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80

ASSEMBLÉE NATIONALE

 

SÉNAT

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

SESSION ORDINAIRE 2018 - 2019

Enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale

 

Enregistré à la présidence du Sénat

le 25 octobre 2018

 

le 25 octobre 2018

 

 

 

 

RAPPORT

 

au nom de

 

L’OFFICE PARLEMENTAIRE D'ÉVALUATION

DES CHOIX SCIENTIFIQUES ET TECHNOLOGIQUES

 

 

sur

 

 

L’évaluation de l’application de la loi n° 2011-814

du 7 juillet 2011 relative à la bioéthique

 

 

 

 

 

 

par

 

M. Jean-François Eliaou, député et Mme Annie Delmont-Koropoulis, sénatrice
 

 

 

 

 

 

 

Déposé sur le Bureau de l’Assemblée nationale

par M. Cédric VILLANI,

Premier vice-président de l'Office

 

 

Déposé sur le Bureau du Sénat

par M. Gérard LONGUET

Président de l’Office

 

 

 


  1  

 

 

 

 

Composition de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques
et technologiques

 

 

 

 

Président

M. Gérard LONGUET, sénateur

 

Premier vice-président

M. Cédric VILLANI, député

 

 

Vice-présidents

 M. Didier BAICHÈRE, député M. Roland COURTEAU, sénateur

 M. Patrick HETZEL, député  M. Pierre MÉDEVIELLE, sénateur

 Mme Huguette TIEGNA, députée Mme Catherine PROCACCIA, sénateur

 

 

 

 

 

DÉputés

 

 

SÉnateurs

M. Julien AUBERT

M. Didier BAICHÈRE

M. Philippe BOLO

M. Christophe BOUILLON

Mme Émilie CARIOU

M. Claude de GANAY

M. Jean-François ELIAOU

Mme Valéria FAURE-MUNTIAN

M. Jean-Luc FUGIT

M. Thomas GASSILLOUD

Mme Anne GENETET

M. Pierre HENRIET

M. Antoine HERTH

M. Patrick HETZEL

M. Jean-Paul LECOQ

M. Loïc PRUD’HOMME

Mme Huguette TIEGNA

M. Cédric VILLANI

 M. Michel AMIEL

 M. Jérôme BIGNON

 M. Roland COURTEAU

 Mme Laure DARCOS

 Mme Annie DELMONT-KOROPOULIS

 Mme Véronique GUILLOTIN

 M. Jean-Marie JANSSENS

 M. Bernard JOMIER

 Mme Florence LASSARADE

 M. Ronan LE GLEUT

 M. Gérard LONGUET

 M. Rachel MAZUIR

 M. Pierre MÉDEVIELLE 

 M. Pierre OUZOULIAS

 M. Stéphane PIEDNOIR

 Mme Angèle PRÉVILLE

 Mme Catherine PROCACCIA

 M. Bruno SIDO


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SOMMAIRE

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Pages

introduction

I. LES EXAMENS ET LE CONSEIL GÉNÉTIQUES

II. LE PRÉLÈVEMENT ET LA GREFFE D’ORGANES

III. L’ASSISTANCE MÉDICALE À LA PROCRÉATION INTRACONJUGALE

IV. L’AUTOCONSERVATION DES GAMÈTES

V. L’ASSISTANCE MÉDICALE À LA PROCRÉATION AVEC DON DE GAMÈTES

VI. L’EMBRYON HUMAIN IN VITRO

VII. LES CELLULES SOUCHES HUMAINES

VIII. LES NEUROSCIENCES

IX. LA LOI RELATIVE À LA BIOÉTHIQUE ET LES INNOVATIONS TECHNOLOGIQUES

RECOMMANDATIONS

EXAMEN DU RAPPORT PAR L’OFFICE

liste des personnes entendues par les rapporteurs

COMPTES RENDUS DES AUDITIONS


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   introduction

Aux termes de son article 47, la loi du 7 juillet 2011 relative à la bioéthique fait l’objet d’une évaluation de son application par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques.

▪ Les principales dispositions de cette loi visent :

– l’examen des caractéristiques génétiques à finalité médicale, notamment en ce qui concerne l’information de la parentèle du porteur d’une anomalie génétique grave ;

– les greffes d’organes, en particulier l’autorisation du don « croisé » en cas de greffes à partir de donneurs vivants ;

– l’unification du régime juridique applicable aux cellules souches hématopoïétiques, quelle que soit leur origine : moelle osseuse, sang périphérique ou sang de cordon, et l’interdiction de la conservation de cellules du sang de cordon à des fins autologues ;

– la possibilité d’une conservation d’ovocytes en vue de préserver la fertilité, mais assortie d’une condition de don ;

– la pérennisation du principe de l’interdiction de la recherche sur l’embryon assortie de dérogations et l’application de ce même principe aux recherches sur les lignées de cellules souches embryonnaires ;

– les neurosciences et l’imagerie médicale, essentiellement en confiant à l’Agence de la biomédecine une compétence d’information sur les évolutions en ce domaine.

▪ La loi du 7 juillet 2011 a également confirmé, après débat, plusieurs solutions de principe, retenues depuis les premières lois dites de bioéthique adoptées en 1994 et maintenues dans la loi du 6 août 2004 :

– l’anonymat du donneur de gamètes, la loi adoptée ne reprenant pas le dispositif prévu dans le projet initial du gouvernement, qui tendait à admettre une possibilité d’accéder à des informations non identifiantes ou même à l’identité du donneur, avec l’accord de ce dernier ;

– les indications du diagnostic préimplantatoire ;

– l’indication médicale de l’assistance à la procréation ;

– l’interdiction du transfert d’embryon post mortem.

▪ Plusieurs dispositions de la loi du 7 juillet 2011 ont d’ores et déjà fait l’objet d’une révision :

– la loi du 6 août 2013 a substitué un dispositif d’autorisation sous conditions au régime d’interdiction avec dérogations applicables à la recherche sur l’embryon et les cellules souches embryonnaires ;

– la loi du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé a précisé les modalités de prise en compte du refus d’un prélèvement d’organes post mortem. Cette même loi a également défini un régime encadrant les recherches biomédicales au titre de l’assistance médicale à la procréation, par renvoi au dispositif protecteur des recherches impliquant la personne humaine.

Tel est le champ de loi du 7 juillet 2011, dont il convient aujourd’hui d’évaluer l’application.

▪ Il s’impose de garder à l’esprit que les interrogations bioéthiques sont la conséquence de l’avancée des connaissances et des réalisations techniques. Par exemple, pas de greffes d’organes sans la maîtrise des traitements immunosuppresseurs. Pas de questionnement sur le don et la conservation d’ovocytes sans la maîtrise de la vitrification de ceux-ci.

Ce constat ne doit être source ni d’un quelconque enthousiasme pour la technologie ni, à l’inverse, d’une diabolisation de l’esprit de recherche et des avancées de la connaissance. En revanche, aucune réflexion bioéthique désireuse d’avoir prise sur le réel ne peut ignorer l’état mouvant des connaissances et des technologies.

Bien sûr, cela ne signifie pas qu’il n’existe pas des principes intangibles. Ils sont au cœur même de l’exercice médical, qui ne se résume pas à un savoir scientifique et pratique. Au-delà de la progression inéluctable des connaissances et des technologies, demeure le respect de l’autonomie du patient, le respect de la bienfaisance à son égard et de son corollaire, la non-malfaisance, enfin le respect de la justice. Le colloque singulier entre le médecin et son patient, même avec l’impact de la pluridisciplinarité dans l’établissement du diagnostic et le choix de la thérapeutique, demeure bien la pierre de touche de l’exercice de la médecine à dimension humaine voire humaniste.

 


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I.   LES EXAMENS ET LE CONSEIL GÉNÉTIQUES

BREF RAPPEL DE GÉNÉTIQUE HUMAINE

• La génétique est, au sein de la biologie, la science qui étudie l’hérédité et les gènes. Elle analyse les caractères héréditaires des individus, leur transmission au fil des générations et leurs variations (ou mutations).

• La compréhension de la génétique humaine a progressé très rapidement : en 1944, l’ADN* est identifié comme étant la molécule support de la transmission génétique héréditaire ; en 1953, la structure de la molécule d’ADN est découverte ; en 1956, le nombre des chromosomes de l’être humain est déterminé ; en 1959, les premières maladies chromosomiques sont décrites.

• La cellule est la plus petite unité fonctionnelle du monde vivant. Elle naît, elle vit, elle meurt. Le corps humain en comprend environ 10 000 milliards. Au terme du processus de différenciation qui assigne à chacune d’entre elles une fonction particulière, les cellules forment les organes et les tissus.

• Chaque cellule du corps humain comporte un noyau, qui contient son « programme génétique » et un cytoplasme, qui contient les éléments nutritifs nécessaires à la vie de la cellule.

• Le noyau de chaque cellule somatique renferme l’intégralité de l’information génétique héréditaire de la personne, quel que soit le tissu analysé. Cette information est répartie sur 46 chromosomes (23 paires) et constitue le génome. Les cellules sexuelles ou germinales, ovocytes ou spermatozoïdes, ne contenant que 23 chromosomes fusionnent avec les cellules de l’autre parent biologique au moment de la conception et constituent ainsi une cellule à 46 chromosomes. L’enfant reçoit donc 23 chromosomes de son père et 23 chromosomes de sa mère.

• Chaque chromosome est formé d’une longue molécule complexe : l’ADN, composée d’un enchaînement de 4 séquences chimiques spécifiques, appelées bases ou nucléotides dont la combinaison donne lieu à des milliards de possibilités et qui constituent le support du patrimoine génétique.

• La structure de l’ADN, en double hélice, lui permet de se dupliquer en deux molécules filles, identiques entre elles et identiques à la molécule mère lors du phénomène de réplication qui précède la division cellulaire. Ainsi, l’information génétique n’est jamais perdue et peut se transmettre aux nouvelles générations de cellules somatiques ou germinales.

• La molécule d’ADN peut être comparée à un livre d’instructions écrit à partir de quatre nucléotides : l’adénine (A), la thymine (B), la cytosine (C) et la guanine (G). L’ADN humain est ainsi composé d’une suite de 3,3 milliards de bases, dont l’ordre d’enchaînement (la séquence) est essentiel parce qu’il constitue l’information génétique.

• Au sein de la molécule d’ADN se trouvent des segments particuliers, les gènes. Le génome humain en contient 35 000. Ils peuvent être considérés comme des séries de consignes codées, que la cellule peut lire afin de fabriquer des molécules actives : les protéines (par exemple, des anticorps, des hormones).

• Une protéine est constituée d’une suite d’acides aminés* qui en sont les briques élémentaires. Cette suite est codée par le gène après des processus enzymatiques complexes. À une suite de lettres A, T, C, G de l’ADN correspond une suite d’acides aminés selon le code génétique.

• La séquence de l’ADN constitue ainsi le « véhicule de l’hérédité » en ce sens que tout changement effectué dans sa composition (modification, incorporation ou suppression de nucléotides) a une incidence sur la séquence et donc la fonction de la protéine ainsi codée et, par là, sur l’ensemble de l’organisme. De même que pour l’ordre des lettres qui donne du sens aux mots et aux phrases, de très légères différences dans la séquence des bases de l’ADN peuvent avoir d’importantes conséquences.

• À côté de l’ADN du noyau (nucléaire), il existe, dans le cytoplasme des cellules, une autre catégorie d’ADN : l’ADN mitochondrial. Alors que le premier est transmis pour moitié par chacun des parents biologiques, l’ADN mitochondrial, lui, n’est transmis que par la mère (dans le cytoplasme de l’ovocyte), si bien que toutes les personnes nées d’une même mère disposent du même patrimoine génétique mitochondrial. L’ADN mitochondrial est beaucoup plus petit (37 gènes chez l’homme) et donc moins varié que l’ADN nucléaire, mais il a une grande résistance au temps et se trouve dans des tissus qui n’ont pas d’ADN nucléaire (par exemple, les cheveux).

• Les génomes des êtres humains sont identiques à près de 99 %, le 1 % restant correspondant à des variations génétiques, très importantes du fait de la grande taille de l’ADN et de la multiplicité des combinaisons possibles. On parle de « mutation génétique » dès qu’il y a modification irréversible de la composition de l’ADN d’une cellule, que ce soit à la suite d’une erreur de duplication de l’ADN ou de l’action d’un agent extérieur. Ces mutations peuvent se traduire par la modification ou l’arrêt de la production d’une protéine. Elles peuvent être sans incidence ou au contraire responsables d’une pathologie plus ou moins grave ou, enfin, dans de rares cas, être bénéfiques pour l’organisme. Elles peuvent être transmises aux enfants.

• Les maladies génétiques peuvent prendre plusieurs formes : certaines résultent de la mutation d’un seul gène (on parle de maladies monogéniques) ; d’autres, beaucoup plus fréquentes, sont liées à l’association de plusieurs anomalies génétiques et de facteurs environnementaux (par exemple, le diabète, l’épilepsie, l’asthme). L’altération d’un gène est généralement localisée, mais certaines maladies sont la conséquence de variations du nombre de chromosomes (par exemple, la trisomie 21). Enfin, certaines maladies s’expliquent par des gènes altérés par des substances chimiques toxiques, des rayonnements ou des virus.

• Les principes de la génétique valent pour toutes les formes de vie : virus, bactéries, espèces végétales et animales, dont l’homme. Les outils et les technologies sont plus ou moins facilement transposables d’une espèce à l’autre pour des raisons pratiques, techniques… et éthiques.

* Acide aminé : molécule organique composant les protéines. Il en existe vingt différents.

* ADN : molécule constituée d’un assemblage de nucléotides.

* ARN : molécule chimiquement proche de l’ADN. Dans les cellules, on trouve des molécules d’ARN qui sont des copies partielles de l’ADN et qui servent de support à la synthèse des protéines.

* Phénotype : ensemble des caractères observés chez un individu, par opposition à la composition génétique (le génotype). Le phénotype relève de traits morphologiques, physiologiques, voire comportementaux.

Source : CNIL, Les données génétiques, 2017 et OPECST.

 

La caractéristique des techniques actuelles est de permettre les études sur une partie ou l’intégralité du génome.

 

Source : Agence de la biomédecine

 

L’analyse et la méthode utilisée varient selon la structure génétique à étudier et les éventuelles indications médicales.

– Le caryotype permet d’analyser et de quantifier les chromosomes du noyau cellulaire. Après culture des cellules, les chromosomes sont observés au moment de leur division (ou mitose) au microscope. Ils sont classés par paire, leur nombre est vérifié ainsi que leur forme et leur structure. Selon les données de l’Agence de la biomédecine, 62 255 examens de caryotype ont été pratiqués en 2017. La principale indication est celle des « troubles de la reproduction » (68 % des examens, parmi lesquels 96 % aboutissent au constat d’absence d’anomalies), suivie des indications de « déficience intellectuelle, malformation, anomalies du développement » (17 % des examens, parmi lesquels 86 % aboutissent au constat d’absence d’anomalies) ;

– L’hybridation in situ (Fluorescent In Situ Hybridation FISH) permet d’observer une zone spécifique d’un chromosome. Elle est réalisée lorsque les signes cliniques orientent l’examen vers un chromosome précis. Le rapport médical et scientifique de l’Agence de la biomédecine fait état de 14 053 examens de ce type en 2017 pour les indications de « troubles de la reproduction » (44 % des examens, parmi lesquels 83 % concluent à l’absence d’anomalies) et pour des indications de « déficience intellectuelle, malformation, anomalies du développement » (34 % des examens, pour lesquels l’absence d’anomalies est constatée dans 77 % des cas).

En cas de suspicion de mutation d’un gène, le séquençage de l’ADN consiste à « lire » les bases pour repérer les mutations, après amplification de fragments d’ADN en plusieurs millions de copies identiques par la technique de Polymerase Chain Reaction (PCR). Les séquenceurs dits de nouvelle génération (New generation sequencing, NGS) permettent une lecture beaucoup plus rapide et simultanée d’un grand nombre de fragments d’ADN différents amplifiés par PCR. Ainsi il est possible d’obtenir très rapidement la séquence des parties des gènes codants pour les protéines (exomes) des individus. En 2017, environ 65 736 examens par séquenceurs de nouvelles générations ont été réalisés, soit 15,8 % de l’ensemble des analyses du génome. Cette proportion était de 9,3 % en 2015. En 2013, 55 laboratoires utilisaient des séquenceurs de nouvelle génération ; on en comptait 94 en 2017.

En 2017, 388 300 patients ont bénéficié d’analyse de leur ADN, pour 3 133 maladies différentes. Les deux indications d’« hématochromatose de type 1 » et de « thrombophilie non rare » représentent près de 41 % des examens réalisés en 2017. L’Agence de la biomédecine relève que la liste des 50 indications les plus fréquemment réalisées en France le sont pour des maladies multifactorielles pour lesquelles l’analyse porte sur des gènes de susceptibilité et non sur des pathologies héréditaires directement causées par des mutations de gènes, et conclut qu’« Une réflexion globale sur l’intérêt de tels examens devra être menée. À titre d’exemple, 72 224 examens (soit 17,3 % d’entre eux) ont porté sur les gènes HLA, qui sont des gènes de susceptibilité à certaines maladies multifactorielles, en 2017 (hors indication de greffe et de pharmacogénétique). »

Des analyses mixtes des chromosomes et des gènes sont possibles au moyen :

– des puces à ADN (analyse chromosomique par puce à ADN, ACPA, aussi dénommée CGH array) qui permet de repérer des anomalies chromosomiques dix à cent fois plus petites que celles visibles sur un caryotype ou les délétions ou insertions de grands fragments d’ADN. Le rapport médical et scientifique de l’Agence de la biomédecine fait état de 18 000 analyses de ce type en 2017, dont les principales indications sont relatives à la « déficience intellectuelle ou trouble des apprentissages dans un cadre syndromique » (33 % des dossiers rendus dont 20,7 % d’entre eux positifs), la « déficience intellectuelle ou trouble des apprentissages isolés » (19 % des dossiers rendus, dont 16 % d’entre eux positifs) et les « troubles envahissants du développement/Autisme/Épilepsie » (17 % des dossiers rendus dont 12 % d’entre eux positifs) ;

– des séquenceurs de nouvelle génération. Ces analyses permettent de compter le nombre de chromosomes pour mettre en évidence les cas de monosomie (chromosome en moins) ou de trisomie (chromosome en plus). Le séquençage de première génération est le séquençage selon la méthode mise au point par Frederick Sanger, dont la limite est principalement son faible débit et sa lourdeur d’exécution. Le séquençage de nouvelle génération est, lui, réalisé en parallèle et à haut débit. La troisième génération, qui est en développement, tend à permettre le séquençage direct d’une seule molécule d’ADN sans étape d’amplification par PCR.

 

Les trois étapes du séquençage dit de nouvelle génération

Il est essentiel de distinguer trois étapes : l’acquisition, l’assemblage, l’annotation/interprétation de la séquence.

Acquisition de la séquence : il s’agit de purifier l’ADN de cellules puis de l’amplifier par PCR générant ainsi des fragments d’ADN de taille relativement importante (supérieure à 1 kilobase (kb) généralement). On détermine ensuite automatiquement la séquence de ces fragments d’ADN par des méthodes différant selon les machines et les firmes. L’avancée technique majeure de ces dernières années réside dans la possibilité d’analyser en même temps la séquence de millions de fragments (massive parallel sequencing) appartenant au génome d’un ou de plusieurs individus (chaque individu étant reconnu par un code barre spécifique), ce qui réduit considérablement le temps (et le coût) du séquençage.

Assemblage : cette étape consiste à aligner les séquences de ces fragments d’ADN pour déterminer leur enchaînement, et ainsi reconstruire le génome du ou des individus. On pourrait comparer cette étape à l’assemblage d’un puzzle. Elle est réalisée par des programmes informatiques d’alignement de séquences.

Annotation/Interprétation : il s’agit de rechercher des informations pertinentes dans la séquence obtenue. L’annotation du génome se déroule principalement en deux temps : l’annotation (bio-informatique) et un contrôle « humain » des résultats obtenus. En clinique, il s’agit de repérer les différences entre la séquence obtenue et une séquence de référence ou canonique, et de déterminer la signification de ces différences.

Source : Comité consultatif national d’éthique, avis n° 124, Réflexion éthique sur l’évolution des tests génétiques liée au séquençage de l’ADN humain à très haut débit, 21 janvier 2016 et OPECST.

L’utilisation de plus en plus répandue des techniques de séquençage haut débit, dont le coût a très fortement décru, a pour conséquence la création de masses de données considérables, qu’il faut gérer, stocker et interpréter. Cette partie la plus complexe et coûteuse de ces nouvelles approches nécessite l’implication permanente des bio-informaticiens et des informaticiens et l’utilisation de moyens informatiques, statistiques et mathématiques considérables.

 

Les domaines d’utilisation de la génétique en médecine sont ceux de la pathologie et de la thérapeutique.

a) En pathologie, le champ ouvert à la génétique est celui :

– des maladies héréditaires pour lesquelles les anomalies d’un seul gène sont suffisantes pour provoquer un état pathologique. Sur environ 2 000 maladies dont le gène responsable a été identifié, plus d’une centaine peuvent être reconnues en raison de leur relative fréquence au moyen de tests génotypiques courants ;

– et celui des maladies multifactorielles liées à l’interaction de plusieurs facteurs génétiques et de facteurs dits environnementaux. Il s’agit de maladies communes comme les maladies cardiovasculaires, les cancers, la maladie d’Alzheimer, la maladie de Crohn, la dégénérescence maculaire liée à l’âge.

« La génomique des cellules cancéreuses a permis d’identifier des listes de gènes, dont il faut maintenant étudier précisément le rôle au niveau du fonctionnement global de la cellule et des tissus au sein desquels la cellule maligne prolifère.

La question centrale qui demeure est la compréhension des liens existant entre génotype et phénotype. Sur des informations génomiques, peut-on prédire l’agressivité de certaines cellules tumorales et leur résistance aux traitements ? Pourquoi différentes signatures moléculaires pour différents cancers ? Pourquoi des gènes d’expression ubiquitaire, comme APC ou BRCA 1, n’ont-ils des incidences que dans certains cancers, en l’occurrence, le cancer du côlon et le cancer du sein, respectivement ? Quelle est l’origine et quelles sont les conséquences de l’hétérogénéité intra-tumorale ? » (Bruno Goud, Daniel Louvard Mettre la cellule au cœur de la recherche contre le cancer, Médecine/science, janvier 2018.)

b) En thérapeutique, la pharmaco-génomique tend à utiliser les connaissances du génome pour la mise au point de nouveaux médicaments, tandis que la pharmacogénétique vise à prendre en compte la variabilité génétique de l’individu dans la réponse aux médicaments.

Dans l’organisme, la réponse du médicament suit trois étapes : le transport et le métabolisme, l’action sur la cible et la réponse de l’organisme. La réponse à certains médicaments varie selon les individus, se mesure et trouve sa base génétique dans le polymorphisme des gènes. Les études pharmacogénétiques peuvent permettre d’anticiper la réponse thérapeutique. Selon le rapport médical et scientifique de l’Agence de la biomédecine, 22 235 personnes ont bénéficié d’un examen de pharmacogénétique en 2017. L’examen le plus réalisé porte sur la toxicité de l’abacavir, médicament utilisé dans le traitement de l’infection par le VIH, la majorité des autres médicaments associés à un examen de pharmacogénétique correspondant à des anticancéreux.

 

 

 

 

Le Plan d’action France médecine génomique 2025 vise à mettre en œuvre un parcours de soins générique en médecine génomique, commun à tous les patients, quelle que soit leur pathologie (cancers, maladies rares et maladies communes). Le parcours de soins est conçu autour du couple patient/médecin depuis la demande d’examen jusqu’au rendu des conclusions :

▪ Étape 1 : prescription établie par le praticien après dialogue avec son patient et consentement écrit préalable de ce dernier ;

▪ Étape 2 : prélèvement des échantillons ;

▪ Étape 3 : traitement des échantillons pour le séquençage suivi d’une première exploitation fondée sur l’alignement et la comparaison des séquences d’ADN du patient sur un génome de référence pour identifier et qualifier d’éventuelles différences ;

▪ Étape 4 : analyse in silico des données issues des plateformes au moyen d’outils de classification, modélisation et interprétation avec l’intervention d’un expert biologiste qui valide leur signification biologique et physiopathologique ;

▪ Étape 5 : transmission du résultat au médecin prescripteur qui délivre les conclusions à son patient.

 

Source : Plan France génomique 2025

En ce qui concerne les maladies rares, dont 85 % d’entre elles sont d’origine génétique, l’identification de la mutation à l’origine de la maladie, par séquençage de l’ADN, permet une certitude évitant « l’errance diagnostique », la mise en place d’une prise en charge adaptée au patient ainsi que l’organisation du conseil génétique à la famille, qu’il s’agisse de détection précoce et de prévention pour les sujets porteurs ou qu’il s’agisse, au contraire, de permettre de lever l’inquiétude et la surveillance médicale inappropriée du sujet non porteur.

En ce qui concerne les cancers, l’impact médical le plus important des analyses génétiques tient aux thérapies ciblées : anticorps monoclonaux ou molécules pharmacologiques ciblant des voies biologiques anormalement activées dans les cellules cancéreuses. « Le séquençage de très haut débit pourrait modifier le traitement du cancer, en particulier chez les patients métastatiques/réfractaires au traitement, en provoquant le passage d’une chimiothérapie standardisée spécifique d’une localisation tumorale à une chimiothérapie personnalisée trans-organe. L’autre apport (…) sera de pouvoir identifier, pour chaque cancer, plusieurs mutations actionnables et d’envisager chez le patient une combinaison de thérapies ciblées pour réduire le risque de résistance secondaire » (Plan France génomique 2025).

En ce qui concerne les maladies communes, il s’agit encore de procéder à une caractérisation de leur composant génétique éventuel dans des programmes de recherche qui n’en sont pas encore arrivés au stade de la pratique médicale.

 

Aux termes de l’article R 1131-1 du code de la santé publique, l’examen des caractéristiques génétiques d’une personne consiste à analyser ses caractéristiques héritées ou acquises à un stade précoce du développement prénatal. Cette analyse a pour objet :

– soit de poser, de confirmer ou d’infirmer le diagnostic d’une maladie à caractère génétique chez une personne ;

– soit de rechercher les caractéristiques d’un ou plusieurs gènes susceptibles d’être à l’origine du développement d’une maladie chez une personne ou les membres de sa famille potentiellement concernés ;

– soit d’adapter la prise en charge médicale d’une personne selon les caractéristiques génétiques.

L’arrêté du 27 mai 2013 définissant les règles de bonnes pratiques applicables à l’examen des caractéristiques génétiques d’une personne à des fins médicales rappelle que l’individu doit rester au centre des préoccupations des acteurs du diagnostic des maladies génétiques. C’est pourquoi l’information, le consentement et les modalités de rendu d’un résultat doivent tenir une place centrale dans la conduite de l’étude génétique. Les examens de génétique ne doivent être prescrits que lorsqu’ils ont une utilité clinique et qu’ils sont souhaités par la personne. Le seul fait que l’examen soit disponible et réalisable ne justifie ni de sa prescription ni de sa réalisation.

Le prescripteur doit être capable de délivrer au demandeur une information préalable complète et compréhensible. Il vérifie notamment que la personne a compris les conséquences potentielles des résultats à la fois pour lui‑même et pour sa famille. L’information doit être appropriée, adaptée au degré de maturité de la personne concernée et à son niveau de compréhension. Elle doit notamment porter sur :

– le cadre de l’examen (visée diagnostique, étude familiale, thérapeutique, conseil génétique) ;

– les spécificités de la maladie recherchée (caractéristiques, variabilité d’expression, évolution) ;

– les possibilités de prévention, de traitement, de diagnostic prénatal ;

– les limites des examens génétiques (limites techniques des connaissances et risque de n’obtenir aucun résultat) ;

– le risque éventuel d’identification de caractéristiques génétiques sans relation directe avec la prescription (découvertes incidentes) ;

– la liberté et le droit de chacun de recourir ou non à l’examen et d’en connaître ou non les résultats ;

– les conséquences familiales du résultat de l’examen génétique et l’information de la parentèle. Une information particulière doit être donnée sur le caractère familial des maladies génétiques et des risques pour la famille si le patient garde le silence sur ses propres résultats.

 

Le droit de ne pas savoir recouvre deux aspects : les découvertes incidentes et l’information de la parentèle.

a) Les découvertes incidentes

L’exploration large permise par les nouvelles techniques de séquençage augmente la probabilité de découvertes d’anomalies génétiques qui n’étaient pas recherchées.

Comme le rappelle le Comité consultatif national d’éthique : « l’information génétique donne lieu à une série d’informations de nature et de pertinence différentes. Il y a les informations désirées, pour lesquelles l’examen a été prescrit et sollicité ; il y a les informations pertinentes, mais non sollicitées (incidentes et/ou secondaires) ; il y a les informations disponibles dont la pertinence et l’utilité cliniques ne sont pas encore établies mais qui le seront peut-être à terme. Or, le séquençage à haut-débit, qui lit l’ensemble du génome, générera nécessairement un nombre élevé d’informations non ciblées. Par ailleurs, parmi ces informations, il en est qui ne sont pas strictement individuelles mais familiales, et qui sont donc utiles à l’entourage familial du patient. » (Avis n° 124 du 21 janvier 2016).

 

L’article 16-10 du code civil prévoit que la personne, informée sur la nature et la finalité de l’examen des caractéristiques génétiques, donne un consentement qui mentionne la finalité de l’examen. Ce consentement est donc exprimé en vue d’une question posée dans un contexte clinique et d’une réponse spécifiquement liée à ce contexte. C’est la raison pour laquelle l’article
L. 1131-1-3 du code de la santé publique habilite logiquement le seul médecin prescripteur de l’examen génétique à communiquer ses résultats à la personne concernée.

Selon l’arrêté précité du 27 mai 2013 relatif aux bonnes pratiques applicables à l’examen des caractéristiques génétiques d’une personne à des fins médicales, il appartient au médecin, s’agissant du rendu des résultats au patient lorsque l’examen génétique conduit à révéler fortuitement d’autres informations que celles recherchées, de déterminer, au cas par cas et dans le cadre du colloque singulier avec son patient, la conduite à tenir, étant entendu que le droit en vigueur, pour protéger le patient d’informations inutiles, angoissantes ou dont la révélation n’est pas désirée, n’est pas en faveur de la transmission d’informations autres que celle initialement recherchée et pour laquelle le patient a consenti à la réalisation de l’examen.

La formalisation écrite du consentement est requise pour une analyse génétique constitutionnelle portant sur les caractéristiques héréditaires d’une personne. Elle ne l’est pas pour une analyse génétique somatique, par exemple portant sur les gènes des cellules tumorales en vue du diagnostic et de l’adaptation des traitements aux caractéristiques de la tumeur. Or, de la même façon, une analyse génétique somatique peut conduire à révéler incidemment la présence d’anomalie(s) génétique(s) ou de gène(s) de prédisposition présent(s) dans toutes les cellules saines de l’organisme du patient (donc de nature constitutionnelle) sans lien direct avec la pathologie ayant motivé la prescription et la réalisation de l’analyse.

La question se pose donc d’une adaptation éventuelle du régime du consentement en cas d’examen génétique somatique, dès lors que l’analyse tumorale peut apporter incidemment des informations de nature constitutionnelle.

Dans son avis n° 124 du 21 janvier 2016, le Comité consultatif national d’éthique doutait du sens que pourrait avoir la connaissance d’une prédiction ou d’un risque génétique qui ne conduit à aucune proposition thérapeutique.

Dans son étude du 28 juillet 2018, le Conseil d’État, fait également sienne la conclusion selon laquelle ne doivent en principe être communiquées aux patients que les informations ayant une valeur informative scientifiquement avérée et un intérêt médical. Le Conseil d’État considère qu’une telle approche ne nécessite pas de modification législative.

 

 

b) L’information de la parentèle

La loi du 7 juillet 2011 oblige à informer le patient des risques qu’un silence ferait courir aux membres de sa famille potentiellement concernés si une anomalie génétique grave, dont les conséquences sont susceptibles de mesures de prévention, y compris de conseil génétique, et de soins, est diagnostiquée. La personne est tenue d’informer les membres de sa famille potentiellement concernés. Si la personne a demandé à être tenue dans l’ignorance du diagnostic, elle peut soit informer elle-même en remettant « un document rédigé de manière loyale, claire et appropriée » aux personnes concernées ou bien en demandant au médecin prescripteur de procéder à cette information (article L. 1131-1-2 du code de la santé publique).

Dans son rapport sur l’application de la loi de bioéthique, l’Agence de la biomédecine a fait état de difficultés rencontrées par les médecins dans la mise en œuvre de l’information de la parentèle, en raison de la chronologie prévue, notamment pour le recueil de la liste et des coordonnées des personnes potentiellement concernées à un stade où les modalités de transmission de la maladie sont souvent inconnues.

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Recommandations

Votre rapporteur fait siennes les conclusions de l’étude du Conseil d’État du 28 juin 2018 et des avis n° 124 du 21 janvier 2016 et n° 129 du 18 septembre 2018 du Comité national consultatif d’éthique. Ne devraient être communiquées aux patients que les informations portant sur les caractéristiques génétiques relevant du motif de la consultation et de l’objet de la prescription, ainsi que la réalisation de l’analyse génétique, qu’elle soit de nature constitutionnelle (ce qui est le cas actuellement) ou somatique (ce qui n’est pas le cas actuellement).

L’information délivrée au patient doit être particulièrement explicite quand l’analyse génétique porte sur plusieurs gènes pouvant participer à des degrés divers à la causalité de la pathologie considérée.

Votre rapporteur est réservé quant à la réalisation d’analyses des caractéristiques génétiques des personnes dans le but d’établir un « profil génétique » comportant un panel de gènes dont les mutations connues sont directement responsables de maladies monogéniques héréditaires. Ce type de pratique, d’une part, serait en désaccord avec le principe consistant à délivrer au patient uniquement les informations sur les caractéristiques génétiques en lien avec la pathologie ayant motivé la consultation médicale, d’autre part, pourrait instituer une inégalité si l’analyse de ce panel de mutations n’était pas autorisée pour la population générale.

Votre rapporteur est opposé à la réalisation d’analyses génétiques dans le but d’établir un « profil génétique de prédisposition (ou de prédiction) » portant sur une liste, d’ailleurs non exhaustive par nature, de gènes de susceptibilité ou de prédisposition associés à des maladies multifactorielles pour lesquelles le composant génétique joue un rôle partiel dans la survenue de la maladie. Un cas particulier qu’il est nécessaire de mettre à part est l’analyse des gènes BRCA 1 et BRCA 2 associés à une susceptibilité accrue à la survenue de cancers du sein et de l’ovaire chez les parentes des patientes porteuses de ces pathologies.

Votre rapporteure estime envisageable de réexaminer la notion de finalité de l’examen génétique pour permettre l’information du patient sur une anomalie génétique découverte incidemment, dès lors qu’elle pourrait faire l’objet de mesures de prévention ou de soins, tout en respectant le droit de ne pas savoir.

Vos rapporteurs insistent sur la nécessité que les analyses portant sur les caractéristiques génétiques des personnes soient prescrites par un médecin généticien agréé, que celles-ci soient réalisées dans des laboratoires et structures techniques accrédités et que les résultats de ces analyses soient communiqués aux patients, qui devront faire l’objet d’un suivi, dans le cadre d’un environnement pluridisciplinaire (médecin généticien, conseiller en génétique, psychologue, médecins spécialistes…).

Enfin, vos rapporteurs soulignent l’absolue nécessité de maintenir un encadrement très strict de l’accessibilité aux données génétiques, qu’elles soient de nature constitutionnelle ou somatique. Aucune discrimination d’une personne sur la base de ses caractéristiques génomiques ou génétiques ne saurait être tolérée notamment, mais pas seulement, dans les domaines de l’assurance ou de la vie professionnelle.

 

Dans son rapport sur l’application de la loi de bioéthique, l’Agence de la biomédecine souligne que l’accès aux caractéristiques génétiques d’une personne après son décès n’est possible que si cette personne a donné préalablement son autorisation. Cela peut faire obstacle à des diagnostics post mortem, notamment dans le cas de maladies cardiaques génétiques, causes de mort subite de sujets jeunes.

Le Sénat a adopté, en première lecture, une proposition de loi permettant la réalisation de tels examens à la demande d’un membre de la famille potentiellement concerné, en l’absence d’opposition exprimée de son vivant par la personne décédée. Ces examens seraient effectués à des fins médicales dans l’intérêt des ascendants, descendants et collatéraux de cette personne et sur la prescription d’un médecin qualifié en génétique.

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Recommandations

Votre rapporteure a approuvé la proposition de loi sénatoriale le prévoyant lors de son examen par le Sénat.

Votre rapporteur n’est pas défavorable à cette proposition de loi adoptée en première lecture par le Sénat et reprise par le Comité consultatif national d’éthique dans son avis n° 129 du 18 septembre 2018. La question de la source cellulaire à partir de laquelle l’ADN serait extrait pour la réalisation de l’analyse génétique reste posée : cellules stockées avant le décès de la personne ? Cellules prélevées lors d’une éventuelle autopsie ? Dans tous les cas, une réflexion sur l’éventualité d’une absence de consentement de la personne décédée doit être menée.

 

Les chercheurs ont fait état d’interrogations quant à l’utilisation secondaire d’échantillons biologiques pour l’examen des caractéristiques génétiques à des fins de recherche scientifique.

L’article 16-10 du code civil, issu de la loi du 29 juillet 1994, a fixé le régime de l’examen en vue de l’étude génétique des caractéristiques d’une personne en retenant, comme il a été rappelé précédemment :

– une finalité restreinte : uniquement médicale ou de recherche scientifique ;

– et un régime de consentement exprès préalablement à la réalisation de l’étude.

La loi du 1er juillet 1994 relative au traitement des données nominatives ayant pour fin la recherche dans le domaine de la santé (l’une des lois dites de bioéthique de 1994) a complété la loi Informatique et Libertés du 6 janvier 1978 en créant un chapitre consacré aux traitements informatisés de données nominatives ayant pour fin la recherche dans le domaine de la santé. Au sein de ce nouveau chapitre, le dispositif prévoyait l’obligation de recueillir le consentement éclairé et exprès des personnes préalablement à la mise en œuvre d’un traitement automatisé de données ayant pour fin la recherche dans le domaine médical, dans le cas où cette recherche nécessite le recueil de prélèvements biologiques identifiants.

La loi du 6 août 2004 a complété le régime juridique des prélèvements d’éléments du corps humain ou de collecte de ses tissus (régime de consentement préalable) prévu à l’article L. 1211-2 du code de la santé publique, en encadrant juridiquement l’utilisation en vue d’une fin médicale ou scientifique autre que celle pour laquelle les éléments ou produits ont été prélevés ou collectés. Le régime juridique ainsi prévu est fondé non plus sur le principe de l’autorisation expresse mais sur la possible opposition exprimée par la personne préalablement informée de cette nouvelle finalité.

Dans son étude du 6 mai 2009 préparatoire à la révision de la loi de bioéthique de 2004, le Conseil d’État avait constaté que les dispositions précitées de l’article L. 1211-2 du code de la santé publique n’étaient pas applicables dans le cas d’une utilisation ultérieure portant sur les caractéristiques génétiques des éléments conservés, utilisation qui demeurait soumise aux dispositions de l’article 16-10 du code civil, de l’article L. 1131-1 du code de la santé publique (régime du consentement exprès préalable) et à l’exigence particulière du consentement pour le traitement automatisé de données dans le cas d’utilisation de prélèvements biologiques identifiants (loi Informatique et libertés).

Eu égard aux conséquences dommageables d’une telle situation pour la recherche, le Conseil d’État avait alors suggéré d’instituer un régime propre à l’utilisation ultérieure des éléments portant sur les caractéristiques génétiques des éléments conservés : régime d’information avec possibilité d’opposition auquel il ne pourrait être dérogé qu’en cas d’impossibilité de retrouver les personnes concernées (décès par exemple), marqué par l’interdiction de recueillir des données génétiques permettant d’identifier les donneurs à leur insu, et fixation de modalités d’informations appropriées dans le cas où les résultats de la recherche devraient être portés à la connaissance des intéressés. Il s’agissait ainsi de transposer l’article L. 1211-2 du code de la santé publique. Concernant le traitement automatisé des données, le Conseil d’État recommandait de ne déroger à l’exigence de consentement exprès qu’en cas de recherche ne permettant pas d’obtenir des données à caractère identifiant sur les personnes concernées.

Cette suggestion du Conseil d’État n’a pas trouvé sa traduction juridique dans la loi du 7 juillet 2011, mais dans la loi du 5 mars 2012 relative aux recherches impliquant la personne humaine (dite Loi Jardé). Cette loi a inséré dans le code de la santé publique l’article L. 1131-1-1 aux termes duquel : « Par dérogation à l’article 16-10 du code civil et au premier alinéa de l’article L. 11311 [du code de la santé publique], l’examen des caractéristiques génétiques d’une personne à des fins de recherche scientifique peut être réalisé à partir d’éléments du corps de cette personne à d’autres fins lorsque cette personne, dûment informée de ce projet de recherche, n’a pas exprimé son opposition. (…) Il peut être dérogé à l’obligation d’information (…) lorsque la personne concernée ne peut pas être retrouvée (…). Le présent article n’est pas applicable aux recherches dont les résultats sont susceptibles de permettre la levée de l’anonymat des personnes concernées ».

La Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) semble avoir considéré que l’interprétation selon laquelle le consentement ne serait désormais requis qu’en cas de recueil, à des fins de recherche, d’un nouvel échantillon ne va pas de soi et que les dispositions de l’article L. 1131-1-1 du code de la santé publique doivent être interprétées conformément à la Loi Informatique et libertés qui prévoit un consentement éclairé et exprès avant tout recueil de prélèvements biologiques identifiants (CNIL, Les données génétiques, La documentation française 2017, p. 115 et 116).

Une telle interprétation contredisait celle figurant dans les travaux préparatoires à la loi du 5 mars 2012 et celle du Conseil d’État dans son étude de 2009.

La loi du 20 juin 2018 relative à la protection des données personnelles a expressément prévu que pour les recherches réalisées en application de l’article L. 1131-1-1 du code de la santé publique, le principe du consentement préalable ne s’applique plus.

En l’état, la Commission nationale de l’Informatique et des libertés ne disposerait plus du fondement juridique qu’elle retenait pour restreindre la portée du régime dérogatoire prévu à l’article L. 1311-1-1 du code de la santé publique, dans le cas des traitements automatisés de données ayant pour fin la recherche dans le domaine médical.

Une telle interprétation nécessaire à l’utilisation secondaire d’échantillons biologiques pour l’examen des caractéristiques génétiques à des fins de recherche scientifique nécessiterait, en tant que de besoin, d’être confirmée.

 

Les tests en libre accès réalisés pour convenance personnelle (direct to consumer genetic testing), en particulier ceux accessibles au moyen d’Internet, peuvent être des tests généalogiques, des tests de paternité et des tests de susceptibilité d’être atteint d’une maladie particulière.

La loi du 4 août 2004 relative à la bioéthique prohibe le recours aux tests génétiques à des fins autres que médicales ou de recherche scientifique. La prohibition de principe figure à l’article 16-10 du code civil. La loi du 7 juillet 2011 n’a pas modifié cette interdiction de principe, ni la sanction pénale de sa méconnaissance.

Dès avant les travaux préparatoires de la loi du 7 juillet 2011, l’étude du Conseil d’État réalisée en 2009 appelait à un encadrement rigoureux des tests génétiques commercialisés sur Internet avec un régime d’autorisation de leur mise sur le marché similaire à celui applicable aux médicaments et l’élaboration d’un référentiel de qualité. Plus lucidement peut-être, l’Académie nationale de médecine constatait, dans le rapport de son groupe de travail sur la diffusion et la validation des tests génétiques en France, présenté le 8 décembre 2009, que : « les progrès techniques en génétique, la diminution du coût des examens, les facilités de communication et le désir croissant des individus de mieux connaître leurs origines et leur avenir font qu’il est illusoire de s’opposer à la diffusion des tests génétiques et à un marché en pleine expansion. »

Dans son étude du 28 juin 2018, le Conseil d’État, prenant acte d’une telle banalisation, retient l’alternative suivante :

– soit le maintien de l’interdit pour des motifs tenant à l’importance symbolique de l’interdit, « plus que par son effectivité », ainsi que pour empêcher les individus de se prévaloir d’éventuels droits fondés sur les résultats de ces tests ;

– soit la levée de l’interdit pour des motifs pratiques tenant à l’ineffectivité de celui-ci et à raison de l’autonomie de la personne d’où il ressort que : « rien ne s’oppose à ce qu’un individu (…) puisse avoir accès à ses caractéristiques génétiques si tel est son souhait ». Pour le Conseil d’État, une telle levée emporterait le caractère commercial du contrat conclu entre le client et le prestataire, l’application des règles de protection des données à caractère personnel du lieu de stockage des données, l’application du régime applicables aux dispositifs médicaux in vitro pour les tests à finalité médicale.

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Recommandations

Vos rapporteurs sont favorables au maintien de l’interdit du libre accès aux analyses génétiques pour la population générale, tout en reconnaissant son manque d’effectivité et la facilité avec laquelle ces tests peuvent être réalisés. Ils soulignent également l’incohérence de telles pratiques, si elles étaient autorisées, eu égard à l’absence d’encadrement, de contrôle de la qualité des tests génétiques et de règles de protection des données personnelles, alors que ceux pratiqués dans le cadre médical ou scientifique exigent un encadrement strict et l’intervention de professionnels qualifiés.

 

 

Les maladies chromosomiques ont pour origine des aberrations numériques (aussi appelées aneuploïdies) en raison d’une disjonction anormale des chromosomes durant la division des cellules germinales (méiose). La plupart du temps, les aneuploïdies entraînent la mort avant la naissance, sauf, par exemple, dans certains cas comme la trisomie 21, aneuploïdie non létale la plus connue.

Les anomalies chromosomiques structurales correspondent à des variations par rapport à la structure normale des chromosomes : la perte (délétion) ou le dédoublement (duplication) d’un segment de chromosome ; l’introduction (insertion) d’une séquence d’ADN dans un fragment de chromosome ; l’inversion d’un fragment de chromosome ; l’échange partiel de chromosomes non homologues (translocation).

Les maladies héréditaires monogéniques recouvrent :

– les maladies autosomiques récessives : les deux parents du couple sont hétérozygotes pour la maladie (ils possèdent un allèle[1] muté et un allèle normal). Le risque, pour l’enfant, d’hériter de deux allèles mutés et d’être atteint de la maladie est de 25 %. La mucoviscidose ou l’amyotrophie spinale infantile sont des maladies de ce type ;

– les maladies autosomiques dominantes : pour les porteurs, le risque de transmettre le gène muté à leurs enfants atteint 50 %. La dystrophie myotonique ou les maladies neurodégénératives comme la maladie de Huntington sont des exemples de ces maladies ;

– les maladies récessives liées au chromosome X : les mutations génétiques récessives localisées sur le chromosome X affectent les hommes et les jeunes garçons, les femmes et les jeunes filles étant des porteurs sains, parce qu’elles possèdent deux chromosomes X. Pour elles, le risque de transmettre la mutation à leurs enfants est de 50 %, les garçons étant atteints de la maladie et les filles « porteurs sains ». Les hommes atteints de maladie récessive liée au chromosome X ne peuvent transmettre la mutation qu’à leurs filles. Les jeunes garçons souffrant d’une maladie récessive létale liée au chromosome X meurent avant d’atteindre l’âge de se reproduire. Les maladies de ce type se transmettent par les femmes ou résultent de mutation spontanée. La dystrophie musculaire de Duchenne ou la myopathie myotubulaire sont des maladies de ce type.

Pour détecter une maladie héréditaire monogénique, il faut diagnostiquer la mutation du gène responsable chez les parents.

 

La diminution du coût et des délais de réalisation des examens génétiques conduit à envisager la possibilité pour des couples, avant de concevoir un enfant, de réaliser un test génétique pour rechercher si chacun des partenaires est porteur ou non d’une ou plusieurs mutations pathogènes sur un ou plusieurs gènes donnés et dont la combinaison entraînerait la transmission, selon un mode récessif, à la descendance, d’une maladie monogénique, grave et incurable au moment du diagnostic. La seule solution alternative serait alors l’interruption thérapeutique de grossesse.

Ce dépistage généralisé, réalisé a priori, n’est pas autorisé en France, restant prescrit, dans le cadre du conseil génétique, aux seuls couples pour lesquels une telle maladie a été diagnostiquée dans la famille.

Le Comité consultatif national d’éthique a évoqué à deux reprises, dans ses avis n° 120 du 25 avril 2013 et n° 124 du 21 janvier 2016, la perspective d’une telle généralisation.

Dans le deuxième avis précité, le Comité consultatif national d’éthique a donné des exemples d’offres de diagnostic préconceptionnel en accès direct au consommateur. Il concluait : « dans l’état actuel des réflexions se pose donc non plus la possibilité de proposer des tests préconceptionnels car ils sont déjà pratiqués, mais plutôt la question des conditions de leur réalisation ».

Dans son étude du 28 juin 2018, le Conseil d’État, s’il n’a pas identifié d’obstacle conventionnel ou constitutionnel de principe à l’instauration d’un tel diagnostic, estime son déploiement injustifié au regard des risques potentiels de catégorisation des parents y ayant recours ou de stigmatisation de ceux qui n’y auraient pas recours. En outre, les couples ont la possibilité de réaliser des tests génétiques en présence de signes d’appel.

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Recommandations

Vos rapporteurs ne sont pas favorables à un tel diagnostic, reprenant à leur compte l’avis du Conseil d’État, dans son étude du 28 juin 2018.

Ils posent également la question du nombre de gènes étudiés : ceux responsables des pathologies héréditaires les plus fréquentes ? Ou bien l’ensemble des gènes connus pour lesquels une mutation pathogène a été démontrée (alors que plus de 2 000 maladies monogéniques sont recensées) ?

Se pose également les questions de la prise en charge financière, des conditions de réalisation de ces analyses et de l’encadrement médical indispensable exigeant des ressources importantes.

 

Le diagnostic préimplantatoire consiste à analyser les cellules d’un embryon in vitro (donc à un stade très précoce), conçu après fécondation in vitro afin de sélectionner, parce qu’il ne présente pas la maladie héréditaire préalablement recherchée, l’embryon destiné à être implanté.

Autorisé, à titre exceptionnel, depuis la loi du 29 juillet 1994, sa finalité est strictement définie :

– soit le couple a une forte probabilité de donner naissance à un enfant atteint d’une maladie génétique d’une particulière gravité reconnue comme incurable au moment du diagnostic ; soit il a déjà donné naissance à un enfant porteur de ce type de pathologie. Dans ce cas, le diagnostic préimplantatoire permet aux parents d’éviter de recourir au diagnostic prénatal conduisant à une interruption thérapeutique de grossesse. En 2015, 582 prescriptions ont été réalisées sur 766 demandes ;

– le couple a donné naissance à un enfant atteint d’une maladie d’une particulière gravité pour laquelle l’allogreffe de cellules souches hématopoïétiques constitue une thérapeutique curative. Dans ce cas, la sélection des embryons permet de retenir et d’implanter celui qui présente avec l’enfant malade une compatibilité HLA totale et dont les cellules souches hématopoïétiques, prélevées à partir soit du sang placentaire, soit de la moelle osseuse après la naissance de l’enfant, donneront la possibilité de soigner de façon définitive l’enfant du couple atteint de la maladie. Cette pratique du DPI-HLA, dit également du « bébé médicament » ou plus élégamment « bébé double espoir » est autorisée, après une expérimentation prévue dans la loi du 6 août 2014, par la loi du 7 juillet 2011. Dans les faits, elle n’est plus réalisée en France depuis 2014.

Pour la femme, le diagnostic préimplantatoire impose toutes les contraintes de la fécondation in vitro, dont la stimulation ovarienne.

La réalisation du diagnostic préimplantatoire consiste, trois jours après la fécondation, à perforer l’embryon composé de six à dix cellules pour en prélever une ou deux. Cela n’affecte pas la suite du développement de l’embryon en l’état des connaissances. L’examen des mutations génétiques se fait nécessairement dans un temps très court, sur un matériau en très faible quantité, avant d’implanter l’embryon indemne.

En 2016, les centres autorisés à pratiquer le diagnostic préimplantatoire ont accepté 694 demandes sur les 918 présentées. Les motifs de refus sont d’abord la difficulté ou l’impossibilité de mettre en œuvre l’assistance médicale à la procréation (50,4 % des refus), suivis par l’absence d’indication du diagnostic (22,8 %). 199 enfants sont nés vivants, issus de 180 accouchements après un diagnostic préimplantatoire.

Dans son rapport sur l’application de la loi de bioéthique, l’Agence de la biomédecine mentionne la demande de certains professionnels d’étendre les indications du diagnostic préimplantatoire à la recherche concomitante de certaines aneuploïdies (DPI-A) chez l’embryon, responsables d’échecs d’implantation utérine ou d’anomalies du développement embryonnaire et de fausses couches. Pour d’autres professionnels, l’absence de données scientifiques suffisamment fortes pour démontrer l’intérêt médical d’une telle extension, quelle qu’en soit l’indication, ne la justifie aucunement.

Une autre approche pourrait consister à mener une étude biomédicale pour apprécier les effets du diagnostic des aneuploïdies rendant l’embryon non viable, afin d’éviter les échecs répétés d’implantation de l’embryon.

 

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Recommandations

Votre rapporteur est favorable à la réalisation d’études biomédicales préalablement à une éventuelle modification législative. Au cours de celles-ci, certains paramètres devraient être pris en considération tels que l’innocuité pour l’embryon de l’élargissement du DPI au DPI-A (besoin d’un nombre de cellules garantissant l’obtention de résultats informatifs incompatible avec la survie de l’embryon ; durée de réalisation de la recherche de mutations concomitamment à celle d’aneuploïdies risquant d’imposer une vitrification de l’embryon et ses risques inhérents d’échec de grossesse ultérieure) et médico-économique.

Votre rapporteure est favorable à l’élargissement du DPI au DPI-A.

Vos rapporteurs sont défavorables au maintien dans la loi du DPI-HLA compte tenu du questionnement éthique qu’il pose, des difficultés techniques qu’il sous-tend. En tout état de cause, cette pratique n’existe plus en France depuis 2014.

 

Aux termes de l’article L. 2131-1 du code de la santé publique, le diagnostic prénatal s’entend des pratiques médicales ayant pour but de détecter in utero chez l’embryon ou le fœtus une affection d’une particulière gravité.

Toute femme enceinte reçoit, lors d’une consultation médicale, une information loyale, claire et adaptée à sa situation sur la possibilité de recourir, à sa demande, à des examens de biologie médicale et d’imagerie permettant d’évaluer le risque que l’embryon ou le fœtus présente une affection susceptible de modifier le déroulement de sa grossesse ou soit porteur d’une maladie grave et incurable au moment du diagnostic.

À compter des années 1970, les femmes enceintes ont eu la possibilité d’un dépistage génétique prénatal. L’indication pour un test diagnostique génétique invasif (amniocentèse) était un âge supérieur à 35 ans, en relation avec l’augmentation, à partir de cet âge, du risque de naissance d’un enfant atteint de trisomie 21.

Depuis le début des années 1990, le test du premier trimestre non invasif de la morphologie du fœtus et l’analyse de marqueurs biochimiques dans le sang de la mère permettent d’augmenter le taux de détection des anomalies en réduisant le nombre de tests diagnostiques invasifs (amniocentèse, choriocentèse). En outre, les malformations fœtales graves peuvent être dépistées au premier trimestre, une échographie faisant partie de ce test. La valeur prédictive du test du premier trimestre restant assez faible, un grand nombre de tests diagnostiques génétiques invasifs demeurent cependant nécessaires.

Depuis 2010, l’évolution des techniques a offert la possibilité de pratiquer un examen génétique non invasif, pour le dépistage prénatal des aneuploïdies (par exemple, la trisomie 21).

Environ 10 % de l’ADN libre circulant dans le plasma maternel est d’origine fœtale. Le test génétique fœtal sur le sang maternel, basé sur le séquençage de l’ADN fœtal, rend possible un test pouvant être effectué à partir de la dixième semaine de grossesse.

Si ce test ne peut être considéré comme un test diagnostique, en raison de ses faux positifs structurels, il ne rend plus nécessaire, comme deuxième test de dépistage, les tests diagnostiques génétiques invasifs chez les femmes avec un résultat normal au test non invasif. En revanche, si ce test non invasif montre la présence d’aneuploïdie, il devra être confirmé par une amniocentèse ou une choriocentèse.

Par la combinaison du test du premier trimestre et du test non invasif, une valeur prédictive positive d’environ 99 % peut être atteinte : il s’agira dans 99 cas sur 100 réellement d’un diagnostic de trisomie 21 chez le fœtus.

La fiabilité de la détection prénatale des trisomies 21, 18 et 13 est donc améliorée, ce qui permet de réduire le nombre de tests génétiques invasifs, et en conséquence le nombre de fausses couches.

Le décret du 5 mai 2017 a ajouté ce test à la liste des examens de diagnostic prénatal. La Haute autorité de santé a recommandé qu’il soit proposé à toutes les femmes dont la probabilité d’attendre un enfant trisomique est comprise entre 1/51 et 1/1000.

S’agissant de sa généralisation, dans son avis du n° 120 du 25 avril 2013, le Comité consultatif national d’éthique recommande d’autoriser le dépistage des seules maladies d’une particulière gravité. Plus on augmenterait le nombre de tests à partir d’un prélèvement, plus on risquerait une augmentation proportionnelle du nombre de faux positifs. En conséquence, un grand nombre de femmes enceintes devraient subir un examen invasif afin de vérifier le résultat obtenu sur le sang maternel, au rebours de la justification initiale insistant sur la possibilité d’éviter les tests diagnostiques invasifs.

Dans son étude du 28 juin 2018, le Conseil d’État considère que l’utilisation du diagnostic prénatal pour dépister les anomalies d’ores et déjà recherchées avec les techniques existantes apparaît légitime, la liberté du couple de choisir de recourir ou non à ce diagnostic devant cependant être garantie.

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Recommandations

Vos rapporteurs n’émettent aucun commentaire particulier.

 

 


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II.   LE PRÉLÈVEMENT ET LA GREFFE D’ORGANES

Jusqu’à une période encore proche, le cadavre humain, hormis les impératifs de respect dû aux morts, n’avait pas en médecine d’usage légitimant sa sauvegarde, sauf dans les cas, assez peu nombreux, de la dissection comme élément de formation des médecins et chirurgiens.

Première innovation : les médicaments immunosuppresseurs, qui bloquent le rejet, par le corps, des organes et tissus transplantés, ont permis de faire des greffes un traitement efficace pour certains malades. Les phénomènes de rejet de l’organe transplanté sont de mieux en mieux maîtrisés. En 2016, plus de 59 000 personnes étaient, en France, porteuses d’un greffon fonctionnel.

Deuxième innovation : les progrès techniques ont permis le prélèvement d’organes à cœur arrêté. Longtemps, les organes n’ont été prélevés que sur des personnes dont la fonction hémodynamique avait pu être artificiellement conservée. L’arrêt du cœur, stoppant l’irrigation des organes par le sang et les privant d’un apport en oxygène et en nutriments, rendait toute greffe impossible. Aujourd’hui, des procédés de sauvegarde des organes sont mis en œuvre dans les minutes qui suivent le décès.

 

Les innovations techniques : les machines à perfusion

D’excellents résultats français ont été rapportés avec des machines à perfusion où le rein, au lieu d’être simplement conservé dans le froid, est perfusé et irrigué par une solution protectrice.

L’industrialisation et le transport possible de ces machines ont relancé leur utilisation et la France est pour le rein plutôt leader, grâce à un programme national définissant les indications du recours à ces machines et dont les premiers résultats publiés sont encourageants.

Il est désormais démontré que la machine à perfusion permet d’améliorer la reprise de la fonction et la survie à un an des greffons sur donneur décédé (mort encéphalique ou décédé après arrêt cardiaque), par rapport à une simple conservation à froid. Par ailleurs, la machine à perfusion paraît être le seul outil qui permette la sélection des greffons et l’évaluation de leur viabilité à partir des paramètres de perfusion (débit, pression de perfusion, index de résistance et pH de l’effluent veineux, biomarqueurs ou taux de lactate), permettant ainsi d’écarter précocement de la greffe des organes destinés à ne pas fonctionner. À l’inverse, en cas de greffons prélevés sur des donneurs jugés non optimaux, le recours à la machine à perfusion permet d’augmenter le taux de greffons prélevés et finalement greffés, grâce aux effets bénéfiques de la perfusion dynamique, mais aussi grâce à la présence d’indicateurs de viabilité rassurants pour l’équipe médicale.

Le concept de perfusion ex vivo, désormais établi comme efficace en greffe rénale, est en train d’être développé pour les organes thoraciques, en particuliers pour les poumons.

Source : Agence de la biomédecine, rapport d’information sur le développement des connaissances et des techniques, décembre 2017.

Comme le rappelle le plan 2017-2021 pour la greffe d’organes et de tissus, la greffe d’organes reste le traitement de dernier recours en cas de défaillance terminale d’un organe vital (poumon, foie, cœur, intestin, pancréas). Par exemple, la greffe constitue, en termes de coût/efficacité, le traitement de suppléance procurant la meilleure qualité de vie pour un patient en insuffisance rénale chronique terminale.

Créée par la loi du 6 août 2004, l’Agence de la biomédecine a succédé à l’Établissement français des greffes en tant qu’opérateur du circuit de la greffe. À ce titre, ses missions consistent à :

– gérer la liste nationale d’attente de greffe et le registre national des refus ;

– coordonner les prélèvements d’organes, les répartir et attribuer les greffons en France et à l’international ;

– gérer le registre des dons croisés d’organes entre personnes vivantes ;

– garantir l’attribution des greffons prélevés aux personnes en attente de greffe dans le respect de règles qui prennent en compte des critères médicaux et des principes d’équité.

En outre, l’Agence de la biomédecine organise le travail des comités d’experts autorisant le prélèvement sur donneur vivant, assure le suivi de la santé des donneurs vivants d’organes, évalue les activités médicales qu’elle encadre.

Enfin, elle a en charge la promotion et le développement de l’information sur le don, le prélèvement et la greffe d’organes, de tissus et de cellules.

Le prélèvement et la transplantation des organes nécessitent une organisation complexe : coordination des équipes hospitalières, transport des greffons, accueil des donneurs et des receveurs. Il s’agit donc d’une chaîne dont tous les maillons sont importants : l’équipe qui en a posé l’indication et qui assurera le suivi du patient greffé ; l’équipe de coordination des greffes, l’équipe du prélèvement, l’équipe de transplantation, le tout dans les conditions de sécurité, notamment sanitaire, propres à l’activité médicale.

Cette maîtrise du processus des greffes et leur succès ont pour conséquence une augmentation de la demande de greffes. Le nombre d’organes prélevés et pouvant être transplantés demeure très inférieur au nombre annuel des patients inscrits sur les listes d’attente de greffon, qui cumulent le nombre des inscrits des années antérieures qui n’ont pas bénéficié d’une greffe et celui des nouveaux inscrits.

DEMANDES DE GREFFES À LA FIN DE L’ANNÉE 2017

 

 

Greffes

Malades en attente*

Malades décédés en attente

Cœur

467

874

43

Cœur-Poumons

6

17

1

Poumons

378

535

16

Foie

1 374 (25)

3 245

176

Rein

3 782 (611)

18 793

352

Pancréas

96

358

2

Intestin

2

6

0

Total

6 105

23 828

590

() dont donneurs vivants

*inscrits au 1er janvier + inscrits de l’année

Source : Agence de la Biomédecine, rapport médical et scientifique 2017

 

 Le prélèvement d’organes post mortem

Le code de la santé publique (article R 1232-1 et suivants) fixe le critère de la mort encéphalique comme étant la cessation irréversible de l’activité cérébrale. Il s’agit de l’unique critère, que la mort encéphalique précède ou suive l’arrêt cardiaque.

Le constat de la mort résulte de l’absence totale et simultanée de conscience et d’activité motrice spontanée, de tous réflexes du tronc cérébral et de ventilation spontanée. Des explorations paracliniques sont de surcroît obligatoires pour attester de la mort encéphalique : deux électro-encéphalogrammes réalisés à distance ou une angiographie. ([2])

Jusqu’en 2005, les prélèvements intervenaient seulement sur les personnes en mort encéphalique à hémodynamique conservée, c’est-à-dire à cœur battant. Compte tenu de l’effet conjugué de la réduction du nombre des accidents de voiture et des morts encéphaliques d’origine traumatique, le prélèvement d’organes et de tissus à cœur arrêté a été autorisé (décret n° 2005-949 du 2 août 2005) pour le rein et le foie.

L’arrêt cardiaque peut être classé, selon les circonstances de survenues, en quatre catégories appelées critères de Maastricht :

– catégorie I : arrêt cardiaque survenant en dehors de tout secours médical et s’avérant immédiatement ou secondairement irréversible,

– catégorie II : arrêt cardiaque en présence de secours qualifiés et immédiats, dont la réanimation après massage cardiaque et respiration artificielle est vouée à l’échec,

– catégorie III : arrêt cardiaque d’une personne hospitalisée faisant suite à la décision d’arrêt des traitements ;

– catégorie IV : arrêt cardiaque irréversible survenant au cours d’un état de mort encéphalique primitive pendant la prise en charge en réanimation de la personne hospitalisée.

En 2017, 186 sites ont une activité de prélèvement d’organes sur personne décédée en état de mort encéphalique. Le nombre de sujets en état de mort encéphalique déclarés à l’Agence de la biomédecine s’est élevé à 3 959, soit un taux national de 52,7 donneurs recensés par million d’habitants. 1 796 donneurs ont été prélevés, soit une augmentation de 2,5 % par rapport à 2016. Selon l’Agence de la biomédecine, l’augmentation du nombre de greffes est en rapport avec la baisse du taux d’opposition et avec, conjointement, l’augmentation du nombre de donneurs et celle, minime, du nombre d’organes prélevés par donneur. Les causes de décès des donneurs sont principalement les causes vasculaires, essentiellement les accidents vasculaires cérébraux (57,6 %), puis les causes traumatiques (21,2 %), en baisse régulière depuis le début des années 2000. En 2017, le taux national brut d’opposition parmi les sujets en état de mort encéphalique s’est élevé à 33,7 %, soit 1 081 donneurs non prélevés pour ce motif.

 

Recensement et prélèvement des sujets en état de mort encéphalique

 

 

2012

2013

2014

2015

2016

2017

Nombre de sujets recensés

3 301

3 336

3 547

3 579

3 676

3 959

Nombre de donneurs prélevés

1 589

1 627

1 655

1 769

1 770

1 796

Nombre de prélèvements multi-organes (au moins deux organes prélevés)

1 474

1 501

1 536

1 622

1 639

1 660

Source : Agence de la biomédecine, rapport médical et scientifique 2017

 

En 2017, 10 sites hospitaliers ont procédé effectivement à des prélèvements sur les quinze ayant déclaré l’activité de prélèvement sur donneur décédé après arrêt circulatoire suite à un arrêt cardiaque inopiné. Sur les 89 donneurs recensés, 38 ont fait l’objet de prélèvements de reins. L’extension au prélèvement du foie a été suspendue provisoirement à la suite d’une décision du comité médical et scientifique de l’Agence : les résultats post-greffe sont marqués par un taux d’échec précoce comparé aux greffes hépatiques issues de donneurs en état de mort encéphalique ou de donneurs de la catégorie III de Maastricht.

 

Seule la catégorie III se rapporte à une situation d’arrêt cardiaque contrôlé. Bien que cette situation ait déjà représenté, dans certains pays, la source de prélèvements la plus importante et la plus facile à organiser, les prélèvements à ce titre n’étaient pas autorisés en France pour éviter toute confusion entre une décision d’arrêt de soins et l’intention de prélèvement d’organes.

Les prélèvements sur les personnes décédées après un arrêt circulatoire consécutif à la limitation ou à l’arrêt des thérapeutiques soulèvent le problème éthique majeur de l’interrogation sur l’influence de la possibilité de prélèvement d’organes dans la décision d’arrêter le traitement de suppléance. La décision de limitation ou d’arrêt de ce traitement « doit être irréprochable pour couper court à toute possibilité de conflits d’intérêt » (Agence de la biomédecine, protocole sur le prélèvement d’organes Maastricht III).

Le pas a été franchi en décembre 2014, sur la base du protocole établi par l’Agence de la biomédecine en application de l’article R. 1232-6 du code de la santé publique, disposition lui donnant compétence pour édicter les protocoles afférents aux prélèvements sur les personnes présentant un arrêt cardiaque et respiratoire persistant. Les personnes qui entrent potentiellement dans le champ du protocole sont des patients en réanimation pour lesquels une limitation ou un arrêt des thérapeutiques a été décidé du fait de la gravité de leur pronostic vital, en conformité avec les recommandations des sociétés savantes et qui ne réunissent pas les critères de la mort encéphalique. Des conditions d’âge (pas plus de 65 ans), d’antécédents médicaux et de résultats du bilan d’évaluation permettent d’apprécier la compatibilité avec le don d’organes. Le décès par arrêt cardio-circulatoire est considéré comme imminent après l’arrêt des supports. Ces personnes ne doivent pas avoir exprimé une opposition au prélèvement auprès de leurs proches et n’être évidemment pas inscrites sur le registre des refus. Les patients en état végétatif chronique ne sont pas concernés.

Ce programme a démarré en novembre 2014 au centre hospitalier d’Annecy. Dans son rapport précité de janvier 2018, l’Agence de la biomédecine souligne que les très bons résultats de ce type de prélèvements et de greffes ont conduit à l’extension progressive du programme, 18 centres étant autorisés à la fin de 2017. Aujourd’hui, la majorité des prélèvements sur donneurs décédés par arrêt cardiaque appartiennent à la catégorie Maastricht III.

 

Prélèvements sur des personnes décédées entrant dans les catégories

de Maastricht II et de Maastricht III

 

 

2011

2012

2013

2014

2015

2016

2017

 

Maastricht II

M. II

M. III

M. II

M. III

M. II

M. III

M. II

M. III

Recensées

112

119

115

110

1

113

30

111

88

78

199

Prélevées

58

53

53

40

 

40

15

42

47

34

99

Greffes de rein

65

81

78

54

 

62

27

59

86

57

178

Greffes de foie

5

3

2

4

 

2

6

1

22

0

47

Greffes de poumon

-

-

-

-

 

-

0

-

6

-

17

Source : Agence de la biomédecine, rapport médical et scientifique 2017

 

 

Comparaison avec les pays voisins

Le prélèvement sur des personnes décédées après arrêt circulatoire est autorisé en Belgique, en Espagne, aux Pays-Bas, au Portugal, au Royaume Uni et en Suisse.

L’Allemagne ne l’autorise pas.

Source : Agence de la biomédecine, Encadrement juridique international dans les différents domaines de la bioéthique, 2018

En 2016 et 2017, le nombre d’organes non greffés est stable à 298. La raison la plus fréquente reste la mauvaise qualité du greffon. En 2017, le nombre d’organes prélevés par donneur s’est très légèrement accru (+0,03 %). Pour l’Agence de la biomédecine, « il est difficile de savoir qui, de l’amélioration de l’évaluation, de l’amélioration des techniques de conservation (machines), de la baisse constante des durées d’ischémie, et/ou des modifications des pratiques des équipes de greffe (élargissement des indications, aide à la décision) est responsable de cette évolution. Pour certains organes (reins, poumons), les techniques de réhabilitation sont probablement la cause de cette évolution favorable ».

 

 Le consentement présumé au prélèvement post mortem

Le principe du consentement présumé au prélèvement d’organes et de tissus post mortem a été réaffirmé par les lois de bioéthique en 1994, 2004 et 2011. À l’occasion des débats préparatoires à la loi du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé, les modalités concrètes d’application du consentement présumé ont été critiquées en tant qu’elles conduisaient à laisser entendre aux proches de la personne décédée qu’elles devaient être consultées sur le projet de prélèvement. Une proposition de clarification tendait à faire de l’inscription au registre du refus la seule possibilité de s’opposer au prélèvement d’organes. Elle a suscité l’émotion, en particulier des personnels des coordinations hospitalières de prélèvement et des associations en faveur de la greffe. Le dispositif définitivement adopté tend à faire de l’inscription au registre national des refus le moyen principal d’expression de l’opposition au prélèvement.

Le décret n° 2016-1118 du 11 août 2016 précise donc que le refus s’exprime principalement par l’inscription sur le registre national des refus géré par l’Agence de la biomédecine, qu’il peut toutefois être exprimé par un écrit de la personne concernée, rédigé de son vivant et confié à un ou plusieurs de ses proches et qu’un proche de la personne décédée peut faire valoir le refus de prélèvement que la personne a manifesté expressément de son vivant, un tel refus étant alors transcrit avec la mention précise du contexte et des circonstances de son expression.

Ce dispositif s’applique depuis 2017, après qu’un arrêté du 16 août 2016 a homologué les bonnes pratiques relatives à l’entretien des proches en matière de prélèvement d’organes et de tissus. L’accueil des proches constitue le premier temps de l’entretien. La compréhension et l’acceptation de la réalité du décès sont un préalable à la suite de l’entretien. L’annonce du décès vient après l’annonce de la gravité précédemment faite par l’équipe de réanimation. Elle est assurée par le médecin en charge du défunt en présence autant que possible de la coordination hospitalière de prélèvement. En l’absence d’expression connue du refus, l’information sur la nature, la finalité et les modalités des prélèvements constitue le troisième temps de l’entretien. L’équipe de coordination reste à la disposition des proches jusqu’à la restitution du corps et après, si telle est leur attente. Aux termes des règles de bonnes pratiques : « le prélèvement constitue une possibilité ouverte par la loi ; toute décision de prélèvement comme de non-prélèvement doit tenir compte du contexte dans lequel il est envisagé et doit être analysée tant qualitativement que quantitativement ».

Dans son étude, le Conseil d’État considère que la prise en compte du contexte – les considérations d’opportunité et le principe de solidarité – permet, même s’il ne figure pas dans la loi, d’atteindre un équilibre et laisse une marge d’appréciation aux équipes de transplantation.

 

Comparaison avec les pays voisins

Le consentement présumé a été choisi en Espagne (1979), en Italie (1999), au Luxembourg (1982), aux Pays-Bas (2018) et au Portugal (1994).

Le consentement explicite a été choisi en Allemagne (1987), en Irlande, au Royaume-Uni (2006) et en Suisse (2007).

Source : Agence de la biomédecine, Encadrement juridique international dans les différents domaines de la bioéthique, 2018

*

*     *

 

Recommandations

L’équilibre atteint apparaît satisfaisant.

Vos rapporteurs insistent sur l’importance de l’information et de la sensibilisation au don d’organes. Ils préconisent, à côté des campagnes de communication déjà réalisées et à renforcer, notamment dans les régions où le taux de refus est important, d’informer sur le don d’organes au collège et au lycée.

 

 Les greffes pratiquées à partir de donneurs vivants

Le pronostic à court, moyen et long terme des greffes pratiquées à partir de donneurs vivants est meilleur que celui des greffes avec prélèvement sur sujet décédé. Pour le rein, pour l’ensemble de la cohorte (1993-2016), le taux de survie à dix ans du greffon est de 76,3 % contre 61,4 % pour un greffon prélevé post mortem.

La France a traditionnellement privilégié le prélèvement post mortem, après l’Espagne et se situe très en retrait en comparaison de certains pays nordiques, des Pays-Bas et du Royaume-Uni en ce qui concerne les greffes de rein à partir de donneurs vivants.

La greffe à partir de donneurs vivants

 

 

2012

2013

2014

2015

2016

2017

Foie

17

16

12

15

5

25

En % du nombre total de greffes

1,46 %

1,29 %

0,94 %

1,11 %

0,38 %

4,09 %

Rein

357

401

514

547

576

611

En % du nombre total de greffes

11,73 %

13 %

15,90 %

15,69 %

15,93 %

16,15 %

Source : Agence de la biomédecine, Rapport médical et scientifiques 2017

 

En 2016, 11 029 nouveaux patients ont été traités pour insuffisance rénale chronique terminale, 10 590 en dialyse et 439 par une greffe de rein. Sur les 84 683 patients traités pour insuffisance rénale chronique terminale en 2016, 46 872 étaient en dialyse, leur âge médian étant de 70,7 ans et 37 811 étant porteurs d’un greffon (dont 11 % d’un donneur vivant), avec un âge médian de 57,5 ans.

 

Le déséquilibre entre les besoins exprimés par la liste d’attente et les greffons disponibles, de même que le désir des proches souhaitant, en pleine autonomie de décision, donner un rein à la personne qui leur est chère, ont conduit à élargir les possibilités de don dans les lois relatives à la bioéthique successives.

La loi du 29 juillet 1994 limitait la possibilité de don aux membres de la famille au premier degré du receveur et, en cas d’urgence, au conjoint.

La loi du 6 août 2004 a défini le périmètre autorisé, outre le père et la mère du receveur, par dérogation son conjoint, ses frères et sœurs, ses fils et filles, ses grands-parents, ses oncles et tantes, ses cousins germains et cousines germaines, le conjoint de son père ou de sa mère et toute personne apportant la preuve d’une vie commune d’au moins deux ans avec le receveur. La durée de deux ans a pour but d’empêcher toute fraude consistant à recruter des donneurs rémunérés se présentant comme des proches du receveur.

 

 Le don dit « croisé »

La principale innovation de la loi du 7 juillet 2011 est l’autorisation, entre couples de donneurs/receveurs présentant des incompatibilités génétiques importantes difficilement traitables par des immunosuppresseurs, du don dit « croisé » destiné à améliorer la compatibilité entre donneurs et receveurs de chaque couple. Ainsi, dans le cas où le donneur D1 ne peut donner à son proche, le receveur R1, mais qu’il est compatible avec le receveur D2, et que le donneur D2 est compatible avec le receveur R1, le don croisé est réalisé de D1 à R2 et de D2 à R1. Le don n’est autorisé qu’entre deux paires donneur vivant-receveur potentiel, les deux greffes rénales étant réalisées de façon rigoureusement simultanée et l’anonymat respecté entre les couples concernés.

Le programme du don croisé a débuté en octobre 2013 mais n’a permis qu’un faible nombre de greffes rénales : 4 en 2014, 2 en 2015 et 4 en 2016. Dans son rapport sur l’application de la loi de bioéthique, l’Agence de la biomédecine insiste sur la nécessité de disposer d’au moins cinquante paires de donneur/receveur pour des appariements efficaces, comme le prédit la modélisation mathématique et comme le corrobore la pratique dans d’autres pays. De même, le rapport souligne qu’étendre la transplantation simultanée à plus de deux paires augmenterait les taux de compatibilité.

Aux États-Unis, la pratique a consisté à passer de deux à un plus grand nombre de couples, ce qui rompt la parfaite simultanéité de la pratique des greffes mais facilite l’appariement donneur/receveur. Il a ainsi été proposé de désynchroniser les opérations de prélèvement et de greffe, voire de faire intervenir, en début de « chaîne », un donneur supplémentaire, spontanément volontaire : « le bon samaritain ».

L’expérience française de don croisé stricto sensu entre deux couples compatibles n’ayant pas donné les résultats attendus, le souhait est apparu de transposer la pratique américaine : allonger la chaîne des couples et desserrer la contrainte de la simultanéité des greffes rénales en faisant intervenir un donneur supplémentaire, qu’il s’agisse d’un « bon samaritain » ou plutôt d’un prélèvement d’organe post mortem.

Dans son étude du 28 juin 2018, le Conseil d’État a formulé un avis réservé sur cette proposition d’autoriser un « don solidaire » sans aucun lien affectif y compris pour induire une « chaîne de dons » sous la forme de dons croisés. Selon lui, permettre l’initiation d’une chaîne de dons par un prélèvement post mortem soulève moins d’objections de principe que l’introduction d’un donneur vivant solidaire dépourvu de tout lien affectif avec l’un des receveurs.

 

Comparaison avec les pays voisins

La pratique des dons croisés a été développée en Allemagne, en Belgique, en Espagne, en Italie, aux Pays-Bas, au Portugal, au Royaume-Uni et en Suisse.

Le don altruiste et le don du « bon samaritain » sont possibles en Espagne, au Luxembourg, en Irlande, en Italie, aux Pays-Bas, au Royaume-Uni.

Source : Agence de la biomédecine, Encadrement juridique international dans les différents domaines de la bioéthique, 2018

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Recommandations

Vos rapporteurs sont favorables à l’extension de la chaîne de dons croisés à titre expérimental, par exemple sur trois ans, avec une organisation et une évaluation confiées à l’Agence de la biomédecine. Au cours de cette période d’expérimentation, il serait souhaitable que soient évaluées : l’efficacité globale de l’approche en termes de greffes réalisées, mais également la comparaison des résultats en fonction de l’ajout ou non, en début de chaîne, d’un don à partir d’un prélèvement post mortem. Bien entendu, ce type de don concerne uniquement le rein. Enfin, vos rapporteurs ne sont pas favorables à l’intervention, en début de chaîne, d’un donneur vivant qu’il soit apparenté à un des couples donneur-receveur de la chaîne ou non.

 L’expression du consentement

Le don d’organes entre vivants peut aisément donner prise au soupçon de possibles pressions exercées sur le donneur. C’est la raison pour laquelle une procédure spécifique donne les moyens de vérifier l’autonomie de décision du donneur (consentement libre et éclairé).

Il est ainsi prévu qu’un comité d’experts reçoive le donneur pour s’assurer du caractère complet et pertinent de l’information qu’il a reçue de la part des équipes médicales : risques et conséquences du don sur sa santé, taux de succès et d’échec du type de transplantation envisagée, évolution de l’état de santé du receveur en l’absence de greffe. Le comité d’experts s’assure de la bonne compréhension de cette information par le donneur.

Le consentement est ensuite exprimé devant un magistrat du tribunal de grande instance, l’autorité judiciaire vérifiant la réalité du consentement libre et éclairé et le respect des conditions légales mises au don.

Enfin, saisi de la demande d’autorisation du donneur, le comité d’experts prend, collégialement, la décision d’autoriser ou non le prélèvement. Cette décision n’est pas motivée.

Jusqu’au moment du prélèvement, le donneur peut revenir sur le consentement qu’il a donné.

L’Agence de la biomédecine assume le secrétariat des neuf comités d’experts répartis sur le territoire et organise des échanges de bonnes pratiques entre eux. Dans son rapport, l’Agence de la biomédecine considère que, nonobstant la charge importante de travail, pour elle, d’une telle organisation, « les comités d’experts offrent aux donneurs potentiels un indispensable lieu d’expression libre et indépendant, échappant à toute pression, qu’elle émane de la famille du malade ou de l’équipe médicale. »

Les professionnels de la greffe et les associations souhaiteraient un allégement de la procédure.

Dans son étude du 28 juin 2018, le Conseil d’État préconise de maintenir l’intervention du magistrat du tribunal de grande instance.

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Recommandations

Vos rapporteurs considèrent qu’en raison de l’absence de fait de l’anonymat entre le donneur vivant et le receveur, anonymat qui garantirait l’absence de toute possibilité de pression, il est indispensable, malgré la lourdeur possible de la procédure, que le consentement libre et éclairé du donneur soit exprimé devant le président ou un magistrat du tribunal de grande instance.

 

 La mise en œuvre des plans greffes

Le plan greffe 2 (2012-2016), lancé en mars 2012, est arrivé à échéance en décembre 2016. Il visait à :

– augmenter le nombre de greffes d’organes et de tissus réalisées à partir de prélèvements post mortem ;

– favoriser le développement de la greffe de rein à partir de donneurs vivants ;

– améliorer dans le long terme le suivi des patients greffés et des donneurs vivants.

Un objectif de 5 700 greffes annuelles à la fin de 2016 était fixé. Il a été atteint dès 2015, avec 5 746 organes greffés.

Le plan greffe 3 (2017-2021) vise à nouveau à augmenter le nombre de greffes d’organes et de tissus réalisés à partir de prélèvements post mortem. Un objectif global de 6 800 greffes en 2021 est retenu, dont 500 greffes à partir de prélèvements dans les catégories II et III de la classification de Maastricht. À la même date, le plan retient l’objectif de recenser 4 000 donneurs éligibles par an et de ramener le taux de refus à 25 % (ce taux était de 32 % en 2015).

En ce qui concerne la greffe de rein à partir de donneurs vivants, l’objectif retenu est de 1 000 greffes en 2021, soit 14,7 par million d’habitants. Ce taux était de 8,9 par million d’habitants en 2016.

 

Comparaison avec les pays européens

En 2016, pour les prélèvements post mortem, la France était en sixième position (28,7 pmh) après l’Espagne (43,8 pmh), la Croatie (39,5 pmh), le Portugal (32,7 pmh), la Belgique (30,8 pmh), l’Islande (30 pmh).

Pour la greffe de rein à partir d’un prélèvement post mortem, la France (47 pmh) suivait l’Espagne (57,6 pmh).

Pour la greffe de rein à partir de donneur vivant, la France se trouvait en huitième position (8,9 pmh) après les Pays-Bas (33,2 pmh), le Danemark (19,1 pmh), l’Islande (16,7 pmh), le Royaume-Uni (15,6 pmh), la Suisse (14,3 pmh), la Suède (13,6 pmh), l’Irlande (10,6 pmh).

pmh : par million d’habitants

Source : Global Observatory on Donation and Transplantation, Newsletter Transplant 2017


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III.   L’ASSISTANCE MÉDICALE À LA PROCRÉATION INTRACONJUGALE

L’assistance médicale à la procréation recouvre les méthodes permettant d’induire une grossesse en dehors de l’union naturelle de l’homme et de la femme. Elle dissocie, comme la contraception, la sexualité de la procréation.

Le processus de « médicalisation » de l’infertilité a été rendu possible par les développements scientifiques et techniques : l’amélioration des explorations et interventions peu ou pas invasives (échographie et laparoscopie) ([3]) , la production industrielle des hormones sexuelles, la compréhension des mécanismes biologiques de la reproduction ainsi que la génétique.

Aux termes de l’article L. 2141-1 du code de la santé publique : « L’assistance médicale à la procréation s’entend des pratiques cliniques et biologiques permettant la conception in vitro, le transfert d’embryons et l’insémination artificielle, ainsi que toute technique d’effet équivalent permettant la procréation en dehors du processus naturel. »

L’assistance médicale à la procréation recouvre l’ensemble des techniques d’aide à la procréation qui nécessitent la manipulation d’au moins l’un des deux gamètes ([4]) :

– la manipulation des spermatozoïdes pour l’insémination artificielle ;

– la manipulation des spermatozoïdes et des ovocytes pour la fécondation in vitro.

Dans la fécondation in vitro classique, les ovules sont mis en présence des spermatozoïdes dans le milieu de culture. Avec la technique d’injection intra-cytoplasmique de spermatozoïde (Intracytoplasmic sperm injection ICSI), un seul spermatozoïde est injecté directement dans l’ovule. Cette technique permet d’obtenir des embryons, des grossesses et des naissances d’enfants quand les spermatozoïdes sont très peu nombreux, immatures ou anormaux. Elle a pris une importance croissante car, outre qu’elle rend l’évaluation de la santé reproductive de l’homme moins urgente, elle permet au couple dont la difficulté à procréer tient à l’infertilité de l’homme de ne plus recourir au don. Pour la femme, cette technique impose néanmoins la stimulation ovarienne avec ses contraintes et ses risques.

Pour 97 %, les tentatives d’assistance médicale à la procréation sont réalisées avec les gamètes des deux membres du couple. 95 % des enfants nés d’assistance médicale à la procréation le sont d’assistance médicale intraconjugale.

 

Évolution de l’activité d’assistance médicale

à la procréation intraconjugale

 

 

2012

2013

2014

2015

2016

Inséminations artificielles

Nombre

Nombre d’enfants nés vivants

 

54 390

5 952

 

53 555

5 875

 

52 731

5 838

 

50 714

5 544

 

49 498

5 688

Fécondation in vitro

Nombre de tentatives

Nombre d’enfants nés vivants

 

81 304

16 734

 

82 474

13 084

 

84 310

17 998

 

88 112

18 041

 

92 328

17 330

Source : Agence de la biomédecine, rapport médical et scientifique 2016 et 2017

N’entrent pas dans le champ des pratiques d’assistance médicale à la procréation, au sens de la loi, et donc dans le champ du contrôle de l’Agence de la biomédecine, les traitements destinés à corriger un trouble de l’ovulation sans autre intervention.

L’article L. 2142-2 du code de la santé publique prévoit que la réalisation du désir d’enfant puisse trouver une assistance médicale dans deux cas :

– pour remédier à l’infertilité dont le caractère pathologique a été diagnostiqué ;

– pour éviter la transmission à l’enfant ou à un membre du couple d’une maladie d’une particulière gravité.

Dans ce dernier cas, il s’agit, soit de permettre le dépistage d’un risque génétique de l’embryon qui conduira à éliminer les embryons porteurs d’anomalies, soit d’une assistance médicale à la procréation dans un contexte viral. Dans son rapport médical et scientifique pour 2017, l’Agence de la biomédecine fait état d’une activité d’autoconservation de gamètes à raison des risques liés au virus Zika (185 autoconservations ovocytaires et 102 autoconservations spermatiques). Pour sa part, l’activité dans un contexte de VIH diminue progressivement, en lien avec les nouvelles thérapeutiques et répond plus souvent à un problème d’infertilité qu’au risque de transmission du virus au conjoint ou à l’enfant (209 tentatives de fécondation in vitro déclarées en 2016).

 

Comparaison avec les pays voisins

L’Allemagne, l’Italie et la Suisse limitent l’assistance médicale à la procréation aux couples de personnes de sexe différent pour lutter contre l’infertilité.

Source : Agence de la biomédecine, Encadrement juridique international dans les différents domaines de la bioéthique, 2018.

 

 

 L’infertilité

L’infertilité se définit par l’incapacité, pour un homme, une femme ou un couple, d’obtenir une naissance vivante souhaitée.

La définition médicale la plus fréquente de l’infertilité est le fait de n’avoir pas obtenu de conception après douze, voire vingt-quatre mois de tentative. Cette définition recouvre les situations de stérilité totale, sans espoir de conception naturelle, et une majorité de cas d’hypofertilité, c’est-à-dire la situation des couples ayant des chances réduites, mais non nulles, d’obtenir une grossesse.

Parfois l’infertilité résulte non de difficultés à concevoir mais de l’impossibilité de mener une grossesse à terme. La mortalité fœtale (ou mortalité intra-utérine) affecte 10 % à 15 % des grossesses cliniquement décelables. Le taux augmente fortement avec l’âge, au point d’être considéré comme la cause principale de hausse de la stérilité avec l’âge.

Dans son rapport remis au Parlement le 18 décembre 2012 en application de l’article 51 de la loi du 7 juillet 2011 relative à la bioéthique, le groupe de travail de l’INSERM et de l’Agence de la biomédecine sur les troubles de la fertilité relevait que : « les couples sont peu informés sur le fait que, même avec une fertilité normale, il faut en moyenne plusieurs mois pour obtenir une conception ; le sentiment d’échec dépend donc fortement du degré d’impatience des couples. »

Le même rapport a analysé les causes avérées ou suspectées de l’infertilité.

Dans le cas des femmes, l’insuffisance ovarienne débutante se définit par une diminution du nombre de follicules ovariens. Au cours de sa vie, la réserve de follicules d’une femme est constituée dès le cinquième mois de la vie intra-utérine et atteint environ 6 millions. Cette réserve diminue progressivement au cours de la vie. À l’âge de cinquante ans, il existe en moyenne moins de 1 000 follicules ovariens. La perte de fertilité est la conséquence d’un processus de mort cellulaire programmée (apoptose). La fertilité est optimale entre 18 ans et 31 ans, la moitié des femmes ne peuvent concevoir au-delà de 40 ans et la fonction de reproduction est quasi nulle après 45 ans. L’âge de la conception reculant, de plus en plus de femmes se trouvent dans une situation de diminution physiologique de la réserve en follicules. Cette diminution s’accompagne le plus souvent d’une altération de la qualité ovocytaire avec une augmentation du taux de fausses couches spontanées et d’anomalies chromosomiques fœtales. L’insuffisance ovarienne débutante est la première cause d’infertilité après l’âge de 35 ans. L’impact sur la fécondité du recul de l’âge de la première maternité est reconnu comme l’une des causes de recours à l’assistance médicale à la procréation.

 

Dans le cas des hommes, les perturbations de la spermatogénèse sont les causes les plus fréquentes d’infertilité masculine : azoospermie, perturbations du nombre, de la mobilité, de la morphologie, des aptitudes fonctionnelles des spermatozoïdes.

Parmi les causes majeures des altérations de la fertilité se trouvent les pathologies infectieuses, essentiellement les infections sexuellement transmissibles.

L’exposition à certains facteurs environnementaux physiques ou chimiques a un impact avéré sur la fertilité humaine (métaux lourds, solvants, polluants organiques persistants comme le PCB ([5]) et pesticides organochlorés, solvants). Pour d’autres (phtalates, composés perfluorés), cet effet est suspecté en raison d’éléments issus de l’expérimentation animale. Les données sur l’exposition aux facteurs environnementaux en population générale et sur leur impact sont trop limitées pour quantifier précisément la proportion des cas de trouble de la fertilité liés aux facteurs environnementaux.

 

 Les progrès attendus des techniques

Dans son rapport sur le développement des connaissances et des techniques, l’Agence de la biomédecine souligne la substitution progressive de la vitrification aux techniques classiques de la congélation. La vitrification, technique de congélation ultrarapide, diminue le temps d’exposition à une variation de température traumatisante pour l’ovocyte. Elle consiste à plonger en quelques secondes les ovocytes dans l’azote liquide à -196 °C, ce qui évite la formation de cristaux intra-ovocytaires. Développée depuis 1995 en recherche fondamentale pour la conservation des ovocytes, elle est entrée dans la pratique de l’assistance médicale à la procréation au milieu des années 2000 dans de nombreux pays.

La loi du 7 juillet 2011 relative à la bioéthique a permis son déploiement en France. Elle offre plusieurs intérêts :

– dans l’activité du don d’ovocytes, l’intérêt de permettre de dissocier l’acte de don et celui de l’utilisation de tout ou partie des ovocytes, grâce aux bonnes conditions de conservation ;

– dans la préservation de la fertilité, l’intérêt de permettre la cryoconservation des ovocytes si la stimulation ovarienne est possible. Il s’agit d’une nouvelle possibilité de cryoconservation à côté de celle du tissu ovarien ou de la congélation embryonnaire ;

– dans la réalisation de la fécondation in vitro, la vitrification d’une partie des ovocytes permettrait de limiter le nombre des embryons surnuméraires conservés.

 Les résultats de l’assistance médicale à la procréation

Les données figurant dans le rapport médical et scientifique de l’Agence de la biomédecine font apparaître, pour un volume global d’activité maintenu depuis 2013, une augmentation du nombre des transferts d’embryons congelés, passant de 22 133 en 2013 à 31 693 en 2016 (+ 43 %). L’Agence y voit l’effort engagé pour faire évoluer les pratiques avec le développement du transfert mono-embryonnaire et la technique de la vitrification embryonnaire. Le taux d’accouchement par transfert d’embryons décongelés est de 19,2 %. L’objectif est de limiter le nombre de grossesses multiples. Le taux de transferts mono-embryonnaires ([6]) est plus important après fécondation in vitro ou ICSI.

Les inséminations artificielles diminuent, passant de 53 555 cycles en 2013 à 49 498 en 2016 (- 7,6 %). Elles gardent une large place dans l’assistance médicale à la procréation intra-conjugale. Le recours à l’ICSI est stable.

Le nombre total d’enfants nés par assistance médicale à la procréation oscille autour de 23 000 par an, soit environ 18,5 % de l’ensemble des tentatives (inséminations et fécondation in vitro). Le pourcentage d’enfants vivants nés par insémination est d’environ 11 % du nombre des tentatives. Il varie entre 22 % et 25 % après fécondation in vitro sur la période 2012-2016. Ces résultats sont relativement faibles par rapport à ceux observés dans certains pays voisins ; en ce qui concerne la FIV, en 2015, le taux de grossesse par prélèvement ovocytaire s’élevait à 30,9 % aux Pays-Bas, 28 % en Espagne, 26,4 % en Allemagne et 22,9 % en France.

 

 Le suivi des femmes et des enfants

Aux termes de l’article L. 1418-1 du code de la santé publique, l’Agence de la biomédecine doit évaluer les conséquences éventuelles de l’assistance médicale à la procréation sur la santé des personnes qui y ont recours et sur celle des enfants qui en sont issus.

Dans ses rapports sur le développement des connaissances et des techniques de décembre 2017 et sur l’application de la loi de bioéthique de janvier 2018, l’Agence de la biomédecine indique avoir validé la possibilité d’utiliser le programme de médicalisation des systèmes d’information (PMSI) pour mener des études épidémiologiques de suivi de cohortes de femmes ayant eu accès à la fécondation in vitro. L’autorisation d’accéder aux données du système national d’information inter-régimes de l’assurance maladie (SNIIRAM) accordée en 2017 permettra de compléter l’analyse avec les femmes ayant eu recours à l’insémination, de décrire le parcours des femmes et le suivi à long terme des donneuses d’ovocytes. L’Agence précise que « les premières analyses ont confirmé les données de la littérature qui montrent que la morbidité maternelle et infantile sont augmentées dans cette cohorte par rapport aux femmes n’ayant pas eu recours à la FIV. L’interprétation de ces résultats fait l’objet de discussions pour ce qui concerne le lien avec le statut d’infertilité des patients ou la pratique d’AMP par elle-même. L’accès aux données du SNIIRAM devrait permettre d’identifier un groupe de femmes infertiles n’ayant pas eu recours à l’AMP et de quantifier leurs risques de morbidités. »

L’Agence de la biomédecine a engagé une réflexion sur la prise en compte des données individuelles du registre national de l’assistance médicale à la procréation, dont elle a la responsabilité, qui a pris le relais du registre FIVNAT ([7]), conjointement avec les données du programme de médicalisation des systèmes d’information et du Système national des données de santé.

 

 La condition d’âge pour accéder à l’assistance médicale à la procréation

Dès la loi du 29 juillet 1994, une condition d’âge a été mise à l’accès à l’assistance médicale à la procréation. Sa formulation n’a pas été modifiée par les lois du 6 août 2004 ou du 7 juillet 2011 : le couple doit être « en âge de procréer ». Le législateur n’a pas fixé précisément d’âge limite.

Dans son avis du 8 juin 2017 relatif à l’âge de procréer, le conseil d’orientation de l’Agence de la biomédecine indique qu’en majorité, les centres d’assistance médicale à la procréation ont inscrit dans leur référentiel de fonctionnement une limite concernant l’âge maximum de l’homme et que leur pratique montre une limite de prise en charge à 43 ans pour la femme et à 60 ans pour l’homme.

Comme il a été rappelé précédemment, la femme a une réserve définitive d’ovocytes à la naissance et ses capacités reproductives diminuent avec l’âge à partir de 35 ans et drastiquement à partir de 40 ans. Le pourcentage de grossesses non menées à terme s’accroît avec l’âge (12 % vers 25 ans, 20 % à 37 ans et 30 % à 43 ans). Les grossesses tardives sont causes de morbidité et le risque de naissances multiples augmente avec l’âge, le risque de mort fœtale in utero est multiplié par 2 pour la tranche d’âge 40-44 ans, comparée à celle des 20-29 ans et le risque de prématurité sévère est augmenté d’un facteur de 1,5 à 4.

La gamétogénèse est continue chez l’homme en bonne santé, mais de nombreux travaux montrent une atteinte quantitative et qualitative de la spermatogénèse chez l’homme âgé.

Pour la femme, une limite d’âge pour procréer avec ses propres gamètes résulte du constat qu’au-delà de 42 ans, les méthodes d’assistance médicale à la procréation ne sont pas efficaces. L’ouverture d’une possibilité de conserver ses ovocytes aux fins de prévention de l’infertilité liée à l’âge permettrait de s’affranchir des risques liés à l’âge du gamète, mais demeureraient les risques maternels des grossesses tardives (fausse-couche, hypertension artérielle, diabète gestationnel, troubles cardiaques et dysfonctionnement thyroïdien).

Pour l’homme, la majorité des centres d’assistance médicale à la procréation ont posé une limite d’âge à 60 ans.

Au total, le conseil d’orientation de l’Agence de la biomédecine insiste sur la nécessité d’expliciter aux couples, en amont de leur prise en charge, une limite d’âge de 43 ans pour les femmes, portée à 45 ans dans le cas d’utilisation d’ovocytes préalablement conservés, et à 60 ans pour les hommes.

Dans son étude du 28 juin 2018, le Conseil d’État ne préconise pas de faire figurer ces limites d’âge dans la loi, mais suggère qu’une recommandation de l’Agence de la biomédecine puisse les reprendre et insiste sur l’importance d’une application homogène sur l’ensemble du territoire.

 

Comparaison avec les pays voisins

L’âge maximum de prise en charge de la femme est fixé dans la loi à 50 ans en Espagne, à 45 ans en Belgique et en Irlande, 43 ans au Luxembourg et à 40 ans aux Pays-Bas.

La loi vise l’âge naturel de procréation de la femme sans précision d’âge maximum en Allemagne, au Portugal et au Royaume-Uni.

Aucune limite d’âge n’est fixée en Italie.

Source : Agence de la biomédecine, Encadrement juridique international dans les différents domaines de la bioéthique, 2018.

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Recommandations

Vos rapporteurs estiment qu’il n’y a pas lieu d’indiquer dans la loi une limite d’âge pour la femme et pour l’homme à la réalisation de l’AMP, les bonnes pratiques édictées par l’Agence de la biomédecine étant suffisantes. En revanche, ils insistent sur la nécessité d’une information précise donnée aux couples en amont de la prise en charge sur la probabilité de grossesse et les risques materno-fœtaux des grossesses tardives et ce, de manière homogène sur tout le territoire.

 

 L’insémination et le transfert d’embryon post mortem

Aux termes de l’article L. 2141-2 du code de la santé publique, le décès d’un des membres du couple fait obstacle à l’insémination ou au transfert des embryons.

Dans l’étude publiée par le Conseil d’État en 1988, souvent dénommée « rapport Braibant », étude de laquelle l’équilibre consacré par les lois de bioéthique de 1994 est en grande partie issu, l’opposition au transfert d’embryon post mortem ne se fonde pas sur l’opposition au modèle familial qu’il suggère de retenir comme fondateur de l’assistance médicale à la procréation – celui d’une famille plénière suivant le principe : « deux parents, pas un de plus, deux parents, pas un de moins » – mais sur le rejet d’un absolutisme de la volonté individuelle qualifiée de patriarcale. Selon ses termes mêmes : « À la racine, on peut douter qu’il soit sain d’offrir à des parents le pouvoir de programmer la naissance, à titre posthume, d’un orphelin de père. Le désir de se perpétuer est un sentiment infiniment respectable, mais il l’est surtout de la part de celui qui peut espérer assumer ses responsabilités. L’est-il encore de la part de celui qui sait à coup sûr ne pouvoir y faire face ? La paternité devient alors comme un legs avec charge, et même si la femme l’accepte (condition évidente), on peut se demander s’il est de l’intérêt de l’enfant d’être par avance voué à être élevé sans père. Refermé sur lui-même, le désir de postérité n’est pas un projet parental, mais un fantasme patriarcal. »

Pour sa part, le Comité consultatif national d’éthique a continûment estimé, dans quatre avis successifs de 1993, 1998, 2001 et 2011, que :

– l’utilisation post mortem du sperme cryoconservé n’apparaissait pas opportune, en raison du caractère difficilement vérifiable du consentement du père au moment même de la procréation et de l’absence d’embryon issu des deux membres du couple et concrétisant le projet parental ;

– mais que le transfert d’embryon post mortem devrait être, lui, autorisé, la loi ne laissant à la femme que le choix de détruire l’embryon, le donner à la recherche, ce qui signifie également sa destruction, ou de consentir à son accueil par un autre couple. Selon les termes mêmes du Comité : « cette éventualité peut paraître particulièrement cruelle si le transfert de l’embryon est son ultime chance d’être mère, notamment en raison de son âge ou de son infertilité » (avis n° 113 du 10 février 2011).

Le Comité suggérait de subordonner la possibilité de transfert d’embryons post-mortem au respect de plusieurs conditions : l’homme aura dû, de son vivant, exprimer sa volonté en donnant son consentement exprès au transfert après son décès d’un embryon cryoconservé ; un délai de réflexion devra être laissé après le décès sans qu’il ait pour conséquence de rendre la naissance éventuelle d’un enfant trop éloignée du décès du père ; la filiation paternelle de l’enfant devra être assurée.

Les différentes tentatives d’ouvrir la possibilité d’un transfert d’embryon post mortem qui ont été faites lors des travaux préparatoires à l’adoption des lois du 6 août 2004 et du 7 juillet 2011 n’ont jamais abouti.

En formation contentieuse, le Conseil d’État a commencé d’évoluer. Par une décision d’assemblée du 31 mai 2016, tout en considérant que la législation française ne méconnaissait pas l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, en tant qu’elle interdit de pouvoir réaliser une insémination post mortem ou d’exporter des gamètes pour y procéder dans un autre pays, la haute juridiction a accepté d’exercer un contrôle in concreto pour déterminer si, dans la situation indiquée ci‑dessous, la mise en œuvre de la loi française ne constituerait pas une atteinte excessive aux droits garantis par la convention précitée. Il a considéré que tel était le cas en l’espèce et autorisé l’exportation de gamètes vers l’Espagne aux fins d’insémination post mortem, la requérante étant de nationalité espagnole, vivant en Espagne, pays qui autorise l’insémination post mortem.

Dans son étude du 28 juin 2018, le Conseil d’État considère que sur la question de l’assistance médicale à la procréation post mortem – c’est-à-dire l’insémination ou le transfert d’embryon – aucun argument juridique n’oriente le législateur, qui devra se prononcer en opportunité et en cohérence avec l’ensemble des règles applicables à l’assistance médicale à la procréation, en ce sens que : « l’ouverture de l’AMP aux femmes seules, rendrait difficilement justifiable de refuser une AMP post mortem à celle dont le conjoint vient de décéder alors que les embryons ou les gamètes du couple ont été conservés. (…) Si la conception d’un enfant sans père est autorisée, il paraîtrait difficile de refuser l’utilisation des embryons du couple, ou des gamètes de l’homme, alors qu’ils ont été conservés dans le cadre d’un projet parental ».

Ce cheminement de 1988 à 2018 montre donc le glissement d’une appréciation fondée sur un point de vue originellement masculin, à une appréciation mettant en avant le choix de la femme, lequel doit être pris en compte par référence au modèle, non plus d’une famille plénière au sens de l’étude de 1988, mais d’une famille telle qu’elle ressort des choix actuels de société.

 

Comparaison avec les pays voisins

L’assistance médicale à la procréation post mortem est interdite en Allemagne, en Italie et au Portugal. Elle est autorisée en Belgique, en Irlande, aux Pays-Bas, au Royaume-Uni et en Suisse.

Source : Agence de la biomédecine, Encadrement juridique international dans les différents domaines de la bioéthique, 2018

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Recommandations

Sur la possibilité d’AMP post-mortem, que ce soit par insémination ou par transfert d’embryon, le législateur devra se prononcer en cohérence avec l’ensemble des dispositions qui seront prises lors de la révision des lois de bioéthique et, notamment, avec le choix qui sera fait d’ouvrir ou non l’AMP aux femmes seules.

Si la décision était prise d’autoriser l’AMP aux femmes seules, alors, pour ce qui concerne l’AMP post-mortem il conviendrait de prendre en compte le délai entre le décès du conjoint et la réalisation de l’AMP et de de conserver la filiation paternelle, ainsi que de s’assurer qu’avant son décès, le conjoint décédé avait exprimé sa volonté de voir poursuivre le projet parental.

 

 


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IV.   L’AUTOCONSERVATION DES GAMÈTES

On peut relever trois types d’indications pour l’autoconservation des gamètes :

▪ Les autoconservations de gamètes au cours d’une prise en charge d’assistance médicale à la procréation répondent à différentes situations médicales, distinctes ou non de la préservation de la fertilité. Cette activité est stable au cours des dernières années. En 2016, 5 507 patients ont bénéficié d’une autoconservation de spermatozoïdes, 812 patientes d’une autoconservation d’ovocytes et 818 enfants sont issus d’une assistance médicale à la procréation intraconjugale réalisée avec des gamètes ou des tissus germinaux conservés en cours de prise en charge.

▪ Toute personne dont la fertilité risque d’être altérée prématurément ou par un traitement médical peut bénéficier du recueil et de la conservation, à usage autologue, de ses gamètes ou de ses tissus germinaux, soit en vue de la réalisation ultérieure d’une assistance médicale à la procréation, soit en vue de la préservation ou de la restauration de sa fertilité. Au 31 décembre 2016, 53 545 patients bénéficiaient d’une conservation de spermatozoïdes 3 292 patientes d’une conservation d’ovocytes, 637 patients d’une conservation des tissus testiculaires et 2 845 patientes d’une conservation de tissus ovariens. En 2016, 192 enfants sont issus d’une assistance médicale à la procréation intraconjugale avec des gamètes ou des tissus germinaux conservés en vue de préserver la fertilité.

▪ La possibilité technique de vitrifier des ovocytes sans dommage pour ceux-ci – les ovocytes vitrifiés ayant une qualité semblable aux ovocytes frais, même si des études divergent sur le taux de survie ovocytaire après réchauffement – a conduit à soulever la question d’une autorisation d’autoconservation aux fins de se prémunir contre l’infertilité liée à l’âge. Cette pratique est acceptée dans de nombreux pays européens, notamment en Espagne, au Royaume-Uni, en Belgique.

La loi du 7 juillet 2011 a permis l’autoconservation des gamètes du donneur n’ayant pas procréé (article L. 1244-2 du code de la santé publique). En pratique, l’intérêt de la mesure concerne les ovocytes : une femme majeure n’ayant pas procréé peut conserver pour elle-même une partie des ovocytes destinés à un don, si leur nombre le permet. Aux termes de l’arrêté du 24 décembre 2015, jusqu’à cinq ovocytes matures obtenus, la totalité est destinée au don intégral ; de six à dix ovocytes matures obtenus, cinq sont destinés au don. Pour plus de dix ovocytes matures obtenus, au moins la moitié d’entre eux seront donnés. Ce don est actuellement autorisé entre dix-huit et trente-huit ans. La loi actuelle favorise donc le don aux dépens de l’autoconservation, la donneuse étant informée de l’éventualité d’une impossibilité de conservation d’ovocytes à son bénéfice en cas d’obtention d’un nombre insuffisant de gamètes.

Il est important de noter que, bien qu’il n’y ait pas de corrélation absolue, la probabilité de grossesse dépend du nombre d’ovocytes fécondés après réchauffement.

Dans son rapport du 13 juin 2017, l’Académie nationale de médecine porte un jugement sévère sur ce dispositif, considérant qu’il peut être perçu « comme un chantage ou un leurre au détriment des donneuses motivées prioritairement par le projet de conserver des ovocytes pour elles-mêmes ». Il constate que la loi oblige « les femmes qui souhaitent conserver des ovocytes pour elles-mêmes à subir, à cause du don obligé, deux, trois, voire quatre cycles d’hyperstimulation ovarienne, là où un cycle devrait normalement suffire. ».

L’Académie nationale de médecine a donc recommandé que l’autorisation de conserver des ovocytes soit accordée dans trois circonstances : la préservation de la fertilité pour raison médicale, le don d’ovocytes et la prévention de l’infertilité liée à l’âge.

Dans son avis n° 126 du 15 juin 2017, le Comité consultatif national d’éthique a émis un avis défavorable à la proposition d’autoconservation ovocytaire des femmes pour toutes les femmes jeunes qui le demandent. Il craint de voir l’autoconservation ovocytaire présentée comme une « solution magique » au décalage de l’âge de la grossesse, c’est-à-dire comme une garantie de maternité une fois le déclin de la fertilité installé. Il souligne que, parmi les femmes jeunes, seules concernées par cette proposition, une infime minorité, celles qui n’auraient pas procréé spontanément, aura finalement besoin des ovocytes cryoconservés.

Plusieurs membres du Comité ont porté une appréciation différente de celle retenue par la majorité des membres en soulignant que la proposition d’autoconservation pourrait ne pas concerner toutes les femmes, mais seulement une minorité de femmes de plus de 35 ans ayant un désir d’enfant qu’elles ne peuvent réaliser dans un avenir proche.

Dans son étude du 28 juin 2018, le Conseil d’État recommande en toute hypothèse de supprimer l’autoconservation liée au don, instituée par la loi du 7 juillet 2011, et de traiter la question de l’autoconservation ovocytaire indépendamment de la question du don.

Dans son avis n° 129 du 18 septembre 2018, le Comité consultatif national d’éthique a une position moins tranchée que celle exprimée dans son avis n° 126. Après les résultats des États généraux de la Bioéthique, il considère que, dans les conditions actuelles, la notion de « don gratuit » et uniquement altruiste n’existe pas, puisqu’il s’accompagne, d’une part, de la possibilité d’une autoconservation des ovocytes de la donneuse, d’autre part, qu’il n’est pas possible d’estimer à l’avance le nombre et la qualité (ovocytes capables d’être fécondés) des ovocytes. C’est la raison pour laquelle le Comité, dans son avis n° 129, préconise de « séparer les deux démarches : un don gratuit et la prise en charge d’une conservation ovocytaire de précaution sous conditions. »

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Recommandations

Plusieurs facteurs peuvent expliquer le désir tardif de grossesse : la volonté de privilégier une vie personnelle et/ou professionnelle sans charge de famille ; le fait de pas avoir trouvé le compagnon qui soit également père ; d’éventuelles difficultés financières ou matérielles chez les femmes jeunes ; une organisation inadéquate de la société en termes de charge de travail, de possibilité de garderie ou de crèches, etc.

On peut considérer que la législation actuelle incite les femmes jeunes n’ayant pas eu d’enfant, pour lesquelles la probabilité d’obtenir des ovocytes fécondables est élevée, à faire un don avec autoconservation alors qu’elles ont des chances non négligeables de pouvoir procréer naturellement. Ainsi deux facteurs poussent les femmes jeunes vers le don d’ovocytes : d’une part, l’âge qui est un critère déterminant de la qualité de leurs ovocytes et de la possibilité d’obtenir des embryons implantables, d’autre part, des raisons de carrière professionnelle ou de difficultés matérielles momentanées.

Toutes ces raisons poussent vos rapporteurs à suggérer de bien distinguer le don altruiste et gratuit d’ovocytes de la possibilité d’autoconservation d’ovocytes chez la femme n’ayant pas eu d’enfant.

Vos rapporteurs insistent également sur l’absolue nécessité d’encadrer la pratique de l’autoconservation ovocytaire par certaines conditions : l’âge de la femme au moment de l’autoconservation ; ses motivations en termes de projet parental ; le risque lié à la pratique du recueil d’ovocytes ; la chance relativement faible à l’heure actuelle d’obtenir une grossesse après réchauffement des ovocytes et fécondation par ICSI ; le risque des grossesses tardives pour la mère et l’enfant. En outre, le consentement à poursuivre l’autoconservation des ovocytes devrait faire l’objet d’une confirmation périodique.

Enfin, vos rapporteurs considèrent qu’une information précise, et ceci dès l’école, sur la physiologie de la reproduction humaine et la fertilité de la femme est indispensable, car celles-ci sont trop souvent méconnues.

 


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V.   L’ASSISTANCE MÉDICALE À LA PROCRÉATION AVEC DON DE GAMÈTES

L’assistance médicale à la procréation avec don de gamètes dissocie la sexualité de la procréation et la procréation de la filiation biologique.

En l’état actuel de la législation, elle n’est accessible qu’aux couples composés d’une femme et d’un homme.

Comme l’assistance médicale à la procréation intraconjugale, elle a pour objet :

– soit de remédier à une infertilité dont le caractère pathologique a été médicalement constaté ;

– soit d’éviter la transmission à l’enfant ou à un membre du couple d’une maladie d’une particulière gravité.

L’insémination artificielle et la fécondation in vitro demandées par un couple consistent en un don unique de gamètes : spermatozoïdes dans le premier cas, spermatozoïdes ou ovocytes dans le second. Dans le cas d’accueil d’un embryon, en revanche, la conception est réalisée sans aucun gamète du couple receveur, car il s’agit des embryons surnuméraires produits dans le cadre des fécondations in vitro demandées par un autre couple.

5 % des naissances après une assistance médicale à la procréation sont obtenues avec un don de gamètes, soit de l’ordre de 1 000 à 1 300 enfants chaque année. Près de 80 % de ces naissances interviennent après un don de spermatozoïdes.

 

Évolution de l’activité d’assistance médicale à la procréation avec don

 

 

2012

2013

2014

2015

2016

Nombre d’inséminations artificielles

 Nombre d’enfants nés vivants

4 088

789

3 797

737

3 737

748

3 453

644

2 870

590

Fécondation in vitro

Nombre de transferts :

Avec don de spermatozoïdes

 Nombre d’enfants nés vivants

Avec don d’ovocytes

 Nombre d’enfants nés vivants

Avec accueil d’embryons

 Nombre d’enfants nés vivants

 

 

1 641

352

1 060

164

135

29

 

 

1 399

330

1 099

212

199

45

 

 

1 396

359

1 216

239

141

26

 

 

1 339

327

1 176

256

145

27

 

 

1 269

345

1 276

231

154

25

Source : Agence de la biomédecine, rapport médical et scientifique 2016 et 2017

 

Le don est anonyme et gratuit. Ces principes repris de la pratique des centres d’étude et de conservation des œufs et du sperme humains (Cecos) n’ont pas été remis en cause depuis 1994.

La loi du 7 juillet 2011 a permis le don de gamètes d’une personne n’ayant pas procréé. Aux termes de l’article L. 1244-2 du code de la santé publique, tel qu’il résulte de l’article 29 de la loi du 7 juillet 2011, il est proposé à cette personne de conserver une partie de ses gamètes ou de ses tissus germinaux, en vue d’une éventuelle assistance médicale à la procréation.

Si le donneur fait partie d’un couple, le consentement de l’autre membre du couple est recueilli par écrit avec celui du candidat au don. Le consentement de l’un ou l’autre peut être révoqué à tout moment jusqu’à l’utilisation des gamètes.

L’arrêté du 30 juin 2017, pris sur proposition de l’Agence de la biomédecine en application de l’article L. 2141-1 du code de la santé publique dans ses termes résultant de l’article 28 de la loi du 7 juillet 2011, a fixé les règles de bonnes pratiques cliniques et biologiques d’assistance médicale à la procréation. Les critères médicaux d’acceptabilité des donneurs de gamètes comprennent notamment :

– l’âge au moment du recueil des gamètes : de dix-huit ans à moins de trente-huit ans, s’il s’agit d’une donneuse et à moins de quarante-cinq ans s’il s’agit d’un donneur ;

– un bon état de santé général évalué par l’équipe médicale, ainsi qu’un contexte personnel compatible avec la démarche de don ;

– l’absence de risque connu de transmission de pathologies liées à des antécédents personnels ou familiaux dont la gravité fait récuser le don ;

– les conclusions satisfaisantes de l’examen clinique ;

– les résultats satisfaisants des marqueurs d’infection ;

– pour les donneurs, les caractéristiques spermatiques, initiales et après préparation spermatique et congélation, jugées satisfaisantes ;

– pour les donneuses, les résultats du bilan gynécologique avec au minimum une évaluation de la fonction ovarienne dont les résultats permettent d’envisager le don dans de bonnes conditions et l’absence d’éléments de contre-indication à la stimulation ovarienne et au prélèvement ovocytaire.

Aux donneurs n’ayant pas encore procréé, une proposition est systématiquement faite d’un entretien avec un psychiatre ou un psychologue.

La donneuse d’ovocytes est particulièrement informée des contraintes, des effets secondaires et des risques liés à la stimulation ovarienne et au prélèvement ovocytaire.

En application de l’article L. 1244-4 du code de la santé publique, il ne peut délibérément naître plus de dix enfants issus du don d’un même donneur ou d’une même donneuse.

 

Dons de gamètes de 2012 à 2016

 

 

2012

2013

2014

2015

2016

Don de spermatozoïdes

 

Nombre de donneurs acceptés dont le sperme a été congelé

244

268

242

255

363

Nombre de paillettes (**) congelées issues de donneurs acceptés dans l’année

13 490

11 837

11 316

12 038

17 841

Nombre de paillettes utilisées dans l’année

8 796

8 142

8 409

7 554

6 710

Nombre de paillettes en stock au 31 décembre de l’année

92 138

113 219

90 363

87 660

89 896

Couples receveurs

 

 

 

 

 

Nombre de demandes d’AMP avec spermatozoïdes dans l’année

2 381

2 427

2 278

2 530

2 209

Nombre de couples ayant effectué au moins une tentative d’AMP avec les spermatozoïdes d’un donneur dans l’année

2 636

2 459

2 450

2 382

1 760

Don d’ovocytes

 

Donneuses

 

Ponctions réalisées dans l’année

420

454

500

540

746*

Couples receveurs

 

Nouvelles demandes acceptées

897

1 035

871

801

931

Couples ayant bénéficié d’une AMP avec dons d’ovocytes

712

756

861

818

968

Couples en attente de don d’ovocytes au 31 décembre de l’année

2 110

2 673

2 452

2 516

2 152

(*) En 2016, parmi les 746 ponctions en vue de don, 32 ont été faites dans le cadre d’une fécondation in vitro associée à un don.

(**) Les paillettes sont de petits tubes fins dans lesquels sont conservés les échantillons de sperme après congélation.

Source : Agence de la biomédecine, rapport médical et scientifique 2016 et 2017

 

Le Plan 2017-2021 pour la procréation, l’embryologie et la génétique humaine retient l’objectif d’adapter l’activité de don de gamètes pour atteindre l’autosuffisance nationale à sa date d’échéance. Parmi les actions prévues à cette fin, figurent l’évaluation des conséquences de l’ouverture du don aux personnes n’ayant pas procréé sur le recrutement des donneurs ainsi que la poursuite, le développement et l’évaluation de l’information du public sur le don de gamètes.

Les activités cliniques et biologiques relatives aux gamètes en vue de don, à la conservation d’embryons destinés à être accueillis et à la mise en œuvre de la procédure d’accueil d’embryons ne peuvent être pratiquées que dans des organismes et établissements de santé publics ou privés à but non lucratif. 29 Cecos, implantés dans des centres hospitaliers universitaires, sont répartis sur tout le territoire.

