évidence. Tous les programmes mis en place, notamment les quotas sur les espèces dont le cabillaud, sont de bonnes mesures. Nous avons décidé de nous adosser au label international MSC, qui certifie sur trois niveaux. Il y a tout un programme scientifique d’études des stocks, des certifications, des audits extérieurs des pêcheries, et des programmes scientifiques d’analyse des impacts de la pêche sur la biodiversité. Il ne suffit pas de préserver un stock de cabillaud, encore faut-il ne pas laisser se développer une population trop importante, ce qui risquerait d’avoir des répercussions sur l’écosystème. Ce sont donc ces trois aspects qui sont étudiés par le MSC, label qui existe depuis vingt ans et qui certifie aujourd’hui 12 % des captures de poissons sauvages dans le monde, 55 % des poissons blancs, notamment le cabillaud et le colin que nous utilisons. Il est un peu à l’image de ce qu’on vous a décrit en ce qui concerne l’élaboration de nos produits, c’est-à-dire qu’il est dans un processus d’améliorations continues, qu’il certifie sans cesse de nouvelles pêcheries et en déréférence d’autres. Je crois qu’il est en lien avec beaucoup d’organisations pour améliorer son référentiel. Comme pour tous les sujets ouverts, le verre est à moitié vide ou à moitié plein. Ce label est peut-être incomplet sur certains aspects, mais il a le mérite d’exister. Le fait que 12 % des poissons pêchés dans le monde soient certifiés MSC signifie que 88 % ne le sont pas du tout. Nous avons pris le parti de nous adosser à ce label : c’est un commencement, et nous devons être dans un processus d’amélioration continue.

M. Julien Aubert. Je n’ai pas bien compris. Cela voudrait dire que les poissons qui bénéficient de ce label ne peuvent pas être contaminés par des métaux lourds. C’est bien cela ? À quel moment se fait ce contrôle d’hygiène ?

Mme Juliette Baron. La question des contaminants n’a rien à avoir avec le label MSC. Ce sont deux démarches totalement différentes. Le MSC porte sur la durabilité, tandis que la question de Madame la députée concerne la préservation de la ressource, c’est-à-dire la façon de gérer la reproduction des poissons, de s’assurer qu’il n’y a pas appauvrissement, déclin, voire extermination d’une espèce, que notre impact sur la ressource est neutre et que celle-ci se renouvelle.

Pour ce qui est des contaminants, la réglementation fixe des teneurs en métaux lourds dans les produits. Comme l’a dit M. Jacquot, nous utilisons trois espèces principales : le colin, le cabillaud et le saumon. Quand on parle de contaminants, il s’agit d’une contamination environnementale, c’est-à-dire que nos poissons sauvages nagent dans l’océan qui est potentiellement contaminé. Plus la durée de vie du poisson est longue plus il accumule ce type de métaux lourds, plus il a une teneur en gras importante plus il stocke les métaux lourds dans ses « zones graisseuses ». Les poissons blancs que sont le colin et le cabillaud sont très peu gras et ont une durée de vie relativement courte, tout comme le saumon. Aussi ne sont-ils pas des poissons dits « à risque ». Ils n’accumulent pas les métaux lourds. Nous avons des plans de surveillance en contaminants, en dioxines, en polychlorobiphényles (PCB), en métaux lourds sur nos espèces de poissons en fonction des zones où on les pêche. Nous analysons nos produits et nous nous assurons que nous sommes toujours au-dessous des normes réglementaires en ce qui concerne la teneur en mercure, plomb, cadmium etc. Nous n’avons jamais eu d’alerte en ce qui concerne les métaux lourds sur nos espèces, nous n’avons jamais détecté d’anomalies. Comme c’est une contamination environnementale, nous refaisons régulièrement des analyses. Si jamais on obtenait un taux de mercure très élevé sur nos poissons, on saurait réagir : on ne commercialiserait pas le produit. Mais cela veut dire que la contamination environnementale aura eu un impact.

M. Julien Aubert. Vous pourriez dire que, pour éviter la surpêche, il suffirait de faire de l’élevage, où le contrôle de la contamination est peut-être plus facile, ce qui fait dire à certains experts qu’il vaut mieux manger du poisson d’élevage. Pourquoi ne pas essayer de limiter les prises de pêche sauvage pour permettre aux stocks de se reconstituer en faisant plutôt de l’élevage ?

M. Vincent Jacquot. Tous les poissons ne peuvent pas être élevés.

Le saumon est la seule des trois espèces que nous utilisons qui puisse être élevée. Nous avons dans notre gamme deux références de saumon d’élevage qui fonctionnent plutôt bien, mais il y a chez nos consommateurs une vraie demande de saumon sauvage, le saumon pink, qui est totalement différent du saumon d’élevage. Le saumon d’élevage que le consommateur plébiscite et qu’il est habitué à consommer est beaucoup plus rose, il a un goût plus prononcé et il est plus gras que le saumon sauvage pink, qui est le vrai saumon, celui que l’on voyait jadis dans les films et qui remontait les cours d’eau. Il est plutôt rose pâle, presque blanc, avec une chair ferme, un peu plus sèche. Les deux poissons sont complètement différents. Jusqu’à présent, on privilégie la pêche dite sauvage, mais avec cette contrainte absolue qui est de n’utiliser que des poissons dont la provenance et la durabilité sont certifiées. C’est un choix d’entreprise.

M. Julien Aubert. …C’est une demande du consommateur.

M. Vincent Jacquot. Entre autres, oui.

Tout à l’heure, on a dit qu’il fallait éduquer le consommateur à s’habituer à moins de sel. En la matière, on pourrait presque l’éduquer à l’envers, c’est-à-dire lui expliquer que celui qu’ils consomment tous les jours et qu’ils adorent au restaurant, c’est quasiment à 100 % du saumon d’élevage.

Je suis d’accord avec vous, ce sont des produits sains, dont une partie est labellisée bio. Mais ce sont des profils de goût qui sont devenus la référence, alors qu’ils ne l’étaient pas forcément à l’état naturel.

M. Julien Aubert. Tout dépend de l’objectif que vous vous fixez. Ces produits sont-ils bons, savoureux ? Chez Sushi Shop, les saumons sont très savoureux, mais je doute que ce soit du saumon sauvage.

M. Vincent Jacquot. Vous avez raison de douter !

M. Julien Aubert. Quel objectif vous êtes-vous fixé ? Est-ce un équilibre nutritionnel ? S’agit-il de gérer les phobies des gens par rapport à tel ou tel ingrédient qui n’est pas nocif mais dont ils ne veulent pas ? Est-ce la biodiversité, la protection de l’environnement ? L’inconvénient, c’est que ces éléments sont tous mis ensemble parce qu’on pense que c’est cohérent, alors qu’en fait on peut se retrouver dans une situation où un objectif peut être contradictoire avec un autre.

M. Vincent Jacquot. On n’a pas réfléchi plus que cela, dans le sens où c’est historique. Aussi loin que ma mémoire remonte – je suis dans l’entreprise depuis quasiment huit ans – on a toujours privilégié le saumon pink sauvage…

M. Julien Aubert. Ce n’est pas une critique.

M. Vincent Jacquot. Je ne le prends pas comme une critique.

M. Julien Aubert. J’essaie juste de comprendre comment vous arbitrez entre toutes ces demandes sociales, sociétales, économiques, sur quels éléments vous faites vos choix.

M. Vincent Jacquot. Étant donné que, sur les trois variétés de poisson que nous utilisons, deux variétés, le colin et le cabillaud, ne se trouvent qu’à l’état sauvage, l’arbitrage est vite fait. Quant au saumon, la question ne s’est jamais vraiment posée. Je le répète, si vous regardez notre catalogue produits qui est disponible sur internet, vous verrez qu’il y a les deux références, le saumon sauvage et le saumon d’élevage, à la fois en boîte et en sachet pour des questions de praticité. Je ne sais pas si c’est notre historique qui veut ça, mais le rapport entre le saumon d’élevage et le saumon sauvage est de un à huit. C’est peut-être aussi une particularité : le consommateur trouve du saumon sauvage sous la marque Findus – mais nous n’avons pas fait d’étude spécifique.

Si vous regardez dans les rayons, vous verrez que nous ne sommes pas les seuls à utiliser du saumon sauvage. Dans la marque distributeur, on trouve tantôt des références de saumon sauvage, tantôt de saumon d’élevage. Ensuite, c’est au consommateur de se faire son avis en fonction du goût, de l’imaginaire, etc.

Mme Juliette Baron. Nous référençons le saumon sauvage et le saumon d’élevage et pour chaque espèce nous avons un référentiel de certification qui permet de limiter les risques liés à certaines pratiques. S’agissant du saumon sauvage, on sait que l’un des principaux enjeux c’est la préservation de la ressource. On a donc choisi de s’adosser au MSC pour s’assurer qu’on a une démarche responsable vis-à-vis de cette espèce. En ce qui concerne le saumon d’élevage, on est certifié Aquaculure Stewardship Council (ASC), la certification pendante du MSC. Cela nous permet de nous affranchir d’autres problématiques, puisque les saumons d’élevage certifiés ASC ne sont pas nourris avec des farines animales terrestres qui peuvent engendrer des contaminations sanitaires définies par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES).

Quant aux contaminants, c’est une problématique transversale. On met en place des contrôles pour s’assurer également que nos produits sont sains quoi qu’il arrive.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure, présidente. Quand vous faites des plats cuisinés, vous fabriquez ce que l’on considère comme des produits ultra-transformés. Vous assurez-vous également que vos produits végétaux sont issus de cultures vertueuses ? Avez-vous la même démarche que pour le poisson ?

Mme Juliette Baron. S’agissant des pesticides, nos cahiers des charges obligent bien évidemment nos fournisseurs à respecter la réglementation. Ils effectuent des analyses sur les matières premières qui entrent dans les usines pour s’assurer que les teneurs en pesticides sont en deçà des limites maximales de résidus (LMR) définies par la réglementation. Pour ce qui nous concerne, nous avons un plan de surveillance sur l’ADN, les contaminants, etc. des produits finis afin de s’assurer que tout ce qu’on met sur le marché est conforme à la réglementation. C’est notre prérequis de base. Certains de nos fournisseurs sont engagés dans une démarche de certification d’agriculture dite raisonnée. C’est une certification externe. La politique de développement durable de notre groupe, Nomad foods, qui est décliné à l’échelle de Findus France, prévoit que, d’ici à 2025, 100 % de nos approvisionnements en légumes et en matières végétales seront certifiés selon ce référentiel d’agriculture raisonnée pour limiter au maximum les intrants sur les cultures et donc aller au-delà de la réglementation en matière d’agriculture conventionnelle puisqu’on n’a pas de gamme bio.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure, présidente. Madame, messieurs, nous vous remercions d’avoir accepté de venir nous expliquer votre démarche.

 

La séance est levée à dix-huit heures.

 

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31.    Table ronde, ouverte à la presse, avec les associations de défense des consommateurs représentées par M. Olivier Dailly, directeur général adjoint de l’Institut National de la Consommation (INC), éditeur du magazine 60 millions de consommateurs, Mme Patricia Chairopoulos, journaliste au magazine « 60 millions de consommateurs », couvrant les secteurs alimentation/environnement/agriculture, et M. Olivier Andrault, chargé de mission alimentation et nutrition de l’UFC-Que Choisir

(Séance du mercredi 11 juillet 2018)

La séance est ouverte à onze heures.

M. le président Loïc Prud’homme. Mes chers collègues, nous accueillons ce matin une table ronde, même si elle ne l’est pas physiquement (Sourires), composée des représentants des deux principales organisations de défense des consommateurs : M. Olivier Dailly, directeur général adjoint de l’Institut national de la consommation (INC) et éditeur du magazine 60 millions de consommateurs, qui est accompagné de Mme Patricia Chairopoulos, journaliste à ce magazine, et M. Olivier Andrault, chargé de mission « alimentation et nutrition » de l’Union fédérale des consommateurs (UFC)-Que Choisir.

Les auditions ont permis à notre commission d’enquête de mesurer toute l’importance d’une information précise et loyale donnée aux consommateurs. Ceux-ci se montrent d’ailleurs de plus en plus exigeants, des affaires comme celle de « la viande de cheval » et des scandales sanitaires récurrents leur ayant fait prendre conscience des manquements de fabricants et de distributeurs qui omettent parfois volontairement d’indiquer l’origine, la nature et la composition des aliments.

Les additifs et autres ingrédients massivement incorporés aux recettes de plats cuisinés nous préoccupent aussi. Nous avons découvert que la recherche scientifique, qui manque de moyens financiers, peine à déterminer quels sont les « effets cocktail » de ces ajouts sur la santé.

Un autre sujet qui nous préoccupe est l’éducation nutritionnelle de la jeunesse qui devrait notamment être prise en charge par l’Éducation nationale. Or, trop peu d’actions ayant cette fin sont pour le moment menées en milieu scolaire.

Il ne saurait pour autant être question de succomber au pessimisme. En recevant les représentants du collectif « Les pieds dans le plat », nous avons vu que des progrès dans la restauration collective sont possibles en privilégiant un approvisionnement dans la filière biologique mais aussi en proximité.

Le magazine 60 millions de consommateurs vient de publier un numéro hors-série (mai-juin 2018) avec le titre « choc » : « Ces aliments qui nous empoisonnent ».

Nous souhaitons particulièrement connaître les commentaires des lecteurs-consommateurs et éventuellement les exemples dont ils vous ont fait part après la sortie de ce numéro qui sera certainement l’une des meilleures ventes du magazine en 2018.

Madame, messieurs, nous allons vous écouter, dans un premier temps, au titre d’un exposé liminaire d’une vingtaine de minutes, que je vous laisse vous répartir à votre gré. Puis nous aurons un échange qui débutera par les questions que je vous poserai avant de donner la parole à notre collègue Michèle Crouzet, en sa qualité de rapporteure de la commission d’enquête, et aux collègues qui viennent de nous rejoindre.

Mais, au préalable, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment.

(M. Olivier Andrault, M. Olivier Dailly et Mme Patricia Chairopoulos prêtent successivement serment.)

M. Olivier Dailly, directeur général adjoint de l’Institut national de la consommation (INC) et éditeur du magazine 60 millions de consommateurs. Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de nous recevoir.

L’Institut national de la consommation (INC) est un établissement public industriel et commercial (epic) placé sous la tutelle du ministre chargé de la consommation, M. Bruno Le Maire, et de la secrétaire d’État qui lui est rattachée, Mme Delphine Gény-Stephann. Cet établissement assure des missions de service public d’information et de pédagogie auprès des citoyens. Il apporte aussi un soutien technique aux associations de consommateurs. L’INC n’est pas donc pas une association pouvant ester en justice mais il soutient globalement le mouvement consumériste. Il lui apporte une aide technique.

Comme vous l’avez rappelé, l’INC est également l’éditeur du magazine 60 millions de consommateurs qui a une forte audience. Ce magazine constitue une caisse de résonance importante en donnant à connaître des informations aux consommateurs. Enfin, l’INC produit l’émission Consomag qui est régulièrement diffusée sur France Télévisions.

L’alimentation industrielle est l’un des sujets qui préoccupent fortement l’INC. Notre Institut n’est d’ailleurs pas le seul acteur institutionnel à s’y intéresser : c’est aussi le cas, entre autres, de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME), de l’Agence nationale de sécurité sanitaire, de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) et naturellement de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) avec lesquels nous travaillons.

Nous avons également des relations avec les industriels. Nous pensons en effet que, plutôt que de s’opposer à l’industrie, il vaut mieux l’encourager à progresser et l’amener à prendre conscience des problèmes que vous avez évoqués, Monsieur le président, comme ceux qui concernent les aliments ultra-transformés. Certes, la certitude scientifique fait parfois défaut, mais les recherches progressent et prouvent que ce sujet de santé publique doit être pris à bras-le-corps.

Outre son rôle de lanceur d’alerte, l’INC a donc une mission d’éducation et d’information, notamment auprès des industriels. Notre action passe par les articles publiés dans 60 millions de consommateurs, dont Patricia Chairopoulos parlera certainement, mais aussi par un ensemble de « pistes » que nous proposons au législateur et à la société civile. Parmi celles-ci, l’éducation, dont vous avez parlé, apparaît cruciale, mais il importe aussi de faire évoluer la réglementation tant française qu’européenne, qui entrave certaines avancées.

L’actuelle réglementation européenne empêche ainsi que l’étiquetage avec l’indicateur Nutri-Score qu’a conçu l’agence Santé publique France puisse se déployer beaucoup plus largement, voire devenir obligatoire.

Mme Patricia Chairopoulos, journaliste au magazine 60 millions de consommateurs. Pour ma part, je reviendrai sur le contenu des articles publiés dans 60 millions de consommateurs. Ces articles sont généralement rédigés en collaboration avec les experts de notre service technique qui réalisent sur des produits industriels des analyses évaluant leur qualité nutritionnelle.

Pour le numéro de 60 millions de consommateurs actuellement vendu en kiosque ont ainsi été comparées 160 boissons sucrées, qui sont des aliments très consommés par les enfants mais aussi par les adultes. Comme nous l’avions déjà constaté en 2016, les teneurs en sucres de ces boissons restent très élevées, et le recours aux édulcorants pour remplacer le sucre ne peut pas être considéré comme une solution satisfaisante.

Des études sur les aliments ultra-transformés sont en cours afin de déterminer si certaines pathologies sont dues à des additifs alimentaires, à une synergie entre additifs ou à la faible qualité nutritionnelle de ces aliments. Il est encore trop tôt pour le savoir. Mais ces études qui s’inscrivent dans la continuité de celles que nous menons depuis plusieurs dizaines d’années ont en tout cas à nos yeux une grande importance.

M. Olivier Andrault, chargé de mission « alimentation et nutrition » de l’Union fédérale des consommateurs UFC-Que Choisir. Merci, monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, pour votre accueil.

L’UFC-Que Choisir, pour laquelle je travaille depuis treize ans, est la doyenne des associations de consommateurs d’Europe. Comme tout le monde le sait, elle publie le mensuel Que choisir ? mais elle constitue surtout un réseau de bénévoles dans toutes les villes de taille moyenne mais aussi dans les grandes villes de France. Ce réseau d’associations locales aide les consommateurs à résoudre leurs problèmes de vie quotidienne avec des professionnels, des problèmes qui peuvent concerner le secteur agroalimentaire mais aussi les relations entre locataires et bailleurs ou encore la téléphonie.

Nos associations locales servent également de relais dans la promotion des bonnes pratiques nutritionnelles. Elles proposent des formations. Elles mènent des actions de sensibilisation auprès du public, par exemple dans les quartiers ou dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD). Les problèmes de nutrition touchent en effet particulièrement les personnes âgées. Ils concernent, bien sûr, également les jeunes, pour lesquels nous conduisons des actions notamment dans le cadre périscolaire.

J’ajoute que l’UFC-Que Choisir est une association composée de bénévoles mais aussi de permanents salariés : nous sommes 130 salariés à travailler au sein de notre tête de réseau installée à Paris.

Sur les thèmes de la nutrition et, plus généralement, de la qualité sanitaire en France, l’UFC-Que Choisir exprime son inquiétude depuis plusieurs décennies. Les personnes que vous avez auditionnées ont certainement toutes évoqué les maladies liées à l’alimentation et les problèmes de santé en rapport avec le surpoids et l’obésité.

En France, près de la moitié des adultes et 18 % des enfants sont en surpoids ou obèses. Cette proportion d’enfants concernés par l’obésité, bien qu’inférieure à celle des adultes, n’est pas rassurante. Des maladies liées à ces problèmes de surpoids ou d’obésité qui étaient considérées comme des maladies de seniors touchent désormais des populations beaucoup moins âgées : c’est le cas du diabète de type 2, qui commence à apparaître chez des personnes jeunes. C’est donc de toute urgence que doivent être menées des actions d’information et de prévention tenant compte du fait que les problèmes de santé liés au surpoids ou à l’obésité infantile sont encore plus marqués chez les enfants issus de catégories sociales défavorisées.

On nous dit que l’explication de ces faits alarmants est multifactorielle. Certes, nous ne sommes pas tous égaux face au surpoids et à l’obésité, qui ont des causes génétiques, et la sédentarité ou le temps passé quotidiennement devant des écrans favorisent aussi la surcharge pondérale. Mais il est évident que la mauvaise qualité de l’offre alimentaire est également à mettre en cause et que l’industrie agroalimentaire a donc une grande part de responsabilité.

Lorsque l’Association nationale des industries alimentaires (ANIA) déclare qu’il n’y a pas de mauvais aliments et qu’il n’y a que de mauvaises alimentations, elle rejette la responsabilité sur les consommateurs eux-mêmes. Or, peut-on tenir les parents pour responsables de ce que mangent leurs enfants ? Certainement pas, dans la mesure où la famille est malheureusement de moins en moins le lieu d’une transmission des habitudes alimentaires. L’industrie agroalimentaire, en proposant sans cesse de nouveaux produits et en recourant à la pression du marketing, apparaît en revanche comme le principal vecteur de nouvelles habitudes alimentaires néfastes.

Prenons l’exemple du petit-déjeuner. Dans les années 1960, les jeunes Français mangeaient généralement lors de ces repas des tartines de pain ; maintenant, leur petit-déjeuner est le plus souvent constitué de céréales fourrées ou chocolatées. Avec ce changement alimentaire, on est passé d’une source de glucides complexes – ce qu’on appelait autrefois les sucres lents – relativement peu transformés, à des produits fortement transformés. Cette évolution a été progressive : les corn flakes, lorsqu’ils sont arrivés des États-Unis dans les années 1960, n’auraient certainement pas été bien notés par l’indice Nutri-Score en raison de leur forte teneur en sel, qui est un exhausteur de goût ; dans les années 1980, ces céréales ont été vendues sucrées, puis chocolatées ; durant les décennies suivantes, pour qu’elles soient encore plus « gourmandes », les industriels ont ajouté un cœur fourré, notamment en utilisant de l’huile de palme !

Ce produit s’est ainsi éloigné de sa famille d’origine, les produits céréaliers, pour se rapprocher de plus en plus nettement de celle des confiseries. De nombreux nutritionnistes considèrent d’ailleurs que les corn flakes ne devraient plus être appelés céréales, afin de faire comprendre aux consommateurs, notamment aux parents, qu’ils n’ont pas les qualités des produits céréaliers.

Je vais donner d’autres exemples, et d’abord celui du sel. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) recommande de consommer moins de 5 grammes de sel par jour. Or, la consommation moyenne de sel en France chez les hommes est de l’ordre de 11 grammes par jour. La plus grande part de ce sel n’est pas apportée par le consommateur en salant ses aliments : 80 % du sel consommé provient des aliments transformés – un bol de céréales apporte ainsi 1 gramme de sel, un bol de soupe 2,5 grammes, et une portion de raviolis au bœuf 3 grammes. On voit qu’une consommation de 11 grammes de sel par jour s’atteint très facilement…

On peut aussi évoquer le cas du sucre. La teneur en sucre des céréales pour enfants n’est jamais inférieure à 30 %. Leurs fabricants affirment, et leurs allégations sont validées par l’Europe, qu’elles présentent un intérêt pour la santé parce qu’elles comportent des sels minéraux et des vitamines qui ont été ajoutés aux produits pour améliorer son image marketing. Mais lorsque vous achetez ces céréales à vos enfants, vous devez garder à l’esprit que, compte tenu de leur taux de sucre, elles s’apparentent à des confiseries.

Je rappellerai aussi qu’une canette de soda contient deux fois la quantité de sucre qu’un enfant ne devrait pas dépasser dans une journée.

Les industriels se targuent des procédures d’amélioration de la qualité nutritionnelle de leurs produits qu’ils ont volontairement mises en œuvre, sous l’égide des pouvoirs publics, il y a une douzaine d’années. Demandons-nous quel a été leur impact.

Concernant le sucre, la consommation journalière moyenne d’un enfant est de l’ordre de 100 grammes par jour, alors même que le sucre simple n’est pas nécessaire à notre alimentation puisque le corps humain est capable de découper les longues chaînes d’amidon des glucides complexes en sucres simples afin d’alimenter le cerveau. Après ce que les industriels ont pompeusement appelé une « reformulation », c’est-à-dire la modification des recettes de leurs produits, la consommation journalière moyenne en sucre des enfants est passée de 100 grammes à environ 98 grammes. La diminution a donc été de 2 grammes en dix ans : on est donc loin du compte.

Pour les matières grasses saturées, qui sont nocives lorsqu’elles sont consommées en grande quantité, la consommation journalière moyenne en France est de l’ordre de 30 grammes. Après « amélioration » de la qualité nutritionnelle des aliments industriels, elle a baissé de 0,1 gramme… On est encore plus loin du compte !

La diminution de la consommation moyenne de sel est quant à elle de l’ordre de 1 %. On doit en conclure que les démarches volontaires d’amélioration de recette sont dénuées d’efficacité. Pourquoi ? L’Observatoire de la qualité de l’alimentation (OQALI), qui est placé sous la tutelle des ministères en charge de la santé, de l’agriculture et des finances, a donné un élément de réponse en indiquant que les produits sur lesquels portent les améliorations de la qualité nutritionnelle sont peu nombreux. Ainsi, les céréales de petit-déjeuner destinées aux femmes qui cherchent à perdre du poids sont souvent concernées par ces améliorations, tandis que les céréales qu’apprécient surtout les enfants le sont très peu.

Les industriels n’ont pas non plus pris d’engagements en faveur de l’amélioration de la qualité nutritionnelle des produits qu’ils lancent sur le marché. Or, ces nouveaux produits sont souvent encore plus gras, plus salés ou plus sucrés que ceux qu’ils remplacent. Ce sont ces mécanismes que l’industrie agroalimentaire a utilisés pour vider de leur sens les engagements qu’elle avait pris sous l’égide de l’État.

Quelles solutions efficaces permettraient de remédier à cet état de fait ? En 2013, dans le cas de la consommation de sucre, l’ANSES a proposé que ce soient les pouvoirs publics, et non les professionnels, qui fixent par filière des objectifs de qualité nutritionnelle. On sait en effet précisément quelles filières de produits alimentaires contribuent le plus, et dans quelle proportion, à la surconsommation de sucre, de sel et de matières grasses, en sorte qu’il est possible d’établir des indicateurs par filières. Comme ces objectifs de réduction ne sauraient être immédiatement atteints, il est également nécessaire de prévoir, par des discussions entre les pouvoirs publics et les professionnels, des phases s’étendant sur plusieurs années.

Lors des États généraux de l’alimentation (EGA) qui ont mobilisé des centaines d’experts, l’UFC-Que choisir a participé avec des organisations non gouvernementales (ONG) et des professionnels de la santé à l’atelier portant sur l’amélioration de la qualité nutritionnelle. À la fin de cet atelier, des recommandations ont été faites à la quasi-unanimité – seule l’industrie agroalimentaire ne les a pas votées – qui reviennent à généraliser la proposition de l’ANSES à l’ensemble des nutriments posant problème, c’est-à-dire au sucre, au sel et aux matières grasses saturées : pour ces trois nutriments, les pouvoirs publics ont été appelés à définir des objectifs phasés et un taux de réduction propre à chacune des filières les plus contributrices.

Un deuxième volet de propositions concerne le marketing, des études ayant montré à maintes reprises que le marketing a un effet sur la vente des produits promus de la sorte. C’est une évidence, mais cette évidence a souvent été niée par l’industrie agro-alimentaire et l’industrie des médias, qui prétendent que l’objectif de la publicité serait non de faire consommer plus mais d’informer de l’existence du produit. Une étude de l’UFC-Que Choisir réalisée en 2013 a par exemple montré que les enfants qui passent le plus de temps devant les écrans sont également ceux qui consomment en plus grosse quantité les aliments particulièrement riches en matières grasses, en sucre et en sel mis en avant par la publicité, comme des sodas, des produits de restauration rapide ou des céréales de petit-déjeuner très sucrées.

Une solution proposée il y a une quinzaine d’années par l’ANSES, lorsqu’elle s’appelait encore Agence française de sécurité sanitaire des aliments (AFSSA), mais qui l’a été aussi par l’OMS et par l’organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture – Food and Agriculture Organization (FAO) –, est d’encadrer le marketing en réservant le prime-time entre 19 heures et 21 heures 30, c’est-à-dire une tranche horaire où les enfants sont nombreux devant la télévision, aux produits présentant un intérêt nutritionnel.

Nous disposons en effet d’outils permettant de définir cet intérêt nutritionnel. La FAO et l’OMS ont publié ce qu’ils appellent des profils nutritionnels qui indiquent par catégorie de produits des taux maxima de matières grasses, de sel et de sucre au-delà desquels ces instances, qui sur les problèmes de santé ont la légitimité la plus forte, recommandent de ne pas faire de promotion à destination des enfants.

Actuellement, s’agissant du marketing à destination des enfants, aucune loi ne porte sur ces créneaux horaires. La publicité pendant les émissions enfantines comme les dessins animés a effectivement été interdite, mais cette interdiction n’a pas eu d’impact car l’industrie agroalimentaire s’était déjà retirée d’elle-même de ces émissions, qui attirent d’ailleurs assez peu d’enfants, dans le but de se faire passer pour une industrie responsable. Mais l’autre partie de sa stratégie, dont elle ne parlait pas, consistait à se positionner sur les écrans du prime-time que regardent le plus grand nombre d’enfants.

Concernant la publicité, la recommandation est donc de légiférer. Actuellement, le marketing télévisuel est régi par une charte rédigée conjointement par l’industrie agroalimentaire et par l’industrie des médias, qui ne limite pas la promotion des produits les plus gras, les plus salés et les plus sucrés. C’est cette charte qui est appliquée par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) qui, je le rappelle, n’a ni capacité d’expertise, ni légitimité sur les questions nutritionnelles.

Le périmètre d’action de votre commission d’enquête inclut les perturbateurs endocriniens et, plus généralement, la qualité sanitaire. Sur ces thèmes, il est possible de s’appuyer sur les recommandations, cette fois unanimes, d’un autre groupe de travail des États généraux de l’alimentation.

Le bisphénol A a été interdit, ce qui est une très bonne chose. Mais quid des autres substances chimiques pour lesquelles subsistent beaucoup d’inconnues ? Certaines de ces substances sont apportées dans notre alimentation par le contact avec les matériaux d’emballage, comme c’est le cas de l’eau restée trop longtemps dans une bouteille en plastique. Mais il faut aussi prendre en compte les molécules chimiques des pesticides, qui actuellement ne sont étudiées que du point de vue de leurs effets toxicologiques. Des expériences évaluent en effet les dégradations que les molécules de pesticides produisent sur l’organisme de rats de laboratoire à des doses relativement élevées. En revanche, le potentiel caractère de perturbateur endocrinien de ces molécules, qui, lorsqu’il existe, intervient à des doses beaucoup plus basses, ne fait l’objet d’aucune étude systématique au niveau européen. Certes, des laboratoires indépendants ont réuni un faisceau d’indices tendant assez fortement à prouver la nocivité de certaines molécules chimiques, dont celle du bisphénol A. Mais, de façon générale, l’effet de perturbateur endocrinien de ces molécules et leurs « effets cocktail » sont très peu étudiés.

On ignore souvent en quoi consistent les procédures d’évaluation qui vont conduire à ce que de nouveaux pesticides ou de nouvelles molécules chimiques soient autorisés au niveau français par l’ANSES, au niveau européen par l’Autorité européenne de sécurité des aliments – European Food Safety Authority (EFSA) – ou au niveau international. Dans leur immense majorité, ces autorisations sont décidées sur la base d’études transmises par le fabricant, c’est-à-dire par le promoteur de la molécule qu’il s’agit d’autoriser. Le fabricant n’a d’ailleurs généralement pas réalisé lui-même ces études : il les a sous-traitées à des laboratoires dits indépendants. Mais on ne peut savoir s’il a transmis toutes les études en sa possession ni quels furent les protocoles utilisés.

Afin de pallier les défauts évidents de ce système, il a été proposé lors des EGA la création d’un fonds financé par les fabricants qui permette aux autorités sanitaires, en cas de doute important sur une évaluation, de réaliser elles-mêmes ou faire réaliser sous leur tutelle des études indépendantes. Mais pour le moment cette recommandation, comme toutes celles que j’ai évoquées, est restée lettre morte.

Je terminerai avec des exemples destinés à faire prendre conscience du risque potentiel que représente l’exposition à ces molécules. L’UFC-Que Choisir évalue assez régulièrement la qualité de l’eau du robinet. Pour 96 % des consommateurs, cette eau est conforme à la totalité des critères définis par la réglementation française et européenne, ce qui est rassurant. Cependant, pour un peu moins de 3 millions de consommateurs qui habitent pour la plupart en zone rurale, elle n’est pas conforme à ces critères, généralement à cause de la présence de pesticides dépassant les normes françaises et européennes. Ces normes sont définies de façon à faire bénéficier la population d’un haut niveau de sécurité, en sorte que si les pesticides dépassant les doses réglementaires ont « seulement » un effet toxique sans avoir d’effet de perturbateur endocrinien, on a raison de ne pas s’en inquiéter. Mais s’il s’avérait dans le futur que certains de ces pesticides ou leurs métabolites avaient un tel effet, ces limites ne seraient plus d’aucune protection.

Un autre test comparatif que nous effectuons régulièrement sur les fruits et légumes montre qu’à chaque fois que nous recherchons la présence de résidus de pesticides sur des fruits ou des légumes produits par l’agriculture conventionnelle, nous en trouvons. Certes, dans la presque totalité des cas, ces doses de pesticides sont inférieures aux doses réglementaires définies, je le rappelle, par rapport à la problématique toxicologique, qui est une problématique ancienne. En revanche, si certains de ces résidus de pesticides trouvés dans ces fruits et légumes avaient un effet de perturbateur endocrinien, les doses maximales ne seraient pas suffisamment protectrices. C’est pourquoi nous prônons la conduite d’actions importantes visant à favoriser les fruits et légumes exempts de la présence de ces résidus que produit l’agriculture biologique.

M. le président Loïc Prud’homme. Je vous remercie pour cette présentation exhaustive. Les exemples concrets que vous avez donnés pour montrer l’évolution de notre mode d’alimentation, par exemple lors du petit-déjeuner, rejoignent les constats que nous avions été précédemment amenés à faire.

Je souhaite revenir sur le numéro de 60 millions de consommateurs qui a établi une liste d’additifs à proscrire dans l’alimentation. Pouvez-vous nous préciser si certaines familles d’additifs sont, selon vous, plus dangereuses que d’autres ?

Vous avez aussi évoqué les méthodes de marketing de l’industrie agroalimentaire, notamment celles qui consistent à mettre en avant les minéraux et vitamines contenus dans des produits en passant sous silence, par exemple, leur taux de sucre. Ce numéro de 60 millions de consommateurs contient aussi des listes de produits végétariens transformés, allégés en sucre ou en gluten. Ne serait-ce pas là une forme insidieuse de publicité mensongère profitant de la forte demande de produits plus sains ? Et quelles mesures seraient selon vous les plus aptes à empêcher l’industrie agroalimentaire de tromper les consommateurs ?

M. Olivier Andrault a parlé de l’inefficacité des engagements volontaires, un point régulièrement souligné par nos interlocuteurs au cours des auditions. Je voudrais avoir aussi l’avis de l’INC sur ce sujet.

Mme Patricia Chairopoulos. La famille des produits industriels vegan ou des produits « sans gluten », apparue très récemment, « surfe » sur l’inquiétude que beaucoup de personnes ressentent vis-à-vis de l’alimentation. Mais une simple lecture d’étiquettes montre à quel point le consommateur peut être sinon trompé, car le mot est peut-être trop fort, du moins induit en erreur, l’image qu’il se fait de ces produits étant très éloignée de ce qu’ils sont en réalité.

Nous avons ainsi fait une lecture d’étiquettes sur un ensemble de steaks végétaux. Les consommateurs qui achètent ces steaks supposent qu’ils ont un apport en protéines équivalent à celui que leur apporterait une escalope de volaille. Or, les taux en protéines de ces steaks sont en fait extrêmement faibles, de l’ordre de 3 à 4 grammes de protéines pour 100 grammes alors qu’il faudrait au moins 20 à 25 grammes de protéines pour qu’ils soient un substitut acceptable. Une personne qui ne consommerait que ces produits industriels se présentant comme un substitut des protéines animales finirait donc par être carencée en protéines, ce qui serait particulièrement grave pour des enfants ou des adolescents.

Les produits « sans gluten » sont aussi une catégorie d’aliments où le marketing joue un grand rôle. La maladie céliaque ne concerne que 2 % à 3 % de la population. L’immense majorité de la population n’a donc nul besoin de consommer ces produits, pour lesquels l’offre est pourtant pléthorique. Si vous examinez leur composition, vous constaterez qu’un grand nombre d’additifs est utilisé pour remplacer le gluten, de sorte que l’étiquette « sans gluten » renvoie souvent à des produits encore plus transformés. Nous avions d’ailleurs mis en garde les consommateurs contre ce miroir aux alouettes.

Concernant les additifs à proscrire ou, en tout cas, à éviter, il faut bien sûr citer en premier lieu le dioxyde de titane. Que des produits destinés aux enfants en contiennent est particulièrement inquiétant. On note une fois encore que, comme l’a remarqué Olivier Andrault, les enfants sont les principales victimes de cette alimentation trop salée, trop sucrée et contenant des additifs à surveiller de très près. D’ailleurs, un certain nombre d’industriels ont affirmé qu’ils allaient très prochainement retirer cet additif de la composition de leurs produits,

L’ignorance dans laquelle nous sommes sur les potentiels « effets cocktail » des additifs est en soi est une raison suffisante pour en limiter l’usage. Cela demande un travail de reformulation aux industriels ainsi que des études approfondies sur ces possibles effets, qui sont plutôt du ressort de la recherche publique et qui, malheureusement, commencent seulement à être menées.

Parmi les additifs nocifs pour la santé, on doit également citer les édulcorants. Pour baisser le coût de leurs produits mais aussi les présenter comme moins sucrés, les industriels usent et abusent des édulcorants, notamment dans les boissons sucrées. L’ANSES a mis en garde contre l’usage des édulcorants, car beaucoup d’études suggérant qu’ils pourraient participer à la survenue de l’obésité et du diabète, ayant ainsi un résultat inverse de leur effet supposé. Cette classe d’additifs est donc à surveiller d’extrêmement près, d’autant plus que les aliments industriels contiennent souvent de multiples additifs.

S’agissant des chartes nutritionnelles, l’INC est conscient de leur insuffisance. Elles donnent un objectif, par exemple une réduction comprise entre 15 % et 20 % de la teneur en sucre ou en sel, mais sans déterminer de point de départ pour cette diminution ! Si un aliment beaucoup trop salé voit sa teneur en sel baisser simplement de 15 %, celle-ci restera trop élevée. La charcuterie saine n’est donc aucunement une garantie de qualité nutritionnelle.

M. Olivier Andrault. Je souhaite préciser que les réductions de 15 % ou de 20 % du taux de sucre ou de sel restent exceptionnelles. Le plus souvent, elles sont inférieures à 5 % ou à 10 %. Ainsi, une marque internationale a fait un battage publicitaire autour de l’engagement qu’elle avait pris de diminuer de 10 % la quantité de sucre, non de sa boisson à l’emballage rouge et noir, qui est une icône intouchable, mais d’une autre de ses boissons qui contient un peu de jus de citron, un peu de jus d’orange et beaucoup d’arômes. Le taux de sucre de cette boisson, qui était de 11 grammes par litre, est passé après diminution à 10 grammes par litre : elle reste donc une boisson très sucrée.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Nous avons parlé des « effets cocktail » des additifs. Puisque l’abandon de l’utilisation d’additifs n’est pas envisageable, nous devons nous demander comment nous pouvons positionner un curseur qui prenne en compte la nocivité différente de ces additifs. Je souhaite avoir votre avis sur ce sujet.

L’étiquetage Nutri-Score des alimentaires a été mis en place en octobre dernier, avec la signature d’un arrêté interministériel. Neuf mois après son application, quelle appréciation portez-vous sur la pertinence de cet outil et quelle préconisation faites-vous pour en améliorer la visibilité ? Et que pensez-vous des autres initiatives qui ont été lancées, comme les applications Yuka ou Open Food Facts ? Le Nutri-Score vous semble-t-il plus performant pour protéger et rassurer les consommateurs ?

Enfin, on dispose pour les aliments d’une classification en produits non transformés, peu transformés et ultra-transformés. D’autres catégories vous paraissent-elles efficientes pour classer les aliments ?

Mme Patricia Chairopoulos. L’INC juge le Nutri-Score utile. En 2014, avant même qu’il soit officialisé, nous avions d’ailleurs fait un test qui indiquait que le Nutri-Score affichait des couleurs différentes pour des aliments d’une même famille en fonction du fabricant : pour des pizzas Reine, par exemple, le panel de couleurs allait du jaune à l’orange. L’écart n’est pas négligeable et il montre que les industriels peuvent, pour un même type de produit, proposer des aliments plus ou moins « corrects ». Le Nutri-Score est donc une grande aide pour le consommateur.

En revanche, la question se pose de l’évolution du Nutri-Score, qui ne prend pour le moment en compte que la teneur en nutriments à favoriser ou au contraire à limiter. Nous espérons qu’il pourra être amélioré de façon à tenir compte également de la teneur en sels minéraux ou de la présence éventuelle d’additifs, pour mesurer non seulement la qualité nutritionnelle mais la qualité intrinsèque de l’aliment. On pourrait aussi souhaiter qu’il évalue la qualité des ingrédients ou le nombre d’additifs utilisés.

J’ajoute que nous sommes favorables à l’application obligatoire du Nutri-Score et à sa généralisation à l’échelle européenne.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Je voudrais revenir sur le code couleur Nutri-Score : si, en voyant que le code d’un produit est vert, une personne est encouragée à le consommer en plus grosse quantité, elle risque de dépasser la dose journalière recommandée, ce qui n’est évidemment pas l’effet escompté. Que pensez-vous de ce possible effet pernicieux de l’étiquetage Nutri-Score ?

M. Olivier Andrault. Vous nous avez interrogés sur la meilleure manière de positionner le curseur. Mon avis est qu’il faut écouter les scientifiques. Que nous disent-ils ? Qu’il est prouvé que la surconsommation d’acides gras saturés, de sel et de sucre a un impact négatif sur de nombreux problèmes de santé tels le surpoids, l’obésité, le diabète de type 2 et le cancer. Mais qu’en revanche il n’a pas été établi de façon aussi nette un lien entre la consommation de certains additifs et les problèmes de santé qui leur sont souvent imputés. Je pense que cet avis des scientifiques peut vous guider dans la définition de priorités.

Car s’il est urgent de diminuer la surconsommation de gras, de sel et de sucre, il n’est pas certain que, concernant tous les additifs, la loi doive agir avec autant de force. Il a été question du dioxyde de titane, mais sont aussi utilisés, dans les confiseries, du carbone et de l’argent sous leurs formes nanométriques. Pour toutes ces nanoparticules, qui sont nombreuses, nous disposons de très peu d’éléments scientifiques montrant que leur usage par l’industrie agroalimentaire est dangereux. L’urgence est de faire réaliser des études scientifiques sur leur dangerosité. En attendant, le principe de précaution requiert de s’efforcer de s’en passer.

Sur la généralisation du Nutri-Score, le règlement européen concernant l’information du consommateur sur les denrées alimentaires, dit « INCO », qui régit toutes les données devant figurer obligatoirement sur l’étiquetage des produits alimentaires, bloquerait actuellement la France si elle souhaitait rendre le Nutri-Score obligatoire. Mais, par le passé, l’action énergique de gouvernements et d’administrations a permis de convaincre l’Union européenne de dépasser le dispositif européen, comme dans le cas de l’étiquetage de l’origine du lait ou de la viande dans les produits transformés que la France est parvenue à obtenir de la Commission européenne. Une action semblable est certainement envisageable pour le Nutri-Score qui répond à des enjeux de santé publique sur lesquels les différentes instances sanitaires alertent depuis plus d’une décennie.

L’utilité du Nutri-Score pour le consommateur a été testée par l’UFC-Que Choisir. Elle a aussi fait l'objet d’évaluations commandées par le ministère de la Santé qui ont montré que le Nutri-Score est, des différents étiquetages, le plus efficace. Certes, il n’est pas parfait dans la mesure où il ne prend pas en compte toutes les qualités et tous les défauts nutritionnels d’un produit. Le Nutri-Score est en effet calculé en fonction de la présence d’un certain nombre de nutriments qui, pour la communauté scientifique internationale, traduisent assez bien la valeur nutritionnelle d’un aliment, mais de façon à ce que ce calcul ne soit pas trop onéreux pour les industriels. Il s’agit donc d’un compromis. Je pense donc qu’avant de demander que le Nutri-Score évolue, il faut faire en sorte qu’il soit utilisé par un grand nombre d’acteurs.

Vous nous avez demandé notre appréciation sur l’application Yuka, qui n’a pas été développée par des scientifiques mais par des professionnels du marketing. Ce produit, qui a quotidiennement 2 millions d’utilisateurs, est certainement intéressant, mais la note qu’il attribue est une note globale fondée sur des éléments hétérogènes : la plus grande partie de cette note repose sur la qualité nutritionnelle, une petite partie sur la présence d’additifs et une partie encore plus petite sur le fait que le produit est ou n’est pas bio. Cette pondération, qui n’a rien de scientifique, a pour conséquence qu’un aliment très sucré et très gras mais bio pourrait être mieux noté qu’un aliment un peu moins sucré qui ne l’est pas. Il est par ailleurs clair qu’en donnant cette appréciation nutritionnelle, l’application Yuka concurrence l’indicateur Nutri-Score.

Quid des produits ultra-transformés ? Méfions-nous des nouvelles catégories que les médias mettent régulièrement en avant pour intéresser leur lectorat, et qui n’ont pas toujours de valeur scientifique. J’ai eu l’occasion de parler avec des scientifiques comme le professeur Serge Hercberg des études récemment sorties sur les produits ultra-transformés. Selon eux, il n’est pas encore possible de savoir si la notion de produit ultratransformé est véritablement pertinente.

En résumé, des objectifs sanitaires ont été définis de longue date par les scientifiques, par l’ANSES, par les instances reconnues en matière sanitaire : ils consistent à diminuer la consommation de gras, de sel et de sucre. Ce sont ces objectifs qu’il nous faut, avec énergie, nous efforcer d’atteindre. Et nous devons aider le Nutri-Score, l’étiquetage simplifié officiel en France, à se développer dans notre pays et en Europe.

Certains pays européens et surtout la grande majorité des industriels sont opposés à la généralisation du Nutri-Score, qui présente, à leurs yeux, le défaut d’être immédiatement compréhensible. Leur lobbying intensif auprès de la Commission européenne l’a conduite à annoncer il y a une quinzaine de jours, oralement et non par écrit, que si un professionnel voulait utiliser le Nutri-Score dans un autre État membre que la France, il faudra obligatoirement que cet État membre le notifie à la Commission européenne et que celle-ci l’accepte. Cette procédure inventée ex nihilo diffère entièrement de celles habituellement suivies pour les autorisations. Ainsi, pour les allégations nutritionnelles – une allégation nutritionnelle, c’est par exemple la minuscule quantité de calcium ajoutée aux céréales du petit-déjeuner pour renforcer les os – la procédure est qu’une allégation portée par un État membre et validée par la Commission européenne est applicable dans tous les États membres.

La procédure mise en place pour le Nutri-Score, qui ne repose sur aucun texte réglementaire, oblige chaque État membre à faire une notification auprès de la Commission européenne, ce qui va ralentir considérablement son adoption au niveau européen. Comme vous le voyez, la guerre est loin d’être gagnée.

M. le président Loïc Prud’homme. Je vous remercie. Madame Toutut-Picard, je vous donne la parole pour une question brève et pertinente, comme d’habitude.

Mme Élisabeth Toutut-Picard. Elle sera pertinente, comme toujours, mais je ne sais pas si elle sera brève. (Sourires.)

Monsieur Andrault, je vous remercie pour cette présentation qui a le mérite d’être honnête et surtout « pratico-pratique », en ce qu’elle nous permet enfin de définir des lignes de conduite. Nous autres députés, qui ne sommes pas tous des scientifiques, nous nous sommes en effet parfois sentis quelque peu désorientés par les multiples informations qui nous ont été données.

Ma question s’adresse plus particulièrement à vous, qui avez insisté sur l’importance de suivre l’avis des scientifiques. Vous avez dit qu’il fallait créer un fonds abondé par les fabricants avec lequel l’ANSES financerait les études indépendantes qui, pour le moment, manquent souvent. Mais vous vous êtes aussi fréquemment référé dans votre exposé à la parole des scientifiques. Je souhaite donc savoir qui sont les scientifiques qui vous informent, comment vous les sélectionnez, et qui finance les études sur lesquelles vous vous appuyez et plus généralement ce qui fait, selon vous, l’indépendance d’un scientifique.

Que pensez-vous également des critères utilisés pour déterminer les doses journalières acceptables (DJA), dont il a été souvent question dans cette enceinte ? Vous avez indiqué que les tests portent pour l’essentiel sur la toxicologie, mais que l’effet de perturbateur endocrinien a à peine été examiné par les scientifiques. Par conséquent, quid de la parole scientifique dans des situations de recherche complexes comme celles sur les « effets cocktail » ? Je désire aussi que vous nous disiez sur quels domaines il importerait que les scientifiques portent en priorité leur intérêt.

J’ai également une courte question annexe, si monsieur le président m’autorise à la poser. Le CSA…

M. le président Loïc Prud’homme. Vous avez évidemment mon autorisation !

Mme Élisabeth Toutut-Picard. Vous avez paru mettre en cause l’expertise du CSA concernant la qualité nutritionnelle des produits dont il est fait la publicité. Or, il me semble avoir entendu au sein de l’hémicycle un ministre nous dire qu’il allait se référer au CSA pour un avis technique sur un amendement proposant de réglementer les publicités sur le sucre et le sel. Cette réponse nous a laissés un peu désarmés car nous ignorions quel pouvait être le rôle du CSA sur ces questions. Pouvez-vous nous dire ce que vous pensez de son expertise ?

M. Olivier Andrault. Tout d’abord, qui nous finance ? Ce sont les consommateurs, à l’exception de subsides publics qui ne représentent pas plus de 5 % de notre budget. Les tests que nous menons sont donc essentiellement financés par les abonnements à notre revue et son achat à l’unité dans les kiosques, ce qui nous permet d’être indépendants des financements publicitaires et donc des professionnels.

Les scientifiques avec lesquels nous travaillons s’expriment toujours dans le cadre d’instances officielles. Lorsque nous faisons, par exemple, des tests sur la présence d’additifs, c’est sur la base de publications d’instances scientifiques utilisées par l’ANSES en France, par l’EFSA au niveau européen ou par la FAO et l’OMS au niveau international. Je vous épargne l’énumération des sigles qui peuvent paraître barbares de ces instances, mais les scientifiques qui rédigent ces publications ou qui étudient la bibliographie sur un sujet sont reconnus à la fois comme indépendants et experts dans leur domaine.

Néanmoins, je comprends votre perplexité, qui provient de ce que, sur certains thèmes, je vous ai encouragés à écouter les scientifiques, tandis que sur d’autres j’ai insisté sur les déficiences de la connaissance scientifique. Mais la ligne de partage entre ces thématiques est nette : elle passe entre celles qui concernent la nutrition et celles qui relèvent de la problématique chimique.

Car le problème est, somme toute, un problème de financement. Mener des études sur la consommation alimentaire ou l’évolution sanitaire de cohortes, c’est-à-dire d’ensembles de personnes, prend certes du temps mais ne coûte pas très cher, en sorte que ces études peuvent être conduites par des scientifiques indépendants. Ainsi, pour des personnes comme Serge Hercberg qui possèdent une expertise mais aussi pour la direction générale de la santé (DGS), pour la ministre de la santé, il ne fait plus aucun doute, des études l’ayant prouvé, qu’une surconsommation de sel, de sucre ou d’acides gras saturés est, à long terme, mauvaise pour la santé en induisant des troubles métaboliques.

La situation est différente en ce qui concerne les nouvelles problématiques toxicologiques. La recherche toxicologique « à l’ancienne », telle qu’elle est menée depuis les années 1960, nous a permis d’atteindre un certain niveau de sécurité, les taux auxquels sont autorisées les différentes molécules étant suffisamment bas pour qu’ils n’aient pas directement des effets néfastes en empoisonnant notre organisme.

Mais la recherche sur les perturbateurs endocriniens potentiels ou leurs « effets cocktail » est, du point de vue méthodologique, extrêmement complexe. La réglementation européenne, et donc la réglementation française, autorise plusieurs centaines des molécules de pesticides. Or, vous vous souvenez qu’en mathématiques une combinaison de plusieurs dizaines de termes suffit pour atteindre des milliers de possibilités : imaginez ce que donnent des combinatoires avec des centaines de molécules ! Pour dépasser cette difficulté, il faut que des financements importants soient affectés à ces recherches. Car, au risque de me répéter, le problème est qu’actuellement les différentes autorités sanitaires comme l’ANSES et l’EFSA autorisent des molécules sur la base de publications qu’elles n’ont fait que lire, et qui sont des publications majoritairement financées par l’industrie.

Pour répondre à votre question sur la dose journalière admissible, son calcul se fonde sur cette toxicologie « à l’ancienne » qui permet un certain niveau de sécurité mais n’étudie pas les effets potentiels des molécules à de plus faibles doses.

Concernant le CSA, il faut au préalable indiquer que la démarche qui est la sienne est d’autorégulation : un groupe de professionnels, parce qu’il se juge plus efficace et plus rapide que la loi, définit des règles qu’il s’applique à lui-même. Une telle démarche est a priori rassurante. Mais si vous regardez quelles sont les instances décisionnaires du CSA, vous constaterez qu’il s’agit de professionnels des médias et d’annonceurs qui financent ces médias, ce qui n’est pas satisfaisant, car on imagine mal les représentants de grands groupes de l’industrie agroalimentaire s’interdire volontairement de faire de la publicité pour des produits gras, salés ou sucrés aux heures où ils peuvent toucher le plus de clients potentiels. Le fonctionnement du CSA peut donner l’impression d’être démocratique, car certaines associations de consommateurs sont présentes dans les instances associées à ce conseil supérieur. À l’UFC-QueChoisir, nous avons toujours refusé d’en faire partie car ces instances, qui sont des conseils de consommateurs, font des propositions mais n’ont pas de pouvoir décisionnaire.

Le CSA ne comporte aucun scientifique, aucun nutritionniste, et n’a donc pas d’expertise en matière d’alimentation. L’ANSES, qui possède en revanche une expertise dans ce domaine, fait depuis un grand nombre d’années des recommandations en faveur d’une réglementation. Pourquoi, lorsqu’à la faveur d’un débat dans l’un des deux hémicycles un amendement mettant en place une réglementation pourrait être voté, est-il soudain question du CSA, de chartes et de l’efficacité du volontariat ? Nous ne pouvons que nous demander si ce n’est pas pour éviter que vous adoptiez une disposition contraignante.

M. le président Loïc Prud’homme. Je vous remercie pour cette réponse éclairante. J’ai en effet souvenir de débats où avait été mise en avant l’expertise du CSA, mais il s’agissait d’un avis technique sur un coût financier tel un manque à gagner. Monsieur Dailly, je vous donne la parole brièvement pour apporter des compléments.

M. Olivier Dailly. Le temps des scientifiques n’est pas celui du législateur, ni celui des attentes de nos concitoyens. Certains opérateurs publics, que je ne vais pas citer, nous disent aussi qu’il n’existe pas de certitude concernant les effets de perturbateur endocrinien. Dès lors, que faire ? Le plus sage est d’appliquer le principe de précaution en attendant que la recherche scientifique ait pu déterminer si le danger est réel. Car on ne peut pas, dans le doute, ne rien faire. Notre avis est qu’il faut malgré tout agir, en suivant le principe de précaution.

M. le président Loïc Prud’homme. Je vous remercie de parler du principe de précaution, dont il a déjà été souvent question ici. Chère collègue, la parole est à vous.

Mme Sandrine Josso. Ma question sera courte. Quelle pourrait être l’action des citoyens pour qu’il soit remédié aux défauts que vous venez d’évoquer ? Nous remplissons ici notre tâche de parlementaires en proposant des amendements, mais comment les citoyens peuvent-ils eux aussi rendre publiques ces questions fondamentales ?

M. Olivier Andrault. Pour notre part, nous diffusons dans nos publications les résultats de nos études sur les produits gras, salés et sucrés qui sont la grande majorité des aliments promus dans les publicités télévisées. Nous faisons également partie de plateformes associatives qui lancent des pétitions. C’est un travail de longue haleine. Et je ne vous cacherai pas que nous sommes déçus de voir, année après année, qu’à chaque fois que nous nous impliquons afin qu’un véhicule législatif passe au Parlement, nous échouons après qu’a été ressorti in extremis l’argument du CSA et du volontariat plus facile à mettre en œuvre que la loi. Nous le regrettons d’autant plus que les chiffres de l’obésité, du surpoids et du diabète ne cessent d’augmenter. Par ailleurs, nous butons sur une difficulté majeure : comment amener les médias télévisés à parler d’une actualité qui les gêne ?

M. le président Loïc Prud’homme. Nous aurons une deuxième lecture de ce texte et je peux vous assurer que vos propos ne sont pas tombés dans l’oreille de sourds, ni de sourdes !

Mme Élisabeth Toutut-Picard. Nous allons aiguiser nos couteaux... ou du moins nos stylos ! (Sourires.)

M. le président Loïc Prud’homme. Il a été question de la procédure créée ex nihilo pour entraver le développement du Nutri-Score au niveau européen. Je souhaite savoir quel poids a l’INC auprès d’institutions telles que l’agence Santé publique France, qui pourraient monter au créneau sur cette affaire.

M. Olivier Dailly. Nous nous employons à développer des relations avec l’Union européenne. Ainsi, notre directrice générale s’est encore rendue à Bruxelles lundi dernier pour s’entretenir avec le directeur général adjoint de la direction générale en charge des questions de justice de sujets sur la consommation. Je ne suis cependant pas certain que notre poids soit suffisant pour faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre. La France, en revanche, possède ce poids.

Car la France a la capacité de faire valoir de nombreux problèmes particuliers de santé publique. L’article 114 du chapitre 3 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, qui porte sur le rapprochement des législations, dispose en effet dans son paragraphe 8 que « lorsqu’un État membre soulève un problème particulier de santé publique dans un domaine qui a fait préalablement l’objet de mesures d’harmonisation, il en informe la Commission, qui examine immédiatement s’il y a lieu de proposer des mesures appropriées au Conseil ». Des leviers existent donc, mais qui pour être actionnés demandent une vraie volonté politique.

L’INC fait sa part de travail en s’efforçant d’établir des relations constructives avec la Commission européenne. Au niveau européen sont d’ailleurs recherchées des têtes de pont qui diffusent une information sur la consommation, ce qui peut nous permettre de renseigner également sur ces sujets les membres de la Commission et du Parlement européen et ainsi, par ricochet, de faire évoluer la législation. Le poids de la France au sein de l’Union européenne n’en reste pas moins nécessaire pour appuyer certaines mesures. Sur ces sujets complexes où se heurtent parfois des intérêts particuliers, le rôle du politique, en portant l’intérêt général, est capital.

M. le président Loïc Prud’homme. Monsieur Andrault, souhaitez-vous apporter des compléments ?

M. Olivier Andrault. J’ai constaté avec satisfaction qu’à plusieurs reprises le Parlement a interpellé, depuis la France, les autorités européennes et notamment la Commission européenne. Sur cette question du Nutri-Score, le Parlement français pourrait interroger la Commission européenne en lui demandant d’expliquer les raisons de cette interprétation orale qui contrevient aux procédures habituelles d’autorisation des allégations nutritionnelles.

Mme Blandine Brocard. Je vous remercie vivement pour tous ces éclaircissements qui, alors que nous sommes sur le point d’examiner la loi en seconde lecture, vont nous permettre d’approfondir la réflexion engagée et d’aller plus avant.

Ma question, très simple, concerne les additifs, que Mme Chairopoulos a évoqués. Je désire savoir s’il est possible de s’en passer et, si tel est le cas, comment. Pourrait-on en particulier les remplacer par des moyens plus naturels ? Lorsque je cuisine et que je veux conserver un filet de poulet, je le mets dans du citron : des procédés équivalents sont-ils envisageables à l’échelle d’une production industrielle ?

Mme Patricia Chairopoulos. Étant donné ce que sont les process de l’industrie agroalimentaire et la nécessité d’assurer une longue conservation, que cette industrie puisse se passer d’additifs semble très difficile. En revanche, en réduire le nombre est possible, car la fonction de la plupart des additifs, comme les épaississants et les arômes, est de satisfaire les goûts des consommateurs. Une éducation des consommateurs qui les amènerait à ne plus attendre certains goûts et certaines textures contribuerait ainsi à diminuer le nombre d’additifs utilisés.

Lorsque l’on compare les étiquettes d’un même produit proposé par différentes marques, on constate qu’obtenir des aliments au goût satisfaisant en recourant à un petit nombre d’additifs est possible pour peu que les industriels opèrent une révision de recette qui peut parfois être longue et coûteuse. Mais il serait illusoire d’attendre de l’alimentation industrielle qu’elle renonce totalement aux additifs.