 

Comme il a été rappelé, le consentement du partenaire de vie doit être recueilli par écrit pour permettre le don de gamètes d’une personne vivant en couple. Dans son rapport sur l’application de la loi de bioéthique, l’Agence de la biomédecine considère que « cette condition ne paraît plus d’actualité. »

L’insuffisance de gamètes issus de dons en regard du nombre des couples en attente d’une assistance médicale à la procréation avec don ne peut manquer de conduire à considérer tout formalisme comme une source d’inefficacité et à le juger « d’un autre âge ».

Toutefois, l’efficacité de tout dispositif de prélèvement ou de don d’éléments ou produits du corps humain tient pour une part au caractère irréprochable de la démarche suivie, afin d’éviter tout incident de nature à affecter son image éthique dans l’opinion. On peut penser que le don de gamètes n’y fait pas exception.

Que la personne ait procréé ou non, un donneur célibataire et un donneur vivant en couple ne se trouvent pas dans la même situation. En n’imposant plus de recueillir l’accord de l’autre membre du couple, quel surcroît d’efficacité viserait-on ? S’agirait-il de retenir le candidat au don dont le partenaire s’opposerait à sa démarche ? Si, lors de son entretien préalable au don, le candidat demande conseil sur la démarche à tenir vis-à-vis de l’information et du consentement de son partenaire, on n’imagine pas qu’il lui soit répondu, soit de taire son intention à son partenaire de vie, soit de ne pas tenir compte de son désaccord. En éludant cette question au moment de la sélection des candidats, ne risque-t-on pas de la voir surgir plus tardivement dans le processus de don, le consentement à ce dernier étant révocable à tout moment jusqu’à l’utilisation des gamètes ? Il reste sans doute de meilleure pratique de rechercher l’accord du partenaire de vie en tant que critère d’éligibilité du donneur vivant en couple.

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Recommandations

Vos rapporteurs sont favorables au maintien du consentement du conjoint ou du partenaire de vie comme préalable au don de gamètes d’une personne vivant en couple. En revanche, ce consentement ne saurait être révocable quel que soit le devenir de ce couple.

Vos rapporteurs sont également favorables à permettre, le cas échéant et sous le contrôle de l’Agence de la biomédecine, d’habiliter les centres privés à recueillir et stocker les gamètes à condition que ce soit dans les mêmes conditions matérielles, de qualité, et financières que pour les centres publics.

Vos rapporteurs estiment indispensable l’établissement d’un registre national des donneurs, voire des receveurs de gamètes. Ce registre pourrait être géré par l’Agence de la biomédecine.

Dans la mesure où des couples infertiles peuvent accueillir des embryons surnuméraires conçus par d’autres couples dans le cadre d’un projet parental avec leur consentement, il apparaît difficile et incohérent à votre rapporteur de maintenir dans la loi l’interdiction du double don de gamètes (ovocytes et spermatozoïdes).

 

Aux termes de l’article 16-8 du code civil, issu de la loi du 29 juillet 1994, « Aucune information permettant d’identifier à la fois celui qui a fait un don d’un élément ou d’un produit de son corps et celui qui l’a reçu ne peut être divulguée. Le donneur ne peut connaître l’identité du receveur ni le receveur celui du donneur. En cas de nécessité thérapeutique, seuls les médecins du donneur et du receveur peuvent avoir accès aux informations permettant l’identification de ceux-ci. »

Des dispositions similaires figurent à l’article L. 1 211-5 du code de la santé publique.

Les gamètes entrent dans le champ de cette prohibition et de son exception pour nécessité thérapeutique.

Avant l’intervention du législateur – loi du 27 juillet 1994, pour les dispositions figurant dans le code civil, et loi du 29 juillet 1994 pour celles insérées dans le code de la santé publique – l’encadrement et l’organisation de l’activité de recueil et de don de gamètes ont été le fait des Cecos. Ces centres avaient transposé les règles suivies pour la collecte et le don du sang : anonymat et gratuité. En outre, l’anonymat garantissait au couple bénéficiaire du don de gamètes son libre choix de révéler ou non à l’enfant les conditions de sa conception.

Dans son étude de 1988 « De l’éthique au droit », le Conseil d’État considérait que : « Le don de forces génétiques est doublement marqué par le fait – positif – qu’il est destiné à contribuer au projet parental d’un autre et par le fait – négatif – que le donneur n’a pas, à leur sujet, de projet parental personnel. Il devient alors essentiel de poser que le don de gamètes n’a pas, pour son auteur, de conséquences parentales relativement à l’enfant qui en est issu. L’établissement de telles relations serait l’effet d’un double contresens sur le don et, à certains égards, un double abus de confiance : la négation du projet parental auquel le don entend contribuer ; la violation de l’absence de projet parental de la part du donneur ; le don est abandon à autrui sans repentir ni risque de retour. Cette considération est le fondement de l’exclusion de l’établissement de tout lien de filiation entre le donneur et l’enfant issu de la procréation et, jointe à d’autres considérations, la justification du principe d’anonymat. L’anonymat est donc tout à la fois le gage de l’autonomie et de l’épanouissement de la famille qui se fonde et la protection loyale du désintéressement qui y contribue. La convergence de ces deux considérations, dont la première joue également en faveur de l’enfant, explique que, dans la hiérarchie des valeurs, elles l’emportent ensemble sur le prétendu droit à la connaissance de ses origines. »

En 1988, l’étude précitée reprenait donc à son compte les modalités retenues par les Cecos. Celles-ci visent :

– à l’égard du donneur : sa protection en tant que tel, son comportement altruiste ne devant induire aucune conséquence négative pour lui, ce que consacre l’article 311-19 du code civil aux termes duquel aucun lien de filiation ne peut être établi entre l’auteur du don et l’enfant issu de la procréation et aucune action en responsabilité ne peut être exercée à l’encontre du donneur ;

– à l’égard du couple : son autonomie. Il s’agit de préserver son choix de révéler ou non « un secret de famille », choix qui relève de sa vie privée ;

– à l’égard de l’enfant : son intérêt, alors compris comme résultant du bon épanouissement de sa famille – c’est-à-dire de lui-même et de ses parents et non de lui seul – sans admettre un droit propre à obtenir des informations sur la part de ses origines biologiques liée au don de gamètes qui a permis sa naissance.

Ce choix fut aussi celui du législateur, même si des critiques soulignaient le caractère pathogène, à l’égard de l’enfant, du secret relatif aux conditions de sa conception et le choix d’autorité opposant d’office une fin de non-recevoir au souhait éventuel de l’enfant d’éclairer une part de son histoire génétique.

Ce choix fut discuté lors des travaux préparatoires de la loi du 7 juillet 2011. Le projet de loi reprenait, en l’adaptant, la préconisation de l’étude du Conseil d’État intitulée « La révision des lois de bioéthique » et adoptée le 9 avril 2009. Le projet de loi tendait à permettre, à la majorité de l’enfant, l’accès, sur sa demande :

– à un premier ensemble de données non identifiantes (l’âge, l’état de santé, les caractéristiques physiques du donneur) ;

– et, sous réserve de l’accord de ce dernier, à une deuxième catégorie de données non identifiantes (sa situation familiale, sa catégorie socioprofessionnelle, sa nationalité, la motivation de son don) ou bien à des données identifiantes.

Si l’étude du Conseil d’État prévoyait une application de ce régime aux seuls dons effectués à compter de la promulgation de la loi, le projet de loi permettait, de plein droit, l’application rétroactive pour l’accès aux données non identifiantes ne requérant pas l’accord du donneur et la possibilité d’accéder, avec l’accord de celui-ci, aux données non identifiantes de la deuxième catégorie ou aux données identifiantes.

Au cours des débats, cette proposition a été supprimée et maintenu le régime d’anonymat absolu à l’égard, tant du couple ayant bénéficié du don que de l’enfant. La possibilité de lever l’anonymat à l’égard du médecin pour nécessité thérapeutique a également été maintenue.

Diverses considérations ont été avancées à l’appui de ce rejet. Il s’agissait de considérations :

– de nature éthique : le refus d’un primat donné à la dimension génétique de la filiation, « les parents ne sont pas des gamètes » ;

– et d’efficacité pratique : un risque de diminution du nombre des donneurs pouvant résulter d’une telle remise en cause des principes régissant le don.

Dans quelle mesure cette solution devrait-elle être reconsidérée aujourd’hui et pour quelles raisons ?

En premier lieu, il est techniquement possible de contourner la protection de l’anonymat du donneur, en raison de l’existence des tests génétiques en libre accès, basés sur le séquençage partiel ou complet du génome, réalisés pour convenance personnelle, notamment les tests récréatifs à visée généalogique. Ces analyses génétiques sont réalisées dans plusieurs pays, notamment aux États-Unis. Même si la pratique est interdite en France, en l’état actuel de la législation, la possibilité de séquencer le génome d’un individu à partir de l’ADN de ses cellules buccales rend ces tests très faciles à réaliser et peu coûteux.

Ainsi, paradoxalement, l’interdit contribue à récompenser ceux qui méconnaissent la loi protégeant l’anonymat du donneur et interdisant l’utilisation de tests génétiques hors du cadre qu’elle a fixé. Devant une même aspiration à disposer d’informations sur la part de ses origines génétiques liée au don de gamètes, celui qui respecte la loi ne pourra obtenir de réponse, à l’inverse de celui qui s’en affranchira.

En second lieu, on ne peut exclure une évolution du contexte juridique dans lequel s’inscrit cette question. Cette incertitude tient moins aux conséquences des stipulations de la Convention relative aux droits de l’enfant qu’à celles de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, qui consacre le droit de toute personne au respect de sa vie privée et familiale.

Dans sa formation contentieuse, contrairement à ce qu’il avait admis pour la conception d’un embryon avec les gamètes de l’homme décédé, le Conseil d’État a refusé, par un arrêt du 28 décembre 2017, d’examiner in concreto les conséquences pour le demandeur du refus de lui communiquer des informations relatives au donneur de gamètes à l’origine de sa conception. Même si cet arrêt justifie un tel refus par l’éthique qui s’attache à toute démarche de don d’éléments ou de produits du corps et qui traduit la conception française de respect du corps humain, l’interprétation qu’a donné le Conseil d’État lui-même de cette décision n’exclut pas « la possibilité de faire valoir des circonstances particulières, propres à la situation du demandeur, qui conduiraient à regarder la mise en œuvre des dispositions législatives interdisant d’accéder à ses origines comme portant une atteinte excessive aux droits protégés par la Convention ». (Conseil d’État, étude du 28 juin 2018, page 97).

On peut donc légitimement s’interroger sur la solidité désormais du régime d’anonymat absolu face aux évolutions techniques et juridiques.

Quels pourraient être les paramètres de la révision d’un tel régime et de son application aux dons (postérieurs à son entrée en vigueur) ?

La première considération tient à l’effectivité de la garantie apportée au donneur et au respect qui lui est dû. Il n’apparaît pas équitable de faire peser sur le seul donneur la charge psychologique de la réponse qu’appelle une demande de l’enfant, devenu majeur, né grâce au don de gamètes ayant permis sa conception. Seul le donneur « aurait le mauvais rôle » en cas de refus. L’accord exprès à la fourniture d’informations identifiantes à la demande de l’enfant issu du don devrait donc figurer parmi les conditions mises à la sélection des donneurs, un refus sur ce point devant entraîner la possibilité, toujours maintenue, d’une communication des données non identifiantes. Ce n’est qu’en cas de refus de celles-ci que la candidature au don serait rejetée. En cas de donneur appartenant à un couple, cet accord figurerait parmi les conditions soumises aux deux partenaires de vie.

La deuxième considération tient au respect de l’autonomie du couple bénéficiaire du don dans ses choix de vie privée. Leur décision de recourir à une assistance médicale à la procréation avec don de gamètes ne doit pas les priver de leur liberté de révéler ou non les conditions de sa conception à leur enfant. Les couples qui ont recours à l’assistance médicale à la procréation souhaitent une naissance, et, celle-ci obtenue, la liberté d’être des parents « comme les autres », assumant leur devoir mais aussi leur libre choix de déterminer ce qui est nécessaire au bon épanouissement de leur enfant et non celui de la médecine ou de la science. En ce domaine, il ne saurait exister un impératif d’ordre public sanitaire (obligation de vaccination, par exemple) ou éducatif (obligation de scolarité).

La troisième considération tient à l’enfant qui, ayant eu connaissance des conditions dans lesquelles sa conception a été rendue possible, souhaiterait accéder aux informations disponibles sur la part de son histoire génétique liée au don de gamètes. Cet accès ne pourrait intervenir qu’à sa majorité pour ne pas fragiliser et la famille de l’enfant, et la famille du donneur et l’image dans le public de l’assistance médicale à la procréation avec don de gamètes.

Un tel régime ne vaudrait que pour l’avenir.

Du point de vue éthique, la difficulté tient, en revanche, à la situation faite aux donneurs et aux couples qui avaient reçu l’assurance de l’anonymat absolu et définitif. La moins mauvaise solution serait vraisemblablement d’interroger le donneur, et son partenaire au sein du couple, pour obtenir l’autorisation de répondre à la demande d’information. Comme le souligne le Conseil d’État dans son étude du 28 juin 2018 : « Même le simple fait de réinterroger les anciens donneurs – et ainsi de les informer que leur don a permis la naissance d’un enfant devenu majeur – n’est pas dénué d’impact, alors qu’il leur avait été garanti que leur don n’emporterait aucune conséquence pour eux. »

Une telle évolution mettrait nécessairement l’accent sur une part irréductible de la dimension génétique ou biologique de la filiation. N’est-il d’ailleurs pas prévu dans les bonnes pratiques relative à l’assistance médicale à la procréation qu’« outre l’appariement résultant d’un facteur de risque relatif présent chez le donneur et le receveur, un appariement entre le couple receveur et le donneur ou la donneuse de gamètes prenant en compte les caractéristiques physiques et les groupes sanguins du couple receveur est proposé, dans la mesure du possible et si le couple le souhaite » ? Cette proposition diminue d’ailleurs de facto la probabilité de trouver parmi les donneuses et donneurs de gamètes, dont le nombre n’est pas suffisant pour satisfaire toutes les demandes, celle ou celui présentant un appariement phénotypique avec le couple receveur.

Enfin, on peut s’interroger sur les conséquences d’un tel accès aux informations identifiantes relatives aux origines génétiques quant à la possibilité même de l’accueil d’embryon. Aux termes de l’article L. 2141-5 du code de la santé publique, les couples dont les embryons sont conservés peuvent consentir à ce que ces derniers soient accueillis par un autre couple.

En 2016, les données de l’Agence de la biomédecine font état de 154 transferts d’embryons réalisés pour 138 couples receveurs ayant conduit à la naissance de 25 enfants. Dans son rapport médical et scientifique 2017, l’Agence de la biomédecine souligne que l’activité d’accueil d’embryon reste modeste, en raison notamment de « la difficulté de la démarche pour les couples concernés, au plan psychologique, à la hauteur de la représentation qu’ils ont de ces embryons conservés, qu’ils soient en situation de donner comme d’accueillir des embryons, et au plan des démarches administratives imposées au couple. »

S’agissant de frères ou sœurs génétiques de l’enfant ou des enfants du couple, issus des embryons créés pour l’assistance médicale à la procréation et ayant permis la naissance d’un ou de plusieurs enfants, « recueillis » par un autre couple, quel pourrait être le « ressenti » psychologique des parents génétiques auxquels l’un de ceux-ci, devenu majeur, issu de l’un de ces embryons « abandonnés », demanderait l’accès aux données identifiantes ?

 

Comparaison avec les pays voisins

En Belgique, en Espagne, au Portugal et en Italie, l’anonymat du don est opposable à l’enfant et l’accès aux données identifiantes est refusé.

En Allemagne, au Royaume-Uni et en Suisse, l’anonymat n’est pas opposable à l’enfant et l’accès aux données identifiantes est accordé.

Source : Agence de la biomédecine, encadrement juridique international dans les différents domaines de la bioéthique, 2018

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Recommandations

Votre rapporteur est favorable au principe d’anonymat de la donneuse ou du donneur au moment du don MAIS avec deux possibilités :

 soit la donneuse ou le donneur accepte que toute son identité soit révélée à la majorité de l'enfant à naître, si celui-ci a été averti par ses parents et s’il en formule la demande ;

 soit la donneuse ou le donneur refuse et l’enfant à naître au moment de sa majorité, ayant été averti par ses parents et s’il le demande, pourra avoir uniquement accès aux données non identifiantes (couleur des yeux, des cheveux, antécédents médicaux…) de la donneuse ou du donneur.

Votre rapporteure estime nécessaire de conditionner la recevabilité de la candidature d’un donneur à son acceptation d’une communication des données identifiantes à la majorité de l’enfant né grâce au don.

Vos rapporteurs insistent également sur la nécessité d’accompagner de façon opérationnelle les dispositions législatives si elles devaient être modifiées dans le sens indiqué ci-dessus. Dans ce cadre, il pourrait être proposé de mettre en place un registre national qui serait l’outil permettant la coordination et la gestion des donneurs de gamètes et qui pourrait contenir également les données identifiantes et non identifiantes de ces donneurs. C’est vers ce registre, géré par une structure publique nationale, que se tourneraient les personnes nées d’un don de gamètes pour obtenir les informations identifiantes ou non identifiantes de leur parent biologique en fonction du choix du donneur.

Une préoccupation importante est le suivi ou plutôt la quasi-absence de suivi, notamment médical, des donneurs. À l’heure actuelle, le signalement d’une pathologie survenant après le don au cours de la vie du donneur est fondé sur sa seule volonté de délivrer l’information. Ce sont les Cecos qui recueillent et qui collectent ce type d’information, à charge pour eux d’avertir les enfants issus de ce donneur. Cette situation n’est pas satisfaisante, notamment en termes de santé publique et un suivi médical des donneurs devrait être la règle, sans pour autant accroître la charge des Cecos et donc sans nécessiter de moyens supplémentaires.

 

Cet aspect peut être considéré comme étant hors du champ de la mission de l’OPECST, tel que prévu à l’article 47 de la loi relative à la bioéthique du 7 juillet 2011. Cependant, il a semblé important à vos rapporteurs de l’aborder rapidement, sans entrer dans le cœur des débats sociétaux, mais en restant sur une approche scientifique ou médicale.

Dans son étude de 1986, « De l’éthique au droit », le Conseil d’État avait proposé de retenir le modèle d’une famille plénière comme représentation de l’objectif au service duquel l’assistance médicale à la procréation devait être mise en œuvre pour contourner les obstacles résultant de l’infertilité médicalement constatée : « deux parents et pas un de plus, deux parents et pas un de moins. »

Cependant, cette même étude qui retenait l’assistance médicale à la procréation, par mesure de prudence eu égard à sa nouveauté, comme un remède à la stérilité d’un couple, n’excluait pas que, dans un avenir non nécessairement éloigné, la possibilité d’accéder à l’assistance médicale à la procréation puisse être étendue aux femmes seules. « Dans une période d’apparition d’une institution nouvelle, sans doute est-il plus raisonnable d’adopter la philosophie d’une procréation médicalement assistée réservée aux couples stériles. La solution contraire serait irréversible. La solution conservatoire ménage l’avenir et n’exclut pas le changement qu’une autre génération pourrait, un jour, préférer. »

Après trente ans, ce que les rédacteurs de l’étude de 1986 considéraient comme le futur est devenu, pour nous, le présent.

Sur le plan pratique, il est question d’une extension de l’assistance médicale à la procréation réalisée essentiellement par insémination artificielle. Il n’apparaît donc aucune difficulté particulière, dès lors que les gamètes offerts au don seraient disponibles en quantité suffisante, sauf un possible effet d’allongement de la liste d’attente pour bénéficier du don.

 

Sur le plan juridique, dans son étude du 28 juin 2018, le Conseil d’État constate que : « le droit ne commande (…) a priori aucune réponse à la question de la modification des critères d’accès à l’assistance médicale à la procréation ; les choix en la matière relèvent de l’appréciation souveraine du législateur. »

Quelle démarche adopter ?

Une première considération pourrait tenir à la nécessité de s’affranchir d’une démarche a priori, cherchant à catégoriser, pour s’attacher à la traduction concrète d’un tel élargissement. Il s’agira toujours d’une décision individuelle, prise dans un contexte personnel, irréductible à tout autre. Dans le colloque singulier, le praticien n’aura pas affaire aux « femmes seules voulant accéder à l’assistance médicale à la procréation », mais bien, dans chaque cas particulier, à une femme avec un contexte et une histoire, qui lui sont propres. Toute décision de recourir à l’assistance médicale à la procréation est prise dans le respect de l’autonomie du patient, c’est-à-dire après que le praticien a pu jouer pleinement son rôle d’information et de conseil. Il n’en irait pas différemment dans un champ élargi de l’assistance médicale à la procréation.

Une deuxième considération pourrait tenir à l’impossibilité de hiérarchiser les souffrances tenant au désir d’enfant non réalisé. S’il résulte d’une infertilité de caractère pathologique, l’assistance médicale à la procréation ne soignera pas, mais tendra à permettre de contourner le « blocage » physiologique, en utilisant le procédé le mieux adapté à la situation. S’il tient aux choix de vie, le « blocage » pourrait être également contourné en utilisant le procédé le mieux adapté, qui serait utilisé d’une façon identique à ce que son utilisation aurait été dans le cas d’une infertilité pathologique.

Une troisième considération pourrait tenir à la difficulté qu’il y aurait à prétendre catégoriser l’accès à l’assistance médicale à la procréation en se fondant sur l’opposition entre le désir d’enfant des parents et le bien-être de l’enfant, selon une plus ou moins grande proximité avec une norme de parenté présentée comme idéale. Il s’agit ici du « curseur » tenant aux conceptions de la vie en société, dont les auteurs de l’étude du Conseil d’État de 1986 anticipaient qu’elles évolueraient.

Ces considérations conduiraient donc à poser la question dans les termes suivants : faut-il intégrer dans le champ de l’assistance médicale à la procréation réalisée en France, une pratique d’insémination artificielle, qui peut s’exercer aujourd’hui de façon « officieuse » ou pour celles qui en ont les moyens en se rendant dans un pays limitrophe dont le régime applicable à l’assistance médicale à la procréation le permet officiellement ?

Au Royaume-Uni, selon les données de la Human Fertilisation and Embryology Authorithy, l’assistance médicale à la procréation pour les femmes seules et les couples de femmes au moyen de l’insémination artificielle représente 58 % de l’ensemble des cycles de traitement selon cette méthode : 41 % pour des femmes vivant en couple avec une autre femme, permettant 318 naissances (44 % de l’ensemble des naissances à la suite d’une insémination artificielle) et 17 % pour des femmes sans partenaire, permettant la naissance de 80 enfants (11 % de l’ensemble des naissances à la suite d’une insémination artificielle). En revanche, s’agissant de la fécondation in vitro, 2,5 % de l’ensemble des cycles de traitements ont bénéficié à des femmes déclarant une partenaire de vie féminine et 1,9 % pour des femmes sans partenaire.

 

Comparaison avec les pays voisins

L’Allemagne et la Suisse limitent l’accès à l’assistance médicale à la procréation aux couples de personnes de sexes différents pour cause d’infertilité diagnostiquée. En Italie, les célibataires n’ont pas accès à l’assistance médicale à la procréation avec don de gamètes.

Au Royaume-Uni et en Belgique, il n’existe pas de limitation légale au recours à l’assistance médicale à la procréation, les centres élaborant leurs propres critères d’accès.

L’Espagne, le Portugal et les Pays-Bas ouvrent l’assistance médicale à la procréation aux femmes célibataires ou aux couples de femmes.

Source : Agence de la biomédecine, encadrement juridique international dans les différents domaines de la bioéthique, 2018

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Recommandations

Parce qu’elle est essentiellement de motivation sociétale et non principalement scientifique, cette question sort du cadre spécifique des objectifs du présent rapport, tel que le prévoit l’article 47 de la loi relative à la bioéthique du 7 juillet 2011. Cependant, vos rapporteurs ne peuvent ignorer le contexte actuel des débats dans la société autour de ce sujet et ont relevé certains points qui leur paraissent, à ce stade, mériter l’attention du législateur.

Si l’accès de l’AMP est élargi par la loi aux couples de femmes, voire aux femmes seules, il sera nécessaire d’anticiper puis de prendre en compte un certain nombre de conséquences sur les plans législatif et juridique (secret entourant la conception de l’enfant, anonymat ou non du donneur ou de la donneuse, filiation, etc.) mais également médical et sociétal (accompagnement de la mère ou des mères d’intention, gratuité ou non de l’AMP et prise en charge par l’Assurance maladie, risque de pénurie ou non des donneurs de gamètes avec allongement de la liste d’attente, gestion de cette liste entre couples hétérosexuels infertiles, femmes seules ou en couple, etc.).

En tout état de cause, se posera la question de l’accès à l’AMP pour les couples de femmes dont l’une des partenaires est stérile, comme l’illustre le débat sur le refus par le Conseil d’État, par son arrêt du 28 septembre 2018, de renvoyer au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité sur le fondement de l’atteinte à l’égalité résultant de la différence de traitement entre un couple formé d’un homme et d’une femme et un couple de personnes du même sexe au regard de l’accès à l’assistance médicale à la procréation.

Pour toute demande d’AMP avec don de gamètes ou d’embryons, votre rapporteure insiste sur la nécessité de prévoir un entretien préalable avec une équipe pluridisciplinaire, comprenant des psychologues et pédopsychiatres, en vue de prendre en considération l’intérêt de l’enfant dont la naissance est souhaitée, de la même façon qu’en vue d’obtenir l’agrément dans la procédure d’adoption plénière.

 


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VI.   L’EMBRYON HUMAIN IN VITRO

La fécondation, c’est-à-dire la rencontre d’un spermatozoïde avec l’ovocyte (ovule), donne lieu au zygote, cellule qui comprend le patrimoine génétique des deux parents. À partir de cet état cellulaire, l’embryon est soumis à une série de divisions cellulaires donnant lieu à un doublement de la quantité de cellules ; leur nombre augmente ainsi de façon exponentielle.

L’embryogénèse est décrite par plusieurs stades majeurs :

– le stade zygote unicellulaire ;

– l’embryon devient multicellulaire par division : il est composé de deux, quatre, huit, puis seize blastomères ([8]), et est appelé morula au stade de seize cellules, quatre jours après la fécondation. Le diagnostic préimplantatoire, en cas de fécondation in vitro, est réalisé sur un embryon de six à dix cellules. Jusqu’au stade de huit cellules, chaque cellule est totipotente, c’est-à-dire qu’elle peut se développer, si elle est isolée, en un organisme entier. Les blastomères sont de taille similaire et occupent tout le volume initial du zygote (l’embryon ne croît pas pendant ces stades) ;

– au stade de la morula, au quatrième jour suivant la fécondation, il existe au moins seize cellules ;

– le blastocyste, au cinquième jour suivant la fécondation, a vu apparaître une couche cellulaire externe et une masse cellulaire interne. Les cellules prélevées sur cette dernière peuvent produire presque tous les types de cellules : ce sont des cellules souches pluripotentes. Leur prélèvement conduit à la destruction de l’embryon ;

– la nidation dans la muqueuse utérine intervient au septième jour après la fécondation. En son absence, l’embryon meurt ;

– la différenciation des feuillets ([9]) embryonnaires commence quinze jours après la fécondation, les trois types de cellules dont est constitué l’organisme humain sont présents, parmi lesquels l’ectoderme qui donnera le système nerveux central et périphérique. Le système cardio-vasculaire apparaît autour de la troisième semaine après la fécondation et se constitue à partir d’un des trois feuillets : l’ectoderme.

Ces phénomènes ne constituent pas, à proprement parler, des critères scientifiques marqueurs du « commencement de la personne humaine ».

Dans le premier avis qu’il a rendu, le 22 mai 1984, le Comité consultatif national d’éthique, a constaté que : « l’utilisation des embryons humains à des fins thérapeutiques ou scientifiques suscite de profondes et graves divergences éthiques. »

Une première conception proscrira toute intervention sur l’embryon, au nom du respect dû au processus naturel, le propre d’un embryon étant de se développer jusqu’à l’état d’être humain. Sa dignité devra donc être reconnue dès la fécondation. Pour le Comité consultatif national d’éthique, si cette conception doit être respectée, elle ne saurait justifier une interdiction générale et absolue de toute utilisation de l’embryon. En revanche, elle rend légitime l’invocation d’une clause de conscience de la part de ceux qui auraient à manipuler des embryons humains. L’article 53 de la loi du 7 juillet 2011 a ainsi institué une clause de conscience spécifique à la recherche sur l’embryon aux termes de laquelle : « Aucun chercheur, aucun ingénieur, technicien ou auxiliaire de recherche quel qu’il soit, aucun médecin ou auxiliaire médical n’est tenu de participer à quelque titre que ce soit aux recherches sur des embryons humains (…). »

À l’inverse, une deuxième conception considérera l’embryon comme « un amas cellulaire » offrant un champ d’utilisations scientifiques et thérapeutiques. Pour le Comité consultatif national d’éthique, une telle approche « maximaliste » heurterait certaines convictions représentatives du désaccord éthique persistant dans l’opinion publique, lequel ne doit pas être ignoré. C’est la raison pour laquelle il est indispensable d’encadrer l’utilisation des embryons selon les finalités poursuivies. Pour l’embryon vivant, l’expérimentation in utero sera interdite, seules des actions thérapeutiques destinées à favoriser le développement et la naissance de l’enfant seront légitimes. La mort de l’embryon ne rendra pas pour autant légitimes des utilisations industrielles ou de commerce. Seules des finalités scientifiques ou thérapeutiques seront admissibles.

Suivant une troisième conception, le régime applicable à l’embryon devra se fonder sur la reconnaissance de son caractère humain : l’embryon est ou a été une personne humaine potentielle, ce qui impose de le respecter, selon des modalités qui peuvent varier en fonction des fins poursuivies : « l’embryon ou le fœtus doit être reconnu comme une personne humaine potentielle qui est ou a été vivante et dont le respect s’impose à tous » (Comité consultatif national d’éthique, avis du 22 mai 1984).

 

 L’encadrement législatif

Le législateur ne s’est jamais attaché à définir juridiquement l’embryon. Il n’a jamais inscrit dans le droit positif la qualification de personne humaine potentielle.

 

La législation relative à l’embryon résulte d’une conciliation entre le respect dû à la dignité humaine et celui dû à la liberté individuelle, qui comprend la liberté de la recherche, compte tenu d’un état donné de la connaissance scientifique et des techniques.

Dans son étude du 28 juin 2018, le Conseil d’État a récapitulé l’évolution de l’encadrement législatif de la recherche sur l’embryon extracorporel. Cette évolution est à mettre en relation avec l’avancée des connaissances sur le développement embryonnaire.

En premier lieu, la loi du 29 juillet 1994 a interdit la recherche sur l’embryon sans aucune dérogation.

La mise en évidence des propriétés des cellules souches embryonnaires humaines puis des possibilités offertes par les cellules souches pluripotentes induites (iPSC), considérées, en l’état des connaissances, comme n’appelant pas la charge éthique liée à l’embryon, a conduit à poser la question de la réalisation de ce type de recherche en France.

Si la loi du 6 août 2004 a autorisé, à titre dérogatoire et temporaire, les recherches sur l’embryon surnuméraire conçu dans le processus de réalisation de l’assistance médicale à la procréation et donné à la recherche par le couple à l’origine de sa conception, elle l’a soumise à des conditions strictes : la possibilité de progrès thérapeutiques majeurs et l’impossibilité de les mener par une autre méthode d’efficacité comparable en l’état des connaissances scientifiques.

La loi du 7 juillet 2011 a pérennisé la dérogation autorisant les recherches sur l’embryon. La finalité de ces recherches a été étendue aux progrès médicaux majeurs et non plus seulement thérapeutiques. L’impossibilité de parvenir au résultat escompté par une recherche ne recourant pas aux embryons doit être établie.

En raison de contentieux apparus sur l’appréciation de la pertinence des méthodes alternatives permettant de ne pas avoir recours à l’embryon, la loi du 6 juillet 2013 a institué un régime d’autorisation encadrée de la recherche sur les embryons non transférables. À ce titre, il revient à l’Agence de la biomédecine d’autoriser les protocoles de recherche qui répondent à quatre conditions :

– la pertinence scientifique ;

– la finalité médicale, le critère des progrès médicaux majeurs ayant été abandonné. Dans son avis n° 112 du 21 octobre 2010, le Comité consultatif national d’éthique avait relevé que sur le plan scientifique et médical, une telle restriction risquait d’avoir paradoxalement pour effet de freiner les avancées de la recherche : « Une recherche en génétique qu’on aurait décidé de limiter durant les cinquante dernières années qui ont suivi la découverte de l’ADN aux seules approches présumées prévisibles et utiles de thérapie génique, n’aurait probablement pas pu donner naissance aux bouleversements en matière de connaissances et d’applications imprévisibles que nous avons connus » ;

– l’absence d’alternative en l’état des connaissances ;

– le respect des principes éthiques protégeant l’embryon.

L’Agence de la biomédecine a donc la responsabilité d’autoriser les protocoles de recherche après vérification du respect des conditions scientifiques et éthiques. Elle a créé un collège d’experts scientifiques en charge d’évaluer les aspects scientifiques des dossiers de demandes d’autorisation, en particulier au regard des conditions posées par le législateur.

Parallèlement à l’expertise scientifique, la mission d’inspection de l’Agence de la biomédecine établit un rapport sur les conditions matérielles et techniques de la recherche envisagée : qualification du personnel, conditions de transport, modalités de conditionnement et sécurité des personnes.

Le conseil d’orientation de l’Agence de la biomédecine donne son avis sur la demande d’autorisation.

Les autorisations sont publiées au Journal Officiel.

S’agissant de l’objet, de la pertinence et de la finalité de la recherche, le dossier de demande d’autorisation impose au candidat de préciser :

– l’existence d’autorisations délivrées préalablement à la demande en cause ;

– le positionnement de la recherche par rapport à l’état des connaissances scientifiques, son originalité, sa valeur ajoutée ;

– le programme dans lequel s’inscrit le protocole de recherche ;

– la méthodologie et les techniques envisagées, en précisant notamment le nombre et les caractéristiques des embryons utilisés ;

– les objectifs fixés et les résultats attendus ;

– les échéances prévues, la durée envisagée et les principales étapes ;

– la faisabilité compte tenu de la durée, des ressources techniques et humaines, et également compte tenu de la pérennité de l’organisme et de l’équipe de recherche et de son financement ;

– la bibliographie relative au projet ;

– le devenir envisagé des embryons au terme de la recherche.

Le dossier de demande d’autorisation doit comporter en outre tout élément permettant de justifier que la recherche s’inscrit dans une finalité médicale et qu’en l’état des connaissances scientifiques elle ne peut être menée sans recourir à des embryons.

L’Agence de la biomédecine assure la tenue d’un registre des embryons utilisés à des fins de recherche : tous les embryons utilisés sont identifiés.

Dans son rapport sur l’application de la loi de bioéthique, l’Agence de la biomédecine indique avoir autorisé 18 protocoles de recherche sur l’embryon depuis la fin de leur interdiction en 2004. Parmi ces recherches, certaines avaient notamment pour objet :

– l’établissement de modèles d’études physiopathologiques des hémopathies malignes liées à des déséquilibres et instabilités génétiques constitutionnelles (recherche de 2006 à 2012) ;

– l’étude des relations entre l’épigénome et la qualité embryonnaire et le milieu environnemental (recherche autorisée en 2016) ;

– l’identification des biomarqueurs moléculaires impliqués dans la régulation des embryons préimplantatoires humains : approche transcriptomique (recherche achevée) ;

– les caractéristiques génétiques de l’embryon humain préimplantatoire : analyse du profil de méthylation de gènes soumis à empreinte parentale (recherche de 2008 à 2011) ;

– l’étude de la dynamique des changements épigénétiques au cours du développement préimplantatoire de l’embryon humain en utilisant l’inactivation du chromosome X comme processus modèle (recherche de 2007 à 2011) ;

– l’étude de la compensation de dose entre les sexes au cours du développement embryonnaire humain dans des contextes physiologiques et pathologiques (recherche autorisée en 2017) ;

– l’investigation des conséquences d’un dysfonctionnement mitochondrial sur le développement embryo-fœtal humain, les moyens de les prévenir et de les traiter (recherche autorisée en 2016) ;

– l’analyse des effets du peptide FEE cyclique sur le développement préimplantatoire des embryons dans l’espèce humaine (recherche autorisée en 2017).

 

 

 

 La limite temporelle pour la culture de l’embryon in vitro

Dans son avis n° 112 du 21 octobre 2010, le Comité consultatif national d’éthique avait regretté à nouveau l’absence de fixation, par le législateur, d’une quelconque limite temporelle à la culture de l’embryon in vitro aux fins de recherche. Il relevait qu’au Royaume-Uni, pays ouvert aux possibilités de recherches sur l’embryon, la loi a fixé le délai maximum de quinze jours de développement in vitro, stade auquel apparaissent les premiers phénomènes de différenciation cellulaire qui vont conduire à l’émergence du système nerveux.

Dès 2001, le Comité consultatif national d’éthique avait proposé de retenir le délai maximal de sept jours, stade auquel l’embryon est devenu capable, s’il est transféré, de s’implanter dans le corps de la mère. Il concevait la fixation d’une telle limite comme une marque de respect pour l’embryon en tant que personne humaine potentielle. Il appelait le législateur à retenir cette limite.

Du point de vue technique, les recherches récentes menées au Royaume-Uni ont démontré la possibilité de cultiver l’embryon in vitro pour une durée d’au moins treize jours, à l’occasion de recherches relatives à la dynamique de l’embryogénèse et aux pathologies de l’implantation.

Dans son étude du 28 juin 2018, le Conseil d’État suggère de fixer une durée maximale de culture in vitro et considère qu’il serait plus efficient que le législateur s’en saisisse plutôt que l’Agence de la biomédecine sous le contrôle, in fine, du juge administratif.

Dans son rapport sur l’application de la loi de bioéthique, l’Agence de la biomédecine estime que « cette question de la durée de culture autorisée pourrait se poser bientôt en France, des équipes de recherche étant en capacité de mettre en œuvre les techniques précédemment décrites. L’enjeu de connaissance sur le développement embryonnaire est considérable ».

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Recommandations

Vos rapporteurs sont favorables à élargir dans la loi le délai de culture in vitro des embryons destinés à la recherche à 14 jours, correspondant approximativement au début de la différenciation du système nerveux central et périphérique à partir de l’ectoderme.

La recherche ne devra pouvoir être entreprise et réalisée que sur des embryons surnuméraires conçus par AMP dans le cadre d’un projet parental puis cédés, à la suite d’un renoncement de celui-ci, par les parents dans un but de recherche.

Ces embryons destinés à la recherche ne pourront aucunement être réimplantés et seront donc détruits une fois atteint le délai autorisé.

 

Situation dans les pays voisins

Au Royaume-Uni, les recherches sur les embryons surnuméraires jusqu’à quatorze jours de développement sont autorisées ainsi que la création d’embryons pour la recherche ne pouvant être réalisée avec des embryons surnuméraires.

En Belgique, la recherche ne peut intervenir que sur des embryons de moins de quatorze jours de développement. La création d’embryons pour la recherche est permise lorsque l’objectif poursuivi ne peut être atteint avec des embryons surnuméraires.

Aux Pays-Bas, la recherche sur l’embryon permet leur développement in vitro jusqu’à quatorze jours. La création d’embryon pour la recherche sur l’infertilité, l’assistance médicale à la procréation ou les maladies héréditaire est admise.

En Espagne, la recherche sur l’embryon est possible jusqu’à quatorze jours, la création d’embryon pour la recherche étant interdite.

En Allemagne, en Suisse, en Irlande, la recherche sur l’embryon est interdite. Elle est autorisée au bénéfice de l’embryon au Portugal et en Italie.

Source : Agence de la biomédecine, Encadrement juridique international dans les différents domaines de la bioéthique, 2018

 

 Les embryons surnuméraires

La mise au point de la cryoconservation a permis un transfert différé de l’embryon dans le corps de la mère. Cela a répondu au souhait de ne pas imposer une hyperstimulation ovarienne avant un nouveau transfert d’embryon suite à l’échec d’une grossesse, compte tenu des taux de réussite de la fécondation in vitro, qui demeurent faibles.

Les embryons congelés sont :

– soit des embryons en attente d’un transfert ultérieur pour un nouveau recours à l’assistance médicale à la procréation, en cas d’échec de la première grossesse ou afin de répondre au souhait d’un autre enfant ;

– soit des embryons « surnuméraires » au sens strict, les membres du couple ne manifestant plus de désir d’enfant ou ne remplissant plus les conditions mises au bénéfice de la fécondation in vitro.

Quant à leur devenir, les embryons en attente d’un transfert ultérieur seront :

– après décongélation : soit développés in vitro et implantés dans l’utérus, soit détruits avant l’implantation, dans l’hypothèse où une anomalie grave apparaîtrait ou en cas d’interruption de développement in vitro, soit détruits après un diagnostic préimplantatoire révélant la présence des mutations génétiques justifiant la réalisation de ce diagnostic ;

– ou bien deviendront des embryons surnuméraires.

La loi autorise la cessation de la conservation des embryons qui ne sont pas transférés.

La responsabilité de décider du sort des embryons surnuméraires appartient aux deux membres du couple génétiquement à leur origine.

Ils peuvent accepter d’offrir les embryons surnuméraires ou une partie d’entre eux pour la réalisation d’une fécondation in vitro au bénéfice d’un autre couple. Si ces embryons n’ont pas été accueillis dans un délai de cinq ans, il est mis fin à leur conservation.

S’ils ne sont pas donnés en vue de leur accueil par un autre couple, il est mis fin à la conservation des embryons :

– soit à la suite de la volonté expresse des deux membres du couple ;

– soit après une demande en ce sens en réponse à l’interrogation annuelle du centre ayant réalisé la fécondation in vitro ;

– soit à la suite d’un don d’embryons à la recherche, ce qui entraînera nécessairement leur destruction au terme de la recherche et, en tout état de cause, du délai légal.

En pratique, les membres du couple peuvent choisir de ne pas prendre une position expresse en ne répondant pas au questionnement annuel. Ce silence entraînera la cessation de la conservation des embryons par le centre en charge de celle-ci après une durée de conservation d’au moins cinq ans. La cessation de la conservation interviendra également si le couple se sépare ou si l’un de ses membres décède, les conditions mises à la réalisation d’une assistance médicale à la procréation n’étant plus remplies.

Au 31 décembre 2016, 223 836 embryons congelés étaient conservés dans les centres d’assistance médicale à la procréation en France. 72,5 % des couples avaient alors confirmé par écrit leur projet parental.

 

Conservation d’embryons au 31 décembre 2016

 

 

Total

Dont projet parental en cours

Dont abandon du projet parental

Dont défaut de réponse ou désaccord du couple

Embryons conservés

223 836

160 442

29 620

33 774

Couples dont les embryons étaient en conservation

74 387

53 947

9 447

10 993

Source : Agence de la biomédecine, rapport médical et scientifique 2017

 

Dans son rapport sur l’application de la loi de bioéthique, l’Agence de la biomédecine souligne l’absence de disposition législative relative à la cessation de la conservation des embryons proposés à la recherche, lorsqu’ils n’ont pas été inscrits ou utilisés dans un protocole à cette fin. Moins de 10 % des 20 000 embryons proposés à la recherche et conservés dans les centres d’assistance médicale à la procréation sont effectivement utilisés.

Les centres d’assistance médicale à la procréation souhaiteraient pouvoir mettre fin à leur conservation, passé un délai de cinq ans, comme il est prévu pour les embryons ne s’inscrivant plus dans un projet parental ou destinés à l’accueil sans avoir pu être accueillis.

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Recommandations

Il apparaît nécessaire à vos rapporteurs de se préoccuper dans le cadre de la loi du devenir des embryons congelés qui n’ont pas été réimplantés au cours d’un projet parental et, en particulier, de fixer un délai maximal de conservation de ces embryons.

 

 Les recherches biomédicales au titre de l’assistance médicale à la procréation

L’article 155 de la loi de modernisation de notre système de santé du 26 janvier 2016 a rétabli un régime d’encadrement des recherches menées dans le cadre de l’assistance médicale à la procréation : « des recherches biomédicales menées dans le cadre de l’assistance médicale à la procréation peuvent être réalisées sur des gamètes destinés à constituer un embryon ou sur l’embryon in vitro vivant ou après son transfert à des fins de gestation, si chaque membre du couple y consent ». Ces recherches sont régies par les dispositions relatives aux recherches impliquant la personne humaine prévues aux articles L. 1121-1 et suivants du code de la santé publique.

Dans son rapport sur l’application de la loi de bioéthique, l’Agence de la biomédecine indique qu’aucune recherche n’a encore été autorisée à ce titre.

Cependant des explorations préimplantatoires réalisées aux fins d’amélioration de l’implantation des embryons pourraient être envisagées au regard de ce dispositif.

En effet, le taux d’anomalies chromosomiques prédictives d’échec de la fécondation in vitro augmente également avec l’âge maternel : faible de vingt-six à trente ans, il est multiplié par 3 entre trente et un ans et trente-quatre ans, par 4 entre trente-cinq et trente-sept ans, par 5 de trente-huit ans à quarante ans et par 10 de quarante et un ans à quarante-deux ans.

La possibilité de réaliser un caryotype (comptage des chromosomes) préimplantatoire, afin d’écarter de l’implantation ou de la conservation les embryons comptant plus ou moins de quarante-six chromosomes, permettrait de réduire les échecs de la fécondation in vitro. Les modalités de celle-ci ne seraient pas changées, sauf le prélèvement cellulaire sur l’embryon pour analyse au troisième ou au cinquième jour.

Cet élargissement de l’indication du diagnostic préimplantatoire à la détection des aneuploïdies (nombre supérieur ou inférieur à 46 chromosomes) pourrait être soumis à des conditions d’âge de la femme, ou d’antécédents de fausses couches ou d’échecs d’implantation.

Dans son rapport sur l’application de la loi de bioéthique, l’Agence de la biomédecine suggère qu’une évaluation scientifique de l’efficacité de ce type de diagnostic et de son innocuité devrait guider la réflexion.

Dans son étude du 28 juin 2018, le Conseil d’État estime nécessaire de conduire une étude biomédicale aux fins d’apprécier l’opportunité médicale d’une extension du champ du diagnostic préimplantatoire, faute de travaux suffisamment randomisés.

Une telle étude pourrait porter sur le diagnostic des seules aneuploïdies affectant la viabilité de l’embryon, afin d’éviter les échecs répétés d’implantation.

Recommandations

Dans l’attente des résultats des études biomédicales menées actuellement, votre rapporteur ne voit aucune raison de légiférer immédiatement.

 


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VII.   LES CELLULES SOUCHES HUMAINES

Une cellule totipotente permet le développement d’un individu complet et de ses annexes (placenta et membranes) indispensables à la survie intra-utérine. Ainsi en est-il de l’œuf fécondé (zygote) et des cellules de l’embryon jusqu’au stade de huit cellules. Au-delà, la totipotence disparaît.

Une cellule souche est une cellule indifférenciée, issue de l’embryon, du fœtus ou de l’adulte. Elle est capable :

– dans certaines conditions, de se différencier en cellules plus spécialisées ;

– et d’autre part, de se multiplier à l’identique (auto-renouvellement), capacité qui permet de maintenir en permanence une réserve de cellules de même type.

Les différents types de cellules souches sont caractérisés par les types cellulaires auxquels elles peuvent donner naissance :

– les cellules souches pluripotentes permettent de former tous les tissus de l’organisme. Il s’agit des cellules souches embryonnaires (Embryonic Stem Cells ESC) présentes dans la masse cellulaire interne de l’embryon au stade blastocyste (du cinquième au septième jour après la fécondation) ;

– les cellules souches pluripotentes induites (Induced Pluripotent Stem Cells iPSC) sont obtenues en reprogrammant une cellule somatique (c’est-à-dire non germinale) différenciée vers un état de pluripotence. Les lignées cellulaires ainsi obtenues présentent des propriétés très proches de celles des cellules souches embryonnaires et sont capables de se différencier in vitro en tout type cellulaire ;

– les cellules souches multipotentes, dans les tissus fœtaux ou adultes, peuvent donner naissance à plusieurs types de cellules, mais sont déjà engagées dans un programme tissulaire spécifique. Par exemple, les cellules souches hématopoïétiques de la moelle osseuse adulte et du sang de cordon fœtal sont à l’origine des cellules sanguines (globules rouges, globules blancs et plaquettes) ;

– les cellules unipotentes forment un seul type de cellules différenciées, par exemple les kératocytes de la peau ou les hépatocytes du foie.

 Les cellules souches embryonnaires

Ces cellules peuvent s’auto-renouveler indéfiniment et donner naissance à l’ensemble des types cellulaires de l’organisme. Elles proviennent d’embryons congelés obtenus au cours d’une fécondation in vitro, puisqu’il est interdit de créer un embryon aux fins de recherche (article L. 2151-2 du code de la santé publique).

Dans son avis n° 112 du 21 octobre 2010, le Comité consultatif national d’éthique relevait : « À ce jour, la plupart des recherches sur les cellules souches d’origine embryonnaire menées en France dans le cadre de la loi de 2004 n’ont pas été réalisées sur des cellules isolées d’embryons surnuméraires détruits dans notre pays après échec de l’AMP. Elles ont été menées – en vertu de la dérogation d’importation apportée par le législateur – sur des lignées de cellules en culture, isolées à partir d’embryons détruits plusieurs années auparavant dans d’autres pays, dans des conditions correspondant aux conditions requises en France pour la destruction d’embryons conçus dans le cadre de l’AMP, et pour lesquelles le couple a donné son consentement libre et informé à une utilisation des cellules pour la recherche. »

Il est donc possible d’explorer les caractéristiques des cellules embryonnaires et de les utiliser pour les recherches scientifiques sans être obligé de les extraire de nouveaux embryons.

Cette possibilité ne trouve pas de traduction dans le régime encadrant la recherche sur les cellules souches embryonnaires, laquelle relève expressément depuis la loi du 7 juillet 2011, d’un régime unique des recherches sur l’embryon et les cellules souches embryonnaires.

Comme dans le cas de la recherche sur l’embryon, les protocoles de recherche sont autorisés par l’Agence de la biomédecine après vérification du respect des conditions posées par la loi. Ainsi qu’il a été indiqué précédemment, depuis la loi du 6 août 2013, ces conditions visent :

– la pertinence scientifique de la recherche ;

– la finalité médicale de la recherche fondamentale ou appliqué ;

– en l’état des connaissances scientifiques, l’impossibilité de mener la recherche sans recourir aux cellules souches embryonnaires ;

– le respect des principes éthiques relatifs à la recherche sur l’embryon.

Pour être importées, les lignées de cellules souches embryonnaires doivent avoir été obtenues dans le respect des principes éthiques fondamentaux prévus aux articles 16 à 16-8 du code civil, relatifs à la primauté de la personne et à l’interdiction de toute atteinte à sa dignité, à l’inviolabilité du corps humain, au consentement de la personne, à l’interdiction de toute atteinte à l’intégrité de l’espèce humaine, à la non-patrimonialité du corps humain, à la gratuité du don, à l’interdiction de la maternité de substitution, au respect de l’anonymat.

Le dossier de demande d’autorisation d’importation à des fins de recherche impose au demandeur de répondre à plusieurs questions relatives aux aspects éthiques : à sa connaissance, les cellules souches embryonnaires humaines, pour lesquelles la demande d’importation est faite, ont-elles été obtenues dans le respect des principes éthiques fondamentaux des articles 16 à 16-8 du code civil ? Le don de ces cellules à la recherche est-il gratuit ? Est-il anonyme ? Le pays qui exporte les cellules importées en France dispose-t-il d’une législation encadrant l’assistance médicale à la procréation ? Dans l’affirmative, ce pays permet-il le don à des fins de recherche de cellules souches embryonnaires humaines issues d’une assistance médicale à la procréation et ne faisant plus l’objet d’un projet parental ? Les lignées de cellules souches embryonnaires objet de la demande d’importation sont-elles issues d’embryons conçus in vitro dans le cadre d’une assistance médicale à la procréation ? Le consentement du couple ou du membre survivant de ce couple à ce que l’embryon, dont sont issues les cellules, fasse l’objet de recherches a-t-il été obtenu au préalable ? Les lignées objet de la demande d’importation sont-elles inscrites au registre des National Institutes of Health (NIH) ou UK Stem Cells Bank ?

Les autorisations sont publiées au Journal Officiel.

Dans son avis du 16 février 2016 relatif aux cellules souches pluripotentes induites, le conseil d’orientation de l’Agence de la biomédecine indiquait qu’à cette date, 65 protocoles de recherche avaient été autorisés à partir de lignées cellulaires issues de cellules souches embryonnaires humaines produites en France ou importées.

 Ces recherches visent à caractériser les cellules souches embryonnaires normales, à comprendre les mécanismes de l’acquisition ou de la perte de la pluripotence cellulaire, à modéliser des pathologies en comparant des cellules souches embryonnaires issues d’embryons malades et des cellules souches embryonnaires issues d’embryons sains, à proposer des stratégies de « criblage médicamenteux » et à améliorer les techniques de cultures cellulaires.

 

Exemples de recherches autorisées par l’Agence de la biomédecine actuellement en cours sur les cellules souches embryonnaires humaines

▪ L’étude de la différenciation hématopoïétique avec modélisation in vitro d’hémopathies malignes à partir de cellules souches embryonnaires humaines.

▪ L’étude des potentialités des cellules épithéliales respiratoires issues de cellules souches embryonnaires humaines dans le traitement de la mucoviscidose.

▪ L’étude des anomalies génétiques des cellules souches embryonnaires humaines (inventaire, marqueurs et facteurs favorisants).

▪ La différenciation de la lignée de cellules souches embryonnaires humaines H9 pour l’étude de la permissivité des hépatites humaines.

▪ La maîtrise de la différenciation des cellules souches embryonnaires humaines en cellules souches hémangioblastiques et l’étude de leurs potentialités dans le cadre des greffes et à des fins transfusionnelles.

▪ La spécification cardiaque des cellules souches embryonnaires humaines : vers une thérapie cellulaire de l’insuffisance cardiaque.

▪ L’étude de la reprogrammation des cellules sénescentes vers la pluripotence.

▪ La signature des origines de réplication et la compétence à la réplication des cellules souches embryonnaires humaines en auto-renouvellement ou induites en différenciation.

▪ La thérapie cellulaire des maladies du foie avec des hépatocytes générés à partir de cellules souches embryonnaires humaines de grade GMP ([10]).

▪ L’étude des mécanismes impliqués dans la dystrophie myotonique de type 1 (ou maladie de Steinert) et l’identification de composés permettant un intérêt thérapeutique potentiel pour cette maladie.

▪ La modélisation in vitro de la neurofibromatose de type 1 à des fins d’études physiopathologiques et thérapeutiques.

▪ L’étude de l’utilisation de la progénie neurale des cellules souches embryonnaires humaines pour la compréhension et le traitement des troubles neuro-développementaux de l’enfant et de l’adolescent.

▪ Les cellules souches embryonnaires humaines pour l’exploration des mécanismes de toxicité chronique : application aux lignages musculaires et neuraux.

▪ L’étude de la thérapie cellulaire de l’épiderme à partir de kératinocytes dérivés de cellules souches embryonnaires humaines.

▪ L’étude de la dérivation de cellules souches embryonnaires humaines en photorécepteurs : applications thérapeutiques pour les pathologies rétiniennes.

▪ L’étude des rôles physiopathologiques de la protéine APC (Adenomatous Polyposis Coli) à l’aide de cellules souches embryonnaires humaines.

▪ La translation vers l’application clinique de la thérapie cellulaire de la maladie de Huntington à partir de cellules striales dérivées de cellules souches embryonnaires humaines.

▪ L’étude des mécanismes physiopathologiques de la maladie de Huntington et de vecteurs de thérapie génique ou composés présentant un intérêt thérapeutique potentiel pour cette maladie.

▪ L’étude des cellules musculaires précurseurs dérivées de cellules souches embryonnaires humaines pour définir de nouvelles stratégies thérapeutiques pour les pathologies musculaires génétiques et acquises.

▪ Les mécanismes génétiques de la spécification cardiaque des cellules souches embryonnaires humaines : étude de l’inactivation du chromosome X.

▪ L’étude comparative des mécanismes de régulation de la pluripotence naïve dans les cellules souches embryonnaires humaines et les iPSC.

▪ L’identification de cellules souches mésodermiques, produites à partir de cellules souches embryonnaires humaines, capables de générer des cellules endothéliales et mésenchymateuses fonctionnelles.

▪ L’étude de l’industrialisation de la bio-production et de la qualification de cellules souches embryonnaires humaines pour la création de médicaments de thérapie cellulaire.

Source : Agence de la biomédecine, 2018

 

Des essais de thérapies cellulaires à partir de cellules souches embryonnaires humaines différenciées en d’autres types cellulaires sont en cours en ce qui concerne :

– les cellules de la rétine pour lutter contre la dégénérescence maculaire liée à l’âge (essais aux États-Unis et au Royaume-Uni) et les cellules épithéliales pigmentaires de la rétine pour lutter contre la dystrophie maculaire de Stargardt ;

– les kératinocytes pour traiter les ulcères cutanés associés à la dépranocytose (travaux précliniques en France) ;

– les cellules cardiaques : une greffe de ce type de cellules a été réalisée en France en 2014 ;

– les cellules du pancréas pour restaurer la production d’insuline à long terme.

Il est cependant difficile, même après plus de quinze ans d’efforts de recherche, d’obtenir à partir de cellules souches embryonnaires humaines des cellules différenciées de type « adulte » fonctionnelles.

Certaines publications récentes dans des journaux à fort point d’impact rapportent des résultats d’intérêts thérapeutiques majeurs :

– démonstration que des cardiomyocytes issus de cellules souches embryonnaires humaines sont fonctionnels in vivo (activité électrique), succès de la différenciation de cellules souches embryonnaires humaines en neurones auditifs (surdité), premiers résultats de différenciation en cellules épithéliales respiratoires ;

– confirmation de l’obtention de neurones moteurs capables d’envoyer des prolongements axonaux sur de très longues distances et de s’intégrer dans un réseau fonctionnel (un espoir pour les lésions de la moelle épinière). Il faut noter que trois de ces quatre études ont utilisé exclusivement des cellules souches embryonnaires humaines et non des iPSC.

Insistons sur le fait qu’il s’agit là d’études pré-cliniques et que plusieurs étapes de faisabilité et de tests seront nécessaires avant l’utilisation de ces produits cellulaires en clinique.

Dans son étude du 28 juin 2018, le Conseil d’État admet la préoccupation tendant à distinguer le régime applicable aux recherches conduites sur l’embryon surnuméraire et, en vue de son assouplissement, celui encadrant les recherches conduites sur les lignées de cellules souches embryonnaires humaines déjà existantes « qui résultent de dérivations successives et sont souvent communes à de nombreux laboratoires dans le monde afin de faciliter la comparabilité des résultats ».

Un assouplissement vers un régime déclaratif, assorti de la traçabilité des lignées de cellules souches embryonnaires et des cellules différenciées qui en sont dérivées, ainsi que de la transparence garantie par une publication au Journal Officiel permettrait de tenir compte de la différence entre, d’une part, la recherche sur l’embryon ou la création de nouvelles lignées de cellules souches embryonnaires, qui conduisent à la destruction de l’embryon et d’autre part, les recherches menées à partir de lignées de cellules souches embryonnaires existantes et établies ne disposant pas des propriétés leur permettant de reproduire un nouvel organisme.

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Recommandations

Vos rapporteurs rejoignent les conclusions de l’étude menée par le Conseil d’État sur le sujet à savoir la distinction nette entre :

 d’une part, la recherche sur l’embryon vivant ou l’obtention de lignées cellulaires à partir des embryons surnuméraires, conçus dans le cadre d’un projet parental et proposés par les parents avec une visée de recherche, pour laquelle un encadrement strict est indispensable ;

 d’autre part, la recherche sur des lignées embryonnaires connues et établies, pour laquelle un assouplissement des procédures de contrôle serait bienvenu.

Même si des retards ont été accumulés ces dernières années par la France dans le domaine de la recherche sur l’embryon et les cellules souches embryonnaires, il semble actuellement crucial, étant donné les enjeux en termes de connaissances scientifiques mais également de potentiel thérapeutique, d’établir les conditions promouvant ce type de recherche dans notre pays. Bien entendu les protocoles de recherche, toujours encadrés, devront être soumis aux principes bioéthiques du respect de la dignité humaine et n’auront en aucun cas une finalité reproductive ou de clonage.

 

 Les cellules souches pluripotentes induites (Induced Pluripotent Stem Cells iPSC)

Selon le rapport de l’Agence de la biomédecine et de l’Académie des technologies sur la production de cellules souches à usage thérapeutique du 5 décembre 2017, trois domaines d’utilisation apparaissent prometteurs :

– la création de modèles in vitro de maladies humaines pour de nouveaux médicaments. L’utilisation de cellules iPSC obtenues à partir de cellules facilement accessibles (peau, sang), dont les tissus sont capables de s’auto-renouveler, ouvre deux voies nouvelles : la médecine personnalisée, les cellules d’un malade donné pouvant être étudiées, et l’obtention de modèles in vitro des maladies génétiques ;

– la production d’organoïdes en trois dimensions pour modéliser les interactions entre différents types cellulaires ;

– la thérapie régénératrice. Une utilisation à titre autologue évite toute réponse immunitaire de rejet. Elle permet donc de faire l’impasse sur le traitement par les immunosuppresseurs. Les risques potentiels tiennent aux possibles altérations génétiques en rapport avec la reprogrammation et la longue période de mise en culture. Le champ principal d’application concerne les maladies génétiques, comme alternative à la thérapie génique. En médecine régénératrice à titre allogénique, l’avantage principal tient également à la possibilité d’une source illimitée de cellules « réparatrices ». Les risques d’altération génétique et de mutation tenant à la durée de culture sont identiques à ceux rencontrés dans l’utilisation des cellules iPSC autologues. Cependant, le caractère allogénique entraînant cette fois une réponse immunitaire nécessite l’apport d’immunosuppresseurs.

En 2014, un essai clinique autologue a été engagé au Japon, puis arrêté en raison de mutations génétiques, dans le traitement de la dégénérescence maculaire liée à l’âge, des cellules prélevées chez le patient étant reprogrammées, redifférenciées en cellules de la rétine avant de lui être réinjectées. Cet essai a repris en 2016 en utilisant des cellules iPSC allogéniques.

En France, l’infrastructure nationale d’ingénierie des cellules souches et des tissus INGESTEM, coordonnée par l’INSERM, réunit cinq équipes de chercheurs dont l’objectif est d’utiliser les techniques de reprogrammation cellulaire pour construire des modèles de pathologies humaines et de médecine régénérative. Deux axes sont développés :

– les études physiopathologiques et pharmaco-génomiques pour tester les nouvelles thérapies ;

– le potentiel thérapeutique des iPSC en immuno-oncologie et en médecine régénératrice via la greffe de cellules, de tissus ou d’organes construits par bio-ingénierie.

Le régime juridique applicable aux cellules iPSC est celui des cellules issues du corps humain. La recherche fondamentale relève d’un régime déclaratif, les prélèvements doivent avoir été consentis préalablement et leur finalité de recherche n’avoir suscité aucune opposition après information. La recherche clinique relève évidemment du régime des recherches organisées et pratiquées sur l’être humain en vue du développement des connaissances biologiques ou médicales. Ce régime repose sur le respect des principes éthiques, dont la primauté de l’intérêt des personnes qui se prêtent à la recherche, sur des conditions d’expérience du médecin assurant la direction de la recherche, après avis favorable du comité de protection des personnes et une autorisation de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé.

 

 Les cellules multipotentes

Les cellules souches utilisées en thérapeutique sont les cellules de la moelle osseuse. Ces cellules sont de deux types :

– les cellules souches hématopoïétiques (CSH) qui se différencient en chacune des variétés de cellules sanguines ;

– les cellules souches stromales mésenchymateuses (Mesenchymal Stem Cells MSC), capables de se différencier en d’autres types cellulaires que les cellules du sang.

Les CSH ont été également retrouvées dans le sang périphérique, dans le sang de cordon ombilical et dans le sang placentaire. Dans le sang périphérique, les CSH sont mobilisables pour une utilisation thérapeutique après induction par des facteurs de croissance hématopoïétique.

a) Les CSH

Les CSH peuvent produire les cellules sanguines : globules rouges, globules blancs et plaquettes et sont capables d’auto-renouvellement.

Les principales indications de la greffe des CSH sont les leucémies, les myélomes et les lymphomes non hodgkiniens.

Les greffes autologues, pour lesquelles les cellules du patient sont prélevées avant son traitement anti-cancéreux et lui sont réinjectées après celui-ci, n’entrent pas dans le champ de compétence de l’Agence de la biomédecine. Malgré l’absence d’exhaustivité du recueil des données d’activité de greffe autologue – un quart des activités ne sont pas saisies – il apparaît qu’en 2016, 3 322 greffes réalisées ont été déclarées pour 3 198 patients. Dans la presque totalité des cas, le greffon a été constitué de cellules souches hématopoïétiques issues du sang périphérique. L’âge moyen des patients est de 53 ans, les myélomes et les lymphomes demeurant les indications majeures d’autogreffes.

L’allogreffe de CSH obtenues à partir d’un donneur sain HLA ([11])-compatible avec le patient receveur vise deux objectifs :

– le remplacement du système hématopoïétique et du système immunitaire du patient ;

– un effet anti-tumoral.

Le donneur HLA compatible est d’abord recherché dans la fratrie. La probabilité de le trouver est d’une chance sur quatre.

En l’absence d’un tel donneur, l’équipe médicale de greffe peut choisir un donneur non apparenté parmi ceux inscrits sur le registre international de volontaires au don de CSH géré par l’Agence de la biomédecine pour la France. La probabilité d’y trouver un donneur HLA totalement compatible avec le receveur est très variable, allant de 1 sur 10 000 à 1 sur plusieurs dizaines de millions en fonction du génotype HLA du patient receveur.

Moins de 27 000 donneurs étaient inscrits sur le registre français des donneurs volontaires de CSH fin 2016 alors que l’Allemagne en comptait près de 3,5 millions et que le nombre total de donneurs volontaires inscrits sur les registres internationaux est de près de 31 millions.

Si un donneur volontaire de CSH non apparenté totalement HLA compatible avec le patient receveur n’est pas disponible sur les registres internationaux, il est possible de s’orienter, en fonction de l’âge du patient et de sa pathologie, vers :

– soit un donneur volontaire avec un taux de compatibilité plus faible avec le receveur ;

– soit une allogreffe de sang placentaire, dont la naïveté immunologique autorise un certain degré d’incompatibilité HLA entre le donneur et le receveur ;

– soit enfin une allogreffe à partir d’un donneur familial à moitié compatible (greffe haplo-compatible) assortie d’un traitement post-greffe particulier pour détruire les lymphocytes les plus agressifs du greffon. Le prélèvement est effectué chez un membre de la famille présentant au moins un des deux haplotypes HLA du patient (frères ou sœurs non HLA identiques, parents, oncles ou tantes, cousins ou cousines germains).

 

L’activité d’allogreffe en 2017

En 2017, 1 902 greffes de cellules souches hématopoïétiques (moelle osseuse, sang périphérique ou sang placentaire) ont été réalisées chez 1 872 patients : 904 greffes avec un donneur apparenté et 998 greffes avec un donneur non apparenté.

Les greffes non apparentées, majoritaires depuis 2007, sont passées de 58,2 % à 52,5 % des allogreffes réalisées entre 2013 et 2017. Le développement des greffes haplo-identiques (375 greffes en 2017, soit 41,5 % des greffes apparentées) explique l’augmentation progressive du nombre total des greffes apparentées.

Le nombre de greffes dites géno-identiques (donneur identique de la fratrie du patient) est en baisse constante (de 700 en 2014 à 522 en 2017), probablement en partie en raison du vieillissement des patients greffés, et donc de leur fratrie, dans lesquelles les contre-indications au don sont plus fréquentes.

Parmi les greffes non apparentées, la proportion de greffes réalisées à partir d’un donneur adulte volontaire est en progression depuis 2009, tandis que la proportion de greffes réalisées à partir de sang placentaire diminue.

Depuis dix ans, la source principale de greffons allogéniques reste le sang périphérique : 71,8 % en 2017 contre 53,6 % en 2008.

L’âge moyen des patients est en augmentation (52 ans en 2017 contre 48 ans en 2012, hors prise en compte des patients de moins de dix-huit ans). 51,2 % des patients adultes allogreffés en 2017 ont plus de 55 ans, contre 40,1 % en 2012.

Les indications d’allogreffes sont globalement identiques, que le donneur soit apparenté ou non. Les hémopathies malignes représentent 91,9 % des indications de greffe familiale et 94,4 % des indications de greffe non apparentée. Les quatre principales indications restent la leucémie aiguë myéloblastique (41,3 %), la leucémie aiguë lymphoblastique (14,5 %), la myélodysplasie (10 %) et les lymphomes non hodgkiniens (8,3 %)

Source : Agence de la biomédecine, rapport médical et scientifique 2017

En France, le traitement par CSH est placé sous le contrôle de l’Agence de la biomédecine. L’Agence de la biomédecine gère le registre France Greffe de Moelle.

Ce registre comprend trois fichiers :

– le fichier des donneurs volontaires de cellules souches hématopoïétiques et de cellules mononucléées du sang périphérique ;

– le fichier des unités de sang placentaire ;

– le fichier des patients en attente d’une greffe de cellules souches hématopoïétiques sur le territoire français ou à l’étranger.

 

Le registre national France Greffe de Moelle

 

 

2012

2013

2014

2015

2016

2017

Donneurs inscrits

206 471

221 460

235 486

248 671

263 343

278 125

dont nouveaux donneurs inscrits dans l’année

20 455

20 256

21 591

22 621

23 506

20 866

Unités de sang placentaire enregistrées

35 103

31 230

33 519

34 115

35 103

36 191

Patients devant recevoir une greffe ayant fait l’objet d’une recherche de donneur compatible

20 602

22 396

23 408

24 426

25 349

26 071

dont pris en charge en France (patients nationaux)

1 681

1 870

1 817

1 805

1 843

1 818

dont pris en charge à l’étranger (patients internationaux)

18 921

20 526

21 591

22 621

23 506

24 253

Patients nationaux greffés avec des donneurs non apparentés

967

897

927

929

967

926

Dont avec des donneurs nationaux

137

133

144

115

137

122

Dont avec des donneurs internationaux

830

764

783

814

830

804

Source : Agence de la biomédecine, rapport médical et scientifique 2016 et 2017

 

Le plan pour la greffe de cellules souches hématopoïétiques 2012-2016 avait retenu plusieurs objectifs : l’augmentation du nombre de prélèvements et d’allogreffes, l’inscription de 10 000 nouveaux donneurs non apparentés nets par an sur le registre ; un nombre de donneurs inscrits à la fin de 2015 de 240 000 ; un taux de couverture de 35 % des besoins en greffons nationaux. L’objectif de 240 000 donneurs a été atteint à la mi-2015, tandis que le nombre de donneurs inscrits au registre n’a pas permis d’atteindre le taux de couverture de 35 % des besoins en greffons nationaux.

Le plan pour la greffe de cellules souches hématopoïétiques 2017-2021 retient un objectif global de 310 000 donneurs volontaires inscrits sur le registre à la fin de 2021, soit un recrutement de l’ordre de 18 000 donneurs par an, afin d’obtenir 10 000 donneurs nets inscrits, compte tenu du taux de retrait du registre observé ces dernières années. Pour répondre aux besoins exprimés par les professionnels, l’objectif est, en 2021, un recrutement de donneurs jeunes (75 % de nouveaux donneurs de moins de trente ans), pour 50 % de sexe masculin, d’origine géographique variée et pour 40 % d’entre eux présentant de nouveaux phénotypes HLA.

Le plan prévoit le typage HLA des nouveaux donneurs et des patients inscrits sur le registre France greffe de moelle systématiquement par séquençage de l’ADN.

 

 L’encadrement du prélèvement de cellules souches hématopoïétiques

La loi du 7 juillet 2011 a aligné le régime applicable au prélèvement de CSH issues du sang périphérique sur celui applicable aux cellules prélevées de la moelle osseuse.

L’article L. 1241-1 du code de la santé publique prévoit que le prélèvement en vue de don à des fins thérapeutiques est soumis aux conditions suivantes :

– le donneur est informé des risques qu’il encourt et des conséquences éventuelles du prélèvement ;

– le donneur exprime son consentement devant le président du tribunal de grande instance ou le magistrat désigné par lui qui s’assure que le consentement est libre et éclairé ;

– son consentement est révocable sans forme et à tout moment.

Par dérogation à l’interdiction de tout prélèvement de cellules en vue de don sur une personne vivante mineure prévue à l’article L. 1241-2 du code de la santé publique, l’article L. 1241-3 du même code permet, en l’absence d’autre solution thérapeutique :

– un prélèvement de CSH de la moelle osseuse ou du sang périphérique sur un mineur au bénéfice de son frère ou de sa sœur ;

– un prélèvement de CSH de la moelle osseuse, à titre exceptionnel, sur un mineur au bénéfice de son cousin germain ou de sa cousine germaine, de son oncle ou de sa tante, de son neveu ou de sa nièce.

Les conditions du prélèvement sont les suivantes :

– chacun des titulaires de l’autorité parentale reçoit une information préalable sur les risques encourus et les conséquences éventuelles du prélèvement ;

– chacun des titulaires de l’autorité parentale exprime son consentement devant le président du tribunal de grande instance ou un magistrat désigné par lui ;

– le consentement est révocable sans forme à tout moment ;

– un comité d’experts délivre l’autorisation, après s’être assuré au préalable que tous les moyens ont été mis en œuvre pour trouver un donneur majeur compatible pour le receveur et que le mineur a été informé du prélèvement envisagé en vue de lui permettre d’exprimer sa volonté, s’il y est apte. Le refus du mineur fait obstacle au prélèvement.

Dans son rapport sur l’application de la loi de bioéthique, l’Agence de la biomédecine suggère plusieurs adaptations de ce dispositif :

– une mise en cohérence entre l’article L. 1221-6 du code de la santé publique, prohibant toute modification des caractéristiques du sang d’un mineur en vue de don, et l’article L. 1241-3 du même code, permettant le prélèvement de CSH sur un mineur à partir du sang périphérique, principale modalité, aujourd’hui, des prélèvements. Or, dans ce cas, comme on l’a vu plus haut, le prélèvement est précédé de l’injection de facteurs de croissances hématopoïétiques afin de mobiliser les cellules souches de la moelle osseuse pour qu’elles passent dans le sang ;

– un élargissement du prélèvement sur mineur au bénéfice de la mère et du père, non visés actuellement à l’article L. 1241-3 du code de la santé publique. Or, le développement de la greffe intrafamiliale haplo-identique peut conduire à des situations de don au bénéfice des parents ;

– un réexamen de la règle qui impose que tout donneur de CSH, majeur ou mineur, apparenté ou non apparenté, exprime son consentement devant le président du tribunal de grande instance qui s’assure au préalable du caractère libre et éclairé de cette expression. L’Agence de la biomédecine suggère de supprimer ce passage pour les donneurs non apparentés, qui représentent plus de la moitié des dons, s’agissant de donneurs exclusivement majeurs, engagés dans une démarche volontaire et altruiste, sans lien avec le receveur, ce qui exclut le risque d’éventuelles pressions existant dans un don intrafamilial.

Dans son étude du 28 juin 2018, le Conseil d’État reconnaît l’intérêt de permettre un don de CSH d’un mineur vers l’un de ses parents, compte tenu du développement de la greffe intrafamiliale haplo-identique et admet qu’en cas de don d’un donneur inscrit au registre France Greffe de moelle, l’expression du consentement devant le président du tribunal de grande instance n’est pas indispensable, en raison de l’impossibilité d’exercer une pression à l’égard de ce donneur.

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Recommandations

Vos rapporteurs sont favorables à l’assouplissement des conditions d’expression du consentement du donneur de CSH adulte non apparenté inscrit sur le registre national. En effet, la démarche volontaire et altruiste ainsi que l’absence totale d’interaction entre le donneur et le receveur rendent superflue l’expression du consentement du donneur devant le président du tribunal de grande instance.

 

En revanche, l’extension de la possibilité de don de CSH par un mineur à tous ses parents, même si elle se conçoit parfaitement sur le plan médical, étant donné l’efficacité thérapeutique des allogreffes haplo-identiques, pose un problème juridique. En effet, le parent (mère ou père) malade est également un des détenteurs de l’autorité parentale qui doit exprimer son consentement devant le président du tribunal de grande instance. Il est ainsi en quelque sorte « juge et partie » et dans ce cas l’absence de pression vis-à-vis du donneur pourrait être difficile à prouver.

 

b) Les cellules souches stromales mésenchymateuses (Mesenchymal Stem Celles MSC)

Les cellules souches mésenchymateuses sont des cellules multipotentes capables d’auto-renouvellement et pouvant se différencier en plusieurs types cellulaires comme les cellules de cartilage, les cellules osseuses ou les cellules musculaires.

Des essais cliniques de thérapie cellulaire utilisant des cellules souches mésenchymateuses autologues ou allogéniques sont en cours, notamment pour la réparation des tissus lésés du myocarde après un infarctus ou de la peau après brûlure.

Depuis 2012, la plateforme EcellFrance a pour mission le développement de thérapies cellulaires fondées sur l’utilisation des cellules souches mésenchymateuses adultes. Les maladies ciblées sont l’arthrose, la sclérose en plaques, la nécrose de la tête fémorale, les accidents vasculaires cérébraux, l’infarctus du myocarde, les brûlures radio-induites, la sclérodermie, l’insuffisance cardiaque, les lésions du cartilage, la discopathie dégénérative, le choc septique, la polyarthrite rhumatoïde, l’ischémie critique des membres inférieurs, l’ulcère veineux de la jambe et la maladie de Crohn.


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VIII.   LES NEUROSCIENCES

Au sein du système nerveux, le cerveau assure l’ensemble des fonctions cognitives. Avec de l’ordre de 85 milliards de neurones chez l’humain, le cerveau produirait de l’ordre de cent millions de milliards de signaux par seconde. Il comporte des cellules gliales ne véhiculant pas d’information mais essentielles au fonctionnement des neurones, en nombre similaire à celui des neurones. L’ensemble neurones-cellules gliales-vaisseaux est indissociable du point de vue anatomique et fonctionnel.

L’apparition des techniques d’imagerie cérébrale a permis de passer d’une étude uniquement post mortem à une étude du cerveau vivant. Jusqu’aux années 1970, l’étude de l’activité neuronale était permise grâce au recueil des signaux électriques (électro-encéphalogramme) ou au suivi des modifications du débit sanguin cérébral. En 1971, le scanner cérébral a permis de visualiser les structures cérébrales avec une bonne résolution en reconstruisant son image par des programmes informatiques en trois dimensions à partir de données recueillies en coupes axiales. En 1981, l’imagerie par résonance magnétique (IRM) a permis de visualiser les structures cérébrales avec une meilleure résolution que le scanner et, à la différence de ce dernier, ne nécessite pas une exposition aux rayons X. L’IRM peut, pour une région cérébrale définie, via l’étude des variations du débit sanguin, renseigner sur l’activité neuronale, laquelle correspond à une hausse du débit. On parle d’IRM fonctionnelle (IRMf). La tomographie à émission de positrons (PETscan), première technique d’imagerie fonctionnelle découverte dans les années 1970, a trouvé une utilisation plus récente qui consiste à étudier spécifiquement les taux de neurotransmetteurs permettant la communication inter-neuronale, comme la sérotonine et la dopamine.

Les neurosciences ont montré qu’il existait une relation entre certaines fonctions cognitives et la topographie anatomique du cerveau. En outre, le cerveau est capable d’adaptation et de réorganisation, par exemple pour suppléer des neurones défaillants, d’où l’importance de considérer d’éventuels « effets collatéraux » de la mise en œuvre des dispositifs invasifs.

La neuro-imagerie est un outil dont la finalité vise, à la fois, la recherche pour le développement des connaissances sur le fonctionnement du cerveau, mais aussi des applications diagnostiques et thérapeutiques.

Présentant les enjeux scientifiques des neurosciences, l’Institut multi-organismes (ITMO) « Neurosciences, sciences cognitives, neurologie, psychiatrie » de l’Alliance pour les sciences de la vie et de la santé (Aviesan) met en avant le défi majeur des neurosciences consistant à analyser et intégrer la complexité du système nerveux afin de comprendre les bases neurales des fonctions cognitives supérieures et des comportements. Modéliser le « code neural » permettra de comprendre la manière dont l’interaction fonctionnelle des neurones entre eux et avec leur environnement produit les fonctions supérieures telles que la perception et la cognition.

L’étude des interactions entre gènes et environnement, qui interviennent également à toutes les étapes du fonctionnement du système nerveux et contribuent à sa plasticité au cours du temps, est intégrée à la compréhension et la modélisation du « code neural ». Cette approche intégrée vise prioritairement à :

– établir le rôle respectif des facteurs génétiques et épigénétiques dans le développement du système nerveux ;

– analyser les caractéristiques des cellules souches neurales ;

– comprendre la dynamique et la plasticité du neurone, de la synaptogénèse et des assemblées neuronales au cours du développement, à l’âge adulte, au cours du vieillissement et dans les pathologies neuropsychiatriques.

Quant à la traduction thérapeutique des découvertes fondamentales, des choix de stratégies médicales apparaissent à mesure de l’évolution technologique. Étant donné l’absence de molécules efficaces dans le domaine des maladies neurodégénératives, il a pu être constaté que « devant les difficultés qu’implique la recherche de nouveaux médicaments contre la maladie d’Alzheimer, il est tentant de soutenir essentiellement des travaux sur la description biologique de la maladie et la mise au point de biomarqueurs, y compris pour prédire son avènement chez des personnes non encore touchées. Cette dernière option n’est pas sans poser une question importante : quel serait l’impact sur ces personnes à qui l’on sera peut-être en mesure, dans un délai plus ou moins court, d’indiquer qu’elles ont une très forte probabilité de développer une maladie d’Alzheimer dans les dix prochaines années de leur vie, tout en sachant qu’il n’existe pas de traitement efficace au moment de cette annonce ? Il serait plus raisonnable de porter les efforts sur la recherche de nouveaux médicaments avant de faire du prédictif. La plupart des médicaments conçus pour traiter les maladies psychiatriques ont été découverts entre 1950 et 1980 alors que notre connaissance du fonctionnement cérébral était encore très rudimentaire. » (Bernard Meunier, L’innovation thérapeutique : évolutions et tendances, Leçon inaugurale prononcée au Collège de France le 6 novembre 2014).

 

a)     Les outils non invasifs

Le retour neuronal (neurofeedback) réalisé en utilisant l’électro-encéphalogramme ou l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) consiste à rendre l’individu conscient de son activité cérébrale en vue d’apprendre à la modifier en fonction des situations ou de sa pathologie. Les champs thérapeutiques sont les troubles déficitaires de l’attention avec hyperactivité (TDAH), les troubles de l’apprentissage, les affections psychiatriques ou neurologiques, comme les déficits après accident vasculaire cérébral, la maladie de Parkinson, l’épilepsie, etc.

Les techniques d’interface cerveau-ordinateurs non invasives (dites brain-computer interfaces, BCIs) consistent en des dispositifs enregistrant l’activité du cerveau et la traduisant en signaux, captés et analysés par des programmes informatiques. Ces techniques sont utilisées notamment pour permettre de communiquer au moyen de la commande d’un ordinateur à des personnes paralysées ou souffrant de syndrome d’enfermement (locked-in syndrome).

Les techniques dites de stimulation magnétique transcrânienne (transcranial magnetic stimulation, TMS) consistent à créer un champ magnétique autour du crâne, qui influe sur l’activité électrique des neurones corticaux jusqu’à une profondeur d’environ 3,5 centimètres à l’intérieur du crâne, affectant des fonctions cognitives et motrices. La stimulation électrique transcrânienne directe consiste, elle, à appliquer de faibles courants électriques sur le crâne. Selon la polarité du courant, on obtient une augmentation ou une diminution de l’excitabilité neuronale. Les applications thérapeutiques concernent, en psychiatrie, la dépression, la schizophrénie, en neurologie, le traitement de la douleur.

b)     Les outils invasifs

La stimulation cérébrale profonde consiste à implanter des microélectrodes profondément dans certaines zones du cerveau et à les relier à un stimulateur réglable placé sous la peau. Elle est utilisée pour traiter les mouvements anormaux dans la maladie de Parkinson, la maladie de Gilles de la Tourette ou certains cas d’épilepsie. Après avoir été expérimenté pour des affections psychiatriques, comme les dépressions majeures ou les troubles obsessionnels compulsifs, le procédé a été étendu aux situations d’addiction ou d’état végétatif chronique.

Les techniques d’interface cerveau-ordinateurs (BCIs) peuvent devenir invasives dans le cas d’un enregistrement intracrânien de l’activité du cerveau.

La thérapie cellulaire consiste à greffer des cellules souches embryonnaires afin qu’elles se différencient en cellules neuronales et remplacent les neurones atteints. Le champ thérapeutique concerne la maladie d’Alzheimer ou la maladie de Parkinson ou les suites d’accidents vasculaires cérébraux.

La mise en œuvre de ces techniques, dès lors qu’elles sont utilisées dans le cadre de la recherche appliquée à des personnes, relève d’abord de la loi relative à la protection des personnes qui se prêtent à la recherche, fondée sur l’adaptation du régime de protection selon que la recherche comporte :

– soit une intervention lourde sur la personne, non réalisée dans le cadre de la prise en charge habituelle de la pathologie considérée ;

– soit des interventions ne comportant que des risques et des contraintes minimes ;

– soit des techniques non interventionnelles qui ne comportent aucun risque ni contrainte ;

– soit des situations au cours desquelles tous les actes sont pratiqués et les produits utilisés de manière habituelle.

Aucune recherche ne peut être effectuée si elle ne se fonde pas sur des connaissances scientifiques solides et argumentées et sur une expérimentation préclinique suffisante, si le risque prévisible encouru par la personne qui se prête à la recherche est hors de proportion avec le bénéfice escompté pour elle ou l’intérêt de la recherche ou encore si la recherche ne vise pas à étendre la connaissance scientifique de l’être humain et les moyens susceptibles d’améliorer sa condition.

La recherche ne peut être mise en œuvre qu’après l’avis favorable d’un comité de protection des personnes.

Comme l’a rappelé le Comité consultatif national d’éthique dans son avis du 12 décembre 2013, la façon la plus rigoureuse et la plus objective d’évaluer le rapport bénéfices/risques à long terme du recours aux techniques de neuro-amélioration serait de conduire des études prospectives en double aveugle et avec allocation aléatoire versus placebo.

 

Deux aspects différents sont à prendre en considération quant à l’utilisation des outils précités en dehors du champ médical : la question du détournement de la finalité d’utilisation de l’outil et, en matière d’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle, la surinterprétation des résultats.

– Le détournement de finalité recouvre la question de l’utilisation des dispositifs non invasifs pour l’augmentation de la performance, le jeu ou la relaxation et même l’utilisation des dispositifs pour augmenter la perception sensorielle.

Dans son avis du 12 décembre 2013, le Comité consultatif national d’éthique a insisté sur le fait que l’utilisation de techniques biomédicales en vue d’une neuro-amélioration peut d’abord consister en la prise de médicaments. Il peut s’agir d’anxiolytiques, d’antidépresseurs ou d’inhibiteurs de la cholinestérase, mais surtout de stimulants cognitifs, tels que le méthylphénidate ou le modafinil. Leurs indications médicales respectives sont, pour le premier, le traitement du trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité de l’enfant et de l’adolescent, pour le second, l’hypersomnie diurne de la narcolepsie. Chez les personnes en bonne santé, leur effet permet, pour le premier, une consolidation de la mémoire à long terme, sans effet sur l’attention, l’humeur ou les fonctions exécutives et, pour le second, une amélioration de l’attention, le maintien de l’éveil, la mémoire.

Les dispositifs de retour neuronal (neurofeedback) sont accessibles, en ce qui concerne l’utilisation d’électroencéphalogramme, en dehors d’indications médicales, pour le jeu ou la relaxation. Selon le Comité consultatif national d’éthique, les études chez les sujets non malades ont montré une augmentation de certaines capacités cognitives, comme la mémoire à court terme, l’apprentissage, les capacités visio-spatiales, les performances sportives.

Si l’utilisation des dispositifs neuro-améliorateurs invasifs à des fins autres que médicales est en théorie concevable, elle ne paraît pas du domaine de la mise en œuvre effective dans un futur proche.

– La surinterprétation des résultats est un risque particulièrement dénoncé en ce qui concerne l’IRMf. Celle-ci permet de visualiser l’activation de certaines zones du cerveau lors de l’exécution de diverses tâches motrices, sensorielles, cognitives et émotionnelles. Elle ne mesure pas directement l’activité des neurones, mais un signal correspondant aux modifications métaboliques associées à cette activité, dit signal BOLD (Blood Oxygenation Level Dependent). « Le signal BOLD sur lequel repose la méthode d’IRMf est un reflet indirect de l’activité neuronale, ne se détachant du bruit de fond [de l’activité cérébrale] qu’après des mesures répétées et nécessitant des manipulations complexes pour être transformé en image. Il en résulte que l’image finale n’est pas une photographie de l’activité neuronale et que sa signification individuelle est faible. » (Comité consultatif national d’éthique, avis n° 112 du 23 février 2012).

Aux fins d’encadrer les usages des outils techniques dans le domaine des neurosciences, l’article 45 de la loi du 7 juillet 2011 a prévu que : « les techniques d’imagerie cérébrale ne peuvent être employées qu’à des fins médicales ou de recherche scientifique, ou dans le cadre d’expertises judiciaires. Le consentement exprès de la personne doit être recueilli par écrit préalablement à la réalisation de l’examen, après qu’elle a été dûment informée de sa nature et de sa finalité. Le consentement mentionne la finalité de l’examen. Il est révocable sans forme et à tout moment. »

Si ce dispositif se voulant protecteur – il résulte de la transposition à l’emploi des techniques d’imagerie cérébrale de l’encadrement strict prévu pour les examens des caractéristiques génétiques – a été critiqué, c’est en raison de son incohérence, en tant qu’il autorise également l’utilisation des techniques d’imagerie cérébrale dans les expertises judiciaires. La volonté de donner aux résultats de ces techniques une valeur de preuve scientifique – alors qu’elles en sont dépourvues ou que des doutes sérieux existent quant à leur fiabilité – à l’appui d’une atténuation de responsabilité ou d’une présomption de culpabilité, apparaît critiquable dès lors que les résultats d’imagerie ne peuvent être directement extrapolés en termes d’état psychologique ou mental, par exemple au moment des faits ayant motivé l’accusation.

Dans son étude du 28 juin 2018, le Conseil d’État n’estime pas nécessaire de revenir sur les dispositions précitées. Elles n’ont pas donné lieu à des dérives et ont été utiles dans les procédures pénales pour abus de faiblesse ou de vulnérabilité. Selon lui, une modification pourrait éventuellement consister à retenir une définition large « des techniques d’enregistrement de l’activité cérébrale » pour tenir compte des évolutions technologiques et à préciser les finalités de leur utilisation à titre judiciaire : évaluer un préjudice, établir l’existence d’un trouble psychique ou neuropsychique.

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Recommandations

Vos rapporteurs estiment qu’en l’état actuel de la législation, il demeure un risque d’emploi abusif, quant à leur valeur prédictive réelle et étayée, des techniques d’imagerie cérébrale fonctionnelle dans le cadre des expertises judiciaires et que le texte actuel de la loi manque de cohérence.

Ils incitent à ce que soient mieux précisés le cadre et la finalité de ces explorations à l’occasion de la prochaine révision des lois de bioéthique en reprenant, notamment, les conclusions des travaux de l’OPECST de 2012 ainsi que le texte adopté en première lecture par la commission spéciale de l’Assemblée nationale dans le cadre de la procédure d’examen parlementaire de ce qui est devenu la loi de juillet 2011.

Les techniques utilisées dans les recherches en neurosciences, eu égard à leur impact potentiel sur le corps et sur la personnalité, relèvent évidemment du questionnement éthique et de ses principes traditionnels – absence de malveillance et respect de l’autonomie.

S’agissant d’un domaine de recherche parvenu désormais au stade des essais sur les personnes, il entre, comme il a été souligné précédemment, dans le champ de la loi relative à la protection des personnes qui se prêtent à des recherches biomédicales.

Ce double constat n’a pas dissuadé le législateur de 2011 de vouloir ajouter à cet encadrement une disposition qui témoignerait solennellement de sa reconnaissance des potentialités ouvertes par les neurosciences et, partant, de leur indispensable encadrement par la loi relative à la bioéthique. La difficulté de l’exercice tenait nécessairement à l’anticipation de ce qui pourrait devenir une pratique « de routine » dans un domaine encore marqué par une grande part de recherche en vue de l’acquisition des connaissances, eu égard à la complexité du cerveau.

 

C’est la raison pour laquelle, outre la disposition mal comprise et critiquée relative à l’utilisation de l’imagerie médicale hors du champ médical et de la recherche, la loi du 7 juillet 2011 n’a pu traduire son intention qu’au moyen de trois dispositions « organisationnelles » :

– l’extension de la mission de veille éthique du Comité consultatif national d’éthique au progrès des neurosciences (article 48 de la loi). À ce titre, deux avis ont été rendus, respectivement, sur les enjeux éthiques de la neuroimagerie fonctionnelle (avis n° 116 du 23 février 2012) et sur le recours aux techniques biomédicales en vue de « neuro-amélioration » chez la personne non malade (avis n° 122 du 12 décembre 2013) ;

– le renvoi à un arrêté du ministre chargé de la santé de la définition des bonnes pratiques applicables à la prescription et à la réalisation des examens d’imagerie cérébrales à des fins médicales en tenant compte des recommandations de la Haute autorité de santé (article 45 de la loi). La prise d’une telle mesure réglementaire est subordonnée à un travail préalable des sociétés savantes ;

– l’élargissement, aux questions de neurosciences, de la mission d’information permanente du Parlement et du Gouvernement confiée à l’Agence de la biomédecine, avec la possibilité donnée aux responsables de celle-ci de demander à être entendus par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques si le développement des connaissances et des techniques dans le domaine des neurosciences est susceptible de poser des problèmes éthiques nouveaux (article 50 de la loi). L’Agence de la biomédecine a constitué un comité de pilotage composé d’experts français pour définir les axes de réflexion autour desquels articuler un rapport annuel. Les thèmes retenus furent en 2013, l’imagerie cérébrale : information du patient ; en 2014, l’état des connaissances sur le développement des traitements pharmacologiques de l’autisme ; en 2015-2016, la correction du handicap par les interfaces cerveau-machine. Ces contributions ont été intégrées dans les rapports annuels d’activité de l’Agence de 2013 et 2014 et dans le rapport sur le développement des connaissances et des techniques de 2017.

Dans son rapport sur l’application de la loi de bioéthique, l’Agence de la biomédecine a émis le souhait d’être déchargée « de domaines plus éloignés de ses compétences techniques et sans lien direct avec les produits du corps humain, telles l’évaluation des activités liées aux nanobiotechnologies ou l’information sur le développement des connaissances et des techniques dans le domaine des neurosciences ou l’élaboration d’un référentiel permettant d’évaluer la qualité des tests génétiques en accès libres ».

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Recommandations des rapporteurs

Prenant en compte les arguments développés par l’Agence de la biomédecine ainsi que l’information sur les conséquences éthiques du développement des connaissances et des techniques dans le domaine des neurosciences, qu’elle fournit, force est de constater leur faible valeur ajoutée ou spécificité par rapport à la veille éthique confiée au Comité consultatif national d’éthique dans ce même domaine. Il serait en conséquence possible de décharger l’Agence de la biomédecine de cette tâche, que l’on peut considérer comme redondante par rapport à celle confiée au Comité précité.

 

 


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IX.   LA LOI RELATIVE À LA BIOÉTHIQUE ET LES INNOVATIONS TECHNOLOGIQUES

L’encadrement des activités médicales et de recherche par la loi relative à la bioéthique peut être conçu de différentes façons. Le choix d’un tel « modèle » peut ainsi opposer :

– une approche empirique, qui laisse toute sa place à la dynamique propre à la recherche et aux différences dans les conceptions de vie, au nom de l’autonomie de l’individu. Dans une telle approche, la solution apportée aux questionnements éthiques intervient plutôt au cas par cas, en dernier ressort sous le contrôle du juge.

– une autre approche, qui consistera en un modèle plus « directif », fixant a priori des limites, modèle témoignant en quelque sorte d’une forme de suspicion à l’égard des risques de dérive de l’autonomie de l’approche empirique précitée.

Dans la pratique, aucun modèle n’est idéal et chacun comporte une part d’encadrement a priori et une marge d’initiative laissée aux différentes parties prenantes. En pratique, il s’agit plutôt de fixer l’emplacement du « curseur » entre ces conceptions extrêmes.

L’encadrement des activités médicales et de recherche relève donc de plusieurs démarches complémentaires.

Il est nécessaire d’en distinguer trois niveaux.

Une première démarche consiste dans la fixation de principes fondamentaux qui traduisent une vision de l’individu et de la vie en société.

Ce socle de principes est voué à durer, étant entendu que sa force tient sans doute moins à la solennité de sa proclamation même qu’à la profondeur réelle de l’adhésion qu’il suscite dans la société, pour la plus grande part possible de ses membres. Mais même une proclamation solennelle peut recouvrir une indifférence manifeste à son égard dans les réflexions et les conduites individuelles.

Dans son étude du 28 juin 2018, le Conseil d’État met en évidence « le point d’équilibre actuel du système français : ce dernier apparaît reposer sur une conception particulière du corps humain, découlant de l’importance accordée au principe de la dignité de la personne humaine. Cette conception s’incarne dans les principes de respect, d’inviolabilité et d’extra-patrimonialité du corps, qui visent à protéger l’individu indépendamment même de sa volonté. Pour autant, la liberté personnelle inspire également le cadre national : elle se retrouve dans l’importance accordée à l’expression du consentement et dans la valeur croissante attachée au droit au respect de la vie privée. Enfin, ce cadre juridique est également marqué par la place nodale occupée par le principe de solidarité, au travers notamment de la mutualisation des dépenses de santé ».

Une deuxième démarche tient à la capacité d’anticiper les questionnements éthiques liés aux innovations techniques. Dans le meilleur des cas, il conviendrait de pouvoir faire preuve « d’imagination » pour s’abstraire de la facilité et du confort des visions routinières. La difficulté tient au fait qu’on ne se rend vraiment compte qu’après coup des dommages de la routine. La voie la plus adaptée consisterait sans doute à confier cette part de réflexion aux comités d’éthique, qu’il s’agisse d’instances placées au plus près des chercheurs et des praticiens, comme les comités d’établissements ou d’instituts de recherche, sans dévaluer le rôle primordial du Comité consultatif national d’éthique. La considération déterminante tient sans doute à la garantie qu’une large palette de compétences et de philosophies puisse s’exprimer au sein de ces instances.

Une troisième démarche s’attachera à la prise en compte des conséquences concrètes de l’innovation scientifique et technique à une échéance de temps cohérente avec un horizon réaliste d’anticipation, de mise en œuvre et d’évaluation. Cet horizon peut être raisonnablement estimé à une dizaine d’années, ce qui semble le plus pertinent pour servir de support scientifique et technique à l’élaboration d’un encadrement législatif précis, tout en laissant une marge suffisante à l’édiction complémentaire de règles de bonnes pratiques.

Bien sûr, une telle approche conduit inévitablement à affirmer des conceptions et des façons de procéder qui seront peut-être bousculées en cas d’innovations de rupture, qui par leur nature même sont assez peu appréhendables, mais aussi de possibles lenteurs à traduire dans les faits des promesses attendues, en raison, entre autres, de la complexité qui croît à mesure de l’avancée des connaissances.

Cette dernière démarche doit être celle du législateur en charge de la révision de la loi bioéthique. Deux exemples permettront de l’illustrer.

Premier exemple : les dispositions relatives aux neurosciences inscrites dans la loi du 7 juillet 2011, qui montrent peut-être, suivant une forme de pédagogie paradoxale, ce qu’il convient de ne pas faire. Elles témoignent d’une impatience à se saisir d’un thème « nouveau », alors que le dispositif protecteur des personnes qui se prêtent à des recherches biomédicales est le bon angle pour appréhender au mieux les neurosciences au moment de leur évolution auquel elles se situent.

Deuxième exemple : les craintes soulevées par l’ingénierie du génome (genetic engineering) consistant à ajouter, ôter, modifier une ou plusieurs bases dans la séquence d’un gène, permettant sa « réparation ». L’interdiction de modifier la lignée germinale, imposée par la loi, suffit sans doute à l’encadrement en matière de biologie humaine et laisse la possibilité d’utiliser ces approches et les avantages qu’elles apportent à la recherche.

 

Suivant cette approche, dans quel contexte pourrait s’inscrire la révision de la loi relative à la bioéthique ? On relèvera successivement la prise en compte des innovations probables à une échelle de temps d’une dizaine d’années, l’autonomie de la personne et du patient, la place et le rôle du médecin ainsi que les données de santé et leur traitement.

 

Le Haut conseil pour l’avenir de l’assurance maladie s’est utilement interrogé à ce sujet dans son rapport Innovation et système de santé, paru en 2016. La réponse qu’il a apportée est récapitulée dans le tableau ci-après, qui vise à mettre en évidence une sorte de « vivier technologique » et détaille les principaux instruments qui seront mis en œuvre dans un avenir relativement proche.

En outre, il ne faut pas perdre de vue la dimension démographique, aussi importante que la dimension technologique, essentiellement caractérisée par l’allongement de la durée de la vie et la concentration des « problèmes de santé », en particulier les maladies chroniques, dans la dernière période de la vie.

Source : Haut conseil pour l’avenir de l’assurance maladie, Rapport innovation et système de santé, 2016

 

Le fait est difficilement contestable que les innovations technologiques contribuent à améliorer l’efficacité de la prise en charge globale du patient par la prise en compte de la dimension spécifiquement individuelle de l’expression de la maladie.

 

Les traitements du cancer consistent de plus en plus à proposer aux patients des thérapies ciblées en fonction de la signature moléculaire de la tumeur, mais également de son environnement et de l’état, notamment immunitaire, du patient : quelle chimiothérapie ou radiothérapie ? quels bio-médicaments et avec quelle séquence auront la plus grande efficacité ? Ailleurs, la plateforme IMR (Intelligent microplate reader) permet de cultiver les cellules cancéreuses sur un réseau de capteurs pour mesurer leurs réponses à des médicaments ou des substances nocives afin de préparer le mélange de principes actifs le mieux adapté aux patients.

Autre exemple : l’essai d’une application Internet qui permet au patient qui a été atteint d’un cancer du poumon de rapporter, chaque semaine, ses symptômes et son poids, dans le but de détecter une récidive dès ses premiers signes. L’algorithme qui définit les règles de déclenchement de l’alerte a permis une avancée de celle-ci de six semaines en moyenne avant les dates prévues des scanners et des visites systématiques, rendant possibles des traitements précoces.

L’un des aspects éthiques reposant sur le principe d’autonomie de l’individu qui est impacté par l’évolution technologique est celui de l’observance : elle consiste à apprécier la régularité de la prise des médicaments pendant la durée du traitement prescrit. Les études montrent une forte non-observance thérapeutique.

 

Une innovation à la croisée des chemins entre soins et contrôle

En novembre 2017, la Food and drug administration (FDA) a autorisé la mise sur le marché américain de l’Abilify MyCite, le premier médicament en voie de commercialisation contenant un micro-capteur, qui permet, à distance, de savoir si un patient a ingéré ou non son traitement. L’aripiprazole est le principe actif, prescrit dans le traitement de la schizophrénie et des troubles bipolaires. Une puce informatique est insérée dans le comprimé, qui émet un signal lorsqu’elle entre en contact avec le suc gastrique et celui-ci est recueilli par le récepteur d’un patch collé sur la peau du patient. Ce récepteur transmet les informations par un signal bluetooth à un smartphone et celles-ci peuvent être recueillies par le médecin et centralisées dans des banques de données.

Source : Grégoire Moutel, Guillaume Grandazzi, Nathalie Duchange, Sylviane Darquy, Le médicament connecté entre bienveillance et surveillance, médecine/sciences, août septembre 2018

De tels dispositifs affectent déjà la relation entre le médecin et le patient. Ils tendent à objectiver une question qui relevait jusqu’à présent de la consultation médicale, le médecin appréciant l’efficacité globale du traitement en tenant compte de la part spécifique d’inefficacité pouvant être liée à l’inobservation de la prescription.

Mais ce type d’outil dédié au contrôle de l’observance devra faire l’objet d’une évaluation, pour « étudier en quoi son usage améliore ou non la qualité du suivi et, in fine, la qualité de vie du patient et analyser si des risques ne viendraient pas contrebalancer ces bénéfices potentiels (atteinte ou non à des libertés fondamentales, impact psychologique de la crainte ou de la peur de la surveillance, majoration d’une anxiété, etc. » (Le médicament connecté, entre bienveillance et surveillance. Analyse des enjeux éthiques. médecine/science, août-septembre 2018).

Dans son étude du 28 juin 2018, le Conseil d’État témoigne d’une réticence manifeste à l’égard de la tentation de mettre les outils de l’e-médecine au service de l’observance pour en tirer des conséquences en termes de prise en charge par l’Assurance-maladie. Après avoir constaté que le droit actuel ne permet pas de subordonner cette prise en charge à l’observance effective, il souligne les dangers d’une démarche consistant à faire peser sur le seul patient la responsabilité de l’observance, sans prendre en compte la multiplicité des causes qui peuvent l’expliquer, avec pour conséquence un potentiel accroissement des inégalités en matière de santé et, à terme, le développement de contrôles lourds d’atteintes au respect de la vie privée.

Au-delà des conséquences des innovations dans le suivi du parcours de soins au sens strict, il convient de considérer les possibilités d’accès, au moyen des smartphones ou des objets connectés (Internet of things, IoT([12])) à toute une gamme de services, qu’il s’agisse de sites ou de dispositifs dédiés à des applications médicales. Cette évolution comporte au moins deux risques.

Le premier peut tenir à une modification de la relation au médecin. Le patient peut être tenté de solliciter un avis sur les sites Internet, soit avant d’entrer éventuellement dans le circuit médical classique, soit tout au long de son parcours dans celui-ci. Il s’agit au mieux d’un patient informé sur sa maladie, au pire d’un patient « noyé », y compris psychologiquement, par les informations qu’il recevra sans filtre. Ainsi une part du temps médical gagné grâce à la dématérialisation des formalités administratives devra être consacrée à tenter de neutraliser l’impact de ce flot d’informations.

Le second a trait à la qualité des dispositifs médicaux. Lorsque le fabricant leur attribue explicitement une finalité médicale, la réglementation européenne s’applique à leur égard. Telle n’est pas nécessairement la démarche suivie par les fabricants. Dans son étude du 28 juin 2018, le Conseil d’État en appelle à compléter la réglementation européenne par un volet portant sur les dispositifs et objets connectés en santé qui ne relèvent pas du régime des dispositifs médicaux, en y incluant un mécanisme de certification.

La Haute Autorité de santé a déjà émis des recommandations de bonnes pratiques, qu’il s’agisse, en 2004, des sites Internet dédiés à la santé et, en 2016, des applications et des objets connectés en santé. Pour sa part, le juge européen a refusé qu’un mécanisme de label national spécifique puisse s’ajouter à la certification européenne.

 

Un dernier aspect concernant les relations entre l’autonomie de la personne et les innovations numériques vise l’utilisation, à d’autres fins que médicales, des outils offerts par ces innovations. Une aspiration à « l’amélioration de l’humain » (human enhancement) s’affirme de plus en plus, selon laquelle l’utilisation des outils de soins dans une perspective simplement réparatrice du corps humain et de ses fonctions pourrait dévier vers des programmes d’augmentation des capacités naturelles. La frontière entre ce qui relève de l’un et ce qui relève de l’autre n’est pas facile à tracer.

En tout cas, en l’état des technologies, vouloir inscrire une condamnation de principe dans la loi ne pourrait vraisemblablement intervenir qu’en termes très généraux, plus déclaratoires qu’opératoires.

 

Pratiques sociotechniques nouvelles ou déjà connues
dans le domaine médical et en dehors

 

Perspective NBIC (nanotechnologies, biotechnologie, informatique et sciences cognitives)

Dans le domaine de la médecine et de la recherche médicale

Hors du domaine de la médecine ou de la recherche médicale

Biologie

- intervention sur le corps

 Intervention sur le corps au moyen de matériaux corporels

- amélioration humaine et sociale

- auto-tests génétiques

Neurologie : neurodispositifs invasifs et non invasifs

- intervention sur le cerveau

- consommation de neurodispositifs non invasifs pour le jeu, la détente ou pour améliorer ses performances

 

Nanotechnologies : médecine moléculaire, appareils plus miniaturisés et moins coûteux, capteurs

- compréhension et suivi des maladies au niveau moléculaire-

- diagnostic et interventions précoces

- utilisation de dispositifs médicaux chez soi (exemple des labopuces)

- biocapteurs dans des produits de consommation comme des chaussures ou des smartphones

Information : étude de masses de données, technologie persuasive

- recherches fondées sur d’importants volumes de données biomédicales (biobanques)

- intensité croissante de la collecte de données biomédicales, de leur mise en rapport, de leur analyse, de leur utilisation et de leur conservation (science des mégadonnées)

- volumes croissants de données sur la biologie et le mode de vie (y compris en accès libre) (données générées/publiées par l’utilisateur, mouvement de la quantification de soi, données sur les réseaux sociaux, réseaux de biocapteurs)

 

- santé électronique, santé mobile, coaching électronique, suivi et soins à distance, robotique de santé

- technologie persuasive, coaching électronique

Source : Institut Rathenau et Comité de Bioéthique du Conseil de l’Europe, De la bio à la convergence NBIC. De la pratique médicale à la vie quotidienne, 2014

 

Les apports bénéfiques des nouvelles technologies sont réels pour l’exercice médical. L’intelligence artificielle et le numérique en général recouvrent presque tous les champs de l’activité médicale, par exemple :

– l’analyse et l’interprétation multiparamétriques de grandes masses de données ;

– l’aide précise au diagnostic issue également des données de masses ;

– l’imagerie médicale avec des gains en termes de transmission et d’analyse des images ;

– la chirurgie avec les robots associés à la chirurgie endoscopique ;

– la télé-médecine et la télé-expertise assistée par ordinateur ;

– la prévention, avec les données de grandes masses au service de l’épidémiologie et de la pharmacovigilance.

 

Nouvelles tendances et nouveaux usages
induits par l’innovation numérique en santé

Utilisateurs

Principaux exemples actuels de technologies numériques en santé

Nouveaux usages induits

Patient usager

Sites internet d’information santé

Forums et réseaux sociaux patients

Outils de prévention numérique « serious games »

Information et partage de connaissances en santé

 

Applications pour smartphones

Objets connectés

Dossier médical en ligne

Suivi par le patient de sa santé et de son bien-être

 

 

 

Professionnels de santé

Télé-expertise

Télé-assistance médicale

Collaboration entre professionnels à distance

 

 

Dossier patient électronique

Partage d’information entre professionnels

 

 

Télé-consultation

Télé-surveillance

Relation à distance entre professionnel et patient

 

 

Portails d’information

Services en ligne (annuaires, agendas, formulaires de contact…)

Gestion en ligne des tâches administratives et logistiques

 

 

Applications mobiles et sites d’information en santé destinés aux professionnels

Simulation numérique

Réalité augmentée

Formation des professionnels

Source : Réalités et défis de l’organisation du système de santé de premier recours, médecine et santé, juin-juillet 2018

 

La crainte du médecin de se trouver dépossédé de son rôle n’est pas à négliger : à l’expérience professionnelle socialement valorisée, alliant un savoir scientifique, un approfondissement de ce savoir à mesure de l’exercice médical et de la formation continue obligatoire ainsi qu’une capacité de jugement, le tout concourant à un choix engageant l’humain, pourrait se substituer, de la part du patient, une fascination pour la machine qui « sait » les secrets de la santé, de la maladie et de la mort et, de la part du médecin, un rôle réduit à un simple « outil de ses outils. »

Une première réponse se trouve dans l’éthique de l’intelligence artificielle.

La Commission nationale de l’informatique et des libertés comme la Haute autorité de santé ont mis en avant deux principes pour réguler l’utilisation des algorithmes et de l’intelligence artificielle :

– la loyauté, principe selon lequel, en premier lieu, le système doit se comporter en cours d’exécution comme le concepteur a déclaré qu’il le ferait et, en second lieu, l’information doit être accessible, notamment en termes de compréhension, qu’il s’agisse des critères de classement ou de la logique de fonctionnement de l’algorithme ;

– la vigilance, c’est-à-dire le suivi des systèmes d’algorithmes pour repérer l’apparition des phénomènes non voulus ou non envisagés initialement.

Cette question relève d’une attention le plus en amont possible et suppose sans doute l’institution de comités d’éthique en sciences et technologies du numérique.

Il s’agit de garantir au médecin la capacité de comprendre le raisonnement algorithmique suivi pour décider si et quand il doit s’en écarter en vue d’établir un diagnostic qui soit de sa propre responsabilité.

Néanmoins, il serait vain de croire que la crainte d’une remise en question du médecin disparaîtra facilement avec la banalisation de l’approche algorithmique. La pire des solutions serait pourtant, de la part du médecin, la tentation de repliement sur la « vraie médecine », celle d’autrefois, d’avant les algorithmes. D’ailleurs, une partie de la solution se trouve dans la pyramide des âges des médecins actuellement en activité. Par le seul effet de la démographie médicale, interviendra un effet générationnel : les outils de l’intelligence artificielle ne seront « révolutionnaires » que pour ceux qui ont longtemps exercé avant leur développement. Pour les générations suivantes, leur présence ira de soi. Ces instruments feront partie de l’exercice du métier.

La question principale est donc d’organiser la transition pour les nouvelles générations afin que l’aspect technique ne soit pas le seul privilégié, mais aussi ce que le Conseil d’État qualifie dans son étude du 28 juin 2018 de dimension humaine du colloque singulier entre le médecin et le malade.

« Prendre soin de quelqu’un, c’est le traiter comme un sujet de raison, de valeurs et de droits, de besoins, de vulnérabilité et d’affects. Cette approche de la philosophie du soin vise à alerter sur le risque d’opposer l’objectif et le subjectif, la technique et l’humain. Le rationnel et le relationnel font partie intégrante du soin et nous invitent à les articuler dans la pratique clinique, en fonction des pathologies et des situations. » (Le médicament connecté, entre bienveillance et surveillance. Analyse des enjeux éthiques. médecine/science, août-septembre 2018).

Cette dimension humaine ne relève pas d’une proclamation ou d’une disposition législative.

 

Dans son étude du 28 juin 2018, le Conseil d’État s’attache aux enjeux éthiques et juridiques de ce qu’il qualifie de « prolifération des données de santé ». Il s’agit de données sensibles en tant qu’elles offrent à leur détenteur une appréhension de la santé des personnes en cause, mais aussi, le cas échéant, de leur personnalité et de leur environnement social. Techniquement, l’interconnexion possible et la compatibilité entre les systèmes de recueil, de stockage et de transfert de données permettent de constituer des ensembles de données à caractère personnel incluant de nombreux aspects de la vie privée.

Les données de santé correspondent d’abord aux données relatives aux patients, recueillies tout au long d’un parcours de soins par les différents praticiens ou professionnels intervenant dans son déroulement.

Le système national d’information inter-régimes d’assurance maladie (SNIIRAM) dispose des informations détaillées des feuilles de soins, complétées par les données de facturation hospitalière (programme de médicalisation des systèmes d’information PMSI). Ce dispositif permet de retracer le parcours de soins de la population sous forme de données pseudonymisées (les informations relatives à l’identité de la personne sont remplacées par un numéro d’anonymat unique pour un individu). Ces données relèvent du Système national des données de santé (SNDS).

Les jeux de données « anonymisées » – c’est-à-dire pour lesquelles le retour à l’identité des individus est impossible – sont destinés à un accès en open data, permettant une réutilisation sans autorisation. Les données pouvant permettre de retrouver l’identité des individus sont accessibles sur autorisation de la Commission nationale de l’informatique et des libertés pour les utilisateurs autres que les organismes publics ou chargés d’une mission de service public.

À côté de ces données de santé au sens strict, une masse importante d’informations sur les personnes est recueillie en dehors d’un parcours de soins, à l’occasion de tout ce qui relève de la « médecine d’Internet » et des applications pour smartphones, dont le serveur utilisé renvoie les données recueillies au site du fournisseur des services. Celui-ci en dispose pour les analyses statistiques nécessaires à son activité ou à titre de sources de profits en cas de vente du fonds documentaire à d’autres acteurs.

Le Règlement général relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation des données (RGPD) du 27 avril 2016 retient une définition large des données de santé : « les données à caractère personnel relatives à la santé physique et mentale d’une personne physique, y compris les prestations de service de soins de santé, qui révèlent des informations sur l’état de santé de cette personne ». Le Règlement précise que cette définition s’entend de « toute information concernant, par exemple, une maladie, un handicap, un risque de maladie, les antécédents médicaux, un traitement clinique ou l’état physiologique ou biomédical de la personne concernée, indépendamment de sa source, qu’elle provienne, par exemple d’un médecin ou d’un autre professionnel de la santé, d’un hôpital, d’un dispositif médical ou d’un test diagnostic in vitro. »

En cas de recueil de telles données à des fins commerciales, le responsable du traitement doit obtenir le consentement préalable de la personne dont les données sont collectées après que la finalité du traitement aura été précisée et dans la mesure où seules seront traitées les données strictement nécessaires à la poursuite de la finalité en cause (principe de minimisation).

Un risque sous-jacent tient à la possibilité, ouverte par la puissance des dispositifs d’intelligence artificielle, d’analyser et de reconstituer les liens entre les données anonymisées ou pseudonymisées et les individus à l’origine de celles-ci.

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Recommandations

Vos rapporteurs soulèvent la question de l’interdiction aux sociétés d’assurance santé complémentaire de l’accès aux données de santé, patronymisées ou anonymisées, qu’elles ont les moyens de rapprocher des données individuelles en leur possession. Une telle interdiction avait été souhaitée par le Sénat lors des travaux préparatoires de la loi du 20 juin 2018 relative à la protection des données personnelles, sans qu’il ait pu convaincre l’Assemblée nationale de son bien-fondé. L’importance de l’enjeu est telle que cette question mériterait d’être à nouveau examinée.

 


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   RECOMMANDATIONS

 

I. LES EXAMENS ET LE CONSEIL GÉNÉTIQUES

Votre rapporteur fait siennes les conclusions de l’étude du Conseil d’État du 28 juin 2018 et des avis n° 124 du 21 janvier 2016 et n° 129 du 18 septembre 2018 du Comité national consultatif d’éthique. Ne devraient être communiquées aux patients que les informations portant sur les caractéristiques génétiques relevant du motif de la consultation et de l’objet de la prescription, ainsi que la réalisation de l’analyse génétique, qu’elle soit de nature constitutionnelle (ce qui est le cas actuellement) ou somatique (ce qui n’est pas le cas actuellement).

L’information délivrée au patient doit être particulièrement explicite quand l’analyse génétique porte sur plusieurs gènes pouvant participer à des degrés divers à la causalité de la pathologie considérée.

Votre rapporteur est réservé quant à la réalisation d’analyses des caractéristiques génétiques des personnes dans le but d’établir un « profil génétique » comportant un panel de gènes dont les mutations connues sont directement responsables de maladies monogéniques héréditaires. Ce type de pratique, d’une part, serait en désaccord avec le principe consistant à délivrer au patient uniquement les informations sur les caractéristiques génétiques en lien avec la pathologie ayant motivé la consultation médicale, d’autre part, pourrait instituer une inégalité si l’analyse de ce panel de mutations n’était pas autorisée pour la population générale.

Votre rapporteur est opposé à la réalisation d’analyses génétiques dans le but d’établir un « profil génétique de prédisposition (ou de prédiction) » portant sur une liste, d’ailleurs non exhaustive par nature, de gènes de susceptibilité ou de prédisposition associés à des maladies multifactorielles pour lesquelles le composant génétique joue un rôle partiel dans la survenue de la maladie. Un cas particulier qu’il est nécessaire de mettre à part est l’analyse des gènes BRCA1 et BRCA2 associés à une susceptibilité accrue à la survenue de cancers du sein et de l’ovaire chez les parentes des patientes porteuses de ces pathologies.

Votre rapporteure estime envisageable de réexaminer la notion de finalité de l’examen génétique pour permettre l’information du patient sur une anomalie génétique découverte incidemment, dès lors qu’elle pourrait faire l’objet de mesures de prévention ou de soins, tout en respectant le droit de ne pas savoir

 

Vos rapporteurs insistent sur la nécessité que les analyses portant sur les caractéristiques génétiques des personnes soient prescrites par un médecin généticien agréé, que celles-ci soient réalisées dans des laboratoires et structures techniques accrédités et que les résultats de ces analyses soient communiqués aux patients, qui devront faire l’objet d’un suivi, dans le cadre d’un environnement pluridisciplinaire (médecin généticien, conseiller en génétique, psychologue, médecins spécialistes…).

Enfin, vos rapporteurs soulignent l’absolue nécessité de maintenir un encadrement très strict de l’accessibilité aux données génétiques, qu’elles soient de nature constitutionnelle ou somatique. Aucune discrimination d’une personne sur la base de ses caractéristiques génomiques ou génétiques ne saurait être tolérée notamment, mais pas seulement, dans les domaines de l’assurance ou de la vie professionnelle.

Votre rapporteure a approuvé la proposition de loi sénatoriale le prévoyant lors de son examen par le Sénat.

Votre rapporteur n’est pas défavorable à cette proposition de loi adoptée en première lecture par le Sénat et reprise par le Comité consultatif national d’éthique dans son avis n° 129 du 18 septembre 2018. La question de la source cellulaire à partir de laquelle l’ADN serait extrait pour la réalisation de l’analyse génétique reste posée : cellules stockées avant le décès de la personne ? Cellules prélevées lors d’une éventuelle autopsie ? Dans tous les cas, une réflexion sur l’éventualité d’une absence de consentement de la personne décédée doit être menée.

Vos rapporteurs sont favorables au maintien de l’interdit du libre accès aux analyses génétiques pour la population générale, tout en reconnaissant son manque d’effectivité et la facilité avec laquelle ces tests peuvent être réalisés. Ils soulignent également l’incohérence de telles pratiques, si elles étaient autorisées, eu égard à l’absence d’encadrement, de contrôle de la qualité des tests génétiques et de règles de protection des données personnelles, alors que ceux pratiqués dans le cadre médical ou scientifique exigent un encadrement strict et l’intervention de professionnels qualifiés.

Vos rapporteurs ne sont pas favorables à un tel diagnostic, reprenant à leur compte l’avis du Conseil d’État, dans son étude du 28 juin 2018.

 

Ils posent également la question du nombre de gènes étudiés : ceux responsables des pathologies héréditaires les plus fréquentes ? Ou bien l’ensemble des gènes connus pour lesquels une mutation pathogène a été démontrée (alors que plus de 2 000 maladies monogéniques sont recensées) ? Se pose également les questions de la prise en charge financière, des conditions de réalisation de ces analyses et de l’encadrement médical indispensable exigeant des ressources importantes.

Votre rapporteur est favorable à la réalisation d’études biomédicales préalablement à une éventuelle modification législative. Au cours de celles-ci, certains paramètres devraient être pris en considération tels que l’innocuité pour l’embryon de l’élargissement du DPI au DPI-A (besoin d’un nombre de cellules garantissant l’obtention de résultats informatifs incompatible avec la survie de l’embryon ; durée de réalisation de la recherche de mutations concomitamment à celle d’aneuploïdies risquant d’imposer une vitrification de l’embryon et ses risques inhérents d’échec de grossesse ultérieure) et médico-économique.

Votre rapporteure est favorable à l’élargissement du DPI au DPI-A.

Vos rapporteurs sont défavorables au maintien dans la loi du DPI-HLA compte-tenu du questionnement éthique qu’il pose, des difficultés techniques qu’il sous-tend. En tout état de cause, cette pratique n’existe plus en France depuis 2014.

 

II. LE PRÉLÈVEMENT ET LA GREFFE D’ORGANES

 Le consentement présumé au prélèvement post mortem

L’équilibre atteint apparaît satisfaisant.

Vos rapporteurs insistent sur l’importance de l’information et de la sensibilisation au don d’organes. Ils préconisent, à côté des campagnes de communication déjà réalisées et à renforcer, notamment dans les régions où le taux de refus est important, d’informer sur le don d’organes au collège et au lycée.

 Le don dit « croisé »

Vos rapporteurs sont favorables à l’extension de la chaîne de dons croisés à titre expérimental, par exemple sur trois ans, avec une organisation et une évaluation confiées à l’Agence de la biomédecine. Au cours de cette période d’expérimentation, il serait souhaitable que soient évaluées : l’efficacité globale de l’approche en termes de greffes réalisées, mais également la comparaison des résultats en fonction de l’ajout ou non, en début de chaîne, d’un don à partir d’un prélèvement post mortem. Bien entendu, ce type de don concerne uniquement le rein. Enfin, vos rapporteurs ne sont pas favorables à l’intervention, en début de chaîne, d’un donneur vivant qu’il soit apparenté à un des couples donneur-receveur de la chaîne ou non.

 L’expression du consentement

Vos rapporteurs considèrent qu’en raison de l’absence de fait de l’anonymat entre le donneur vivant et le receveur, anonymat qui garantirait l’absence de toute possibilité de pression, il est indispensable, malgré la lourdeur possible de la procédure, que le consentement libre et éclairé du donneur soit exprimé devant le président ou un magistrat du tribunal de grande instance.

 

III. L’ASSISTANCE MÉDICALE À LA PROCRÉATION INTRACONJUGALE

 La condition d’âge pour accéder à l’assistance médicale à la procréation

Vos rapporteurs estiment qu’il n’y a pas lieu d’indiquer dans la loi une limite d’âge pour la femme et pour l’homme à la réalisation de l’AMP, les bonnes pratiques édictées par l’Agence de la biomédecine étant suffisantes. En revanche, ils insistent sur la nécessité d’une information précise donnée aux couples en amont de la prise en charge sur la probabilité de grossesse et les risques materno-fœtaux des grossesses tardives et ce, de manière homogène sur tout le territoire.

 L’insémination et le transfert d’embryon post mortem

Sur la possibilité d’AMP post-mortem, que ce soit par insémination ou par transfert d’embryon, le législateur devra se prononcer en cohérence avec l’ensemble des dispositions qui seront prises lors de la révision des lois de bioéthique et, notamment, avec le choix qui sera fait d’ouvrir ou non l’AMP aux femmes seules.

Si la décision était prise d’autoriser l’AMP aux femmes seules, alors pour ce qui concerne l’AMP post-mortem il conviendrait de prendre en compte le délai entre le décès du conjoint et la réalisation de l’AMP et de conserver la filiation paternelle, ainsi que de s’assurer qu’avant son décès, le conjoint décédé avait exprimé sa volonté de voir poursuivre le projet parental.

 

IV. L’AUTOCONSERVATION DES GAMÈTES

Plusieurs facteurs peuvent expliquer le désir tardif de grossesse : la volonté de privilégier une vie personnelle et/ou professionnelle sans charge de famille ; le fait de pas avoir trouvé le compagnon qui soit également père ; d’éventuelles difficultés financières ou matérielles chez les femmes jeunes ; une organisation inadéquate de la société en termes de charge de travail, de possibilité de garderie ou de crèches, etc.

On peut considérer que la législation actuelle incite les femmes jeunes n’ayant pas eu d’enfant, pour lesquelles la probabilité d’obtenir des ovocytes fécondables est élevée, à faire un don avec autoconservation alors qu’elles ont des chances non négligeables de pouvoir procréer naturellement. Ainsi deux facteurs poussent les femmes jeunes vers le don d’ovocytes : d’une part, l’âge qui est un critère déterminant de la qualité de leurs ovocytes et de la possibilité d’obtenir des embryons implantables, d’autre part, des raisons de carrière professionnelle ou de difficultés matérielles momentanées.

Toutes ces raisons poussent vos rapporteurs à suggérer de bien distinguer le don altruiste et gratuit d’ovocytes de la possibilité d’autoconservation d’ovocytes chez la femme n’ayant pas eu d’enfant.

Vos rapporteurs insistent également sur l’absolue nécessité d’encadrer la pratique de l’autoconservation ovocytaire par certaines conditions : l’âge de la femme au moment de l’autoconservation ; ses motivations en termes de projet parental ; le risque lié à la pratique du recueil d’ovocytes ; la chance relativement faible à l’heure actuelle d’obtenir une grossesse après réchauffement des ovocytes et fécondation par ICSI ; le risque des grossesses tardives pour la mère et l’enfant. En outre, le consentement à poursuivre l’autoconservation des ovocytes devrait faire l’objet d’une confirmation périodique.

Enfin, vos rapporteurs considèrent qu’une information précise, et ceci dès l’école, sur la physiologie de la reproduction humaine et la fertilité de la femme est indispensable, car celles-ci sont trop souvent méconnues.

 

V. L’ASSISTANCE MÉDICALE À LA PROCRÉATION AVEC DON DE GAMÈTES

Vos rapporteurs sont favorables au maintien du consentement du conjoint ou du partenaire de vie comme préalable au don de gamètes d’une personne vivant en couple. En revanche, ce consentement ne saurait être révocable quel que soit le devenir de ce couple.

Vos rapporteurs sont également favorables à permettre, le cas échéant et sous le contrôle de l’Agence de la biomédecine, d’habiliter les centres privés à recueillir et stocker les gamètes à condition que ce soit dans les mêmes conditions matérielles, de qualité, et financières que pour les centres publics.

Vos rapporteurs estiment indispensable l’établissement d’un registre national des donneurs, voire des receveurs de gamètes. Ce registre pourrait être géré par l’Agence de la biomédecine.

Dans la mesure où des couples infertiles peuvent accueillir des embryons surnuméraires conçus par d’autres couples dans le cadre d’un projet parental avec leur consentement, il apparaît difficile et incohérent à votre rapporteur de maintenir dans la loi l’interdiction du double don de gamètes (ovocytes et spermatozoïdes).

Votre rapporteur est favorable au principe d’anonymat de la donneuse ou du donneur au moment du don MAIS avec deux possibilités :

– soit la donneuse ou le donneur accepte que toute son identité soit révélée à la majorité de l'enfant à naître, si celui-ci a été averti par ses parents et s’il en formule la demande ;

– soit la donneuse ou le donneur refuse et l’enfant à naître au moment de sa majorité, ayant été averti par ses parents et s’il le demande, pourra avoir uniquement accès aux données non identifiantes (couleur des yeux, des cheveux, antécédents médicaux…) de la donneuse ou du donneur.

Votre rapporteure estime nécessaire de conditionner la recevabilité de la candidature d’un donneur à son acceptation d’une communication des données identifiantes à la majorité de l’enfant né grâce au don.

Vos rapporteurs insistent également sur la nécessité d’accompagner de façon opérationnelle les dispositions législatives si elles devaient être modifiées dans le sens indiqué ci-dessus. Dans ce cadre, il pourrait être proposé de mettre en place un registre national qui serait l’outil permettant la coordination et la gestion des donneurs de gamètes et qui pourrait contenir également les données identifiantes et non identifiantes de ces donneurs. C’est vers ce registre, géré par une structure publique nationale, que se tourneraient les personnes nées d’un don de gamètes pour obtenir les informations identifiantes ou non identifiantes de leur parent biologique en fonction du choix du donneur.

Une préoccupation importante est le suivi ou plutôt la quasi-absence de suivi, notamment médical, des donneurs. À l’heure actuelle, le signalement d’une pathologie survenant après le don au cours de la vie du donneur est fondé sur sa seule volonté de délivrer l’information. Ce sont les Cecos qui recueillent et qui collectent ce type d’information, à charge pour eux d’avertir les enfants issus de ce donneur. Cette situation n’est pas satisfaisante, notamment en termes de santé publique et un suivi médical des donneurs devrait être la règle, sans pour autant accroître la charge des Cecos et donc sans nécessiter de moyens supplémentaires.

Parce qu’elle est essentiellement de motivation sociétale et non principalement scientifique, cette question sort du cadre spécifique des objectifs du présent rapport, tel que le prévoit l’article 47 de la loi relative à la bioéthique du 7 juillet 2011. Cependant, vos rapporteurs ne peuvent ignorer le contexte actuel des débats dans la société autour de ce sujet et ont relevé certains points qui leur paraissent, à ce stade, mériter l’attention du législateur.

Si l’accès de l’AMP est élargi par la loi aux couples de femmes, voire aux femmes seules, il sera nécessaire d’anticiper puis de prendre en compte un certain nombre de conséquences sur les plans législatif et juridique (secret entourant la conception de l’enfant, anonymat ou non du donneur ou de la donneuse, filiation, etc.) mais également médical et sociétal (accompagnement de la mère ou des mères d’intention, gratuité ou non de l’AMP et prise en charge par l’Assurance maladie, risque de pénurie ou non des donneurs de gamètes avec allongement de la liste d’attente, gestion de cette liste entre couples hétérosexuels infertiles, femmes seules ou en couple, etc.).

En tout état de cause, se posera la question de l’accès à l’AMP pour les couples de femmes dont l’une des partenaires est stérile, comme l’illustre le débat sur le refus par le Conseil d’État, par son arrêt du 28 septembre 2018, de renvoyer au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité sur le fondement de l’atteinte à l’égalité résultant de la différence de traitement entre un couple formé d’un homme et d’une femme et un couple de personnes du même sexe au regard de l’accès à l’assistance médicale à la procréation.

Pour toute demande d’AMP avec don de gamètes ou d’embryons, votre rapporteure insiste sur la nécessité de prévoir un entretien préalable avec une équipe pluridisciplinaire, comprenant des psychologues et pédopsychiatres, en vue de prendre en considération l’intérêt de l’enfant dont la naissance est souhaitée, de la même façon qu’en vue d’obtenir l’agrément dans la procédure d’adoption plénière.

 

VI. L’EMBRYON HUMAIN IN VITRO

 La limite temporelle pour la culture de l’embryon in vitro

Vos rapporteurs sont favorables à élargir dans la loi le délai de culture in vitro des embryons destinés à la recherche à 14 jours, correspondant approximativement au début de la différenciation du système nerveux central et périphérique à partir de l’ectoderme.

 

La recherche ne devra pouvoir être entreprise et réalisée que sur des embryons surnuméraires conçus par AMP dans le cadre d’un projet parental puis cédés, à la suite d’un renoncement de celui-ci, par les parents dans un but de recherche.

Ces embryons destinés à la recherche ne pourront aucunement être réimplantés et seront donc détruits une fois atteint le délai autorisé.

 Les embryons surnuméraires

Il apparait nécessaire à vos rapporteurs de se préoccuper dans le cadre de la loi du devenir des embryons congelés qui n’ont pas été réimplantés au cours d’un projet parental et, en particulier, de fixer un délai maximal de conservation de ces embryons.

 Les recherches biomédicales au titre de l’assistance médicale à la procréation

Dans l’attente des résultats des études biomédicales menées actuellement, votre rapporteur ne voit aucune raison de légiférer immédiatement.

 

VII. LES CELLULES SOUCHES HUMAINES

 Les cellules souches embryonnaires

Vos rapporteurs rejoignent les conclusions de l’étude menée par le Conseil d’État sur le sujet à savoir la distinction nette entre :

– d’une part, la recherche sur l’embryon vivant ou l’obtention de lignées cellulaires à partir des embryons surnuméraires, conçus dans le cadre d’un projet parental et proposés par les parents avec une visée de recherche, pour laquelle un encadrement strict est indispensable ;

– d’autre part, la recherche sur des lignées embryonnaires connues et établies, pour laquelle un assouplissement des procédures de contrôle serait bienvenu.

Même si des retards ont été accumulés ces dernières années par la France dans le domaine de la recherche sur l’embryon et les cellules souches embryonnaires, il semble actuellement crucial, étant donné les enjeux en termes de connaissances scientifiques mais également de potentiel thérapeutique, d’établir les conditions promouvant ce type de recherche dans notre pays. Bien entendu les protocoles de recherche, toujours encadrés, devront être soumis aux principes bioéthiques du respect de la dignité humaine et n’auront en aucun cas une finalité reproductive ou de clonage.

 L’encadrement du prélèvement de cellules souches hématopoïétiques

Vos rapporteurs sont favorables à l’assouplissement des conditions d’expression du consentement du donneur de CSH adulte non apparenté inscrit sur le registre national. En effet, la démarche volontaire et altruiste ainsi que l’absence totale d’interaction entre le donneur et le receveur rendent superflue l’expression du consentement du donneur devant le président du tribunal de grande instance.

En revanche, l’extension de la possibilité de don de CSH par un mineur à tous ses parents, même si elle se conçoit parfaitement sur le plan médical, étant donné l’efficacité thérapeutique des allogreffes haplo-identiques, pose un problème juridique. En effet, le parent (mère ou père) malade est également un des détenteurs de l’autorité parentale qui doit exprimer son consentement devant le président du tribunal de grande instance. Il est ainsi en quelque sorte « juge et partie » et dans ce cas l’absence de pression vis-à-vis du donneur pourrait être difficile à prouver.

 

VIII. LES NEUROSCIENCES

Vos rapporteurs estiment qu’en l’état actuel de la législation, il demeure un risque d’emploi abusif, quant à leur valeur prédictive réelle et étayée, des techniques d’imagerie cérébrale fonctionnelle dans le cadre des expertises judiciaires et que le texte actuel de la loi manque de cohérence.

Ils incitent à ce que soient mieux précisés le cadre et la finalité de ces explorations à l’occasion de la prochaine révision des lois de bioéthique en reprenant, notamment, les conclusions des travaux de l’OPECST de 2012 ainsi que le texte adopté en première lecture par la commission spéciale de l’Assemblée nationale dans le cadre de la procédure d’examen parlementaire de ce qui est devenu la loi de juillet 2011.

Prenant en compte les arguments développés par l’Agence de la biomédecine ainsi que l’information sur les conséquences éthiques du développement des connaissances et des techniques dans le domaine des neurosciences, qu’elle fournit, force est de constater leur faible valeur ajoutée ou spécificité par rapport à la veille éthique confiée au Comité consultatif national d’éthique dans ce même domaine. Il serait en conséquence possible de décharger l’Agence de la biomédecine de cette tâche, que l’on peut considérer comme redondante par rapport à celle confiée au Comité précité.

 

IX. LA LOI RELATIVE À LA BIOÉTHIQUE ET LES INNOVATIONS TECHNOLOGIQUES

Vos rapporteurs soulèvent la question de l’interdiction aux sociétés d’assurance santé complémentaire de l’accès aux données de santé, patronymisées ou anonymisées, qu’elles ont les moyens de rapprocher des données individuelles en leur possession. Une telle interdiction avait été souhaitée par le Sénat lors des travaux préparatoires de la loi du 20 juin 2018 relative à la protection des données personnelles, sans qu’il ait pu convaincre l’Assemblée nationale de son bien-fondé. L’importance de l’enjeu est telle que cette question mériterait d’être à nouveau examinée.

 


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   EXAMEN DU RAPPORT PAR L’OFFICE

 

Jeudi 18 octobre 2018

Présidence de M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office : Mes chers collègues, je vous souhaite la bienvenue au Palais-Bourbon, qui accueille ce matin notre réunion de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques, sur un sujet important, puisque nous avons à examiner collectivement le travail de nos deux rapporteurs sur l'évaluation de l’application de la loi du 7 juillet 2011 relative à la bioéthique.

Nous sommes au cœur de nos responsabilités, puisque c'est en application de son article 47 que l'Office doit évaluer l'application de cette loi. Cet article est issu d'un amendement qui avait été voté en son temps à l'unanimité par le Sénat et repris par l'Assemblée nationale. Cette volonté convergente d’évaluer l'application de la loi de bioéthique n’est pas nouvelle, puisqu’en novembre 2008, l’Opecst a déjà évalué l’application de la loi du 6 août 2004 relative à la bioéthique. Cet examen, conduit par Alain Claeys et Jean-Sébastien Vialatte, avait permis d'éclairer les débats préparatoires à la loi du 7 juillet 2011.

Nous avons nommé rapporteurs, le 8 février dernier, Mme Annie Delmont-Koropoulis, pour le Sénat, et M. Jean-François Eliaou pour l’Assemblée nationale. Ils nous ont transmis leur projet de rapport hier après-midi, ce qui ne nous a pas donné suffisamment de temps pour que nous puissions nous l’approprier avant d’en délibérer pour parvenir à un consensus. Pourquoi un consensus ? La vocation de l’Office parlementaire est d’évaluer des dispositions législatives d’un point de vue scientifique. Autant nous pouvons avoir des points de vue très différents sur les aspects sociétaux, ce qui est normal, compte tenu de nos comportements plus innovants ou plus conservateurs, plus ouverts ou plus prudents, plus « partageux » ou, au contraire, privilégiant l'effort personnel qui conduit à la réussite individuelle dont on pense qu'elle tirera la totalité du « chariot collectif ».

Bref, la politique, cela existe et la politique est faite de différences. Rien de choquant à cela.

Me tournant vers mon voisin, scientifique confirmé, j’ajouterai que la science tente, elle, d'échapper à ces polémiques, essaie de parvenir à des lois communes. Cet état d'esprit doit être celui de notre Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques : il s’agit de dresser l’état de l’art à un moment déterminé pour nos commanditaires, c’est-à-dire les parlementaires, chacun pouvant en tirer des conséquences, en termes de comportement et d’organisation de la société.

C’est la raison pour laquelle notre débat est très important. Et se donner le temps de réfléchir ne serait pas complètement inutile pour s’approprier ce rapport et pouvoir défendre le travail de nos rapporteurs, qui, ils vont nous l'expliquer, se sont astreints à une approche scientifique rigoureuse.

Disant cela, j’espère ne pas avoir trahi le point de vue des sénateurs. Le premier vice-président va exprimer son point de vue et celui des députés.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office : Depuis le début de notre binôme à la présidence de l’Office, nous avons toujours trouvé sans difficulté des points d'accord et des façons de procéder qui nous conviennent parfaitement. Cette fois-ci ne fera pas exception.

Quelques précisions qu'il importe de bien avoir à l’esprit.

En premier lieu, la loi de bioéthique est une matière excessivement sensible, mais aussi excessivement technique. Le projet de rapport qui vous a été communiqué, long, délicat, mérite une vraie attention. Le projet de rapport vous a été diffusé hier, en tout début d'après-midi, dès que cela a été possible. Je sais que nos rapporteurs ont travaillé de façon acharnée pour rendre leur copie à temps. Hier matin encore, à 11 heures, ils se voyaient au Sénat pour de derniers échanges qui ont été, en fait, une longue réunion permettant de passer en revue les derniers arbitrages

En second lieu, j’insiste sur le fait que nous nous situons à deux croisements délicats.

Premier croisement, dans la notion même de loi bioéthique, puisqu’il s’agit presque d’un oxymore. D’un côté, la loi qui définit une norme commune de la société et, de l’autre, l’éthique qui renvoie aux convictions et aux choix personnels. La loi de bioéthique est déjà en soi une espèce d'être un peu singulier, qui traduit bien l'hésitation de la société, lorsqu’elle doit adopter des lois sur des sujets qui nous renvoient à nos convictions personnelles.

Second croisement délicat, dans le point de rencontre entre l'expert et le politique, la science nous apportant des faits autant que possible, des analyses qui doivent toujours éclairer le politique, mais en aucun cas s'imposer à lui. La parole scientifique est très importante pour éclairer des questions délicates, mais ne dispense en rien du travail de conviction, d’éthique, ce que chacun d'entre nous porte en lui sur ces sujets. Je suis entièrement d'accord avec le président Gérard Longuet. Après notre discussion d’aujourd’hui, il conviendra de nous donner quelques jours de réflexion, afin que chacun, chacune puisse méditer, réfléchir et se dire, en son âme et conscience, voilà où nous en sommes.

Enfin, je rappellerai deux choses. D’une part, l'examen de ce type de rapport par l’Office ne conduit pas à l'adoption du rapport à proprement parler, mais seulement à l'autorisation de sa publication. La version officielle du rapport publié comprendra le compte-rendu de nos réunions et fera clairement apparaître les positions des uns et des autres. Il ne s’agit pas, sur ces sujets, d’imposer une version qui convienne à tout le monde. Chacun doit se faire entendre, s'il y a lieu. D’autre part, je vous rappelle que ce rapport constitue l'une des nombreuses étapes du processus de révision de la loi de bioéthique. L’ont précédé un rapport du Conseil d'État, un débat public, les deux avis du Comité consultatif national d'éthique (CCNE), le rapport de l’Agence de biomédecine. À l’Assemblée nationale, la Conférence des présidents a décidé, au printemps dernier, de constituer une mission d'information sur cette révision des lois de bioéthique. Notre collègue rapporteur, Jean-François Eliaou, est membre du bureau de cette mission d'information. Les auditions sont encore en cours jusqu'au début novembre. Je serai moi-même auditionné par la mission au titre de personnalité impliquée dans les sujets liés à la bioéthique et à l’intelligence artificielle, qui constituent aussi l'un des axes de ces travaux sur la bioéthique.

Au total, nous devons veiller, d'abord, à disposer de tous les éclairages possibles, ensuite, à ne franchir aucune étape à la légère, mais à chaque fois à tout bien peser.

M. Patrick Hetzel, député, vice-président de l’Office : Je m’exprimerai dans la continuité du premier vice-président Cédric Villani. Sur un sujet comme celui dont nous nous saisissons aujourd’hui, objectivement nous n’avons pas pu lire le rapport en détail pour notre réunion de ce matin. Or, un tel sujet le mérite. Ce serait effectivement une bonne chose que nous nous donnions quelques jours avant de nous prononcer formellement.

Cela pose éventuellement la question du nombre de présents lorsque nous délibérons, sur quelque rapport que ce soit d'ailleurs, et je me demande s'il ne conviendrait pas de réfléchir à la fixation d’un éventuel quorum. Même si le vote porte uniquement sur l’autorisation de publication du rapport, il engage tout de même l'institution.

Pour finir, je saluerai le travail des rapporteurs qui sont vraiment restés sur cette ligne consistant, ce qui est extrêmement important, à distinguer deux aspects. En matière de bioéthique, des sujets ont trait à la recherche et d’autres aspects sont sociétaux. Vous avez eu une position courageuse, je dois le dire, non que les questions sociétales ne soient pas importantes et pertinentes, mais simplement elle ne relèvent pas de l'Office. Vous êtes demeurés sur cette ligne-là, ce qui mérite d'être salué, parce que, par voie de conséquence, vous contribuez à assurer la crédibilité de l'Office. Nous n’avons pas à franchir cette « ligne rouge », au-delà de laquelle nous pourrions susciter des controverses sur le travail de l'Opecst.

 

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office : Ni la loi qui régit l’Office ni notre règlement intérieur ne prévoient de quorum, mais rien ne nous interdit de considérer, s’agissant d’une question aussi emblématique, qu’un effort particulier d’expression, sans exiger forcément la présence physique au moment de la délibération, puisse prendre la forme de commentaires écrits éventuellement transmis au préalable ou d’une délégation confiée à un collègue pour s'exprimer en son nom.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office : Je partage totalement ce point de vue. Quelle que soit la façon que pourraient choisir pour s’exprimer nos collègues, membres de l'Office, je tiendrai compte de leur expression et je m’efforcerai de l'intégrer dans la mesure où elle est formalisée, dans le travail de notre Office. Je comprends très bien l'attente de l'opinion. Je comprends très bien également l'émotion, les interrogations, les passions parfois, que suscite cet oxymore : « loi de bioéthique ». En tant que parlementaires, nous devons garder notre sang-froid et travailler, individuellement et collectivement, dans un esprit de responsabilité.

Mme Annie Delmont-Koropoulis, sénatrice, rapporteure : Ce rapport a nécessité dix mois de travail, une trentaine d'heures d'audition d'experts, de médecins, de chercheurs et de hauts fonctionnaires, comme Mme Anne Courrèges, directrice générale de l’Agence de la biomédecine, de même que les anciens rapporteurs dans le processus ayant conduit à l’adoption de la loi de 2011, MM. Alain Claeys et Jean Leonetti.

Jean-François Eliaou et moi-même avons été heureux de travailler sur ces sujets essentiels, à un double titre. En tant que parlementaires des deux chambres du Parlement, mais aussi en tant que médecins avec des expériences de la médecine différentes mais complémentaires, étant donné que Jean-François Eliaou est professeur de médecine, médecin chef de service d'un grand CHU et que je suis moi-même médecin généraliste médico-social d'une banlieue peut être un peu difficile, mais un médecin de terrain. Notre mission, au-delà des postures, a été une mission d'écoute, de transparence, de recherche de consensus. Nous sommes des humanistes et nous croyons en la médecine au service de l'humain, en une déontologie qui protège des excès et qui met l'humain à la place centrale.

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur : La motivation de ma collègue sénatrice et de moi-même a consisté à tenir compte du fait que nous venions après un certain nombre de rapports et de travaux. Pour rechercher quelle valeur ajoutée apporterait la contribution de l'Office, il n’était pas question pour nous de reproduire ce qui avait été déjà énoncé par l'excellent travail du Conseil d'État ou du CCNE ou les États généraux. Nous avons cherché ce qu’on pourrait appeler « une niche », et, s’agissant de l’Opecst, il ne pouvait s’agir que d’une niche scientifique.

 

Nous nous sommes attachés, vous verrez par vous-même si c'est le cas ou non, à rendre un rapport aussi précis que possible sur le plan scientifique, pour pouvoir justement établir les bases, éventuellement, d'une construction de la révision des lois de bioéthique en 2019.

Je voudrais rendre hommage au président Gérard Longuet pour sa volonté de mettre un peu de distance entre ce que l'on va dire ce matin, qui sera d’abord un exposé, et même un exposé d’explications, et l’expression de la position finale de l'Opecst. Ces questions sont compliquées, ne se résument pas à l’AMP (assistance médicale à la procréation). Nous devrons, d’abord en tant que membres de l’Opecst, puis en tant que législateurs, avoir une position forte pour finalement trancher ces questions. La meilleure des positions est de trancher après avoir été informé, le plus précisément possible, des données scientifiques et médicales.

Il y faut une discipline intellectuelle qui ne va pas de soi, parce que chacun de nous a ses convictions, sa façon d'aborder les choses, mais, en tant que législateur, nous devons nous astreindre à cet exercice difficile consistant à ne pas mettre en avant nos convictions, mais à travailler à une loi faite pour le plus grands nombre.

Mme Annie Delmont-Koropoulis, sénatrice, rapporteure : Nous avons été amenés à examiner différentes thématiques : les examens et conseils génétiques, le prélèvement et la greffe d'organes, les dons de gamètes, l’assistance médicale à la procréation intra-conjugale, post mortem par exemple, l'auto-conservation des ovocytes, les recherches sur l'embryon et les cellules souches, les neurosciences et les innovations technologiques, comme l’intelligence artificielle.

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur : Ce rapport commence par un important chapitre sur les examens et le conseil génétiques. Après un rappel sur les bases de la génétique, si tant est qu'on puisse donner des bases génétiques dans un rapport de l'Opecst, sous forme de quelques éléments lexicaux si je puis dire, nous avons abordé les différents thèmes qui sont ceux de la loi de 2011.

Je ne ferai pas la lecture des conclusions, vous les avez, mais je vais m’attacher à préciser un certain nombre de points.

Avec les technologies les plus récentes, et en particulier le séquençage du génome humain, nous sommes parfois confrontés à ce qu'on appelle les découvertes incidentes, c'est-à-dire que, pour un patient donné, l’analyse génétique, à côté du motif de la consultation, du motif de la prescription, pourra déterminer et définir d'autres éléments d’information génétique qui n'étaient pas le motif initial de celle-ci. Que faire de ces découvertes incidentes ? Doit-on les communiquer au patient ou ne doit-on pas les communiquer au patient, puisque ce n’était pas le motif initial de la consultation ? Un certain nombre de travaux ont envisagé cette question, en particulier ceux du Conseil d'État et du CCNE. Nous nous sommes inscrits dans la ligne de leurs avis qui consistent à dire que, normalement, le principe de base est de ne communiquer les informations génétiques que lorsqu’elles correspondent exactement au motif de la prescription.

Ceci dit, en face de découvertes incidentes, la loi, qu’il ne nous semble pas nécessaire de modifier sur ce point, insiste sur l’importance de préciser aux patients les risques de ne pas savoir et notamment les risques au niveau familial. Imaginons qu'il y ait, lors de ces découvertes incidentes, un gène qui s’accompagne d’un risque de maladie héréditaire : il est alors normal que le médecin puisse alerter son patient sur ce risque. On se situe toujours sur la ligne de crête entre le fait de donner des informations à certaines personnes qui bénéficient de ces analyses sans les donner à la population générale. Si l'on ouvre cette porte, on risque de se voir confronté à la différence de traitement juridique avec la population générale qui dira : « pourquoi eux et pas nous ? ».

Il faut faire attention à un certain nombre de conclusions que l'on pourrait tirer, parce que justement il existe toujours cette volonté, de la part de nos concitoyens, de savoir. Or, ils ne le peuvent pas en l'état actuel de la législation.

Deuxième point, il faut donner au patient l'information de la façon la plus explicite possible, pour recueillir son consentement éclairé, et j'insiste sur le mot : « éclairé ». Lorsqu’un patient est atteint d’une maladie pour laquelle l'analyse génétique ne porte pas sur un seul gène, mais sur une série de gènes qui peuvent intervenir dans la causalité de cette pathologie à des degrés divers, nous insistons sur le fait qu’en vue de recueillir son consentement éclairé, il importe de lui expliquer pourquoi on analysera non pas un mais plusieurs gènes.

Mme Annie Delmont-Koropoulis, sénatrice, rapporteure : À cette occasion, si on découvre une anomalie lors de l'étude des gènes, à part pour l’étude en cause, on ne donne pas l'information.

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur : Nous ne sommes pas dans la position du législateur, nous formulons seulement des préconisations. Choisir de donner l’information ou pas appartient au législateur. En tout cas, si on communique une information liée à une découverte incidente, il convient de dire au patient : attention, cela peut avoir un impact sur vous et vos descendants.

Il existe deux types de génétique, si je puis dire. En premier lieu, la génétique pour laquelle les gènes sont directement responsables de la survenue de la maladie. Par exemple, une délétion d'un gène peut entraîner une mucoviscidose : quand la mutation du gène est présente, la maladie se développe, mais en l’absence de délétion du gène, non. Il s’agit d’une maladie monogénique, à transmission récessive dominante. En second lieu, il y a ce qu'on appelle des gènes de susceptibilité, qui sont nombreux. Ils sont associés à une susceptibilité accrue à la maladie : l'asthme, le diabète, le cancer, etc., les maladies auto-immunes, bien entendu. Le mot : « association » recouvre le fait qu’un certain nombre de gènes ne présentent pas de mutation, mais sont sur-représentés dans la population de patients par rapport à la population témoin. On parle alors d’association.

Nous émettons un avis défavorable à ce que des recherches génétiques portent sur une série de gènes, permettant de définir ce qu'on pourrait appeler « un profil de susceptibilité » ;  dans ce cas, ce profil signifie que les personnes concernées pourront peut-être un jour développer la dite pathologie. Nous exprimons notre opposition à ce qu'on appelle « la génétique prédictive », car, en réalité, elle ne prédit pas grand-chose. Il s’agit seulement de gènes qui sont associés.

Mme Annie Delmont-Koropoulis, sénatrice, rapporteure : Avec la possibilité, cependant, de revenir sur ce dispositif en fonction de l'évolution scientifique.

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur : Nous nous inscrivons dans une cinétique législative. Nous travaillons aujourd’hui en prévision de la loi de 2019. Mais il y aura une nouvelle loi en 2026, etc. Il sera possible de revenir sur ce point à plus long terme.

Mme Annie Delmont-Koropoulis, sénatrice, rapporteure : Je pense néanmoins que si on débouche sur la découverte d'une anomalie génétique sans en informer le patient, s’il n’existe pas d’option curative en l’absence actuelle de traitements, on peut peut-être garder en réserve le diagnostic et le révéler quand on aura trouvé le traitement adéquat. En revanche, si on dispose déjà d’un traitement, je m’interroge tout de même sur la possibilité d'en informer le patient.

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur : À cette génétique de susceptibilité, il existe une exception mentionnée dans le rapport : la susceptibilité au cancer du sein et au cancer de l'ovaire, portés par des gènes de susceptibilité et non de responsabilité, en l’espèce les gènes BRCA1 (Breast cancer 1) et BRCA2. C'est une exception permise par la loi. Il est clair qu'on ne remet pas en cause le fait que, dans une famille dans laquelle une femme est atteinte d'un cancer du sein ou d'un cancer de l'ovaire, on connaît déjà le sujet porteur de cette pathologie. Par dérogation, on réalise dans ce cas une analyse génétique sur des gènes de susceptibilité, dans la parentèle féminine de ces patientes. Nous ne remettons pas cela en cause, même s'il s'agit de gènes de susceptibilité.

Nous sommes en revanche opposés à l'utilisation des analyses génétiques dans la population générale. Toute analyse génétique doit être prescrite par un médecin généticien agréé, les analyses génétiques étant réalisées dans des structures et des laboratoires qui sont accrédités. Les mots ont une importance : l’accréditation est donnée par les agences régionales de santé (ARS) pour une durée de cinq ans, dans un contexte multidisciplinaire, où il n'y a pas que le seul médecin mais aussi des psychologues, des pédiatres, des gynéco-obstétriciens, c’est-à-dire un contexte d’annonce et d’encadrement du patient qui doit être absolument préservé, parce que le patient ne peut pas être laissé seul face à ses résultats.

Enfin, nous insistons sur le fait qu'aucune discrimination ne peut être tolérée entre les personnes au prétexte de leurs caractéristiques génétiques, que ce soit dans le monde professionnel, assurantiel, familial, etc. D’où l’interdiction d'une d'accessibilité aux données génétiques, qu’elles soient disponibles à la suite d’un examen réalisé dans un contexte constitutionnel ou somatique, je vous renvoie au rapport pour le détail de la différence.

Dernière chose relative aux examens génétiques, à propos de laquelle nous avons une différence de vue avec ma collègue rapporteure du Sénat : les examens génétiques à des fins diagnostiques sur une personne décédée. En tant que rapporteur de l'Assemblée nationale, les examens génétiques post mortem me posent le problème de la source de cellules à partir de laquelle on extrait l'ADN. Il existe deux sources : soit des cellules qui ont été congelées avant le décès de la personne, soit des cellules issues d’une autopsie, ce qui n’est quand même pas le plus fréquent.

Je pose la question du consentement éclairé de la personne au fait que des tissus, des cellules ou des morceaux de son corps, en cas d'autopsie,  soient utilisés dans une vision, ou dans un but diagnostique, alors qu’a priori elle n'en était pas informée. Cette situation conduit à devoir accepter de dire : cette personne n'était pas informée mais nous prenons un certain nombre de mesures dérogatoires. Personnellement, je n’y suis pas favorable.

Mme Annie Delmont-Koropoulis, sénatrice, rapporteure : Nous avons approuvé une proposition de loi au Sénat, qui prévoyait justement les examens génétiques à des fins diagnostiques sur une personne décédée. Au Sénat, il existe un groupe d’études sur le cancer, en lien avec de nombreux cancérologues. Ils nous ont parlé de leur difficulté à pouvoir utiliser des tissus prélevés sur une personne décédée, à des fins diagnostiques, pour d'autres problèmes découverts dans la famille et de façon à disposer d'autres possibilités thérapeutiques pour les descendants et le reste de la famille. Le Sénat a approuvé cette proposition de loi. J’en ai fait mention dans le rapport.

Mme Catherine Procaccia, sénatrice, vice-présidente de l’Office : Vous avez raison de le dire, parce que la ministre de la santé était favorable à la proposition, au fond, mais a indiqué que c’était prématuré compte tenu de l’examen du projet de loi de bioéthique qui était alors attendu.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office : Pour bien comprendre la nature du débat, quand on pratique une autopsie, c’est-à-dire une action invasive sur l'enveloppe charnelle du défunt, quelle est la différence, dans la nature de l'information, entre ce diagnostic génétique et un diagnostic qui serait réalisé avec des moyens plus classiques, différence qui justifierait toute la prudence dont fait preuve notre rapporteur de l'Assemblée nationale ?

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office : Dans le cas du prélèvement d’organes en vue de greffes, le consentement est présumé, sauf si le refus d’un tel prélèvement a été exprimé. Cela ne rejoint-il pas cette problématique : « qui ne dit rien consent » ?

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur : Les motivations de mon opposition, qui reste ouverte à la discussion, tiennent à la cohérence de la notion de consentement éclairé. Toute personne à qui on prescrit une analyse, surtout une analyse génétique, s’en est vu expliquer les raisons pour y consentir en toute connaissance de cause. Si vous avez déjà vu les formulaires du consentement éclairé, ils comportent dix à quinze pages. On y explique tous les risques, les raisons de l’examen, etc. À partir de ce moment-là, la personne est éclairée, et j'insiste sur ce terme, sur ce qu'on va lui faire, auquel elle consent ou non.

Il ne s’agit pas d’une question de source des prélèvements, ni de distinguer entre ce qui est invasif ou non, car disposer de cellules ou de morceaux de tissus n'est pas un souci. Il s’agira vraisemblablement de tissus issus d’anapathologie. Ce qui est en cause, c’est la question du consentement et de sa cohérence juridique. Il faudra prévoir des mesures dérogatoires et ces mesures dérogatoires peuvent en effet être du même type que celles prévoyant que toute personne est présumée donneur d’organes ou de tissus jusqu'à preuve du contraire. C’est une voie possible, puisqu'on dispose de ce substrat juridique, sur lequel fonder éventuellement la possibilité de dérogations pour des analyses post-mortem.

Mme Florence Lassarade, sénatrice : Une découverte incidente, lors d'un examen génétique, peut être mise en parallèle avec une découverte incidente lors d'un examen médical clinique…

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur :…ou d’imagerie…

Mme Florence Lassarade, sénatrice :… en effet. À l'heure actuelle, le médecin n'a plus cette vision paternaliste consistant à ne pas donner l'information. Ne reprocherait-on pas au médecin de ne pas donner une information clinique, radiologique ou biologique ? Je considère qu'on se doit de donner l'information. La génétique en est encore à un stade où l’on ne dispose pas forcément des solutions. Dans ce cas-là, effectivement, on peut ne pas donner l'information. Mais cette information doit-elle rester le secret du seul médecin ? Cela me paraît un peu lourd à porter.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office : Dans la même perspective, afin de bien comprendre les tenants et aboutissants, si le médecin découvre par hasard une configuration génétique qui demande un traitement préventif, sans gravité, n’est-ce pas son devoir de le signaler ? Pour l'instant, les informations génétiques n’aboutissent guère à des situations comme celle-ci. Le jour où cela se présentera, et de la même façon que pour l’imagerie, pour une pathologie qui n'était pas prévue, mais qu'il faut soigner et qu'on peut soigner, n’est-ce pas le devoir du médecin de s'en charger ? Quelle est la pratique, la doctrine du médecin, qui, j'imagine, détient une marge de latitude pour apprécier son devoir ?

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office : Depuis 2011, avons-nous observé, pour le séquençage de gènes et les analyses, des révolutions ou des évolutions technologiques fortes qui facilitent la réalisation de ces analyses, les rendent plus rapides, au plan national ou international ? Je perçois très bien toute la dimension éthique, mais ce qui m'intéresse, comme homme politique, c'est l’implication pour le « grand nombre », les « gros bataillons ». Jean François Eliaou a insisté sur le risque d’une société clivée entre, si je veux faire un peu de provocation, ceux qui ont « la chance d'être malades » et qui vont être analysés et tous ceux qui « n'ont pas la chance d'être malades au bon moment », et vont demeurer porteurs sans pouvoir se soigner à ce moment-là.  Mais est-ce que les gros bataillons sont gérables aujourd'hui et si non, le seront-ils demain ?

Mme Annie Delmont-Koropoulis, sénatrice, rapporteure : Ils le seront de plus en plus demain, en raison de l’évolution de la médecine.

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur : Depuis 2011, il ne faut pas parler d’évolution, mais de révolution. Actuellement, la mise à disposition de séquenceurs de troisième génération est devenue commune. En 2011, seuls quelques séquenceurs existaient. Le séquençage coûte de moins en moins cher. La partie technique dure quelques heures, la partie interprétative est plus longue, mais il existe aujourd’hui suffisamment de programmes notamment d'intelligence artificielle pour aider au diagnostic. La lecture des séquences est extrêmement simple. Cela se pratique au niveau national et au niveau international. La seule différence tient au fait qu’il n’est pas possible, en France, en l’état actuel de la législation, de s'auto-prescrire des analyses génétiques. Mais, dans le même temps, BFM TV diffuse des publicités, pour une démarche coûtant une quinzaine de dollars, consistant à envoyer un écouvillonnage de cellules de l'intérieur de la bouche, aux États-Unis. Le séquençage est réalisé dans la nuit. Évidemment, une avalanche d'informations vous arrive. C’est la raison pour laquelle je pense que l'encadrement doit être prévu afin que l'analyse, et surtout le rendu des informations, soient réalisés dans le cadre d’un colloque singulier, ou pluriel, avec le patient, le généticien, le psychologue, etc.

S’agissant des découvertes incidentes, je me suis fondé, avec une petite différence avec ma collègue sénatrice, sur la loi de 2011. Pour l'instant, en l'état actuel des connaissances en 2018-2019, il y a très peu de chance que, pour des raisons techniques, l'on fasse des découvertes incidentes lorsqu'on réalise une analyse génétique, par exemple, sur des cellules tumorales, donc de génétique somatique. Pourquoi ? Tout simplement, parce qu’en réalisant un séquençage, on ne fait pas un séquençage du génome entier, on cible les portions du génome que l'on veut analyser. Dans ce ciblage et donc dans ce séquençage, lorsqu'on obtient la séquence des gènes, même s’il y en a une grande quantité, il existe très peu de chance, voire même pas de chance du tout, que l'on trouve un gène dont la mutation ou dont le variant n’est pas simplement associé, mais corrélé à la survenue de la maladie.

Il peut exister des cas où l’on est porteur d'une mutation qui, si son compagnon ou sa compagne a la même mutation, peut aboutir chez l’enfant à une maladie héréditaire. Mais c'est exceptionnel, parce qu'on ne regarde pas suffisamment de gènes. Bien entendu, avec un séquençage extensif, on pourrait trouver des variantes, par exemple pour la mucoviscidose. Sinon, non.

Personnellement, si on devait informer le patient d’une découverte incidente et lui indiquer qu'il existe un risque, il devrait s’agir d’un risque présent en raison d’une mutation d'un gène causal et dont on est sûr que si son compagnon ou sa compagne présente la même mutation d’un gène causal, alors leur descendance développera la pathologie. Mais je suis opposé, parce que j'ai beaucoup travaillé là-dessus, à « donner la frousse » à un patient, en lui disant qu'il a peut-être un risque de développer une maladie d’Alzheimer demain, en considération de la présence de gènes de susceptibilité, qui ne sont pas mutés, mais qui sont simplement présents plus fréquemment dans la population malade que dans la population témoin. Si l’on informe de la présence de simples gènes de susceptibilité, on peut « prédire » un certain nombre de pathologies et si cette information tombe entre des mains malveillantes, le risque est réel que cette personne soit stigmatisée pour un profil génétique auquel n’est associé qu’un risque.

Mme Annie Delmont-Koropoulis, sénatrice, rapporteure : Je suis résolument optimiste par rapport à l'évolution de la science. La révolution des techniques a concerné aussi les possibilités de réparation, au niveau génétique, avec la découverte des ciseaux moléculaires, pour une utilisation qui vise préférentiellement l’ARN. Je suis tellement enthousiasmée par ces découvertes nouvelles que je me dis qu’il serait dommage d’éviter une perte de chance pour le patient.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office : Nous sommes ici au cœur de la responsabilité de l'Office parlementaire. Annie Delmont-Koropoulis se dit confiante dans les possibilités de réparation. Jean-François Eliaou nous appelle à la prudence : entre les hypocondriaques et les « marchands de rêves », il existe un danger de commercialisation, de marchandisation de toute une série de choses. On n'a pas la certitude qu’ouvrir le marché soit possible, parce qu’on n'a pas la certitude que la réparation fonctionne. En même temps, si on ne se pose pas la question, on risque de ne pas mobiliser les moyens disponibles.

Mme Anne Genetet, députée : Je suis très sensible au propos de Jean-François Eliaou sur la différence entre gène de susceptibilité et gène de causalité. Cela me semble vraiment fondamental. On touche à la rigueur du raisonnement. Il me semble extrêmement dangereux de partir de la notion de susceptibilité. En me plaçant uniquement sur le fondement de la rigueur du raisonnement, je rejoindrais la position exprimée par Jean-François Eliaou.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office : Nous sommes au cœur du sujet en effet. Pour donner leur avis respectif, le rapporteur et la rapporteure invoquent la pratique, des espoirs, une différence d'appréciation sur les cas qui pourraient se présenter aujourd’hui ou dans le futur. Le regard est très différent selon qu’on se place dans le futur hypothétique, ou que l’on considère les cas réels, qui n’arrivent guère en pratique aujourd’hui.

Ce débat souligne aussi les nuances entre possibilité, susceptibilité, probabilité, causalité, c’est-à-dire des questions de statistiques et d'interprétation des résultats pour lesquels bien des médecins ne seront pas eux-mêmes à l'aise. Dans un monde parfait, on laisserait au praticien le soin d'apprécier en son âme et conscience ce qui est dans l'intérêt du patient, en faisant la balance entre l'inquiéter pour rien ou le soigner. Dans le monde réel, peut-être est-il plus prudent d'avoir un filet de sécurité plus déterministe ? Cela me rappelle exactement les commentaires entendus à l'Académie nationale de médecine dans un débat consacré à l’intelligence artificielle et à la médecine. Un collègue de l'Académie de médecine disait que le vrai danger avec la médecine prédictive sur le génome est de « donner la frousse », à propos de ce qui va pouvoir nous arriver, les gens passant leur temps à se demander si telle ou telle pathologie à laquelle ils sont peut-être prédisposés, va se réaliser.

Mme Catherine Procaccia, sénatrice : Pourquoi faire une exception pour les seuls gènes de susceptibilité aux cancers du sein et des ovaires ? Il existe d’autres gènes de susceptibilité, notamment pour le cancer du côlon. Le diabète peut-être ? En toute logique, ou on n’accepte aucune exception ou on en accepte quelques autres, qui doivent être déterminées par les instances médicales.

Sur la médecine prédictive, je me souviens avoir assisté à une réunion organisée au Sénat, où effectivement les médecins, en matière de médecine prédictive en oncologie, évoquaient une assez grande précision, même si l’information devait être encadrée et transiter pas des généticiens, capables d'analyser les résultats et les risques de développer certaines maladies au regard des gènes considérés.

S’il suffit d'envoyer un coton-tige aux États-Unis pour obtenir cette analyse, la mondialisation, le développement des transports et l'Internet ont pour conséquence que des lois uniquement applicables en France ne sont plus très utiles. Pour ma part, j’estime qu’il vaudrait mieux que cela soit bien encadré en France, notamment par un médecin généticien. Il me semble préférable de franchir ce pas que de tout interdire. Sinon, lorsque les gens feront réaliser une analyse ADN, ils consulteront leur médecin généraliste qui aura bien du mal à leur donner des explications et ils ressortiront de leur consultation peut-être encore plus inquiets.

Mme Émilie Cariou, députée : Ce débat est aussi intéressant que technique. Si l’on est confronté à des analyses visant à rechercher des maladies rares, le dossier « qui tombe du scanner » comporte nombre de données médicales qui n’ont finalement aucune incidence et le médecin, courageusement, ne vous dit donc pas tout. Je trouverais étonnant que le législateur décide de ce qui doit, ou pas, être dit. C’est le propre du métier de médecin de déterminer ce qu’il doit dire, parce que des conséquences peuvent en être tirées. Il faut lui laisser une latitude de décision, au lieu de lui imposer, par la loi, de communiquer le résultat de la seule analyse prescrite.

M. Bertrand Jomier, sénateur : La question de l’information se pose du fait des progrès fantastiques de la science. Lors d’une audition récente, le professeur Dominique Stoppa-Lyonnet nous a dit qu’il y a encore deux ans, il fallait un mois et des dizaines de milliers d'euros pour séquencer 2000 gènes alors qu’aujourd’hui, trois jours et 2000 euros suffisent. Il s’agit donc d’une accélération considérable de l'accès à l'information. La question principale demeure cependant : « à qui appartient l'information ? ». C’est la question de base, à partir de laquelle s'articulent toujours les mêmes arguments. Quand j’étais étudiant à la faculté de médecine, externe, on disait : « Monsieur Untel a un cancer du pancréas, on ne le lui dit pas parce qu’il va mourir dans six mois. » L’information appartenait aux médecins. Aujourd’hui, il est inimaginable de procéder ainsi. Ces comportements existent peut-être encore, mais ne sont plus d'actualité. La société a évolué. L'information médicale appartient à la personne concernée. La politique, c’est sa noblesse, doit organiser le fait que délivrer l’information médicale ne génère pas d'angoisse excessive au niveau individuel, sans, pour autant, dissimuler l'information.

Si le Sénat a adopté la proposition de loi sur les tests post mortem sur les prélèvements – et il est exact qu’il s’agit d’une dérogation au consentement –, c’est parce que les généticiens ont appelé notre attention sur le cas de personnes décédées relativement jeunes, brutalement, et pour lesquelles on découvre qu’ils étaient porteurs d’une maladie génétique, avec des conséquences sur leur entourage. En vérité, les médecins donnent déjà l'information, alors que c’est illégal. Ils nous l’ont dit. Ils nous ont demandé de légiférer pour « légaliser » une pratique qui existe de fait, non pas de façon anecdotique, mais récurrente. C’est le sens de la proposition de loi déposée par M. Alain Milon, le président de notre commission des affaires sociales. Les généticiens ont cette information et estiment qu'ils n’ont pas à la garder pour eux-mêmes, parce qu’elle ne leur appartient pas.

Sur la question de l’autopsie, nous avions estimé, lors de l’examen de cette proposition de loi, qu’il ne fallait pas que cela débouche sur des exhumations. Quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, il s’agit de prélèvements et de tissus disponibles. Nous avons considéré qu’une demande d’exhumation pour procéder au test causerait un trouble beaucoup plus important. Il appartient au législateur d’assumer des responsabilités qui sont éminemment politiques, qu’il ne doit reporter ni sur les professionnels, ni sur d’autres.

Dans le projet de rapport, vous proposez, par exemple sur la question de la fixation de l’âge maximum d'accès aux techniques d’assistance médicale à la procréation, de confier la décision à l’Agence de la biomédecine. Je considère qu’il s’agit d’une responsabilité politique, qui appartient éminemment au législateur. Du point de vue scientifique, il n’y a pas de limite réelle. C’est alors à la société, dans ses choix politiques, qu’il incombe de fixer la limite. J’appartiens, comme quelques collègues parlementaires, au conseil de surveillance de l’Agence, et n’ai pas envie de devoir y traiter ce sujet. Il me paraît plus légitime que les députés et les sénateurs se saisissent de la question.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office : Les sujets les plus complexes et difficiles ne sont pas ceux dont les médias se sont volontiers fait écho à l'envi.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office : C’est absolument passionnant, à l'articulation de la science, de la technique et de la déontologie. Les médecins suivent leur devoir déontologique face aux attentes de la société, balayée par le grand vent du large, puisque aujourd’hui plus aucun pays ne peut revendiquer le splendide isolement de l'Albanie d'Enver Hodja.

M. Antoine Herth, député : Sur le point qui nous occupe, je distinguerai deux familles de problèmes, entre les informations corrélées, et les informations de susceptibilité. Il convient d’avoir un regard différent sur chacune. Pour les informations corrélées, dès lors qu’il existe un traitement disponible, il convient évidemment de donner l'information, même si la collecte de cette information intervient à l'occasion d'une découverte incidente. Dès lors qu’il n’existe pas de traitement, je pense personnellement qu'il faut néanmoins donner l'information, tout en l’entourant de précaution, avec une procédure qui permette d'accompagner la personne afin qu’elle soit capable de supporter cette information et de gérer son partage éventuel avec son entourage familial. C’est un processus compliqué.

S’agissant des informations de susceptibilité, ne pourrait-on pas imaginer un processus spécifique ? Il est possible aujourd’hui de déposer chez son notaire des informations qui ne seront révélées que sous certaines conditions. Ne pourrait-on pas imaginer une banque sécurisée d'informations, qui pourraient être examinées par un comité d'experts, de façon à déterminer leur communication ou non en fonction de l'évolution des connaissances ? Le statut de l'information évoluera avec le temps. Une information de susceptibilité deviendra peut-être une information de corrélation, avec l’avancée des connaissances. Il existera alors peut-être des traitements envisageables.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office : Le risque existe d’être bousculés, voire dans certains cas, balayés, par l'information de masse et le traitement de masse d'informations qui ne peuvent être, en fait, vraiment comprises que par des médecins, par de vrais professionnels qualifiés, mais qui peuvent être exploitées par d'autres, dont les objectifs seront de nature très différente.

 

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur : Nous avons bien différencié les deux cibles distinctes que sont les gènes de susceptibilité et les gènes de responsabilité. Les généticiens auditionnés ont unanimement défendu l’approche suivante : « Accord pour les maladies monogéniques, pour les gènes directement causes de la pathologie, des gènes étiologiques pourrait-on dire ; refus pour les gènes de simple susceptibilité ».

Un gène de susceptibilité n’est associé à une pathologie que dans une approche probabiliste. Quand on passe de la probabilité, des grands nombres, au cas individuel, il ne s’agit plus d’un risque relatif, mais d’un risque absolu. Et le risque absolu de développer la maladie, en raison de la présence d’un gène de susceptibilité dans son génome, n’a rien à voir avec le risque relatif.  La question pour l’individu est binaire : ayant le gène de susceptibilité, ai-je ou développerai-je la pathologie, oui ou non ?

Pour répondre à notre collègue à propos du diabète et d’autres maladies, prenons le cas de deux vrais jumeaux, totalement identiques sur le plan génétique, non seulement sur leur gène de susceptibilité mais sur l'ensemble du génome. L’un d’entre eux développe un diabète, par exemple un diabète de type 1. On se pose la question de savoir quelle est la probabilité ou le risque pour le second jumeau de développer cette pathologie. En fonction des études, la réponse est seulement de 30 % à 40 %. Le composant génétique du diabète n’est que de 30 % à 40 %, le reste tient à l'environnement. Le gène ou les gènes de susceptibilité resteront toujours des gènes de susceptibilité, ils ne vont pas, à cause des progrès de la médecine, passer du statut de gène de susceptibilité à un statut de gène de causalité. Pour des pathologies telles que le diabète, les maladies auto-immunes, éventuellement le cancer, l’important est l'interaction du composant génétique – qui ne compte que pour 30 %, et encore s’agit-il d’une maladie qui est fortement pénétrante –, avec l'environnement et les mécanismes de cette interaction.

Le gène ne fait pas tout, surtout dans les maladies complexes ou multifactorielles. Comptent aussi, par exemple, l'expression des gènes, l’interaction des gènes avec leur environnement, les mécanismes au niveau moléculaire.

En ce qui concerne BRAC 1, les études ont montré que, dans un contexte familial, il s’agit de gènes que l'on peut considérer comme oncogènes et que, dans ce contexte familial, la susceptibilité, le risque de développer cette pathologie est très grand. On ne demande pas pour autant à toutes les femmes concernées de subir des mastectomies. On leur demande seulement une surveillance. On renforce la surveillance pour BRAC 1 et BRAC 2. C’est tout et c’est bien. Mais cela pose la question de savoir pour quelles raisons on ne ferait pas la même chose dans la population générale. Si on le décide pour la population générale, il n'y a pas de raison de ne pas le faire prendre en charge par l'assurance maladie, ce qui signifie augmenter le nombre de médecins, augmenter le nombres de structures, etc. On répondra que les considérations d’argent n’ont pas à intervenir dans la santé. L’impact budgétaire doit pourtant être pris en considération, ne serait-ce que parce qu’à partir du moment où on ouvre une possibilité, il faut le faire correctement.  Je précise que j’ai évoqué  la notion d’agrégation familiale dans les cas de cancer du sein ou de l’ovaire, mais on ne procède dans ces cas, bien sûr, au « screening » que de la parentèle féminine.

Je voudrais à ce stade poser la question de savoir si on apporte en France une réponse  « à la française » à ce sujet. Nous sommes des législateurs et chacun s'exprime comme il veut. Nous avons cependant un corpus bioéthique, spécifique à notre pays. Certains pensent que nous sommes en retard, d’autres que nous sommes en avance, d'autres encore que nous sommes un modèle, d'autres que nous sommes rétrogrades. Toujours est-il que nous avons un corpus bioéthique, considéré traditionnellement comme spécifique à notre pays. La question qu'il faut se poser, de façon générale, est de savoir si la loi doit « courir après » toutes les découvertes scientifiques, la concurrence internationale ou la mondialisation, ou bien si nous devons, en tant que législateur, définir des limites. Mais je ne donne pas de réponse.

Mme Anne Genetet, députée : Le propos de Jean-François Eliaou me laisse perplexe. Prenons l'exemple d'un gène de susceptibilité. Si ce gène de susceptibilité devient beaucoup plus facile à diagnostiquer, à un coût moindre, et qu’on découvre qu’il constitue un moyen de « screener » une partie de la population, si on dispose ultérieurement d’un nouveau marqueur, coûteux à mettre en place, mais qui, corrélé avec le gène de susceptibilité, donne une plus grande certitude sur le fait de conclure à une association ou une vraie responsabilité à raison du couple gène-marqueur, la loi nous permettrait-elle d’ouvrir le diagnostic du gène de susceptibilité à un plus grand nombre, de façon à pouvoir ensuite recibler, au sein de cette population, ceux pour lesquels on pourrait trouver ce marqueur plus spécifique ? Dans un certain contexte, il ne faudrait pas que la loi nous empêche d'avoir accès à ce premier filtre, pour aller plus loin.

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur : En l’occurrence, nous n’avons pas décidé de ce que devrait selon nous être la future loi de bioéthique. Je rappelle que nous sommes seulement chargés d’évaluer l’application de la loi de 2011.

S’agissant des données incidentes, nous proposons d’apporter au patient une information claire lui permettant de donner un consentement éclairé. Les données incidentes sortent actuellement du champ du consentement éclairé, mais le législateur a la liberté de les y intégrer, comme de trouver des dérogations. Pour l’instant, et c'est très important, lorsqu'on prescrit une analyse génétique, c’est l'information complète qui est donnée. On a évidemment le droit de changer les règles, je n’y suis personnellement pas opposé. En tant que médecin, cependant, comme ma collègue, je pense que c’est compliqué de « camoufler » les choses.

La loi de bioéthique permet de réaliser des études biomédicales avant de prendre une décision d’évolution législative. Si l’on considère que « le jeu en vaut la chandelle », il est loisible de prévoir dans la loi la réalisation d’une étude bioclinique qui permettra, après trois ans, de tirer un certain nombre de conclusions permettant, à ce moment-là, d’appuyer la décision du législateur.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office : Quelle serait une proposition de synthèse ?

Mme Annie Delmont-Koropoulis, sénatrice, rapporteure : Dans un premier temps, permettre la réalisation d’études biocliniques.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office : Est-il envisageable, et si oui à quel horizon, qu’on puisse passer d’un gène de susceptibilité à un gène de causalité ?

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office : Les associations entre les gènes peuvent-elles être susceptibles de découvertes ?

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur : Je vais prendre l’exemple du gène de susceptibilité à une maladie appelée la narcolepsie – une baisse de tonus suivi d’un endormissement. C’est un gène dit HLA, comme pour les gènes de transplantation. L’allèle, c’est-à-dire le variant d’un des gènes HLA – en l’espèce, le variant DR 15, mais cela importe peu ici – va se trouver chez pratiquement tous les patients atteints de narcolepsie. En revanche, dans cette salle de réunion, il y sans doute cinq ou six personnes qui « sont DR 15 ». Il s’agit d’un gène de susceptibilité : manifestement personne ne s’est endormi !

Un gène de susceptibilité signifie que, dans la population, des gens « DR 15 » ne sont pas narcoleptiques, mais que pratiquement la totalité des patients narcoleptiques sont « DR 15 ».

Mme Annie Delmont-Koropoulis, sénatrice, rapporteure : Pour ces gènes de susceptibilité, maintenant que nous nous sommes techniquement outillés pour travailler dessus, pourquoi ne pas évoquer cette possibilité ? Cela me semble être l’avenir.

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur : S’agissant du diagnostic préconceptionnel, qui consiste à faire une analyse génétique des gamètes des deux partenaires, un certain nombre de nos auditions témoignent du souhait de pouvoir faire un diagnostic préconceptionnel généralisé sur un certain nombre de gènes de causalité. Il ne s’agit plus de gènes de susceptibilité, mais de causalité, pour savoir si un enfant issu des deux partenaires risque d'être porteur d'une pathologie héréditaire non traitable.

La question qui se pose est celle de savoir quel gène analyser. L’audition des généticiens a été claire là-dessus : il faut analyser les plus fréquents. Mais il s’agit d’une notion relative. S’agit-il de tous les gènes des près de 2 000 maladies génétiques ? Se pose également un problème de limite à la prise en charge et à la capacité d’encadrement médical, indispensable pour donner la réponse issue du diagnostic. Il s’agit tout de même de dire à ces personnes qu’elles ne pourront pas forcément avoir d'enfant indemne de la maladie ou que, pour un certain nombre de ces enfants, les grossesses se termineront par une interruption thérapeutique. Je ne dis pas qu’il ne faut pas le faire, mais c’est un risque grave.

Mme Catherine Proccacia, sénatrice : Je ne comprends pas l’intérêt de ce type de test. On pourrait le limiter au cas où un des parents ou les deux parents ont des maladies génétiques déjà identifiées. Mais alors, ils peuvent recourir à la fécondation in vitro avec un diagnostic préimplantatoire.

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur : Dans un tel couple, qui va faire appel à l’assistance médicale à la procréation, et c’est notamment le cas des couples infertiles, il s’agirait avant de concevoir un embryon in vitro, de savoir si les parents sont indemnes de maladies.

Cela pose la question de la généralisation à la population, mais aussi à l’égard des personnes qui ne connaissent pas un ou leurs deux parents. Si on ouvre une telle possibilité, les personnes nées sous X ou après une assistance médicale à la procréation avec don de gamètes pourront se sentir discriminées. Au regard du principe d'égalité, on risque toujours de rencontrer quelqu’un qui dira : « vous nous avez oubliés. ».

S’agissant du diagnostic préimplantatoire (DPI) pour une pathologie donnée présente dans la famille, réalisé sur un embryon de 16 ou 32 cellules, on doit prélever deux ou trois cellules, sans que cela ait a priori de conséquences sur la vie de l'embryon. On pourrait ajouter, au cours de cette analyse, la recherche d'aneuploïdies, des anomalies du nombre de chromosomes, pouvant conduire à des pathologies de l'embryon, puis du fœtus, des pathologies qui vont empêcher la nidation et donc susciter des fausses couches, ou conduire à des malformations qui ne sont pas forcément létales.

La question de notre collègue est légitime. Mais, dans ce cas également, on retrouvera la problématique des personnes « qui ont la chance d’être malades » et donc d’avoir recours au diagnostic préimplantatoire d’aneuploïdies (DPI-A). Si un diagnostic préimplantatoire d’aneuploïdies montre que la grossesse n'ira pas jusqu'au bout, on introduit une inégalité entre les populations, celles qui sont pathologiques et pour lesquelles il y a une exploration concomitante et celles qui ne le sont pas et pour lesquelles l’aneuploïdie est aussi grave et ne permettra pas à la grossesse d’aboutir.

Nous sommes tous les deux favorables à ce diagnostic préimplantatoire, à condition de garantir son innocuité, c'est-à-dire d’avoir l’assurance que la réalisation d’un DPI et d’un DPI‑A ne porte pas préjudice à l'embryon ni au succès de la grossesse.

Lorsqu'on fait de la recherche, on réalise un caryotype, ce qui prend du temps, pendant lequel l'embryon passe de 16 à 32, puis à 64 cellules. À un moment donné, il va falloir vitrifier l'embryon pour attendre le résultat. La vitrification puis le réchauffement de l'embryon ont un impact sur le pronostic de la grossesse. Sur le plan législatif, cela ne soulève pas de difficultés, alors que, techniquement, il existe un risque pour l'embryon, pour la grossesse. Il faudra effectivement prévoir un encadrement dans la loi, peut-être une explication destinée au couple, très précise, bien comprise et contrôlée parce qu’expliquer est toujours faisable, mais pas suffisant : il faut aussi que cela soit compris.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office : Que peut faire le couple actuellement ?

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur : Aujourd’hui, le DPI-A ne peut pas être proposé au couple. Il s’agit d’une demande des associations et des spécialistes, ce qui est logique sur le plan médical.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office : Cette demande ne s’appuie sur aucun changement scientifique qui garantisse que sa réalisation soit sans risque ?

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur : Toute intervention médicale présente un risque.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office : Mais il n’y a pas eu de changement notable ?

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur : Non.

Mme Catherine Procaccia, sénatrice : La vitrification est-elle autorisée ?

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur : Oui.

Mme Annie Delmont-Koropoulis, sénatrice, rapporteure : Je pense aussi aux femmes, qui, dans le parcours d’assistance médicale à la procréation, doivent subir une stimulation ovarienne, avec des heures de préparation, beaucoup de difficultés aussi parfois, avec le risque de thromboses. Ce n’est pas anodin. Mais éviter des fausses couches à répétition liées aux aneuploïdies a du sens.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office : Le diagnostic préimplantatoire tend à vérifier qu'il existe toutes les chances de survie de l’embryon, pas de pathologie incurable. En cas d’introduction du DPI-A, apparaît un rapport coûts/bénéfices, avec la possibilité de nouvelles connaissances, mais aussi d'autres risques. En quoi cela diffère-t-il fondamentalement du choix d’un médecin entre deux traitements, chacun avec ses avantages et ses inconvénients, si la finalité est d'obtenir un embryon en bonne santé. Pourquoi se préoccuper en particulier de ce cas de figure ?

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur : Parce que le risque n'est pas nul et que, comme l'a rappelé notre collègue, aboutir à un embryon de 16 ou 32 cellules est un parcours compliqué pour un certain nombre de couples, et, dans un certain nombre de cas, le DPI est fait parce que, dans ce couple infertile, une pathologie présente justifie d’y recourir.  Réaliser un DPI n’est pas systématique. Certains médecins souhaiteraient d'ailleurs la recherche systématique des aneuploïdies, mais prélever 3 ou 4 cellules serait prendre un risque supplémentaire pour les couples pour lesquels aboutir à un embryon de 32 cellules est déjà compliqué. C’est pourquoi nous n’y sommes pas défavorables. Nous appelons simplement l’attention sur ce point. Dans leurs préconisations, le Conseil d'État, comme le CCNE, sont favorables à ce que l'on mette en place des études biomédicales d'expérimentation avant de légiférer de façon définitive. Au niveau médical, il existe encore vraisemblablement des aspects à affiner. Nous sommes donc favorables à une expérimentation de trois ou quatre ans pour évaluer l’apport d’une combinaison DPI/DPI-A.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office : Il s’agit toujours de questions génétiques et diagnostiques. Dans les sujets précédents, la question centrale était d’informer ou non. Dans ce cas-ci, en revanche, il s’agit d’un point médical plus classique, mais aussi plus technique, qui a trait à la génétique, à l’implantation, et qui entre donc bien, de ce fait, dans l’évaluation de l’application de la loi de bioéthique.

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur : Dernier aspect, la loi prévoit aujourd’hui la possibilité de réaliser le DPI-HLA. De quoi s’agit-il ? Par exemple, prenons le cas d’une famille dont un enfant est atteint d’une leucémie. La chimiothérapie constitue un traitement de la leucémie, mais le traitement effectivement curatif est l'allogreffe de cellules souches hématopoïétiques, c’est-à-dire la greffe de cellules sanguines. Une telle greffe ne peut se faire qu’en cas de compatibilité HLA entre le donneur et le receveur.

Le DPI-HLA consiste donc, et j'insiste sur le fait que j’y suis défavorable, à trier les embryons jusqu'à obtenir celui qui a le bon HLA pour donner ses cellules, quand l’enfant sera né, à son frère ou à sa sœur. Cette pratique avait été expérimentée en application de la loi de bioéthique du 6 août 2004, puis confirmée en 2011. On l’a appelée « le bébé-médicament », ou plus hypocritement « le bébé double espoir », celui d’avoir un deuxième enfant et de guérir le premier, malade, grâce à lui. La charge psychologique dans ce cas est hallucinante. Techniquement, la réalisation en est très complexe. En réalité, depuis 2014, plus personne ne le pratique en France.

Mme Catherine Procaccia, sénatrice : Des naissances sont-elles intervenues après un DPI-HLA ?

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur : Quelques-unes, notamment à l’hôpital Antoine Béclère à Clamart. C'est techniquement très compliqué, parce qu'on ne dispose que de deux cellules pour l'analyse HLA.

En ce qui concerne les prélèvements et les dons d’organes, dans la législation française, toute personne est présumée donneur sauf mention contraire. La loi est bien appliquée, mais les résultats sont variables selon les régions. Globalement, le taux de refus est de 30 %, ce qui n’est pas négligeable. Des différences existent selon les régions. Par exemple, en Vendée, le taux de refus est très faible. En Île-de-France, il est beaucoup plus important. Dans le sud, en Provence-Alpes-Côte d’Azur, le taux de refus est beaucoup plus important que de l’autre côté de la frontière, en Espagne. On ne comprend pas très bien quelles en sont les raisons.

Mme Annie Delmont-Koropoulis, sénatrice, rapporteure : L'attitude des professionnels de santé qui entourent les décès joue peut-être un rôle. Lorsque quelqu'un est décédé et que ses organes ont la possibilité d'être prélevés, on vérifie d’abord l’absence d’expression contraire par la personne décédée, puis on demande à la famille ou à l’entourage s’ils auraient eu connaissance, même verbalement, d’un refus de prélèvement de la part de la personne décédée. Je pense que c’est la raison pour laquelle on atteint encore 30 % de refus. Ceci dit, les prélèvements dits de la catégorie de Maastricht III, sur les personnes après un arrêt cardiaque contrôlé à la suite d’une décision d’arrêter les traitements, ont permis d’augmenter le nombre de greffes.

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur : On n’arrive pas à greffer toutes les personnes en attente et cela varie selon les organes. On ne comble pas les besoins avec les prélèvements après mort encéphalique. Depuis quelques années, la France a travaillé sur d’autres alternatives, notamment en effet sur les prélèvements relevant de la catégorie dite de Maastricht III, qui nécessitent cependant une logistique importante ; ainsi que sur les donneurs vivants.

Mme Catherine Proccacia, sénatrice : N’y a-t-il pas des recherches pour reconstituer des organes à partir de cultures cellulaires ?

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur : Oui, des recherches sont en cours.

Les équipes de coordination de transplantation, parce qu'elles sont très bien entraînées, ont permis de faire baisser le taux de refus et la loi laisse, à l'appréciation de l'équipe de transplantation, une certaine latitude en l'absence manifeste d’expression d’un consentement ou d’un refus. Si la personne n'a rien dit, elle est présumée consentante, mais le fait est que des membres de la famille s'y opposent. Dans ces cas-là, c’est à l'équipe de transplantation de prendre la décision.

Mme Annie Delmont-Koropoulis, sénatrice, rapporteure : Les membres de la famille peuvent toujours dire qu’ils ont entendu la personne manifester son opposition de son vivant.

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur : Le don croisé, tel que la législation le prévoit actuellement, consiste à ce qu’un receveur de rein trouve un donneur dans sa famille, quelque part en France, par exemple à Lille. Un autre receveur a également un donneur dans sa famille, par exemple à Nice. Si le donneur de Nice n’est pas compatible avec le receveur de Nice et si le donneur de Lille n’est pas compatible avec le receveur de Lille, on regarde, sous le contrôle de l'Agence de la biomédecine, si le donneur de Lille serait compatible avec le receveur de Nice et le donneur de Nice avec le receveur de Lille. Si la réponse est positive, la législation actuelle impose que la greffe, le transport, l'intervention se fassent de façon simultanée entre Nice et Lille. La synchronisation est absolument fondamentale dans la loi actuelle.

Compte tenu du taux de refus des prélèvements sur personnes décédées, les spécialistes et l’Agence de la biomédecine préconisent d'augmenter le nombre de couples donneur/receveur concernés. Au lieu de deux couples, on passerait à dix, vingt, voire trente couples.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office : On mutualise ainsi les risques.

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur : Augmenter significativement le nombre de couples concernés signifie cependant, dans le même temps, qu’il devient impossible d’imposer la simultanéité des gestes interventionnels. La question que doit se poser le législateur est celle de la synchronisation. Si les interventions ne sont plus réalisées de façon simultanée, cela soulève un vrai problème médical, et un vrai problème d'éthique. Il existe en effet des moyens opérationnels de conserver le rein sous perfusion, avec des machines à cet effet. Mais lorsque l’on met un rein sous perfusion, même si la perfusion est très opérationnelle, il existe un risque d’impact sur le pronostic.

Les bons résultats des transplantations entre receveur et donneur vivant, tiennent au fait que la personne étant prélevée dans le bloc A, on apporte le rein dans le bloc B, à dix mètres de distance. Le rein est toujours vivant. À partir du moment où on place le rein dans une machine à perfusion, on augmente le risque de rejet.

Mme Annie Delmont-Koropoulis, sénatrice, rapporteure : J’ai lu que le passage dans le liquide de perfusion améliorait parfois la qualité du rein.

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur : Des calculs ont été faits pour déterminer le nombre minimal de couples qu’il serait utile de considérer, six ou dix, par exemple, sachant qu’on ne peut pas dépasser un certain nombre, même si aux États-Unis, le nombre de couples est beaucoup plus important, jusqu'à 50.

Le deuxième élément à introduire, selon l’Agence de la biomédecine, consisterait à amorcer la chaîne soit par un donneur altruiste, qu’on appelle « le bon samaritain », soit plutôt au moyen d’un prélèvement post mortem.

Mme Annie Delmont-Koropoulis, sénatrice, rapporteure : Depuis 2011, l’évolution a tenu à la pratique des prélèvements dits Maastricht III, c'est-à-dire après arrêt circulatoire suite à la décision de l'arrêt des traitements. Le débat éthique consiste à s'assurer qu'il n’y a pas de pression pour arrêter les traitements. Un protocole de l'Agence de biomédecine encadre totalement cette pratique, ce qui évite tout conflit d’intérêts.

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur : Enfin, je soumettrai à votre sagacité, mes chers collègues, un problème soulevé par l'Agence de la biomédecine et un certain nombre de médecins néphrologues et de chirurgiens transplanteurs. En France, prévaut le principe de l’étanchéité totale entre le donneur et le receveur, étanchéité absolue liée au principe du don anonyme, gratuit et volontaire. Dans le cas des donneurs familiaux, l'étanchéité n'est, par définition, pas respectée. La loi impose actuellement au donneur de passer devant le président du tribunal de grande instance ou son représentant pour garantir l’absence de pression et rétablir en quelque sorte l'étanchéité entre le donneur et le receveur. La justice apporte cette garantie. Des demandes se font cependant jour pour alléger la procédure, en supprimant l’étape de l’expression devant le juge. Je ne suis pas favorable à une telle remise en cause, le décloisonnement entre le donneur et le receveur pouvant recouvrir des formes de pression, voire de marchandisation.

Mme Catherine Procaccia, sénatrice : N’y a-t-il pas cependant un problème d’urgence, compte tenu de l’encombrement de la justice ?

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur : Il s’agit d’un cas de donneur vivant, il n’y a pas d’urgence.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office : Le consentement du donneur vivant est consolidé après un entretien avec le juge ?

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur : Le consentement est exprimé devant le juge.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office : Pour tout donneur familial ?

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur : Il faut comprendre la charge émotionnelle qui se créé lorsque quelqu'un donne un organe à une autre personne, à qui il donne d’une certaine manière à nouveau naissance. Le receveur lui en est éternellement reconnaissant, peut-être de façon un peu exagérée d’ailleurs. Le donneur fait effectivement un sacrifice parce qu’il sait que s’il a ultérieurement un accident par exemple, n’ayant plus qu’un rein, il devra passer en dialyse si ce rein restant ne fonctionne plus. Le poids émotionnel est intense, même dans le cas où le receveur a rejeté le rein de son donneur. Une double culpabilité peut s’installer dans ce dernier cas, consistant à ce que le receveur se dise : « je n'ai pas été capable de garder le rein », et le donneur : «  je n’ai pas été capable de sauver mon frère », par exemple. Il faut absolument s’assurer du fait que le donneur a pris toutes ses responsabilités. Le passage devant le tribunal me semble sacraliser ce moment, la justice impartiale apportant sa caution.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office : je vous propose de poursuivre l’examen de ce projet de rapport lors de notre prochaine réunion, jeudi prochain, à 8h30, et vous propose que cette seconde réunion se tienne au Sénat.

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Jeudi 25 octobre 2018

Présidence de M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office -

Suite de l'examen du rapport sur l'évaluation de l'application de la loi n° 2011-814 du 7 juillet 2011 relative à la bioéthique – Rapporteurs : Mme Annie Delmont-Koropoulis, sénatrice, et M. Jean-François Eliaou, député

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Nous poursuivons l’examen du rapport sur l’évaluation de l’application de la loi du 7 juillet 2011 relative à la bioéthique de nos deux collègues, Annie Delmont-Koropoulis, sénatrice, et Jean-François Eliaou, député.

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur. – Concernant l’assistance médicale à la procréation (AMP), nous avons opéré une distinction selon que le donneur appartient ou non au cercle intraconjugal.

S’agissant de l’AMP intraconjugale, présentée au chapitre III de notre rapport, nous ne préconisons pas d’inscrire dans la loi un âge limite autorisé, aussi bien pour la femme que pour l’homme. En effet, les pratiques évoluant sans cesse, il vaut mieux faire confiance aux organismes mettant en œuvre les bonnes pratiques dans le choix de l’âge, d’autant qu’une décision législative a priori ne permet pas de prendre en considération les différences individuelles.

Sur la possibilité d’AMP post-mortem, que ce soit par insémination ou par transfert d’embryon, le législateur devra se prononcer en cohérence avec l’ensemble des dispositions qui seront prises lors de la révision des lois de bioéthique. Nous ne prenons pas parti sur l’extension ou non de l’assistance médicale à la procréation aux femmes homosexuelles en couple ou aux femmes seules. Mais si nous décidons d’ouvrir l’AMP aux femmes seules, il sera ensuite délicat de l’interdire aux veuves. Nous préconisons alors un encadrement très important du transfert post-mortem d’un embryon qui a été conçu avant le décès du partenaire. Actuellement, l’embryon fabriqué in vitro peut, soit rester dans un congélateur – il y en a 220 000 en France –, soit être utilisé par le couple vivant, soit, après l’abandon du projet parental, être donné à une famille qui l’« accueille ».

 

Selon le droit en vigueur, une veuve qui a conçu un embryon in vitro avec son partenaire peut, après le décès de celui-ci, le confier à une famille ou le donner à la recherche, mais ne peut pas l’utiliser pour elle-même. Toutefois, si on élargit aux femmes seules la possibilité de recourir à l’AMP, pourquoi interdire à une veuve d’utiliser un embryon, voire les spermatozoïdes de son conjoint congelés avant son décès, en vue de poursuivre le projet parental ? Sur cette question très sensible, la mère potentielle doit observer une distanciation par rapport au décès et ne subir aucune pression de la part de sa belle-famille.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Dans les deux sens !

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur. – La filiation est également problématique.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Les techniques ont-elles évolué depuis 2011 ?

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur. – Pas vraiment.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Il s’agit donc d’une question sociétale.

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur. – Il y a tout de même eu une amélioration sur la qualité de la conservation des embryons, afin que, une fois dévitrifiés, ils puissent reprendre vie.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – C’est notre rôle de rappeler cette évolution depuis 2011. Néanmoins, les inséminations et les FIV n’aboutissent pas à chaque tentative et font appel à des pratiques très intrusives.

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur. – Oui, mais elles sont médicalement encadrées.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Le risque de dégradation d’un embryon conservé est moins fort. Mais il faut s’assurer que le conjoint avait exprimé avant son décès sa volonté ou son refus de la poursuite du projet.

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur. – L’Office n’a pas à se prononcer juridiquement sur la question de savoir à qui appartiennent les spermatozoïdes congelés avant la maladie et le décès de la personne, car a priori, selon le droit actuel, ces spermatozoïdes sont la propriété du de cujus, donc ils ne sont à personne. L’Office doit suggérer un encadrement juridique, médical, psychologique, etc. pour ce type de pratiques, car nous nous focalisons sur les aspects scientifiques de l’AMP.

 

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office. – Nous ne voulons pas que l’Office soit prisonnier de tous les débats sociétaux. Chaque fois, nous devons questionner notre légitimité pour aborder tel ou tel sujet, en tenant compte des évolutions scientifiques depuis 2011 et des points à mettre en cohérence. En l’espèce, il s’agit d’une combinaison des deux : d’une part, les techniques ont progressé, au point qu’un transfert d’embryons congelés est possible des années après, d’autre part, ce cas de figure est un peu particulier. Je me demande d’ailleurs si des demandes explicites ont été enregistrées.

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur. – Cela s’est produit en Espagne.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Et pour les militaires ?

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur. – Vous soulevez le cas d’un militaire qui, avant de partir en Opex – opération extérieure – donne son consentement pour la congélation des embryons ou pour un projet parental. Que se passe-t-il s’il saute sur une mine ? Florence Parly n’a pas répondu à ma question. Pourtant, techniquement, aucun obstacle ne s’oppose au transfert post-mortem.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Ce cas s’est-il déjà présenté ?

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur. – Le Conseil d’État s’est penché sur le cas d’une Espagnole vivant en France et mariée à un Italien qui était malade. Au décès de son conjoint, elle a demandé une autorisation française pour exporter les gamètes en Espagne aux fins d’une insémination post-mortem. Saisi du refus fondé sur la loi française, le Conseil d’État a autorisé l’exportation, car la loi espagnole autorise l’insémination post-mortem.

Mme Émilie Cariou, députée. – Nous ne pourrons faire l’économie d’une réforme en profondeur du code civil, notamment du droit de la famille, qui s’imposait pourtant lors de la discussion de la loi sur le mariage pour tous. Une collaboration du ministère de la santé et de la Chancellerie est attendue en ce sens.

M. Michel Amiel, sénateur. – Ma question concerne la méthode : nos travaux sont-ils scientifiques, éthiques ou juridiques ? Où est leur limite ?

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Nos travaux sont scientifiques, car nous nous efforçons de savoir ce qui est techniquement possible, avant d’aborder les autres aspects d’une question. Mais il ne nous appartient pas de les trancher, car les solutions relèvent de l’organisation de la santé, du droit ou de convictions plus personnelles. Je suis d’ailleurs en désaccord avec certains de mes collègues libéraux, qui estiment que chacun peut disposer librement de son corps, car la vie est collective.

M. Michel Amiel, sénateur. – Ce n’est pas tout à fait le sujet !

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Notre rôle est d’exposer à nos collègues les différentes pratiques, d’en apprécier la possibilité technique. Pour le reste, la compétence relève des commissions de l’Assemblée nationale et du Sénat, ainsi que du Gouvernement, conformément aux engagements qui ont été pris.

M. Michel Amiel, sénateur. – La congélation des gamètes et des embryons est aujourd’hui monnaie courante, et les seuls problèmes qui se posent ne sont pas techniques, mais éthiques. Les embryons peuvent être congelés ; qu’a-t-on le droit d’en faire ?

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Cette question implique autant l’éthique que la technique. En effet, les inséminations ne réussissent qu’une fois sur cinq, et le don de gamètes n’est pas une partie de plaisir ! Quant aux expérimentations sur embryon, pendant combien de temps sont-elles autorisées ?

M. Patrick Hetzel, député, vice-président de l’Office. – L’aspect juridique porte plus précisément sur le droit de la filiation. Selon moi, il faudrait soit deux textes, soit deux parties dans un seul texte, car en réalité, des sujets relèvent du ministère de la santé comme les lois de bioéthique, et d’autres incombent très clairement à la Chancellerie.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Nous sommes d’accord.

M. Bernard Jomier, sénateur. – On ne peut totalement dissocier les enjeux scientifiques des enjeux éthiques, car nos explications doivent éclairer les parlementaires et leur donner une grille de lecture. Toutefois, il est inutile de trancher sur ce qu’il faut faire ou non, car cela relève du Comité consultatif national d’éthique (CCNE). Quant aux questions purement techniques, je vous renvoie à l’Agence de la biomédecine ou à d’autres structures compétentes. Il faut juste identifier les enjeux, sans les purger.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Comme indiqué dans le rapport, « si la décision était prise d’autoriser l’AMP aux femmes seules, alors pour l’AMP post-mortem, il conviendrait de prendre en compte le délai entre le décès du conjoint et la réalisation de l’AMP et de conserver la filiation paternelle, ainsi que de s’assurer qu’avant son décès, le conjoint décédé avait exprimé sa volonté de voir poursuivre le projet parental ».

La conclusion de l’Office est rigoureuse : il n’a pas à trancher les points qui ne relèvent pas de sa compétence, mais il incite ceux qui en sont responsables à les trancher au lieu de bricoler…

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur. – Monsieur Hetzel, madame Cariou, sachez que trois ministres porteront les lois de bioéthique : le ministère de la santé, le ministère de la justice pour le droit de la famille, en particulier le droit de la filiation, et le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche pour les expérimentations sur embryon.

Par ailleurs, même si l’on est ultralibéral, on ne peut qu’approuver la notion d’extrapatrimonialité du corps humain énoncée par le Conseil d’État : nous avons la propriété de notre enveloppe charnelle, mais nous ne pouvons pas en faire ce que nous voulons. La seule exception est le donneur d’organe, qui peut disposer de son corps dans un but bien précis et après avoir émis son consentement devant un juge.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office. – Il est interdit de vendre une partie de son corps !

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur. – Je n’ai pas parlé de marchandisation du corps humain, mais d’extrapatrimonialité.

Mme Annie Delmont-Koropoulis, sénatrice, rapporteure. – Notre devoir est d’effectuer la synthèse des auditions et d’en extraire tous les questionnements auxquels le législateur devra répondre.

Concernant l’autoconservation des ovocytes, la loi de bioéthique du 6 août 2004 relative à la bioéthique avait limité cette possibilité à des fins thérapeutiques et visait notamment les femmes souffrant d’affections cancéreuses et contraintes de suivre un traitement toxique pour les ovaires. La loi du 7 juillet 2011 a autorisé le don de gamètes par des personnes n’ayant pas encore procréé. L’arrêté du 24 décembre 2015 a prévu que, jusqu’à cinq ovocytes matures obtenus, tous les ovocytes devaient être destinés au don ; de six à dix ovocytes, au moins cinq ovocytes devaient être donnés, et le reste pouvait être conservé par la donneuse. D’après les spécialistes, il faut au minimum quinze ovocytes pour une grossesse. En définitive, ces mesures favorisaient le don aux dépens de l’autoconservation et ne tenaient pas compte du projet parental de la donneuse, qui pouvait avoir besoin d’ovocytes supplémentaires.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Depuis 2011, avons-nous amélioré l’efficience de la fertilité par fécondation des ovocytes et implantation de l’embryon ?

Mme Annie Delmont-Koropoulis, sénatrice, rapporteure. – Depuis 2011, la fertilité fait l’objet d’une attention beaucoup plus soutenue. Au demeurant, il est temps de faire de la lutte contre l’infertilité une grande cause nationale.

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur. – La procréation médicalement assistée n’est pas satisfaisante, car le pourcentage de réussite n’est que de 20 % à 25 % en France. Le nombre d’ovocytes est insuffisant en cas de don couplé à une autoconservation, d’où notre préconisation d’établir une distinction plus nette entre les deux pratiques. La recherche sur embryon a pour objet de comprendre les mécanismes de la nidation de l’embryon entre le septième et le quatorzième jour. C’est pourquoi nous suggérons d’étendre à 14 jours la période des expérimentations possibles, à l’instar de l’Espagne, pourtant très catholique, qui affiche un taux de réussite de PMA supérieur de 10 points à celui de la France.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office. – Pour quelles raisons ?

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur. – Nos méthodes de choix concernant le bon embryon sont seulement visuelles, alors que certains marqueurs biologiques utilisés à l’étranger permettraient d’améliorer la sélection.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – L’embryon devient un être vivant au septième jour avec l’apparition du système nerveux.

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur. – Au vingtième jour, le cœur bat.

En 2011, les recherches sur embryon étaient interdites, sauf exception. En 2013, elles deviennent possibles en France, mais sont très encadrées. Sur le nombre de centres, peu sont agréés. Une déclaration doit être effectuée au Journal officiel, et les expérimentations peuvent porter sur l’embryon in vitro jusqu’à 7 jours lorsque les parents ont consenti à donner leur embryon à la recherche. Il est évidemment hors de question de réimplanter un embryon qui a déjà été manipulé pour la recherche ou de faire du clonage.

Mme Annie Delmont-Koropoulis, sénatrice, rapporteure. – Les deux projets sont bien distincts : les embryons surnuméraires visés par la recherche sont destinés dès l’origine à la destruction.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Il faut alors considérer que l’on détruit des êtres vivants.

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur. – En France, on a trop souvent tendance à confondre la recherche sur les lignées de cellules embryonnaires avec les expérimentations portant sur l’embryon vivant.

Mme Anne Genetet, députée. – La recherche vise à développer des méthodes qui favoriseront la réussite de la réimplantation embryonnaire.

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur. – En rédigeant le rapport, j’ai trouvé que nous étions hypocrites de ne pas prévoir l’extension jusqu’au quatorzième jour, qui précède immédiatement les battements du cœur et la différenciation du système nerveux central. L’amas de cellules est potentiellement un être humain.

Mme Florence Lassarade, sénatrice. – L’embryon est au cœur de deux enjeux majeurs : la fertilité et les expérimentations sur les cellules souches embryonnaires. Les spécialistes de la recherche sur la cellule souche embryonnaire, notamment Marc Peschanski, ont souligné qu’ils auraient besoin d’une autorisation jusqu’à 14 jours, avant la formation du tube neural. Ces recherches sont très utiles pour le traitement de la dégénérescence maculaire liée à l’âge ou la régénération des cellules myocardiques en cas d’infarctus du myocarde. Bien que les chercheurs français en la matière soient reconnus pour leur expertise, ils ne disposent pas des mêmes moyens que nos voisins européens, car l’eugénisme est encore sous-jacent dans le débat public.

Mme Annie Delmont-Koropoulis, sénatrice, rapporteure. – Tout cela figure dans notre rapport.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – C’est écrit noir sur blanc !

M. Michel Amiel, sénateur. – « Qu’est-ce que la vie ? » C’est la vraie question, le point de départ de toutes nos préoccupations. Les expérimentations sur embryons surnuméraires ne me choquent nullement, pas plus que l’extension du délai pour les pratiquer en faveur des chercheurs. Néanmoins, il faudrait distinguer le clonage reproductif, qui doit être interdit, et le clonage thérapeutique. Et les questions scientifiques qui nous occupent débouchent sur les questions sociétales.

Mme Catherine Procaccia, sénatrice, vice-présidente de l’Office. – J’ai rédigé avec le député Jean-Yves Le Déaut un rapport sur les enjeux économiques, environnementaux, sanitaires et éthiques des biotechnologies à la lumière des nouvelles pistes de recherche. La majorité des pays, hormis l’Allemagne, autorisent les recherches jusqu’à 14 jours, y compris l’Angleterre qui essaie pourtant de respecter le délai de 7 jours.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – C’est hypocrite.

Mme Catherine Procaccia, sénatrice. – Notre rapport indiquait que le législateur devait se prononcer sur le délai limite légal des expérimentations sur embryon. De plus, il précisait l’importance des recherches sur les mitochondries, qui jouent un rôle essentiel pour la production d’énergie dans les cellules. Cela a permis outre-Manche de sauver des enfants souffrant de leucémies incurables, en dépit des critiques virulentes de certaines associations, telles que Alliance Vita. Je souhaiterais que cet élément figure dans la future loi.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Il est indispensable de conserver la mémoire des travaux de l’Office !

Mme Annie Delmont-Koropoulis, sénatrice, rapporteure. – Les mitochondries sont la centrale énergétique de la cellule et, en cas de fécondation, celles de la mère sont les seules qui restent dans le futur embryon. Elles ont donc un ADN propre, ce qui a stoppé le législateur français dans son élan. En Angleterre au contraire, les dons d’ovocyte, auquel a été associé le noyau de la future mère, ont permis le bon déroulement de la fécondation.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Dans le cas d’une gestion pour autrui, la mère biologique et la mère génétique pourraient-elles se retrouver ?

Mme Catherine Procaccia, sénatrice. – Pas du tout : l’objectif est uniquement thérapeutique.

Mme Annie Delmont-Koropoulis, sénatrice, rapporteure. – Certains sujets particulièrement sensibles comme la réalisation de chimères sont abordés au sein de l’Agence de la biomédecine, car les répercussions thérapeutiques pourraient être intéressantes. Nous avons préféré laisser la science avancer au lieu de nous prononcer sur ces chimères, mais nous pourrions éventuellement les intégrer dans une prochaine loi.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Sur l’autoconservation des gamètes, vous suggérez dans votre rapport « de bien distinguer le don altruiste et gratuit d’ovocytes de la possibilité d’autoconservation d’ovocytes chez la femme n’ayant pas eu d’enfant ». Ces dispositions seraient innovantes par rapport à la loi de 2011.

Mme Annie Delmont-Koropoulis, sénatrice, rapporteure. – Absolument !

M. Bernard Jomier, sénateur. – Vous mentionnez dans le rapport les grossesses tardives. Aucune limite ne figure dans la loi, comme l’appelle de ses vœux le Conseil d’État. En réalité, l’âge limite pour les femmes varie selon les centres, entre quarante-trois et quarante-cinq ans. Or les résultats sont meilleurs quand la PMA est réalisée avec des ovocytes autoconservés, ce qui incite certains centres à accepter un âge un peu plus tardif pour les femmes. C’est la porte ouverte à des inégalités de traitement ; je souhaite bien du plaisir aux tribunaux pour régler ensuite cette question, compte tenu du vide juridique. Pour l’heure, l’Agence de la biomédecine se débrouille, avec une seule injonction du Conseil d’État : que la limite d’âge soit la même pour toutes les femmes. Mais quelle est la légitimité de l’Agence à édicter un tel principe ?

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur. – Ce principe d’égalité nous a beaucoup occupés, car il doit être intangible. On peut considérer que, quels que soient les bénéficiaires de l’AMP – couples stériles, femmes seules désireuses d’utiliser leurs propres ovocytes autoconservés –, nous devrons veiller à garantir une égalité de traitement. Toutefois, en tant que législateur et médecin, j’estime qu’il est compliqué de poser une limite, de surcroît avec les risques liés à des grossesses tardives : éclampsie, hypertension artérielle, diabète, etc. Il convient par ailleurs de ne pas cautionner certaines tromperies : au lieu de congeler leurs ovocytes à vingt-huit ou trente ans, les jeunes femmes devraient avoir des enfants naturellement, sans que cela les empêche de mener normalement leur carrière professionnelle.

Mme Florence Lassarade, sénatrice. – Il faudrait commencer par là !

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur. – L’autoconservation des ovocytes implique la vitrification. S’il s’agit d’une avancée technologique importante, elle suppose de passer par l’injection intracytoplasmique de spermatozoïde, l’ICSI, qui consiste à injecter directement le spermatozoïde dans l’ovocyte. Or les résultats de cette technique ne sont pas très probants. Il ne faut pas faire croire aux femmes qu’en ayant congelé leurs ovocytes à vingt-huit ou trente ans, elles se retrouveront forcément enceinte à la quarantaine.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Il est très important que l’Office parlementaire rappelle ces réalités scientifiques.

Mme Laure Darcos, sénatrice. – Une femme sur huit aura un cancer dans sa vie. Or les traitements de chimiothérapie ont des répercussions hormonales variables chez les femmes, de sorte qu’il devient impossible de cataloguer une femme en fonction de son âge biologique. À ce propos, est-il possible d’imposer à l’équipe médicale de proposer le prélèvement d’ovocytes lors d’un traitement médical ?

Mme Annie Delmont-Koropoulis, sénatrice, rapporteure. – C’est déjà le cas !

Mme Laure Darcos, sénatrice. – Je puis vous assurer que cela ne figure pas encore dans la loi. Et les femmes ne sont pas forcément au courant des conséquences de leur traitement et des méthodes pour les surmonter. Peut-être ce sujet entre-t-il dans le champ de compétence de l’Office que j’ai l’honneur de rejoindre.

Mme Catherine Procaccia, sénatrice. – N’y a-t-il pas une ambiguïté à proposer l’autoconservation des ovocytes et à interdire celle du sang de cordon, qui doit obligatoirement être donné ?

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur. – Madame Darcos, l’équipe médicale doit obligatoirement informer les patients, femme ou homme, y compris pour la conservation des gamètes. Cela étant, le don des spermatozoïdes est plus simple que celui des ovocytes, qui suppose une stimulation hormonale importante et une intervention pour recueillir les ovocytes.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Cela s’apparente à un don d’organe.

Mme Annie Delmont-Koropoulis, sénatrice, rapporteure. – Pour certains cancers, les stimulations ovariennes sont interdites.

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur. – Par exemple pour le cancer du sein ou de l’ovaire. Monsieur Amiel, certains chercheurs ont déclaré que nous n’arriverons jamais à atteindre le très haut niveau étant donné le retard accumulé dans les expérimentations sur l’embryon en France. Concernant l’autoconservation des cellules souches hématopoïétiques, les CSH, contenues dans le sang de cordon, aucun changement scientifique n’est intervenu depuis 2011. Quant à l’utilisation médicale de ses propres cellules souches, sur lesquelles j’ai beaucoup travaillé, à quoi sert-il de les conserver ? Autrement dit, chacun doit-il conserver son « moi » quelque part ?

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Certains s’y sont essayés avec les pyramides !

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur. – La différenciation d’un certain nombre de souches pour permettre des autogreffes biocardiques a été tentée, sans grand succès. De surcroît, cela supposerait la congélation de plus de 65 millions de sangs de cordon…

Mme Catherine Procaccia, sénatrice. – Cela se pratique pourtant en Angleterre et en Suisse, entre autres.

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur. – Oui, mais contre rétribution.

Mme Catherine Procaccia, sénatrice. – Je n’ai pas parlé de gratuité en France.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office. – Je voudrais revenir sur l’âge limite pour bénéficier de la PMA, car si l’on retient ce critère, les inégalités sont grandes entre les femmes : certaines sont plus aptes que d’autres, pourtant plus jeunes. Il peut donc sembler discutable d’inscrire dans la loi bioéthique un critère aussi fluctuant. En revanche, l’égalité en fonction du statut matrimonial devra faire l’objet d’un débat de société pour que nous puissions ensuite prendre les mesures de coordination et de cohérence nécessaires.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Sur l’AMP avec don de gamètes, l’anonymat a été modifié, je crois.

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur. – Nous sommes aussi favorables au maintien de l’obligation de recueillir le consentement du conjoint. Nous ajoutons que ce consentement doit être irrévocable, quel que soit le devenir du couple.

Mme Annie Delmont-Koropoulis, sénatrice, rapporteure. – La loi de 2011 rappelait les trois grands principes du don : consentement, gratuité, anonymat. Un arrêté du 30 juin 2017, pris sur proposition de l’Agence de la biomédecine, fixe des règles de bonnes pratiques, comme l’âge des donneurs – 18 à 38 ans pour les femmes, 18 à 45 ans pour les hommes –, le bon état général de santé ou l’absence de risque de transmission d’une pathologie génétique. La difficulté majeure est le respect de l’anonymat. Déjà, tant de tests sont disponibles sur Internet qu’il devient difficile de le garantir absolument au donneur. De plus, il peut être nécessaire de consulter les données génétiques du donneur, notamment si l’enfant déclare une pathologie d’origine génétique. Nous recommandons donc de maintenir l’anonymat entre donneur et receveur au moment du don, pour éviter les dérives eugénistes ou la marchandisation, mais nous préconisons d’instaurer la possibilité de communiquer au médecin traitant des données non identifiantes sur le donneur quand l’enfant est mineur, s’il déclare une pathologie d’origine génétique. Puis, nous avons une divergence : je propose la levée de l’anonymat à la majorité de l’enfant si celui-ci en fait la demande – mesure qui ne serait pas rétroactive, et qui comporterait, désormais, l’information préalable de tout nouveau donneur, ce qui est bien naturel. Dans dix-huit ans, de toute façon, tout le monde pourra tout savoir sur tout le monde…

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Ce sujet est passionnant…

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur. – Le principe de l’anonymat est intangible en France, et permet un cloisonnement absolu entre donneur et receveur au moment du don. Pour autant, nous devons réfléchir aux droits de l’enfant qui, lorsqu’il atteint sa majorité, ne doit pas être stigmatisé par la loi en fonction de la manière dont il a été conçu.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office. – Pourquoi l’enfant serait-il « stigmatisé » ?

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur. – C’est une considération du Conseil d’État, qui s’est récemment demandé si le mode de conception devrait figurer sur l’acte de naissance dans le cas où l’on étendrait la PMA aux femmes seules ou en couple.

Quoi qu’il en soit, l’enfant peut souhaiter connaître son origine. Il y a des divergences entre nous : j’estime, pour ma part, que ce n’est pas parce qu’on a des chances d’être cambriolé qu’il faut légaliser le vol.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Qu’on a des chances, ou qu’on risque…

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur. – La loi française doit faire face à l’évolution de la société, pas l’institutionnaliser. Je propose donc une distinction entre données identifiantes et non identifiantes. Les donneurs seraient désormais informés qu’ils doivent donner, a minima, leur consentement à la communication des données non identifiantes – et qu’ils peuvent aussi consentir à celle des données identifiantes. S’ils refusent la communication des données non identifiantes, ils seront exclus du don.

Par ailleurs, il n’existe aucun registre centralisé des donneurs ou des receveurs en France. Il serait pourtant judicieux d’en créer un, au moins pour des raisons médicales. Actuellement, un donneur n’est aucunement obligé de signaler à qui que ce soit les pathologies qu’il peut déclarer après son don. Un registre de suivi médical des donneurs et de recueil des données, identifiantes et non identifiantes, serait donc tout indiqué.

Enfin, les questions de paternité et de succession sont évidemment exclues de cette réflexion.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Nous allons prendre le temps de débattre.

Mme Annie Delmont-Koropoulis, sénatrice, rapporteure. – Certains pays ont supprimé l’anonymat. On a observé une diminution du nombre de donneurs dans les deux premières années. Puis, les choses sont rentrées dans l’ordre – mais l’âge moyen est passé de 25-35 ans à 35-45 ans. Quant aux données non identifiantes, leur communication est déjà obligatoire.

Mme Emilie Cariou, députée. – Merci pour ce rapport très éclairant. Le droit à connaître ses origines est déjà reconnu par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), et il commande d’autres droits, en matière de succession…

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Celui de revendiquer le nom, aussi.

Mme Emilie Cariou, députée. – Et le droit à assistance. Cela nous contraindra à revoir complètement notre droit de la filiation. Notre code civil considère que la paternité, c’est le mariage. 

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Un acte de foi…

Mme Emilie Cariou, députée. – Il prévoit, pour les enfants nés hors mariage, la reconnaissance de paternité. Pouvons-nous définir une catégorie d’enfants qui ne pourraient se prévaloir de ce droit ? Notre rapport doit signaler que c’est un vrai problème, qui touche aux droits de l’Homme.

M. Patrick Hetzel, député. – Pourquoi le consentement du conjoint au don serait-il irrévocable ? En cas de divorce, cela pose un problème juridique, puisque la filiation potentielle ouvrira un droit à succession. On voit bien comment, en partant d’un problème médical, on tire un fil qui conduit à des questions juridiques…

Mme Florence Lassarade, sénatrice. – La psychiatrie n’est pas une science exacte, mais les secrets de famille sont bien connus des psychanalystes pour causer des dégâts irréversibles.

Mme Annie Delmont-Koropoulis, sénatrice, rapporteure. – En l’occurrence, ce n’est pas de notre ressort !

Mme Florence Lassarade, sénatrice. – Si, nous pouvons donner le droit de connaître ses origines.

Mme Annie Delmont-Koropoulis, sénatrice, rapporteure. – Les parents peuvent choisir de dire à leur enfant de quelle manière il a été conçu.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – En somme, Mme Lassarade souhaite créer un droit d’accès à ses origines.

Mme Florence Lassarade, sénatrice. – L’origine doit figurer sur le livret de famille.

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur. – L’anonymat est une chose, le secret de famille en est une autre, qui dépend de la décision des parents d’expliquer, ou non – les psychiatres s’accordent pour dire que le bon âge pour cela est 7 ou 8 ans. Le droit français fait en sorte qu’on puisse protéger le secret de famille, puisque rien n’est inscrit sur l’acte de naissance. Si on étend la PMA aux femmes seules ou en couple homosexuel, conserverons-nous cette pratique ? Le Conseil d’État s’y oppose.

M. Michel Amiel, sénateur. – En somme, le droit de l’enfant s’oppose au droit à l’enfant. Faut-il supprimer l’anonymat ? La Convention internationale des droits des enfants, que nous avons ratifiée, crée un droit à connaître ses origines, dès avant la majorité. Et quid de l’accouchement sous X, spécificité française, si l’on supprime l’anonymat ?

M. Bernard Jomier, sénateur. – Le développement des connaissances sur les gènes de causalité pose la question de l’accès à ses propres données héréditaires, y compris après un accouchement sous X. Nous ne pouvons pas créer une inégalité entre adultes, de ce point de vue, selon qu’ils sont nés d’un don de gamètes ou non. Pourquoi les adultes nés d’un donneur, ou d’un parent anonyme, ne pourraient-ils bénéficier des progrès médicaux en ce domaine ? L’anonymat est en effet un principe important. Pourra-t-il être maintenu ? Le rapporteur propose de dévoiler des données non identifiantes, mais je ne suis pas convaincu que des informations comme la couleur des yeux ou des cheveux intéressent réellement les enfants issus du donneur, car la quête des origines répond, à mon sens, à une motivation psychologique plus profonde. Je salue les efforts de nos rapporteurs, mais dans dix ans, nous aurons de gros problèmes avec le cadre actuel, qui sera pulvérisé. Il nous faut en inventer un nouveau sans délai.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – L’exigence de connaître ses origines est une demande forte, déstabilisante, et en même temps constructive – comme on le voit avec les secrets de famille. Techniquement, il est quasiment certain qu’à brève échéance il sera très facile de retrouver son géniteur. Ce sera donc au Parlement de débattre de cette question, et de poser un cadre. En tous cas, il n’y a pas de verrou scientifique. Je crois pour ma part que la recherche de ses origines est un élément constituant pour chaque personnalité. Si elle peut se révéler paralysante dans certains cas, elle débouche parfois sur la production de grandes œuvres littéraires !

 

 

Mme Emilie Cariou, députée. – La CEDH condamnera la France si nous ne prenons pas des mesures pour éviter des inégalités selon le mode de conception. Ce que vous dites sur les possibilités futures signifie-t-il que tout le monde sera génétiquement fiché ? Ce serait angoissant.

Mme Catherine Procaccia, sénatrice. – Au fond, il va devenir incohérent que tout don soit anonyme, sauf celui de gamètes. Peut-être faudra-t-il supprimer totalement l’anonymat du don.

Mme Angèle Préville, sénatrice. – Oui, le droit de l’enfant percute le droit à l’enfant. On sait les dégâts que font les secrets de famille sur les adultes – dégâts qui durent toute une vie.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – La valeur ajoutée de l’Office est d’éclairer le législateur sur les possibilités techniques et scientifiques.

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur. – C’est une question de fond : les lois de bioéthique doivent-elles systématiquement entériner les progrès médicaux ? Nous avons tous une chance d’être cambriolés. Est-ce une raison pour institutionnaliser le cambriolage ?

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Je dirais plutôt qu’il s’agit d’un risque ! Pour reprendre votre exemple, l’Office est là pour dire qu’en effet, nous avons tous un risque d’être cambriolés et pour renvoyer au législateur la question de décider quoi faire face à ce constat. Est-on sûr, au fond, que l’accès au donneur sera si facile ?

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur. – Oui, tout est possible. Encore faut-il savoir de quelle identification on parle. Anecdote : M. Arthur Kermalvezen, né d’un don au Cecos de Necker, a rencontré une femme qui lui a expliqué être née dans les mêmes conditions. Peut-il avoir des enfants avec elle, ou sont-ils demi-frère et demi-sœur ? Il est indispensable d’avoir accès à des informations sur son origine : l’anonymat absolu est impossible. Heureusement, la loi française limite à dix le nombre de fécondations autorisées par donneur…

De toute façon, quand on séquence le génome humain, cela n’indique pas le nom ni l’adresse du donneur ! Un film récent montrait, un 24 décembre, un père de famille submergé par des enfants biologiques venant frapper à la porte… Le législateur doit éviter de telles situations. Et la mise en place d’un registre obligera les donneurs à être suivis : il n’est pas indifférent de savoir ce que l’on porte dans son génome. Mais cela est parfaitement possible avec des données non identifiantes.

En tant qu’homme, je serais d’accord pour donner mon sperme, avec l’accord de ma compagne – mais pas mon nom. De toute façon, l’enfant né d’un don ne peut pas revendiquer une succession. Quant à l’accord du conjoint, il est effectivement essentiel qu’il soit irrévocable, même en cas de séparation.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Je crois que nous sommes tous d’accord pour dire que l’évolution des techniques posera des problèmes majeurs, et que le cadre actuel d’anonymat ne résistera pas.

Mme Annie Delmont-Koropoulis, sénatrice, rapporteure. – Ma proposition est de permettre à l’enfant d’avoir accès à ses origines à la majorité, sur sa demande. Je suis aussi favorable à ce qu’il ait accès, avant la majorité, aux données non identifiantes.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Reprenons votre texte. Vous écrivez : « Votre rapporteur est favorable au principe d’anonymat de la donneuse ou du donneur au moment du don, mais avec deux possibilités : soit la donneuse ou le donneur accepte que toute son identité soit révélée à la majorité de l’enfant à naître, si celui-ci a été averti par ses parents et s’il en formule la demande ; soit la donneuse, ou le donneur, refuse et l’enfant à naître au moment de sa majorité, ayant été averti par ses parents et s’il le demande, pourra avoir uniquement accès aux données non identifiantes – couleur des yeux, des cheveux, antécédents médicaux... – de la donneuse ou du donneur. Votre rapporteure estime nécessaire de conditionner la recevabilité de la candidature d’un donneur à son acceptation d’une communication des données identifiantes à la majorité de l’enfant né grâce au don.

Vos rapporteurs insistent également sur la nécessité d’accompagner de façon opérationnelle les dispositions législatives si elles devaient être modifiées dans le sens indiqué ci-dessus. Dans ce cadre, il serait nécessaire de mettre en place un registre national (…). C’est vers ce registre, géré par une structure publique nationale, que se tourneraient les personnes nées d’un don de gamètes pour obtenir les informations identifiantes ou non identifiantes de leur parent biologique en fonction du choix du donneur. »

Je vous propose d’insérer avant les deux dernières phrases les mots : « Nous considérons que l’état de la science entraîne la possibilité d’accès aux données identifiantes… »

Mme Catherine Procaccia, sénatrice. – « Entraînera » !

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Oui : « entraînera vraisemblablement », même ; « …et que le Parlement devra en tenir compte dans ses débats. »

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office. – Ce qui pose problème, c’est moins l’évolution des techniques que la question du fichier. Pour la France, traumatisée par les fichiers, il est toujours difficile d’accepter un nouveau fichier. Sur ce point, il y a un vrai verrou, suffisant pour résister longtemps aux évolutions techniques.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Ces deux dernières phrases sont-elles indispensables ?

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur. – Oui.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office. – Certaines personnes se détourneront du don si cela doit les faire inscrire sur un fichier. Cette remarque vaut d’ailleurs pour certains receveurs.

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur. – Les Cecos n’ont pas les moyens de faire ce travail de suivi.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Nous pouvons signaler la difficulté, sans trancher.

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur. – Nous avons besoin de ce registre.

Mme Annie Delmont-Koropoulis, sénatrice, rapporteure. – Ma proposition consiste à donner accès aux données à la majorité, c’est-à-dire dans dix-huit ans.

Mme Catherine Procaccia, sénatrice. – Il y aura eu bien d’autres lois sur la bioéthique !

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office. – Il existe bien des cas naturels où le géniteur n’est pas le père de famille. Mon grand-père, par exemple, a appris tardivement qu’il n’était pas le fils de son père. Dans ce cas, le test de paternité est soumis au consentement du père présumé. Si nous faisons sauter cette condition, nous ouvrons une boîte de Pandore…

Mme Emilie Cariou, députée. – Déjà, l’ouverture du fichier de l’état civil ouvre d’immenses perspectives !

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Cela rendra nos aïeux plus sympathiques, en montrant qu’ils n’étaient pas exempts de nos difficultés… La moitié des rois de France ne sont pas les enfants de leur père : les Capet sont une famille recomposée !

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur. – La pratique médicale indique que 5 % des pères ne sont pas les pères de leur enfant, et l’ignorent.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Je croyais que la proportion était de 8 % – et de 17 % pour le troisième enfant !

Mme Anne Genetet, députée. – Ne pourrions-nous écrire que nos rapporteurs attirent l’attention sur un outil particulier, tout en renvoyant la décision au législateur ?

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Supprimons ces deux phrases, car elles font l’unanimité contre elles.

Mme Catherine Procaccia, sénatrice. – Pour ma part, je suis de l’avis du rapporteur.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Nous devons laisser la décision au législateur.

Mme Annie Delmont-Koropoulis, sénatrice, rapporteure. – Nous pourrions les faire précéder des mots : « On pourrait proposer… ».

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Oui. Ou des mots : « Il pourrait être proposé… ». Et nous remplaçons les mots : « de façon opérationnelle les dispositions législatives », par les mots : « par des dispositions législatives opérationnelles ».

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur. – Les sociétés savantes réclament ce registre.

Mme Annie Delmont-Koropoulis, sénatrice, rapporteure. – Sur l’extension du champ de l’AMP à la procréation avec don de gamètes, nous ne nous prononçons pas. Mais si un couple homosexuel de femmes est stérile, doivent-elles être ramenées au cas d’infertilité classique, qui en France ne concerne que les couples hétérosexuels ? Le Conseil d’État a refusé de transmettre une question prioritaire de constitutionnalité sur le sujet au Conseil constitutionnel.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – J’ai voté contre le mariage pour tous, mais la loi existe désormais et ces couples sont des couples à part entière.

Mme Annie Delmont-Koropoulis, sénatrice, rapporteure. – La ministre de la santé a annoncé qu’elle intégrerait ce problème à la loi de bioéthique. Il serait dommage que nous ne nous prononcions pas.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Un donneur peut être motivé par le désir d’aider des couples hétérosexuels à surmonter leur infertilité, mais pas plus.

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur. – Actuellement, il ne peut y avoir de consentement éclairé sur ce point, puisque la loi sur le mariage pour tous n’existait pas lors de la précédente loi de bioéthique. Et celle-ci ne saurait être rétroactive. Il faudra donc reprendre les dons à zéro.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Nous pouvons écrire que la loi sur le mariage pour tous exige des adaptations plus complexes que ce qui avait été prévu.

M. Bernard Jomier, sénateur. – Maintenez-vous votre premier paragraphe sur l’extension du champ de l’AMP à la procréation avec don de gamètes ?

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur. – Oui.

Mme Annie Delmont-Koropoulis, sénatrice, rapporteure. – Si l’AMP est étendue aux femmes seules et en couple, il faudra protéger les droits de l’enfant, à qui on aura imposé de naître dans un monde sans figure paternelle. Il faudra aussi garder la maîtrise des techniques, car actuellement le marché gris de la procréation crée une inégalité d’accès aux gamètes, qui n’est pas exempte de risques sanitaires, et qui repose sur l’inégalité des moyens financiers. Je propose aussi au législateur de s’interroger sur l’alignement des procédures d’autorisation d’AMP sur celles de l’adoption plénière pour les femmes seules ou en couple.

Mme Catherine Procaccia, sénatrice. – Vous remettez en cause la crédibilité de nos travaux ! L’Office s’est toujours limité à des analyses scientifiques et techniques ayant pour objectif d’éclairer le législateur.

Mme Annie Delmont-Koropoulis, sénatrice, rapporteure. – Le professeur Lévy-Soussan, pédopsychiatre, nous a donné des informations intéressantes…

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Nous devons rédiger un rapport. Votre premier paragraphe est très bon. Je propose d’y ajouter une phrase signalant que la grande complexité du sujet exige un travail pluridisciplinaire approfondi.

M. Bernard Jomier, sénateur. – Quid du paragraphe suivant ?

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Je le supprimerais, en renvoyant au Parlement la responsabilité d’approfondir le débat, et en signalant la question spécifique de la stérilité d’une des deux femmes en couple homosexuel. Nous n’avons pas la légitimité pour traiter ce problème, car hors du champ scientifique, nos opinions divergent !

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur. – Je suis d’accord. En revanche, le sujet ne me semble pas particulièrement complexe au regard des avancées technologiques discutées dans le cadre de la loi relative à la bioéthique.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Dans ce cas, il conviendrait peut-être de modifier le premier paragraphe de la recommandation, en soulignant que cette question ne soulève pas de problème scientifique particulier.

M. Bernard Jomier, sénateur. – Quid du deuxième paragraphe ? Est-il supprimé ?

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Je pense que nous pouvons conserver l’intégralité du texte, en précisant qu’il ne s’agit pas d’un sujet de nature scientifique.

M. Bernard Jomier, sénateur. – En effet, tout comme la levée de l’anonymat, ce n’est pas une question à proprement parler scientifique. C’est en revanche le rôle de l’Office de rappeler quelles seraient les conséquences d’une modification de la loi. La rédaction actuelle, moyennant la précision suggérée par Gérard Longuet, me convient.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Je suggère donc de rédiger le premier paragraphe de la manière suivante : « Parce qu’elle est essentiellement de motivation sociétale et non principalement scientifique, cette question sort du cadre spécifique des objectifs du présent rapport, tel que le prévoit l’article 47 de la loi relative à la bioéthique du 7 juillet 2011. Cependant, vos rapporteurs ne peuvent ignorer le contexte actuel des débats dans la société autour de ce sujet et ont relevé certains points qui leur paraissent, à ce stade, mériter l’attention du législateur ».

Les points suivants ne soulevant pas de problème particulier, nous passons à la question des cellules souches humaines.

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur. – Il faut clairement distinguer le travail sur les cellules souches embryonnaires obtenues dans des laboratoires français à partir d’embryons vivants, qui doit être strictement encadré, et le travail sur des lignées de cellules embryonnaires déjà établies, pour lequel les procédures de contrôle doivent être assouplies.

S’agissant du prélèvement de cellules souches hématopoïétiques, nous sommes favorables aux recommandations formulées par l’Agence de la biomédecine. L’étanchéité entre donneur et receveur étant parfaite, nous souscrivons en particulier à la suppression de l’expression du consentement du donneur devant le président du TGI, afin de simplifier la procédure. L’amélioration des techniques médicales et des traitements permet également d’envisager aujourd’hui des allogreffes de CSH, y compris en cas de semi-identité des marqueurs génétiques. Actuellement, un mineur peut, par dérogation à la loi et après avis d’un comité d’experts, donner des CSH à son frère, sa sœur ou son cousin, mais pas à ses parents. L’Agence de la biomédecine serait favorable à l’élargissement du prélèvement sur mineur au bénéfice de la mère et du père. Cela pose toutefois un problème juridique. En effet, le parent malade est également l’un des détenteurs de l’autorité parentale qui doit exprimer son consentement au don de l’enfant mineur, et il serait dans ce cas juge et partie. Nous ne tranchons pas cette question, mais nous pointons ce problème juridique dans le rapport.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Y a-t-il des applications concrètes ?