M. le président Loïc Prud’homme. Au grand dam des producteurs de citrons qui se réjouissaient déjà de la proposition de notre collègue ! (Sourires.)

M. Olivier Andrault. Il y a un an ou un an et demi, l’UFC-Que Choisir a réalisé une étude comparant des listes d’ingrédients qui conforte les propos de Mme Chairopulos. Par parenthèse, que la taille minimale de ces listes, définie au niveau européen, soit aussi petite n’est probablement pas un hasard, et l’on peut supposer qu’il en va de même pour sa fréquente dissimulation sous les plis de soudure des emballages.

Quoi qu’il en soit, ces listes d’ingrédients donnent une grande quantité d’informations. Notre étude s’est intéressée à plusieurs catégories d’aliments comme les yaourts, les yaourts aux fruits, les saucisses, les nuggets et les palmiers. Nous avons examiné des produits de différentes marques mais aussi des produits dits « premier prix » et des marques de distributeurs.

Cette étude a montré que tous les cas de figures étaient représentés, alors qu’en tant qu’ingénieur en agroalimentaire je tenais pour acquis qu’il était impossible de fabriquer des yaourts aux fruits sans arôme et sans additif. En fait, les additifs ne sont indispensables que pour certaines fonctionnalités comme la conservation, et ils servent le plus souvent à pallier un déficit de matières nobles.

Nous avons par exemple calculé que chaque pot d’une marque de yaourt aux mirabelles contenait à peu près l’équivalent d’une demi-prune. Vous vous doutez que cette demi-mirabelle, surtout après le traitement que lui a fait subir le processus de fabrication, ne saurait donner au yaourt son goût, sa couleur ou sa texture ! Le fabricant utilise donc des épaississants, des colorants et des arômes, arômes que la réglementation ne considère pas comme des additifs, mais qui en sont. Or, employer nettement moins d’additifs est tout à fait possible. Intermarché propose même des yaourts sans additifs, sans arômes ajoutés et sans colorant.

Nous avons également constaté, pour des nuggets et des saucisses, que le nombre d’additifs pouvait varier de deux ou trois jusqu’à une douzaine. Les aliments contenant une douzaine d’additifs étaient souvent des produits bon marché et des produits « premier prix », dans lesquels la matière noble, comme le filet de poulet, avait été en grande partie remplacée par la peau de cet animal, moins chère mais moins bonne. Ce qui amène les fabricants à utiliser de nombreux additifs pour que ces produits aient des qualités organoleptiques.

Indépendamment des problèmes sanitaires qu’ils posent, les additifs constituent également un problème de loyauté en remplaçant les matières nobles par des ingrédients moins onéreux comme l’eau ou des matières premières de faible qualité.

Mme Blandine Brocard. Pallier ce déficit de matières nobles a un coût. Sauriez-vous l’évaluer ?

M. Olivier Andrault. Nous n’avons pas fait ce chiffrage, mais il pourrait en effet être calculé. Mais la question à nous poser est bien plutôt la suivante : devons-nous accepter que n’importe quel produit alimentaire soit mis sur le marché ? Pour ma part, je ne juge pas acceptable que puissent être vendus des nuggets qui sont essentiellement fabriqués avec de la peau de poulet.

Mme Zivka Park. Bizarrement, ces auditions qui ont lieu juste avant le déjeuner ont toujours l’effet d’un coupe-faim ! (Sourires.) Ceci dit, nous vous sommes fort reconnaissants des informations que vous nous donnez. Ma question concerne le Nutri-Score. Vous l’avez longuement évoqué, mais sans que je saisisse si vous faites une différence nette entre les produits industriels et les produits bio en ce qui concerne leurs valeurs nutritionnelles et leurs effets sanitaires respectifs.

M. Olivier Andrault. Je vais essayer de vous répondre en peu de mots. Les problèmes en rapport avec l’alimentation ont deux types d’aspects fondamentalement différents : des aspects nutritionnels, mais aussi des aspects sanitaires liés par exemple aux molécules potentiellement dangereuses issues des pesticides.

Sur la nutrition, le Nutri-Score est le meilleur outil, qui vous donne l’intérêt ou l’absence d’intérêt nutritionnel d’un produit, qu’il soit conventionnel ou bio. Car des céréales de petit-déjeuner très sucrées, très grasses et contenant de l’huile de palme, même si elles sont fabriquées à partir d’ingrédients bio, ne doivent pas être servies tous les jours à des enfants.

Concernant les problématiques sanitaires, notamment l’effet de perturbateur endocrinien dû aux molécules chimiques, toutes nos analyses montrent en revanche que la grande majorité des fruits et légumes bio ne comporte aucune trace de pesticide. Et lorsque nous en relevons, c’est à des doses infimes, dues à la contamination d’un champ voisin cultivé de façon conventionnelle.

En mélangeant tous ces aspects, Yuka donne aux consommateurs des informations qui peuvent être considérées comme un peu tendancieuses. Car, contrairement à ce que fait cette application, il est nécessaire de séparer les données qui portent sur la qualité nutritionnelle d’un produit, et qui doivent être mesurées de la même façon pour un produit bio et pour un produit qui ne l’est pas, et celles concernant ses aspects sanitaires, où l’on constate une différence entre les deux types de produits, notamment pour les traces de pesticides.

Mme Patricia Chairopoulos. J’appuie ce qu’a dit mon collègue : ces deux aspects ne doivent pas être confondus. Les consommateurs ont souvent tendance à doter les produits bio de toutes les qualités, alors que la thèse des bienfaits nutritionnels d’une alimentation bio sur la santé ne fait pas consensus parmi les scientifiques. Globalement, les produits bio restent évidemment plus intéressants puisqu’ils ne contiennent presque pas de produits chimiques phytosanitaires.

Nos études montrent en effet que l’on trouve des traces, voire des résidus quantifiables, dans les produits bio. La nouvelle réglementation bio européenne, qui entre prochainement en vigueur, ne sera d’ailleurs pas forcément plus rigoureuse car elle introduit des obligations de moyens, non de résultats. Des progrès restent donc à faire. Nous devons aussi garder à l’esprit que les produits bio peuvent contenir des ingrédients comme l’huile de palme qui ont des effets négatifs sur la santé et sur l’environnement.

M. Olivier Dailly. Il faut travailler à améliorer la législation sur l’alimentation industrielle, comme vous le faites, mais également favoriser la production locale et ce qu’on peut appeler le « consommer brut », c’est-à-dire les plats cuisinés chez soi. Ces pratiques prennent du temps, elles sont également coûteuses et elles amènent d’autres difficultés. Les publics défavorisés, par exemple, n’ont souvent pas accès à ce type de pratiques pour des raisons matérielles mais aussi d’éducation ou de déficit d’informations, entre autres. Ces pistes n’en méritent pas moins d’être elles aussi explorées.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Nous avons parlé de l’éducation des consommateurs. À ce sujet, je voudrais savoir combien de personnes achètent votre magazine. J’imagine qu’à chaque fois que vous sortez un numéro consacré à l’alimentation, vos ventes font un bond qui vous permet de constater une prise de conscience des « consomm’acteurs » sur ces sujets.

M. Olivier Dailly. Nous notons effectivement une hausse significative des ventes de 60 millions de consommateurs lorsqu’ils portent sur ces sujets. Cela corrobore l’idée d’une prise de conscience des consommateurs qui veulent s’approprier des informations leur permettant de prendre en main leur alimentation. Avec l’UFC-Que Choisir et d’autres associations, nous touchons un public qui doit atteindre plusieurs millions de personnes. Les informations que nous donnons ont donc un écho certain, particulièrement lorsque les médias les reprennent. Je ne pourrais pas quantifier le public que nous touchons mais il est certain que, tous ensemble, nous constituons une caisse de résonance importante auprès de l’opinion.

M. le président Loïc Prud’homme. Madame, messieurs, je vous remercie. Monsieur Dailly, votre dernière phrase sera notre conclusion d’aujourd’hui sur ce sujet de société et de santé publique.

Mes chers collègues, nous avons de beaucoup débordé le temps prévu pour cette table ronde qui fut d’un grand intérêt. Je vous invite à revenir demain dans cette salle pour une audition des grands distributeurs. Je pense que nous aurons un grand nombre de questions pertinentes, courtes et même moins courtes, à leur poser.

 

La séance est levée à douze heures trente.

 

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32.    Audition, ouverte à la presse, de Mme Maria Pelletier, présidente, de M. François Veillerette, directeur, et de Mme Nadine Lauverjat, coordinatrice de Générations futures

(Séance du jeudi 12 juillet 2018)

La séance est ouverte à neuf heures quinze.

M. le président Loïc Prud'homme. Mes chers collègues, nous recevons, ce matin, les représentants de l’association de défense de l’environnement Générations futures : Mme Maria Pelletier, sa présidente, et M. François Veillerette, son directeur et porte-parole.

Générations futures existe depuis un peu plus de vingt ans. Cette organisation est plus particulièrement active dans la lutte contre l’utilisation des pesticides. Et elle a aussi joué un rôle de précurseur dans la dénonciation des effets des perturbateurs endocriniens.

M. Veillerette, son porte-parole ici présent, a écrit plusieurs livres sur ces sujets dont certains avec le journaliste Fabrice Nicolino. M. Veillerette a précédemment été président de Greenpeace France et il est administrateur du réseau européen associatif anti-pesticides (PAN Europe).

Il est co-auteur d’un livre dont le titre est Pesticides : révélations sur un scandale français. Il nous précisera en quoi ce scandale serait spécifiquement français.

Générations futures a notamment lancé une opération « Menus toxiques », qui a mis en lumière l’exposition excessive de notre alimentation aux pesticides, plus particulièrement celle des jeunes enfants.

Ce qui est révélateur dans les analyses ainsi pratiquées, c’est que les seuils réglementaires sont le plus souvent respectés pour chaque substance prise isolément, mais que l’on constate des mélanges impressionnants de différentes molécules.

Notre commission est aujourd’hui confrontée à une problématique comparable concernant les effets « cocktail » des additifs alimentaires autorisés sur lesquels la recherche connaît trop peu de choses concernant leurs conséquences sur la santé. Les sondages montrent que les Français sont très majoritairement inquiets des conséquences sur leur santé et de leur exposition à cette « chimie alimentaire ».

Certes, tous les produits de l’alimentation industrielle ne présentent pas le même degré de risque, mais il convient de rompre avec d’insupportables et dangereux excès.

Madame, Monsieur, nous allons, dans un premier temps, vous écouter au titre d’un exposé liminaire d’une quinzaine de minutes. Puis nous engagerons un dialogue qui s’ouvrira avec les questions que ne manquera pas de vous poser ma collègue Michèle Crouzet, en sa qualité de rapporteure de la commission d’enquête.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, les personnes entendues déposent sous serment. Je vous demande donc de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Les personnes auditionnées prêtent serment.)

Mme Maria Pelletier, présidente de Générations futures. Depuis un certain nombre de décennies maintenant, on se rend compte que l’industrialisation massive de l’alimentation nous conduit à des dérapages, à commencer en agriculture ; François Veillerette vous parlera plus spécifiquement de l’utilisation des pesticides.

Nous retrouvons, en effet, tout au long de la chaîne alimentaire – agriculture, stockage, nutrition animale et transformation –, des produits nocifs pour la santé, aussi bien des animaux que des humains : antibiotiques, pesticides, appétants et colorants.

L’utilisation de ces produits a bien évidemment une incidence sur notre façon de nous nourrir et sur les pathologies que peut développer l’homme par une alimentation qui n’est plus nutritive – sa fonction première. Une alimentation qui est aussi parfois la cause d’allergies : de plus en plus de personnes supportent difficilement le gluten. Un gluten qui a certainement été modifié par les variétés mises en place ou par les cultures intensives utilisant un certain nombre de ces produits. Par ailleurs, les produits utilisés pour le stockage, comme le blé, ont inévitablement une incidence sur notre alimentation.

S’agissant de la nutrition animale, les volailles, pour ne citer qu’elles, sont nourries en vue d’un commerce rentable et non plus pour nous apporter les nutriments nécessaires. Nous devons donc nous questionner sur les viandes et les produits provenant des élevages. Par exemple, quelle conséquence l’urée qui est donnée aux vaches a-t-elle sur le lait que nous buvons ?

Si un grand nombre de produits sont utilisés tout au long de la chaîne alimentaire, aucune étude approfondie n’a été menée quant à leurs conséquences sur l’homme. Comment notre organisme supporte-t-il les rétenteurs d’eau mis dans le jambon ?

Tous ces produits ont forcément des conséquences sur notre métabolisme, sur notre façon de gérer notre alimentation et sur notre santé. Quelles conséquences a, notamment, cet effet « cocktail » sur notre santé ?

M. François Veillerette, directeur et porte-parole de Générations futures. Pourquoi pouvons-nous parler de « scandale français », s’agissant des pesticides ? Je ne reviendrai pas en détail sur le livre que mon ami Fabrice Nicolino et moi-même avons écrit, je vous rappellerai simplement l’affaire du chlordécone, un scandale typiquement français. Ce pesticide a reçu des autorisations françaises – et trois prolongations – alors qu’il était interdit aux États-Unis et qu’il a causé des problèmes que nous allons devoir gérer pendant des centaines d’années.

Nous avons démontré, dans notre livre, que le lobby des pesticides a fait appel au lobbyiste de l’amiante, Marcel Valtat, pour travailler à l’acceptabilité sociale des pesticides ; il s’agit là aussi d’une spécificité française. Ce qui ne veut pas dire que d’autres pays ne connaissent pas de situations graves, mais nous avons-là une situation typiquement française.

Par ailleurs, la France est le deuxième utilisateur de pesticides en Europe, derrière l’Espagne, celle-ci orientant son agriculture de plus en plus vers des systèmes de production industrielle à visée exportatrice.

Malgré le plan « Ecophyto 2008 », visant à réduire progressivement l’utilisation des produits phytosanitaires, la France n’a pas réduit son utilisation. J’ai participé, dans le cadre du Grenelle de l’environnement, au groupe de travail qui a élaboré ce plan et aux groupes de suivi. Or, au lieu de diminuer de 50 % l’usage des pesticides, la France l’a augmenté d’environ 20 %. J’attire d’ailleurs votre attention sur le fait que, depuis 2016, nous n’avons plus de chiffres officiels concernant l’utilisation des pesticides. Certes, des élections ont eu lieu, mais sachez néanmoins que nous ne sommes pas à jour concernant le suivi de ce plan.

Le principal syndicat agricole prétend que ce plan est trop « punitif », alors qu’il ne comporte aucun élément de contrainte et qu’il est fondé sur le volontariat. Aucune sanction n’est prévue si les objectifs ne sont pas atteints ; je ne vois donc pas en quoi il est punitif.

Je ne vois pas non plus comment le catalogue de solutions que présente aujourd’hui la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) permettra une véritable réduction de l’utilisation des pesticides, alors qu’elle n’a pas joué le jeu dans la mise en œuvre de ce plan ; elle a même fait de la résistance, d’où son échec.

Les conséquences, vous les connaissez comme moi. Des publications scientifiques importantes nous ont montré, ces derniers mois, les impacts forts sur la biodiversité. Les pesticides ne sont pas la seule cause ; ce sont les systèmes de production dans leur globalité qu’il convient de revoir. Les systèmes intensifs qui utilisent beaucoup de pesticides sont les mêmes qui ont tendance à regrouper les parcelles pour faire des parcelles gigantesques d’une seule variété cultivée ; les variétés sélectionnées ont une caractéristique potentielle de rendement. Par ailleurs, dans certaines régions, il y a de moins en moins d’éléments fixes dans le paysage pour héberger les espèces utiles. J’habite en Picardie et je puis vous affirmer que, dans certains coins, il n’y a plus beaucoup de refuges pour les oiseaux ou les insectes utiles.

Cette banalisation des paysages engendre une simplification des écosystèmes. Or plus un écosystème est simplifié, moins il y a d’espèces et plus il est fragile. De sorte qu’une espèce de ravageur peut s’installer sur des dizaines d’hectares d’une seule variété, ce qui conduit les agriculteurs à utiliser des pesticides.

Nous appelons donc de nos vœux des changements agronomiques profonds, avec des rotations des cultures plus longues, une utilisation de variétés résistantes, ainsi que des recoupements de parcelles – on a trop remembré. Remettons également des éléments fixes du paysage – bandes enherbées pour héberger les insectes utiles –, des aides européennes sont allouées pour cela.

Il conviendrait également de travailler avec les filières pour commercialiser ces nouvelles cultures. Quand un agriculteur cultive huit ou neuf cultures dans une rotation plutôt que deux ou trois, de nouveaux marchés sont bien évidemment à trouver ; des activités commerciales doivent donc être mises en œuvre. Faire travailler les coopératives sur cette question n’est pas simple, mais cela correspond à une réalité économique : mettre en œuvre des systèmes qui, naturellement, seront moins fragiles et ne nécessiteront plus l’utilisation de pesticides.

Notre association soutient l’agriculture biologique, et, en parallèle, appelle de ses vœux le non-usage des pesticides. Lorsque l’agriculture bio aura atteint 30 % des cultures, que fera-t-on des 70 % restantes ? Allons-nous continuer comme aujourd’hui et ainsi passer à côté de notre objectif ? Ou allons-nous développer le bio tout en réduisant au maximum l’usage des pesticides sur les parcelles non encore bio – en attendant qu’elles le soient dans un futur plus ou moins proche ? Une révolution agronomique doit vraiment être opérée.

Par ailleurs, la santé publique est une question majeure, sur laquelle nous devons nous pencher ; à commencer par celle des agriculteurs. Nous avons beaucoup travaillé avec les agriculteurs malades à cause des pesticides. Nous les avons aidés à se constituer en association d’agriculteurs victimes des pesticides ; aujourd’hui, ils se défendent très bien et nous espérons qu’ils obtiendront un fonds d’indemnisation. Mais il s’agit là uniquement de réparation ; or nous devons maintenant mettre en œuvre la prévention, non seulement pour les agriculteurs, mais également pour les riverains exposés dans bien des régions, aux pulvérisations des champs, vignes et vergers qui bordent leurs maisons, et qui sont autant de victimes potentielles.

Nous avons lancé une campagne concernant les pesticides agricoles et non agricoles depuis plus de dix ans, car il n’est pas normal que des pans entiers de la population soient exposés à des produits, alors même que la recherche médicale et scientifique publie régulièrement des études sur les liens qui existent entre les expositions aux pesticides et le développement de toute une série de pathologies chroniques – cancers, maladies neurodégénératives, diabètes pour ce qui est des perturbateurs endocriniens, etc. Ne pas décréter comme une question majeure de santé publique les conséquences néfastes des pesticides ferait de cette affaire un autre scandale français.

Mais nous avons aussi une vision qui se veut positive puisque nous pensons que des économies énormes pourraient être réalisées. Je vous renvoie à l’étude publiée par The Endocrine Society, une organisation composée de plus de 15 000 endocrinologues dans le monde, qui chiffre l’impact des perturbateurs endocriniens au niveau européen à plus de 153 milliards d’euros par an, dont 120 milliards du seul fait des pesticides perturbateurs endocriniens. Si le quart du problème était réglé, 30 milliards d’euros seraient économisés ; la France en récupérerait une partie et pourrait ainsi rééquilibrer les comptes publics. Elle éviterait surtout une course en avant, notamment concernant les cancers. Aujourd’hui, 4 000 cancers sont déclarés par jour, soit environ 400 000 par an ; c’est considérable.

Les cancers sont de mieux en mieux soignés. Certes, mais à quel prix ! Un prix économique et humain trop important. Une prévention primaire doit être mise en place, elle fait partie des solutions en termes de santé publique. Avoir un plan fort sur les pesticides veut dire les réduire fortement – et mieux les homologuer –, en tenant compte de l’ensemble des données scientifiques et non pas uniquement de celles fournies par les firmes. Un tel progrès permettrait de limiter les souffrances et faire des économies tout en préservant un système agricole qui serait réellement durable.

M. le président Loïc Prud'homme. Je vous remercie pour vos propos liminaires.

S’agissant de l’homologation des pesticides, pouvez-vous nous dire ce que vous pensez des mécanismes d’homologation ?

Par ailleurs, une procédure de réévaluation de la liste des additifs autorisés est en cours à l’European Food Safety Authority (EFSA) ; l’Agence européenne de sécurité alimentaire, qu’en pensez-vous ?

M. François Veillerette. Pour ce qui est de la mise sur le marché des pesticides, nous avons, avec d’autres associations européennes, émis beaucoup de critiques. Récemment, le dossier du glyphosate nous a permis d’y voir plus clair. Un grand nombre d’ONG européennes ont consacré beaucoup de temps à ce sujet – nous avons fait appel à des scientifiques –, ce qui a donné lieu à plusieurs rapports, en France et à l’étranger, et à la publication d’une étude cosignée par deux collègues scientifiques, allemand et autrichien, qui met en exergue les failles du système européen.

Quelles sont ces failles ? Je n’entrerai pas dans les détails – cela fait également l’objet d’une mission au Parlement européen, présidée par M. Éric Andrieu – mais il en existe de majeures. La première, c’est que l’obligation d’intégrer aux dossiers la littérature scientifique des dix dernières années concernant le produit n’est pas respectée : nous avons, avec le réseau PAN Europe, examiné le dossier présenté pour sept molécules, et nous avons trouvé moins du quart des études qui auraient dû être intégrées aux rapports. Nous demandons donc que soient utilisées toutes les études scientifiques sans exception. C’est ce qu’a fait le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), qui a repris des milliers d’études publiées dans des revues à comité de lecture. Toutes ne se valant pas, ils ont d’abord procédé à un tri en fonction de la qualité scientifique, avant d’émettre un avis.

La seconde faille, c’est que, lorsque les études sont citées, elles sont balayées d’un revers de la main, et ce de différentes manières. Je citerai d’abord les copiés-collés dans l’affaire du glyphosate. L’avis dont nous pensions qu’il provenait de l’agence allemande était en fait écrit par Monsanto : un copié-collé du dossier original, sans le moindre commentaire ! Cela pose un réel problème…

D’autres méthodes sont critiquables car elles ne nous paraissent pas être fiables scientifiquement. Nous avons d’ailleurs déposé une plainte, à Lyon, pour mise en danger de la vie d’autrui et tromperie aggravée, mais elle a été rejetée au motif qu’il n’y avait pas matière à poursuivre. Nous avons fait appel, l’affaire suit son cours et je n’entrerai donc pas dans les détails.

Lorsqu’une étude scientifique est menée, deux groupes – en général de rats – sont comparés : le premier n’est pas exposé au produit testé – groupe de référence –, le second l’est. Bien entendu, le meilleur groupe de référence est le groupe contrôle de l’étude. Or il existe une pratique très courante consistant à aller chercher des groupes contrôle dans d’autres études, plus anciennes ; c’est ce qu’on appelle « des données de contrôle historiques ». Des entreprises rémunèrent des firmes spécialisées qui effectuent des recherches biographiques pour trouver 50 ou 100 groupes contrôle – comme cela a été le cas pour le glyphosate. Dans le lot, ils trouvent toujours un groupe – parce que ce n’est pas tout à fait la même souche de rat, par exemple – dont le taux de cancer est plus important que le groupe contrôle de l’étude, ce qui réduira le différentiel et fera baisser le poids statistique. Cette méthode, totalement non scientifique, est pourtant systématiquement utilisée, alors même que, selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), la norme est bien le groupe contrôle de l’étude : on ne peut aller chercher un autre groupe que s’il existe une réelle déficience dans l’étude.

Autre bizarrerie, visant à écarter les données scientifiques publiées dans les revues à comité de lecture : dans les années 1990, une publication signée par un toxicologue, le docteur Klimisch, a proposé une classification des études selon leur qualité supposée, le rang 1 correspondant à celles qui ont suivi les « bonnes pratiques de laboratoire ». Lesdites pratiques, extrêmement contraignantes quant à l’enregistrement des données, ont été mises en place dans les années 1980 pour éviter les fraudes, mais n’entraînent pas d’amélioration de la qualité scientifique et sont de surcroît très coûteuses, de sorte que la plupart des universitaires ne les suivent pas. Malgré tout, le docteur Klimisch a réussi à imposer l’idée d’en faire le principal critère de sélection des études, si bien qu’aujourd’hui notre système écarte, de facto, la quasi-totalité des études universitaires au motif qu’elles ne suivent pas les « bonnes pratiques de laboratoire » en vigueur chez les toxicologues travaillant pour l’industrie.

Nous souhaitons que soit pris en compte l’ensemble des données scientifiques publiées et qu’elles fassent l’objet d’un tri en fonction de leur qualité scientifique, selon la méthode employée par le CIRC. Il est tout à fait anormal d’écarter une étude au motif qu’elle n’a pas suivi les « bonnes pratiques de laboratoire ». Je vous ferai parvenir un dossier où est évoqué le problème des méthodes statistiques employées. Ce n’est pas seulement la transparence des études, comme le demande le Gouvernement, qui est nécessaire ; il faut encore réformer la méthode de prise en compte du poids des preuves scientifiques, exiger que l’ensemble des données publiées soit réellement publié et se débarrasser de tous ces artefacts qui font qu’aujourd’hui, de facto, il ne reste dans les dossiers que les études des firmes.

Au demeurant, même les études des firmes démontrent que le glyphosate, par exemple, est responsable du développement de tumeurs chez les rats les plus exposés. Pourtant, ces données ne sont pas prises en compte, in fine, à cause de ces fameux groupes contrôle « historiques » que Monsanto et consorts sont allés chercher ailleurs pour écraser la différence entre les groupes exposés et non exposés. Nous démontrons, dans le dossier que je vous ferai parvenir, que le glyphosate est bien responsable de l’augmentation du taux des cancers, selon le degré d’exposition des rats.

Le règlement européen prévoit d’exclure, a priori, les agents cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques (CMR) des deux premières catégories – les certains et les probables – sur leur dangerosité intrinsèque et non après évaluation du risque, ce qui est une énorme évolution par rapport à la directive 91/414/CEE. Une application du principe de précaution, qui a fait dire au législateur européen qu’on ne peut pas accepter que des produits dont on sait qu’ils sont – certainement, probablement – cancérogènes pour l’homme soient mis et maintenus sur le marché.

Exclure un produit sur sa seule dangerosité veut dire qu’il n’est pas procédé à une évaluation de l’exposition – et donc du risque, c’est-à-dire du danger multiplié par l’exposition. Le règlement européen précise donc bien que ces CMR des deux premières catégories doivent être exclus pour leur dangerosité, ainsi que les perturbateurs endocriniens répondant aux critères qui ont été adoptés au niveau européen – critères qui ne permettront malheureusement pas d’en exclure beaucoup.

Il existe aujourd’hui une contre-offensive de l’industrie et d’une partie du monde politique pour revenir sur cette disposition du règlement européen, au profit d’un retour de la bonne vieille évaluation du risque ; une idée vendue par l’industrie. L’industrie qui a publié des brochures avec des dessins, notamment celui d’un lion – un animal dangereux – dans une cage et un enfant qui tourne autour, démontrant ainsi que le risque n’existe pas. C’est une présentation pour le moins simpliste, car nous ne pouvons à ce point maîtriser scientifiquement l’évaluation du risque lorsqu’il y a des CMR dans l’alimentation ou dans l’eau, et que des travailleurs y sont exposés.

Vous parliez de l’effet « cocktail », mais la répétition des doses dans le temps est, elle aussi, dangereuse. Il a été démontré qu’un certain nombre de maladies professionnelles sont liées aux pesticides. Les travaux de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) démontrent les liens qui existent entre l’exposition aux pesticides et un grand nombre de pathologies chroniques.

Nous soutenons la position de l’Europe sur la dangerosité des produits, et demandons une réforme de la procédure d’évaluation du risque dans le sens que je viens d’évoquer.

M. le président Loïc Prud'homme. Un certain nombre de personnes auditionnées ont évoqué le renversement de la charge de la preuve en ce qui concerne les additifs et les pesticides. Il appartiendrait à la puissance publique de prouver, a posteriori, qu’il existe un danger potentiel, contrairement à la procédure en vigueur pour le médicament, où il appartient au fabricant de prouver l’innocuité d’un produit avant sa mise sur le marché. Confirmez-vous ce renversement de la charge de la preuve ?

M. François Veillerette. Je ne serai pas aussi affirmatif. Il existe, aujourd’hui, une obligation de prouver que les critères sont respectés et que les produits n’ont pas d’effets inacceptables sur l’environnement et la santé. Les pétitionnaires, les firmes, doivent donc déjà démontrer que leurs produits sont conformes à un certain nombre de normes. Des annexes faisant des milliers de pages sont présentées par les pétitionnaires pour répondre à ces demandes. Le problème n’est donc pas tant le principe que la mise en œuvre de ce principe.

En ce qui concerne les écosystèmes et les espèces non cibles, le problème est presque pire, car si les impacts, très importants, sur certaines espèces, sont démontrés – disparition de 10 %, 20 %, 30 % ou 40 % de certains insectes ou plus –, il est ensuite écrit que celles-ci sont susceptibles de se rétablir malgré ces impacts. Il s’agit donc d’une question de lecture.

Des dispositions générales du règlement précisent qu’il ne doit pas y avoir d’effets inacceptables sur des espèces non cibles. Or je considère que la disparition de 20 % d’une espèce est déjà inacceptable. C’est la mise en œuvre qui pêche, et le choix des critères scientifiques qui est à décortiquer. C’est ce qui rend la question difficile : il faut être capable de lire en profondeur les dossiers, concernant les aspects techniques et scientifiques, aspects qui échappent largement au contrôle démocratique.

Nous l’avons vu, s’agissant des perturbateurs endocriniens : la question des critères a été reportée devant le Comité permanent de la chaîne alimentaire et de la santé animale (CPCASA). Les lignes directrices, elles, sont en discussion dans les comités techniques, qui échappent aux députés européens ; or le diable est dans les détails.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Nous avons bien compris la complexité de prouver scientifiquement les impacts des produits et la difficulté de les retirer du marché.

Je reviendrai sur les additifs. Nous portons, dans cette commission, une attention particulière à l’utilisation des additifs dans l’industrie agroalimentaire et dans la fabrication des produits, et de leurs impacts sur la santé. Faites-vous une différence parmi les additifs ?

Par ailleurs, que pensez-vous des autorisations de mise sur le marché (AMM) de ces additifs alimentaires et de l’absence de mesures concernant les effets cocktail ? Quelles sont vos actions en ce domaine ? Quels additifs, jusque-là autorisés, devraient être interdits ?

Quel est votre avis sur les limites maximales de résidus (LMR), c’est-à-dire les niveaux supérieurs de concentration de résidus de pesticides autorisés dans les denrées alimentaires – de l’homme et des animaux ? Pensez-vous qu’il soit nécessaire de revoir le calcul des LMR ? Celui-ci est-il adapté ou des précisions sont-elles à apporter en fonction de nouvelles données ?

Au cours de nos auditions, certains chercheurs ont évoqué les cahiers des charges particulièrement contraints de l’industrie agroalimentaire, qui pèsent sur les agriculteurs et qui les obligent à se conformer à certains standards, notamment esthétiques. Nous aimerions vous entendre sur cette question. Qu’en est-il réellement ?

Enfin, selon le scénario « Afterres 2050 » élaboré par Solagro, il serait possible, en 2050, de nourrir plus de 9 milliards d’êtres humains avec 100 % d’agriculture biologique, en réduisant notamment le gaspillage alimentaire et en limitant la consommation de produits d’origine animale. Quelle est votre analyse concernant ce scénario ? Est-il atteignable ou utopique ? Les industriels de l’agroalimentaire et le monde agricole vous semblent-ils prêts à cette transition généralisée vers une agriculture biologique ? Que devraient faire les pouvoirs publics pour y parvenir ?

Mme Maria Pelletier. Nous disposons de moins d’études sur les additifs que sur les pesticides ; notre connaissance est donc moindre. Nous savons cependant, qu’il serait facile de supprimer les trois quarts des produits chimiques de synthèse utilisés.

Nous parlons à tort d’agriculture biologique. Nous devrions parler d’alimentation biologique, puisqu’une réglementation impose la non-utilisation, du sol à la table, de produits chimiques de synthèse. Un certain nombre de transformateurs en agrobiologie, depuis trente ans, n’utilisent pas ce type de produits.

La course aux prix bas et le marketing sont à la base de l’utilisation de ces produits annexes. Ils permettent, pour des monocultures, d’obtenir des goûts, des couleurs et des présentations différents. Or cela ne fournit pas à la population une alimentation saine. Mais il est possible d’en supprimer, et ce beaucoup plus facilement que dans l’agriculture.

Il est en effet très simple, pour un transformateur, de supprimer du jour au lendemain des produits annexes. Je peux vous citer l’exemple des huiles. En agriculture conventionnelle, la graine est imbibée de cinq ou six pesticides, puis des produits chimiques de synthèse sont utilisés tout au long de la chaîne de production. Ils sont de nouveaux utilisés pour le stockage, et pour extraire l’huile, l’agriculteur utilise du solvant, de l’acide sulfurique, de la lessive de soude, etc.

En agriculture biologique, tous ces produits annexes sont interdits : on ne travaille qu’avec des procédés physiques – on désherbe avec des herses, par exemple –, la conservation se fait par ventilation et réfrigération, et l’huile est extraite par extraction mécanique. Certes, moins d’huile est extraite, mais les tourteaux peuvent être utilisés en nutrition animale de façon correcte. Beaucoup moins de médicaments allopathiques sont utilisés pour les élevages en agriculture biologique, les productions animales étant gérées de façon différente. Cet exemple montre qu’il est très simple de changer la donne.

Par ailleurs, les usines qui font de l’agriculture biologique sont très modernes. Ce n’est pas parce qu’on cultive du bio que l’on retourne quarante ans en arrière. Et la qualité nutritionnelle est meilleure, puisque les produits chimiques de synthèse, dont on ne connaît pas forcément encore l’impact, notamment quand ils sont utilisés massivement, ont été supprimés.

Concernant l’affichage des produits, on ne parle jamais de tout ce qui a été mis dans les matières premières qui entrent dans leur composition et qui ont une incidence fondamentale sur les nutriments.

En quelques décennies, l’agriculture conventionnelle a entraîné la suppression des trois quarts des petites et moyennes entreprises (PME) sur le territoire. Nous sommes non pas dans un système de filières, mais d’intégration. C’est-à-dire que les collecteurs de matières premières, en éliminant les PME, disposent maintenant de monopoles ; ce qui a une conséquence sociétale, environnementale et sur le monde agricole, les productions étant imposées aux agriculteurs. Nous devons à tout prix revenir à de la biodiversité.

Par ailleurs, les animaux, tels que les volailles et les porcs, ont des besoins biologiques d’acides aminés. En agriculture conventionnelle, ce sont des acides aminés de synthèse qui leur sont donnés, alors qu’en bio ce sont des pois, de la féverole et du lupin. Grâce au bio, la diversité sera beaucoup plus importante sur le territoire. Elle permettra d’assurer des revenus corrects aux agriculteurs et aura un meilleur impact pédoclimatique. En outre, une diversité permettra à l’agriculteur de sauver certaines productions si le climat est rude durant l’année.

Un travail de fond doit être mené. Les politiques peuvent décider de supprimer un grand nombre d’adjuvants utilisés tout au long de la chaîne alimentaire sans que cela pose de problème, car même si mettre des matières premières agricoles a un coût plus élevé que de mettre des appétants et des colorants, le coût en termes de santé publique et d’environnement est, lui, bien plus grand.

M. François Veillerette. La question qui se pose est celle de l’exposition réelle des organismes, ce que l’on appelle l’exposome – la somme de toutes les expositions à différents facteurs de risque dans une vie entière.

Contrairement aux législations – sur les pesticides, sur les biocides, sur les emballages alimentaires, sur les cosmétiques –, notre organisme fonctionne non pas en silos, mais de manière globale. Les perturbateurs endocriniens ne sont pas pris en compte de la même manière dans les pesticides et dans les biocides, puisqu’aujourd’hui des critères existent – et même s’ils ne sont pas bons, ce sont les mêmes. Ils ne sont cependant pas repris de façon horizontale dans toutes les législations. Et quand ils le seront, les conséquences ne seront pas les mêmes, puisque l’exclusion automatique n’est pas prévue – je pense notamment au règlement européen sur l’enregistrement, l’évaluation, l’autorisation et la restriction des substances chimiques – Registration, Evaluation, Authorization and Restriction of Chemicals (REACH).

Il y a donc un problème d’harmonisation des législations. Plutôt que par secteurs industriels ou secteurs d’activité, l’entrée devrait se faire par la santé humaine, c’est-à-dire de façon horizontale, qui, elle, par définition, ne fait pas de politique.

Une cellule reçoit X substances par jour. Il y a quelques années, nous avons analysé des pesticides, des produits chimiques, des métaux lourds, des conservateurs dans les aliments. Nous avons trouvé une cinquantaine de ces produits, qui répondent tous à des législations différentes. La question est donc la suivante : comment arriver à définir des LMR individuelles pour chacun des pesticides ?

Pour nous, les LMR n’ont pas une grande valeur, car elles sont calculées à partir de la dose journalière admissible (DJA), qui est fixée produit par produit. Quid des effets « cocktail » ? Par ailleurs, cette DJA ne tient pas compte des effets des perturbateurs endocriniens, dont la toxicité n’est pas directe. L’exposition du fœtus, ou d’un très jeune enfant, à un certain nombre de substances, va programmer les pathologies qui apparaîtront plus tard dans sa vie. Cela est donc très difficile à tester, surtout à partir de la définition de dose sûre.

D’où l’idée d’exclure une série de produits sur leur caractéristique de dangerosité, l’évaluation du risque étant extrêmement difficile à réaliser et très approximative. C’est ce qui a été fait pour l’eau. On a déterminé une concentration maximale admissible – un dixième de microgramme par litre – qui ne correspond pas à une valeur de toxicité, mais qui est fondée sur le principe de précaution. Le problème, c’est que la directive-cadre sur l’eau laisse par ailleurs la possibilité aux États membres de déroger à cette règle en leur accordant le droit de définir des niveaux de toxicité.

C’est ainsi que la France a accordé des dérogations, notamment pour les captages. Pour l’atrazine, par exemple, la concentration maximale tolérée est désormais de 60 microgrammes par litre d’eau – ce qui n’arrive jamais. Voilà des années que je dénonce cette anomalie, mais j’ai du mal à me faire comprendre. La même directive-cadre applique le principe de précaution tout en accordant aux États le droit d’y déroger.

Sachant par ailleurs qu’il a été démontré qu’à un dixième de microgramme par litre, les effets sur les grenouilles sont déjà énormes, elles rencontrent notamment des problèmes de développement sexuel – elles deviennent hermaphrodites.

L’INSERM dispose en outre de données épidémiologiques démontrant que les femmes qui ont consommé de l’atrazine en buvant l’eau du robinet – même à un dixième de microgramme par litre – ont plus de risques d’accoucher d’enfants qui connaîtront des retards dans leur développement.

Les données scientifiques récentes doivent donc être prises en compte. Et les pouvoirs publics doivent être le plus précautionneux possible et révolutionner complètement le calcul des LMR. En effet, elles sont calculées d’abord à partir des pratiques et ensuite on vérifie qu’on est dans les clous, ou pas, par rapport à la DJA. Nous avons les moyens de mettre en place un système beaucoup plus précautionneux et protecteur pour les consommateurs, notamment en excluant les produits dangereux.

Nous considérons que lorsqu’un produit est noté « cancérogène possible », c’est-à-dire pour lequel on détient des données sur l’animal, nous devrions déjà agir. Pourquoi faut-il attendre de posséder des données sur l’homme pour agir ? Les données sur l’homme, c’est de l’épidémiologie, c’est compter les cercueils.

Nous devons par ailleurs relancer la recherche et le développement pour trouver, pour un usage donné, des molécules ayant des profils beaucoup plus intéressants, plutôt que de garder des vieilles molécules sur le marché.

M. le président Loïc Prud'homme. Vous avez demandé au Gouvernement, le 27 juin dernier, de classer le dioxyde de titane comme cancérogène ; avez-vous eu une réponse ?

M. François Veillerette. Non, pas à ma connaissance.

M. le président Loïc Prud'homme. Concernant l’utilisation de certains additifs ou la présence de résidus de pesticides, êtes-vous ouvert à la possibilité légale de faire des class actions – des actions collectives ? Sinon, envisagez-vous une action particulière concernant la présence de pesticides ?

M. François Veillerette. S’agissant des class actions, nous sommes en train de réfléchir avec nos avocats. Je ne suis pas juriste, mais il me semble que les associations de consommateurs agréées sont les seules autorisées à mener ce type d’actions ; c’est à vérifier. Mais si cela était confirmé, ce serait regrettable, et nous souhaiterions que ces actions puissent être étendues ; ce n’est en effet pas simplement une affaire de consommation.

Nous considérons l’alimentation comme un environnement. Qu’est-ce que l’environnement ? Tous les éléments, qui ne sont pas nous, et avec lesquels notre organisme interagit : le travail, l’air dans cette pièce, l’alimentation, etc. Donc faire une distinction entre la consommation et l’environnement nous paraît artificiel.

S’agissant du scénario « Afterres 2050 », je le connais bien, car dans une autre vie j’ai été vice-président de conseil régional, et nous avions travaillé avec la chambre d’agriculture pour tenter de modéliser régionalement le scénario. Il était d’ailleurs intéressant de réunir tout le monde autour de la table pour mener une réflexion prospective.

Je pense que nous pouvons, à terme, convertir l’ensemble de la culture à la culture biologique. Mais je mesure l’ampleur des freins qui existent aujourd’hui. Dans ma région, d’origine, un pour cent des cultures sont biologiques ; il reste donc 99 % des surfaces à convertir, ce qui peut prendre un certain temps ! Mais le potentiel est là, des rapports d’autorités scientifiques et de l’Organisation des Nations unies (ONU) ont été élaborés dans cette direction. Ce sont des rapports très intéressants, car ils combattent une idée reçue, très centrée sur les pays dits développés. Dans nos pays, passer du système intensif, qui dépend beaucoup du pétrole, à une agriculture bio entraîne une baisse de rendement plus ou moins importante – ce qui n’est pas la même chose qu’une baisse de rentabilité. Et il est faux de penser que si les pays développés changeaient de système, le reste du monde suivrait. On compte dans le monde un grand nombre de petites exploitations agricoles qui n’ont pas les moyens financiers d’avoir une machinerie lourde, des engrais et des pesticides de synthèse. Or ce sont ces petits paysans dont il est question, et que nous devons préserver absolument.

Passer à une agriculture biologique bien maîtrisée techniquement veut dire augmenter les rendements. C’est ce que le juriste belge Olivier De Schutter a démontré lorsqu’il était rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l’alimentation. Bien formés et encadrés, ces petits paysans qui utilisent les ressources locales – ils font du compost avec du fumier, de la paille… – pourraient passer à l’agriculture bio sans problème. Les spécialistes d’agronomie africaine ont démontré que cela fonctionnait, que les ressources locales étaient capitales et qu’il était possible d’augmenter les rendements.

Une telle agriculture sera d’ailleurs décisive dans un contexte global de réchauffement climatique, où il faudra rendre les cultures beaucoup plus résistantes à la sécheresse, notamment en ouvrant les sols et en augmentant les taux d’humus. Ce ne sont pas des valises de dollars qui aideront ces agriculteurs à faire une agriculture chimique, comme nous la pratiquons.

Dans ces pays, où la famine sévit, nous avons le potentiel, avec l’agriculture biologique, de maintenir, voire d’augmenter les productions. Le problème est que nous projetons nos modèles occidentaux sur ces pays.

L’objectif, en France et en Europe, c’est plutôt d’augmenter la valeur ajoutée pour les agriculteurs tout en protégeant l’environnement et la santé ; or cela passe par la qualité environnementale et sanitaire.

Mme Maria Pelletier. Des terres agricoles disparaissent en permanence ; soit elles sont vendues à de promoteurs immobiliers, soit les petits agriculteurs cessent leur activité. Nous avons donc la possibilité d’augmenter les surfaces cultivées. Or depuis un certain nombre d’années, nous sommes sur de petites surfaces pour une grande rentabilité ; ce qui est problématique.

On nous dit que, finalement, il faut défendre les grandes fermes, alors que sur le territoire il est tout à fait possible de faire vivre des exploitations moyennes ou petites, dès lors qu’elles sont gérées de manière agronomique. Des réflexions doivent donc être menées sur cette question. Si une famille peut vivre avec une petite ferme, je ne vois pas pourquoi on l’exclurait. Il s’agit d’un problème sociétal. Cela permettrait, en outre, d’avoir, localement, une nourriture saine – je pense aux cantines et à la population locale. Nous travaillons avec des agriculteurs bio dont les rendements sont similaires à ceux des agriculteurs conventionnels.

Il convient également d’éduquer les étudiants des écoles d’agriculture pour qu’ils ne procèdent pas comme les agriculteurs actuels qui, au moindre problème, utilisent des pesticides. Ils ne se posent pas la question de savoir si cela est vraiment nécessaire et s’ils ne sont pas en train de tuer les sols – ce qui est le cas.

En 2003, lors de la canicule, les agriculteurs des environs de Lyon qui possédaient de grosses structures et qui avaient passé une partie de leur terre en bio, ont pu sauver ces parcelles, notamment grâce à l’humus, contrairement aux autres parcelles qui avaient été travaillées en chimie pure.

M. le président Loïc Prud'homme. Vous avez parlé de « freins » qui empêchent de changer le modèle agricole actuel, et donc le modèle de l’alimentation. Nous recevons après vous la grande distribution. L’un de ces freins n’est-il pas économique, la recherche du prix bas, la part du budget des Français allouée à la nourriture ayant beaucoup diminué ?

M. François Veillerette. Bien évidemment. Il faut reconnaître que les agriculteurs ont des problèmes de revenus. Nous faisons la différence entre le type de production et la taille des exploitations.

Dans le produit fini, la part d’achat de la matière brute est souvent faible ; on pourrait donc facilement augmenter la part payée au producteur sans augmenter le prix. Des marges existent qui permettraient de verser un meilleur revenu aux agriculteurs sans rendre les produits inaccessibles aux consommateurs.

Un grand nombre de distributeurs se posent des questions. Le bio se développe fortement, mais pas suffisamment puisqu’on est obligé d’importer. On ne bénéficie donc pas des bienfaits sur l’environnement. Ce sont les produits importés qui en bénéficient, ce qui est un peu absurde.

Les distributeurs savent qu’ils doivent répondre à cette demande forte de la société en bio. Ils ont une part de responsabilité dans ce qui se passe, elle a été pointée lors des États généraux de l’alimentation, mais ils ne sont pas complétement aveugles. Maintenant, ce que nous attendons d’eux, c’est une cohérence et un engagement fort qui ne soit pas uniquement de l’affichage. À eux d’être au rendez-vous.

M. le président Loïc Prud'homme. Oui, à eux d’être au rendez-vous. Mais faut-il passer par la contrainte législative plutôt que par le volontariat ?

M. François Veillerette. Un objectif politique exige des lois. 

Mme Maria Pelletier. Il serait également nécessaire de légiférer sur la publicité, afin de changer les mentalités. Il n’est pas normal que l’on vende cinq melons pour deux euros et que le consommateur en jette trois. De la même manière, les gens achètent des conserves à bas prix, mais ne les finissent pas ; il n’y a pas de respect de la nourriture. La publicité amène les gens à consommer davantage et à jeter très facilement.

M. le président Loïc Prud'homme. Je vous remercie.

 

La séance est levée à dix heures quinze.

 

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33.    Table ronde, ouverte à la presse, avec les représentants de quatre groupes nationaux de la distribution : pour E. Leclerc : M. Frédéric Gheeraert, directeur de la société SCAMARK, produisant les marques de distributeur d'E. Leclerc, M. Stephan Arino, directeur de la qualité et du développement durable, et M. Alexandre Tuaillon, chargé de mission auprès du président ; pour le Groupe Carrefour : M. Hervé Gomichon, directeur de la qualité et du développement durable, M. Lionel Desence, directeur des affaires scientifiques, réglementaires et nutrition et M. Éric Adam, responsable des affaires publiques ; pour le Groupement Les Mousquetaires –Intermarché : M. Jean-Marc L'Huillier, administrateur responsable du développement durable, M. Olivier Touzé, directeur développement durable et pour Système U – Coopérative U Enseigne : M. Laurent Francony, directeur qualité sécurité sociétal environnement et M. Thierry Desouches, responsable des relations extérieures

(Séance du jeudi 12 juillet 2018)

La séance est ouverte à dix heures vingt.

M. le président Loïc Prud’homme. Mes chers collègues, nous recevons à présent, et sous la forme d’une table ronde, les représentants de quatre parmi les grands groupes présents dans la distribution en France.

Pour le groupe Leclerc, M. Frédéric Gheeraert, directeur de la Scamark qui produit les marques des distributeurs du groupe, M. Stéphan Arino, directeur de la qualité et du développement durable et M. Alexandre Tuaillon, chargé de mission auprès du président.

Pour le groupe Carrefour, M. Hervé Gomichon, directeur de la qualité et du développement durable, M. Lionel Desence, directeur des affaires scientifiques, réglementaires et de nutrition, et M. Éric Adam, directeur des affaires publiques.

Pour le groupement « Les Mousquetaires » Intermarché : M. Jean-Marc L’Huillier, administrateur responsable du développement durable, M. Olivier Touzé, directeur « développement durable ».

Pour Système U coopérative « U Enseigne » : M. Laurent Francony, directeur « qualité, sécurité, sociétal et environnement », et M. Thierry Desouches, responsable des relations extérieures.

Sans prétendre à l’exhaustivité dans la représentation de la grande distribution, vos quatre groupes réunis constituent, messieurs, un panel représentatif de ce secteur, ne serait-ce qu’en termes de parts de marché – je serai d’ailleurs intéressé de connaître la part de marché de chacun d’entre vous en France – et de répartition sur le territoire.

Nous sommes satisfaits de constater ici la présence de responsables de haut niveau dans les domaines « qualité », « développement durable » ou « environnement ». Je vais d’ailleurs vous poser une première question commune : quelles sont les caractéristiques de la notion de développement durable, telle que comprise par chacune de vos entreprises, au regard du thème de réflexion qui est celui de notre commission, à savoir l’alimentation industrielle et ses impacts, en termes de santé, d’environnement et sociétaux ?

Concernant le domaine de la qualité, la perception première est plus évidente. Nous allons toutefois vous interroger sur les autocontrôles que vous réalisez tout au long de la chaîne économique qui caractérise votre activité : c’est-à-dire de la production, y compris sur les matières premières, jusqu’à vos rayons.

Messieurs, nous allons dans un premier temps vous entendre au titre d’un bref exposé liminaire de dix minutes au maximum pour chaque groupe. Puis, nous engagerons un échange, et d’abord avec les questions que vous posera notre collègue Michèle Crouzet, en sa qualité de rapporteure de la commission d’enquête.

Je vous informe que cette audition est ouverte à la presse.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, les personnes entendues déposent sous serment.

(Les personnes auditionnées prêtent serment.)

M. Alexandre Tuaillon, chargé de mission auprès du président du groupe Leclerc. Monsieur le président, mesdames et messieurs, je vous remercie de nous accueillir pour débattre d’un sujet cher à tous les participants de cette table ronde.

Le groupe Leclerc est un rassemblement de 600 chefs d’entreprise et commerçants indépendants. M. Frédéric Gheeraert, directeur de Scamark, qui produit les marques des distributeurs du groupe, vous expliquera nos actions, à la fois en termes d’autocontrôle et de surveillance de qualité de la production. M. Stéphan Arino, qui pilote la direction de la qualité et du développement durable, évoquera le volet « marques nationales » et la collaboration que nous avons avec les grandes marques.

M. Frédéric Gheeraert, directeur de Scamark (groupe Leclerc). Scamark est une entité du groupement Leclerc en charge de la marque de distributeur (MDD). Retenez qu’il s’agit de 3,5 milliards de produits vendus par an et de 7 500 références ; nous avons donc une grande responsabilité dans les produits que nous mettons sur le marché.

Vous parliez de parts de marché : concernant la MDD, sur 100 euros ou 100 kilos vendus en France, 20 % sont issus de Scamark.

Concernant l’aspect qualité, le cahier des charges comporte des certifications et une définition de ce que nous attendons. Des contrôles sont réalisés et des tests effectués avant le lancement d’un produit sur le marché. Effectivement, des autocontrôles sont réalisés sur les produits déjà commercialisés. Enfin, nous avons mis en place une veille de nos produits qui tient compte des avis des consommateurs.

En moyenne, nous effectuons 40 000 analyses par an, 600 audits d’usine, et 53 personnes suivent ces dossiers.

S’agissant de la sécurité et de la santé, nous nous sommes engagés à réduire les pesticides. D’une part, en démocratisant le bio, et, d’autre part, en nous engageant dans les filières, avec les producteurs, pour une agriculture raisonnée. Nous travaillons avec le ministère de l’agriculture sur le label HVE – haute valeur environnementale – pour inciter les grandes filières, comme celle des fruits et légumes, à changer de pratiques agricoles. Nous le faisons sur la première gamme, mais également sur les produits surgelés. Nous travaillons directement avec les grands producteurs et les coopératives.

Concernant les additifs, nous avons travaillé avec une organisation non gouvernementale (ONG) pour aller au-delà de la réglementation sans être dans le marketing de la peur. ! Nous avons étudié les législations de Nouvelle-Zélande, d’Australie et du Canada, qui sont plus avancées, et les propositions de différentes ONG. Nous avons ensuite défini une liste de produits à supprimer ; le dioxyde de titane, les acides gras « trans » et les colorants azoïques ont déjà été supprimés.

Nous sommes également conscients que les additifs ne doivent être utilisés qu’en cas de nécessité absolue – pour la conservation, par exemple.

Nous avons également travaillé avec l’ONG Foodwatch, qui a attiré notre attention sur le problème des encres minérales, afin de les éliminer – même si aucune législation n’a été adoptée sur cette question. Nous avons en effet appris que les emballages comportent du carton recyclé provenant de journaux imprimés avec de l’encre minérale. Par ailleurs, il a été démontré que nous pouvons aussi trouver de l’encre minérale à la source du produit et non pas sur l’emballage ; les cacaos de Côte-d’Ivoire, par exemple, en contiennent.

Nous nous sommes engagés sur la nutrition dès 2009, à travers le programme national nutrition santé (PNNS), à réduire le sucre, le sel et le gras – 4 250 tonnes par an de sucre, 200 tonnes de sel et 1 400 tonnes de gras. Comme tous nos concurrents, les actions que nous menons sont forcément massives, puisque nous vendons beaucoup de produits.

Voici quelques actions emblématiques : en 2008, notre Cola contenait 11,6 % de sucre, aujourd’hui il n’y en a plus que 9,5 %, soit une réduction de 31 grammes – c’est six morceaux de sucre en moins. En 2007, nos crèmes desserts contenaient 12 % de sucre ajouté, elles n’en contiennent plus que 9 %, et nous sommes passés, en sucres totaux, de 15 % à 13 %, soit une diminution de 2,5 points. La marque Danette est 34 % plus sucrée.

La loi nous interdit de faire de la publicité sur ces baisses, le règlement européen imposant l’affichage à partir de moins 25 % et de moins 30 %. Or nous avons pris le parti de réduire le sucre, le sel et le gras dans les produits de consommation courante, et non pas de faire une catégorie allégée. En revanche, grâce au Nutri-Score, un indicateur indiquera que tel produit est meilleur que tel autre.

Enfin, nous n’allons pas jusqu’à moins 25 % ou moins 30 %, car si le consommateur veut consommer mieux, il veut aussi du plaisir.

Nous sommes les seuls à avoir supprimé, depuis dix ans, les emballages des dentifrices ; or nous constatons que les clients achètent plutôt les marques concurrentes, le packaging étant probablement attirant. Par ailleurs, nous informons le consommateur depuis 2004 sur la nutrition.

Nous avons aussi mené une réflexion sur le e-commerce : l’image vue par les internautes correspond-elle au produit livré ? Tous les produits de Scamark ont un code-barres de 15 positions et non pas de 13. Pourquoi ? Parce que les deux dernières positions nous permettent de charger la photo et de communiquer sur la recette. Le consommateur doit être livré du produit qu’il a commandé sur le site. Par ailleurs, quand nous changeons une recette, la photo doit correspondre au produit. Nous voulons que le consommateur soit bien informé. Or aujourd’hui, selon les règles standard, le code-barres reste le même alors que la recette a été changée. Nous allons donc plus loin que ce qui est exigé pour l’information du consommateur.

M. Stéphan Arino, directeur de la qualité et du développement durable du groupe Leclerc. La qualité et la nutrition sont des enjeux majeurs pour notre enseigne. Ce que vous a expliqué M. Gheeraert est la traduction opérationnelle de l’engagement que nous avons pris, au niveau de l’enseigne, en 2017, dans le cadre de notre manifeste « Leclerc pour la planète ». Nous y parlons de la suppression d’un certain nombre de molécules indésirables, des emballages, ainsi que d’une information nutritionnelle simplifiée qui aidera le consommateur à mieux décrypter les étiquettes des produits qu’il achète.

Nous avons participé aux discussions au ministère de la santé sur le Nutri-Score, nous l’avons testé sur nos drives, en complément d’un autre dispositif que nous avions identifié, d’origine australienne, le Nutri Mark. Nous tenons les résultats de l’étude à votre disposition : une étude que nous avons menée pendant trois mois sur plus d’un million de paniers. Nous avons pu constater, en conditions réelles, son impact positif sur la qualité nutritionnelle des paniers des consommateurs de nos drives.

Avec cependant un bémol. Si les produits sont bien notés, les clients les achètent, mais lorsqu’ils sont notés D ou E, les clients se reportent sur des produits concurrents qui n’ont pas le Nutri-Score, pensant sans doute qu’ils sont meilleurs dans leur catégorie. Or, en général, nous avons tous les mêmes profils, donc tous les mêmes notes.

D’où l’importance d’avoir une démarche globale, obligatoire, commune à tous les distributeurs et surtout à toutes les marques nationales. Notre enjeu est de pouvoir être comparé à toutes les marques ; d’où l’utilisation du Nutri-Score dans nos drives pour toutes les marques, afin que le consommateur puisse faire un choix éclairé.

Nous respectons bien évidemment la réglementation relative aux aspects qualité, sécurité sanitaire et hygiène. Néanmoins, les lanceurs d’alerte, ONG ou scientifiques, mettent en avant un certain nombre de problématiques ; la science est toujours en avance par rapport à la réglementation et aux politiques, ce qui nous place dans des situations un peu compliquées quand il n’y a pas de règles.

M. Gheeraert l’a évoqué pour les huiles minérales. Nous devons jongler avec les enjeux environnementaux et de réduction des emballages et les enjeux de sécurité sanitaire, avec la migration des huiles pour laquelle il n’existe pas de norme, mais pour laquelle on nous demande de prendre position. D’où la nécessité d’avancer tous ensemble sur ces sujets et au-delà du principe de précaution, vers la définition de normes et de règles communes à tous.

M. Hervé Gomichon, directeur de la qualité et du développement durable du groupe Carrefour. Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, nous vous remercions pour cette invitation. Elle nous permet d’échanger ensemble sur la question de l’alimentation industrielle. Cela nous donne l’opportunité de partager avec vous les actions qui sont aujourd’hui engagées par l’entreprise Carrefour et de présenter son ambition, annoncée par son PDG, en janvier dernier, de devenir le leader de la transition alimentaire pour tous.

Quand on parle d’alimentation et de qualité, on évoque d’abord la sécurité ; or la sécurité des consommateurs et des produits, et le respect de la réglementation sont des éléments intangibles, de base, sur lesquels nous construisons notre processus.

Ce processus de développement est assez générique. Nous avons des cahiers des charges, des audits d’usine, des plans de contrôle, mais surtout, le processus a été élaboré à partir d’une analyse de risques de ce processus de développement. Nous avons choisi la méthode HACCP, généralement utilisée dans la gestion des risques alimentaires. Nous avons appliqué cette méthode d’analyse de risques à notre processus produit. Nous avons ainsi identifié cinq points à maîtriser pour maîtriser l’ensemble du processus.

Premier point : que voulons-nous ? Un cahier des charges, le respect des réglementations, le respect des différentes normes, des niveaux de nutrition et des compositions.

Deuxième point : les fournisseurs. Il est essentiel que les fournisseurs qui fabriquent les produits de notre marque soient au plus haut niveau d’exigence de sécurité et de confiance dans les pratiques qu’ils vont mettre en œuvre.

Troisième point : le plan de contrôle des produits. Si nous ne les contrôlons pas, nous ne pouvons pas garantir la sécurité et la qualité, ni procéder aux éléments de gestion des risques en cas de découverte ou de survenue d’un risque.

Quatrième point : les hommes. La compétence, l’expertise, la connaissance de la politique et des réglementations par nos équipes – 70 personnes travaillent sur ces questions.

Cinquième point : les data, l’information. Etant donné que nous ne pouvons pas contrôler le produit sans le dégrader, il est essentiel d’accumuler de la connaissance sur les produits, sur les fournisseurs, sur l’historique des contrôles et de pouvoir ainsi réagir de façon la plus pertinente possible en cas de problème.