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur. – Oui, par exemple un parent atteint de leucémie qui pourrait bénéficier d’un don de son enfant mineur.

Mme Catherine Procaccia, sénatrice. – Tout dépend de l’âge de l’enfant, mais pour un adolescent de 15 ans, ce doit être très dur de savoir qu’il pourrait sauver l’un de ses parents et que la loi le lui interdit.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Nous passons aux neurosciences.

Mme Annie Delmont-Koropoulis, sénatrice, rapporteure. – Les neurosciences sont en plein développement. Les chercheurs souhaitent en particulier pouvoir travailler sur l’embryon jusqu’à 14 jours, espérant de grandes avancées dans le traitement des maladies neurodégénératives.

Nous souhaitons en revanche revenir sur le recours aux techniques d’imagerie cérébrale fonctionnelle dans le cadre des expertises judiciaires, autorisé par la loi de 2011. Outre que cette technique soulève des questions éthiques, des doutes sont émis sur sa pertinence et sa fiabilité scientifiques. Nous pensons également qu’il convient de décharger l’Agence de la biomédecine de sa mission d’information en la matière, une veille éthique sur les neurosciences étant déjà assurée par le Comité consultatif national d’éthique.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Le dernier point concerne les innovations technologiques.

Mme Annie Delmont-Koropoulis, sénatrice, rapporteure. – L’intelligence artificielle connaît des avancées majeures, et il convient de fixer un cadre au développement des objets connectés, qui comportent un risque d’atteinte à la vie privée et de rupture de l’anonymat.

Lors de l’examen de la loi du 20 juin 2018 relative à la protection des données personnelles, le Sénat avait souhaité, à l’unanimité, interdire aux sociétés d’assurance santé complémentaire l’accès aux données agrégées de santé, en raison de la facilité avec laquelle elles pouvaient, à partir de leurs fichiers personnels, les « désanonymiser », avec la tentation ensuite de moduler la prise en charge de leurs assurés en fonction de leur état de santé. L’Assemblée nationale ne nous avait pas suivis, mais je pense qu’il faudrait revenir sur cette disposition.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office. – De quel registre de santé parlez-vous ?

Mme Annie Delmont-Koropoulis, sénatrice, rapporteure. – Le système national d’information interrégimes de l’assurance maladie, ou SNIIRAM, qui contient des milliers de données agrégées.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office. – Je ne suis pas sûr que ce point doive figurer dans le rapport de l’Office. Un rapport vient d’être présenté à la ministre Agnès Buzyn sur la manière d’organiser à l’avenir les données de santé, et il est prévu de créer une plateforme nationale des données de santé.

Le Président de la République a en outre annoncé en mars l’ouverture des données de santé à des fins de recherche, et quid si une petite équipe de recherche installée au sein d’une mutuelle souhaite accéder aux données agrégées de santé pour mener des recherches médicales ?

Mme Annie Delmont-Koropoulis, sénatrice, rapporteure. – Cet accès est d’ores et déjà possible aux termes de la loi.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office. – Quoi qu’il en soit, on ne peut pas apporter une réponse simple à cette question.

M. Jean-François Eliaou, député, rapporteur. – Il faudrait interdire aux complémentaires santé l’accès aux données qu’elles ont les moyens de rapprocher de leurs fichiers individuels. Faut-il examiner ces questions lors de la révision de la loi relative à la bioéthique ? Je n’en suis pas certain, surtout si un projet de loi de loi spécifique est déposé par la suite.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office. – Il y aura une loi, c’est certain.

Mme Annie Delmont-Koropoulis, sénatrice, rapporteure. – On soulève une question, on ne demande pas de légiférer maintenant.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office. – Le projet de rapport évoque néanmoins la « nécessité d’interdire ». Il me semble que ces termes sont excessifs. Il est vrai que l’évolution des algorithmes rend la désanonymisation plus facile, mais l’on pourrait se contenter de souligner l’importance et la complexité de cette question sensible.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Sous réserve de ces modifications, et après vous avoir félicités, chers collègues membres de l’Office, pour la qualité de vos interventions, je vous propose d’autoriser la publication de ce rapport.

La publication du rapport sur l’évaluation de l’application de la loi n° 2011-814 du 7 juillet 2011 relative à la bioéthique est autorisée à l’unanimité.

 

 


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   liste des personnes entendues par les rapporteurs

(présentée par ordre chronologique des auditions)

– M. le professeur Patrick Niaudet, président du conseil d’orientation de l’Agence de la biomédecine

– M. le professeur Didier Houssin, président de AP-HP International

– M. le docteur Hervé Chneiweiss, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique, président du comité d’éthique de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale

– Mme Anne Courrèges, directrice générale de l’Agence de la bio‑médecine et Mme le docteur Évelyne Marry, directrice de la direction Prélèvement Greffe Cellules souches hématopoétiques

– M. Frédéric Séval, chef de la division et Mme Isabelle Erny, chargée des questions éthiques, à la division des droits des usagers et des affaires juridiques et éthiques du secrétariat général de la direction générale de la santé et Mme Céline Perruchon, sous-directrice et Mme le docteur Suzanne Scheidegger, chargée de mission du bureau bioéthique de la sous-direction de la politique des produits de santé et de la qualité des pratiques et des soins de la direction générale de la santé

– Mme Anne Courrèges, directrice générale de l’Agence de la biomédecine et M. le professeur Olivier Bastien, directeur de la direction Prélèvement Greffe d’organes

– M. Philippe de Bruyn, directeur général-adjoint chargé des ressources et Mme Isabelle Mery, directrice des systèmes d’information de l’Agence de la biomédecine.

– Mme Alice René, responsable du pôle éthique et de la cellule réglementation et bioéthique de l’Institut des sciences biologiques du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et ancien membre du Comité consultatif national d’éthique en science de la vie et de la santé

– M. le professeur Emmanuel Hirsch, professeur des universités, directeur de l’Espace régional éthique d’Île-de-France, de l’Espace national de réflexion éthique Maladies neuro-dégénératives, président du conseil pour l’éthique de la recherche et l’intégrité scientifique de l’Université Paris-Saclay

– M. le docteur Pierre Lévy-Soussan, pédopsychiatre, praticien en centre médico-psychologique pour l’enfant et la famille, membre du conseil d’orientation de l’Agence de la biomédecine, ancien membre du Conseil national d’accès aux origines personnelles

– Mme le professeur Dominique Stoppa-Lyonnet, professeur de génétique médicale à l’Université Paris-Descartes, chef du service de génétique oncologique de l’Institut Curie, ancien membre du Comité consultatif national d’éthique

– M. Alain Claeys, ancien député, rapporteur de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques pour la bioéthique et rapporteur du projet de loi de révision de la loi relative à la bioéthique

– M. le professeur Benoît Vallet, ancien directeur général de la santé, conseiller-maître à la Cour des comptes

– M. Jean Leonetti, ancien député, rapporteur de la mission d’information parlementaire sur la révision des lois de bioéthique et de la commission spéciale en charge de l'examen du projet de loi de révision de la loi relative à la bioéthique

– Mme le professeur Claudine Bergoignan-Esper, professeur honoraire de droit de la santé et de droit médical, et M. le professeur Jean-Noël Fiesinger, professeur émérite de médecine, membres de l’Académie nationale de médecine

– M. le Docteur Jean-Marie Faroudja, président de la section éthique et déontologie du Conseil national de l’ordre des médecins et M. le professeur Serge Uzan, conseiller du président de Sorbonne Université et directeur délégué de l’Institut universitaire de cancérologie

– M. le Professeur Stéphane Viville, responsable de l’Unité de génétique de l’infertilité du centre hospitalier et universitaire de Strasbourg

– M. le Professeur Samir Hamamah, professeur des hôpitaux, chef du département de biologie de la reproduction et de l’équipe médicale biologie de la reproduction et diagnostic préimplantatoire du centre hospitalier universitaire de Montpellier

– Mme Anne Courrèges, directrice générale de l’Agence de la biomédecine, et M. le professeur Philippe Jonveaux, directeur de la direction Procréation, embryologie et génétique humaines, Mme le docteur Françoise Merlet, médecin référent de cette direction et M. Samuel Arrabal, responsable du pôle recherche à la direction générale adjointe médicale et scientifique

– M. le docteur Olivier Caron, généticien, responsable de l’équipe d’oncogénétique de l’Institut Gustave Roussy

– M. le professeur Vincent Lévy, oncologue, spécialiste en hématologie et maladie du sang à l’hôpital Avicennes à Bobigny

– M. le professeur Alain Luciani, chef du service d’imagerie médicale du centre hospitalier universitaire Henri Mondor à Créteil


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   COMPTES RENDUS DES AUDITIONS

Audition de Monsieur le Professeur Patrick Niaudet, Président du conseil d’orientation de l’Agence de la biomédecine – Mercredi 24 janvier 2018.

M. Jean-François Eliaou : Professeur Patrick Niaudet, vous présidez le conseil d’orientation de l’Agence de la biomédecine depuis la fin 2011, c’est-à-dire pendant toute la période de mise en œuvre de la loi relative à la bioéthique dont l’évaluation, par notre Office bicaméral, commence aujourd’hui, avec votre audition. Votre expérience, pendant six années, à la présidence de l’instance éthique, et pas seulement éthique, de l’Agence de la biomédecine donne un grand prix à l’appréciation que vous portez sur le dispositif français de bioéthique.

S’agissant du fondement juridique de cette audition, la loi du 7 juillet 2011 relative à la bioéthique prévoit qu’elle fait l’objet d’une évaluation de son application par l’Office (II de l’article 47), disposition à laquelle l’Office a décidé de donner une traduction effective. Cette mission sera distincte du débat public sous forme d’états généraux organisé à l’initiative du Comité consultatif national d’éthique (CCNE), au titre de l’article L. 1412-1-1 du code de la santé publique. Au terme des états généraux, c’est le CCNE qui présentera un rapport devant l’Office aux fins d’évaluation.

Depuis sa création en mai 2005, en application de la loi relative à la bioéthique du 6 août 2004, l’agence de la biomédecine est au cœur de la mise en œuvre du dispositif français de bioéthique, avec des compétences dans les domaines des greffes, de la reproduction, de l’embryologie et de la génétique humaines.

Au sein de l’agence, le conseil d’orientation a une place particulière, puisqu’il veille à la qualité de l’expertise médicale et scientifique de celle-ci, en prenant en considération les questions éthiques susceptibles d’être soulevées.

Il est obligatoirement consulté sur les demandes d’autorisation :

– des protocoles de recherche sur l’embryon humain ou sur les cellules souches embryonnaires humaines, de l’importation ou l’exportation de cellules souches embryonnaires aux fins de recherche, de la conservation des embryons ou des cellules souches embryonnaires à des fins de recherche,

– d’activité des établissements pouvant pratiquer le diagnostic préimplantatoire et des centres pluridisciplinaires de diagnostic prénatal.

 

Le conseil d’orientation définit les critères d’appréciation de la formation et de l’expérience nécessaires à l’agrément :

– soit des praticiens procédant à des examens des caractéristiques génétiques d’une personne ou à son identification par empreintes génétiques à des fins médicales,

– soit des praticiens procédant au diagnostic biologique à partir des cellules prélevées sur l’embryon in vitro.

Le conseil d’orientation est obligatoirement consulté sur les questions intéressant la recherche médicale ou scientifique relevant de la compétence de l’agence de la biomédecine.

Professeur Patrick Niaudet, vous êtes le président en exercice du conseil d’orientation, je vous propose de présenter votre ressenti, votre expérience, avant que nous ne vous posions quelques questions en complément.

Pr Patrick Niaudet : Pour me présenter, j’ajouterai juste qu’avant d’occuper cette fonction au conseil d’orientation de l’agence de la biomédecine, j’étais chef de service de néphrologie pédiatrique à l’hôpital Necker. Dans ces fonctions, je me suis occupé des greffes de reins chez l’enfant, lesquelles relèvent du domaine de l’agence. C’est probablement du fait de cette expérience que j’ai été proposé pour cette mission. Ma nomination est intervenue au moment où j’ai quitté mes fonctions hospitalières. J’ai poursuivi des consultations, en tant que consultant, pendant trois ans. La présidence du conseil d’orientation a été assez prenante, environ un tiers de mon temps.

Le conseil d’orientation a été amené à donner un certain nombre d’avis. Je précise que les autorisations en matière de diagnostic prénatal sur lesquelles le conseil d’orientation donne son avis visent les centres de diagnostic prénatal, mais non chaque demande de diagnostic préimplantatoire. Le conseil d’orientation a pu analyser les demandes de diagnostic préimplantatoire avec typage HLA, les « bébés médicament ». Il s’agit de choisir l’embryon qui serait HLA compatible et ne serait pas atteint de la pathologie. Cette activité était réalisée à l’hôpital Necker, et uniquement à l’hôpital Necker. Elle a cessé depuis trois ans, la charge de travail apparaissant considérable pour des résultats extrêmement décevants quant à la possibilité d’obtenir des embryons à la fois compatibles HLA et indemnes de pathologie. Sur une trentaine d’examens, une seule greffe a été réalisée.

M. Jean-François Eliaou : De cordon ?

Pr Patrick Niaudet : Oui, des greffes de cordon HLA compatibles. Pour des pathologies comme l’anémie de Franconi, il s’agit pratiquement de la seule possibilité pouvant donner un espoir de survie, parce qu’avec une greffe non HLA identique, le traitement immunosuppresseur nécessaire pour éviter une réaction de greffon contre l’hôte expose à un haut risque de développer des néoplasies.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Comment procédiez-vous ?

Pr Patrick Niaudet : Les dossiers étaient présentés au conseil d’orientation par un expert médical membre du conseil. Des questions étaient posées. Généralement, les propositions qui venaient de l’hôpital Necker ne soulevaient aucun problème quant à l’indication et à la justification du recours à ce procédé. Demain, nous analyserons une demande présentée par une famille en vue d’obtenir une prise en charge par la sécurité sociale pour procéder à ces examens en Belgique, ces examens n’étant plus réalisés en France.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : C’est dommage.

Pr Patrick Niaudet : Les centres de diagnostic préimplantatoires – il en existe un à Paris, un à Strasbourg, un à Montpellier et un à Nantes – ne demandent absolument pas à réaliser de tels diagnostics.

M. Jean-François Eliaou : J’ai été chef de service du département d’immunologie. J’ai pratiqué le typage HLA avant la transplantation. Nous l’avons fait une fois ou deux. C’est techniquement très difficile. On dispose de quelques cellules. On fait le typage HLA. Sur le plan éthique, il s’agit de parents qui ne peuvent avoir d’enfant sans la certitude qu’il soit indemne de la pathologie Un typage HLA qui est fait dans ces conditions a pour issue le choix de garder ou non l’embryon.

Pr Patrick Niaudet : Les embryons sont conservés. Il ne peut y avoir de nouveau diagnostic préimplantatoire tant que ces embryons n’ont pas été implantés. Si à la première recherche, il ne se trouve pas d’embryon compatible, il n’y aura pas de nouvelle stimulation. Il s’agit de fécondations in vitro.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : À quel stade, le diagnostic intervient‑il ?

Pr Patrick Niaudet : Au stade blastocyste. On prélève une ou deux cellules sur lesquelles on procède à ces examens. D’où la difficulté de réaliser un typage HLA sur une ou deux cellules.

J’aborderai en premier lieu le domaine de la greffe d’organes.

Le conseil d’orientation a beaucoup réfléchi sur un nouveau type de prélèvements : le prélèvement d’organes sur des personnes décédées par un arrêt cardiaque survenant à la suite d’une décision d’arrêt des traitements chez une personne hospitalisée lorsque les soins apparaissent inutiles, disproportionnés ou n’ayant d’autre effet que le seul maintien artificiel de la vie. Cet arrêt de traitement aboutit le plus souvent au décès du patient. La loi Leonetti, si elle ne légitime pas le prélèvement post-mortem des organes, le rend possible et éthiquement admissible. C’est le cas des donneurs dits de la catégorie III de Maastricht, la catégorie II visant le cas des accidents sur la voie publique avec arrêt cardiaque, puis prélèvement. Les prélèvements comme ceux de la catégorie III précitée se pratiquaient dans plusieurs pays d’Europe et en Amérique. En France, une certaine réticence prévalait à leur égard, en raison de questionnements éthiques, c’est-à-dire la crainte que des décisions d’arrêt de traitement soient un peu « poussées » pour permettre un éventuel prélèvement. Un protocole a été institué par l’Agence de la biomédecine avec le concours des sociétés savantes, des équipes de greffe et de réanimation. Le programme a débuté en 2015. Dix-huit centres ont été autorisés, 15 donneurs prélevés en 2015, 47 en 2016 et 87 en 2017. Les résultats sont tout à fait favorables, équivalant, en termes de survie de greffes, aux résultats des transplantations à partir de donneurs vivants. Au total, il y a eu 157 greffes de rein, 43 greffes de foie et, plus récemment, des greffes de poumons.

M. Jean-François Eliaou : Quelle était la crainte éthique ?

Pr Patrick Niaudet : La crainte de pressions auprès de la famille. Le protocole a consisté à confier aux seuls réanimateurs le soin de s’entretenir avec la famille pour lui expliquer les termes de la loi Leonetti, l’arrêt des traitements. Dans un deuxième temps, les réanimateurs abordent la possibilité éventuelle d’un don, les coordonnateurs de la transplantation n’intervenant qu’à partir de ce moment. Tout est expressément prévu, par écrit et bien défini. Le retour d’expérience témoigne d’une pratique sans anicroche.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : La communication autour de ce protocole est très importante. Il importe que les gens soient au courant du fait qu’il n’y a pas de pression pour procéder au don d’organes. Si davantage de personnes le savaient, elles adhéreraient au don d’organes.

Pr Patrick Niaudet : Désormais, le régime applicable est celui du registre des refus.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Demande-t-on tout de même son avis à la famille lorsqu’il n’y a pas eu d’explicitation d’adhérer ou de refuser ?

Pr Patrick Niaudet : Dans le cas de Maastricht III, il s’agit d’un décès après que les traitements ont été interrompus. Dans ce cas, au moment où survient le décès, l’équipe se renseigne auprès de l’Agence de la biomédecine pour savoir si la personne n’avait pas exprimé un refus que ses organes soient prélevés. Avant d’en arriver à ce stade, c’est bien sûr auprès de la famille que la question peut être évoquée. On ne peut pas interroger le registre en l’absence de décès. Depuis qu’il a démarré, le programme Maastricht III fonctionne très bien. À mon avis, il s’agit d’un énorme progrès parce que les prélèvements dans les cas visés par le programme Maastricht II sont extrêmement complexes à mettre en œuvre, avec des résultats quelque peu décevants.

Le conseil d’orientation a également beaucoup réfléchi aux règles de répartition des organes. Il s’agit d’un problème considérable, qui a fait l’objet de rapports, en particulier de l’Inspection générale des affaires sociales. Quand j’ai pris mes fonctions au conseil d’orientation, j’ai œuvré pour qu’une réflexion à ce sujet soit engagée, en insistant pour que les jeunes qui sont inscrits sur la liste de transplantation – il ne s’agit pas des mineurs, mais des jeunes après 18 ans – puissent bénéficier plus largement des greffons, et d’abord des greffons issus de personnes plus jeunes et que prévale une certaine adéquation, en termes d’âge, entre le donneur et le receveur.

De même, pour favoriser les prélèvements, en présence de deux reins, la règle était auparavant de donner un rein à la communauté et d’en garder un localement, le fameux « rein local ». Tout cela a été repensé. De nouvelles règles ont été retenues permettant d’obtenir une amélioration de la répartition. Il s’agit d’un point important.

M. Jean-François Eliaou : À l’occasion de cette réforme, la crainte fut très forte de l’effet d’aspiration exercé par la région Île-de-France, qui a été réel : tous les organes étant remis à la communauté, le poids de l’Île-de-France se fait mécaniquement sentir.

Pr Patrick Niaudet : Oui, mais une dimension régionale demeure. Dans la plupart des cas, le deuxième rein reste dans la région. Mais il est vrai que certaines régions ont exprimé de fortes craintes.

Quant aux donneurs vivants, si les évolutions apportées par la loi de 2011 ont permis les dons croisés, ceux-ci sont limités à un seul échange, c’est-à-dire entre deux couples. Ceci limite beaucoup les possibilités de ce type de greffes. Or, une demande existe. Elle existe en particulier dans le système ABO incompatible. Pour les paires ABO incompatibles, il existe des protocoles de désimmunisation. Comme le programme de dons croisés ne fonctionnait pas bien, de nombreuses équipes ont suivi des protocoles de désensibilisation dans le cas des paires ABO incompatibles. Il serait possible d’améliorer le dispositif en augmentant le nombre de paires pour lesquelles l’échange est possible, éventuellement en initiant les échanges à partir d’un donneur décédé ou d’un donneur altruiste.

M. Jean-François Eliaou : Le « bon samaritain ».

Pr Patrick Niaudet : Oui, le donneur altruiste. C’est un sujet sur lequel il importe de réfléchir à l’occasion de cette révision de la loi bioéthique, parce que, dans les pays pour lesquels les chaînes sont plus importantes, ce type de programme fonctionne beaucoup mieux.

M. Jean-François Eliaou : Plusieurs questions se posent dans le cas du don d’organes à partir de donneurs vivants.

Il y a la question du foie. Y a-t-il toujours embargo ou non ? Faut-il réfléchir à une reprise ? Cela relève sans doute plus de la pratique que de la loi.

Pour les dons croisés et l’effet « cascade » d’un premier don altruiste, comme aux États-Unis, considérez-vous que l’incompatibilité donneur-receveur dans le couple initial est basée sur une incompatibilité ABO ou sur une incompatibilité ABO et HLA ? En outre, votre constat est celui de centres qui préfèrent désensibiliser plutôt que de faire appel à une compatibilité plus importante en cas de couples plus nombreux.

La question logistique est importante, puisque, théoriquement, en France, les transplantations doivent se faire au même moment afin qu’aucun couple ne soit lésé.

Enfin, quid de l’Europe ?

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Et quid du monde ?

M. Jean-François Eliaou : Mais commençons par l’Europe. Pensez-vous qu’il y aurait une possibilité bénéfique pour la France à élargir au-delà du territoire national vers des pays européens sous le label Euro-Transplant ?

Pr Patrick Niaudet : Pour le don croisé ?

M. Jean-François Eliaou : Pour le don croisé, pour le don d’organes en général et pour toutes les pratiques de don d’organes : don à partir de mort encéphalique, don de proximité, don croisé.

Pr Patrick Niaudet : Je répondrai d’abord à cette dernière question. S’agissant du don croisé, des accords existent déjà avec la Suisse : les Suisses participent au programme et entrent dans les cycles d’appariement. Pour les autres pays européens, lorsqu’un organe ne trouve pas de receveur en France, il est proposé aux autres pays européens.

M. Jean-François Eliaou : Vous visez le don à la suite de mort encéphalique ?

Pr Patrick Niaudet : Oui, de mort encéphalique. Des échanges se font lorsqu’il ne se trouve pas de receveur approprié sur le territoire national.

M. Jean-François Eliaou : La différence de nationalité entre donneur et receveur n’est-elle pas un souci dans le cas de don de donneur vivant ?

Pr Patrick Niaudet : Non, le patient et son donneur doivent présenter certaines caractéristiques en termes de lien familial et/ou affectif.

M. Jean-François Eliaou : En France, le receveur a le droit de recevoir un organe de son donneur dans le respect des exigences imposées par la loi. Existe-t-il un problème de législation si le donneur, par exemple, ou le receveur ne sont pas de même nationalité ?

Pr Patrick Niaudet : Non, à ma connaissance il n’existe pas de souci à cet égard.

Jean-François Eliaou : Pour des problèmes légaux ou réglementaires ?

Pr Patrick Niaudet : Pour des raisons légales ou réglementaires.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Existe-t-il dans les autres pays européens les mêmes agences que l’agence de la biomédecine, dotées des mêmes pouvoirs de contrôle.

Pr Patrick Niaudet : Vous poserez la question quand vous auditionnerez l’agence. Des organismes existent dans d’autres pays, mais l’organisation française est très particulière parce que sa compétence ne se limite pas uniquement aux greffes d’organes ou de cellules souches hématopoïétiques, mais concerne également l’assistance médicale à la procréation, la génétique. L’agence se trouve donc dans une situation particulière.

S’agissant du don croisé, un problème HLA existe essentiellement quand les receveurs sont hyperimmunisés. Il n’existe pas plus de chance de trouver un donneur dans un échantillon de quinze personnes que dans la population de donneurs décédés qui est beaucoup plus large. Le programme de dons croisés est très peu efficace pour transplanter les hyperimmunisés. Il concerne plus des incompatibilités ABO, où l’on trouvera un donneur du même groupe sanguin ou les sujets ayant une faible immunisation HLA.

Mme Anne Delmont-Koropoulis : Vous donnez la priorité au système ABO, le système HLA ne pouvant pas être utilisé dans ce cas.

Pr Patrick Niaudet : Beaucoup de transplantations se font entre conjoints et fonctionnent parfaitement, indépendamment de la compatibilité HLA.

M. Jean-Louis Eliaou : L’immunologiste ne peut pas accepter cette approche.

Pr Patrick Niaudet : À quel égard ?

M. Jean-François Eliaou : À partir du moment où la potentialité d’avoir des anticorps anti-HLA post-greffe est importante (30 % à 40 %), cela rend le receveur beaucoup moins compatible pour la survie de son greffon. Il faut donc tenter d’être en plus grande compatibilité HLA. En outre, et surtout, quand le donneur est un donneur vivant que l’on a amputé de son rein.

Pr Patrick Niaudet : Nous sommes d’accord. Ce que je voulais signifier, c’est que le programme a peu de chances d’être efficace pour greffer des personnes hyperimmunisées pour lesquelles le donneur vivant ne peut pas donner parce qu’il y a des anticorps dirigés contre ses groupes HLA. Il n’a donc pas plus de chance de trouver un donneur parmi un groupe de quinze personnes que parmi la population des donneurs décédés.

M. Jean-François Eliaou : Tout à fait.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : On donne plus facilement un organe entre conjoints. On ne peut pas demander à quelqu’un de donner un organe pour une personne qu’il ne connaît pas.

Pr Patrick Niaudet : Pour une personne qu’il ne connaît pas, la loi l’interdit. Ce serait un donneur altruiste. Pour le moment, ce n’est pas autorisé.

M. Jean-François Eliaou : Vous seriez donc favorable à un élargissement des possibilités de dons croisés.

Pr Patrick Niaudet : À augmenter le nombre de paires.

M. Jean-François Eliaou : Y compris pour les dons transfrontaliers avec la Suisse ou d’autres pays ?

Pr Patrick Niaudet : Tout dépend des accords internationaux. Cela ne relève pas de la loi. À augmenter le nombre de paires et, éventuellement, autoriser le recours à un donneur décédé pour amorcer la chaîne.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : N’est-ce pas déjà le cas ? Lors d’une audition au Sénat, la directrice de l’agence de la biomédecine a évoqué le cas de dons croisés à six couples.

Pr Patrick Niaudet : Il y a eu 72 paires incluses et il n’y a eu que six échanges possibles aboutissant à douze greffes. Sur plusieurs années, c’est très peu.

M. Jean-François Eliaou : Et du point de vue logistique ?

Pr Patrick Niaudet : Cela demande un effort logistique considérable de la part des équipes médicales et chirurgicales – toutes les interventions – et pour le transport des organes. Il conviendrait éventuellement de revenir sur l’obligation de simultanéité. On peut imaginer qu’il y ait un prélèvement et que le greffon attende quelques heures avant que l’autre personne ne le reçoive. On pourrait admettre un décalage.

M. Jean-François Eliaou : Plus de simultanéité, mais seulement un léger décalage.

Pr Patrick Niaudet : Oui.

Un dernier point me paraît important : la lourdeur que représente une greffe de donneur vivant par rapport à une greffe de donneur décédé, dans le cas du rein. Les démarches pour le donneur, la charge de travail pour l’équipe qui prépare la transplantation sont considérables.

M. Jean-François Eliaou : Dans le cas du donneur vivant.

Pr Patrick Niaudet : Le donneur vivant doit être entendu par un comité d’experts, puis par un magistrat devant le tribunal de grande instance. Il pourrait être envisagé de remettre l’autorisation au comité d’experts en supprimant le passage devant le tribunal de grande instance.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Ne pourrait-on inclure un magistrat parmi les membres du comité d’experts ?

Pr Patrick Niaudet : Vous ne trouverez pas beaucoup de magistrats ayant la disponibilité nécessaire.

M. Jean-François Eliaou : Exactement.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Du moins peut-on prévoir la présence d’un juriste.

M. Jean-François Eliaou : Lorsque l’on rompt le dogme, typiquement français, du don librement consenti, anonyme et gratuit, c’est la présence de la justice qui garantit l’absence de pression, de la part de qui que ce soit, à mesure même de l’indépendance du pouvoir judiciaire. Supprimer la garantie apportée par un juge poserait un problème. Je suis d’accord avec ma collègue, un magistrat pourrait être intégré au comité d’experts pour apporter toute garantie sur l’authenticité de la volonté du donneur.

Pr Patrick Niaudet : C’est vraiment ce que fait déjà le comité d’experts.

M. Jean-François Eliaou : Je n’en disconviens pas, mais ils ne sont pas indépendants comme l’est un juge.

Pr Patrick Niaudet : Ils sont indépendants de l’équipe de greffe.

M. Jean-François Eliaou : Institutionnellement, je veux dire.

Pr Patrick Niaudet : L’exemple de la greffe de moelle osseuse va dans le même sens : les donneurs adultes doivent passer devant un magistrat.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Ce n’est pas la même situation. Il y a reconstitution de la moelle.

Pr Patrick Niaudet : Dans l’idée, il s’agit de diminuer les démarches à la fois pour le donneur, qui fait un geste altruiste, et pour les tribunaux qui sont surchargés.

M. Jean-François Eliaou : Nous le notons.

Pr Patrick Niaudet : Un donneur de moelle adulte qui fait un geste altruiste, qui ne connaît pas son receveur, doit se présenter au tribunal.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : On ne lui enlève pas un organe.

M. Jean-François Eliaou : Et il y a un cloisonnement.

Pr Patrick Niaudet : Mais il doit passer devant le tribunal. Si ma première proposition ne vous paraît pas adéquate, une autre pourrait consister à prévoir qu’un donneur de moelle osseuse, qui ne connaît pas son receveur, qui fait un don parfaitement altruiste, ne soit pas contraint de se présenter au tribunal.

M. Jean-François Eliaou : Lorsqu’il y a proximité du donneur et du receveur, la justice garantit qu’aucune pression n’a été subie.

Pr Patrick Niaudet : Eu égard à la surcharge des tribunaux, il conviendrait de trouver une autre formule.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Il existe des avocats commis d’office.

Pr Patrick Niaudet : J’ai vécu le parcours d’un donneur de rein. Il s’agit d’un parcours extrêmement long et difficile.

M. Jean-François Eliaou : Et décourageant.

Pr Patrick Niaudet : Et décourageant. Il peut s’écouler des mois entre le moment où le donneur commence son parcours et le moment où la greffe intervient. L’organisation est extrêmement complexe : il faut effecteur toute une batterie d’examens, il faut revenir à l’hôpital, il faut rencontrer le comité d’experts, il faut se rendre au tribunal. Toutes ces démarches sont prises sur le temps de vie du donneur, même s’il est indemnisé. D’une façon ou d’une autre, s’il apparaissait possible de raccourcir ce délai et d’assouplir la procédure, ce serait une avancée.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Il pourrait bénéficier d’un arrêt de maladie.

Pr Patrick Niaudet : Il ne faudrait pas qu’il perde son travail.

M. Jean-François Eliaou : Avez-vous une perception des cas de désengagement de la part de donneurs, volontaires au début du parcours et qui cessent de l’être à la fin de celui-ci ? Vont-ils jusqu’au bout de leur élan généreux, quoi qu’il arrive ? Ou bien la lassitude peut-elle tenir à la longueur de ces démarches ?

Pr Patrick Niaudet : Je ne dispose pas de données chiffrées à cet égard. Il revient à l’équipe, au psychologue en son sein, de se rendre compte si, à partir d’un certain moment, il faut constater une contre-indication, liée à la perte d’adhésion profonde du futur donneur. Je doute que les démarches puissent être un frein majeur. Lorsqu’on entre dans ce processus, il existe une volonté de le faire.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Il existe souvent des liens familiaux.

Pr Patrick Niaudet : J’ai vécu ces expériences avec des parents donneurs pour leurs enfants. Souvent, ils se sentaient obligés d’être donneurs. Je me souviens d’une mère qui avait commencé les examens, mais au fond d’elle-même ne souhaitait pas le faire. Elle se sentait obligée, mais elle prenait un diurétique avant les examens, d’où une hypokaliémie.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : C’est une fraude.

Pr Patrick Niaudet : Non, cette femme voulait probablement trouver une contre-indication médicale. J’ai suggéré au néphrologue de rechercher la présence de diurétique dans les urines. C’est ce qu’il a trouvé. La nature humaine est compliquée.

S’agissant de la greffe de moelle osseuse, une amélioration serait envisageable. Le prélèvement d’un mineur est possible au bénéfice d’un membre de sa famille. Le père ni la mère ne figurent sur la liste des apparentés. Il serait souhaitable de les y ajouter.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Parce que le don doit être altruiste.

M. Jean-François Eliaou : Non, c’est parce qu’il y a des systèmes d’immuno-incompatibilité, liés à des HLA non transmis. Des greffes haplo-identiques sont faites : le greffon est à moitié identique au père, à moitié identique à la mère. Actuellement, dans le cas des greffes haplo-identiques, on recherche des anticorps anti-HLA. Si un enfant donne à sa mère, la mère peut avoir des anticorps anti-HLA dirigés contre la partie paternelle du greffon. Chez le père, il n’existera pas d’anticorps anti-HLA dirigés contre la mère. Encore faut-il qu’il y ait eu des études cliniques pour démontrer l’absence de risques supplémentaires, que l’enfant soit mineur ou majeur.

Pr Patrick Niaudet : Il est question du cas des donneurs mineurs, il n’y a pas de restrictions pour les enfants majeurs.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Cela manque de logique.

M. Jean-François Eliaou : Il conviendra de considérer la situation du donneur de cellules souches hématopoïétiques humaines mineur. Ce peut n’être pas un problème d’immunologie, mais de pression exercée sur le donneur.

Pr Patrick Niaudet : Pour un enfant majeur, il n’existe pas de restriction.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Compte tenu des problèmes HLA, ne pourrait-on pas justifier l’extension du don au bénéfice du père et de la mère, à condition de procéder aux tests indispensables ?

Pr Patrick Niaudet : De toute façon, il est procédé aux tests.

 

M. Jean-François Eliaou : Cela se fait dans les greffes haplo-identiques. Mais il est vrai qu’un enfant de treize ans qui voit son père malade donnera plus facilement qu’un enfant de dix-sept ans, qui a plus de recul. Il est plus soumis à la pression.

Pr Patrick Niaudet : La loi prévoit qu’il peut donner à certains membres de sa famille, par exemple un frère ou une sœur.

Je vous propose d’envisager la reproduction.

Le conseil d’orientation a rendu plusieurs avis, l’un en particulier, en 2012, sur la procréation médicalement assistée pour les couples de femmes. Il récapitule toutes ses implications. Il peut vous intéresser au moment où l’on évoque l’élargissement aux couples de femmes et aux femmes célibataires.

Plus récemment, le conseil d’orientation a rendu un avis sur l’âge limite de procréer. Jusqu’à présent, la loi autorise l’assistance médicale à la procréation pour les couples confrontés à un problème d’infertilité, les membres du couple étant en âge de procréer, sans définir cet âge. Le conseil d’orientation a proposé de fixer cet âge à 43 ans pour les femmes et à 60 ans pour les hommes. Pour les femmes, l’explication tient aux risques beaucoup plus importants, à la fois pour la femme et pour l’enfant, au-delà de 43 ans. Pour les hommes, il existe des risques de transmission de maladies, en raison des mutations de gamètes dont la fréquence augmente avec l’âge, et pour le devenir de l’enfant. Par exemple, on peut s’interroger sur la légitimité, pour un homme de 70 ans, qui a bénéficié d’une conservation de spermatozoïdes après une opération, de procréer à cet âge : son garçon, lorsqu’il aura 15 ans aura un père qui pourrait être son grand-père.

Le conseil d’orientation propose donc de fixer un âge limite pour pouvoir bénéficier de l’assistance médicale à la procréation. L’avis pose un certain nombre de questions sur l’assistance médicale à la procréation des couples en dehors d’une indication médicale, au regard de l’enfant, au regard de la prise en charge par la société, etc.

M. Jean-François Eliaou : Quelle était la teneur générale de l’avis ?

Pr Patrick Niaudet : Nombre de ces avis ne répondent pas par oui ou par non, mais analysent les implications et les différents aspects à envisager. Par exemple, lorsqu’il s’est agi d’étendre la possibilité de conserver des ovocytes aux femmes qui n’avaient pas eu d’enfant, mais qui feraient un don d’ovocytes – la loi le prévoit désormais – le conseil d’orientation a longuement réfléchi et a pris une position assez critique. Finalement, les implications d’une telle disposition sont : 1°/ L’existence d’une contrepartie au don. Les ovocytes sont conservés : ils pourront servir ultérieurement s’il apparaît un problème de fécondité. 2°/ En même temps, cette conservation permet de reculer l’âge de la grossesse. Cela favorise les grossesses plus tardives, alors qu’il serait important que la communauté incite les femmes à ne pas reculer l’âge de leur grossesse. Pourquoi ce recul ? Souvent pour des questions de carrière. Il faut plutôt encourager les jeunes femmes à procréer à un moment où elles auront moins de problèmes de grossesse.

Mme Chantal Delmont-Koropoulis : Ne pensez-vous pas que les femmes sont assez intelligentes pour choisir, elles-mêmes, de ne pas avoir d’enfants trop tardivement ? La conservation des ovocytes leur permet d’avoir un enfant, en cas de stérilité.

Pr Patrick Niaudet : Il n’est pas question de stérilité. À 38 ou 39 ans, la probabilité, sans être stérile, d’une grossesse est plus faible qu’à 26 ans.

Mme Chantal Delmont-Koropoulis : C’est après avoir fait un don.

Pr Patrick Niaudet : D’autres bénéficient du don, non elles.

Mme Chantal Delmont-Koropoulis : Mais après un don, il est normal qu’elles aient la possibilité de bénéficier d’une conservation d’ovocytes.

Pr Patrick Niaudet : Vous avez entendu parler de grandes entreprises américaines qui donnent à leurs employées les moyens de conserver leurs gamètes, car, ce faisant, elles n’interrompent pas leur activité. Il existe une pression de la société. Il n’est pas du tout dans mon esprit d’affirmer qu’il ne faut pas avoir d’enfant après 40 ans. Ce n’est pas la question. La question est qu’actuellement la société met la pression sur les femmes pour ne pas arrêter de travailler.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Plutôt qu’une interdiction, ne conviendrait-il pas mieux de conserver les ovocytes et de prévoir un entretien avec un comité d’éthique qui s’attacherait aux motivations ?

Pr Patrick Niaudet : Avant de prendre la décision de conserver les ovocytes ?

Mme Chantal Delmont-Koropoulis : Non. Les ovocytes seraient conservés, sinon vous pénalisez des femmes qui n’ont pas choisi de reporter leur grossesse, mais dont la vie, le couple, le divorce ou d’autres raisons expliquent qu’elles n’ont pas essayé d’avoir d’enfant.

Pr Patrick Niaudet : Une procédure devant un comité est difficilement envisageable. À quel titre, un comité d’experts déciderait-il qu’une femme n’y aurait pas droit ?

M. Jean-François Eliaou : Il existe une véritable interrogation quant à la légitimité d’un corps constitué – une agence – et quant à son indépendance pour statuer sur la façon dont on dispose de sa vie. Comme le dit ma collègue, c’est un vrai problème et un vrai débat de société. C’est la raison pour laquelle on discute actuellement de la famille, de l’assistance médicale à la procréation, de la gestation pour autrui. « J’ai le droit, je n’enlève par de droits aux autres – quoi que, dans le cas de la gestation tardive, il puisse exister des conséquences financières pour la société, avec la question de la prise en charge – mais comme j’ai le droit, comme je dispose des outils technologiques – des avancées technologiques que l’on ne peut pas arrêter – j’ai le droit et j’exige ». Nous sommes dans cette situation.

Pr Patrick Niaudet : Je suis tout à fait d’accord avec vous. Le problème va sûrement surgir dans les débats citoyens. Actuellement, pour conserver les ovocytes, il faut faire un don. C’est uniquement s’il y en a suffisamment qu’on en gardera pour la donneuse. En outre, il faut considérer les chances réelles, dix ans ou même cinq ans après le don, qu’on aboutisse à une grossesse évolutive et une naissance en utilisant ces ovocytes. Les chances de grossesse sont assez faibles. Globalement, après une fécondation in vitro le nombre de grossesses est relativement faible.

M. Jean-François Eliaou : De l’ordre de 18 % ?

Pr Patrick Niaudet : Oui, de cet ordre.

Autre interrogation : les nouvelles techniques d’exploration du génome vont permettre de réaliser des tests génétiques chez les donneurs de gamètes. Jusqu’où faut-il aller ?

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Comment l’entendez-vous ?

Pr Patrick Niaudet : Faut-il faire des tests génétiques sur les donneurs de gamètes ?

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Dans quel but ?

Pr Patrick Niaudet : Un sujet hétérozygote pour la mucoviscidose donne ses gamètes à une femme également hétérozygote.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : C’est un grand sujet, parce que c’est une ségrégation terrible. Cela demande énormément de réflexion.

Pr Patrick Niaudet : Oui, mais je pense qu’il s’agit d’une réflexion importante parce que les intervenants des CECOS ont dû mener ce type de réflexion. La question doit leur être posée.

M. Jean-François Eliaou : Quelle est la position du conseil d’orientation sur l’éthique du don de gamètes ?

Pr Patrick Niaudet : Nous n’avons pas travaillé sur ce sujet, mais un collègue m’a demandé si l’on pouvait y réfléchir.

M. Jean-François Eliaou : Avec, proches, des souvenirs liés à la vision nazie de l’eugénisme, et pas forcément nazie d’ailleurs.

Pr Patrick Niaudet : La question se pose aussi, par exemple, pour le dépistage de la trisomie 21 avec l’ADN circulant fœtal. Ne faut-il pas étendre la recherche à d’autres anomalies chromosomiques ?

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Mozart était atteint du syndrome de Gilles de La Tourette…

Pr Patrick Niaudet : Il n’était pas trisomique.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Non, mais il existe désormais des moyens d’aller plus loin et pas seulement dans les trisomies.

M. Jean-François Eliaou : Outre la question de l’eugénisme, l’analyse génétique des donneurs de gamètes implique obligatoirement une disparité entre les donneurs de gamètes et ceux qui ne le sont pas, quant à une exhaustivité dans la connaissance des données génétiques. Cela pose un problème.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Où mettra-t-on le curseur ?

Pr Patrick Niaudet : Sur les pathologies les plus fréquentes.

M. Jean-François Eliaou : Traitables ou non traitables ? Curables ou non curables ? À déclenchement rapide ou à déclenchement tardif ?

Pr Patrick Niaudet : Effectivement.

Jean-François Eliaou : La chorée de Huntington ? La maladie d’Alzheimer, lorsqu’on disposera d’un profil génétique ? C’est de la responsabilité du Politique. Que penser de l’anonymat ou de la levée de l’anonymat du donneur de gamètes ?

Pr Patrick Niaudet : À mon sens, le problème se pose pour un nombre très faible d’enfants issus d’un don de gamètes. La grande majorité d’entre eux ne cherchent absolument pas à retrouver leur père biologique. Il est vrai que des associations œuvrent, dans lesquelles des avocats sont très impliqués.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : La recherche génétique sur les gamètes permettrait d’apporter une réponse sans pour autant lever l’anonymat. Si l’anonymat est levé, il n’y aura plus de donneurs.

Pr Patrick Niaudet : Cela pose des problèmes pour le donneur, pour les couples qui ont déjà des enfants. Les tests génétiques ne concernent pas tout l’ADN, mais ciblent des mutations ponctuelles, des pathologies. On ne peut pas identifier le donneur a posteriori en faisant ce genre de tests.

M. Jean-François Eliaou : C’est le souhait de connaître le père. Le professeur Stéphane Viville ne suggère pas une levée d’anonymat ayant un caractère rétroactif. Cela ne concernerait que des donneurs de gamètes qui auraient exprimé leur accord. Un registre consignant l’accord des donneurs et qui serait consultable par un enfant en faisant la demande. Y seriez-vous opposé ?

Pr Patrick Niaudet : Non.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Avec la possibilité de revenir sur l’accord ?

Pr Patrick Niaudet : Oui.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Des enfants recherchent aussi leurs parents parce qu’ils ont besoin d’un don de moelle osseuse en cas de leucémie.

Pr Patrick Niaudet : Effectivement.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Dans ce cas, il conviendrait de stipuler dans l’accord avec le donneur des possibilités de réponse humaine aux besoins de l’enfant.

Pr Patrick Niaudet : Oui, les conditions dans lesquelles on pourrait revenir vers les donneurs.

Dans le domaine de la génétique, il convient de réfléchir au problème difficile, lié aux avancées constantes, des découvertes incidentes et de l’information donnée dans ces situations.

M. Jean-François Eliaou : Absolument. Le conseil d’orientation a-t-il pris position sur cette question ?

Pr Patrick Niaudet : Non, je dis simplement que la question est ouverte.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : De quelle manière ?

Pr Patrick Niaudet : À l’occasion de la réalisation de tests génétiques, on découvre une autre anomalie, non liée à la recherche d’intention initiale. Doit-on informer la personne ? Selon que la maladie est incurable ou non, qu’il s’agit d’une mutation hétérozygote, que la pathologie est susceptible d’être traitée ou pas, doit-on informer la personne ? Doit-on informer les membres de sa famille, car cela peut avoir des implications pour eux ?

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Je considère qu’il convient de demander à la personne, avant de procéder au test, la conduite à tenir en cas de découverte incidente.

Pr Patrick Niaudet : Cela est fait. Mais considérez la situation où l’on identifie une pathologie chez la personne soumise au test, pathologie qui peut avoir des implications extrêmement importantes pour ses frères et sœurs.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Il faut le révéler aux frères et sœurs.

Pr Patrick Niaudet : Oui, mais si la personne ne veut pas, elle, le savoir ? Quelle conduite tenir à l’égard des frères et sœurs ?

M. Jean-François Eliaou : Il n’y a pas d’obligation à leur égard. Le problème de l’incidence est très important. Il ne se pose pas seulement en génétique. Avec les techniques actuelles, il existe aussi en imagerie, même en cytologie. On trouve quelque chose qui n’est pas en lien avec l’intention initiale de la recherche. Il y a le consentement préalable. Sans rallier la conception du médecin tout puissant qui décide de tout, il appartient à ce dernier d’apprécier la situation quant au choix d’informer, même si un patient ne veut pas savoir.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Le médecin traitant peut être l’intermédiaire avisé quant au contact avec la fratrie. Il est plus proche de la famille.

Pr Patrick Niaudet : Pas plus que le généticien ayant fait le test, le médecin traitant n’a la possibilité de le faire. Il revient au législateur de trancher.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Il faut détailler le contenu de l’accord préalable.

Pr Patrick Niaudet : Je voudrais terminer par la question de la recherche sur l’embryon et les cellules souches embryonnaires humaines. Il existe un encadrement réglementaire très strict. Ces recherches sont soumises à autorisation. Tous les projets de recherche sont évalués par le conseil d’orientation, après évaluation par des experts scientifiques. Le conseil d’orientation donne un avis, que l’agence de la biomédecine suit généralement pour autoriser ces recherches. La loi du 6 août 2013 est intervenue suite à des actions engagées devant les tribunaux par une association célèbre contre tous les projets de recherche. En outre, désormais, les cellules couches induites (iPS), sont de plus en plus stables et peuvent apparaître comme un substitut à l’utilisation des cellules souches embryonnaires humaines.

Les chercheurs ressentent une grande frustration de ne pouvoir continuer à travailler sur les lignées de cellules souches embryonnaires humaines, qui ne sont pas du tout équivalentes aux cellules souches induites, pour des raisons d’instabilité de ces dernières ou de modifications épigénétiques. Les cellules souches embryonnaires humaines demeurent la référence incontournable.

La loi traite de la même façon la recherche sur l’embryon et la recherche sur les cellules souches embryonnaires humaines. À mon avis, ce n’est pas du tout équivalent. Lorsqu’on réalise une recherche sur l’embryon, on détruit l’embryon. Le questionnement éthique n’est pas du tout le même lorsqu’il s’agit de travailler sur une lignée de cellules souches qui est déjà établie, qui circule d’un laboratoire à l’autre. À travers le monde, des laboratoires utilisent la même lignée. Il conviendrait de différencier les deux situations, afin d’autoriser plus facilement les travaux sur les lignées de cellules souches qui sont déjà établies.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Jusqu’à quel point ? Tout de même pas jusqu’au transhumanisme ?

Pr Patrick Niaudet : Non. La loi dispose que la recherche dont la pertinence scientifique est établie doit avoir une finalité médicale ; ce point ne soulève pas de difficultés. Mais, en l’état des connaissances scientifiques, il ne doit pas exister d’autre moyen de mener la recherche que de recourir aux cellules souches embryonnaires humaines. Les opposants rétorquent qu’il n’y a qu’à recourir aux iPS. Ces mots : « En l’état des connaissances scientifiques, cette recherche ne peut être menée sans recourir à la recherche sur (…) les cellules souches embryonnaires » freinent les chercheurs.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : De quelle façon ?

M. Jean-François Eliaou : C’est tout le système de la recherche médicale. Les iPS sont-elles de très bons substituts  surrogates » en anglais) ? Si la réponse est positive, il n’est pas nécessaire de travailler sur les cellules souches embryonnaires humaines en lignées. Si la réponse est négative, parallèlement au travail sur les cellules iPS, il convient de travailler sur les cellules souches embryonnaires humaines. Actuellement, tout le débat scientifique porte sur le point de savoir si les iPS sont de bons substituts  surrogates »), car il faut prendre en compte le système épigénétique des cellules embryonnaires en lignées. Tout autre est une cellule que l’on a redifférenciée pour qu’elle soit pluripotente. Dans le cas des iPS, il s’agit de pluripotence et non de totipotence embryonnaire.

Pr Patrick Niaudet : Les cellules souches embryonnaires sont un outil absolument fabuleux pour la recherche. Si l’on se place du point de vue des retombées médicales, il y a eu, au Japon, un essai thérapeutique, avec des iPS, pour la rétine et les dégénérescences maculaires liées à l’âge. Un effet secondaire – un œdème – est apparu qui a contraint d’enlever le transplant.

En France, plusieurs essais, à partir de cellules souches embryonnaires, vont commencer, pour le cœur, pour la peau, pour la rétine.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Pour la peau ? Mais les laboratoires de cosmétique fabriquent déjà leur peau !

Pr Patrick Niaudet : Pas à partir de cellules souches embryonnaires.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Quant aux manipulations génétiques, que pensez-vous de l’outil CRISPER-Cas9 ?

Pr Patrick Niaudet : Beaucoup de bien, parce que c’est un outil absolument fabuleux. Mais il faut être extrêmement prudent sur l’utilisation à but thérapeutique sur les gamètes ou l’embryon. Là, il faut une barrière.

 

En revanche, certaines évolutions sont possibles, en particulier, en ce qui concerne les chimères. On peut imaginer utiliser des souris auxquelles on injecte une petite quantité de cellules humaines à un stade précoce et étudier comment elles se développent, par exemple des iPS mutées pour un gène précis. Cela peut ouvrir des possibilités aux chercheurs en ce qui concerne les premiers stades de l’embryogénèse et sur le rôle des gènes mutés.

Dans la loi, la définition des chimères et des embryons transgéniques manque de précision. Il conviendrait d’y réfléchir, car cette imprécision constitue un frein, compte tenu des évolutions extrêmement importantes de la recherche.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Oui, il importe d’accompagner le dernier état de la recherche.

Pr Patrick Niaudet : Je voudrais appeler votre attention sur la question de la culture d’embryons in vitro.

M. Jean-François Eliaou : Des embryons délaissés ?

Pr Patrick Niaudet : Qui sont donnés à la recherche. Il n’existe pas de date limite fixée dans la loi. Seul le conseil consultatif national d’éthique (CCNE), dans un avis en 2001, recommandait de ne pas entreprendre de recherches impliquant de conserver des embryons au-delà de sept jours. À l’époque, on ne parvenait pas à conserver d’embryons in vitro au-delà et cela correspond au moment de l’implantation de l’embryon dans l’utérus. Des équipes de chercheurs au Royaume-Uni et aux États-Unis ont publié des résultats portant sur une conservation jusqu’au quatorzième jour.

M. Jean-François Eliaou : Pour la culture in vitro ?

Pr Patrick Niaudet : Pour la culture in vitro. Ces pays ont retenu la barrière de quatorze jours car c’est à cette date que l’embryon s’individualise (il n’y a plus de possibilité de gémellité à ce stade) et il apparaît les premières ébauches du système nerveux. Douze pays ont intégré cette limite dans leur loi et cinq l’ont recommandé.

Cette question va nous être posée à l’occasion de demandes d’autorisation de programmes de recherche. La loi étant muette sur ce point, nous réfléchissons actuellement à une possible autorisation de ce type de recherche.

M. Jean-François Eliaou : Je voudrais vous interroger sur une recherche qu’aurait autorisée l’agence de la biomédecine relative à la transplantation d’utérus. Il s’agirait de six transplantations.

Pr Patrick Niaudet : L’agence de la biomédecine n’autorise pas ces programmes. C’est l’ANSM, après avis de l’agence de la biomédecine, qui donne les autorisations dans le cadre d’essais cliniques.

M. Jean-François Eliaou : Vous avez tout de même dû être contactés.

Pr Patrick Niaudet : Nous avons été contactés. Il est question de Limoges.

M. Jean-François Eliaou : Limoges a toujours été en pointe.

Pr Patrick Niaudet : Limoges a été en pointe.

La transplantation d’utérus a obtenu des résultats, en particulier en Suède.

M. Jean-François Eliaou : À partir de donneuses vivantes, non dans le cas de donneuses après mort encéphalique ?

Pr Patrick Niaudet : À partir de donneuses vivantes. L’équipe de Limoges s’est focalisée sur les donneuses décédées. Nous avons auditionné l’équipe et ils ont commencé à procéder à des prélèvements chez des donneuses décédées pour tester la phase de prélèvement. Après avoir prélevé le cœur, le foie et les reins, ils prélevaient l’utérus pour s’assurer de la technique et de la conservation. Aujourd’hui, ils ont une liste d’attente. À ma connaissance, il n’y a pas eu de greffe.

M. Jean-François Eliaou : À Limoges, s’agira-t-il de greffes à partir de donneuses décédées ?

Pr Patrick Niaudet : À partir de donneuses décédées.

M. Jean-François Eliaou : Les publications font état d’un taux de grossesse significativement augmenté, de l’ordre au maximum de 18 %, en cas de greffe d’utérus de donneuse vivante par rapport à la greffe d’utérus de donneuse après mort encéphalique. Donc, d’une possibilité raisonnable de grossesse, si la donneuse est une donneuse vivante.

Pr Patrick Niaudet : Il y a surtout l’expérience suédoise et le fait qu’il doit y avoir très peu de greffes à partir de donneuses décédées.

M. Jean-François Eliaou : Bien sûr.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Qui sont les donneuses vivantes ?

Pr Patrick Niaudet : Des mères essentiellement. Les demandes viennent de femmes qui n’ont pas d’utérus fonctionnel, mais qui peuvent avoir des enfants, une fois l’utérus greffé, après une fécondation in vitro.

Il faut bien considérer qu’il s’agit d’interventions extrêmement longues, chez la donneuse, pour le prélèvement, avec des risques de complications significatives, chez la receveuse. De plus, la receveuse doit recevoir un traitement immunosuppresseur alors même qu’il n’existe aucune pathologie d’ordre vital.

M. Jean-François Eliaou : Une grossesse sous traitement immunosuppresseur, une fécondation in vitro et, une fois la grossesse aboutie, le retrait de l’utérus.

Pr Patrick Niaudet : Il a pu y avoir jusqu’à deux grossesses.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Et les bébés ?

Pr Patrick Niaudet : Les bébés vont bien. Lors de la grossesse, il y a eu un cas de pré-éclampsie.

M. Jean-François Eliaou : Quelle est la position du conseil d’orientation ?

Pr Patrick Niaudet : Le programme de Limoges a recueilli notre accord, nous n’avons pas été interrogés sur le programme avec donneuse vivante.

M. Jean-François Eliaou : Et Foch ?

Pr Patrick Niaudet : Je ne sais pas où ils en sont.

M. Jean-François Eliaou : Limoges et Foch ont-ils seuls des projets ?

Pr Patrick Niaudet : Rennes souhaite s’y adjoindre.

M. Jean-François Eliaou : J’ai évoqué la question avec des juristes. Dans ces cas, il existe évidemment une indication pathologique. J’en faisais néanmoins l’exemple d’une interrogation qui se rapproche de celle accompagnant la gestation pour autrui, sans qu’il y ait mutilation dans ce dernier cas. Vous utilisez l’utérus d’une personne…

Pr Patrick Niaudet : L’utérus d’une femme qui ne va pas être enceinte. J’ai du mal à faire le parallèle avec la gestation pour autrui.

M. Jean-François Eliaou : dans une situation non vitale, pour le droit à l’enfant par rapport à l’adoption, il s’agit d’utiliser les techniques médicales jusqu’à leur point ultime. Pour les juristes, les deux situations ne sont pas identiques. À partir du moment où vous prenez un organe chez un donneur et où vous le transplantez chez un receveur, cet organe appartient désormais au receveur. Dans le cas de la gestation pour autrui, vous louez.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : C’est une marchandisation.

M. Jean-François Eliaou : C’est possible, même si je suis convaincu que l’agence de la biomédecine a l’expérience suffisante pour mettre toutes les barrières indispensables.

Pr Patrick Niaudet : Je ne pense pas que la question de la gestation pour autrui soit à l’ordre du jour.

M. Jean-François Eliaou : Non, mais nous y serons confrontés, à partir du moment où l’on s’engage dans une assistance médicale à la procréation sans indication médicale.

Pr Patrick Niaudet : Il se crée un amalgame entre l’assistance médicale à la procréation et la gestation pour autrui qui me semble extrêmement délétère. Ce sont vraiment deux questions différentes.

M. Jean-François Eliaou : D’une certaine façon, je suis d’accord avec vous. Sur le plan physiologique, les femmes d’un couple de femmes ou la femme célibataire, en tant que telles, bien qu’ayant un utérus, n’auront pas d’enfant. Elles pourront en avoir parce qu’interviendra une équipe médicale. Un couple d’hommes, physiologiquement, ne peut pas avoir d’enfant. Mais si l’on raisonne en termes de droit à l’enfant, il n’y a aucune justification de le respecter pour des raisons médicales, et uniquement médicales, dans le cas des couples de femmes par rapport aux couples d’hommes. Le droit à l’enfant, si droit à l’enfant il y a, est universel. Il n’est pas soumis à des considérations médicales. « J’ai le droit à l’enfant ». Si vous posez la question : « pourquoi n’adoptez-vous pas ? » à des couples homosexuels, la réponse tient au droit de porter un bébé dans ses bras.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Il convient de considérer aussi le droit de l’enfant, qui doit être primordial.

M. Jean-François Eliaou : Je n’ai pas dit que j’étais favorable à la gestation pour autrui.

Pr Patrick Niaudet : Le droit de l’enfant sera exactement le même dans le cas d’un couple d’hommes ou dans celui d’un couple de femmes.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Je n’en disconviens pas. Mais, dans le cas de la gestation pour autrui, quelques études ont été conduites considérant que les enfants nés ainsi présentaient, psychologiquement, un problème lié à un syndrome d’abandon. Cela soulève tout de même des problèmes éthiques, sans compter la dimension de marchandisation. Mais nous n’en sommes pas là.

Pr Patrick Niaudet : Je vous invite à lire Pierre Lévy-Soussan.

M. Jean-François Eliaou et Mme Annie Delmont-Koropoulis : Nous vous remercions.


Audition de M. le professeur Didier Houssin, président de AP-HP International – Mercredi 7 février 2018

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Monsieur le professeur, je suis ravie de vous accueillir et je vous remercie de votre présence. Vous avez d'ailleurs l'habitude de participer aux auditions et à la réflexion sur les révisions successives de la loi relative à la bioéthique.

Vous présidez la société AP-HP International, filiale de l'Assistance Publique Hôpitaux de la Paris, qui fournit des expertises et des services (formation, audit, conseil, gestion de services de santé) au niveau international.

Vous êtes chirurgien, vous avez été chef de service de chirurgie, directeur général de l'Établissement français des greffes et directeur général de la santé. À ce titre, vous avez assisté à la création et aux premières années de fonctionnement de l'Agence de la biomédecine. Votre expérience de médecin, de responsable d'un établissement public, puis d’une direction d’administration centrale dans le domaine de la santé donne beaucoup de prix à votre appréciation, à la fois, du dispositif français de bioéthique, de sa mise en œuvre et du rôle et des pouvoirs dévolus à une agence comme l'Agence de la biomédecine, du point de vue de l'exercice de ses compétences, par l'État, dans le domaine de la santé.

Pr Didier Houssin : Madame la sénatrice, Monsieur le député, je vous remercie de m’avoir invité à cette audition, qui me fait revenir sur un sujet que je pensais avoir, non pas définitivement quitté, mais, en tout cas, dont je pensais m'être éloigné, de façon nette.

En tant que chirurgien, spécialiste de la greffe du foie, j'avais souhaité la loi de 1994. En tant que directeur général de l'Établissement français des greffes, j’en ai appliqué certaines dispositions, à titre de responsable d'une agence sous tutelle du ministère de la santé.

Ensuite, directeur général de la santé, j’ai appliqué la loi de 2004 à l’élaboration de laquelle je n'avais pas participé, même si j'ai dû être auditionné en tant qu'ancien directeur de l'Établissement français des greffes.

Enfin, directeur général de la santé, j'ai préparé largement la loi de 2011, qui, en fait, a été publiée au moment où j’ai quitté mes fonctions. Depuis cette date, si j'ai suivi les évolutions en termes de bioéthique, elles ne m’ont pas mobilisé directement dans mes activités professionnelles.

Le dispositif français de bioéthique me semble bien construit, en cohérence et en phase avec les principes de notre République, par exemple, s'agissant des règles qui prévalent pour le consentement en matière de don d’organes et de greffes.

 

Je voudrais insister dès le départ sur une première considération importante : je ne suis pas sûr qu’aujourd’hui, s’agissant d’un tel sujet, compte tenu de la mobilité des personnes, compte tenu de la diffusion de certaines techniques, notamment dans l'espace européen, il soit opportun de limiter ce cadre législatif à une dimension purement française. N’y aurait-il pas lieu, sous réserve des possibilités d’accords politiques, de s'interroger sur la bioéthique à l'échelon européen ? Un certain nombre de difficultés actuelles sont liées aux écarts entre les règles qui s'appliquent dans les différents États membres. Il ne s’agit pas forcément d’incohérences : ces écarts peuvent traduire des contextes différents, sur le plan politique, sur le plan religieux, sur le plan culturel. Mais ces écarts sont sources de difficultés. Aujourd'hui, il conviendrait vraiment de rechercher une dimension européenne de la bioéthique, dans le cadre de notre Union.

Cela me paraît être un point extrêmement important. Bien sûr, et depuis longtemps, existe au sein du Conseil de l'Europe une réflexion importante sur la bioéthique. Mais le Conseil de l'Europe n'est pas l'Union européenne, c'est un espace beaucoup plus large qui inclut toute une série de pays, y compris jusqu'à Vladivostok.

Bien sûr, la question de la bioéthique au sein de l'Union européenne n’entre pas dans le champ de la révision de la loi française, mais il conviendrait tout de même, à cette occasion, de s'interroger sur les moyens d’envisager la bioéthique à l'échelon de l'Union européenne.

Deuxième remarque : une des caractéristiques importantes de cette loi, peut-être même est-ce une des seules où cela soit aussi systématique, tient à son évaluation et à son réexamen régulier, que l’on retienne, en pratique, un intervalle de cinq ans ou de sept ans. Ce caractère à la fois législatif – c'est-à-dire s'imposant – et transitoire – parce que susceptible d'être réexaminé et modifié – est tout à fait propre à la loi de bioéthique. Je ne suis pas sûr que cette dimension soit bien perçue par la population. Le rythme de cinq ans à sept ans imprègne bien l'esprit du législateur et de tous ceux qui suivent le sujet de près. Le public a-t-il pour autant conscience qu’il s’agit d’une particularité de cette loi ? Je n'en suis pas absolument certain.

Troisième remarque : cette loi est finalement une loi d'adaptation aux progrès des techniques, ce dont certains juristes sont un peu outragés. Il n’est cependant pas illégitime de considérer qu’une telle loi doit s’appuyer sur des principes constitutionnels, des principes d’une nature telle qu’ils comporteraient une part d’intangibilité à laquelle il reviendrait à la technique, aux pratiques de se conformer. Dans le cas présent, l'inverse prévaut. La technique détermine fortement l'évolution de la loi.

Par qui la technique est-elle portée ? Dans le domaine de la bioéthique, elle a longtemps été portée par les professionnels, essentiellement les médecins ou les biologistes ou les pharmaciens. C'est aussi une particularité des lois de bioéthique. Leur évolution est motorisée par le progrès des techniques et les chercheurs sont les moteurs de l'évolution des techniques. C’est tout l’accent mis aujourd'hui sur l'innovation, c’est-à-dire la volonté des professionnels d’innover, de rechercher et de publier. Mais, derrière, il peut y avoir aussi des moteurs économiques, à travers la mise au point de produits, à travers la mise au point de tests, à travers différentes évolutions technologiques. Il faut être bien conscient des moteurs qui se trouvent derrière l'évolution des techniques qui, elles-mêmes, déterminent l'évolution de la loi.

De ce point de vue, une particularité a émergé au cours des années récentes : les professionnels de la recherche, les médecins ne sont plus les seuls moteurs de cette évolution. De façon croissante, d’autres parties prenantes se sont insérées dans le débat : les patients à travers les associations de patients, à la suite de la loi sur la démocratie sanitaire. Aujourd'hui une association comme Renaloo, une association de greffés rénaux ou de patients souffrant d’une insuffisance rénale, se mobilise très fortement sur le sujet de la loi de bioéthique, au nom des patients et en exprimant les attentes des patients. Elle va parfois bien au-delà de ce que les professionnels de la greffe pourraient souhaiter ou considérer comme souhaitable. C’est encore plus net dans un domaine comme celui de l’assistance médicale à la procréation où les parties prenantes sont des représentants de populations qui sont porteuses de particularités en termes, soit de comportement, soit de croyance, et qui interviennent non plus pour des motifs liés à l’évolution des techniques, mais au nom véritablement de croyances ou de la liberté d’avoir certains comportements. Vous en êtes évidemment très conscients ainsi que du décalage qui en résulte par rapport à l'esprit initial de la loi de bioéthique, consistant à essayer d'apporter une réponse à des évolutions techniques.

Le rôle du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) a suivi la même évolution, ce qui doit conduire à s'interroger sur le format de ce dernier et son adaptation en termes de missions et de représentation des parties prenantes. Une réflexion existe de même sur le Conseil économique, social et environnemental. Peut-être conviendrait-il de lier ces deux réflexions.

Ma dernière remarque introductive portera sur la question importante du champ de la loi. Devant une liste de thèmes qui ne cesse de s’allonger, il conviendrait de distinguer les plus importants d’entre eux, ceux qu’il conviendrait de ne pas oublier, de ne pas laisser occulter par un thème « à la mode » ou qui seraient portés par des acteurs particulièrement vocaux. La loi de bioéthique de 1994 portait sur le don d'organes – les prélèvements et les greffes – la procréation et, pour une petite part, la génétique. Aujourd'hui, derrière les données génétiques figurent la question de la médecine prédictive et de la médecine préventive – les ciseaux génétiques – et la question des données de santé. Les données de santé relèvent-elles véritablement du champ de la bioéthique ? Je n'en suis pas sûr.

En revanche, des sujets me paraissent importants, en termes d'évolution technique, et ont potentiellement un lourd impact du point de vue bioéthique : les neurosciences, c'est-à-dire l'intelligence artificielle, l'imagerie fonctionnelle, et même la robotique. Il s’agit d’un domaine qu'il ne faudrait surtout pas oublier. À mon sens, et je l’avais dit au Conseil d'État lors d’une audition préparatoire à une précédente révision, il s’agit d’un thème qui devrait relever d’un chapitre spécial de la loi, compte tenu des interrogations et des réponses particulières à apporter sur certains points.

À l’inverse, des sujets du type santé-environnement ne me paraissent absolument pas relever de la loi de bioéthique, même si je n’ignore pas les raisons politiques avancées pour les inclure dans son champ. Tout le thème de la santé-environnement a d’ailleurs tendance à prendre une place très supérieure à celle des questions les plus lourdes de santé publique (tabac, alcool, nutrition…), et, à mon sens, de façon injustifiée.

Enfin le sujet de la fin de vie est mis en avant, même s’il n’est pas lié à des évolutions techniques.

Dans ce champ très large, des choix devraient être faits pour ne pas oublier des thèmes importants et rester fidèle à l'esprit initial de la loi de bioéthique, qui est malgré tout centré sur l'évolution des techniques.

M. Jean-François Eliaou : Merci pour ces propos liminaires extrêmement synthétiques et qui permettent de cadrer le sujet.

La question de la bioéthique au niveau européen me semble effectivement pertinente. Pourquoi avons-nous besoin, compte tenu de nos différences, politiques, sociétales, religieuses, etc., d’une harmonisation au niveau européen, sinon par un geste politique qui pourrait se comprendre ? Mais qu’en est-il, en termes pratiques, c’est-à-dire en termes de retombées médicales ou biomédicales ? Si je considère le champ de la greffe de cellules souches hematopoïétiques et celui de la transplantation d’organes, quelles sont les difficultés ? La greffe de cellules souches hematopoïétiques se fait à partir de donneurs internationaux. Il n’existe donc pas de souci dans ce domaine. Quant à la transplantation d’organes, et notamment la transplantation rénale, des échanges sont possibles entre la France et la Suisse, mais visiblement pas au-delà. Tout demeure organisé dans les limites du territoire national. Suggérez-vous qu’il faille élargir ce champ de la transplantation et du don d’organes au-delà des frontières nationales ?

Vous avez également évoqué les clauses de réexamen de la loi. Le législateur a pour rôle non seulement de légiférer, mais également de contrôler et d'évaluer les politiques publiques. Dans la pratique, le législateur, qu’il soit député ou sénateur, fait la loi mais ne contrôle pas les politiques publiques. Nous nous efforcerons en tout cas de faire en sorte que soient inscrites dans la loi les clauses de réexamen et les paramètres de ce réexamen. La loi relative à la bioéthique est l’exemple de ce qu’il convient de faire. Plus récemment, la loi sur la sécurité contient une clause de réexamen dans trois ans. Il s’agit d’un point important, non pas pour suivre l’opinion publique, mais pour tenir compte du fait que le législateur ou le gouvernement ne sont pas infaillibles. Il est nécessaire de réexaminer les dispositifs appliqués, en fonction de l'évolution des besoins. Il conviendrait donc de maintenir la clause de réexamen dans la future loi de bioéthique, mais en précisant les domaines et les critères de ce réexamen.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : La notion de don éthique en France, qu'il s'agisse du don d'organes, de tissus, de moelle osseuse ou de gamètes, repose sur les principes de l’anonymat, de la gratuité et du libre consentement. Ces principes vous semblent-ils trop stricts par rapport à ce qui peut exister sur le plan européen ?

S’agissant du réexamen de la loi de bioéthique, l’opinion publique, ou une ou des fractions de l’opinion publique peuvent aussi souhaiter un tel réexamen. La médiatisation accrue fait connaître les évolutions, les découvertes qui seraient susceptibles d'améliorer la vie des gens. Dans certains cas, on leur oppose la lettre d’une loi qui ne tient pas compte de ces évolutions. Cette pression de l’opinion publique ou de certains secteurs de l’opinion publique sera sensible à l’occasion du processus de révision de la loi de bioéthique qui s’engage.

Pr Didier Houssin : Deux raisons m'ont conduit à évoquer la question de la dimension européenne.

La première raison tient au constat des conséquences, à mon sens négatif, des écarts existant entre pays au sein de l'Union européenne. Il est vrai, assez peu dans le domaine des greffes, encore que, s'agissant du donneur vivant, on pourrait s'interroger sur les règles qui prévalent en matière de consentement, de rôle du juge etc., dans un pays par rapport à un autre. Mais c’est très important dans le domaine de l'assistance médicale à la procréation. Aujourd'hui, des pratiques sont interdites en France et pourtant des femmes ou des hommes franchissent la frontière et les mêmes pratiques sont alors autorisées. Et lorsque ces femmes ou ces hommes reviennent en France, les conséquences de ces comportements doivent être prises en compte. À mon avis, c'est extrêmement dommageable, parce que cela donne le sentiment d’une loi impuissante, incapable de véritablement imposer les choix qui sont à son origine. Il ne s’agit pas de considérer que l’on aurait raison d'un côté et tort de l'autre. Il ne s’agit pas du tout de cela. Mais il me semble qu’en parvenant à élargir notre espace de consensus, ou du moins d’un cadre législatif commun, nous apporterions un véritable progrès.

La deuxième raison pour laquelle la loi de bioéthique doit servir à la construction européenne, tient à notre ambition commune de fonder une société sur la connaissance. Or, la loi de bioéthique est typiquement une loi qui est liée au progrès des connaissances et au progrès des techniques. Elle peut donc constituer un des moteurs qui peuvent conduire à ce que notre société européenne se construise sur la connaissance. La loi de bioéthique pourra d’autant plus être ce vecteur que son périmètre sera adéquat. Il ne faut pas sous-estimer les difficultés. Par exemple, entre les Irlandais, les Polonais et les Français, l’accord ne sera pas aisé à trouver en ce qui concerne les questions relatives à la procréation. De même, les règles du recueil du consentement sont marquées, en France, de l'esprit de solidarité, autour de la notion de consentement présumé. En Angleterre, et dans d'autres pays aussi, l’approche est marquée par l'esprit de liberté autour de la notion de consentement explicite. Il s’agit d’une différence importante. Mais on ne parviendra pas à construire une société européenne, si on n'essaye pas d'affronter ces écarts pour, soit constater qu’ils sont insurmontables, soit parvenir à trouver des solutions transactionnelles.

S’agissant de la clause de réexamen, celle-ci est effectivement indispensable, compte tenu de l’intensité de l'évolution des techniques, sauf à risquer de se trouver en porte-à-faux avec des évolutions très importantes. De ce point de vue, il n’y a pas l'ombre d'un doute. La véritable question porte, à mon sens, sur le contenu même de la démarche d’évaluation. Pendant cinq ans, j’ai été en charge de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur en France, à la tête de l'agence, puis du Haut conseil d'évaluation de la recherche et l'enseignement supérieur. En matière d’évaluation, y compris d’évaluation des politiques publiques, des questions de méthodes se posent. Qu’il s’agisse de la Cour des comptes ou de l'Opecst, la première réponse à apporter concerne l’adoption d’une méthode d'évaluation, de nature scientifique, dont la mise en œuvre permettrait une véritable évaluation de la loi bioéthique, au terme d’une certaine période d’application. Il ne s’agirait alors pas seulement d’auditionner des personnalités, de recueillir leur avis de façon qualitative, ce qui est déjà très bien, mais, au-delà, de retenir une approche plus en phase avec les méthodes modernes d'évaluation, sans se priver de recourir à des indicateurs, pas uniquement quantitatifs parce que ce serait absurde sur un sujet qui ne s'y prêterait pas, mais sans renoncer pour autant à un effort méthodologique.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : En ce qui concerne les dons d'organes de personnes vivantes, notre attention a été appelée sur le formalisme dans l’expression du consentement du donneur, qui conduit à allonger le délai entre l’acceptation du don et la réalisation du prélèvement.

Pr Didier Houssin : Dans la loi de bioéthique, des aspects ne sont pas identifiés en tant que tels, parce qu'ils sont considérés comme étant de portée réglementaire, ou même procédurale. Par exemple, la loi de bioéthique retient la notion de liste d'attente, mais tout ce qui concerne la gestion de la liste d'attente, les règles de répartition des greffons, tout ce domaine est considéré comme étant de portée réglementaire. Un arrêté définit ainsi les règles de répartition des greffons. Dans ce contexte, sont évoquées les questions de justice, de justice distributive, de priorités, etc. Certains s’interrogent sur le point de savoir s'il ne faudrait pas porter au niveau législatif les réponses aux questions de répartition des greffons. Cela me semble difficile, parce qu’il s’agit d’un sujet malgré tout excessivement technique, même s’il comporte des considérations éthiques. Doit-on prioriser le sauvetage ? Doit-on prioriser les considérations tenant à la préservation du greffon ? Les modalités suivant lesquelles on prend en compte ces priorités et ces contraintes techniques ne me paraissent pas devoir être portées au niveau législatif.

Une autre question est celle du rôle du juge du tribunal de grande instance, dans le cas du donneur vivant. Il m'a toujours semblé qu’il s’agissait d’un garde-fou important. En matière de don du vivant, même si les équipes de greffes sont désireuses de bien faire et sont attentives à ne pas être induites en erreur sur l’absence effective de pression entre personnes ayant des liens familiaux, le caractère rituel, un peu officiel, de la présentation devant un juge pour signifier son accord, me paraît un élément important dans la sécurisation du processus. Peut-être le processus est-il, en pratique, trop long à finaliser, compte tenu de l’encombrement des tribunaux. Mais il s’agit d’une question d’une autre nature, qui a trait à la charge de travail des tribunaux de grande instance.

M. Jean-François Eliaou : Comment évaluez-vous, compte tenu de la pénurie de greffons, l’application du programme Maastricht III ?

Pr Didier Houssin : Sans qu’il soit besoin d’être au fait des tout derniers développements, le constat qui s’impose est celui de résultats médiocres dans le cas des prélèvements intervenant à la suite d’un décès brutal, du type de l’arrêt cardiaque sur la voie publique. Et la question peut légitimement se poser de savoir jusqu'où il faut aller dans cette direction, compte tenu de la lourdeur des contraintes que cela impose. En revanche, dans le contexte d'une fin de vie annoncée, d'une forme de programmation, les choses me semblent au contraire se passer beaucoup mieux avec de très bons résultats.

M. Jean-François Eliaou : Le risque de dérive dans la pratique médicale tient à la possible pression en considération des receveurs, pour une accélération de cette programmation.

Pr Didier Houssin : Vous avez raison, il faut y être extrêmement attentif. Il me semble que les garde-fous législatifs tiennent à la séparation des responsabilités entre « donneur et receveur », c’est-à-dire entre l'équipe en charge du donneur et l'équipe en charge du receveur. Il faut certainement être le plus précis possible dans cette séparation, d'autant qu’aujourd'hui, les aspects techniques peuvent contribuer à la brouiller. Il s’agit donc d’un point tout à fait essentiel.

Le deuxième garde-fou résulte de la dimension collégiale. Il faut éviter que les décisions résultent des réflexions d’une seule ou de deux personnes, même si une telle dimension collégiale n’est pas aisée à organiser, dans des contextes qui relèvent de l’urgence. Mais il faut s’attacher à garantir cette collégialité.

En troisième lieu, il y a l’exigence de transparence et de publicité. Il est extrêmement important de faire en sorte que tour le processus soit connu de son environnement.

L’ensemble me paraît garantir l’existence de réels garde-fous.

 

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Une interrogation apparaît sur les correspondances établies entre l’assistance médicale à la procréation et l’adoption. Dès lors qu’on accepte l’adoption par une femme seule, est-il logique de refuser son souhait de pouvoir bénéficier de l’assistance médicale à la procréation ?

Pr Didier Houssin : J'aurais tendance à dire que l’on sort quelque peu du champ de la loi de bioéthique. Votre question relève d’une interrogation plus générale sur nos conceptions de la vie en société, interrogation d'une autre nature que celle purement liée aux progrès des techniques. Il convient de prendre prioritairement en considération l'intérêt de l'enfant à venir, de son éducation, de sa vie future. La science peut-elle nous apporter des réponses précises sur les enfants de personnes seules, les enfants de couples homosexuels ? Je ne suis pas sûr que nous disposions d’informations scientifiques très précises à cet égard. Il faut certainement interroger des personnes très au fait de la vie des enfants et de leur éducation, leur bien-être. Cela me paraît essentiel, mais, à nouveau, je doute que cela relève vraiment de la loi de bioéthique. En tout cas, je ne suis pas personnellement en mesure de vous apporter une réponse.

M. Jean-François Eliaou : Si vous le voulez bien, nous allons aborder les aspects d’organisation. Tout à l'heure, lorsque nous nous sommes salués, j’ai dit vous avoir rencontré lorsque vous étiez directeur général de l’Établissement français des greffes, et j’ai ajouté, en tant qu’immunologiste greffeur, le regretté Établissements français des greffes. Les choses sont dites. À ce titre, pourriez-vous nous donner votre avis et votre appréciation sur le périmètre actuel de l'Agence de la biomédecine et l'idée selon laquelle ce périmètre serait trop important ? Je ne mets pas du tout en cause le professionnalisme de l’Agence, je suis un lecteur assidu de ses rapports et ses recommandations. Mais la question peut légitimement être posée de savoir si une agence qui s'occupe de domaines qui sont extrêmement différents, extrêmement variés peut les prendre également en compte, même si des spécialistes ont chacun la responsabilité d’un de ces domaines. Ces domaines relèvent de processus de décisions extrêmement divers : la transplantation, la greffe, l'étude sur les cellules embryonnaires et l'embryon, les manipulations génétiques, l’assistance médicale à la procréation. On constate qu’il s’agit de questions de biomédecine, on crée donc une agence de biomédecine… Disant cela, je suis un peu iconoclaste, mais je souhaiterais connaître votre appréciation, d’abord en tant que participant à la création de l'Agence de la biomédecine, ensuite, en tant qu'ancien directeur général de la santé. Compte tenu de l'évolution des technologies et des approches, une telle question est légitime.

Pr Didier Houssin : Il s’agit d’une très importante question d'ingénierie administrative, mais qui, en même temps, intéresse le législateur puisque les structures de ce type sont créées par la loi.

Un court rappel historique permettra de situer la façon dont est né l'engagement de l'État en matière de régulation de ces activités. Au départ, elles étaient gérées par des associations de médecins. Au début des années 1990, le développement de ces activités, leur caractère très contraignant du point de vue temporel, les questions de répartition des greffons, un certain nombre de dérives ont conduit l’État à considérer qu’il lui fallait s’engager dans ce domaine. D'où la création de l'Établissement français des greffes en 1994. Il s’agissait pour l’État de répondre aux difficultés résultant de l’insuffisance du statut associatif lié au système de régulation d’alors France-Transplant.

M. Jean-François Eliaou La question s’est également posée pour France Greffe de moelle.

Pr Didier Houssin : Et également pour FIVNAT. Le statut associatif ayant atteint ses limites, en France, en général, l'État s'engage dans un tel contexte. Dans certains pays, comme en Allemagne, on aura tendance à considérer que l’impartialité ne sera garantie que par une instance privée. En France, il s’agira plutôt d’une instance publique. L’Établissement français des greffes s'est donc concentré sur les questions de prélèvement et de greffe. Lorsqu'on a pris conscience, dans le domaine de la procréation, qu’il s’était passé « des choses quelque peu étonnantes », comme le développement de l’ICSI sans contrôle, la réaction a donc été d’envisager la création d’une instance de même type pour encadrer l’assistance médicale à la procréation. Je me souviens avoir été interrogé sur la pertinence de marier le secteur des greffes et le secteur de la procréation. Pensant un tel processus inéluctable, je m’étais efforcé de présenter de bons arguments pour le défendre. J’en avais trouvé un certain nombre, j'avais même parlé de fertilisation croisée du secteur des greffes et du secteur de la procréation. Beaucoup de liens apparaissaient. D’abord un même cadre législatif, une même problématique du vivant, nombre de techniques, des domaines transversaux, comme l'information du public, comme la promotion, comme les questions de tolérance et de vigilance. Bref, tout un ensemble d’éléments transversaux peuvent apparaître dans le domaine des greffes et dans celui de la procréation. Je considère que l'Agence de biomédecine fonctionne très bien et qu'elle a réussi cette fusion entre le secteur des greffes et le secteur de la procréation, même s’il s’agissait de mondes un peu distincts : d'un côté, des biologistes de la reproduction, des généticiens, de l'autre, des greffeurs. Je le dis d'autant mieux que je n'ai pas été, en fait, à l'origine de la décision et qu'ensuite je n'ai pas été en charge de l’Agence, même si j’ai évidemment été attentif à son fonctionnement.

Lorsque j’assumais les responsabilités de directeur général de la santé, la question s’est évidemment posée de savoir s’il convenait de poursuivre sur cette lancée. Cette question se posait d’autant plus que le législateur lui-même nous y incitait, devant ce qu’il considérait comme un paysage des agences complexe, difficile à appréhender et justifiant des solutions de rapprochement et de rationalisation. Il y eut, par exemple, la création de l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (AFSSA), puis la création de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) par le rapprochement de trois agences dans les domaines de la santé, de l’environnement et de l’alimentation : l’AFSSA précitée, l’Agence nationale du médicament vétérinaire (ANMV) et l’Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail (AFSSET). Plus récemment, est intervenue la création de Santé publique France, rapprochement de l'Institut de veille sanitaire (InVS), de l’Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Eprus) et de l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (Inpes).

La question s’était posée de l’opportunité du rapprochement de l'Agence de la biomédecine et de son interlocuteur, je dirais le plus naturel, qui était soit l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS) soit l’Établissement français du sang (EFS). La réflexion à ce sujet a été la suivante : 1°/ Des arguments économiques peuvent être mis en avant, mais, s’agissant de petites structures, les économies seraient faibles. 2°/ La cohérence des métiers peut être avancée. Dans ce cas, le rapprochement avec l'EFS unirait des structures de tailles très inégales : l’EFS est un gros établissement, très opérationnel, avec des milliers d'employés. L'Agence de la biomédecine est une petite structure qui fait plutôt de la régulation et du suivi. La conclusion à laquelle nous étions arrivés tenait aux constats suivants : 1°/ L’Agence de la biomédecine serait « noyée » dans cet établissement ; 2°/ Il était important de disposer d’une instance médico-administrative qui soit porteuse de la loi de bioéthique, qu’elle en soit le vecteur dans beaucoup d'aspects. Avec l’Établissement français du sang, cette agence risquait de perdre cette visibilité opérationnelle et administrative de la loi de bioéthique.

La deuxième option envisageable tendait au rapprochement de l'AFSSAPS et de l’Agence de la biomédecine au nom de la sécurité sanitaire, parce qu’apparaissent également des points communs : tout ce qui a trait au produit biologique. Aux États-Unis, la Food and Drug Administration (FDA) incorpore toute la partie relative aux produits biologiques. Finalement, le drame qu’a traversé l’AFSSAPS n’a plus rendu opportun de poursuivre dans cette voie. L’Agence de la biomédecine est demeurée en l’état. Cette agence remplit bien son office et sans redondance. Mais il faut toujours demeurer attentif aux failles qui peuvent devenir sources de difficultés.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Récemment, la compétence en matière de biovigilance d’organes, tissus cellulaires et lait maternel à usage thérapeutique a été transférée de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé à l’Agence de la biomédecine.

Pr Didier Houssin : Si la loi de bioéthique fixait des orientations importantes dans le domaine des neurosciences, en matière d'intelligence artificielle, un nouveau secteur pourrait éventuellement s’ajouter aux compétences de l’Agence de la biomédecine.

M. Jean-François Eliaou : Selon vous, nous avons besoin « d'un bras armé » qui corresponde parfaitement au périmètre de la loi de bioéthique.

Pr Didier Houssin : Vous avez soulevé tout à l'heure la question de l'évaluation de l’application de la loi de bioéthique. Quelle est aujourd'hui la meilleure évaluation quantitative de la loi de bioéthique ? Il s’agit malgré tout de l'analyse conduite par l'Agence de la biomédecine. Grâce à ses rapports d'activité, le nombre des greffes est exactement connu, la part relative des greffes à partir de donneurs vivants, etc. Dans le domaine de la santé, les secteurs ne sont pas nombreux pour lesquels on dispose d’autant de données et pour lesquels on puisse corréler donneur-receveur de façon aussi précise. En tant qu’Office parlementaire d’évaluation, vous disposez avec l’Agence de la biomédecine d’un instrument d’évaluation de l’application de la loi de bioéthique extrêmement intéressant et important.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Quelles sont les évolutions scientifiques, technico-médicales qui pourraient soulever des interrogations éthiques justifiant une modification législative.

Pr Didier Houssin : Je ne suis pas assez au fait des développements en matière d'intelligence artificielle, de robotisation pour en mesurer précisément les impacts. Néanmoins, je subodore l’opportunité qu’il existerait à interroger des spécialistes de ce domaine. En revanche, par exemple dans le domaine des greffes ou de la reproduction, deux thèmes me paraissent devoir émerger, s’ils ne l’ont déjà fait.

Premièrement, l'impact de la technique de ciseaux génomiques et tout ce qu’elle va peut-être rendre possible. Nous connaissons le diagnostic préimplantatoire. Sera-t-on capable de véritablement corriger le génome, de modifier le génome d'un embryon ? Il y a là un impact important de cette technique, soit pour la recherche, soit pour le soin des malades, soit dans le domaine de la procréation. Il faut certainement être très attentif à cette question de l'utilisation des ciseaux génomiques, de la chirurgie du génome pour dire les choses simplement.

À la lecture de quelques revues scientifiques, pourrait possiblement réémerger la question des xenogreffes, la transplantation inter-espèces qui serait une solution au manque de greffons. Le domaine de la xenogreffe est un peu un « serpent de mer », il plonge, puis ressurgit. Avec les ciseaux génomiques, apparaît peut-être la possibilité de produire des porcs dépourvus de rétrovirus endogène, point qui a bloqué la xenogreffe. Si cette question ressurgit, comment notre société régirait-elle à l'idée de l'utilisation de greffons de porc, par exemple, ou de babouins ? Mais, en l'occurrence, il s’agirait du porc, avec toutes les implications possibles de ce genre d'interrogations.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Il est possible de distinguer consommation et transplantation. Mais la question de la xenogreffe pourrait donc ressurgir.

M. Jean-François Eliaou : Notre attention a été attirée sur l’intérêt de distinguer, dans la loi, les études sur les cellules embryonnaires des études sur l’embryon. Si la loi exclut le travail sur l’embryon, les chercheurs revendiquent la possibilité de travailler à partir de lignées de cellules embryonnaires, les cellules différenciées de parties épithéliales adultes ne constituant pas des substituts stricto sensu. Qu’en pensez-vous ?

Vous avez également parlé de thérapeutique préimplantatoire chez l’embryon au moyen de ciseaux génomiques. Qu’en est-il pour vous ? Serait-ce rédhibitoire ou est-il envisageable d’accepter des opérations chirurgicales sur le génome en préimplantatoire ?

S’agissant de l’anonymat du don de gamètes, maintient-on le principe de l’anonymat ou peut-on envisager, pour un certain nombre de donneurs de gamètes, sur la base du volontariat, de lever l'anonymat avec comme justification le respect de l'enfant à naître et le droit de rechercher ses origines, et, d’un point de vue plus médical, la possibilité d’accéder à une connaissance quelque peu approfondie de son patrimoine génétique ? Par exemple, avoir une mère inconnue, en prenant le cas d’un don d'ovocytes, et s'apercevoir malheureusement trop tard d’une susceptibilité accrue au cancer du sein (BRCA 1 positif) à raison d’une donneuse de gamètes.

Pr Didier Houssin : Sur toutes ces questions, je crains de vous décevoir, parce qu’il s’agit d’aspects assez « pointus » de l'évolution des techniques.

Sur le premier point – distinguer la recherche sur l’embryon de la recherche sur les cellules embryonnaires – on perçoit bien la volonté d'essayer de contourner la difficulté ou l'obstacle. Il conviendrait d'interroger les chercheurs qui aujourd'hui travaillent sur ces questions pour pouvoir apprécier l’enjeu véritable. S’agit-il d’un véritable obstacle à l’avancée des connaissances et des perspectives thérapeutiques ou s’agit-il d’une position idéologique ? Sincèrement, je ne peux pas, personnellement, vous apporter une réponse. Il en va de même pour la question de l'utilisation des ciseaux génomiques en matière de thérapeutique préimplantatoire. C’est un sujet que je ne connais pas suffisamment bien. Sur l'anonymat donneur-receveur, il est intéressant de s'interroger sur les raisons pour lesquelles, nous avons été aussi soucieux, en France, de cette question. Cela vaut pour la greffe ou pour la procréation. Il s’agit d’une question qui peut véritablement être reconsidérée. D'abord, de nombreux pays n’ont pas du tout cette attention à la question de l'anonymat donneur-receveur. Selon moi, l'anonymat donneur-receveur a été très lié à l'hyper-valorisation de l'esprit du don en matière de greffons, comme de gamètes, comme une copie parfaite des choix faits en matière de fonctionnement du système de transfusion.

On perçoit bien la cohérence de cet esprit du don avec la notion de solidarité qui nous est chère : Liberté, égalité, fraternité. On perçoit bien ici toute une cohérence. En même temps, certains soulignent, pas forcément à tort, que la notion de don d'organes, par exemple, est un peu un habillage. Il s’agit en réalité d’un prélèvement qu'on a qualifié en don et, au total, cette invocation de l'esprit du don pour tout ce qui a trait à l'organisation du prélèvement est peut-être un peu abusive.

À mon sens, la question de l'anonymat donneur-receveur devrait être considérée d'une façon un peu plus générale : savoir s'il faut maintenir ce principe et quels en sont les avantages et les inconvénients et essayer de dresser une sorte de liste (liste des avantages, liste des inconvénients) et voir laquelle est la plus longue. Le choix ne serait plus alors fondé sur un présupposé – il s’agit d’un don – mais serait réellement appuyé sur l'analyse des avantages et des inconvénients de la notion d'anonymat donneur-receveur. Un article récent insistait sur le fait que, pour l'enfant, le plus important n’est pas véritablement de savoir qui est son père biologique, mais plutôt de savoir qu’il a été conçu de telle manière, dans tel contexte particulier. En ce domaine, il vous faut interroger les personnes qui s'occupent des enfants, y compris des adolescents, cette question commençant souvent à se poser, pour eux, à cet âge.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Il serait envisageable d’organiser un sas entre le donneur et le receveur, permettant de conserver l’anonymat du donneur qui le souhaite, tout en offrant la possibilité d’accéder aux données génétiques.

Pr Didier Houssin : Des trois principes du consentement, de la gratuité et de l’anonymat donneur-receveur, ce dernier m’a toujours paru être le principe le plus faible, en tout cas, le plus susceptible d'être reconsidéré.

Mme Annie Delmont-Koropoulis et M. Jean-François Eliaou : Nous vous remercions.


Audition de M. le docteur Hervé Chneiweiss, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique, Président du comité d’éthique de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale – Mercredi 7 février 2018

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Neurologue et neurobiologiste, vous êtes directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Vous dirigez le laboratoire de plasticité gliale et tumeurs cérébrales au centre de psychiatrie et de neurosciences (Inserm-Université Paris Descartes-Hôpital Sainte-Anne). Depuis 2013, vous présidez le comité d’éthique de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), auquel vous appartenez depuis 2003. Vous avez été membre du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé de 2013 à 2017.

Votre expérience de médecin et de chercheur, ainsi que votre participation à plusieurs instances éthiques, donnent un grand prix à l’appréciation que vous portez sur le dispositif français de bioéthique.

Les principes généraux du dispositif français de bioéthique ont été fixés en 1994 sur la base d’une réflexion engagée par le Comité consultatif national d’éthique au début des années 1980. Alors que commence le parcours devant aboutir à une troisième révision de la loi relative à la bioéthique, il est légitime de s’interroger sur la pertinence du compromis sur lequel elle se fonde, compromis réalisé entre les exigences de la sauvegarde de la dignité humaine, de la liberté – liberté individuelle, mais aussi liberté de la recherche – en tenant compte de l’état des connaissances scientifiques.

Que convient-il de maintenir dans notre dispositif bioéthique ? Que faut-il se résoudre à revoir et pour quelles raisons ? Des raisons tenant aux avancées des connaissances ? Si oui, lesquelles ? Des raisons tenant au changement de représentations individuelles et collectives ou aux modes de vie ?

Dr Hervé Chneiweiss : Madame la sénatrice, Monsieur le député, je vous remercie de cette invitation à laquelle je réponds avec beaucoup d’honneur et de plaisir. Je ferai une petite rectification : depuis 2014, j’ai changé d'université. J’appartiens désormais à ce qui s’appelle, depuis quelques jours, Sorbonne-Université, où je dirige le département de neurosciences, c’est-à-dire le laboratoire Neuroscience Paris-Seine qui est le regroupement de tous les laboratoires de neurosciences de ce qui était l’université Pierre-et-Marie-Curie, il y a encore quelques semaines, et qui est maintenant la faculté des sciences et ingénierie de l’université Sorbonne-Université.

Vous avez posé une vaste question et j’essayerais d'y répondre, d’abord, en écoutant votre questionnement et, surtout, à partir du point de vue du médecin et du chercheur que je suis, et en laissant de côté, pour l’instant, si vous le voulez bien, les questions dites « sociétales ».

Comme vous l’avez rappelé, j’ai déjà eu à m’occuper des lois de bioéthique. D’abord, au cabinet du ministre de la recherche Roger-Gérard Schwartzenberg, entre 2000 et 2002, où j’ai été en charge, à l’époque, pour la partie recherche, de la révision des lois de bioéthique qui aurait dû intervenir en 1999, mais s’est réalisée, pour une première étape, en 2002, puis, pour une deuxième étape, en 2004. J’ai appartenu au conseil scientifique de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et techniques et, à ce titre, j'ai effectivement eu le privilège de participer avec Alain Claeys, puis avec Alain Claeys et Jean-Sébastien Vialatte, à différents travaux de préparation des révisions ultérieures.

Beaucoup de choses ont avancé, sur le plan scientifique. Beaucoup d’aspects qui paraissaient impossibles sont devenus possibles et, effectivement, questionnent non pas les principes fondamentaux – je crois que les principes fondamentaux restent les mêmes, restent inscrits de façon quasi constitutionnelle : la dignité humaine, l’indisponibilité du corps sur lequel vous aurez à beaucoup réfléchir, mais qui me paraît un principe intangible. Vous l’avez rappelé, la liberté de la recherche, la liberté de la recherche pour quelqu’un qui est, comme vous, Monsieur le député, médecin et chercheur, c’est aussi la liberté de pouvoir apporter aux patients une aide dont ils ont besoin, c’est-à-dire des traitements, c’est-à-dire des solutions.

Bien sûr, tout commence avec le début de la vie. Michel Foucault, dans l’un de ses cours au Collège de France, rappelait que l’une des grandes caractéristiques de la modernité, tenait au basculement entre l’ancien pouvoir du suzerain de faire mourir ou de laisser vivre à un nouveau pouvoir qui est celui de faire vivre ou de laisser mourir.

Vous aurez sûrement à discuter aussi des questions de la fin de vie.

Commençons par les questions du faire vivre. Il va de soi qu’en des temps maintenant presque anciens, lorsqu’on n’était pas capable de cultiver ou d’observer des embryons in vitro plus de trois ou quatre jours, il était simple d’interdire tout ce qui prétendait aller au-delà de cette limite. C’est une pratique qui n’est pas rare, dans différentes instances, lorsqu’on ne sait pas faire, on interdit en se disant qu’on verra bien le jour où…

Les choses ont beaucoup évolué ces dernières années, avec des travaux en embryologie qui se sont déroulés en Grande-Bretagne ou aux États-Unis. Ils ne se sont évidemment pas déroulés en France, parce qu’ici les chercheurs y étaient limités en moyens financiers et largement bridés par les autorisations de recherche qui sont extrêmement difficiles à obtenir. Ces travaux ont porté sur différents aspects. Par exemple, ils ont montré la capacité de cultiver in vitro des embryons jusqu’à treize jours après leur fécondation, c’est-à-dire au-delà de la limite, actuellement tacite, de sept jours, qui correspond à l’implantation naturelle de l’embryon, quand il est fécondé de façon naturelle et par les voies naturelles. En général, les centres de fécondation in vitro implantent l’embryon à quatre ou cinq jours dans l’utérus de la future mère.

Quant aux possibilités d’intervention sur l’embryon, aux termes des premières lois de 1994, il n’était même pas réellement possible de faire le diagnostic pré-implantatoire. Il a fallu attendre 1998 pour que les décrets paraissent et qu’il soit enfin possible, dans les cas d’une maladie d’une particulière gravité, de pratiquer ce diagnostic pré-implantatoire.

Des travaux de recherche récents, mais qui semblent de plus en plus convergents et convaincants, montrent que la possibilité de diagnostiquer, sur des embryons in vitro, les anomalies du nombre de chromosomes, ce que nous appelons dans notre langage les aneuploïdies, permettrait de mieux distinguer les embryons viables, qui se développeront donc dans le ventre de la mère, et les embryons qui ont peu de chance de se développer. Or la loi n’autorise pas actuellement ce diagnostic qui est appelé diagnostic pré-implantatoire des aneuploïdies (DPI-A). De même, la loi actuelle interdit le dépistage de la trisomie 21 lors de tests de l'embryon in vitro alors que ces tests seront faits chez la mère, quelques jours ou semaines plus tard, et pourront conduire à une interruption médicale de grossesse, si elle le souhaite. Des connaissances scientifiques, qui sont nouvelles et récentes – capacité de cultiver des embryons de façon prolongée, nouvelles capacités de disposer de biomarqueurs de viabilité, peut-être d’implantabilité si on étudie les caractéristiques d’implantation sur des matrices artificielles ou des caractéristiques de développement possible, en tout cas de meilleur développement possible – pourraient grandement améliorer nos connaissances sur l’embryon humain, en termes de recherche fondamentale, mais surtout la performance de la procréation médicalement assistée. Ces performances restent aujourd’hui modestes, puisqu’un cycle de tentatives produit 20 % de succès et que 40% environ des couples, après de multiples tentatives, aujourd’hui limitées à quatre, ne pourront pas procréer, malgré un parcours de deux ou trois ans particulièrement éprouvant.

À mon sens, nos lois méritent un réexamen. Aujourd'hui, la recherche sur l’embryon, fait l'objet de deux lois distinctes : l’une, sur la recherche sur l’embryon, elle-même, qui est la loi de 2013, laquelle a donc été promulguée après la révision de 2011, autorise la recherche sur l’embryon, sous contrôle total d’un protocole de recherche, approuvé par le conseil d’orientation de l'Agence de la biomédecine. Mais toutes les recherches de ce type doivent conduire à la destruction de l’embryon, à la fin de la recherche.

Une deuxième disposition, promulguée au début de l’année 2016, dans la loi de modernisation de notre système de santé, porte sur la recherche en matière de procréation médicalement assistée. Sont visées les techniques, y compris de fécondation in vitro, au titre des recherches biomédicales, c’est-à-dire sous l’égide de l’Agence nationale de la santé et du médicament (ANSM), mais cette dernière, puisqu’il s’agit d’embryons, considère ces recherches comme relevant de l’Agence de la biomédecine.

Il existe donc une « zone grise » : les recherches sur l’embryon au bénéfice de l’embryon – le développement de l’embryon, l’amélioration des techniques d’assistance médicale à la procréation – étant « prises entre deux feux », entre la loi de 2013 et la loi de 2016, entre les deux agences ne sachant pas très bien comment se positionner l’une par rapport à l’autre. Cela mériterait certainement un réexamen et une simplification, de façon à clairement déterminer les responsabilités de chacun. Il en va de l’intérêt de la recherche fondamentale, comme vous pouvez le constater aujourd’hui, comme nous l’avons constaté au comité d’éthique de l’INSERM, en auditionnant les quelques équipes de recherche qui travaillent sur l’embryon, qui sont excellentes mais peu nombreuses en France. Nous comptons moins d’équipes en France qu'en Belgique, malgré la différence de taille entre les deux pays.

En France, il s’agit non seulement de recherches très difficiles, insuffisamment financées mais aussi sous le feu d’une attaque juridique, par certaines fondations, qui systématiquement mettent en cause à tous les niveaux, depuis le tribunal administratif jusqu’au Conseil d'État, les décisions prises par l’Agence de la biomédecine autorisant des recherches, recherches qui sont pourtant permises par la loi de 2013. Il y a donc matière à un réexamen pour simplifier et sécuriser.

Il n’existe aucun doute sur la qualité et l’importance des recherches qui sont menées, mais des chercheurs qui sont réellement de très haut niveau sont entravés car sous « un feu critique constant ». Il s’agit d’équipes qui publient dans Nature, dans Science, donc que nous devrions soutenir pour la qualité de leurs travaux. En conséquence, nous sommes obligés aujourd’hui, par exemple pour cette question de dépistage des aneuploïdies, de nous fier aux travaux faits à l’étranger – en Italie, en Grande-Bretagne, en Belgique – c’est-à-dire sans savoir, dans nos conditions de pratique, si réellement, ce qui est publié peut-être reproduit, sécurisé, confirmé ou non en France.

J’en profite pour rappeler que la loi de 2011 avait ouvert la possibilité, pour l’Agence de la biomédecine, à travers un rapport annuel, de proposer au Parlement des évolutions. Dans certains cas, les lois de bioéthique, par exemple pour les dons d'organes entre donneurs vivants, ouvraient une possibilité d’expérimentation. De même, les transplantations d’organes dans le cadre de ce qu’on appelle « Maastricht III », c’est-à-dire à partir de donneurs décédés après arrêt circulatoire par arrêt des thérapeutiques actives, ont d’abord été pratiquées dans le contexte d’une expérimentation, suivie d’une évaluation, avant validation. J’en appelle donc à une meilleure dynamique de la loi pour mieux accompagner les avancées scientifiques.

La dynamique de la recherche française et la dynamique de la médecine française dans des domaines d’excellence gagneraient beaucoup à voir reconnue une possibilité d’expérimentation, pendant deux ou trois ans, pour voir si réellement, par exemple, ce diagnostic des aneuploïdies permet une amélioration des taux de naissances, non pas des taux de grossesse, mais réellement des taux de naissance. Après cette période expérimentale, en cas de succès, on validerait, et, en cas d’échec, on reviendrait au statu quo ante. En tout cas, cela permettrait de ne pas entièrement nous fier à ce que nous tenons des publications extérieures. J’ajouterai que ne pas permettre la recherche, c’est aussi perdre l’expertise, parce qu’un certain nombre de chercheurs vont trouver des postes à l’étranger. L’un de nos plus tristes exemples de ces brillants chercheurs qui vont faire leur découverte à l’étranger, parce qu’ils ne trouvent pas les conditions matérielles et morales de le faire en France, c’est l’exemple d’Emmanuelle Charpentier dont nous serons très, très fiers quand elle recevra le prix Nobel pour CRISPR Cas 9, mais qui est partie à Vienne, puis au Danemark et maintenant en Allemagne afin de mener des recherches qui ne lui étaient pas réellement ouvertes en France.

Sur l’embryon, la question essentielle aujourd'hui est celle de la recherche fondamentale, par exemple, les techniques de modifications ciblées du génome qui posent un certain nombre de questions. Vous trouverez sur le site de l’INSERM des notes de son comité d’éthique, très argumentées, très circonstanciées sur la recherche sur l’embryon, sur la recherche sur les modifications ciblées du génome, sur notre implication dans le plan Médecine Génomique 2025. Je n’aurai pas le temps de vous dresser ici le panorama de travaux, qui ne m’appartiennent pas en propre, qui sont ceux d’un comité de seize personnes garantissant toute l’expertise de l’INSERM.

Si un jour, je dis bien si un jour, ces techniques de modifications ciblées du génome devaient être appliquées, des maladies d’une particulière gravité chez l’embryon, si un jour ces techniques étaient praticables et nous n’en sommes pas à la veille malheureusement, pour quelles raisons se l’interdire ? On peut légitimement se poser la question de savoir si ce serait une atteinte à la dignité humaine que d’éradiquer la maladie de Huntington ou d’éliminer la mucoviscidose ou la cinquantaine de maladies rares qui, aujourd’hui, font l’objet du diagnostic préimplantatoire. Bien sûr, il faut se prémunir de tout ce qui pourrait être une dérive cosmétique, voire d’augmentation de l’humain, de sélection des yeux bleus ou de la taille, ce qui serait tout à fait inadmissible et tout à fait ridicule.

Pour un jour avoir le choix, il faut aussi posséder les experts dans nos laboratoires et une recherche de haut niveau qui puisse s’y développer.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Des travaux de l’IFOP montrent qu’à vrai dire, la population va dans votre sens. Le regard et le jugement de la population sur la modification génétique des embryons humains, dans différentes situations, montrent qu’elle y est favorable, sauf pour des raisons aussi futiles que l’obésité ou la couleur des yeux.

Dr Hervé Chneiweiss : Les gens sont sensés. Nous pouvons acquérir de nouvelles connaissances, mais où nous mènent-elles ? Il faut que nos travaux fassent sens, et c’est tout l’enjeu de l’éthique et des lois de bioéthique. Dans les cas de CRISPR Cas 9, qui aurait dit que l’étude du mécanisme de défense des bactéries contre les virus nous mènerait à une révolution technologique, qui va bouleverser l’environnement, l’agriculture et nos manières de soigner dans les années qui viennent ? Je pense que le domaine de l’immunothérapie des cancers va rapidement bénéficier des premiers essais menés grâce aux modifications ciblées du génome utilisant ces techniques, en particulier CRISPR Cas 9.

La question qu’il faut toujours se poser est celle du but poursuivi. Hannah Arendt suggérait de toujours revenir au sens de notre modernité ou au sens de l’utilisation de nos outils techniques.

Une telle considération nous conduit à la question des avancées dans le domaine de la génomique. Le Plan Médecine Génomique 2025 devrait permettre de faire bénéficier le plus grand nombre des avancées de la génomique. Mais il faut y parvenir dans des conditions où les données qui vont être observées, non seulement bénéficient aux patients, mais ne remettent pas en cause le droit à la vie privée ou le droit des personnes de choisir de savoir ou de ne pas savoir. Le comité d’éthique de l'INSERM a travaillé sur les données non sollicitées (parfois appelées données secondaires ou incidentales). Plusieurs milliers de génomes sont séquencés chaque année, dans les centres anti-cancer – et pour ne prendre que les deux grands ensembles parisiens que sont Curie et Gustave Roussy, environ 7 000 séquences y sont faites chaque année de l’exome, c'est-à-dire de l’ensemble des gènes. Cela ira en s’accélérant grâce aux séquenceurs encore plus performants, avec les technologies « nano-pore » qui commencent à être matures.

Les connaissances qu’on peut acquérir, sont importantes, non seulement sur les modifications de certains gènes, à l’origine de certaines maladies, mais aussi sur d’autres variants qui ne sont pas des mutations, qui sont des variations naturelles de certains gènes et qui peuvent agir comme des modificateurs du gène qui, lui, entraîne la maladie, et qui dans certains cas accélèrent ou aggravent la maladie, mais qui, dans d'autres cas, peuvent même aboutir à une protection. Nous avons quelques cas célèbres. Par exemple, un grand chercheur en génétique, l’un des pionniers de la génétique à grande échelle, qui s’appelle Leroy Hood, a voulu découvrir le secret des super-centenaires, qui vivent jusqu’à 110 ans. Il a donc comparé des génomes de super-centenaires avec des génomes de centenaires, dont une dame âgée de 109 ans, et il lui trouve la mutation du gène qui donne des troubles du rythme, qu’on appelle le QT long. Si cette personne avait eu le même diagnostic à vingt ou trente ans, on lui aurait implanté un pacemaker, parce qu’elle était en très fort risque d’arrêt cardiaque dans l’instant. Ceci montre que les gènes modificateurs ont un rôle essentiel.

Ces séquençages, et le Big Data, et l’intelligence artificielle qui vont les accompagner, nous apporteront énormément d’informations permettant de mieux soigner. Mais nous allons aussi disposer de beaucoup d’informations non sollicitées, source d’importants questionnements. Doit-on en informer la personne ? Les Américains ont commencé à faire des listes de certaines modifications qui doivent conduire à une information automatique des personnes. Mais la personne doit-elle être ou non sollicitée ? Doit-on donner le choix de savoir ou ne pas savoir ? Dans le premier cas, faut-il informer directement la personne, mais est-elle en capacité de comprendre ce qu’est le génome ? Ou faut-il passer par l’intermédiaire du médecin ou d’une autre personne ?

Aujourd'hui, tout un ensemble de questionnements impose de repenser le consentement éclairé, le choix individuel par rapport au bénéfice pour la collectivité, et qui peuvent nous conduire à réexaminer, dans quelles conditions de sécurisation nous menons nos travaux, ou en tout cas de bonne information des personnes – au-delà de l’autorisation de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), de la sécurisation, de l’anonymisation, de la sécurité des serveurs, etc. – de telle sorte que ces travaux puissent bénéficier au plus grand nombre, tout en protégeant la vie privée et le libre choix individuel.

Même si la loi de bioéthique l’interdit déjà, et je pense qu’il faudra maintenir cette interdiction, on imagine bien ce que les assureurs privés ou certaines sociétés privées pourraient faire de cette connaissance du génome. Aujourd’hui, quand vous contractez un emprunt, par exemple pour l’achat d’un bien immobilier, on vous pose un certain nombre de questions qui, d’une certaine façon, permettent de connaître votre risque génétique. On ne vous demande pas si vous avez une mutation BRCA 1, mais on vous demande si l’un de vos parents ou l’un de vos frères et sœurs a développé un cancer. Demain grâce au Big Data, ce sont des sociétés privées du type Google ou Amazon ou Apple qui, en collectionnant les informations sur votre smartphone – combien de pas vous faites, dans quel magasin vous vous rendez, comment vous mangez – obtiendront un certain nombre d’informations qui peuvent être utiles pour vous et pour vous dire : « vous feriez mieux de faire un peu plus de sport, de manger un peu moins sucré », ou qui mettent en cause la vie privée et la liberté individuelle. Quelle est notre capacité d’agir, quelle est la bonne part du développement à promouvoir en ce qui concerne ces données massives et quelle protection garantir aux individus ? Tout ce questionnement va apparaître dans les lois de bioéthique.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Permettez-moi de vous citer : « Notre Constitution et la Charte de droits fondamentaux à l’échelle de l’Europe consacrent les principes généraux de dignité, de liberté, d’égalité, de solidarité et de citoyenneté, de justice, d’intégrité et d’inviolabilité de la personne, en mettant l’accent sur le consentement éclairé et la protection des données à caractère personnel ». C'est une bonne base.

Dr Hervé Chneiweiss : C’est essentiel. Si l’on considère l’évolution des lois de bioéthique successives, la première préoccupation a porté sur la justice à l’échelle de la société, puis, avec la Charte d’Helsinki, on est revenu à la justice à l’échelle de l’individu, également avec le rapport Belmont et la naissance des comités d’éthique. Aujourd’hui, nous avons trouvé de nouveaux compromis entre l’intérêt de la société, par exemple, le coût des dépenses de santé, l’allocation des ressources qui sont des ressources rares et la liberté de l’individu. Il convient désormais de chercher comment, d’une certaine façon, protéger l’individu contre une fausse liberté, qui serait cette apparence de liberté que propose le GAFAM en vous disant : « cliquer ici et vous aurez droit à tout ce que vous voulez, gratuitement ». En fait, cette gratuité se paye autrement.

Avec la Caisse nationale d’assurance maladie (CNAM), nous disposons d’une structuration particulière : la plus grande base de données de santé, le principe de solidarité dans la prise en charge des maladies, laquelle peut être une prise en charge par anticipation, par prévention. Il faut en tirer parti au bénéfice de notre population, en essayant de trouver probablement un nouveau modèle, qui ne soit pas le seul modèle commercial de ces grands groupes privés, mais qui soit un modèle à la française, conjuguant l’intérêt collectif – c’est-à-dire qui utilise ces grandes bases de données, utilise l’intelligence artificielle et le Big Data – mais protège l’individu à la fois dans sa vie privée, mais aussi dans ses choix de vie, dans sa capacité de comprendre, par exemple ces différentes variations génétiques, dans sa capacité de choisir s’il veut savoir ou ne pas savoir. Des individus souhaitent tout savoir parce que cela leur permet de mieux se préparer. Mais que signifie savoir, aujourd'hui, vingt-cinq ans à l'avance, qu’un processus de développement de la maladie d'Alzheimer a commencé ? Alors qu’il n'existe pas encore de traitement, on a la capacité de dire, avec une probabilité de vérité de 95 %, que la maladie est déjà là, grâce à de nouveaux biomarqueurs qui conjuguent à la fois des biomarqueurs biologiques et des biomarqueurs d’imagerie cérébrale. Inversement, n’est-il pas du devoir de la société de dépister les personnes à risque, de mettre en place des solutions pour retarder la maladie : pratiquer plus de sport, augmenter le quotient cognitif, prévenir le diabète et l’hypertension qui sont des facteurs aggravants du développement de la maladie ? N'est-ce pas au bénéfice, cette fois-ci encore de la personne, qu’une médecine d’anticipation pourrait se mettre en place ? Il faut mettre en balance la liberté individuelle et la capacité de mettre en évidence des populations à risque et de permettre d’améliorer, sur le long cours, cette liberté individuelle : liberté individuelle immédiate versus plus grande liberté sur la longue durée.

M. Jean-François Eliaou : Je souhaiterais que nous revenions à la question de la recherche sur l’embryon. Vous avez dit que cette recherche est encadrée par trois lois : 2011, 2013 et 2016.

Dr Hervé Chneiweiss : La loi de 2011 est la loi de bioéthique. Elle interdisait la recherche sur l’embryon, sauf dérogation. La loi de 2013 a autorisé la recherche sur l’embryon sous condition d’avoir obtenu l’accord de l’Agence de la biomédecine sur un protocole de recherche. La loi de 2016 de modernisation de notre système de santé a autorisé les recherches biomédicales sur les gamètes destinés à constituer un embryon ou sur un embryon in vitro avant ou après son transfert à des fins de gestation.

M. Jean-François Eliaou : Quelle est actuellement, du point de vue législatif, la revendication des chercheurs, en ce qui concerne à la fois la recherche sur l’embryon à visée thérapeutique et la recherche plus fondamentale sur le développement – embryogénèse, cancer éventuellement, immaturité cellulaire. Ces deux recherches portent sur l’embryon, mais suivant des visées qui ne sont pas du tout les mêmes, en termes de temporalité. Dans un cas, pour rendre la médecine efficace ou potentiellement efficace, y compris d’ailleurs pour améliorer les techniques ou les performances de l’assistance médicale à la procréation, dans l’autre cas, pour des motifs de recherche plus fondamentale. Dans cette dernière hypothèse, considérez-vous que la recherche française se contenterait de travailler sur des lignées embryonnaires stabilisées, qui sont disponibles dans un certain nombre de laboratoires, ou bien faut-il aller au-delà, et travailler sur l’embryon constitué ?

Ces questions, sans être scientifiquement complexes, sont importantes et notre attention a été attirée sur l’imprécision de la loi de bioéthique.

Dr Hervé Chneiweiss : En ce qui concerne la recherche à visée thérapeutique, il est proprement incroyable, quarante ans après la naissance de Louise Brown, que les spécialistes de la biologie de la reproduction, comme les chercheurs, ne connaissent pas encore les marqueurs de la viabilité ou du développement embryonnaire. L’an dernier, nous avons organisé une journée « Recherche et santé ». Nos collègues britanniques, nos collègues belges, hollandais ont présenté leurs travaux. Des recherches sont conduites sur le métabolisme de l’embryon précoce : on peut recueillir le milieu, l’analyser par spectroscopie de masse, recueillir le milieu interne : à partir du quatrième jour une cavité se forme, le blastocèle, elle peut être prélevée pour analyse – analyse du nombre de chromosomes, analyse de l’aneuploïdie ou de la normoploïdie. Ces recherches visent à comprendre, à disposer des biomarqueurs de la viabilité de l’embryon et, si l’on cultive des embryons au-delà du septième jour, à comprendre ce qui permet ou ne permet pas l’implantation dans la muqueuse utérine.

Tous ces travaux ne sont pas autorisés actuellement en France, parce qu’ils sont considérés comme interventionnels. Ils ressortent donc à la recherche biomédicale, qui relève de l’Agence nationale de la sécurité du médicament (ANSM), qui n’a pas de compétence d’autorisation ou ne se sent pas autorisée à statuer sur l’embryon.

M. Jean-François Eliaou : Est-ce d’ordre législatif ou réglementaire ?

Dr Hervé Chneiweiss : Il faudrait interroger les responsables.

M. Jean-François Eliaou : Quel est le ressenti des chercheurs ?

Dr Hervé Chneiweiss : Leur ressenti est qu’on ne s’en sort pas avec les dossiers administratifs. Ils envoient un dossier à l’Agence de la biomédecine, qui leur répond que cela ne relève pas de sa compétence. Ils envoient un dossier à l’ANSM qui ne leur répond pas. C’est un cercle vicieux : pour obtenir des crédits de l’Agence nationale de la recherche, ils doivent disposer des autorisations préalables. N’ayant pas les autorisations préalables, ils ne peuvent obtenir les crédits. N’ayant pas de crédits, ils n’ont pas de résultats préliminaires pour argumenter des demandes d’autorisation. Ils regardent leurs collègues étrangers travailler, ils collaborent avec eux, vont parfois à l’étranger pour travailler sur telle ou telle technique. En tout cas, aujourd’hui, ils regardent passer les publications.

M. Jean-François Eliaou : Je m’adresse au responsable de l’éthique de l’INSERM. Quel risque de dérive éthique pourrait-on craindre de ce type de recherche, interdite en France ?

Dr Hervé Chneiweiss : Pour aller droit au but, notre première constatation est qu’il ne semble pas possible de continuer à ne pas chercher à améliorer l’efficacité de nos techniques. Continuer à faire souffrir des couples, qui finissent sans enfant, peut-être écarter des embryons qui seraient viables – puisque tout se fait à l’évaluation sous le microscope par le biologiste – et donc également écarter des embryons viables et implanter des embryons non viables à cause du manque de marqueurs fiables, tout cela nous paraît scientifiquement et éthiquement infondé. Il ne peut pas exister d’éthique sans une bonne science. Si l’on ne possède pas la bonne science, on ne peut pas avoir un raisonnement éthique.

Quant à la question de l’atteinte potentielle à un futur être humain, il faut considérer, dans un tel cas, qu’on se situe dans le parcours de l’assistance médicale à la procréation : l’embryon n'est pas détruit à la fin de la recherche. Il va de soi que les professionnels, chercheurs, médecins ou biologistes de la procréation médicalement assistée ne veulent en rien altérer la viabilité de l’embryon. Après vingt ans de pratique du diagnostic préimplantatoire, on sait aujourd’hui que retirer une ou deux cellules pour faire l’analyse chromosomique, l’analyse de mutation de certains gènes, n’altère en rien le développement futur de l'embryon. Des études multiples montrent que le développement se poursuit, les compensations se font. Il n’y a pas d’altération.

Ensuite, s’agissant de l’information du couple, il va de soi que le consentement du couple est essentiel : Que fait-on ? Que va-t-on faire ? Quel type de recherche ? Les conditions éthiques sont respectées et les couples sont les premiers à nous interroger. Certains chercheurs nous consultent avant tout début de recherches. Je dirais que, d’une façon générale, il est paradoxal d’être aujourd'hui contraint de détruire des embryons, plutôt que d’essayer de les faire vivre.

M. Jean-François Eliaou : Tant au Sénat qu'à l’Assemblée nationale, nos collègues parlementaires débattent, s’informent, comme il est normal de le faire. Sans entrer dans un grand détail technique, il n’est pas besoin d’être un scientifique chevronné pour comprendre qu’il s’agit, dans ce cadre très précis, de travaux sur l’embryon en vue de l’amélioration de l’assistance médicale à la procréation. Quelles en sont les modalités pratiques ? Il faut des modèles in vitro pour pouvoir développer les marqueurs et être sûr de leur fiabilité, sachant qu’on nous opposera le fait qu’il n’est pas question de classer les embryons en fonction de leurs anomalies biologiques ou de leurs anomalies chromosomiques, de les implanter au hasard et puis de considérer le résultat : absence d’implantation ou implantation, grossesse et naissance. Il faut donc des modèles in vitro de simulation. Ces modèles in vitro existent-ils ? Ou bien est-ce que l’on fait « du double aveugle », comme dans un certain nombre de recherches biomédicales. On implante, on sait ce qu’on implante, on sait qu'il y a des embryons qui ont des anomalies, comme on en a implanté jusqu’à présent, et des embryons qui n’ont pas d’anomalies. On regarde le résultat. Il ne faut pas être diplômé de Harvard pour poser cette question, qui tombe sous le sens.

Dr Hervé Chneiweiss : Si l’on prend l’exemple des diagnostics des anomalies chromosomiques, le diagnostic préimplantatoire des aneuploïdies
(DPI-A) est interdit aujourd’hui. Seul le DPI est autorisé. Il faut qu’il y ait déjà eu une naissance avec une maladie génétique, dans la même famille, pour qu’on autorise la recherche de cette maladie dans un nouvel embryon.

Si l’on considère le cas des pays où est pratiqué le DPI-A, et les résultats en termes d’amélioration, du taux de grossesse, d’après des études étrangères, on pourrait imaginer un programme hospitalier de recherche clinique (PHRC) dans lequel, après information des familles, seraient tirés au sort un nombre équivalent de couples avec ou sans DPI-A et après deux ou trois ans, les résultats montreront s’il existe une différence ou non. Il faut un programme national, parce qu’il ne faut pas seulement impliquer un centre ou deux. Il convient d’impliquer dix ou quinze centres avec randomisation. Dans un cas, on appliquerait le protocole habituel, sans recherche d’anomalies chromosomiques, dans l’autre cas, on rechercherait des anomalies chromosomiques pour implanter les seuls embryons ne présentant pas ces anomalies.

Sur le plan éthique, il ne s’agit pas d’une discrimination ou d’une stigmatisation. Il m’est d'ailleurs toujours impossible à comprendre en quoi faire naître un enfant en bonne santé serait stigmatiser des enfants, malheureusement nés avec des problèmes médicaux. Le fait de chercher à éviter de faire naître un enfant avec une trisomie 21 n’est pas stigmatiser un enfant déjà né avec une trisomie 21. C’est important de le dire. Vous le rencontrerez également dans le domaine « sociétal » avec la question des droits de l’enfant. Ces droits sont mis en avant par les personnes qui promeuvent la grossesse pour autrui et qui, ayant fait réaliser une grossesse par autrui à l’étranger, souhaitent la faire approuver en France en se prévalant des droits de l’enfant qui doivent être reconnus. Il y a l’enfant, qu’il faut protéger, avec les droits de cet enfant. Et il y a le comportement du couple, c’est-à-dire un couple qui s’est rendu coupable d’une infraction. On ne peut pas se prévaloir du droit de l’enfant pour se justifier d’avoir commis soi-même un acte illicite. Il convient de distinguer, d’une part, le fait de chercher à faire naître des enfants en bonne santé, sans aucun a priori sur ce que signifient d’ailleurs les termes « bonne santé » – ils seront en bonne santé au regard d’une anomalie chromosomique, mais cela ne voudra pas dire qu’ils seront indemnes de diabète ou d’hypertension ou un jour d’un cancer, lesquels tiennent essentiellement à des facteurs d’environnement, plutôt qu’à des facteurs de seule susceptibilité génétique – et, d’autre part, stigmatiser des personnes existantes.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Il importe de penser aux droits de l’enfant, parce qu’il existe tout de même des conséquences psychologiques à la gestation pour autrui.

Dr Hervé Chneiweiss : L'INSERM n’a pas présenté d’avis sur ces questions, qui ne sont pas des questions de recherche. Réaliser une gestation pour autrui ne nécessite pas de recherche biomédicale.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Cela peut faire partie de la réflexion.

Dr Hervé Chneiweiss : En ce qui concerne les sujets transversaux, la préservation des ovocytes en constitue un. Une question claire est celle de la frontière, à 35 ans, au-delà de laquelle diminue la fertilité de la femme, et au-delà de laquelle l’assistance médicale à la procréation devient de plus en plus difficile. Plus on avance en âge : 37 ans, 39 ans, moins le succès est grand et à partir de 40 ans, dans moins d’un pour cent des cas. En termes de médecine d’anticipation, il conviendrait d’offrir aux femmes un bilan de fertilité, un bilan ovarien quand elles approchent de 35 ans. En tout cas, leur en laisser le choix, de façon à ce qu’elles puissent éventuellement envisager une préservation ovocytaire, en tant que préservation de la fertilité, c’est-à-dire à titre médical. De ce point de vue, des améliorations des techniques de vitrification sont encore nécessaires. Il ne suffit pas de permettre de prélever les ovocytes, de les vitrifier et de les décongeler pour obtenir des fécondations de bonne qualité. Des travaux sont encore nécessaires dans ce domaine. On se situe ici à la limite entre le sociétal et le médico-scientifique, ce qui n’est clairement pas du tout le cas dans la gestation pour autrui.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : S’agissant de la conservation des ovocytes, dans le cas d’une donneuse d’ovocytes, quel serait l’âge limite auquel il faudrait lui permettre de récupérer et d’utiliser ses propres ovocytes ?

Dr Hervé Chneiweiss : La durée maximale de conservation des ovocytes est aujourd’hui de cinq ans. Les travaux actuels sur la qualité de la vitrification, de la conservation montrent qu’il devient très aléatoire de proposer des décongélations au-delà de ces cinq ans. La réglementation actuelle autorise une femme qui fait un don d’ovocytes à conserver la moitié d’entre eux. Il semble qu’avec des ovocytes « jeunes », donc prélevés avant 35 ans, la femme puisse porter une grossesse même tardivement. Mais il s’agira d’une grossesse avec les risques plus élevés liés à une grossesse tardive provoquant même des remaniements physiologiques : hypertension, risque plus élevé d’éclampsie, troubles de la grossesse. Selon nos collègues belges, jusqu'à 50 ans, il serait envisageable d’obtenir une grossesse en utilisant les ovocytes prélevés avant 35 ans, l’âge de l'ovocyte ne correspondant plus à l’âge physiologique de la mère.

M. Jean François Eliaou : Je voudrais revenir encore une fois sur la recherche sur l'embryon, puisque nous n’en avons évoqué qu’un aspect. L’autre aspect, qui demeure interdit en France, concerne la recherche sur l’embryon à visée fondamentale, avec éventuellement destruction de l’embryon, dont les capacités d’implantation ne sont pas la finalité. Qu’en est-il et quelle est la demande justifiée et quels sont les risques ? Je m’adresse au responsable du comité d’éthique de l’INSERM.

Dr Hervé Chneiweiss : Après les travaux de Magadalena Zernicka-Goetz, plusieurs chercheurs nous ont interrogés sur la possibilité de travailler sur des embryons in vitro de plus de sept jours, puisqu’aujourd’hui la loi est muette sur la limite d’étude des embryons, en sorte qu’une forme de « jurisprudence » du CCNE prévaut, prenant comme limite les sept jours qui sont le moment normal de l’implantation naturelle. L’Agence de la biomédecine n’autorise pas de recherche au-delà de sept jours.

Jean-François Eliaou : L’Agence de la biomédecine n’autorise pas à travailler sur des embryons qui sont laissés en culture plus de sept jours ?

Dr Hervé Chneiweiss : Non. Or, il faut travailler sur des questions comme les conditions de l’implantation, en utilisant des matrices artificielles, en utilisant de la microfluidique, pour comprendre les interactions entre les différents feuillets qui sont les éléments du développement précoce et qui sont parfaitement spécifiques à l'homme. Les travaux de Magdalena Zernicka-Goetz ont montré que l’organisation des feuillets, l’endroit où se trouvent les cellules souches les plus naïves, n’a pas du tout la même architecture dans l’embryon de souris et dans l’embryon humain. Dès le troisième jour de développement, il s’agit clairement d’une embryologie humaine à connaître et aujourd’hui encore largement ignorée. Il existe une véritable « boîte noire » entre treize jours embryonnaires, treize jours après la fécondation, travaux de Magadalena Zernicka-Goetz, et sept semaines de gestation, travaux d’Alain Chedotal et de son équipe sur la transparentisation des embryons, travaux ayant donné lieu à une publication dans la revue Cell, et sur lesquels Alain Chedotal nous avait interrogés avant leur publication en ce qui concerne leur impact potentiel. Or entre ces deux périodes – deux semaines et sept semaines – on ne sait rien du développement humain.

Il est déjà essentiel de le comprendre, pour comprendre comment l’être humain se développe. Les travaux d’Alain Chedotal remettent en question par exemple le développement du tractus urogénital, tel qu’il était conçu, et comment il va falloir le réexaminer, mais également le développement des vaisseaux, qui peuvent aboutir à mieux comprendre certaines anomalies vasculaires ou certains vieillissements de la paroi. Comprendre le développement précoce, c’est comprendre la physiologie à son état initial et comprendre beaucoup de ce qui peut être perturbé dans des malformations ou des maladies à révélation tardive, mais dont l’origine se trouve dans le développement embryonnaire précoce.

Des chercheurs français de réputation internationale, qui ont acquis des connaissances à l'étranger, souhaiteraient développer la compréhension des interactions entre les différents feuillets primitifs. On sait aujourd’hui que, contrairement à ce qu’on croyait il y a quelques années à peine – c’est-à-dire tous les organes du corps provenant de la masse cellulaire – le trophoblaste ou le liquide amniotique y contribuent pour un certain nombre de cellules. Par exemple, toutes les cellules immunitaires qui colonisent notre cerveau lors de la vie embryonnaire, ce qu’on appelle les microglies, sont issues du trophoblaste et du liquide amniotique et colonisent de façon secondaire le cerveau, un peu plus tard donc. Comprendre ces interactions entre les différents feuillets est vraiment essentiel et les équipes françaises aujourd’hui ne savent pas si elles peuvent s’engager dans ces recherches ou non. Nous avons essayé d’en discuter avec l’Agence de biomédecine. Ils craignent les attaques de certaines fondations. Ils craignent l’insécurité juridique. Cela conduit à des insuffisances de financement de la part de l’Agence nationale de la recherche.

M. Jean-François Eliaou : Mais la loi ne l’interdit pas ?

Dr Hervé Chneiweiss : À mon sens, la loi ne l’interdit pas, parce qu’il n’y pas de durée expresse fixée dans la loi et parce que, depuis 2013, la recherche est possible, après approbation du protocole par le conseil d’orientation de l’Agence de la biomédecine. Lors d’une discussion avec le conseil d’orientation, certains conseillers d’État ont en revanche considéré que certaines jurisprudences pouvaient prévaloir, le CCNE s’étant prononcé à plusieurs reprises en faveur d’une limite de sept jours, d’où le risque d’insécurité juridique pour l’Agence de la biomédecine.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : S’agissant des neurosciences, quelles évolutions scientifiques pourraient soulever des interrogations ou justifieraient d’adapter la loi de bioéthique ?

Dr Hervé Chneiweiss : Depuis 2011, les neurosciences entrent dans le champ de la loi de bioéthique. Aujourd’hui se pose plus particulièrement la question de découvertes non sollicitées, en neurosciences en lien avec l’imagerie cérébrale ou à raison de certains biomarqueurs. Ces questionnements peuvent ressembler à ceux rencontrés en matière de génétique. Je vous ai parlé tout à l’heure du diagnostic anticipé de la maladie d’Alzheimer.

L’un des points également à envisager, notamment sous l’aspect juridique, est celui des nouveaux implants. Il s’agit d’une technique inventée en France, avec les travaux de Bernard Bioulac à Bordeaux et ceux d’Alim-Louis Benabid à Grenoble. La stimulation cérébrale profonde dans la maladie de Parkinson est aujourd’hui possible grâce à des implants. Jusqu’à présent, il s’agissait d’implants contrôlés par la personne, avec un petit aimant sous la peau permettant d’activer ou d’éteindre le système, par exemple, la nuit. Aujourd’hui, il s’agit de systèmes dits closed loop, c’est-à-dire avec de l’intelligence artificielle et des possibilités d’émettre des informations vers un serveur médical et d’en recevoir des informations. À partir du moment où le système est relié à un serveur, la question de sa maîtrise par l’individu se pose et celle de la protection de cette communication entre l’appareil et le serveur. Des pacemakers ont déjà pu être piratés. Mais il s’agit d’un progrès réel pour le patient. La boucle créée avec de l’intelligence artificielle permet d’adapter la stimulation, en temps réel, à l’activité de la personne, selon qu’elle est au repos, selon qu’elle est en activité, selon qu’elle bouge plus ou moins vite. Le bénéfice est réel pour le patient. Mais l’ouverture de l’équipement sur un logiciel ou un algorithme pose de nouvelles questions. Qui maîtrise l’équipement ? Qui en a la responsabilité ?

M. Jean-François Eliaou : De l’ouverture sur un serveur.

Dr Hervé Chneiweiss : Qui est responsable en cas de bug du serveur ou de l’algorithme ? De nouveaux problèmes se posent aujourd’hui avec ces implants, qui n’existaient pas avec les implants fermés. Tout ce qui est ouvert sur un serveur et qui implique des algorithmes soulève un certain nombre de questionnements nouveaux.

Nous débattons, soit au comité d’éthique de l’INSERM, soit dans les comités de protection des personnes, de l’utilisation de ces techniques de stimulation cérébrale pour d’autres troubles que des troubles moteurs comme le Parkinson. Par exemple, l’épilepsie est encore un trouble qu’on maîtrise bien au sens du foyer épileptique. Il s’agit maintenant des maladies psychiatriques. Avec les troubles obsessionnels compulsifs, les résultats paraissent très intéressants, en particulier, l’un des membres de mon laboratoire est impliqué dans une étude qui a montré l’efficacité des stimulations à haute fréquence dans des dizaines de cas qui étaient totalement résistants aux autres traitements. On s’attaque maintenant aux dépressions résistantes ou à certains troubles bipolaires. Se pose aussi la question de l’utilisation d’autres technologies qui permettent d’intervenir sur le cerveau. De grands espoirs sont mis dans la manière dont on pourra utiliser certains ultrasons. Le questionnement relève plutôt de l’éthique médicale classique. Je n’aperçois rien qui concernerait directement les lois de bioéthique.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : On a longtemps pensé qu’à partir du moment où les neurones étaient détruits, ils l’étaient définitivement. Il existerait néanmoins des cellules souches neuronales. Où en est-on en ce domaine ?

Dr Hervé Chneiweiss : Les cellules souches neuronales existent, mais peu nombreuses. Elles ne se divisent pas beaucoup et sont très difficiles d’accès, parce que situées au centre du cerveau. Pour les atteindre, il faudrait une neurochirurgie importante. On cherche donc d’autres stratégies. Par exemple, pour des réparations de la moelle épinière, il existe probablement des possibilités à partir de cellules reprogrammées, donc des cellules iPSC. Il faut les faire se redifférencier en moto-neurones. Grâce à la convergence entre des technologies qui font appel à des biomatériaux, comme des biogels pour créer un support, avec des techniques de la micro-fluidique, on est capable aujourd’hui de reconstituer, à l’échelle du laboratoire, des petits circuits nerveux, donc de mixer des cellules qui ont été réorientées vers la production de neurones. Avec des biogels, on essaye de reconstituer des circuits, en particulier au niveau des traumatismes de la moelle épinière. Dans ce cas également, je n’aperçois pas de véritables interrogations bioéthiques. Il s’agit de questions de recherche biomédicale et, particulièrement, de soutien au développement de la recherche biomédicale.

En ce qui concerne les maladies neurodégénératives, l’actualité de la recherche s’attache à la compréhension de ces maladies et aux possibles nouvelles stratégies d’intervention. Sans tomber dans le plaidoyer pro domo, une équipe de mon laboratoire a publié, il y a quelques jours, une contribution d’où il ressort que la perte neuronale en jeu dans la maladie d'Alzheimer est surtout une perte fonctionnelle plutôt qu’une perte matérielle, structurale.

D’autres questions éthiques se posent alors : comment arriver à être préventif, si on est capable, réellement, de faire le diagnostic vingt-cinq ans avant et s’il faut faire des interventions assez lourdes et risquées, par exemple, les traitements actuels avec des anticorps monoclonaux dirigés contre la substance amyloïde, qui peuvent provoquer des troubles cérébraux, comme des micro-saignements à l’échelle du cerveau ? Comment faire la balance entre le bénéfice et le risque ? Comment réellement prévenir les personnes et obtenir leur consentement ? Comment prévoir la participation à un essai clinique d’une personne qui est encore en bonne santé, pour essayer de prévenir une maladie qui arrivera plusieurs années plus tard ?

On en revient à la nécessité de stratifier, c’est-à-dire de caractériser des populations à risque et cette fois-ci, suivant un principe de proportionnalité, au cœur du principe de précaution, proposer à ces personnes à risque d’entrer dans des essais cliniques, parce qu’elles ont, justement, un plus grand risque que d’autres de développer la maladie – par exemple, les personnes qui ont un double allèle epsilon 4 de l’apolipoprotéine E ont, dans la maladie d’Alzheimer, un risque augmenté de plus de 10 fois par rapport à la population normale. Mais il faudra plusieurs années avant d’apprécier les résultats de l’essai préventif. Pour nous, médecins et chercheurs, il s’agirait donc d’une toute nouvelle manière de concevoir les essais cliniques dans cette médecine de prévention par rapport à la prédiction. Je ne suis pas sûr que cela ressortisse aux lois de bioéthique.

Mme Annie Delmont-Koropoulis et M. Jean-François Eliaou : Nous vous remercions.

 

 


Audition de Mme Anne Courrèges, directrice générale de l’Agence de la bio-médecine et de Madame le docteur Évelyne Marry, directrice de la direction Prélèvement Greffe Cellules souches hématopoïétiques – Jeudi 8 février 2018

M. Jean-François Eliaou : Mme Anne Courrèges, vous êtes conseillère d’État. Vous êtes directrice générale de l’agence de la biomédecine depuis 2015 et vous venez d’être reconduite dans ces fonctions pour les trois prochaines années.

Nous vous remercions pour votre disponibilité et celle de vos collaborateurs, car vous avez répondu favorablement à notre souhait de conduire plusieurs auditions thématiques.

Docteur Évelyne Marry, vous œuvrez au sein du registre France Greffe de Moelle depuis 1990. Vous avez pris la direction du registre en 2006, lors de son intégration au sein de l’agence de la biomédecine. Depuis 2012, vous assumez la responsabilité de la direction Prélèvement Greffe Cellules souches hématopoïétiques de l’agence.

Cette audition intervient au titre de l’article 47 de la loi du 7 juillet 2011 relative à la bioéthique, aux termes duquel elle fait l’objet d’une évaluation de son application.

À l’occasion de cette révision, une consultation citoyenne, sous forme d’états généraux, est organisée à l’initiative du Comité consultatif national d’éthique (CCNE). Des consultations interviendront également via le site Internet du CCNE. Les espaces éthiques régionaux se sont également saisis de la révision de la loi bioéthique. Ils n’ont pas de liens institutionnels avec le CCNE, même si son président souhaiterait que l’on puisse parvenir à la plus grande cohérence possible, sans que des thèmes ne soient imposés aux intervenants régionaux.

Pour notre part, nous avons décidé de mener nos propres auditions, en nous attachant aux stricts aspects d’application de la loi du 7 juillet 2011,
c’est-à-dire aux questionnements bioéthiques résultant d’éventuels sauts technologiques. Le débat public est, lui, quelque peu accaparé par deux thèmes, sans lien avec des avancées technologiques, thèmes qui se situent aux extrêmes de la vie : d’une part, tout ce qui a trait à l’assistance médicale à la procréation pour les couples de femmes et les femmes seules, avec un possible glissement vers la gestation pour autrui, d’autre part, la fin de vie avec la question de l’euthanasie et du suicide assisté.

Autre observation : la loi du 7 juillet 2011, qui prévoit l’évaluation de son application, ne fixe aucun élément pertinent, quant au contenu et à la méthodologie de cette évaluation. Nous aimerions promouvoir, dans la prochaine loi de bioéthique, à la fois, la reprise d’une clause d’évaluation, telle qu’elle a déjà été prévue à plusieurs reprises, mais, en outre, une définition du champ de cette évaluation et de sa méthodologie.

L’agence de la biomédecine doit être remerciée pour la qualité de ses contributions au processus de révision de la loi relative à la bioéthique :

̶  le rapport sur le développement des sciences et des techniques,

̶  le rapport sur l’encadrement juridique international dans les différents domaines de la bioéthique,

̶  le rapport sur l’application de la loi de bioéthique.

Plus généralement, la qualité de l’information accessible sur le site de l’agence ne peut qu’être saluée, à la fois par les professionnels et par le public.

Depuis sa création en mai 2005, en application de la loi relative à la bioéthique du 6 août 2004, l’agence de la biomédecine se trouve au cœur de la mise en œuvre du dispositif français de bioéthique, avec des compétences dans les domaines des greffes, de la reproduction, de l’embryologie et de la génétique humaines.

Cette audition s’attachera au prélèvement et à la greffe de cellules souches hématopoïétiques.

Mme Anne Courrèges : Je vous remercie, Monsieur le député, Madame la sénatrice. Comme vous le disiez, nous sommes au début d'une série d'auditions des rapporteurs – et il y aura, en outre, une audition publique sur le rapport d'activité de l'agence. Nous avons souhaité mettre à votre disposition, à la disposition du CCNE et de tous ceux qui vont participer aux débats les documents utiles pour nourrir la réflexion, pour guider aussi le Conseil d'État, qui rendra une étude très attendue par ses éclairages juridiques sur plusieurs questions extrêmement pointues.

L'agence de la biomédecine s’intéresse par définition au sujet bioéthique. Mais elle ne s’y intéresse pas sous l’angle sociétal. S’agissant d’un débat de société qui implique tout le monde, un établissement public sous tutelle, comme l'agence de la biomédecine, n’a pas à prendre parti. Nous sommes très heureux du choix qui est le vôtre de faire porter vos travaux sur l’évaluation et l’amélioration de la loi pour tenir compte de l’évolution des pratiques médicales ou plus simplement de sauts technologiques, comme dans les problématiques de génétique.

Il est extrêmement précieux de conduire une telle réflexion, qui, dans le cas de l’agence, ne peut embrasser tout le champ de la loi de bioéthique dans l’acception étendue retenue par le CCNE. L’agence n’a pas de compétence particulière dans les domaines et les problématiques de la fin de vie, de l’intelligence artificielle ou de santé-environnement.

En ce qui concerne les cellules souches hématopoïétiques (CSH), la compétence de l'agence s'exerce sur l’allogreffe, non sur les autogreffes, tout au plus compile-t-elle quelques statistiques dans ce dernier cas.

Je ciblerai donc mon propos sur la problématique de l'allogreffe.

Comme vous le savez éminemment, une évolution a affecté ces dernières années le positionnement des différentes sources de greffons, les unes par rapport aux autres.

Concrètement, lorsqu’un patient en attente de greffe a besoin de trouver et d'identifier une source de CSH, il va se tourner d’abord vers la fratrie, avec une chance sur 4 de trouver, quelqu'un de compatible. Il va ensuite aller éventuellement chercher un donneur extérieur à la fratrie, avec une chance sur un million de trouver un donneur compatible 10/10 sur les registres interconnectés – dont le registre France Greffe de Moelle, pour ce qui concerne la France, registre qui s'est beaucoup développé ces dernières années. On compte 73 registres nationaux. Aucun pays n'est autosuffisant, d'où l'importance de cette solidarité internationale, qui est vraiment au cœur de l'activité de l’agence. Si, par malheur, on ne trouve pas de donneur compatible 10/10, on en arrive aux sources, ce qu'on appelait jusqu'alors les sources alternatives : le mismatch 9/10, le sang placentaire.

Tel était le tableau qui prévalait lors de la précédente révision de la loi de bioéthique. Cela explique qu’en 2011, le législateur se soit principalement intéressé aux CSH sous deux aspects.

Le premier aspect a consisté à aller au bout de la logique d'individualisation du régime applicable aux CSH, avec la création d'un régime propre, en mettant fin à l’assimilation avec les organes. Et d’un régime commun aux CSH.

Le second aspect portait sur le sang placentaire. À l’époque, certains fondaient beaucoup d'espoirs sur le sang placentaire. Cela avait conduit à garantir les conditions de son développement. Il s’agissait néanmoins d’un aspect assez peu législatif. Par ailleurs, les espoirs mis dans la médecine régénérative ont suscité des demandes assez forte d'intérêts privés pour constituer des banques de conservation autologue. Ce sujet a beaucoup occupé le législateur, à la fois lors de la discussion générale et par voie d'amendements, en vue de permettre l’institution de banques privées de conservation autologue de sang placentaire.

Quels ont été les changements depuis 2011 ?

Fondamentalement, l'activité a continué de se développer. Cela signifie que le cadre législatif, qui avait été établi, a permis ce développement de l'activité dans l'intérêt des patients. Développement de l’activité de registre d’abord : ce dernier compte près de 280 000 donneurs inscrits. Croissance de l'activité de greffe elle-même, qui sollicite au maximum les équipes. En mars 2017, le ministère a validé un nouveau plan pour le prélèvement et la greffe de CSH. Pour la première fois, ce plan ministériel présente la particularité d'être distinct du plan organes et tissus. Cette individualisation témoigne de tout l'intérêt qui est porté à la problématique des CSH. Du point de vue symbolique, cette volonté de réaffirmation, de légitimation, de priorité donnée à l'activité de greffe de CSH est d’autant plus importante que le contexte général est marqué par la tendance à ne pas multiplier les plans de santé publique. Dans ses objectifs, ce plan vise à améliorer l'accès des patients au traitement dont ils ont besoin, avec des exigences de qualité, de sécurité et d'éthique. L’objectif qui nous a été fixé, sur cinq ans jusqu'en 2021, est d'arriver à 310 000 donneurs inscrits sur le registre d'ici cette date. C’est un objectif ambitieux en soi, mais qui nous paraît atteignable. Plus ambitieux encore est l'objectif sous-jacent à la fois de rajeunissement du registre, ce qui est en cours, mais aussi de diversification du registre, ce qui sera plus délicat, c’est-à-dire concrètement de disposer de plus d’hommes inscrits et d'origine plus diverses, à l'image de la population française.

J’insiste sur ces points, même s’ils ne sont pas fondamentalement législatifs, car il convient de les avoir à l’esprit lors de la discussion et de l’adoption des dispositions à prendre pour accompagner ces évolutions, à la fois naturelles et souhaitables.

L’autre objectif du plan est de disposer de toutes les sources de greffons dont les greffeurs ont besoin. Cet aspect est important et potentiellement législatif à certains égards. Une évolution s’est produite depuis 2011. D’une part, le sang placentaire n’a pas répondu à tous les espoirs que d’aucuns avaient placés en lui à l'époque. Cela ne signifie pas que le sang placentaire a disparu de la thérapeutique. Il garde une place dans les indications thérapeutiques, notamment pédiatriques, mais c'est une place qui est encore à définir, qui est en train d'évoluer, notamment parce que l’haplo-identique, le semi-compatible, est en train de prendre une place très importante dans la stratégie thérapeutique. Une place dont il n’est pas possible de dire aujourd’hui avec précision laquelle elle sera en définitive. Mais la société francophone de greffe de moelle et de thérapie cellulaire (SFGMTC) vient de mettre en place cinq protocoles pour évaluer et mieux situer l’haplo-identique dans les différentes stratégies, à la fois par rapport aux autres greffes alternatives – vis-à-vis du sang placentaire et des mismatch 9/10 – mais aussi, de façon plus neuve et plus inattendue, à l'égard du donneur compatible 10/10.

Bien évidemment, ceci peut avoir, à terme, un impact sur l'activité registre. Compte tenu de ce qui s'est passé, depuis 2011, dans le périmètre des CSH, notre préoccupation s’attache aux mesures législatives dont le besoin se fait sentir. Il existe un sujet transversal, dont je vous reparlerai dans les autres thématiques, qui un sujet donneur : celui de la neutralité financière et des moyens de lui donner son plein effet. Par rapport aux précédentes révisions de la loi bioéthique, nous nous heurtons à moins de problématiques de discrimination en ce qui concerne le droit à l'assurance. Un énorme progrès a été réalisé dans ce domaine. En revanche, la question des délais de remboursement devient, elle, problématique. Peut-être conviendrait-il, sans forcément fixer un délai, ce qui ne relève pas de la loi, d'insister sur l’effectivité en temps et en heure de la neutralité.

M. Jean-François Eliaou : Vis-à-vis du donneur ?

Mme Anne Courrèges : La neutralité financière pour le donneur : il fait un don généreux, altruiste et il ne doit pas, de ce fait, se retrouver pénalisé financièrement. Tous ses frais, bien évidemment médicaux, sont pris en charge, mais aussi les frais extra-médicaux : frais de garde d'enfants ou des aspects de rémunération, avec une difficulté bien connue pour les professions libérales, les agriculteurs, les commerçants, etc.

Il y a aussi, bien évidemment, tout ce qui a trait aux aspects relevant de la sécurité sociale, en termes de congés de maladie et d'arrêts de travail. Certes, les donneurs ne sont pas des malades, mais, dans le parcours qui va être le leur, il leur faut pouvoir bénéficier de tous les droits accordés à un malade. Il s’agit de la contrepartie de la solidarité nationale qui joue à leur endroit. Aujourd'hui, cela n’est pas toujours évident, en raison, non seulement, je vous l’ai dit, des délais de remboursement pour les frais qu’ils ont directement engagés, mais aussi, simplement, quant à la possibilité de demander un arrêt maladie.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Qui rédige l’arrêt de maladie ?

Mme Anne Courrèges : C'est le médecin préleveur qui rédige l'arrêt de maladie. Le donneur peut être obligé de s’absenter de son travail pour la réalisation d’un examen biologique. Dans le cas du don d’ovocytes, un dispositif a été prévu, par une lettre-réseau de la sécurité sociale. Il fonctionne bien. Peut-être conviendrait-il de s’en inspirer pour le donneur vivant de rein et pour le donneur de CSH. Il conviendrait d’harmoniser les dispositifs, afin que, quel que soit le type de don altruiste, une couverture existe, de façon commune et convergente. Cela ne signifie pas nécessairement apporter la même réponse dans tous les cas. Il va de soi que, pour un donneur vivant de rein, la durée de prise en charge sera plus longue que pour un donneur de CSH ou même une donneuse d'ovocytes. En tout cas, il convient qu’aucun type de donneur ne se trouve pénalisé par rapport à un autre.

S’agissant de sujets plus spécifiquement CSH, et même si la loi ne soulève pas de difficulté majeure d’application, nous avons identifié trois types de mesures qui nous paraissent importantes : le problème éthique du suivi des donneurs, une question de périmètre d’intervention de l’agence et une suggestion de simplification.

D’abord, le problème éthique du suivi des donneurs. Aujourd'hui, la loi organise le suivi des donneurs de gamètes, le suivi des donneurs d'organes. La loi n'organise pas le suivi des donneurs de CSH.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : C’est-à-dire ?

Mme Anne Courrèges : Permettre de s’assurer à court, moyen, long terme que le don de CSH n'a pas d'effets négatifs sur la santé des personnes, compte tenu, encore une fois, de la considération qu’il s’agit d’un geste de solidarité. Ce suivi est expressément prévu pour les deux autres types de dons dont l’agence s’occupe, mais pas pour le don de CSH. A fortiori avec le développement des nouvelles pratiques médicales, il existe un vrai besoin de ce suivi, à moyen et long terme, des donneurs.

Quant à la question du périmètre de compétences de l’agence, il me semblerait pertinent et utile, à raison même du développement de l’haplo-identique, et puisque l’haplo-identique est de l’apparenté, qu’une réflexion s’engage sur les prélèvements en apparenté visant, non pas à normaliser les pratiques – ce qui n’est ni l’ambition ni le rôle de l’agence – mais à combler l’absence de règles de bonne pratiques. Comme il s’agit d’apparentés, chacun fait un peu comme il l’entend. Des règles de bonnes pratiques, qui pourraient être minimales, sans réglementer complètement l’activité, en permettant au moins de disposer de quelques références communes, voire des contre-indications qui soient communes, pourraient être récapitulées, en lien, évidemment, avec la société savante. Il n’est pas question pour l’agence de se substituer aux médecins.

M. Jean-François Eliaou : Encore une agence qui veut étendre ses compétences.

Mme Anne Courrèges : Qui veut accompagner un secteur qui se développe. L’agence veut l'évolution des pratiques, compte tenu du fait, encore une fois, que l’apparenté, qui est déjà très important, va encore se développer. L’agence veut accompagner les professionnels qui se posent beaucoup de questions. Nous le voyons bien dans les discussions que nous avons avec la SFGMTC. De nombreuses questions se posent aujourd'hui sur la pratique. L’agence veut seulement accompagner. Encore une fois, elle ne souhaite pas réglementer dans le détail. Il s’agirait d’une harmonisation, de définir un cadre minimal, avec les professionnels, parce que l’agence travaille toujours avec les professionnels. Il s’agit toujours de co-construction, dans nos groupes de travail, avec les sociétés savantes. Nous y tenons. C’est notre méthode de travail. Nous n’entendons pas travailler autrement.

Le troisième sujet a trait à la simplification. Il s’agit d’un sujet important. L’activité se développe et doit continuer à se développer. Il nous apparaît qu’elle a gagné en maturité, qu’elle est bien établie et ne pose pas difficulté majeure. Parmi les mesures de simplification, qui, d’ailleurs, consisterait à revenir à la situation antérieure, figure le point de savoir s’il est vraiment nécessaire d’imposer le passage du donneur devant le tribunal de grande instance.

M. Jean-François Eliaou et Mme Annie Delmont-Koropoulis : Cette question a été évoquée lors de l’audition du président du conseil d’orientation de l’agence.

Mme Anne Courrèges : Elle se pose avec encore plus de justification pour le don de CSH. Il s’agit d’un don moins invasif qu'un don d'organe. À tout le moins, il faut la poser pour le non-apparenté. On ne voit pas, s’agissant d’un don altruiste de cette nature, quels types de pressions pourraient être exercées sur le donneur non apparenté. Dans le cas d’un donneur apparenté, on peut toujours craindre le risque de pression familiale – il n'est pas toujours facile de dire non pour son frère pour sa sœur, etc. Dans le cas d’un donneur non apparenté, la nature de la pression, pour un don altruiste, encore une fois, qui n'est pas dirigé n’apparaît pas. C'est une vraie question qui n’est pas sans effets. Il peut s’agir d’effets de procédure, même si les juges sont bien conscients des enjeux.

M. Jean-François Eliaou : En simplifiant, on peut considérer que le tribunal de grande instance remplace la cloison de l'anonymat. Il y a ces principes français, qui sont notre ADN ou notre exception : un don volontaire, anonyme et gratuit. À partir du moment où le don n’est plus anonyme, la justice se substitue à l'anonymat et au volontariat du don.

Mme Anne Courrèges : Dans quelle mesure ?

M. Jean-François Eliaou : Parce que ce qui est très important, c'est l'étanchéité. Dès lors que cette étanchéité d’identités n'existe plus, dès lors qu'entre apparentés des pressions sont toujours potentiellement possibles, supprimer l’intervention du juge, comme cela est préconisé par un certain nombre de personnes, dont des personnes de l’agence, me gêne. L’intervention du juge indépendant garantit l’absence de pressions.

Dans le cas des donneurs de CSH non apparentés, dès lors que le don n’est plus ciblé, cette présence devient superflue.

Mme Anne Courrèges : C’est l’approche défendue dans le rapport de l’agence. Cela s’est fait auparavant sans passer devant le tribunal de grande instance et nous n’avons pas connaissance d’un seul refus de sa part.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : C’est comparable au don du sang.

Mme Anne Courrèges : Exactement. On ne passe pas devant le tribunal de grande instance pour un don du sang. Et dans le cas de cellules du sang périphérique, on n’est plus dans le dispositif applicable à une opération. Dans le cas de l’apparenté, la discussion reste ouverte. Au sein de l’agence, nous ne sommes pas tous sur la même position. Dans le cas du non-apparenté, nous ne trouvons aucune justification. La simplification permettrait de gagner un peu de temps et d'éviter un aspect dissuasif, parce qu’on n'a pas forcément envie d'aller au tribunal.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Le don est en lui-même suffisamment lourd, il n’est pas nécessaire d’augmenter les contraintes.

Mme Anne Courrèges : Un dernier sujet est en lien avec le développement de l’haplo-identique. Dans la loi, deux dispositions mériteraient, à notre sens, d'être réexaminées. La première tient au champ des dérogations pour le prélèvement sur les mineurs. Aujourd'hui, un prélèvement sur mineur peut être effectué au bénéfice d’un certain nombre de receveurs, parmi lesquels les parents ne figurent pas. Ceci était logique, à l’époque, en l’état des pratiques médicales. Désormais, pour des raisons techniques, la question se pose et va se poser de plus en plus fréquemment. Nous y avons été confrontés. Nous avons raisonné dans l'intérêt du donneur et du receveur. Nous aimerions sécuriser notre approche. Le législateur doit s’en saisir. À notre sens, il n’y a pas de justification à ne pas ajouter le père et la mère aux dérogations, dès lors que les garanties prévues s’appliquent : saisine obligatoire du comité donneur vivant et garantie de la sécurité du don. Dans tous les cas de don de personne vivante, la première préoccupation concerne le donneur et ensuite le receveur.

M. Jean-François Eliaou : Bien sûr.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Avec une intervention du juge ?

Mme Anne Courrèges : Le comité donneur vivant joue ce rôle. Son intervention est obligatoire pour un prélèvement sur mineur. Le comité compte en son sein des médecins, un psychologue. Son rôle consiste, en partie, à vérifier la réalité du consentement. L’avis du comité n'est pas motivé. Il n’expliquera jamais pourquoi il n’a pas autorisé le prélèvement, par exemple s’il a eu le sentiment que l’enfant a subi des pressions. L’objectif est toujours de protéger le donneur.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : À partir de quel âge peut intervenir un prélèvement sur mineur ?

Mme Évelyne Marry : Des prélèvements sur mineurs sont faits à partir de six mois d’âge. Médicalement, on peut faire des prélèvements de moelle osseuse. C’est très rare.

Mme Anne Courrèges : Le plus souvent, il s’agit de grands adolescents.

Mme Évelyne Marry : Et aussi d’enfants de trois, quatre, ou cinq ans. Dans ce cas, plutôt pour la fratrie.

M. Jean-François Eliaou : Des dérogations au bénéfice de membres de la famille ?

Mme Anne Courrèges : La loi a prévu un certain nombre de dérogations au bénéfice de membres de la famille.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Quels membres de la famille ?

Mme Anne Courrèges : D’ores et déjà, on peut prélever les mineurs au bénéfice des frères et sœurs, des cousins et cousines, des oncles et tantes. Il s’agirait d’ajouter les parents à la liste des dérogations. Les parents n’ont pas été prévus à l’époque, parce qu’on ne pratiquait pas d’haplo-identique, de semi-compatible. En raison des problèmes de compatibilité, la question même ne se posait pas.

M. Jean-François Eliaou : N’existait-il pas un substrat plus scientifique et médical, des considérations d’haplotype non transmis ?

Mme Évelyne Marry : À l'époque, on s’est reposé sur le princeps actif, c'est-à-dire la compatibilité HLA, la plus précise possible entre le donneur et receveur. On s’est donc attaché aux cousins et cousines, s'il y avait des consanguinités ou des caractéristiques HLA très fréquentes, qui pouvaient se retrouver par hasard dans la population considérée. On est vraiment parti sur les critères de compatibilité HLA. Désormais, en semi-compatibilité, la question de la diversification se pose.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Et les dons croisés ?

Mme Anne Courrèges : Il n’y a de dons croisés qu’en greffes d’organes. Il n’y en a pas en greffes de CSH.

Dans un souci identique de clarification, il conviendrait d’envisager le traitement du sang avant le prélèvement de CSH sur mineur. Aujourd'hui, la loi ouvre la possibilité de faire un prélèvement de CSH sur un mineur, dans l’un des cas dérogatoires, mais maintient l'interdiction de modifier le sang d'un mineur. Or, la principale modalité de prélèvement, concerne aujourd'hui le sang périphérique, donc avec la nécessité d'injecter auparavant des facteurs de croissance. Les demandes qui nous ont été faites aujourd'hui, notamment dans l'hypothèse de l’haplo-identique, visaient très clairement des cas dans lesquels la moelle osseuse n’était pas l'indication la plus adaptée pour le receveur. Nous avons été confrontés aux cas de donneurs grands adolescents, à quelques mois de leur majorité. Sans perdre de vue tout ce qui sous-tend l’interdiction et son historique, il conviendrait, pour les grands adolescents, de prévoir l’encadrement et les conditions auxquelles la modification du sang pourrait intervenir pour rendre possible le prélèvement de cellules du sang périphérique.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Il conviendrait d’abaisser le curseur d’âge.

Mme Anne Courrèges : Si on veut donner sa pleine efficacité à la possibilité légale de prélever des mineurs, compte tenu, encore une fois, du fait qu’aujourd'hui les greffeurs vont se tourner la plupart du temps vers une hypothèse de cellules du sang périphérique, il faut permettre cette possibilité, dès lors qu'on ne fait pas prendre de risque au donneur. Il est envisageable de prévoir une procédure d’avis médical spécifique sur la situation du donneur.

Mme Évelyne Marry : Une prise en compte de l’âge et du poids. Des adolescents de quinze ans et demi peuvent peser soixante-dix kilos. Le curseur devrait être fixé en termes d’âge et de poids : ne pas descendre en deçà d’un certain âge et d’un certain poids.

Mme Anne Courrèges : Tels sont les sujets législatifs sur lesquels des évolutions seraient utiles du point de vue de l’agence.

M. Jean-François Eliaou : En tant que responsable de l’agence, le périmètre de compétences de celle-ci (procréation, génétique, embryologie humaines, prélèvements et greffes de CSH et d’organes) vous paraît-il ou non surdimensionné pour une même agence ? Dans tous ces domaines médicaux, les avancées sont majeures, peut-être plus qu'ailleurs. Puisqu’incontestablement, les progrès sont majeurs, la question ne peut manquer de se poser, à un moment donné, de la diversité des champs d’intervention de l’agence. Celle-ci a-t-elle seulement pour vocation de gérer ou bien de gérer et proposer, par exemple, les bonnes pratiques ? A-t-elle un rôle de gestion et/ou d’information et de délivrance des bonnes pratiques ? La question est importante, parce que, dans un tissu organisé en France avec des agences d'État et des sociétés savantes, il faut essayer de trouver le juste milieu. Contrôler et évaluer, cela va de soi pour une agence. Mais faut-il aller jusqu’au conseil et à la préconisation de bonnes pratiques ? Vous avez suggéré, précédemment, lorsque vous avez soutenu que l'agence devrait s'intéresser à la greffe familiale, alors que ce n’était pas le cas à l'origine, mais puisque les bonnes pratiques sont les mêmes, et les contre-indications peuvent être les mêmes concernant le receveur, mais surtout le donneur, qu’il serait logique, pour l'agence, de prendre également cela en compte.

On peut refuser une telle perspective, parce que l'agence n'aurait pas à s'occuper de ce genre de choses et, s’agissant de préconisations, ne serait pas dans son rôle. Son rôle est d’évaluer, de faire des rapports, d’encadrer. Mais elle n'a pas de rôle scientifique, lequel est dévolu aux sociétés savantes. Il s’agit d’une question importante, qui relève de la compétence du législateur.

Mme Anne Courrèges : À mon sens, la question du périmètre présente plusieurs aspects. La tendance des lois de bioéthique est à l’extension du périmètre d’intervention de l’agence de la biomédecine. Les extensions les plus récentes du périmètre de compétence de l'agence – les nano-biotechnologies et les neurosciences – se situent hors du cœur historique de la bioéthique. Très sincèrement, avons-nous pu investir ce nouveau champ de compétences avec le même professionnalisme et le même niveau d'expertise dont nous avons su faire preuve pour le cœur historique de la bioéthique ? J’en doute. Très sincèrement, sur ces sujets de nano-biotechnologies ou de neurosciences, hors du cœur même de la bioéthique, notre valeur ajoutée est modeste.

Aujourd’hui, notre sentiment est qu’au contraire, il faut plutôt nous en tenir à notre cœur historique de métier : les quatre missions que vous avez rappelées : prélèvements et greffes d’organes et tissus, CSH, assistance médicale à la procréation, embryologie et génétique humaines. Dans ces domaines, nous avons développé notre expertise, notre savoir-faire, nouer des relations avec l'ensemble des professionnels et des parties prenantes du secteur. Dans ces domaines, nous apportons une vraie valeur ajoutée, nous possédons une utile vision des choses et une capacité à travailler avec l'ensemble des acteurs du secteur, dans une démarche, encore une fois, globalement de co-construction. Toute volonté d'étendre cette compétence nous conduirait très probablement à seulement faire des rapports et réunir de la documentation et des experts.

En outre, l’agence perdrait en agilité. Or, ce qui importe pour l'agence de la biomédecine, à mon sentiment de directrice générale, c’est de lui conserver une taille qui m’apparaît adéquate. L’agence a crû pour prendre pleinement en compte les missions qui sont les siennes, ce qui lui donne un poids suffisant dans les discussions, lui garantit la transversalité nécessaire entre les différentes thématiques. Elles ont de nombreux points communs, notamment ce don éthique et altruiste qui est au cœur de l'ensemble de ses activités. Ce lien répond bien à la volonté du législateur d’instituer un régime unique pour les éléments du corps humain. Nous sommes garants de cette continuité, sauf pour le sang, encore une fois, pour des raisons historiques.

Ce regard transversal et cette mise en commun n’affectent pas les spécificités propres à chaque domaine : nos directions sont spécifiques, toute l'expertise est spécifique et les groupes de travail sont spécifiques.

Si l’agence devait grossir encore, elle risquerait de le payer du prix de son agilité, de sa capacité de « chef d'orchestre » et de son savoir-faire à permettre la rencontre des expertises en son sein pour un résultat efficace, opérationnel et qui puisse être mis en œuvre sur le terrain. Nous avons toujours ce souci de la mise en œuvre effective.

Si l’agence devait diminuer de taille, c’est son existence même qui serait en jeu, à raison des thématiques qui sont les siennes. Aujourd’hui, le sens de l'histoire administrative n'est pas à l'émiettement des structures. Le risque serait que certaines activités apparaissent trop petites, de toute façon, pour pouvoir demeurer individualisées. Il suffit de considérer la procréation, l’embryologie et la génétique humaines : il s’agit d’une petite direction comparativement aux deux directions responsables des prélèvements et greffes. Comment assurer l’autonomie d’une direction de cette dimension ? Je doute que ce soit viable. Aujourd’hui, ces activités ont un cadre commun qui les accueille, qui leur permet de se mettre en résonance avec des activités présentant des sujets d'intérêt commun et de pouvoir être accompagnées. En outre, il s’agit du secteur dans lequel les évolutions les plus récentes sont les plus décisives d'un point de vue médical et scientifique. En génétique, les derniers développements sont extrêmement importants.

Notre préoccupation n’est donc pas nécessairement d'accueillir de nouvelles compétences, mais plutôt d’être renforcés dans l’exercice de nos compétences historiques. Un bon point d'équilibre a été atteint. La création de cette agence de la biomédecine a pu initialement paraître étrange, eu égard à la diversité des métiers en cause. Nous avons démontré qu’il était possible de faire vivre chacun de ces métiers tout en créant des synergies Nous avons démontré que l’agence pouvait les incarner, avec l'ensemble des professionnels concernés. Il s’agit de secteurs d'activité qui se sont développés dans cette période, qui ont beaucoup gagné en confiance de la part de la population, pour lesquels la sécurité, la qualité ont été des préoccupations majeures et partagées. Finalement, nous avons créé une forme de communauté d'intérêts et de valeurs. En ce sens, c’est une réussite. Cette réussite, il faut la consolider. Au total, diversité, oui, mais diversité à considérer comme une force, dès lors que nous sommes capables d'assurer cette transversalité et de respecter la spécificité des uns et des autres. Nous y arrivons de façon globalement satisfaisante, dans l'intérêt de tous.

Cette consolidation du périmètre historique me paraît devoir être la préoccupation majeure. La diversité existe indéniablement pour certaines pratiques médicales, mais les valeurs qui fondent ces différentes activités leur sont communes : toutes les thérapeutiques qui font appel à des éléments et produits du corps humain partent d’un don altruiste. Un certain nombre de réflexions, y compris juridiques et éthiques, y sont très proches et cela permet d’incarner et de faire vivre au quotidien la priorité éthique voulue par les pouvoirs publics. À condition de continuer à répondre aux attentes qui ont été fixées, de continuer à travailler en coopération et de pas se substituer, encore une fois, aux professionnels, aux parties prenantes, aux pouvoirs publics.

M. Jean-François Eliaou : S’agissant de référentiels, vous considérez que l’agence de la biomédecine doit avoir pour rôle d'assurer les bonnes pratiques, et donc de délivrer des référentiels, auprès des usagers et des praticiens.

Mme Anne Courrèges : Cela dépend de ce que l’on entend par bonnes pratiques. L’agence ne fait pas de recommandations médicales. Nous n’allons pas poser une indication médicale et dire que, dans tel cas, il faut préférer les CSP et, dans tel cas, la moelle osseuse. Cela appartient aux sociétés savantes et aux équipes de greffes. Il n’est pas question de nous substituer à cette pratique médicale. Nos recommandations de bonnes pratiques portent sur le prélèvement : examiner au regard des critères du consentement l’information qui doit être délivrée au patient pour obtenir un consentement loyal et éclairé, examiner au regard des critères de qualité à respecter. De plus en plus, leur contenu est en partie prédéterminé par des directives communautaires : assurer des critères minimaux pour les locaux, en fonction des activités, nous est imposé, par exemple, en matière d’assistance médicale à la procréation. Une directive communautaire nous oblige à entrer dans le détail des locaux, de l’outillage de laboratoire.

Il existe aussi des règles de bonnes pratiques qui se limitent à la définition des grands principes d’un cadre commun dans lequel s’insèrent les activités.

Les règles de bonnes pratiques ne sont pas des recommandations médicales, des recommandations professionnelles, des recommandations de la Haute autorité de santé, des recommandations de sociétés savantes. L’agence ne se positionne pas ainsi et il n’est pas du tout dans son esprit de se substituer à ce qui est purement médical et à ce qui relève de l'indication, de la pratique médicales. Sous les termes de bonnes pratiques peuvent ne figurer que des groupes de travail, parfois des comptes rendus de réunions pour nourrir la réflexion, mais toujours, j’insiste à nouveau sur ce point, selon une méthodologie qui vise à associer les parties prenantes, dans une démarche assumée de co-construction. Tous les professionnels ne s'y retrouvent pas, parce que les comités professionnels sont divers, divisés entre membres et qu’il convient finalement de faire des choix. Cela est normal. Mais nous essayons de co-construire de cette façon.

L’agence de la biomédecine est atypique. Elle assume les activités classiques d'une agence sanitaire, comme l’encadrement ou l’évaluation. Parmi les missions classiques d'une agence sanitaire, comme l’agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), figure l’élaboration des règles de bonnes pratiques. Ces règles sont au cœur de la mission d'une agence sanitaire. Plus atypiques, en revanche, sont les activités opérationnelles de l’agence de la biomédecine. La tenue du registre France Greffe de Moelle, l’intervention en matière de prélèvement et de greffe d’organes sont des activités opérationnelles. Pour l'assistance médicale à la procréation, nous demeurons dans le cadre plus classique d'une agence sanitaire. Si nous avons des activités opérationnelles, c’est parce que l’agence s’est substituée à des commissions ministérielles préexistantes ou à des associations qui, elles-mêmes, assumaient des activités opérationnelles.

Il est légitime de s’interroger sur le bon point d’équilibre entre ce qui relève de la mission d’une agence sanitaire classique et ce qui relève de la mission d’un opérateur. Je considère que ce regard opérationnel est précieux, pour avoir « le regard terrain », pour avoir des relations avec les professionnels. Au terme d’un premier mandat de trois ans, étant arrivée sans idées préconçues à cet égard, je considère ce regard opérationnel comme une force et une richesse. Il serait dommage de le perdre.

M. Jean-François Eliaou : Lors d’une précédente audition, à la même question le professeur Didier Houssin a répondu que l’agence de la biomédecine devait être le bras armé de la loi de bioéthique. J’ai trouvé l’argument juste et convaincant.

Mme Anne Courrèges : C’est très juste.

M. Jean-François Eliaou : Mais si l’agence de la biomédecine est le bras armé de la loi de bioéthique, sa compétence devrait nécessairement s’élargir, dès lors que la loi de bioéthique s’emparerait de thématiques comme l’intelligence artificielle ou les neurosciences.

Si on a le sentiment qu’il faut un bras armé des lois de bioéthiques – une structure indépendante, avec des experts, avec un haut fonctionnaire à sa tête, et qui embrasse tous leurs aspects – alors l’agence doit muter, à mesure que la loi évolue, pour embrasser tous ses aspects et peut-être devenir une agence, non plus seulement de la biomédecine, mais de la bioéthique. À défaut, on ne comprendrait pas les raisons pour lesquelles, certains aspects de la loi de bioéthique seraient pris en charge par l’agence de la biomédecine, quand d’autres le seraient par d’autres instances. Mais lesquelles ? L’agence du numérique ? L’agence des neurosciences ?

Autre question et du seul point de vue de la rationalité : quid de l’établissement français du sang ?

Vous avez dit quelque chose d’important : nous ne sommes pas dans l’émiettement. Nous ne sommes pas dans la spécialité française – et médicale aussi – du « mille-feuilles ». Une rationalité s’impose à mesure que l’on découvre des convergences, la globalisation contribuant à ce que certains domaines en aident d’autres et réciproquement.

L’agence de la biomédecine n’a-t-elle pas vocation à s’élargir, si elle a vocation à être une garante opérationnelle et d’encadrement de tous les champs de la loi bioéthique ?

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Nous ne ferons pas l’économie de cette question lors du débat à venir.

M. Jean-Louis Eliaou : Qui régule ?

Mme Anne Courrèges : Le fil rouge qui relie la diversité des missions de l'agence de la biomédecine, ce sont très clairement toutes les thérapeutiques qui font appel à des éléments et produits du corps humain.

M. Jean-François Eliaou : Et l’établissement français du sang ?

Mme Anne Courrèges : Sauf le sang, mais je le répète, pour des raisons historiques. Au surplus, il ne faut pas perdre de vue les dimensions respectives : 10 000 personnes pour l’établissement français du sang et seulement 260 personnes pour l’agence.

Pour l’agence de la biomédecine, la considération qui unit tous ses champs de compétences est donc celle des thérapeutiques faisant appel à des éléments et produits du corps humain, à l'exception du sang, pour des raisons historiques. Dès qu’il s’agit des neurosciences ou des nano-biotechnologies, qui sont d'une autre nature, il nous faut faire appel à des niveaux d'expertise, à des corps de métiers, qui sont très différents. Quand je considère le périmètre des états généraux de la bioéthique, il est clair qu’on retient une conception de plus en plus large de
celle-ci. Doit-on s’en tenir à son champ au sens des lois de bioéthique antérieures ou doit-on en avoir une conception renouvelée ? Mais dans ce dernier cas, qu'est-ce qui interdit, pour les nouveaux périmètres de la loi de bioéthique, de concevoir une autre agence, éventuellement sur le modèle de l’agence de la biomédecine, qui peut être effectivement conçue comme un modèle.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : C’est difficile. On trouve des cellules souches dans le système nerveux.

Mme Anne Courrèges : Il existe des sujets pour lesquels prévaut une imbrication de compétences. Pour les cellules souches, interviennent l’EFS, l’agence de la biomédecine, l’agence nationale de sécurité du médicament et même la Haute autorité de la santé.

L’agence de la biomédecine va connaître des cellules souches embryonnaires humaines, des cellules souches hématopoïétiques. Si vous considérez les cellules souches adultes, l’agence nationale de sécurité du médicament interviendra, ce qui n’exclut pas que nous puissions rendre un avis dans un certain nombre de cas. La génétique relèvera d’acteurs différents selon que vous considérez la génétique constitutionnelle ou la génétique somatique.

M. Jean-François Eliaou : Nous sommes dans la phase d’audition. Nous pouvons poser des questions sans tabou, qui n’engagent pas le choix définitif. Nous avons auditionné le président du comité d’éthique de l’INSERM, spécialiste des neurosciences, qui nous a également entretenus d’embryologie, qui nous a parlé de cils embryonnaires. Il nous a exprimé les préoccupations des chercheurs, préoccupations qui ne sont pas sans lien avec la complexité administrative, dans notre pays, qui marque tout le travail sur les cellules embryonnaires. « Tout le monde se renvoie la balle », parce que personne ne perçoit exactement la limite de sa compétence.

Mme Anne Courrèges : Pour les cellules embryonnaires, l’INSERM a la responsabilité des recherches.

M. Jean-François Eliaou : Il était question de l’ANSM lors de cette audition. Il faisait remonter les besoins des chercheurs.

Mme Anne Courrèges : La ligne de partage est claire. La recherche sur l’embryon, la recherche scientifique relèvent de l’agence de la biomédecine. La clinique, les essais cliniques relèvent de l’ANSM. On n'a pas jugé bon de faire une exception. L’agence de la biomédecine est compétente pour toute la recherche scientifique, sans gestation. L’ANSM a compétence pour la recherche clinique, parce que cela a été regardé comme faisant partie de l'ensemble de la recherche clinique.

M. Jean-François Eliaou : Vous voyez la difficulté, non seulement pour le public, mais aussi pour les professionnels, qui peinent à s’y retrouver dans cet enchevêtrement et dans cette logique administrative. Ils résultent de décisions prises il y a plusieurs années, sans considération des intrications entre la recherche fondamentale et la recherche appliquée transversale, décisions qui tournent parfois à l'aberration ubuesque. En pratique, les personnes n’étant pas très à l'aise quant aux limites des compétences de la structure dont ils relèvent, finalement, « ils se renvoient la balle ». Il y a le vide juridique dans lequel les gens plongent avec désespoir, parce que personne ne prend la décision de s'approprier la question, étant donné que la frontière devient de plus en plus floue et qu’il existe objectivement, en pratique, une fongibilité des sujets, fongibilité qui n'est pas retrouvée au niveau administratif. D’où le désarroi qui peut prévaloir. Je pense effectivement qu'il y a une vraie réflexion à mener. Vous avez parlé d'agilité, Madame la directrice générale. C’est fondamental. L’agilité et le pragmatisme. Le problème n’est pas de courir après les choses, mais d’anticiper ce qui va se passer en termes de problèmes bioéthiques. On n’arrête pas le progrès médical. Il faut trouver dans les structures administratives, qui ont fait leurs preuves, des moyens d’être agiles et de prendre en amont des questions qui vont se poser inévitablement et qui évitent un désarroi de la part des agences, mais aussi de la part des utilisateurs, des professionnels et un désarroi de la part du public.

Mme Anne Courrèges : Je vous rejoins quand vous évoquez le désarroi des usagers…

Mme Annie Delmont-Koropoulis : et des parlementaires…

Mme Anne Courrèges : parce que les responsables finissent par s’y retrouver et donnent des avis croisés. En revanche, l’accélération du progrès scientifique, et l’apparition de nouveaux champs que l’on ne connaît pas…

M. Jean-François Eliaou : mais que l’on subodore…

Mme Anne Courrèges : que l’on subodore, heureusement, commandent les modalités de la régulation dans l’avenir. Aujourd'hui, notre dispositif est très encadré, notamment par la loi et par le règlement, constat qui n’est pas nécessairement une critique en soi, parce qu’il importe de fixer les cadres et les principes. Mais face à des problèmes concrets et qui peuvent être nouveaux, ces cadres ont une forme de rigidité, de permanence, qui posent la question de l'adaptabilité. Bien sûr, les révisions périodiques des lois de bioéthique existent, mais il arrive que la révision des lois bioéthiques intervienne trop tardivement. La recherche sur l’embryon nous conduit à nous interroger sur des notions retenues lors de l’adoption de la loi de 2011, qui ont d'ores et déjà vieilli, compte tenu de l'évolution des sciences et des connaissances. Comment trouver le bon niveau de régulation, dans l'affirmation des principes nécessaires par le législateur, mais en trouvant également la façon de faire vivre ces principes éthiques au quotidien ? C’est un sujet qui nous préoccupe de plus en plus.

M. Jean-François Eliaou : La solution consiste sans doute à prévoir un cadre législatif posant les grands principes et donnant compétence à une autorité indépendante, en qui l’on croit, en qui l’on a confiance et qui est contrôlée – et de ce point de vue, l’agence de la biomédecine est bien positionnée – pour expérimenter. Dans un cadre fixant également les critères d’évaluation, il s’agirait de reconnaître la possibilité d’expérimenter.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Je suis complètement d’accord. Notre attention a été appelée sur les obstacles rencontrés, en France, par les chercheurs par rapport à leurs compétiteurs exerçant dans d’autres pays européens. Vous avez participé au Forum européen de bioéthique de Strasbourg, la question de l’harmonisation des régimes de recherche en Europe a-t-elle été évoquée ?

Mme Anne Courrèges : Nous aborderons la recherche sur l’embryon lors d’une autre audition. Le Forum européen de bioéthique, en raison de l’actualité, a privilégié une réflexion très « franco-française » sur les sujets de procréation, dans leur dimension sociétale. Ce n’était pas le lieu d’une réflexion plus globale.

En réalité, notre souci ne tient pas aujourd’hui au cadre européen, parce qu’existent le corpus des directives – même si elles sont très centrées sur les problèmes de qualité, de sécurité – et la convention européenne des droits de l'homme et ses conventions dérivées, comme la convention d’Oviedo. Il existe donc un corpus commun dans lesquels les différents pays européens se retrouvent globalement. Cela n’est pas le cas pour d'autres secteurs d'activité, mais globalement, dans notre champ d’action, les choses sont à peu près régulées de la même façon, à une exception près : l’assistance médicale à la procréation.

La France a considéré qu'il convenait d’encadrer, d’accompagner le développement de cette activité, de la structurer. D’autres pays en Europe ont, très clairement, une approche plus marchande du sujet. C’est un sujet pour lequel n’existe pas ce corpus commun. Mais, en tout cas, pour le don d’organe, les cellules souches hématopoïétiques, le corpus est globalement commun, même pour la recherche sur l'embryon et les cellules souches embryonnaires. S’il n’en demeure pas moins que l'Angleterre ou la Suède peuvent avoir une approche différente, il n’y a pas de véritables particularités en Europe.

Le vrai sujet consiste plutôt à savoir ce que vous faites par rapport aux États-Unis ou ce que vous faites par rapport à la Chine. La Chine constitue une préoccupation d’importance. Il y est question de clonage réalisé sur des macaques. Il ne s’agit plus d’une compétition à armes égales et qui ne peut pas l’être, dès lors que les choix sont radicalement différents. C’est un système qui n'a pas d'intérêt à entrer dans une régulation internationale.

L’un des difficultés auxquelles nous sommes confrontés tient à ce qu’un certain nombre d’activités mériteraient une réflexion dans un cadre international, tandis que les différents pays les envisagent en ordre dispersé, alors même que les conséquences de ces recherches affecteront l’humanité entière. Par exemple, l’usage de CRISPER-Cas 9 aurait mérité la réunion d’une conférence internationale.

En Europe, nous en sommes restés au cadre des directives communautaires, dont l’approche est très marquée par les problèmes de sécurité et de qualité des produits, et à la convention d’Oviedo qui demeure une convention très principielle – le Royaume-Uni ne l’ayant d’ailleurs pas signée. Le cadre d’une réflexion internationale sur les sujets qui nous occupent n’existe pas. Or, les frontières pour les personnes physiques sont de plus en plus mobiles et délimitent finalement assez peu les espaces. Pensons aux tests génétiques. Des données génétiques, aujourd'hui, « se promènent » dans le monde entier. Comment empêcher ces données de circuler, quand Internet est utilisé par des particuliers pour fournir les données génétiques nécessaires à la réalisation de tests à l’étranger ? Il existe une sérieuse difficulté, quant à l’effectivité d’un modèle de régulation, lorsque les voies de contournement s’organisent ainsi. Cela pose vraiment la question de la régulation internationale. Cela dépasse le débat législatif, mais c'est une vraie question aujourd'hui.

M. Jean-François Eliaou : Le législateur ne peut pas feindre d’ignorer cette situation.

Mme Anne Courrèges : Des initiatives parlementaires sont peut-être à envisager à cet égard. En tout cas, la question du modèle de régulation dans un temps de mondialisation est posée. Depuis Dolly, existait un consensus international, que tout le monde pensait solide. Ce qui se passe en Chine ne peut qu’inquiéter à cet égard.

M. Jean-François Eliaou : S’agissant de l’avenir du registre de donneurs de CSH, eu égard aux succès, en termes médicaux, des greffes haplo-identiques, cette activité de tenue de registre qui prend du temps, qui est coûteuse, qui s’inscrit dans la solidarité nationale et internationale – c’est important – comment voyez-vous son avenir ? Ce secteur d’activité qui est un secteur prestigieux, qui mobilise des besoins importants, que l’on a du mal à mobiliser, qu’en est-il en termes de rationalisation vis-à-vis de la population et des patients français, mais aussi vis-à-vis de l’international, compte tenu des progrès médicaux ?

Mme Anne Courrèges : Notre préoccupation est de répondre aux besoins des greffeurs nationaux et internationaux, puisque cette activité est fondée sur la solidarité internationale. Tant que la nécessité du registre se fait sentir, notre objectif est de le développer quantitativement et qualitativement. C'est tout le défi de la diversification, parce que les greffeurs nous demandent des dons d’hommes jeunes et divers. Nous nous attachons à répondre à cette attente.

Le développement de l’haplo-identique conduit évidemment à s’interroger. Sans doute les stratégies thérapeutiques vont-elles évoluer. Jusqu'à quel point ? Nous considérons cette question avec beaucoup de mesure : nous nous souvenons de ce qui s’est passé pour le sang placentaire.

M. Jean-François Eliaou : Absolument.

Mme Anne Courrèges : Notre souhait est d’abord qu’à des questions structurelles ne soient pas apportées des réponses conjoncturelles. Nous nous donnons le temps de l'expertise scientifique. C’est la raison pour laquelle nous sommes très intéressés par les cinq protocoles qui ont été mis en place par la SFGMTC. Nous souhaitons que les choix d’avenir soient établis sur une base scientifique et médicale, sinon nous risquons de nous engager jusqu’à aboutir à des conséquences sur lesquelles il sera difficile de revenir, alors qu’in fine, les choix ne seront peut-être pas exactement ceux anticipés. Notre première préoccupation tient donc à ce que les choix soient établis sur des bases scientifiques, solides et partagées. C’est la raison pour laquelle nous avons besoin de ces protocoles.

La réflexion n’est pas aujourd'hui arrivée à son terme sur la place des registres à l'avenir. Sera-t-elle identique, moins importante ou plus importante ? Cela dépendra des choix des greffeurs en fonction des résultats qu’ils obtiendront, dans les quelques années qui viennent. Dans trois ou quatre ans, nous commencerons à disposer de réponses plus solides et plus fermes qu’aujourd'hui. Il est certain que la configuration de demain ne sera probablement pas celle d'aujourd'hui, compte tenu de la place que prendra l’haplo-identique. Quelle sera cette place ? C’est toute la question.

En tout cas, par rapport aux besoins, tels qu'ils sont identifiés aujourd’hui, nous nous efforçons d’y répondre le plus possible, notamment en ce qui concerne la résolution.

Mme Évelyne Marry : Pour ce qui concerne le niveau de résolution attendue pour les donneurs, nous y travaillons beaucoup, avec l’EFS et les CHU, puisque l'organisation de la démarche de don de moelle osseuse repose sur eux. Nous avons beaucoup discuté de l'implémentation des nouvelles techniques de typage, en particulier pour le séquençage de haut débit (next generation sequencing – NGS), afin d'accélérer la détection des donneurs compatibles. Nous y sommes arrivés après quelques années. Nous travaillons sur la question des coûts corrélés. Nous manquons de paramètres d'implémentation. Il conviendrait d'optimiser ces coûts. Mais la réflexion dépend de la volonté de nos partenaires, puisque nous ne sommes pas en position d’organisateurs, à moins de se tourner vers les marchés européens.

M. Jean-François Eliaou : Et cette idée d’ouverture vers des marchés européens ?

Mme Évelyne Marry : En permanence, nous avons à l’esprit la nécessaire adaptation aux réalités de nos partenaires ou fournisseurs. Nous avons impulsé une évolution vers de nouvelles technologies. Nous sommes arrivés au résultat souhaité, quant aux critères de qualité, s’agissant de ce qui peut être proposé au clinicien sur le niveau de typage attendu. Le prochain chantier est celui de moyens d’optimiser les coûts. L’EFS a certainement conscience de la nécessité d’engager cette démarche. La mise en place de plates-formes nationales permettrait cette optimisation, au lieu de laboratoires spécifiques qui traitent leur échantillon.

M. Jean-François Eliaou : Ce n’est pas rentable pour un CHU.

Mme Anne Courrèges : Il est vrai qu’avec tout ce qui est NGS ou autre, les CHU, peuvent au moins mutualiser avec l'activité génétique. Ils peuvent y arriver sur le typage HLA. Des effets d'échelle sont possibles. Ils entrent de plus en plus dans cette logique, de « runs » plus importants.

La même thématique existera pour l’organe, et avec la contrainte supplémentaire du 24 heures sur 24. Lorsque vous avez, de plus en plus, une difficulté à maintenir vos services médico-techniques ouverts 24 heures sur 24, la question de la création de plates-formes pour les activités biologiques, pour les activités d’anapathologie, pour les activités de typage, etc. ne peut que se poser. Si l’on veut continuer à faire progresser l'activité, tout en répondant à ces contraintes opérationnelles, il conviendra de réfléchir à l'organisation et à l'optimisation, sans exclure des formes de mutualisation. C’est une réflexion qui vaut globalement pour l'ensemble des activités. C’est tout le paradoxe : plus les activités augmentent, plus les sujets techniques concrets prennent de l’importance, plus on se tourne vers des modèles nécessairement intégrés. Cela changera un certain nombre de pratiques, il ne faut pas se voiler la face.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Une plate-forme française devrait déjà être possible ?

M. Jean-François Eliaou : Cela se heurte à des pratiques. Nous sommes un pays extrêmement morcelé sur le plan des activités. Il ne faut pas méconnaître la difficulté à mutualiser. Ce n’est pas seulement une question de pouvoir, il faut avoir à l’esprit la perte d’expertise locale. Mais une rationalisation et une optimisation des moyens ne sont-elles pas indispensables, si nous ne voulons pas nous trouver à la traîne de pays qui ont réalisé cette transformation ?

Mme Anne Courrèges : C’est une réflexion permanente, mais qui n’est pas universellement partagée.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : L’ANSM vous a transféré une compétence en matière de biovigilance, en ce qui concerne les organes, tissus, les cellules et le lait maternel à usage thérapeutique.

Mme Anne Courrèges : Le transfert du dispositif de biovigilance est effectif depuis le 1er novembre 2016, mais nous avions travaillé en commun avec l’ANSM. Le projet a vraiment été porté en commun par l'agence de la biomédecine et l’ANSM.

Notre objectif visait à obtenir un dispositif qui soit plus systématique et plus opérationnel. La difficulté traditionnelle, en matière de biovigilance, tient au fait qu’elle repose nécessairement sur l'adhésion des professionnels. Ils doivent déclarer. La culture française fait que, souvent, ce genre de système de vigilance est vécu comme un dispositif de sanction. On préfère « mettre la poussière sous le tapis ». Pour nous, au contraire, il s’agit d’un dispositif d'amélioration des pratiques. Notre objectif, via les déclarations de vigilance, est d’aider à résoudre le problème. Mais aussi de permettre aux professionnels de travailler dans des groupes pour essayer de développer des recommandations structurelles. Nous avons procédé ainsi pour l’AMP-vigilance, sur la prise en charge des thromboses etc. L’objectif est vraiment d'arriver à des améliorations pour l'ensemble des professionnels, et qui servent à tous. Pour nous, il s’agit d’un dispositif « à froid plutôt qu’à chaud » et qui se veut structurant pour l’ensemble de l'activité. Cela suppose l'adhésion des professionnels.

Autre aspect : le système était historiquement un système du tout déclaratif. Vous deviez tout déclarer. Or, de la fièvre post-opératoire, ce n’est pas anormal dans les activités qui relèvent de notre compétence. Il ne s’agit pas de personnes en bonne santé, mais qui sont malades et généralement de maladies graves. En conséquence, un certain nombre de réactions sont normales. Ce qui sort de la norme doit appeler notre attention, soit en raison d’une gravité, soit d’une fréquence plus grandes qu’attendu. Notre souci est donc de faire évoluer ce système où, normalement, vous êtes censé tout déclarer, même une fièvre post-opératoire, avec le risque d’absence de déclaration, vers un système où l’on essaye de repérer ce qui sort des effets attendus. Nous voulons travailler avec les professionnels. Nous avons créé un cadre réglementaire à cette fin. Désormais, nous travaillons avec les professionnels pour établir un système de référentiels permettant de distinguer ce qui devrait être déclaré sans délai, en raison du caractère anormal et inattendu.

Cette compétence est complémentaire de notre pratique d'évaluation. Jusqu’à présent, nos évaluations étaient assez différées dans le temps, souvent à rythme de deux ou trois ans. Nous sommes en train de mettre en place la carte de somme cumulée (le CuSum). C’est du quasi-temps réel. Il s’agit d’une amélioration véritable : intervenir auprès de l'équipe d'abord pour lui signaler la difficulté constatée, lui demander ce qui se passe, lui demander si elle a besoin d'un accompagnement. Il s’agit d’arriver à ce que l'équipe trouve la solution en interne, mais, si elle a besoin qu'on l'accompagne, de l’aider à résoudre le problème. C’est le sens de notre démarche. Si le problème ne se résout pas ou si nous constatons quelque chose de grave, nous en arriverons évidemment à d’autres modes de régulation. Mais ce n’est pas notre première démarche intuitive.

Un tel système suppose une évaluation efficace. De ce point de vue, nos différentes compétences se complètent heureusement. Le transfert de la compétence de biovigilance a permis d’ajouter l'élément qui nous manquait, sans difficulté de reprise, car nous exercions déjà l'AMP-vigilance. Cette expérience nous a d’ailleurs été très utile pour engager le travail avec les professionnels.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Vous avez aussi une compétence de formation.

Mme Anne Courrèges : Nous ne formons pas les médecins. Mais nos activités sont spécifiques. Par exemple, quand nous formons les coordinations hospitalières de prélèvements, il faut bien voir qu’il s’agit d’un métier, d’une pratique professionnelle spécifique – la mort des proches. Il s’agit de quelque chose de très particulier. À cet égard, « nous avons les mains dans le cambouis ». Ce retour d'expérience, le travail avec les professionnels, nous donnent la plus grande efficacité. Les facultés de médecine ou les instituts de formation en soins infirmiers ne vont pas former les professionnels pour une activité qui concerne peu de monde et qui est très spécifique. Nous essayons de créer un cercle vertueux sur l'ensemble de nos champs de compétences, par la diversité du point de vue envisageable et de nous nourrir de ces différentes expériences et de ces différentes expertises. C'est fondamental.

M. Jean-François Eliaou : Je souhaiterais revenir à la question de l’élargissement des compétences de l’agence de la biomédecine. Dans la loi de bioéthique, il est prévu une clause d’évaluation, mais sans prévoir quels éléments sont évalués et selon quelle méthodologie d’évaluation et de contrôle. Nous disposons d’une source : les rapports de l’agence de la biomédecine – rapports annuels et rapports thématiques. Comment pouvons, en tant que législateurs, réaliser ce travail d’évaluation et de contrôle, de la façon la plus adaptée et la plus impartiale possible, la plus scientifique en termes de méthodologie ? Soit on constitue, au sein du Parlement, des agences d’évaluation, soit on crée une structure capable d’évaluer in itinere et de façon indépendante. Elle fournirait les informations, aussi bien au gouvernement, après saisine du gouvernement, qu’au Parlement, après saisine par le Parlement – l’équidistance chère à la cour des comptes. Ce qui signifie qu’une telle structure aurait compétence sur tous les aspects régis par la loi.

Je voudrais connaître votre avis.

Mme Anne Courrèges : La question de l’évaluation est une question majeure. L’agence de la biomédecine peut apporter des éléments d'évaluation qui ne peuvent correspondre qu'à notre champ d'intervention et aux compétences que nous exerçons. Nous ne pouvons pas nous substituer à l'EFS ou à l’ANSM, encore moins intervenir dans les champs extérieurs à nos compétences.

Par ailleurs, il y a des domaines dans lesquels, aujourd'hui, l’évaluation est encore pauvre ou, en tout cas, perfectible – si l’on considère, par exemple, tout ce qui est médico-économique, sujet qui devient majeur et qui pèsera sur les choix de développement d’un certain nombre d'activités. Il est vrai que nous sommes, nous-mêmes, de temps en temps, conduits à réaliser des études médico-économiques. Nous avons travaillé avec la Haute autorité de santé sur le thème « dialyse versus greffe », en matière de prise en charge de l'insuffisance rénale. Cette étude a été très lourde pour chacune des deux structures. En tout cas, une telle mission ne peut être que ponctuelle et ne peut porter sur des thèmes transversaux.

Plusieurs formules existent dans le monde quant à l'évaluation. Outre les agences d'évaluation parlementaires, il faut mentionner le système des observatoires. En tout cas, l’évaluation indépendante implique que l’opérateur ne soit pas chargé d’évaluer, suivant l'idée qu’il est très compliqué de s'auto-évaluer et qu’il est totalement impliqué et comptable des résultats. C’est la raison pour laquelle on retient généralement des systèmes d’observatoires, par exemple dans les pays de forte tradition parlementaire comme les pays scandinaves. Le système des commissions pose souvent des problèmes d’individualisation des moyens et de degré réel d’indépendance.

En outre, la pratique de l’évaluation constitue un métier en soi, qui fait appel à des compétences d'une nature très spécifique et pluridisciplinaire.

Il est certain que la contribution de l’agence de la biomédecine, en termes d’évaluation, tient au regard propre à l'agence, lié à son expérience, à ses discussions avec les professionnels, les associations, les pouvoirs publics. Mais il s’agit nécessairement d’un regard partiel. Nous ne prétendons pas aller au bout de la démarche d’évaluation, par exemple en ce qui concerne l'évaluation médico-économique. Nous pouvons conduire une évaluation de cette nature, de temps en temps, sur certains sujets ponctuels. L’agence ne serait pas capable de conduire une évaluation permanente, transversale, de nature médico-économique sur les activités qui entrent dans son champ de compétences.

M. Jean-François Eliaou : Pourriez-vous réaliser des études d’impact ex ante et ex post ?

Mme Anne Courrèges : C'est le travail du gouvernement. L’agence pourrait nourrir des études d'impact.

M. Jean-François Eliaou : C’est le travail que s’octroie le gouvernement. Nous comptons bien disposer à l’avenir de moyens propres d’évaluation ex ante et ex post, ce que nous préconisons.

Mme Anne Courrèges : L’agence peut vous fournir des éléments. Notre mission consiste aussi à informer et éclairer le Parlement. L’agence a cette particularité d'appartenir, certes, à l'exécutif, mais aussi en soutien et en accompagnement du Parlement. Nous en sommes fiers et nous pensons que c’est utile. Mais nous ne serions pas capables de répondre à n'importe quel type de demandes. Des données peuvent se trouver dans les établissements, chez les professionnels. Il ne s’agit pas nécessairement de données qui sont collectées et centralisées auprès de l’agence ou auprès du ministère. Des activités s'organisent d'elles-mêmes, sur lesquelles il n’y a pas de regard. Dans certains cas, nous ne disposons pas de données. J’ai déjà eu l’occasion de faire une réponse de ce type au ministère.

En revanche, il est exact que grâce aux bases de données dont nous disposons et grâce aux relations que nous avons nouées avec l'ensemble des parties prenantes, nous disposons d’un nombre important de données. Nous pouvons les mettre à votre disposition, mais, encore une fois, sans pouvoir répondre à toutes vos demandes.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Au sein de l’office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, une agence permanente pourrait se charger de telles évaluations. Cela permettrait de disposer d’un regard parlementaire en soutien de la recherche.

Mme Anne Courrèges : Nous pouvons continuer à réfléchir sur ce sujet, chacun de son côté, d’ici nos prochaines rencontres.

M. Jean-François Eliaou et Mme Annie Delmont-Koropoulis : Nous vous remercions.


Audition de M. Frédéric Séval, chef de la division et de Mme Isabelle Erny, chargée des questions éthiques, à la division des droits des usagers et des affaires juridiques et éthiques du secrétariat général de la direction générale de la santé

et de Mme Céline Perruchon, sous-directrice et de Mme le docteur Suzanne Scheidegger, chargée de mission du bureau bioéthique de la sous-direction de la politique des produits de santé et de la qualité des pratiques et des soins de la direction générale de la santé – Mercredi 14 février 2018

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Monsieur Frédéric Séval, vous êtes magistrat administratif. Vous êtes chef de la division des droits des usagers et des affaires juridiques et éthiques au secrétariat général de la direction générale de la santé. Vous êtes accompagné de Madame Isabelle Erny, chargée des questions éthiques et de Madame Mathilde Formet, avocate stagiaire, chargée du projet de loi bioéthique du point de vue de la légistique.

Madame Céline Perruchon, vous êtes sous-directrice de la politique des produits de santé et de la qualité des pratiques et des soins. Vous êtes accompagnée de Madame le docteur Suzanne Scheidegger et de Madame Fanny-Sophie Chabot, qui sont chargées de missions au sein du bureau bioéthique de cette sous-direction.

La révision de la loi bioéthique est liée à l’évolution du contexte soit scientifique et technique, soit médical, soit sociétal, soit juridique. Cette dernière approche justifie votre audition.

La direction générale de la santé joue un rôle essentiel dans l’élaboration des normes de bioéthique, qu’il s’agisse de la loi, de ses textes d’application ou de la participation aux négociations communautaires et internationales.

En outre, la direction générale de la santé possède dans son champ de compétences la tutelle des établissements publics : notamment l’Agence de la biomédecine et l’Agence nationale de la santé et du médicament.

L’audition pourrait s’attacher à cerner la juste portée de la notion de révision de la loi bioéthique, compte tenu de la place de cette dernière dans l’ordonnancement juridique éthique global, qui comporte des aspects constitutionnels et communautaires.

Il convient également de considérer les conséquences de la garantie des droits assurée par les instruments du Conseil de l’Europe : convention européenne des droits de l’homme et convention d’Oviedo. Sans oublier la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et sa réception par le juge français.

Peut-on parler d’un modèle français de bioéthique ? Ou s’agit-il plutôt, désormais, d’un standard européen décliné en France ? Quelle est la marge de dérogation par rapport à ce standard et pour quels motifs ?

Les outils juridiques, comme le contrôle de « conventionnalité » des lois par le juge ou les questions prioritaires de constitutionnalité ou les recours individuels devant la Cour européenne des droits de l’homme, accélèrent-ils l’harmonisation autour de ce standard ?

S’il existe un modèle français, de quel autre modèle est-il le plus proche pour passer des compromis dans la négociation communautaire ou intergouvernementale et duquel est-il le plus éloigné ?

M. Frédéric Séval : Dans la mesure où les thématiques que nous abordons sont très juridiques, je vous ai préparé un historique des lois de bioéthique et une fiche sur le périmètre de la loi, ce qui nous paraît important dans les discussions actuelles. Vous trouverez également une fiche sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel, sur la jurisprudence relative à l’application de la loi sur la fin de vie, parce que la loi Leonetti, puis la loi Claeys-Leonetti sont actuellement à l’origine du plus grand nombre de contentieux. Sont joints une présentation par Mme Isabelle Erny de la convention d’Oviedo, ainsi que des éléments sur la ratification des protocoles annexes à la convention qui présentent l’état de l’adhésion de la France à la totalité de cet outil international. Une fiche présente la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, l’état des travaux normatifs du comité de bioéthique du Conseil de l’Europe et le droit de l’Union européenne, qui sont des outils différents.

S’agissant de révision de la loi de bioéthique, cette notion a été introduite, en fait, en 2004, puis reprise en 2011. N’existaient dans les textes précédents que les dispositions relatives au Comité consultatif national d'éthique qui doit organiser des états généraux avant toute nouvelle loi relative à la bioéthique, c'est-à-dire à raison des conséquences des innovations scientifiques, médicales et techniques sur la prise en charge des personnes. La notion d’une révision septennale dans la loi de 2011 n'a pas encore reçu d’autres applications que celle qui est en train d’être discutée.

M. Jean-François Eliaou : Il s’agit de la première révision ?

M. Frédéric Séval : Ce n’est pas la première loi de bioéthique, mais il s’agira de la première révision au sens de la loi de 2011. Cela a d’ailleurs posé des problèmes. Depuis 2011, des modifications de dispositions de bioéthique sont intervenues qui ne respectent donc pas le calendrier de la révision, parce qu’en fait le rythme qui préside au réexamen de certaines dispositions législatives est celui, soit des innovations scientifiques, qui vont vite et qu’il convient d’encadrer sans attendre le délai initial de sept ans, soit celui des avancées sociétales qui font qu’il faut trancher des débats avant même l'expiration de ce délai.

Ce délai peut donc être considéré comme indicatif, en ce qu’il n’enserre pas les modifications des lois de bioéthique de manière rigide. Le législateur peut s’emparer de tout sujet à tout moment, sans être lié par des délais qui auraient été fixés par ses prédécesseurs. Pour nous, la notion de révision des lois bioéthiques, telle qu’elle résulte de l’article actuel de la loi de 2011, n'est pas un élément de droit qui nous fait une obligation dans un sens ou dans l’autre.

M. Jean-François Eliaou : Considérez-vous que la loi doit rester un cadre générique, à l’intérieur duquel doivent ou peuvent évoluer différentes mesures pratiques qui ne relèvent pas forcément de la loi ? Ce point est important pour nous, parce qu’il va falloir construire la prochaine loi de bioéthique.

Le principe d’un réexamen de la loi après un certain délai apparaît important, compte tenu des évolutions technologiques et compte tenu de l’avancée du progrès scientifique et médical, compte tenu également des changements sociétaux que l’on perçoit.

Au regard des nécessités du contrôle et de l’évaluation des politiques publiques, il importe également de prévoir un délai pour réexaminer la loi et de prévoir quelles sont les dispositions de la loi susceptibles d’être revues ainsi que la méthodologie pour les évaluer correctement. La loi de 2011 est muette sur le champ de l’évaluation et sur sa méthodologie.

Je vais vous donner un exemple. Actuellement vous savez parfaitement que le débat public s'est emparé de deux sujets : la fin de vie et l’assistance médicale à la procréation et la gestation pour autrui. Or, stricto sensu, cela n’entre pas dans le champ de la loi de bioéthique, ou n’y entre pas obligatoirement, si l’on comprend celle-ci comme l’encadrement législatif des sauts technologiques, des améliorations liées au progrès scientifique et médical. Si l’on comprend ainsi la bioéthique, ni pour la gestation pour autrui, ni pour l’assistance médicale à la procréation, ni pour la fin de vie, il n’apparaît de progrès médicaux patents, mais plutôt une évolution sociétale dont il convient peut-être de débattre.

Juridiquement parlant, quelle est votre appréciation à cet égard ? Nous devrons insister, dans nos chambres respectives, sur la nécessité de prévoir précisément sur quelles dispositions, quels critères et suivant quelle méthodologie intervient l’évaluation.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Avant même de parler d’évolution sociétale, vous évoquiez la question du délai de révision de la loi de bioéthique. Les chercheurs sont demandeurs. Le président du comité d’éthique de l’INSERM, le docteur Hervé Chneiweiss, nous a fait part du souhait des chercheurs d’un allongement du délai pendant lequel les études peuvent être menées sur l’embryon, afin de pouvoir mener des recherches comme leurs collègues européens. Une modification intermédiaire de la loi pourrait relever d’une instance permanente qui pourrait être saisie soit par le gouvernement, soit par le Parlement, soit par les instances scientifiques.

M. Frédéric Séval : Récemment, nous avons dû faire face aux conséquences, en termes de choix juridique, de techniques qui existent et qui sont les seules qui permettent de sauver une personne. Il s’agissait d’un grand brûlé à quatre-vingt-quinze pour cent dont le frère homozygote souhaitait pouvoir donner sa peau pour permettre des soins ultra-rapides, ce que la culture de peau n’aurait pas rendu possible. L’alternative était la suivante : respecte-t-on une réglementation qui n'était pas complète quant à la possibilité, pour un donneur vivant, de donner ce tissu – cette possibilité n’avait pas fait l’objet du décret d'application prévu par la loi de 2004 – ou fait-on prévaloir les principes déontologiques des médecins : ils doivent à leurs patients l’application des techniques les plus appropriées à leur état de santé ? Pour le directeur général de la santé, l’éthique professionnelle doit permettre l’autorisation d’un tel don, même s’il n’est pas encadré de manière précise. La loi le permettait, mais le décret qui fixe la liste des tissus susceptibles d’être donnés, n’avait pas été pris depuis 2004. Il était en cours de finalisation.

M. Jean-François Eliaou : Ce retard n’est pas acceptable.

M. Frédéric Séval : Le décret a été promulgué. Mais cet exemple montre que l’éthique peut assez souvent se confronter soit à des règles trop rigides, soit à l'absence de règles. L’éthique professionnelle prime parfois sur des considérations juridiques. Les lois de bioéthique ont pour objet de sécuriser l’activité médicale et/ou de poser des limites, c’est-à-dire qu’une technique ne pourra être utilisée que sous et dans certaines conditions.

Les grands principes existent, même si, historiquement, les lois de bioéthiques sont structurées par champs depuis 1994. Des règles juridiques peuvent devenir très parcellaires parce que valables suivant tel ou tel champ. S’il s'agit de revenir à l’expression de principes qui guideraient, de manière transversale, le champ de l’activité scientifique et technique, au service de l’humain et de la santé – ce qui est peut-être un peu dilué dans chaque chapitre du code de la santé publique – cela nécessite un important travail.

S’agissant du périmètre, nous sommes en train d’envisager cet aspect au sein du groupe de travail du Conseil d’État, constitué pour répondre à une lettre de mission du Premier ministre. Nous réfléchissons aux possibilités juridiques de modifier ou non la loi, en fonction de scénarios qu’on voit se dessiner. Existe-t-il des obstacles juridiques ou non ? L’assistance médicale à la procréation ouverte aux couples de femmes nous fait effectivement sortir de la définition actuelle de l'infertilité, qu'on pourrait qualifier de pathologique, pour aboutir à la possibilité de satisfaire des besoins qui ne sont pas liés directement à une impossibilité médicale.

M. Jean-François Eliaou : Il s’agit d’une application médicale dans un champ non médical.

M. Frédéric Séval : Il ne nous appartient pas de vous proposer des options.

 

Mme Céline Perruchon : En fait, l’élargissement de ce périmètre à d’autres thèmes – les questions plus sociétales – pose, s’agissant de l’assistance médicale à la procréation, des questions relatives à la prise en charge, c’est-à-dire à des choix en termes de solidarité nationale et de rôle de l'assurance maladie.

M. Frédéric Séval : S’agissant de la fin de vie, les considérations médicales ne sont pas absentes du traitement qu’en a fait la loi Leonetti. Les innovations médicales permettent de prolonger la vie dans des conditions telles qu’il appartient au corps médical de déterminer si et quand le traitement est arrêté. La nouveauté de la loi Leonetti par rapport à 2005 tient à la sédation profonde. Jusqu’à 2005-2011, on « butait » sur les difficultés d’un arrêt brutal des traitements et le désarroi des familles. L’obligation faite par la loi Claeys-Leonetti d’accompagner, si le patient le souhaite, l’arrêt des traitements d’une sédation profonde et continue est certainement quelque chose qui soulage les familles.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Jusqu’à la situation de Vincent Lambert.

M. Frédéric Séval : Nous suivons le cas de Vincent Lambert. Cette affaire tient plus à des considérations familiales qu’à une mise en cause de la fiabilité des principes.

Une quarantaine de procédures juridictionnelles ont conduit à explorer la totalité du spectre de celles-ci. Le « trajet » devant la juridiction administrative jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a été parcouru à plusieurs reprises, avant de recommencer devant les tribunaux judiciaires, avec des questions de tutelle, etc. Désormais, nous en arrivons au tribunal de grande instance pour voie de fait.

Il s’agit d’une affaire singulière, qui témoigne du fait que lorsque deux fractions de la famille se contredisent ou se combattent, le droit de la personne elle-même, que la loi avait pour objet de protéger, se trouve bafoué. Dans cette affaire, les juges ont tout de même considéré que la volonté du patient était d’arrêter les traitements. Les constats cliniques étaient ceux d’une obstination déraisonnable. La bataille juridictionnelle ne porte pas sur l’application des principes. Il s’agit d’une bataille entre les proches pour, soit faire avancer la procédure jusqu'à l’arrêt des traitements, soit pour la bloquer, avec une très forte pression sur le corps médical (trois chefs de service se sont succédé pour la prise en charge de ce patient).

Notre souci est d’accompagner le praticien en charge, en lui donnant la garantie que la protection de son administration – puisqu’il s’agit d’un praticien hospitalier public – lui serait acquise, en cas de contentieux correctionnel, même si ce risque apparaît très limité.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Pour un médecin, cela va encore plus loin. Moralement, le médecin lutte pour la vie, la vie dans de bonnes conditions.

M. Frédéric Séval : Il s’agit encore de prise en charge médicale et d’accompagnement de fin de vie, soit que la personne ne puisse plus supporter les traitements, soit que ces traitements seraient de toute façon voués à l'échec. L’aide médicale à mourir est une autre question.

Mme Isabelle Erny : Quant à savoir si ce débat sur la fin de vie est un débat bioéthique ou sociétal, la discussion est ouverte.

Pour certains, la fin de vie est un débat bioéthique, dans le sens où les progrès de la médecine, ceux de la réanimation, aboutissent à des situations qui n’existaient peut-être pas dans les mêmes proportions autrefois. Des fins de vie très prolongées peuvent poser des questions d’obstination déraisonnable, de façon beaucoup plus aiguë que par le passé. On en revient alors à un sujet plus bioéthique, même si le sociétal n’est jamais absent.

Par ailleurs, cette question de bioéthique sociétale appelle un petit rappel historique. Au départ, en 1994, trois lois constituaient le corpus bioéthique, dont certains éléments figuraient évidemment dans le code de la santé publique. Les soubassements en ont été rappelés tout à l’heure, par rapport à l’encadrement des activités. La loi princeps figurait dans le code civil. D’une certaine façon, ce pilier constituait davantage l’expression de choix sociétaux profonds relatifs à la primauté de la personne, à l'interdiction des conventions de mères porteuses. Ces dispositions étaient d’ailleurs perçues comme des choix sociétaux.

Le code de la santé publique venait ensuite encadrer les pratiques et les limiter dans le champ de la médecine. Aujourd’hui, le champ du code de la santé publique est presque le plus « interpellé », parce qu’on est allé très loin dans les encadrements et les choix d'encadrement. Mais il est assez difficile de séparer, à un moment donné, ce qui relève de la technique pure ou d’une évolution technique, qui serait demandée par des chercheurs ou des médecins, et ce qui relève de choix plus profonds, presque philosophiques et anthropologiques, d’une société. Le code de la santé publique finit aussi par être irrigué par des principes qui sont ceux du code civil et qui vont au-delà de ce que pourrait être simplement un encadrement d’activité.

M. Jean-François Eliaou : Nous sommes ici pour essayer de faire avancer les choses et de contribuer au débat afin de trouver, à un moment donné, une solution qui soit politiquement acceptable, après une méthodologie d’audition qui soit également impeccable. Pour poursuivre sur la question de la fin de vie, sans qu’il s’agisse, aujourd’hui, de prendre position, pensez-vous qu'il soit nécessaire d’attendre une évaluation précise de la loi Claeys-Leonetti avant de s’engager à légiférer sur une fin de vie plus active ? Ou pensez-vous l’inverse, puisqu’il est question du droit, j’insiste sur ce mot, à mourir dans la dignité ? En fait, légiférer sur la fin de vie est-ce seulement ouvrir des possibilités qui existent ailleurs, mais pas encore dans le droit français ? Il s’agirait alors seulement d’une question de temporalité.

Première question : pensez-vous que sur les 3 000 à 4 000 cas qui sont mis en avant par les associations de volontaires pour la mort dans la dignité, un tel nombre diminuerait avec une meilleure application d’une loi récente, puisque datant d’à peu près un an ? Cet argument est fréquemment avancé.

Deuxième question : quoi qu’il arrive, même si la loi Claeys-Leonetti était bien appliquée, avec le temps, non seulement dans les hôpitaux publics, mais également dans les Ehpad et à domicile – et il y a encore du travail à réaliser de ce point de vue – pensez-vous que, pour un certain nombre de pathologies, telles que des pathologies neuro-dégénératives ou neurologiques traumatiques, le grand tétraplégique par exemple, la loi Claeys-Leonetti puisse s’appliquer ? Autrement dit, trouve-t-elle à s’appliquer pour des personnes qui ne sont pas en fin de vie, qui ne sont pas en phase terminale, mais qui souffrent d’une dégradation physique, et donc psychologique très importante, des personnes dont le cerveau fonctionne et qui s’expriment ? Dans ce cas, il n’est pas question d’une famille qui se déchire. Quelqu’un, qui a la maladie de Charcot ou qui est tétraplégique, vous dit, à vous médecin, – et je suis médecin – : « je veux mourir ». Je ne vous demande pas votre avis personnel. Je demande simplement, en termes juridiques, s’il existe des « niches pathologiques » qui ne sont pas couvertes par la loi.

M. Frédéric Séval : La loi Claeys-Leonetti résout une grande partie des cas de figure qui se présentent, soit en fin de vie, parce qu’on est très âgé, soit compte tenu de pathologies, comme dans le cas de Vincent Lambert qui, lui, a eu un accident très grave et se retrouve à la fois tétraplégique, dans le coma, avec un état qu’on qualifie de pauci-relationnel.

Dans le cas de Vincent Lambert, le débat consistait à déterminer s’il était handicapé ou en fin de vie. Dans la mesure où il ne souhaitait pas un traitement obstinément déraisonnable, on a considéré que la loi Claeys-Leonetti s’appliquait dans son cas. Toutes les juridictions ont considéré qu’on se trouvait bien dans le champ, de la loi Leonetti d’abord, puis Claeys-Leonetti, puisque cette dernière a surtout ajouté la possibilité d’une sédation profonde et continue. C’est son avancée majeure. Au-delà, les procédures ont été un peu mieux encadrées. Du point de vue juridique, on n’a pas besoin d’attendre que la loi Claeys-Leonetti « ait fait ses preuves », puisque son cadre est quand même très précis.

Si l’on considère qu’il existe des situations qui ne sont pas visées par la loi Claeys-Leonetti, il est juridiquement possible de la modifier sans attendre l’évaluation de sa mise en œuvre.

Reste alors votre deuxième question, existe-t-il des situations non couvertes et lesquelles ?

Mme Isabelle Erny : Si on avait des soins palliatifs et une loi vraiment bien appliquée – il faut reconnaître qu’elle n’est pas encore assez connue et pas encore assez appliquée et même l’évaluation ne nous apportera pas un « scoop » à cet égard – il est fort possible qu’on puisse diminuer certaines demandes de la part de certaines personnes. Il n'en demeurera pas moins qu’il existera toujours cette demande d’aide au suicide ou d’euthanasie. Il s’agit de choix qui ont une traduction juridique mais qui sont d’abord des choix de société. Fait-on ce choix ? Si on le fait, qui met en œuvre une telle décision ? La médecine y a-t-elle sa part ou cela se déroule-t-il en dehors du champ médical ?

M. Jean-François Eliaou : Je repose la question. Nous avons une loi Claeys-Leonetti qui est bien appliquée dans tous les champs, public, privé, Ehpad. On diminue effectivement le nombre des demandes de suicide assisté ou de fin de vie active, quelles que soient les modalités. Ma question est la suivante : pour des pathologies telles que la maladie de Charcot ou les tétraplégies, même si la loi Claeys-Leonetti est bien appliquée, dans un contexte où elle est bien appliquée, la loi couvre-t-elle ou non ce type de pathologie ? Vous vous trouvez face à un patient qui est atteint d’une maladie non seulement grave, mais incurable, dont vous savez l’incurabilité, et qui vous demande de mourir. Évidemment chacun fait ce qu’il veut et se détermine dans son cabinet – le colloque singulier. Ce n’est pas ici mon propos. Ma question a trait à la portée de la législation. En tant que juriste et éthicien, la loi Claeys-Leonetti couvre-t-elle ce type de situation ou non ?

Il ne s’agit pas de donner un avis d’opportunité. Notre mission est de voir, y compris peut-être dans des pays tels que la Belgique et la Suisse, quelles sont les personnes demandeuses. Nous ressentons un besoin d’information. Nous ne sommes pas les seuls, le gouvernement le ressent aussi.

Mme Isabelle Erny : Soyons pragmatiques. Sur le plan pratique, aujourd’hui, dans la situation que vous décrivez, une personne qui ne souhaite pas continuer à être traitée, parce qu’elle estime que sa situation…

M. Jean-François Eliaou : …consciemment…

Mme Isabelle Erny : …une personne consciente, estime que sa situation ne correspond pas à ce qu’elle considère devoir être sa vie digne, elle peut, dans le cadre actuel du droit des malades – loi du 4 mars 2002 modifiée par les lois de 2005 puis de 2016 –, refuser tout traitement. Elle peut refuser par exemple de s’alimenter et puis progressivement – je vous dis comment les choses peuvent se passer aujourd'hui – elle va se placer elle-même en situation de fin de vie, si je puis dire.

Mme Annie Delmont-Koropoulis et M. Jean-François Eliaou : Il existe donc un manque dans la loi Claeys-Leonetti.

Mme Isabelle Erny : Ce que demande l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD), c’est de raccourcir ce temps.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Et dans un cas comme celui de Jean-Dominique Bauby, celui du syndrome d’enfermement (locked-in syndrome), quelle est la réponse au patient qui souhaiterait mettre fin à ses jours ?

Mme Isabelle Erny : Juridiquement, ce patient a le droit de refuser une perfusion, une alimentation parentérale. La Cour européenne des droits de l’homme l’a admis.

M. Frédéric Séval : Il résulte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme dans les affaires Vincent Lambert et des termes de la loi Claeys-Leonetti, adoptés pour sortir de l’ambiguïté, que le traitement d’hydratation et celui d’alimentation artificielle sont des traitements qui peuvent être arrêtés, même lorsque ce sont les deux seuls traitements dont le malade bénéficie.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Vous comprenez bien que lorsqu’on arrête ces traitements, la fin de vie est une horreur.

Mme Isabelle Erny : D’où de la réponse de 2016 – sédation profonde et continue – pour éviter des situations d’agonie douloureuse.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Même dans un cas de maladie de Charcot, de tétraplégie, la personne qui ne veut plus se nourrir peut demander la sédation ?

Mme Isabelle Erny : Elle se place progressivement dans une situation qui est celle de l’accès à la sédation profonde et continue.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : La frontière est mince.

Mme Isabelle Erny : Tout à fait.

M. Frédéric Séval : Mais c’est la lecture des textes.

M. Jean-François Eliaou : Mais, en mettant de côté la complexité liée aux intervenants extérieurs que sont des familles qui se déchirent, au bout de combien de temps après que le tétraplégique a dit : « j’arrête de manger, j’arrête de boire, on ne soigne plus mes escarres, etc. »…accédera-t-il à la sédation ? Il faut dire les choses comme elles sont.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Je suis désolée de le dire, on en arrive à des situations de maltraitance.

M. Jean-François Eliaou : Nous sommes tous les deux médecins.

M. Frédéric Séval : Tout le débat sur la loi Claeys-Leonetti, dès lors qu’on accepte la sédation profonde et continue demandée par le patient et que le médecin ne peut pas refuser sa mise en œuvre, sauf à entrer dans l’obstination déraisonnable, a effectivement pour objet de raccourcir l’agonie.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Lors de nos auditions, notre attention a été appelée sur le passage devant le tribunal de grande instance, en cas de don de cellules souches hématopoïétiques. Les donneurs doivent exprimer leur consentement devant le juge. Cela peut être impressionnant et refroidir les ardeurs des donneurs altruistes. Selon vous, est-il possible d’envisager une simplification à cet égard ?

M. Frédéric Séval : Vous faites allusion au fait que le consentement à tous les dons de cellules et tissus, et pas seulement de cellules souches hématopoïétiques, doit faire l'objet, dans le cas du don du vivant, pour l’attestation du consentement, d’une information du tribunal de grande instance et/ou du parquet, d’ailleurs, lorsqu’on est en urgence. Votre question est de savoir si on pourrait ou non s’en passer.

Mme Céline Perruchon : Jusqu'à présent et depuis la construction du corpus bioéthique, l’idée a plutôt été de renforcer ces procédures, avec l’objectif de garantir l’expression d’un consentement le plus éclairé possible de la personne qui effectue le don. À cette fin, une réunion avec un comité d’experts, donc à vocation explicative quant à la façon dont va se passer le don, précède le recueil de l’avis formel par le magistrat au tribunal de grande instance. Il s’agit de renforcer cet aspect de consentement éclairé, d’autant plus qu’on se trouve dans une démarche assez solennelle. Enfin, intervient un nouvel examen par les experts médicaux.

Il s’agit d’une procédure qu’on pourrait qualifier de « lourde », d’un point de vue administratif, mais qui répond, pour autant, à des exigences de respect des principes fondamentaux. On rejoint ici ce qui a été dit sur toute évolution potentielle de la bioéthique pour des demandes sociétales, mais liées à des évolutions scientifiques parce que les techniques permettent de faire plus de dons du vivant. Plus les techniques évoluent et plus augmente le risque potentiel d’atteinte à nos principes fondamentaux. Une question reste ouverte : jusqu’où veut-on aller ? Et on retrouve la question du périmètre de la loi et de ses conséquences : jusqu’où veut-on aller dans le dosage entre l’ouverture et l’encadrement ? Des demandes d’assouplissement s’expriment, mais nous ne disposons pas de statistiques sur le nombre de cas où le consentement n’aurait pas forcément pu être recueilli ou alors s’il aurait été passé outre. Il faut tout de même considérer qu’un grand principe se trouve ici en jeu.

M. Jean-François Eliaou : Avant d’être élu, j’étais responsable d'un service d’immunologie qui pratique la transplantation et la greffe. Je connais bien le sujet « de l’autre côté de la barrière ». Je ressens exactement la même impression que vous et je partage la même volonté de préserver un certain nombre de principes, en particulier s’agissant du don à partir de donneurs vivants. Dans ce cas, apparaît en effet la potentialité de casser la barrière de l’anonymat entre le donneur et le receveur, barrière dont l’existence est un principe fondateur. Il existe deux contraintes.

 

Première contrainte : la situation de la justice en France, du fait du manque criant de moyens. Ce n’est pas la peine d’aller très loin : vous allez voir les juges et les parquetiers et vous vous apercevez qu’ils ont à peu près deux ans de retard dans le traitement des dossiers, dans n’importe quelle juridiction.

Deuxième contrainte : il faut différencier suivant les situations et je souhaiterais connaître votre avis à cet égard. Autant pour la transplantation d’organes, on peut douter de l’opportunité de remettre en cause ce type de procédure, parce que la transplantation d’organes se fait entre le donneur et le receveur sur le territoire national, à proximité l’un de l’autre. Puisqu’il n’y a pas d’anonymat dans le cas du donneur vivant, il faut s’assurer, à mon sens, de l’effectivité du don volontaire, sans arrière-pensée, sans pression. Pour la greffe de cellules souches hématopoïétiques, un donneur, situé dans un endroit du globe, peut donner sa moelle ou ses cellules souches hématopoïétiques à un receveur situé à un autre endroit du globe. De toute façon, l’anonymat sera respecté, sauf dans le cas de donneurs intra-familiaux mais on peut « caler » ce don sur le modèle du don d’organes. On pourrait donc alléger la procédure dans le cas d’un donneur non apparenté vers un receveur évidemment non apparenté.

M. Frédéric Séval : Il existe déjà des situations pour lesquelles un « consentement judiciaire » n’est pas requis. Si je prends l’exemple de la recherche sur l’embryon, le couple à l’origine d’un embryon surnuméraire peut consentir à son utilisation à des fins de recherche. Son consentement est recueilli par l’équipe de recherche sans faire l’objet d'un encadrement judiciaire. Il existe donc déjà des cas, dans le champ bioéthique, pour lesquels le consentement peut être donné de manière directe, par des donneurs, sans avoir besoin d’une onction judiciaire. Il est donc envisageable de faire varier le degré d’exigence, comme vous le suggérez, en fonction du danger d’atteinte à la dignité de la personne humaine. Si ce danger est bas ou nul, on pourrait, à mon sens, effectivement, sans difficulté juridique, se dispenser du passage par le parquet ou par le tribunal de grande instance.

Mme Céline Perruchon : Dans les éléments à prendre en compte, par exemple dans le cas du don d’organes, la question de la santé du donneur fait partie des considérations affectant le consentement éclairé.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Quelles dispositions législatives vous paraissent devoir évoluer ?

Mme Céline Perruchon : Les questions que nous nous posons à ce stade restent encore globales, parce que nous sommes dans la phase d’expertise interne de nos travaux : existe-t-il des évolutions purement légistiques pour améliorer le dispositif ? Existe-t-il des aspects « qui n’ont pas fonctionné » de la façon dont on l’espérait, parce que le cadre juridique ne l’a pas permis ? Existe-t-il des questions qui vont se poser, soit du fait des évolutions scientifiques, soit du fait des évolutions sociétales ? Mais il ne nous appartient pas de prendre position sur des évolutions plus profondes du cadre juridique.

M. Jean-François Eliaou : Il ne s’agit pas de vous demander de prendre position sur des évolutions sociétales pour lesquelles il revient au législateur ou au peuple de trancher. Nous-mêmes distinguons notre mission d’évaluation de l’application de la loi de 2011 et notre mission d’évaluation du rapport du Comité consultatif national d’éthique sur les états généraux de la bioéthique qu’il a organisés.

Par vos fonctions, vous êtes en charge du suivi de l’application de la loi. Vous êtes donc à même d’identifier les discordances entre la pratique et les termes de la loi. Nous avons besoin de souplesse de mise en œuvre, d’agilité dans l’adaptation, d’expérimentation dans la durée. Comment le concilier avec la norme législative ?

M. Frédéric Séval : La réflexion doit préalablement identifier les champs actuels des dispositions bioéthiques pour lesquels on sent que « le bateau craque ». Et les craquements concernent l’interface entre la recherche sur l’embryon et sa mise en application.

Faut-il laisser les chercheurs pouvoir « modifier » le génome lorsqu’il est entaché d’une « erreur » et qu’il est susceptible, si la personne qui le porte donne naissance à un enfant, de contribuer à la maladie de cet enfant ? Les chercheurs sont en train de développer les moyens de rendre sain un génome qui ne l’est pas. Leur frustration est très forte de ne pas pouvoir réimplanter l’embryon, une fois qu'on l’a « rétabli ». C'est ici que la pression de l’innovation, et pour sa mise œuvre réelle, est la plus forte. C’est ici où les innovations sont à la fois les plus dangereuses et, en même temps, les plus séduisantes.

M. Jean-François Eliaou : Génétique et embryon.

M. Frédéric Séval : Génétique et embryon, les secteurs clés de notre édifice bioéthique, sont ceux que pour lesquels les pressions en vue de modifications vont être les plus fortes. Si on l’envisage effectivement, un encadrement de mise en œuvre serait souhaitable. Mais l’expertise scientifique est plus que jamais à prendre en compte : les premières implantations de génomes corrigés se feront nécessairement « à l'aveugle » quant à leurs effets. Comment encadrer cette mise en œuvre ?

Dr Suzanne Scheidegger : La nouvelle technique du séquençage à très haut débit représente le vrai saut technologique transversal à beaucoup de domaines bioéthiques. Cela concerne la génétique postnatale, mais aussi le prénatal, l’assistance médicale à procréation, puisque certains veulent faire un diagnostic « préimplantatoire », avant de transférer l’embryon in utero, et regarder si, effectivement, il n’existe pas un certain nombre d’aneuploïdies, d’anomalies génétiques, ce qui permettrait de transférer un embryon indemne, en tout cas de ces pathologies-là. C’est donc dans le champ de l’assistance médicale à la procréation, dans celui du diagnostic prénatal, qu’on utilise déjà de nouvelles techniques, sources d’interrogations par rapport au cadre juridique actuel. Aujourd'hui, on ne se situe plus dans le caryotype, et cela ne fait que se développer, dans des techniques plus fines comme la CGH array (comparative genomic hybrization array), et bientôt on envisage de faire exome génome en prénatal. Dans le cadre du plan maladies rares, il s’agit de choses qui sont envisagées.

M. Jean-François Eliaou : Comme diagnostic, comme critère de possible amélioration de l’efficacité de l’assistance médicale à la procréation, en présence d’anomalies caryotypiques, il existe un risque de non-nidation, et donc de non-grossesse et donc de non-naissance. En revanche, si on implante des embryons dépourvus de ces anomalies chromosomiques, la probabilité serait plus importante – parce que cela n’est pas encore tout à fait démontré – d’obtenir une bonne nidation et une grossesse. Actuellement les taux de réussite de l’assistance médicale à la procréation atteignent 30 % dans les très grands centres et 20 % dans les moins grands. Pour passer de 20 % à 35 %, car on n’arrivera jamais à faire aussi bien que la fécondation normale, il y aurait peut-être justement un diagnostic génétique ou caryotypique à faire.

Dr Suzanne Scheidegger : Les professionnels le demandent et c’est l’argument qu’ils avancent : améliorer les résultats de l’assistance médicale à la procréation et, en même temps, éviter que d’un embryon transféré après une démarche déjà difficile pour les parents, on identifie ces anomalies, par le diagnostic prénatal, et que la grossesse soit interrompue, ce qui est toujours problématique.

M. Jean-François Eliaou : La loi l’interdit pour l’instant ?

Dr Suzanne Scheidegger : Oui, en France, on ne fait pas de diagnostic sur l’embryon avant son transfert in utero.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Il faut penser aussi aux parents qui préféreront avoir un enfant en bonne santé.

Dr Suzanne Scheidegger : La question est celle du curseur. Jusqu’où aller ? L’article 16-4 du code civil, parmi les grands principes de la bioéthique, renvoie à la sélection et à l’eugénisme. Cette question est aussi en jeu.

De même en post-natal, les nouvelles techniques vont évidemment obliger à réviser ces grands principes, puisqu’aujourd’hui l’article 16-10 du code civil, qui encadre le consentement d’une personne à la réalisation d’un examen génétique à des fins médicales, ne permet pas la découverte d’anomalies incidentes, ce qui est forcément le lot de ces nouvelles techniques.

Ces aspects devront être, sinon revus, du moins réinterrogés.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : En Europe, tout le monde n’a pas le même avis sur la question.

Dr Suzanne Scheidegger : Dans ces domaines, prévalent des conceptions différentes.

M. Frédéric Séval : Il faut considérer deux aspects.

Premier aspect : s’agissant de l’assistance médicale à la procréation, telle qu’on la connaît – taux de succès et gamètes disponibles – les scénarios que l’on voit se dessiner posent le problème de la pénurie. Si on ouvre l’assistance médicale à la procréation aux femmes seules, les médecins que nous avons pu rencontrer posent la question de savoir qui va en prioriser l’accès entre les couples infertiles pour raison pathologique et les nouveaux couples entrant dans le dispositif, sachant que, de toute façon, il n’y aura pas suffisamment de gamètes.

M. Jean-François Eliaou : D’autant plus si on lève l’anonymat du donneur.

M. Frédéric Séval : D’autant plus si on lève l’anonymat. Ces questions ne manqueront pas de se poser.

Pour régler la question de la pénurie, les chercheurs suggèrent de « pousser les feux » sur la recherche d’embryons artificiels obtenus à partir de cultures de peau, qui permettent d’obtenir des gamètes – sperme et ovocytes – et de les réimplanter. La question de la disponibilité des gamètes serait résolue.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Ce n’est pas encore au point.

M. Frédéric Séval : Les chercheurs demandent la possibilité de travailler, afin de contourner les difficultés liées à la pénurie, compte tenu des choix d’accès à l’assistance médicale à la procréation qui seront faits.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : On peut aussi choisir d’appliquer la loi telle qu’elle est et réserver cet accès pour des raisons médicales.

M. Frédéric Séval : C’est vrai. Mais l’ouverture de nouvelles options apporte avec elles d’autres questions juridiques.

Deuxième aspect : la question des standards, qui sont évoqués dans les fiches qui vous ont été remises. Le droit international, que ce soit le droit d’Oviedo, la Cour européenne des droits de l’homme et encore moins le droit de l’Union européenne, ne dépasse pas un champ qui est grosso modo celui du code civil. Ce droit international pose un certain nombre de grands principes, mais n’encadre pas les alternatives éthiques et bioéthiques. Il laisse en fait « fleurir » un certain nombre de modèles, qui créent justement cette insécurité qu’on connaît de plus en plus en France, insécurité liée au contournement des interdictions par, tout simplement, la fréquentation d’un pays qui autorise la pratique qu’on souhaite pouvoir utiliser et qui serait interdite en France. La question de droit qui se pose à nous est donc celle-ci : pour des raisons de remise à niveau, abandonnons-nous les principes éthiques qui sont les nôtres, pour éviter ce contournement, ou nous en tenons-nous à nos modèles, tels qu’ils résultent de l’affirmation des principes éthiques dans la loi, quitte à les aménager ?

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Il serait dommage de renoncer au don à la française, anonyme et gratuit pour s’aligner sur d’autres conceptions.

M. Jean-François Eliaou : Vous n’avez pas répondu à ma question. Pour des professionnels de l’application de la loi – je ne sais pas si vous acceptez cette qualification, avec toutes les nuances indispensables, bien entendu, puisque vous êtes des humains et non des machines et qu’on ne dispose pas encore d’intelligence artificielle, d’algorithmes qui nous permettent d’appliquer la loi, mais cette nuance est importante – en cas de doute d’interprétation, de distorsion entre ce qui figure dans le code et la réalité qui vous est « projetée à la figure » et qu’on vous soumet, parce que cela existe bien, quelle est votre attitude ? A priori, vous me répondrez : appliquer la loi. Bien sûr, mais de quelle structure auriez-vous besoin, qu’elle soit de nature réglementaire ou législative, sur laquelle vous appuyer ? Sur la base d’arguments étayés, nous pourrions faire évoluer le dispositif.

Encore une fois, j’insiste sur le fait que nous avons besoin d'évaluation permanente, d’un contrôle permanent pour dire avant cinq ans : « Cela est trop dangereux, il faut arrêter ou cela n’est pas suffisamment poussé, parce qu’il n’y a finalement pas de risque après évaluation ex ante, si je peux dire ». Actuellement, cela n’est pas possible, sauf à prévoir l’adoption d’une disposition législative, ce qui n’est pas si simple. Quel serait, selon vous, le schéma, pas seulement réglementaire, mais législatif, pour pouvoir faire face à des progrès scientifiques, médicaux, raisonnables bien entendu ?

Mme Isabelle Erny : Vous suggérez en fait d’en revenir à une loi-cadre, qui poserait les grands principes et notamment les finalités que l’on peut poursuivre au travers des techniques, parce que ce sont les finalités qui importent. Si on reste dans la thérapeutique, il est difficile de refuser des progrès possibles pour l’enfant, à la demande des parents. Mais la pente est très glissante, de la thérapeutique à autre chose – le docteur Scheidegger faisait allusion aux pratiques eugéniques.

On pourrait envisager un texte législatif beaucoup plus « en surplomb », qui poserait les grands principes et les finalités et qui laisserait une marge de manœuvre à l’intérieur de ce cadre, comme aujourd’hui la convention d’Oviedo. Pour cette dernière elle-même, la question se pose justement de savoir si elle n’est pas allée trop loin dans certains champs et si elle ne devrait pas en revenir, compte tenu de ce qu’on voit engranger comme nouveaux sujets, à un texte qui organiserait plus la gouvernance au niveau européen et mondial, avec quelques grandes lignes directrices et quelques grands principes et un travail sur les finalités, sans surtout s’aventurer dans des articles comme celui, par exemple, qui interdit la création d’embryons à des fins de recherche.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Ou l’interdiction du clonage.