L’entreprise Carrefour représente près de 20 % de parts de marché en France et compte plus de 5 600 points de vente sur le territoire français, tous formats confondus – hypermarchés, Carrefour Market, et tous les magasins Proxy qui portent différents noms.

S’agissant du niveau de transformation des produits et des aliments, nous proposons des produits différents que l’on peut classer en deux grandes catégories : les produits bruts et les produits transformés. Les produits bruts sont issus directement des productions agricoles. Il s’agit des produits se trouvant dans les zones de marché sur lesquelles nous portons le plus d’attention ; c’est sur ces produits que nous voulons faire la différence. Le consommateur, qui les achète régulièrement, est capable de juger de leur fraîcheur et de leur qualité.

C’est sur ces produits bruts que nous avons établi, en 1992, le programme des « filières qualité Carrefour », un programme qui prévoit un contrôle sur toute la chaîne de production. Quand nous annonçons que tel produit est élevé sans traitements antibiotiques, nous l’avons contrôlé à la ferme, avec un organisme indépendant.

Nous menons aussi, au sein de ces filières, des projets sur l’absence de traitements aux pesticides ; nous avons des fraises, des kiwis, des brocolis, des pommes, des pommes de terre sans pesticides. C’est parce que nous travaillons avec nos partenaires que nous pouvons fixer ces éléments par contrats et que nous les contrôlons. Nous les payons plus cher, ce qui nous permet de maîtriser ces produits bruts. C’est également au sein de ces filières que nous avons travaillé le sujet blockchain pour garantir la traçabilité et le code-barres sur l’emballage.

S’agissant des produits transformés, il me semble que leur définition reste floue. Ce qui n’est pas un alibi pour ne pas agir. Néanmoins, elle gagnerait à être précisée et partagée.

Nous avons, pour ces produits, plusieurs programmes, tels que le programme d’amélioration des recettes ou le programme d’élimination des additifs. Pour les éliminer, il est nécessaire de travailler sur le mode de production et la durée de conservation. Par exemple, en traitant un jus d’orange par haute pression, on ne dégrade pas ses qualités nutritionnelles. La recherche de processus est un sujet important pour la qualité nutritionnelle. C’est aussi une façon d’éliminer des additifs dits de confort.

Depuis 1985, nous menons un programme de réduction du nombre des additifs. Aujourd’hui, plus d’une centaine sont exclus de nos produits. S’agissant des nanos, nous avons été interrogés par l’ONG Agir pour l’Environnement, qui souhaitait connaître notre position et nos actions lorsque nous en trouvions dans nos produits. Après six mois de travail avec cette ONG et le Laboratoire national de métrologie et d’essais (LNE), nous avons compris que certaines matières premières étaient des nanos sans que personne ne le sache – le dioxyde de titane, le dioxyde de silice… Nous avons entièrement retiré ces additifs depuis l’année dernière.

Par ailleurs, s’agissant des emballages, nous avons pris parti d’être 100 % recyclables. Le sujet de la migration des encres a été évoqué, c’est la raison pour laquelle tous nos emballages en carton sont imprimés avec des encres végétales, cela évite d’enrichir le circuit de recyclage avec des huiles minérales. Ensuite, puisqu’il n’y a pas de normes françaises, s’agissant des emballages, nous utilisons les normes allemandes BFR, qui sont extrêmement strictes. Si le produit est contaminé au-dessus des seuils de la norme BFR, nous le retirons du marché et nous modifions l’emballage.

Enfin, en ce qui concerne la nutrition, notre programme de réduction de sel, de sucre et de gras a été lancé en 2000. En 2003, nous avions lancé la gamme « J’aime » parce que, si cette gamme était nutritionnellement bien faite, son goût n’était pas très bon – nous avons donc essayé de forcer le trait. Cette gamme n’a pas marché.

Si nous n’avançons pas par itération, si nous ne sommes pas capables d’aller progressivement vers la réduction de sel, de sucre et de gras, nous n’arriverons pas à adapter le goût pour qu’il plaise au consommateur.

Autre sujet que je pourrai vous détailler si vous le souhaitez, les acides gras saturés et insaturés et la politique de l’huile de palme. Nous avons banni les acides gras partiellement hydrogénés, source d’acides gras « trans », de nos recettes. Par ailleurs, selon les recommandations de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation et du travail (ANSES), nous avons une politique de réduction à moins de 1 % des acides gras « trans » dans nos formules – nous réalisons régulièrement des contrôles.

S’agissant du Nutri-Score, nous l’utilisons sur nos sites marchands, conformément à la décision de l’administration française. Nous sommes l’une des enseignes les plus internationales, nous exportons les produits que nous produisons en France vers des pays comme l’Italie, l’Espagne, la Belgique ou la Pologne. Or certains de ces pays ne souhaitent pas que les éléments nutritionnels soient indiqués sur les emballages. De sorte que le guide d’application de la marque Nutri-Score, aujourd’hui, nous pénalise pour répondre à cette demande. Serge Hercberg a proposé de nous aider à utiliser le Nutri-Score sans que cela nuise à nos exportations. En attendant, le Nutri-Score est bien présent sur nos sites internet.

En conclusion, nous avons deux engagements. D’une part, doubler les ventes de produits bio d’ici à 2022, ce qui démontre le soutien de l’entreprise à l’agriculture biologique. Nous avons développé un programme de soutien aux agriculteurs qui souhaitent se convertir, sachant qu’ils prennent un risque : 500 agriculteurs bénéficieront de notre soutien d’ici à 2022. C’est la raison pour laquelle, nous nous engageons, par contrat, à réduire le risque, à fixer des prix et des volumes pendant toute la période de reconversion.

D’autre part, notre ambition est d’afficher une croissance trois fois plus importante de nos produits frais par rapport aux produits grande consommation.

M. Jean-Marc L’Huillier, -administrateur responsable du développement durable du groupement « Les Mousquetaires » Intermarché. Je voudrais d’abord vous féliciter pour avoir réuni autour d’une table les meilleurs spécialistes qualité !

Je suis chef d’entreprise, adhérent au groupement « Les Mousquetaires » Intermarché, j’exploite un Intermarché et un Netto dans le centre de la France, près de Bourges, et je suis par ailleurs président du conseil d’administration de la direction « développement durable » du groupement.

Le groupement Intermarché, ce sont plus de 3 000 chefs d’entreprise, 3 000 petites et moyennes entreprises (PME) sous quatre enseignes, alimentaires – forte valeur ajoutée – et non alimentaires, et un point de vente tous les 15 kilomètres.

Ce qui constitue notre posture et notre statut unique, c’est bien d’être à la fois producteur et commerçant au travers de notre filière agroalimentaire « Agro Mousquetaires », le cinquième groupe industriel français ; 71 unités de production et 11 000 collaborateurs qui fabriquent au quotidien un peu plus de 45 % de nos marques propres. Bientôt, un produit sur deux en grande distribution sera un produit en marque propre, d’où l’importance de la démarche et des relations qui ont été évoquées.

La matière première brute sera demain l’une des composantes essentielles pour la santé de nos consommateurs. Nous travaillons donc sur plusieurs questions : l’agro-écologie, l’agriculture biologique, le bien-être animal, la pêche et l’aquaculture durable.

Sous l’égide d’une politique de responsabilité sociétale des entreprises (RSE), sous le socle d’une véritable politique de développement durable, nous avons développé trois axes forts, dont le premier est le client ; le sujet qui a été évoqué dans les différents ateliers des États généraux de l’alimentation (EGA). Construire une relation forte avec nos consommateurs et pour nous essentiel.

Tous nos points de vente maîtrisent parfaitement la démarche « hygiène, qualité, sécurité en environnement » (HQSE) et vendent des produits sains, sûrs et loyaux.

Deuxième axe : porter une attention constante à nos collaborateurs, qui sont le maillon fort – avec l’employabilité et la santé.

Enfin, le troisième axe est la proximité ; être un acteur de la construction du territoire. C’est bien sûr le terrain que se traitent les vraies problématiques, quelles qu’elles soient. Le client consommateur a besoin d’un accompagnement sur la nutrition, la sensibilisation et l’éducation.

En 2006, nous avions initié un véritable étiquetage nutritionnel avec le seul code de couleurs qui existait en France, le Nutripass ; un véritable management de la qualité repris, partagé et soutenu par le Nutri-Score. Nous avions travaillé sur plus de 2 200 références. C’est un outil exceptionnel de reformulation des recettes. Plus de 1 000 produits avaient ainsi été revus – moins de sucre, de sel et de gras – avec des performances de moins 10 % à moins 12 % sur le sel et le sucre et, de mémoire, de moins 20 % sur le gras.

M. Olivier Touzé, directeur « développement durable » du groupement « Les Mousquetaires » Intermarché. Notre organisation intervient à deux niveaux. Une direction centrale « qualité, développement durable », qui gère la veille, l’élaboration des cahiers des charges, la mise en œuvre des bonnes pratiques et la gestion des alertes. Et 37 ingénieurs qualité, sont positionnés dans différentes catégories d’achat, en charge du développement, de la qualité et de la sécurité alimentaire, jusqu’au management dans la composition et le contenu de nos produits.

Nos cahiers des charges évoluent depuis trente ans. En 2013, nous avons décidé de faire évoluer notre démarche de suivi de la qualité en développant un baromètre qualité dans lequel ont été intégrés différents critères.

Le premier critère est la qualité sensorielle. On ne peut fabriquer un bon produit alimentaire sans se préoccuper du goût et de la perception des consommateurs. Quelque 5 000 tests auprès des consommateurs sont réalisés par an, soit 300 000 avis. Nous positionnons notre baromètre par rapport à une cible et un objectif de marché, et 94 % de nos produits atteignent ou dépassent cette cible.

Plus récemment, nous nous sommes intéressés à la composition des produits de marques propres. Nous suivons le taux d’ingrédients nobles et mesurons le positionnement de nos marques par rapport au marché. Nous suivons également le nombre d’additifs, dits ingrédients négatifs. Voici un résultat : sur 4 200 produits testés, 2 200 sont dans la cible que nous visons, voire supérieurs pour 750 d’entre eux qui ne contiennent pas d’additifs.

Enfin, nous nous sommes engagés sur la performance nutritionnelle. En relais du Nutripass, que nous avons développé en 2006, nous nous sommes engagés sur le Nutri-Score et 90 produits étiquetés sont déjà présents sur nos points de vente ; il y en aura 289 de plus d’ici à la fin de l’année, notamment des produits quotidiens comme les plats cuisinés, les compotes, les confitures, les produits frais de traiteur, des produits laitiers et bien évidemment des produits bio. Notre objectif est d’étiqueter dans nos rayons, avec le Nutri-Score, au cours du premier semestre de 2019, environ 650 produits.

Le Nutri-Score est un véritable accélérateur d’amélioration nutritionnelle. Il nous permet d’améliorer nos recettes. Je vous citerai un exemple pour vous montrer l’impact qu’il peut avoir sur la démarche de nos équipes. Nous avons réussi à réduire de 46 % les acides gras saturés dans la salade piémontaise, qui est un produit plutôt gourmand, en changeant la mayonnaise ; par ailleurs, le taux de sel a été réduit de 56 %.

Parallèlement à cette démarche nutritionnelle, nous avons voulu définir les cibles qui pourraient être intéressées par nos produits ; nous nous sommes ainsi intéressés à la « cible enfant », l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ayant émis en 2014 un rapport selon lequel un enfant sur six en France est en surpoids ou obèse entre trois et dix ans.

Nous avons ouvert un cahier des charges spécifiques sur les produits destinés aux enfants. Nous travaillons sur environ 192 références de marques propres qui feront l’objet d’un cahier des charges dédié aux besoins nutritionnels de l’enfant et à l’approche spécifique des ingrédients sensibles. Nous avons décidé de supprimer, sur cette gamme, les ingrédients suivants : les organismes génétiquement modifiés (OGM), les viandes mécaniquement séparés, les colorants azoïques, les matières grasses végétales hydrogénées, les nano matériaux, les additifs à risque nanos particules, les sucres ajoutés et les édulcorants.

Outre cette démarche historique, nous avons lancé des gammes tournées vers le « mieux manger » – depuis un an notre slogan est « Mieux produire pour mieux manger ». La première est appelée « L’Essentiel », elle est composée de 45 références, et sortira d’ici à la fin 2018, avec un cahier des charges très strict, n’autorisant ni additif, ni colorant, ni arôme. Un yogourt à la framboise ne sera composé que de framboise et de sucre.

Nous avons également entendu la demande du consommateur concernant le sucre. Nous avons donc réalisé des tests en proposant une crème dessert chocolat avec moins 10 % à moins 50 % de sucre. Sachant le consommateur n’appréciera plus la crème dessert si elle n’est pas suffisamment sucrée. Nous avons donc lancé une gamme appelée « Le moins 30 % de sucre » ; d’ici à la fin de l’année, 13 produits seront présentés – yogourts, fraises, pêches pâturage, musli, boissons au thé, etc.

Nous avons une autre gamme appelée « Bleu-Blanc-Cœur », et enfin notre gamme bio se développe rapidement, avec 546 références, soit 160 en plus depuis 2017.

Nous avons également une approche relative à la réduction des pesticides, étant bien conscients de l’impact sur l’environnement et de l’impact sanitaire. Nous nous sommes donc engagés sur la haute valeur environnementale, avec un cahier des charges qui nous poussera vers les filières amont. Nous disposons d’un programme avec les producteurs de blé, sur le pain, et les viticulteurs.

En conclusion, ce sont environ 300 références qui seront, d’ici à la fin 2018, remises à jour dans nos rayons, en fonction de l’axe « alimentation sûre et responsable ».

M. Laurent Francony, directeur « qualité, sécurité, sociétal et environnement » de Système U coopérative « U Enseigne ». Je ne reviendrai pas sur l’énumération des actions menées par les groupes. J’évoquerai le consommateur.

Le consommateur a perdu confiance dans la qualité des produits qu’il achète. Outre les doutes, il apparaît parfois un certain fatalisme.

Comment le consommateur oriente actuellement sa consommation ? Il achète de plus en plus de produits bios et de produits « sans », des produits de proximité – il fait davantage confiance aux cultivateurs des champs proches de chez eux que ceux plus lointains. Nous voyons également se développer de nouvelles formes de distribution : associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP), circuits courts, achats à la ferme. Tel est le constat que nous pouvons poser aujourd’hui, après une réflexion menée depuis 2008.

M. Thierry Desouches, responsable des relations extérieures de Système U coopérative « U Enseigne ». J’évoquerai la démarche que nous avons mise en place il y a huit ou neuf ans, conçue comme structurante pour nos équipes qui ont besoin, au quotidien, d’outils et de méthodes pour la fabrication de meilleurs produits.

L’audition d’aujourd’hui repose sur deux éléments. Le premier est la diminution de la qualité des produits agricoles de base, utilisés dans nos recettes. Le second est d’avoir voulu compenser cette qualité, pendant de nombreuses années, par l’ajout d’ingrédients, tels que les additifs et les conservateurs.

Par ailleurs, l’évolution des modes de consommation a été déterminée par la recherche de produits pouvant se garder le plus longtemps possible et pas nécessairement au frais, ce qui nous a conduits à ajouter des arômes, des additifs et des conservateurs.

Au lancement de cette démarche structurée appelée « la chasse aux substances controversées », nous avons choisi d’éliminer environ 90 de ces substances – aussi bien du sel et du sucre que des additifs et des conservateurs.

Nous devions pour cela travailler de manière différente. D’abord, nous devions oublier la notion d’effet de seuil ; beaucoup de substances sont autorisées jusqu’à un seuil donné. En acceptant de dépasser cette notion, nous voulions travailler sur le fameux « effet cocktail » – de façon très humble, bien entendu, car nous pourrions difficilement prétendre avoir théorisé le sujet. Mais, en travaillant sur une liste de nombreuses substances, il a été possible d’éviter un certain nombre de collusions entre les substances et donc d’effets néfastes.

Nous avons dû, pour cela, aller plus loin que les réglementations qu’elles soient françaises ou européennes, mais surtout, nous avons pris conscience que nous ne pourrions pas le faire seul, en tant que distributeur. Nous sommes des producteurs de marques distributeurs, nous n’avons pas d’usines ; nous travaillons avec des industriels, cette transformation ne peut donc se faire sans eux.

Nous avons donc mis en place une méthode qui vaut ce qu’elle vaut, mais dont l’essence est d’être positionnée dans le temps et remise à jour chaque année.

Nous avons mis en place un premier indicateur d’alerte sanitaire. Nous avons noté de zéro à quatre tous les additifs, tous les ingrédients controversés. À partir de cette notation, nous avons défini les effets auxquels ces ingrédients pouvaient être associés – cancérogène, mutagène et reprotoxique (CMR) – et les avons classés.

Le second indicateur est l’indicateur d’alerte réglementaire. Nous réalisons systématiquement un benchmark international des endroits où les ingrédients sont limités ou interdits, de manière à obtenir une vision de l’ensemble des pays, notamment des pays producteurs de ces ingrédients.

Enfin, nous avons créé un indicateur d’alerte sociétal, que nous avons tenté d’objectiver en prenant en compte les avis des ONG, des associations de consommateurs et en étudiant, par des outils modernes d’écoute, tels que le web social, les inquiétudes des clients à travers le monde.

Nous avons ainsi pu noter chaque ingrédient et commencé à travailler pour éliminer les 90 premiers. Cette liste évolue, nous l’ajustons chaque année. En effet, nous pouvons avoir remplacé un ingrédient par une substance qui, elle-même, est controversée un peu plus tard. Je rappellerai d’ailleurs que les scientifiques n’ont pas résolu le sujet, sinon nous n’en discuterions pas aujourd’hui et des règles auraient été adoptées.

Nous avons mis en place cette démarche depuis environ huit ans, et nous tenons à votre disposition un certain nombre de documents et de résultats. Elle s’est traduite par une seconde action, qui correspond à mon premier constat : les filières agricoles doivent évoluer.

Dans le cadre de cette démarche, nous avons lancé un travail avec les filières agricoles pour nous assurer que, lorsqu’on fait le choix de dépolluer l’un de nos produits d’une substance, celle-ci est supprimée dans l’ensemble des familles de produits intégrant cet ingrédient. Il s’agit donc d’un travail long et fastidieux, parfois compliqué, mais qui a l’avantage de nous permettre de nous projeter sur le long terme.

Notre démarche contenait deux volets : un volet santé et un volet environnement. Le sujet des pesticides a été traité de plusieurs manières par les industriels ces derniers mois. La première a consisté à proposer des produits contenant zéro résidu de pesticides. Si cela est une bonne avancée sur le plan de la santé, elle ne vaut rien sur le plan environnemental. Nous avons donc initié des rencontres annuelles systématiques avec les producteurs pour mettre en place des points de progrès sur la diminution de l’usage des pesticides ; l’enjeu environnemental exigeant que nous travaillons sur ce sujet.

Je conclurai sur les difficultés rencontrées pour mettre en œuvre notre démarche. Nous l’avons lancée, je vous l’ai dit, suite aux nombreuses demandes des clients, alors qu’ils n’avaient pas la même conscience des problèmes qu’aujourd’hui. Nos premiers pas ont été extrêmement compliqués, nous en sommes à deux procès pour avoir retiré – en informant nos clients de ce retrait – un certain nombre de produits : conservateurs, huile de palme, etc. Il y a donc un besoin explicatif de toutes ces démarches visant à fabriquer des produits plus sains et dont l’impact environnemental est réduit.

Par ailleurs, nous avons été qualifiés, par certains, de lanceurs d’alerte. Or notre démarche n’avait pas cette vocation ; nous voulions instaurer une forme de transparence de nos produits – qui se traduira par une application.

M. le président Loïc Prud’homme. Messieurs, je vous remercie.

Vous nous avez en quelque sorte présenté un monde idéal de la grande distribution, ce qui est normal. Vous avez fait mention des États généraux de l’alimentation et de votre situation, qualifiée d’oligopolistique, et qui est critiquée en ce qu’elle permet de faire pression sur les producteurs. Vous avez parlé de contrats, mais la pression existe bien. Elle permet d’imposer notamment des conditions de prix et de qualité aux producteurs, à la fois sur la matière brute et les produits transformés.

N’est-ce pas la structure de ce marché – vous êtes les intermédiaires, peu nombreux, entre un grand nombre de producteurs et les consommateurs – qui est responsable des dérives, que vous avez évoquées, de l’industrie alimentaire ?

Les producteurs ont mené des actions fortes pour que des contraintes réglementaires soient adoptées concernant les contrats qui les lient aux distributeurs, et pour revaloriser la valeur – financière et de qualité – de leur production.

Par ailleurs, des chercheurs rendent l’industrie agroalimentaire responsable de l’utilisation excessive d’intrants par les agriculteurs du fait de cahiers des charges stricts. Or, par effet de cascade, vous avez un poids auprès des industriels.

M. Jean-Marc L’Huillier. Concernant votre première question, je dirai que le monde a changé et qu’il change très vite. On parle de transformation de la société, de transformation de l’entreprise ; en réalité il y a eu une transformation de toutes les pratiques.

Aujourd’hui, on va chez les producteurs et on discute avec eux ; nous sommes dans l’échange. On est dans la coconstruction. C’est la raison pour laquelle j’ai parlé de territoires, de filières et de confiance. Tout cela fait partie du cycle de vie des produits, mais également du cycle des acteurs.

Le passé est terminé, personnellement je suis dans le présent, voire déjà dans le futur. Ce qui s’est fait avant a été fait parce qu’il s’agissait d’une autre époque, d’une autre génération.

Nous nous rendons aujourd’hui chez des producteurs de tomates qui nous annoncent zéro pesticide, pour voir comment ils procèdent. Nous ne sommes plus dans du marketing, mais dans un schéma de confiance.

M. le président Loïc Prud’homme. Cela n’empêche pas la dissymétrie qui existe avec les producteurs, étant donné le poids de la grande distribution. Comment peuvent-ils s’en sortir ?

M. Jean-Marc L’Huillier. Nos groupes représentent plus de 66 % de parts de marché. Nous devons faire avec la puissance de chacun et sa capacité à rendre cette transformation possible – épauler, accompagner, guider.

M. le président Loïc Prud’homme. J’ai bien entendu que vous alliez voir les producteurs. Et si vous êtes réunis aujourd’hui, vous êtes néanmoins concurrents, ce qui joue sur les prix – les producteurs n’ont en fin de compte que peu d’alternatives.

M. Thierry Desouches. En effet, la guerre des prix a des conséquences sur la qualité des produits ; c’est indéniable.

La grande distribution alimentaire française, depuis son origine, s’est fondée sur cette guerre des prix. En 1950, Édouard Leclerc a lancé son groupe avec cet argument et, jusque très récemment, nos principaux arguments ont été les prix bas.

Aujourd’hui, nous devons changer et trouver d’autres arguments. Or certains annoncent dans leurs prospectus des réductions de 120 % ! Nous devons donc, nous les distributeurs, inventer le nouveau modèle, le nouvel élément qui va intéresser les consommateurs.

Par ailleurs, reconnaissons que le consommateur a parfois des attitudes un peu schizophréniques. Il veut à la fois des produits de qualité, tracés et pas chers, l’alimentation étant souvent le point d’arbitrage du budget de la famille. Nous les avons habitués à une alimentation toujours moins chère. Contrairement au logement et à l’énergie, pour lesquels le consommateur absorbe les augmentations.

Nous devons donc, effectivement, ensemble, trouver la nouvelle voie. Il s’agit, à mon avis d’une question qui est à l’échelle d’une génération. Ce sont les jeunes consommateurs qui sont sensibilisés aux sujets environnementaux, de développement durable, qui se traduiront dans leurs achats. Pour ma génération, le mal est fait. Pour certaines personnes, ces questions n’en sont pas, elles ne pensent qu’à réaliser des économies sur leur budget alimentation pour s’offrir le dernier i-Phone, d’une valeur d’environ 1 000 euros.

M. Laurent Francony. S’agissant de votre seconde question, monsieur le président, concernant le poids des distributeurs, le constat sur l’alimentation est le résultat de trente ou quarante ans de mauvaises pratiques. Un changement de paradigme s’est produit, ainsi qu’un changement d’acteurs.

Je veux simplement témoigner de la difficulté de ce changement, quand nous avons engagé nos démarches. Par exemple, quand nous avons décidé de supprimer l’aspartame de nos boissons, aucun des trois industriels avec qui nous travaillions n’étaient d’accord. Nous avons donc dû lancer un appel d’offres, dans lequel était indiqué que la prochaine boisson U ne contiendrait pas d’aspartame. Le premier a affirmé que ce n’était pas possible ; le second que nous étions trop petit – on ne pesait que 10 % de son quota ; seul le troisième est revenu sur sa position et s’est engagé avec nous. Il avait commencé à réfléchir à la question, et nous avons pu développer ce produit en une année.

Aujourd’hui, tout le monde étant dans une démarche à peu près similaire, nous pouvons penser qu’il y aura une accélération, au travers de nos cahiers des charges, sur la marque de distributeur, qui représente entre 35 % et 40 % des produits dans les magasins. Nous pouvons donc créer cette impulsion.

Une impulsion importante et qui sera différente de celle qui était donnée par les grandes marques nationales. Système U dispose de 6 000 produits. Si vous enlevez, dans ces produits, un peu de sucre et de sel et que finalement cela ne plaît pas aux consommateurs, on peut corriger le tir. Alors qu’une grande marque célèbre et connue, qui n’a qu’un produit, ne va pas pendre le risque.

En revanche, la création de pâtes à tartiner sans huile de palme est un bon exemple, car tout le monde a travaillé dessus et tout le monde a trouvé des solutions.

M. Alexandre Tuaillon. Non, monsieur le président, nous ne vous avons pas présenté le « monde idéal » de la grande distribution ; il s’agit d’une réalité identique pour tous les grands distributeurs. Nous sommes perpétuellement accusés de mal faire, nous sommes victimes de food bashing. Or nous avons peu d’occasions de dire que nous menons des actions et des actions positives, que nous sommes des partenaires du monde agricole, d’ONG, des pouvoirs publics. C’est la raison pour laquelle il était important de vous rencontrer dans un cadre dépassionné.

Par ailleurs, les médias traitent de problématiques sans les prendre dans leur globalité. Par exemple, nous n’achetons pas la grande majorité de nos produits à la ferme, et quand nous en achetons – nous avons des partenariats – cela se passe très bien. Hier, j’étais à Argentan, des producteurs locaux sont nos partenaires depuis vingt ans ; les enfants ont repris le contrat que leurs parents avaient avec nous. La part de ce type de productions commence, chez nous, à concurrencer, en termes de part de marché, les premiers prix.

Par ailleurs, concernant le blé, le lait, le sucre, vous savez bien que tout ne dépend pas de la grande distribution s’agissant de la détermination des prix.

Enfin, et c’est l’un des objectifs de cette commission, il convient de travailler sur un modèle agroalimentaire et industriel, auquel nous avons tous répondu à un moment donné : une demande sociétale visant à développer la consommation. Aujourd’hui, les aspirations du consommateur changent. Nous devons tous nous adapter pour lui donner satisfaction.

Cela prendra du temps, comme cela en a pris pour construire une industrie agroalimentaire performante qui a permis d’exporter. Tout le monde aujourd’hui est engagé dans cette mutation et chacun est prêt à faire des efforts.

C’est le point positif : nous sommes tous partenaires et nous nous sommes tous engagés dans des transformations de méthodes – et ce n’est pas uniquement de la communication. Les mentalités doivent changer, les pratiques aussi, mais nous sommes tous de bonne volonté, puisque ce changement répond aussi aux aspirations de nos clients.

M. Hervé Gomichon. Nous avons effectivement changé de paradigme. Et la majorité des critiques sont aujourd’hui justifiées par les pratiques du passé.

L’indépendance alimentaire décidée après la guerre et la recherche agricole française, agronomique, quand elle s’est orientée vers le rendement, la production, les intrants, les pesticides, ont créé le paradigme aujourd’hui tant décrié. Nous savons maintenant qu’il n’est pas durable et probablement pas sain.

Par ailleurs, nous avons tous adhéré – puis subi – au hard discount ; la tendance a longtemps été d’acheter les produits les moins chers possibles. Nous ne sommes plus dans ce paradigme, même les hard discounters effectuent un gros travail sur la qualité.

Aujourd’hui, nous nous battons tous pour une agro-écologie. Les produits sans antibiotiques connaissent une croissance des ventes phénoménale. Nous avons lancé, il y a quatre ans, le poulet sans antibiotiques et maintenant nous trouvons du porc, du poisson, du veau, du lait et des œufs sans antibiotiques dans de nombreuses enseignes. Les animaux et la nature sont respectés, tout comme les producteurs. Cela nécessite un travail de suivi pour lequel nous payons, mais qui est justifié. Tout ce travail, qui est réalisé par tous les distributeurs, crée un nouveau paradigme.

Par ailleurs, nous voulons tous travailler avec des producteurs locaux. La concurrence est bénéfique au producteur. Enfin, grâce à la blockchain, qui est en train de se diffuser très largement, il est possible de communiquer directement entre le producteur et le client ; elle permet d’identifier qui produit quoi pour qui et qui consomme quoi. Une relation de confiance a été rétablie entre le producteur et le consommateur.

Au sein de nos programmes « filières qualité Carrefour », nous comptons 18 000 producteurs, dont la plupart sont engagés depuis l’origine. Aucun d’entre eux ne souhaite nous quitter. Les accords passés le sont dans la durée, ils sont transparents et justifient que l’on paie un surcoût pour les actions qualité que nous demandons : la diminution de la densité d’élevage, l’absence de traitements, une surveillance accrue…

Nous avons été à l’origine du lancement de la marque « C’est qui le patron ». Une marque que nous avons soutenue et dont le succès montre que nous sommes bien dans un nouvel environnement. Le consommateur accepte de payer la qualité.

M. le président Loïc Prud’homme. Nous avons pris note de ce nouveau paradigme. Nous regarderons la négociation des prix, cet automne, avec attention.

Je ne prétendais pas qu’il s’agissait uniquement de communication : je souhaitais vous faire réagir car, comme M. Desouches l’a dit avec honnêteté, la recherche du prix le plus bas est l’argument premier depuis des décennies.

En ce qui concerne la qualité nutritionnelle des produits, je voudrais revenir sur les engagements volontaires. Vous dites tous avoir la volonté de supprimer du sel, du sucre et du gras, mais il convient de se mettre d’accord sur le point de départ, car il n’est pas bien difficile de réduire de 60 % un produit hyper-sucré ! Des progrès ont certes été réalisés, mais nous sommes encore loin des recommandations ; les objectifs n’ont pas été atteints.

L’exemple du dentifrice sans emballage a été cité, mais il en va de même pour une crème dessert : si l’un d’entre vous met en vente un produit avec un taux de sucre réduit, et que les autres ne suivent pas, le consommateur achètera la crème la plus gourmande. Donc l’un d’entre vous sera perdant et le consommateur mangera toujours autant de sucre.

Comment envisagez-vous les engagements volontaires ? Y croyez-vous sincèrement ? Ne pensez-vous pas que, pour que la concurrence soit loyale, le législateur doit imposer des seuils ? Nous faisons le constat qu’il est vraiment difficile d’atteindre les objectifs nutritionnels alors que l’on nous répète depuis 15 ans que l’engagement volontaire suffit. Non il ne fonctionne pas.

M. Frédéric Gheeraert. Nous nous sommes engagés dans le cadre du PNNS à réduire le sel, le sucre et le gras, et nous avons atteint nos objectifs. Nous sommes, pour cela, conseillés par le docteur Chauliac depuis 2009.

Vous avez pu constater l’engagement des distributeurs concernant le Nutri-Score, un indicateur qui permettra au consommateur de choisir. Il traduit, finalement, le moins de sucre, de sel et de gras.

M. le président Loïc Prud’homme. Vous nous avez dit que le Nutri-Score devrait être obligatoire, notamment pour éviter la concurrence entre les distributeurs.

M. Frédéric Gheeraert. Si toutes les personnes autour de cette table se mettaient d’accord pour appliquer le Nutri-Score à tous les produits – nous détenons, ensemble, environ 50 % des parts du marché français –, les choses seraient plus simples. Mais il possible que les marques nationales refusent, au motif qu’elles sont parfois positionnées sur un seul segment du marché. En ce qui nous concerne, si nous vendons moins de crèmes dessert, nous pouvons nous rattraper sur les fruits et légumes.

Concernant l’étude que nous avons menée sur 1 400 000 paniers, nous avons constaté ce rééquilibrage. Le Nutri-Score sera sur tous nos produits vendus en e-commerce, et il me semble que rien ne nous empêchera de le faire figurer également sur les marques nationales, puisque nous devons informer le consommateur ; nous devrons seulement nous assurer que les informations sont bonnes.

Le e-commerce nous permettra, étant donné que nous ne pourrons pas appliquer le Nutri-Score sur les marques nationales telles que Danone ou Nutella dans nos magasins, d’afficher leurs notes si les ingrédients sont publics. Et il en sera de même pour les autres distributeurs – je dis bien : sur la partie électronique – ce qui entraînera une concurrence saine.

M. Hervé Gomichon. Je vous citerai trois points de repère. Le premier, c’est qu’on se focalise, et on a raison, sur le produit.

Cependant, les nutritionnistes sont unanimes pour dire que ce qui compte, c’est le comportement alimentaire. Un consommateur peut acheter un yogourt nature et y mettre 40 % de sucre chez lui. Nous ne devons donc pas oublier de travailler sur la diète, le comportement alimentaire, un sujet peu évoqué. Il serait nécessaire que nous en discutions, tous ensemble, avec les pouvoirs publics. Bien évidemment, pour que le consommateur ait un comportement sain, il doit pouvoir lire clairement la composition des produits.

Le deuxième concerne le produit. Nous avons évoqué l’étiquetage nutritionnel, et pas les applications – la plus connue est Yuka – qui simplifient énormément la vie du consommateur. En effet, il scanne le code et obtient instantanément une réponse. Ces applications pourraient intégrer le bio, les additifs…

C’est à la fois nouveau et très intéressant, car nous avons toujours eu du mal à simplifier les étiquettes pour une meilleure compréhension du consommateur. Je suis persuadé que ces applications changent la donne. Des applications qui ne peuvent fonctionner que si elles ont accès aux datas ; nous avons donc décidé de rendre toutes les datas de nos produits transparentes. Nous voulons que la composition d’un produit Carrefour soit connue, accessible et publique.

M. Olivier Touzé. S’agissant de l’engagement volontaire, notre expérience a démarré en 2006 avec un étiquetage nutritionnel volontaire. Les chartes d’engagement nous donnaient des conseils, mais nous avons décidé d’accentuer notre action sur l’étiquetage, afin d’éduquer le consommateur, notamment les enfants. Nous ne l’avons pas évoqué, mais nous avons un programme sur les fruits et légumes de saison qui tourne en France, dans les écoles élémentaires.

Concernant le Nutripass que nous avons mis en place, nos équipes ont mené une formidable action sur l’amélioration nutritionnelle des recettes. Vous avez raison, certains produits, comme les soupes, contenaient un taux de sel très important, et il a été très simple de le diminuer.

Ensuite, il a fallu équilibrer cette diminution du sel, sucre et gras, avec la perception consommateur ; notre démarche se fait étape par étape. Cette expérience que nous avons menée l’année dernière, que nous avons appelée, un peu par provocation, « Détox », et qui s’appelle maintenant « Moins 30 % de sucre », a bien démontré que nous ne pouvions pas descendre au-delà d’un certain seuil.

Cet étiquetage nutritionnel, pour lequel nous sommes volontaires, a prouvé que nos équipes avaient la volonté de réduire et de limiter les couleurs D et E de nos produits. Certains produits gourmands resteront D ou E, et nous expliquerons pourquoi, mais les autres bénéficieront du Nutri-Score, ce qui permettra une amélioration nutritionnelle engageante et volontaire de notre part.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Je vous remercie pour toutes ces explications qui nous réconfortent. Vous le savez, nous avons une crainte s’agissant de la grande distribution, les industriels se défaussant sur cette dernière.

Je reviendrai d’abord sur les procédures de contrôle que vous effectuez. Si j’ai bien compris, vous les effectuez essentiellement sur vos marques de distributeurs, mais vous devez également en réaliser sur les produits des autres marques que vous vendez. Comment les mettez-vous en œuvre ? Jusqu’où pouvez-vous aller ?

Nous avons auditionné les laboratoires qui nous ont dit que la distribution devait contrôler les produits qu’elle vend ; tout le monde se renvoie la balle. Quelle est votre expertise sur les contrôles des produits de vos fournisseurs ?

S’agissant du Nutri-Score, vous êtes unanimes sur ses effets positifs. Avez-vous senti un changement de comportement depuis la sortie de l’application Yuka ? Avez-vous vu des personnes utiliser cette application ? Les téléphones sont-ils bloqués dans vos magasins ?

Vous l’avez dit, plus ce type de mesures se mettra en place, plus le consommateur aura accès à l’information, et ce de façon rapide, et plus la grande distribution devra s’adapter.

Dans les pays étrangers, notez-vous, malgré l’interdiction du Nutri-Score, des changements de comportement des consommateurs, favorisant des produits plus sains, des produits bio ?

La blockchain de Carrefour est une bonne initiative. Huit produits sont concernés cette année. Comment allez-vous évoluer ? Les autres distributeurs sont-ils dans la même démarche, qui permet la traçabilité à tous les niveaux ?

Système U a indiqué que la baisse de la qualité des produits agricoles aurait incité à l’ajout d’additifs. N’est-ce pas plutôt la guerre des produits, qui fait que l’on achète moins de produits bruts et que l’on ajoute des additifs pour mettre moins de produits nobles dans les produits transformés, qui a transformé notre agriculture ? Je voudrais que vous nous apportiez des précisions sur cette question. Vous avez également indiqué que la réglementation devait aller plus loin.

J’aimerais évoquer les promotions qui vous permettent de vendre davantage – vous avez même parlé de 120 % de remise ! Même si de nombreux consommateurs n’ont pas un budget suffisant pour acheter certains produits, la surenchère des promotions entraîne un énorme gaspillage. Pensez-vous arrêter ces promotions pour vendre des produits, peut-être un peu plus chers, mais de meilleure qualité ? Vous êtes, avec les industriels, les acteurs principaux qui peuvent inciter les gens à consommer différemment.

Par ailleurs, si certains d’entre vous mettent en vente des produits moins sucrés, moins salés et contenant moins de gras, mais que vous ne pouvez pas en faire la publicité, il est certain que les consommateurs, qui sont habitués au goût, achèteront les produits concurrents, plus riches. Il s’agit donc d’une question qui vous concerne tous, et sur laquelle vous devez tous agir. Vous êtes les derniers maillons de la chaîne, nous comptons donc beaucoup sur vous.

M. Hervé Gomichon. Comment fabrique-t-on un produit de marque de distributeur ? Il y a dix ans, nous avons lancé, grâce à une start-up, un système de numérisation du cahier des charges – « Trace one » –, pour être sûr que nos demandes soient comprises et validées par nos fournisseurs. Ils doivent signer ce cahier des charges, et chaque modification est enregistrée et signée. On peut ainsi s’y référer lors de la réalisation des contrôles. « Trace One » est un outil transversal utilisé par de nombreux distributeurs.

Le cahier des charges, qui peut contenir la demande suivante, « absence de résidus, absence de glutamate ou de dioxyde de silicium », est signé par le fournisseur et Carrefour, et annexé au contrat commercial.

Ensuite, le fournisseur. Il y a également dix ans, nous avons décidé, au sein de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD), de partager les audits de nos fournisseurs. Nous avons créé la norme International Food Standard (IFS), codétenue par la FCD et d’autres pays comme l’Allemagne, l’Italie ou l’Espagne. Il s’agit d’une certification tierce-partie, totalement indépendante de la distribution – c’est le fournisseur qui demande cette certification. Le laboratoire externe, indépendant, garantit que le process est respecté, en photographie, le jour de l’audit, et en film – tous les enregistrements réalisés dans l’usine sont également audités. Un produit est pris au hasard – une bouteille fabriquée quatre mois auparavant – et l’auditeur contrôle toutes les informations de sa fabrication.

Ces contrôles, que nous n’estimons pas suffisants, sont aussi challengés par toutes les normes internationales. Plusieurs distributeurs français, dont Carrefour, participent à la Global Food Safety Initiative (GFSI), une initiative mondiale rassemblant des industriels et des distributeurs du monde entier, et qui, en permanence, élabore des standards de sécurité des produits, au niveau le plus sûr – le niveau de base pour tous les audits. De sorte que l’IFS, périodiquement, vérifie si ses normes y sont conformes, ce qui apporte une véritable garantie que sont appliquées les meilleures pratiques mondiales.

Le contrôle est réalisé à deux niveaux. D’abord des contrôles effectués tous les ans chez l’industriel – par nos visites et cet audit, mais également par des indépendants. Ensuite, les contrôles sur les produits, acheté en magasin, et contrôlés par des laboratoires externes indépendants qui ont accès au cahier des charges. À qui nous demandons d’être sérieux et sévères.

S’agissant des fruits et légumes, le système de contrôle employé est différent, chaque lot étant distinct. Ils sont réalisés dans les entrepôts où arrivent les fruits et les légumes ; des contrôles visuels, sanitaires et des analyses. Tout cela est consigné dans des bases de données afin de pouvoir détecter les éventuels producteurs, transformateurs, industriels qui dérivent et les alerter.

Concernant les applications, oui, certains de nos clients utilisent Yuka. En revanche, non, il n’y a pas de blocage du wifi dans nos magasins, mais la coque d’un magasin est une cage de Faraday. Nous sommes donc en train d’installer le wifi gratuit dans nos magasins. Non seulement la transparence sur nos produits est indispensable, mais un jour les clients ne se rendront que dans les magasins équipés de wifi.

Pour ce qui est de la blockchain, effectivement, huit filières seront traitées cette année – les huit typologies de grandes filières : le fromage, le lait, la viande, les fruits et légumes, le poisson, les œufs, le steak haché et la volaille.

Nous établissons cette année les règles de traitement de ces filières en blockchain, notre ambition étant de traiter la totalité des « filières qualité Carrefour » du groupe d’ici à 2020, soit 600 blockchain. Ainsi, la transparence sera totale. Le plus complexe n’est pas tant la technique blockchain elle-même que la traçabilité physique. Nous sommes donc en train de mettre à jour, de vérifier et de sécuriser la traçabilité physique.

Enfin, concernant la communication, nous avons un programme ludo-éducatif appelé « Fraich’Kids Carrefour », diffusé dans cinquante écoles.

M. Olivier Touzé. Nous exploitons les mêmes processus que nos collègues, je ne reviendrai donc pas dessus. J’évoquerai la marque de distributeur.

Nous sommes considérés comme des producteurs, puisque nous sommes propriétaires de marques ; notre responsabilité est donc entière. Nos plans de contrôle sont identiques à ceux des autres distributeurs.

Pour la blockchain, qui est un outil de stockage et d’immuabilité des données, il convient de parler de traçabilité. Reconstituer la traçabilité sur une filière courte est assez simple, mais le processus se complique pour les filières longues et les produits très transformés.

Aller rechercher la matière première est un travail de longue haleine. Il n’existe ni codification ni normalisation dans ce domaine. Il convient donc de la créer – nous l’avons évoqué à propos de l’affaire Lactalis. Elle servira, non seulement dans la gestion des alertes, mais également dans la traçabilité de l’origine des matières premières, de sorte que nous saurons comment elles sont fabriquées, transportées, et que nous connaîtrons leurs impacts sur l’environnement.

Un groupe de travail doit être mis en place sur ce sujet. Nous sommes tous adhérents au groupe GS1, qui doit être le leader et mettre en place cette normalisation pour que nous puissions tous nous appuyer sur le même système.

M. Thierry Desouches. Concernant les promotions, penser que les distributeurs pourraient, dans une démarche raisonnable, temporiser leurs opérations et retrouver une sorte d’autorégulation est illusoire. Sur le terrain, la concurrence est extrême ; seule une loi pourra interdire ces promotions, l’expérience nous le prouve. Car avec la meilleure volonté du monde, cela ne fonctionne pas.

M. Laurent Francony. En ce qui concerne l’agriculture, les comportements de pression à l’achat ont effectivement amené une agriculture de masse, mais elle permet de trouver une offre de fruits et légumes frais de très bonne qualité.

Lorsque nous travaillons sur des produits MDD avec des PME – et non pas avec des usines de grands groupes internationaux –, nous sommes sur une segmentation de l’offre. Ce ne sont donc pas les mêmes filières qui alimentent les usines de transformation et celles qui alimentent nos étals. Une donnée qui nous a beaucoup surpris quand nous avons voulu travailler de manière transversale ; à la fin, nous ne retrouvions pas les mêmes agriculteurs. Il s’agit là d’un véritable sujet sur lequel il convient de travailler.

Si, tous ensemble, nous souhaitons promouvoir une certaine pratique, qu’elle s’appelle agro-écologie, diminution des pesticides, ou autre, nous ferons rebasculer le système vers une meilleure agriculture, l’agriculture unique. Aujourd’hui, il y en a plusieurs.

Enfin, s’agissant de la blockchain, un plan d’investissement pour les agricultures en matière de technologie est nécessaire – et les politiques pourraient y tenir un rôle important. Il n’y aura pas de blockchain sans développement des technologies d’information et d’enregistrement au niveau de l’agriculture.

M. Jean-Marc L’Huillier. Concernant la promotion, le prix est l’élément déclencheur d’achat ; on peut tout faire, on n’ira pas contre.

Alors que la part des dépenses alimentaires dans le budget des ménages était naguère d’environ 15 % voire 16 %, elle tourne aujourd’hui autour de 12 %. À l’inverse, la part de nos promotions, qui était de 12 % ou 13 %, sera bientôt de 18 % ou 20 %. Ces promotions sont réalisées à l’initiative des distributeurs, à la demande des consommateurs, mais également à l’initiative des industriels qui ont besoin, de temps en temps, d’écouler des volumes.

Le poids de ces promotions n’a jamais été aussi fort qu’aujourd’hui. Je suis responsable de deux points de vente, je puis vous affirmer que c’est phénoménal. Comment allons-nous pouvoir, tous ensemble, limiter ces promotions ? Je n’ai pas de réponse à cette question, et elle concernera certainement la génération suivante, car celle-ci n’imagine pas qu’elles s’arrêtent.

M. le président Loïc Prud’homme. Cela fait écho à ce que nous disions tout à l’heure : le consommateur a été poussé à réduire toujours plus la part qu’il réserve à son alimentation.

Mme Zivka Park. Une disposition a été introduite dans le projet de loi relatif à l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agroalimentaire, visant à supprimer toute notion de gratuité ; qu’en pensez-vous ? Ne serait-ce pas une première étape dans la philosophie globale d’achat des consommateurs ?

M. Gomichon indiquait par ailleurs que tous ses produits étaient sans pesticides. Avez-vous les mêmes exigences avec vos producteurs étrangers ?

Enfin, concernant l’évolution de la MDD dans les rayons, comment envisagez-vous l’évolution de ce modèle dans vos magasins ? Y aurait-il de plus en plus de produits de marques de distributeurs dans les rayons, lesquels disposent d’une meilleure traçabilité ?

M. le président Loïc Prud’homme. La France n’est pas capable aujourd’hui de fournir des produits bio à la hauteur de la demande ; quel cahier des charges appliquez-vous à vous fournisseurs étrangers de produits bio ?

M. Thierry Desouches. La disposition concernant la gratuité est une bonne mesure, mais je fais aussi confiance à l’imagination des services marketing de toutes les enseignes pour trouver, dans le dictionnaire, un autre mot que « gratuité ». C’est bien, mais pas suffisant.

M. le président Loïc Prud’homme. Que faudrait-il faire d’autre ?

M. Thierry Desouches. « Gratuité » n’est qu’un mot ! Le problème est plus complexe que cela. J’ai évoqué la difficulté des enseignes à s’autoréguler. Une règle doit être définie, appliquée et vérifiée.

Nous devons faire comprendre au consommateur que, justement, les produits ne sont pas gratuits ; tout a un coût. Dire qu’un produit est gratuit est une illusion ; l’utilisation de ce terme ne valorise pas les produits d’alimentation.

De la même façon, quand de la viande de porc ou du jambon, ramené au kilo, coûte moins cher que de la nourriture animale, on ne valorise pas l’alimentation. Nous sommes là dans la consommation. Or nous devons revenir à l’alimentation.

M. Jean-Marc L’Huillier. Toutes les promotions sont en réalité des promotions déguisées : « moins 30 % », « moins 40 % », remises immédiates, carte de fidélité, gratuité du « 2+1 »...

Nous restons des commerçants, nous sommes obligés d’avoir un niveau de rentabilité suffisant pour investir. Chacun – le producteur, le distributeur, le fabricant, etc. – doit donc revisiter son business model tout en continuant à faire des affaires.

Mais comment faire ? Car nous devons, à un moment donné, récupérer nos pertes. Si, demain, nous ne faisons plus de promotions, si nous perdons du chiffre d’affaires dans des proportions importantes, si les actes d’achat se font sur la Toile ou chez les discounters ou dans d’autres formes de commerce qui commencent à arriver en France, comment allons-nous faire ? Nous restons des commerçants, vous ne devez pas l’oublier.

M. Alexandre Tuaillon. La loi élaborée à la suite des États généraux de l’alimentation va encadrer de façon stricte les pratiques promotionnelles. Nous ne devons pas oublier que les promotions sont souhaitées par le consommateur. Dans mon département, la Seine-Saint-Denis, beaucoup de gens n’achètent de la viande que lorsqu’elle est en promotion. Comme cela a été évoqué, les industriels nous demandent aussi de faire des promotions pour évacuer des stocks. Par ailleurs, la concurrence entre les producteurs est également forte et la promotion est un outil permettant de prendre des parts de marché à son concurrent.

Enfin, comment tout cela va s’appliquer à une nouvelle forme de commerce qui préoccupe les pouvoirs publics, le e-commerce, et notamment les pure players qui ne sont pas soumis aux mêmes règles que nous ? Nous ne devons pas introduire de distorsions de concurrence ou d’effets négatifs par des décisions qui ne s’appliqueraient qu’à une partie du monde de la distribution.

Concernant la gratuité, un débat est en cours entre le Sénat et l’Assemblée nationale. Nous ne sommes pas contre le fait de supprimer la référence à la gratuité. Comme l’a indiqué M. Touzé, des innovations marketing diront la même chose avec d’autres mots. Mais cela doit aussi s’appliquer aux élus, qui promettent, dans leur programme électoral, par exemple, la cantine gratuite dans les écoles ; rien n’est jamais gratuit, il y a toujours quelqu’un qui paie. Pardonnez-moi ce petit clin d’œil…

Sans vouloir me défausser sur les industriels, je n’ai pas eu l’impression que, dans nos interventions, nous les mettions en cause. Nous avons tous connu des difficultés – le Fipronil, le « Horsegate », etc. Il y a aussi une volonté de fraude dont nous sommes également victimes.

M. le président Loïc Prud’homme. Les lasagnes à la viande de cheval étaient une réponse à une pression de prix bas.

M. Alexandre Tuaillon. Toutes les enseignes ne sont pas concernées par ce problème, même quand elles se livrent une guerre des prix. Et dans l’affaire du Fipronil, il y avait une réelle volonté de fraude de la part des producteurs.

M. Frédéric Gheeraert. Je veux juste indiquer que le chiffre d’affaires du site Alibaba est de 22 milliards de dollars par jour, justement parce qu’il propose des promotions à moins 50 %, voire à plus. Par ailleurs, le Prime day d’Amazon ne marchera, lui non plus, qu’à moins 50 %. Nous profitons tous des soldes à moins 50 % : ce n’est donc pas uniquement un problème alimentaire. La notion de gratuité est commune à tous les commerces.

Concernant les contrôles, nous sommes tous préoccupés par les fraudes. Nous travaillons avec Eurofins, un laboratoire leader en Europe, sur la détection, par exemple, des ajouts de sucre dans les jus « purs ». Nous mettons également des puces sur les viandes pouvant détecter douze ADN différents, car nous devons détecter les viandes qui pourraient être mises à la place du bœuf ou du cheval, par exemple. En Chine, ils mettent du renard !

Pour le miel, nous sommes les premiers à avoir mis en place la résonance magnétique nucléaire pour s’assurer qu’un ajout de sucre ne remplace pas le miel.

Nous faisons donc tout notre possible pour éviter les fraudes.

M. Olivier Touzé. En ce qui concerne l’importation de produits étrangers « bio », je ne vous cache pas que nous sommes inquiets. Nous avons lancé une étude sur la traçabilité des produits à marque propre « Bio » pour déterminer d’où provenaient les matières premières et les certificats. Une pizza bio contient plusieurs matières premières dont on ne connaît pas la provenance. Nous travaillons donc sur cette question.

L’administration doit également collaborer, notamment sur la partie réglementation et reconnaissance des certificats. Le label européen en agriculture biologique a ses qualités, mais nous ne savons pas ce qui se passe en dehors de l’Europe. Les laboratoires ne sont pas toujours connus, des certificats circulent dont nous ne connaissons pas la provenance.

Nous devons donc avoir une reconnaissance internationale – c’est l’objectif de l’IFS. Nous étions très inquiets concernant l’approvisionnement et la sécurité alimentaire dans les pays non européens. Aujourd’hui, nous le sommes moins, des référentiels ayant été mis en place. Je renvoie la balle à l’administration pour que ces référentiels soient communs à tous les pays, qui disposent d’ailleurs, eux aussi, d’organismes d’accréditation.

Enfin, s’agissant du « sans pesticides », nous ne pouvons pas vendre que des produits sans pesticides. L’agriculture se transforme, l’agro-écologie est un bon système qui regroupe le bio, la HVE, des démarches plus performantes telles que la démarche Demeter ou Nature et Progrès, la permaculture ou encore l’agroforesterie.

Mais les agriculteurs qui ont choisi un certain mode de culture il y a trente ans ne peuvent pas le changer du jour au lendemain : les investissements sont trop lourds. Dans la transformation du marché de l’œuf de poule, par exemple, nous sommes passés du code 3 au code 2 ; c’est une transformation qui doit également être appréciée au niveau économique.

L’agroécologie, avec certaines techniques, permettra d’évoluer sur la question des pesticides, mais il n’y aura pas uniquement des cultures « sans pesticides ». Le hors-sol n’est pas accepté, par exemple, dans le référentiel bio mais pourrait être une solution à la limitation de certains intrants. Le référentiel sans pesticides, c’est du hors sol.

M. Éric Adam, directeur des affaires publiques du groupe Carrefour. Je réagirai pour ma part sur la question de la transparence et de la traçabilité, en revenant sur l’affaire de la viande de cheval.

Suite à ce scandale, la France a obtenu une dérogation de l’Union européenne lui permettant d’indiquer l’origine des viandes et du lait dans les plats transformés. Celle-ci est actuellement remise en cause – un recours a été intenté devant le Conseil d’État qui a interrogé le Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Le groupe Carrefour souhaite la prorogation de ce décret, la transparence sur l’origine des viandes permettant de valoriser le savoir-faire des producteurs. C’est par ailleurs, une demande du consommateur.

M. Hervé Gomichon. Nous partageons l’inquiétude sur le bio lointain qui a été évoqué par M. Touzé. Nous avons deux méthodes pour éviter de subir le risque. D’abord, tous les produits Carrefour bio, quelles qu’ils soient, les volailles, le lait et les œufs, sont d’origine française, ce qui impose de réduire les assortiments sur ces marques.

Pour les autres produits bio, nous procédons à des analyses de détection de pesticides, notamment en vue d’une obligation de résultat.

Mais il est vrai que la question se pose sur la reconnaissance et les niveaux d’exigence des certifications bio qui ne sont pas européennes.

Concernant le « sans pesticides », j’ai dû aller trop vite. Nous voulons que toutes nos filières excluent progressivement les pesticides. Certaines n’en font déjà plus usage. Je vous ai cité la fraise, le kiwi, la pomme et la pomme de terre. Pour la filière pommes, nous avons une certification HVE niveau 2 – le plus haut niveau technique. Le niveau 3 nous permet de communiquer à nos clients que nous sommes certifiés HVE – ce n’est pas une différence technique : elle signifie que chaque petit producteur doit payer pour pouvoir communiquer.

Le Gouvernement travaille actuellement sur la question de la HVE. Si nous arrivons à rendre la certification HVE transparente et visible, nous irons dans le sens de l’agro-écologie, de l’élimination progressive des pesticides.

M. Laurent Francony. Nous partageons les inquiétudes de nos collègues concernant le bio, même si notre groupe est 100 % français. Nous avons fait le choix, en complément du label bio, d’ajouter un pictogramme à nos produits pour indiquer que les ingrédients de nature agricole étaient d’origine française.

Comme cela vient d’être dit, le décret sur l’indication de l’origine est important. Nous savons que des contrôles et des études ont été menés par l’Europe qui ont tendance à remettre en cause cette expérimentation française, au motif qu’elle pourrait nuire à la libre circulation des marchandises ; on sent bien que la radicalisation de certaines lois sur l’alimentation est contrebalancée par la non-prorogation de ce décret.

M. le président Loïc Prud’homme. Monsieur L’Huillier, vous avez rappelé que vous faites tous du commerce et que vous devez faire un chiffre d’affaires ; nous le comprenons bien. Nous avons parlé de prix, mais nous n’avons pas évoqué les marges que vous faites sur les produits alimentaires ; pouvez-vous nous les communiquer ?

M. Jean-Marc L’Huillier. Je n’entrerai pas dans les détails des différents segments et des différentes familles.

Le budget global de mon point de vente Netto, en marge produite, est de 16,5 %. La marge moyenne des grandes distributions est de 20 %, sur laquelle se greffent toutes les charges.

M. le président Loïc Prud’homme. Je vous demandais la marge que vous faites sur l’alimentation.

M. Jean-Marc L’Huillier. Je ne parlerai que de mes commerces : fruits et légumes, 21 % ; boucherie, 21 % ; charcuterie libre-service, 22 % ; crémerie, 18 % ; épicerie, 10 % à 12 %. Nous sommes dans une recherche de performance concernant le chiffre d’affaires, et dans une volonté d’innovation dans le développement des produits ; c’est essentiel.

M. Alexandre Tuaillon. L’Observatoire de la formation des prix et des marges (OFPM) produit régulièrement un rapport dans lequel vous trouverez, rayon par rayon, les marges moyennes des distributeurs. Les données sont fournies par les distributeurs à M. Philippe Chalmin, président de l’Observatoire.

M. Thierry Desouches. Les marges du magasin de M. L’Huillier sont à peu près les mêmes que les nôtres – nous sommes sur les mêmes territoires.

L’indicateur de l’Observatoire est fiable, puisqu’il est construit à partir des éléments fournis par tous les distributeurs.

M. Alexandre Tuaillon. Il s’agit de marges brutes.

M. le président Loïc Prud’homme. Nous arrivons au terme de cette table ronde. Messieurs, je vous remercie.

 

La séance est levée à midi heures trente.

 

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34.    Audition, ouverte à la presse, de M. François Eyraud, directeur général, et de Mme Laurence Peyraut-Bertier, secrétaire générale de Danone France, accompagnés du docteur Sarah Bourbie Vaudaine, responsable recherche & innovation en nutrition pour les produits laitiers frais France, et Mme Véronique Ferjou-Gaven, directrice des affaires institutionnelles Danone France.

(Séance du mardi 17 juillet 2018)

La séance est ouverte à dix heures quinze.

M. le président Loïc Prud'homme. Nous recevons, ce matin, des représentants de la direction du groupe Danone. Il s’agit de M. François Eyraud, directeur général de Danone France, de Mme Laurence Peyraut-Bertier, secrétaire générale, du docteur Sarah Bourbié-Vaudaine, responsable « Recherche et Innovation en nutrition » pour les produits laitiers frais et de Mme Véronique Ferjou-Gaven, directrice des affaires institutionnelles.

Le groupe Danone est un acteur mondial de l’agroalimentaire avec un chiffre d’affaires global de 24,7 milliards d’euros en 2017 et près de 100 000 collaborateurs au total. Les Etats-Unis représentent aujourd’hui son premier marché. La France est au deuxième rang et la Chine occupe la troisième place – 66 % des ventes sont réalisées hors d’Europe.

Les spécialités du groupe ont profondément évolué depuis l’origine. À présent, Danone a acquis un rang de leader dans quatre grands métiers : les produits laitiers et d’origine végétale, les eaux, la nutrition infantile et la nutrition médicale.

Ainsi, Danone a progressivement abandonné les produits que l’on peut qualifier des plus basiques et qui désormais sont, cela étant particulièrement vrai en France, massivement vendus sous des marques de distributeurs. Pour autant, Danone a conservé une place importante dans les rayons de la grande distribution française. Régulièrement des sondages montrent que certaines de ses marques sont parmi les préférées des Français.

Pour revenir à la réorientation de ses produits progressivement réalisée par le groupe, le plus souvent avec succès, le marketing a insisté sur leur caractère innovant, la qualité de fabrication et leurs effets positifs sur la santé des consommateurs.

Danone est, peut être avec Nestlé, le grand groupe qui a été le plus loin dans cette voie de transformation de la majeure partie de son offre.

Pour être complet, Danone a rencontré des difficultés, voire des échecs, pour imposer certaines innovations. On rappellera, le retrait, deux ans après son lancement, du produit laitier Essensis qui prétendait avoir des vertus cosmétiques, donc un effet beauté. En outre, certains de vos produits-phares comme Actimel et Activa se sont imposés sur les marchés, mais non sans avoir à faire face, notamment aux États-Unis, à des accusations de publicité trompeuse ou mensongère.