Mme Isabelle Erny : L’interdiction du clonage reproductif tient, même au niveau international. Elle tient officiellement. Dans les laboratoires, je n’irais pas jusqu’à l’affirmer. De plus, le clonage reproductif ne présente en fait pas beaucoup d’intérêt en tant que tel.

M. Jean-François Eliaou : Pour l’intelligence artificielle ou d’autres applications ?

Mme Isabelle Erny : C’est un vrai questionnement, par rapport à la loi française, mais aussi par rapport à la convention d’Oviedo. J’évoque cette dernière parce qu’il s’agit du seul texte contraignant en la matière au niveau international. Il n’en existe pas d’autre. Même les déclarations de l’Unesco ne sont que des déclarations. Le dispositif conventionnel normatif, contraignant, aujourd'hui, c’est Oviedo. Alors même qu’il est déjà assez en surplomb, il ne l’est pas suffisamment, par rapport à certaines problématiques qui émergent. On vient de fêter les vingt ans d’Oviedo et le questionnement qui apparaît est de réfléchir à d’autres modalités de normes.

M. Jean-François Eliaou : Cela nous faciliterait la vie. Comment verriez-vous le mécanisme d’une loi-cadre du type d’Oviedo et sa déclinaison ?

Mme Isabelle Erny : De qui voulez-vous faciliter la vie : du juriste, de l’éthicien, du professionnel ?

M. Jean-François Eliaou : Rendre les choses plus fonctionnelles, c’est-à-dire donner la capacité d’évoluer très rapidement, pas tous les ans, mais régulièrement, de façon à ce que l’on puisse, après réflexion, pouvoir modifier les choses, sans « tout casser » et sans refaire une loi de bioéthique, ou d’autres lois à côté, comme cela se passe actuellement pour la fin de vie. Une proposition de loi est présentée ou une proposition de résolution, parce que la fin de vie ne figure pas dans les lois de bioéthique. C’est très compliqué et ce n’est pas tout à fait la conception qu’on retient du champ de la bioéthique. Il faut sortir d’une telle situation et simplifier. Simplifier ce n’est pas faciliter. La simplification, c'est la capacité de s’adapter et de contrôler ce que l’on fait. Ce n’est pas seulement innover en matière législative ou normative, c’est innover, peut-être, avoir de l’imagination, la capacité de pouvoir expérimenter, mais surtout d’évaluer l'expérimentation et de pouvoir dire « stop », parce qu’on s’aperçoit que cela n’a pas servi à grand-chose ou identifier les blocages, alors qu’aujourd’hui, on attend six ou sept ans pour dire que le choix fait ne servait pas à grand-chose.

Mme Isabelle Erny : Il est exact que des lois ont une durée de vie limitée ou que des dispositions peuvent être expérimentales sur une certaine période. La seule difficulté, d'un point de vue éthique, tient à la difficulté de refermer une vanne qui a été ouverte.

Mme Céline Perruchon : Cela pose aussi, potentiellement, la question d’un mécanisme d’évaluation intermédiaire, car il ne faut pas, non plus, sur ces dispositions, qui sont d’ordre très structurant pour la société, aboutir à des mécanismes de réexamen en continu. Il faut de la souplesse, tout en préservant une certaine stabilité du droit et, à l’arrière-plan, la protection du citoyen au regard de tous les enjeux que peuvent représenter ces évolutions éthiques.

M. Jean-François Eliaou : En gardant la stabilité du cadre juridique, car les professionnels scientifiques et médicaux n’ont pas nécessairement votre aisance juridique, les médecins pourraient essayer des systèmes un peu différents.

Dr Suzanne Scheidegger : Cela dépend de la robustesse des piliers bioéthiques, de ces garde-fous que la loi de 1994 a posés. Il convient qu’ils soient capables de résister aux nouvelles technologies. Or, on s’aperçoit qu’aujourd'hui, un certain nombre d’entre eux vacillent ou vont être interrogés par ces nouvelles techniques, que ce soit le séquençage à très haut débit ou des techniques comme CRISPER-Cas 9. On sent qu’un certain nombre de principes sont bousculés.

M. Jean-François Eliaou : Ils ont vingt-quatre ans maintenant.

Dr Suzanne Scheidegger : Bien sûr. Le reste sera encadré sans doute aussi par des règles de bonnes pratiques. Je suis toujours frappée – je suis médecin, mais j’ai quitté la pratique depuis longtemps – je suis toujours vraiment frappée, mais dans le bon sens, quand les professionnels édictent des règles de bonnes pratiques, de voir comment ils réfléchissent aux conditions éthiques. Leur production est finalement très satisfaisante. Je pense qu’on peut faire confiance aux professionnels.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Nous sommes d’accord. En revanche, des professionnels de la recherche partent à l'étranger pour pouvoir continuer leurs travaux. La chercheuse française qui a découvert CRISPER-Cas 9 ne l’a pas découvert en France.

M. Frédéric Séval : S’agissant d’une plus grande souplesse du dispositif, celle-ci est bordée en fait par le code civil, où figurent les principes qui structurent la marge de liberté dont on va disposer dans la mise en œuvre. Il faut donc effectivement les distinguer assez fortement de la possibilité laissée aux chercheurs de travailler, en levant éventuellement les obstacles et en renvoyant aux bonnes pratiques pour encadrer la liberté de recherche. Des organismes auraient la charge de vérifier, de manière plus ou moins continue, comme le fait l’Agence de la biomédecine, le sérieux de la recherche.

La mise en œuvre d’un tel schéma n’est pas simple. Vous évoquez la recherche et son application. C’est le cœur de la bioéthique : comment réguler la mise en œuvre de l’innovation scientifique et technique, si on s’aperçoit que la recherche est bridée ? Parce qu’on ne veut pas qu’elle entre en application, on la retient en amont. Cela peut effectivement gêner la recherche fondamentale et la future recherche appliquée.

Il serait possible, à mon avis, d’ouvrir la possibilité de faire des recherches tout en gardant la capacité de maintenir des barrières et de vérifier leur respect dans la mise en œuvre.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Ce ne serait pas une mauvaise idée, parce que, notamment dans les neurosciences, de nombreuses évolutions seraient possibles si on ouvrait un petit peu la possibilité de mener les recherches.

M. Frédéric Séval : Le domaine des neurosciences est très ouvert, il n’existe qu’une disposition législative.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Mais c’est tout un monde pour conduire des recherches sur l’embryon à quatorze jours, par exemple.

M. Frédéric Séval : En 2011, le législateur a voulu régir les neurosciences. À cette fin, il a inséré un seul article dans le code de la santé publique – l’article L. 1134-1 – parce que les neurosciences paraissaient importantes, article aux termes duquel : « Un arrêté du ministère et de la santé définit les règles de bonnes pratiques applicables à la prescription et à la réalisation des examens d’imagerie cérébrale à des fins médicales. Ces règles tiennent compte des recommandations de la Haute autorité de santé. » En l'état actuel, cet arrêté n’est pas pris.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Pour quelles raisons ?

M. Frédéric Séval : Cet article n’a pas de sens bioéthique. Définir les règles de bonne pratique, c’est, pour le fond, aux professionnels eux-mêmes de le faire, dans les sociétés savantes et à la Haute autorité de santé qui est l’autorité en charge de faire des recommandations, de les encadrer. Dans l’article précité, le législateur demande au ministre de le faire. Le législateur a voulu pouvoir dire, du point de vue administratif, les neurosciences sont encadrées pour l’imagerie cérébrale. Mais il s’agit d’un faux d'encadrement.

Mme Céline Perruchon : Cet exemple pose aussi la question de l’anticipation, du degré d’anticipation de l’encadrement. On voit surgir une pratique ou une technologie qu’on souhaite encadrer. Pour autant, dans le moment où l’on prévoit l’encadrement, on n’est pas encore nécessairement en situation de prévoir un encadrement général, pour cette pratique en évolution. Il s’agit de trouver le juste dosage et le bon timing.

M. Jean-François Eliaou : Il faut faire preuve d’un certain recul par rapport aux choses. La question est pour les chercheurs, pour les professionnels, pour les éthiciens : quelles avancées faut-il permettre ? Quelles avancées sont dangereuses ? Pour le clonage humain, il faut inscrire son interdiction dans la loi. Cela semble pour l’instant évident.

 

Pensez-vous une loi-cadre préférable, qui, par ses grands principes, serait capable d’embrasser pratiquement toutes les possibilités et de freiner évidemment celles qui le méritent, comme le clonage ? Une loi-cadre qui embrasse toutes les possibilités que l’on peut anticiper sur les dix prochaines années, par exemple, plutôt qu’une loi extrêmement précise et « qui se plante », à condition que cette loi-cadre embrasse toutes les possibilités et permette de renvoyer, pour les aspects pratiques, à la bonne structure, au bon moment et au bon critère d’évaluation. Cela me semblerait plus efficace qu’une loi qui va entrer dans tous les détails et « qui se plante ». Je souhaiterais avoir votre avis de professionnels de la mise en œuvre de la loi.

Mme Isabelle Erny : Il est dangereux de légiférer par spécialité – neurosciences, nano- biotechnologies, intelligence artificielle, etc. On ne dispose pas d’un recul suffisant et on en arrive à des dispositions qui sont vides ou même qui coupent leurs effets à des recherches qui seraient intéressantes.

Je voudrais toutefois apporter un tout petit bémol à l’enthousiasme vis-à-vis des professionnels, parce que ce qui a été dit des professionnels vaut effectivement pour le monde médical, le monde des professionnels de santé, y compris les chercheurs qui travaillent sur le vivant. Mais demain, des spécialités vont s’ouvrir à d’autres types de professionnels qui, eux, n’ont pas du tout ce bain déontologique.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : C’est sûr.

Mme Isabelle Erny : Les sciences de l’ingénieur vont venir s’ajouter à la science médicale, sans que l’on sache comment vont réagir ces professionnels.

M. Frédéric Séval : Sur la notion de loi-cadre, l’audition de l’Agence de la biomédecine pourrait vous apporter un éclairage des plus intéressants. Il s’agit d’un opérateur qui est chargé d’autoriser des recherches. Les contentieux ont trait à l’autorisation de recherche sur l’embryon ou sur tel ou tel type de maladies génétiques, avec des recherches génétiques, etc. Le législateur a fait son travail, c’est-à-dire qu’il a confié à un organisme le soin d’autoriser des recherches, après qu’il a défini le type de recherches pouvant être soumises à autorisation et celles des recherches ne pouvant pas être autorisées par l’opérateur. Ce dernier a également fait son travail. Il possède son comité de protection des personnes qui vient ensuite attester du sérieux de la méthode etc. Un tel modèle pourrait être transposé à tout autre type de recherche.

M. Jean-François Eliaou : L’opérateur pourrait être l’Agence de la biomédecine. Mais Mme Anne Courrèges considère que l’Agence a déjà beaucoup de tâches à accomplir. Tout ce qui se rattache à ses missions actuelles ne soulève pas de difficultés, mais les sciences de l’ingénieur ne relèvent pas de sa compétence. Elle ne souhaite pas faire de l’Agence de la biomédecine l’opérateur de tous les aspects abordés dans la loi bioéthique.

Mais il manque quand même un élément dans ce schéma circulaire : il n'y a pas de remontée. En fait, la loi encadre, l’opérateur autorise, les bonnes pratiques sont édictées. Mais en cas de dysfonctionnement, quelles en sont les modalités de remontée ? Il n’y en a pas, me semble-t-il, et on est obligé d’attendre la prochaine loi pour que l’on vous auditionne. Cela n’est pas fonctionnel, compte tenu du champ en cause. Envisageriez-vous une remontée par des rapports réguliers et leur prise en compte par le législateur, voire même par le gouvernement, pour pouvoir modifier le dispositif dans le respect de cette loi-cadre ?

M. Frédéric Séval : On passe tout de suite du législateur à l’opérateur, qui compte tenu des types de recherches dont il est peut-être saisi, voit son champ de compétences limité. Il est vrai qu’il convient alors de modifier la loi. On pourrait envisager une étape intermédiaire avec un décret en Conseil d’État. Le législateur énumérerait les compétences de l’opérateur en renvoyant la fixation de leur contenu au décret en Conseil d’État, pris après avis. Ceci permettrait de faire varier, de façon plus souple, le champ de compétences. Lorsqu’on disposerait de l’évaluation, on vérifierait si ce champ a été correctement mis en œuvre. Une étape d’évaluation serait ainsi organisée.

Mme Céline Perruchon : À l'échelon des opérateurs, par exemple l’Agence de la biomédecine, une mission d’évaluation est remplie. Il s’agit certes d’évaluer la mise en œuvre de la loi de bioéthique à la fin de la période, mais aussi « au fil de l'eau ».

M. Frédéric Séval : Cela tient à la construction propre aux agences sanitaires, même si elles sont statutairement des établissements publics.

Dans les autres établissements publics, le législateur fixe les grands principes de leur activité et il revient aux décrets statutaires en Conseil d’État de les ouvrir et de définir leur périmètre dans le champ ouvert par la loi.

Chaque agence sanitaire a son statut législatif et on n’en sort plus. Il est vrai que la respiration que peut donner un décret en Conseil d’État manque dans ce cas. Peut-être la révision de la loi pourrait-elle rendre au gouvernement la possibilité de faire varier le champ de compétence de ces agences par des décrets intermédiaires, pour élargir ou non le champ des recherches qui peuvent être autorisées, en fonction des avancées scientifiques. Actuellement, il faut attendre le support d’une loi pour pouvoir le modifier.

Fréquemment, notre direction des affaires juridiques soulève des questions relatives aux limites de ce qui peut être autorisé : « cette recherche entre-t-elle dans le champ de la compétence dévolue par le législateur ou se trouve-t-on hors champ ? » Cela arrive même de plus en plus souvent, ce qui donne le sentiment que ce champ est finalement restreint. S’il existait une respiration, le gouvernement pourrait, dans les cas limites, compléter la compétence.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Par un décret en Conseil d'État ?

M. Frédéric Séval : Cela suppose néanmoins de modifier le régime juridique de l’agence, lorsqu’on parle de l’Agence de la biomédecine. Les nouveaux champs, comme les nanotechnologies, ne sont, eux, pas encadrés du tout. L'utilisation des nanotechnologies dans l’industrie n'est absolument pas encadrée et pourtant elles sont mises en œuvre.

M. Jean-François Eliaou : Ce domaine n’est-il pas du tout régulé ?

M. Frédéric Séval : Il entre dans les compétences de l’Agence de la biomédecine qui ne peut rien en faire, parce que ce n’est pas son métier. La médecine esthétique constitue un autre champ mort de la régulation médicale. Cette activité est prévue par des articles terminaux du code de la santé publique, mais l’encadrement de la pratique résulte des seules bonnes pratiques professionnelles.

M. Jean-François Eliaou : La déontologie et la discipline ordinale s’appliquent.

M. Frédéric Séval : L’exercice professionnel est « régulé » par les pratiques de la profession. Le code de déontologie, de nature réglementaire, est le seul outil de régulation en l’absence d’autre cadre juridique.

Dr Suzanne Scheidegger : Effectivement, cela peut prendre la forme d’interdits, assortis éventuellement de sanctions pénales.

Le premier point fondamental tient au respect du principe de l’information et du consentement, si ce principe est respecté, et je crois qu’il l’est.

Le second point consiste à savoir si les opérateurs seraient tellement à l’aise avec une loi-cadre les laissant libres d’organiser les choses à leur niveau. Vous avez évoqué la possibilité de porter de sept à quatorze jours la limite de recherche sur l’embryon. Aujourd’hui, la loi ne dispose pas qu’il faut arrêter les recherches lorsque l’embryon a atteint un développement de sept jours. Cela ne figure pas dans la loi, mais dans un avis du Comité consultatif national d’éthique, relativement ancien d’ailleurs, c’est-à-dire à une époque où on ne savait pas faire se développer in vitro le fœtus jusqu'à quatorze jours. C’est la raison pour laquelle, précisément, l’Agence de la biomédecine demande, pour des raisons de sécurité juridique, qu’une telle limite soit inscrite dans la loi, pour lui permettre de délivrer des autorisations aux chercheurs en vue de conduire leurs recherches jusqu’à un stade de développement de quatorze jours.

M. Jean-François Eliaou : Pour des raisons de sécurité juridique, en l’état actuel du droit. La directrice générale de l’Agence de la biomédecine, ou tout opérateur, a besoin de se couvrir juridiquement, et le fait, compte tenu de l’articulation actuelle des différentes strates normatives. Si demain, l’expérience montre qu’on peut aller jusqu’à vingt et un jours et qu’un décret en Conseil d’État, pris après concertation avec les chercheurs, le prévoit, l’Agence de la biomédecine sera juridiquement couverte. Il est compréhensible qu’aujourd’hui l’Agence prenne ses précautions puisqu’il existe un doute.

M. Frédéric Séval : Le propre des lois bioéthiques est de sécuriser des pratiques.L’exemple de la fin de vie le montre. S’agissant d’une fin de vie avec un arrêt des traitements, la question de l’homicide peut se poser. Il faut sécuriser l’acte du point de vue juridique. Doit-on nécessairement avoir recours à la loi pour ouvrir ou sécuriser une pratique ? Il y a la loi et il y a les juges. L’exemple de la gestation pour autrui le montre. Un arrêt tout récent de la Cour de Cassation fait primer, avec les standards internationaux, le droit à l’intérêt supérieur de l’enfant, pour lui permettre d’avoir un statut, sans avoir besoin de légaliser les modes de naissance. Il n’est pas nécessaire de légaliser la gestation pour autrui pour protéger l’enfant. La respiration même du droit permise par l’office du juge dispense le législateur de tout régir, les situations individuelles pouvant être résolues de manière satisfaisante par les décisions de justice.

Mme Annie Delmont-Koropoulis et M. Jean-François Eliaou : Nous vous remercions.

 

 

 


Audition de Mme Anne Courrèges, directrice générale de l’Agence de la biomédecine et de M. le professeur Olivier Bastien, Directeur de la direction Prélèvement Greffe d’organes – Jeudi 15 février 2018

M. Jean-François Eliaou : Pour cette deuxième audition des responsables de l’Agence de la biomédecine, Mme Anne Courrèges est accompagnée de M. le professeur Olivier Bastien, directeur Prélèvement Greffe Organes-Tissus de l’Agence.

Avec le thème de la greffe d’organes et de tissus, cette audition vise à nouveau « un champ historique » de la loi de bioéthique.

L’Agence y exerce à la fois :

̶ des compétences opérationnelles, comme la gestion de la liste nationale des personnes en attente de greffe, la gestion du registre national des refus, celle du registre des dons croisés d’organes entre personnes vivantes ;

̶ les compétences d’une agence sanitaire : elle est consultée par les agences régionales de la santé pour l’autorisation d’activité des établissements préleveurs et greffeurs, elle a la charge du système de biovigilance, du suivi des donneurs d’organes et de la promotion du don, du prélèvement et de la greffe d’organes et de tissus.

L’audition pourrait s’attacher à faire le bilan de la mise en œuvre des dispositions de la loi bioéthique relatives au prélèvement et à la greffe : l’équilibre atteint après les lois bioéthiques de 1994, de 2004 et de 2011 et la loi de santé de 2016 est-il pérenne ? Quelles considérations pourraient le faire évoluer ?

En ne perdant pas de vue toutefois :

1°/ que, comme pour les cellules souches hématopoïétiques, les directives communautaires fondent les principes et encadrent les pratiques : directive « tissus » de mars 2004 et directive « organes » de juillet 2010 ;

2°/ que l’agence est dans la deuxième année de mise en œuvre du troisième plan greffe (2017-2021).

Mme Anne Courrèges : La France a été pionnière dans l’activité de transplantation grâce au talent et à l'audace de grands professeurs en ce domaine et, il faut le reconnaître, elle s'y est particulièrement bien illustrée. Cette activité a également suscité un véritable engouement de la population et de l'opinion publique. Cette activité constitue ce qu'on peut appeler le « cœur historique » de la loi de bioéthique. Il s’agit d’une des activités les plus anciennement encadrées par la loi : les premières greffes datent des années 1950, même s'il a bien évidemment fallu le développement des traitements immuno-suppresseurs pour que cette activité puisse véritablement prendre son envol.

En outre, dès les premières lois de bioéthique, la transplantation d’organes a été regardée comme structurante pour penser les principes de ces lois, et notamment le don éthique à la française – ce don gratuit, anonyme, librement consenti – et les valeurs d'humanisme et de solidarité qui fondent ces activités, comme la volonté de trouver un équilibre permettant le progrès scientifique, dans le respect de la dignité humaine et, aussi, de la liberté individuelle.

Enfin, cette activité est particulièrement chère au cœur de l'Agence de la biomédecine tout simplement parce qu’elle constitue historiquement l'activité première de l'Agence, quand nous sommes venus aux droits de l'Établissement français des greffes.

Cette activité témoigne aussi de la particularité de notre fonctionnement, non seulement une agence sanitaire qui encadre, accompagne et évalue, mais aussi cet aspect opérationnel, que vous avez souligné : gestion de la liste d'attente, de la répartition des greffons et du registre national des refus.

Cette activité est territorialisée pour ce qui nous concerne, puisque nos services sont présents sur l’ensemble du territoire pour la régulation et l'appui au prélèvement et à la greffe.

Cette activité s'est structurée progressivement, depuis la première loi de bioéthique de 1994, dans un contexte alors assez particulier, puisqu'il s'agissait d'accompagner son développement, mais, en même temps, de restaurer la confiance, à la suite d’incidents. D’où la création de l’Établissement Français des greffes, dont la mission tendait, à la fois, à restaurer la confiance, assurer une répartition équitable des greffons et promouvoir les dons.

Les grandes dates sont connues : en 2000, le premier plan greffe, avec comme mesure phare la structuration des coordinations hospitalières de prélèvement ; en 2004, la deuxième loi de bioéthique érige la transplantation, le prélèvement et la greffe au rang de priorité nationale – et il est rare que législateur lui-même qualifie une activité de priorité nationale – et crée l'Agence de la biomédecine ; en 2009, les dons de vie, dont le don d'organes, sont choisis comme « grande cause nationale ». C’était important, au moment où l’on connaissait un certain tassement de l'activité, après une forte croissance de l'activité de transplantation. Il fallait lui redonner un souffle. De ce point de vue, la loi de bioéthique de 2011 a eu un rôle extrêmement important, car elle a conforté la transplantation en tant que priorité nationale : l’affirmation de la reconnaissance à l’égard des donneurs a été également extrêmement importante, puisque la générosité des donneurs est à la base de tout, de même que doivent être salués le travail fait sur l'information et l’élan donné au don du vivant, domaine dans lequel la France était en retard, il faut bien l'avouer, puisque l’activité de transplantation était essentiellement fondée sur le prélèvement sur donneur décédé en état de mort encéphalique. Le législateur de 2011 a clairement voulu donner une impulsion à ce type de don, notamment en élargissant le cercle des personnes susceptibles de donner un organe de leur vivant et en ouvrant le don croisé.

Que s’est-il passé depuis 2011 ?

Le deuxième plan greffe 2012-2016 constituait le prolongement de la loi de bioéthique de 2011, puisqu’il a permis de concrétiser cette volonté du législateur de promouvoir, de façon complémentaire, toutes les sources de greffons tout en portant l’attention sur la qualité, la sécurité et l'équité. Les objectifs ont été atteints. L'objectif de 5 700 greffes annuelles qui nous avait été collectivement assigné avait été atteint et même dépassé. À la fin de la période couverte par ce deuxième plan, près de 5 900 greffes étaient annuellement réalisées, avec un quasi-doublement des greffes à partir de donneurs vivants en quelques années. Le message émis a bien reçu sa traduction concrète grâce à la mobilisation collective.

J’insisterai sur le prélèvement sur donneurs décédés après arrêt circulatoire par arrêt des thérapeutiques actives dans le cadre de la loi relative à la de fin de vie (programme dit Maastricht III), parce que l’Opecst a joué un rôle décisif dans sa mise en œuvre. En principe, un tel prélèvement aurait pu être réalisé dès 2005. Mais, en France, le choix a été fait de permettre l’acclimatation des nouvelles dispositions sur la fin de vie et de se donner le temps de la réflexion éthique et médico-scientifique. Ce temps de réflexion a été extrêmement important et, en 2013, l'Opecst nous a mandatés pour rédiger un protocole national permettant de mettre en œuvre ce programme. Nous avons établi un protocole qui est extrêmement exigeant et que nous avons mis en application à compter de décembre 2014, dans des conditions assez exemplaires au regard, à la fois, de la grande sérénité de mise en œuvre, ce qui est remarquable compte tenu de la sensibilité des sujets et de l'actualité législative qui a marqué la même période sur ce même sujet. Remarquable également par les résultats qualitatifs obtenus : les reprises de greffons se font dans des conditions très satisfaisantes, permettant des résultats, plus proches du don du vivant que du don à la suite d’une mort encéphalique. Cette activité se développe quantitativement : en 2017, plus de 200 greffes auront été faites grâce à des prélèvements réalisés dans le cadre du programme Maastricht III.

L’Agence a donc œuvré pour l’essor du don à partir de donneurs vivants et pour la mise en œuvre du programme Maastricht III, sans méconnaître le don après mort encéphalique. Cela représente un important travail de communication, d’information et d’organisation.

Dans le domaine de la transplantation, la loi de modernisation de notre système de santé a constitué un autre temps fort, après la loi de bioéthique de 2011, à la fois pour la biovigilance, compétence qui nous a été transférée par cette loi, le transfert étant effectif depuis novembre 2016, et pour la réaffirmation du principe du consentement présumé, lequel existe dans notre droit depuis la loi Caillavet de 1976. Cette loi a clarifié les modalités d'expression du refus de prélèvement. La discussion s’est poursuivie pour l’édiction du décret d'application et une concertation a été engagée pour la fixation des règles de bonnes pratiques, concertation associant toutes les parties prenantes. Le dispositif est entré en vigueur le 1er janvier dernier. Les premiers résultats sont assez encourageants. Je vous renvoie à la communication de M. Jean-Louis Touraine au titre de sa mission « flash » de la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale relative aux conditions de prélèvement d’organes et du refus de tels prélèvements.

Notre actualité la plus récente concerne l’ordonnance du 3 janvier 2018. Vous avez évoqué la compétence de l'Agence sous forme d’avis aux agences régionales de santé pour autoriser les activités de greffes d’organes. Cette ordonnance a transformé l’avis de l’agence, qui, jusqu’à présent, était un avis simple, en avis conforme, pour permettre à l’Agence d'avoir un rôle vraiment premier d’orientation, de guide et de conseil des agences régionales de santé, y compris dans une vision de répartition de l'offre. Cela nous permet d'avoir une vision nationale de cette répartition, je dirais à distance, et pouvant prendre en compte des enjeux plus larges. Cela s'est bien évidemment fait en accord avec les agences régionales de santé, qui appelaient de leurs vœux ce regard renforcé de l'Agence de la biomédecine.

À la suite de cet important travail, à la fois sur le plan législatif et sur le plan organisationnel, nous nous attachons à la mise en œuvre du troisième plan greffe 2017-2021, qui est extrêmement important. Beaucoup a été accompli, les résultats sont très bons, l'activité continue de progresser. J'en veux pour preuve le fait qu'à la fin 2017, la barre symbolique des 6 000 greffes a été dépassée, avec la réalisation d’environ 6 100 greffes au cours de l’année 2017. Mais les besoins ont augmenté encore plus rapidement. C’est une réalité : de plus en plus de personnes sont inscrites sur les listes d'attente. Ces listes d’attente s’allongent. Des gens meurent en attente de greffe. Nous avons donc une ardente et permanente obligation de faire davantage et de faire mieux. Ce troisième plan greffe nous a fixé des objectifs extrêmement ambitieux à l'horizon 2021 : nous sommes censés réaliser collectivement 7 800 greffes, dont 1 000 à partir de donneurs vivants – nous en réalisons aujourd’hui près de 600 – et 500 greffes à partir de dons après arrêt circulatoire – nous atteignons aujourd’hui le nombre de 200 à 250. Un important travail et un investissement collectifs sont nécessaires, sans renoncer à quoi que ce soit en termes d'équité, d'éthique et de sécurité.

Quels peuvent être les maillons législatifs sur lesquels agir pour accompagner cette volonté de mobilisation collective ?

En ce qui concerne le donneur décédé, notre sentiment, tel que nous l’avons exprimé dans le rapport sur l’application de la loi de bioéthique, est que ce travail vient d'être fait dans la loi de modernisation de notre système de santé, avec la réaffirmation du consentement présumé. Les premiers résultats sont encourageants. Il faut laisser ce dispositif continuer de se développer. Il est nécessaire de s'inscrire dans la durée. Tout le travail réalisé ces deux dernières années a permis une prise de conscience de la population sur la signification du consentement présumé et des enjeux qui l’accompagnent. Il convient vraiment de laisser ce dispositif continuer à s’acclimater et à produire tous ses effets. Nous avons besoin d’un peu de stabilité dans ce domaine. C’est notre ressenti, comme celui de la plupart des professionnels et des acteurs de terrain.

La question qui demeure en suspens, d'autant plus qu'elle avait été abordée dans la concertation sans que l’on puisse aller très loin dans la réflexion en l’absence d’un maillon législatif indispensable, c'est la question de l'articulation avec le dispositif des directives anticipées. Faut-il ou non ouvrir la possibilité, dans les directives anticipées, de mentionner le don d'organes ? Sachant qu'il ne pourrait s’agir, dans ce cas, que de l’expression d'un refus. Cela ne pourrait pas être l'expression d'un consentement : il n’existe pas de registre du oui. En outre, créer une forme de registre du oui serait une source de confusion, au moment où l’on développe la pédagogie du consentement présumé.

En outre, il faudrait clarifier des questions pratiques : les directives anticipées peuvent prendre toutes sortes de formes. Or l'activité de prélèvement se réalise en urgence, d'où l'intérêt de ce registre national des refus qui, à terme, devrait être le réceptacle quasi unique d’expression du refus. Aujourd'hui, il en constitue le « principal » réceptacle, mais, dans quelques années, on peut espérer qu'il sera le réceptacle très majoritaire de l'expression du refus. Il faudrait donc trouver une articulation, qui soit réellement opérationnelle, entre l’expression dans une directive anticipée et le rôle du registre national des refus. Il est important de ne pas le perdre de vue, parce que le pire pour nous, serait l’expression d'un refus via les directives anticipées, expression qui ne serait pas accessible au moment du constat de décès, lorsque la question du prélèvement se pose. Ce serait une catastrophe, parce qu'il est bien évidemment hors de question de prélever quelqu'un qui aurait exprimé son refus.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Il faut, en tout cas, se poser la question.

Mme Anne Courrèges : Est-ce envisageable aujourd’hui ? La question d'une interconnexion avec le registre national des refus, qui serait probablement la façon la plus opératoire de procéder, ne peut pas se poser concrètement, tant qu'il n'y a pas de registre unique des directives anticipées. Si une personne de confiance est dépositaire du refus, cela suppose d’être en mesure de connaître la personne de confiance afin de s’adresser à elle au moment des opérations de prélèvement.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Certains de mes patients avaient noté leurs directives anticipées et le nom de la personne de confiance dans des cas, soit d'interventions chirurgicales importantes à risque, soit, de plus en plus fréquemment, à l’entrée en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). Mais, dans ce dernier cas, quel serait l'intérêt s’agissant de personnes plus âgées ?

Mme Anne Courrèges : Il n’y a pas d'âge pour prélever, il existe donc un enjeu. Il n’est pas facile, humainement, de se projeter sur sa propre mort, de se poser la question de ce qu'on voudrait faire. L'intérêt des directives anticipées serait d’intervenir à un moment où les gens s’interrogent, de façon globale, et se mettent en situation d'envisager leur propre mort. Le fait que les gens entrent en Ehpad n’est pas en soi un obstacle à envisager la question de l’attitude à l’égard du prélèvement d’organes. Au-delà d’un certain âge, on ne prélèvera pas tous les organes, mais on peut prélever aussi des tissus. Cela peut avoir du sens, dès lors qu'on ne prend pas le risque de se retrouver dans une situation où on ne disposerait pas de l'information, ce qui serait, encore une fois, la pire des situations. Cela supposerait d’identifier la personne de confiance et de fixer son statut.

Pr Olivier Bastien : Cela supposerait effectivement de lui donner un statut. La personne de confiance n’a pas été visée dans le décret relatif à l’expression du refus.

Mme Anne Courrèges : En théorie, la personne de confiance doit pouvoir être identifiée à l'hôpital. En cas d’hospitalisation, on doit connaître le nom de la personne de confiance, sinon les directives anticipées ne remplissent pas leur objet. Lors de la concertation en vue de rédiger les textes réglementaires, la question s'était posée de savoir s'il fallait inclure la personne de confiance parmi les personnes approchées par la coordination hospitalière de prélèvements, au-delà des proches, la personne de confiance pouvant d'ailleurs être elle-même un proche. L’obstacle qui avait interrompu la réflexion sur le caractère opératoire d’un tel choix tenait au caractère législatif de la définition du rôle de la personne de confiance. Si l’on veut confier un rôle supplémentaire à la personne de confiance, il faut le prévoir dans la loi. La question mérite d’autant plus d’être posée, qu’elle l’avait déjà été lors de la concertation. L’articulation doit être mesurée, si les directives anticipées continuent de se développer et de prendre une importance dans le dispositif global.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Pour avoir rencontré des directeurs d’Ehpad, il apparaît très difficile de demander, lors de l'entrée des personnes, l’expression de directives anticipées et la désignation d’une personne de confiance. Pour quelles raisons excluez-vous d’interroger en termes d’acceptation ?

M. Jean-François Eliaou : Toute personne qui n'a pas manifesté son refus est volontaire pour le don. Un registre pour les personnes volontaires créerait de la confusion. Le régime doit être le même pour tous.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : L’acceptation du don pourrait être exprimée sans formalité particulière.

Pr Olivier Bastien : L’opposition au don peut aussi être exprimée dans un simple document écrit.

M. Jean-François Eliaou : Dans les directives anticipées, la personne manifeste sa volonté au sens de la loi Claeys-Leonetti. Cette personne peut, par ailleurs, être donneur en application des règles du consentement présumé.

Mme Anne Courrèges : Nous sommes confrontés à une double difficulté.

Première difficulté : il existe un formulaire-type des directives anticipées. Ce formulaire-type ne comprend pas la question du don d'organes et n’a pas été conçu pour accueillir la problématique d’un refus de prélèvement.

Deuxième difficulté : la personne de confiance ne figure pas parmi les personnes qui doivent être obligatoirement approchées par la coordination hospitalière des prélèvements. Comme la personne de confiance n’en fait pas partie, on n'aura pas accès à cette directive anticipée, sauf si la personne de confiance est aussi l’un des proches. En conséquence, les directives anticipées ne figurent pas dans la liste des documents relatifs aux modalités d’expression du refus. À titre principal, il s’agit de l’inscription sur le registre national des refus. Vous pouvez aussi exprimer votre refus sur papier libre que vous remettez à un proche. Dernière modalité, vos proches feront valoir le refus que vous aviez exprimé oralement.

Ce dispositif ne fait pas référence à la personne de confiance et le dépositaire de vos directives anticipées ne sera donc pas approché en tant que tel. Si on souhaite qu’il le soit, il convient de le prévoir dans la loi. En termes législatifs, cela ne soulève pas de difficultés. Ce dont il convient de s’assurer, c’est de l’absence de difficultés concrètes de mise en œuvre et de répercussions lorsqu’on envisage la question de la possibilité ou non d’un prélèvement.

M. Jean-François Eliaou : Je conçois bien que l’élargissement du cercle des personnes à contacter, pour savoir si le donneur potentiel a exprimé sa volonté de refus, ne soulève pas de difficultés en termes de technique législative. De même, il n’est pas difficile de prévoir la possibilité pour une personne référente de poser la question. En revanche, pourquoi évoquer la question du don dans le formulaire des directives anticipées ? Il n’est pas adressé de formulaire à toutes les personnes vivant sur le territoire national leur demandant leur accord ou leur désaccord sur le don. Elles sont présumées être d’accord.

Mme Anne Courrèges : Nous n’avons jamais demandé cela, ce serait source de confusion. La seule chose qui avait pu être envisagée – mais il appartenait à la Haute autorité de la santé de proposer le formulaire type des directives anticipées – aurait éventuellement été une information sur l'existence d'un registre national des refus, et le choix d'utiliser ce formulaire pour informer sur les dispositions sur le don d'organes. En tout cas, dans notre esprit, il n’a jamais été question d’organiser l’expression d’un choix, suivant une case à cocher par oui ou par non.

M. Jean-François Eliaou : Si dans le formulaire des directives anticipées vous soulevez la question, d’une façon ou d'une autre, vous introduisez un biais de sélection dans la population générale. Or, la personne qui exprime ses directives anticipées appartient à la population générale. Elle est donc censée connaître la loi, c’est-à-dire le processus selon lequel elle doit s'inscrire sur un registre où manifester son refus. Pourquoi relèverait-elle d’un traitement particulier dans le cadre des directives anticipées ? Si on introduit cela dans les directives anticipées, quelle qu’en soit la modalité, on risque d'introduire un biais de confusion. En revanche, dans l’hypothèse où le donneur potentiel considérerait la personne de confiance comme le dépositaire de toutes ses décisions, y compris de refuser, oui, y compris de refuser, et qu’on ne s'adresserait pas à cette personne de confiance, il y aurait un manque. Mais signaler le régime de Maastricht III dans les directives anticipées ne me semble pas cohérent avec notre dispositif d’expression sur le don d’organes, et donc dangereux.

Mme Anne Courrèges : Les directives anticipées ne visent pas seulement les hypothèses relevant du programme Maastricht III. On peut y refuser la réanimation, etc. Le formulaire-type des directives anticipées possède un objet beaucoup plus large que la seule question de la fin de vie au sens de la loi Claeys-Leonetti.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Lors de l’hospitalisation pour une intervention chirurgicale, il faut aujourd’hui remplir un formulaire avec les directives anticipées et désigner la personne de confiance.

Mme Anne Courrèges : Aujourd’hui, nous ne recherchons pas la personne de confiance, puisque nous n’en avons pas la possibilité légale. Quand un donneur potentiel est pris en charge, ce peut être dans des circonstances dramatiques. L’adolescent victime d’un accident de la route n’a pas forcément eu l'occasion, dans sa vie, de remplir un questionnaire de directives anticipées. Autre est la situation de l’adolescent, qui, à l’âge de 18 ans, aura considéré de sa responsabilité personnelle de prendre position sur le don d’organes. À l’heure actuelle, il n’est pas possible de prévoir le devenir des directives anticipées.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Pourquoi ne pas prévoir une telle expression sur le formulaire de demande de carte d’identité ?

M. Jean-François Eliaou : Il est effectivement envisageable d’alerter les coordinations hospitalières sur l’absence de famille proche ou sur le fait qu’outre la famille qui se présente, il puisse exister des dépositaires de la volonté d’un individu faisant de lui un donneur potentiel. Cela n’apparaît pas choquant : élargir le cercle des dépositaires de cette expression et en prévenir les coordinations hospitalières. Même si, pour y parvenir, il faille modifier la loi à cette fin.

Pr Olivier Bastien : En pratique, il y a deux aspects. Lors de la concertation, la majorité des professionnels des coordinations avait demandé la possibilité de consulter la personne de confiance. Mais ce n’était pas possible légalement. Le deuxième point : il faut que cette personne soit facilement consultable et en urgence. Dans l’hypothèse de la procédure dite de Maastricht III, puisqu'on attend l'arrêt circulatoire pour pouvoir consulter le registre national des refus, au moment de cette consultation, la réponse doit être obtenue dans les dix minutes. Pour l’Agence, il existe un temps très contraint. La façon dont le registre national des refus a été conçu permet d’obtenir la réponse dans les dix minutes. S’il existe un deuxième fichier, qui n’est pas tenu par l’Agence, il peut être simplement impossible de le consulter.

Mme Anne Courrèges : Nous avons retranscrit les termes de la concertation, mais sans la possibilité à l’époque d’un maillon législatif, ce qui avait fait obstacle à la poursuite de la réflexion. Dans cette concertation, ce qui avait été envisagé consistait à éventuellement ajouter la personne de confiance à la liste des personnes qui peuvent être détentrices d'un refus de prélèvement. Un tel ajout est de nature législative. Le vrai sujet est de savoir si l’on souhaite ou non élargir à la personne de confiance le champ des personnes qui peuvent être dépositaires d'un refus de prélèvement. La question se présente de cette façon du point de vue législatif.

Pr Olivier Bastien : Sachant qu'il n’y a pas de hiérarchie entre les proches, comme le Conseil d’État l’a rappelé. Si la personne de confiance est ajoutée, une difficulté peut apparaître dans le cas où des proches auraient été éventuellement dépositaires d'un avis plus ancien. Si l’on ajoute la personne de confiance, il faut en envisager toutes les conséquences.

Mme Anne Courrèges : Il n'apparaît pas de difficulté d’une autre nature par rapport aux situations actuelles. Il n’existe pas de hiérarchie entre les dépositaires de l'expression d'un refus de prélèvement. La dernière expression d’un tel refus du défunt prime, quelle que soit la personne qui l'exprime au nom du défunt.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Le refus prime ?

Mme Anne Courrèges : Nous sommes tous donneurs potentiels. On ne peut exprimer qu’un refus et il n’y aura pas de prélèvement. C’est cette éventuelle expression du refus qui sera recherchée, parce que tous les autres individus, par principe, sont donneurs.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Pour quelles raisons des refus sont-ils exprimés ?

Mme Anne Courrèges : Le refus est un mécanisme assez complexe. Les gens peuvent être amenés à refuser pour des raisons multiples. La confiance qu'ils peuvent avoir dans le système, de façon globale, n'est pas aussi forte qu'on pourrait le souhaiter. Pour certains, prévaut aussi une conception de l'intégrité du corps qui peut conduire au refus. Une mauvaise appréhension de ce qu'est la mort encéphalique peut aussi jouer son rôle, avec cette interrogation existentielle conduisant certains à se demander si la mort encéphalique est une véritable mort. Si cela est établi d'un point de vue médical, encore faut-il en convaincre l'ensemble de la population Plusieurs facteurs interviennent : des ressorts culturels, sociologiques et des interrogations qui peuvent être du stade de la représentation. Même si toutes les religions monothéistes sont favorables au don d'organes.

M. Jean-François Eliaou : Je suis bien sensible à cette demande des coordinations hospitalières. Après tout, la loi bioéthique a élargi la liste des donneurs vivants jusqu’aux amis. Dans cette évolution globale, le dépositaire des volontés de la personne doit être recherché. Il n’appartient pas à la loi d’en fixer les modalités pratiques. Mais cet élargissement m’apparaît d’une logique irréfutable, parce que c'est au moment de cette intimité, de ce colloque singulier, entre la personne qui envisage sa mort et la personne en qui elle a mis sa confiance, que ces questions peuvent être abordées. Encore une fois, je souhaiterais qu’il ne soit pas fait mention du don d’organes, dans la liste des questions à poser par la personne de confiance. Rien ne justifie d’établir une différence entre la population générale et ces personnes qui décident d'exprimer leurs dernières volontés.

Mme Anne Courrèges : Sur l'aspect donneur vivant, un important travail a été conduit par le législateur de 2011. Aujourd’hui, notre préoccupation tient au constat qu’après une période de forte augmentation de dons de donneurs vivants, s’est produit un certain tassement de cette activité. Nous sommes en train de mener tout un travail sur l’organisation et le cas échéant sur le financement, qui n'est pas du ressort de la loi. Une enquête a été réalisée auprès des équipes que nous allons exploiter pour déterminer les points d’amélioration. Il existe des problèmes de disponibilité des blocs, des problèmes d'organisation des différents examens. Ces sujets sont bien connus.

Pour achever le travail qui avait été engagé par le législateur en 2011, il existe deux sujets de préoccupation, au-delà de la question de la neutralité financière que j'avais déjà abordée lors de la précédente audition sur les cellules souches hematopoïétiques.

Il conviendrait de réfléchir à la simplification des procédures. Aujourd'hui, l'activité des greffes à partir de donneurs vivants s'est fortement développée, a gagné en maturité, en acceptabilité. De façon globale, il s’agit désormais d’une activité assise sur des bases solides, à propos de laquelle on dispose de recul. De ce point de vue, la pratique française apparaît, à la fois, très attentive à la sélection du donneur et très attentive au suivi des donneurs, même si, sur ce dernier aspect, des progrès sont encore possibles. Cette double vigilance est validée par les comparaisons internationales.

Les professionnels comme les associations ont exprimé le souhait d’une simplification des procédures, sous différents aspects. Je vous livre les réflexions qui ont été exprimées auprès de nous, sans que l’Agence ait un avis tranché sur ces demandes.

En ce qui concerne l'organisation et le fonctionnement des comités donneurs vivants, une simplification consisterait à desserrer les contraintes de ressort territorial, afin d’être au plus proche des besoins des donneurs : des limites administratives peuvent ne pas nécessairement correspondre aux réalités des bassins de vie, tels qu’elles existent pour les donneurs ou simplement pour l’organisation des comités. En pratique, nous rencontrons des difficultés pour mobiliser des personnes afin de faire partie des comités donneurs vivants. Il s’agit d’une activité qui prend du temps et qui est exigeante. Cette activité se développant, nous avons besoin de disposer d’un vivier pour constituer ces comités. Des réflexions portent sur la diminution du nombre de membres des comités ou sur la mise en place de procédures de téléconsultations. Il existe donc toute une réflexion sur les modalités de fonctionnement et d'organisation de ces comités.

M. Jean-François Eliaou : Voudriez-vous une organisation nationale ou interrégionale ?

Mme Anne Courrèges : Le souhait est celui d’une souplesse accrue pour déterminer les ressorts de ces comités.

M. Jean-François Eliaou : Donnez-nous un exemple.

Pr Olivier Bastien : Par exemple, un patient qui réside à Bourges, va dépendre du comité de Nantes, alors qu’il pourrait plus facilement se rendre auprès du comité d’Île-de-France. De même, un patient de Chalons-sur-Saône devra se rendre à Nancy ou Strasbourg, alors qu'il est plus près de Lyon.

Mme Anne Courrèges : Il s’agit d’une question de ressort géographique, pouvant parfois compliquer la vie, à la fois du donneur et du comité.

Pr Olivier Bastien : Nous évoquions la simplification pour le donneur. Un deuxième aspect vise la simplification en ce qui concerne les professionnels. Il s’agit de trois médecins, un psychologue et un représentant des sciences sociales parmi les cinq membres du comité. Ils sont en général affectés à un seul comité. Certains d’entre eux, lorsqu’ils sont retraités, pourraient être affectés aux comités de façon plus souple. Cela leur rendrait service et faciliterait l’organisation des agendas. Actuellement, si l’un des cinq membres n'est pas disponible, ou n’est pas présent à temps, le comité est annulé et il n'y a pas de greffe. Il faut attendre le comité suivant. Il existe une demande et une marge de simplification.

Mme Anne Courrèges : Pour gagner en souplesse dans l’exercice de la mission.

M. Jean-François Eliaou : Cela relève-t-il de la loi ?

Mme Anne Courrèges : Pas entièrement. Toute la difficulté va consister à faire le tri entre ce qui ressort de la loi et ce qui ressort plutôt du décret ou de l'arrêté. Je crains que certains aspects ne figurent dans la loi, parce que, dans ces domaines, la loi entre dans les détails. Cette question viendra en discussion, et, de ce point de vue, il existe un besoin de distinguer ce qui est vraiment de nature législative et ce qui doit relever du règlement. Il ne faut pas perdre de vue que la loi de bioéthique s’inscrit dans un contexte global, dont font partie les textes d’application.

M. Jean-François Eliaou : La loi fixe-t-elle les règles de territorialité des comités ou s’attache-t-elle simplement à leur composition ?

Pr Olivier Bastien : La loi prévoit que chaque comité dépend de sa région administrative. Le nombre de comités est fixé par arrêté.

Mme Anne Courrèges : La notion de ressort est de nature législative.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Qu’en est-il de la question de l’intervention du juge ?

Mme Anne Courrèges : La question de l’intervention du tribunal de grande instance peut se poser, mais sans perdre de vue que la nature du prélèvement n’est pas comparable au cas des prélèvements et greffes de cellules souches hématopoïétiques. Il n’en demeure pas moins que l’intervention du tribunal après celle du comité donneurs vivants peut donner le sentiment d’un doublon. Certains professionnels s’interrogent sur la nécessité de cette double intervention en toute circonstance. Le rapport sur l’application de la loi de bioéthique de 2011 a également pour objet de restituer les interrogations suscitées par cette mise en œuvre. Cette interrogation n’appelle peut-être pas une réponse identique à celle suggérée dans le cas des cellules souches hématopoïétiques.

M. Jean-François Eliaou : Il m’apparaît difficile de pouvoir passer outre, dans le cas de la transplantation d’organes, qui diffère effectivement de celui des cellules souches hematopoïétiques. Je serais le dernier à méconnaître l’impatience légitime des professionnels en contact avec leurs patients et leur sentiment devant ce qu’il considère comme une lenteur excessive. On sait aussi combien les juridictions sont encombrées. Mais le pouvoir, la force, le poids symboliques du pouvoir judiciaire, pouvoir indépendant, permet de contrebalancer le fait qu’il n’y a plus d’anonymat entre le donneur et le receveur. L’intervention du pouvoir judiciaire est importante pour vérifier et garantir l’absence de pressions. Une autre question est celle de savoir comment concilier le principe de cette intervention avec les modalités de mise en œuvre permettant une intervention plus rapide.

Pr Olivier Bastien : Il existe une différence entre vérifier, dans le cas des proches, que le lien est stable, ce qu’il appartient au magistrat d’apprécier, et la simple vérification de l’intégrité du consentement, qui est déjà examinée par le comité donneurs vivants. Dans ce dernier cas, l’intervention du magistrat apporte peu de valeur ajoutée.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Un juriste ne pourrait-il pas être membre du comité ?

Mme Anne Courrèges : Cela dépend du juriste dont il est question. S’il s’agit d’un magistrat, je crains que nos difficultés d'organisation ne s’en trouvent accrues. Nous aurons encore plus de difficultés à organiser un comité donneurs vivants, compte tenu des contraintes très fortes qui pèsent déjà sur l'agenda des magistrats. La suggestion d’inclure des magistrats dans les comités donneurs vivants a été régulièrement avancée. Notre inquiétude à cet égard est purement organisationnelle et matérielle : la difficulté à réunir les comités donneurs vivants.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Pourquoi ne pas permettre une participation du magistrat par téléconférence ?

Mme Anne Courrèges : Il vous faudrait en discuter avec le ministère de la justice.

M. Jean-François Eliaou : On ne peut pas demander à un magistrat de se déplacer hors d’un lieu de justice. Personnellement, en tant que législateur, je doute de pouvoir approuver une telle disposition. L’intervention du pouvoir judiciaire nous protège tous, protège la collectivité dans son ensemble. En outre, une telle disposition pourrait avoir l’effet contraire à celui recherché. S’il apparaissait a posteriori l’existence d’une pression, tout le système du don du donneur vivant en serait fragilisé. La garantie apportée par l’intervention du pouvoir judiciaire constitue une précaution. Toutes les garanties ont été apportées.

Mme Anne Courrèges : Nous attachons la plus grande importance à la confiance dans le système. Il s’agit d’un élément fondamental. Il suffit de voir ce qui s’est passé en Allemagne, pour se rendre compte du fait que rien n'est jamais acquis dans ce domaine. Le dispositif doit permettre l’intervention de « l’avocat » du donneur vivant. Dans le système tel qu’il est conçu, le donneur a deux avocats. Son premier avocat est le comité donneurs vivants, dont les avis ne sont pas motivés. Si le comité donneurs vivants dit non, il n’a pas à justifier sa décision, il n’y a pas lieu d’en débattre. Il est important de ne pas devoir motiver de tels avis. Le tribunal de grande instance est le deuxième avocat du donneur.

Il importe de simplifier l'organisation des comités donneurs vivants pour qu'ils soient plus opérationnels et qu’ils puissent mieux accompagner l'augmentation de l'activité, tout en maintenant l'effectivité de cette garantie. La discussion sur l’intervention du tribunal de grande instance n’est pas du ressort de l’Agence, mais du ministère de la justice.

M. Jean-François Eliaou : Cette question devra être appréciée compte tenu de la prochaine révision de la carte judiciaire, qui comportera la création de tribunaux de proximité, y compris dans les petites villes.

Mme Anne Courrèges : L'autre sujet de préoccupation concerne le don croisé. En 2011, le législateur a ouvert une telle possibilité. Il l’a légitimement entourée de strictes garanties, puisqu’il s’agissait d’une complète nouveauté en France. Le don a été limité à deux paires et la simultanéité du don a été imposée.

Concrètement, ce programme ne se développe pas. Il se révèle trop contraignant. Il faudrait plus de paires disponibles qu’actuellement autorisé. Nous avons beaucoup travaillé avec les professionnels pour essayer de trouver des solutions. Un accord de partenariat a même été conclu avec la Suisse, afin d’élargir le nombre de paires disponibles. L’expérience montre qu'avec un système limité à deux paires et en simultanéité, on ne peut pas y arriver. Les comparaisons internationales montrent que les programmes qui sont en mesure de faire intervenir plus de paires fonctionnent. Si l’on souhaite véritablement s’engager dans ce domaine et apporter une réponse aux patients en impasse immunologique, il faut pouvoir élargir le nombre de paires.

La deuxième question est celle de savoir comment amorcer le chaînage. Dans le cadre actuel, le recours à un donneur décédé pourrait constituer la solution, même s’il est vrai qu’un tel recours n’est pas comparable à un don de donneur vivant. Mais pour un patient en impasse immunologique, un tel recours offre l’opportunité de disposer d’un greffon.

L’autre question qui vous sera posée par certains tient au constat que, dans la plupart des pays dans lesquels existent des systèmes de chaînes qui se mettent en place, une des façons d'amorcer la chaîne, est le recours au « bon samaritain ». Aux États-Unis et dans d'autres pays, le donneur vivant altruiste existe. Certaines associations soulèveront cette question. Et si l’on soulève cette question, il faut nécessairement soulever toutes les questions dérivées : la question de la motivation du bon samaritain, avec les garanties de l’existence d’un geste véritablement altruiste. Il n’y a pas de place pour d’autres types de motivation. Il convient de s’assurer de la pleine conscience de son geste par le donneur, puisqu’il est question de donner un rein. Cette question fera partie, d’une façon ou d’une autre, de la discussion législative. En tout cas, dans le cadre actuel, l’axe de réflexion que nous pouvons vous suggérer est celui d’une renonciation à la limitation à deux paires et à la simultanéité, accompagnée d’un recours au donneur décédé pour amorcer la chaîne.

M. Jean-François Eliaou : Je me souviens des réactions des étudiants de cinquième année de médecine, lorsque nous évoquions « le bon samaritain » avec mon collègue Georges-Philippe Pajeaux. « Ils tombaient de leur chaise ». Cette réaction est instructive. Même s’il s’agissait d’étudiants en médecine, ils étaient tout de même une émanation de la société. Parmi les membres des associations qui prônent ce type de mesures, combien seraient prêts à devenir des bons samaritains ? L’incantation est aisée. Au-delà de cette remarque quelque peu provocatrice, mon interrogation porte sur la faisabilité. Comment cela fonctionne-t-il et pourquoi cela fonctionnerait-il mieux s’il y avait plusieurs paires ? Quel gain en attendez-vous en termes de transplantations ? Quid de la simultanéité ? La simultanéité entre deux couples est hypercomplexe au point, qu’en pratique, il n’y a pas de simultanéité. Vous avez été élégante et politiquement correcte, mais, en pratique, il n’y a pas de simultanéité et il n’y en aurait pas. La suppression de la simultanéité rencontre aussitôt des problèmes de pronostic de temps d’ischémie froide, et ce temps est court. Si l’on supprimait la simultanéité entre deux paires, est-il indispensable, pour autant, de s’engager dans un processus de « dominos » ? Enfin, si l’on amorce la chaîne en ayant recours à un donneur décédé, cela
donne-t-il une priorité dans le programme d’allocation de greffons ?

Pr Olivier Bastien : C'est une question complexe. Au niveau français, un groupe de travail y réfléchit activement avec plusieurs écoles de mathématiques, puisque cela intéresse beaucoup les mathématiciens sur un plan théorique. Un groupe de travail européen s’est également réuni qui s’attache aux modèles européens, pour déterminer le meilleur d’entre eux. Des recommandations européennes paraîtront cette année. L’introduction d’un donneur décédé pour amorcer la chaîne nous paraît le choix le plus compatible avec le modèle français. Dans ce cas, il faut effectivement renoncer à la simultanéité. Avec nos modèles de score, nous sommes capables de trouver le receveur le plus compatible. À partir de ce moment, on amorce une chaîne, sachant que les patients inclus dans un programme de dons croisés se trouvent en contre-indication temporaire pour recevoir un greffon de donneur décédé pendant trois ou quatre mois, de façon à pouvoir effectuer un « run » avec les autres receveurs nationaux. Toutes les modélisations mathématiques montrent qu’il faut au moins cinquante paires dans le modèle pour pouvoir tirer au sort le bon appariement donneur-receveur. Cinquante paires est le nombre minimum. Le modèle anglais de dons croisés fonctionne bien, après trois ou quatre ans mis à atteindre le nombre de paires minimum et un élargissement. Le plus simple est le triplet. Le dispositif législatif n’a pas besoin d’être fortement modifié.

M. Jean-François Eliaou : Une chaîne de trois et un vivier de cinquante paires ?

Pr Olivier Bastien : Oui, la chaîne de trois et le vivier de cinquante paires. Jusqu’à présent la réticence des équipes françaises tient au refus d’engager le patient dans le dispositif – c’est-à-dire une inhibition pendant quatre mois pour entrer dans le dispositif avec une chance sur mille d’en sortir, ce qui revient à perdre quatre mois. Il faut impulser une volonté forte de développer le dispositif : si toutes les équipes françaises apportent une ou deux paires au dispositif, celui-ci fonctionnera.

Mme Anne Courrèges : Aujourd’hui, les équipes ne sont pas incitées à entrer dans un système trop rigide.

Pr Olivier Bastien : Les équipes ont bien compris que le dispositif tel qu’il est actuellement conçu ne pouvait pas fonctionner.

M. Jean-François Eliaou : Même s’il ne s’agit pas d’une question d’ordre législatif, je souhaiterais aller plus loin dans la présentation de la mise en œuvre concrète. Parmi les cinquante ou soixante couples donneur-receveur qui participent au programme, un des receveurs ne se trouvera pas en contre-indication médicale temporaire, puisqu’il devra recevoir le rein d’un donneur décédé. Pourquoi lui et pas un autre ? On peut retenir des critères médicaux : il a peu d’anticorps HLA, il n’est pas hyperimmunisé ou il a un typage HLA fréquent. L’Agence va-t-elle privilégier dans les algorithmes d’allocations de greffons ces soixante ou soixante-dix paires en donnant priorité d’allocation à l’un des receveurs de ces paires par rapport à un patient en attente de greffe ?

Pr Olivier Bastien : Pour entrer dans un programme de dons croisés, il faut ne pas être accessible à un don du vivant classique. Il faut avoir un certain degré d'immunisation et donc les chances d'accès, même à un donneur décédé, sont relativement faibles.

C'est un problème de simulation et de capacité à détecter ceux qui ont le plus de chances de pouvoir amorcer la chaîne. Nous avons travaillé avec plusieurs écoles de mathématiques et nous disposons d’une plateforme de simulation. Nous pensons pouvoir les détecter assez facilement. L’expérience anglaise milite dans ce sens. On peut citer l’expérience de Leyden aux Pays-Bas, avec l’avantage lié à l’existence d’un centre HLA unique, ce qui facilite les modélisations. Nous sommes en train de travailler avec tous les laboratoires HLA pour un échange de données informatisé et un transfert automatique des données HLA sur le logiciel Cristal. Nous sommes donc en capacité de faire très rapidement des « cross match » virtuels et de pouvoir calculer à H24 cette modélisation en cas de décès.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Y a-t-il réellement simultanéité aujourd’hui ?

Pr Olivier Bastien : Oui, actuellement, et chronométrée à la minute, ce qui constitue une réelle contrainte.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Si l’on revient sur la simultanéité, vous pouvez apporter un grand nombre de paires ?

Pr Olivier Bastien : Non. Il existe des contraintes de durée d'ischémie, de transport. Il ne faut pas être synchronisé mais nécessairement très proche dans le temps.

M. Jean-François Eliaou : Après avoir pris le greffon et l’avoir mis en conservation extracorporelle, il faut faire un pronostic sur la durée maximale.

Mme Anne Delmont-Koropoulis : Quelle est-elle ?

Pr Olivier Bastien : Au-delà de vingt heures, il y a une perte de qualité. Il faut donc viser la durée la plus courte possible, mais une des qualités du programme donneurs vivants tient à cette durée extrêmement brève.

Mme Anne Courrèges : Il ne s’agit plus de simultanéité, mais cela suppose tout de même de penser toute la chaîne et de l'organiser. Il existe une contrainte logistique.

M. Jean-François Eliaou : La chaîne d'acheminement.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : La chaîne des donneurs est de deux couples en France. Une chaîne de trois couples suffirait-elle ?

Pr Olivier Bastien : Trois couples permettent d'augmenter significativement les possibilités.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Pourquoi trois plutôt que quatre ?

Pr Olivier Bastien : Plus la chaîne est longue, plus le risque qu’elle s’interrompe est grand. Au dernier moment, malgré la bonne volonté des gens, l'artère peut être de mauvaise qualité, et la greffe n'est pas possible. Alors la chaîne est interrompue. Aux États-Unis où ils pratiquent des chaînes très longues, il existe un encadrement médical, mais aussi contractuel, entre les participants, qui peuvent susciter des interrogations quant au libre consentement.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Trois vous semble le bon curseur.

Pr Olivier Bastien : Trois nous apparaît facilement à la portée.

Techniquement, pour diminuer le risque d’ischémie, il est parfois proposé de transporter le donneur et non pas le greffon. Ce n’est probablement pas une bonne idée, parce que nous tenons à garder l’anonymat entre les différentes composantes de la chaîne, ce qui n’est pas forcément le cas dans certains pays.

M. Jean-François Eliaou : Quel gain en attendez-vous en nombre de transplantations ?

Pr Olivier Bastien : Une estimation comprise entre trente et cinquante transplantations paraît réaliste. Ces greffes vont être proposées à des personnes qui rencontrent une difficulté d'accès à la greffe. Ces personnes constituent la cible. Même si le nombre peut vous apparaître limité, il s’agit de raccourcir le délai d’attente de greffe de personnes en difficulté.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Ne conviendrait-il pas de proposer trois couples et de réexaminer la question dans quelque temps pour voir s’il serait préférable de retenir quatre couples ?

Mme Anne Courrèges : Cela renvoie à la question de l’articulation entre ce qui relève exactement de la loi et ce qui relève par ailleurs, éventuellement, d'un pouvoir réglementaire qui s'appuierait sur des évaluations et des retours d'expérience. Indéniablement, le choix français tend souvent à entrer dans un grand détail au niveau législatif. En conséquence, il faut, pour pouvoir faire évoluer les pratiques, sans même parler d’hypothèses de sauts technologiques ou scientifiques, attendre le prochain vecteur législatif, et donc généralement le travail de réexamen de la loi.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : La loi pourrait donner la possibilité d’augmenter le nombre de paires à la lumière de l’expérience.

Mme Anne Courrèges : Une autre façon de faire, d’un point de vue purement juridique, mais il faudrait expertiser le caractère non législatif d’une telle disposition, serait de revenir sur le principe d’une fixation de ce nombre dans la loi, ainsi que sur celui de la simultanéité, et de renvoyer au pouvoir réglementaire la fixation de ce nombre. L’avantage tiendrait alors à la possibilité de faire évoluer plus facilement les règles à la suite du retour d'expérience.

M. Jean-François Eliaou : Avez-vous d’autres préconisations à faire ?

Mme Anne Courrèges : Nous ne faisons pas de préconisations. Nous proposons des pistes de réflexion et des questionnements. En ce qui concerne la transplantation, domaine sur lequel le législateur est revenu à plusieurs reprises, ce que nous venons de vous exposer, correspond, par notre retour d'expérience, à ce qui nous paraît mériter d’être débattu et tranché dans un sens ou un autre.

M. Jean-François Eliaou et Mme Annie Delmont-Koropoulis : Nous vous remercions.


Audition de M. Philippe de Bruyn, directeur général-adjoint chargé des ressources et de Mme Isabelle Mery, directrice des systèmes d’information, de l’Agence de la biomédecine – Jeudi 22 février 2018

M. Jean-François Eliaou : L’Agence de la biomédecine est au cœur de la mise en œuvre de la loi relative à la bioéthique. Dans les champs historiques de cette loi, l’Agence exerce à la fois des compétences opérationnelles, comme la gestion de listes ou de registres nationaux de donneurs et de receveurs, et les compétences d’une agence sanitaire, comme la responsabilité du système de biovigilance.

À ce titre, l’Agence dispose de données sur les donneurs et les receveurs qui sont d’un grand intérêt pour la recherche médicale et scientifique.

Cet ensemble de compétences nécessite donc la mise en œuvre de systèmes d’information adaptés dont la présentation éclaire l’appréciation à porter sur la mise en œuvre de la loi de bioéthique.

M. Philippe de Bruyn : Monsieur le député, Madame la sénatrice, je commencerai par une présentation succincte de nos systèmes d’information, pour la partie « métier ». Je ne m’attarderai pas sur les volets « ressources » qu’est l’utilisation de logiciels de finances ou de ressources humaines, qui, à mon avis, vous intéressent moins.

Je vais m’attacher à l’application Cristal qui est le principal logiciel mais je peux rapidement évoquer Syrenad pour les cellules souches hématopoïétiques, Biovigie pour la biovigilance et, si vous le souhaitez, l’applicatif utilisé par notre direction procréation, embryologie et génétique humaines.

Cristal est un logiciel historique pour l’Agence, puisque sa première version date de 1994. Il a été entièrement refondu en 2002. Modifier Cristal représente un chantier très important. Néanmoins, quand on parle de Cristal – et le professeur Eliaou connaît très bien cet outil – il faut savoir qu’en fait, il n’y a pas un logiciel Cristal, mais une galaxie d’applicatifs, puisque, avec les années, de nouvelles fonctionnalités ont été ajoutées. Comme cela a été très justement relevé dans votre propos liminaire, Cristal est à la fois un logiciel opérationnel, qui est à l’interface entre la gestion de la liste de personnes en attente d’une greffe d’organe ou de tissus et l’appariement qui permet de procéder à un matching entre donneur et receveur.

À cette partie opérationnelle, se sont ajoutées des fonctionnalités nouvelles nombreuses, notamment en lien avec la gestion d’alertes sanitaires et la biovigilance et qui ont nécessité des développements spécifiques.

En termes de traitement et d’exploitation de la donnée, nous sommes dépositaires d’un patrimoine de données très important, qui peut être utilisé à la fois pour définir ce qu’on appelle des scores et donc améliorer l’appariement et intervenir sur la gestion des listes d’attente et des receveurs, mais aussi produire de la donnée pour évaluer l’activité et enfin produire les éléments qui figurent dans le rapport annuel médical et scientifique qui est diffusé par l’Agence.

En fait, Cristal stricto sensu répond à deux attentes très différentes :

̶  l’une, immédiate, opérationnelle à H24 : la gestion d’un flux ;

̶  l’autre : l’exploitation et la production d’informations à partir de ces données, selon un temps plus long, pour la partie Cristal stricto sensu.

Dans le domaine des greffes d’organes et de tissus, on trouve également le registre national des refus. Chacun peut désormais s’inscrire en ligne par un site Internet. Il faut d’abord effectuer une pré-inscription, qui est ensuite validée par nos équipes au sein de l’Agence de la biomédecine, après contrôle de l’identité de la personne. Outre l’inscription par notre site Internet, les personnes peuvent également remplir un formulaire papier. Une fois cette inscription validée, l’information est déversée dans l’applicatif qui recueille et gère le registre national des refus. La consultation de ce registre est obligatoire, lorsqu’apparaît l’éventualité d’un prélèvement d’organe ou de tissus.

Néanmoins, les deux logiciels ne sont pas interconnectés, puisqu’il y a toujours une intervention humaine indispensable pour la consultation du registre.

S’agissant de l’activité de greffe, pour la partie organes, tissus, d’autres applicatifs ont été développés au fur et à mesure des années. Cristal Green est un logiciel d’évaluation de l’activité. Un autre logiciel, Cristal donneur vivant, nous permet de gérer l’activité de dons du vivant dans le cadre de la greffe de rein.

Enfin, Cristal Image est une nouveauté depuis un an et demi. Ce logiciel permet la transmission et l’utilisation de l’imagerie médicale des organes susceptibles d’être greffés (échographies, doplers…) en amont de l’éventuel déplacement d’une équipe médicale en vue d’un prélèvement. L’enjeu d’une telle innovation consiste à permettre aux médecins greffeurs d’apprécier la qualité des organes, de manière beaucoup plus informée qu’auparavant. Il s’agit aussi d’éviter, le cas échéant, des déplacements inutiles, puisque l’équipe de greffe se déplace pour aller prélever les organes.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : S’agit-il d’une nouveauté en ce qui concerne les images ?

M. Philippe de Bruyn : Antérieurement, il n’y avait pas d’images incluses dans le logiciel Cristal. Un frein technique existait puisque, il y a quelques années encore, les réseaux et les connexions, à la fois des établissements hospitaliers, mais aussi du territoire national, ne permettaient pas de transmettre par Internet un volume d’images tel que celui stocké dans le système. Les établissements préleveurs ne possédaient pas forcément « les tuyaux » permettant de transmettre, en grande quantité, des images d’une aussi bonne qualité.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : La qualité des images a donc changé ?

M. Philippe de Bruyn : La qualité mais aussi leur quantité et leur nature même. Ce service additionnel a été mis en place avec le soutien de la direction générale de l’offre de soins (DGOS) du ministère des affaires sociales et de la santé.

Une précision à apporter sur la particularité des systèmes d’information dans le secteur prélèvements et greffes : l’Agence emploie de l’ordre de 260 personnes équivalent temps plein qui travaillent quotidiennement, quelle que soit leur activité au sein de l’Agence. Mais la spécificité de nos applicatifs tient au fait qu’ils sont accessibles aux professionnels de santé sur le terrain. Cela suppose de disposer de procédures d’accès, de plateformes pour permettre cet accès, sans défaillance en H24 et 7 jours sur 7, mais aussi des éléments de contrôle (identifiants, mots de passe) qui permettent aux professionnels de santé ou à leurs équipes de se connecter, d’exploiter l’information qui est hébergée dans ces outils, pour la partie organes, tissus.

Pour la greffe de cellules souches hématopoïétiques, notre principal applicatif, le logiciel Syrenad, est, lui aussi, assez ancien et a été revu à plusieurs reprises. Cet outil gère le registre France Greffe de moelle des donneurs volontaires de moelle osseuse, mais aussi les greffons d’unités de sang placentaire, et les receveurs. Pour ce logiciel, la temporalité est moins importante, même s’il s’agit aussi d’une activité en flux continu. Mais la sensibilité H24 est moindre, puisque, dans la très grande majorité des cas, ce type de prélèvement ou de greffe s’inscrit dans une démarche programmée. Le prélèvement est anticipé. La particularité de Syrenad est d’être un logiciel interconnecté, avec une activité internationale, puisque le registre a vocation à fournir l’accès à une liste de donneurs potentiels pour des receveurs qui peuvent être greffés dans le monde entier. Réciproquement, les médecins des patients en attente de greffe en France peuvent consulter le registre français, mais aussi se tourner vers des greffons qui viendraient de l’international.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Le spécialiste ?

M. Philippe de Bruyn : Oui, le praticien qui les prendra en charge pour la greffe.

M. Jean-François Eliaou : S’agissant de Cristal, l’OPECST a tenu récemment une réunion pour faire le point sur les algorithmes d’intelligence artificielle, avec deux exemples concrets : celui d’admission post-bac et celui utilisé par l’Agence de la biomédecine pour l’allocation des greffons dans le cadre de Cristal. De façon générale, l’OPECST a rendu un hommage appuyé au système d’allocation de greffons de l’Agence, utilisant les algorithmes d’intelligence artificielle. Ne sont pas en cause les mêmes volumes bien entendu, mais il a été unanimement reconnu comme étant un outil, à la fois performant et agile, parce que le système est adaptable en fonction des critères retenus dans telle ou telle situation ou tel ou tel programme particulier de transplantation. Il s’agit d’un exemple d’utilisation bénéfique de l’intelligence artificielle en médecine. Même s’il faut encadrer ces activités, il s’agit d’une utilisation extrêmement utile, et pas simplement d’aide au diagnostic, pour la performance, l’efficacité et l’approche éthique aussi de l’allocation de greffons.

À l’occasion de nos auditions, l’interrogation est apparue, en ce qui concerne le registre des refus en matière de greffes d’organes, à propos notamment des prélèvements dits de Maastricht III, sur la possibilité ou non, lorsqu’il est question de transplantation, de demander l’avis de la famille, mais également celui des personnes dépositaires des directives anticipées. Comment gérer cela sur le plan informatique et numérique ?

En ce qui concerne Cristal donneur vivant, des suggestions ont été avancées pour augmenter le nombre de couples donneur-receveur dans les cas de greffes simultanées. Cristal donneur vivant pourrait-il prendre en charge les conséquences d’une ouverture vers des dons croisés à plusieurs couples – trois ou quatre couples éventuellement avec un amorçage de la chaîne par un donneur en état de mort encéphalique ?

Cristal Image est une excellente chose bien entendu. Dans tous les cas de transplantation d’organes – le rein, le cœur, le foie – une image est-elle transmise, notamment pour les équipes préleveuses qui se déplacent dans un très grand nombre de cas ? Une connexion existe-t-elle avec les systèmes existant au sein des établissements de santé greffeurs ou préleveurs ? De façon plus générale, un effort est-il engagé pour connecter Cristal ou permettre la connexion de Cristal avec les systèmes informatiques des établissements de santé, qu’il s’agisse de l’Établissement français du sang (EFS), par exemple pour l’immunologie, ou des hôpitaux, pour tout ce qui est prélèvement mais également immunologie ? Des difficultés ont pu être rencontrées pour se connecter à Cristal. De façon plus générale, se pose la question de l’évolution de Cristal et de Syrenad en fonction du niveau de résolution des typages HLA. Le typage HLA introduit dans Cristal, puis dans Cristal Immuno, est un typage HLA de basse résolution alors que, de plus en plus fréquemment, ces techniques de routine donnent des résultats qui sont parfois de très haute résolution, par exemple en cas de séquençage.

Enfin, quelles sont vos suggestions pour la prochaine loi de bioéthique : quels sont les verrous, quelles difficultés de fond rencontrez-vous ? Quelles mesures pour améliorer la qualité des prestations que vous offrez ?

M. Philippe de Bruyn : M. le député, Mme la sénatrice, d’un point de vue plus « ressources », comme le mien, que « métiers », il serait dommage, au vingt et unième siècle, que l’informatique soit le frein empêchant de rendre un meilleur service aux patients et aux professionnels de santé.

Dans le cas de Cristal donneur vivant, sans me prononcer sur l’opportunité ou non d’étendre le don croisé à plusieurs paires – une tierce ou un quartet – puisqu’il s’agit d’un appariement de paires, il me semble qu’il n’existe pas de limitation technique d’un point de vue informatique pour le don du vivant, surtout compte tenu du volume représenté par celui-ci aujourd'hui, si ce n’est celle du temps de développement de l’outil. Pour un outil de ce type, quelques mois seraient probablement nécessaires pour développer l’outil informatique, le dispositif, les serveurs et le logiciel permettant la mise en œuvre d’un projet de ce type. La seule limite que nous pourrions rencontrer, en tant qu’Agence de la biomédecine, tiendrait au « nerf de la guerre », c’est-à-dire les ressources humaines et les crédits à mobiliser. Développer ce type d’outil n’est pas excessivement coûteux, mais les équipes dont l’Agence dispose aujourd’hui sont mobilisées à cent pour cent. Il nous faudrait pouvoir allouer du temps pour développer ce genre d’outil. Si le législateur décidait d’élargir le don croisé, il me semble, sans prendre trop de risques, que l’Agence de la biomédecine serait en capacité d’y répondre techniquement. Il conviendrait évidemment de prendre en compte un autre aspect, comme l’organisation des comités donneur vivant et la logistique que cela impose en arrière-plan.

Concernant le registre national des refus et la possibilité d’interroger la famille ou de prendre connaissance des directives anticipées dans le cadre d’un prélèvement de type Maastricht III, très honnêtement, Maastricht III ou non, aujourd’hui, l’interface entre le registre national des refus et les directives anticipées n’existe pas. La particularité du registre national des refus tient en priorité aux limitations affectant sa consultation. Il me semble que l’accès aux informations contenues dans les directives anticipées est plus largement ouvert que celui accordé aux personnes pouvant consulter le registre national des refus. Plus que d’une question technique, il s’agit d’une limitation d’ordre juridique et d’accessibilité à ces informations.

M. Jean-François Eliaou : La question est de savoir si la personne détentrice des directives anticipées pourrait être consultée. La suggestion, personnellement je ne suis pas forcément tout à fait d’accord, mais la suggestion consiste à prévoir qu’au cours d’un dialogue entre le patient et la personne de confiance détentrice des directives anticipées, la question du don d’organes puisse être abordée et le choix recueilli. On peut discuter de l’opportunité de ce type de mesure. Personnellement, je ne vois pas la raison pour laquelle la personne qui désire faire part de son souhait de mourir devrait relever de mesures particulières au regard, soit du consentement au don d’organes, soit de son refus, par rapport à la population générale. Il n’y a pas de raison d’instituer un régime particulier à cet égard.

M. Philippe de Bruyn : L’outil Cristal Image est aujourd’hui déployé au niveau national, c’est-à-dire pour tous les centres préleveurs et greffeurs. Néanmoins, ce déploiement intervient progressivement en fonction des organes. L’accès à Cristal Image intervient par type d’organe, l’un après l’autre. D’abord cœur-poumons, puis le rein. On ne l’a pas encore ouvert à tous les organes. Après le rein, cela concernera le pancréas. Le phasage n’intervient donc pas par établissement. Une des raisons pour lesquelles, le rein, la principale greffe réalisée en France, n’a pas été immédiatement inclus dans le champ de Cristal Image, tient à la volonté, compte tenu des contraintes du volume des données transmises évoquée auparavant, de ne pas prendre le risque d’engorger le système, et, étant donné qu’il s’agissait d’un nouveau projet, de mettre en péril l’objectif poursuivi. En outre, le choix des images cœur-poumons était aussi une manière de montrer l’amélioration apportée par cet outil pour les praticiens et les professionnels de santé.

M. Jean-François Eliaou : Les médecins greffeurs se déplacent. Par exemple, dans le cas d’un patient à Montpellier, insuffisant cardiaque, sous machine – les machines de suppléance sont relativement fonctionnelles, même si ce n’est pas très confortable, et permettent de n’être plus dans l’urgence absolue – s’il apparaît un donneur quelque part, l’équipe de Montpellier se déplacera pour prélever le cœur, parce qu’elle connaît la morphologie de son receveur, à quelques exceptions près, d’accords bilatéraux entre les centres lorsque les équipes se connaissent bien.

Il s’agit donc d’un télédiagnostic permettant à l’équipe de ne pas se déplacer, si elle considère que le cœur n’est pas adapté, trop gros, trop petit pour le poumon, pour la cage thoracique du patient.

M. Philippe de Bruyn : En revanche, nous avons souhaité que l'ensemble des établissements de santé autorisés au prélèvement et à la greffe puissent avoir accès à ce dispositif au même moment pour ne pas créer de disparités régionales ou locales.

Concernant l’interconnexion avec les systèmes existants, pour l’imagerie, notre système s’appuie sur ceux déployés dans les hôpitaux. Normalement, les données sont censées pouvoir communiquer.

Vous vous interrogiez sur un échange d’informations beaucoup plus sophistiquées, notamment sur les typages HLA. Cette question nous occupe et fera l’objet du futur schéma directeur des systèmes d’information. Un des enjeux, pour l’Agence, est d’accompagner le développement des échanges de données informatisées (EDI) pour éviter le transfert manuel de données, au cas par cas, ou la ressaisie. C’est la raison pour laquelle ces « tuyaux » communiquent entre eux. Dans certains établissements, cela fonctionne, dans d’autres c’est un petit peu plus laborieux, malheureusement, souvent pour des raisons techniques de compatibilité, d’état d'avancement de la part des établissements ou même du nôtre, il ne faut pas se le cacher. Il s’agit d’un enjeu important. Nous souhaiterions, à l’occasion de notre schéma directeur des systèmes d’information, mieux formaliser notre politique « données » afin que nous disposions, sans uniformiser, d’un cadre cohérent pour répondre à ces besoins et cohérent quant aux spécificités d’interconnexion proposées plutôt que de faire du « cas par cas », en fonction de nos interlocuteurs, ce qui rend, en fait, les choses difficiles de part et d’autre, pour des raisons de sécurité, pour des raisons de compatibilité logicielle, pour des raisons de compétences aussi. Pour nous, l’échange des données informatisées est un enjeu essentiel dans quelque domaine que ce soit.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Quelle modification de la loi relative à la bioéthique pourrait vous aider ?

M. Jean-François Eliaou : C’est de nature réglementaire.

M. Philippe de Bruyn : Je pense que cela relève soit du règlement, soit même, jusqu’à présent, de dispositions prises en interne. En réalité, tout dépendra du « nerf de la guerre » et de notre capacité à mettre en œuvre ce schéma directeur des systèmes d’information. L’enjeu est de dédier surtout du temps d’informaticiens pour le développement et les qualifications et, en outre, de mettre en place les outils correspondants. Je ne crois pas qu’il y aura de frein outre mesure, sauf, peut-être, en lien avec la situation de nos interlocuteurs. Pour reprendre l’exemple de Cristal Image, les limites du déploiement ont pu initialement tenir à certains établissements, qu’il s’agisse des flux, comme je l’ai dit, compte tenu du volume représenté par cette transmission d’images, qu’il s’agisse parfois aussi de raisons liées aux systèmes d’exploitation au sein des établissements de santé encore sous d’anciennes versions logicielles.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Ils ne disposaient pas de la même résolution ?

M. Philippe de Bruyn : Ou même les logiciels ou les informations ne correspondaient pas, comme si vous utilisiez un navigateur obsolète pour naviguer sur Internet. Vous ne pourrez pas visiter un grand nombre de sites.

S’agissant des préconisations pour la prochaine loi de bioéthique, très peu sont relatives aux systèmes d’information sauf deux préoccupations, qui ont pu être d’ordre réglementaire mais qui sont maintenant totalement intégrées par l'Agence.

Il s’agit d’abord de la sécurité des systèmes d’information. C’est une préoccupation constante et coûteuse. Tout ce qui peut être intrusion, défaillance, difficultés d’accès à nos outils ou leur inaccessibilité est notre hantise. C’est la raison pour laquelle nous avons adopté, depuis plusieurs années, un plan de continuité de l’activité. Nous avons une procédure pour transférer nos activités sur un site de repli, en ce qui concerne toutes les activités vitales, en priorité Cristal et la gestion de toute l’activité organes, tissus, ainsi que l’activité Syrenad.

Notre deuxième préoccupation est le règlement européen sur la protection des données (RGPD). Nous traitons des données individuelles. Sur Cristal, des systèmes d’anonymisation existent, puisque nous attribuons un numéro de donneur et de receveur. Préserver cet anonymat est vraiment la condition de la confiance dans le système que nous gérons. Cela vaut aussi pour le registre rein ou pour nos autres registres ou listes. La protection des données individuelles est capitale.

Je n’aperçois pas de questions de nature législative dans le champ informatique. Les évolutions législatives seront plutôt à l’ordre du jour de vos échanges avec les directions « métiers » de l’Agence.

M. Jean-François Eliaou : À qui appartiennent les données recueillies, centralisées et utilisées par l’Agence de la biomédecine, qui dispose de bases de données considérables sur la situation du receveur, du donneur, d’un point de vue médical ou sociologique ? Les sanctions en cas d’atteinte à la protection des données vous semblent-elles proportionnées ?

M. Philippe de Bruyn : La propriété des données que l’Agence héberge, à partir du moment où il s’agit de données individuelles, appartient au patient. Dans le cas de certains registres, les informations sont entrées par les équipes des professionnels de santé, quel que soit le domaine d’activité. Nous les exploitons ensuite pour le rapport annuel médical et scientifique ou pour d’autres rapports ou pour les algorithmes. Nous agrégeons donc ces données et ces agrégats deviennent notre production et donc la propriété de l’Agence. Mais il est également de bonnes pratiques de restituer aux équipes qui ont fourni ces données, celles qui les concernent, afin qu’elles puissent produire leur propre rapport d’activité ou les exploiter dans le champ de leurs activités. Ce « donnant-donnant » est quelque chose de très courant.

Dernier aspect, l’Agence réalise, chaque année, des appels d’offres « recherche », sur la greffe d’organes et de tissus, sur la procréation, l’embryologie, la génétique et, également, sur le registre rein. Dans ces appels d'offres, il est souvent demandé aux chercheurs de proposer un projet qui vise à exploiter ces données. Ce projet est validé compte tenu de l’exploitation de ces données, avec un périmètre et un objet bien définis. Dans ce cadre-là, les chercheurs peuvent avoir accès à des données plus larges que celles envisagées au départ.

La politique « données », que l’Agence est en train de mettre en place, tend aussi à clarifier et rendre plus cohérent l’accès aux données, sans que nous soyons dans l’Open Data ou le Big Data, parce que nous ne sommes pas encore en situation de rendre tout accessible sur des plateformes d’Open Data. Nous souhaitons anticiper l’accès qui pourrait être réservé à des équipes de recherche ou des équipes de professionnels de santé, via les échanges de données informatisées (EDI), mais aussi pour clarifier ce qu’il est possible de faire, ce qu’il n’est pas possible de faire, quels sont les attendus de part et d’autre, en termes de mise à disposition de données.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Échangez-vous ce genre de données anonymisées avec l'Europe ou le reste du monde ?

M. Philippe de Bruyn : Pas de données brutes à ma connaissance. Nos informations, nos rapports sont accessibles sur notre site Internet, certains sont diffusés. Des posters sont présentés dans des congrès ou des conférences. Pour les cellules souches hématopoïétiques, toutes les informations agrégées sont partagées dans le cadre de la World Marrow Donor Association (WMDA). Le rapport médical et scientifique, qui est diffusé sur le site de l’Agence, contient des tableaux qui peuvent être exploités par ceux qui y auront accès. Mais nous ne nous situons pas dans une logique d’échange proprement dit de données brutes ou de données agrégées.

M. Jean-François Eliaou : Deux questions complémentaires.

Première question : demain, les données médicales de millions de Français, évidemment anonymisées, seront disponibles, sans être en Open Data au sens strict, mais en provenance de différentes sources – pourquoi pas du dossier médical partagé, de l’Agence de la biomédecine également, dans ses champs fonctionnels qui concernent les donneurs et les receveurs, la génétique, l’assistance médicale à la procréation. Comment voyez-vous les choses ?

Deuxième question : il y a quelques années – j’en ai été un acteur – il a existé un consortium européen visant à étudier l’anthropologie et la répartition des populations humaines, notamment par un certain nombre de critères génétiques dont le typage HLA. L’idée était la suivante : il existe des donneurs dans la population générale, cela permettrait d’étudier s’il apparaît des hétérogénéités entre la population habitant en France – pas française, habitant en France – avec la sociologie des donneurs, sans évidemment parler de l’ethnie puisqu’on n’a pas le droit de mentionner l’ethnie. On pourrait faire apparaître des différences entre les populations de ce type, en Italie, en Suisse ou en France, etc. Ce consortium était mené par une équipe suisse. Il était extrêmement compliqué d’obtenir ce type de données centrales de l’Agence de la biomédecine, même si des centres ont participé. J’y ai participé au titre de Montpellier, d’autres villes ont participé.

Cela a été très compliqué, sans que nous en comprenions vraiment la raison. Protection des données individuelles, bien sûr. Consentement éclairé, bien sûr. Mais le consentement éclairé est donné, lorsqu’il est demandé à chaque donneur volontaire de cellules souches hématopoïétiques. C’était un travail qui avait été fait par Colette Raffoux, alors directrice du registre, et qui a été poursuivi par Evelyne Marry.

Que pensez-vous d’un tel partage de données, dans un but d’amélioration de la connaissance et non pas de recherche perfide ou perverse ?

M. Philippe de Bruyn : Sur la question de l’Open Data des données de santé de millions d’assurés sociaux, honnêtement, je n’ai pas d’appréciation particulière. Depuis un peu plus d’un an, le système national de données de santé (SNDS) est en place. De notre point de vue, votre question relève du SNDS.

Concernant les typages HLA, jusqu’à récemment, prévalait une procédure suivant laquelle chacune des équipes s’assurait du consentement des patients à l’exploitation de ces données. Il revenait aux équipes de confirmer l’effectivité du consentement. Après confirmation par toutes les équipes, celles-ci pouvaient toutes utiliser l’ensemble des données. Il me semble que la difficulté résidait sur ce plan, en raison de ce type de verrou, d’interprétation assez complexe.

Cette situation risquant de se représenter, la direction générale de l’Agence de la biomédecine, à l’occasion du schéma directeur des systèmes d'information, a souhaité mettre en place une politique Data, sur laquelle nous travaillons. Actuellement, deux agents de l’Agence finalisent cette politique. Son adoption par une décision de la direction générale devrait intervenir d’ici l’été, pour clarifier, en interne, la façon dont il sera répondu à ce type de demande, pour disposer d’éléments de réponse cohérents, quel que soit le domaine en cause : procréation, embryologie et génétique humaines, cellules souches hématopoïétiques, dons d’organes, ou de tissus. À mon sens, une marge de progrès existe.

M. Jean-François Eliaou : Vous situez-vous dans le cadre du règlement intérieur de l’Agence, des bonnes pratiques ou au niveau de la loi ?

M. Philippe de Bruyn : Absolument pas au niveau de la loi. Il me semble déjà logique que l’Agence adopte cette politique « données » pour elle-même et qu’elle soit partagée entre les différentes directions « métiers » et « ressources » impliquées dans le traitement de ce type de demande. Il s’agit donc d’une politique interne à l’établissement. Ensuite, si Mme la Directrice générale le décide, je ne suis que son représentant aujourd’hui, il peut paraître opportun que cette politique soit rendue publique vis-à-vis de nos interlocuteurs extérieurs, donc des équipes susceptibles de présenter ce type de demande. Elle sera probablement affichée sur notre site Internet ou au moment où sera présentée une demande d’accès aux données. Comme il y a un échange de courrier ou une convention, cette politique Data pourrait aussi être explicitée en amont de cet accord.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Un support législatif permettrait peut-être de faciliter les choses.

M. Jean-François Eliaou : Nous sommes partagés entre un système de loi-cadre et un système de loi allant dans le moindre détail.

M. Philippe de Bruyn : Un autre paramètre à prendre en compte tient à la distinction ou la frontière entre, d’un côté, des données personnelles – les données individuelles des patients – et, d’un autre côté, des données qui, à partir du moment où elles sont anonymisées, deviennent des données épidémiologiques, à vocation de recherche plutôt que d’identification. Il conviendra de distinguer suivant ce paramètre, plus difficilement appréhendable par la loi.

M. Jean-François Eliaou : Que recouvre la biovigilance du point de vue informatique ?

M. Philippe de Bruyn : La compétence de biovigilance nous a été confiée par un transfert depuis l’Agence nationale de sécurité du médicament. Elle est opérationnelle à l’Agence de la biomédecine depuis le 1er décembre 2017, un décret actant ce transfert.

L’outil que nous avons mis en place est un outil à la fois de veille et de gestion des alertes sanitaires : il est conçu exactement sur le même modèle que l’outil AMP vigilance dont nous disposions pour l’AMP qui était déjà dans notre domaine de compétences en matière de biovigilance. Bio-vigie et AMP-vigie sont des outils de recueil et de traitement de l’information. Les équipes entrent des alertes qu’elles décrivent avec des mots-clés, l’outil nous permettant à la fois de gérer l’alerte et de produire les rapports d’activité sur la base de ces alertes.

M. Jean-François Eliaou : Pouvez-vous nous donner un exemple concret ?

M. Philippe de Bruyn : Une alerte de biovigilance que nous avons eue en AMP vigilance remonte, est intégrée dans l’outil AMP-vigie, ce qui nous permet de la documenter et de pouvoir traiter sans délai celle-ci par le pôle sécurité-qualité et exploiter ensuite l’information.

Vous m’avez posé une question sur les sanctions en cas de non-respect de la confidentialité des données. Moi-même, je n’ai pas immédiatement en tête les sanctions qui viseraient d’éventuels contrevenants tentant une intrusion. C’est le signe d’une nécessaire sensibilisation, chez nous sur ce point. Les sanctions pourraient être internes, notamment ce que l’on pourrait être en mesure d’inscrire dans nos règlements intérieurs, comme nos sanctions disciplinaires classiques et aussi des sanctions vis-à-vis d’intrusions externes. De toute façon, nous nous rapprocherions des autorités compétentes, et a priori du procureur pour instruire ces infractions.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Avez-vous rencontré une telle situation ?

M. Philippe de Bruyn : Nous avons été victimes d’une tentative de défiguration de site Internet. L’Agence a fait une déposition auprès de la police.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Quel était le but de cette intrusion ? Récupérer des données sur les greffes d'organes ?

M. Philippe de Bruyn : Non. Cet épisode a concerné plusieurs opérateurs publics au même moment, à dessein sans doute d’atteindre plusieurs sites Internet d’État, sans rapport avec notre activité propre.

M. Jean-François Eliaou et Mme Annie Delmont-Koropoulis : Nous vous remercions.


Audition de Mme Alice René, responsable du pôle éthique et de la cellule réglementation et bioéthique de l’Institut des sciences biologiques du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et ancien membre du Comité consultatif national d’éthique en science de la vie et de la santé  Mercredi 14 mars 2018

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Docteure en neurosciences, vous avez la responsabilité de la cellule de réglementation bioéthique de l’Institut des sciences biologiques du CNRS, cellule dont la mission consiste à diffuser la réglementation bioéthique auprès des laboratoires, à répondre aux questions des chercheurs et à assister les laboratoires dans la constitution de dossiers conforme à la réglementation en vigueur.

Vous appartenez également au comité d’évaluation éthique de l’Inserm qui examine les projets des chercheurs du CNRS dans le domaine biologique et médical, le plus souvent en ce qui concerne des projets de recherche non interventionnelle, c’est-à-dire hors essais cliniques qui relèvent, eux, d'un comité de protection des personnes.

Vous avez également appartenu au Comité consultatif national d’éthique en science de la vie et de la santé (CCNE), de 2013 à 2017.

Vous faites donc partie des responsables de l’application concrète du dispositif de bioéthique. À la lumière des travaux des chercheurs, que convient-il de maintenir dans notre dispositif bioéthique ? Que faut-il se résoudre à revoir et pour quelle raison ?

Mme Alice René : Mme la sénatrice, M. le député, je vous remercie de votre invitation. Vous avez évoqué le dispositif de bioéthique existant en France. Bien sûr son appréciation ne peut se faire qu’au regard des avancées scientifiques et technologiques récentes. En France, nous avons tendance à légiférer rapidement : le CCNE a été, au niveau international, le premier comité d’éthique créé et les lois de bioéthique françaises ont également été les premières à être promulguées, en 1994. Ce cadre de bioéthique a été régulièrement rediscuté et enrichi.

Je m’attacherai à deux considérations préalables autour de deux questions.

Première question : le champ des lois de bioéthique doit-il être étendu ? Doit-on, comme en 2011, se contenter d’adaptations à la marge du dispositif existant ou en est-on arrivé au point où l’évolution des techniques et des connaissances scientifiques est telle qu’une révision plus importante serait nécessaire ? Si on en reprend le terme « bio » dans son sens premier, qui veut dire le vivant dans son ensemble, la biodiversité devrait-elle entrer dans le champ des lois de bioéthique ? Faut-il considérer les sciences du numérique, qui sont de plus en plus prégnantes sur l'humain, dans son quotidien, et pas seulement sa santé, comme ayant vocation à entrer dans ce champ ?

Je retiendrai un cadre large pour aborder cette première question.

Deuxième question : ainsi que vous l’avez souligné, certaines dispositions législatives doivent-elles être modifiées et dans quel sens ? Nous devons garder à l'esprit que la loi ne peut pas fixer toutes les limites, qu’elle ne peut pas se substituer à la réflexion éthique et à la décision éthique. Il convient donc de déterminer si le dispositif actuel est, dans certains cas, un petit peu trop contraignant.

Je retiendrai donc une approche fortement marquée au prisme de la recherche, de par mon passé neuroscientifique, de par mes responsabilités à la cellule de réglementation bioéthique du CNRS. Je me suis également familiarisée avec les questions plus générales qui ont des impacts sociétaux, telles que l’aide médicale à la procréation ou les sciences numériques, d’une part, en faisant partie du Comité consultatif national d’éthique et, d’autre part, en faisant partie de Commission de Réflexion Éthique des Recherches en sciences du Numérique d’Allisten (Cerna).

Mon propos s’organisera en quatre parties :

̶  Tout d'abord, la question des recherches sur les embryons et les cellules souches embryonnaires humaines, en allant du champ vaste de l’édition du génome à l’aide médicale à la procréation ;

̶  Puis les recherches cliniques qui ne relèvent pas à proprement parler des lois de bioéthique, mais qui présentent des considérations communes avec elles ;

̶  Ensuite, l’utilisation des neurosciences, en dehors du champ de la médecine et de la recherche, car certaines de leurs applications soulèvent des questions essentielles, lorsqu’elles sont utilisées soit dans le champ judiciaire, soit en vue d’amélioration, soit dans un but de manipulation du citoyen utilisateur ;

̶  Enfin, l’interface entre les sciences du numérique et le vivant et le médical : certains aspects pourraient entrer dans la loi de bioéthique, d’autres devraient être couverts par d’autres mesures, comme par exemple un comité national d’éthique des sciences du numérique.

Ma première partie portera donc sur la recherche sur les cellules souches embryonnaires humaines et les embryons. Le cadre législatif et réglementaire en est très contraint. En 2013, le passage d’une interdiction avec dérogation à une autorisation sous conditions a été largement symbolique, puisque, en fait, les contraintes pour obtenir les autorisations des projets de recherche ont été maintenues identiques.

Le cadre et le niveau d’exigence de l’évaluation faite par l’Agence de la biomédecine demeurent très élevés. L’Agence évalue les projets suivant des impératifs précis : qualité du projet scientifique – en termes de pertinence scientifique, de perspectives d’applications thérapeutiques – information et consentement des personnes et absence de rémunération de leur don pour le projet de recherche. Il faut rappeler que c’est l’aide médicale à la procréation, qui a créé les embryons congelés, dont certains, surnuméraires, ne relèvent plus d’un projet parental. Ce sont ces embryons surnuméraires que l’on est autorisé à utiliser en France pour la recherche. En aucun cas nous ne créons d’embryons spécifiquement pour la recherche. Les embryons surnuméraires peuvent être soit détruits, soit donnés à un autre couple, soit utilisés pour la recherche.

Il paraît essentiel aujourd’hui d'encourager la recherche fondamentale sur ces sujets, parce qu’ils concernent le développement précoce de l’individu. À cette fin, un champ très large de manipulations devrait être permis sur l’embryon, dès lors qu’aucune visée implantatoire n’existe. Cette liberté est nécessaire pour augmenter les connaissances fondamentales, tout en restant dans le cadre d’un projet scientifique précis et évalué. Nous sommes très attachés à cette qualité des projets scientifiques sélectionnés par l’Agence de la biomédecine.

En France également, une durée de culture in vitro de quatorze jours, laquelle est maintenant techniquement possible, devrait être permise comme le consensus international l’a établi depuis les années 1990. Au niveau international, une durée de culture au-delà de quatorze jours pourrait même être envisagée, comme le demandent certains scientifiques. Il s’agit d'étudier la troisième étape de la vie embryonnaire : ce qui se passe après l’implantation, et le début de développement des organes. Cela permettrait d’accroître les connaissances fondamentales, mais également d’améliorer les connaissances pour prévenir les fausses couches.

Le nombre de recours contre les décisions de l'Agence ayant été très élevé, environ trente-cinq pour une centaine de projets, il est essentiel de s’assurer, qu’au-delà des textes, cette liberté de recherche, sous le contrôle de l’Agence de la biomédecine, soit réelle.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Notre attention a été appelée sur cette question du délai de quatorze jours, qui semble un délai correct. En revanche, aller au-delà n’entraînerait-il pas un risque de dénaturation ? Quelles sont les conséquences du travail sur l'embryon, sur les cellules embryonnaires ? Le docteur Hervé Chneiweiss et Mme Anne Courrèges ont assuré que le travail sur une cellule embryonnaire, à ce stade, ne porte pas préjudice à l'embryon. Quel est le délai au-delà duquel on ne sait plus s’il est porté ou non préjudice à l'embryon ? L’embryon va-t-il pouvoir continuer à se développer ou y-a-t-il des risques ? En est-on assuré ?

Mme Alice René : Je me situe dans le cas de la recherche. Les embryons sont sacrifiés. Le but est d’étudier plus précisément le développement de l’embryon. Après quatorze jours, la phase d’organogénèse débute, grâce à des interactions cellule à cellule très importantes. Pour les étudier, on est obligé de garder la structure de l’embryon. On ne peut procéder à des études sur des lignées cellulaires embryonnaires.

M. Jean-François Eliaou : La nidation intervient à peu près à ce moment-là, à quatorze jours. Pour pouvoir étudier les possibilités d’évolution de l’embryon post J-14, dispose-t-on de systèmes expérimentaux valables, en particulier de muqueuses utérines artificielles, parce qu’on peut s'attendre à ce que l’organogénèse se fasse, soit uniquement avec les cellules embryonnaires, soit, aussi, vraisemblablement, par des interactions, soit cellules-cellules, soit facteurs solubles-cellules avec une participation de la partie maternelle. La faisabilité technique existe-t-elle pour ces recherches post J-14 ?

Mme Alice René : Je ne suis pas infiniment compétente sur ces thématiques puisque je suis neuroscientifique, mais je tenais à les aborder, du fait de leur importance pour notre communauté de recherche. Actuellement, la technique nous permet d’aller jusqu'à J-14. Le fait de penser au-delà n'est pas encore actuellement réalisable. La limite J-14 existe encore techniquement.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : S’agissant du développement de l’embryon, jusqu’à quel stade peut-on étudier les cellules embryonnaires sans préjudice pour l'embryon. Le docteur Hervé Chneiweiss a évoqué des possibilités d'intervention.

Mme Alice René : Sur des embryons implantatoires ?

Mme Annie Delmont-Koropoulis : C’est ce que j’ai compris.

Mme Alice René : Pour des dépistages prénataux ? Ces dépistages sont assez précoces, au stade pluri-cellulaire et de façon à ce que la cellule qu’on aura étudiée soit effectivement remplacée.

Des recours contre les décisions de l’Agence de la biomédecine ont suscité une insécurité pour les recherches sur les cellules embryonnaires et soulignent le besoin de réaffirmer la liberté de la recherche, dans la société et les institutions, lorsqu’un compromis ou un consensus a été trouvé.

M. Jean-François Eliaou : Dans le champ législatif, notre attention a été attirée sur une équivoque dans le régime applicable aux lignées de cellules embryonnaires, d’une part, et aux embryons, d’autre part. Cette équivoque permettrait de fragiliser les autorisations de recherche. Selon les chercheurs, il conviendrait de distinguer clairement les deux.

Mme Alice René : Je ne pense pas que les recours qui ont été formés s’appuyaient nécessairement sur cette ambiguïté.

S’agissant du cadre clinique, mes collègues insistent sur l’impératif de soutenir certaines applications cliniques potentielles, issues des recherches sur l’embryon. Il s’agit ici de manipulations de l’embryon pour améliorer les techniques d’aide médicale à la procréation. Il est donc question d’embryons à visée implantatoire. Ces recherches sont nécessaires mais encore limitées en France, du fait d’un blocage législatif qui a perduré jusqu’à la fin de 2015. Jusqu’à cette date, la recherche sur les embryons humains à visée implantatoire était interdite à cause d’une incohérence entre certaines dispositions législatives. Le cinquième alinéa de l’article L. 2151-5 du code de la santé publique permet théoriquement ces recherches, tout en les encadrant de façon drastique, puisqu’elles relèvent du circuit des recherches biomédicales et sont, à ce titre, visées à la fois par l'Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM), les comités de protection de personnes (CPP) et l’Agence de la biomédecine. Il est essentiel de vérifier que l’alinéa précité lève bien l’ambiguïté et permet l’opérationnalité du dispositif pour les laboratoires. Si une confortation était nécessaire, il conviendrait d’y procéder à l’occasion de la révision de la loi de bioéthique.

La deuxième partie de mon propos vise les recherches sur les échantillons biologiques humains ou les recherches de type clinique, maintenant dénommées recherches impliquant la personne humaine (RIPH). Ces recherches appellent certaines considérations qui relèvent des lois de bioéthique. Lors des différentes réformes de ce corpus législatif, le législateur a essayé d’équilibrer les droits des personnes qui se prêtent aux recherches et les possibilités réelles de réaliser ces recherches en France. L’esprit de la loi est de rendre les contraintes proportionnelles aux risques présentés par les recherches. Néanmoins des interprétations erronées des textes et des dysfonctionnements dans les instances évaluatrices, du fait de nouvelles compétences à acquérir, peuvent apparaître, qui alourdissent, aujourd'hui encore, le travail des chercheurs, sans pour autant améliorer la gestion du risque présenté par ces recherches.

J’aborderai trois aspects.

Premièrement, la principale difficulté concerne actuellement les collections d’échantillons biologiques humains et provient de différences d’interprétation entre le ministère de la recherche et le ministère de la santé. Ces collections d’échantillons biologiques humains sont une richesse pour la recherche scientifique et médicale, que ce soient des tissus, des cellules, des protéines, de l'ADN. La création de ces collections et leur réutilisation doivent être possibles pour la commauté de recherche. En particulier, le régime des déchets opératoires doit être maintenu en l’état car l’utilisation de ces derniers est une source très importante et essentielle de collections. Ce régime est fixé aux articles L. 1211-2, L. 1245-2 et L. 1131-1 du code de la santé publique. Ce système est suffisamment protecteur, en ce sens qu’il nécessite l’information des personnes sur les finalités de la recherche et leur absence d’opposition à ce que leurs échantillons soient utilisés pour ces recherches.

Aux termes de l’article L. 1243-3 du code de la santé publique, les collections ainsi constituées doivent être déclarées au préalable au ministère de la recherche. Selon l’interprétation faite par le ministère de la santé – la direction générale de la santé – la constitution d’une nouvelle collection à partir d’éléments déjà prélevés ou la réutilisation d'une collection déjà existante n’impliquent plus la personne humaine, car les échantillons ont déjà été prélevés à d’autres fins. Ces activités nécessitent, en l’état des textes, une déclaration au ministère. En revanche, une interprétation différente du ministère de la recherche tend à faire disparaître totalement la notion de collection et à la confondre avec le régime des recherches impliquant la personne humaine (RIPH). Or ce régime est beaucoup plus lourd et ne garantit pas mieux la protection des personnes dans ce cas d’espèce. Il est important de ne pas dévoyer ce système car ce serait s’éloigner de l'esprit de la loi et cela entraverait sans raison de nombreuses recherches reposant sur la constitution et la réutilisation de collections, en rendant notamment caduques, de nombreuses collections et biobanques qui sont utilisées depuis des années.

Les propositions portées par le ministère de la santé constituent donc une solution plus fidèle à la loi, et plus efficiente. À défaut de pouvoir mettre en application les propositions du ministère de la santé, il conviendrait à tout le moins de lever le blocage qui existe actuellement, très dommageable pour les recherches. Il importe donc de trouver une solution. Comme nous nous accordons tous à considérer qu’un contrôle minimum des collections doit rester en vigueur, il nous faut donc envisager la création d’un comité ad hoc pour l'évaluation de ces collections. Ce comité pourrait être créé en utilisant le vecteur de la future révision de la loi de bioéthique. Le dispositif ne peut être maintenu en l’état, car des projets de recherche sont absurdement en attente.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Vous ne pouvez pas utiliser les collections, parce que vous êtes en attente d’une disposition législative qui vous permette de fixer leurs règles de contrôle ?

Mme Alice René : Le ministère de la recherche, instance compétente à l’égard des projets de collection, aux termes de l’article L. 1243-3 du code de la santé publique refuse d’examiner ces projets, parce que son interprétation est différente.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Quelle disposition conviendrait-il d’insérer dans la loi de bioéthique ?

Mme Alice René : Il conviendrait de prévoir que les collections déjà existantes ou les collections constituées à partir de déchets opératoires soient, par exemple, visées par un comité ad hoc qu’il faudrait créer spécialement à cet effet et autoriser leur constitution et leur réutilisation ultérieure, puisqu'actuellement cette fonction n’existe plus, à cause d'une incohérence dans les interprétations.

M. Jean-François Eliaou : Il existe en France, depuis quelques années, ce qu'on appelle des centres de ressources biologiques (CRB). Ils ont une visée diagnostique ou une visée de recherche. Pour toute création de CRB, il faut suivre un cahier des charges, quant à la conservation d’échantillons, la qualité, etc. Puis il existe une instance au niveau national. On déclare les collections au niveau des CRB.

On a trop tendance en France à « manger du mille-feuille administratif, quand ce n’est pas dix mille… ». La création d’un CRB ne pourrait que doubler un CRB existant. Je ne perçois pas la justification d’une doctrine particulière du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche opposée à une doctrine du ministère de la santé. Les CRB se créent. Ils sont à visée de recherche ou à visée diagnostique. Les ressources biologiques existent dans tous les CHU. Lorsque l’on veut faire des études sur des échantillons d'origine humaine, et j’insiste d’origine humaine, on soumet un dossier de recherche, un dossier scientifique, au ministère et on demande au CRB de délivrer – ce n’est pas gratuit – des collections ou des échantillons de leurs collections. Je ne situe pas la difficulté.

Mme Alice René : Jusqu’en 2016, en application de la loi Jardé, les CRB étaient accrédités par le ministère de la recherche en tant que biobanques. La difficulté tient au fait qu’on ne dispose plus de système d’accréditation, si l’on veut constituer de nouvelles collections, parce que le ministère ne veut plus en faire. C’est un point très bloquant. La proposition que nous faisons vise à sortir du blocage actuel. Actuellement, l’interprétation des dispositions législatives conduit le ministère à considérer qu’il ne peut plus accréditer de nouveaux CRB.

M. Jean-François Eliaou : Accréditer de nouveaux CRB est une chose…

Mme Alice René : comme ajouter de nouvelles collections dans un CRB.

M. Jean-François Eliaou : Il existait deux CRB dans mon laboratoire. La déclaration de mise à jour des collections devait intervenir au mois de juin dernier. Le dispositif continuait donc de s’appliquer.

Mme Alice René : Pour les mises à jour, le ministère ne fait pas d’opposition.

M. Jean-François Eliaou : Comment fait l’Institut national du cancer (INCa) ? L’INCa dispose de collections.

Mme Alice René : Les CRB qui ont déjà été déclarés peuvent continuer leur activité.

M. Jean-François Eliaou : Pourquoi en vouloir de nouveaux ?

Mme Alice René : Parce que des laboratoires se créent qui font de nouvelles collections.

M. Jean-François Eliaou : Nous avons tendance à multiplier les lois, les règlements, les normes, etc. Chacun veut avoir « son petit CRB, dans son petit labo… » Il survient un moment où il faut centraliser, parce que les frais sont considérables, parce qu’en termes d’ingénierie, il vaut mieux centraliser, mutualiser ces centres de ressources biologiques. Dans d’autres pays où la recherche est extrêmement active, tels que les États-Unis ou l'Angleterre, il existe une centralisation. Je ne dis pas qu’il faut un CRB pour toute la France. Mais parce que c’est très lourd, il faut une certaine centralisation, par région par exemple. Il faut être attentif à cet aspect. Disant cela, je ne suis pas du tout « contre les chercheurs ».

Mme Alice René : En toute conscience, nous avons eu cette discussion avec tous les promoteurs académiques : l’Inserm, l’Assistance Publique, etc.

M. Jean-François Eliaou : Les contraintes sont telles qu’on ne peut pas créer sa citadelle. Pour l’agriculture, c’est pareil, pour la recherche, c’est pareil, pour la médecine, c’est pareil, pour les petites communes de 500 habitants, c’est pareil. Il faut expliquer que la complexité croissante rend inévitable la mutualisation, « parce que tout seul, on ne pourra pas y arriver ». C’est dans ce sens qu’il faut aller.

Mme Alice René : Un système mutualisé et régionalisé, pourquoi pas ? Mais, en l’état actuel, si vous voulez créer, par exemple, des laboratoires qui se regroupent et qui veulent créer leur nouvelle collection, le système est aujourd’hui insuffisant. Tous les promoteurs académiques considèrent qu’il s’agit d’un point bloquant. Si le comité n’est pas considéré comme la solution, que l’interprétation des textes aille du moins dans le bon sens.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Comment formuleriez-vous la disposition modificatrice ?

Mme Alice René : Dans l'article L. 1243-3 du code de la santé publique, qui prévoit une déclaration auprès du ministère pour utiliser une collection, il conviendrait d’insérer une disposition selon laquelle les collections déjà existantes ou les collections à partir de déchets opératoires relèvent du ministère de la recherche. Ne seraient pas visées les collections au titre desquelles il y a vraiment un geste sur la personne – une personne vient spécifiquement donner du sang. Ce sont alors des recherches impliquant la personne humaine. Je vous parle de recherches où la personne n’est plus impliquée

Mme Angèle Préville, sénatrice : Toute la communauté scientifique a-t-elle accès à ces collections ?

Mme Alice René : Tout à fait, il n’y a pas d’exclusivité.

M. Jean-François Eliaou : Y compris pour le privé, à condition qu’il n’y ait pas de conflit d’intérêts.

Mme Alice René : Le deuxième écueil important pour la communauté de recherche concerne les recherches faisant intervenir les analyses génétiques, notamment sur des biobanques d’échantillons déjà constituées. Les dispositions de la loi Informatique et libertés, actuellement réductrices, devraient être alignées sur les dispositions de la loi Jardé, lesquelles prennent en compte la spécificité des recherches. L’article L. 1131-1-1 du code de la santé publique dispose que, dans le cadre d'une recherche, des analyses génétiques sur des échantillons déjà prélevés ne nécessitent pas un consentement exprès de la personne. Depuis 2016, une absence d’opposition suffit, si la personne a été informée de la finalité de la recherche. La loi Informatique et Libertés exige un consentement exprès pour le traitement des données associées à l’analyse génétique dans ces collections. Ce consentement exprès n’est pas justifié et empêcherait des réutilisations d’échantillons déjà collectés, rendant certaines biobanques inutilisables. Cela représente une perte de chance pour des patients atteints de maladies et à durée de vie brève. Les prélèvements provenant de personnes décédées qui ont souffert de la même pathologie ne pourraient plus être réutilisés.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Il s’agit de la loi sur la protection des données personnelles Dans cette loi, l’absence de réponse dans le délai de deux mois vaut acceptation.

Mme Alice René : Une exception vient d’être insérée dans le projet de loi en discussion, aux termes de laquelle le consentement exprès n’est pas requis au titre de l’article L. 1131-1-1 du code de la santé publique.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Sous condition de travaux de recherche ou de santé publique.

Mme Alice René : Oui, dans le cadre d’une exception pour la recherche. Toutefois, l’interprétation de la Commission nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL) est restrictive. Selon elle, les échantillons prélevés à d’autres fins ne concernent que des échantillons prélevés pour des fins de soins et non les échantillons prélevés pour des fins de recherche. Il conviendrait de préciser l’interprétation de cet article.

M. Jean-François Eliaou : Une chose me contrarie : effectivement les prélèvements sont effectués avec le consentement des personnes. Il n’est pas question de prendre un morceau de côlon, de le mettre au bac, puis de reprendre le morceau de côlon sans rien dire au patient. On dit : « Vous êtes opéré. Êtes-vous d'accord pour que tout ce qui passe au bac soit utilisé à des fins de recherche ? » Le patient est libre de répondre oui ou non.

À des fins de recherche signifie à des fins de recherche. Comment peut-on anticiper les recherches que l’on va faire si le prélèvement est stocké ? C’est absolument impossible. Comment peut-on imaginer qu’on regarde sur une tumeur mammaire si le gène BRCA-1 ou BRCA-2 est muté et qu’ultérieurement on ne puisse aller au-delà, après avoir découvert un autre gène pouvant augmenter la susceptibilité du cancer du sein, puisqu'on a visé spécifiquement une recherche axée sur BRCA-1. Cela n’est pas possible. Du point de vue de la recherche, c’est totalement illusoire et cela va stériliser totalement le système.

En revanche, il faut donner une information très précise aux patients. Nous l’avons fait, lorsqu’il s'est agi, par exemple, de constituer la base des donneurs volontaires de cellules souches hématopoïétiques. Puisqu’on faisait une extraction d'ADN à partir de leurs cellules pour faire un typage HLA, les donneurs de cellules souches hématopoïétiques à des fins de greffe étaient systématiquement interrogés : « L’ADN est dans nos collections, est ce que vous autorisez l’utilisation de ce matériel d'ADN pour des fins autres que le typage HLA ? » Dans le cas de la transplantation, par exemple, parce qu’il fallait donner un cadre. Demain ayant trouvé un gène codant pour une cytokine qui est très impliquée dans le rejet de greffe, si on n’a pas cette autorisation, on ne pourra pas faire d’études cliniques rétrospectives pour savoir s'il y avait ce gène.

Nous avions beaucoup travaillé à l’époque, et nous avons continué à travailler sur l’information donnée aux donneurs : « Le travail a été accompli sur ce gène, mais des anomalies peuvent affecter d’autres gènes, vous serez prévenu. » Le patient n’est jamais obligé d’accepter et en cas de refus, l’ADN est détruit.

Pour les découvertes inopinées, il est également important de savoir si la personne veut ou non être tenue au courant, si la famille veut ou non être mise au courant. Mais il s’agit d’information.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : De quel article est-il question ?

Mme Alice René : Il est question de l’interprétation de
l’article L. 1131-1-1 du code de la santé publique, dans la rédaction issue de la loi Jardé.

Dans le projet de loi sur les données personnelles en discussion, il s’agit d’une des dispositions figurant à l’article 13. Il s’agirait seulement de préciser l’interprétation afin que, dans le cas d’une réutilisation, l’exception soit valable à la fois pour les échantillons prélevés aux fins de soins et pour les échantillons prélevés aux fins de recherche.

En ce qui concerne l’avancée des neurosciences, plusieurs aspects sont à considérer autour de leur application et de leur utilisation élargie en dehors du champ de la recherche et de la médecine. Il est essentiel d’accroître l’accompagnement des usages des résultats des neurosciences, comme celui de la neuro-imagerie, en dehors de ces champs scientifiques et médicaux.

Il s’agit d’abord du champ judiciaire. L’utilisation des neurosciences dans le champ judiciaire a été prévue par la révision des lois de bioéthique, en 2011, pour l’imagerie cérébrale. Or les interrogations éthiques soulevées par l’imagerie cérébrale découlent de la tentation de surinterpréter les images obtenues, notamment dans l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle. Une telle surinterprétation peut conduire à des dérives. L’article 16-14 du code civil prévoit que les techniques d’imagerie cérébrale ne peuvent être employées qu’à des fins médicales ou de recherches scientifiques ou dans le cadre d’expertises judiciaires. Sur ce dernier point, cette disposition n’a jamais eu d’application, parce qu’il y a eu un moratoire. On ne dispose donc pas de jurisprudence à cet égard. Il conviendrait d’en discuter à nouveau, parce que l’utilisation des résultats d’imagerie médicale, en tant que méthode de preuves pour détecter certaines affections mentales, lors de procès, suppose que les résultats d’imagerie cérébrale sont interprétables en termes d’état mental ou d’état psychologique du sujet. Or les résultats de l’imagerie cérébrale ne peuvent pas directement être interprétés en termes d'état psychologique. Ils ne reflètent que l’activité cérébrale lors de certaines fonctions cognitives étudiées dans des conditions très standardisées au laboratoire, et par là même simplifiées.

En outre, comme l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et techniques l’avait signalé en 2012, un danger supplémentaire tient à ce que l’utilisation de ces données supposées objectives pourrait prendre le pas sur des données supposées plus subjectives, comme des expertises psychiatriques ou psychologiques ou la crédibilité des témoins ou des victimes. Ces images deviendraient preuves principales, alors que la communauté de neurosciences considère que cette utilisation n’est pas justifiée. Il faudrait revenir sur ces dispositions édictées il y a sept ans, puisque leur pertinence n’est pas d'actualité.

Aux États-Unis et en Inde, où des données de ce genre ont pu être utilisées, on revient sur une telle utilisation.

M. Jean-François Eliaou : Ces approches sont-elles utilisées actuellement ?

Mme Alice René : Non.

Sur l’application des neurosciences, les enjeux éthiques sont majeurs. Il s’agit de l’utilisation de cette technique et de ces dispositifs par des personnes non malades, mais qui veulent augmenter leurs capacités. Les techniques concernées peuvent être des médicaments, par exemple des psycho-stimulants, des dispositifs de stimulation cérébrale ou des interfaces homme-machine. Des dérives peuvent être observées, notamment dans les usages récréatifs, mais aussi dans le but d'augmenter, sur le long terme, les capacités de la personne dans différentes fonctions. Ont été testés : l'éveil, l’attention, la concentration, également des fonctions cognitives telles que la mémoire de travail, le calcul, le raisonnement ou d'autres aspects liés à l’état émotionnel ou à la condition sociale.

Je vous renvoie à l’avis du Comité consultatif national d’éthique de 2013 relatif aux enjeux éthiques du recours aux techniques biomédicales en vue d’amélioration chez la personne non malade. Cet avis souligne bien les questions sérieuses en cause.