Après ce bref aperçu de la situation, la commission est particulièrement intéressée d’en savoir plus sur les possibilités de concilier une alimentation industrielle, celle qui sort des usines après avoir subi des process plus ou moins intenses, et la sauvegarde, voire l’amélioration nutritionnelle, de produits grand public.

Mesdames, monsieur, nous allons, dans un premier temps, vous écouter au titre d’un exposé liminaire de quinze minutes au maximum. Puis, un échange s’établira avec notamment les questions posées par ma collègue Michèle Crouzet, en sa qualité de rapporteure de la commission d’enquête.

Je vous informe que cette audition est ouverte à la presse.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, les personnes entendues déposent sous serment. Je vous demande donc de prêter serment.

(M. François Eyraud, Mme Laurence Peyraut-Bertier, Mme la docteure Sarah Bourbie Vaudaine et Mme Véronique Ferjou-Gaven prêtent serment.)

M. François Eyraud, directeur général de Danone France. Monsieur le président, nous vous remercions de nous accueillir pour participer à ce débat.

L’entreprise Danone a été fondée en 1919 pour commercialiser des yaourts naturels, son objectif initial étant d’améliorer la santé des enfants en Espagne, qui rencontraient des problèmes de digestion. Depuis le début de son histoire, Danone s’est préoccupée des bienfaits reconnus des yaourts et de l’alimentation. L’entreprise a toujours collaboré avec les scientifiques pour comprendre les effets de l’alimentation sur la santé des personnes.

En 1991, une dizaine d’années avant la création du Plan national de nutrition santé (PNNS), a été créé l’Institut Danone, dont la vocation était de réunir des experts de l’alimentation et de proposer des outils pratiques pour contribuer à l’amélioration de l’alimentation de la population, et en particulier chez les enfants.

Cet Institut a mené un certain nombre de réflexions et d’échanges avec les professionnels et les scientifiques et a participé à des programmes pédagogiques sur l’alimentation.

Aujourd’hui, tout le monde a pris conscience que l’alimentation est au cœur du « capital santé » de chaque individu. Franck Riboud, en prenant la tête de l’entreprise en 1996, au moment de l’évolution de nos portefeuilles, a défini la mission de l’entreprise : apporter la santé par l’alimentation au plus grand nombre.

Pour atteindre cet objectif, nous travaillons depuis des années sur la reformulation des produits, nos portefeuilles évoluant en fonction des connaissances scientifiques, des attentes des consommateurs et des besoins des populations. Nous centrons notre offre sur des produits quotidiens et fins.

Entre 2009 et 2016, nous avons confirmé des engagements en matière nutritionnelle, sur différents axes. Le premier est l’amélioration de la qualité nutritionnelle. Nous avons, par exemple, accéléré la diminution de la présence de sucre dans les produits, compte tenu du profil alimentaire de la population française.

Deuxièmement, nous nous sommes engagés à changer positivement les comportements alimentaires. Pour ce faire, nous travaillons sur le projet Clémantine, qui vise à accompagner, dans les cantines, les professionnels qui s’occupent des enfants pour les conseiller sur une alimentation saine, dès le plus jeune âge.

Troisièmement, nous contribuons, avec des instituts, à un certain nombre d’études relatives à la connaissance des pratiques alimentaires – selon les âges, les populations, le niveau socioéconomique, etc. Nous avons toujours été très ouverts aux échanges avec l’ensemble des autorités, gouvernementale et parlementaire. À ce titre, j’ai participé aux Etats généraux de l’alimentation, où j’ai coprésidé l’atelier 5 sur l’amont agricole. Laurence Peyraut-Bertier a travaillé, quant à elle, sur le cycle du plastique.

Le quatrième engagement est celui d’un marketing responsable envers les enfants ; nous avons signé l’European Pledge.

Le cinquième axe concerne les informations que nous apportons au consommateur ; des informations qui se doivent être le plus claires possibles. Nous sommes l’une des premières entreprises à avoir adhéré au Nutri-Score, que nous sommes en train de mettre en place sur nos produits frais.

En 2017, notre nouveau président, Emmanuel Faber, a réaffirmé l’engagement du groupe au principe One Planet, One Health, par lequel nous nous engageons à prendre soin de la planète. Nous pensons que l’alimentation et la bonne santé de la planète sont liées. Les modèles agricoles, la biodiversité nous paraissent essentiels dans le cadre de la mission de notre entreprise : contribuer à une bonne alimentation en prenant soin de notre planète.

Vous avez très bien résumé, Monsieur le président, nos différentes activités. En France, nos quatre grands métiers sont les produits frais et l’offre végétale, les eaux minérales et les boissons aromatisées, la nutrition infantile, connue sous la marque Blédina, et la nutrition médicale – produits commercialisés dans les pharmacies et les hôpitaux pour corriger des déficiences et aider des personnes malades à rééquilibrer leur alimentation.

Nous avons acheté, voilà un an et demi, l’entreprise américaine WhiteWave, leader des produits bio au niveau mondial. Danone est donc, aujourd’hui, le leader mondial en bio, avec notamment des laits biologiques. Cela démontre la façon dont nous produisons nos offres alimentaires.

Danone est, en France, totalement ancrée dans les territoires. Nous possédons douze sites industriels – vingt-quatre avec les sites logistiques – qui couvrent la quasi-totalité des régions. Nos usines sont en général proches des bassins de production, laitiers ou végétaux. Nous avons une relation directe, pour les produits frais, avec plus de 2 000 agriculteurs et éleveurs, que nous accompagnons sur un certain nombre de critères. Enfin, 8 000 personnes travaillent dans nos usines et nos centres logistiques pour offrir au consommateur les meilleurs produits possible ? Notre maillage territorial est important.

L’objectif de l’entreprise est, non pas uniquement de générer de la richesse pour ses actionnaires, mais de participer à une bonne alimentation et à des modes de production respectueux. Loin de nous considérer comme une entreprise parfaite, nous apprenons en avançant, notamment grâce à la science. Nous faisons en permanence évoluer nos systèmes de production en amont, de transformation et de commercialisation, ainsi que les recettes, de façon à offrir des produits qui donnent du plaisir et qui s’intègrent dans une alimentation saine.

Suite aux États généraux de l’alimentation (EGA), nous avons pris trois engagements pour aller encore plus loin. Je laisserai ma collègue Laurence Peyraut-Bertier vous les présenter.

Mme Laurence Peyraut-Bertier, secrétaire générale de Danone France. Danone a en effet annoncé, en France, trois engagements forts. Le premier est de donner au consommateur la possibilité de faire un choix éclairé. Pour ce faire, nous sommes en train de mener un travail important sur la transparence de nos offres. Aujourd’hui, tous les ingrédients sont énumérés, mais nous avons décidé d’aller un cran plus loin : seront accessibles, sur notre site internet, avant la fin de l’année, non seulement les ingrédients, mais les raisons pour lesquelles ils sont présents dans nos recettes – à quoi ils servent.

Nous avons collaboré avec le Gouvernement sur l’expérimentation du Nutri-Score, et nous avons été les premiers à annoncer que nous le mettrons sur nos produits – sur internet dans un premier temps –, et d’abord sur toute la gamme des produits frais.

Parallèlement, nous disposons d’un plan d’amélioration continue de nos recettes, avec l’ambition de les simplifier et de limiter la liste des ingrédients. Dans cette attente de simplicité, de naturalité, nous sommes amenés à revoir nos recettes, en fonction des consommateurs et de nos engagements.

Le deuxième engagement, parce que nous avons conscience du défi que représente l’offre bio en France, est d’accélérer notre plan bio pour proposer à la population française une offre biologique élargie. Nous étions précurseurs, il y a dix ans, avec « Les 2 vaches », des yaourts biologiques. Par ailleurs, d’ici à 2020, toutes nos marques destinées aux enfants auront une alternative biologique sur le marché français. Bien entendu, nous accompagnons nos agriculteurs dans cette transition agro-écologique, un défi à la fois pour Danone et pour la France, puisque nous suivons de près l’agenda du Gouvernement. Nous avons déjà annoncé que nous serons aux côtés du Gouvernement pour accélérer cette transition des agriculteurs dans cette démarche.

Comme nous savons que toutes les pratiques ne pourront pas aller vers l’offre biologique, et pour renforcer notre responsabilité, nous avons annoncé qu’en 2025, tous les produits Danone cultivés en France seront issus de l’agriculture régénératrice. Une agriculture plus respectueuse de la préservation des sols, que nous avons déjà lancée aux États-Unis.

Nous nous préoccupons également du bien-être animal et de celui des hommes et des femmes qui cultivent cette terre. Pour ce faire, des partenaires techniques et des organisations non gouvernementales (ONG) nous accompagnent sur ce cahier des charges : l’ensemble des ingrédients cultivés en France sera issu de cette agriculture.

Troisième engagement, l’entreprise a annoncé qu’une journée de son chiffre d’affaires – le 21 septembre – sera consacrée au financement des projets sur l’accélération de l’agroécologie en France. L’argent sera investi, en France, dans les projets d’agriculture régénératrice mis en place par nos 2 300 agriculteurs.

 M. François Eyraud. Nous essayons le mieux et le plus possible de contribuer à faire avancer les choses de façon proactive. Nous ne prétendons pas être parfaits, mais nous sommes dans des processus d’amélioration en fonction des éléments scientifiques qui nous sont fournis et éventuellement des attentes sociétales.

M. le président Loïc Prud'homme. Je vous remercie.

Vous avez évoqué la mission de votre entreprise : « Apporter la santé par l’alimentation au plus grand nombre » par une offre de produits quotidiens et sains. Je ne peux m’empêcher de faire le parallèle avec un article du hors-série du magazine 60 millions de consommateurs, qui a révélé la présence de nombreux additifs, malgré leur indiction, dans les yaourts ; les fabricants utilisent certaines dérogations pour contourner la loi. Parmi les produits dénoncés, l’un de vos produits, qui vise particulièrement les enfants, le yaourt M&M’s Mix, contient seize additifs. J’imagine que vous allez en modifier la recette. L’avez-vous retiré de la vente ? Car il ne correspond absolument pas aux engagements que vous venez de nous présenter.

Par ailleurs, n’est-ce pas un peu cynique – je suis un peu cash à dessein, pardonnez-moi – de présenter des aliments bons pour la santé lorsque certains de vos produits, qui ciblent les enfants, sont très sucrés ?

Nous savons, que, hormis les additifs, qui sont un problème majeur car on n’en connaît pas encore les « effets cocktail » – mais on les suppose délétères et le principe de précaution voudrait qu’on les réduise –, le sucre est mauvais pour la santé. Comment peut-on encore présenter des recettes très sucrées à nos enfants, avec en outre un packaging qui renforce leur attractivité ?

M. François Eyraud. Concernant le profil des éléments, notre offre alimentaire est en évolution permanente en fonction de l’évolution de la société. En 1945, le profil du consommateur – et l’offre alimentaire – n’était pas le même qu’aujourd’hui. Nous travaillons donc sur l’équilibre du régime alimentaire en modifiant régulièrement les recettes de nos produits.

S’agissant des produits destinés aux enfants, nous communiquons et poussons la consommation de produits qui correspondent aux besoins des enfants. Je vous citerai deux exemples. Le premier concerne l’eau. Nous incitons les enfants à boire beaucoup d’eau, sachant qu’ils n’en consomment pas assez ; cette donnée est prise en compte, quand nous faisons de la publicité pour les enfants.

Deuxièmement, nous tenons compte, dans nos recettes, des besoins spécifiques de la population ciblée, les besoins nutritionnels des enfants entre zéro et trois ans étant complètement différents de ceux des adultes – d’où notre marque Blédina.

Concernant le yaourt M&M’s Mix, effectivement, nous projetons de le faire évoluer pour être en adéquation avec notre démarche ; je vous l’ai dit, nous sommes dans des process d’amélioration constants.

Par ailleurs, les additifs qui se trouvent dans nos yaourts, qui sont autorisés et ne présentent aucun problème sur la santé, ont tous une fonctionnalité par rapport au produit et au profil recherché. Pour les yaourts à 0 %, ce sont le non-apport en sucre et le très faible apport en matière grasse qui sont recherchés.

M. le président Loïc Prud'homme. S’agissant du marketing responsable vis-à-vis des enfants, quid de la publicité ? Un débat s’est tenu sur l’interdiction de diffuser de la publicité pendant les programmes pour enfants ; allez-vous suivre cette recommandation ? Ou allez-vous appliquer la réglementation stricto sensu, sans être proactifs ?

M. François Eyraud. Nous communiquons uniquement sur des produits recommandés pour les enfants ou considérés comme bons pour la santé, tel que l’eau. Nous ne communiquons pas, par exemple, sur les eaux aromatisées. Et nous ne communiquons pas sur le produit que vous avez cité.

M. le président Loïc Prud'homme. Madame, vous avez évoqué l’agriculture « régénératrice ». C’est bien mystérieux… À quels instituts et ONG faites-vous référence ?

Mme Laurence Peyraut-Bertier. Nous travaillons actuellement sur un cahier des charges qui prendra en compte les trois piliers suivants : la préservation des sols, le bien-être animal et le bien-être des hommes. Danone a été l’un des premiers acteurs sur le marché à proposer des contrats, notamment à ses éleveurs laitiers, et le premier à intégrer le minimum de coût de production pour permettre aux agriculteurs de vivre de leur métier.

Concernant la préservation des sols, nous travaillons avec l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), avec la Fédération nationale d’agriculture biologique des régions de France (FNAB) et avec l’ONG Pour une agriculture du vivant  composée d’agronomes. Nous sommes en cours de contractualisation, je ne peux donc vous en dire plus. Nous finaliserons, cet été, notre cahier des charges avec ces partenaires, nous serons donc en mesure de communiquer à la rentrée sur les engagements que nous aurons signés.

M. François Eyraud. Ces sujets sont très complexes. Nous disposons d’équipes de scientifiques et d’un centre de recherche en France ; 80 personnes travaillent uniquement sur l’alimentation. Par ailleurs, nos scientifiques sont en relation constante avec des scientifiques et des spécialistes universitaires du monde entier, de façon à connaître toutes les publications et les dernières trouvailles sur ces questions – partie alimentaire et partie amont agricole.

Michèle Crouzet, rapporteure. Je souhaiterais revenir sur la notion d’agriculture régénératrice, car si nous connaissons l’agriculture biologique, la haute valeur environnementale (HVE), l’agriculture de conservation, l’agroforesterie, nous ne savons pas où vous situez cette agriculture. Qu’allez-vous imposer aux agriculteurs pour que leurs produits correspondent à vos cahiers des charges ?

Vous nous avez présenté les engagements de Danone en matière de qualité nutritionnelle ; or le yaourt créé en 1919 doit être bien différent de celui d’aujourd’hui. Pouvez-vous nous dire quelles sont vos marges de progression, jusqu’où vous comptez aller, notamment grâce à cette agriculture régénératrice ?

L’étude de NutriNet-Santé, publiée en février dernier, a pointé du doigt le lien qui existe entre une conservation d’aliments ultra-transformés et le risque de développer un cancer ou d’autres maladies. Quelle analyse votre entreprise a-t-elle de ce sujet ?

Nous sommes très vigilants aux additifs qui sont mis dans ces produits ultra-transformés, en raison notamment des « effets cocktail » qu’ils peuvent provoquer. Comment votre entreprise réagit-elle à son niveau propre de production ? Nous avons entendu d’autres industriels, ce sujet est délicat. Le sucre, par exemple, est parfois supprimé, mais remplacé par un autre additif. L’impact des additifs sur la santé est vraiment notre cheval de bataille. Nous aimerions donc vraiment connaître l’attitude de Danone à leur égard. En utilisez-vous beaucoup ? Nous avons pu constater que près de trente additifs avaient été ajoutés à une pizza ! Avez-vous la possibilité de faire différemment et de revenir à un produit plus naturel, par exemple ?

Par ailleurs, un certain nombre de scandales alimentaires ont eu lieu récemment. Quels sont les dispositifs de contrôle mis en place par Danone ? Quels contrôles effectuez-vous s’agissant de la qualité de vos produits, de vos fournisseurs – de toute la chaîne ? L’affaire Lactalis a montré qu’une défaillance humaine pouvait mettre une entreprise en grande difficulté. Quelles recommandations pourriez-vous faire pour éviter un tel scandale ? Pensez-vous que d’autres contrôles que les vôtres devraient être effectués ?

Quant au Nutri-Score, il n’est pas encore sur tous vos produits. À quelle échéance le sera-t-il ? Les produits que vous vendez à l’étranger sont-ils étiquetés Nutri-Score, ou rencontrez-vous des difficultés, notamment en Europe ? La formulation de vos produits français est-elle la même que ceux que vous vendez à l’étranger ?

M. François Eyraud. Le yaourt nature de 2018 est composé de lait, collecté dans un rayon de 60 kilomètres autour de nos usines, et de ferments ; la même recette qu’il y a cent ans. Bien entendu, nous avons lancé des gammes avec des ferments différents, mais 30 % de nos yaourts vendus ne contiennent que du lait et des ferments. De même, 94 % de nos eaux sont minérales : l’eau est extraite de la nature, mise en bouteille et commercialisée. Un produit industriel n’est pas forcément ultra-transformé. C’est la raison pour laquelle ce terme me dérange un peu. Il a une connotation qui semble induire un certain nombre de choses.

Nous travaillons sur des recettes pour offrir aux consommateurs des produits qui leur fassent plaisir et qui soient bons pour la santé ; de la même façon qu’une bonne cuisinière agrémente ses plats avec tout un tas d’ingrédients pour le plaisir de ses invités.

L’alimentation est culturelle et émotionnelle ; des éléments que nous devons prendre en compte. Nous nous servons d’un maximum d’ingrédients naturels. Notre travail sur l’agriculture en amont vise justement à nous approvisionner en ingrédients de qualité, irréprochables, pour fabriquer de bons produits.

S’agissant de la sécurité alimentaire, non seulement nous suivons les recommandations, mais nous effectuons des contrôles et des audits en permanence. Il n’y a pas de pays plus sûr que la France sur cette question. Le niveau de régulation et de contrôle des agences françaises est très élevé, et Danone, qui se veut mieux-disant, en ajoute. Nous n’oublions pas que des millions de produits sont consommés chaque jour par les consommateurs. Même si le risque zéro n’existe pas, nous sommes d’une vigilance extrême. Si nous détectons la moindre déviation, notamment par rapport à la qualité organoleptique, nous bloquons le produit, et si nécessaire nous le retirons du marché.

Pour cela, nous travaillons avec l’ensemble des « commercialisateurs » pour renforcer les éléments de coordination, car c’est souvent dans les interfaces qu’il peut y avoir des faiblesses – je pense là aux scandales alimentaires récents. Les dernières affaires nous ont poussés à nous questionner à nouveau sur ce sujet. Nous sommes d’ailleurs en train d’élever le standard et nous travaillons avec les autorités compétentes pour définir s’il convient de mettre en place de nouvelles procédures de façon plus générale.

Mme Sarah Bourbié-Vaudaine, responsable « Recherche et Innovation en nutrition » pour les produits laitiers frais de Danone France. Je reviendrai sur la question des additifs et des ingrédients.

Les dénominations « yaourt » et « lait fermenté » sont des dénominations nobles, protégées, définissant clairement un produit. On ne peut ajouter aucun ingrédient dans un yaourt et un lait fermenté. En revanche, on peut ajouter du sucre et un arôme dans un yaourt dit aromatisé ; mais il n’y a pas d’additif.

Comment est fabriqué un yaourt aux fraises ? Nous fabriquons, d’un côté, un yaourt, comme nous vous l’avons expliqué. Une fois qu’il est fermenté, il est brassé, afin de bien mélanger la masse laitière fermentée. De l’autre côté, nous préparons les fruits ; pour ce faire, nous avons un certain nombre de contraintes. Nous cherchons à limiter les apports en sucre, nous ne sommes donc pas dans un rapport moitié sucre, moitié fruits, comme pour une confiture. Or, nous avons besoin de cet effet de confiture. De sorte, que nous mettons des agents qui font texturer la préparation des fruits, pour la rendre homogène, avec des morceaux de taille identique, et que nous permettent de produire en grande quantité.

Les raisons pour lesquelles nous utilisons des additifs sont les suivantes : nous fabriquons cette recette en quantité, et elle doit être toujours la même – le goût ne doit pas changer d’une préparation sur l’autre. Nous mettons donc des correcteurs d’acidité qui permettent de rendre le goût homogène, puis nous le renforçons avec des arômes pour qu’il reste le même, de la date d’achat à la date de péremption. Les texturants introduits dans les préparations de fruits vont permettre de répartir de façon homogène les morceaux de fruits
– on efface l’effet d’échelle. Les additifs que nous trouvons dans les yaourts aux fruits sont donc ajoutés à la préparation des fruits et non au lait fermenté.

Si des additifs sont ajoutés à la masse fermentée blanche, la partie principale d’un yaourt, il ne s’agit pas d’un yaourt au sens de la définition réglementaire ; il s’agit de spécialité laitière. La réglementation est donc extrêmement claire sur ce qui est ou pas permis.

L’entreprise Danone utilise peu d’additifs. Nous en utilisons pour des raisons technologiques. Nous avons une fonction précise dans nos recettes, mais nous faisons en sorte d’en mettre un minimum pour obtenir cette fonction désirée – je vous ai parlé des correcteurs d’acidité qui permettent d’homogénéiser le goût du fruit, quelles que soient la période de l’année et la récolte. Le principe de l’additif, c’est que nous extrayons l’une des substances d’un aliment pour pouvoir l’utiliser. Nous utilisons comme structurant, par exemple, non pas de la farine, mais l’amidon qu’elle contient.

Aucun des additifs que nous utilisons n’est dangereux pour la santé. Notre équipe de 80 personnes fait de la veille, analyse toutes les recommandations émises par les agences, françaises et étrangères, et toutes les publications scientifiques pour pouvoir anticiper. Enfin, nous adoptons des mesures plus contraignantes que la réglementation sur certains produits, pour coller à la manière dont nous souhaitons produire nos recettes.

M. François Eyraud. Un certain nombre d’additifs sont nécessaires pour garantir la qualité des produits. Nous les mettons en quantité limitée pour des questions de profils alimentaires et de coût. Tous les additifs ont leur utilité et nous en mettons un minimum pour la fonction désirée.

Nous ne vendons pas de produit contenant trente additifs, et nous n’avons pas à commenter cet état de fait. Les produits Danone sont des produits simples, pour lesquels chaque additif a une fonction très spécifique, liée à la sécurité alimentaire, à la texture, etc. Je le répète, les aliments doivent donner du plaisir et être bons pour la santé. Un équilibre sur lequel nous travaillons en permanence.

Il est important pour nous que le consommateur soit parfaitement informé. Nous allons donc expliquer, sur notre site, les raisons de l’ajout d’additifs et d’ingrédients que nous mettons dans nos recettes. Par ailleurs, nous proposons au consommateur des alternatives aux produits contenant des additifs ; il peut ainsi faire son choix, nos produits étant tous conformes à la réglementation, voire au-delà, puisque nous cherchons les meilleures formules pour la satisfaction du consommateur.

Mme Laurence Peyraut-Bertier. Nous nous sommes engagés, dans un premier temps, à mettre le Nutri-Score sur les produits frais, d’ici à la fin de 2019, ce qui représente 50 % du chiffre d’affaires de Danone en France. L’alimentation pour enfants n’est pas concernée. Concernant notre division d’eau, 94 % de nos eaux minérales sont naturelles, elle n’est donc pas non plus la plus concernée.

S’agissant de l’agriculture régénératrice, nous travaillons avec les acteurs concernés, que nous rencontrons, au Salon de l’agriculture, par exemple, y compris la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), qui est aussi au cœur de cette réflexion.

Une nouvelle histoire est à écrire qui, pour nous, s’appelle l’agriculture régénératrice. Nous ne l’imposons pas à nos agriculteurs, avec qui nous avons un contrat, et avec qui nous discutons des débouchés. L’enjeu, pour eux, et pour nous, c’est qu’ils trouvent des débouchés chez les industriels qui vont acheter leurs productions. Notre objectif est que, demain, les consommateurs achètent de plus en plus – et il en va de notre responsabilité – des produits plus respectueux des trois éléments que j’ai évoqués plus haut. C’est ce cahier des charges que nous sommes en train d’écrire et qui est nouveau.

Ensuite, nous devrons aider le consommateur à se repérer. Voulons-nous créer un label Danone ? Non, mais nous souhaitons créer une agriculture respectueuse de ces trois éléments.

M. François Eyraud. Concernant le Nutri-Score à l’international, c’est en effet plus compliqué. Des produits fabriqués en France et exportés peuvent se heurter à une réglementation différente. La régulation chilienne, par exemple, est différente du Nutri-Score. Chaque pays est en train de mettre en place des systèmes et il est, en effet, important qu’il y ait une homogénéité. Nous militons pour que le Nutri-Score soit repris dans tous les pays européens. Notre filière allemande commence à mettre le Nutri-Score sur ses produits.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Des pays européens ont-ils refusé que vous mettiez le Nutri-Score sur leurs produits ? Et si vous l’avez mis, ont-ils été gênés ?

M. François Eyraud. Je m’occupe de la France, je n’ai donc pas une vision complète de la situation. Cependant, nous souhaiterions que les autorités européennes prennent position – comme la France l’a fait pour le Nutri-Score après avoir étudié d’autres possibilités. Que tous les pays européens trouvent un consensus pour que nous puissions le mettre en place. Car il ne serait pas bon de commencer avec un système, puis de le changer : le consommateur serait perdu.

M. le président Loïc Prud'homme. Vous nous avez indiqué que vos produits étaient conformes à la réglementation. Heureusement ! Heureusement que les industriels que nous recevons respectent la réglementation, qu’ils ne se vantent pas de ne pas la respecter ! Notre mission, quant à nous, est de la faire évoluer.

Je reviendrai sur les alicaments, avec des produits comme Actimel, que vous n’avez pas abordés. S’ils sont conformes à la réglementation, vous n’avez pas hésité, dans vos communiqués, à vanter leurs effets sur la santé. N’est-ce pas un peu limite ? Certes, les yaourts nature sont riches en calcium et réparent la flore intestinale, mais les autres produits sont des agrégats de nutriments, parfois liés par des additifs, jugés indispensables pour donner une texture à un produit qui n’a pas d’existence physique au départ.

M. François Eyraud. S’agissant des alicaments, chaque pays a sa façon de voir les choses. La France a un niveau de régulation, de précaution et de suivi sur cette question qui est probablement le plus élevé du monde. Il existe donc un grand nombre de garde-fous quant à des slogans publicitaires qui seraient inadéquats.

L’European Food Safety Authority (EFSA) a pris position sur l’item santé et a recommandé, pour la fabrication de ces produits, de suivre le processus employé dans les laboratoires pour avoir l’autorisation d’annoncer des bénéfices pour la santé. Nous tenons compte de cela dans nos communications, qui sont en phase avec l’attente de la société et les régulations.

M. le président Loïc Prud'homme. En France.

M. François Eyraud. À l’étranger également. Les niveaux d’exigence des marchés sont différents, mais ils sont des vecteurs de références internationales. Nos politiques sont donc elles aussi internationales. De la même façon que les dispositions légales en matière du droit du travail, par exemple, qui ne sont pas les mêmes dans tous les pays. Mais globalement, nous essayons d’appliquer, dans chaque pays, des politiques qui soient en adéquation avec notre vision et la réglementation en vigueur.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Nous avons reçu la grande distribution, dont des représentants du groupe E. Leclerc. L’un d’entre eux nous a apporté une bouteille d’eau dont le code-barres était composé de deux barres supplémentaires – 15 au lieu de 13 – permettant ainsi la traçabilité du produit depuis son origine. Avez-vous connaissance de ce principe ?

Pourriez-vous imaginer, pour le bien du consommateur, de tracer davantage la provenance de vos aliments et le processus de fabrication ?

M. François Eyraud. C’est une excellente question, par rapport aux méthodes futures. Nous contrôlons et traçons nos produits en fonction des technologies qui existent aujourd’hui. Nous savons de quelle ferme provient le lait, nous suivons l’état de santé des vaches, etc. Nous avons donc déjà une traçabilité. Nous n’achetons pas les produits de façon ponctuelle au plus offrant. La garantie de qualité implique une traçabilité que nous avons mise en place dès le début, et que nous améliorons régulièrement.

De nouvelles technologies, telles que la blockchain, ont été mises au point et ouvrent de nouveaux horizons. Nous y sommes très attentifs, car elles permettront de redonner confiance au consommateur quant à la qualité des produits. Nous sommes favorables à la transparence.

Nous recevons des consommateurs dans des élevages qui nous fournissent le lait et dans nos usines, pour leur expliquer et leur montrer comment sont fabriqués les produits. Une laiterie, en fin de compte, c’est une grosse yaourtière ! Nous voulons donc montrer et partager notre façon de faire, la confiance est essentielle pour nous. D’autant qu’il existe une réelle défiance envers l’alimentation, alors même que la France est l’un des pays les plus sûrs. Nos produits sont tous travaillés de façon optimale, pour que leur profil nutritionnel soit au top. Nous contrôlons nos produits à chaque étape du process pour nous assurer qu’ils seront de qualité. Nous n’attendons pas que le produit soit fini pour le contrôler, car si un mauvais ingrédient est mis au début, le produit sera obligatoirement mauvais à la fin.

Nous effectuons même des contrôles en points de vente et nous alertons les clients quand nous détectons un défaut – non lié à la sécurité alimentaire, mais des packagings abîmés, des produits qui ne sont pas à température, etc. Nous ne suivons pas le produit jusque dans le Frigidaire du consommateur, mais peut-être que cela viendra !

Mme Nathalie Sarles. Vous avez indiqué que les réglementations variaient d’un pays à un autre. Dans ceux qui disposent d’une réglementation moins contraignante que celle de la France, modifiez-vous les recettes en conséquence, ou essayez-vous toujours de tirer la qualité de vos produits vers le haut ?

M. François Eyraud. Nous essayons, bien entendu, en permanence, de tirer vers le haut la qualité de nos produits. Maintenant, tous les produits sont-ils identiques dans tous les pays ? La réponse est non. Je vous l’ai dit, l’alimentation est culturelle. Un pays comme la Roumanie, par exemple, a l’habitude de consommer du lait fermenté dont le goût est différent, plus acide.

En revanche, la qualité du produit est aussi élevée et nous avons les mêmes exigences en termes de sécurité alimentaire.

Par ailleurs, dans certains pays, comme l’Afrique, où la population a des déficits en vitamine D, en calcium notamment, nous modifions nos recettes, en particulier des produits pour enfant, en ajoutant du calcium ou des vitamines. Mais nous n’avons pas de double standard en termes de qualité.

M. le président Loïc Prud'homme. Quels sont vos liens et le rapport de forces que vous entretenez avec la grande distribution ? Nous avons constaté que le producteur était tenu de produire au plus bas coût pour le transformateur qui, lui-même, se voyait imposer des prix bas par le distributeur. Le marché de la distribution est aujourd’hui très concentré, donc si un producteur ne répond pas aux exigences il ne sera pas retenu et n’aura pas de revenu.

Les agriculteurs et les syndicats agricoles que nous avons auditionnés ont-ils oublié de mentionner à quel point ils étaient contents de travailler pour Danone, notamment sur des contrats de lait bio ? Ou avez-vous des exigences de prix par rapport à vos producteurs ? Comment contractualisez-vous ces exigences ? Quelle pression exerce la grande distribution sur la relation que vous entretenez avec vos producteurs ?

M. François Eyraud. Cette discussion était au cœur de l’atelier 5, que j’ai animé aux Etats généraux de l’alimentation.

L’important, pour nous, est de créer de la valeur pour le bénéfice du consommateur en termes de plaisir nutritionnel, de profil d’alimentation, etc. Et l’ensemble des parties prenantes du système doit y trouver son compte. Mais le premier concerné est le consommateur, car s’il ne prend pas de plaisir, le produit ne se vendra pas et toute la chaine en amont sera perdante.

Une grande partie de la production, dans la filière laitière, par exemple – même si cela ne nous concerne pas puisque nous sommes centrés sur le marché français – est exportée ; 40 % de la production laitière française part à l’export. Le lait doit donc être compétitif à l’égard des autres alternatives d’achat – néozélandaises, par exemple.

Nous devons donc traiter les problématiques, à la fois françaises et internationales. Ce qui veut dire que l’équation d’offres de nos produits laitiers doit aussi correspondre à une réalité du marché international pour une grande part.

S’agissant du marché national, une partie des produits de la filière laitière est transformée et commercialisée dans la grande distribution, mais une autre partie est achetée par les collectivités pour approvisionner les cantines et la restauration collective. Or ce sont en général les produits les moins chers qui remportent leurs appels d’offres. C’est la raison pour laquelle, il leur a été recommandé d’acheter des produits bio, des produits locaux, etc. Car là aussi, faire le choix du produit le moins cher fait pression sur l’amont.

La filière Danone est distribuée en grande distribution. Oui, il y a une pression énorme concernant les prix, le consommateur cherchant la meilleure offre et les distributeurs, qui sont en compétition, affichant les prix les plus bas.

Maintenant, il nous revient de les convaincre de la valeur de nos produits. Et la publicité est un moyen d’expliquer au consommateur la valeur que nous leur offrons dans nos produits.

Je suis convaincu qu’il faut, d’abord, offrir au consommateur un bon produit, et ensuite instaurer une bonne collaboration entre les différents intervenants de la filière pour que chacun y trouve son compte. D’aucuns prétendent que nous avons des intérêts divergents. Non, si nous ne valorisons pas le lait en fabriquant de bons yaourts, par exemple, les distributeurs n’auront pas grand-chose de positif à vendre à leurs clients.

Aujourd’hui, nous constatons que l’innovation de nouveaux produits, de nouvelles textures, de nouvelles saveurs, est importante. Les entreprises investissent dans la recherche-développement pour offrir des produits différenciés de qualité.

Le modèle dans lequel nous sommes est à bout de souffle. Et la peur du consommateur quant à une mauvaise alimentation ne fait que tirer les choses vers le bas. C’est la raison pour laquelle je suis convaincu qu’il convient d’abord de redonner confiance au consommateur en lui offrant des produits de qualité. Ce n’est pas parce qu’ils sont transformés qu’ils sont mauvais, ce n’est pas parce qu’ils sont produits en grande quantité qu’ils sont mauvais.

Le prix du lait bio est incommensurablement plus élevé que le prix du lait conventionnel. La montée en gamme, la valorisation, la valeur ajoutée que nous pouvons mettre dans un produit ne peut que convenir à l’ensemble des parties prenantes de la chaîne. Par ailleurs, le consommateur est disposé à payer plus cher pour un meilleur produit – du moins les consommateurs qui en ont les moyens.

 M. le président Loïc Prud'homme. Quel est le prix d’un yaourt et celui d’un yaourt bio ?

M. François Eyraud. En France, le prix d’un yaourt est incroyablement bas, c’est à pleurer : il est, en moyenne, à 17 centimes. Certains se vendent encore moins chers

M. le président Loïc Prud'homme. Je vous confirme que les agriculteurs pleurent quand ils voient à quel prix sont vendus leurs yaourts.

M. François Eyraud. Ce produit a une qualité nutritive réelle, il donne du plaisir or il est vendu à un prix extrêmement bas. C’est la raison pour laquelle nous essayons de la valoriser. Le yaourt bio est de 25 % à 50 % plus cher ; cela est lié au mode agricole.

M. le président Loïc Prud'homme. Il est donc vendu à environ 30 centimes.

M. François Eyraud. Oui, à peu près, c’est un ordre de grandeur. Ce sont des produits très accessibles, par rapport à leur profil nutritionnel.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Concernant la journée que vous offrez à vos agriculteurs, du moins le chiffre d’affaires du jour, de quelle somme parlons-nous ? Et qu’est-ce que cela représente pour les agriculteurs ?

M. François Eyraud. Notre volonté est de rouvrir le débat sur la valeur des produits et le rapport à l’alimentation. Aujourd’hui, pour vendre davantage, il faut baisser le prix, faire des grandes promotions – entre 20 % et 70 %. Or nous sommes persuadés que si nous expliquons nos offres au consommateur, il sera prêt à valoriser le contenu.

Lors de cette journée, nous allons à la rencontre des consommateurs, des salariés de Danone, pour leur expliquer la chaîne de valeur. Par exemple, nous expliquons aux personnes travaillant dans les usines comment nous transformons les produits. Nous nous faisons accompagner d’éleveurs qui leur expliquent leur façon de travailler, afin qu’ils puissent constater de visu qu’un travail sérieux est réalisé. Qu’il s’agit de leur voisin fermier, que Danone sélectionne des ingrédients de bonne qualité pour fabriquer de bonnes recettes.

Nous avons vraiment à cœur d’expliquer ce qu’est un aliment et comment il est produit. Ainsi, nous voulons les engager à changer de modèle et à accompagner cette transformation. Et pour que cette démarche ne soit pas perçue comme mercantile, nous avons choisi d’investir le chiffre d’affaires que nous avons réalisé ce jour-là, grâce aux consommateurs qui auront fait le choix d’accompagner les filières, dans des projets qui aideront les agriculteurs à évoluer vers des modèles agricoles différents. L’objectif est non pas de transférer l’argent aux agriculteurs, mais monter des projets et d’utiliser ces fonds pour faire évoluer le modèle agricole.

Bien entendu, à travers vos politiques publiques, vous avez un pouvoir bien plus important que nous pour changer les choses, mais c’est une façon militante de mettre le sujet sur la table et de définir quelle alimentation nous voulons. Le consommateur, en choisissant un produit, choisi le monde dans lequel il veut vivre.

Nous, nous ne souhaitons pas un monde du « toujours moins cher, toujours plus massif ». D’ailleurs, sachez que la plupart des exploitations agricoles avec lesquelles nous travaillons, dans le monde, n’ont pas plus d’une quinzaine de vaches – en moyenne. En France, une ferme moyenne qui fournit le lait à Danone dispose en moyenne de 70 vaches. On va le collecter dans l’ensemble du territoire.

M. le président Loïc Prud'homme. Une dernière question sur le rachat par Danone de la société américaine WhiteWave, leader en produits bio. Comment se positionne-t-elle dans le groupe Danone ? Comment nos agriculteurs voient arriver cette offre bio ?

M. François Eyraud. Cette entreprise ne commercialise le lait bio qu’aux Etats-Unis. Notre objectif n’est pas d’importer ces produits. En France, nous travaillons avec l’amont agricole. Nous avons déjà financé les projets de certains de nos éleveurs qui se sont reconvertis, passant du conventionnel au bio.

Mme Laurence Peyraut-Bertier. C’est pour cela que nous avons sorti notre Danone Act’ ; c’est pour cela que l’on accompagne cette accélération de l’agro-écologie en France ; c’est pour cela que l’on va mettre cette journée de chiffre d’affaires au service des vrais projets. Tout cela est lié car on veut sourcer France. Si demain on veut avoir 100% de produits issus de cette agriculture régénératrice ou bio, il va falloir que l’on ait plus de sourcing en France, donc on doit collectivement accélérer cette transition.

M. François Eyraud. On a des territoires qui sont assez favorables donc nous pouvons faire de belles choses.

M. le président Loïc Prud'homme. Nous en sommes convaincus. Je vous remercie.

 

La séance est levée à onze heures trente.

 

 

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35.    Audition, ouverte à la presse, de M. Gérard Raymond, président national de la Fédération française des diabétiques, accompagné de Mme Claire Desforges, responsable des affaires publiques

(Séance du mercredi 18 juillet 2018)

La séance est ouverte à onze heures.

M. le président Loïc Prud’homme. Nous recevons, aujourd’hui, M. Gérard Raymond, Président national de la Fédération française des diabétiques (FFD), et Mme Claire Desforges, responsable des affaires publiques de la Fédération.

La Fédération française des diabétiques a 80 ans. Créée en 1938, cette association de patients, dirigée par des patients, a été reconnue d’utilité publique en 1976, puis agréée par le ministère de la santé en 2007.

En France, le diabète concerne 3,7 millions de personnes et plus encore si l’on considère les cas non diagnostiqués. Le diabète de type 1, dit « insulinodépendant », frappe environ 10 % des malades. Il existe des disparités régionales en matière de diabète : son taux de prévalence le plus bas dans la population est constaté en Bretagne – 3,3 % – mais il atteint ou dépasse 10 % outre-mer, notamment à la Guadeloupe et à La Réunion.

À l’échelle mondiale, on compte 425 millions de diabétiques. Les projections de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) font état de 622 millions de diabétiques en 2040. Mais il faut savoir qu’en Afrique, plus des deux tiers des personnes atteintes de diabète ne sont pas diagnostiquées. Dans le monde, une personne meurt du diabète toutes les six secondes !

Il existe des facteurs de prédisposition au diabète. Mais il est avéré que les facteurs sociaux et environnementaux jouent un grand rôle. Les modes de vie sont déterminants dans la prévalence du diabète qui, en dépit des progrès de la médecine, compte parmi les maladies dont la croissance demeure soutenue.

L’alimentation est un facteur essentiel, en particulier en raison des sucres – les glucides – et de certaines graisses – les acides gras saturés – qui caractérisent nombre de produits issus de l’alimentation industrielle à laquelle notre commission d’enquête s’intéresse particulièrement.

Madame, monsieur, vous nous préciserez ce qui dans le régime alimentaire est cause majeure du diabète et en quoi s’alimenter au quotidien devient une préoccupation permanente des malades.

Nous allons, dans un premier temps, vous écouter au titre d’un exposé liminaire. Puis Mme Michèle Crouzet, en sa qualité de rapporteure de la commission d’enquête, vous interrogera et un échange s’établira.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais vous demander de prêter serment.

(M. Gérard Raymond et Mme Claire Desforges prêtent serment).

M. Gérard Raymond, président national de la Fédération française des diabétiques (FFD). Merci, mesdames, messieurs de nous avoir invités à nous exprimer sur un sujet que nous considérons extrêmement important. Ainsi que vous l’avez souligné, monsieur le Président, les diabétiques représentent aujourd’hui un taux élevé de malades en France.

Le diabète de type 2 est largement conditionné par l’équilibre nutritionnel et l’activité physique ; quant au diabète de type 1, il s’agit d’une maladie auto-immune.

L’ensemble des scientifiques considèrent que le premier traitement du diabète de type 2 repose sur l’équilibre nutritionnel et l’activité physique. Aujourd’hui, nous pouvons repérer les pré-diabétiques ou les personnes à risque de diabète de type 2. Le premier des traitements consiste à leur faire perdre du poids par des mesures régimodiététiques, un accompagnement et un encadrement. À cet égard, nous menons une expérimentation de l’assurance maladie, intitulée « Je dis non au diabète ». Les expériences internationales démontrent que l’hyperglycémie baisse en même temps que la perte de poids. Des marqueurs comme le cholestérol ou l’hypertension y sont beaucoup moins sensibles.

Monsieur le président, je vous remercie d’avoir aussi bien présenté la Fédération française que vous connaissez bien. Agréée par le ministère de la santé, reconnue d’utilité publique, cette structure fédérale, qui regroupe l’ensemble des associations fédérées, s’est attachée à avoir un modèle économique transparent afin d’être indépendante de tout corporatisme ou de toute action, que ce soit d’institutions ou d’industriels. Il s’agissait pour nous d’un élément essentiel. Notre engagement se fonde sur des valeurs d’entraide et de solidarité, la défense des droits, l’accompagnement des personnes, l’information et le soutien à la recherche.

La progression du diabète aujourd’hui est un vrai défi de société, car les personnes des catégories socioprofessionnelles les moins favorisées sont particulièrement vulnérables à cette pathologie. On a pour habitude de dire que l’on trouve bien plus de diabétiques de type 2 à Saint-Denis qu’à Neuilly.

Monsieur le président, vous avez évoqué les départements et territoires d’outre-mer. Nous y connaissons un véritable problème de santé publique, notamment à l’Île de la Réunion, très probablement en raison de changements de comportement brutaux qui se traduisent par l’émergence de fléaux pour la santé et l’économie publique. Ces enjeux sont d’ailleurs mentionnés dans la Stratégie nationale de santé, présentée par Mme la ministre. Je la cite : « L’enjeu majeur est donc de prévenir cette maladie en agissant sur tous les déterminants, notamment ceux liés aux modes de vie ».

Le mode de vie et l’éducation à la santé devraient être un axe fort de notre politique sanitaire mais aussi de la politique environnementale, sociale, sanitaire et d’aménagement du territoire.

Je reviens à l’alimentation et à l’impact sur notre santé.

La conscience du diabète est sans commune mesure avec la réalité du problème. À l’heure où la Stratégie nationale de santé (SNS) fait de la prévention une priorité, il est temps, plus que jamais, de s’attarder sur ce qui est essentiel pour notre santé et ce qui est pour nous, citoyens, un enjeu sociétal, c’est-à-dire notre alimentation, particulièrement l’alimentation transformée, trop transformée.

« Vous prendrez bien une merguez en dessert ? » a été le titre de l’un de nos communiqués de presse. Nous aimons bien faire un petit peu d’humour ! La proposition paraît quelque peu incongrue, certes, pour une note douce en fin de repas, mais c’est le côté sucré de la merguez qui plaît, la merguez contenant 1,52 gramme de sucre pour 100 grammes de produit. Et ce n’est rien comparé à la pizza « Royale » dont une portion peut contenir l’équivalent de trois morceaux de sucre ! Ce constat a été dressé dans une étude réalisée en 2016 par l’Institut national de la consommation (INC) sur plus de 190 produits industriels : les carottes râpées, les merguez, les sorbets, les chips, etc.

Les Français ingèrent 100 grammes de sucre par jour alors que 35 grammes seraient largement suffisants. Ces 100 grammes de sucres sont cachés et nous sommes totalement ignorants de ce que nous ingérons.

Si la maîtrise de la consommation de sucre est un élément déterminant dans la gestion du diabète et sa prévention, il en est de même des graisses, car nous savons qu’elles subissent également des transformations. Il n’est donc pas simple pour une personne atteinte de diabète d’avoir une alimentation saine, de mener une insulinothérapie fonctionnelle, de calculer sa dose d’insuline en fonction du sucre ou du glucose qu’elle consomme puisqu’elle ne la connaît pas, cette méconnaissance étant parfois voulue par les industriels.

L’analyse récemment réalisée par l’INC démontre qu’un verre de Coca-Cola de 25 centilitres contient 4,6 morceaux de sucre et deux additifs. Les industriels ont inventé le « light », l’allégé, qui a focalisé l’attention de tous. Si l’allégé ne contient pas de sucre, il contient des édulcorants, plus de cinq additifs et parfois des matières grasses cachées. Tout le monde ici connaît le E340.

L’information des consommateurs reste une problématique majeure. Alors que fleurissent des applications pour aider le consommateur – Yuka et autres outils de contrôle –, quel est le modèle économique de ces applications ? Qui est derrière ? Comment mesurer la fiabilité des informations mises à disposition ? Comment encadrer de telles initiatives et quel est, à cet égard, le rôle des institutions publiques ?

L’initiative du Nutri-Score est sans doute une révolution, et nous l’avons appuyée dans le cadre des négociations et discussions qui ont eu lieu à l’Assemblée nationale. Néanmoins, avant même de voir le jour, ce logo était déjà concurrencé par la création d’un système par portions. À quand la généralisation du Nutri-Score ? La France ne devrait-elle pas jouer un rôle pionnier ? Même si l’outil est imparfait – nous en sommes parfaitement conscients –, il est nécessaire que, d’un simple coup d’œil, le consommateur sache si le produit qu’il achète contient du gras, du sel, du sucre, surtout si le produit est transformé.

Que dire de la publicité des produits ultratransformés ? En 2012, selon l’Institut national de la prévention et de l’éducation pour la santé (INPES), plus de 3 milliards d’euros étaient dépensés en publicité plurimédia dans le secteur alimentaire. Voyez que l’on peut trouver un peu d’argent pour faire de la prévention et de l’éducation à la santé !

Près de la moitié – 46 % – des investissements de la publicité alimentaire portent sur les aliments gras, salés ou sucrés. Des travaux scientifiques ont révélé un lien causal entre l’exposition aux publicités télévisées et l’obésité des enfants. Depuis le 1er janvier 2018, la publicité commerciale un quart d’heure avant, pendant et un quart d’heure après les programmes de la télévision publique destinés à la jeunesse est interdite. C’est une bonne chose, mais pourquoi ne pas étendre cette mesure à toutes les chaînes, y compris les chaînes privées, notamment celles qui s’adressent à la jeunesse ? Pour des raisons économiques, me direz-vous ? Pourtant, entre une économie au premier degré et une meilleure santé publique d’une population, certains pays ont fait d’autres choix et s’en portent très bien !

Ces choix seront demain d’ordre économique. N’est-il pas économiquement bénéfique pour notre pays d’avoir des adultes en bonne santé ? La Suède interdit toute publicité pendant les plages horaires des programmes « Jeunesse » réservés aux enfants de moins de 12 ans, sur les chaînes publiques comme sur les chaînes privées. La Norvège, la Finlande, ont, elles aussi, limité ces publicités. Je pense utile de prendre exemple sur nos voisins.

Les marqueurs marketing des produits allégés me semblent également être un enjeu. La procédure est légale, mais est-elle toujours légitime ? Les allégés en sucre sont souvent, voire toujours, enrichis en graisse. L’effet est-il aussi bon pour la santé ?

J’en viens à nos propositions.

Tout d’abord, améliorer l’information du citoyen consommateur grâce notamment à l’extension du Nutri-Score. Tout n’est pas parfait, il faut réfléchir ensemble à des améliorations. En effet, pour être effective, l’éducation à la santé ne doit pas être une option mais une obligation afin de préserver le capital santé de tous. Nous pensons nécessaire que l’ensemble des industriels soient volontaires dans cet affichage. Essayons de leur faire comprendre qu’ils gagneront plus d’argent en produisant de la qualité.

Ensuite, il conviendrait de réguler les mentions marketing et les publicités pour préserver les publics les plus fragiles en incluant dans les programmes scolaires des sessions sur les bienfaits de l’activité physique et de l’alimentation équilibrée. Il est essentiel que l’Éducation nationale mène un véritable projet d’éducation à la santé. Les personnes d’un certain âge se souviennent d’avoir reçu des cours d’instruction civique. De la même façon, l’Éducation nationale doit dispenser des cours d’éducation à la santé et faire comprendre à nos enfants que conserver leur capital santé et apprendre à le conserver sont essentiels.

Au-delà de l’amélioration de l’éducation à la santé du citoyen dès son plus jeune âge et de l’application d’une taxe sur les sodas, il conviendrait que la participation financière des industriels, dont les produits contiennent un taux de sucre élevé, soit intégralement allouée et de façon transparente à la mise en place d’une véritable politique d’éducation à la santé, non pas en les taxant parce qu’ils seraient méchants mais en leur faisant comprendre que leur contribution améliorerait la qualité de leurs produits. Quelques industriels avec lesquels nous avons eu des contacts se sont engagés en adoptant le Nutri-Score, car ils ont compris l’intérêt de cet accord « gagnant-gagnant ».

Nous proposons de prendre des mesures pour favoriser l’accès financier à des produits sains et de qualité, parce que consommer cinq fruits et légumes par jour n’est pas à la portée de tous. En Seine-Saint-Denis, tout le monde peut-il s’offrir cinq fruits et cinq légumes par jour ?

Nous proposons également de favoriser la création d’accords avec les pouvoirs publics et les industriels agroalimentaires pour réduire le taux de sucre et de graisse dans les produits alimentaires transformés, particulièrement outre-mer. Il y a quelques années, on s’est rendu compte que les produits vendus en métropole étaient surdosés en sucre aux Antilles parce que le goût sucré était plus apprécié aux Antilles qu’en métropole. Il y a là quelque chose d’anormal.

Certains pays, comme la Belgique, se sont emparés de ce problème de santé publique. Le ministère belge de la santé a passé des accords avec le ministère de l’industrie agroalimentaire visant à réduire de 5 % les rapports caloriques des produits. C’est en travaillant avec l’industrie agroalimentaire de façon transparente, les structures associatives comme les nôtres et des associations de consommateurs comme l’Union fédérale des consommateurs (UFC-Que Choisir) que l’on parviendra à améliorer l’information et la communication auprès des usagers, mais aussi la mise en place d’une politique d’éducation à la santé.

M. le président Loïc Prud’homme. Merci de ces propos liminaires dont nous partageons bien des constats, ce qui facilitera sans doute la compréhension et l’efficacité de nos échanges.

J’avais préparé des questions, mais vous avez déjà répondu à plusieurs d’entre elles.

Certains des scientifiques que la commission a auditionnés nous ont alertés sur la croissance exponentielle du diabète de type 2. J’imagine que vous avez un suivi assez fin du pourcentage de notre population atteinte de cette pathologie. La courbe a-t-elle tendance à évoluer depuis quelques années ?

M. Gérard Raymond. Les chiffres produits par l’assurance maladie marquent une stabilisation. La courbe du diabète de type 2 a tendance à baisser au regard des prévisions alarmistes annoncées. En métropole, la progression annuelle se situe aujourd’hui à 2,7 % contre 3,3 % pour le diabète de type 1. Nous ne parlons pas des mêmes échelles si l’on considère que nous comptons 3,3 millions, voire 4 millions de diabétiques de type 2 000 et 250 000 diabétiques de type 1. La progression est, à ce jour, relativement maîtrisée, mais 4 millions de personnes atteintes de la maladie n’est pas un chiffre neutre.

Le ralentissement s’explique. Le taux de glycémie du diagnostic du diabète, fixé depuis une dizaine d’années à 1,46 gramme, est passé à 1,26 gramme, induisant un flux de nouveaux diabétiques pendant quelques années. Suite à des campagnes auxquelles nous avons participé, voire que nous avons nous-mêmes menées, le cas des diabétiques qui s’ignorent – au-dessus de 1,26 gramme – est un peu moins fréquent.

Actuellement, la vigilance porte sur l’hyperglycémie chronique. Le matin, le taux de sucre d’un individu doit se situer à 0,80 ou 0,85 gramme. Celui d’un diabétique est de 1,26 gramme. Les résultats d’une personne qui se situe à 0,95 gramme ou 1,10 gramme ne sont pas normaux ; pour autant, elle n’est pas diabétique. Si l’on s’attache à d’autres critères, que ce soit l’hérédité, la surcharge pondérale ou le mode de vie, nous savons que cette personne déclenchera un diabète. Le taux de progression est aujourd’hui régulier et continue de grimper. Notre préoccupation porte aussi sur le diabète de type 1, cette maladie auto-immune, qui connaît une explosion.

On a tendance à dire que le diabète de type 2 est la résultante d’une hygiène de vie peu satisfaisante. Certains propos sont d’ailleurs scandaleux, selon lesquels ces personnes ayant bien bu et bien mangé toute leur vie, elles sont devenues grasses, grosses et diabétiques. C’est totalement faux, la maladie est génétique et héréditaire. Elle peut être détectée assez tôt chez les jeunes enfants qui ont une prévalence forte au diabète de type 2. Nous travaillons à un programme « descendance » en récoltant des informations sur les arrière-grands-parents, les grands-parents, informations que nous déclinons, ce qui permet de détecter très tôt des facteurs de risque de diabète. Entre le diabète de type 1 et de type 2, on retrouve l’éducation à la santé.

Mme Claire Desforges, responsable des affaires publiques de la FFD. Parmi les facteurs de croissance, notamment du diabète de type 2, les scientifiques pointent les facteurs épigénétiques susceptibles d’influer sur la modification des gènes et d’expliquer la croissance exponentielle du diabète de type 2 qui serait liée à des changements de modes de vie de la génération actuelle, mais aussi des générations précédentes : changements d’alimentation, méfaits de la pollution de l’air et des perturbateurs endocriniens. Aujourd’hui, le lien entre perturbateurs endocriniens et diabète, notamment de type 2, est évoqué.

M. le président Loïc Prud’homme. Assiste-t-on à un abaissement de l’âge moyen des malades ?

M. Gérard Raymond. Ces dernières années, la progression du diabète est considérée comme normale en raison du vieillissement de la population ; ce facteur entre pour 25 % des cas.

L’âge de la population diabétique s’abaisse. Certaines représentations sont contredites : les diabétiques de type 2 sont de plus en plus jeunes, mais ils ne sont pas forcément gras ni gros. Même si la surcharge pondérale et la sédentarité sont des facteurs aggravants de la maladie, voire la déclenchent plus rapidement, le problème génétique se situe bien en amont. Jusqu’à ces dernières années, on parlait du gène de la conservation, le gène de l’homo sapiens qui ne mangeait pas tous les jours et qui stockait pour survivre. Aujourd’hui, on mange à satiété, voire au-delà, trois ou quatre fois par jour. Le diabète de type 2 est lié au gène du stockage. D’autres réflexions nous amènent aux problèmes de perturbateurs endocriniens et d’épigénétique.

M. le président Loïc Prud’homme. Je reviens à l’impact de la nourriture industrielle sur ces maladies. Vous indiquez que l’on ingère quotidiennement 100 grammes de sucre alors que 35 grammes suffiraient. Comment faire pour réduire le taux de sucre dans les aliments industriels ? Si nous voulons établir une règle, quel est le levier susceptible d’abaisser le taux de sucre ? Faut-il établir un taux de sucre par famille d’aliments ? Quel est l’outil ?

M. Gérard Raymond. Si nous connaissions la solution, nous vous la communiquerions !

Nous avons dépassé le stade du « y a qu’à, faut qu’on » et commencé à réfléchir. Ces sujets sont extrêmement complexes. La représentation nationale vote la loi. Il faut avoir le courage d’imposer certaines règles et des cadres.

M. le président Loïc Prud’homme. L’outil, quand il prend la forme d’engagements, n’est pas suivi !

M. Gérard Raymond. Peut-être faut-il resserrer les engagements et prendre des mesures coercitives à l’encontre de ceux qui ne les respectent pas.

L’Assemblée nationale doit faire preuve de courage. Ensuite, je pense nécessaire de mettre tout le monde autour de la table, de façon transparente, pour convaincre les industriels de la chaîne agroalimentaire de faire de la qualité, car il y va de l’intérêt de tous. Nos scientifiques expliquent que 35 grammes de sucre par jour suffisent amplement pour mener une vie normale. Il convient d’imposer à nos industriels une totale transparence quand ils ajoutent du sucre ou autres matières sucrées dans des aliments qui ne devraient pas en comporter. Pourquoi ajouter du sucre aux carottes ou aux merguez si ce n’est pour colorer le produit afin de le rendre plus appétissant ?

Il convient de réunir les industriels autour de la table, de leur faire comprendre que la règle du jeu est ce qu’elle est et que c’est en réfléchissant ensemble à des solutions pertinentes et intelligentes que nous trouverons une solution. Si nous l’avions, nous vous la livrerions et sans doute même l’auriez-vous trouvée avant nous !

En raison de ses imperfections, le Nutri-Score nous a un peu déçus. Nous aurions voulu que le consommateur note, d’un seul regard, la couleur de l’étiquette des aliments vendus en grande distribution : rouge, verte ou bleue. Nous entendons la difficulté que cela pose aux industriels, mais il faut leur faire comprendre que l’utilisation du Nutri-score ne peut que servir leurs intérêts.

Mme Claire Desforges. La taxe sur les sodas, telle qu’elle est mise en place dans de nombreux pays, notamment européens, n’est pas performante en France. À hauteur de deux centimes par canette de Coca-Cola, elle ne dissuade en rien les foyers les plus défavorisés à acheter des sodas. La taxe a été instaurée en Grande-Bretagne le 6 avril dernier. Les responsables de Coca-Cola ont déclaré que si la société était prête à baisser le taux de sucre du sprite, elle ne l’était pas pour sa boisson phare, le Coca-Cola, qui est un succès. Selon eux, ce n’est pas cette taxe qui remettra en cause son économie globale.

La taxe soda incite-t-elle les industriels à réduire le taux de sucre ? Pas forcément. Il s’agit, selon nous, davantage d’une mesure économique que d’une mesure de santé publique. Pourquoi ne pas repenser cette taxe soda pour en faire une mesure s’appliquant à tous les produits trop sucrés, trop gras, en fixant des seuils de taux de sucre à ne pas dépasser par catégories de produits ?

La loi Gattolin dispose que le taux de sucre contenu dans les produits vendus en métropole doit être le même outre-mer. Cela n’a pas empêché les industriels de modifier le nom des produits et de maintenir un taux de sucre élevé dans les boissons outre-mer.

M. le président Loïc Prud’homme. Il existe une réglementation européenne sur le sucre.

M. Gérard Raymond. Il faut, en effet, s’appuyer sur les réglementations européennes quand elles conviennent.

Mme Claire Desforges. Et aller plus loin dans l’information du consommateur. Nous avons fait le test avec des personnes diabétiques. Sensibilisées à la notion de taux de sucre, elles devraient savoir lire une étiquette pour déterminer le contenu en sucre et en glucides dans un aliment. Or, ce n’est pas le cas aujourd’hui. Il faut donc donner au consommateur les moyens de choisir en toute connaissance de cause les produits qui contiennent des taux de sucre et des taux de graisse élevés. C’est essentiel. C’est la raison pour laquelle nous avons évoqué les marqueurs marketing. Les industriels vantent des produits allégés, mais en quoi sont-ils allégés : en graisse, en sucre ? Si les produits sont allégés en sucre, mais enrichis en graisses, ce n’est pas idéal pour les personnes atteintes de diabète de type 2. Autrement dit, il est nécessaire de donner au consommateur les moyens de son information et d’encadrer les marqueurs marketing et la publicité. Nous savons l’impact que peut avoir une publicité sur l’alimentation d’un enfant. Le Mexique a interdit les jouets dans les Kinder Surprise car les jouets attirent les enfants donc les encouragent à consommer le produit. Il convient donc avant tout de faire le nécessaire pour dissuader le consommateur et lui donner les moyens et les outils nécessaires pour opérer des choix de manière éclairée.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Dans le cadre de plusieurs auditions, nous nous sommes polarisés sur les produits trop sucrés, trop salés ou contenant trop d’acides gras.

Madame, pourriez-vous nous apporter des précisions sur les taxes sodas 1 et 2 ? Sur le plan publicitaire, la consommation de cinq fruits et légumes par jour a été mise en avant. Mais il convient d’admettre qu’en règle générale, ce genre de publicité touche les catégories socioprofessionnelles favorisées, qui achètent déjà ces produits alors que les catégories socioprofessionnelles moins favorisées en consomment moins. Avez-vous noté un impact efficient de ce genre de publicité sur le long terme ou, au contraire, n’ont-elles que peu d’impact dans la mesure où une même catégorie de personnes est ciblée ?

Nous nous sommes rendus à Bruxelles cette semaine. Le Bureau européen des unions de consommateurs (BEUC) a indiqué que l’Union européenne devait établir des profils nutritionnels afin de s’assurer de la qualité du produit premier avant d’y apposer une allégation. Cela fait dix ans que ces travaux devraient être faits, ils ne l’ont pas été et les allégations se font sur des produits qui ne sont pas toujours bons à l’origine. Avez-vous des éclaircissements à nous apporter ?

Nous sommes très contraints par l’Europe, sachant, toutefois, que la France peut prendre des dispositions et légiférer.

La Belgique s’est emparée du problème de santé publique en concluant des accords avec le ministère de la santé et de l’industrie agroalimentaire pour réduire de 5 % le nombre de calories contenu dans un produit. Nous avons auditionné des personnes qui nous ont dit que l’on pouvait retirer 30 % de sel des aliments sans en modifier le goût.

S’agissant du sucre, nous avons étudié les céréales du petit-déjeuner. D’ailleurs, le terme de « céréales » est un non-sens : les céréales sont devenues des bonbons et sont très loin d’apporter des fibres. La céréale de base, la matrice du produit, a été détruite. Aussi les produits sont-ils dénaturés et ne remplissent-ils plus les conditions nutritionnelles d’origine. L’appellation de céréales ne devrait plus être apposée sur ce type de produit. Ne parlons pas de la publicité qui se sert de bandes dessinées et de petits animaux ! Nous savons qu’il faut réduire les publicités. Pouvez-vous nous apporter un éclairage ?

Certains industriels très volontaires veulent inscrire le Nutri-Score sur leurs produits et nous demandent de les aider parce que ceux qui ne les utilisent pas dérapent.

Le sucre est une drogue. Les tests réalisés montrent qu’entre la cocaïne et le sucre, les souris choisissent le sucre. Cela illustre la gravité du problème. Il faut diminuer progressivement les doses de sucre dans l’alimentation pour que le consommateur accepte un goût moins sucré. Il faut introduire des curseurs et faire en sorte que la loi devienne efficiente.

Mme Claire Desforges. J’ai parlé de la « taxe sodas 2 », celle soutenue par votre collègue Olivier Véran. Je ne dis pas qu’elle ne sert à rien, si ce n’est qu’il convient d’en augmenter le montant pour qu’elle soit dissuasive vis-à-vis des consommateurs, notamment les plus précaires, et de dédier l’intégralité du produit de cette taxe à des mesures de santé publique. Par exemple, pourquoi ne pas le consacrer à favoriser l’accès à des produits sains, tels que l’eau, la salade verte ou les oranges ? Il est anormal que le distributeur automatique d’une gare propose au même prix la canette de Coca-Cola et la bouteille d’eau.

S’agissant de la bonne information, des études montrent l’impact négatif des publicités dans la consommation de produits alimentaires peu sains. Plus compliqué, des études démontrent que des messages tels que « Mangez cinq fruits et légumes » ne sont pas toujours efficients.

Récemment, une professeur de marketing social nous a dit avoir rencontré aux États-Unis une mère de famille qui occupait deux emplois pour subvenir aux besoins de ses enfants. Alors qu’on l’incitait à cuisiner avec des produits frais, meilleurs pour la santé de ses enfants, elle a répondu qu’elle occupait deux emplois et qu’une fois à la maison, sa priorité était de les aider à faire leurs devoirs. Il faut prendre garde à cibler l’information en fonction des publics. Le message est différent selon que l’on cible des jeunes ou des personnes d’un certain âge, des publics défavorisés ou des publics de classes sociales supérieures.

L’information du consommateur doit prendre un nouveau virage, qu’il s’agisse des campagnes de Santé publique France ou de celles lancées par nos institutions. Nous pouvons multiplier les canaux d’information et construire des messages ciblés. La télévision est un support intéressant, mais il faut trouver d’autres outils pour porter cette information. Nous avons évoqué l’école où les enseignants ont un rôle majeur à jouer ; je pense également à l’entreprise.

La Belgique a fait baisser de 5 % le nombre de calories dans les produits. Certes, c’est peu, mais cela démontre qu’en réfléchissant ensemble, des accords volontaristes peuvent être trouvés sans passer obligatoirement par la réglementation et la restriction. Il convient également de travailler avec des industriels volontaires. Les premiers à avoir adopté le Nutri-Score ont des difficultés aujourd’hui à convaincre leurs confrères à utiliser ce logo nutritionnel. Peut-être la loi a-t-elle un rôle à jouer quand la démarche volontariste ne fonctionne pas et que des industriels se retrouvent en difficulté. Nous appartenons à l’Europe, certes, mais la France ne devrait-elle pas jouer un rôle pionnier pour défendre et étendre cette démarche volontariste afin qu’elle devienne obligatoire ?

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Quand les industriels français vendent leurs produits hors des frontières, les pays étrangers, dont l’Italie par exemple, ne veulent pas voir figurer le Nutri-Score sur l’emballage. Les industriels français sont obligés d’utiliser un emballage pour le territoire français et pour les pays qui acceptent le Nutri-Score – ils ne sont pas nombreux – et un autre pour les pays qui ne l’acceptent pas. De la même façon, la formule du produit vendu en France diffère de celle du produit vendu dans les autres pays. Au Mexique, les produits McDonald’s sont excessivement gras et bien plus sucrés que ceux vendus en France. Les exemples sont multiples.

Sur le plan de la publicité, Danone a refusé de promouvoir les yaourts aux fruits et sucrés aux heures d’écoute des enfants et diffuse des publicités sur les eaux naturelles sans colorant ni goût et sur les yaourts naturels.

Mme Claire Desforges. Des applications aident les personnes diabétiques à calculer leurs doses d’insuline journalières. Des accords sont passés avec les grandes industries agroalimentaires ou les grandes chaînes, tel que McDonald’s. Or, on s’aperçoit que les valeurs caloriques ou en glucides qui s’affichent ne sont pas les mêmes en France qu’aux États-Unis. Les portions ne sont pas les mêmes non plus. C’est un problème européen, complexe et sa résolution sera longue. La France doit manifester une volonté politique forte. Beaucoup s’accordent à dire que le Nutri-Score reste insuffisant. Dans ce cas-là, il faut essayer de porter le dossier au niveau européen.

M. Gérard Raymond. Nous sommes entrés dans le siècle de la communication ; il convient de s’assurer que l’information touche les populations. Vous l’avez bien compris en évoquant les campagnes publicitaires « Consommez cinq fruits et légumes ». Le propos est si irréaliste que peu de personnes le mettent en application.

Au-delà de la nécessité d’informer, il est nécessaire d’engager une politique auprès des populations défavorisées ou en difficulté. Un slogan ou une affiche ne suffit pas. Comment des structures associatives peuvent-elles encourager ces personnes à adopter de bonnes pratiques et une hygiène de vie saine, tout en gardant leur spécificité territoriale ou culturelle ? Là encore, la volonté politique fait défaut. La distribution de nourriture par les banques alimentaires ne suffit pas, il est nécessaire de faire comprendre aux personnes concernées ce qu’elles mangent.

Il y a quelques années, dans le cadre d’un projet européen sur le diabète en Europe de l’Est, une diététicienne était venue donner un cours d’équilibre nutritionnel. Après avoir présenté le nombre de calories et la teneur d’un petit-déjeuner, d’un déjeuner et d’un dîner, une voix au fond de la salle s’était élevée pour demander comment s’y prendre pour préparer un dîner quand on rentre du travail.

Il faut s’adapter aux populations et les aider, non par des slogans ou des campagnes publicitaires, mais en donnant les moyens, dans le cadre d’une politique d’éducation à la santé, à l’ensemble des acteurs de proximité – l’Éducation nationale, l’entreprise mais aussi l’ensemble des structures de prévention sociale – pour travailler à l’équilibre nutritionnel des populations. Le premier rôle d’une infirmière arrivant au domicile d’un diabétique consiste à ouvrir le frigidaire, non à faire une piqûre d’insuline. Nous progresserons une fois que l’on aura compris cela ; or, on en est loin !

Quant aux accords pris en Belgique, je répondrai que c’est le premier pas qui compte. Une baisse de 5 % est un premier pas ne sont pas négligeables ; en accédant à la seconde marche de l’escalier, nous atteindrons 10 %.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Nous nous nourrissons, nous avons perdu la notion sociale du repas. Par ailleurs, faute de temps, certains ne le préparent pas. Nous nous sommes largement écartés de ce moment de sociabilité, sans doute pour des raisons économiques. Il faut retrouver des moments, à l’école pour les enfants, où le repas redevient un temps de convivialité et de plaisir de manger.

M. Gérard Raymond. Madame, vous avez évoqué les fibres. Les préparations ultratransformées n’en contiennent pas. Dans le cadre de l’éducation à la santé, il faudrait expliquer aux enfants l’intérêt des fibres pour la santé, des protéines, des protides, des lipides, des glucides, etc. Les fibres sont des aliments qui, bien préparés, ont autant de goût et sont aussi appétissants que des McDo.

Mme Claire Desforges. On dit souvent que le sucre est une source de plaisir, notamment chez les enfants, et qu’il est susceptible d’engendrer une addiction. Tant que l’on n’arrivera pas à retrouver du plaisir le temps du repas, le problème subsistera. Aussi est-il essentiel de travailler auprès des plus jeunes pour leur apprendre l’intérêt que présente chaque catégorie d’aliment. De nombreuses expérimentations sont lancées en France ou à l’étranger portant sur l’apprentissage de la chaîne alimentaire, le plaisir de cuisiner et la façon de préparer un repas. C’est en passant par les enfants que le plaisir s’instillera dans les familles. Il convient de commencer dès le plus jeune âge pour assister à une transformation sur le long terme car rien ne changera du jour au lendemain.

Dans le cadre de nos états généraux à Strasbourg, nous avons auditionné les représentants du rectorat. Pendant un an, la collation à l’école a été interdite. L’expérience a été lancée dans plusieurs écoles, dans le primaire, au collège et au lycée. Au début de l’année, les enfants ou les adolescents qui venaient avec une collation étaient considérés comme la norme ; à la fin de l’année, la norme s’est inversée. L’enfant amenant une collation était stigmatisé. C’est la preuve que des mesures ou des messages sont susceptibles de passer au cours d’une année scolaire. Des actions pourraient être imaginées et avoir l’école pour cadre qui est un lieu d’apprentissage des bonnes pratiques.

M. le président Loïc Prud’homme. Je voudrais revenir sur la question des relations aux industriels.

Vous mettez en avant le besoin d’éducation, la nécessité de mener des politiques publiques volontaristes d’affichage de l’information en utilisant le Nutri-Score. Vous ajoutez la nécessité de réfléchir avec les industriels et de leur faire confiance car nous avons tous les mêmes objectifs de santé. Quelles relations avez-vous avec ces partenaires industriels ? Faire confiance à leurs objectifs de santé n’est-il pas un peu naïf alors que leur intérêt principal est de faire de l’argent ?

M. Gérard Raymond. Ne nous prenez pas pour plus naïfs que nous sommes ! On peut caresser le diable, il suffit de le caresser dans le sens du poil !

Soyons réalistes : un industriel de l’agroalimentaire a envie, et c’est normal, d’un accord gagnant-gagnant. Certains ont compris que la qualité était préférable à la quantité et que réfléchir à de nouveaux critères était intéressant. C’est la raison pour laquelle il convient de les aider à s’inscrire dans une démarche positive. Le marché des diabétiques est très large. Des produits sont dits « bons » pour les diabétiques, ce qui est une hérésie et devrait être condamné par la loi. Les produits allégés souffrent des mêmes défauts. Mais, heureusement, des industriels souhaitent évoluer.

Certains industriels nous ont rencontrés car obtenir le tampon de la Fédération française des diabétiques qu’il pourrait apposer sur le paquet serait idéal pour eux ; certains ont même proposé de nous verser un pourcentage !

Dans la mesure où ils avaient des idées préconçues sur les produits attendus par les diabétiques, nous avons lancé une enquête pour leur fournir les résultats sur les attentes des diabétiques vis-à-vis de l’industrie agroalimentaire et de la grande distribution. Les industriels ont été étonnés des résultats. Les diabétiques ne veulent pas être stigmatisés et, par conséquent, ne sont pas intéressés par la mise sur le marché de produits réservés aux diabétiques. Ils réclament uniquement la transparence des éléments contenus dans les produits.

Nous avons contribué à ce qu’un industriel utilise le Nutri-Score de façon transparente et indépendante.

Mme Claire Desforges. Tous les industriels ne souhaitent pas jouer le jeu. Certaines grandes marques de l’agroalimentaire ne sont pas prêtes à évoluer.

Un diabetlab mène des enquêtes sociologiques. Le premier industriel qui a signé la charte Nutri-Score nous a indiqué qu’il avait besoin de connaître les attentes alimentaires des personnes diabétiques. Il se demandait s’il fallait mettre sur le marché des produits sans sucre, sans sel, sans glucides et bons pour les diabétiques. Nous lui avons répondu que les diabétiques souhaitaient être informées du contenu des produits de manière simple, rapide et efficace.

C’est ce type d’expertise que nous sommes prêts à apporter aux industriels, nous pouvons leur fournir les retours et les attentes des patients sur les mesures à mettre en œuvre, adaptées à leurs besoins. Les industriels qui viennent nous voir pour obtenir notre tampon ne nous intéressent pas. Aussi ne travaillons-nous pas avec eux.

M. le président Loïc Prud’homme. Ne risque-t-on pas d’assister à une segmentation et à l’apparition de ce que le secteur marketing appelle des « niches » et à des produits dits « de niche » ?

Mme Claire Desforges. C’est à ce stade que le législateur doit poser un cadre, par exemple en fixant un seuil de taux de sucre ou de graisse. En fonction de ce cadre, les industriels qui le souhaitent iraient plus loin. Un cadre générique et général permettrait de commercialiser les produits les plus sains possible.

Madame Crouzet, vous m’avez interrogée sur le profil nutritionnel préconisé par le BEUC.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. L’Union européenne souhaite instaurer la définition de profils.

Mme Claire Desforges. Ce serait très intéressant. J’avoue n’en avoir jamais entendu parler et je suppose que le lobbying des industries agroalimentaires doit être assez puissant pour empêcher la mise en place de ces profils.

Le Nutri-Score de certains produits affiche parfois la couleur rouge ou orange, signifiant qu’ils ne sont pas très bons alors que ce n’est pas tout à fait le cas. Je pense notamment au fromage. C’est en cela qu’il est imparfait, mais il représente un premier pas. Disposer de profils nutritionnels par catégorie alimentaire serait intéressant.

M. Gérard Raymond. Il ne faut surtout pas tomber dans la segmentation. L’agroalimentaire et les industriels s’y sont essayés en affichant « Bon pour les diabétiques », « Bon pour les hypertendus », etc. Or, c’est un leurre. Il ne faut surtout pas tomber dans ce piège. Il convient de poser des cadres fixant les pourcentages maximums de sucre, de graisse et de les afficher clairement. Cela peut être fait !

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Vous ne demandez donc pas que les industriels modifient la formule de leurs produits, mais que l’information figurant sur le produit soit utile et exacte. Les gens sont totalement perdus s’agissant des additifs figurant sous la lettre « E ». Par ailleurs, l’étiquette est bien petite.

Mme Claire Desforges. Une étude réalisée par l’Institut national de la consommation (INC), parue en juillet, a testé 180 boissons sucrées. Il est extrêmement compliqué pour un consommateur de choisir. En effet, le produit contenant quatre ou cinq morceaux de sucre ne contiendra pas d’additifs ; à l’inverse, un produit sans sucre mais comportant des édulcorants contiendra cinq ou sept additifs. La situation est rendue d’autant plus difficile que nous ignorons à ce jour l’impact de tels ajouts sur la santé. Parallèlement, se pose la question des facteurs épigénétiques : les additifs ajoutés aux produits auront-ils dans le futur un impact sur le profil génétique d’une personne et être un facteur de croissance des maladies chroniques non transmissibles ? Il convient de s’interroger, me semble-t-il, sur la limitation des additifs. Dès lors que le bio est viable en ayant limité le nombre d’additifs à trente, pourquoi l’ensemble de l’industrie agroalimentaire ne pourrait-elle pas les supprimer des produits ?

M. le président Loïc Prud’homme. Ce qui n’est pas interdit est autorisé. Les additifs sont autorisés, les industriels se conforment à la réglementation !

Nous nous sommes focalisés sur le sucre et le sel. Vous préconisez de nous intéresser aux additifs. Le sujet monte-t-il en puissance dans vos préoccupations ?

Mme Claire Desforges. Les facteurs épigénétiques commencent à nous intéresser car le manque d’activité physique et l’absence d’une bonne alimentation n’expliquent pas la courbe croissante du diabète de type 2. Les facteurs épigénétiques posent les questions complexes des perturbateurs endocriniens et des pesticides, qui figurent au premier rang de la chaîne et qui sont utilisés dans l’agriculture. Nous étudions leur impact sur les maladies chroniques. Les additifs interrogent tout autant. Ces sujets nécessitent d’être étudiés.

M. le président Loïc Prud’homme. Savez-vous si des recherches commencent à être menées sur ces impacts épigénétiques ?

Mme Claire Desforges. Des chercheurs, notamment à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), commencent à les étudier. La complexité des études épigénétiques tient à la faiblesse des moyens accordés à la recherche sur l’épigénétique. Actuellement, on investit dans le plan génomique des moyens financiers considérables qui permettent le séquençage des gènes. C’est positif, mais il n’explique pas la montée en croissance d’un certain nombre de maladies chroniques. Donner les moyens à la recherche épigénétique est essentiel pour les maladies chroniques non transmissibles et pour mesurer l’impact des produits sur la santé, qu’il s’agisse des perturbateurs endocriniens, des pesticides ou des additifs. La recherche est indispensable si demain nous voulons limiter l’incidence de ces pathologies.

M. Gérard Raymond. Il s’agit de recherches longues et sensibles.

M. le président Loïc Prud’homme. Tout à fait. Nous sommes toujours en train de courir derrière la production industrielle qui utilise de nouvelles molécules et qui nous oppose le fait qu’aucune étude ne démontre leur dangerosité.

Mme Claire Desforges. Sur les perturbateurs endocriniens, je me souviens d’un distributeur de l’agroalimentaire qui nous a dit que changer l’emballage d’un produit ne le gênerait pas, mais que l’on ne pouvait s’appuyer aujourd’hui sur les résultats de la recherche. Ces questions se posent en France, elles doivent l’être à l’échelle européenne pour dégager des réponses et aider les industriels agroalimentaires ou les distributeurs à modifier leurs pratiques.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Je reviens d’un mot sur les enfants. Bien souvent, les enfants ne sont pas gros et on ne se doute pas qu’ils puissent être atteints de diabète. Les gens me disent souvent : « Regarde, il n’est pas gros, tout va bien ! », ce à quoi je réponds que la maladie ne se traduit pas toujours par des caractéristiques physiques. La dangerosité tient dans l’absence de visibilité.

M. Gérard Raymond. On découvre des diabètes de type 2 chez des individus de plus en plus jeunes. Certes, l’obésité ou la surcharge pondérale sont des facteurs assez visibles et assez sensibles, mais nous sommes confrontés aujourd’hui à des diabétiques de type 2 de plus en plus jeunes qui ne sont pas gros. On peut s’interroger sur la provenance de cette maladie, y compris du diabète de type 1 dont nous souhaiterions que les recherches soient poussées. Le diabète de type 1 est une maladie auto-immune qui se déclare de plus en plus tôt. Nous constatons que de jeunes nourrissons deviennent diabétiques à un ou deux jours de vie et que des personnes adultes de plus en plus âgées deviennent diabétiques de type 1.

Personnellement, je suis diabétique de type 1 et ai été diagnostiqué à 35 ans. Aujourd’hui, des personnes de 45 ou 50 ans et plus deviennent diabétiques de type 1, c’est-à-dire que cette maladie auto-immune ne s’est déclarée que tardivement. Nous pouvons nous demander comment ces gènes et cette maladie auto-immune se sont développés. Je citerai le trait d’humour d’un ami, diabétologue et diabétique. Quand un patient lui faisait remarquer qu’il n’y avait jamais eu de diabétique dans sa famille, il répondait : « Il faut bien qu’il y ait un premier ! »

La réalité ou la représentation d’hier fait place à une réalité totalement différente et préoccupante.

M. le président Loïc Prud’homme. Près de cinq millions de nos concitoyens sont concernés. Il s’agit d’un véritable enjeu de santé publique.

M. Gérard Raymond. Les diabétiques coûtent à notre système de santé 20 milliards d’euros par an, la progression moyenne se situant à 1 milliard d’euros par an.

Ce n’est pas le diabète en lui-même qui coûte très cher – 7 à 8 milliards d’euros – mais les multifacteurs pathologiques et les complications liées à la maladie : 11 000 amputations sont réalisées tous les ans ; plus de 50 % des diabétiques de type 2 associent à leur maladie l’hypertension et les problèmes cardiaques ; 5 000 diabétiques passent chaque année en dialyse. Les soins coûtent extrêmement cher, sans compter une espérance de vie réduite et une qualité de vie dégradée. En outre, les personnes devenant diabétiques de plus en plus tôt rencontrent des difficultés sur le plan professionnel ; elles sont confrontées à l’invalidité, aux arrêts de travail, des phénomènes qui impactent le niveau social et économique. Il s’agit d’un vrai problème de société.

M. le président Loïc Prud’homme. Je vous propose donc de conclure notre audition sur ces propos.

Madame, monsieur le président, je vous remercie de votre contribution à notre commission d’enquête.

 

La séance est levée à douze heures dix.

 

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36.    Audition, ouverte à la presse, de Mme Véronique Gasté, cheffe du bureau de la santé, de l’action et de la sécurité de la Direction générale de l’enseignement scolaire (DGesco)

(Séance du jeudi 19 juillet 2018)

La séance est ouverte à neuf heures vingt..

M. le président Loïc Prudhomme. Nous accueillons ce matin Mme Véronique Gasté, cheffe de bureau de la santé, de l’action sociale et de la sécurité de la direction générale de l’enseignement scolaire (DGESCO) du ministère de l’éducation nationale.

Madame, l’audition d’un représentant de l’Éducation nationale apparaît opportune à notre commission, dès lors que nombre de nos interlocuteurs, au cours de nos auditions, ont insisté sur la nécessité de sensibiliser les enfants, dès le plus jeune âge, à l’éducation nutritionnelle, ainsi qu’aux « bons gestes » contre toute forme de gaspillage alimentaire.

En outre, le milieu scolaire demeure certainement l’espace idéal pour contrer la prévalence du surpoids et de l’obésité.

Nous avons conscience que des actions sont déjà conduites dans de nombreux établissements. Peut-être sont-elles inégales ou, à tout le moins, éparpillées au cours de l’année scolaire ?

La densité des programmes ayant fait l’objet de nombreuses modifications, parfois contradictoires, au cours des années, ne facilite sans doute pas les choses. Néanmoins, dès 2004, une note de votre direction aux directrices et directeurs d’école précisait que « … les temps de sieste, de repos, de goûter et de restauration font partie des temps déducation ».

L’article L. 312-17-3 du code de l’éducation dispose qu’« une information et une éducation à lalimentation et à la lutte contre le gaspillage alimentaire » doivent être dispensées dans les écoles. Cet article indique que ces actions doivent également s’inscrire en cohérence avec le Programme national pour l’alimentation (PNA) et le Programme national nutrition et santé (PNNS) et intervenir « dans le cadre des enseignements ou du projet éducatif territorial ». Sur ce point, les interrogations demeurent quant à leur place et au temps qui leur sont consacrés.’

Dans les faits, relèvent-elles du domaine des actions socio-éducatives aux contours parfois flous et qui ne sont engagées que lorsqu’il reste un peu de temps ?

Concernant la restauration scolaire, le décret n° 2011-1227 du 30 septembre 2011 précise la qualité nutritionnelle des repas servis dans ce cadre. Comment l’application de ce texte est-elle évaluée ? Est-il en cours de réécriture, afin de l’harmoniser avec le plus récent PNNS ? Des nutritionnistes interviennent-ils de façon coordonnée et systématique en milieu scolaire ?

Madame, nous allons vous écouter au titre d’un exposé liminaire d’une quinzaine de minutes. Puis, nous engagerons un échange avec, notamment, les questions que vous posera notre collègue, Michèle Crouzet, rapporteure de notre commission d’enquête.

Je vous informe que cette audition est ouverte à la presse. Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, les personnes entendues déposent sous serment.

(Mme Véronique Gasté prête serment.)

Mme Véronique Gasté, cheffe de bureau de la santé, de laction sociale et de la sécurité de la direction générale de lenseignement scolaire (DGESCO) du ministère de léducation nationale. Je vous remercie, monsieur le président.

La DGESCO a pour mission d’impulser l’ensemble des politiques éducatives pédagogiques, de la maternelle à la terminale. Cela concerne 12,3 millions élèves, répartis dans près de 68 000 établissements et unités pédagogiques, si l’on recense l’ensemble des écoles, collèges et lycées publics et privés sous contrat. Ce chiffre amène déjà un élément de réponse à l’une de vos interrogations relatives à l’aspect hétérogène de l’application des actions, puisque, vous vous en doutez, il est fort difficile de savoir ce qui se passe dans 68 000 unités pédagogiques, même si nous avons des remontées et que de nombreuses enquêtes y sont menées.

La politique de la DGESCO s’inscrit dans la politique gouvernementale, comme vous l’avez souligné. L’éducation à l’alimentation, au sein de l’Éducation nationale, s’inscrit dans le PNNS et, actuellement, nous participons au groupe de travail sur l’élaboration du PNNS 4. Nous nous inscrivons également, dans les orientations du Programme national pour l’alimentation (PNA) qui s’engage à faciliter l’accès des plus jeunes à une éducation fondée sur le goût, l’équilibre et la convivialité.

Nous nous inscrivons dans le cadre de la stratégie nationale de santé (SNS) 2018-2022, qui a été déclinée dans le Plan national de santé publique (PNSP), et un certain nombre de mesures concernant l’école, notamment la notion d’école promotrice de santé, qui sera à déployer dans les années à venir. Nous nous inscrivons également dans un engagement en matière d’éducation à l’alimentation, puisque nous aurons à créer, dès septembre, un vademecum sur l’éducation à l’alimentation, en lien avec nos deux ministères partenaires que sont le ministère de l’agriculture et de l’alimentation et le ministère des solidarités et de la santé, mais également avec un opérateur, Santé publique France.

S’agissant de la stratégie nationale de santé, nous nous occupons également de la refonte, l’actualisation, du portail d’éducation à l’alimentation qui est hébergé sur notre site, Eduscol, créé en 2015, en lien avec Santé publique France. La Stratégie nationale de santé prévoit de l’actualiser, afin qu’il colle mieux aux orientations gouvernementales actuelles.

Nous avons participé aux États généraux de l’Alimentation (EGA), en particulier à l’atelier 9 visant à promouvoir une alimentation saine. Nous avons également été associés aux travaux du Groupement d’étude des marchés en restauration collective et de nutrition, (GEMRCN), dont les normes s’appliquent à la restauration scolaire.

Enfin, toujours au niveau national, nous sommes membre du Conseil national de l’alimentation (CNA) ; nous suivons ses avis, nous les diffusons en interne et nous participons actuellement à la rédaction de son prochain avis.

Ces orientations, définies dans diverses stratégies et plans, font l’objet de partenariats affirmés. Nous avons signé, avec le ministère des solidarités et de la santé, une convention-cadre, le 29 novembre 2016, au niveau national. Nous avons par ailleurs demandé aux rectorats, à savoir les unités, qui, dans les territoires, déploient la politique ministérielle et gouvernementale, de signer des conventions avec les agences régionales de santé (ARS), de manière à déployer les grandes orientations de santé publique, parmi lesquelles figurent, bien entendu, la prévention du surpoids et de l’obésité, la promotion de l’activité physique et l’éducation à l’alimentation.

En partenariat avec le ministère de l’agriculture et de l’alimentation, nous déployons actuellement le programme européen sur le lait, les produits laitiers et les fruits et légumes.

Par ailleurs, nous avons signé un accord-cadre avec Santé publique France. Le programme annuel d’actions communes (PAC) nous permet d’œuvrer, notamment sur l’éducation à l’alimentation et la prévention du surpoids, à l’aide d’un ensemble de ressources et d’outils pédagogiques mis à la disposition des enseignements.

Dans les territoires et les établissements d’enseignement, cela se traduit par plusieurs actions. Vous avez évoqué les actions socio-éducatives, mais avant de les aborder, je rappellerai que l’éducation à l’alimentation peut être abordée dans le cadre des programmes d’enseignement, en école primaire, en CE2, et dans le second degré, en classe de 5e, dans le programme de sciences de la vie et de la terre (SVT).

Nous avons également une discipline intitulée « prévention santé-environnement » (PSE), délivrée en lycée professionnel, qui aborde les aspects de l’éducation à l’alimentation. En lycée général et technologique, ce sont les programmes de 1ère ES et L, qui abordent l’éducation à l’alimentation. Enfin, d’autres disciplines y concourent : l’éducation physique et sportive (EPS), avec la promotion de l’activité physique, les langues vivantes, puisque dans cette matière, les langues ne sont pas le seul apprentissage de la langue en elle-même, on y trouve aussi la découverte de cultures, et notamment des actions petit-déjeuner qui sont organisées par les professeurs de langues vivantes, à l’occasion desquels il peut être conduit des actions avec l’infirmier de l’établissement ou le professeur de SVT, de manière à aborder une éducation nutritionnelle et non uniquement les aspects culturels.

Les professeurs d’histoire-géographie et de sciences économiques peuvent, quant à eux, aborder, la dimension économique ou patrimoniale de l’éducation à l’alimentation, puisque nous ne réduisons pas l’éducation à l’alimentation à la seule éducation nutritionnelle ; nous abordons l’ensemble des thématiques, aussi bien écologiques, avec la lutte contre le gaspillage alimentaire, que l’éducation au développement durable, l’éducation sociologique, avec les aspects culturels, économiques, avec l’étude de la faim dans le monde, par exemple, où les circuits économiques, liées à la production alimentaire et agricole.

Au-delà des programmes d’enseignement, les établissements peuvent mettre en place des actions d’éducation à l’alimentation, qui sont inscrites dans le cadre de la politique éducative du projet d’école et du projet d’établissement. Cette inscription n’est pas anodine. Elle donne, à la fois de la visibilité à nos partenaires et aux parents d’élèves, notamment sur les actions menées par l’école, et fait l’objet de discussions dans les conseils d’école pour le premier degré, et dans les conseils d’administration pour le second degré.

Nous disposons d’une instance non-décisionnelle, mais de dialogue partenarial, le Comité d’éducation à la santé et à la citoyenneté (CESC), instance tout à fait intéressante pour déployer ce type d’actions d’éducation à l’alimentation. Elle est intéressante, à la fois parce qu’elle prépare les délibérations du conseil d’école et du conseil d’administration, mais surtout, parce qu’elle permet d’inviter des partenaires – la liste n’est pas limitative. De sorte que, en fonction des ressources partenariales locales, des représentants d’association peuvent être associés aux discussions du CESC, ainsi que des parents d’élèves, puisqu’il est important pour l’Education nationale d’associer les parents d’élèves aux actions dites socio-éducatives.

Nous pouvons également mettre en place une commission des menus, même si la restauration scolaire est la prérogative des collectivités territoriales. Pour autant, dans le second degré, le chef d’établissement a tout loisir de créer cette commission ad hoc, afin d’associer les parents d’élèves et la collectivité territoriale, avec le chef cuisinier et l’adjoint gestionnaire qui passe les commandes, à une réflexion sur une commission des menus. Les élèves participent également à cette commission des menus. Par ailleurs, un lien peut être fait avec d’autres instances où les élèves sont engagés ; je veux parler du conseil de la vie collégienne (CVC) et du conseil de la vie lycéenne (CVL), qui sont systématiquement consultés avant que le conseil d’administration de l’établissement ne délibère sur des questions de santé et de sécurité.

Pour associer les parents, nous disposons de dispositifs. D’une part, les espaces parents, créés en 2013, dans un certain nombre d’écoles et d’établissements du second degré. Des lieux animés par les parents pour les parents, dont les remontées nous font percevoir que dans les thématiques privilégiées par les parents – pour lancer des discussions entre eux, parfois en faisant appel à des experts sous forme de conférences – nous retrouvons le sommeil, les écrans et l’alimentation.

D’autre part, le ministre a souhaité également développer, à la rentrée prochaine, un outil appelé la « mallette des parents » qui, jusqu’alors, n’était destiné qu’aux professionnels de l’éducation, de manière à les aider à accueillir les parents, notamment au moment des réunions de rentrée, et à disposer d’un certain nombre de supports vidéo leur permettant de présenter comment fonctionne une école, et comment s’organisent les orientations.

Le ministre nous a demandé, cette année, de travailler sur un ensemble de thématiques, afin de présenter aux parents, dès la rentrée prochaine, ce que fait l’école en matière de santé ; or l’éducation à l’alimentation fait l’objet d’une fiche thématique. Ces fiches thématiques seront mises à disposition des parents sur un site, « la mallette des parents », actuellement en cours de construction. Pour les parents qui n’ont pas accès au numérique, ces fiches seront distribuées lors des réunions de rentrée.

Nous avons également un ensemble de partenariats avec les collectivités territoriales, qui peuvent se décliner dans des ateliers « Villes-Santé », ou prendre d’autres formes, notamment dans le cadre du réseau français des « Villes-Santé » de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Ce sont souvent les municipalités et les conseils généraux qui proposent de développer des actions éducatives en matière d’éducation à l’alimentation.

Nous disposons de plusieurs exemples dans diverses villes de France. La revue « Santé en action », de Santé publique France, fait état d’un certain nombre de ces actions, notamment à Angers. Ce partenariat avec les collectivités territoriales permet de déployer des actions en matière d’éducation à l’alimentation, dans toutes ses dimensions.

Les CESC font l’objet d’une relance depuis deux ans. En effet, en août 2016, une circulaire a été publiée afin de demander aux recteurs et aux inspecteurs d’académie d’instaurer un comité d’éducation, au niveau à la fois rectoral et départemental. Nous avons lancé, au mois de juin, une enquête sur les CESC, dont les remontées seront traitées en août. Nous pourrons ainsi savoir, à travers cette enquête, si l’éducation à l’alimentation fait bien l’objet d’un traitement au sein des CESC académiques, des CESC départementaux, des CESC d’établissement et des CESC inter-degrés. Comme vous le savez, les écoles n’ont pas de statut en droit, alors que les établissements publics locaux d’enseignement (EPLE), sont des personnes morales qui peuvent avoir des instances ; nous demandons donc, pour le premier degré, le déploiement des CESC inter-degrés de façon que l’école puisse se rattacher à des instances disposant de moyens, notamment en termes de budget. Nous attendons les résultats de cette enquête, de façon à pouvoir déterminer dans quelle mesure l’éducation à l’alimentation est déployée dans les territoires.

Les conventions ARS-rectorat nous en donnent un aperçu, puisque des rectorats ont développé, ces dernières années, notamment à Lille et Amiens, une prévention en matière de surpoids et d’obésité. Si les conventions ARS-rectorat sont établies dans le cadre des grandes orientations nationales, elles définissent des priorités par rapport au diagnostic territorial. Amiens et Lille avaient, dans leur population d’enfants et d’adolescents, un taux de prévalence du surpoids et d’obésité plus important que la moyenne nationale. C’est la raison pour laquelle le rectorat et l’ARS ont décidé d’œuvrer sur cet axe en particulier.

M. le président Loïc Prudhomme. Je vous remercie.

J’ai cité, dans ma présentation, l’article L. 312-17-3 du code de l’éducation, relatif à l’alimentation. J’ai l’impression que beaucoup de choses se font d’une manière diffuse, hétérogène, et que finalement l’éducation à l’alimentation n’est inscrite que dans un cursus général, en CE2 et en 5e – en SVT pour cette classe.

Pouvez-vous nous décrire le contenu du programme et nous indiquer combien d’heures y sont consacrées, de la maternelle au collège ?

Mme Véronique Gasté. À partir du moment où l’éducation à l’alimentation est inscrite dans les programmes, elle est obligatoire ; tous les élèves de France bénéficient donc, à un moment donné, de cette éducation à l’alimentation, dans le cadre des programmes. Le professeur des écoles décide du moment le plus opportun, au sein de l’année scolaire, notamment en CE2, pour enseigner cette éducation à l’alimentation.

Au-delà des programmes d’enseignement, nous invitons les enseignants à s’en emparer, dans le cadre des actions transversales d’éducation à l’alimentation. Si cette année, nous avons mené une enquête sur les CESC, c’est parce que la dernière enquête datait de 2008. Elle avait été réalisée par la direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP), elle donc est accessible en ligne. L’enquête avait montré que les CESC s’emparaient de la thématique ; c’est d’ailleurs, l’une des thématiques, avec la prévention des conduites addictives, qui est la plus fréquemment abordée par les CESC.

Nous rencontrons davantage de problèmes avec d’autres éducations transversales, qui font parfois l’objet de réticences parentales ; je pense à l’éducation à la sexualité. L’éducation à l’alimentation fait l’objet d’un consensus qui nous permet, au contraire, d’avancer régulièrement sur cette question, avec des partenariats dans les territoires et les établissements d’enseignement.

En revanche, s’agissant des éducations transversales, il n’y a pas d’horaires d’enseignement définis, il revient à l’école, au collège et au lycée de déterminer les moments et les temps qui y sont consacrés. Dans le second degré, l’autonomie des EPLE, qui existe depuis le décret du 30 août 1985, leur permet de choisir les moments, les tranches d’âge et les niveaux d’enseignement où les éducations transversales vont être délivrées. Vous le savez, l’école est traversée par tous les enjeux sociétaux, qui sont abordés tout au long de la scolarité. L’éducation à l’alimentation, par exemple, est très souvent prodiguée en 6e et en 5e. En 4e et 3e, l’accent est mis sur l’éducation à la sexualité. Pour autant, l’éducation à l’alimentation n’est pas oubliée. Mais les priorités sont déterminées au sein des CESC et des conseils d’administration des EPLE, au regard de l’ensemble des orientations nationales et académiques.

M. le président Loïc Prudhomme. Quand je vous parle d’enseignement obligatoire et d’horaires, vous me répondez CESC. Pouvez-vous, concrètement, nous donner une idée du volume horaire de ce cycle d’enseignement obligatoire ?

Mme Véronique Gasté. Je vous transmettrai une estimation du volume horaire, puisqu’il revient au professeur, dans le cadre de sa liberté pédagogique, de développer parfois davantage un pan du programme qu’un autre. Il abordera tout le programme, mais il lui revient de développer davantage certains axes. Je demanderai également au bureau chargé des programmes d’évaluer l’horaire minimum qui doit être consacré, par exemple, en CE2, à l’éducation à l’alimentation.

M. le président Loïc Prudhomme. Concernant le GEMRCN – comment les cuisiniers s’occupent de la restauration collective, notamment dans les établissements scolaires –, il semble bien qu’il s’agit de l’un des guides principaux des intendants et des cuisiniers, de leur bible.

Aujourd’hui, ce GEMRCN ne se réunit plus. Comment envisage-t-on de faire le lien avec le PNNS 4 ? Des travaux sont-ils en cours pour actualiser et remettre ce GEMRCN en route ?

Il nous a été rapporté, lors de nos auditions, que le précédent GEMRCN contenait quelques recommandations que je qualifierai d’un petit peu extravagantes, notamment concernant les produits fromagers : des produits ultratransformés, enrichis en calcium, faisant office de fromages. Quelques incohérences de cette nature nous ont été rapportées, sur la qualité et le bien manger, notamment. Il nous semble urgent de remettre ce groupe d’étude sur pied.

Mme Véronique Gasté. Effectivement, il s’agit de la bible des adjoints gestionnaires, dans le second degré, et des gestionnaires des collectivités territoriales.

Dans le premier degré, ce sont les municipalités qui assurent la prestation, dans le second degré il y a différents cas de figure : soit la collectivité territoriale prend complètement en charge la prestation avec des cuisines centrales ou des prestataires comme Sodexo ou Sogeres, soit elle confie par délégation la prestation à l’établissement public local d’enseignement (EPLE).

L’adjoint gestionnaire a une responsabilité très importante dans le choix des denrées alimentaires, puisque c’est lui qui va passer des commandes. Le chef d’établissement, en tant qu’ordonnateur, signe les factures. Il dispose donc d’un vrai droit de regard sur la qualité des denrées alimentaires et notamment sur l’approvisionnement au niveau local – ça peut être des choix faits par des gestionnaires ou des chefs d’établissement. Le cuisinier a évidemment un grand poids en tant que force de proposition, puisqu’il connaît les aspects de technicité.

Le GEMRCN a toujours été un outil très important. J’ai été cheffe d’établissement, je puis donc vous affirmer que cela fait partie des choses bien connues par tous les adjoints gestionnaires et les chefs d’établissement.

Son lien avec le PNNS 4 est une vraie question, que j’ai posée au ministère des solidarités et de la santé et au ministère de l’agriculture et de l’alimentation. Une réunion est prévue sur ce sujet fin août, dans le cadre de la refonte du PNNS. Il est envisagé de relancer un groupe de travail.

Le GEMRCN était piloté par Bercy, et je ne sais pas comment les choses vont évoluer ; je ne puis donc rien vous dire pour l’instant. Mais nous avons demandé évidemment à y être associés. Même si ce n’est pas le ministère de l’éducation nationale qui dispose de la prérogative de cette prestation, il me semble très important d’y être associé, de manière à rendre cohérentes nos politiques éducatives. Nous en avons également parlé avec les collègues de la direction générale de l’alimentation (DGAL), ce sujet est suivi par les trois ministères.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Je vous remercie, madame, pour votre exposé.

Puisque les enseignants doivent prodiguer aux élèves des cours sur l’éducation à la santé et à l’alimentation, reçoivent-ils une formation ? Sont-ils vraiment sensibilisés à la problématique nutritionnelle et à l’importance de l’alimentation équilibrée – et donc aux problématiques de l’obésité et du diabète ? Les cours d’éducation sexuelle donnent de bons résultats, en est-il de même pour les cours d’éducation à l’alimentation ?

La Semaine du goût, manifestation placée sous le haut patronage du ministère de l’agriculture et de l’alimentation, vise à organiser notamment des rencontres avec les professionnels du goût et des ateliers gourmands. Il semblerait que le ministère de l’éducation nationale n’en soit pas partenaire, alors même que durant cet événement des actions pédagogiques se déroulent en milieu scolaire. Pouvez-vous nous dire ce qu’il en est exactement ?

Par ailleurs, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) a présenté des recommandations relatives à la restauration collective. Je pense notamment au développement et à la diffusion d’outils pour aider les établissements à créer leurs propres menus, à l’amélioration de la formation du personnel en matière de nutrition, à l’accueil des élèves qui ont un régime alimentaire particulier, et à la mise en place d’animations sur l’équilibre nutritionnel. Pouvez-vous nous dire si ces recommandations ont bien été mises en œuvre dans les établissements ?

Quel regard porte le ministère de l’éducation nationale sur la restauration scolaire et sur la qualité nutritionnelle des repas qui sont servis ?

 Madame Gasté, vous êtes membre du CNA. Nous avons auditionné récemment M. Guillaume Garot, son président, qui nous a indiqué qu’il avait rencontré des difficultés, à l’époque où il faisait partie du Gouvernement, à mobiliser le ministère de l’éducation nationale sur la question de l’alimentation ; qu’en pensez-vous ?

Par ailleurs, la place de l’éducation à l’alimentation est-elle vraiment prise en compte au niveau du ministère de l’éducation nationale, au niveau national ?

Mme Véronique Gasté. La formation initiale des enseignants dépend des écoles supérieures du professorat et de l’éducation (ESPE), mises en place en 2013 et rattachées aux universités. De sorte qu’elles bénéficient d’une certaine autonomie, à condition bien sûr que leurs plans et leurs maquettes de formation s’inscrivent dans les orientations définies dans le décret du 2 juillet 2013.

Dans ce décret, un certain nombre de dispositions sont obligatoires concernant l’aspect disciplinaire et les valeurs de la République. Il existe un tronc commun qui rassemble les éducations transversales, et qui doit être abordé dans les ESPE.

Les maquettes peuvent différer d’une ESPE à l’autre. Il serait donc intéressant d’interroger la nouvelle présidente du réseau national des ESPE, dont je ne me souviens plus le nom – M. Ginestié lui a laissé sa place il y a un mois –, pour avoir les maquettes de formation. Pour autant, il y a des disciplines pour lesquelles c’est obligatoire : SVT et sciences biologiques et sciences sociales appliquées (SBSSA). Ce sont les professeurs qui enseignent la discipline PSE en lycées professionnels, et les sciences médico-sociales font partie des disciplines obligatoirement abordées.

En matière de formation continue, nous sommes amenés, dans le cadre du plan national de formation (PNF), à proposer des actions de formation. Le ministère de l’éducation nationale forme les conseillers auprès des recteurs. L’éducation nationale étant le plus gros employeur de France, nous sommes obligés d’agir en deux strates dans le cadre de la formation continue. La DGESCO forme tous les conseillers des directeurs qui, ensuite, dans le cadre du PNF, doivent décliner les formations qu’ils ont reçues au sein des plans académiques de formation (PAF), pour toucher les enseignants.

En matière d’éducation à l’alimentation, nous avons, ces dernières années, promu l’éducation à l’alimentation, dans le cadre de la promotion de la santé en milieu scolaire. En 2016, nous avons relancé la promotion de la santé en milieu scolaire à travers ce que l’on a appelé à l’époque le « parcours éducatif de santé ».

Dans le cadre de la nouvelle SNS, avec la notion d’école promotrice de santé, nous relançons le déploiement d’éducation à l’alimentation qui est inscrite dans la SNS. L’année prochaine, nous allons opérer le déploiement de la notion d’école promotrice de santé, avec un renforcement de l’éducation à l’alimentation qui est clairement inscrite dans nos orientations. Il nous faut une année pour former les conseillers auprès des recteurs qui, l’année suivante, forment les enseignants. Il s’agit en effet d’un système pyramidal, mais il est difficile de faire autrement, puisque nous comptons 890 000 enseignants et 13 500 personnels de direction.

Parmi les conseillers auprès des recteurs, des personnels très importants s’occupent de l’éducation à l’alimentation. Il s’agit des conseillers techniques infirmiers et des conseillers techniques médecins ; ce sont eux qui peuvent porter la parole technique experte sur l’éducation nutritionnelle en particulier – auxquels s’ajoutent les inspecteurs disciplinaires.

Les disciplines pour lesquelles c’est obligatoire sont les suivantes : les inspecteurs d’académie, inspecteurs pédagogiques régionaux (IAIPR) pour les SVT, et les inspecteurs de l’Éducation nationale et d’enseignements technologiques (IENET) pour les SBSSA. Je suis désolée de ce jargon complexe, je pourrai, si vous le souhaitez, vous transférer tout cela par courriel.

Dans le cadre de la promotion de la santé en milieu scolaire, nous visons la réduction des inégalités sociales de santé et des inégalités d’éducation. Il s’agit de l’un de nos objectifs premiers que nous rappelons régulièrement, car en fonction de l’environnement familial, les enfants ne bénéficient pas tous du même cadre et de la même information ; l’école se doit donc de leur apporter, au nom du principe d’égalité du service public.

En ce qui concerne la Semaine du goût, le ministère de l’éducation nationale n’empêche pas les écoles volontaires d’y participer. Cependant, vous le savez, un certain nombre d’industriels prennent part à cette opération, et notamment le Centre d’études et de documentation du sucre (CEDUS). En octobre 2014, suite aux interrogations des journalistes, nous nous sommes positionnés clairement par rapport à la Semaine du goût : si nous n’interdisons pas les établissements scolaires qui le souhaitent d’y participer, nous ne valorisons pas cette Semaine du goût, dans la mesure où le CEDUS est impliqué.

On nous avait clairement reproché à l’époque un partenariat avec le CEDUS, un partenariat qui avait été très mal compris par les journalistes. Si dans les filières hôtellerie et restauration des sections d’enseignement professionnel, il peut y avoir un partenariat avec les professionnels, comme avec tous les métiers de bouche et de restauration – il faut bien que les élèves futurs cuisiniers apprennent les techniques de sucre –, nous n’avons jamais passé de conventions de partenariat avec le CEDUS pour l’éducation à l’alimentation ; fait que certains journalistes avaient prétendu. Nous nous sommes donc insurgés contre ces allégations et avons remis les éléments dans leur juste réalité. Pour faire taire ces journalistes, nous avons affiché le fait que nous ne rendrions pas visible cette semaine du goût sur notre portail.

Outre la semaine du goût, les classes du goût nous semblent très importantes. Il s’agit d’une action déployée par le ministère de l’agriculture et de l’alimentation, en lien avec la DGESCO, et qui permet à des enseignants volontaires de bénéficier d’une formation sur l’éducation au goût et une alimentation équilibrée pour la décliner en huit séances.

Séances au cours desquelles les élèves découvrent, par exemple, les fruits et les légumes de saison, avec une approche sensorielle qui nous semble très intéressante. Un événement que nous avons affiché de manière visible sur le portail de l’éducation à l’alimentation, créé en 2015. Aucun industriel n’est partie prenante. L’école se doit d’être garante du cadre éthique. Les parents nous confient leur enfant, il nous revient donc d’assurer la neutralité économique du service public d’éducation. Nous n’avons pas le droit d’influencer les enfants par rapport à des industries, à travers notamment le marketing industriel en matière alimentaire.

S’agissant de l’ANSES et de ses recommandations, nous sommes toujours attentifs à ses recommandations, tout comme à celles de la Haute Autorité de santé (HAS). Nos infirmiers et nos médecins disposent de l’information. Pour les élèves qui ont des régimes particuliers, nous avons mis en place des projets d’accueil individualisé (PAI) qui permettent, en cas d’allergie alimentaire, de prendre en compte les régimes des enfants.

Concernant l’amélioration de la qualité nutritionnelle de la restauration collective scolaire, les établissements d’enseignement y sont très soucieux. Cela fait partie, je le répète, des questions le plus souvent posées par les parents d’élèves dans les conseils d’administration. De sorte que très peu de chefs d’établissement peuvent se dédouaner de cette préoccupation. D’où l’importance de mettre en place des commissions des menus
– elles ne sont pas obligatoires.

Je ne comprends pas pourquoi M. Guillaume Garot vous a indiqué qu’il avait eu du mal à mobiliser le ministère de l’éducation nationale, car nous travaillons très bien avec le CNA ; nous participons à ses séances et à ses commissions, Mme Dominique Voynet pourrait en témoigner.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Ma remarque était la suivante : le CNA a du mal à mobiliser le ministère de l’éducation nationale en matière d’alimentation.

Mme Véronique Gasté. Ce n’est pas le cas. Nous diffusons les avis du CNA, et nous y participons. Et l’éducation à l’alimentation fait vraiment partie de nos préoccupations et ne pose aucun problème dans les établissements scolaires. Il me semble parfois qu’il peut y avoir une méconnaissance de ce qui se passe dans les établissements scolaires.

M. le président Loïc Prudhomme. C’est bien noté que des progrès ont sans doute été réalisés depuis.

Mme Nathalie Sarles. Je rebondirai d’abord sur la neutralité de l’éducation nationale par rapport aux acteurs économiques, pour vous dire que je me souviens encore de l’époque où mes enfants revenaient à la maison avec des boîtes de corn-flakes Kellogg’s qui leur avaient été distribuées à l’école, dans le cadre de la sensibilisation à la bonne alimentation. Heureusement, ce temps est révolu.

Il me semble, sans jugement de ma part, que nous sommes sur une approche très conceptuelle des choses. Mais peut-être que la déclinaison sur le terrain n’en est pas moins pragmatique. Vous avez assez peu évoqué la restauration collective, qui est un terrain d’application de la sensibilisation à l’éducation à l’équilibre alimentaire. Or il me semble qu’un travail de fond doit être réalisé, d’un point de vue pratique, entre ce lieu de restauration collective et le personnel. À ce propos, les personnes travaillant en cuisine sont-elles des fonctionnaires de l’Éducation nationale, ou sont-elles placées sous l’autorité du chef d’établissement ?

Vous avez parlé de la formation des enseignants, notamment de SVT, même si les autres enseignants sont aussi concernés, et du fait que ce sont les proviseurs qui sont les garants de cette éducation à l’alimentation et de la restauration scolaire. Est-ce à dire que ce sont eux qui sont les premiers destinataires des formations en nutrition et en équilibre alimentaire ?

Mme Véronique Gasté. Sur le portail de l’éducation à l’alimentation, nous rappelons que l’éducation à l’alimentation doit faire l’objet de projets collectifs, portés par l’ensemble des personnels. En effet, lorsqu’ils sont portés par une seule personne – infirmier, médecin ou le professeur de SVT –, cela ne suffit pas à toucher l’ensemble des élèves. Nous avons donc impulsé l’idée selon laquelle un projet collectif devait être porté, à la fois par le chef cuisinier, l’adjoint gestionnaire, le chef d’établissement, les professeurs, l’infirmier et le conseiller principal d’éducation (CPE), qui a un rôle très important en matière socio-éducative.

S’agissant du statut des personnels, nous sommes dans des relations partenariales, en permanence négociées, puisque les personnels de cuisine, qui agissent au sein de la restauration scolaire, quand il y a une délégation de cette prestation à l’EPLE, sont des personnels employés par la collectivité territoriale de rattachement, à savoir, le conseil départemental pour les collèges, et le conseil régional pour les lycées.

Pour autant, à partir du moment où ils exercent dans l’EPLE, ils sont sous l’autorité fonctionnelle du chef d’établissement. Ils sont donc sous l’autorité hiérarchique du président du conseil départemental ou du président du conseil régional, et sous l’autorité fonctionnelle du chef d’établissement dans l’exercice de sa mission quotidienne. Tout se passe très bien, depuis les lois de décentralisation. De nombreuses actions éducatives ont été réalisées, les collectivités territoriales étant parties prenantes sur un certain nombre d’actions dans le cadre de leur programme éducatif territorial.

L’adjoint gestionnaire, quant à lui, est un personnel de l’Éducation nationale. Tous les matins, il rencontre le chef cuisinier pour faire le point, non seulement sur le repas de la journée, mais également sur le plan alimentaire et les commandes à passer ; il en rend compte au chef d’établissement.

Le chef d’établissement est le pilote, à la fois administratif et en termes financiers, de l’établissement, puisqu’il est l’ordonnateur. Il préside son conseil d’administration, il est le représentant de l’état au sein de son établissement, il se doit donc de faire appliquer les orientations nationales et académiques. Il est également, depuis la rénovation du statut des personnels de direction de 2001, le premier pédagogue de l’établissement. L’ensemble de ses rôles lui permet d’agir sur l’éducation à l’alimentation et de porter cette question au sein du CESC et du conseil d’administration, voire de la commission des menus s’il l’a mise en place.

Si, dans les années 1980, il a pu y avoir des périodes de flottement, le temps que tout se mette en place, elles ont été largement dépassées. Par ailleurs, on peut le dire, l’état des collèges et des lycées s’est largement amélioré depuis la loi de décentralisation.

Cependant, et je vous parlais de cette hétérogénéité, tous les collèges et lycées ne vont pas construire un projet collectif d’éducation à alimentation, même si nous l’avons largement recommandé depuis 2015. Nous allons d’ailleurs le relancer dans le cadre de la SNS. Dès le mois de septembre, nous réunirons un groupe de travail qui sera composé du ministère de l’agriculture, de ministère de la santé, de Santé publique France et d’acteurs académiques – IAIPR et professeurs. Dans le cadre de ce vademecum, nous donnerons de grandes orientations et des exemples de fiches projets et de fiches de séances pédagogiques, en nous appuyant sur des expériences qui fonctionnent sur le terrain, de manière à valoriser ces bonnes pratiques. Nous mettons en général un an à élaborer un vademecum.

Mme Zivka Park. Je vous remercie, Madame, pour toutes les explications que vous venez de nous donner, malgré parfois la technicité des mots utilisés. Nous pouvons constater que de nombreuses actions sont menées.

Ma question concerne le suivi de toutes ces actions. Des indicateurs ont-ils été mis en place pour évaluer ces actions ? Travaillez-vous avec tous les ministères concernés ?

Mme Véronique Gasté. La question du suivi et de l’évaluation est toujours la question la plus épineuse, puisque nous comptons 68 000 établissements d’enseignement et unités pédagogiques et quantité de thématiques sur lesquelles nous devons assurer ce suivi et cette évaluation. L’enquête CESC a cet objectif. Nous disposons maintenant des résultats, que nous allons traiter au mois d’août. Nous pourrons ainsi voir comment les d’établissements départementaux et académiques se sont emparés de la question de l’éducation à l’alimentation, et avec quels partenaires. La décision de la diffusion de cette enquête ne m’appartient pas, mais, a priori, il ne devrait pas y avoir de difficulté pour la rendre publique.

Mme Élisabeth Toutut-Picard. J’ai découvert, aujourd’hui, le fonctionnement de la démarche engagée par l’Éducation nationale sur cette thématique de la santé alimentaire. Si j’ai bien compris, malgré la complexité des organisations internes de l’Éducation nationale, la dynamique est bien lancée, mais elle est relativement récente – depuis 2015.

Vous avez beaucoup insisté sur la notion de projets collectifs, de travail en transversalité avec les partenaires locaux. Je m’interroge sur une piste qui pourrait être éventuellement suivie par l’Éducation nationale, en relation avec le ministère de la santé, qui consisterait à cibler les quartiers prioritaires, à savoir ceux qui comptent le plus d’enfants en surpoids et ayant des problèmes de diabète, en matière d’éducation alimentaire. Ne serait-il pas nécessaire d’orienter votre stratégie d’abord vers ces quartiers, où se développe une épidémie sanitaire ?

Par ailleurs, ces populations sont particulièrement fragiles et sensibles aux publicités qui poussent à la consommation de sucre, de sel et de matière grasse. L’Éducation nationale ne pourrait-elle pas lancer une démarche éducative afin de contrebalancer l’impact nuisible en matière sanitaire de toutes ces publicités, à l’instar de la sécurité routière ? Nous-mêmes, parlementaires, nous avons du mal à intervenir sur cette question.

Mme Véronique Gasté. Cibler les quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV) fait bien entendu partie de nos priorités. Il est vrai que, pour l’instant, je n’ai parlé que de prévention primaire et d’éducation à la santé. Nous avons d’autres axes de travail en matière de promotion de la santé, notamment le repérage des troubles de santé et les dépistages – une prévention plutôt secondaire.

Pour cela, deux visites médicales sont obligatoires. La première, aux 6 ans de l’enfant, la seconde, une visite de dépistage, à ses 12 ans, quand les phénomènes pubertaires commencent. Ces deux visites nous permettent de disposer d’indicateurs qui sont récupérés par la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DRESS).

La DRESS produit tous les deux ans un document sur l’état de santé de nos élèves, à partir du bilan de la sixième année, en CM2 et en 3e. S’agissant du bilan de santé de la sixième année, nous disposons de deux indicateurs, les dents cariées et l’obésité, qui sont malheureusement très corrélés au niveau socio-économique. Dès la sixième année de l’enfant, nous constatons que les inégalités sociales de santé sont installées, puisque nous avons un taux d’obésité beaucoup plus important chez les enfants de familles d’ouvriers que chez les enfants de familles de cadres.

Nous pensons que beaucoup de choses se jouent même avant les six ans de l’enfant, notamment à cause des habitudes familiales. Nos deux ministres, M. Blanquer et Mme Buzyn, nous ont demandé de travailler sur l’instauration d’un parcours « santé, accueil et éducation » 0-6 ans ; ils l’ont annoncé le 27 novembre dernier par communiqué de presse, et il fera l’objet d’une concertation avec les parties prenantes à la rentrée.