Le premier point crucial tient aux conditions de respect de l’individu et de son autonomie. Ces conditions sont-elles réunies ? L’individu est-il réellement informé, lorsqu’il prend la décision d’utiliser de telles techniques ? La littérature révèle une absence de preuves cohérente et répétée. En revanche, les risques d’effets secondaires sont sérieux et, notamment, les risques d’addiction, les personnes testées faisant souvent état d’un sentiment d’accroissement de leurs performances, alors que les tests objectifs ne montrent pas une telle augmentation. Il peut y avoir un effet placebo.

Rien ne garantit que l’intégrité des personnes soit respectée lors de l’utilisation de ces techniques. En effet, certaines d’entre elles sont très invasives, comme les médicaments, les dispositifs bioniques ou les implants cérébraux. Par conséquent, la réversibilité des effets est vraiment cruciale, en particulier pour les médicaments, les dispositifs d’interface homme-machine.

Quid de l’évolution de l’identité de la personne et de sa faculté de décision quant à poursuivre l’utilisation de ces techniques ? Si on suppose des effets rapides, la personne qui va prendre la décision de continuer d’utiliser ces techniques est déjà « modifiée ou sous influence ».

Si l’on se place au niveau sociétal, la question revient au choix de la société que l'on souhaite. Lorsque l’on permet de tendre à un être humain plus performant, quelles en sont les conséquences ? Des questions se posent, non seulement sur les inégalités créées en termes d’accès aux technologies, mais également sur les discriminations entre ceux qui en bénéficient et ceux qui n’en bénéficient pas. On crée une sorte de société « à deux vitesses » et, dans cette société, les individus auront-ils finalement le choix d’utiliser ces techniques ou y seront-ils contraints indirectement pour être comparables à ceux qui les utilisent ? Quelle place accordera-t-on aux personnes qui ne les utiliseront pas ? Cela revient au problème du dopage.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Et de l’addiction. Il faut aussi aller plus loin et parler des modifications génétiques.

Mme Alice René : Oui. Pour les transhumanistes, il y a convergence entre les nanotechnologies, les biotechnologies, les sciences de l’information. Toutes ces techniques sont utilisées en convergence pour augmenter les performances. En tant que neuroscientifique, je vous parle des technologies liées aux neurosciences, mais, effectivement, l’idéologie transhumaniste est derrière.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Les médicaments ont aussi été utilisés sur le plan militaire.

M. Jean-François Eliaou : À l’Assemblée nationale, une mission d'information a été conduite sur la numérisation des armées. J’ai assisté à plusieurs auditions où ces aspects ont été abordés. Si l’on considère que l’un des objectifs est la connexion entre les différents matériels – à terre ou en mer ou dans le ciel, y compris les drones – de façon à croiser les informations avec le Big Data, le soldat aura forcément, s’il ne veut pas être isolé, une connexion avec le véhicule derrière lui, l'avion ou le satellite qui donnent des renseignements. Ce sera donc un homme connecté.

Actuellement la connectique ou la connexion entre ces différents appareils est un enjeu majeur. Les matériels qui vont être déployés dans l’armée française seront des matériels connectés. Avec les avions, avec les satellites, il y a une connaissance parfaite de l’ensemble du terrain, y compris les drones. C’est une vision en 3D du champ de bataille, qui est visible de tous les endroits, y compris de l’état-major, mais également du fantassin qui est sur place et qui dans son casque, avec sa visière, voit tout. Il s’agit bien de l'homme augmenté. Et il a bien une connaissance augmentée. Cela existe déjà et c’est la tendance à venir sans que ce soit particulièrement transhumaniste, mais pour une meilleure connaissance, une meilleure sécurité du fantassin, du soldat. Cela fait partie de l’arsenal dont il disposera dans les cinq ou dix ans. Il n’y a pas que les lunettes à vision nocturne, il aura toutes les informations dans son casque, dans ses oreilles, devant ses yeux.

Mme Alice René : Oui, mais il s’agit là de militaires de carrière qui ont choisi en connaissance de cause. Le cas est différent pour la société civile, en dehors du domaine militaire. Face aux demandes de prescriptions de complaisance, le médecin est parfois un peu seul. Il conviendrait à l’occasion de la révision de la loi de bioéthique de prévenir ces dérives et de donner aux praticiens des guides et des outils quant à ces utilisations détournées de matériel médical.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : La Haute autorité de santé a édicté des guides d’utilisation.

Mme Alice René : Aux États-Unis, des guide lines sont apparus dans ce champ thématique, par exemple, pour indiquer aux médecins quand accepter de prescrire des psycho-stimulants, des antidépresseurs et quand le refuser si des risques de détournement d’utilisation sont constatés.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : En France, des conseils appuyés sont donnés par la sécurité sociale. Pour les antidépresseurs, pour les médicaments sensibles, il existe des normes et des recommandations.

Mme Alice René : Cela va dans la bonne direction. Néanmoins, je vous ai fait part du sentiment de collègues médecins qui se sentent pris au dépourvu.

Le deuxième pilier de l'action à mener vise une information de la population, non seulement sur l’absence d’effets reproductibles de ces techniques, mais aussi sur les risques d’effets secondaires et d’addiction, puisque ces systèmes mettent en jeu les « réseaux de l’addiction ».

Le lien avec les sciences du numérique, les interactions entre technologies et sciences du numérique et le vivant, surtout le médical, sont bien sûr de plus en plus développés. Doit-on faire entrer certaines questions liées au numérique dans le champ des lois de bioéthique ? C’est une possibilité envisageable, au moins pour certaines thématiques. Nous avons vu les interactions entre les humains et les machines, nous avons vu les exemples d’interface homme-machine en termes de neuro-amélioration, d’homme augmenté. Nous allons le revoir avec les exemples de prise de décision par des algorithmes à partir de grandes masses de données médicales. Si en raison d'un impact plus fort, certains aspects pourraient donc entrer dans le champ de la loi, les autres aspects devraient tout de même être couverts, peut-être par un autre corpus législatif. Ce sont vraiment des pistes de réflexion que je vous présente autour, par exemple, de la création d’un comité national d’éthique lié aux sciences du numérique.

Le premier point concerne l’utilisation de grandes masses de données pour faire des recherches de type inductif. Ces nouvelles recherches sont permises et sont à encourager, néanmoins la qualité de ces recherches est à garantir, lorsqu’elles sont combinées à des techniques d’apprentissage machine dans le but d’établir des normes dans le domaine médical, des procédures prédictives, diagnostiques et thérapeutiques. Ces recherches sur grandes masses de données invitent à des réflexions d’ordre éthique et épistémologique. En effet, ces recherches ne sont plus de type hypothético-déductives, comme on y est habitué en sciences, mais ce sont des observations de corrélation sans que les schémas causaux sous-jacents ne soient explicités. Elles sont donc à manier avec précaution. Un point assez technique, dans ces méthodes inductives, tient à la qualité des données d’entraînement et à l’absence de biais dans les données initiales. Un biais dans ces données conduira à un biais dans les résultats. Par exemple, si un jeu de données d’apprentissage sur-représente certaines tendances – un logiciel de détection du visage entraîné sur des photos d’hommes blancs sera tout à fait inefficace à discriminer des visages de femmes ou des visages de personnes non blanches. L’utilisation de l’intelligence artificielle dans ce cadre doit être précautionneuse, le rapport de la commission de réflexion sur l’Éthique de la Recherche en sciences et technologies du Numérique d’Allistène, (Cerna), publié en 2018, est très instructif à cet égard.

Concernant les décisions fondées sur les résultats de ce type de traitement, il faut souligner qu’elles sont données par un algorithme en cas d’association à une procédure diagnostique ou thérapeutique. Ces décisions résultent donc d’une « boîte noire » et le praticien n’est pas toujours en capacité d’expliquer le résultat en termes de causalité. Il faut vraiment faire attention à la loyauté de l’algorithme et à son intelligibilité par le patient.

À long terme, il faut aussi réfléchir à la dérive consistant à entièrement déléguer la décision à une machine, alors que le praticien doit être associé aux décisions. Ce sont des pistes qui pourraient être explorées à l’occasion de la révision de la loi de bioéthique.

Pour les aspects qui ne relèveraient pas de la loi bioéthique, en ce qui concerne les sciences du numérique en dehors du cadre de la santé, comme les prises de décision algorithmiques en économie ou la robotique, notamment les robots compagnons, la veille éthique est essentielle sur cette thématique de sciences humaines. La loi de 2016 sur la République numérique a confié à la CNIL une fonction de veille. Comme elle a déjà un rôle de régulateur et d'inspection, la loi la place donc dans la situation d’être juge et partie. La création d’un comité national d'éthique du numérique ou d’une section dédiée au numérique au sein du CCNE vient donc à l'esprit. Je sais que le CCNE et la Cerna ont déjà discuté en ce sens. Ils pourraient faire des propositions ou s’attacher aux propositions qui émergeront. Le comité pourrait analyser quels aspects doivent être fixés par la loi et quels aspects relèvent de l’éthique, par exemple dans le cas d’une discussion collégiale de comités d'éthique opérationnels en sciences du numérique, comme il peut en exister en sciences du vivant et de la santé.

En conclusion, la recherche fondamentale et appliquée est déjà très encadrée en France par le dispositif existant. Elle doit être encouragée. Or, actuellement, des freins existent qu’il conviendrait de lever, soit dans l'interprétation des textes, soit dans leur opérationnalité, à cause de lobbyings opposés à la recherche, soit plus rarement dans l’écriture des textes. Je vous rappelle les thématiques concernées : la recherche sur l'embryon et les cellules embryonnaires humaines, les recherches sur les collections d’échantillons biologiques humains pour lesquels il faut trouver une solution, les recherches impliquant la personne humaine et les recherches génétiques sur les collections.

Toutes ces mesures sont bien entendu respectueuses des valeurs partagées par la société et ne remettent pas en cause les consensus obtenus au cours des précédentes discussions de la loi de bioéthique. Je reprendrai une notion classique en bioéthique : la notion de bénéfice/risque. Si l’on arrivait à un meilleur équilibre entre les risques présentés par la recherche et le contrôle effectué par les institutions, cela nous permettrait d’avoir un système de contrôle plus efficace, et donc une amélioration du bénéfice/risque.

Secundo, il convient d’être vigilant dans les applications du développement des sciences et technologies, en dehors du contexte médical et scientifique. La question est tout simplement celle de savoir quelle société on veut, notamment s’agissant des techniques à visée d’amélioration.

Le rôle de la médecine est durement questionné par ces demandes de neuro-amélioration et par le recours aux algorithmes d’aide à la décision, recours qui pourrait mettre à mal la confiance de chacun dans son praticien.

Enfin, les questions éthiques liées au numérique devraient trouver une solution. Nous en sommes arrivés au moment où ce champ devrait être investi. Le niveau d'action n’est pas identique pour tous ces aspects. La loi pourrait prendre en compte certains d’entre eux, pour d’autres, c'est uniquement au moyen de guide lines pour les médecins qu’il conviendrait d’intervenir. L’information des citoyens sur ces différentes thématiques est également cruciale, information diffusée indépendamment de l’évolution du corpus bioéthique. Un accent doit être mis dessus. Les états généraux en sont la première étape.

M. Jean-François Eliaou : La création d’un comité supplémentaire du numérique pose problème en termes d’efficacité. On voit bien que le CCNE a « somnolé » pendant quelques années et s’est réveillé au moment des états généraux. Il s’agit d’une structure qui est capable de donner des avis, et de façon indépendante, en dehors de toute pression, qui est capable d’être à l’écoute des citoyens, d’avoir une réflexion philosophique approfondie, intellectuellement approfondie. C’est donc un comité de sages, qui émet des avis et qui est extrêmement utile. Ce n’est et ce ne doit pas être une autorité de régulation.

Dans les domaines que vous avez cités, et notamment le dernier, on s’achemine vers quelque chose qui est complexe, complexe dans la compréhension, parce que vous l’avez dit les algorithmes sont une « boîte noire », dont on ne comprend pas forcément tous les tenants et aboutissants, on peut s’interroger sur la fiabilité des personnes qui créent ces algorithmes puisqu’aucun contrôle n’intervient. On a donc besoin d’une autorité de régulation, comme on a une autorité de régulation sur la santé, sur le médicament, sur les dispositifs médicaux, assez coercitive et qui centralise l’ensemble des dispositifs, qui donne des autorisations ou qui ne les donne pas.

Je ne perçois pas bien la façon dont le CCNE pourrait être impliqué. Il n’a pas cette fonction.

La science est extrêmement transversale. Par exemple, à l’Assemblée nationale, nous réclamons une certaine flexibilité des commissions permanentes, parce qu’il n’est pas rare qu’un sujet donné dépende de plusieurs d’entre elles. Plutôt que de créer une nouvelle agence de régulation, qui s’intéresserait au numérique, et qui forcément serait obligée d’interagir avec d’autres agences qui existent déjà, je pense qu’il faut donner un peu plus de souplesse et d’agilité aux agences existantes ou alors en créer une qui soit polyvalente, avec évidemment, en son sein, des experts académiques compétents dans différents domaines. On devient de plus en plus transversal et il vaut mieux centraliser les choses sous l’égide d'une agence qui pourrait très bien s’occuper de tout ce qui est éthique médicale, scientifique et autres, sans créer un organisme spécifique à l’intelligence artificielle.

Mme Alice René : Je vais tout à fait dans votre sens. Effectivement, je ne parlais pas des autorités de régulation qui existent, comme la CNIL. J’évoquais une section numérique au sein du CCNE qui centraliserait les questions d'éthique.

M. Jean-François Eliaou : Plutôt qu’une autorité de régulation, le CCNE est une instance qui s’autosaisit lorsqu’elle a le sentiment que des questions de société se posent et qui émet des avis consultatifs. Compte tenu de l’évolution de la science et de l’appropriation de la science par la société, nous avons également besoin d’autorités de régulation qui soient coercitives, pour dire oui ou non.

Mme Alice René : La CNIL pourrait tout à fait remplir ce rôle.

M. Jean-François Eliaou : Je vous donne un exemple. Actuellement, nous sommes confrontés, ma collègue sénatrice et moi-même, aux questions d’assistance médicale à la procréation. Sans porter de jugement au fond, il faut constater qu’il est question de l’utilisation par des personnes saines de dispositifs et d’avancées technologiques qui ont été réalisés dans le but de soigner les gens. Ce faisant, on passe du soin au bien-être. Et ce qu’on perçoit du ressenti de la société, c’est qu’à partir du moment où il y a, à disposition des patients, des technologies, des approches, des méthodologies qui soignent, autrement dit thérapeutiques, on se dit il n’y a pas de raison que cela soit réservé aux patients, même les personnes seules peuvent en bénéficier. Disant cela, je n’émets pas de jugement, c’est une observation sociétale ou anthropologique. À partir du moment où des couples stériles ont droit à des enfants, du fait des progrès médicaux, tout le monde a droit à des enfants. C’est le droit à l’enfant. Il s’agit d’une évolution sociétale. De la même façon, à partir du moment où un soldat en opération extérieure peut avoir la connaissance de tout un ensemble de paramètres de son environnement en étant connecté, il n’y a pas de raison que, disposant d’éléments connectés, nous n’ayons pas la même capacité à disposer de ce type d’avancées. Le CCNE ou une section du CCNE n’a pas l’autorité pour dire oui ou non, comme peut l’avoir, dans son domaine, l’Agence de la biomédecine.

Mme Alice René : Oui, mais avant d’édicter la loi ou même de la modifier, il y a le temps pour la réflexion éthique.

M. Jean-François Eliaou : Bien sûr.

Mme Alice René : Aujourd’hui, les questions d’éthique du numérique ne sont pas discutées à part à la Cerna. Après la réflexion éthique, vient évidemment le temps de la décision et celui de légiférer. Il faut alors des autorités de régulation, je vais tout à fait dans votre sens.

M. Jean-François Eliaou : Il faut des opérateurs et des contrôles. Les sauts technologiques majeurs en cause nécessitent un encadrement pour le respect de notre conception du vivre-ensemble et dire jusqu’où on peut aller.

Mme Alice René : La réflexion éthique a toute sa place pour donner ce sens, mais je suis complètement d’accord avec vous.

Mme Annie Delmont-Koropoulis et M. Jean-François Eliaou : Nous vous remercions.

 


Audition de M. le professeur Emmanuel Hirsch, professeur des universités, directeur de l’Espace éthique de la région d’Île-de-France, de l’Espace national de réflexion éthique Maladies neurodégénératives, président du conseil pour l’éthique de la recherche et l’intégrité scientifique de l’Université Paris-SaclayMercredi 28 mars 2018

Mme Annie Delmont-Koropoulis : M. le professeur, vous avez un parcours très éclectique. Vous avez travaillé sur les maladies neurodégénératives. J’ai relevé que vous êtes membre du conseil scientifique de l’Œuvre de secours aux enfants.

Pr Emmanuel Hirsch : L’Œuvre a sauvé plusieurs milliers d’enfants durant la Seconde guerre mondiale et incarne les valeurs de sollicitude et de solidarité. Elle intervient aujourd’hui dans les champs des précarités sociales, des vulnérabiltés humaines comme les situations de handicap ou de perte d’autonomie. L’expertise et les initiatives de l’OSE contribuent au lien social, au vivre-ensemble.

J’ai répondu à votre invitation, parce que j’ai beaucoup de respect pour les travaux de l’OPECST : ils constituent pour nos réflexions une indispensable référence.

Quelques éléments de présentation de l’Espace éthique de la région
d’Île-de-France que je dirige depuis sa création en 1995. Pour notre part nous distinguons l’éthique pratique du soin, celle qui se réfléchit au quotidien à l’exercice médico-soignant au service de la personne malade, de la bioéthique qui depuis les années 90 en France accompagne les évolutions scientifiques et techniques dans le champ de la biomédecine. En 1995, pour mener une réflexion institutionnelle au plus près des réalités de terrain à l’Assistance publique Hôpitaux de Paris nous avons choisi de retenir le concept d’espace éthique et non de comité d’éthique correspondant alors à une instance spécialisé dans l’arbitrage des décisions en recherche biomédicale. Notre approche était inédite et innovante, visant l’identification des questions émergentes et une concertation pluridisciplinaire. C’est ainsi que peut se développer une culture partagée de l’attention et de la réflexion éthique, alors que certaines instances s’affirment compétentes à dire l’éthique, voire à se substituer au processus décisionnel qu’il revient pourtant d’assumer dans la concertation. Nous ne prescrivons pas mais favorisons les échanges et les approfondissements. Au début il s’agissait beaucoup plus de servir les valeurs du soin, notamment dans le contexte d’institutions comme l’hôpital, et ainsi de contribuer au développement de ce que par la suite on appellera la « démocratie en santé ». Pour nous, la réflexion bioéthique spécifique était argumentée avec une grande compétence par le CCNE.

Attentif à la dynamique que nous avons initiée et déjà au rayonnement de notre méthode, Jean-François Mattéi a souhaité que notre modèle d’espace éthique soit institué dans la loi de bioéthique de 2004. Chaque région est aujourd’hui dotée d’un espace éthique. Nous sommes également un lieu d’enseignement et de recherche bénéficiant des travaux d’une équipe universitaire de recherche. Membres du laboratoire d’excellence (DISTALZ) nous intervenons avec les équipes scientifiques les plus avancées dans ce domaine sur l’approche de l’expérimentation de traitements anticipés de la maladie d’Alzheimer. Nos recherches concernent ainsi la prédictivité à travers les marqueurs biologiques et l’imagerie, la génomique mais également l’évolution de la position des personnes malades ou non qui peuvent revendiquer le droit de contribuer aux choix scientifiques, au processus décisionnel et ainsi d’être parties prenantes des orientations et des méthodologies de la recherche. Cette expertise m’incite à penser qu’il nous faut repenser la relation entre science et société sur des bases partenariales et que l’impératif est d’initier des modes d’information et de concertation actuellement inefficients. Nous ne pouvons plus nous en remettre seulement à des instances d’argumentation et d’arbitrage qui privilégient l’entre soi ou l’expertise des sages. Il s’agit là d’un enjeu plus déterminant que jamais dans le cadre de l’actuelle révision de la loi relative à la bioéthique. Je ne suis que peu satisfait des modalités pratiques de la concertation qui a été mise en œuvre sur un temps limité et sans permettre en amont la transmission des savoirs et des enjeux indispensables à un débat national que l’on souhaitait le plus ouvert possible.

Pour en terminer de la présentation de l’Espace éthique de la région
Île-de-France, depuis 2010, nous assumons la fonction d’Espace éthique national de réflexion sur la maladie d’Alzheimer (dans le cadre du plan 2008-2012 devenu en 2014 plan sur les maladies neurodégénératives). Du fait de la complexité de leur évolutivité, les maladies neurocognitives ont un impact spécifique sur le quotidien de la personne et son environnement : les vulnérabilités justifient des approches pluridisciplinaires et innovantes dans les champs du sanitaire et du médico-social. Il convient d’anticiper et d’être soucieux de réponses adaptées au domicile comme dans le cadre des établissements. C’est donc l’inventivité sur le terrain que nous accompagnons dès lors qu’elle favorise la qualité de la relation de soin et d’accompagnement, la qualité de vie, l’autonomie des personnes et leur possibilité de vivre au mieux leurs parcours en préservant une vie sociale. À cet égard, la reconnaissance de la citoyenneté de la personne dans toutes les circonstances de la maladie, du handicap ou de la perte d’autonomie me semble constituer un enjeu politique essentiel. Nous sommes dès lors très investis aujourd’hui dans l’évolution nécessaire des Ehpad, du point de vue de la reconnaissance et de la valorisation de leurs missions, comme s’agissant des modalités d’intégration des établissements dans la cité et des financements indispensables à la qualité et à la compétence des prestations.

En fait, si nous n’avons aucun pouvoir effectif, nos missions nous impliquent au plus près des réalités immédiates du soin, de l’accompagnement et de la recherche. Nous sommes des observateurs attentifs, peut-être pas assez sollicités dans leur expertise par les instances qui déterminent les choix. À travers les années, nous avons constitué, au plan national, avec les professionnels, les membres d’associations et, d’un point de vue plus général, la cité des réseaux thématiques où nous puisons notre expertise. De plus, notre offre universitaire très complète en termes de formation nous permet, je pense, de contribuer à notre juste place aux mutations qui s’imposent aujourd’hui.

Concernant spécifiquement les enjeux de la bioéthique, dans un premier temps, nous y avons été attentifs du point de vue de leur impact dans les pratiques hospitalières et du soin : prélèvement/greffes d’organes, AMP, génétique. D’autres instances, certaines comme le CCNE depuis 1983, ont mission d’y contribuer au plan de la réflexion, de l’expertise éthique voire en tant qu’opérateur comme c’est le cas pour l’Agence de la biomédecine. En fait nous évoluons dans le contexte du débat bioéthique depuis notre création en 1995, mais s’il est important d’anticiper et d’accompagner l’implémentation des évolutions biomédicales, encore est-il nécessaire de ne pas déserter le front de l’éthique ordinaire, de l’éthique « d’en bas », de l’éthique du soin. Les vulnérabilités dans la maladie demeurent, voire certaines s’accentuent, quels que soient les effets d’annonces, les promesses. La chronicité, les difficultés d’accès à la prévention et aux soins, la précarité du « vivre avec la maladie », les conditions d’exercice professionnel dans un contexte contraint constituent des urgences immédiates à ne pas négliger. Le « tout bioéthique » me semble à cet égard pour le moins réducteur, voire susceptible de nous détourner parfois de nos responsabilités à l’égard des personnes que fragilise le parcours dans la maladie, comme à l’égard des professionnels peu reconnus dans la valeur politique de leurs engagements. De ce point de vue, la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé constitue un moment fort de la reconnaissance des valeurs de dignité et de justice revendiquées par les militants des années sida. Il nous faudrait aujourd’hui engager son processus de révision afin de lui conférer une nouvelle pertinence dans des domaines qui, eux aussi, ont évolué et justifient une considération législative. On a trop souvent l’impression qu’en ces domaines le législateur s’est cantonné, ces dernières années, aux débats sur la bioéthique ou alors sur la fin de vie !

À ce propos, dès lors que les valeurs du soin semblaient être mises en cause et que s’imposait une réflexion relative aux vulnérabilités dans la maladie, les débats relatifs à la fin de vie ont fait l’objet d’un fort investissement de notre part. Depuis notre création, nous avons accompagné le mouvement des soins palliatifs, à travers la loi de 1999 sur les soins palliatifs ensuite avec la loi de 2005 à laquelle nous étions très attachés. Nous avons publié en 2016 un volume collectif de 849 pages « Fin de vie, éthique et société » portant sur la loi du 2 février 2016 créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie. De mon point de vue, je ne cacherai pas que la confusion opérée entre la sédation profonde et l’euthanasie suscite de graves problèmes dans l’implémentation de cette loi. En effet, la sédation profonde et continue peut être assimilée à l’euthanasie. La distinction quelque peu théorique qui est maintenue à cet égard est trop subtile et ambiguë pour être comprise, voire admise sur le terrain. De telle sorte qu’il me semblerait désormais préférable de quitter cette zone instable et transitoire pour avoir clairement une loi qui permette de recourir explicitement à l’euthanasie, à défaut de faire marche arrière et de revenir à l’esprit de la loi du 22 avril 2005 selon moi la plus aboutie. C’est au nom du principe de réalité que je me vois désormais soumis à préférer explicitement l’euthanasie aux modalités trop souvent aléatoires de mise en œuvre d’une sédation profonde et continue.

M. Jean-François Eliaou : Ce que vous dites est très important : ils ne comprennent pas la différence.

Pr Emmanuel Hirsch : Lorsque François Hollande a lancé la concertation sur la fin de vie à la suite de la proposition 21 de son programme à la présidentielle, le 17 juillet 2012, il était évident que l’intention était de pousser la loi du 22 avril 2005 sur une pente euthanasique que le législateur français ne souhaitait pas suivre. La loi de 2005 était prudente, équilibrée, permettant une sédation proportionnée et réversible favorable à la persistance d’une relation jusqu’au terme de la vie. Nous étions à cet égard au cœur de la pratique palliative qui vise à favoriser une qualité de vie, une existence relationnelle et un apaisement de la souffrance dans un environnement de dignité et de sollicitude. Dans cette loi, il était même précisé que la lutte contre la souffrance pouvait justifier, sous certaines conditions, le dosage d’antalgiques susceptibles d’abréger la vie, mais sans pour autant, l’intention de pratiquer une euthanasie.

Pour des raisons circonstanciées, François Hollande n’est pas parvenu à ce que le projet de loi parvienne jusqu’à instituer l’euthanasie. Il le regrette aujourd’hui, aurait-il écrit. La loi de février 2016 a été présentée comme un compromis transitoire avant une loi « définitive » en matière de fin de vie. Les conditions de mises en œuvre de la sédation profonde et continue sont telles que la demande à cet égard relève déjà du choix de l’euthanasie. Je ne vais pas détailler ici ce que j’ai argumenté dans deux livres et dans des articles. Ma conviction est que quelle que soit l’intention de diffuser la culture des soins palliatifs dans les espaces du soin en établissement ou au domicile, le contexte est, à bien des égards, plutôt favorable aux logiques incitatives aux mentalités de l’euthanasie. Je le déplore car il conviendrait de socialiser la fin de vie plutôt que de la médicaliser jusque dans la détermination des conditions et du moment de la mort. La Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (SFAP) a cautionné la loi de 2016. Il lui faudrait être plus convaincante dans ses prises de positions actuelles pour contribuer à une nouvelle pensée des soins palliatifs qui ne relèvent certainement pas seulement de financements consacrés à leur développement. On observe les résistances ou les indifférences qu’ils suscitent sur le terrain. Nous aurions du temps, je détaillerais, mais il ne s’agit pas d’une thématique relevant de la loi relative à la bioéthique, dès lors qu’une loi spécifique lui est consacrée.

Pour en revenir à la bioéthique, lorsque le Président du CCNE
Jean-François Delfraissy m’a fait part de la décision du Comité consultatif national d’éthique de lancer une concertation sur la bioéthique en y associant pour l’animer sur le terrain les espaces éthiques régionaux, j’ai tout d’abord pensé que le CCNE devait assumer lui-même cette mission dans le cadre de ses fonctions. Depuis 1983, le CCNE a rendu 127 avis et il se doit, me semble-t-il, de contribuer à l’implémentation d’une culture partagée de la réflexion éthique. Mieux, il aurait pu s’enrichir de cette concertation et enrichir ainsi ses avis de ce que la société dans la diversité de ses composantes exprime, voire défend ou revendique. Il nous fallait de la continuité dans l’accompagnement, plutôt que le suivi, des évolutions scientifiques en biomédecine. En fait, faute de cette attention, on s’en remet à une tentative de concertation publique tous les sept ans dont force est de constater, au-delà de statistiques d’auto-satisfaction, qu’elle est peu convaincante : tant dans sa méthode que de la prise en compte de ce qui s’y exprime. Il nous faudrait, me semble-t-il, repenser l’accompagnement démocratique des évolutions intervenant dans le champ scientifique en tenant compte d’un environnement socio-politique bouleversé par la crise des légitimités, l’émergence des technologies du numérique et leur portée dans la communication du point de vue notamment de la « démocratie numérique ». À cet égard, il me semblerait nécessaire de repenser le « modèle » comité d’éthique dans son objet, ses méthodologies, sa composition et ses missions notamment de communication.

S’ajoute à cette analyse, la complexification des enjeux, les incertitudes, le devoir d’adaptation « en réel » sans disposer du temps indispensable à l’argumentation et aux arbitrages, le cadre international et non pas strictement national ou européen dans lequel s’exerce la recherche scientifique, les modalités de ses justifications, de ses évaluations et de ses financements. Aux innovations qui chaque jour modifient notre rapport au réel, nos relations à l’autre, le champ de nos responsabilités, qui bouleversent nos systèmes de référence et accentuent les individualismes nationalistes ou personnels devrait répondre une innovation socio-politique qui fait défaut. Il nous faut découvrir d’autres modes d’attention, de partages des savoirs et des expertises, de mobilisation et d’affirmation de nos choix. Il s’agit là d’un défi dont nous avons conscience aujourd’hui dans tant de domaines et donc, y compris dans l’approche bioéthique qui concerne notre bien commun et nos devoirs, y compris au regard des générations futures.

De manière je dirai artisanale et en ayant conscience de nos limites, l’Espace éthique de la région Île-de-France s’est impliqué avec détermination dans le cadre des états généraux de la bioéthique. Nos homologues en région ont fait de même, chacun à sa manière selon ses finalités et sa méthode. Vous le constaterez sur notre site, nous avons tenu à définir un cadre d’intervention à travers une charte et avons bénéficié de l’expertise d’un conseil d’orientation. Il s’agissait pour le Président de la République d’ouvrir le débat bioéthique aux champs innovants du numérique. Nous avons donc opté dans nos choix de débats publics pour des thématiques relevant de la notion de « nouveaux territoires de la bioéthique ». En septembre 2018, nous publierons le tome 4 de notre Traité de bioéthique sous le titre « Les nouveaux territoires de la bioéthique », associant près de 80 contributeurs à une réflexion qui désormais excède les champs traditionnels de la bioéthique. Je me permets d’insister sur la nécessité de redéfinir le champ de la bioéthique. Qu’en sera-t-il du contenu de la loi révisée de bioéthique de 2019 ? Quelle sera son extension au « non-humain », au numérique, à l’environnement ? Peut-on cumuler, voire unifier une approche éthique à ce point complexe, évolutive, diversifiée, innovatrice dans une « loi relative à la bioéthique » ? Ne serait-il pas opportun d’envisager une loi dédiée aux processus d’innovation en science, du point de vue de leur relation à la société ? De même, ne serait-il pas significatif de poser dans l’intitulé de la loi ses principes mêmes dans un intitulé comme « bioéthique et droits de l’Homme » ?

Notre expérience déjà tirée des nombreux débats que notre espace éthique a organisés dans le cadre des états généraux de la bioéthique – les vidéos et synthèses sont consultables sur notre site – est très positive, une fois posées comme je l’ai fait précédemment, quelques réserves. Nous avons pu rencontrer un public passionné, impliqué, qui jusqu’à présent ne suivait que peu nos initiatives. L’intelligence de ses contributions, la qualité des arguments développés sont d’une richesse bien différente de la restitution caricaturée de leurs propos par certains organes de presse qui ne souhaitaient pas saisir que les enjeux étaient d’une toute autre nature que les quelques polémiques surévaluées. Il faudrait désormais comprendre que notre société s’approprie le débat bioéthique comme un enjeu sociétal essentiel et qu’elle ne s’en laissera pas déposséder. Ne pas prendre au sérieux ce qui s’est dit dans ces moments de la vie démocratique serait grave et renforcerait les défiances. Le gouvernement comme le législateur ne pourront pas occulter, comme cela s’est fait par le passé, une réflexion et des propositions dont la pertinence doit être reconnue. Y compris lorsqu’il semble apparaître une inquiétude profonde à l’égard d’évolutions et de mutations peu maîtrisées et dont les conséquences bouleversent nos valeurs d’humanité, nos principes d’humanité. J’ai souvent entendu exprimer le point de vue selon lequel ce n’est pas parce que la révision de la loi intervient en 2018 qu’il nous faut en tout point la faire évoluer, que ne pas accepter certaines évolutions n’est en rien déraisonnable, voire peut se justifier, quelles que soient les dérégulations ou les mutations observées dans d’autres pays. Selon moi une question s’impose à nous : sommes-nous encore capables d’une « bioéthique à la française » et dans ce cas selon quels principes et critères ? Avons-nous un message à porter à cet égard au plan international, voire universel ? Il n’est pas anodin que cette révision intervienne au moment ou nous célébrons le 70ème anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’Homme ! Le législateur se doit d’avoir à l’esprit ce questionnement et être explicite à ce propos.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Il nous est demandé d’évaluer s’il y a eu une évolution scientifique, technique ou médicale qui nécessite une modification de la loi bioéthique. Le résultat des états généraux organisés par le Comité consultatif national d’éthique montrera s’il y a des questions sociétales. D’après ce que vous dites, j’ai l’impression que vous vous attendez à ce qu’il y ait une évolution.

Pr Emmanuel Hirsch : Les évolutions n’attendent pas les rendez-vous que leur fixe le législateur ! Pour ce qui me concerne, j’observe l’implémentation des avancées scientifiques dans nos pratiques sociales, sans que l’on soit véritablement attentifs à leurs conséquences du point de vue de nos valeurs et de nos représentations. Entre 1994 et maintenant, en matière de bioéthique, le contexte des pratiques biomédicales a profondément évolué, du fait même du développement de certaines techniques et de capacités d’interventions inédites, comme c’est le cas en génomique ou dans les neurosciences. La révolution du numérique contribue à provoquer encore d’autres mutations dont il est difficile de cerner la portée. De telle sorte que ce ne sont pas tant des évolutions législatives que j’attends, mais plutôt une intelligence politique d’enjeux qui justifieraient de nouvelles modalités d’analyse, de concertation, de régulation et d’accompagnement. On constate les difficultés qu’il y a en 2018 à définir le cadre même d’une loi relative à la bioéthique et les limites d’un encadrement défié par des positions parfois contradictoires adoptées dans d’autres pays. C’est notamment le cas pour l’AMP, l’accès aux origines, les applications de la génétique. Dans une approche rétrospective de la bioéthique il apparaît évident que le processus de révision législative aboutit à une progressive acceptation de ce qui peut faire l’objet de dissensus. Du reste, le gouvernement n’a pas attendu la révision actuelle pour modifier de manière extensive, par la loi du 7 août 2011, les conditions de recherche sur l’embryon et les cellules souches embryonnaires. Il en a été de même pour les prélèvements d’organes dans le cadre de la loi du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé.

A travers les états généraux, je l’ai déjà dit, j’ai mieux saisi le message qui nous était adressé. Les personnes qui se sont investies dans la concertation souhaitent désormais être prises au sérieux dans l’arbitrage de décisions qui concernent les valeurs d’une société et pas seulement son ajustement aux évolutions biomédicales. Je comprends qu’une telle revendication ne soit pas encore estimée acceptable par les experts de notre morale sociale, voire par les responsables politiques qui en comprennent les troubles possibles provoqués du fait de positions profondément divergentes sur des points sensibles. Et les positions des uns et des autres sont d’autant plus résolues aujourd’hui que le sentiment largement partagé est que nous n’avons pas été à la hauteur de tels enjeux et que les instances qui auraient pu intervenir de manière plus constructive dans l’émergence d’une culture commune n’ont pas été assez soucieuses d’ouverture sur la société, d’attention au pluralisme des opinions, d’informations partagées, voire de compréhension des défiances sociales à l’égard d’innovations scientifiques qui, à la fois, fascinent et inquiètent.

Lorsque l’on « socialise » l’application de pratiques initialement dévolues à la médecine en leur apportant des extensions dont la justification médicale ne semble plus déterminante, voire pertinente, cela mérite pour le moins un débat sociétal d’une autre ampleur que quelques semaines d’états généraux ! Je pense tout particulièrement aux possibilités intrusives des neurosciences et de l’imagerie, aux techniques dites d’augmentation ou de modification « de l’humain », aux interventions qui modifient le vivant avec des conséquences peu maîtrisées sur les générations futures.

Vous constatez à quel point la passerelle entre la bioéthique d’hier et celle de demain est fragile et inconsistante, de telle sorte que ce ne sont pas les évolutions législatives qui me semblent constituer l’enjeu majeur aujourd’hui, mais les principes susceptibles d’éclairer les arbitrages politiques qui seront faits. Y compris, s’ils justifient de limiter et de contraindre, je veux dire de refuser certaines évolutions dont on peut estimer que, d’une part, elles ne relèvent pas du champ de la bioéthique et que, d’autre part, leur impact sociétal devrait inciter pour le moins à la prudence.

Il est beaucoup question dans le débat public, et à juste titre, de nos responsabilités au regard du devenir de la planète et des contraintes, des réformes, des évolutions qui devraient s’imposer à nous au plan international. On évoque un moment de l’histoire humaine où nous n’avons plus le choix, que les tergiversations doivent laisser place à des décisions radicales, tant l’irréversible et l’irrévocable menacent les conditions mêmes d’un futur. Une même attention devrait être consacrée à l’écologie humaine envisagée du point de vue de ce que l’on fait aujourd’hui de l’homme, de la manière de le respecter en ce qu’il est ou de le soumettre à des idéologies, des modèles, des normes ou des pratiques incompatibles avec nos valeurs d’humanité. La pensée bioéthique ne doit pas renoncer à la gravité d’une estimation conséquente et argumentée de ce qui est ou non acceptable, de ce qui est ou non de l’ordre d’une avancée favorable à la condition humaine y compris en termes de justice dans l’accès aux connaissances et aux techniques.

J’ouvre mes enseignements de bioéthique sur le code de Nuremberg et le contexte de barbarie qui a justifié que la communauté internationale affirme les règles intangibles d’une éthique de la recherche menée sur l’homme. Il est des principes qui nous unissent autour de valeurs partagées ; celles de notre démocratie. Le législateur doit s’y référer dans son arbitrage d’évolutions possibles en matière de bioéthique, en ayant même conscience que certaines décisions sont susceptibles d’en atténuer le sens, voire à termes de les révoquer.

M. Jean-François Eliaou : Vous avez dit que vos équipes et la population en général, qu’elle soit scientifique ou non, insistent sur les nouvelles technologies et leurs retombées, sur l’environnement, l’éthique qu’il faut prendre en compte et qu’il faut peut-être inventé autour de ces nouvelles technologies. Quelles sont-elles ? Notre fonction est de rapporter l’application de la loi bioéthique passée où il n’y avait pas ces nouvelles technologies.

Deuxième aspect, ce que j’appellerai le mélange des genres : le débat a été totalement submergé par des questions qui ne sont pas des questions de bioéthique : assistance médicale à la procréation, gestation pour autrui. C’est une appréciation personnelle. C’est un peu jouer à « l’apprenti sorcier », parce que, lorsque vous demandez aux personnes, aux citoyens de participer au débat, vous déclenchez des réactions et ces réactions peuvent vous prendre au piège.

Pr Emmanuel Hirsch : Je l’ai évoqué précédemment, l’inédit aujourd’hui ce sont plutôt les nouvelles technologies développées dans le champ du numérique. L’intelligence artificielle polarise nombre de débats à la fois relatifs à sa puissance de transformation du réel, à ses promesses dans tant de domaines mais également aux menaces qu’elle fait peser ne serait-ce qu’au regard de la vie démocratique et de la sauvegarde de notre sphère privée. Depuis le 25 mai dernier le RGPD instaure des modalités de régulation à cet égard dont on évaluera l’effectivité dans les années qui viennent. Aujourd’hui même, est rendu public le rapport « Donner un sens à l’intelligence artificielle » alors que le 15 décembre 2017 la CNIL présentait un rapport sur les enjeux éthiques des algorithmes et de l’intelligence artificielle, à la suite d’une concertation publique parfaitement conduite. Le titre de ce rapport est important : « Comment permettre à l’Homme de garder la main ? » Il est donc à la fois question de sens et de capacité de maîtrise. Quelle autorité exercer et par quelles médiations alors que nos choix déterminent notre devenir ?

Lorsque l’on évoque avec CRISPR Cas 9 la capacité de modifier l’ADN, la biologie de synthèse, les chimères ou les cyborgs, on évolue sur des terres inconnues, dans des zones d’incertitude voire de hautes turbulences qui nous éloignent des premiers temps de la réflexion bioéthique ayant abouti, par exemple, à la loi du 29 juillet 1994 relative au don et à l’utilisation des éléments et produits du corps humain, à l’AMP et au diagnostic prénatal. Même si mon constat risque d’apparaître à la fois pessimiste et réducteur, j’estime que nous n’avons pas été attentifs à la montée en puissance d’enjeux scientifiques et technologiques dont il était évident qu’ils bouleverseraient les bases mêmes de nos sociétés modernes. Certains évoquent la notion d’impensable au regard de mutations qui nous laisseraient ainsi démunis de véritables capacités de compréhension et de régulation. Au cours des états généraux de la bioéthique, nous avons observé y compris chez les plus jeunes, un sentiment d’insécurité et de peur face à ce que la science permet d’envisager, de rendre possible, au prix d’un renoncement à ce qu’une certaine conception de l’humanisme s’est efforcée d’affirmer en termes de valeurs, de règles de vie et de projet social.

C’est dire que la révision actuelle de la loi de bioéthique ne ressemble en rien à celles qui ont précédé, dès lors que se cumulent les défis dans un contexte d’innovations disruptives et de vulnérabilité des démocraties bouleversées par de multiples tensions. Il s’avère d’autant plus complexe d’arrêter des décisions que, de surcroît, elles peuvent apparaître discordantes au plan international ou alors parce que la compétition scientifique moderne admet difficilement les contraintes, voire les codes de bonne conduite, ne serait-ce que pour appeler à la précaution.

À l’Université Paris-Saclay nous avons considéré nécessaire de mettre en œuvre une démarche de sensibilisation et une formation des chercheurs aux enjeux éthiques et politiques de l’exercice d’une science qui se doit d’être responsable et citoyenne. Notre Conseil pour l’éthique de la recherche et l’intégrité scientifique (Poléthis) s’est fixé, entre autres, cette mission, car il est évident qu’il nous faut être inventifs de nouveaux modes d’expression de la préoccupation éthique, d’une culture partagée favorisant une intelligence démocratique des défis auxquels les avancées technologiques et leurs applications nous confrontent. Il aurait pu être judicieux d’envisager l’approche d’une loi relative à l’innovation dans les sciences et les techniques qui se distinguerait alors des spécificités de la bioéthique, à moins que l’intention soit de confondre les registres. À terme, une telle option me semble difficilement tenable, de telle sorte qu’il sera délicat dans la prochaine loi de concilier les évolutions nécessaires du fait de l’avancée des connaissances qui justifient des adaptations évidentes, avec les évolutions plus sensibles, notamment du point de vue de leur acceptabilité sociale : elles sont susceptibles de provoquer des oppositions et des résistances d’autant plus fortes quelles relèveraient de postures ou de positions politiques considérées peu recevables, lorsque nos valeurs sont engagées.

M. Jean-François Eliaou : La difficulté est d’encadrer, parce que la loi est normative. On fixe une norme pour quelque chose qui est extrêmement mouvant, extrêmement évolutif. Même si l’on réfléchit à modifier le format de la loi, une loi-cadre, parce que vouloir entrer dans tous les détails se heurte rapidement à l’obsolescence. En outre, il s’agit de problèmes qui ne sont pas facilement communicables à nos concitoyens. C’est d’autant moins simple lorsqu’on le mélange à des débats sur des questions polémiques comme la fin de vie ou l’assistance médicale à la procréation. Ce mélange ne me semble pas une bonne idée.

Pr Emmanuel Hirsch : Visant l’intérêt général, notre bien commun, la loi a pour fonction de prescrire en référence à des principes : ceux que nous avons pu établir à travers nos conquêtes politiques. Ne revient-il pas au législateur d’énoncer les principes qui s’imposent à nous dans ce que serait l’exigence de refonder la bioéthique ? Je ne suis pas certain que la société française puisse s’exonérer aujourd’hui, ne serait-ce que par esprit de tolérance et de justice, par passion scientiste ou pour « aller de l’avant », de la responsabilité d’évaluer en conscience l’acceptabilité ou non de ce que les techniques permettent. Je ne suis pas certain que nous soyons en condition favorable pour décider sérieusement et définitivement dans des domaines porteurs de tels enjeux, alors que tant d’évolutions et de bouleversements imprévisibles rendent complexe la prise de décision et vulnérabilisent de manière si évidente notre société. Je ne suis pas même convaincu de l’urgence de certains choix sociétaux au regard d’autres aspects de nos obligations sociales probablement plus déterminants du point de vue de nos valeurs démocratiques.

Ce qui me semble important c’est de déterminer strictement ce que doit être le champ de la bioéthique en évitant, me semble-t-il, d’y cumuler de manière confuse la multiplicité d’enjeux dont on ne sait quelle légitimité et quelle méthodologie seraient en mesure de produire une réflexion unifiée susceptible d’anticipation, de régulation et d’accompagnement de leur implémentation sociale.

En janvier dernier, le CCNE a ouvert les états généraux de la bioéthique sur une question : « Quel monde voulons-nous pour demain ? » La question est à la fois politique et philosophique. Est-ce à nos politiques, à travers la révision d’une loi relative à la bioéthique, de nous fixer le cadre et les perspectives du monde de demain ? En sont-ils capables dans cet environnement actuel qui semble menacer la vie démocratique ? Je n’en suis pas certain. S’ils saisissent ce à quoi nous exposent les avancées techniques dans le champ de la santé et plus encore au-delà, je pense qu’ils résisteront à la tentation d’une loi du compromis pour lui préférer le courage d’un engagement responsable, pertinent, prudent et innovateur en termes de méthode. Peut-être estimeront-ils préférable de repenser la bioéthique dans une approche plus globale des sciences et des techniques au regard de leurs responsabilités sociétales, et dès lors de reconsidérer l’approche biomédicale d’enjeux éthiques nouveaux dans le cadre d’une loi spécifique. Nous vivons à tant d’égards un moment charnière et décisif qu’il nous faut pouvoir accompagner par une pensée exigeante, une concertation sérieuse, le réalisme de la sagesse et le souci d’éviter les décisions qui vulnérabiliseraient davantage encore notre société.

Mme Annie Delmont-Koropoulis et M. Jean-François Eliaou : Nous vous remercions.

 


Audition de M. le docteur Pierre Lévy-Soussan, pédopsychiatre, praticien en centre médico-psychologique pour l’enfant et la famille, membre du conseil d’orientation de l’Agence de la biomédecine, ancien membre du Conseil national d’accès aux origines personnelles Mercredi 4 avril 2018

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Vous êtes psychiatre, psychanalyste et médecin praticien en centre médico-psychologique. Vous appartenez au comité d’orientation de l’Agence de la biomédecine. De votre domaine de compétence, qui est très vaste, nous attendons des éclaircissements sur nos interrogations quant à l’intérêt de l’enfant.

Dr Pierre Lévy-Soussan : Je vous remercie de votre invitation. Je vais tenter d’éclairer les choses à partir de ma pratique de pédopsychiatre. J’organiserai mon intervention par rapport à l’enfant. Si la bioéthique est la confrontation du biologique et de l’éthique, mon point de vue portera sur l’ensemble des normes importantes vues de l’enfant. Je tenterai d’éclairer ces choix par rapport, non au désir d’enfant, mais aux risques pour l’enfant, s’agissant d’une pratique dont on modifierait les limites actuelles. Ma réflexion est toujours issue de la confrontation de ces limites sociétales avec le développement psychique de l’enfant.

La consultation que je dirige, depuis près de vingt ans, avait été faite à l’initiative du professeur Soulé, lequel avait travaillé avec Mme Simone Veil sur la loi relative à l’adoption plénière et simple de 1966.

Depuis le début, on réfléchit aux intrications entre le juridique et le psychique. Ma pratique dans ce champ est également étayée par des expertises réalisées à la demande des juges pour enfants, des juges aux affaires familiales, là encore dans le champ de la parentalité et, en particulier, des parentalités compliquées, difficiles, voire des interruptions de parentalité avec les nouvelles dispositions qui permettent d’interrompre les filiations, suite à des maltraitances graves.

Mon champ de compétences porte donc sur tous les aléas de construction d’une parentalité, parfois impossible, parfois difficile.

Je commencerai par des généralités sur les risques familiaux pour l’enfant, en tant que tel, c’est-à-dire au sein d’une famille dans laquelle n’intervient pas le tiers scientifique ou, comme dans l’adoption, le tiers sociétal. J’aborderai ensuite, le point de savoir comment se base la construction d’une filiation et comment se construit cette filiation et le développement psychique, en cas d’aide médicale à la procréation, que celle-ci soit réalisée au sein du couple ou à l’extérieur du couple par le don de sperme, le don d’ovocytes ou le don d’embryon.

J’aborderai également la question de l’accès aux Cecos pour les personnes fertiles et la question de la levée de l’anonymat

Je m’attacherai enfin à la question de l’ouverture sociétale aux couples de même sexe ou aux célibataires.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Mon point de vue est aussi centré sur l’enfant et non sur le désir d’enfant.

Dr Pierre Lévy-Soussan : Exactement. J’ai eu l'opportunité d’être auditionné par le Conseil d’État, il y a deux semaines. J’ai été surpris du fait qu’il n’envisageait quasiment aucune audition des associations qui s’occupent des enfants. Si vous auditionnez n’importe quelle association de protection de l’enfance qui s’occupe, si je puis dire, des enfants, dans toutes les conditions, aucune d’entre elles ne soutiendra qu’il vaut mieux qu’un enfant soit élevé sans père. C’est une évidence, mais qu’il faut retrouver, parce qu’en fait toute la difficulté est de retrouver des évidences. Il s’agit d’un exemple par rapport à l’éclairage, qui est le mien, centré sur l’intérêt de l’enfant. Il ne faut pas oublier que les lois bioéthiques sont nées du code de Nuremberg, c’est-à-dire pour essayer de délimiter ce qui pourrait relever de l’interdiction de nouvelles expérimentations. Il me semble que lorsque la science est confrontée à la production de l’enfant, cela se transforme en une expérimentation, si l’enfant en fait les frais.

Filiation et parentalité, risques familiaux, quelle que soit la modalité filiative.

Il faut expliquer à quel point, dans une famille dite classique, il est déjà compliqué de se construire, et que, plus on va augmenter les risques, plus ce sera compliqué pour l’enfant. Lorsque le tiers scientifique intervient, cela va être un risque, et lorsque le tiers sociétal intervient, avec l’adoption, cela va être également un risque. J’ai écrit un ouvrage sur le destin de l’adoption, sur les risques de l’adoption. Je me suis rendu compte que cette pratique, pourtant extrêmement banale et classique, présente, en tant que telle, un certain nombre de risques, risques qui auraient pu être évités si on avait modifié le champ de son application et son champ clinique.

J’ai le plaisir d’enseigner également à l'École nationale de la magistrature depuis près de dix ans et d’intervenir auprès des juges aux affaires familiales et des juges pour enfant. L’un des aphorismes dont je me sers est le suivant : « tout enfant plongé dans une famille tant à élever celle-ci à son niveau d’incompétence parentale et filiative, parfois fatale, par révélation des problématiques psychologiques antérieures à sa venue ». L’enfant va être un véritable révélateur. Il ne faut pas oublier que près de 50 % des couples se séparent à la venue du premier enfant, c’est dire à quel point l’enfant, en tant que tel, va redistribuer tout le champ psychique antérieur à sa venue. S’il existe des failles, des problématiques, le couple pourra ne pas y survivre. Dans un champ classique, le désir d’enfant va bien sûr masquer tous les problèmes. Je vous rejoins entièrement : lorsque le couple vient nous voir pour l’agrément – les agréments sont obligatoires pour l’adoption – ils viennent avec un désir d’enfant, que la loi nous oblige à investiguer. Pour quelles raisons ? Parce que nous devons servir de garants pour l’enfant adopté. J’estime que le propre des lois est effectivement de servir de garant de ces différentes positions à venir. En investiguant au sein du couple, s’il apparaît une trop grande fragilité, l’agrément sera refusé, preuve d’une préoccupation préventive s’exprimant avant l’arrivée de l’enfant. Le désir d’enfant masque énormément de problématiques qu’il convient pourtant d’explorer avant cette venue. L’enfant est un point d’ouverture ou de fermeture généalogique, et on voit à quel point sa venue dans une famille a un côté existentiel et à quel point il peut provoquer les problématiques dont il fera les frais.

Ce côté révélateur et cet effet de transmission constituent un point d’ouverture ou de fermeture. Sa venue peut provoquer l’éclatement de la famille, le divorce, la séparation ou l’échec filiatif – ne pas réussir à considérer cet enfant comme son enfant. Le fait de reconnaître sa descendance comme son fils ou sa fille peut être difficile et compliqué, y compris ce que le professeur Soulé appelait le fait d’adopter ses parents. Tout enfant doit adopter ses parents, et inversement même s’il n’est pas dans une situation adoptive, c’est-à-dire transformer des adultes en père et mère. Je passe sur tout ce que peut révéler l’enfant au niveau des parents, mais aussi le prix qu’il peut payer, lui, de cet échec filial, que ce soit par le suicide, par la toxicomanie, l’entrée dans la violence ou dans la délinquance, c’est-à-dire toutes ces pathologies qui, pour nous, reflètent l’insécurité de ces bases de construction filiative. Lorsque la famille est peu structurée ou non structurée, l’enfant lui-même paiera cher, j’utilise le terme de « payer », parce qu’il a une sorte de dette qu’il fera payer à la société, avec les dérives mafieuses, religieuses, sectaires, qu’on voit actuellement. Pour l’éclairage de la radicalisation, si vous interrogez n’importe quelle association qui travaille dans les banlieues, vous verrez à quel point l’absence de père est quasiment une constante. Le fait de ne pas avoir de repères paternels structurés, limitants, représentant la loi, est quelque chose de constant. Cette décomposition du lien social, de parole, est le reflet de ces failles de la construction, avec cette désintégration des montages de l’identité. L’identité ne se construit pas sur du sable, elle s’enracine dans une histoire familiale. Cette fragilité familiale peut être masquée par le désir d’enfant, mais l’enfant va révéler toutes les failles de ce que j’appelle le cheminement vers l’enfant, le cheminement du désir vers lui.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Vous est-il arrivé de faire le lien entre le désir d’enfant et l’histoire vécue par les personnes, qui exprimaient ce désir, le fait de revenir à leur propre histoire ?

Dr Pierre Lévy-Soussan : Bien sûr. C’est véritablement le champ que nous explorons, que ce soit dans des cas de maltraitance ou que ce soit dans les cas problématiques de couple. On en revient toujours à l’histoire de leur désir d’enfant et à leur histoire personnelle et transgénérationnelle. On retombe toujours du côté des grands-parents et nous voyons comment l’enfant les oblige à rejouer quelque chose de leur faille d’enfance. Cet aller-retour, nous le faisons bien entendu constamment.

 

 

Filiation et parenté : risques familiaux.

J’ai défini la parenté par l’ensemble des processus conscients et inconscients psycho-affectifs et identitaires, identificatoires qui se développent et s’intègrent au cours de la maternité ou de l’arrivée de l’enfant. Ce processus qui occure, soit chez le père, soit chez la mère. Le professeur Racamier différenciait la maternalité de la paternalité, parce qu’il s’agit de deux processus distincts mais complémentaires auprès de l’enfant. L’homme et la femme ne sont pas à égalité dans ces processus. Il est vrai que la grossesse, l’accouchement permettent une psychisation bien plus importante, parfois, du côté de la mère que du père, sauf, encore une fois, en cas de pathologies comme le déni de grossesse ou d’autres problématiques. La dimension psychique inconsciente est le fait de traverser cette crise d’identité qui va conduire chacun à la reviviscence de conflits infantiles, pubertaires et de couples, tout cela grâce à l’enfant. Je dis souvent que certains couples se seraient bien passés de revivre tout cela. Il y a une dimension intergénérationnelle : la problématique de l’enfance de chaque parent est réactivée, ce qu’on appelle la problématique de la dette filiative.

Les relations à l’enfant seront le reflet de cette dette. Parfois, dans les bons cas, les parents sont plus ou moins névrosés, ce qui est le propre de tout un chacun et qui nous amène soit à vouloir soigner des gens – ce que j’appelle la relation adaptée suffisamment bonne – soit à des relations qui ne sont pas adaptées, on est alors dans le cas de la violence physique, sexuelle, psychique, que révèle cet enfant, avec des liens à l’enfant qui peuvent être fusionnels, narcissiques ou pervers, de l’ordre de l’enfant objet ou bien, en cas de séparation, la tentation d’instrumentaliser l’enfant contre l’autre, voire le rejet de l’enfant, le délaisser, l’abandonner, soit même une relation inexistante.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Existe-t-il des relations idéales ?

Dr Pierre Lévy-Soussan : J’ai parlé de « relation idéale », « plus ou moins adaptée », ou j’ai repris le terme winnicotien de mère « suffisamment bonne », c’est-à-dire qu’on fait à peu près ce qu’il faut. Le parent parfait n’existe pas, le parent fait juste ce qu’il faut pour permettre le développement. Pour nous, il n’existe pas de parent idéal. Nous avons tous affaire à une problématique personnelle complexe. Il ne faut pas mettre l’enfant dans une situation trop lourde, sinon, il en paiera forcément le prix.

Maintenant, je vais considérer, dans la situation où le tiers scientifique n’intervient pas, mais comme dans l’adoption, le tiers sociétal, comment ce tiers va fragiliser une situation qui n’était déjà pas simple au départ.

Je rappelle que les trois bases de la filiation – je dois ces trois piliers à Guillotat qui était un psychiatre lyonnais dont j’ai découvert les travaux lorsque j’étais interne en psychiatrie à Sainte-Anne, face à un délire de filiation, c’est-à-dire un patient schizophrène avec un délire filiatif, il était à la fois le fils du roi des Incas, de Louis XVI, de Raspoutine, des grands rois africains. Tout un délire filiatif convergeait vers lui. Je me suis plongé dans les travaux de Guillotat. Pour lui, la filiation repose sur trois piliers : le pilier juridique, le pilier psychique, le pilier biologique. On peut se passer du pilier biologique, que ce soit dans l’AMP avec don de gamètes ou dans l’adoption, mais les deux piliers restants, le juridique et le psychique, seront fortement sollicités et s’ils ne servent pas de compensation suffisamment solide, la filiation risque de s’effondrer.

J’ai repris son image des trois piliers, j’ai un peu complexifié son pilier biologique, en distinguant, d’un côté, les liens du sang et, de l’autre côté, j'ai gardé le pilier corporel, le pilier des rapports sexuels qui sont extrêmement importants dans la filiation, qu’il s’agisse de l’adoption ou de l’AMP. J’ai eu la chance de travailler également avec le professeur Georges David, qui était un grand ami du professeur Soulé.

Nous allons prendre l’exemple de l’adoption, parce qu’il est vraiment caricatural : alors qu’il a été conçu ailleurs, avec une autre histoire, un autre patrimoine génétique, comment fait un enfant pour transformer ces deux adultes, cet homme et cette femme, en son père et sa mère ? J’ai écrit un livre sur les échecs d’adoption, mais ce livre m’a permis de comprendre pourquoi, dans 80 % à 90 % des cas cela « marche », parce que l’enfant va pouvoir concevoir une scène – ce que j’appelle une scène originaire – où il va pouvoir faire comme s’il venait de cet homme et de cette femme. La fiction psychique qu’il va mettre en place va lui permettre de transformer cet homme et cette femme en son père et sa mère. Pourquoi arrive-t-il à les fantasmer comme son père et sa mère, à partir d’une scène dont il vient ? Parce qu’il fantasme sa naissance. Il fantasme une deuxième naissance. Il sait bien qu’il vient d’ailleurs, d’une première naissance de chair, mais il va fantasmer une seconde naissance, qui est une naissance à partir de tous les fantasmes œdipiens qu’il a avec cet homme et cette femme qui l’ont adopté. Cela explique les paroles parfois drôles des enfants adoptés : « je ne comprends pas pourquoi vous faites l’amour, alors que vous ne pouvez pas avoir d’enfant », ou « qu’est-ce que vous faites dans cette chambre ? ». En fait, ce que ses parents font dans cette chambre est extrêmement important, parce qu’il aurait pu venir de cette scène. Il s’agit d’une scène qui est pensable, qui est crédible, qui est de l’ordre d’une construction imaginaire. Mais cette construction imaginaire repose sur le fait que le rapport sexuel est imaginable, ainsi que cet enchevêtrement des corps.

C’est la raison pour laquelle cela « marche » aussi dans l’AMP. Lorsqu’il y a un don extérieur au couple, soit un don de sperme, soit un don d’ovocytes, soit un don d’embryon, comment va faire l’enfant pour transformer ce don, comme si cela venait de son père et de sa mère ? Dans les bons cas, l’enfant va faire la même chose. Je parlerai ensuite des échecs de la mise en place de cette fiction. Dans les bons cas, il va faire comme si « la graine » venait de l’un et venait de l’autre. Je cite l’exemple de cette femme qui, expliquant à sa fille comment on fait des enfants : « la graine de maman recontre la graine de papa, puis grandit dans le ventre de maman. J’ai donc grandi dans ton ventre ? Oui ». La mère saisit l’occasion pour dire que « la graine qui était avec ma graine, n’était pas la graine de papa, je l’ai reçue d’un monsieur » Tout de suite, l’enfant raisonne comme toute la société par rapport aux liens du sang, véhicule de la paternité : « alors papa n’est pas papa ? ». À ce moment, la mère demande : « tu en es sûre ? ». La petite fille réfléchit : « Il a donné la graine à papa ? Oui. C’est donc la graine de papa ». L’enfant a tout de suite réussi à transformer quelque chose d’extérieur en quelque chose de sien, en quelque chose de familial. Cette désincarnation et réincarnation lui permet de penser venir de la fiction qu’elle a construite. Ce terme de « fiction » est pris au champ juridique, ce champ de la fiction qui est le propre des lois sur la filiation, que ce soit par présomption, reconnaissance, possession d’état, jugement d’adoption. Toutes ces fictions mises en place par les lois, les juges, ne « marchent » qu’à raison d’une fiction psychique en adéquation. On voit bien tous les problèmes qui peuvent survenir en cas d’inadéquation entre ces jugements et, sur le plan psychique, quelque chose qui n’a pas pu se mettre en place, n’a pas pu s’originer à la base.

C’est important. Je fais le lien entre la fiction, entre l’engendrement psychique, d'une part, et, d’autre part, ce qu’il en est justement du corps.

S’agissant de la bioéthique, quel est l’impact des sciences par rapport à tout cela ? L’impact des sciences est extrêmement simple : on va apporter de la dissociation, à partir du moment où on a pu conserver le sperme, les ovocytes, où on a pu réaliser des fécondations in vitro, c’est-à-dire sortir du champ de la procréation et de l’engendrement et déplacer cette scène au laboratoire. Il s’agissait d’une première dissociation et même, si je puis dire, cette toute première dissociation, cette fécondation in vitro en tant que telle, alors même qu’il n’y a pas de don de sperme ni de don d’ovocytes, pose un problème aux couples. Il n’est pas évident que cette scène d’engendrement se passe en laboratoire. Tout un travail psychique sera nécessaire pour associer ce qui a été dissocié. Certains n’y arrivent pas. Certains couples vont considérer cet enfant de la science comme un enfant de la science et ne vont pas réussir à le transformer en leur enfant en raison de l’impact des techniques, des rendez-vous avec les médecins. Il y a quelque chose de coupé entre leur scène d’amour, d’engendrement, qui est infertile, et quelque chose de l’ordre de la procréation qui se fait ailleurs. En dehors même du don, on voit bien comment cette dissociation propre à la technique, à la science, n’a rien d’évident et n’est absolument pas banale. Il faut savoir que dans les Cecos, aucun couple n’est accompagné sur un plan psychologique, en cas de fécondation in vitro. C’est dommage. Ils ne rencontrent des psychologues que s’ils font appel à un don de sperme ou un don d’ovocytes. Or, l’impact du tiers scientifique, du tiers médical, peut être extrêmement déstructurant et empêcher tous ces processus de maternalistion et de paternalisation.

La dissociation de la temporalité – le fait de conserver, d’une façon illimitée dans le temps, des gamètes – est quelque chose de très compliqué, y compris dans le vocabulaire qu’utilisent ces couples. Lorsqu’ils parlent entre eux, ils disent : « qu’est-ce qu’on va faire de son frère qui est dans le congélateur ? » Là encore, ils vont mettre en place quelque chose de l’ordre d’une dissociation, mais réelle, c’est-à-dire non plus sur un plan imaginaire – ils n’y penseront pas en termes de « graines »  ̶  ils vont tout de suite l’incarner, avec les problèmes de cela pose, s’agissant d’une conservation qui peut se faire de façon illimitée, avec, dans leur tête, quelque chose qui parfois ne sera pas facile à réassocier.

Dissociation de la sexualité : le fait qu’il y ait des fécondations sans rapport sexuel. Les Cecos sont confrontés, par exemple, aux couples qui ne font jamais l’amour et qui viennent pour infertilité. Va-t-on se servir ou non de la science pour pallier le fait qu’ils ne se touchent jamais ? Il s’agit de cas éthiques pour tous les Cecos.

Lorsque la science se substitue à quelque chose d’une dissociation du rapport sexuel, donc d’une dissociation de la filiation biologique et du psychisme, cela peut atteindre la paternité et la maternité, avec une rivalité imaginaire entre le donneur et le receveur. L’article d’Arthur Kermalvezen paru dans Le Monde : « J’ai retrouvé mon géniteur », est typique de ces familles qui n’ont pas réussi à surmonter la dissociation propre à l’anonymat. Si vous lisez le livre d’Arthur Kermalvezen, vous voyez à quel point ont pu être une souffrance pour ses parents la question de son origine extérieure au couple et la question de son annonce à l’enfant. Il l’écrit noir sur blanc. Et c’est en raison de cet échec-là, qu’il y aura attirance pour le biologique. Tous ceux qui réclament la levée de l’anonymat, que ce soit dans le champ de l’AMP ou que ce soit dans le champ de l’adoption, cherchent toujours à répondre à des blessures dans leur famille par rapport aux dissociations biologiques ou sociales dont ils sont issus.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Arthur Kermalvezen a-t-il été adopté ?

Dr Pierre Lévy-Soussan : Non, il s’agit d’une AMP avec don de sperme.

Mme Annie Delmont-Koropouils : C’est donc sa mère.

Dr Pierre Lévy-Soussan : Oui, c’est sa mère, et son père était son père. Mais à partir du moment où vous biologisez, vous êtes envahis par cet axe biologique, vous n’arrivez pas à transformer votre père en votre père et vous allez chercher le père ailleurs. C’est un leurre. À partir du moment où vous n’arrivez pas à réassocier les choses, avec votre père, avec votre mère, vous allez vous « éclater » ailleurs. Les échecs d’adoption que j’ai vus, sont le fait d’enfants qui n’arrivent pas à transformer ces deux adultes en père et mère ou l’inverse. À ce moment-là, ils vont aller chercher ailleurs. C’est ce que j’ai vu avec le professeur Henrion, à l'époque où j’ai été vice-président du Conseil national d’accès aux origines personnelles. Le CNAOP a été une catastrophe, parce qu’il s’agissait d’adultes en souffrance qui réclamaient leurs origines et parce que leur adoption avait été un échec sur le plan filiatif psychique. Dès qu’il y a un échec familial, au lieu d’interroger cet échec familial – pourquoi n’a-t-il pas réussi ? Quelle est cette souffrance ? Pourquoi ont-ils dissocié les choses et n’ont-ils pas réussi à les réassocier ? – ils se réfugient dans le biologique et derrière la levée de l’anonymat qui est un leurre, parce que cela ne leur permettra pas de structurer leur rapport à leur origine.

M. Jean-François Eliaou : Êtes-vous favorable à la levée de l’anonymat ?

Dr Pierre Lévy-Soussan : Ni pour ni contre car il s’agit d’une mauvaise réponse à une bonne question. Je l’aborderai par la suite. Les origines ne sont pas porteuses de la paternité et de la maternité, c’est la famille dans laquelle a lieu l’adoption et dans laquelle a lieu l’AMP. Dans les difficultés des dons de sperme ou d’ovocytes, on retrouve souvent le fait que les parents n’ont pu faire comme si l’enfant né du don est leur enfant. Ils ne lui ont pas annoncé les circonstances de sa conception, ils en avaient honte, se sentaient coupables. Il y a un champ problématique familial et tout de suite l’enfant, quand il voit qu’il y a une problématique familiale, quand il y a des filiations qui sont intervenues avec un tiers scientifique, va tout de suite être attiré par l’ailleurs. Mais c’est un leurre total : ce n’est pas l’ailleurs qui lui donnera sa sécurité quant à une paternité, quant à une maternité. J’y reviendrai par la suite, mais là, on en voit l’essence : il s’agit de personnes qui ont échoué à faire comme si elles en venaient. Nous verrons par la suite l’impossibilité, par rapport aux célibataires ou par rapport aux personnes de même sexe, de s’originer à partir d’une femme ou de deux femmes. Cette absence de transformation de l’enfant de la science en enfant de la famille ou de parents non biologiques en vrais parents – lorsque l’enfant n’arrive pas à considérer ses parents comme ses vrais parents, parents issus de l’adoption ou parents issus de l’AMP – fera qu’il sera en échec. Or les vrais parents quand cela « marche », ce sont les parents adoptifs ou ce sont les parents engagés dans l’AMP, même s’ils ont fait appel à un don de sperme, parce que ce n’est pas le spermatozoïde qui véhicule la paternité, c’est tout le vécu au quotidien et tous les jours au sein d’une scène symbolique originaire de conception fantasmée par l’enfant.

C’est ce père qui, interrogé sur ce don de sperme, parce que ce n’est pas rien pour un homme de faire appel à un don de sperme : « qu’est-ce que cela vous fait justement que cela vienne d’un autre homme ? Arrivez-vous à vous considérer comme le père de l'enfant ? » répondait : « quand il m’aura réveillé deux ou trois fois la nuit, que je lui aurai dit : maintenant cela suffit, la prochaine fois que tu me réveilles, je te donne une gifle et puis je te renverrai dans ton lit, vous verrez si je ne suis pas son père ». Son vrai père, dans la tête de l’enfant, est celui à qui il a affaire. Si ce processus ne se met pas en place, si les parents sont fragiles, lorsque l’enfant les pousse un peu dans leurs retranchements et qu’ils se disent « après tout, nous ne sommes pas ses vrais parents », l’enfant se trouve alors devant ce que j’appelle « un désert filiatif ». À ce moment-là, il va s’originer ailleurs, il va aussi s’originer dans des conduites mafieuses, dans des conduites psychopathiques. Le fait de ne pas trouver des fondations dans sa famille va faire qui va aller se fonder ailleurs.

M. Jean-François Eliaou : Que dites-vous d’un enfant, adopté, auquel sa famille apprend, à six ou sept ans, qu’il a été adopté et dont la première question a été : « Est-ce que je peux rester à la maison ? »

Dr Pierre Lévy-Soussan : C’est tard pour l’apprendre et reflète une insécurité du champ filiatif parental. L’enfant ne sait pas ce qu’est l’adoption, mais il sait parfaitement tout ce qui se passait avant cette annonce. Il va ressentir une insécurité en écho à celle de ses parents. Si les parents lui disent : « voilà ton histoire : nous sommes tes parents de toujours, mais tu as eu affaire à un abandon, des parents n’ont pas voulu être tes parents », l’enfant va intégrer ce qui est une insécurité pour la transformer en sécurité. Sa question reflète son angoisse : « est-ce que je peux rester, c’est-à-dire est ce qu’après un premier abandon, les parents abandonnent tout le temps ? Ce que j’ai vécu une première fois, pourquoi pas le vivre une deuxième fois ? » La sécurité du champ filiatif résultera de ses parents : « nous sommes tes parents de toujours, nous te considérons comme notre fils » seront des paroles rassurantes.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Pourquoi le révéler à cet âge ?

M. Jean-François Eliaou : On ne peut pas garder cette espèce de mystère.

Dr Pierre Lévy-Soussan : Le champ social est dissocié par l’adoption : une première naissance ailleurs et une seconde naissance juridique. Comment
fait-on pour transformer cette première naissance en naissance qui a un sens d’un point de vue juridique et psychique ? II faudrait réassocier cette scène. Face au premier réflexe de l’enfant consistant à dissocier à nouveau, il a fallu toute la sécurité psychique de cet enfant et de ses parents. Cela n’a rien d’automatique.

Quand le tiers scientifique intervient, c’est la même chose en fait. C’est ce qui arrive à tous les enfants d’AMP où l’annonce est tardive, mal faite, honteuse. Imaginez l’annonce, à un enfant de douze ans, que son père n’est pas son père, si on n’a pas un champ psychique ou juridique qui assure le fait que les parents sont les parents.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Il faut les aider.

Dr Pierre Lévy-Soussan : Rien n’est fait pour cela quand la société valorise le lien du sang en « levant l’anonymat ».

Mme Annie Delmont-Koropoulis : À partir de quel âge peut-on commencer à le dire ?

Dr Pierre Lévy-Soussan : Pour l’AMP, dès que l’enfant sait comment sont conçus les enfants. En fait, ce qui fait problème, c’est quand cela devient honteux ou coupable. Le cheminement vers l’enfant ne doit être ni dans la culpabilité, ni dans la honte. Ce doit être un cheminement totalement assumé. Voilà pour « le côté Guillotat », c’est-à-dire l’impact psychiatrique et psychologique d’une particularité de la filiation biologique, dont les bases sont fragilisées en cas d’adoption, d’enfant adultérin ou lorsque l’histoire est en désaccord avec le discours énoncé à l’enfant ou en cas de base juridique transgressive sur les conditions de sa naissance (vol d’enfant, fausse déclaration à la naissance, fraude à l’adoption). Je l’ai tout le temps constaté en clinique : chaque fois qu’existe un cheminement transgressif vers l’enfant, celui-ci en fait les frais.

Nous le voyons d’ailleurs dans les cas d’AMP des femmes qui vont en Belgique ou en Espagne. Elles sont totalement fragilisées par rapport à cet enfant. Il est compliqué d’avoir un enfant, lorsqu’on doit transgresser la loi pour l’avoir et le priver de père.

Thématique procréation : les problématiques actuelles liées au couple, à l'individu dans son histoire.

Il s’agit véritablement de ce que l’enfant va révéler : les failles du couple et les failles des personnes ou bien ce désir d’enfant en tant que désir-écran, avec l’impact délétère de l’infertilité, lorsque les personnes ont mal surmonté leur condition, en tant que telle. Parfois, on voit bien comment certaines célibataires ont vécu comme un échec total leur vie de femme et vous disent : « j’ai raté ma vie de femme, je réussirai ma vie de mère ». Simplement, ce ratage de la vie de femme, qui est éviction du couple, elles risqueront de le faire payer à l’enfant. Je le constate avec toutes ces naissances grâce à l’étranger.

Au total : vécu persécutoire des démarches médicales, enfant imaginaire narcissique porteur de tous les espoirs. Ce désir d’enfant est toujours un vrai leurre, parce qu’il ne suffit pas à l’enfant, ni d’être aimé, d’être désiré. Il lui faut une sécurité psychique bien plus importante que de l’amour, du désir.

Les célibataires : l’enfant pour lutter contre la solitude, l’échec de la vie de couple avec une problématique, là encore personnelle, de l’élimination du tiers psychique. Ce n’est pas rien d’aller à l’étranger pour avoir un enfant en se passant d’un homme. Cette démarche retentit sur l’enfant et l’enfant ne fera que réactualiser cette douleur par rapport à cette femme. Un certain nombre de cas extrêmement complexes que j’ai pu voir, que ce soit à ma consultation ou à mon cabinet, sont justement ces célibataires qui arrivent épuisées par l’enfant en disant « je n’en peux plus, que fait-on ? Je ne pensais pas que ce serait si dur. » Une fois qu’elles ont fait les démarches, l’Espagne, la Belgique, elles arrivent en disant : « je pensais que cela serait facile. » L’enfant les confronte à tout un passif lourd de « pourquoi ai-je éliminé l’homme pour la venue de cet enfant ? Comment puis-je faire, n’ayant pas de réponse aux questions : pourquoi n’ai-je pas de père ? Je ne sais quoi lui dire. »

Enfants conçus à l'étranger, relation fusionnelle de rejet, âge. C’est une catastrophe. À chacune de mes auditions par l’Assemblée nationale ou par le Sénat, j’ai demandé la fixation d’un âge limite pour l’adoption, parce qu’il est épuisant d’avoir un enfant. Dans son intérêt même, il faudrait prévoir un âge limite, mais je n’ai jamais réussi à obtenir cela.

Thématique procréation problèmes actuels : l’imaginaire sociétal envahi par l’enfant de la science comme ne posant aucun problème.

Il s’agit d’un leurre. Bien sûr que cela pose un certain nombre de problèmes. Transgression des lois pour obtenir un enfant dans les démarches à l’étranger : je constate, à chaque transgression des lois ou à chaque non-respect de la convention de La Haye, tout ce qui est constitutif d’une transgression du pilier juridique, qu’un problème se pose. « La fraude corrompt tout », je cite toujours cet arrêt de la Cour de cassation du 13 septembre 2013 qui a refusé de transcrire sur les registres de l’état civil français cette fraude résultant du recours à la GPA, même si la Cour de cassation est revenue dessus. Je le retrouve dans les transgressions des lois pour obtenir l’enfant dans les démarches à l’étranger. Ce n’est pas pour rien, que la GPA est interdite en France, ce n’est pas pour rien qu’existe cet interdit de l’instrumentalisation du corps d’une femme et sa marchandisation.

L’importance juridico-sociétale accordée au lien du sang. Il s’agit de la chose la plus fragile pour un enfant. J’apporte un élément de réponse à votre question précédente sur l’anonymat. Plus vous accordez d’importance aux liens biologiques, plus vous affaiblissez le psychique. Les piliers sont en opposition : plus le « bio » est important, plus le psychique sera petit. Ce serait un échec de l’originaire familial de conférer aux liens du sang les bases de la fondation de l’enfant dans sa famille.

Droit aux origines. Cela a été une catastrophe. Mon expérience au CNAOP, d’où le professeur Roger Henrion a démissionné au bout d’un an,
moi-même ayant démissionné au bout d’un an et un mois, m’a convaincu que le CNAOP est un véritable échec. Certains soutiennent qu’il faudrait faire, pour l’anonymat du don de gamètes, le même système que pour le CNAOP – une sorte de guichet où il y aurait une levée de l’anonymat à la demande. En tant que tel, cela a considérablement affaibli le champ adoptif. J’ai vu arriver des parents adoptants hyper-fragilisés avec leur enfant, étant donné qu’on leur disait : « vous n’êtes plus les origines de cet enfant. C’est le biologique qui a la réponse ». À ce moment-là, ils se sont effondrés en tant que famille adoptive. À toutes les questions de l’enfant par rapport à son histoire, par rapport à son origine etc., il est répondu : « tu vas voir cela du côté du bio ». Cela a été une catastrophe.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : On peut avoir besoin d’accéder à des données génétiques pour des raisons médicales.

Dr Pierre Lévy-Soussan : À tout moment, la personne qui a donné son sperme ou ses ovocytes est tenue de signaler toute maladie qui lui survient. L’information est répercutée auprès des Cecos.

Thématique procréation problèmes actuels : difficulté majeure d’assumer auprès de l’enfant, sa volonté de l’avoir privé de père. Je constate la difficulté pour les femmes, qu’elles soient célibataires ou en couple avec une autre femme, d’expliciter à l’enfant : « J’en ai eu un père et toi tu n’en auras pas, parce que je ne l’ai pas voulu ». Cela ne relève pas du registre de la science de faire payer cela à l’enfant. Je différencie les histoires humaines qui font qu’une femme se retrouve seule avec un enfant – qu’elle l’ait conçu dans une boîte de nuit ou avant une séparation précoce, que le père n’ait pas voulu ou pas pu l’être – et une éradication scientifiquement organisée. Je les différencie radicalement parce qu’avec l’éradication scientifique disparaît la corporéité, la personne, l’histoire de vie. C’est terminé. Ne demeure plus que quelque chose de biologique qui est totalement insuffisant.

M. Jean François Eliaou : Et quelle explication donne le couple de mères à leur enfant, quand après le cours de sciences de la vie et de la terre, il a compris que deux femmes n’avaient jamais d’enfants et que les mères sont suffisamment éclairées pour ne pas nier l’existence du donneur de sperme ? Est-ce qu’affectivement, psychologiquement, sociétalement, cela suffit à l’enfant ?

Dr Pierre Lévy-Soussan : Bien sûr, cela ne suffit pas à l’enfant. Ce n’est pas le registre informatif qui lui suffira. Pour lui, c’est le registre historique qui importera, le fait que les mères n’ont pas voulu qu’il ait un père, que ce dernier a été éliminé de son histoire personnelle. C’est un leurre de dire qu’il existe un homme « père » qui a donné son sperme. Toutes ces associations veulent la levée de l’anonymat pour qu’il y ait ce leurre de l’homme ailleurs. Mais il s’agit d’un leurre. Soit cela va totalement dévier l’imaginaire de l’enfant en dehors de ce couple familial et ce sera source d’échec dans ce qu’il va vivre avec ces deux femmes. Soit il s’agit tout simplement d’une tromperie. Même si la loi dit : « Unetelle est ta mère et Unetelle est ta mère », je ne connais pas un couple homosexuel qui a un enfant qui appelle chacune maman. Il y aura toujours une mère et la copine de la mère. Je ne reviendrai pas sur cette loi de 2013 qui a fait l’erreur d’utiliser le champ de l’adoption par rapport à ces couples. Avant cette loi, les couples homosexuels s’en sortaient très bien avec un papa et l’ami du papa, une maman et l’amie de maman. Le fait de les avoir mis tous deux dans une position égalitaire fait que l’enfant ne peut pas se concevoir issu de deux hommes ou de deux femmes. Il n’a plu de scène originaire, la loi l’ayant supprimée. On se trouve dans une sorte de « bricolage », mais à ce niveau, plus rien ne lui permettra de se fonder dans sa famille.

Cela est bien sûr totalement insuffisant, ce champ explicatif ne remplace pas une histoire qui fait que, psychiquement : « nous n’avons pas voulu que tu t’inscrives dans une histoire originaire avec un homme, nous n’avons pas voulu que tu aies de père, nous avons voulu un père pour nous, nous, nous avons un père pour nous et nous l’avons supprimé pour toi ». L’éradication, si je puis dire, scientifique et validée par la science, d’une telle volonté revient, pour moi, à faire payer à l’enfant une expérimentation scientifique dont il n’a pas à faire les frais. Tout le monde va dire que cela relève de la problématique parentale. Mais cela revient à supprimer, pour un enfant, la moitié de l’humanité par rapport à sa conception.

Question de l’accès au Cecos pour les personnes fertiles. En 2014, sur 22 000 AMP, 1 069 avec don de sperme, 198 avec don d’ovocytes et 44 par don d’embryon. En 2014, 268 donneurs sélectionnés pour 2 000 à 3 000 demandes et 1 069 réalisations.

Cela montre que l’on compte très peu de donneurs en France. Devant une ouverture sociétale, les donneurs seraient-ils d’accord pour faire un don pour des couples fertiles, c’est-à-dire pour répondre à une médecine du désir d’enfant et non plus de l’infertilité ? Tout cela est détaillé dans le rapport de l’Agence de la biomédecine. Se posera également le problème de la solidarité, du coût et de la gratuité, sachant qu’une fécondation pour une personne coûte entre 5 000 et 10 000 euros. Qui prendra en charge ces montants ? En Israël, depuis que le don de sperme a été accessible aux célibataires, 75 % à 80 % des bénéficiaires de don de sperme sont des femmes seules.

Selon une étude rétrospective de Weitoft, sur 65 000 enfants de parents seuls, vous avez deux fois plus de tentatives de suicide, de troubles psychiatriques et d’alcoolisme chez ces enfants et trois fois plus de risques d’addiction par stupéfiant.

S’agissant des consultations d’adoption (Cofi-CMP), alors que les personnes célibataires sont dix fois moins nombreuses que les couples, elles consultent six fois plus que les couples.

Selon les études internationales, le parent seul appartient aux facteurs de risques de trouble de l’enfant, aussi bien en situation monoparentale qu’en cas d’échec d’adoption.

Femme seule et augmentation des troubles des enfants : cela est marqué, que ce soit dans un contexte de séparation, d’augmentation des difficultés scolaires, d’augmentation des risques de délinquance, d’augmentation des troubles psychiques et relationnels, qu’il s’agisse des troubles durant la petite enfance et l’adolescence. Une étude sur un échantillon de 14 000 mères montre une augmentation des troubles psychiques chez l’enfant, surtout les garçons, et fait apparaître, par rapport aux difficultés globales des FIV, une augmentation des difficultés émotionnelles et comportementales (anxiété, dépression, agressivité).

Les femmes seules ayant recouru à l’insémination artificielle avec donneur ont montré des niveaux inférieurs d’interaction mère-enfant et des niveaux plus faibles de sensibilité envers leur nourrisson que les femmes avec un homme.

On connaît donc d’ores et déjà tous les facteurs de risques de la femme seule avec son enfant.

Après le champ filiatif (se sentir issu de son père et de sa mère et les transformer en père et mère), si l’on considère le champ éducatif pour les couples de même sexe, pendant très longtemps, les associations militantes ont réussi à faire passer l’idée qu’il n’y avait pas de différence. D’un point de vue historique, les toutes premières études sur ce plan remontent aux années 1970. Les juges qui avaient des a priori sur la sexualité des personnes, lorsque le couple de personnes de sexes différents se séparait et qu’une d’entre elles refaisait sa vie avec une personne de même sexe, les juges n’attribuaient jamais la garde à celui qui vivait de façon homosexuelle. Il était totalement idiot de considérer que la sexualité a un rapport avec l’éducation. Les premières études sont donc intervenues dans un contexte militant, c’est-à-dire pour montrer au juge l’absence de différence éducative.

Ces premières études étaient tellement militantes qu’elles étaient pleines d’erreurs, mais leur raison d’être était juste de tenter de prouver que l’important pour l’enfant n’était pas la sexualité. Moralité, depuis les années 1970 et pendant très longtemps, ces études ont conclu à l’absence de différences voire à l’avantage pour les enfants.

Ce n’est que depuis les années 2000-2010, que les premières études, sur le plan éducatif, ont pointé les difficultés. Une étude sur un échantillon de 15 000 Américains adultes interrogés sur leur passé montrait, en cas d’homosexualité d’un des deux parents : 40 % bénéficiaires d’aide publique, 26 % employés à plein-temps et 31 % ayant subi une relation sexuelle non consentie (ces pourcentages étant respectivement de 10 %, 49 % et 8 % pour la famille témoin). Il faut arrêter de dire qu’il n’y a pas de différences. Il y en a, y compris pour le taux de divorce : deux fois plus de divorces chez les couples homosexuels par rapport aux couples de sexe différent. Les taux de divorce à six ans sont de 30 % des couples de femmes et 20 % des couples d’hommes versus 13 % pour les couples hétérosexuels. La variable scolarité des enfants joue également.

Il est absurde de dire qu’il n’existe pas de différences, parce qu’il est évident que d’être élevé par des personnes identiques a des conséquences.

Un article de Maurice Berger, publié dans la revue Le Débat d’août 2014 présente toutes ces études, y compris l’étude de Tasker de 1995 qui est considérée comme une étude de référence. Les personnes militantes qui citent cette étude ne diront jamais que 25 % de ces enfants ont une première expérience sexuelle de type homosexuel versus 0 % dans le groupe témoin. Je ne dis pas que c’est bien dans un cas, mauvais dans l’autre. Je dis simplement qu’il y a des différences et qu’on ne fasse pas comme si de rien n’était.

Argument selon lequel l’adoption est autorisée pour les mères célibataires. Certes, mais l’adoption des mères célibataires est un vrai problème, comme chez les pères célibataires, parce que c’est plus difficile, plus compliqué, qu’il y a plus d’échecs. Ces adoptions, soumises à un agrément, posent tout un ensemble de problèmes. Le fait d’avoir une histoire personnelle qui fait qu’on est seule ne peut manquer d’avoir un retentissement sur le psychisme de l’enfant.

Rôle du père : ce rôle est perçu d’une façon précoce et différenciée par le bébé. Sans même parler d’un point de vue psychanalytique, mais d’un point de vue d’éthologie et d’un point de vue comportementaliste, on s’est rendu compte que le bébé perçoit la différence homme/femme, interagit d’une façon différente avec l’un ou l’autre, et, là encore, non pas pour dire que l’un serait mieux que l’autre, mais qu’ils sont différents, complémentaires. Un homme va avoir des interactions avec le bébé beaucoup plus physiques, beaucoup plus ludiques, quand la mère se situera plus dans les apprentissages, dans quelque chose de très éducatif. Ces interactions différentes et complémentaires répondent justement au besoin de diversité qu’éprouve l’enfant. Quelle serait une société qui priverait cet enfant de cette diversité, de cette parité, alors même que l’enfant sait la reconnaître et sait voir la différence ? Il s’agit d’études extrêmement nombreuses : perception de la triade familiale différenciée homme-femme ; interactions spécifiques à l’homme ; fonction d’appui, de soutien, d’étayage, de confirmation narcissique à la fonction maternelle dans sa relation à l’enfant.

Le rôle du père permet la réunion et la séparation, l’individuation avec la mère : réunion apaisée, contenante, sécurisante, nourricière avec le bébé, parce que le père a aussi un rôle de sécurisation par rapport à la position de la mère et permet ce travail de se séparer, de défusionner de cette mère, modèle de séparation ultérieure, car la condition humaine est l’histoire de séparations. Le père permet aussi de contenir les manifestations hostiles et haineuses, les passages à l’acte agressif, violent alors que la femme sera totalement démunie dans de tels moments.

Cela permettra à cet enfant de rencontrer ce qu’on appelle la bisexualité psychique, c’est-à-dire le fait d’avoir des sentiments entre guillemets, de l’ordre de « l’homosexualité » avec le père, s’il s’agit d’un garçon, avec la mère s’il s’agit d’une fille, cette bisexualité psychologique faisant partie de l’éventail des identifications – aussi bien l’homme que la femme. Cela permettra aussi de rendre crédible ses origines psychiques : la fiction du père est nécessaire pour penser s’originer de son père et de sa mère.

Rôle du père encore : l’office de tiers par la liaison de tout ce qui a été dissocié. Cette scène originaire est essentielle pour lier tout ce qui a été dissocié. Toutes les adoptions, les AMP, les filiations charnelles reposent sur l’appropriation, par l’enfant, d’une scène de conception crédible de sa naissance, à partir de ses parents, qu’il transforme en ses vrais parents.

Pour les femmes seules et les couples de personnes de même sexe, il s’agit d’un vrai problème parce que l’enfant va faire rejouer la problématique personnelle intergénérationnelle : le refus du père pour un enfant en écho avec la problématique personnelle du parent qui le lui supprime, l’impensable de la scène d’engendrement pour l’enfant, voire l’échec filiatif de la famille, la recherche d’autres origines du côté du biologique avec cette valorisation compensatoire du géniteur, la demande de levée de l’anonymat (Arthur Kermalvezen qui a violé l’anonymat).

Avant de conclure, je rappellerai le préjudice de l’absence de père avant la naissance, évalué par la cour d’appel de Metz, en 2016, à la somme de 25 000 euros. Combien vaut un père ? Il vaut 25 000 euros. L’histoire est intéressante, parce qu’il s’agit du préjudice moral subi par l’enfant, alors âgé de huit ans, du fait du décès de son père avant sa naissance, alors que sa mère était enceinte. Son père s’est fait écraser. Sur une question d’indemnisation par les assurances, la cour d’appel a jugé que l’enfant souffre à l’évidence de l’absence définitive de son père, qu’il ne connaîtra jamais qu’au travers des récits des tiers, sans l’avoir connu. Le pourvoi au motif d’un arrêt « rendu sans avoir retenu ni analysé aucun élément de nature à établir la réalité objective de la souffrance invoquée » a été rejeté par la Cour de cassation qui a confirmé l’arrêt de la cour d’appel.

Il y a bien sûr un préjudice à instituer deux catégories d’enfants, ceux qui auront un père et ceux qui n’en auront pas, alors que toutes les lois ont tendu, jusqu’à présent, comme l’a expliqué Jean Carbonnier, à rétablir l’égalité des enfants adultérins, adoptifs, etc. Pour le coup, on discriminerait ces enfants entre ceux qui ont un père ou une scène crédible de naissance et les autres.

Question de la levée de l'anonymat : la cause première des réactions psychologiques de l’enfant adopté ou issu de l’AMP ne réside pas tant dans les circonstances de sa naissance que dans les conséquences de ce fait réelles sur l’entourage, conséquences quant à l’impact de la dissociation biologique sur l’imaginaire. La notion de « vrai père » et de « vraie mère » déstabilise le champ familial.

Considérer l’origine biologique comme la seule origine valable de l’enfant fait partie des facteurs les plus déstabilisants pour les adolescents. Ce discours véhiculé par les médias, risque de sortir les parents de la scène parentale.

La demande d’origine est le fait d’une minorité des personnes parmi les adoptés et parmi les enfants issus de donneurs. Suivant un rapide calcul, l’association d’Arthur Kermalvezen compte 120 personnes, à comparer au nombre d’enfants issus d’insémination artificielle avec donneur depuis les années 1970, en retenant mille naissances par an sur cinquante ans, on arrive à 50 000 enfants versus 120. Il s’agit d’une minorité, mais les médias ne parlent que de cette minorité.

L’indifférence des statuts, des situations, des rôles précède l’indifférence des identités.

Le quantitatif (nombre de parents) n’est pas superposable au qualitatif, ne l’abolit pas.

Au nom de quel principe, priverait-on l’enfant d’un père dont justement il a plus besoin qu’un autre enfant en raison de la dissociation scientifique dont il résulte ? Nous avons vu à quel point les enfants issus d’AMP avaient besoin d’une scène d’origine crédible. Et on va la leur supprimer.

Au nom de quoi le prive-t-on d’une connaissance du monde des pères, à la fois sur le plan développemental, émotionnel, relationnel qu’il n’aura plus jamais ?

Censure, éradication scientifique d’une connaissance favorisant une catégorie d’enfants spécifique, discriminée des autres enfants, alors qu’un enfant a droit aux différences, à la parité, aux interactions précoces complémentaires à l’accès à la différenciation parentale.

L’égalité des droits des adultes conduirait à une inégalité des droits des enfants.

Principe de précaution : il n’y a aucune raison d’augmenter les risques de problèmes psychologiques pour l’enfant au sein de notre société qui veut prévenir tous les risques. Que fait-on payer à l’enfant à venir d’un désir d'adulte ignorant ses besoins, ses droits ? Il s’agirait d’une injustice du monde des adultes vis-à-vis des enfants à naître qui nous la ferait payer d’une façon ou d’une autre.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Pourquoi refuser l’accès des femmes seules à l’AMP dans la mesure où elles ont le droit d’adopter ?

Dr Pierre Lévy-Soussan : Premièrement, comme je vous l’ai dit, il y a plus de problèmes, plus d’échecs, etc. dans l’adoption, alors qu’il n’y a pas la question des origines.

Deuxièmement, pourquoi a-t-on admis l’adoption par les célibataires ? On l’a permise, depuis la première guerre mondiale, lorsque les femmes ont perdu et leurs maris et leurs enfants. Il y a eu une autorisation pour ces femmes, qui étaient des mères, de recueillir des enfants qui n’avaient plus de parents. Il s’agissait d’anciennes mères. Cette autorisation pour les célibataires allait rester par la suite. Mais, dans de nombreux pays, vous n’avez pas d’adoption pour les célibataires, parce qu’il est évident qu’il ne s’agit pas d’une bonne chose pour l’enfant. De nombreux pays d’origine des enfants ne les confient pas à des célibataires, parce que c’est plus insécurisant et plus problématique.

Troisièmement, l’éradication scientifique de cette position paternelle est plus radicale encore que dans le cas de l’adoption. Autant cet enfant adopté peut se dire : « je viens d’un père et d’une mère, d’une première scène ». Cette première scène est certes compliquée, mais cette place est parfois remplie, dans le cas des « célibataires conjoncturelles ». Dans le cas des « célibataires structurelles », celles qui ont fait le choix d’éradiquer l’homme, ou dans le cas des couples de deux femmes, il y a une récusation du tiers masculin. Faire appel à la science pour éliminer le tiers masculin est spécifique à l’AMP. Ma réponse est là : dans un cas, l’enfant pourra fantasmer par rapport à une première scène dont il est déjà venu, dans l’autre cas, l’AMP des célibataires, il n’y en aurait jamais.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Je vous remercie.

 


Audition de Mme le professeur Dominique StoppaLyonnet, Professeur de génétiques médicales à l’université Paris-Descartes, chef du service de génétique oncologique de l’Institut Curie, ancien membre du Comité consultatif national d’éthique Mercredi 4 avril 2018

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Vous êtes professeur de génétique médicale à l’Université Paris-Descartes et chef du service de génétique oncologique de l’Institut Curie. Vous avez été membre du Comité consultatif national d’éthique de 2005 à 2013 et membre du comité médical et scientifique de l’Agence de la biomédecine de 2005 à 2015.

Vous avez participé aux consultations qui ont précédé la révision de la loi bioéthique de 2004.

Pr Dominique Stoppa-Lyonnet : En tant que membre du Comité consultatif national d’éthique. J’ai également fait partie du groupe de travail du Conseil d’État et j’ai été interrogée par l’OPECST et par la mission parlementaire.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Vous avez été rapporteur du Comité consultatif national d’éthique sur les questions liées au diagnostic prénatal et préimplantatoire.

Pr Dominique Stoppa-Lyonnet : J’ai co-rapporté deux avis, l’un, sur les enjeux éthiques du diagnostic prénatal et du diagnostic préimplantatoire, l’autre, sur le diagnostic prénatal non invasif.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Des avancées médicales, scientifiques ou technologiques permettent-elles un autre regard sur la loi de bioéthique et justifieraient-elles de la faire évoluer ?

Pr Dominique Stoppa-Lyonnet : Je vous propose de faire un point sur les tests génétiques, sur les conséquences du séquençage à très haut débit – il s’agit d’une avancée technologique importante, un saut quantitatif dans les capacités d’analyse qui confine au saut qualitatif – un point sur les tests en cancérologie qui ont leur spécificité, une interrogation sur les tests préconceptionnels – je pose la question, mais il s’agit, à mon sens, d’un enjeu important dans les travaux de révision de la loi – et je terminerai par quelques recommandations sur l’organisation de la génétique médicale.

S’agissant des tests génétiques, je voudrais d’abord insister sur leur importance particulière, parce que les résultats de ces tests sont constitutifs de la personne. Il ne s’agit pas d’une analyse biologique à un temps T, qui ne sera pas la même à un temps T 2. Ce sont des résultats « pour la vie », qui ont ceci de particulier, de pouvoir concerner les apparentés. C’est toute la problématique de l’information de la parentèle, inscrite dans la loi de 2004 et modifiée en 2011. Ces tests peuvent avoir un retentissement sur l’individu même – l’anxiété générée par les résultats péjoratifs – et aussi en termes de discrimination dans la société. Cela va de pair avec la protection des données. On parle même « d’intimité génétique ».

Ces tests génétiques ont des objectifs multiples. Il est important d’avoir les grandes catégories de tests à l’esprit :

▪ Les tests permettant le diagnostic d’une maladie génétique, notamment chez les enfants, lorsqu’en l’absence de diagnostic établi, ils présentent différents symptômes combinés. On a du mal à faire le diagnostic, parce qu’il faut d’abord que les éléments cliniques se constituent. J’ai en tête le diagnostic de l’ataxie télangiectasie (A-T), qui est une maladie rare neurodégénérative, conjuguant ataxie, symptômes cérébelleux, déficit immunitaire et risque de cancer important (hémopathies et tumeurs solides). Le diagnostic, dans les premières années de vie, après acquisition de la marche, entre deux, quatre, cinq ans, peut être difficile à porter. L’identification d’au moins une altération du gène responsable de la l’A-T est alors très importante pour confirmer le diagnostic. Il s’agit donc de tests à visée diagnostique ;

▪ Les tests de prédisposition, dans la médecine prédictive chez les personnes déjà nées et pour lesquelles on prédit le risque de tel cancer ou de telle maladie cardiovasculaire. Les exemples emblématiques de médecine prédictive sont ceux des prédispositions aux cancers, mais le terme a été développé par Jean Dausset à propos d’une susceptibilité à une maladie rhumatologique inflammatoire : la spondylarthrite ankylosante ;

▪ Le diagnostic prénatal (DPN) vise à déterminer si le fœtus est atteint d’une maladie grave pouvant conduire à l’interruption médicale de grossesse si la maladie est aussi incurable. Plus rarement le DPN peut permettre le traitement in utero du fœtus ;

▪ Le diagnostic préimplantatoire (DPI). Il s’agit de rechercher sur une cellule prélevée sur un embryon (morula au stade huit cellules) obtenu par FIV les altérations génétiques associées à la maladie (grave et incurable) dont au moins un des parents est porteur ou atteint ;

▪ Le diagnostic préconceptionnel concerne des personnes qui envisagent un projet parental, afin de savoir si elles présentent le risque d’avoir un enfant atteint d’une maladie grave et incurable. Il s’agit le plus souvent de maladies de transmission récessive : l’un des deux membres du couple ou chacun d’entre eux est porteur, sur une seule copie, d’une anomalie génétique. S’ils sont porteurs à l’état hétérozygote ou monoallélique d’une altération dans un même gène associé à une maladie donnée, ils ont alors un risque sur quatre d’avoir un enfant atteint. La mucoviscidose en est l’exemple type. On peut alors proposer un diagnostic prénatal et l’interruption médicale de grossesse, si le fœtus est atteint.

Depuis les lois de bioéthique de 1994, l’organisation des tests « tient la route ». La loi de 1994 et les décrets d’application de 2000 ont prévu une organisation des tests génétiques solide, fondée sur l’information des personnes, l’obtention du consentement, la confidentialité des données, l’autorisation des laboratoires par l’agence régionale de santé et l’agrément des praticiens de génétique moléculaire et des biologistes.

Quels changements seraient nécessaires ? Ils se situent peut-être plus au niveau d’arrêtés des règles de bonnes pratiques qu’il faudrait envisager au cas par cas. Si je m’en tiens à mon champ de légitimité, aucun bouleversement législatif ne s’impose dans l’organisation des tests génétiques.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Selon vous, il n’est pas nécessaire de modifier les dispositions législatives actuelles. Il est préférable de guider la prise de décision des centres pluridisciplinaires de diagnostic prénatal (CPDPN), en leur donnant des orientations pour attester de la gravité et de l’incurabilité des différentes formes héréditaires de cancers qu’ils auront à examiner.

Pr Dominique Stoppa-Lyonnet : J’avais été interrogée sur le changement du dispositif, mais dans un contexte très particulier. J’avais été auditionnée à la suite du rapport sur la place de l’interruption médicale de grossesse et du diagnostic préimplantatoire dans les formes héréditaires de cancer demandé en 2006 et rendu en 2007 par l’Agence de la biomédecine et l’Institut national du Cancer. Il avait été retenu qu’il n’était pas alors nécessaire de modifier la loi. Jusqu’à présent, le législateur n’a pas voulu dresser de liste d’indications du diagnostic prénatal, ni surtout de l’interruption médicale de grossesse. L’appréciation intervient au cas par cas, les CPDPN prenant en compte les situations individuelles, la demande de la femme enceinte, s’agissant d’une interruption médicale de grossesse, et celle du couple, s’agissant du diagnostic préimplantatoire. Ce refus d’institutionnalisation est une façon de se prémunir contre les risques de dérive eugénique.

En revanche, nous avions établi une classification de la gravité des prédispositions aux cancers, pour les cancers de l’adulte, parce que cet aspect se trouvait au cœur du débat. A priori, il s’agit de demandes qui ne sont pas recevables, mais qui doivent être discutées au cas par cas, en fonction d’une sévérité de l’histoire familiale proche, dont témoignent des facteurs de morbidité, voire de mortalité qu’on ne connaît pas. Aujourd’hui, les demandes sont peu nombreuses de la part des couples – je pense à BRCA 1 et BRCA 2 – par manque d’information. Cela est en train de changer. Par exemple, à l’Institut Curie, quand nous réalisons un test de prédisposition, nous évoquons l’accès possible, dans des situations graves, au diagnostic prénatal ou au diagnostic préimplantatoire, en essayant de ne pas être incitatifs, mais en soulignant le droit du patient d’être informé.

Dans le cas très particulier du diagnostic prénatal et du diagnostic préimplantatoire, on part d’une situation familiale sévère.

Que nous apporte le séquençage à très haut débit ? Le changement tient au fait qu’il est désormais répandu dans nos laboratoires, après un début timide à partir de 2010. Ce séquençage est la conjonction de la biochimie et de l’informatique. Il multiplie par un facteur 100 000 nos capacités d’analyse. Il y a trente ans, j’ai mis deux ans (un travail de thèse de sciences) à séquencer un gène dans une famille. Aujourd’hui, 22 000 gènes sont séquencés en quelques heures. On peut également examiner un panel de gènes. Il existe plusieurs applications en séquençage à très haut débit que l’on confond souvent. Le séquençage à très haut débit représente d’abord des capacités d’analyse des gènes, mais aussi de l’ARN des régions non codantes, notre microbiote digestif ou cutané. Le microbiote ne fait pas partie des réflexions sur la révision de la loi de bioéthique, mais si on veut vraiment appréhender ce que nous apporte le séquençage à très haut débit, il convient de tenir compte des capacités fantastiques de séquençage des acides nucléiques, et en particulier de notre ADN constitutionnel.

Jusqu’à maintenant, on partait d’une maladie pour laquelle on décidait de séquencer un gène ou un groupe de gènes. La première application du séquençage à très haut débit consiste à séquencer ce qu’on appelle un panel de gènes, c’est-à-dire un ensemble de gènes. Pour les prédispositions aux cancers du sein et de l’ovaire, ce sont treize gènes (en fait douze, deux comptant pour un) qui sont aujourd’hui séquencés. Plusieurs panels ont été développés dans nos laboratoires. Ils comptent entre une dizaine et une centaine de gènes selon les maladies.

Il s’agit d’un outil de diagnostic très important, par exemple pour les anomalies du développement en pédiatrie, pour comprendre l’origine de certaines épilepsies…

Ensuite le séquençage à très haut débit permet aussi d’avoir une vision « omique », c’est-à-dire exhaustive, de l’ensemble de nos gènes et, plus précisément, pour les parties codantes (codant les protéines) de nos gènes : on parlera d’exome, soit trois millions de paires de bases. Pour l’ensemble du génome, il s’agit de trois milliards de paires de bases. 99 % de notre génome n’est pas codant.

Aujourd’hui, en mars 2018, l’étude de l’exome et celle du génome entier relèvent encore d’une thématique de recherche. Mais des utilisations diagnostiques de l’exome sont de plus en plus fréquentes. Par exemple, dans le cas des anomalies métaboliques qui peuvent conduire un nouveau-né en réanimation, il est apparu plus efficient de séquencer l’exome plutôt que de chercher tous les métabolites possibles, au moyen d’analyses biologiques. Dans les cancers graves, pour lesquels on n’a pas de cibles thérapeutiques, il existe deux stratégies possibles :

̶  soit l’analyse d’un panel de gènes impliqués dans la cancérogénèse, on quantifie aussi ce qu’on appelle la charge mutationnelle, qui est très utile en immunologie. On recherche des anomalies structurales qui conduisent à des transcrits de fusion entre gènes ;

̶  soit l’analyse d’un exome tumoral, exome constitutionnel, puis on fait un RNAseq, c’est-à-dire qu’on séquence l’ensemble des messagers pour rechercher des gènes de fusion.

Si on se situe encore dans le cadre d’essais cliniques, la conduite des analyses génétiques est faite avec la rigueur du diagnostic en termes de qualité et de délais d’obtention des résultats. On veut mettre en évidence l’impact de ces stratégies pour identifier de nouvelles cibles thérapeutiques. Le basculement dans une démarche diagnostique complète n’est plus éloigné.

Le paradoxe du séquençage de très haut débit tient au constat que le séquençage, l’identification de variants génétiques, de gènes particuliers, même de gènes que l’on connaît bien, n’emportent pas toujours parallèlement la connaissance de leur utilité et de leur signification biologique, y compris pour les gènes BRCA 1 et BRCA 2. On se situe devant autant de variants de signification inconnue que de variants qualifiés de pathogènes, parce qu’associés à une perte de fonction de protéine, en particulier parce que cela conduit à un signal d’arrêt de synthèse de la protéine. C’est dire l’importance de la réunion de ces informations et de disposer de bases de données de variants, non seulement nationales, mais internationales. Pour BRCA 1 et 2, un groupe de travail international, ENIGMA, collige tous ces variants, avec différents arguments, qui vont de données de fréquence des populations de patients, à des données relatives aux populations témoins et aux tests fonctionnels sophistiqués qui vont permettre de classer ces variants en pathogènes ou neutres.

Évidemment, cela se pose pour tous les gènes associés, notamment, à des maladies mendéliennes, c’est-à-dire dont le déterminisme est assez simple – on parlera de maladies monogéniques.

Et cela conduit à des créations fantastiques de consortiums de laboratoires. Une ONG qui s’appelle Global Alliance for Gene Health (GAGH) a pour vocation de réunir les laboratoires académiques, mais aussi des sociétés privées, qui sont des financeurs importants, notamment BJI qui est en Chine. La classification des variants est essentielle et la preuve du concept de GAGH est précisément le BRCA challenge, c’est-à-dire montrer la capacité de classer un grand nombre de variants BRCA de signification inconnue grâce à la réunion d’efforts internationaux et multidisciplinaires.

Autre aspect important : avec le séquençage à très haut débit, on est en train de passer d’un phénotype à un génotype, c’est-à-dire de l’expression clinique vers l’identification de facteurs génétiques. Souvent, je dis qu’il s’agit d’une pente et, comme à la montagne, la montée est moins dangereuse que la descente. Le risque d’erreur d’une prédiction quand on va du génotype versus le phénotype n’est pas négligeable. C’est toute la problématique des variants de signification inconnue, mais aussi des facteurs modificateurs de l’expression de telle ou telle maladie.

Apparaît alors toute la problématique des facteurs modificateurs du risque de la maladie, ou encore de pénétrance ou de l’expression de la maladie. C’est emblématique pour BRCA 1 et BRCA 2, mais on peut le décliner dans de nombreuses autres situations. Le risque cumulé pour les femmes qui sont vues en consultation de génétique, parce qu’elles ont une histoire familiale plus ou moins sévère, est estimé à 70 % pour un cancer du sein à 70 ans. Il s’agit d’études prospectives. C’est ainsi que 30 % des femmes alors qu’elles ont la même altération ne développeront pas de cancer du sein. On est en train d’identifier les facteurs modificateurs qui peuvent augmenter, mais aussi diminuer, ces risques.

Aujourd'hui, on est très tenté de faire des tests dans la population générale, y compris des tests BRCA. Une étude anglaise a apprécié le rapport coût-efficacité d’un test pour toutes les femmes indemnes dans la population générale. Il faut examiner quelles sont les valeurs des paramètres utilisés dans le modèle qui a conduit les auteurs à cette conclusion, c’est-à-dire la pénétrance (les risques tumoraux), la demande de recours à ces tests et surtout l’acceptabilité de la chirurgie mammaire préventive. L’étude suppose que toutes les femmes répondront favorablement. En France, compte tenu du recul dont nous disposons à propos des tests apparentés, de l’ordre de 30 % des personnes qui peuvent faire un test s’y prêtent effectivement. Il convient également de tenir compte de l’acceptabilité de la chirurgie mammaire et préciser la notion d’efficacité en termes de diminution du nombre de cancers du sein, sous réserve que près de la moitié des femmes qui se savent porteuses d’une altération feront une mammectomie prophylactique. Aujourd’hui en France, il s’agit de moins de 10 % alors que dans le modèle elle était de 47 %.

L’argument à mon sens le plus important à prendre en compte avec prudence dans le modèle, tient au fait qu’en population générale, pour un grand nombre de femmes, les risques individuels seront plus faibles en raison de facteurs modificateurs. On assiste aujourd’hui à une forme d’offensive en faveur de la généralisation de ces tests de prédisposition aux cancers. À mon sens, on se dirige vers un élargissement de leur réalisation, mais je plaide pour une oncogénétique raisonnée, qui aille pas à pas, en prenant en compte la question des connaissances selon deux grands volets : la classification des variants et l’identification des facteurs modificateurs.

M. Bernard Jomier, sénateur : Selon vous, la question éthique se pose moins pour les actes sources que pour leurs conséquences. Les différentes techniques utilisées ne soulèvent pas de grandes questions auxquelles on n’a pas répondu. En revanche, les conséquences de ces actes sont multiples, sur les choix à faire, sur les décisions à prendre, y compris les conséquences économiques.

Pr Dominique Stoppa-Lyonnet : Aujourd’hui, si une femme est atteinte d’un cancer du sein, très jeune ou avec des caractéristiques individuelles particulières (tumeur indifférenciée triple négative avant l’âge de 51 ans) ou si une femme est atteinte d’un carcinome de l’ovaire de haut grade, on propose un test BRCA. Des altérations sont trouvées dans 10 % à 15 % des cas selon le contexte. L’enjeu de ces tests est important d’abord pour la femme elle-même en termes de prévention d’un risque de second cancer et en termes thérapeutiques (de nouveaux traitements spécifiques d’un contexte BRCA sont apparus) mais aussi pour les apparentés puisqu’un test pourra être proposé, test dont le résultat négatif (absence du facteur de risque BRCA) sera rassurant ou dont le résultat positif permettra d’adapter la prise en charge.

On va certainement vers un élargissement des indications de tests. Mais je voudrais m’en tenir à une espèce de « credo ». Il faut :

̶  des tests de qualité : c’est la classification des variants, l’estimation de la pénétrance (le risque que la maladie apparaisse, donnée quantitative), l’expressivité de la maladie (modalités de l’expression de la maladie, donnée qualitative) ;

– des tests ayant une utilité clinique : à quoi cela sert ? Qu’est-ce qu’on fait ? Quelle prise en charge de sujets atteints ou à risque ? ;

– des personnes informées des conséquences du test et qui donnent un consentement – je n’aime pas le mot consentement, parce que cela sous-entend une forme de passivité – mais qui font un choix éclairé, choix de faire un test ou de ne pas le faire ou de ne pas le faire à un temps donné, parce que des tests peuvent être très utiles sans que cela soit le moment de les réaliser.

Il s’agit donc d’un test chez des personnes informées et surtout accompagnées dans leur décision et dans le résultat du test et avec un test de qualité et d’utilité cliniques, accessible sur l’ensemble du territoire.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Il faut faire preuve de sagesse. Désormais, il existe un grand pool de données mondiales. Des États n’ont pas du tout les mêmes lois que nous et des pays, comme la Chine, réalisent des expériences, notamment de clonage, qui sont interdites chez nous. Ils seront susceptibles d’aller beaucoup plus loin dans les tests que ce que nous pourrions accepter.

Pr Dominique Stoppa-Lyonnet : Il est beaucoup question des ciseaux moléculaires. On a trouvé les bactéries qui produisent de l’ARN. Les perspectives de thérapie génique sont très importantes. Les perspectives de modification de la lignée germinale pour corriger une anomalie génétique sont, elles, très inquiétantes. Je ne pense pas qu’il va y avoir d’applications, immédiates. On procède aujourd’hui au tri embryonnaire et à la sélection d’embryons non atteints d’une maladie grave et incurable. C’est le DPI. Je ne veux pas ouvrir ici les discussions éthiques sur le DPI. Le problème de la modification de la lignée germinale se posera si on peut « faire une sélection positive ». Mais quels sont les traits que certains seraient tentés de sélectionner ? L’intelligence, les performances sportives, etc. ?

Le déterminisme génétique de l’intelligence est complexe, multifactoriel et heureusement. De plus, l’environnement affectif et l’éducation des enfants ont un impact bien plus important que le déterminisme génétique au niveau d’une population. Bien sûr, il faut toujours tenir compte des extrêmes – les deux extrémités de la courbe de Gauss. On sait bien qu’il existe des gènes altérés qui conduisent à une déficience intellectuelle. Je ne pense pas à un gène mais à la combinaison de plusieurs gènes, facteurs non codant, qu’aujourd'hui on n’appréhende pas du tout et qui font que certains ont la tête mieux faite que d’autres. Globalement, l’intelligence moyenne peut être modulée par l’éducation au niveau d'une population. Je pense qu’on n’a pas encore trouvé de modification réalisable. Peut-être suis-je trop optimiste ou naïve, mais je pense que ce n’est pas pour la loi de bioéthique de 2019.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Pas en France, aux États-Unis peut-être.

Pr Dominique Stoppa-Lyonnet : Non, parce que je ne vois pas d’exemple de sélection positive qui améliore un patrimoine. Aujourd’hui, on fait la sélection d’un enfant dit « normal » par rapport à un gène défectueux. On peut en discuter. Ce n’est pas anodin. Il y a des choses auxquelles il faut rester très attaché, si on veut limiter les dérives eugénistes, parce qu’on pratique déjà le diagnostic prénatal. On ne fait pas de liste a priori, mais on fait une liste a posteriori : il s’agit du compte rendu d’activité de l’Agence de la biomédecine, où apparaissent les maladies pour lesquelles des interruptions médicales de grossesse ont été pratiquées ou des DPI réalisés. Selon les termes de la loi de 1994, il s’agit de maladies graves et incurables. Aujourd’hui, la demande d’interruption médicale de grossesse ou de diagnostic préimplantatoire appartient respectivement à la femme enceinte et au couple. Elle est présentée devant un CPDPN. Il examine sa recevabilité. Il ne s’agit pas d’indications, même si on a trop souvent tendance à retenir ce terme dans le langage courant. Il s’agit d’un examen sur la recevabilité d’une demande, qui est présentée par un couple qui, ayant un enfant atteint d’une maladie grave et incurable, ne peut pas envisager d’infliger cette même maladie grave à un autre enfant. Poursuivre les recherches sur ces maladies et se donner les moyens d’accueillir les enfants puis les adultes qui en sont atteints sont les meilleurs moyens de lutter contre les dérives eugéniques.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Je suis médecin médico-social. Je côtoie régulièrement ces couples. Cette demande existe effectivement. On peut saisir le CPDPN au cas par cas.

Pr Dominique Stoppa-Lyonnet : Au cas par cas, mais les CPDPN ont leur propre expérience. La « liste » est leur expérience des demandes.

Si on revient à la problématique des prédispositions aux cancers, le groupe Génétique et cancer, qui représente l’ensemble des professionnels de ce champ médical, va recommander la présence d’un oncogénéticien au sein des CPDPN pour apprécier la gravité ou non des prédispositions, ce généticien connaissant bien la problématique et les capacités de prévention.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Une telle proposition peut-elle figurer dans la loi de bioéthique ?

Pr Dominique Stoppa-Lyonnet : Je suggère de retenir ce qui a été proposé dans le rapport de l’Agence de la biomédecine : un comité auquel puissent recourir les CPDPN s’ils sont très démunis devant un cas précis. Ce comité aurait un retour d’expérience sur ces demandes très particulières relatives aux prédispositions au cancer. On pourrait même très bien instituer une telle commission au sein de l’Agence de la biomédecine, pour disposer de ce retour d’expérience s’agissant de toutes les maladies génétiques. Les CPDPN sont indépendants. Un couple peut, avec le généticien qu’il a consulté, présenter sa demande au CPDPN de son choix. Il n’existe pas de territorialisation de ces instances. Si la réponse ne lui convient pas, le couple pourra pratiquer un certain « tourisme » des CPDPN. Il ne s’agit pas de remettre en cause la non-territorialisation des CPDPN mais de mettre en commun leurs expériences et points de vue.

En même temps, la variabilité des réponses des CPDPN est un peu « le prix à payer » d’une prise en compte, au cas par cas, de situations très individuelles. Dans un premier temps, il pourrait être demandé à l’Agence de la biomédecine de réaliser un état des lieux de la disparité des réponses des CPDPN, dont le nombre n’est pas très important.

Les tests en génétique des cancers comportent l’étude tumorale – on parle de génétique somatique par opposition à la génétique constitutionnelle. La génétique somatique est l’étude des caractéristiques tumorales dans une optique de diagnostic, de pronostic ou de traitement. En effet, le test est aussi thérapeutique avec l’idée d’identifier des cibles thérapeutiques, une instabilité chromosomique pouvant être un marqueur de réponse à l’immunothérapie.

Il y a, d’un côté, des personnes, des laboratoires qui étudient les tumeurs et, d’un autre côté, ceux qui étudient des prédispositions. Dans mon service, un laboratoire est compétent pour la génétique tumorale, il est intitulé laboratoire de génétique somatique. Un autre laboratoire est compétent pour la génétique constitutionnelle, c’est-à-dire les prédispositions. Un troisième est compétent pour la génétique clinique. Nous possédons une vision d’ensemble. Jusqu’à très récemment, les tests en génétique tumorale consistaient à surtout étudier les gènes dont les variants pathogènes sont activateurs. Ce sont des gènes oncogènes notamment, des tyrosines kinases pour lesquelles on dispose de médicaments spécifiques : des antityrosines kinases.