Ce parcours vise à rapprocher les professionnels de santé qui œuvrent autour du jeune enfant jusqu’à l’âge de 6 ans. La santé commence dès la périnatalité, puisqu’un grand nombre de choses se jouent dans les 1 000 premiers jours de l’enfant. Le mode d’accueil a également un rôle important sur la santé de l’enfant. Vous le savez, dès la rentrée scolaire prochaine, la scolarisation sera obligatoire dès 3 ans.

Ces professionnels de santé sont nombreux : les centres de protection maternelle et infantile (PMI), la santé scolaire, la médecine libérale. Par ailleurs, la loi de modernisation de notre système de santé du 26 janvier 2016 stipule que les enfants de moins de 16 ans doivent désormais avoir un médecin traitant. Tous ces professionnels travaillent trop en silo. Ce projet vise donc à mieux coordonner l’action de ces professionnels autour de l’enfant, pour mieux repérer les difficultés de santé.

Nous disposons de seulement 1 038 équivalents temps plein (ETP) budgétés pour les médecins de l’Éducation nationale ; nous avons donc un déficit de médecins. Un déficit qui n’est pas un problème de moyens, puisque nous disposons d’un budget consacré au recrutement des médecins. Un chantier a été lancé par notre directeur général des ressources humaines (DGRH), depuis deux ans, pour revaloriser le statut et les indemnités des médecins de l’Éducation nationale. Nous pensons par ailleurs développer l’exercice mixte, qui intéresse certains jeunes médecins qui s’installent en libéral.

La visite médicale pour les enfants de 6 ans est bien entendu obligatoire, mais quand il y a une pénurie de médecins dans certains territoires, les enfants des QPV sont prioritaires.

Concernant le marketing, l’Éducation nationale a renforcé ces dernières années, ce qu’on appelle l’éducation aux médias et à l’information (EMI) dans toutes les classes. L’éducation à l’alimentation peut dont être abordée à ce moment-là.

L’instauration de l’EMI est liée aux attentats, avec la mise en place du plan de mobilisation de l’école pour les valeurs de la République. Nous nous étions, en effet, rendu compte que l’une des entrées possibles dans la radicalisation pouvait se faire par les théories du complot. Les experts et les chercheurs indiquent que les contre-discours ne fonctionnent pas, car dès que l’on s’attaque à une nébuleuse, la viralité d’internet est telle, que d’autres théories du complot apparaissent.

L’école, dans le cadre de sa mission émancipatrice à laquelle tous les enseignants et les personnels sont très attachés, vise à développer l’esprit critique, notamment grâce au cours d’éducation aux médias et à l’information, renforcé depuis 2015. L’éducation à l’alimentation peut être abordée dans ce cours, j’ai connu des professeurs d’histoire qui décryptaient les publicités sur l’alimentation, analysaient les composantes du discours, des slogans, des images et expliquaient la politique des groupes qui diffusaient ces publicités.

Par ailleurs, nous avons un opérateur, le réseau CANOPE, qui produit des ressources pédagogiques et éducatives. Il en a produit un certain nombre sur l’EMI. À l’intérieur du réseau CANOPE, se trouve le Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’information (CLEMI), qui forme les enseignants dans les académies.

Je pourrais évoquer d’autres sujets, tels que la vaccination, qu’un certain nombre de Français – et non les plus défavorisés – remettent en cause. Nous avons donc des messages, en termes de santé publique, à faire passer. Une mission qui a été renforcée ces dernières années, les réseaux sociaux prenant beaucoup d’importance dans la vie des adolescents ; or nous avons le devoir de contrer certains discours.

Des experts, tels que Gérald Bronner, dans son livre La démocratie des crédules, décryptent ces discours. Nous savons que nous ne devons pas prendre les adolescents qui y adhèrent frontalement, sinon nous renforçons leur croyance aux complots. Et les industries alimentaires et pharmaceutiques sont les industries le plus souvent soupçonnées de complots. C’est la raison pour laquelle nous développons l’esprit critique des enfants, afin qu’ils ne se fassent pas berner par les fausses informations diffusées sur les réseaux sociaux.

Mme Élisabeth Toutut-Picard. Quelle est la force de frappe de ce dispositif ? Existe-t-il depuis longtemps ? Combien d’heures lui sont dédiées ?

On parle de remettre au goût du jour un cours d’instruction civique ; va-t-il entrer dans ce dispositif ? Est-ce une démarche expérimentale ? Ou bien, pardonnez-moi ce terme, une démarche « intello » ? Car cette démarche me semble indispensable, non seulement pour les problématiques alimentaires, mais également en matière de sexualité, du vivre ensemble, de violence ou de radicalisation.

Mme Véronique Gasté. L’éducation aux médias et à l’information existe depuis de nombreuses années. Je me renseignerai auprès de mes collègues en charge du développement de l’EMI et vous transmettrai les informations.

L’éducation à l’alimentation existait bien avant 2015, mais nous l’avons renforcée.

L’EMI est intégrée à l’enseignement moral et civique (EMC), dont les programmes ont été mis en place à la rentrée de 2015 dans tous les établissements scolaires. Je ne me souviens pas précisément du nombre d’heures obligatoires, mais vous trouverez cette information sur le portail Eduscol.

S’agissant de l’instruction civique, en effet, notre ministre a demandé au Conseil supérieur des programmes (CSP) de revoir les programmes d’EMC pour renforcer les aspects d’éducation à la citoyenneté et à l’instruction civique.

S’agissant des contre-publicités, ce n’est pas notre cœur de métiers de produire de tels messages. Vous avez cité la sécurité routière. En matière de santé publique, c’est notre opérateur, Santé publique France, qui élabore ces messages. Je n’en ai pas parlé, mais je peux vous citer, en matière d’éducation à l’alimentation et de promotion de l’activité physique, « Jaime manger, jaime bouger », pour les élèves de 5e, et « Fourchettes et baskets ». En septembre, nous nous réunirons à nouveau en groupe de travail – Santé publique France, des acteurs académiques et mon bureau – pour travailler sur la rénovation de l’outil « Fourchettes et baskets ». Santé publique France dispose de la force de frappe, avec des spécialistes du marketing social et en communication en santé publique, et nous de l’expertise pédagogique ; ensemble, nous construisons des outils. Mais cet opérateur peut élaborer des campagnes d’information télévisuelles – il l’a déjà fait –, ou sous forme d’affiches. Pour la canicule, par exemple, nous distribuons tous les ans, dans les écoles, des affiches qu’il a élaborées sur les précautions à prendre en cas de forte chaleur.

En matière de sécurité routière, nous travaillons avec la Délégation à la sécurité routière (DSR), qui mène les campagnes – notre rôle est de lui communiquer les outils pédagogiques.

M. le président Loïc Prudhomme. La pédagogie est l’art de la répétition, ce qui a été très bien compris par les publicitaires. Vous avez la responsabilité de convaincre vos collègues des autres ministères sur l’impact délétère de ces publicités. Nous avons du mal à les faire interdire. Et parfois, même les campagnes sont trop légères face à la puissance des publicités.

Mme Élisabeth Toutut-Picard. Le ministère de l’Éducation nationale est-il représenté au sein du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) ?

Mme Véronique Gasté. Non, pas à ma connaissance. En 2016, la présidente de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (MILDECA) a mis en place un groupe de travail, composé de 17 représentants ministériels et du CSA, sur la question de l’alcool et du tabac – la loi Evin. La politique du CSA est très intéressante en la matière.

M. le président Loïc Prudhomme. Je vous remercie.

La séance est levée à onze heures trente-cinq.

 

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37.    Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Luc Volatier, adjoint au directeur de l’évaluation des risques, volet méthodologie et observatoires de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses), M. Louis-Georges Soler, directeur de recherche, Unité ALISS de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) et de Mme Sarah Aubertie, chargée des relations institutionnelles de l’ANSES, pour l’Observatoire de la qualité des aliments (OQALI).

(Séance du jeudi 19 juillet 2018 )

La séance est ouverte à dix heures trente-cinq.

M. le président Loïc Prud'homme. Nous recevons à présent M. Jean-Luc Volatier, adjoint au directeur des risques de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES), de M. Louis-Georges Soler, directeur de l’unité de recherches « Alimentation et sciences sociales » de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), et de Mme Sarah Aubertie, chargée des relations institutionnelles de l’ANSES.

Nous connaissons bien ces trois intervenants que nous avons reçus au titre des délégations de leur organisme respectif, dans le cadre d’auditions antérieures. Mais cette fois, c’est en tant que représentants de l’Observatoire de la qualité des aliments (OQALI) que nous les entendons.

L’OQALI a été créé en 2008, par les ministères en charge de l’agriculture, de la santé et de la consommation, à la suite d’une proposition qui figurait au deuxième programme national nutrition et santé (PNNS 2). Son pilotage opérationnel est assuré de façon conjointe par l’ANSES et l’INRA.

L’OQALI est l’un élément d’un ensemble plus large, l’Observatoire de l’alimentation, créé par la loi de modernisation de l’agriculture et de la pêche du 27 juillet 2010, dont il est la « section nutritionnelle » chargée des questions relatives à l’offre et aux caractéristiques des aliments.

À ce titre, l’OQALI collecte une multitude de datas sur la composition nutritionnelle et les paramètres d’étiquetage. Une base de données a ainsi été constituée afin de suivre l’évolution, dans le temps, des références présentes sur le marché français.

Une question s’impose naturellement : à quoi sert cette base de données, dont on imagine qu’elle grossit, année après année ? Est-elle utilisée pour la définition du nouveau PNNS ou par la recherche, afin de mener des études sectorielles ? Le cas échéant, pourriez-vous nous donner des exemples ? Cette base est-elle suffisamment utilisée par les pouvoirs publics ?

D’ailleurs, avec cette base de données, peut-on disposer, par familles de produits, des fréquences et degrés d’utilisation de chaque additif, des différents arômes de synthèse ou encore d’un certain nombre d’ingrédients parmi les plus répandus ?

Des caractéristiques propres à l’alimentation industrielle ultra-transformée transparaissent-elles clairement de la base de données de l’OQALI ?

Madame, messieurs, nous allons vous écouter au titre d’un exposé liminaire de 20 minutes. Puis nous engagerons un échange avec, d’abord, les questions posées par ma collègue Michèle Crouzet, en sa qualité de rapporteure de la commission d’enquête.

Je vous informe que cette audition est ouverte à la presse.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, les personnes entendues déposent sous serment. Je vous demande donc de prêter serment.

(MM. Jean-Luc Volatier et Louis-Georges Soler prêtent serment).

M. Jean-Luc Volatier, adjoint au directeur des risques de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES). Je vous remercie, Monsieur le président.

Je suis ravi de revenir devant votre commission après l’audition d’une délégation de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES), le 14 juin dernier, conduite par le docteur Gérard Lasfargues, et au cours de laquelle nous avons eu l'occasion de présenter les missions de l'Agence en matière de sécurité sanitaire des aliments, mais aussi d'aborder très rapidement l’Observatoire des aliments (OQALI).

L’Observatoire est piloté conjointement par l’ANSES et l'INRA, c'est donc tout naturellement que nous avons préparé, avec notre collègue de l'INRA, nos interventions liminaires afin de les rendre complémentaires.

Je commencerai, tout d’abord, par les missions et l’organisation de l’OQALI. Puis je vous donnerai quelques données d'évolution de la qualité de l'offre observée. Enfin, Louis-Georges Soler interviendra sur le sujet de la modification de la composition nutritionnelle des aliments, de la reformulation et de ses déterminants.

L’OQALI, créé en 2008, est la section nutritionnelle chargée des questions relatives à l'offre caractéristique des aliments de l'Observatoire de l'alimentation. Il a pour mission d'exercer un suivi global de l'offre alimentaire, via l'information figurant sur les emballages des aliments transformés, présents sur le marché français. Il mesure l'évolution de la qualité nutritionnelle des aliments, à partir de deux principales composantes : la composition nutritionnelle – lipides, glucides, protéines, parfois sel, sucre ou fibres – et les autres informations d'intérêt nutritionnel présentes sur les étiquetages, telles que les allégations nutritionnelles santé, les valeurs nutritionnelles, les ingrédients, dont les additifs, et les labels.

Les indicateurs de suivi de la qualité nutritionnelle de l'offre alimentaire élaborés par l’OQAli sont fondés sur les données présentes sur les emballages des produits transformés. Ils intègrent les volumes de vente des produits. L’OQALI acquiert, chaque année, les données des parts de marché des produits auprès du panel privé Kantar Worldpanel, afin de couvrir une large part de l'offre alimentaire. Soixante milles produits sont actuellement couverts par l’OQALI. Par ailleurs, nous assurons la représentativité des indicateurs, du fait de notre connaissance de ces parts de marché.

L’OQALI répond à différentes questions. Quel est le potentiel d'amélioration de la qualité nutritionnelle des aliments ? Pour ce faire, nous analysons les différences de composition entre les meilleurs produits et les moins bons du point de vue nutritionnel. Y a-t-il de plus en plus de sucre, de sel ou de matières grasses dans les aliments transformés vendus en France ? Quels sont les groupes d'aliments transformés dont la teneur en graisses saturées diminue ? Quel est l'impact des chartes signées par les professionnels avec les pouvoirs publics, dans le cadre du PNNS ou du Programme national pour l'alimentation (PNA) ?

L’OQALI a également pour mission de suivre le dispositif d'étiquetage nutritionnel simplifié volontaire, le Nutri-Score, depuis mars 2018.

Le fonctionnement de l’OQALI se fait par des études sectorielles – environ six études sont publiées chaque année –, pour analyser à un niveau fin, secteur par secteur, des évolutions de la qualité de l'offre. Les dernières études, qui ont été publiées en juin, après notre audition, portaient sur les plats cuisinés surgelés, les plats cuisinés frais et sur les sauces et condiments.

Par ailleurs, nous réalisons des études transversales, qui sont réparties selon les compétences des équipes. L'équipe de l’INRA, qui dispose de compétences en sciences humaines et sociales, réalise des études sur le comportement des acteurs – les industriels et les consommateurs –, en prenant en compte les parts de marché et les prix des produits.

L’équipe de l’ANSES, qui a plutôt des compétences en surveillance épidémiologie et d’évaluation des risques, analyse les listes d'ingrédients – matières grasses, additifs, allergènes –, et évalue les impacts des évolutions de composition de l'offre sur les apports nutritionnels, donc sur l'équilibre nutritionnel de la population.

 La gouvernance de l’OQALI est composée, d’un comité de pilotage interministériel, avec les ministères de la santé, de la consommation et de l’agriculture, qui se réunit deux fois par an et qui valide le programme de travail ; d’un comité d'orientation dans lequel sont représentées les parties prenantes – associations de consommateurs, Association nationale des industries alimentaires (ANIA) et Fédération du commerce et de la distribution (FCD). Ce comité est informé des travaux et peut proposer de nouvelles orientations. Enfin, de groupes de travail sectoriels qui réunissent les principaux acteurs interprofessions, qui valident les nomenclatures et facilitent la collecte des données.

Toutes les études de l’OQALI, ainsi que les données ayant servi à leurs réalisations, sont publiées sur son site internet. Les données ont été auparavant rendues anonymes. Ces études sont également présentées aux groupes de travail sectoriels et font l'objet de présentations régulières aux parties prenantes et à la communauté scientifique lors de colloques, au Conseil national de l'alimentation (CNA), au niveau européen, et devant le High Level Group on Nutrition and Physical Activity de la Commission européenne. Les rapports d'activité portent, quant à eux, davantage sur son fonctionnement, et sont adressés aux ministères. Par ailleurs, nous avons publié une dizaine d'articles scientifiques.

S’agissant de l’évolution de la qualité de l'offre alimentaire réellement observée en France, un premier bilan a pu être réalisé en 2007 pour douze secteurs, regroupant près de 14 000 produits – les biscuits, les gâteaux industriels, les chips, les charcuteries… Les secteurs ont été étudiés, une première fois avant 2010, et une seconde fois de 2010 à 2013.

Dans un contexte marqué par un renouvellement très important des produits, ce bilan fait le constat que le nombre d’informations nutritionnelles disponibles pour les consommateurs est en augmentation, grâce notamment à l'étiquetage nutritionnel, qui est devenu obligatoire, mais surtout grâce aux informations facultatives, telles que les repères nutritionnels. Les portions indiquées sont également en augmentation – soit plus d'informations sur la qualité nutritionnelle des produits sur les emballages. On observe, par ailleurs, une diminution des allégations de santé et une stabilité des allégations nutritionnelles.

Concernant le Nutri-Score, un premier point d'étape sera réalisé pour octobre prochain. L'existence d'un premier état des lieux sur la qualité nutritionnelle des aliments, établi grâce aux études réalisées dans le cadre de l’OQALI, avant la mise en place du Nutri-Score, permettra d'évaluer son impact sur la formulation et la qualité nutritionnelle des aliments.

Quelques évolutions ont été mises en évidence. En matière de composition nutritionnelle, l'étude montre des évolutions qui sont, tantôt à la baisse, tantôt à la hausse, pour les différentes familles d'aliments étudiés. Il n'y a pas de tendance globale à l'amélioration ou à la détérioration de la composition nutritionnelle des aliments transformés.

Il est à noter une évolution significative de la composition nutritionnelle pour moins de 30 % des familles considérées. L'impact de ces évolutions, pondérées par les parts de marché, sur les apports nutritionnels, apparaît plutôt à la baisse pour les sucres, les protéines, le sel et les acides gras saturés, mais reste d'ampleur modeste, de l’ordre de 1 % d'apport en moins – sur deux ou trois ans de suivi, une période relativement courte. Elles apparaissent en revanche à la hausse, s'agissant des lipides, avec une évolution comprise entre 1%  et 3 % d'augmentation selon les populations concernées. Quelques évolutions à la hausse pour les fibres sont également à noter.

Les principales évolutions positives constatées proviennent de démarches collectives, dans le cadre de chartes d'engagement volontaire de progrès nutritionnel, d'accords collectifs ou d’initiatives collectives. Par exemple, la baisse des acides gras saturés que l'on a constatée dans les chips et les frites est liée au remplacement de l'huile de palme, qui était utilisée pour la cuisson, par de l'huile de tournesol – insaturée. Ces premières données d'évolution seront complétées en 2019-2020 pour la quasi-totalité des secteurs.

Par ailleurs, les listes d'ingrédients sont analysées par l’OQALI. Ces analyses permettent de fournir des données très importantes sur les fréquentes utilisations des ingrédients, sur les allergènes et les matières grasses. Nous avons réalisé une étude sur le dioxyde de titane, qui a été intégrée à une étude sur l'évaluation des risques de l'Agence. Par ailleurs, une étude sur la fréquence d'utilisation des additifs et de matières sucrantes, et leurs évolutions, est en cours et sera publiée début 2019.

Il importe aussi de comparer la qualité nutritionnelle de l'offre en France à celle des autres pays européens. L’OQALI est leader en Europe sur ce sujet. Le High Level Group on Nutrition and Physical Activity de la Commission européenne considère, dans un avis officiel, l’OQALI comme le standard à privilégier pour la mise en place d’une surveillance de la qualité nutritionnelle des aliments au niveau international.

L’ANSES a coordonné, avec l'INRA, l'Action conjointe européenne sur la nutrition et l'activité physique – Joint Action on Nutrition and Physical Activity (JANPA) – qui comportait un volet sur la qualité nutritionnelle des aliments. Les principaux enseignements qui ont été tirés de ce projet sont les suivants : la nature de l'offre alimentaire est spécifique à chaque pays – très peu de références de produits sont communes aux pays ; il existe des différences de composition nutritionnelle entre les pays, au sein de familles de produits homogènes et comparables. Nous avons, par exemple, mené une étude pilote de tests en Autriche, en France et en Roumanie pour les boissons sucrées et les céréales de petit-déjeuner – l’objectif était de suivre les sucres. L’OQALI a ainsi pu observer qu’en Roumanie les sodas sont plus sucrés que ceux vendus en France et en Autriche. En revanche, les céréales chocolatées ou fourrées sont plus sucrées en France qu’en Autriche.

Les différences étant marquantes, il est important de mettre en place ce suivi au niveau européen, avec une méthodologie commune.

Un suivi de l'action conjointe JANPA est en cours de lancement. La direction générale de la santé (DGS) a lancé un appel d'offres. Un tel suivi permettra de comparer une vingtaine de catégories d'aliments – leurs compositions nutritionnelles – provenant de quinze pays.

M. Louis-Georges Soler, directeur de l’unité de recherches « Alimentation et sciences sociales » de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA). Monsieur le président, je vous remercie de votre invitation.

Le rôle de l’OQALI est, avant tout, un rôle d'appui aux politiques publiques. Dans cette perspective, il a pour mission de mettre à plat et d'objectiver les caractéristiques des produits disponibles sur le marché et leurs évolutions.

 À travers nos études, nous tentons de relier ces caractéristiques aux prix. Par ailleurs, nous essayons de déterminer dans quelle mesure l'évolution de l'offre alimentaire et de ses caractéristiques nutritionnelles peut contribuer à faire une part du chemin : celui qui sépare les consommations alimentaires des recommandations nutritionnelles.

 Depuis le début de nos investigations, dans de nombeuses familles de produits, on observe une très forte variabilité des teneurs en sucre, en sel, etc., pouvant aller du simple au double – ce qui veut dire que des marges de manœuvre existent. Des ajustements sont possibles, notamment par l’amélioration des produits de référence les moins bien placés du point de vue nutritionnel.

Nos travaux ont pour mission de déterminer les marges de manœuvre possibles, pour, par exemple, les 25 % de produits de référence les moins bien placés en teneurs en sel, en sucre ou en matières grasses. Même si un réajustement des teneurs ne suffira pas aux consommateurs pour atteindre les recommandations en matière nutritionnelle, la reformulation – la réduction de sel, de sucre, de gras – permettra de faire un bout du chemin. Dans cette perspective, l’action de l’offre alimentaire peut donc avoir un effet positif.

Les évolutions de ces dix dernières années restant relativement modestes, forcément quelque chose bloque. Mais quoi ? Il y a plusieurs éléments de réponse, mais j’évoquerai directement le plus important : il n’y a pas d’incitation économique du marché à la reformulaition des produits, les consommateurs n’étant pas demandeurs. Ce qui reste majeur, dans le choix des consommateurs, outre le prix, est la dimension sensorielle, la dimension nutritionnelle ne venant qu’en deuxième, voire troisième position.

L’OQALI travaille sur deux axes. Le premier sont les chartes de progrès nutritionnel. Les pouvoirs publics ont incité les entreprises à prendre des engagements à travers ces chartes, de réduction de la teneur en sel, en sucre et en matières grasses. Une quarantaine d’accords ont été signés via le PNNS ou le PNA au cours des dernières années, par des entreprises individuelles et des secteurs industriels.

Les impacts de ces chartes dépendent de deux paramètres : le degré d'engagement et les parts de marché couvertes par l'engagement – 5 % ou 80 % ?

Après l’analyse de ces deux paramètres, nous pouvons dire, d’abord, que l’engagement des entreprises qui se sont engagées est significatif. Ensuite, que les parts de marché couvertes restent trop faibles pour que les impacts sur les consommateurs soient significatifs. Par exemple, les réductions de sel, de sucre ou de gras ne représentent en fin de compte qu’un gain de 10 calories par jour pour le consommateur, soit un impact insuffisant en termes de santé publique.

M. le président Loïc Prud'homme. Est-ce à dire que les réductions sont réalisées sur des produits de niche ?

M. Louis-Georges Soler. Non, ce ne sont pas forcément des produits de niche. Ces réductions sont réalisées par des entreprises qui étaient prêtes à s’engager. Soit parce qu’elles étaient très mal placées par rapport à la moyenne du marché, et qu’elles appliquent une politique de rattrapage, soit parce qu’elles avaient prévu cette réduction dans une démarche responsable. Il s’agit de produits de leur portefeuille qui ne sont pas forcément présents sur l’ensemble du marché.

L’OQALi joue un rôle de tierce partie dans le suivi des chartes collectives, pour en mesurer la conformité aux engagements initiaux, et évaluer l'impact de l'ensemble des chartes sur l'offre alimentaire et, in fine, et sur les consommateurs.

La même problématique va se dessiner autour du Nutri-Score. Le travail de l’OQALI consistera à décrire son niveau d'adoption par les entreprises, sa propagation, ou pas, sur l'ensemble de l'offre alimentaire. Par ailleurs, dans quelle mesure le Nutri-Score affectera, ou pas, la qualité des produits et les prix ?

Prenons un produit mal classé d’une entreprise – couleur rouge, par exemple. Nous aurons à mesurer si l’entreprise a une bonne raison de modifier les caractéristiques du produit, de manière à changer sa note. Elle devra arbitrer entre le coût qu’elle aura à supporter pour passer à la note supérieure et le gain susceptible d’être réalisé, notamment par rapport à la disposition des consommateurs à payer la qualité. Si le saut est trop important, le risque sera une baisse du prix – à défaut de reformuler le produit – pour garder les consommateurs. Si elle considère que le saut est faisable, elle reformulera le produit pour en améliorer la qualité.

Il s’agit de mécanismes assez complexes, que nous devrons quantifier. Ce sont les données collectées par l’OQALI qui nous permettront de les mesurer.

M. le président Loïc Prud'homme. Vous êtes les seuls à réaliser ce travail d'observation et de collecte des données.

 Vous nous dites réaliser six études sectorielles par an, les dernières venant d’être publiées. Sachez que nous ne les avons pas trouvées sur le site de l’OQALI, la dernière remontant à 2016. Je me permets de vous le signaler, car il nous semble important qu’elles soient accessibles à tous. Ce sont des outils importants, et tout le monde aura à cœur de scruter vos études sur le Nutri-Score – nous les premiers. Nous aurons besoin de vos résultats dès qu’ils seront disponibles. Les entreprises sont aujourd'hui dans une démarche volontaire et vont pouvoir mesurer leurs bénéfices commerciaux. De la même façon, nous n’avons pas trouvé votre dernier rapport d’activité. Or nous avons vraiment besoin d’accéder à toutes ces données, il serait donc souhaitable que votre site soit actualisé.

Je souhaiterais maintenant revenir sur les impacts très minimes que vous avez relevés malgré la reformulation de certains produits – vous avez indiqué une baisse de 1 %. Pouvez-vous revenir sur les mécanismes qui ont conduit à cet échec ?

Nous avons reçu, hier, la Fédération française des diabétiques (FFD) qui nous a dit que, parfois, la baisse de sucre s'accompagnait par un ajout de gras dans les produits. Je ne sais pas si vous avez observé cette substitution, qui en traîne une augmentation des lipides, mais elle est très inquiétante.

Avez-vous une analyse sur ce manque d’engagement à travers les chartes ? L’engagement volontaire ne nous semble pas être la bonne solution.

M. Jean-Luc Volatier. L’ergonomie du site internet de l’OQALI doit sans doute être améliorée, puisque les trois dernières études publiées en juillet ont bien été mises en ligne. Peut-être se trouvent-elles à la fin de la liste des études sectorielles. Mais si vous ne les avez pas trouvées, c'est qu’il y a un petit problème d'ergonomie. Mais toutes les études s’y trouvent, je l’ai encore vérifié ce matin.

Pourquoi ces évolutions globales sont-elles assez faibles ? C'est souvent parce qu’elles ne sont présentes que sur une minorité de produits. Lors de notre étude sur l'évolution globale de la composition nutritionnelle, on s'est aperçu que, s’il y avait des évolutions quant à la baisse de sucre dans les sodas et les boissons sucrées, elles variaient entre moins 3 et moins 15 %, selon les familles de boissons.

Nous avons également noté des évolutions à la hausse, s’agissant du taux de sucre, notamment dans des biscuits ou dans la famille du chocolat, qui viennent compenser ces baisses.

Concernant les lipides, les évolutions sont en nombre limité. Certaines sont à la hausse – biscuits et gâteaux industriels ou chips – et d’autres à la baisse, notamment au sein d'une famille de céréales pour petit-déjeuner. Il n’y a aucune tendance transversale à tous les secteurs pour les nutriments, ou globale pour les lipides.

Dans les trois études sectorielles que nous venons de publier sur les plats transformés, nous avons effectivement constaté des augmentations de lipides.

Concernant les acides gras saturés, les évolutions sont en nombre limité. Si certaines allaient dans le sens des recommandations nutritionnelles, d’autres, à l'inverse, allaient à l’encontre des recommandations nutritionnelles. La famille des chips, des biscottes et des brioches se démarque des autres secteurs, avec des évolutions significatives qui vont toutes dans le sens d'une amélioration de l'offre, avec l’utilisation de matières grasses insaturées, comme l'huile de tournesol.

Dans la famille des chips, les diminutions étaient parfois importantes. Par exemple, pour les chips à l'ancienne, moins 7,5 grammes pour 100 grammes de baisse d’acides gras saturés, soit moins 70 %. Pour les chips classiques, la baisse est de 60 %.

Des évolutions ponctuelles peuvent donc être très importantes. Le problème est qu’elles sont noyées dans un ensemble qui, lui, est assez inerte ; nous avons également constaté des effets compensatoires.

Pour le sel, les évolutions des teneurs moyennes sont en nombre limité. Elles étaient principalement à la baisse pour les céréales de petit-déjeuner, pour certaines familles de charcuterie et pour les chips.

L’une des difficultés à l'heure actuelle, est qu’il n’existe pas de mécanisme incitatif pour que les mieux-disants, ceux qui font évoluer leur offre, soient suivis par les autres industriels. Seuls quelques acteurs modifient et améliorent la qualité nutritionnelle de leurs produits.

Des études récentes démontrent même une augmentation des teneurs en lipides, sans doute liée à des formulations qui visent à rendre plus goûteux certains aliments – pour la dimension plaisir.

S’agissant du sel, les études les plus récentes démontrent plutôt une baisse des teneurs en sel ; il est plus facile de réduire le sel que les matières grasses.

M. Louis-Georges Soler. Collecter et vérifier les donner demande du temps. C’est la raison pour laquelle, il y a toujours un décalage entre le moment où l’on collecte les données et celui où les études sont publiées sur le site.

Alors quels sont les mécanismes qui bloquent les évolutions ? Dans le secteur des boissons sucrées, une étude de l’OQALI, portant sur la période 2009-2012, a consisté à définir quelle avait été la contribution respective des changements en termes de qualité des produits et de changements des comportements des consommateurs. Comment la qualité du panier du consommateur, en boissons sucrées, a-t-elle évolué entre ces deux dates ? Quelle a été la part de l’offre, d’un côté, et celle du consommateur, de l’autre ?

Nous avons observé des baisses de teneurs en sucre de ces boissons, de l'ordre de 2 % à 3 %, mais les consommateurs se sont déplacés d'une catégorie de produits à une autre. Et ces déplacements ont compensé les effets de la reformulation.

Les industriels hésitent à reformuler leurs produits, dès lors qu’ils risquent de perdre des consommateurs.

M. le président Loïc Prud'homme. Effectivement, le goût du consommateur est tellement formaté, qu’il se détourne du produit pour aller vers un autre produit plus sucré, plus salé ou plus gras. Il s’agit de la limite des engagements volontaires ; d’où la nécessité d’un engagement commun.

L’OQALI a-t-il un pouvoir de recommandation ?

M. Louis-Georges Soler. Non, l’OQALI a pour mission de décrire les phénomènes observés et d’apporter des informations les plus robustes et les plus fiables possibles à l'ensemble des opérateurs, et en particulier aux pouvoirs publics.

Nous pouvons aller au-delà, par exemple en dégageant des prévisions en cas de reformulation de tel ou tel produit.

M. le président Loïc Prud'homme. Etes-vous capables de travailler sur des scénarios ?

M. Louis-Georges Soler. Oui, nous l’avons déjà fait. Nous nous sommes demandés, dans le cas où toutes les entreprises d’un secteur adoptaient un standard de qualité, et en supposant que les consommateurs ne changent pas leur consommation, quel effet cela aurait sur les consommations de sel, de sucre et autres. Et, in fine, quels seraient les effets bénéfiques, en termes de santé publique.

Si nous procédions à un tel scénario, nous risquerions d’induire, soit des modifications de prix – par la modification des coûts de production –, soit des modifications de comportement des consommateurs.

Il nous faudrait intégrer l’ensemble de ces éléments pour effectuer une projection, la plus fine possible. La recherche commence à développer des outils pour mesurer ce type de scénario, mais une telle étude serait en dehors des missions directes de l’OQALI.

M. Jean-Luc Volatier. L’OQALI étant un observatoire, il ne fait pas de recommandations. En revanche, ses données sont mises à disposition des autres organismes qui, eux, peuvent en réaliser – notamment l'INRA ou l’ANSES, dans le cadre d'expertises collectives.

En 2013, par exemple, l’ANSES a travaillé sur la question des apports en sel dans les aliments, via son comité d'experts en nutrition. S’appuyant sur les données de l’OQALI, elle a formulé une recommandation en faveur d'une mesure réglementaire, sur certaines catégories d'aliments, en matière de teneur maximale en sel. Cette recommandation tenait compte des difficultés liées à l'hétérogénéité de la composition en sel dans les aliments et des expériences menées à l'international.

Les Pays-Bas, par exemple, ont défini une norme de teneur maximale en sel pour le pain, ce qui a permis de réduire fortement les apports en sel provenant du pain. En France, il est très difficile aujourd'hui pour un boulanger de prendre une telle décision s’il est le seul à le faire.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Je vous remercie pour toutes vos explications extrêmement intéressantes.

Effectivement, les industriels qui font l’effort de reformuler leurs produits se sentent pénalisés, nous devons donc les accompagner, notamment en faisant en sorte que tout le monde joue le jeu.

Nous étions à Bruxelles lundi dernier, et le Bureau européen des unions de consommateurs (BEUC) nous a indiqué que le règlement européen du 20 décembre 2006 visant à définir des profils alimentaires n’avait toujours pas été mis en œuvre. Ce règlement prévoit que, si le profil alimentaire est bon, l’industriel peut ajouter des allégations – moins sucré, mon salé ou moins gras –, sinon il n’est pas autorisé à le faire.

L’OQALI peut-il définir un profil nutritionnel sur les aliments qu’ils vérifient ? Par ailleurs, pouvez-vous nous aiguiller sur la définition d'un produit ultra-transformé ?

Les données que vous collectez vous permettent-elles de quantifier les teneurs en additifs et ainsi de vérifier les « effets cocktail » qu’ils pourraient engendrer ? Comment savoir si les industriels utilisent la dose réglementaire ou s’ils sont largement au-dessus ?

Le règlement européen sur la législation alimentaire générale (LAG) a été renforcé ; aujourd'hui, il y a une certaine transparence des études scientifiques qui servent de fondement aux évaluations des risques. Dorénavant, toutes les études doivent être citées, ce qui vous permettra peut-être d’alimenter votre base. Ce règlement LAG est-il un bon outil pour alimenter votre base de données ?

L’Autorité européenne de sécurité des aliments – European Food Safety Authority (EFSA) – a mis au point le modèle d’absorption des additifs alimentaires FAIM – acronyme de Food Additives Intake Model – qui permet de mesurer l'exposition aux additifs alimentaires ; qu’en pensez-vous ? Faut-il durcir la législation ? Sachant qu’il conviendra de le faire très progressivement, les consommateurs étant habitués aux aliments trop sucrés, trop salés et trop gras.

Nous avons rencontré hier un diabétologue qui nous expliquait répondre, aux industriels qui souhaitaient avoir des conseils sur les aliments interdits aux diabétiques, afin de leur en produire des spécifiques, qu’il préférait que les ingrédients utilisés soient étiquetés sur les produits, une personne diabétique sachant s’en débrouiller. Qu’en pensez-vous ?

M. Jean-Luc Volatier. En 2006, l’ANSES a réalisé une étude sur les profils nutritionnels et formulé des propositions. Cela n’a rien donné, car aucun accord n’a été trouvé au niveau européen.

La définition de profil nutritionnel des aliments ne relève pas de l’OQALI. D’ailleurs, le Nutri-Score n’a pas été construit en réponse à la réglementation relative aux allégations nutritionnelles et de santé, ; il vise à informer le consommateur et, éventuellement, à inciter les industriels à reformuler les aliments.

Le score de Rayner, un système à peu près équivalent au Nutri-Score, qui était disponible à une certaine époque, faisait partie des systèmes discutés au niveau européen pour, justement, régler la question des allégations nutritionnelles et de santé.

En revanche, l’OQALI peut tester – et nous l’avons fait dans le cadre du Nutri-Score – différents systèmes. En effet, notre base de données contenant l'ensemble des aliments transformés vendus sur le marché français, nous pouvons déterminer les impacts et les cotations des différents aliments pour définir si elles sont cohérentes avec les recommandations des nutritionnistes.

L’ANSES a mené une étude comparative des différents systèmes existants. L’OQALI pourrait, lui, tester les différents systèmes de profilage nutritionnel des aliments.

L’OQALI dispose de la liste de tous les ingrédients, et donc des additifs. Nous nous intéressons aussi aux matériaux en contact des denrées alimentaires, dans le cadre de la sécurité sanitaire, s’agissant de la transformation des aliments.

Concernant les produits ultra-transformés, nous en sommes toujours au stade de la recherche. Suite à la publication de l'étude NutriNet, l'an dernier, nous avons pris contact avec les équipes du professeur Serge Hercberg et de la docteure Mathilde Touvier pour leur proposer d'accéder aux données de l’OQALI, et ainsi aller plus loin dans leurs recherches épidémiologiques.

Il serait en effet intéressant, quand une association est faite avec les cancers, de savoir si elle est liée aux additifs. Nous sommes en pourparlers avec eux. Nous trouvons important que des bases comme celle de l’OQALI puissent être utilisées par les chercheurs et par toutes les cohortes épidémiologiques, et non uniquement par NutriNet.

J’en parlais la semaine dernière avec Marie-Christine Boutron-Ruault, qui gère l’étude épidémiologique E3N/E4N auprès des femmes affiliées à la Mutuelle générale de l’Education nationale (MGEN), depuis une vingtaine d'années ; ce qui constitue une énorme base de données. Nous souhaitons que tous ces chercheurs puissent utiliser la base de l’OQALI qui pourrait les aider à identifier des associations éventuelles avec des additifs – ou d’autres ingrédients. Il peut également s’agir des modes de cuisson des denrées, des néoformés ou des substances créées au moment de la cuisson. Ou encore une question de migration de matériaux d'emballage…

Nous avions souhaité, avant la publication de l'article de l'équipe de Mathilde Touvier, l'an dernier dans NutriNet, effectuer un travail sur l'évolution de l'utilisation des additifs. Cette étude est en cours et sera publiée début 2019. Elle vise à définir si l’utilisation des additifs est croissante, si certains d’entre eux augmentent, si d’autres baissent, quelles associations d’additifs se trouvent dans les aliments, etc. Nous allons finaliser cette étude.

S’agissant de l’EFSA, le modèle FAIM est assez standard. Nous sommes disposés à fournir nos données à l’EFSA pour qu’elle puisse les intégrer dans ses évaluations d'exposition et de risque.

En revanche, nous ne disposons pas de données de concentration, nos informations concernent seulement la présence d’ingrédients. Mais nous pouvons utiliser des données protectrices ; réaliser des simulations pour déterminer le niveau maximal, par exemple.

Les données que l’OQALI collecte sont les informations publiées sur les emballages. Nous en collectons davantage depuis que l’étiquetage nutritionnel est obligatoire, suite au règlement INCO. Nous ne pouvons pas faire beaucoup mieux. La concentration d’additifs relève de la surveillance et du contrôle de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) et de la direction générale de l’alimentation (DGAL), en charge de l’accès à ces données dans le cadre de leurs contrôles.

L’ANSES mène les « Etudes de l’alimentation totale » (EAT). Nous procédons nous-mêmes à des analyses d’aliments pour identifier toutes les substances chimiques présentes dans les aliments – plusieurs centaines, avec les résidus de pesticides, les substances migrantes, etc. Nous sommes en train de préparer la troisième étude de ce type, qui prendra en compte les produits d'agriculture biologique.

Ce sont des études lourdes, qui coûtent très cher, puisqu'il s'agit de faire des analyses ; chaque analyse pouvant coûter plusieurs centaines d'euros, voire, pour certaines d'entre elles, plusieurs milliers d'euros.

M. le président Loïc Prud'homme. La deuxième étude date de quand ?

M. Jean-Luc Volatier. Elle a été publiée en 2016.

Mme Élisabeth Toutut-Picard. J’ai écouté avec beaucoup d'intérêt ce que vous venez de nous présenter, et je rends hommage à ceux qui ont pris l’initiative de cette démarche. Si je comprends bien, il vous faut faire preuve de patience, la collecte et le traitement des données prenant beaucoup de temps.

Outre la problématique du temps, il y a également une problématique de la complexité de la démarche, puisque vous avez dû vous mettre dans la peau des industriels pour comprendre leurs stratégies commerciales et les leviers économiques que vous pourriez faire jouer pour les faire changer de stratégie, s’agissant de la composition des produits.

Comment arriver à obtenir une modification de stratégie commerciale chez les producteurs de produits alimentaires ?

Vous avez aussi souligné les problèmes d'ordre « psycho-sociologique », c'est-à-dire comportemental. Vous nous avez clairement expliqué que le consommateur était versatile ou avait des comportements de déplacement, et combien il était difficile de les accompagner dans une démarche de frustration.

Avez-vous pu analyser quel était le processus de formation du goût ? Puisque, en définitive, les entreprises qui voudraient se lancer dans des démarches vertueuses sont prisonnières de ce qu'elles ont elles-mêmes créé, c'est-à-dire une accoutumance, une addiction au sucre, au sel et aux matières grasses. Et maintenant qu'elles souhaitent évoluer, pour des objectifs purement économiques, ou d'image de marque, elles ont des difficultés à conserver leurs clients.

Puisque les fabricants de produits ont réussi à créer ces dépendances, comment ces mêmes entreprises pourraient-elles participer à un processus de désaccoutumance ?

Vous avez indiqué que l'opinion publique ne s'était pas assez mobilisée pour faire pression sur les fabricants. Je ferai une comparaison avec les pesticides, pour lesquels l'opinion publique s'est émue de la présence, notamment, de glyphosate – ou d'autres phytopharmaceutiques – dans les aliments.

Comment se fait-il que nous n’arrivons pas à déclencher la même inquiétude sur les dégâts sanitaires provoqués par l'excès de sucre, de sel et de gras ? N'y a-t-il pas un problème de portage éducatif ou de portage informatif ? Comment pourrions-nous provoquer la même prise de conscience et d’inquiétude que pour le glyphosate ?

Pour changer les habitudes des fumeurs, par exemple, il a été mis sur les paquets de tabac des photos très violentes, des campagnes sur le tabac expliquent que fumer est nuisible pour la santé, etc. Ne pourrait-on pas trouver un moyen de faire de même pour l’alimentation – par des stimulis positifs et négatifs, comme l’inquiétude et la peur – à défaut de pouvoir responsabiliser les consommateurs ?

Vous nous dites qu'il serait peut-être possible de reformuler les produits à condition que toute une filière s’engage et se mette d'accord sur un standard de qualité. Je reviens sur l’exemple du glyphosate et des phytopharmaceutiques : l'opinion publique a été tellement pressante sur les pratiques agricoles que le monde de l'agriculture est en train de se mobiliser pour travailler par filière de production. Et même si ce ne sera pas simple, je pense que nous allons arriver à des accords par filière.

Avec l’aide des associations de consommateurs, de pathologies et autres, ne pourrait-on pas faire évoluer, par filière, les critères qualitatifs et faire en sorte, comme pour les agriculteurs, que les filières s'y retrouvent économiquement ?

Avec ces questions, je rebondis sur vos propres observations pour essayer de voir, avec vous, comment nous pourrions construire une stratégie, votre objectif n’étant pas uniquement de collecter des données et de les analyser ; il est aussi de participer à la construction d’une politique publique en relation avec les différents ministères concernés.

M. Louis-Georges Soler. L’OQALI peut effectivement apporter quelques élements de réponse à certaines de vos interrogations, mais pour d’autres, il conviendrait de mobiliser d’autres travaux réalisés par des organismes tels que l’ANSES et l’INRA.

Il est très difficile de faire bouger l’offre, d’un côté, et la demande des consommateurs, de l’autre. Il conviendrait de créer un cercle vertueux de dynamique simultanée de l’offre et de la demande. Si vous faites un pas trop important en réduction de sel, de sucre et de gras, vous perdez les consommateurs ; et il y a peu de chance qu’ils changent du jour au lendemain de comportement alimentaire. La dynamique doit être progressive, incrémentale, continue et de long terme.

Vous parliez de l'aspect sensoriel. De nombreuses études ont été réalisées sur les perceptions sensorielles et les préférences des consommateurs. Elles montrent que réduire de 5% , 10 % ou 15 % peut être accepté sensoriellement par les consommateurs, à condition de ne pas leur dire. Sinon, ils assimilent la réduction à une dégradation du goût. C'est la raison pour laquelle, quand des changements s'opèrent, ils se font de manière implicite.

Une expérimentation a montré que lorsque vous utilisez des logos, l’afférence du consommateur reliant la modification du produit à une dégradation qualitative de celui-ci est moins forte. Avec des logos de couleur, le lien au goût est moins direct. Nous pouvons donc espérer que le Nutri-Score permettra d’engendrer des effets plutôt positifs sur les consommateurs.

M. le président Loïc Prud'homme. Le Nutri-Score pourrait donc être interprété comme une amélioration du goût et non une information pour indiquer qu’il y a moins de sel, par exemple.

Mme Élisabeth Toutut-Picard. Ou il faudrait écrire sur le produit, « meilleur pour la santé ». Du moins donner une information positive, car « moins » est vécu comme une frustration.

M. Louis-Georges Soler. Le Nutri-Score, et c’est une hypothèse qu’il conviendra de vérifier, va générer moins d’afférences négatives du point de vue de l’impact sensoriel et contribuera du coup à une dynamique positive.

Les leviers d'actions ne peuvent fonctionner que s’ils créent des incitations économiques ou si nous arrivons à créer des dynamiques collectives de filière.

Au Royaume-Uni, les pouvoirs publics ont incité, dans le milieu des années 2000, les indutriels à s’engager dans des démarches de reformulation. Un accord a été passé entre les producteurs, les filières et les pouvoirs publics sur le sel. Des objectifs ont été négociés. Les résultats sont bons ; les impacts ont été mesurés, et ils se sont traduits par une baisse de la consommation de sel de 8 % à 10 % par la population.

Mme Élisabeth Toutut-Picard. La réduction de sel était-elle affichée ?

M. Louis-Georges Soler. Pas sur les produits, mais l’initiative a été expliquée.

M. le président Loïc Prud'homme. Vous nous avez expliqué comment des améliorations avaient été rendues invisibles par la dégradation d’autres produits, comme les chips. Avez-vous identifié une famille de produits, ou une filière, dont tous les produits ont été améliorés ?

M. Louis-Georges Soler. Je mentionnerai les accords collectifs du secteur de la charcuterie, dont nous ne disposons pas des évaluations finales, mais dont l’objectif était de fédérer le maximum d’industries. Ils visaient à réduire les teneurs en sel et en lipides.

M. le président Loïc Prud'homme. Concernant le secteur de la charcuterie, nous devrions peut-être suivre l’affaire des nitrites.

Pourriez-vous nous en dire plus sur l’action européenne JANPA ? Comment s’articule-t-elle et l’OQALI y trouve-t-il sa place ?

M. Jean-Luc Volatier. Le ministère français de la santé a proposé de lancer une action conjointe au niveau européen en matière de nutrition et d'activité physique – les actions conjointes proviennent toujours de l'initiative des États membres.

De très nombreux participants se sont joints à cette action conjointe qui s'est terminée fin novembre 2017 – elle a duré deux ans. Un groupe de travail – workpackage – était dédié à l'identification des meilleures pratiques, en termes d'amélioration de l'environnement pour la nutrition – aménagement pour l'activité physique, offres dans les cantines scolaires en termes de nutrition, etc. Un autre groupe, piloté par l’ANSES avec l'aide de l'INRA, était dédié à la qualité nutritionnelle des aliments.

L’objectif de cette action conjointe était de faire l'inventaire de l'existant en Europe, en termes de suivi de la qualité nutritionnelle, et de définir comment il était utilisé par les acteurs publics pour inciter à améliorer l'offre en matière de qualité nutritionnelle des aliments.

Il existe relativement peu d'initiatives, et celles qui ont été mises en œuvre étaient ciblées – comme au Royaume Uni, sur le sel. La France est le seul pays d'Europe à avoir mis en place un tel observatoire de manière aussi transverse, et avec autant d'informations recueillies. Dans cette action, nous avons essayé de le transposer, de le tester dans deux pays, l'Autriche et la Roumanie. Nous avons sélectionné, avec l'aide du High Level Group on Nutrition and Physical Activity, les céréales de petit-déjeuner et les sodas, ces aliments contribuant beaucoup aux apports en sucre et étant en particulier consommés par les enfants. Une initiative européenne visant à réduire de 10 % les apports en sucre, notamment chez les enfants, ce choix était donc légitime.

La Commission a été favorablement surprise de constater que, en six mois, nous étions arrivés à le mettre en place, en Autriche et en Roumanie. Nous avons également analysé les données de façon standardisée pour comparer les teneurs. Je l’ai évoqué dans ma présentation liminaire, en Roumanie, par exemple, les sodas contiennent plus de sucres que ceux vendus en France et en Autriche – et parfois pour le même produit.

Suite à ce travail, la Commission a lancé un appel à projets en janvier dernier, qui s’est révélé infructueux, sans doute parce que le budget ne correspondait pas vraiment à la demande. Il était en effet demandé de suivre la totalité de l'offre alimentaire dans tous les pays européens. Elle vient de lancer un nouvel appel à projets, limité à une vingtaine de catégories d'aliments à suivre dans une quinzaine de pays. Elle aura sans doute des propsitions et nous comptons beaucoup sur cette expérimentation pour être capables de nous comparer à d'autres pays.

Enfin, une initiative importante a été lancée au Québec. Les initiateurs nous ont contactés pour que nous leur présentions les enseignements que nous avons tirés de la mise en œuvre d’OQALI en France. Ce qui prouve qu’un observatoire de ce type répond à un besoin universel.

M. le président Loïc Prud'homme. Participez-vous au High Level Group on Nutrition and Physical Activity ?

M. Jean-Luc Volatier. Non. Il est composé de représentants des États membres. Pour la France, c’est le ministère de la santé qui y participe. L’OQALI y a cependant fait des présentations, avant même l’action conjointe JANPA, qui ont été appréciées par les autres États membres.

M. le président Loïc Prud'homme. Ce qui veut dire que vos conclusions sur le Nutri-Score seront scrutées au niveau de l’Europe.

Je vous remercie.

 

La séance est levée à onze heures cinquante.

 

 

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38.    Audition, ouverte à la presse, de M. Olivier Bertrand, président, et de M. Christophe Gaschin, secrétaire général du Groupe Bertrand, accompagnés de Mme Christelle Grisoni, directrice générale de Bertrand restauration (filiale du Groupe Bertrand)

(Séance du mercredi 5 septembre 2018)

La séance est ouverte à onze heures.

M. le président Loïc Prud'homme. Nous accueillons ce matin Monsieur Olivier Bertrand, président fondateur du groupe éponyme. Il est accompagné par deux proches collaborateurs, Madame Christelle Grisoni, directrice générale de la filiale « Bertrand Restauration » et Monsieur Christophe Gaschin, secrétaire général du groupe.

En moins de vingt ans, M. Bertrand a bâti un groupe qui, en termes de chiffre d’affaires, est devenu le n° 2 du secteur de la restauration française – hors restauration collective.

La commission a choisi de vous auditionner, monsieur le président, parce que le groupe Bertrand a pour particularité d’être présent dans les principaux segments d’activité de la restauration. Vous êtes, en effet, propriétaire de nombreuses grandes brasseries, parmi lesquelles Le Procope, héritier du plus vieux café parisien, créé au XVIIe siècle, et la célèbre brasserie Lipp. Ces établissements, sans prétendre à de la haute gastronomie, visent une clientèle touristique et d’habitués plutôt exigeants s’agissant du service et des plats traditionnels.

Vous êtes également présent dans d’autres secteurs assez différents, dont l’événementiel et des concessions dans certains grands établissements publics, tels que le Château de Versailles et de grands musées. Ces activités ne sont pas exactement celles d’un restaurateur « classique », mais plutôt voisines de celles d’un traiteur ou encore de la vente à emporter.

Il est difficile de lister l’ensemble des activités de restauration de votre groupe, tant elles sont diversifiées. Il est cependant impossible de ne pas vous interroger sur son rôle dans le secteur de la restauration rapide, ou plus précisément du fast food.

Après avoir été propriétaire ou franchisé de l’enseigne Quick, vous avez racheté les activités françaises de Burger King. Ce rachat a fait de vous le principal concurrent de McDonald’s en France.

Étant donnée la diversité de vos activités, nous avons donc de nombreuses questions à vous poser et qui entrent dans le cadre de notre commission d’enquête.

Madame, messieurs, nous allons vous écouter au titre d’un exposé liminaire d’une quinzaine de minutes. Puis, nous engagerons un échange avec, notamment, les questions que vous posera notre collègue, Michèle Crouzet, rapporteure de la commission d’enquête.

Je vous informe que cette audition est ouverte à la presse.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, les personnes auditionnées sont entendues sous serment.

(Les personnes auditionnées prêtent serment.)

M. Olivier Bertrand, président-fondateur du groupe Bertrand. Je vous remercie, Monsieur le président.

Nous ne sommes pas très rompus à ce type d'exercice, mais sachez que nous sommes ravis d'être présents devant vous et que nous répondrons au mieux à l'ensemble de vos questions.

Je commencerai par me présenter. Originaire du Cantal, je suis ce qu’on appelle communément un « Auvergnat de Paris », très attaché à mes racines. J'ai commencé ma vie professionnelle assez tôt, ayant arrêté l'école un an avant le baccalauréat. Je me suis formé sur le terrain, avec l’ambition, dès le plus jeune âge, d'ouvrir un restaurant ; un pari réussi à l’âge de vingt et un ans. Effectivement, n'ayant pas fait d'études, j'ai gagné du temps.

Néanmoins, après l’ouverture de mon premier restaurant, j’ai très vite atteint la limite de mon modèle économique, n’apportant que très peu de valeur ajoutée par rapport à la concurrence. J’ai donc été obligé de me remettre en question, de revoir mon approche de ce métier, sachant que je ne suis pas chef de formation.

Le bilan que j’ai tiré de cette première expérience m’a aidé à créer les valeurs du groupe, valeurs que nous continuons aujourd'hui de développer. D’abord le beau, avec un environnement décoratif de qualité ; ensuite le bon, à travers l'origine des produits et l'attente de nos clients ; enfin l'humain, parce que c'est, avant tout, un métier de service. Et tout cela en proposant le meilleur rapport qualité-prix.

Je n’ai eu de cesse, durant toutes ces années, de créer de nouveaux concepts de restauration et de me développer, notamment avec le rachat de restaurants ou de groupes de restauration en difficulté, mais toujours très bien situés. Ainsi, j’ai pu, à chaque fois, créer de nouveaux concepts adaptés à la zone de chalandise.

Aujourd'hui, le groupe Bertrand est présent sur tous les segments de la restauration : de la restauration rapide à 9 ou 10 euros le ticket jusqu’à la restauration étoilée. Les équipes sont, bien entendu, dédiées en fonction de la typologie des restaurants, mais les recettes et les valeurs sont les mêmes, quels que soient les enjeux de nos restaurants. Des recettes que vous retrouvez dans les grandes brasseries historiques, telles que Le Procope, Lipp ou Le Pied de Cochon.

Nous avons récemment racheté le groupe Flo – un groupe coté en bourse, mais qui était en état de faillite –, propriétaire, entre autres, de la grande enseigne Hippopotamus et de quelques fleurons parisiens tels que La Coupole.

S’agissant de l’enseigne Hippopotamus, nous avons changé l'offre et remis les cuisines et les cuisiniers en action. En effet, nous avons arrêté ce qu'on appelle la « quatrième gamme », à savoir les produits préparés d'avance, et les sauces en poudre, pour proposer des sauces cuisinées maison ; nous avons remis du produit brut en cuisine et nous sommes passés sur des approvisionnements France, en particulier s’agissant du poulet et d’une partie du bœuf. Enfin, pour les menus enfants, nous proposons du steak haché bio.

Ce changement a entraîné une reprise de l'activité : alors que le chiffre d’affaires du groupe était négatif depuis vingt-cinq trimestres, il est, depuis notre reprise, passé sur des trends positifs, ce qui montre que nos recettes de restaurateur « pur jus » fonctionnent, et qu’il s’agit bien d’une demande des clients.

Je vous livre maintenant quelques chiffres concernant le groupe : 14 millions de repas assis par an ; près de 30 000 collaborateurs ; une croissance de 20 % par an ; et une création nette de plus de 6 000 postes par an – hors turn over.

La restauration est un métier de service : l'humain et le savoir-faire en sont le cœur. Les restaurants sont animés par des restaurateurs, des cuisiniers ; nous ne sommes pas un groupe industriel, je tiens à le préciser. Nous sommes, au contraire, un groupe très agile et très proche du terrain, en lien avec ma culture et celle de l'ensemble de mes collaborateurs.

Le groupe ne possède pas de cuisine centrale. S’agissant de la restauration commerciale, ce sont 90 % de produits bruts qui entrent dans nos cuisines. Par ailleurs, et c’est une spécificité du groupe, les achats dépendent du marketing ; c'est donc bien le produit qui prime et nous anime, et non le prix.

Le groupe Bertrand est un groupe de restauration multisegments et un groupe national ; nous avons effet très peu d'activités à l'international. Un groupe qui réfléchit à sa mutation, et doit se positionner sur le digital et sur la question de la livraison ; des enjeux fondamentaux. Mais nous devons également réfléchir à des sujets aussi variés que l’approvisionnement, la lisibilité et la traçabilité des produits ou le tri des déchets ; des questions essentielles pour nous comme pour nos clients.

M. le président Loïc Prud'homme. Je vous remercie pour cette présentation liminaire claire et concise. Vous nous dites ne pas être rompus à cet exercice, je vous rassure, nous le sommes à peine un peu plus que vous !

Au titre de votre expérience professionnelle de la restauration qui est, vous l'avez dit, très longue, avez-vous constaté, ces dernières années, des évolutions significatives dans les comportements alimentaires de vos clients, relatives notamment à des attentes nutritionnelles ? Avez-vous été amené à répondre à des demandes précises de vos clients ? Proposez-vous, par exemple, une alternative végétarienne ? Des produits bio – vous avez parlé de steak haché bio pour les enfants ? S’agissant de vos approvisionnements, une partie est-elle bio ?

Vous nous avez indiqué avoir abandonné les produits préparés d'avance, appelés « de quatrième gamme » ; nous touchons là à la question des additifs alimentaires. Vous nous dites également avoir réintroduit des produits bruts en cuisine, nous ne pouvons que vous en féliciter. Pour autant, restez-vous vigilants, s’agissant des additifs alimentaires dans les produits « non bruts » dont vous vous servez ?

Nous sommes aujourd’hui dans une sorte de zone grise s’agissant de cette question, la législation ne les interdisant pas, alors même que nous sommes en train de nous apercevoir qu’ils sont à l’origine de problèmes de santé publique.

M. Olivier Bertrand. Effectivement, nous notons très clairement des envies et des attentes différentes dans le mode de consommation de nos clients. S’agissant des attentes, il est clair qu’ils souhaitent plus de transparence et de traçabilité ; ils veulent comprendre ce qu’ils mangent et savoir d’où viennent les produits. Ils sont donc très attentifs à la notion de proximité de l’approvisionnement.

Oui, il existe une forte demande sur le bio. « Manger sain » devient une exigence de plus en plus forte. De la même façon, la cuisine végétarienne est plus recherchée qu’auparavant ; nous travaillons beaucoup sur cette question.

En revanche, nous ne souhaitons pas faire du bio un outil de marketing. Il y a deux façons de faire du bio : une bonne et une mauvaise. Nous souhaitons être très clairs à ce sujet, très transparents, car nous ne voulons pas utiliser cette tendance comme argument marketing.

Je vous ai cité l’exemple du steack haché bio pour les enfants, parce que nous considérons que l’alimentation de l’enfant, et l’enfant en lui-même, sont des sujets importants ; de sorte que le bio pour les enfants est fondamental. J’ai des enfants en bas âge, nous mangeons beaucoup dans mes restaurants, je me sens donc particulièrement concerné par cette question. Nous nous attachons à faire du bio de la meilleure des façons possibles.

D’un autre côté, il y a l'enjeu économique. Or la difficulté est de respecter ce modèle économique, c'est-à-dire proposer à nos clients un prix de vente qui soit cohérent, tout en modifiant la chaîne d'approvisionnement, en travaillant sur des produits qui coûtent plus cher – le bio, on le sait, coûte beaucoup plus cher.

Nous devons trouver, dans notre modèle économique de restaurateur, une économie qui fonctionne, à la fois pour les fournisseurs, l'approvisionnement et nous-mêmes ; ce n’est pas toujours évident. Nous sommes donc obligés de le faire par touches. Au fur et à mesure que les marchés s'ouvrent et se consolident, cette offre bio se met en place un peu plus facilement.

M. le président Loïc Prud'homme. Quand vous dites que vous faites du bio de la meilleure des façons possibles, à quoi pensez-vous exactement ?

M. Olivier Bertrand. Nous faisons du bio en nous approvisionnant localement. Nous ne sommes pas favorables au bio qui vient de loin. Nous souhaitons rester cohérents.

M. le président Loïc Prud'homme. Concernant les 90 % de produits bruts qui entrent dans vos cuisines, parlez-vous en valeur ou en volume ?

M. Olivier Bertrand. En volume.

M. le président Loïc Prud'homme. C’est important, car les produits bruts ne contiennent pas, a priori, d’additifs.

Pouvez-vous garantir une qualité gustative uniformisée dans tous les restaurants de vos chaînes, tout en vous approvisionnant localement ? Cette notion d’uniformité n’est-elle pas antinomique avec la gestion des approvisionnements ?

M. Olivier Bertrand. Oui et non. Bien entendu, quand on s’approvisionne localement, on s’ouvre à une irrégularité des produits. Mais quel que soit le mode de fonctionnement, les produits proviennent d’endroits différents. La qualité gustative tient surtout à la transformation des produits. Or, avec 90 % de produits bruts, ce sont nos chefs qui, en cuisine, assurent cette qualité gustative. L’humain compte énormément.

Concernant la viande, il nous paraît plus cohérent de travailler sur des races locales, que de faire venir une viande de je ne sais où. Obligatoirement, le goût change en fonction de la typologie et de la race du bœuf, mais cela va dans le sens de l’histoire : compte tenu de notre mode de fonctionnement – 90 % de produits bruts sont transformés dans nos restaurants –, le goût ne peut être uniforme. Mais nos recettes sont les mêmes dans tous nos restaurants.

M. le président Loïc Prud'homme. Vous approvisionnez-vous aussi en local, s’agissant des fruits et légumes ? L’enjeu est important pour nos producteurs de pouvoir travailler avec la restauration locale.

M. Olivier Bertrand. Ce sont exactement les sujets qui nous animent en ce moment. Nous menons une réflexion relative aux approvisionnements et à la proximité : le lien que nous pouvons avoir avec la production, le milieu agricole, et la manière dont nous pouvons, grâce à la garantie d’un certain volume – même quand c’est régional ou local –, trouver des accords en amont avec les producteurs.

L’approvisionnement local est un sujet qui m’anime à titre personnel ; je viens du Cantal, du milieu agricole, je suis donc tout à fait conscient de la nécessité de ce mode de fonctionnement, de ce besoin de lier davantage le milieu agricole à notre métier de restaurateur.

M. le président Loïc Prud'homme. Concernant le coût de ces approvisionnements, en bio et locaux, vous êtes à même de définir leur part sur le prix final. Quel est le delta entre un approvisionnement de basse qualité en provenance d’un pays étrangers et un approvisionnement localisé ou bio ?

M. Olivier Bertrand. L’écart de prix entre un produit massifié et un produit bio est de 25 %.

M. le président Loïc Prud'homme. Sans vouloir soulever de secrets industriels, comment ces 25 % pèsent-ils sur le menu ?

M. Olivier Bertrand. Dans la comptabilité d’un restaurateur, les deux gros postes sont les achats et la masse salariale. Ces 25 % ont donc, bien évidemment, un impact très fort sur la marge de nos restaurants. C’est la raison pour laquelle nous y allons par étapes. Nous ne pourrions pas, aujourd’hui, basculer d’un seul coup en bio sur l’ensemble du groupe.

M. le président Loïc Prud'homme. Cela remettrait en question…

M. Olivier Bertrand. Oui, tout à fait. Nous perdrions la rentabilité du groupe.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Monsieur, je vous remercie pour vos propos liminaires.

Pouvez-vous nous garantir que les produits utilisés dans vos fast food proviennent des mêmes approvisionnements que vos autres restaurants ?

La qualité des ingrédients utilisés dans l’alimentation industrielle est l’une des questions qui nous intéressent. À cet égard, depuis 2016, au niveau international, les chaînes de fast food se sont notamment engagées à ne plus s’approvisionner en poulets traités aux antibiotiques – la question se pose aussi pour la viande de bœuf.

Quelle est, à cet égard, votre politique d’approvisionnement de votre groupe – vous l’avez évoquée, mais je souhaiterais que vous y reveniez –, notamment en ce qui concerne la restauration rapide ? J’imagine qu’elle n’est pas la même selon vos établissements, or cette politique n’a pas le même impact selon les restaurants et le nombre de consommateurs.

Quels sont vos exigences et critères en matière d’origine de vos produits et de traçabilité ? Comment informez-vous clients ? Comment arrivez-vous à assumer le bon approvisionnement ?

S’agissant de l’impact social et environnemental, vous avez parlé du tri des déchets. L’organisation non gouvernementale (ONG) Zero Waste France vous a interpellés en octobre dernier, ainsi que les chaînes McDonald’s et Kentucky Fried Chicken (KFC), sur le fait que vous ne respectiez pas les obligations légales en matière de tri et de recyclage. Quelle politique avez-vous mise en place depuis le mois d’octobre ? Agissez-vous rapidement en la matière ? Quelles sont vos prochaines échéances ?

Par ailleurs, votre groupe a également été ciblé par cette même ONG pour son manque d’exigence vis-à-vis des fournisseurs et, consécutivement, pour sa contribution massive à la déforestation. Vous semblez, au niveau, international, faire preuve d’une singulière inertie.

La loi impose un devoir de vigilance de la part des sociétés donneuses d’ordres vis-à-vis des fournisseurs, notamment en matière environnementale ; quelle est la politique de votre groupe en ce domaine ? Avez-vous évolué ? Quelles précisions pouvez-vous nous apporter concernant les procédés de fabrication et les effets qu’ils induisent sur la qualité nutritionnelle de vos produits ?

Vous avez également été épinglés par M. Périco Légasse concernant une publicité selon laquelle seul Burger King grillerait ses viandes à la flamme. Or il s’avère, selon des études scientifiques, que la pyrolyse favorise les hydrocarbures aromatiques, qui ont de graves conséquences sur la santé. Pratiquez-vous toujours cette cuisson ou avez-vous revu votre pratique ?

Enfin, l’industrie agroalimentaire est souvent au cœur de scandales – je pense au Fipronil, au scandale de la viande de cheval… Quelle est votre analyse s’agissant des mécanismes de contrôle mis en place aux différents stades de votre chaîne ? Le consommateur peut-il avoir confiance dans les produits que vous lui servez ?

M. Olivier Bertrand. S’agissant de la sécurité alimentaire, nos normes sont drastiques, probablement les plus poussées du secteur. Nous sommes très attentifs à la sécurité alimentaire, c’est une nécessité pour un groupe tel que le nôtre. Nous sommes plutôt avant-gardistes et allons loin dans les process.

Concernant le tri des déchets et le gaspillage alimentaire, nous travaillons avec des sociétés qui auditent l’ensemble de nos restaurants de manière à nous préconiser la bonne manière de fonctionner et la bonne utilisation de l’ensemble de nos déchets ; des plans d’action ont été mis en place, il y a plusieurs mois. Ils concernent notamment le tri des déchets organiques, les retours clients des produits, les surstocks… Nous travaillons, en outre, sur un label « Antigaspi » qui sortira dans quelques mois.

En ce qui concerne la déforestation, et notamment l’huile de palme – un enjeu important –, nous nous sommes engagés à retirer totalement, d’ici à fin 2018, l’huile de palme de nos friteuses.

Quant à la qualité nutritionnelle, il ne faut pas se mentir, le burger est un produit très nutritif. Si nous devons être capables de proposer des alternatives, nous ne pouvons pas imposer à notre clientèle une manière de consommer. Nous leur proposons donc de la salade, des bâtonnets de légumes, de l’eau, etc.

Il est important de savoir que nos plus gros clients de fast food – ceux que l’on appelle les heavy users – ne viennent qu’une fois par mois. Il est donc difficile d’affirmer qu’ils sont en surconsommation de burgers ! Nous tenons ce chiffre d’études que nous menons depuis l’implantation de l’enseigne Burger King.

Mais effectivement, ils viennent pour un produit spécifique et pour se faire plaisir autour d’une certaine offre, à un ticket moyen de 9 à 10 euros. Une offre qui possède des qualités nutritionnelles qui sont, il est vrai, hors marché – du pain, de la viande, du fromage…

Nous sommes conscients de tout cela et nous ne cherchons pas, en restauration rapide, à vendre à nos clients autre chose qu’un burger.

Enfin, je rappellerai que nous avons repris l’enseigne Burger King avec une « master franchise » : seuls 7 % des approvisionnements provenaient alors de France, tout le reste provenant de l’international. Aujourd’hui, il y a une montée en puissance de l’enseigne en France – 250 restaurants – et 43 % de nos approvisionnements proviennent de France.

Nous sommes, par ailleurs, en train d’ouvrir des usines d’approvisionnement en France. D’ici à la fin de l’année, par exemple, 100 % de nos pains seront fabriqués dans notre usine de Brétigny-sur-Orge, que nous sommes en train d’ouvrir, et 100 % de la farine sera française.

Nous sommes donc clairement dans une démarche de construction d’un modèle, qui passe aussi par la massification. Pour maintenir le ticket moyen à 10 euros, et pour atteindre nos objectifs qui vont dans le sens de l’histoire – suppression de l’huile de palme, qualité des produits en amont, etc. –, une certaine massification est indispensable

Plus nous avançons dans notre modèle, plus nous avons la liberté de prendre la main – je le répète, nous avons une « master franchise » – et plus nous la prenons. De sorte que nous amenons des réponses au fur et à mesure de la construction de notre modèle.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Nous savons bien que « massification » ne rime pas forcément avec « pas bon ». Mais nous voulons nous assurer que les produits fabriqués en masse répondent malgré tout à des critères de qualité nutritionnelle. Or, nous savons que l’alimentation industrielle, dans le monde et pas seulement en France, n’aboutit pas toujours à ce résultat.

M. Olivier Bertrand. Je comprends, et c’est la raison pour laquelle je vous explique que nous ne subissons plus les fournisseurs extérieurs européens. Nous prenons la main sur cette question, de manière à créer notre propre filiale, et donc de décider des approvisionnements qui nous permettront de contrôler cette massification.

Vous avez raison, il est tout à fait possible de fabriquer en masse, mais il y a toujours un enjeu économique, puisque, in fine, nous devons arriver à entrer dans ce modèle – un modèle low cost malgré tout – qui réunit le plaisir, un prix bas et, bien évidemment, la transparence et la qualité.

Nous sommes en train de mettre en place le modèle que nous avons construit pour la restauration commerciale dans la restauration rapide, progressivement, étape par étape. Dès que nous prenons la main sur les fournisseurs, nous démontrons que nous allons dans le sens de l’histoire.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Nous le savons tous, les produits contiennent « trop de sucre, trop de sel et trop de gras » ; les choses doivent changer rapidement. Or le freakshake que vous proposez contient 1 500 calories. C’est délirant !

M. Olivier Bertrand. La meilleure des réponses que je puisse vous donner est que ce produit n’a pas rencontré le succès. Le freakshake, qui était dans le « pipe » à un niveau européen, était clairement une erreur. Lorsque je vous dis que plus nous avançons, plus nous prenons notre autonomie, c’est bien entendu aussi pour éviter ce genre d’erreur.

Que nos clients n’aient pas apprécié ce produit prouve qu’ils commencent à se sensibiliser à cette problématique et à ses enjeux. Et c’est tant mieux.

M. le président Loïc Prud'homme. Vous n’avez pas parlé des additifs. Qu’en est-il à ce sujet concernant la production de vos pains ? En avez-vous tenu compte dans votre cahier des charges ?

M. Olivier Bertrand. Oui, très clairement. C’est une question que nous traitons en amont depuis déjà plusieurs mois.

Le fait d’être invités devant votre commission, de visionner certaines auditions, de débattre de cette question, nous a sensibilisés et permis de nous replonger dans ce dossier. Nous nous sommes demandé si tout ce que nous avons mis en place, dès le début, allait assez loin, ou si nous devions aller encore plus loin. Alors, oui, très clairement, nous sommes sensibilisés à ce sujet.

M. le président Loïc Prud'homme. Vous avez employé le terme low cost, ce qui peut paraître contradictoire, vous qui connaissez le coût d’une bonne alimentation. N’est-ce pas désinformer les consommateurs que de leur faire croire que le fast food ne coûte pas cher ?

Pendant des années, nous avons fait croire aux Français que s’alimenter correctement ne coûtait pas cher. D’ailleurs, la part de leur budget consacrée à l’alimentation a chuté de façon drastique.

M. Olivier Bertrand. J’ai en effet utilisé ce terme, que je n’aime pas. En réalité, lorsque je pense à l’alimentation rapide, je pense d’abord à mes enfants et à ce qu’ils vont manger dans les fast food. Car mes enfants aussi sont demandeurs et vont chez McDonald’s – et non pas exclusivement, hélas, chez Burger King !

Nous ne pouvons pas supprimer cette offre. En tant que restaurateur, je me dois de proposer ce modèle à des clients qui n’ont qu’un ticket moyen de 10 euros à dépenser et qui veulent une qualité nutritive forte, et en même temps du plaisir, mais je me dois aussi de travailler pour faire évoluer ce modèle.

Nous possédions, à un moment donné, des cafétérias, un modèle qui est en train de mourir à petit feu et sortir du paysage de la restauration. Pourtant, ceux qui proposent encore ce modèle font de gros efforts en termes de produits et de traçabilité. Or ce n’est pas parce qu’ils proposent des légumes à volonté, qu’ils ont davantage de clients. Cela prouve qu’il existe, entre la volonté d’une restauration saine et la réalité du terrain, un écart certain.

Nous nous devons de proposer une restauration rapide, mais nous nous devons aussi d’offrir à cette clientèle de l’eau, de la salade, des légumes. Et cette offre doit être faite au meilleur prix.

Je vous rejoins, nous devons, dans ce modèle de restauration, intégrer la question des additifs, les enjeux, en amont, de la déforestation, etc.

Mme Nathalie Sarles. Je souhaiterais vous entendre sur le gaspillage alimentaire, notamment sur les portions proposées – j’ai pu constater, cet été, le nombre d’assiettes à moitié pleines qui retournaient en cuisine.

Ne pensez-vous pas que, dans la restauration traditionnelle, une réflexion devrait être menée sur les portions, notamment en fonction du gaspillage que cela peut engendrer ?

Mme Christelle Grisoni, directrice générale de la filiale « Bertrand Restauration ». Nous sommes actuellement en pleine réflexion sur ce sujet. Nous avons fait appel à un organisme qui analyse, dans nos cuisines, tous les déchets et toutes nos poubelles pour nous faire un reporting sur ce qui revient, sur ce qui n’est pas consommé.

Nous prendrons ensuite des mesures en conséquence : diminuer les grammages, changer des recettes, changer certaines présentations des assiettes – nos chefs sont créatifs, mais parfois le client s’empresse de pousser au bord de l’assiette les produits ajoutés, etc.

Il s’agit d’un véritable enjeu pour nous. Car il n’y a qu’une alternative : soit les aliments ne sont pas bons – et c’est un vrai problème –, soit il y en a trop ; en brasserie, il est vrai que les portions sont généreuses. En tout état de cause, un bon chef doit toujours noter ce qui sort de sa cuisine et ce qui revient. Si l’assiette revient vide et que le client l’a saucée, tout va bien ; si elle revient pleine, c’est que le produit n’est pas bon, et c’est un véritable problème.

Nous aimons avoir nos poubelles vides, car cela veut dire que les gens se sont régalés.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Vous existez depuis longtemps or vous avez mis du temps à mettre une telle initiative en place. C’est ce que je ne comprends pas bien.

De la même façon, s’agissant de la massification et des qualités nutritionnelles, il y a urgence à mieux fonctionner. Pourquoi n’avez-vous pas – vous, mais également les autres enseignes – commencé à prendre de telles mesures plus tôt ?

La grande distribution a été sensibilisée au problème bien plus tôt et a déjà mis en place de nombreuses démarches – ainsi que des dons à des associations.

M. Olivier Bertrand. Au risque de me répéter, nous avons construit notre modèle dans le temps, avec une grosse accélération ces dernières années, et le rachat de nombreux groupes en difficulté – plusieurs avaient déposé le bilan.

Nous avons construit le groupe restaurant pas restaurant, et nous nous approvisionnions de manière intuitive ; tout restaurateur agit de façon intuitive. Certes, il y a, depuis quelque temps, une massification de nos activités, mais chacune d’entre elle est distincte ; chaque restaurant est géré indépendamment, et nous y tenons.

Aujourd’hui, nous mettons cette politique en place de façon organisée et non plus intuitive, parce que le groupe a grossi ces trois dernières années. Mais je vous rappelle qu’il n’existe que depuis douze ans ! Vous ne pouvez donc pas nous reprocher de n’avoir rien fait, tout est allé très vite : la construction du modèle, la compréhension des choses, etc.

Je le répète, nous avons déjà mis en place de nombreuses choses, de bonnes choses, et ce de façon intuitive. Et aujourd’hui, nous essayons, en permanence, de nous améliorer sur ce qui est mal fait. Il est donc difficile de nous faire des reproches, car nous sommes très attentifs à toutes ces problématiques.

En outre, avec l’âge, je le suis de plus en plus : bien plus qu’il y a cinq ans. Même si, concernant les approvisionnements et les filières courtes, nous avons toujours fait le bon choix de façon intuitive ; j’en parle depuis longtemps avec mes amis agriculteurs. Et je dirais qu’aujourd’hui, enfin, nous y arrivons !

Mais cela prend du temps, il faut de la maturité, tenir compte des enjeux économiques et politiques. C’est vraiment quand tout le monde se mobilise en même temps que les choses peuvent se mettre en place. Nous sommes, soyez en sûrs, les premiers à être proactifs et à en avoir envie.

M. le président Loïc Prud'homme. Nous avons réalisé, au cours de nos auditions, que même si l’envie est là, il est parfois difficile de s’approvisionner, pour certains produits, dans les filières françaises – je pense au porc bio, par exemple.

Avez-vous des produits que vous devez traiter de façon industrielle ? Les poulets, peut-être ? Avez-vous une filière pour acheter des poulets de qualité et labellisés ?

Existe-t-il d’autres produits que vous souhaiteriez acheter localement, mais qui ne disposent pas de filière française structurée vous permettant de vous approvisionner ?

Mme Christelle Grisoni. M. Bertrand l’a dit, notre priorité est de faire travailler les producteurs français. Cependant, qui dit producteur local, dit produit saisonnier.

Nous avons beaucoup travaillé, ces deux dernières années, sur des produits spécifiques pour garder l’« Origine France ». S’agissant de la partie restauration commerciale, par exemple, la viande hachée est d’origine française à 100 %.

Il en va de même pour tous les produits un peu sensibles que nous vendons beaucoup, tels que le carpaccio ou les produits crus ; nous assurons à nos clients l’« Origine France ».

Concernant le poulet, la volaille au sens large, il s’agit également d’un produit sensible que nous vendons beaucoup. Nous vendons, par exemple, beaucoup de foie gras dans les brasseries – tout le monde le sait, les touristes viennent en France pour manger du foie gras et des escargots. Il est important pour nous d’assurer l’« Origine France » sur ces produits sensibles et très recherchés, c’est la raison pour laquelle nous traitons avec des personnes qui nous assurent cette qualité et cette origine.

Nous avons mis à la carte des restaurants Hippopotamus de la volaille française, dès la reprise de l’enseigne. Le demi-poulet a beaucoup de succès et est d’origine France – avec un petit label.

Je ne l’ai pas dit tout à l’heure, mais nous avons un cahier des charges très précis que doit suivre le fournisseur – qui est référencé. Par ailleurs, nous payons régulièrement des sociétés d’audits externes pour auditer nos fournisseurs – leurs outils de production, la traçabilité des produits, etc. Nous auditons également les produits une fois arrivés chez nous – huit personnes sont dédiées à cette tâche. Car apprendre qu’un de nos fournisseurs a oublié de nous dire qu’il ne se fournit plus en France depuis quelque temps n’est pas acceptable. Tout cela a un coût, certes, mais qui nous permet de garantir nos approvisionnements.

Enfin, concernant le poisson, nous faisons appel à des fournisseurs qui pêchent de manière durable et responsable. La coquille Saint-Jacques, par exemple, se ramasse d’octobre à mai et non au-delà. Le respect de la nature est important pour nous.

Nous cherchons donc des fournisseurs qui nous ressemblent, qui s’engagent, qui possèdent des labels et qui ont une vraie philosophie. Tout le monde est gagnant et ce choix valorise nos chefs, qui aiment travailler sur de bons produits.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Le marché de la restauration rapide est hyper concurrentiel, en voie de saturation. Les prix sont tirés vers le bas, alors que l’on voudrait faire du « meilleur ».

Comment envisagez-vous votre avenir dans ce domaine ? Allez-vous privilégier une montée en gamme, ou vous contenterez-vous de suivre la voie du « toujours moins cher », avec, de fait, une qualité nutritionnelle moindre ?

M. Olivier Bertrand. Notre modèle, dans ce domaine, est le cœur du concept. Nous n’allons donc pas augmenter les prix. Néanmoins, nous sommes dans une optique d’optimisation du modèle dans le temps – c’est ce dont je vous parlais précédemment. Il est de notre responsabilité de le faire évoluer.

Par ailleurs, il ne me semble pas que le marché soit saturé, loin de là. La demande est forte. Nos nouveaux établissements tournent bien. Je parle bien là du ticket de caisse à 10 euros et des menus enfants à un prix permettant aux gens de venir en famille passer un bon moment dans nos restaurants.

M. le président Loïc Prud'homme. Madame, Messieurs, nous vous remercions.

 

La séance est levée à midi.

 


39.    Audition, ouverte à la presse, de Mme Béatrice Sédillot, cheffe du service de la statistique et de la prospective, et de M. Bruno Hérault, chef du Centre d’études et de prospective (CEP) au Ministère de l’agriculture.

(Séance du mercredi 5 septembre 2018)

La séance est ouverte à seize heures.

M. le président Loïc Prud'homme. Nous recevons à présent deux fonctionnaires du ministère de l’agriculture et de l’alimentation: Mme Béatrice Sédillot, cheffe du service de la statistique et de la prospective (SSP) et M. Bruno Hérault, responsable du Centre d’études et de prospective (CEP).

La collecte statistique et les travaux du CEP permettent de mieux connaitre et de suivre les évolutions et les grandes tendances des comportements comme des systèmes alimentaires. Constate-t-on des particularités françaises en ces domaines ou, en réalité, la France est plutôt en phase avec les autres grands pays développés ?

Madame, monsieur, vous allez donc nous présenter les grandes lignes de vos travaux concernant ces thématiques. Vous voudrez bien nous indiquer, si possible avec des exemples, comment vos travaux enrichissent l’action des services du ministère, en premier lieu la direction générale de l’alimentation (DGAL), dont nous avons déjà auditionné les responsables, et s’articule avec elle.

Vous pourrez aussi nous en dire plus sur les forces et les faiblesses de l’offre agroalimentaire française, d’un point de vue à la fois qualitatif et de compétitivité.

En France, sommes-nous, par rapport à d’autres pays européens, un grand producteur d’aliments industriels, et notamment de la catégorie des aliments dits « ultra transformés » ? D’ailleurs existe-t-il une perception statistique des notions d’alimentation industrielle et d’aliments ultra-transformés ?

Est-il exact, comme semblent en témoigner les statistiques de la direction générale des douanes et des droits indirects (DGDDI) et celles de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), que les entreprises agroalimentaires françaises soient dorénavant plutôt en difficulté concernant les productions de première et de seconde transformation vis-à-vis de concurrents comme l’Allemagne, la Pologne ou encore la Belgique et l’Italie ? N’est-ce pas là un signe d’essoufflement d’un modèle économique dépassé ou, à tout le moins, confronté à d’inéluctables évolutions ?

Nous allons, dans un premier temps, vous écouter avec attention au titre d’un exposé liminaire de présentation d’une quinzaine de minutes au maximum.

Puis nous échangerons sur la base de questions complémentaires, avec, bien entendu, les questions que ne manquera pas de vous poser notre collègue Michèle Crouzet en sa qualité de rapporteure de la commission d’enquête.

Je vous informe que cette audition est ouverte à la presse.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je rappelle que les personnes entendues déposent sous serment.

(Mme Béatrice Sédillot et M. Bruno Hérault prêtent serment.)

Mme Béatrice Sédillot, cheffe du service de la statistique et de la prospective du ministère de l’agriculture et de l’alimentation. Je vous remercie, monsieur le président.

Je commencerai, tout d’abord, par vous présenter brièvement le service et les missions qui sont les nôtres, afin que vous puissiez mesurer l’apport que nous pouvons amener à vos travaux. Dans un second temps, nous répondrons à vos questions.

Si le service de la statistique et de la prospective (SSP) du ministère de l’agriculture et de l’alimentation fait partie du secrétariat général du ministère, il existe également un service statistiques ministériel, piloté par l’INSEE. Cette dualité s’explique par le fait que nous avons deux types de missions.

Tout d’abord, éclairer le débat économique et social sur les thématiques du ministère, notamment par la production de statistiques et d'études. Ensuite, venir en appui aux directions métiers du ministère, telles que la DGAL, la direction générale de la performance économique et environnementale des entreprises (DGPE) et la direction générale de l’enseignement et de la recherche (DGER), pour la conception et l'évaluation des politiques publiques ; une mission plus spécifique d’un service ministériel.

Deux sous-directions sont en charge en charge des statistiques sur l'agriculture, l'agroalimentaire, la forêt et la pêche, et une sous-direction, le Centre d’études et de prospective (CEP), connu de façon individualisée au sein du service, assure quatre grands types de missions : veille, étude, évaluation et prospective.

S’agissant de l'évaluation, le CEP intervient en appui des directions métiers. De sorte que nous gérons une enveloppe budgétaire pour lancer des études qui sont en général déléguées à des prestataires extérieurs ou à des organismes de recherche, sur des thèmes jugés stratégiques par le ministère et pour lesquels le CEP apporte son appui pour la rédaction des marchés et le suivi des études. Il contribue ensuite à leur valorisation – nous vous donnerons quelques exemples tout à l'heure.

Par ailleurs, en tant que service statistique public, nous diffusons très largement nos publications ; l'ensemble de nos travaux est diffusé sur le site nommé Agreste.

Nous menons des travaux sur des sujets variés, mais je vous propose de nous limiter à la question de l'alimentation, qui est le cœur de vos travaux. Dans un premier temps, je vous dirai comment, sur le plan statistique, nous suivons les sujets relatifs à l'alimentation. Dans un second temps, j’aborderai les analyses et les travaux du CEP.

Nous partageons avec l’INSEE la collecte statistique ; c'est même plutôt lui qui gère la partie la plus importante de la collecte sur l'alimentation. Il produit chaque année, dans le cadre des comptes nationaux, des séries longues, à la fois sur le revenu et sur la consommation des ménages, qui sont déclinées par grands groupes de produits. Nous isolons notamment la consommation alimentaire, à domicile et hors domicile, et les boissons alcoolisées et non alcoolisées.

C’est l’INSEE qui mène, périodiquement, l'enquête « Budget des familles », permettant de connaître la ventilation des dépenses des ménages. En matière de consommation, cette enquête sert également à la construction des comptes nationaux. Il est important de noter la forte baisse – sur une très longue période – de la part des dépenses des ménages consacrées à l'alimentation : 40 % en 1950, un tiers en 1960, 20 % depuis la fin des années 1980. Au sein de cette structure de dépenses, les poids relatifs aux différentes consommations ont évolué – nous pourrons y revenir si vous le souhaitez.

C’est également l’INSEE qui produit l'indice des prix à la consommation. Le SSP reconstitue les bilans d'approvisionnement. Nous essayons donc plutôt de définir des estimations de consommation en volume, par homme et par an, pour les différents grands types de produits. A partir de sources diverses, notamment les données de production, les données d'exportation et les données d’importation, nous déterminons la part dévolue à la consommation intérieure.

S’agissant des producteurs, le suivi des industries agroalimentaires est également partagé entre le SSP et l’INSEE. Nous disposons d’un dispositif concernant les résultats des industries agroalimentaire, organisé par secteurs, à partir de la compilation de différentes données, notamment des bilans des industries – les données fiscales. Il appartient à l’INSEE de compiler ces données ; le dispositif ESANE – acronyme d’« Elaboration des statistiques annuelles d’entreprises » –permet d'observer structurellement l'évolution de l'ensemble des entreprises et des industries et que le SSP exploite, en particulier pour l’industrie agroalimentaire. Ce premier dispositif concerne plutôt des données structurelles – effectifs, résultats économiques.

Nous menons également des enquêtes sur la production commercialisée par branches, à travers lesquelles nous allons nous intéresser aux entreprises dont une partie du chiffre d'affaires est dévolue à des produits agroalimentaires. Nous les interrogeons sur leur production commercialisée.

Il s’agit d’un dispositif européen nous permettant de procéder à des comparaisons internationales sur les volumes de production commercialisée ; ces données sont annuellement remontées à Eurostat.

Par ailleurs, un suivi des échanges extérieurs dans le domaine des industries agroalimentaires a été mis en place à partir de données des douanes, en France, au niveau européen et à international – c’est indispensable pour élargir notre perspective.

Quelles sont les nomenclatures statistiques ? Parle-t-on de produits transformés ou ultra-transformés ? Il s’agit plutôt de nomenclatures de produits, au niveau à la fois international et français, qui ont, indirectement, un gradient, un croissant de transformation. Il existe différents postes de nomenclature, et nous commençons en général par les produits les plus bruts – les céréales, les fruits et les légumes –, pour monter dans les classes et parvenir aux premières transformations : d’abord les produits de la mer, puis la viande et l’amidonnerie, enfin les produits transformés.

Nous travaillons sur une segmentation par produit, conformément au code de la nomenclature des produits, à la fois au niveau français et international, et non pas directement sur les industries de première transformation et les produits ultra-transformés, même si nous traitons parfois de la biscuiterie – une nomenclature un peu isolée.

Lorsque nous suivons les données du commerce international, nous distinguons davantage les produits bruts et les produits transformés ; et nous parlons plutôt des industries de transformation, avant de détailler les différents produits.

S’agissant des analyses, notamment celles menées par le CEP, nous ne disposons pas de travaux spécifiques de l’impact de l’alimentation industrielle sur la qualité nutritionnelle, la santé ou l’environnement. Ces questions sont suivies par les directions métiers du ministère. En revanche, nous accordons une place importante, dans les travaux du CEP, à l’alimentation et au système alimentaire.

Nous nous intéressons à tous les maillons de la chaîne alimentaire – la production, la transformation, la distribution, la restauration – que nous analysons sous différents angles, selon les publications : par rapport aux comportements des ménages ou des mangeurs, aux aspects nutritionnels, à la sécurité sanitaire… Je pourrais, si vous le souhaitez, revenir sur des travaux que nous avons menés pour illustrer la diversité des analyses.

Notre objectif est de tirer des constats sur les réalités, d’interpréter les tendances à l’œuvre. Nous allons donc nous intéresser à la fois aux tendances passées, sur une période, et aux tendances émergentes, voire aux faits porteurs d’avenir, à savoir les tendances récentes dont on ne sait pas encore l’importance qu’elles prendront. Des tendances qu’il convient d’analyser car elles peuvent, à moyen ou long terme, structurer assez fortement la demande et par conséquence l’offre – qui devra alors évoluer.

Voici quelques travaux et missions du CEP. Tout d’abord, le CEP exerce une veille sur l’alimentation, une fois par trimestre. Nous diffusons un certain nombre de travaux, d’études, de recherches et de publications à partir de l’exploitation d’un corpus assez large de sources, pour attirer l’attention des décideurs – je vous communiquerai les liens.

Ensuite, nous menons régulièrement des travaux de prospective, qui associent les directions du ministère et qui sont menés en lien avec des groupes d’experts – scientifiques et professionnels. Ces derniers mois, nous avons mené un long travail sur la prospective des systèmes alimentaires à l’horizon 2030, qui a donné lieu à la publication d’un ouvrage dans lequel un chapitre est consacré aux conduites alimentaires. Il se présente sous une forme illustrée, avec des graphiques, des cartes.

Nous avons tiré, de cette publication, des analyses synthétiques qui résument, en quatre à huit pages, chacun des chapitres pour en retenir les idées fortes. Elles permettent ainsi de cibler les grandes évolutions en matière de conduite alimentaire et positionnent la France par rapport aux autres pays. Je vous laisserai un exemplaire de chacune de ces publications.

Par ailleurs, nous avons été amenés, en lien avec les professionnels, dans le cadre des grandes filières, et avec la DGPE, à lancer un travail – avec des prestataires – sur l’évolution des conduites alimentaires. L’idée était d’élaborer des fiches – nous en avons élaboré16 – sur les tendances à connaître, dans le domaine de l’alimentation.

Ces fiches reviennent sur les évolutions en cours et les questions qui se posent pour définir quel positionnement nous devrons adopter à l’avenir. Ainsi que pour fournir des outils, non seulement aux grands groupes industriels, mais également aux PME. Une synthèse a été produite par le CEP.

Enfin, nous disposons d’une série de travaux sur différents thèmes, et d’autres sont en cours dans les directions métiers sur des sujets tels que la consommation alimentaire telle qu’elle est déclarée et la réalité des comportements, les contrôles de sécurité sanitaire – en France et à l’international – ou la manière de communiquer sur la sécurité des aliments… Dans ce dernier domaine, des marchés ont été lancés, des prestataires se sont rendus dans différents pays et ont rédigé un rapport.

Tous ces documents et rapports, très complets, mais parfois un peu longs, et leurs synthèses, sont consultables en ligne sur le site du ministère.

M. le président Loïc Prud'homme. Je vous remercie, madame.

Vous nous dites poser des constats et faire des analyses sur des tendances émergentes. Or, c’est bien sur la partie prospective que nous souhaitons vous interroger.

Pourriez-vous nous brosser un tableau sur ces tendances émergentes ?

S’agissant des conduites alimentaires, quelles observations peuvent être faites aujourd’hui ?

Quels sont les sujets d’importance pour la DGA sur lesquels travaille le CEP ?

Enfin, vous avez mené un travail de prospective sur les systèmes alimentaires à l’horizon 2030 ; quelle est votre analyse sur le travail de Solagro et sur son scénario, intitulé « Afterres 2050 » ?

M. Bruno Hérault, responsable du Centre d’études et de prospective (CEP) du ministère de l’agriculture et de l’alimentation. Les tendances émergentes qui seront, peut-être, structurelles demain, sont apparues il y a cinq ou dix ans. Si nous ne savons pas encore quels en seront la forme et le contenu définitifs, elles commencent à modifier les représentations et les comportements des acteurs.

Selon l’étude réalisée par trois prestataires extérieurs, une série de seize fiches « Tendances » ont été publiées. Elles recoupent assez largement les travaux des historiens et des sociologues ; la base objectivée est donc tout à fait avérée.

Voici quelques tendances : une volonté de reprendre le contrôle de son assiette ; un intérêt croissant pour le local, les circuits courts et la proximité du producteur ; la traçabilité. Ce sont des tendances bien plus développées chez nous que dans le nord de l’Europe, où, inversement, les réticences à l’égard de la mondialisation sont moins grandes.

Autre tendance constatée : une baisse de la consommation de viande. Même si elle devrait continuer à augmenter pendant quarante ou cinquante ans, compte tenu de la pyramide des âges à l’échelle mondiale, la consommation baisse déjà dans les vingt-cinq pays les plus riches depuis une vingtaine d’années ; en France, le tournant se situe en 1991-1992.

La volaille et la viande de porc – surtout sous forme de charcuterie – sont les viandes qui résistent le mieux. Depuis quelques années, plus de 50 % de la viande rouge sont mangés sous forme de steaks hachés. Qui dit baisse de la consommation de protéines animales, dit développement de la consommation de protéines végétales.

La question du bien-être animal est également de plus en plus importante
– conséquence directe de la baisse de consommation de viande.

Par ailleurs, nous avons retrouvé des tendances identiques, françaises et européennes, chez toutes les couches moyennes urbanisées, consommatrices des pays du monde. Au Pérou, au Vietnam, en Afrique du Sud, au Brésil, en Roumanie ou en Algérie, les couches moyennes s’urbanisent, accèdent à l’État providence, à la consommation de masse et à une nouvelle logistique alimentaire ; elles ont une alimentation qui s’adapte au mode vie. De sorte que nous constatons une réduction des temps de repas, des temps de courses, qu’il y a moins de productions de proximité et une cuisine d’assemblage de produits achetés.

Bien évidemment, il existe des variantes selon la classe sociale, le niveau de développement, la prégnance ou non du travail salarié, et même de la féminisation de la société, les femmes étant des prescripteurs élémentaires de la consommation ménagère. Ce sont elles qui font entrer l’environnement, l’attention au risque, la crainte de telle ou elle maladie, etc.

Nous voyons donc émerger, dans la majorité des pays, ces comportements qui ont tendance à accompagner l’industrialisation de l’alimentation. Les processus industriels se sont développés pour amener dans chaque foyer, le plus rapidement possible, des produits aussi bon marché que possible et une cuisine adaptée au temps présent.

Nous avons l’habitude de dire, aujourd’hui : « nous mangeons comme nous vivons ». Il y a encore trois ou quatre siècles, l’alimentation était une ressource fondamentale de la pérennisation de la société. On y consacrait beaucoup de temps et d’argent, elle était à la source de rites, mythes et des religions ; l’alimentation était au cœur du renouvellement des générations.

Aujourd’hui, les nouvelles générations affirment, selon nos études, qu’avec quelques euros elles peuvent manger correctement, n’importe où. L’alimentation n’est plus une activité sociale fondamentale, ce qui fait dire aux sociologues Claude Fischler et Jean-Pierre Corbeau, notamment, que l’alimentation est une activité sociale intercalaire, secondaire, voire interstitielle : « je mange quand j’ai fini toutes mes activités, qui sont plus importantes que manger ». Dans une société d’abondance, l’alimentation devient une activité accompagnatrice des autres moments de la vie.

Il n’y a plus de modèle alimentaire qui s’impose tous les jours, mais diverses façons de manger en fonction des moments de la vie. De fait, l’alimentation s’adapte à ces modes de vie, les accompagne et n’est plus déterminante dans le fonctionnement de la société.

Tout cela est une prime au processus industriel, puisqu’il faut nourrir convenablement, trois fois par jour, le consommateur. Au lendemain de la guerre, la mortalité infantile était de 60 pour mille, contre 4 pour mille aujourd’hui, l’hygiène et l’alimentation étaient des questions fondamentales. La logique de la politique agricole commune (PAC) a été de produire et de manger ce qui avait été produit ; nous étions dans une logique « descendante », partant de l’offre. Aujourd’hui, on veut manger un produit préparé, tout de suite, et à bas prix.

En ce qui nous concerne, nous avons défini trois « familles » de tendances, qui sont, selon nous, plus parlantes et significatives.

En premier lieu, derrière ce tableau « pro-industriel », lié à tout un mode de vie, nous sentons émerger des valeurs telles que la santé, la naturalité, la sensibilité au bien-être animal, qui ne sont pas des artefacts ou des sensibilités dont on pourrait se demander si elles sont porteuses d’avenir : ce sont des valeurs avérées, qui commencent à produire des évolutions dans les comportements, notamment dans la façon d’acheter et de consommer.

On peut noter, se rattachant à cette tendance, une volonté d’éviter certaines pathologies, de se soigner en mangeant – d’où le terme « alicaments » –, de manger sain, de veiller à la bonne alimentation de nos enfants à l’école, de manger bio – sans organismes génétiquement modifiés (OGM), sans gluten ; c’est une logique du « sans », liée à l’idée qu’il est possible de retirer un ingrédient néfaste pour purifier le processus de production. Si le produit est « sans » quelque chose, il sera considéré comme bon, ce qui induit des changements de comportement très forts : on sera sensible aux allergènes, à la question des nanotechnologies, sur laquelle nous avons publiée, au « moins de sel, de sucre, de gras », etc.

Nous avons ainsi identifié toute une tendance en recherche d’une naturalité alimentaire, de quelque chose qui serait sain par opposition à ce qui est jugé pathologique. D’année en année, d’étude en étude, cela modifie les manières de penser et de manger. Il s’agit là d’une tendance émergente forte dans la grande majorité des pays ; elle accompagne le développement.

Dans les pays en fort développement – en Chine, en Inde, au Brésil – les couches moyennes urbaines copient le discours occidental et sont en train d’abandonner la consommation de viande pour passer aux protéines végétales. La modernité, pour elles aussi, c’est le steak de soja. Il s’agit donc d’un mouvement d’ampleur mondial, ce qui est logique, la dynamique du développement durable se propageant au sein du village planétaire.

La deuxième famille de tendances se définit par la quête de sens, de transparence, d’information, de compréhension, et par une distanciation évidente avec le monde agricole. Les enfants d’aujourd’hui n’ont plus – ou très peu – de grands-parents agriculteurs et ne savent pas trop ce qu’est un animal en train de brouter ni un arbre fruitier. Il s’agit d’une distanciation physique, sociale et culturelle. De sorte que, pour les nouveaux mangeurs en train d’être socialisés dans leur famille, l’alimentation se résume à des produits sur une étagère, que l’on assemble au dernier moment. Il y a une perte de la compréhension des processus biologiques et naturels, qui pourraient expliquer pourquoi tel produit est bon ou pas.

A cela s’ajoute la numérisation de la société : les smartphones, les réseaux sociaux, les influenceurs, ces consommateurs suivis par 3, 4, 5 ou 8 millions de followers, qui sont de vrais prescripteurs, bien plus puissants qu’un vétérinaire, un médecin ou un expert ! Aux États-Unis, ce sont des jeunes filles de 18 ou 19 ans qui présentent les produits ; elles ont des capacités de prescription d’achat infiniment plus grandes que les experts.

Il s’agit là d’une des conséquences de la numérisation de la société : ce qui est déterminant, ce n’est pas forcément le vrai produit, défini par la science, mais le produit vraisemblable, défini par une connectivité et une sorte d’affiliation personnelle.

Nous avons également noté la montée de la notion de risque alimentaire, la volonté de se prémunir contre lui, de reprendre le contrôle de son alimentation, de connaître l’origine des produits, avec une priorité donnée aux produits saisonniers. Enfin, la critique des processus agricoles et des processus industriels est plus poussée. Alors que le cahier des charges du bio est tourné vers le respect de l’environnement, il est interprété par les familles et les mangeurs comme une protection de la santé.

Enfin, troisième famille de tendances : une demande de relocalisation, de proximité, avec un discours très affirmé contre les « kilomètres » alimentaires, la mondialisation, c’est-à-dire, en fait, contre la réalité. La mondialisation est derrière nous, nous avons déjà le monde dans notre assiette. Il s’agit pour le coup d’une réaction à quelque chose qui est déjà là, une volonté d’un vrai retour au local et à la proximité.

On peut cependant se demander s’il s’agit d’une vraie tendance émergente, puisque, dans les grandes villes, atteindre 4 % d’approvisionnement de proximité est déjà très coûteux, même pour une ville comme Nantes, qui dispose d’une vraie ceinture maraichère et beaucoup de ressources en la matière. Passer à 15 % ou à 20 % d’alimentation de proximité semble donc plus que difficile économiquement.

En conclusion, beaucoup de choses changent. Si je reprends l’adage « on mange comme on vit », et dans la mesure où l’alimentation accompagne l’ensemble de nos contraintes quotidiennes, je dirais que ce mouvement va continuer.

Production de masse, transformation de masse et logistique de masse de la distribution sont les réponses qui, pour l’instant, sont tout à fait en phase avec ce que chacun souhaite : « Ici, tout de suite et pas cher ».

M. le président Loïc Prud'homme. Je dois dire que nous restons sans voix !

Vous avez parlé de la question de la sécurité alimentaire. Avez-vous fait un focus particulier sur les additifs ou cette question n’entre pas dans le champ de vos missions ?

M. Bruno Hérault. Nous n’avons pas travaillé sur ce sujet. Nous effectuons une veille, comme Mme Sédillot l’a indiqué, mais nous ne menons pas de réflexion spécifique.

M. le président Loïc Prud'homme. Quelle analyse faites-vous du scénario « Afterres 2050 », par rapport à votre propre scénario ?

M. Bruno Hérault. Nous connaissons bien ces grands exercices de prospective. Nous avons utilisé le scénario « Afterres 2050 » dans certains de nos travaux comme un exercice parmi d’autres, pour essayer, en faisant une moyenne, d’obtenir quelque chose de crédible et de solide. Nous connaissons bien l’équipe de Solagro qui l’a réalisé, nous l’avons même parfois utilisé à titre de modélisation pour vérifier, a posteriori, la pertinence et la cohérence de nos propres scénarios.

Nous le trouvons un peu optimiste dans ses hypothèses, mais c’est tout le problème des modèles : le modèle ne vaut que par ce que valent les hypothèses d’entrée.

D’autres scénarios émettent des hypothèses plus ou moins optimistes ou pessimistes, mais « Afterres 2050 » est l’un des travaux les plus sérieux que nous ayons à notre disposition à l’heure actuelle.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Madame, monsieur, je vous remercie pour vos propos qui nous éclairent particulièrement. Je vous poserai différentes questions.

Je reviendrai, tout d’abord, sur l’évolution de la question de l’alimentation en France. Pouvons-nous affirmer que l’alimentation est un marqueur social ? Si oui, comment y remédier ?

Je suis surprise d’apprendre que les habitants des pays en fort développement mangent moins de viande ; nous pensions le contraire. Il me semble que cette tendance est très importante, puisqu’elle conforte l’idée que nous devons consommer autrement ; pourriez-vous nous en dire un peu plus ?

Etes-vous d’accord avec l’assertion qui consiste à dire que la sécurité alimentaire a été privilégiée à la qualité nutritionnelle des aliments je pense aux additifs –, du fait de la mondialisation et de la financiarisation de la production alimentaire ?

Par ailleurs, avez-vous un avis sur les doses journalières admissibles (DJA) ? Comment devons-nous les réévaluer en fonction des connaissances scientifiques ? De même pour les limites maximales de résidus (LMR) : qu’en pensez-vous, et comment peut-on les réévaluer ?

La Commission européenne a modifié, le 11 avril dernier, le règlement relatif à la législation alimentaire générale (LAG), afin de renforcer la transparence des études scientifiques servant de fondement aux évaluations des risques réalisées par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), afin d’en améliorer la gouvernance et de renforcer la coopération scientifique des États membres avec elle. Que pensez-vous de cette modification du règlement ? Vous a-t-elle été d’une quelconque utilité ?

Enfin, nous sommes très attentifs aux additifs et aux « effets cocktail ». Nous savons aujourd’hui que les autorisations sont données additif par additif et que les industriels en mettent une grande quantité dans leurs produits ; nous en avons trouvé une trentaine dans un produit transformé. Ils ont une méconnaissance des « effets cocktail », qu’il est difficile d’évaluer. Avez-vous une préconisation à nous livrer à ce sujet ?

Nous avons un problème pour définir un curseur et nous nous demandons s’il ne nous faut pas plus de temps. Par exemple, s’agissant des produits bio, un peu plus d’une trentaine d’additifs sont autorisés dans les aliments transformés. Cela peut-il nous servir de base pour les autres produits, sachant que l’on en compte aujourd’hui plus de trois cent cinquante ?

M. Bruno Hérault. S’agissant de l’alimentation, oui, il s’agit bien d’un marqueur social, et ce à double titre. D’abord, un marqueur classique, s’agissant des inégalités, des différences, des comportements. Il est évident que l’alimentation reste marquée par les inégalités sociales, qui augmentent rapidement en cas de crise sanitaire.

La seconde compréhension de ce marqueur social est plus prospective : l’alimentation est de plus en plus vécue comme un marqueur social positif ou négatif, au même titre que le lieu de vacances, le diplôme ou les vêtements. De nombreux travaux montrent que l’alimentation est entrée dans le champ des attributs qui posent quelqu’un en l’opposant aux autres, qui marquent un groupe en l’opposant à un autre groupe. « Dites-moi ce que vous mangez, je vous direz qui vous êtes ».

Les sociologues Claude Fischler et Jean-Pierre Corbeau parlent de microcosme alimentaire, de groupes, d’alimentation particulière, etc. Dans une société de médias, de numérisation, où les groupes se fragmentent en fonction de nombreuses affinités, l’alimentation devient l’une de ces affinités. Il est très intéressant de constater que des personnes mangent, non pas simplement ce qu’elles aiment, mais ce qu’il est considéré comme bon de manger dans le groupe auquel elles pensent appartenir.

Tout n’est pas alimentaire dans l’alimentation ; il y a du symbolique, du religieux, du social… Par exemple, de toute évidence, les défenseurs de la viande de bœuf sont aussi affiliés à un groupe défendant les animaux. De même, beaucoup de personnes mangent du sans gluten sans être diagnostiquées « maladie cœliaque » – elles sont très peu nombreuses en réalité à être touchées par cette maladie.

C’est dans ce sens que les marqueurs sociaux sont très forts dans l’alimentation contemporaine. L’alimentation, tout comme la photo, le jazz, les vacances, etc., devient un prisme qui pose les individus et les groupes les uns par rapport aux autres. Les historiens et les sociologues précisent que ce phénomène est apparu notamment à la faveur des crises sanitaires, de la déconstruction de certains modèles sociaux, ainsi que de la numérisation de la société, qui fabrique des réseaux où les gens se reconnaissent.

Le consommateur péruvien, chinois ou indien est désireux, lui aussi, de manger de la modernité, de savoir « ce qui fait du bien ». Les experts du groupe de travail, qui connaissaient très bien les pays émergents et les pays moins développés, nous disaient que les couches moyennes, urbanisées, salariées des grandes villes de Chine, d’Inde, d’Argentine, de Turquie, du Vietnam ou du Nigéria commencent, dans une proportion très significative, à adopter la protéine végétale occidentale – et à critiquer la viande rouge.

Les travaux les plus importants en la matière sont ceux de Pierre Combris. Il démontre que la Chine a fait sa transition alimentaire en trente ou quarante ans, alors qu’il a fallu cent soixante-dix ans à la France. Le phénomène va donc encore s’accélérer.

Quant aux DJA, aux LMR ou au règlement LAG, nous n’avons jamais travaillé sur ces questions.

M. le président Loïc Prud'homme. Vous nous dites qu’il y a une distanciation du consommateur par rapport au monde agricole. Avez-vous des préconisations à formuler, s’agissant de la rapidité du changement des comportements alimentaires et une certaine inertie du modèle de production ? Nous avons l’impression que le modèle de consommation change plus vite que le modèle de production. Par exemple, il y a une forte demande en bio que nous n’arrivons pas à pourvoir – du bio local, national.

Mme Béatrice Sédillot. On peut en effet constater une augmentation de la demande en bio, par rapport à l’offre, et, même s’il n’y a pas encore de mise en tension, nous ne sommes pas sûrs que l’offre pourra s’adapter. Mais nous ne disposons pas d’indicateur objectif permettant de mesurer le décalage entre la demande – difficile à quantifier à ce stade – et l’offre.

D’où l’intérêt des travaux qui sont en cours sur la consommation déclarée versus la consommation effective. Il est intéressant et utile d’objectiver l’écart entre un discours qui est très tendance bio et les comportements réels. Mais quoi qu’il en soit, la demande augmente et l’offre va devoir s’adapter, se structurer, sachant que la conversion en bio est longue et compliquée.

Il y a des vrais enjeux de structuration de l’offre et de la distribution. La notion de circuit court, pour lequel les objectifs sont aussi très affirmés, est certes liée au bio, mais pas seulement ; il y a des vrais enjeux de logistique et de localisation sur le territoire. Y compris dans la loi en cours d’examen, où apparaît une volonté très forte de développer les approvisionnements de proximité ; des enjeux forts pour arriver à réaliser cette offre.

M. le président Loïc Prud'homme. Pouvez-vous quantifier le bio en provenance des pays étrangers ?

Mme Béatrice Sédillot. Non, nous ne disposons pas, au SSP, de suivi statistique qui distingue le bio des autres produits dans les flux entrants. De même, dans les données du commerce extérieur, le bio n’est pas isolé. Il est donc impossible de connaître la part du bio importée par rapport à celle qui est produite en interne.

Cependant, on nous demande depuis quelque temps, dans les travaux que nous menons, de repérer le bio.

M. le président Loïc Prud'homme. Je vous posais cette question, en pensant au programme « Ambition Bio 2022 », qui, comme son nom l’indique, est ambitieux, mais dont je comprends qu’il n’est qu’en cours d’élaboration.

Mme Béatrice Sédillot. Nous exploitons beaucoup les données de l’Agence française pour le développement et la promotion de l'agriculture biologique, dite « Agence Bio », qui, elle, a vocation à suivre le bio de façon très précise.

Si, dans nos enquêtes relatives à la production, nous essayons le plus possible de repérer le bio au niveau des échanges extérieurs, c’est en réalité bien plus compliqué, car nous nous fondons sur des données de gestion, des données administratives. Pour repérer le bio, il conviendrait d’ajouter des questions sur ce sujet, et donc de modifier les systèmes d’information en amont.

M. le président Loïc Prud'homme. Pouvez-vous néanmoins faire des préconisations au ministère, concernant le modèle de production agricole – réorientation, réallocation de surfaces de production, etc. ?

Mme Béatrice Sédillot. Non, nous n’avons pas cette compétence. Nous avons un rôle d’accompagnement des politiques publiques ; nous éclairons le mieux possible les décisions.

Nous avons, bien entendu, pour mission de repérer la réalité des modèles de production actuels, mais nous ne pouvons pas faire de préconisation. Il est cependant clair que notre système de production devra s’adapter aux tendances évoquées par Bruno Hérault.

M. le président Loïc Prud'homme. J’imagine que vous ne remettez pas des tableaux de données brutes, mais que vous en faites une interprétation. Or une interprétation peut être une préconisation, une voie, une ambition.

Mme Béatrice Sédillot. L’ambition serait de développer l’offre bio. Aujourd’hui, dans nos quantifications, elle reste encore contrainte. Nous sommes très clairs sur la partie statistique, nos publications dressent des constats clairs, mais neutres ; nous accompagnons les politiques publiques.

Mme Nathalie Sarles. Je vous poserai deux questions.

D’abord, à partir de quel moment – ou de quel pourcentage –, estimez-vous qu’une évolution tendancielle est à prendre en compte ?

En second lieu, les conclusions des Assises de l’eau ont été publiées et une mission d’information sur la quantité et la qualité de l’eau a été mise en place. Aujourd’hui, 70 % de la consommation d’eau potable se fait en bouteille. Cette tendance avait-elle été anticipée ? Est-elle liée à la question du risque sanitaire ? Sinon, qu’est-ce qui a poussé les consommateurs à boire de l’eau en bouteille – avec tout ce que cela entraîne en termes de déchets ?

M. Bruno Hérault. S’agissant des tendances, j’aimerais beaucoup qu’il suffise de compter les pourcents pour déclarer qu’elles sont importantes ou non. Mais ce n’est pas aussi simple que cela : il peut y avoir des artefacts. Par exemple, suite à une crise sanitaire, 20 % ou 30 % de la consommation de viande peut être remplacée par la protéine beaucoup moins chère, comme l’œuf, et, au bout de quelques mois, on notera une reprise de la consommation de viande. Mais ce n’est qu’une donnée du problème, car pour définir une tendance, il faut d’abord l’enregistrer statistiquement.

Il faut ensuite qu’elle soit avérée objectivement, année après année – ou de cinq ans en cinq ans, selon le protocole de recueil des infos –, car nous devons voir décoller cette tendance, avant de savoir si elle va durer.

Une tendance structurée et profonde est parfois séculaire ; pour être déclarée avérée, une nouvelle tendance doit être présente sur plusieurs décennies. Il faut, en outre, s’assurer qu’elle correspond, sur le plan qualitatif, à des manières d’agir, de penser et de sentir qui vont se prolonger, et ce à l’aide d’éléments symboliques, culturels qui vont perdurer.

C’est pourquoi nous nous sommes fait accompagner d’experts qui, par la discussion, l’échange de données, la controverse et grâce à leur savoir collectif, peuvent nous dire si oui ou non un comportement est une véritable tendance ; c’est tout le problème de la prospective – et parfois nous nous trompons.

S’agissant de la vitesse et du rythme du changement de l’agriculture et de la consommation, l’agriculture est une industrie de masse : il faut immobiliser, capitaliser, acheter des bâtiments, procéder à une sélection génétique, etc. Un agriculteur ne se lance pas pour du court terme. Et, d’un autre côté, nous sommes dans une société de plus en plus individualiste, dans laquelle le consommateur achète de plus en plus, en dehors des besoins familiaux, ce qu’il veut manger ici et tout de suite.

Regarder comment, en très peu de temps, la question du bien-être animal a été posée. En une décennie, cette question est devenue publique, un enjeu de colloques, de séminaires, de politiques, de budgets ; elle a envahi une partie de l’espace de l’alimentation.

Comment un agriculteur d’une filière d’élevage peut-il changer aussi vite que les comportements alimentaires, qui sont extrêmement flexibles et labiles ? Il a affaire à des personnes dont la rationalité de consommation est parfois aussi peu rationnelle que la rationalité de tous les acteurs : que de gens se mettent au régime et ne le tiennent pas ! L’alimentation est propice à des annonces sans fondement et à des promesses difficiles à tenir, d’où l’étude que nous allons mener.

En ce qui concerne la consommation de l’eau en bouteille, plusieurs ouvrages, que je n’ai pas lus, ont été publiés sur cette question. Ces ouvrages tentent de répondre à la question suivante : « Pourquoi la France est le pays de l’eau en bouteille ? ». Les critiques de ces livres expliquent comment l’importance du corps médical, de la pédiatrie dans l’après-guerre, des écoles d’éducation ménagère et peut-être des entreprises du secteur – une sorte de conjonction du système – ont contribué à faire de la France un pays de forte consommation d’eau en bouteille, alors que tout le monde sait que l’eau du robinet y est parfaitement potable.

Cette tendance s’annonce aux États-Unis, depuis quelques années, où la consommation de soda est en baisse alors que celle de l’eau augmente. Les grandes marques telles que Coca Cola, Pepsi et autres investissent massivement dans l’eau et laissent tomber le soda.

M. le président Loïc Prud'homme. Le marketing doit influencer cette tendance.

Mme Zivka Park. Mme Sédillot a indiqué que son travail consistait à dresser des constats, et M. Hérault a dépeint un tableau assez triste de notre société, puisque « nous mangeons comme nous vivons » ! Pour changer notre manière de manger, ne suffirait-il pas de changer notre mode de vie ?

Par ailleurs, est-on capable de définir la manière dont nous consommons dans les différentes régions de France – plus local, plus bio, plus industriel, etc. ?

J’ai bien compris que les urbains ont tendance à prendre conscience des bénéfices du sans gluten et du bio, mais pouvez-vous faire un constat plus national ?

Mme Béatrice Sédillot. Statistiquement, pouvons-nous disposer d’une description précise des modes de consommation par région ? Non, ce n’est pas simple.

L’INSEE réalise régulièrement l’enquête relative au budget des familles, mais celle-ci n’est pas régionalisée. Nous disposons plutôt de descripteurs nationaux, par catégories socioprofessionnelles.

Cela dit, nous pouvons observer, dans certaines études de terrain, des particularités, des données de nature un peu plus monographique que qualitative.

Quand nous exploiterons les données sur le bio, nous pourrons certainement produire des statistiques plus marquées sur les disparités locales.

M. Bruno Hérault. Je connais mal les sources qui pourraient nous aider à différencier les régions, mais je pense qu’elles existent, puisque, pour avoir présenté des exposés en région, je sais qu’elles disposent notamment de chiffres relatifs à la matière grasse, aux fruits et aux légumes.

Quand je vous disais que « nous mangeons comme nous vivons », c’était de façon neutre ! L’un des moteurs le plus puissants de cette association de l’alimentation à nos modes de vie, ce sont les rythmes temporels, les rythmes sociaux, le fait que la société accélère et que l’alimentation, qui était une activité qui prenait du temps, a perdu de son importance. La lecture à travers le rythme de vie, les horaires, les emplois du temps, le salariat, explique qu’aujourd’hui beaucoup de jeunes partent au lycée sans prendre leur petit-déjeuner et compensent avec un peu de snacking à onze heures.

Les repas sont fractionnés et décalés. Aucune importance si une réunion se prolonge : on mange après ! Toutes les activités des urbains sont plus importantes que le repas… Le repas du soir, en revanche, résiste bien, peut-être parce qu’il est nécessaire de garder un moment de convivialité, de sociabilité.

Nous vous avons précisé que notre mission est non pas de faire des prescriptions, mais d’expliquer ce qui se joue et ce qui évolue.

Je dis très souvent à mes collègues du ministère qu’ils doivent abandonner l‘idée qu’ils mangent des saucisses, des lentilles, du pain : on ne mange pas un plat, on consomme des services alimentaires… Voilà un mode de raisonnement qui me semble fort, et ceux qui en captent la valeur sont ceux qui vendent du service alimentaire.

Ils vendent des produits qui s’adaptent parfaitement à nos modes de vie. Notre rapport à l’alimentation a changé, nous avons une nouvelle façon de concevoir celle-ci. Aujourd’hui l’alimentation n’a ni les mêmes vertus, ni les mêmes fonctions, ni les mêmes manifestations qu’il y a cinquante ans ; c’est le résultat d’une agrégation de millions de choix quotidiens qui tirent l’alimentation et le système alimentaire dans une nouvelle direction, à force de vouloir tous la même chose individuellement.

M. le président Loïc Prud'homme. « Nous vivons comme nous mangeons », c’est une formule très appropriée, que je vous remercie de nous avoir apportée. Si nous changions notre manière de consommer, peut-être consommerions-nous moins de « services alimentaires »…

S’agissant de la place de la France en Europe, notre pays a longtemps été le grenier de l’Europe continentale. Occupons-nous toujours cette place, ou y a-t-il de nouveaux flux en provenance d’autres pays - je pense à l’Italie, à la Pologne – qui tirent dans l’autre sens ? Les décideurs politiques affirment que nous avons encore vocation à nourrir l’Europe, ce qui oriente certaines décisions politiques.

Mme Béatrice Sédillot. Les données du commerce extérieur agroalimentaire de la France font état d’un excédent, c’est certain. Beaucoup de pays n’en ont pas, et l’Europe est déficitaire dans ce domaine.

L’excédent agroalimentaire, depuis les années 2000, est de quelque 8 milliards d’euros ; c’est un « poids lourd » du commerce extérieur, même si, ces deux dernières années, les conditions n’ont pas été favorables, en raison notamment des difficultés que rencontrait la production de céréales. Reste que nous ne sommes plus à l’âge d’or du commerce agroalimentaire, comme cela a été le cas jusque dans le milieu des années 1990. Si l’on analyse les tendances longues, la France perd des parts de marché de façon très nette, notamment au niveau européen.

Sur ces 8 milliards d’euros d’excédent, 6 milliards concernent les produits transformés et 2 milliards les produits bruts.

Deux éléments caractérisent la France par rapport aux autres pays européens. D’une part, les échanges de la France se font moins avec les pays de l’Union européenne qu’avec les pays tiers, dont la part progresse. D’autre part, nos points forts sont concentrés sur trois secteurs : les céréales, les boissons, les produits laitiers – 40 % de nos exportations concernent le vin et les produits laitiers. S’agissant des échanges extérieurs hors vin, nous connaissons une baisse très forte : on a le sentiment que la France est davantage positionnée sur les produits bruts, les céréales notamment, que les autres pays européens, ainsi que sur les produits faiblement transformés, et qu’elle a perdu des parts de marché sur les produits plus transformés, surtout dans ses échanges intra-européens.

Le commerce extérieur français, vis-à-vis de l’Europe, des autres pays de l’Union européenne, reste en excédent, mais il est déficitaire s’agissant des industries agroalimentaires, depuis 2014. Nous perdons des parts de marché, notamment dans le secteur des fruits et dans celui de la viande.

Concernant le marché mondial, les échanges sont tirés par la demande des pays asiatiques. À la fin des années 1990, la France avait perdu des parts de marché au niveau mondial, mais elle est beaucoup plus stable depuis quelques années.

En résumé, la France a un positionnement un peu différent des autres pays européens
– nous devons peut-être nous interroger sur cette question.

M. le président Loïc Prud'homme. Concernant l’évolution de l’agroalimentaire, on enregistre une baisse de 350 000 du nombre des agriculteurs actifs ; avez-vous procédé à une enquête prospective pour les dix prochaines années ? Par ailleurs, que va produire la future PAC, avec la « renationalisation » partielle des politiques agricoles ?

Mme Béatrice Sédillot. S’agissant des évolutions tendancielles, nous avons noté une diminution du nombre d’exploitations, mais une surface agricole utilisée (SAU) relativement stable : 28 millions d’hectares. Certes, il y a un peu d’artificialisation mais, globalement, elle évolue assez peu.

En revanche, il y a un agrandissement de la taille moyenne des exploitations. Nous venons de sortir un document sur les structures, que nous publions tous les trois ans, et qui fait état d’une augmentation de la surface agricole moyenne : 63 hectares contre 57 lors de l’enquête précédente, qui portait sur les chiffres de 2016. Même si le rythme se ralentit un peu par rapport à 2000-2010, le mouvement continue d’aller dans ce sens.

Nous ne faisons pas de modèles prospectifs, mais nous savons que le rythme va ralentir ou se stabiliser. Il s’agit d’une tendance longue et je ne vois pas comment, dans les années qui viennent, elle pourrait s’inverser.

S’agissant de la PAC, nous travaillons en appui avec les directions métiers du ministère. Des travaux vont s’engager sur la nouvelle PAC, que nous essaierons d’illustrer. Des sujets importants remontent, tels que la gestion des risques. Nous accompagnerons les nouvelles politiques à la lumière des travaux et les politiques conduites dans les autres pays, et nous tenterons, une fois les mesures adoptées, de décliner les effets en termes de redistribution, en fonction des mécanismes d’aides.

Enfin, nous accompagnerons les travaux d’évaluation, les enjeux étant importants.

M. le président Loïc Prud'homme. Madame, monsieur, nous vous remercions.

 

La séance est levée à seize heures vingt.

 

 

 


40.    Audition, ouverte à la presse, de M. Stéphane Travert, ministre de l’agriculture et de l’alimentation, accompagné de Mme Amélie Le Floch, cheffe adjointe de cabinet, conseillère parlementaire, et Mme Claire Le Bigot, conseillère alimentation, santé et environnement

(Séance du mardi 18 septembre 2018)

La séance est ouverte à dix-huit heures quinze.

M. le président Loïc Prud’homme. Mes chers collègues, nous recevons ce soir M. Stéphane Travert, ministre de l’agriculture et de l’alimentation, que je remercie d’avoir répondu à notre convocation à une heure un peu tardive.

Monsieur le ministre, vous sortez à peine d’un long débat sur le projet de loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine et durable, dite loi EGALIM, et vous voilà devant nous pour clore en quelque sorte le cycle des auditions de la commission d’enquête avec cette quarantième audition

Avec ma collègue Michèle Crouzet, rapporteure de la commission, nous nous sommes rendus à Parme au siège de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), ainsi qu’à Bruxelles pour échanger avec les services de la Commission européenne.

Nous avons également auditionné les acteurs dépendant de votre ministère : les responsables de la Direction générale de l’alimentation (DGAL), les responsables de la statistique et du Centre d’études et de prospective du ministère (CEP), et bien évidemment différents chercheurs de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA).

Pour en revenir au projet de loi EGALIM, vous voudrez bien nous rappeler quelles en sont les grandes lignes, concernant plus particulièrement l’objet de notre commission d’enquête, à savoir l’alimentation industrielle et plus spécifiquement la progression dans la consommation des aliments dits ultra-transformés qui n’est pas sans conséquences sur notre santé.

La commission n’ignore pas le poids économique des industries agroalimentaires qui, même hors production de boissons alcoolisées, occupent la première place en termes d’emplois dans l’industrie manufacturière française, bien avant les activités aéronautiques ou encore l’automobile.

Le secteur apparaît cependant fragile, du moins pour une partie de ses activités de transformation qui sont concurrencées par d’autres pays, notamment européens. Nos exportations, certes toujours globalement positives, s’essoufflent.

La France a longtemps été le troisième fournisseur mondial de produits alimentaires, mais elle est tombée à la cinquième place. Elle est désormais devancée par les Pays-Bas et l’Allemagne.

Ne sommes-nous pas arrivés à la fin d’un modèle économique dans lequel le quantitatif l’emportait sur le qualitatif ? Un modèle où dans la course au moins-disant social et environnemental, il y a toujours en fait un candidat pour faire pire ?

Les consommateurs français comme les consommateurs des grands pays, y compris de pays émergents, expriment de plus en plus une défiance à l’égard de ce que l’industrie agroalimentaire leur propose. Leurs exigences nutritionnelles changent rapidement dans le sens d’une affirmation qualitative. Quelles réponses la nouvelle politique agricole commune (PAC) pourrait-elle apporter à ce défi, c’est-à-dire une PAC réellement rénovée qui devrait d’ailleurs être une politique agricole et alimentaire commune (PAAC) ?

Enfin, je souhaite vous interroger plus particulièrement sur les engagements volontaires. Dans la continuité des politiques précédentes, vous avez été, lors de la discussion du projet de loi EGALIM, un fervent défenseur des promesses des industriels et des grandes marques de rectifier leurs recettes sur tel ou tel point. L’Observatoire de la qualité de l’alimentation (OQALI) recense et évalue ces engagements. Mais l’efficacité de ce type d’approche concertée est factuellement insuffisante, parfois nulle, comme pour le sel, les sucres ajoutés ou encore les acides gras saturés.

Monsieur le ministre, nous allons vous écouter dans un premier temps sur l’action de votre ministère dans ces différents domaines au titre d’un exposé liminaire d’une quinzaine de minutes. Puis nous échangerons avec vous sur la base de questions complémentaires, avec celles que ne manquera pas de vous poser notre collègue Michèle Crouzet en sa qualité de rapporteure de la commission d’enquête.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative aux commissions d’enquête, je vais vous demander de prêter sement.

(M. Stéphane Travert prête serment.)

M. Stéphane Travert, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames, messieurs les députés, je vous remercie pour cette invitation à échanger ensemble. C’est en tant que ministre de l’alimentation que je suis ici ce soir. Je dispose d’une feuille de route interministérielle, fixée par le Premier ministre et le Président de la République. Mon action vise à défendre une alimentation plus sûre, plus saine, plus durable, de qualité pour tous.

Le projet de loi EGALIM dont nous avons débattu la semaine dernière, et qui a été adoptée en deuxième lecture à l’Assemblée nationale, est un des outils majeurs de cette politique. C’est à ce titre, et dans le respect des compétences qui sont miennes, que je suis devant vous. Je laisserai le soin à ma collègue ministre des solidarités et de la santé de s’exprimer sur les aspects relatifs aux pathologies chroniques, et à mon collègue du ministère de l’économie et des finances sur les additifs et les auxiliaires technologiques qui relèvent de sa compétence.

Vous le savez, nous avons souhaité, dans le cadre des Etats généraux de l’alimentation (EGA), traiter de l’ensemble des composantes de l’alimentation – volets économiques, environnemental, sociétal et sanitaire. L’alimentation est un des déterminants de la santé, au-delà des crises sanitaires. Elle s’inscrit pleinement dans les objectifs de santé publique du Gouvernement. Avoir une bonne alimentation, c’est se donner des atouts pour conserver une santé optimale, et introduire la notion de plaisir et de convivialité dans ces espaces précieux que sont les repas. C’est d’ailleurs une des armes les plus efficaces pour lutter contre l’obésité.

Il nous faut maintenant collectivement nous interroger sur ce qu’est une bonne alimentation à l’heure où les Français veulent des produits de qualité, notamment au plan gustatif, sanitaire et environnemental, et alors que nos modes de vie ne nous permettent pas toujours de consacrer autant de temps qu’auparavant à cuisiner. Or une bonne alimentation est une alimentation diversifiée qui associe tous les types d’apports nutritionnels, répartis sur une semaine, de façon à s’adapter aux aléas du quotidien.

Cela étant, une bonne alimentation doit-elle être composée uniquement de produits labellisés issus de circuits courts de l’agriculture biologique ? Vous le savez, il est toujours difficile d’espérer manger un bon avocat cultivé en France... Nous avons donc besoin de travailler sur ces sujets.

La feuille de route des États généraux de l’alimentation propose à ce titre différents leviers comme la prévention et l’éducation, notamment des plus jeunes, ou encore ce dispositif inscrit dans la loi EGALIM qui constitue une réelle avancée pour une alimentation sûre, saine, durable et accessible à tous, celui d’un approvisionnement de la restauration collective à 50 % de produits sous signe d’identification de la qualité et de l’origine (SIQO) et à faible impact environnemental dont 20 % de bio à l’horizon 2022. Par le levier de la restauration collective, nous souhaitons toucher l’ensemble des Français, indépendamment de leur origine sociale. C’est aussi un moyen de sensibiliser tous nos concitoyens au bon goût, au bon, et à la necessité de bannir les produits trop sucrés, trop salés, trop gras, et de diversifier leur alimentation. Pour les enfants, c’est l’éducation au goût qui fera d’eux des adultes éclairés dans leurs choix de consommateurs. La transformation de nos modèles agricoles passe évidemment par une évolution de la demande vers le local, le label ou le bio.

Toute l’action publique du Gouvernement est mue par cette volonté d’offrir à tous les choix d’une bonne alimentation et de se battre pour que les agriculteurs disposent de meilleurs revenus pour travailler à la montée en gamme. Cela suppose d’innover, d’investir, de se battre pour une alimentation plus diversifiée et de meilleure qualité. Sur ces sujets-là, nous pouvons effectivement nous appuyer sur un certain nombre de mesures.

À cet égard, la PAC doit être un outil de transformation de notre agriculture. Celle-ci est actuellement en pleine transition. Nous devons utiliser cette période pour mettre en place des outils plus simples, plus efficaces, plus robustes qui permettent de prévenir les aléas climatiques et sanitaires, et de mieux protéger nos agriculteurs. Cette PAC devra également privilégier la qualité alimentaire – il y a un débat sur ce point au sein du Conseil agricole européen. Les opinions publiques forcent en quelque sorte les décideurs politiques à bouger dans ce sens. Il faut apporter une réponse européenne à la question de l’utilisation des produits phytosanitaires et des pesticides dans la production et dans les cultures, de même qu’en matière d’étiquetage des denrées alimentaires. Nous ne sommes pas encore vraiment entrés dans le détail de ce que sera la future politique agricole commune ; nous en sommes aux débats sur ce que sera son budget. Nous avons besoin d’un budget ambitieux qui nous permette demain d’afficher l’exigence d’une agriculture qui réponde aux souhaits des consommateurs de pouvoir accéder à une alimentation plus sûre et plus durable.

Nous avons travaillé sur un certain nombre de leviers, telle la restauration collective. Comme je le disais à l’instant, la loi a prévu un plan de diversification des protéines et fixé l’objectif que 50 % des produits servis dans la restauration collective soient issus de produits bios et à faible impact environnemental.

Par ailleurs, les échéances 2020, 2025 et 2028 conduiront à l’interdiction d’utiliser des matériaux à usage unique et des matériels de chauffe, notamment dans la restauration collective – autrement des produits et plats en plastique. Quant à la feuille de route concernant les produits phytosanitaires, elle prévoit la séparation des actions de vente et de conseil, la protection des riverains, le refus des rabais, remises et ristournes sur la vente des produits phytosanitaires, et, enfin l’interdiction des néonicotinoïdes.

Afin d’améliorer l’offre alimentaire et de diminuer certains impacts, nous avons travaillé, à travers ce texte de loi, sur la suppression du dioxyde de titane, et à la valorisation du miel de France grâce à un étiquetage d’origine pour le miel. Je rappelle qu’en 2016, nous avions obtenu, au niveau européen, la possibilité d’étiqueter l’origine des produits carnés et laitiers. Cette expérimentation s’achevant à la fin de l’année, nous avons commencé à chercher des alliés européens pour maintenir cette autorisation et ainsi pouvoir continuer à informer les consommateurs tout en valorisant nos productions de qualité et l’ensemble des territoires.

Nous nous sommes penchés tout particulièrement sur le gaspillage alimentaire qui, je le rappelle, représente 150 kilos par personne et par an, ce qui est beaucoup trop quand on connaît les ravages que peuvent causer des épisodes de famines dans certains pays. Il s’agit, à travers l’amélioration de l’offre de la restauration collective, de lutter contre le gaspillage alimentaire et ainsi de réaliser des économies qui permettront éventuellement de diminuer le coût des repas, d’en améliorer la qualité et donc de faire en sorte que nos enfants soient mieux nourris. Des conventions ont été passées entre la restauration collective et un certain nombre de collectivités, mais nous avons besoin de structurer cette offre. Il faut que les agriculteurs puissent se saisir de ces nombreux débouchés.

Tels sont les différents points que je souhaitais évoquer. Je suis bien évidemment prêt à répondre aux autres questions que vous jugerez utiles de me poser, et à discuter avec vous des outils et des leviers que nous pouvons prévoir pour permettre à tous les Français de disposer d’une alimentation sûre, saine, durable, variée et accessible à tous.

M. le président Loïc Prud’homme. Je souhaite revenir sur l’un des derniers points que vous avez abordés, celui de la restauration collective, qui est effectivement un levier important, s’agissant tant du changement de nos habitudes alimentaires que de la production agricole. Nous avons pu identifier que c’était l’un des foyers de prédilection de l’alimentation ultra-transformée. Nous avons constaté en outre que, depuis 2015, le Groupe d’études des marchés en restauration collective et nutrition, le fameux GEMRCN, qui travaillait sous l’égide de Bercy, semble ne plus véritablement fonctionner. Pourquoi cette période de latence qui nous paraît très longue ? De nombreux acteurs déplorent l’absence d’actualisation des recommandations de ce guide pratique, très utilisé par les intendants de la restauration collective, notamment scolaire, dans la constitution des repas. Cette absence de réactualisation est un problème dans la mesure où le quatrième Programmme national nutrition santé (PNNS), en route depuis de nombreux mois, n’est pas transposé dans les recommandations du GEMRCN. Une action résolue est-elle en cours sur ce volet ?

M. Stéphane Travert, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. En effet, le GEMRCN ne fonctionne pas. Pour le remplacer, nous avons créé, parce que nous misons sur la restauration collective et sa capacité à promouvoir une meilleure qualité alimentaire pour tous les commensaux, le comité national de la restauration collective. Il s’agit d’analyser les offres intégrées dans la restauration collective et l’évolution de la qualité nutritionnelle des repas. Il faudra compter également avec la boîte à outils Localim, guide d’achat pour les opérateurs et les gérants des achats dans les collectivités, la lutte contre le gaspillage.

Tout cela sera mis en place en complément d’expérimentations en cours comme le Nutri-Score que nous avons lancé au mois d’octobre dernier avec le ministère de l’économie et des finances et le ministère des solidarités et de la santé. C’est autour de ces différents axes que nous lançons le comité national de la restauration collective.

M. le président Loïc Prud’homme. Si je comprends bien, cette instance prendra la suite du GEMRCN.

M. Stéphane Travert, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. Tout à fait.

M. le président Loïc Prud’homme. Quelle sera la composition du comité ? À quelle date sera publié le nouveau guide en direction des gérants de la restauration collective ?

M. Stéphane Travert, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. La boîte à outils Localim existe déjà. Le dispositif sera enrichi au fur et à mesure que l’on avancera dans les pratiques alimentaires, dans la structuration de l’offre de la restauration collective.

Quant au comité national de la restauration collective, il sera composé de producteurs, de représentants des entreprises des industries alimentaires, d’organisations non gouvernementales (ONG), et de l’administration des ministères qui ont compétence sur ces sujets ainsi que de nutritionnistes qui guideront les travaux.

M. le président Loïc Prud’homme. Permettez-moi d’insister sur la réalisation du nouveau guide qui remplacera le précédent.

M. Stéphane Travert, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. Localim est un guide d’achat qui vise à aider les acheteurs à se fournir pour une alimentation de proximité. Nous souhaitons qu’il prenne désormais en compte les mesures que nous avons prises dans le cadre du projet de loi, comme l’objectif de parvenir à servir dans la restauration collective 50 % de produits bio, locaux ou sous SIQO. Pour tenir nos objectifs, nous avons besoin d’une meilleure structuration de l’offre : il importe que davantage d’agriculteurs passent contrat et se convertissent dans l’agriculture biologique. Je me suis rendu il y a quelques jours dans le département de la Mayenne où les producteurs de viandes et de légumes ont mis en commun leurs moyens de communication en créant « Ecla 53 ». Il s’agit d’une plateforme, dans laquelle ils présentent leurs produits et expliquent la manière dont ils travaillent, et qui a vocation à contractualiser avec les acheteurs des collectivités territoriales et les intendants scolaires afin d’établir une visibilité sur des volumes et dans le temps, et d’élaborer un cahier des charges sur la qualité alimentaire.

En résumé, il y a, d’une part, le comité national de la restauration collective qui va remplacer le GEMRCN, où seront discutés les aspects nutritionnels, et d’autre part le guide d’achat Localim que nous devons compléter pour faire en sorte qu’il soit largement utilisé par tous les acheteurs – collectivités, intendants scolaires.

M. le président Loïc Prud'homme. Peut-être me suis-je mal exprimé, mais nous ne nous sommes pas bien compris. Les personnes travaillant dans la restauration collective nous ont dit que le GEMRCN produisait un guide très précis, en termes de portions de viande ou de légumes, par exemple, de grammage ou de nombre de produits laitiers. Aujourd’hui, ce support leur manque.

M. Stéphane Travert, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. Ce guide se fonde sur le décret de 2011, qui sera revisité, si besoin, par le comité national de la restauration collective, selon le vœu des personnes que vous avez auditionnées. Je vous parlais, pour ma part, du guide d’achat Localim sur les bonnes pratiques et de nos ambitions pour la restauration collective. Je n’ai, bien évidemment, aucune opposition à ce que ce guide soit actualisé.

M. le président Loïc Prud'homme. Ces personnes se trouvent un peu dépourvues. Certaines sont dotées de grandes compétences en termes de gestion et d’intendance, mais pour ce qui est du calcul nutritionnel ou de la répartition des occurrences de viande ou de produits laitiers, elles attendent l’actualisation du guide avec impatience.

M. Stéphane Travert, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. C’est aussi à cette fin que nous avons créé le comité national de la restauration collective. Entre les ONG, l’administration, les représentants des producteurs ou encore les nutritionnistes, il représente un panel suffisamment large pour garantir sa réussite et répondre à toutes les questions relatives aux impacts sur la santé des pratiques alimentaires, de sorte à mieux guider les choix faits par la restauration collective.

M. le président Loïc Prud'homme. Monsieur le ministre, vous avez parlé de la contractualisation avec les producteurs locaux. Un sujet important est souvent revenu dans le débat : les projets alimentaires territoriaux (PAT), qui permettent de retisser du lien local entre l’alimentation et l’agriculture, afin d’améliorer la qualité. À l’issue de nos auditions, je suis convaincu qu’ils sont un levier efficace, aujourd’hui bien peu soutenu. Alors que les rênes de la PAC vont revenir, en partie, entre les mains nationales, ne faudrait-il pas en profiter pour soutenir de façon plus conséquente ces projets, qui sont des réussites ?

M. Stéphane Travert, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. Les PAT représentent une particularité française, que je souhaite développer, qu’ils viennent de départements, de régions, de communautés de communes ou de communes. Pour soutenir de tels projets par le biais de la PAC, il faut parvenir à convaincre nos partenaires de leur pertinence. La prochaine PAC doit nous offrir des outils qui nous permettront de proposer des politiques spécifiques à notre territoire. Son deuxième pilier, relatif à la politique du développement rural, peut nous aider à soutenir ces dispositifs et à atteindre nos objectifs de verdissement et d’amélioration de la nutrition. Il conviendra aussi d’évaluer les besoins budgétaires.

Il va sans dire que je soutiens pleinement ce type de projets. La plateforme « Ecla 53 » a d’ailleurs été récompensée au Salon d’agriculture pour sa démarche innovante. Il est important de mettre en lien les plateformes de producteurs avec les décideurs et les consommateurs, ainsi que l’ensemble des acteurs, de faire connaître le tissu de production et de consommation et de réussir à créer des plateformes mutualisées. Lorsqu’une plateforme se crée au niveau départemental, comme en Mayenne, je ne vois pas pourquoi cette mutualisation des producteurs ne serait pas soutenue par des outils issus des politiques européennes.

M. le président Loïc Prud'homme. Vous n’avez pas répondu à ma remarque sur les engagements volontaires, dont vous êtes un fervent défenseur. Pour ce qui concerne la diminution des teneurs en sel, en sucre ou en acides gras saturés, ces accords sont loin d’être une réussite, puisque les taux d’acides gras saturés ont augmenté de 3 %, quand les taux de sel et de sucre n’ont baissé en moyenne que de 1 %, alors qu’il faudrait viser une réduction beaucoup plus drastique.

M. Stéphane Travert, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. Nous avons en effet eu l’occasion d’échanger au sujet des engagements volontaires des professionnels. Notre idée, c’est de faire évoluer les pratiques des industriels par le biais de nouvelles générations d’engagements, qui doivent fixer des objectifs ambitieux, mesurables et totalement transparents à l’égard des consommateurs.

Sans exigence de transparence, il pourra se passer des années sans que rien ne se fasse. Mais, à ces conditions, les accords collectifs peuvent permettre de trouver de bonnes solutions.

Cela nous ramène à un débat que nous avons eu au cours des États généraux de l’alimentation. On peut imposer beaucoup de contraintes et se faire plaisir, en votant des dispositions dans la loi. Pour avoir été député et avoir une certaine expérience, je sais bien que, parfois, nous nous réjouissons d’avoir remporté une victoire politique, en inscrivant dans la loi tel ou tel dispositif. Mais, une fois qu’il a été voté, plus personne ne s’en préoccupe parfois. Tout n’a pas valeur de loi. En revanche, quand on favorise le dialogue avec les chefs d’entreprise, quand on veille à contrôler, quand on exige de la transparence et des progrès quantifiables, en crantant des seuils et des échéances et en les contraignant sur un agenda à tenir, les accords collectifs sont préférables au « name and shame » ou au « name and fame ».

S’agissant de la charte du CSA, par exemple, nous avons reçu au ministère de l’agriculture et de l’alimentation, la semaine dernière, Mme Mémona Hintermann, en charge de ces questions. Nous dialoguons régulièrement avec le CSA, pour définir sa nouvelle charte et obtenir des résultats probants sur les messages à faire passer.

Aujourd’hui, il existe six accords, qui sont, je le reconnais, décevants. Si des efforts ont été faits, ils restent insuffisants. Les seuils intermédiaires n’ont pas encore été atteints. Nous devons poursuivre le dialogue et continuer de mettre la pression sur les industriels pour obtenir des résultats satisfaisants et améliorer la santé publique. L’ANIA, l’Association nationale des industries alimentaires, a travaillé sur un document intitulé « 1 000 jours pour mieux manger ». Elle a pris des engagements et fait clairement preuve de sa volonté d’atteindre des objectifs mesurables et réalisables, dont nous devons tenir compte.

Ces sujets reviennent tous les ans lors de l’examen du projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS). S’agissant du sel, par exemple, la question des seuils n’a pas encore été discutée en réunion interministérielle, depuis la finalisation de la feuille de route des États généraux de l’alimentation. Nous avons choisi de promouvoir les accords collectifs, en poussant les professionnels à définir des objectifs mesurables, afin de quantifier au fur et à mesure les progrès accomplis.

Nous veillons également à la transparence vis-à-vis de nos concitoyens, en mettant à leur disposition les travaux de l’Observatoire de l’alimentation, selon le principe du « name and fame », ce qui est nouveau. Il est très important qu’ils puissent aller voir sur la plateforme de l’Observatoire la manière dont nous progressons sur ces questions. Nous travaillons aussi à encadrer la publicité, grâce à la charte du CSA. Nous devrons discuter des seuils réglementaires en réunion interministérielle. Il ne me revient pas de définir aujourd’hui une position, qui doit être partagée avec l’ensemble de mes collègues.

M. le président Loïc Prud'homme. Je vous remercie pour votre réponse. Néanmoins, je tiens à rappeler que la réduction du sel avait été actée et sa progressivité déjà crantée dans les engagements volontaires de 2002.

M. Stéphane Travert, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. Absolument ! Nous ne sommes pas allés assez loin. Je partage totalement votre avis.

M. Loïc Prud’homme. J’en suis heureux !

M. Stéphane Travert, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. Nous avons de gros efforts à faire en la matière. Les adjonctions de sel permettent d’allonger la durée de conservation de certains aliments. Il a été mis en lumière que l’excès de sel, de sucre ou de gras est à l’origine de pathologies, notamment chez l’enfant. Si nous voulons progresser, il faut intensifier notre demande et nos exigences par le biais des accords collectifs. Nous avons choisi de favoriser le dialogue et la concertation.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Aujourd’hui, il existe une forte demande de la part des consommateurs en matière d’informations sur l'origine, la composition et l’apport nutritionnel des produits. Nous avons auditionné la Fédération française des diabétiques, qui a souligné que les diabétiques ne souhaitaient pas que les industriels mettent sur le marché des produits qui leur seraient réservés. En revanche, ils réclament, à l’instar d’autres malades chroniques, la transparence sur les éléments contenus dans les produits, dans la mesure où les industriels ajoutent parfois du sucre, du sel, du gras ou d’autres additifs, sans le mentionner. Ils souhaitent pouvoir acheter en toute connaissance de cause. Que prévoit le Gouvernement pour renforcer la transparence de l’étiquetage des produits alimentaires ?

Si cet étiquetage serait très utile pour le client final, il le serait également au niveau des phases intermédiaires de transformation des produits. Un industriel peut en effet acheter des produits de base ou légèrement transformés, sans connaître entièrement leur composition, ce qui l’empêche, à terme, d’informer le client final. La transparence de l’étiquetage pourra‑t‑elle se faire à tous les niveaux ?

Concernant les scandales alimentaires, actuellement, les missions de police de contrôle de la chaîne alimentaire relèvent de différents ministères : la direction générale de l’alimentation (DGAL), qui dépend du ministère de l’agriculture et de l’alimentation, et la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), qui dépend du ministère de l’économie et des finances. Le cloisonnement des services de contrôle a été critiqué à plusieurs reprises lors de nos auditions. Est-il judicieux que deux ministères s’occupent des contrôles à différents moments de la vie d’un produit ? L’architecture du dispositif institutionnel de la gestion de crise devrait-elle être revue, comme cela a déjà été envisagé ? Quelles mesures le gouvernement envisage-t-il pour rendre plus efficace la gouvernance du dispositif de sécurité de la chaîne agro-alimentaire ?

Enfin, les États généraux de l’alimentation ont fixé pour objectif l’accès à une alimentation saine dans la restauration collective, avec, par exemple, 20% de produits biologiques. Quelle place l’agriculture biologique a-t-elle aujourd’hui dans l’enseignement et la formation à l’école ? Il me semble, en effet, que cette place n’est en rien acquise. Quelles actions sont menées pour sensibiliser les enseignants et les élèves à l’agriculture biologique ? Comment est-elle enseignée dans les lycées agricoles ? Est-elle intégrée dans toutes les formations techniques de l’enseignement agricole ? Nous savons que c’est une agriculture qui exige une plus grande technicité. Dans la mesure où nous souhaitons augmenter le pourcentage de surfaces exploitées en agriculture biologique, y a-t-il un enseignement adapté qui est dispensé ?

M. Stéphane Travert, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. Vous soulevez des questions importantes. Nous consommons, incontestablement, des aliments trop gras, trop salés et trop sucrés, ce qui a des conséquences directes sur l’espérance de vie, mais aussi sur les comptes publics. Pour autant, la situation française est plus favorable que celle d’autres pays occidentaux. Malgré tout, la prévalence de l’obésité augmente depuis les années 80. En 2014, la moitié de la population française était en surpoids et un sixième était obèse. Cette évolution est visible dans la segmentation même des magasins de vêtements, parmi lesquels on voit proliférer les enseignes réservées aux grandes tailles. !

S’agissant de la transparence de l’étiquetage, le Gouvernement a fait la promotion du  Nutri-Score, dont l’arrêté a été signé le 31 octobre 2017, en lien avec le ministère des solidarités et de la santé et le ministère de l’économie et des finances. C’est un dispositif reposant sur le volontariat, qui va plus loin que le règlement européen en vigueur. De grandes entreprises l’ont adopté. Plusieurs enseignes le demandent. Nous souhaitons le promouvoir. Santé publique France a réalisé une campagne nationale, à destination du grand public, entre le 7 et le 18 mai 2018.

Comme je l’ai dit tout à l’heure, nous sommes également en train de réviser la charte du CSA sur le marketing alimentaire, qui devrait être adoptée dans les prochaines semaines. Nous voulons mieux surveiller et mieux étendre nos dispositifs aux nouveaux canaux de communication, sur internet, étant donné que nos pratiques audiovisuelles ont évolué. Nous sommes très en pointe sur ces sujets avec le CSA. Suite au rendez-vous de la semaine passée, nous aurons l’occasion d’en discuter en réunion interministérielle prochainement, pour définir des positions.

Il existe aussi une nouvelle génération d’engagements pris par les industries agro-alimentaires, ceux qui ont été pris dans le cadre du Programme national nutrition santé (PNNS), ainsi que les engagements collectifs. Par ailleurs, j’ai rappelé ce qu’a fait l’ANIA dans son document « 1 000 jours pour manger mieux ». Je souhaite que les engagements soient réellement suivis, et je m’engage à y veiller scrupuleusement. Nous devrons également travailler à la définition des seuils réglementaires en sel et en sucres, dans un cadre interministériel, comme je l’ai dit précédemment.

Vous avez également évoqué les scandales sanitaires et les contrôles de la chaîne alimentaire. Clarifier les missions entre les ministères est une recommandation récurrente, notamment dans les rapports parlementaires. La question m’a ainsi été posée par la commission d’enquête sur les suites de l’affaire Lactalis. Elle figure aussi dans les rapports de la Cour des comptes sur la sécurité sanitaire des aliments.

Sur ce sujet, des travaux sont engagés avec les administrations concernées pour identifier les domaines dans lesquels nous agissons en doublon – ce qui peut arriver lorsque des administrations travaillent sur des périmètres très larges – et les angles morts, afin d’améliorer l’effectivité du service public.

Nous pouvons évoquer certains de ces scandales alimentaires, tels ceux de la viande de cheval ou encore du Fipronil. Il s’agit en fait de fraudes, pas de manipulations par les industries agroalimentaires. Ces pratiques n’entrent pas, bien heureusement, dans la pratique courante des opérateurs que nous connaissons. La réglementation européenne prévoit un « paquet hygiène » qui précisera les règles de sécurité. Les dispositifs existants permettent aux services de l’État de vérifier que les professionnels mettent en place les mesures suffisantes pour assurer la salubrité des produits qu’ils mettent sur le marché : agrément des établissements et inspections. Les résultats de ces inspections sont disponibles sur une application et un site internet, Alim’confiance. Je vous invite à télécharger cette application qui permet de vérifier, lorsque vous allez dans un restaurant, s’il a été contrôlé, de quelle manière, et si le résultat s’est avéré bon, satisfaisant ou médiocre.

La surveillance de la chaîne alimentaire regroupe tous les plans de surveillance réalisés grâce aux prélèvements. S’agissant des fraudes, la brigade nationale d’enquêtes vétérinaires et phytosanitaires du ministère de l’agriculture est spécialisée dans ce domaine.

En outre, le projet de loi sur lequel nous avons travaillé tire les leçons de l’affaire Lactalis, en garantissant un niveau d’information des services de contrôle par les professionnels suffisant en cas d’aléa sanitaire, et une meilleure fiabilité des analyses effectuées par les observatoires.

L’étiquetage nutritionnel est obligatoire depuis 2016 pour les produits préemballés. Il convient peut-être de faire évoluer les pratiques et les systèmes, mais cela se fait entre États, au niveau européen.

S’agissant de l’éducation et de la formation, un bon nombre d’établissements forment les agriculteurs à la transition agro-écologique que nous appelons de nos vœux. J’ai été pendant cinq ans président du conseil d’administration d’un lycée agricole où nous avons réalisé la conversion à l’agriculture biologique. Il est évident que la formation des élèves s’est adaptée. Cette forme d’agriculture est intégrée dans les référentiels des diplômes délivrés par le ministère de l’agriculture. Tout cela a été engagé dès 2008 et conforté par le plan « Agriculture biologique horizon 2012 » porté par mon prédécesseur. Le programme « Ambition bio » que nous avons lancé a réitéré cette volonté, en fixant l’objectif d’intégrer toute l’agriculture biologique dans les référentiels par la démarche « produire et enseigner autrement », qui s’inscrit dans le projet agro-écologique du ministère.

L’objectif de ces dispositifs est d’adapter les enseignements et les pratiques pédagogiques à la complexité des systèmes de production et de décision en agriculture biologique, pour des approches comparées plutôt que la simple connaissance de modèles. Il est indispensable de prendre en compte cette transition. Nous le faisons depuis 2008 et nous demeurons très précautionneux quant à la manière d’enseigner l’agriculture que nous connaissons en France. Il y a l’agriculture biologique, l’agriculture raisonnée et une multitude de pratiques agronomiques, que nous devons aussi enseigner. Nous allons inscrire dans les référentiels toutes les pratiques qui permettent de supprimer le recours aux produits phytosanitaires. Je reconnais que nous pouvons avoir des divergences sur les moyens de parvenir à ces objectifs de diminution et de suppression des produits phytosanitaires, mais l’objectif nous est commun, et c’est heureux.

Mme Élisabeth Toutut-Picard. Lorsqu’on évoque la restauration collective, on pense immédiatement à la restauration scolaire. Or elle existe aussi en milieu hospitalier. Tout au long de ma carrière hospitalière, j’ai vu évoluer la manière dont on nourrit les malades. Je ne parle pas des malades qui font de courts passages dans les établissements de santé, mais de ceux qui sont en moyen et long séjour, en rééducation, en psychiatrie, où ils peuvent passer des années enfermés, ou des personnes âgées en gériatrie ou dans les EHPAD. Les produits frais ont petit à petit été remplacés par des productions de deuxième, troisième, puis quatrième gamme. Les cuisines, qui employaient beaucoup de personnels, ont été fermées pour faire des économies de fonctionnement.

Maintenant, l’approvisionnement alimentaire de ces structures est entièrement assuré par l’industrie et de grandes entreprises : Sodexo, Davigel, etc. Or celles-ci ne fournissent plus les établissements en produits frais, il s’agit souvent de surgelés ou de repas reconstitués. La qualité nutritionnelle et la qualité gustative sont souvent très contestables.

Monsieur le ministre, quelle est selon vous la capacité budgétaire de ces établissements à revenir en arrière et se fournir en produits bio ? Peuvent-ils s’intégrer dans des circuits courts, puisque leur approvisionnement est soumis au monopole de l’alimentation industrielle ?

M. Stéphane Travert, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. Vous avez raison, on parle souvent de restauration scolaire, car on y retrouve ceux que nous avons de plus cher, et que nous avons tous fait l’expérience de la cantine scolaire. Mais la restauration dans les EHPAD et dans les hôpitaux, pour de courts, moyens ou longs séjours, est aussi un sujet sur lequel il faut travailler.

Vous avez parlé des groupes qui détiennent les marchés de restauration des hôpitaux de grande capacité. Là encore, nous devons travailler avec eux pour que les dirigeants des établissements publics puissent élaborer des cahiers des charges. Localim est un outil sur lequel ils peuvent s’appuyer pour le faire, pour parvenir à une meilleure qualité alimentaire, dans le respect des budgets qui leur sont alloués. En fonction de leur projet alimentaire, ils peuvent contractualiser avec des productions locales extérieures pour peu qu’elles satisfassent aux contrôles et ne mettent pas en danger sanitaire les personnes qui séjournent à l’hôpital. Bien souvent, les menus sont adaptés pour les patients, mais il est possible d’effectuer un séjour à l’hôpital tout en étant en bonne santé, en maternité par exemple. Rien n’empêche donc les hôpitaux de mettre en place des démarches de qualité pour tout ou partie de leurs commensaux.

Concrètement, nous élaborons un plan d’amélioration de l’alimentation en restauration collective. Le comité national de la restauration collective, avec le Groupe d’études des marchés de restauration collective et nutrition, qui sera réactivé dans ce cadre, aura un certain nombre de mesures à mettre en place, qui peuvent être utiles pour les organismes de santé. Il s’agit de l’actualisation des règles nutritionnelles de restauration collective selon l’évolution des repères nutritionnels ; de la mise en œuvre et du suivi des mesures législatives que nous prenons ; de la formation des acheteurs publics ; des plateformes d’information ; de l’élaboration d’indicateurs ; de l’expérimentation, l’adaptation puis le déploiement du Nutri-Score dans la restauration collective ; et du déploiement de la formation « plaisir à la cantine », qui peut s’adapter aux EHPAD et à certains hôpitaux pour les moyens et longs séjours. Toutes ces mesures passent par l’amélioration de la qualité de l’offre alimentaire. Les plateformes auxquelles j’ai fait allusion peuvent également être des outils intéressants au service de nos collectivités.

Lorsque je parle de restauration collective, j’englobe tous ces établissements, même si dans certains hôpitaux, des pratiques alimentaires spécifiques doivent être suivies, mais cela ne relève pas de mon champ de compétence. Il faut également se préoccuper du gaspillage alimentaire car le taux de retour des aliments non-consommés à l’hôpital est important. Il faut améliorer le dosage des portions et réaliser un certain nombre d’économies pour acheter des produits de meilleure qualité et travailler sur la notion de repas-plaisir.

Mme Élisabeth Toutut-Picard. On comprend aisément la cause de ce gaspillage alimentaire : j’ai vu des personnes âgées se laisser mourir de faim dans les EHPAD, car ce qu’on leur servait était déplorable – à tout point de vue.

Pour réduire les budgets hospitaliers, on rogne essentiellement sur la logistique, notamment le prix du repas. Connaissant l’impact de la qualité nutritionnelle sur la santé, spécialement pour les personnes les plus fragilisées, je me demandais comment il était possible de revenir en arrière et de rouvrir des cuisines délibérément fermées, dans un objectif de rentabilité financière.

Le dispositif auquel vous faites allusion est très bien. On avance, s’agissant notamment de la restauration collective des enfants. C’est leur avenir qui est en jeu. Mais pour la restauration des personnes fragiles, dont nous assurons le devenir sanitaire, avez-vous des contacts avec le ministère de la santé. Car on ne soigne pas les gens simplement à coup de médicaments ; la qualité nutritionnelle y est aussi pour beaucoup. Et lorsque l’on sait à quel point cette qualité est déplorable… On peut parler de gaspillage alimentaire en ce qui concerne la cantine du personnel – et les directions d’établissement y travaillent. Moi, je parle des malades, dans leurs lits, qui ont perdu le goût de manger, et finissent par perdre le goût de vivre.

M. Stéphane Travert, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. Nous partageons avec ma collègue Agnès Buzyn l’objectif que tous nos concitoyens, à l’école comme à l’hôpital, puissent bénéficier d’une alimentation de meilleure qualité, accessible en termes de prix et d’approvisionnement.

Je peux vous répondre s’agissant de l’approvisionnement et de la structuration de l’offre : nous avons besoin de producteurs et de transformateurs capables de travailler sur ces questions et de proposer une offre au marché des collectivités. Pour le reste, il ne m’appartient pas de porter un jugement sur la pertinence des fermetures de cuisines dans les hôpitaux. En tant qu’élu local, j’ai eu à faire face au problème. Nous nous sommes battus à l’époque pour faire en sorte de maintenir ce service. Mais à la place que j’occupe ici, il ne m’appartient pas de porter un jugement particulier sur ces fermetures ou ces ouvertures. Cela relève de la politique hospitalière, qui n’est pas de ma compétence.

Pour autant, nous nous concertons souvent avec ma collègue autour du Programme national nutrition santé (PNNS). C’est peut-être nouveau, mais nous travaillons beaucoup dans le cadre interministériel, et nous essayons de développer la transversalité. Pendant trop longtemps, les ministères ont travaillé en silo. Aujourd’hui, nous essayons de mutualiser nos efforts pour répondre à ces enjeux. Nous avons la volonté de mieux articuler le Programme national alimentation avec le PNNS.

M. Jean-Luc Fugit. Des mesures incitatives seront sûrement proposées, et il est possible d’imaginer que certaines porteront sur le contrôle de la fabrication des produits d’alimentation industrielle. Si, comme nous l’espérons, vous reprenez certaines de ces mesures, pensez-vous que certaines d’entre elles pourront bien être discutées au niveau européen ? Si c’est le cas, avez-vous déjà des échanges sur ce sujet à ce niveau ?

M. Stéphane Travert, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. Sur le plan européen, nous devons en effet assurer le portage politique de nos actions. Au conseil agricole, la parole de la France est attendue et entendue. J’ai présenté la démarche des États généraux de l’alimentation devant l’ensemble des ministres de l’agriculture européens, et toutes les représentations permanentes. Cette initiative a fait quelques émules dans d’autres pays. La République tchèque y travaille ; l’ancien gouvernement italien, lorsqu’il était représenté par Maurizio Martina pour l’agriculture, souhaitait se pencher sur ces questions, car l’Italie est très attachée aux indications géographiques protégées et à la qualité alimentaire et nutritionnelle.

Il faut donc une démarche européenne sur ce sujet. Des discussions sont en cours pour revoir la législation alimentaire, notamment sur le plan sanitaire. Le vote aura lieu en 2019 : nous pouvons donc encore essayer de progresser sur certains points. Il ne faut pas que le rapport d’une commission d’enquête telle que celle-ci, ou celle qui s’est penchée sur l’affaire Lactalis, reste au fond d’un tiroir. Pour avoir été l’auteur de quelques rapports parlementaires, je sais que rien n’est plus désagréable que de ne pas les faire vivre ensuite. À la place qui est la nôtre, cela signifie s’appuyer sur certains de vos travaux, certaines réflexions, et prendre en compte des éléments qui pourront alimenter le dialogue que nous aurons avec nos partenaires européens. J’y suis prêt, et nous avons montré la voie.

Lorsque je rencontre mes homologues, ce sujet fait toujours partie de nos échanges. Je l’ai ainsi abordé hier, avec le nouveau ministre italien, M. Gian Marco Centinaio. J’ai aussi eu l’occasion de présenter la démarche des ÉGA dans d’autres pays : nous remettons toute la documentation que nous avons produite. Je sais que la réflexion progresse dans plusieurs pays. Il faut l’accompagner. Plus nombreux nous serons à la partager et plus il sera facile de porter les exigences d’amélioration de la qualité alimentaire.

Lorsque j’ai reçu ma collègue allemande, Mme Julia Klöckner, nous avons abordé ces sujets. Auparavant, lorsque nous discutions avec les ministres allemands de l’agriculture, nous parlions essentiellement de la PAC, celle en cours et celle à venir. Là, nous avons commencé par évoquer la qualité alimentaire, la qualité sanitaire et la réduction des produits phytosanitaires. Nous avons fait une déclaration conjointe à la suite de notre rencontre et entamé un travail commun sur ce point. Le moteur fort que constitue le couple franco-allemand peut impulser un certain nombre de réflexions. J’espère que, dans le cadre des discussions pour le vote de 2019, nous aurons pu faire passer un certain nombre d’éléments.

Mme Barbara Bessot Ballot. Concernant l’étiquetage, de grandes avancées ont été faites, notamment lors des discussions de la loi EGALIM. Ma question porte plus spécifiquement sur le vin. Certains viticulteurs, qui travaillent dans la biodynamie, et aussi de manière plus naturelle, souhaitent faire figurer sur l’étiquette les composants qui interviennent lors de la vinification. Or les levures ajoutées peuvent poser problème – nous connaissons tous le cas de la chaptalisation. Elles peuvent être bonnes, selon la qualité de vin que l’on souhaite obtenir, ou néfastes. Si dans Les Tontons flingueurs, on peut dire : « De la pomme, y’en a aussi »; on aimerait que, dans certains vins, il y ait effectivement du raisin ! (Sourires.)

M. Stéphane Travert, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. Le Normand que je suis est sensible à votre référence à la pomme. (Sourires.)

Une discussion est en cours au niveau européen sur l’étiquetage nutritionnel du vin. Nous travaillons avec le ministère des solidarités et de la santé afin de défendre une position conjointe sur ce sujet.

Dans la loi EGALIM, nous avons pris des mesures concernant l’étiquetage d’origines dans certains cas identifiés dans la loi. Avec le ministère des solidarités et de la santé, nous abordons cette problématique sous l’angle de la prévention à l’égard des mineurs et des femmes enceintes, et en alertant sur l’abus d’alcool en général.

Le règlement européen permet aussi aux producteurs de vin d’utiliser l’étiquetage dématérialisé pour apporter certaines mentions. Nous devons continuer à travailler sur ce sujet.

Bon nombre de producteurs, du Val de Loire notamment, se servent désormais de l’étiquetage pour mettre en avant le type de culture qu’ils pratiquent – bio, raisonnées ou autre – car cela leur permet de mieux valoriser leur production. Nous n’avons pas encore suffisamment avancé au niveau européen pour que je puisse vous apporter une réponse plus précise concernant la mention sur l’étiquette de la liste des produits que vous avez cités.

Mme Fannette Charvier. Merci, monsieur le ministre, de venir échanger avec nous dans le cadre de cette commission d'enquête. Pour ma part, je voulais vous interroger sur le plan Ecophyto 2+.

Le plan Ecophyto, adopté en 2008, avait pour objectif de diminuer de moitié en dix ans l'utilisation des produits phytosanitaires. Or, d'après les chiffres du comité de suivi, le nombre de doses unités a augmenté de 12,4 % entre 2009 et 2017.

Le plan Ecophyto 2, adopté ensuite, affiche le même objectif – diminuer de moitié l'utilisation des produits phytosanitaires en dix ans – mais la période de référence devient 2015-2025. Cette fois, on a constaté une forte diminution des usages non agricoles de produits phytosanitaires, car l’interdiction de certains d’entre eux a été inscrite dans la loi. Cela montre qu’il peut être plus efficace d’interdire que d’inciter.

Nous en sommes désormais au plan Ecophyto 2+ qui intègre la sortie en trois ans du glyphosate.

J'entends les appels au dialogue, votre attachement aux accords collectifs. Je vous rejoins complètement sur les objectifs atteignables et réalisables. Cela dit, en tant que parlementaires, nous avons aussi d'autres préoccupations. Quand les mesures incitatives ne fonctionnent pas ou pas assez vite, au vu des enjeux de santé publique ou environnementaux dont nul ne peut nier l’urgence, il faut bien trouver des solutions. Nous essayons de les envisager toutes, le passage par la loi en fait partie.

Avec les plans Ecophyto, cela fait dix ans que l’on est dans le dialogue, dans l'incitatif et que l’on investit des dizaines de millions d'euros. Malgré tout, l'utilisation des produits phytosanitaires continue d'augmenter. D'après vous, pourquoi le dernier plan devrait-il mieux fonctionner que les précédents ?

J’ai une petite question subsidiaire sur les seuils de teneur en sel des aliments. J'espère que tous les ministères présents – et pas seulement celui en charge de la santé – confirmeront les seuils actuels, voire les renforceront. En fait, les seuils actuels sont déjà bien supérieurs aux recommandations de l'OMS. Si vous avez déjà arrêté une position en la matière, pourriez-vous nous en faire part ?

M. Stéphane Travert, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. Je ne préjuge pas de l’aboutissement des discussions interministérielles à venir en ce qui concerne les teneurs en sel des aliments, mais je peux vous rappeler ma position qui est très claire : nous devons nous évertuer d’obtenir leur réduction car les résultats ne sont effectivement pas satisfaisants. De la discussion entre ministres doit jaillir une position claire et précise, allant dans le sens d’une diminution de la consommation de sel et des ajouts de sel dans l'alimentation.

J’en viens au plan Ecophyto 2+. Nous avons gardé le même nom et nous y avons accolé un plus. Pourquoi ? Tout d'abord parce que nous avons changé la gouvernance, ce qui est important. Cette gouvernance ne pèse plus sur le seul ministère de l'agriculture puisque nous avons été rejoints par trois autres ministères : le ministère de la transition écologique, le ministère des solidarités et de la santé, le ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation. Autour de la table, nous avons désormais tous les acteurs qui ont vocation à traiter ces sujets.

La présence du ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation est indispensable. Nous parviendrons à diminuer l'utilisation de pesticides si des instituts de recherche et des instituts techniques se donnent les moyens de trouver de nouvelles pratiques à diffuser.

Le plan Ecophyto 2+ affiche comme priorité la recherche d’alternatives crédibles que les producteurs puissent s’approprier. Certains instituts de recherche trouvent des éléments qui peuvent permettre de progresser et d'avoir des démarches constructives mais encore faut-il les faire connaître. C'est ce que nous avons voulu faire, dans le cadre de la réduction et de l'arrêt de l'utilisation du glyphosate dans les trois ans, avec la banque de solutions : tous les acteurs vont venir y piocher des conseils et des informations sur les bonnes pratiques et ils pourront ensuite les utiliser sur leur territoire. Cette appropriation est nécessaire.

Il y a aussi les plans de filières. Dans son discours de Rungis, le Président de la République avait demandé à toutes les filières de bâtir des plans visant à atteindre des objectifs économiques mais aussi sociétaux. Comment répondre à la demande sociétale, notamment en matière de réduction de l'utilisation des produits phytosanitaires ? Il faut valoriser les efforts accomplis et déverrouiller les cahiers des charges.

Dans ce plan Ecophyto 2+, il est aussi prévu d’élargir le réseau de fermes « DEPHY » (démonstration, expérimentation et production de références sur les systèmes économes en phytosanitaires). Ces 30 000 fermes aux pratiques agronomiques différentes pourront inspirer les autres. J’ai visité, dans les Bouches-du-Rhône, une exploitation agricole qui utilise le biocontrôle pour faire pousser ses aubergines et qui a pu ainsi réduire largement le recours à des produits phytosanitaires. Cette exploitation est un exemple pour les autres car elle affiche des résultats plutôt encourageants en termes de qualité, de ventes, de valorisation des produits. Les producteurs ont trouvé l'équilibre de leur modèle économique.

Les objectifs du plan Ecophyto 2+ seront plus faciles à atteindre grâce à certaines mesures de la loi EGALIM sur les produits phytosanitaires : la séparation de la vente et du conseil, l'interdiction des rabais, remises et ristournes. Pour la protection des riverains, nous avons prévu des chartes d'usage sur les territoires. Pour protéger les pollinisateurs – et donc la biodiversité – un plan a été présenté par le Premier ministre. Après avoir constaté une mortalité importante dans les populations d'abeilles, notamment en Bretagne, nous avons débloqué 3,5 millions d'euros. Les apiculteurs vont bénéficier d'avances de trésorerie afin de racheter des essaims, de reconfigurer leur exploitation et d’éviter les ruptures dans leur production et l'approvisionnement de leurs clients.

 

Comme vous, je pense que les résultats du plan Ecophyto 2 ne sont pas satisfaisants. C’est pourquoi nous en avons changé la gouvernance afin de permettre à quatre ministères d'accroître la rigueur et le dynamisme et d’impulser des solutions plus innovantes pour atteindre les objectifs fixés.

Mme Zivka Park. Je ne vais pas revenir sur la problématique des phytosanitaires dont vous venez de parler longuement en mentionnant l'inscription dans la loi de certains produits tels que le glyphosate qui, comme nos auditions l’ont montré, n'est qu'une partie émergée de l'iceberg.

Certains des nombreux chercheurs auditionnés nous ont alertés sur la dangerosité de l’« effet cocktail » de ces substances. Vous avez fait allusion à la technique du name and shame à l’égard des entreprises qui ne participeraient pas au bon développement de certains produits. Pour les répertorier efficacement, il faudrait que les chercheurs puissent prouver cet « effet cocktail ». Or ils nous ont souvent expliqué qu’ils n’avaient pas suffisamment de moyens et de temps pour travailler sur ce sujet-là.

Est-ce que l’un des comités interministériels dont vous avez parlé est consacré à cette thématique qui intéresse de plus en plus nos concitoyens ? Les chercheurs vont-ils avoir des moyens supplémentaires pour y travailler ?

M. Stéphane Travert, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. En effet, nous avons mobilisé tous les acteurs susceptibles de travailler sur l’« effet cocktail » et les études ont été accélérées. Vous avez raison, ces produits n’engendrent pas forcément les mêmes effets selon qu’ils sont pris isolément ou en association avec d’autres. Les produits ultra-transformés peuvent être source de certaines pathologies en raison de l’ajout de différentes substances dans les recettes : colorants, émulsifiants, agents texturant et autres. Une fois cet effet mesuré, il nous sera plus facile de légiférer et d’interdire. Quoi qu’il en soit, nous avons la volonté de travailler sur des trajectoires et de ne mettre personne au pied du mur.

Mme Blandine Brocard. En matière de contrôles, vous avez mentionné l'application Alim'confiance que je ne connaissais pas. Je l’ai immédiatement testée et j’en ai fait la promotion sur twitter. (Sourires.)

En fait, tout repose en fait sur la qualité des contrôles. Avons-nous les moyens humains et financiers suffisants pour effectuer ces contrôles ? À quoi aboutissent-ils ? Quelles sont les sanctions encourues par les fraudeurs ? Tous les garde-fous mis en place doivent s’accompagner des moyens de contrôler et d’imposer des sanctions qui passent naturellement par le porte-monnaie. Quel est le niveau des amendes ? S’il n’est pas suffisant, nous ne pourrons guère avancer.

Pour terminer, je dirais que le mieux est de passer par l'éducation et la sensibilisation. C’est le consommateur qui a le pouvoir d'acheter ou non les produits qui lui sont proposés.

M. Stéphane Travert, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. Vous avez raison, le consommateur doit être « dirigé » vers une alimentation de qualité. Faire le choix de la qualité c'est aussi faire confiance à l'agriculture de son territoire. Il existe de nombreux labels tels que « Viande bovine française », « Fruits et légumes de France » ou « Œufs de France ». Il faut valoriser les produits issus de nos territoires.

Ensuite, il y a la phase des contrôles. Ce sont les industriels qui doivent démontrer que leurs produits sont sains et qu’ils peuvent être mis sur le marché, comme nous l’avons vu dans l'affaire Lactalis. En cas de manquements ou de fraude, l’industriel encourt des sanctions qui, en fonction de la gravité des faits, vont de l’amende à la peine de prison. Si l’industriel est de bonne foi, il pourra faire l’objet d’une sanction financière. En cas de volonté de fraude manifeste, il pourra être condamné à une peine d'emprisonnement. C’est ce qui s’est passé, par exemple, dans le cas de la fraude au Fipronil. Il existe aussi des sanctions administratives comme la mise en demeure ou la fermeture d’un site pour non-conformité et absence d'éléments permettant de juger qu’un produit est apte à la consommation et ne présente pas de danger pour les consommateurs.

Dans le dernier budget, nous avons renforcé les moyens de contrôle de la DGAL en lui octroyant 12 millions d'euros supplémentaires. La sécurité sanitaire des aliments est une base absolument essentielle de notre travail quotidien. Dans les rapports d’activité de la DGAL figurent le nombre de contrôles et les sanctions qui s'y rattachent. Tout cela est transparent, ce qui est bien normal.

Madame la députée, je vous remercie d’avoir téléchargé l'application Alim'confiance, un outil intéressant dont je me sers parfois. Quand un établissement est sur la carte, vous pouvez cliquer. Si le petit bonhomme a un sourire, c'est que vous pouvez y aller en toute quiétude et passer un bon moment avec des amis ou en famille.

M. le président Loïc Prudhomme. Monsieur le ministre, je ne peux pas vous laisser partir sans vous interroger sur la recherche publique – qui me tient particulièrement à cœur – et rebondir sur la question posée par notre collègue Zivka Park.

Lors des procédures d’autorisation de mise sur le marché, les industriels produisent leurs propres études scientifiques, notamment en ce qui concerne les additifs et autres substances de ce type. Au cours de nos auditions, nous nous sommes aperçus que la recherche publique est souvent – pour ne pas dire toujours – à la remorque, qu’elle court derrière la recherche privée. Or, quelques années après une autorisation de mise sur le marché, on se rend souvent compte que l’innocuité déclarée dans les dossiers n’est pas si évidente que cela et qu’elle est même parfois remise en question.

Ce n’est pas tant une question qu'une requête. Pour faire face à la puissance financière d’un secteur agroalimentaire qui réalise 180 milliards d’euros de chiffre d'affaires, nous devons avoir une recherche publique capable de faire le contrepoint aux études produites par les groupes, de les valider ou de les invalider. Quel est votre avis sur le sujet ?

M. Stéphane Travert, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. Je partage votre avis quant à la nécessité d’avoir une recherche publique efficiente.

Nous travaillons avec les instituts publics de recherche auxquels nous faisons la plus grande confiance. Leurs ministères de tutelle sont chargés d’élaborer les programmes avec eux. Pour ma part, je ne dispose pas des éléments qui me permettraient de répondre sur le fait que la recherche publique serait à la remorque des instituts privés lors des procédures d’autorisation de mise sur le marché. Je propose de vous faire parvenir ces éléments par écrit suffisamment rapidement pour que vous puissiez, si vous le souhaitez, les intégrer à votre rapport.

M. le président Loïc Prudhomme. Nous accueillerons ces éléments avec grand plaisir.

Peut-être me suis-je mal exprimé quand je disais que la recherche publique était « à la remorque » des instituts privés. Je voulais dire qu’elle était toujours en retard sur eux. Il ne faudrait pas qu’il y ait une confusion sur le fait qu'il puisse y avoir un lien entre la recherche publique et la recherche des industriels.

Nous achevons ainsi notre quarantième et dernière audition. Nous terminons la phase de rédaction de notre rapport qui sera présenté la semaine prochaine.

Merci à vous, monsieur le ministre, et à vous tous.

La séance est levée à dix-neuf heures cinquante-cinq.

 


([1]) La composition de cette commission d’enquête figure au verso de la présente page.