Désormais, on est en train de développer des médicaments spécifiques aux gènes de prédisposition comme BRCA 1, BRCA 2 et d’autres gènes d’anomalies de la réparation, les inhibiteurs de PARP (poly-(ADP-ribose) polymérase). En fait, on bloque une autre voie de réparation. Si je prends le cas du cancer de l’ovaire, dans 20 % des cas, il existe une inactivation de BRCA 1 ou BRCA 2. Et ces 20 % se séparent en 15 % d’origine constitutionnelle et 5 % d’origine somatique, c’est-à-dire une altération acquise au cours du processus tumoral. Aujourd’hui, pour qu’il y ait le moins de perte de chance, en pouvant proposer des inhibiteurs de PARP chez les personnes atteintes d’une maladie ovarienne grave en rechute, on séquence BRCA 1/2 au niveau tumoral. Dans trois quarts des cas (15 % sur 20 %), l’altération identifiée sera constitutionnelle.

Je plaide pour que l’on remplace le mot « somatique » par le mot « tumoral ». Les mots ont de façon implicite un impact sur l’organisation des soins. Somatique opposé à constitutionnel sous-entend quelque chose d’acquis, distinct des caractéristiques individuelles. J’ai pris l’exemple de BRCA mais la question va être récurrente avec nos capacités formidables de séquençage des gènes.

Je plaiderais pour une anticipation des informations disponibles à l’issue d’une étude tumorale. Aujourd’hui, on hésite entre un panel de gènes, avec 500 gènes pour étudier l’immunogénicité en rapport avec une mutation constitutionnelle et un exome tumoral qu’on va comparer, pour réduire « l’avalanche » des informations, au génome constitutionnel. On va donc disposer d’informations constitutionnelles. Je plaide pour une information, en amont, des patients pour lesquels on procède à une étude large du génome tumoral.

Cela a été proposé dans le cadre du plan France médecine génomique 2025 (FMG2025), avec le projet SeqOIA, qui est la plateforme
Île-de-France du plan FMG2025. Nous plaidons pour une information de génétique en amont de ces tests tumoraux. Il importe de ne pas dissocier le tumoral du constitutionnel, non pour que cela soit réalisé strictement par les mêmes équipes, mais dans des laboratoires communs « qui se parlent ».

D’une façon générale, il ne faut pas dissocier la génétique clinique de la génétique moléculaire. Avec l’identification de variants génétiques dans les gènes qui n’étaient pas l’objet initial de l’analyse, il faut prendre en compte ces résultats en les réinterprétant grâce à la clinique. Avec le très haut débit, de nombreux exemples montrent des interactions. L’identification de gènes que l’on n’attendait pas nous permet de revoir les aspects cliniques, de les réexpliquer et inversement. Il ne faut surtout pas dissocier la génétique clinique de la génétique moléculaire.

Quant au DtC (direct to consumer), ces sociétés font aujourd’hui, en dehors de nos frontières, de la sollicitation directe du consommateur pour des tests de susceptibilité sans utilité clinique, alors, et c’est paradoxal, qu’ils ont une validation scientifique car issus d’études d’association génome entier très puissantes réalisées sur un grand nombre de cas et de témoins. Pour des maladies fréquentes comme l’hypertension artérielle, le diabète, la surcharge pondérale, on regarde dans un groupe de cas versus des témoins, de nombreux variants relativement fréquents et s’ils sont plus fréquents dans le groupe des cas par rapport au groupe témoin, cela en fera des facteurs de susceptibilité. Mais le risque relatif associé à un variant est très faible et est de 1,05 ou 1,1 tout au plus. Encore une fois, ces tests de susceptibilité isolés n’ont pas d’utilité clinique. Ces sociétés utilisent la solidité de la validation scientifique. Le DtC peut recouvrir des tests qui n’ont pas d’utilité clinique, des tests avec des variants mal interprétés, des tests non accompagnés. Ils cumulent tout ce qu’il ne faut pas faire.

Ces derniers jours, la Food and Drug Aministration (FDA) a donné son accord pour l’accès en DtC aux tests de trois variants pathogènes de BRCA dans la population ashkénaze. Ces tests sont tout à fait insuffisants, seuls trois variants pathogènes sont étudiés alors qu’il en existe plus de mille autres. Il y a un risque de fausse réassurance. La réalisation de ces tests n’est pas accompagnée. Tout cela n’a pas grand sens.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Mais il y a beaucoup d’intérêts financiers dessous.

Pr Dominique Stoppa-Lyonnet : Exactement. Peut-être la réponse est-elle le plan FMG2025, plan qui a pour vocation d’intégrer un parcours génomique dans le parcours de soins du patient. Aujourd’hui, pour les maladies rares qui connaissent des impasses ou des errances diagnostiques, et pour les cancers graves, le plan FMG2025 prévoit la collecte des données pour faire avancer les connaissances. C’est un point important. Tous les progrès réalisés aujourd’hui en génétique, l’ont été grâce aux patients, grâce à leurs familles. Nous avons encore besoin d’eux pour interpréter des variants, pour caractériser de nouveaux gènes, et pour passer d’une médecine prédictive à une médecine individuelle plus précise, grâce à la recherche de facteurs modificateurs de risque ou d’expressivité de la maladie, facteurs qui peuvent être génétiques, mais aussi non génétiques (par exemple, le mode de vie).

Mme Annie Delmont-Koropoulis : On ramène le big data à la dimension humaine.

Pr Dominique Stoppa-Lyonnet : Pour le développement scientifique, le big data est important, mais il faut avancer de façon raisonnée, y compris pour le séquençage à très haut débit.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Je vous remercie.


Audition de M. Alain Claeys, ancien député, rapporteur de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques pour les questions relatives à la bioéthique et rapporteur du projet de loi de révision de la loi relative à la bioéthique Mercredi 18 avril 2018

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Ancien député de la Vienne, vous avez été, à plusieurs reprises, rapporteur de l’OPECST, comme nous le sommes aujourd’hui, pour les thèmes de bioéthique. Vous avez été membre du Comité consultatif national d’éthique.

M. Alain Claeys : Au titre de membre désigné par le Président de l’Assemblée nationale.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Quelle est votre appréciation du dispositif français de la bioéthique ?

Sur le champ de la loi, faut-il s’en sentir à son cœur « historique » ou faut-il l’élargir à de nouveaux thèmes, comme les neurosciences, l’intelligence artificielle ? S’agissant du modèle de la loi de bioéthique, est-il préférable de prévoir une loi-cadre ou une loi entrant dans davantage de détails, mais moins souples pour les chercheurs ? Quelle est votre appréciation du rôle de l’Agence de la biomédecine, sur la recherche sur l’embryon et les cellules souches embryonnaires, sur l’anonymat du don de gamètes ? Pensez-vous que la loi sur la fin de vie, que vous savez construite avec Jean Leonetti, est d’ores et déjà révisable ? Des avancées vous conduisent-elles à penser qu’il conviendrait d’en revoir le contenu ou pensez-vous que nous ne disposons pas de suffisamment de recul par rapport à son application ?

M. Alain Claeys : Je vous remercie de m’auditionner. Vous soulevez de nombreuses questions. J’ai suivi les lois de bioéthique pendant vingt ans.

Votre première question porte sur l’éventuel élargissement de leur champ. Votre deuxième question : faut-il une loi-cadre ou une loi qui évolue « au fil de l’eau » ? À mon sens, une loi bioéthique est en quelque façon une loi des droits de l’homme. Il convient de concilier le droit du chercheur de pouvoir mener ses travaux, le droit du patient de pouvoir espérer, à un moment ou à un autre, de nouveaux traitements et le respect de la dignité humaine. Le législateur doit trouver cet équilibre permettant, au nom de la société, de dégager un cadre où se retrouvent le chercheur, le patient et le respect de la dignité humaine.

Les lois de bioéthique traitent aujourd’hui de trois sujets essentiels : la recherche, l’assistance médicale à la procréation et le don d’organes. Vous soulevez une interrogation relative à l’éventualité d’y intégrer d’autres champs. C’est effectivement une réflexion que vous devez conduire.

En France, la loi sur la fin de vie se trouve hors du champ de la bioéthique.

Il y a eu un avant et après la création de l’Agence de la biomédecine. Si vous me demandez ce que je pense de l’Agence, je considère qu’elle fait très bien son travail. Du temps où j’étais parlementaire, je n’ai jamais entendu de critique directe de l’Agence. Ses directrices générales successives ont toujours entretenu avec le Parlement une relation efficace. Certaines autorisations de recherche prises en application de la loi de bioéthique ont été systématiquement portées devant le juge par la Fondation Jérôme Lejeune, sans succès jusqu’à présent.

Une loi-cadre serait-elle préférable ? le législateur a tenté d’encadrer la recherche sur les cellules souches embryonnaires, avec une certaine hypocrisie, il faut bien le reconnaître. Ces recherches sont effectuées dans une visée thérapeutique, s’il n’existe pas d’autre procédure pour atteindre le même résultat, etc. C’était illisible. On est parvenu aujourd’hui à un équilibre utile. Ces recherches peuvent avoir lieu à partir de cellules souches issues d’embryons surnuméraires, avec l’accord du couple. Les cellules qui font l’objet de recherche ne peuvent pas conduire à l’implantation d’un embryon. Le cadre juridique est satisfaisant. Les protocoles de recherche qui ont été autorisés dans ce cadre par l’Agence de la biomédecine donnent satisfaction. Certaines découvertes au Japon et aux États-Unis, relatives à certaines cellules adultes que l’on peut reprogrammer et qui auraient les mêmes spécificités que les cellules embryonnaires, ont aussitôt conduit certains à considérer qu’il n’y avait plus besoin de travailler sur les cellules souches embryonnaires et qu’il fallait passer directement à la recherche sur ces cellules adultes reprogrammées. Je ne suis pas médecin. À l’époque, j’ai interrogé des chercheurs qui m’ont répondu que la recherche sur les cellules souches embryonnaires demeurait indispensable. Je ne pense pas que les dispositions législatives actuelles doivent être révisées.

Sur l’assistance médicale à la procréation, je suis favorable à son élargissement aux couples de femmes. Je suis opposé à la gestation pour autrui, qui représente une marchandisation du corps humain. J’en ai beaucoup discuté avec René Frydman. La science ne peut pas réparer « toute injustice ». Mais ayant dit cela, il reste des sujets sur lesquels vous devez réfléchir : l’assurance maladie doit-elle prendre en charge une demande sociale – il ne s’agit pas de lutter contre l’infertilité ? Pour moi, la prise en charge de cette forme d’AMP est un acte de solidarité.

La congélation des ovocytes est un sujet important. La loi l’encadre aujourd'hui. Faut-il aller plus loin ? Il faut en rester à un cadre assez précis.

La position de la Fédération des Cecos, exprimée hier dans Le Monde, témoigne d’une ouverture extrêmement importante quant à la possibilité de sortir de l’anonymat du don de gamètes, pas totalement, mais selon un certain nombre de critères non identifiants. Ils ouvrent la possibilité d’une levée partielle de l’anonymat. Les Cecos ont toujours défendu l’anonymat du don. Lors des discussions sur la dernière révision de la loi de bioéthique, l’examen de cette question a pris beaucoup de temps au Parlement. Nous n’avions pas conclu. Derrière cette discussion, se profile un sujet de société : celui de la filiation.

Une autre question porte sur le diagnostic préimplantatoire. Il est suffisamment encadré. Faut-il élargir son champ d’application ? Il faut être prudent, parce que si une demande sociétale se manifeste, cela peut conduire à une forme d’eugénisme. Ce sujet est aussi très important.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Lors d’une audition au Sénat, ce matin, d’éminents chercheurs, notamment en oncologie pédiatrique, il est apparu qu’il faut effectivement encadrer la recherche, mais qu’en cas de maladie génétique héréditaire, il est important de pouvoir faire un diagnostic préimplantatoire.

M. Alain Claeys : Je ne suis pas médecin. Faut-il vraiment élargir les conditions d’accès au diagnostic préimplantatoire ? Avec le recul, je considère qu’il faut vraiment l’encadrer.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Lors de l’audition du Sénat, les généticiens ont insisté sur la nécessité de proposer en premier lieu le diagnostic préimplantatoire, parce que le ciseau génétique, en définitive, conduit à se comporter quelque peu en « apprentis sorciers », du fait de toute la partie du génome que nous ne connaissons pas.

M. Alain Claeys : J’ai été élu en 1997. Je suis allé aux États-Unis. Quand vous rencontriez ces start-up qui se créaient pour le décryptage du génome, il n’y avait pas de tableaux de maître dans leur salle de réunion, mais les brevets très larges qu’ils avaient déposés pour essayer d’obtenir le maximum d’applications de ce décryptage et pour monter des tours de table financiers. J’ai terminé mon mandat parlementaire, vingt ans après, en réalisant une étude, non plus sur la génétique, mais sur l’environnement du gène, cet environnement qui expliquerait en grande partie ce que le gène n’explique pas, l’épigénétique, laquelle est d’ailleurs une notion ancienne.

M. Jean-François Eliaou : En ce qui concerne le don de gamètes, il est exact que la question se pose actuellement dans un contexte de pénurie, le terme est un peu excessif, mais en tout cas de diminution du nombre des volontaires au don de gamètes. Cela se voit aussi pour le don du sang, le don de cellules souches hématopoïétiques. Un certain nombre de structures scientifiques, associations, sociétés savantes se posent la question des moyens d’augmenter le nombre des donneurs de gamètes, en particulier des donneuses d’ovocytes. Les couples vont à l’étranger, avec un financement de la sécurité sociale française et des mutuelles, du fait des accords transfrontaliers. Il s’agit d’un point à considérer. Dans cette préoccupation relative à l’augmentation du nombre de donneurs de gamètes, dont celui des donneuses d’ovocytes, plusieurs idées sont avancées.

Premièrement, l’élargissement de la conservation et de la congélation des ovocytes pour les femmes. Actuellement la loi limite la congélation aux cas de stérilité, dont les cas consécutifs à des traitements comme la chimiothérapie. Mais une femme n’ayant pas de pathologie n’a pas le droit de conserver d’ovocytes, sauf contre-don, avec cette forme de « compensation » assurant aux donneuses qu’elles pourront garder une part des ovocytes pour elles-mêmes.

Deuxièmement, la conservation des ovocytes pour les femmes n’ayant pas de pathologie ne me choquerait pas, étant donné que le projet d’enfant, dans notre société actuelle, peut être différé dans le temps. À partir d’un certain âge, les femmes ont une fertilité diminuée ou même très diminuée : elles n’ont pas rencontré au bon moment le partenaire qui serait le père, à 23 ans ou à 24 ans. L’évolution de la société française, de la société occidentale en général, conduit à un projet parental, pour les femmes, qui se déplace avec l’âge. Le fait de pouvoir congeler les ovocytes est une possibilité pour elles-mêmes et également pour être donneuses. Il y a le don et le contre-don.

Autre question : la levée de l’anonymat. La levée entraînerait-elle une diminution ou une augmentation du nombre de donneurs de gamètes, qu’il s’agisse des hommes ou des femmes ? Il semble important de l’anticiper.

Troisième question : quid de la possibilité, qui n’est pas autorisée dans la loi actuellement, d’ouvrir cette activité, sous le contrôle de l’Agence de la biomédecine, aux cliniques privées, sachant, encore une fois, que les couples vont à l'étranger dans des structures privées.

S’agissant du diagnostic préimplantatoire génétique, certaines sociétés ou associations de sociétés savantes préconisent un diagnostic préimplantatoire génomique, et non pas chromosomique, pour un certain nombre de pathologies dont la prévalence dans la population serait supérieure à 1 sur cinq ou dix mille, par exemple pour la mucoviscidose, etc.

On est sur une ligne de crête entre ce qui est autorisé par la loi et le possible. La technologie, les connaissances scientifiques et médicales avancent – on ne peut les freiner – et tout le monde est au courant. La demande de nos concitoyens, de plus en plus sachants, nous pousse donc à réfléchir en amont, même si ce n’est pas nécessairement au moment des publications dans les journaux scientifiques.

M. Alain Claeys : Je suis favorable au diagnostic préimplantatoire sous le contrôle de l’Agence de la biomédecine. Je pense et j’espère que personne ne remettra en cause l’existence de l’Agence. Son rôle est essentiel pour ces sujets. Quant à ouvrir le diagnostic préimplantatoire, je n’y suis pas a priori hostile, mais il faut vraiment en mesurer l’encadrement.

M. Jean-François Eliaou : Prévenir la dérive vers l’eugénisme.

M. Alain Claeys : C’est le risque. Vous dites qu’il ne faut pas freiner la technologie. Permettez-moi de vous reprendre : il ne faut pas freiner la recherche, pour une bonne recherche ou une découverte essentielle. L’ambiguïté vis-à-vis de nos concitoyens, tient au fait qu’une belle recherche peut susciter des dérives technologiques, que la société doit freiner. Lorsque j’ai été auditionné par le Conseil d’État, j’ai insisté sur la nécessité de prévoir, à destination de nos concitoyens, un exposé substantiel des motifs de la loi de bioéthique. Pour quelqu’un en attente d’un traitement, on ne va jamais assez vite. Il faut expliquer le rapport entre le progrès scientifique et les citoyens. J’ai participé aux forums régionaux – l’exécutif a bien organisé cette consultation – il n’apparaissait pas de crispation. Si chacun a pu s’exprimer librement, je crois néanmoins qu’il convient de donner une explication du contexte d’ensemble.

Sur le don de gamètes, je fais le même constat que vous, mais il existe un principe d’anonymat et de gratuité en France.

M. Jean-François Eliaou : Absolument.

M. Alain Claeys : Je le vois bien chez les donneurs de sang : il s’agit vraiment d’un socle. Il faut conserver la gratuité et l’anonymat. Bien sûr, on ne peut pas réviser la loi de bioéthique sans ouvrir le débat sur le don de gamètes et son anonymat. J’ai rencontré des personnes qui sont nées d’assistance médicale à la procréation. Leur démarche était pour moi compréhensible.

M. Jean-François Eliaou : La recherche de leurs origines ?

M. Alain Claeys : Oui. Les Cecos eux-mêmes proposent de donner un certain nombre d’indications sur le donneur.

M. Jean-François Eliaou : C’est actuellement interdit.

M. Alain Claeys : C’est totalement interdit, mais vous ne manquerez pas de voir resurgir des sujets que je croyais « enterrés », comme le refus de l’AMP avec donneur.

Sur l’AMP, ma position est claire : je suis favorable à l’élargissement aux couples de femmes, parce qu’il s’agit d’une demande sociétale que je considère recevable, mais je ne demande à personne de partager ce point de vue. La question de la prise en charge financière va nécessairement de pair. Cette possibilité ne retirerait aucun droit à quiconque et reconnaîtrait un droit acceptable pour notre société.

M. Jean-François Eliaou : Incluriez-vous une telle disposition dans les lois de bioéthique ?

M. Alain Claeys : Oui. Lors du débat sur le mariage pour tous, qui a divisé notre société, un projet d’amendement du groupe majoritaire tendait à ouvrir l’AMP aux couples de femmes. Je m’y suis opposé, au motif qu’on n’adopte pas un amendement d’une telle portée « par raccroc ». J’ai toujours pensé que cela devait figurer dans les lois de bioéthique. Il ne convient pas de réduire la révision de la loi de bioéthique à cette question, mais cela doit y figurer. En revanche, je demeure totalement hostile à la gestation pour autrui. Là, on arrive vraiment à la marchandisation.

M. Jean-François Eliaou : Quid de la gestation pour autrui et du programme de transplantation d’utérus ?

M. Alain Claeys : On pourra toujours trouver des cas pour lesquels on dira : « cette GPA est justifiée, voyez la détresse de cette femme ». Mais le législateur doit prendre une disposition collective. Le risque de marchandisation est énorme.

M. Jean-François Eliaou : Même en tenant compte de l’absolue crédibilité de l’Agence de la biomédecine, sachant qu’en France, nous sommes quelque peu pionniers pour la gestion des donneurs vivants, la rupture de l’anonymat. La marchandisation pourrait être très bien contrôlée.

M. Alain Claeys : René Frydman a publié une tribune dans Le Monde : toute injustice ne peut être corrigée par la science. C’est un risque important. Le Parlement se situe à la croisée des scientifiques et de la société. La société est-elle en mesure aujourd’hui de porter un débat sur la GPA ?

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Ma question est : « et l’enfant dans tout cela ? ». Le désir d’enfant ne prend pas du tout en compte le droit de l’enfant. Le docteur Pierre Lévy-Soussan nous a fait part d’études montrant que les enfants « paieront le prix » de ce désir d’enfant qui ne tient absolument aucun compte du droit de l’enfant.

M. Alain Claeys : Le législateur, quelles que soient les majorités, a toujours eu en tête de concilier le droit de l’enfant et le droit à l’enfant. Le cadre juridique permet de concilier les deux.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Il faut un père et une mère.

M. Alain Claeys : Vous en débattrez. Je vous ai fait part de ma position. Inévitablement, le thème de la filiation fera partie du débat.

En ce qui concerne la congélation des ovocytes, celle-ci est également une demande sociétale. Certaines femmes s’interrogent toutefois sur le point de savoir s’il n’y a vraiment pas d’autre moyen pour concilier projet de vie personnelle et vie professionnelle. Comme on manque actuellement de donneuses d’ovocytes, il est normal de réfléchir à un dispositif plus performant. Mais alors que prend-on en charge ? Gratuité et anonymat, toujours.

M. Jean-François Eliaou : Ce sont des dogmes sur lesquels on ne revient pas. La remise en cause de l’anonymat se fait sous le contrôle de la justice. Je suis attaché à la substitution de l’anonymat par le passage devant le juge.

M. Alain Claeys : Mais le constat que vous avez fait d’un remboursement par l’assurance maladie ?

M. Jean-François Eliaou : Et l’ouverture aux centres privés ? La loi l’interdit aujourd’hui. On a le droit de réaliser une fécondation in vitro dans le privé, mais tout ce qui est relatif au don de gamètes, au diagnostic préimplantatoire, tout ce qui est en amont de la fécondation in vitro peut seulement être réalisé dans des structures publiques.

M. Alain Claeys : La réalisation du diagnostic préimplantatoire relève de seulement cinq centres.

M. Jean-François Eliaou : C’est normal compte tenu de la technicité.

M. Alain Claeys : J’éprouve des réticences à l’idée d’un don de gamètes réalisé dans le privé. De même, lorsque des couples s’engagent dans une démarche d’assistance médicale à la procréation, des embryons ne seront pas implantés. Ces embryons surnuméraires sont conservés pendant cinq ans. C’est très personnel. Il faut être d’une rigueur absolue dans l’encadrement.

Sur le débat « droit à l'enfant/droit de l'enfant », un couple a un enfant atteint d’une maladie que seul un don de cellules sanguines de son petit frère ou de sa petite sœur pourrait guérir. C’est l’un des objets du diagnostic préimplantatoire. On l’a appelé le « bébé médicament ». La naissance de l’enfant est-elle souhaitée pour l’enfant lui-même ou veut-on l’enfant qui guérira son grand frère ou sa grande sœur ? Je crois beaucoup au dialogue singulier entre l’équipe médicale et la personne.

Un autre couple a un embryon. L’homme se tue en voiture. C’est la question de l’implantation post mortem de l’embryon. Nous avons eu des débats de grande tenue sur ce sujet à l’Assemblée nationale. J’y étais favorable. D’autres non, qui avaient des arguments aussi valables que les miens. Actuellement, cette femme n’a que deux solutions : soit détruire l’embryon, soit le donner à un autre couple. On dit : « c’est abominable, il faut l’autoriser ». Mais dans quelles conditions ? Comment l’encadrer ? Nous avions retenu une période de deuil et, ensuite, une limite dans le temps. Les arguments hostiles à une telle reconnaissance consistent à dire qu’on met au monde un enfant sans père.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Mais il a été conçu par le couple. Ce n’est pas comparable.

M. Alain Claeys : La distinction entre droits de l’enfant et droit à l’enfant n’est pas si évidente que cela. En tout état de cause, l’implantation post-mortem est un sujet important.

Sur la question de la loi-cadre, j’en suis partisan. Par exemple doit-on en rester à la même argumentation en ce qui concerne la médecine personnalisée ? Cette dénomination a été inventée par les laboratoires, au motif que le décryptage du génome permettra de cibler les traitements et de faire un traitement personnalisé. Quand ces techniques seront au point, que recouvrira une médecine au service de la personne ? Il s’agit du sujet central à envisager aujourd’hui. Quel sera le rôle du médecin généraliste ? Quel sera le rôle du professeur ? Il ne sera pas toujours devant un écran, avec les algorithmes. On ne peut pas ne pas aborder la question de l’intelligence artificielle, sous réserve d’une définition adéquate de celle-ci. Il s’agit d’un choix de société. Je trouve passionnant le rapport de votre collègue Cédric Villani. Est-ce top tôt ? Il faut au moins quelques principes. Qu’est-ce qui se trouve à l’arrière-plan ? Ce sont les données.

Je suis donc favorable à une loi-cadre.

Est-il nécessaire de tenter d’ouvrir la loi sur de nouveaux champs ? En 2018, une loi de bioéthique ne peut pas se résumer à : « l’AMP : oui ou non et la GPA : oui ou non ».

M. Jean-François Eliaou : La fin de vie n’entre pas dans le champ de la loi de bioéthique.

M. Alain Claeys : Historiquement, cela s’est passé comme cela, mais on aurait pu considérer que cela relevait bien de son champ.

M. Jean-François Eliaou : Ce n’est pas de la bioéthique.

M. Alain Claeys : Mais si vous recentrez la question sur la notion d’éthique…

M. Jean-François Eliaou : C’est autre chose. Les états généraux et les contributions par le numérique ou les différentes rencontres abordent très largement cet aspect. Vous avez beaucoup travaillé sur cette question, puisque vous êtes l’auteur de la dernière loi. La question qui nous est posée, à nous parlementaires, est la suivante : la loi ayant été votée et mise en application en 2016, faut-il d’emblée envisager la question de la fin de vie sous l’aspect du suicide assisté ou de l’euthanasie ? Dans cette optique, il n’est pas nécessaire d’évaluer l’application de la loi : on ouvre d’emblée ces possibilités. Certains de nos collègues défendent cette approche. À l’inverse, convient-il d’attendre des évaluations – l’Inspection générale des affaires sociales et le Conseil économique, social et environnemental y travaillent – et s’attacher à l’accompagnement dans les Ehpad, dont les conditions sont notoirement insuffisantes, pour disposer du nombre relativement précis de cas qui ne trouveraient pas de solution par application de la loi actuelle.

M. Alain Claeys : Premièrement, la loi n’est pas un compromis entre Jean Leonetti et moi. Il s’agit bien d’un accord entre nous. Nous l’avions dit au Président de la République à l’époque. J’ai travaillé avec Jean Leonetti, pendant des années, sur la bioéthique, sur la fin de vie. Nous avons été parfois en désaccord. Mais là, nous étions en accord.

Deuxièmement : les décrets d’application, comme vous l’avez rappelé, n’ont pas deux ans. Jean Leonetti et moi avons été associés, du début à la fin, à leur rédaction, On ne peut pas dire que la loi aurait été mal interprétée dans les décrets.

Troisièmement : le constat que je faisais il y a deux ans est le même aujourd’hui : on meut mal en France. Très mal. Et pourtant la reconnaissance législative des soins palliatifs a vingt ans ! Le CHU de Poitiers possède un grand service de soins palliatifs. Mais les Ehpad n’ont pas de soins palliatifs et il n’y a pas de soins palliatifs à domicile, etc.

Il existe également une considérable insuffisance de formation, dans les études de médecine, sur les soins palliatifs.

Pour un hôpital, faire une chimiothérapie rapporte plus, en tarification à l’activité, que les soins palliatifs. Il faut dire la vérité. Le Président de la République a raison de vouloir remettre en cause la tarification à l’activité. Il convient de la faire évoluer.

La loi que Jean Leonetti et moi avons fait adopter ouvre deux nouveaux droits : les directives anticipées, avec la personne de confiance, et la sédation profonde et continue jusqu’au décès, j’y insiste, lorsque le pronostic vital est engagé. C’est la lettre de mission que nous avions reçue. Si cette loi était correctement appliquée, on réglerait de nombreuses situations. Mais nous n’avons pas exploré certains champs, comme celui des maladies de dégénérescence cérébrale.

Il est normal d’avoir en France un débat entre pro et anti euthanasie ou suicide assisté. J’ai beaucoup réfléchi à la question du suicide assisté. J’ai eu une longue conversation avec Robert Badinter. Son constat est que le suicide n’étant pas interdit en France, introduire le suicide assisté dans la loi conduit à changer de paradigme. Il faudra bien avoir ce débat un jour. La loi va évoluer, elle devra être corrigée. Mais il faut faire attention à un argument qui pourrait se retourner contre le Parlement : on meut mal en France, on autorise donc l’euthanasie. Ce serait terrible. Vous êtes médecins, donc vous ressentez cela. Une remarque de Didier Sicard, l’ancien président du Comité consultatif national d'éthique, qui avait remis son rapport au Président de la République, m’a marqué. Venu me présenter ce rapport, il m’a dit : « Monsieur le député, j’ai évoqué la mort avec des internes des hôpitaux de Paris. La plupart m’ont dit « ce n’est pas normal. » C’est encore vécu comme un échec. ». Il est tout de même gênant que notre société ne soit pas capable de prendre en considération cette dernière partie de la vie, jusqu’à la mort.

M. Jean-François Eliaou : Pourquoi un changement de paradigme ?

M. Alain Claeys : Pour moi, une chose est de proposer une sédation profonde et continue à un malade jusqu’à son décès. On s’engage dans cette voie pour que sa fin soit digne. Autre chose est de demander à un médecin d’utiliser un produit létal. Je trouve quelque peu curieuse cette proposition du Conseil économique, social et environnemental. Mais je ne vous dirais pas : « notre loi est la meilleure », eu égard à la situation encore faite à nombre de personnes, dans le milieu hospitalier ou dans les Ehpad. Cela ne date pas d’aujourd’hui. Le vendredi à 18 heures, les Ehpad n’ont plus de médecins. Ils vont aux urgences. Une telle situation n’est pas acceptable. Certains centres de soins palliatifs vont essayer de s’ouvrir à l'extérieur, à domicile. Cela nécessite de résoudre des aspects très concrets. Il faut que le médecin libéral puisse se procurer les médicaments. C’est compliqué.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : En tant que médecin généraliste, j’ai suivi mes patients jusqu’au bout, chez eux. Pour cela, je m’inscrivais dans le cadre des réseaux de soins palliatifs à domicile. Il existe le réseau Arc-en-ciel que je connais le mieux. Je m’inscrivais en tant que médecin, faisant partie du réseau. Je participais aux actions conduites au chevet du patient, y compris la sédation profonde, si nécessaire. Avec un bon suivi et une bonne organisation, votre loi est suffisante.

M. Alain Claeys : Pour parler franchement, même après la loi, on meurt mal en France, parce que cette loi nécessite du temps. Il y a vingt ans que nos collègues parlementaires ont autorisé les soins palliatifs ! Lorsqu’on considère la situation des soins palliatifs, tous gouvernements confondus, il demeure un retard considérable dans leur mise en place.

M. Jean-François Eliaou : J’ai reçu une association d’aidants. Ils m’ont dit : « N’auriez-vous pas envie de mourir si vous aviez quatre-vingt-cinq ans, dans votre lit, tout seul la nuit, avec la sonnette volontairement mise hors de votre portée parce qu’il n’y a qu’une aide-soignante pour vingt-cinq patients ? » Ces personnes ne souhaiteraient pas forcément se faire euthanasier.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Dans les Ehpad ?

M. Jean-François Eliaou : Dans les Ehpad, l’accompagnement est insuffisant. Cela coûte.

M. Alain Claeys : C’est le cynisme de la situation. J’ai demandé à un médecin, qui siège en tant qu’élu du conseil municipal, d’examiner comment le service des soins palliatifs du CHU pourrait intervenir en milieu ouvert, et, très concrètement, dans les Ehpad.

En ce qui concerne les directives anticipées, j’appelle votre attention sur le fait que la nutrition et l’hydratation artificielle constituent expressément un traitement. Si cela ne figure pas dans la loi, des contentieux seront inévitables. Si on exclut l’hydratation et l’alimentation artificielle du traitement, on rend possible de continuer l’hydratation.

Enfin, un amendement sur la clause de conscience du médecin avait été présenté, en termes identiques, d’un côté, par les pro-euthanasie et, de l’autre, par ceux qui considéraient que nous allions trop loin. Nous avons demandé au président du Conseil de l’Ordre des médecins de venir devant la commission des affaires sociales pour savoir s’il portait cette demande. Il a répondu qu’il ne la portait pas.


Audition de M. le Professeur Benoît Vallet, ancien directeur général de la santé, Conseiller-maître à la Cour des comptes – Mercredi 16 mai 2018

Mme Annie Delmont-Koropoulis : M. le Professeur Benoît Vallet, vous avez été professeur des universités, praticien hospitalier, chef du département d’anesthésie-réanimation du centre hospitalier régional universitaire de Lille. Vous avez exercé les responsabilités de directeur général de la santé de 2013 jusqu’au début de cette année. Vous exercez les fonctions de magistrat, conseiller maître à la Cour des comptes.

Pr Benoît Vallet : Ces fonctions sont très enrichissantes, puisqu’après le parcours qui a été le mien dans le soin, puis dans la santé publique, appartenir au grand corps de l’État garant des comptes publics, c’est-à-dire de l’argent des Français, à côté du Conseil d’État, garant du droit, est une chance exceptionnelle. J’appartiens à la Sixième Chambre, en charge des questions de santé, du médico-social et du social. Je n’interviens évidemment pas sur les sujets qui concernent les actions dont j’ai eu à connaître comme directeur général de la santé, c’est-à-dire sur la santé publique ou les situations sanitaires exceptionnelles. J’ai ainsi pu retrouver le domaine, qui m’est cher, de l’offre de soins et du médico-social. Outre ses contrôles, la Cour des comptes aide à la décision ou à l’évaluation des politiques publiques. Je remercie tous ceux qui m’ont permis d’avoir ce parcours. Cette nouvelle fonction est, pour moi, aussi enthousiasmante que les deux fonctions que j’ai remplies précédemment.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Quelle appréciation portez-vous sur le dispositif français de bioéthique ? Quelles évolutions scientifiques, techniques ou médicales pourraient soulever des interrogations éthiques ou justifieraient d’adapter les dispositions applicables en matière de bioéthique ? Avons-nous besoin d’une nouvelle loi de bioéthique ? La révision périodique de la loi de bioéthique ne risque-t-elle pas d’affaiblir les principes éthiques ? Une fois ceux-ci posés, ne convient-il pas de s’en tenir à des lois relatives à la santé publique ? Quelle est votre appréciation ?

Pr Benoît Vallet : Je vous remercie de me permettre de contribuer à vos travaux de révision de la loi relative à la bioéthique. Jusqu’au tout début de cette année, en tant que directeur général de la santé, ma direction portait le chantier de la révision, pas seule bien sûr – et c’est un point très important – mais avec des instances comme la vôtre, avec le Conseil d’État également, et, bien évidemment, des partenaires comme le Comité consultatif national d’éthique ou l’Agence de la biomédecine. Avec d’autres ministères également, puisque le ministère de la santé n’est pas le seul intervenant. On peut mentionner évidemment l’Enseignement supérieur et la recherche, ainsi que la Justice.

Les échanges que nous avons eus avec Matignon et l’Élysée pour la préparation de la révision sont intervenus alors que j’étais encore directeur général de la santé. Il s’agissait notamment de favoriser le débat citoyen, de faciliter les remontées du territoire national, en particulier au travers des espaces de réflexion éthique régionaux qui ont été mis en place grâce aux lois de bioéthique précédentes. Cela avait d’ailleurs été pour moi un sujet concret puisque, lors de ma prise de responsabilité en tant que président de la commission médicale d’établissement du CHU de Lille, croyant fortement à la déclinaison régionale des questions d’éthique en santé, j’ai favorisé, à l’époque, l’établissement d’un espace éthique au sein du CHU, afin de préparer la mise en place d’un espace de réflexion éthique régional. L’objectif était d’adosser ces espaces de réflexion éthique régionaux à des CHU. Il m’a semblé qu’il y avait une opportunité de construire cet espace pour la région Nord-Pas-de-Calais, c’était son nom à l'époque, et pour le CHU de Lille en particulier. Il existait un très bon espace éthique à l’Institut catholique de Lille, mais pas au CHU. L’idée était bien sûr de travailler de façon concertée avec l’espace éthique de l’Institut catholique de Lille.

Le processus de révision de la loi de 2011 a été engagé et la consultation nationale vient de se terminer. Il semblerait qu’elle ait donné beaucoup de fruits, que je ne connais pas encore et à la production desquels je n’ai pas été associé, puisque j’avais quitté mes fonctions de directeur général de la santé.

Votre question porte sur les évolutions scientifiques, en sachant que, de fait, la révision prévue par la loi de 2011 organisait un processus de débats nationaux sans forcément conduire à une révision de la loi en tant que telle.

Le bilan de l’application de la loi de bioéthique actuelle doit être réalisé par l’Agence de biomédecine, mais aussi par vous-même et par le Conseil d’État.

Les seules évolutions des connaissances scientifiques, médicales justifient-elles une révision ? La réponse est probablement négative, même si, en l’état des connaissances et des techniques actuelles, des questions sont d’ores et déjà posées, que ce soit en termes de gestation, de procréation assistée, de droit à l’utilisation du patrimoine génétique.

S’agissant des évolutions techniques, l’interrogation principale qui apparaît en 2018, et qui n’était pas présente en 2011, est certainement celle des données de santé massives, avec ses conséquences en termes d’identification, d’utilisation, de marchandisation, de traçabilité d’un certain nombre de données individuelles et dont le caractère même de données de santé devient de plus en plus flou. Autrement dit, les données classiques médico-administratives et leur agrégation dans des entrepôts qui sont aussi bien le programme de médicalisation des systèmes d’information (PMSI), pour ce qui est des données de l’hôpital, que le système national d’information inter-régimes de l’assurance maladie (SNIIRAM), pour les données de la médecine ambulatoire, mais aussi des données de mortalité, ces données peuvent aujourd’hui être agrégées. C’est le rôle du système national des données de santé (SNDS), qui est prévu par la loi de 2016 sur la modernisation de notre système de santé.

Il convient d’ajouter toutes les données rendues disponibles par les applications dites de santé, qui correspondent à un ensemble beaucoup plus flou, à la fois quant au caractère de santé dans son rattachement aux individus, mais aussi dans son utilisation par des groupes qui aujourd'hui échappent quelque peu aux États.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Les données agrégées qui sont anonymisées sont disponibles pour tout un chacun, notamment pour les sociétés d’assurance complémentaire, qui reçoivent par ailleurs d’autres données non anonymisées pour pouvoir régler le complément de remboursement conformément à l’assurance souscrite par le patient. N’y voyez-vous pas un danger au regard de la protection des personnes et des données personnelles ? Toutes ces données de santé dont l’agrégation est autorisée sont de facto à la disposition des assurances complémentaires. Ces données peuvent être très facilement désanonymisées. J’ai présenté un amendement, voté à l’unanimité au Sénat, mais sur lequel l’Assemblée nationale est revenue. Cette situation est très dangereuse : c’est la porte ouverte à toutes les modifications de contrat ou à tous les refus de contrat.

Pr Benoît Vallet : Vous avez indiscutablement raison. C’est la raison pour laquelle, à mon sens, soit ce sujet pourrait ou devrait figurer dans le projet de loi de bioéthique, soit il vous revient d’y insister pour la raison que vous avez très bien expliquée.

Demain la tentation pourrait être grande d’adopter une attitude qui existe déjà dans certains pays d'Europe : en termes de couverture médicale ou sanitaire, l’assurance de la personne est assujettie au fait, par exemple, que celle-ci respecte ou fait preuve d’une compliance, ou d’une assiduité aux soins, d’un niveau satisfaisant. Typiquement, une maladie de longue durée, comme le diabète, pourrait se voir prise en charge à hauteur suffisante sous la condition que la personne se présente à ses contrôles de glycémie tous les mois ou tous les mois et demi, etc. Autrement dit, un patient insuffisamment compliant pourrait voir diminuer sa prise en charge. Le risque est bien réel pour la raison que vous avez indiquée. La désanonymisation est toujours possible et il peut y avoir aussi du « donnant-donnant » par rapport à un usager du service de santé.

M. Jean-François Eliaou : Cela vous choque-t-il ?

Pr Benoît Vallet : Oui, cela me choque pour la raison suivante : le cumul des déterminants de santé montre que l’on est socialement déterminé. Vous allez cumuler tous les risques.

Premièrement, vous allez avoir une éducation qui est moins bonne, donc cela participe de l’éducation thérapeutique. Par exemple, il a été observé dans le Nord-Pas-de-Calais dont je viens, qu’il y avait moins de fibrinolyse à Lens que dans les autres centres du Nord-Pas-de-Calais, non parce que les gens avaient moins d’accidents vasculaires cérébraux, mais parce qu’ils se présentaient au-delà des six heures requises pour la fibrinolyse. Ils arrivaient plus tard, parce qu’ils ne savaient pas ce qu’était un accident vasculaire cérébral. On aura beau dire, pour utiliser le système de soins, il faut savoir l’utiliser et à quoi correspondent les pathologies.

Deuxièmement, en termes d’accès aux soins, l’offre médicale était probablement moins bonne autour de Lens, qu’elle ne l’était dans d’autres endroits du Nord-Pas-de-Calais.

Un déterminant social majeur fait que vous êtes moins bien éduqué. Étant moins bien éduqué, vous suivez plus facilement les mauvais comportements de santé. Cela aussi est évident : vous avez moins souvent une bonne alimentation, vous faites moins d’activité physique, vous consommez plus de tabac, d’alcool, etc.

Troisièmement, et je donnais l’exemple de l’accident vasculaire cérébral, vous avez en général un moins bon accès aux soins. Cela peut être lié au clivage public-privé, mais cela peut seulement tenir au fait que vous ne savez pas utiliser le système de soins, ou que vous êtes dans une région qui est moins bien desservie par l’offre de soins – considérez le nombre de médecins installés dans la région Provence-Alpes-Côte d’Azur versus d’autres régions françaises.

Cela s’appelle « la triple peine ». Si, au surplus, l’assurance venait à vous considérer comme un mauvais « gestionnaire » de votre risque, et vous punissait encore plus, on ne ferait qu’aggraver un cercle qui est déjà extrêmement vicieux. Par principe, cela me choque. En revanche, on pourrait imaginer que quelqu’un qui fait du ski sur des pistes noires s’expose à un risque particulier de polytraumatisme. Mais c’est un autre sujet.

M. Jean-François Eliaou : Je n’ai pas de religion toute faite à cet égard. C’est extrêmement pratiqué dans les pays anglo-saxons.

Pr Benoît Vallet : Cela est pratiqué aussi en Hongrie.

M. Jean-François Eliaou : Mais la Hongrie est un pays qui se rapproche quand même des régimes autoritaires.

Je relève que vos arguments, que je comprends parfaitement, sont des arguments de finalité : « on fume trop, donc on n’a pas cela, etc. » Il s’agit de déterminisme des pathologies, de susceptibilité aux pathologies, dont on connaît les facteurs de risques, y compris les risques sociaux, tout ce qui est « prédisposition ».

Mais une fois qu’on a la pathologie, si on efface tout ce qu’il y a en amont, une personne atteinte de diabète ou d’hypertension artérielle, et effectivement diagnostiquée – si elle n’a pas été diagnostiquée, ce n’est pas sa faute – mais s’il y a eu diagnostic, par exemple d’un diabète, le fait de dire : « Monsieur ou Madame, vous avez un diabète. Vous devez vous suivre » – cela participe de l’éducation à la santé et de l’éducation à la prévention, non pas de la pathologie, mais des complications de la pathologie. Présenter comme cela, cela me semble moins choquant.

À partir du moment où il y a une pathologie et encore une fois, sans prendre en compte ce qui s'est passé en amont du diagnostic, l’entretien et le fait de se suivre :

1° contribuent à une meilleure connaissance de sa propre pathologie ;

2° font partie de l’éducation à la santé ;

3° ne sont pas choquants, puisqu’il s’agit d’essayer d’éviter des complications.

La « peine » doit-elle être une moins bonne prise en charge ? Je ne sais pas. Peut-être qu’une telle « punition » n’est pas la bonne. Mais ouvrir l’esprit et attirer l’attention sur le fait qu’une fois en cas de pathologie, il faut suivre cette dernière, ne me semble pas choquant. On ne dispose pas de beaucoup de mesures pour inciter le patient à ce type de comportement. Je vais vous donner un exemple. La première greffe hépatique a eu lieu à Montpellier. Nous avons la spécialité des transplantations hépatiques pour cause éthylique. Imaginez un patient qui reste trois mois en réanimation, puis deux mois à l'hôpital et, qui, à sa sortie, ne trouve rien de mieux à faire que de fêter celle-ci sur le port de Sète jusqu’à l’ivresse. C’est compliqué de comprendre cela. Il peut bien s’enivrer, mais les soins ont eu un coût, et un coût élevé, pas simplement en argent, mais aussi en efforts, etc. Le fait d’être désinvolte par rapport à l’investissement de la société est choquant. On ne peut pas se permettre une telle désinvolture.

Pr Benoît Vallet : Je n’ai pas dit qu'il fallait encourager la désinvolture.

M. Pierre Médeville, sénateur : Toutes les pathologies liées au tabac ne sont pas prises en charge par les assurances dans les pays anglo-saxons. On peut craindre que cela n’arrive en France.

Pr Benoît Vallet : La question posée est celle de l’utilisation de données, éventuellement à l’insu des personnes, ou pour atteindre un objectif qui, manifestement, n’est pas un objectif de santé publique. Vous en faites toujours un objectif de santé publique, lorsque vous considérez qu’il faut inciter aux bons comportements. Je comprends cela, mais l’assureur, lui, ne poursuit pas d’abord un objectif de santé publique.

Mme Véronique Guillotin, sénatrice : Le moment où l’on diagnostique la maladie est important pour inciter aux bons comportements des patients. Pour autant, et pour exercer au quotidien en tant que médecin généraliste, je rencontre des patients qui ne comprennent pas. Diabétiques, amputés mêmes, ils continuent de fumer. D’un autre côté, il n’est pas possible de dire : « on arrête de vous soigner ». De toute façon, ils ne comprennent souvent même pas l’intérêt de changer de comportement. Beaucoup vivent isolés.

Pr Benoît Vallet : L’exemple du tabac est intéressant. Dans la vie d'un patient qui fume, le moment chirurgical est très important. Si on met des moyens pour lui proposer le sevrage tabagique et l’accompagner à ce moment-là, le succès sera bien plus fort qu’à tout autre moment, même s’il peut y avoir des instants d’attention suscités par des campagnes, comme « #MoiSansTabac », réalisées par Santé Publique France pour le ministère de la santé. Il est important de tenir compte de la vie personnelle du patient, et le choc du moment chirurgical peut aider. C’est à ces moments-là qu’il convient d’agir, pas nécessairement en restreignant, mais plutôt en accompagnant au mieux les efforts à faire. Les médecins que nous sommes ne doivent pas oublier qu’ils sont des acteurs de santé, de prévention primaire. C’est une éducation nouvelle à faire aujourd'hui pour tous les futurs professionnels du soin.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Je parlais des données agrégées qui étaient faciles à désanonymiser pour des assureurs tentés de modifier le contrat en fonction de ce dont ils prennent connaissance. Le Sénat avait voté à l'unanimité une disposition que l’Assemblée nationale n’a pas reprise. Ce serait une opportunité d’en reparler à l’occasion de la révision de la loi relative à la bioéthique.

Pr Benoît Vallet : C’est un sujet primordial.

Pour revenir à votre question initiale : a-t-on besoin d’une révision de la loi de bioéthique de 2011 pour procéder à des adaptations du dispositif de bioéthique ? Clairement non. Pendant la période où j’ai assumé les responsabilités de directeur général à la santé, j’ai eu au moins deux opportunités de modifier des éléments d’éthique ou de bioéthique.

La première opportunité a été avec la loi sur la fin de vie. Cette loi de 2011 a été révisée en 2015 par la loi Claeys-Leonetti, Messieurs Alain Claeys et Jean Leonetti en étant rapporteurs. Il s’agissait donc d’une initiative parlementaire.

La deuxième opportunité a été celle de la loi de modernisation du système de santé, donc en janvier 2016, pour au moins deux sujets qui ont été discutés tous deux sur la base d’amendements d’initiative parlementaire : le don de sang des homosexuels et le refus de prélèvement d’organes. Dans ce dernier cas, il s’agissait d’une façon différente de présenter le don d’organes et qui a eu, je pense, le mérite d'être posée au moment où l’augmentation du besoin de greffes se heurtait à la non-augmentation des dons. La question de la limitation du don par le refus des familles était en cause. Ces deux sujets ont été portés dans la loi de modernisation de santé, alors même qu’on peut les considérer comme des sujets de bioéthique.

Je pense que les sujets de bioéthique peuvent être envisagés indépendamment de la révision de la loi de bioéthique et des débats qu’elle suscite. Une question, qui est d'ailleurs posée, est celle de faciliter par un processus législatif à imaginer la possibilité, à tout instant, de pouvoir revisiter un sujet de bioéthique majeur, par exemple en raison d’une évolution technique qui n’était pas prévue au moment de la révision. Pour un certain nombre de sujets, on a pu légitimement considérer qu’ils ne témoignaient d’aucune urgence. Pourtant ils sont venus rapidement à l’ordre du jour en raison de la dynamique technique et scientifique. Parfois on se rend compte qu’il vaut mieux y réfléchir sans retard, voire immédiatement en se disant que les moyens techniques existeront bien à un moment donné, et qu’il convient de se poser les bonnes questions en attendant – je pense par exemple aux transformations de l’ADN sous des pressions enzymatiques – ou que s’il convient d’attendre la faisabilité technique pour en discuter, alors il faudrait disposer d’un dispositif législatif souple, introduit une bonne fois pour toutes, qui permettrait de réviser la loi au moment opportun, techniquement ou scientifiquement.

M. Bernard Jomier, sénateur : Lors de la table ronde au Sénat sur la recherche sur les cellules souches, une demande a été clairement exprimée d’une révision, d’ailleurs très encadrée, sur ce thème. Les chercheurs nous expliquent qu’ils se trouvent actuellement très limités.

M. Jean-François Eliaou : Nos auditions successives nous conduisent à considérer qu’un progrès résulte de la clause de réexamen. Régulièrement, on convient de la nécessité de réexaminer la loi.

Nos auditions nous amènent au constat 1° que le progrès scientifique est très rapide et 2° qu’il ne convient tout de même pas que la loi soit à la remorque de ce progrès médical, mais qu’elle doit l'encadrer. Je ne dirais pas forcément a priori parce que se pose une question de temporalité : il ne convient pas d’introduire des dispositions en fonction de la dernière livraison de la revue Nature ou Science.

Que pensez-vous d’une loi-cadre qui fixerait les grands principes, qui pourrait justement mettre en garde sur le Big Data et son utilisation sans entrer dans le détail « au microlitre », par exemple sans s’attacher à la limite de conservation des embryons de sept ou quatorze jours – mais qui fixerait les principes, qui serait l’émanation d’une réflexion citoyenne et législative en 2018 ou en 2019 ?

En France, nous disposons d’instances officielles, de l’Agence de la biomédecine, de la Haute autorité de santé, des académies, des sociétés savantes et d’une expérience certaine des bonnes pratiques. Nous pourrions nous poser les bonnes questions, sans faire de la futurologie ou la science-fiction. Par exemple, le clonage : « non jamais », sans entrer dans trop de détail, parce qu’à entrer dans trop de détail, cela devient rapidement très, trop, technique, et qu'on perd un grand nombre de nos collègues en chemin, qui n'y comprennent plus rien, et aussi parce que personne n’est omniscient.

 

Pr Benoît Vallet : C’est une question très importante et qui rejoint cette conception d’une révision qui peut être demandée à tout moment, comme vous le dites, et qui est sans doute plus conforme à l’idée qu'on se fait de la loi, quelque chose de plus général, posant des grands principes et autorisant des niveaux d’autorité subordonnés à procéder avec des conseils d’orientation, des conseils scientifiques, sur des saisines, cela est tout à fait praticable, et de mettre, même pour certains dispositifs, des juges, comme parties prenantes, à un instant « t » pour décider d’un sujet. Très clairement, on peut avoir des enfants par procréation assistée ailleurs qu’en France, et les ramener sur le territoire national. Cela évolue avec les juges et la jurisprudence. Ceci me paraît répondre à l’idée d'un dispositif plus souple. Au début des travaux de révision, cela faisait partie des sujets importants pour revisiter ce cycle très arbitraire aujourd'hui, qui peut être totalement désynchronisé de la réalité d’une évolution technique ou scientifique. Les grands principes existent : la dignité, la solidarité et la liberté individuelle, même s’ils sont parfois contradictoires. Une loi d’éthique conçue comme une loi-cadre, édictant les grands principes et les éléments essentiels sur la gestation, sur les données de santé, sur la filiation. C’est sans doute envisageable.

En tout cas, j’ai ressenti comme vous, ce sentiment pénible de devoir attendre que les lois de bioéthique soient réexaminées pour se prononcer sur un sujet donné.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : C’est tout à fait ce que nous avons ressenti au cours de l’audition de la commission des affaires sociales du Sénat. Les chercheurs sont arrêtés dans leurs travaux, parce qu’il y a énormément de « paperasse » à remplir, de demandes à faire.

Pr Benoît Vallet : Oui ou des blocages tout simplement. La recherche sur l’embryon est typiquement un sujet dont vous parliez tout à l'heure et M. Bernard Jomier faisait allusion aux cellules souches pluripotentes. On a besoin d’avancer et d’avancer plus vite que ce que les textes autorisent, lesquels étant, par nature, figés. Dans ce domaine, s’il faut attendre la révision de la loi bioéthique, cela ne convient pas du tout.

M. Pierre Capdevielle, sénateur : Où mettre le curseur, en termes de principe de précaution ?

M. Jean-François Eliaou : Il s’agit de faire un effort d’analyse des enjeux, sinon on risque de bloquer les avancées dans de nombreux domaines.

Pr Benoît Vallet : L’Agence de la biomédecine a fait une analyse de l’application de la loi depuis 2011, accompagnée de propositions qui vont dans ce sens et qu’il faudrait descendre d’un niveau réglementaire ou au niveau d’intervention de l’Agence.

M. Jean François Eliaou : Sur la question de la recherche clinique en France, nous sommes très sollicités par les laboratoires, même si je n’appartiens pas à la commission des affaires sociales. On ne peut pas éliminer ces questions d’un revers de la main, surtout quand les académies nous disent – et là je parle à l’ancien clinicien et à l’ancien directeur général de la santé – qu’effectivement les modalités pour faire de la recherche clinique en France sont drastiquement compliquées et qu’ils nous exhortent à revoir cela. À mon sens, cela fait partie du champ des lois de bioéthique, parce qu’il nous appartient, sur un plan général, de donner quelques indications et quelques grands principes.

Je souhaiterais avoir votre avis sur les difficultés réellement rencontrées par nos praticiens et chercheurs par rapport à ceux d’autres pays, je ne parle pas de la Corée du Sud, de la Chine ou d'autres, mais des pays qui ont une éthique comparable à la nôtre sur le plan des principes. Quelles sont les possibles pistes d’amélioration ?

Pr Benoît Vallet : J’ai été confronté à plusieurs reprises à cette question en tant que directeur général de la santé, la direction ayant en particulier la responsabilité de l’organisation et du fonctionnement des comités de protection des personnes (CPP). Nous rencontrons deux contraintes. La première tient au règlement européen transposé dans la loi de modernisation de notre système de santé et qui a permis d’en finir avec la loi Jardé qui était restée en suspens.

Vous savez qu'une des difficultés considérées comme une complication supplémentaire par les industriels, mais aussi par les académies, tenait au tirage au sort des centres, tirage qui permettait de déconnecter les CPP des industriels. Cet aspect a d’ailleurs été renforcé, et d’une façon particulièrement sensible, par « l’affaire Biotrial » de Rennes, qui est un sujet que j’ai porté quand j’étais directeur général de la santé, et qui a constitué un moment douloureux pour la recherche chez le volontaire sain. Cette phase 1 menée par Biotrial s'est traduite malheureusement par la mort d'un volontaire. Nous nous sommes rendu compte que les essais de phase 1 qui ont été organisés par Biotrial soulevaient la question de l’indépendance du centre par rapport à celui qui a réalisé les essais. Nous avons frôlé la catastrophe. L’indépendance entre le CPP de Brest et le laboratoire était-elle totalement garantie quand il y avait sur le site du CPP de Rennes de la publicité pour Biotrial ?

J’ai fait une proposition dont je crois qu’elle sera explorée lors du conseil stratégique des industries de santé (CSIS), tendant à regrouper les CPP en très grandes régions, beaucoup plus grandes que les régions administratives, en cinq ou six très grands ensembles, et de faire de l’aléatoire non pas entre tous les CPP, mais entre ces grandes régions, autrement dit d’avoir une attribution respectant l’aléatoire au niveau de ces grandes régions, lesquelles auraient la charge de redistribuer les essais en fonction des thèmes et des spécificités des centres. Il existe certainement un intérêt à ce que les centres soient spécialisés et que la thématique puisse être prise en compte sans que l’attribution soit dictée par une relation plus ou moins privilégiée entre tel académique et tel industriel. Le CSIS doit examiner une proposition de ce type. Il convient d’assouplir une règle qui est un peu draconienne en l’état et administrativement compliquée à organiser.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Cela ralentit aussi les possibilités thérapeutiques offertes aux patients. À partir du moment où les essais sont réalisés dans un établissement qui ne connaît pas bien le domaine, ou qui n’a pas le matériel nécessaire et qui doit d'abord comprendre ce qui se passe, avant de passer à la pratique, il y a inévitablement une perte de chance pour les patients

Pr Benoît Vallet : Ce n'est pas le seul obstacle, mais cet exemple témoigne du frein administratif à l’essor de la recherche. Les chiffres fournis par l’industrie, et en particulier ceux des entreprises du médicament (LEEM) ne montrent, ces dernières années, aucun tassement de la participation des centres français aux essais, en chiffres absolus. En revanche, une perte en nombre et en pourcentage apparaît par rapport à d’autres pays européens. Cela n’est pas à négliger. Un aspect positif, mais qu’il convient d’encourager encore, tient au fait que chaque centre recrute beaucoup plus de patients aujourd’hui qu’il ne le faisait dans le passé. La professionnalisation des centres s’est bien engagée. Le législateur pourrait apporter sa contribution en fixant les grandes lignes, les orientations et la dynamique. Cela nécessite des systèmes d’information. Nous sommes sous-équipés en systèmes d’information, à une période où tout le monde parle de Big Data et de réalité virtuelle.

Aujourd'hui, connecter les CPP constitue un sujet majeur d’avenir pour faire de l’attribution aléatoire. Cela est d’autant plus possible que l’équipement en systèmes d’information est achevé et que tout est dématérialisé, entre les centres, ce qui permet d'aller beaucoup plus vite.

Le deuxième point important – même si nous sortons quelque peu du cadre de nos échanges d’aujourd'hui – tient aux appels à projet de recherche nationaux qui restent trop dispersés, si je les compare avec ceux du National Institute for Health (NIH) américain. Aux États-Unis, quelques grands thèmes sont retenus pour des appels à projets lancés au même moment, chaque année, à partir d’une même plateforme qui peut ensuite faire le recensement de l’utilisation des financements de recherche. Cela permet de disposer d’une récapitulation thème par thème et d’établir un lien avec les financements, les dépenses réalisées et les résultats obtenus. Cela n’est pas possible en France ou que de façon très imparfaite. Les données sont très difficiles à coupler. Il convient donc de donner un élan réel à la recherche en santé et de favoriser le rapprochement concret des deux ministères qui restent un peu chacun dans son positionnement.

Vous pouvez intervenir en ce sens en suggérant de dynamiser les échanges entre l’université, le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche, et le ministère de la santé. Cela serait vraiment très utile.

M. Jean-François Eliaou : C’est une position qui avait été prise, ou qui a été prise récemment par l’Inserm.

 

Pr Benoît Vallet : Tout à fait, via des propositions de l’Inserm et d’Aviesan. Mais elles sont restées un peu en suspens et elles pourraient être assez rapidement mises en place, sous réserve effectivement d’une synergie entre les différents acteurs. Juste à titre d’information, une mission de réflexion sur l’avenir des CHU a été demandée par la ministre aux grandes conférences, donc les présidents d’université, les doyens et les présidents des commissions médicales d’établissements, etc. Pour sa part, la Cour des comptes travaille sur les CHU et leur avenir à la demande de la commission des affaires sociales du Sénat. Peut-être faudrait-il établir une ligne stratégique entre les grands axes de recherche Aviesan et les axes de recherche clinique ou transnationale portés par les CHU ? Cette dynamique nationale apporterait une partie de la réponse à votre question : pourquoi la recherche piétine-t-elle aujourd'hui, en termes à la fois d’acteurs impliqués, mais aussi de lisibilité internationale ? Mais la question de la fragmentation du paysage et des moyens éloigne de la révision de la loi de bioéthique.

M. Jean-François Eliaou : En tant que médecin et responsable dans l’administration de la médecine et de la recherche, quel regard portez-vous sur l’Agence de la biomédecine, en particulier dans ses missions d’opérateur et de régulateur pour tout ce qui concerne différents aspects des lois de bioéthique ?

Pour ce qui concerne par exemple le Big Data ou l’intelligence artificielle, l’Agence ne dispose pas des compétences nécessaires. Pensez-vous qu’il faille créer une agence sur le modèle de celui de l’Agence de la biomédecine ou bien élargir les missions de cette dernière ?

D’une façon générale, l’appréciation que l’on est amené à porter sur l’Agence de la biomédecine lui est favorable. Nous avons posé cette question à la directrice générale de l’Agence. Il est normal de poser la même question à l’ancien directeur général de la santé que vous êtes. Pensez-vous, dans le cas d’une loi-cadre, qu’il faudrait un ou plusieurs opérateurs du type de l’Agence de la biomédecine pour les différents thèmes qui vont un jour ou l’autre et peut-être très prochainement faire partie du champ des lois de bioéthique. Personnellement, je ne souhaite pas y inclure tout ce qui a trait à la fin de vie et tout ce qui concerne l’assistance médicale à la procréation dans le cadre non pathologique, c’est-à-dire tout ce qui peut être considéré comme étant d’abord de nature sociétale. Mais quid des neurosciences, même si l’Agence s’en occupe un peu ?

Pr Benoît Vallet : C’est une question assez complexe.

Si on met de côté l’idée d’attribuer de nouvelles missions, à moyens constants, ce qui, évidemment, ne serait pas acceptable, puisque l’on parle de biomédecine et en considérant le périmètre de la révision des lois de bioéthique ou de biomédecine, je ne vois pas les raisons pour lesquelles l’Agence de la biomédecine n’aurait pas d’autres missions entrant clairement dans son champ, sous réserve, évidemment et encore une fois, des moyens qui lui seraient attribués.

La véritable question est celle de la cohérence de ces missions par rapport à ce que l’Agence fait déjà.

Si on considère les neurosciences, l’Agence n’a pas, pour l'instant, réellement exploré ce champ. Pourtant, si on rapproche la question de la fin de vie de celle de l’évolution et du pronostic des comas, on peut déboucher sur le thème de la neuro-imagerie d’une manière assez exceptionnelle, notamment dans la capacité de la neuro-imagerie à prédire l’éveil ou le non-éveil d’une personne dans le coma. Ces questions sont encore du niveau de la recherche. Mais on voit bien qu’on passe très vite de la recherche à l’application clinique et ce d’autant que l’accumulation des données – et c’est pour cela qu'on peut revenir à l’intelligence artificielle et au Big Data – se fait beaucoup plus vite aujourd'hui par la congruence des réseaux, des systèmes connectés, que cela ne se faisait autrefois. Aujourd’hui, le service de neuro-réanimation de la Pitié-Salpêtrière est en lien avec le monde entier sur l’accumulation de données d’imagerie donnant une cartographie fonctionnelle du cerveau, pour savoir si oui ou non les personnes vont s’éveiller après différents types d’arrêts circulatoires et de traumatisme crânien ou d’anévrisme rompu, enfin tout type de pathologie dont résulte un coma chez un patient. Le centre de la Pitié accumule donc des données. On pourrait penser que cela nécessitera dix ou quinze ans pour compléter une base d’informations permettant, à partir d’une image et de l’intelligence artificielle (IA), de fixer le pronostic d’un patient donné se présentant avec un coma. En fait, le réseau étant international et la procédure d’imagerie étant extrêmement codifiée pour que les recueils se fassent de la même façon, il devient possible dès maintenant que les images acquises pour un patient puissent être interprétées. La superposition des cartographies acquises auprès de centaines de patients permet, à l’aide de l’IA, d’établir une quasi-certitude de réveil ou de non-réveil pour ce patient, ce qui est beaucoup plus puissant que l’interprétation isolée d’un examen d’imagerie plus ou moins complet accompagné de techniques de « réveil » plus ou moins codifiées.

Dès lors, se pose la question de savoir à quel moment on décidera que telle personne est effectivement dans une situation à venir de mort cérébrale quasi certaine ou bien qu’elle va émerger très rapidement, quelle est sa chance de se réveiller et donc la façon dont on pourra décider de la fin de vie. Je laisse ici sous silence la question du prélèvement d’organes associé, sauf à insister encore sur la nécessité d’être attentif aux liens pouvant exister entre une décision de fin de vie et un prélèvement d’organes (on retombe sur la question du Maastricht III, et la façon dont, aujourd'hui, cela est organisé). Mais pourquoi l’Agence de biomédecine ne s’impliquerait-elle pas dans ce domaine, ne poserait pas ces questions avec son conseil d’orientation et son conseil scientifique, afin de décrire les référentiels de bonnes pratiques ? N’est-ce pas le rôle même de l’Agence ?

Pour ce qui est des Big Data, la réalité est un peu la même. Quand vous agrégez des données, l’objectif est bien de savoir si ces données agrégées informent correctement sur telle ou telle situation biomédicale et sur l’interprétation qui peut en être faite par un médecin devant un patient, à un instant « t » et à l’aide de l’IA travaillant sur ces données, et le conduisent à faire de bons choix, choix qui aujourd'hui ne sont peut-être pas à sa portée, face à son patient ou dans sa salle d’opération ou devant son appareil d’imagerie. Tous ces sujets-là vont forcément venir à l’ordre du jour.

M. Jean-François Eliaou : Pour l’intelligence artificielle, un élément extrêmement important consiste à lever l’opacité de la « boîte noire » des algorithmes. C’est quelque chose qui malheureusement ne dépend pas forcément de la compétence de l’Agence de la biomédecine.

Pr Benoît Vallet : Aujourd'hui, sauf erreur de ma part, l’Agence de la biomédecine ne dispose pas des personnes susceptibles de connaître les algorithmes, de travailler sur eux, et de savoir comment à partir d’une somme de connaissances littéraires ou de sommes de données agrégées, des déductions peuvent se faire. Mais pourquoi faudrait-il confier cette tâche à une autre agence ? Quand je suis arrivé à la direction générale de la santé, on m’a donné la mission de diminuer le nombre d'agences. Je me suis immédiatement attelé à la tâche. Trois agences faisaient un travail complémentaire, même si elles considéraient qu’elles ne faisaient pas du tout le même travail : l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (INPES), l’Institut de veille sanitaire (InVS) et l’Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (EPRUS). Il m’a semblé que les réunir présenterait un intérêt considérable, en donnant, à partir de l’épidémiologie (ex InVS), la capacité d’intervention en population, que ce soit sur une cinétique lente (ex INPES) ou sur une cinétique aiguë (ex EPRUS), sans parler de l’ajout de l’opérateur téléphonique ADALIS qui leur a également été adjoint. La ministre de la santé, Marisol Touraine, a courageusement décidé de réaliser la fusion des opérateurs. Vous voyez le résultat avec Santé Publique France. Même si cette Agence nationale de santé publique (ANSP) n’a pas encore totalement trouvé sa place sur l’échiquier, il s’agit tout de même d’une agence beaucoup plus intéressante que ne l’était cette somme d’agences. Ajouter de nouvelles agences n’irait donc pas dans le bon sens, voire poserait problème.

Si l’on considère l’Institut national de transfusion sanguine, il ne s’agit pas vraiment d’une agence, ni d’un intervenant dans le domaine de la transfusion, alors que se pose la question de la suffisance transfusionnelle nationale ou des questions de dons, etc. Quand j’ai dû faire la réforme du don de sang des homosexuels, il a fallu que je réunisse les acteurs au ministère pour faire un travail qui était certes celui d’un directeur général santé si l’on considère qu’on était dans la déclinaison de la loi, mais qui en fait aurait plus été celui d’un opérateur à même de faire cela.

En réalité, cette tâche relative à la sécurité transfusionnelle aurait pu ou dû revenir à l’Agence nationale de la sécurité du médicament, puisqu’elle a la responsabilité des produits du sang et de l’hémovigilance. Il faut donc clairement lui confier cette attribution ou mission ou renforcer l’actuel Institut national de la transfusion sanguine, au prix de l’apparition d’un opérateur supplémentaire dans le champ de la sécurité sanitaire. Il vaut donc peut-être mieux que l'Agence nationale de la sécurité du médicament, qui possède clairement dans ses missions tout ce qui a trait à la transfusion sanguine, s’en saisisse officiellement. Dans tous les cas, on ne peut pas donner cette compétence relative au contrôle de la sécurité transfusionnelle à l’Établissement français du sang (EFS), puisqu’il ne peut pas être en même temps régulateur et producteur. L’Agence nationale de la sécurité du médicament pourrait vraiment assumer cette mission qu’elle effleure pour l’instant : les rapports d’hémovigilance régionaux lui sont quand même adressés ; elle en fait d’ailleurs une compilation nationale annuelle.

Ceci montre bien que la fragmentation des opérateurs n’a pas d'intérêt.

L’Agence de la biomédecine (ABM) ne peut certes pas être confondue avec l’Agence nationale de la sécurité du médicament. Il s’agit de domaines de missions assez différents, et l’ABM, qui accompagne et organise le prélèvement et la greffe, agit, d’une certaine façon, en tant qu’opérateur. Mais on peut lui confier des missions nouvelles relevant du champ de la bioéthique, puisqu’il s’agit de son cœur de métier. Il conviendrait d’y réfléchir pour voir ce que cela donnerait. Le point de vue de la Directrice générale de l’ABM est de ne pas aller au-devant des difficultés et de dire : « Il ne m’appartient pas de décider des missions à l’Agence. »

Quels sont les thèmes dont la proximité garantit une plus-value liée aux intervenants ? J’ai pris l'exemple des neurosciences, parce qu’il s’agit déjà d’une mission de l’ABM, mais aussi parce qu’elles font appel à des sujets où il est question éventuellement d’organes, etc. Le fait qu’il existerait une proximité des intervenants apporterait l’assurance d’un meilleur fonctionnement.

Sur le sujet des données de santé, l’Institut des données de santé, qui gère les accès au SNDS n’est pas le bon intervenant. Sa responsabilité n’est pas de vigilance éthique, mais consiste à faire l'agrégation de données, à garantir le bon déroulement de cette agrégation et à offrir aux différents partenaires qui veulent utiliser les données, la possibilité de le faire. Telle est son rôle. Mais l’idée qu’il y a une éthique des données et une réflexion à conduire sur la façon de les utiliser, cela est très important, même si on l’oublie trop et même si, aujourd'hui, l’Agence de la biomédecine aimerait bien en être déchargée.

L’Agence dispose des données agrégées pour le dépistage prénatal de la trisomie 21, vous savez qu’on y ajoute maintenant le test ADN. Il va donc être procédé à un réexamen des différents items qui permettent de faire le dépistage prénatal de la trisomie 21. C’est à nouveau un sujet d’algorithmes. On sait moins que chaque utilisateur – les échographistes et les différentes parties prenantes dans la mesure de la clarté nucale – a la possibilité de comparer ses résultats avec le fichier national. C’est un domaine qui permet l’apprentissage des bonnes pratiques et finalement l’hétéro-évaluation. Le fichier appartient à l’État. L’ABM considère qu’il n’est pas dans ses missions d’héberger ces données et voudrait que la Haute autorité de la santé (HAS) les reprenne, puisque c’est un sujet de bonnes pratiques. Mais on voit bien que ces données agrégées et la façon dont elles peuvent être utilisées représentent un sujet de bioéthique. La question de savoir qui les héberge n’est pas le sujet qui importe en la matière au contraire de la façon dont tel ou tel peut les utiliser, des interprétations qu’il peut en donner et à quel type d’intervention en santé elles aboutissent. À un moment donné, que vous gériez ou non les données, la réalité du dispositif et de son application bioéthique s’imposent vraiment. Cette partie-là a toute sa place à l’Agence, me semble-t-il. Tout ce qui a trait aux données de santé ne relève pas de l’Agence, il y a un Institut pour cela. Mais pour l’interprétation et les enjeux bioéthiques qui vont avec ces données, il conviendrait sans doute de bien y réfléchir avant de ne pas y impliquer l’ABM.

M. Jean-François Eliaou : S’il y a une loi-cadre, il faudra des opérateurs.

Pr Benoît Vallet : C’est à dessein que je mentionne l'Agence nationale de la sécurité du médicament, l’Agence de la biomédecine qui personnifient, dans l’hypothèse d’une loi-cadre, l’idée que des opérateurs puissent être concernés et qu’on puisse faire évoluer leurs missions au regard des évolutions technologiques et des questions qui se posent en termes d’accès aux données.

Mme Annie Delmont-Koropoulis et M. Jean-François Eliaou : Nous vous remercions.

 

 


Audition de M. Jean Leonetti, ancien député, rapporteur de la mission d’information parlementaire sur la révision des lois de bioéthique et de la commission spéciale en charge de l'examen du projet de loi de révision de la loi relative à la bioéthique Mardi 22 mai 2018

M. Jean-François Eliaou : Vous êtes médecin cardiologue, vous avez été chef de salle de cardiologie au centre hospitalier d’Antibes. Ancien député des Alpes-Maritimes, vous avez été président-rapporteur de la mission d’information parlementaire sur l’accompagnement de la fin de vie (2003-2004) et chargé, en 2008, par le Premier ministre, de l’évaluation de la loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à l’accompagnement en fin de vie. En 2014, vous avez été chargé d’une mission temporaire sur les aménagements de la loi sur la fin de vie par la ministre des Affaires sociales et la santé. En 2015, vous avez été co-auteur et co-rapporteur de la proposition de loi créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie, devenue loi du 2 février 2016.

En 2008-2009, vous avez été rapporteur de la mission d’information parlementaire sur la révision des lois de bioéthique et président du comité de pilotage des états généraux de la bioéthique (2008-2010), puis rapporteur, en 2011, de la commission spéciale en charge de l'examen du projet de loi de révision de la loi relative à la bioéthique, devenu loi du 7 juillet 2011.

Vous avez présidé la Fondation hospitalière de France de 2009 à 2011 et vous présidez la Fondation des usagers du système de santé depuis 2016.

Je vous suggère de nous présenter l’état de votre réflexion sur ce qui vous semble important dans la révision à venir.

M. Jean Leonetti : Sur la question de la révision, le débat a été tranché dans un sens que je n’approuve pas. À mon sens, il ne convient pas de réviser régulièrement la loi de bioéthique, mais plutôt d’y procéder au cas par cas, en fonction des découvertes de la science ou de l’évolution de la société :

̶  les avancées de la science nous mettent quelquefois face à des difficultés et génèrent des problématiques que nous n’avions pas envisagées auparavant ;

̶  les demandes de la société peuvent évoluer soit vers plus de libéralisme, soit vers plus de protection.

Le grand danger d’une révision de ces lois tous les sept ans tient à cette pression médiatique : « Qu'est-ce qu’il y a de neuf ? »

En 2011, j’ai vécu cette expérience. À chaque fois je disais, par exemple pour la greffe d’organes, on en reste au consentement présumé. Cette position était interprétée comme conservatrice parce que peu innovante.

La nouveauté devient alors une exigence de ces révisions et cela nous oblige à modifier, sous la pression médiatique, des aspects qui ne devraient pas obligatoirement l’être.

Sur l’ensemble, quelles sont à mon avis les modifications envisageables par rapport à 2011 ?

Si l’on considère l’ensemble des recherches sur l’embryon, nous avions eu une longue discussion : interdiction avec dérogations ou autorisation encadrée ? À l’occasion de l’alternance politique, on est passé à l’autorisation encadrée. Au fond, il s’agissait plutôt d’une présentation symbolique : il y a un interdit, on n’y déroge que dans des circonstances particulières, ou bien il y a une autorisation, mais elle est très encadrée. C’est quelque peu « blanc bonnet et bonnet blanc ». À l’époque, cela a été le seul élément sur lequel un clivage est apparu au sein de l'Assemblée nationale.

S’agissant du diagnostic préimplantatoire, une disposition pourrait être modifiée par rapport à ce qu’a souhaité la majorité de l’époque. Dans le cas d’une maladie d’une particulière gravité et pour éviter cette maladie génétiquement transmissible, on sélectionne l’embryon qui n’est pas porteur de cette maladie. Je pense qu’on pourrait également dépister les affections susceptibles de motiver une IVG, comme la trisomie 21. C’est un sujet extrêmement compliqué parce que l’argumentaire, d’un côté, consistait à dire qu’en dépistant la trisomie 21, on allait finir par tout dépister et, à la fin, on allait chercher l’enfant parfait, c’est-à-dire qu’on allait pratiquer l’eugénisme. Il me semblait légitime que dans le cas d’une femme qui a déjà eu un enfant atteint d’une maladie génétique grave, qui a généralement entraîné son décès, dès lors qu’on lui propose un diagnostic préimplantatoire pour éviter cette pathologie, on puisse vérifier qu’il n’existe pas d’autres pathologies associées, compatibles avec une interruption médicale de grossesse. Il s’agit d’un tout petit nombre de personnes, puisqu’il ne s’agit que des personnes qui relèvent du diagnostic préimplantatoire.

M. Jean-François Eliou : Vous incluez les découvertes incidentes, même si le diagnostic est ciblé sur un certain nombre de gènes dont les mutations entraînent des pathologies connues, pour lesquelles il existe une relation de type génotypique à cent pour cent.

M. Jean Leonetti : Oui. Les découvertes incidentes sont aléatoires dans un diagnostic plus large. Ce n’est pas un sujet majeur, parce que cela ne concerne pas beaucoup de personnes mais il me semblait que la trisomie 21 pouvait au moins faire partie du dépistage avec l’accord des parents.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : D’autant plus qu’on le propose à la femme enceinte.

M. Jean Leonetti : La femme enceinte après un diagnostic préimplantatoire peut se trouver dans la situation, là aussi exceptionnelle – une fois sur 200 peut-être – où on lui dira : « Madame, on a évité la maladie X, mais, par contre, il y a une trisomie, voulez-vous avorter ? ». Si elle répond oui, on recommence tout le processus. Sans doute vaudrait-il mieux lui poser la question avant. Cela aurait permis d’éviter l’implantation de l'embryon, suivie de l’avortement.

M. Jean François Eliaou : La fixation de la liste en cause relève-t-elle de la loi ?

M. Jean Leonetti : Surtout pas. Il faut maintenir les termes « maladies d’une exceptionnelle gravité » et inclure la possibilité d’y associer des pathologies dépistables, comme vous le dites génotype-phénotype, dont on sait très bien à quoi cela conduira, et qui sont susceptibles d’être dépistées pendant les trois premiers mois de grossesse et de conduire à poser à la future mère la question de la poursuite de la grossesse.

Bien sûr, en bioéthique, les portes entrouvertes finissent par être complètement ouvertes. Par exemple, l’encadrement strict de la Loi Veil a été élargi et l’avortement est devenu un droit.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Dans le but d’éviter la souffrance, même morale, de quelqu’un.

M. Jean Leonetti : Il y a eu une discussion en 2011 sur le diagnostic préimplantatoire et c’est pour cela que je l’évoque. Je ne m’attarde pas sur les autres sujets – le génotype, le génome, le séquençage. Dans un autre domaine d’actualité, il me semble qu’il n’y a pas beaucoup de facilités, dans la loi de bioéthique, pour des dispositions qui limiteraient les incidences humaines de l’intelligence artificielle. Comme pour les neurosciences à l’époque, nous devons, à mon avis, rester vigilants et nous en tenir à des notions générales : la science ne doit pas être utilisée à d’autres fins que des fins thérapeutiques, dans le cadre pathologique.

Pour rester sur la question des gamètes, je suis aussi partisan de la conservation des ovocytes. En tant que rapporteur, j’ai fait un essai timide dans ce sens, mais qui n’a pas porté ses fruits : j’ai dit que les femmes devaient avoir aussi le droit de conserver leurs ovocytes lorsqu’elles effectuaient un don.

M. Jean-François Eliaou : Pour les nullipares.

M. Jean Leonetti : Pour les nullipares. On imagine le drame d’une femme qui aurait donné ses ovocytes et qui, se retrouverait en incapacité de procréer, et qui se dirait : « J’ai donné mes gamètes et je ne peux plus en avoir pour moi-même. » C’était une forme de donnant-donnant moral.

M. Jean-François Eliaou : Que pensez-vous de l’inversion de la hiérarchie des normes. J’ai rencontré des professionnels du don d’ovocytes. Effectivement, il y a une considérable pénurie de donneuses. Et donc pour inciter les donneuses, on leur dit : la moitié pour vous, la moitié pour d'autres ».

M. Jean Leonetti : C’est la loi.

M. Jean-François Eliaou : Une proposition consiste en un élargissement aux « Cecos privés ». Deuxième aspect : il y a une tendance forte à ce que les femmes puissent conserver leurs ovocytes, sans qu’il y ait forcément de contrepartie altruiste, parce qu’elles décident de procréer plus tard. Sans contrepartie altruiste, pensez-vous que, comme pour le don d’organes, ou pour le don de cellules souches hématopoïétiques, un registre national pourrait être ouvert, en incitant les femmes à donner pour les autres, en gardant pour elle, mais systématiquement ?

M. Jean Leonetti : À l'époque, l’Assemblée nationale n’était pas prête à envisager la possibilité, pour les femmes, de conserver leurs ovocytes sans contrepartie altruiste. C’était la situation en 2011. J’ai trouvé un « artifice » en disant : « c'est donnant-donnant : elle donne, elle a le droit d’en conserver une partie. » Sauf que René Frydman considère qu’il n’y en a pas assez pour, à la fois, donner et conserver. Je ne sais si cela est exact ou s’il est favorable à la conservation sans contrepartie. Pour ma part, je suis favorable à la conservation sans contrepartie, parce que je trouve qu’il existe une inégalité entre les hommes, qui peuvent garder leurs paillettes de sperme, et les femmes qui peuvent plus difficilement conserver leurs gamètes pour des raisons qui sont des raisons biologiques de prélèvement. Pour la procréation, l’horloge biologique de la femme fait qu’à 42 ans, c’est aléatoire, pour ne pas dire impossible de procréer. Il faudrait sans doute encadrer ce dispositif pour éviter que des jeunes de vingt ans congèlent systématiquement leurs ovocytes. Il faudrait que cela puisse être réalisé sans contrepartie à l’approche d’un certain âge et être utilisé avant un certain âge.

M. Jean-François Eliaou : L’environnement sociétal – c’est-à-dire l’évolution de la société, l’évolution des professions, l’évolution du travail – pousserait les femmes à conserver leurs ovocytes pour des projets d’enfants plus tardifs. Mais est-ce à la société d’en supporter le coût ?

M. Jean Leonetti : Cela ne me paraît pas un obstacle éthique et les enfants sont les futurs citoyens. C’est un dispositif qui va dans le sens de l’intérêt général. Il faudrait éviter cependant que les femmes conservent leurs ovocytes à vingt ans et les utilisent après soixante ans. Il me semble que c’est un vrai sujet de société, avec des femmes qui ont leur premier enfant à trente ans alors qu’après la guerre, elle l’avait à vingt-deux ans. On essaie donc d’élargir la période de procréation, mais un jour le couperet tombe : il n’y a plus d’ovocytes.

M. Jean-François Eliaou : Et la multipare ?

M. Jean-Leonetti : On ne mesure pas le bonheur au nombre des enfants, mais je sais que c’est un sujet, dans une société dans laquelle les femmes travaillent, ont plusieurs partenaires dans leur vie, refont leur vie et ont envie d’avoir un autre enfant avec un autre partenaire. Je n’ai pas d’avis tranché sur ce sujet.

M. Jean-François Eliaou : La société doit-elle en assumer le coût ?

M. Jean Leonetti : Il ne sera pas énorme, si on met des conditions restrictives. Si on ne peut bénéficier de cette possibilité qu’après trente-trente-cinq ans, cela va limiter les coûts. La bioéthique interroge sur le sens de la médecine. À quoi sert la médecine ? Sert-elle à réparer des anomalies ou des pathologies ? Ou répond-elle à des désirs ? Forcément quand elle répond à des désirs, elle a une mission infinie et un coût qui peut être excessif. Si on ne s’attache qu’aux cas pathologiques, cela reste supportable. Il en va de même pour l’assistance médicale à la procréation.

M. Jean-François Eliaou : Et le don de gamètes post mortem ?

M. Jean Leonetti : Une de nos collègues, Martine Aurillac, avait porté ce sujet avec beaucoup de conviction. La question sera posée à nouveau lors des débats à venir sur l’assistance médicale à la procréation, parce que si on peut avoir un enfant sans père, pourquoi ne pas autoriser qu’un père disparu puisse transmettre ses gènes ? Philippe Seguin, Albert Camus sont nés sans leur père, mais avec un père identifié.

Sur ce sujet, j’entends ce que disent les psychiatres, il existe la crainte de vouloir « cloner » le mort, ou nier la mort dans une autre vie. L’enfant viendrait remplacer le défunt et porterait ce poids. Mais après tout, une femme enceinte dont le conjoint meurt aura aussi un enfant qui va naître sans père et le risque existe aussi. Sauf que dans le cas de l’insémination post mortem, on sait déjà que le père est mort et il ne faudrait pas que l’enfant soit le substitut du mort. C’est pour cela que la question est complexe.

M. Jean-François Eliaou : C’est une double peine pour la mère.

M. Jean Leonetti : C’est une double peine pour la mère. Mais il faut savoir pourquoi il y avait conservation du sperme. Un homme jeune est atteint d’un cancer, conserve ses gamètes avant de subir une radiothérapie ou une chimiothérapie. Il meurt. Sa veuve va réclamer ses gamètes pour la procréation. Mais il les a conservés non dans le dessein de faire un enfant après sa mort, mais après sa chimiothérapie. C’est alors que la question se pose de manière plus aiguë, parce qu’il y a vraiment la double peine : l’espérance déçue de la guérison, qui n’est pas arrivée, et le projet d’enfant, après la guérison, déçu.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Mais c’était un projet commun.

M. Jean Leonetti : Il serait dangereux qu’à vingt ans, tous les hommes conservent leurs gamètes et disent : « je te lègue mes spermatozoïdes et tu les utiliseras quand tu voudras ». Il y a aussi la question juridique qui s’était posée en 2011 : à qui appartiennent les gamètes ? Au couple. Les spermatozoïdes du mort n’appartiennent pas à la femme aimée.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Et les embryons en cas de divorce ?

M. Jean Leonetti : Les embryons sont faits à deux.

M. Jean-François Eliaou : Et il y a la situation du veuf, avec une donneuse d’ovocytes.

M. Jean Leonetti : C’est plus rare mais vous voyez qu’en bioéthique, dès qu’on entrouvre une porte… Nous avions adopté une disposition en première lecture à l’Assemblée nationale, le Sénat l’a corrigée, et en deuxième lecture, l’Assemblée nationale ne l’a pas reprise. J’ai convaincu ma collègue Martine Aurillac qu’on ouvrait une porte et que toutes les veuves de patients jeunes allaient pouvoir s’en prévaloir. Or le deuil n’a qu’un temps. On ne doit pas faire revivre de manière douloureuse ce poids à un enfant. On avait fixé un délai d’un an pour permettre à la veuve de vérifier si elle se trouve toujours dans la même disposition d’esprit et si elle continuait de vouloir être enceinte en utilisant le sperme de l’homme décédé. Il s’agit souvent d’une femme jeune, parce que le patient décédé était un homme jeune. Or, on peut penser qu’une femme jeune refasse sa vie après que la souffrance du deuil s’atténue.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Et l’anonymat du don de gamètes ?

M. Jean Leonetti : C’était un désaccord avec Roselyne Bachelot, ministre de la santé, qui souhaitait la levée de l’anonymat, et que Xavier Bertrand, qui l’a remplacée au ministère, m’a laissé trancher dans le sens inverse. Je pense par exemple que la gratuité est liée à l’anonymat du don de gamètes. L’auteur du livre « Né de spermatozoïde inconnu » dit que cela ne sert à rien d’interdire, puisqu’il a pu retrouver son père génétique par Internet.

Je considère pourtant qu’il vaudrait mieux, alors qu’il n’est pas le père, maintenir l’anonymat du donneur. Le profil du donneur changera s’il sait qu’il est ou sera connu. Il peut exister une forme de narcissisme à dire : « J’ai donné, et un jour, je verrai ma procréation ».

Lever l’anonymat, c’est sans doute donner trop d’importance au biologique par rapport à l’affectif et l’éducatif. La levée de l’anonymat amènerait la marchandisation. Au Danemark, on peut choisir le sperme du donneur en fonction de ses performances, de son revenu mensuel, des études qu’il a faites, etc. Je trouve cela malsain. Nous ne sommes pas déterminés que par les produits génétiques ou biologiques dont nous sommes issus. Ce que nous sommes n’est pas écrit dans nos gènes.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : C’est aussi l’avis du docteur Pierre Lévy-Soussan.

M. Jean-François Eliaou : Oui, mais il convient de ne pas être excessif.

M. Jean Leonetti : Le docteur Pierre Lévvy-Soussan considère qu’on change intégralement la société si on lève l’anonymat. Je ne vais pas jusque-là, mais je considère qu’on crée des problèmes supplémentaires. Les solutions, qui avaient été envisagées, ne me paraissent pas satisfaisantes. La levée de l’anonymat, au bon vouloir du donneur, crée des frustrations en cas de refus et une inégalité en fonction de la décision du donneur.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : C’est un rejet. Mais on peut envisager l’existence d’un sas entre les deux personnes, dans le cas où des informations génétiques doivent être transmises.

M. Jean Leonetti : La transmission des informations génétiques pour des raisons médicales me paraît légitime.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : L’anonymat du donneur rend plus facile l’identification à sa famille.

M. Jean Leonetti : L’anonymat correspond à nos conceptions républicaines, à notre droit du sol. On est d’abord le produit de l’amour et du savoir et pas seulement le produit du sang, des gamètes. Le vrai père, la vraie mère sont ceux qui sont là et qui élèvent. C’est bien la raison pour laquelle l’adoption plénière existe en France, c’est la raison pour laquelle je ne suis pas favorable à la levée de l’anonymat.

M. Jean-François Eliaou : En commençant, vous avez douté de l’opportunité du principe a priori de la révision périodique tous les cinq ou six ans. Que pensez-vous d’une loi-cadre ?

M. Jean Leonetti : J’y suis favorable. En France, on hésite toujours entre le cadre et le détail. Quand on pose le cadre, le reproche est celui de copier les Anglo-saxons et de renvoyer la décision à la jurisprudence. Les Français aiment légiférer, parfois dans le détail et de façon quelque peu excessive. Mais, lorsqu’on entre dans le détail, d’autres inconvénients apparaissent. Je me souviens d’Alain Claeys qui s’insurgeait à propos de la définition de la sédation profonde : « Et pourquoi pas la dose d’Hypnovel ? ». Il y a un moment où il faut savoir éviter les lois « tatillonnes ». La loi n’est pas un manuel de médecine. On se situe simplement dans les idées générales. Je suis favorable à une loi s’attachant aux idées générales, mais la société, les médias, et un peu aussi les parlementaires, sont enclins à entrer dans le détail.

M. Jean-François Eliaou : En France, il existe des instances dont l’impartialité, la rigueur et le sérieux sont avérés, comme les sociétés savantes par exemple, qui permettraient d’avoir une discussion consensuelle et un aboutissement sûr.

M. Jean Leonetti : Vous avez raison. Ces instances inspirent quand même nos textes, les orientent et suggèrent de les modifier. L’Agence de la biomédecine est lucide et équilibrée, en ce qui concerne la recherche sur l’embryon. En revanche, j’ai compris qu’elle souhaiterait être allégée d’un certain nombre de responsabilités.

M. Jean-François Eliaou : Il s’agit de l’intelligence artificielle et des neurosciences.

M. Jean Leonetti : Je ne suis pas d’accord. Le législateur se bat pour essayer d’avoir des agences uniques ou, du moins les regrouper.

Sur l’assistance médicale à la procréation, je me suis déjà exprimé. En résumé, le premier point est celui de la médecine du désir. La bioéthique est toujours un conflit de valeurs, entre une éthique de l’autonomie, de la liberté individuelle et une éthique de la vulnérabilité, de la protection de l’individu, y compris malgré lui. L’individu demande généralement plus d’autonomie, plus de liberté. Mais la société se doit aussi de fixer des limites pour éviter que les plus fragiles ne soient en difficulté ou victimes de leurs propres désirs.

Dans une assistance médicale à la procréation, la médecine répare ou compense les anomalies, elle ne répond pas à tous les désirs. Si elle répond à tous les désirs, elle va ouvrir tous les champs du possible et elle sera toujours en échec. Didier Sicard soulignait très justement qu’une transgression satisfaite appelle une autre transgression. C’est un sage point de vue médical.

La deuxième considération tient à permettre de naître sans père identifié au moment où la société prend conscience de l’importance du rôle du père. On peut se construire en l’absence de père, la preuve en est le nombre de mères célibataires, où le père a disparu ou est parti n’est pas un père inexistant et dont les enfants ne sont néanmoins pas en grande difficulté. Sauf que ce sont les aléas de la vie qui ont conduit à cette situation, et non une décision sociétale.

La troisième considération tient au fait qu’une assistance médicale à la procréation ouverte de cette façon fera très rapidement disparaître l’anonymat. À côté de l’« effet domino » (la PMA sans père ouvre la voie à la GPA), il existe un « effet mikado » : si on bouge quelque chose, quelque chose d’autre bouge dans l’édifice éthique. Je pense qu’une femme qui voudra avoir un enfant, qu’elle soit en couple ou qu’elle soit célibataire – et à mon avis, il s’agit d’une seule et même question – voudra quand même identifier son donneur.

La dernière considération est l’argument d’anticipation. On a vécu le Pacs en nous disant qu’on n’aura pas le mariage. Puis on a fait le mariage en nous disant qu’il n’y aura pas de filiation. On nous annonce la filiation en nous disant qu’il n’y aura pas de gestation pour autrui. La gestation pour autrui est pour la prochaine fois, c’est l’« effet domino » dont je parlais. Si la gestation pour autrui était autorisée, il n’y a plus besoin de faire de lois bioéthiques. Tout est permis ! Dans la gestation pour autrui, il y a la marchandisation du corps, le non-respect du corps de la femme, la location du matériel humain, la commande de l’enfant à distance comme un choix, l’hyper-valorisation du génétique sur l’éducatif, etc.

Lorsque j’entends Jean-Louis Touraine, pour lequel j’ai le plus grand respect, dire : « la société n’est pas prête », j’en ai assez, parce qu’en disant cela, on sous-entend qu’un jour elle va l’être et qu’il suffit d’attendre.

M. Jean-Louis Eliaou : Mais il n’a pas tort. Que pensez-vous d’inclure dans la révision de loi bioéthique l’assistance médicale à la procréation non thérapeutique ? Comme vous l’avez relevé, les lois de bioéthique traitent de la souffrance, traitent de la protection, traitent de la thérapeutique. Dans ce cas particulier, il ne s’agirait pas du tout d’un problème thérapeutique, il s’agirait d’une question sociétale.

M. Jean Leonetti : On peut penser la même chose sur la fin de vie, en disant qu’au fond, il y avait un sujet qui était un sujet du médecin face à son malade mourant : « comment dois-je faire pour éviter cette souffrance ? », ce qui est du domaine du médical. Et puis il y avait un autre sujet, qui était un sujet de société, qui consistait à dire : « est ce que la société peut aider au suicide ? ». Et on peut considérer cela comme ne relevant pas de la médecine, parce que donner la mort avec un comprimé, ce n’est manifestement pas un acte médical. Si l’on fait ce choix, que je ne partage pas, faisons-le en dehors d’une loi qui porte sur l’accompagnement médical de la fin de vie.

M. Jean-François Eliaou : Ce serait une démarche comparable. En outre, s’ajoute une question de calendrier législatif qui n’est pas tranchée.

M. Jean Leonetti : Du point de vue strictement politique, les lois consensuelles sont discutées après la première année et avant la dernière année de la législature. Dans la première année, la déception des vaincus et l’arrogance des vainqueurs font qu’on ne peut pas s’entendre. Et dans la dernière année, la violence de l’appétit fait qu’on ne peut pas s’entendre non plus.

En tant que médecins, nous avons l’avantage de connaître les enjeux techniques des lois de bioéthique. Mais, en 2011, j’ai proposé d’instaurer de manière obligatoire les états généraux, parce qu’il fallait que les citoyens s’emparent de ces sujets. Il s’agit de sujets existentiels qui vont du tragique de la vie au sentiment de bonheur, de la naissance à la mort. Cela mérite quand même que leurs représentants, ces représentants du peuple, qui votent la loi, prennent la peine d’en débattre avec les citoyens.

M. Jean-François Eliaou : Pour la révision de 2011, une commission spéciale avait été constituée à l’Assemblée nationale. Estimez-vous que le recours à la commission spéciale a été un succès ? À l’Assemblée nationale, les deux commissions des lois et des affaires sociales ont décidé de travailler ensemble, plutôt que d’instituer une commission spéciale.

M. Jean Leonetti : Je pense qu’un examen superficiel de ces sujets conduit à des visions plus dogmatiques et des certitudes individuelles. Au contraire, lorsqu’on s’en imprègne, qu’on connaît mieux les enjeux, on a plus de doutes collectifs et plus d’attention aux problèmes. Je continue de penser que les doutes collectifs sont plus fertiles que les certitudes individuelles. Plus une mission intervient en amont, plus elle permet à un groupe assez large de députés de travailler sur le sujet, de manière dépassionnée, et plus cela facilite la discussion dans l’hémicycle. Sinon les chocs, les affrontements prévalent. Je suis donc favorable aux missions d’information et aux commissions spéciales, parce que cela permet quand même à tout le monde d’entendre la même chose, des avis contraires, des sociologues, des philosophes, des médecins, des généticiens, etc. et cela apaise. Plus on veut aller vite, plus on est obligé de « passer en force » sur ces sujets. J’ai essayé de faire passer le message qu’il valait mieux se donner le temps du travail en amont. À mon sens, les états généraux sont allés un peu vite. Le Comité consultatif national d’éthique a déjà rendu des avis sur les sujets en cause. Mais les députés, les sénateurs doivent entrer dans la complexité des problèmes et cela ne se fait pas en une demi-journée. La commission pourra examiner le projet de loi en une demi-journée si elle a derrière elle, six mois d’auditions, de concertation, de débats internes. Sinon on a des échanges dogmatiques : les pour, les contre, et on réduit le débat bioéthique au « binaire ». C’est inversement proportionnel : plus on va vite, plus on passe en force, et plus il y a de dialogue, plus, finalement, il y a de consensus. C’est normal, c’est la base du débat parlementaire.

Il y a aussi le piège de s’en remettre à des spécialistes, les députés et les sénateurs continuant à penser qu’ils doivent avoir dans leurs rangs un spécialiste ou un référent, je pense qu’ils doivent tous se faire une opinion.

Enfin, on ne va pas discuter de Maastricht III. Cela n’intéresse pas les médias, et aussi, pardon de le dire, cela intéresse très peu les parlementaires. D’abord, c’est compliqué. Ensuite, « on ne fait pas les Quatre colonnes » avec Maastricht III, mais avec l’assistance médicale à la procréation des femmes homosexuelles, avec la fin de vie c’est différent.

M. Jean-François Eliaou : Sur la fin de vie, nous nous posons la question suivante : si la loi dont vous avez été co-auteur et co-rapporteur était correctement appliquée, combien de personnes resteraient dans leur volonté de suicide assisté. J’ai demandé la création d’une mission de l'Assemblée nationale pour justement voir ce qui se passe en termes de « benchmarking » en Belgique, en Hollande.

Le groupe parlementaire de la France insoumise a déposé une proposition de loi, un texte construit, argumenté, en disant qu’il n’y a pas de temporalité entre la loi Claeys-Leonetti et l’ouverture de possibilités de fin de vie. La temporalité est un point important : soit on attend de voir si la loi est correctement appliquée, enquête de l’inspection des affaires sociales (IGAS), mission parlementaire, etc. Mais dans les cas de patients grands tétraplégiques ou atteints de sclérose latérale amyotrophique (maladie de Charcot), du syndrome de l’enfermement, la loi actuellement ne peut pas être appliquée, parce que le patient n’est pas en fin de vie. Pour ce type de pathologie et à condition que la personne soit consciente et sans la présence d’un tiers, que pensez-vous de la possibilité de légaliser une fin de vie, provoquée par médicaments ?

Avant d’être élu, je me disais que la loi n’a pas à intervenir dans cette intimité, ce colloque singulier entre le patient et son médecin. Faut-il légiférer pour de tels cas ?

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Des avancées sont annoncées dans le traitement de la maladie de Charcot. Davantage d’espoir est permis.

M. Jean Leonetti : Comme le disait un sénateur, ces lois sont faites pour ceux qui vont mourir et non pour ceux qui veulent mourir. Faire des lois pour ceux qui veulent mourir est plus compliqué et ne relève pas forcément du domaine médical. Au fond, les lois que nous avons essayé d’élaborer sont des lois de non-abandon, de non-souffrance, de non-acharnement thérapeutique au sens global du terme. Elles se déclinent ainsi : « Je ne t’abandonne pas, je ne te laisse pas souffrir – et c’est le texte qui le dit – même si cela doit abréger ta vie. » Ce qui laisse quand même d’importantes latitudes au corps médical, dans un dialogue singulier.

Enfin, troisième possibilité donnée : « Je ne prolongerai pas ta vie de manière anormale », c’est-à-dire que quelqu’un sous respirateur a aujourd’hui le droit de dire : « on arrête le respirateur », ce qui était impensable auparavant.

D’aucuns demandent : « À qui la loi ne s’applique-t-elle pas ? ». La loi s'applique à tous, puisqu’elle s’applique à ceux qui vont être ou qui sont artificiellement maintenus en vie. Vincent Lambert n’est pas en fin de vie, mais il relève de la loi de 2005, dont le texte dit qu’on peut arrêter ou ne pas mettre en œuvre les traitements inutiles, disproportionnés ou qui n’ont d’autre but que le maintien artificiel de la vie. Ce qui effraie tout le monde, ce sont les lésions cérébrales majeures et irréversibles qui aboutissent à un syndrome végétatif. On peut ne pas poursuivre la réanimation. Il y a alors plusieurs attitudes possibles, qui sont purement médicales. Il y a l’attitude du professeur Louis Puybasset, un réanimateur parisien : si on décide d’arrêter la réanimation, il faut le faire en réanimation. À partir du moment où le malade sort de la réanimation, il est beaucoup plus compliqué d’arrêter les traitements.

Si on décide qu’on peut arrêter le traitement de maintien artificiel de la vie, il faut le faire au moment où l’on est en traitement de maintien artificiel de la vie. On a maintenant des IRM dynamiques qui permettent des pronostics assez clairs. Ce n’est donc pas la peine d’attendre cinq ans pour dire : « maintenant, on va peut-être arrêter le traitement salvateur. » On aurait dû le faire avant. C’est de la science médicale, cela ne se met pas dans la loi, mais il est important de voir qu’on se pose désormais la question, qu’on le veuille ou pas, de la qualité de vie. Quelle vie nous proposons et qui en décide ? Je donne de la vie, mais si c’est une vie purement végétative, est-ce que je suis légitime à maintenir artificiellement cette vie, même si cette personne humaine est digne jusqu’au bout de sa vie ? Qu’est-ce que le patient aurait voulu ?

La deuxième considération, c’est la fin de vie. Il existe aujourd’hui un arsenal thérapeutique et des possibilités législatives donnant au médecin qui sait manier l’ensemble des médicaments la possibilité d’ôter la souffrance du malade en fin de vie, même si cela raccourcit la vie. Ce n’est pas un sujet dans la plupart des cas.

Maintenant le véritable sujet du débat sur la fin de vie est : « Ma vie ne vaut pas la peine d’être vécue. » S’agissant du tétraplégique, du paraplégique, des maladies dégénératives, je vais vous retourner l’argument que vous utilisiez tout à l’heure : attention aux listes.

M. Jean-François Eliaou : Une pathologie gravissime avec une conscience conservée.

M. Jean Leonetti : Oui, mais pathologie gravissime avec une conscience conservée, il me semble que la loi répond à cela puisqu’elle doit éviter la souffrance. Mais on se trouve devant la demande de mort de quelqu’un à qui on peut donner la mort. C’est très difficile de dire à qui on la donne et à qui on la refuse. Au fond, c’est le débat, de nature juridique alors, entre le droit-liberté et le droit-créance. « J’ai le droit de sortir et d’aller me jeter dans la Seine ». C’est un droit-liberté. Mais si je vous dis : « Je vais me jeter dans la Seine », vous allez essayer de m’en empêcher. La société empêche de se donner la mort. C’est toujours le débat entre l’éthique de vulnérabilité et l’éthique d’autonomie. Face à mon autonomie : « J’ai le droit, la liberté de », la société répond : « Je t’empêche : je t’empêche de te jeter à la Seine ». Est-ce que la société peut trouver un autre critère que celui de la volonté exprimée par la personne lucide ? Peut-elle le faire ? Elle ne le peut pas, parce que, lorsque le tétraplégique dira « J’y ai droit », le paraplégique dira : « J’estime que ma vie ne vaut plus la peine d’être vécue, moi aussi et mes critères sont personnels. » Et on en arrivera à la situation qui prévaut en Suisse : « Je n’ai pas de pathologie grave, je n’ai pas de pathologie incurable, mais je suis vieux et je suis las de vivre, je demande la mort. » Et on la donnera.

Parce que pour arriver à donner un critère, il faudra retenir un critère large : conscient et lucide et une pathologie d’une extrême gravité. Quand on aura dit cela, on verra que ce sera nécessairement sujet à interprétation. Si on dit : « C’est une souffrance jugée inacceptable par le patient », c’est lui qui va juger si c’est acceptable ou inacceptable. Et donc le paraplégique peut très bien le demander, puis celui qui est mélancolique, comme cela s’est passé en Belgique : « Je suis lucide pendant les périodes intermédiaires et je ne peux plus vivre ces périodes de dépression profonde. Les médicaments que vous me donnez n’y suffisent pas, je demande la mort. »

La mort donnée pose un problème compliqué, parce que lorsqu’on recherche un critère objectif, et on revient toujours au même, celui de la volonté exprimée du patient conscient et lucide.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Les avocats trouveront toujours un biais.

M. Jean Leonetti : Ils ne trouveront un biais que parce que jouera « l’effet domino », la porte d’abord entrouverte et puis qui s’ouvrira, comme cela s’est passé en Belgique et en Suisse. Qui va décider de s’opposer à cette volonté de mort ? Un groupe d’experts ? Dans un cas, ce sera : « votre demande de mort est légitime », dans un autre : « votre demande de mort est illégitime ». Si pour moi, le fait d’avoir perdu une jambe est aussi insupportable que d’être totalement paralysé ? Si je deviens aveugle ? Est-ce d’une extrême gravité ou pas ?

Le suicide assisté est souvent une demande de quelqu’un qui, à distance de la mort, demande que sa volonté s’impose à la société. Dans l’Oregon, ils ont proposé une solution : ils donnent les médicaments six mois avant la mort présumée, aux patients qui le réclament. Le patient rentre chez lui avec ses médicaments, qu’il n’utilise qu’une fois sur deux. Ce qui montre aussi un effet quelque peu pervers : je franchis plus facilement le pas de me donner la mort, si la société m’approuve. Paradoxalement, si la société dit : « Tu as raison de te donner la mort », ce qu’elle fait, puisque répond à la demande, elle passe le message : « Tous ceux qui sont comme toi ont le droit de demander la mort et c’est légitime, car personne ne voudrait vivre ce que vous vivez ». La loi est normative, mais elle est également symbolique.

M. Jean-François Eliaou : Comment voyez-vous l’évolution ?

M. Jean Leonetti : Je ne crois pas qu’on va permettre la transgression majeure qui consistera à donner la mort. Au fond, si les médecins s’approprient les moyens médicaux et législatifs (il est vrai qu’il y a parfois des comportements qui sont insupportables de médecins qui refusent de soulager la souffrance). La sédation profonde et continue jusqu’au décès, nous l’avons tous pratiquée et ce n’est pas l’euthanasie, mais un accompagnement sans souffrance : le malade s’endort, il meurt. Cela correspond à l’espoir de la société de mourir en dormant.

Je commence mes conférences en demandant : « Comment aimeriez-vous mourir ? ». La réponse est d’abord : « Pas tout de suite », ce qui est normal. Ensuite la réponse est : « Sans souffrance », ensuite : « Pas dégradé » et souvent : « Un matin, je ne me réveille pas ».

La mort est un important marqueur de la façon dont une société conçoit la vie. On ne s’en rend pas suffisamment compte.

M. Jean-François Eliaou : Pour la loi Veil : qui avait décidé sur l’avortement ? Des hommes. Nous allons peut-être être amenés à refuser ou accepter, alors que nous sommes des personnes saines et que la psychologie du patient n’est pas celle d’une personne en bonne santé.

 

M. Jean Leonetti : Cela vaut dans les deux sens. Le malade peut dire : « Tu ne sais pas ce que je souffre et tu refuses de me donner la mort ». Mais il y a aussi l’inverse, le bien portant qui dit : « Si j’étais comme toi, je ne voudrais pas vivre », alors que l’autre veut continuer à vivre. J’avais un vieux patron qui me disait : « entre les médecins, l’équipe soignante, la famille et le malade, le dernier qui se lasse, c’est généralement le malade ». Dans les hôpitaux, la mort est plus souvent demandée par les familles, quelquefois par les soignants épuisés, plutôt que par le malade lui-même. Imaginez que vous passez une IRM et on vous dit : « Vous avez un début d’Alzheimer » À ce moment-là, vous avez envie de mourir, parce que vous n’avez pas envie de subir une maladie qui vous fait peur. Quand vous êtes Alzheimer au stade le plus évolué, vous n’avez pas envie de mourir. Peut-être êtes-vous heureux, peut-être êtes-vous malheureux ? On n’en sait rien. De quel droit je déciderais que cette vie ne vaut pas la peine d’être vécue ?

J’ai longtemps poursuivi un dialogue avec un jeune ingénieur, atteint d’une SLA qui le paralysait progressivement. Quand il était valide, il songeait à mourir par asphyxie dans sa voiture. Puis il pensait à sa femme le découvrant mort. Cette pensée lui était insoutenable. Un membre de sa famille, médecin, lui refusa les moyens de mourir. Il prit rendez-vous en Suisse, mais pensa qu’il s’y rendrait avec sa femme et qu’elle reviendrait avec son cercueil. Cette pensée lui était insoutenable aussi. Finalement, il est mort après une sédation, après qu’il a renoncé à sa démarche suicidaire. Il y a donc eu toute cette variation entre : « Je veux mourir, mais mon corps est encore de trop et je ne veux pas que mes enfants me découvrent. Je veux mourir avec tous autour de moi, mais je ne veux pas les angoisser, ni leur peser. » La préoccupation de l’autre est importante pour celui qui va mourir. C’est dans le regard de l’autre qu’on trouve sa dignité.

M. Jean-François Eliaou : La motivation est le sentiment d’être un poids.

M. Jean Leonetti : Je continue à penser qu’il existe deux fondamentaux.

Le premier est que dans une société évoluée, dans une démocratie, on ne donne pas la mort, y compris à celui qui la demande, comme le défend Robert Badinter.

Je suis cependant libre de choisir la mort et nous savons que ceux qui se donnent la mort et qui arrivent dans les hôpitaux ne témoignent pas de leur liberté mais de leur désespoir. Ce sont des désespérés qui se donnent la mort. La société doit dire à celui qui veut mourir que sa vie importe encore.

M. Jean-François Eliaou : Il y a l’inégalité devant l’accès aux moyens.

M. Jean Leonetti : Tout le monde peut se procurer le produit létal. Au fond, ceux qui prônent le suicide assisté, ou le droit à la mort, sont des gens qui veulent que la société acquiesce à leur choix. Certains ont pu voir des gens mourir dans de très mauvaises conditions et cela ne doit plus être le cas. Mais si l’on accepte de dire : « Je vous donne la mort si vous la réclamez », il n’y aura pas de limite. C’est le message d’une société qui rompt avec la fraternité.

Quant au problème du suicide assisté, comme le dit le Président de la République, c’est un oxymore. Quand on se suicide, on se tue soi-même, l’aide de l’autre est purement matérielle. En Suisse, un officier demande son revolver à son ordonnance, qui obéit, et il se suicide. C’est la base historique du suicide assisté en Suisse, mais il n’y a pas de loi. Des associations recueillent la preuve que le patient ou le citoyen prend lui-même le produit et le filment pour qu’on ne les accuse pas, la personne boit elle-même le produit devant les caméras pour authentifier, qu’elle s’est donné la mort elle-même et qu’on lui a simplement apporté le produit.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Et les personnes paralysées ?

M. Jean Leonetti : Il y a un témoignage qui montre qu’on l’aide à prendre le produit, mais elle a exprimé sa volonté de prendre le produit.

M. Jean-François Eliaou : Pour vous, c’est la même chose ?

M. Jean Leonetti : Oui. J’avais pensé, à un certain moment, qu’il serait possible de transposer la pratique de l’Oregon. Mais ce n’est pas la bonne méthode, je rappelle que le dispositif ne s’adresse qu’à ceux qui vont mourir, dans les six mois. On a vu le cas d’une personne qui a pris son produit cinq ans après qu’il lui avait été donné. Cela prouve d’abord que l’on peut se tromper gravement sur le pronostic. On peut, avec précision quelques fois, dire qu’une personne va mourir dans la semaine, mais pas dans six mois. Si je donne le produit à ceux qui vont mourir, la demande apparaîtra, tôt ou tard, de la part de ceux qui ne vont pas mourir dans l’immédiat, mais qui estiment que leur vie ne vaut pas la peine d’être vécue, dans les conditions dans lesquelles ils se trouvent.

M. Jean-François Eliaou : Vous différenciez quand même le suicide assisté.

M. Jean Leonetti : Oui, je le différencie, alors qu'il s’agit dans les deux cas d’une demande de mort. L’euthanasie apparaît en fin de vie et peut être rendue en grande partie inutile si on garantit la non-souffrance, le suicide assisté est une volonté de mort indépendante de l’échéance de la mort. En Belgique, on permet l’euthanasie et ils ont abouti au suicide assisté. Les Suisses ont fait le suicide assisté, mais pas l’euthanasie. C’est plus facile à assumer philosophiquement mais plus complexe à mettre en place humainement et juridiquement.

M. Jean-François Eliaou : Mais au niveau de la réflexion ?

M. Jean Leonetti : On a retiré les barbituriques de la consommation. Les barbituriques permettaient des suicides avec un coma calme conduisant à la mort. Ce n’était pas la façon la plus violente de mourir. Pourrait-on envisager de donner des barbituriques ou le produit létal à quelqu’un ? Mais alors qui le donne ? Il y a une forme d’hypocrisie à dire : « Ce n’est pas moi qui administre le barbiturique », parce qu’il faut tout de même qu’il soit prescrit, qu’une pharmacie le délivre. Il y aura quand même une implication de la société dans le suicide.

M. Jean-François Eliaou : Dans le suicide assisté, vous avez également le message que la société accepte qu’une vie ne vaut pas la peine d’être vécue. Pensez-vous que le suicide assisté fasse partie d’un éventail de possibilités ouvertes sur le plan de l’éthique ?

M. Jean Leonetti : Dans son rapport, Didier Sicard avait admis d’envisager une réflexion sur le suicide assisté. Il convient qu’en réalité, il est encore plus difficile d’écrire un texte sur le suicide assisté, parce que justement cela ne relève que d’une volonté d’une personne lucide et d’un choix personnel. On ne peut pas légiférer là-dessus. Le suicide assisté s’est révélé être une impasse. Et l’impasse est assez visible pour tous : autant l’ensemble de la population est d’accord pour admettre que le médecin accompagne le malade sans souffrance quitte à accélérer sa mort, autant il n’accepte pas l’idée qu’on puisse donner un produit létal à quelqu’un qui ne va pas mourir. Nous pouvons dire que le suicide assisté peut-être une piste. Mais une piste à quoi ?

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Une personne ayant émis des directives anticipées est réanimée ?

M. Jean Leonetti : Bien sûr, s’il s’agit d’un suicide, la lettre d’adieu n’est pas une directive anticipée. La loi précise que les directives anticipées ne s’appliquent pas aux urgences. Pour des raisons pratiques, la question de la poursuite de la réanimation ne se pose que lorsque la situation est stabilisée.

J’ai beaucoup réfléchi à la question du suicide assisté, parce que comme vous, j’ai pensé que cela pouvait être une façon d’ôter au corps médical le poids de cette responsabilité, de suivre une demande de la société et de se trouver dans une situation dans laquelle, dans le conflit, autonomie et vulnérabilité, il y avait le respect de la liberté et de la protection solidaire. Mais à la fin, il y a bien un médecin qui a prescrit le produit, à la fin le législateur a bien adopté une loi dont le message est tout de même : « Toi, dans ton état, j’approuve que tu te suicides ».

M. Jean-François Eliaou et Mme Annie Delmont-Koropoulis : Nous vous remercions.

 

 


 

Audition de Mme le professeur Claudine Bergoignan-Esper, Professeur honoraire de droit de la santé et de droit médical, et de M. le professeur Jean-Noël Fiesinger, Professeur émérite de médecine, membres de l’Académie nationale de médecine – Mercredi 23 mai 2018

M. Jean François Eliaou : Mme Claudine Bergoignan-Esper, vous êtes professeur honoraire de droit de la santé et de droit médical à l’université Paris Descartes. Vous êtes membre de l’Académie nationale de médecine, Quatrième division : santé publique.

M. Jean-Noël Fiesinger, vous êtes professeur de médecine émérite à l’université Paris V. Vous avez dirigé le service de médecine vasculaire et d’hypertension artérielle de l’hôpital européen Georges Pompidou à Paris. Depuis 2000, vous êtes membre de l’Académie nationale de médecine Première division : médecine et spécialités médicales. Vous avez appartenu au Comité consultatif national d’éthique de 2013 à 2017.

L'Académie nationale de médecine s’attache à tous les objets d’études et de recherches pouvant contribuer au progrès de l’art de guérir et à la promotion du rayonnement de la médecine française. À ce titre, elle s’est prononcée dans le passé, à la fois sur les questions qui, par leur nature, entrent dans le champ de la réflexion bioéthique, par exemple, les cellules souches, la modification du génome, les techniques de séquençage, etc. et sur les projets de loi relatifs à la bioéthique, que ce soit en 2002 et en 2011.

Aujourd’hui, nous n’en sommes encore qu’au début d’un nouveau processus de révision de la loi de bioéthique. C’est la raison pour laquelle votre audition s’attachera aux prises de position de l’Académie nationale de médecine sur les évolutions techniques et scientifiques relevant d’un questionnement bioéthique dans le domaine thérapeutique.

Quels aspects ont évolué ou se sont fait jour depuis la loi de bioéthique 2011 ?

Pr Claudine Bergoignan-Esper : Je vous propose de passer en revue les dispositions principales de la loi du 7 juillet 2011 sur lesquelles le comité d’éthique de l’Académie nationale de médecine a travaillé : la conservation des ovocytes, l’utilisation post-mortem des gamètes, l’assistance médicale à procréation avec tiers donneur d’un point de vue médical, le prélèvement et les greffes d’organes, l’embryon et les cellules souches embryonnaires et enfin les neurosciences. Il s’agit des six thèmes sur lesquels je vous propose pour chacun de rappeler ce que la loi de 2011 a prévu, ensuite, nos constats et nos réflexions, enfin, nos propositions, puisque le comité d’éthique de l’Académie nationale de médecine s’est prononcé sur ces six thèmes.

S’agissant de la conservation des ovocytes, la loi du 7 juillet 2011 a assoupli les conditions du don de gamètes en permettant à toute personne majeure, n’ayant jamais procréé, de donner ses gamètes. Tel a été l’apport de la loi de 2011. En outre, cette loi a permis la congélation rapide des ovocytes.

M. Jean-François Eliaou : Évoquez-vous la conservation des ovocytes ou le don de gamètes ?

Pr Claudine Bergoignan-Esper : Les deux questions sont très liées du fait de la loi du 2011.

Pr Jean-Noël Fiesinger : La conservation des ovocytes ne nous a pas posé de problème en tant que telle. Elle représente un progrès technique incontestable pour les enfants qui vont avoir une chimiothérapie. En revanche, nous a posé problème le décret aux termes duquel une jeune femme peut donner ses ovocytes et en garder une petite partie pour elle-même. Cela nous a paru très clairement « une escroquerie, un leurre », car il faudrait pratiquer tellement de stimulations que cela ferait courir des risques à cette jeune fille ou cette jeune femme, qui veut garder quelques ovocytes en l’obligeant à en donner 70 %, ce qui diminue considérablement ses chances de pouvoir en bénéficier plus tard. Nous avons clairement demandé une révision de la loi, ce que l’Académie nationale de médecine a écrit sous la plume de Pierre Jouannet, le dispositif actuel ne nous paraissant pas raisonnable. Si on autorise la conservation des ovocytes pour les femmes, on n’y met pas de clause de don.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : De don obligatoire.

Pr Jean-Noël Fiesinger : De don qui nous paraît obligatoire, qui fait croire à cette jeune femme qu’elle disposera de suffisamment d’ovocytes pour obtenir une grossesse. Cela nous apparaît comme une forme de mauvaise foi dans la loi, une espèce de leurre.

Pr Claudine Bergoignan-Esper : Les textes d’application sont surtout en cause. Un décret et un arrêté ont été publiés en 2015. Ces textes ont exigé qu’on double le don pour pouvoir conserver des ovocytes. Si, pour une grossesse, il faut disposer de quinze à vingt ovocytes, il faut en avoir donné quarante. Cela signifie de multiples prélèvements, qui ne sont quand même pas neutres, en termes de lourdeur pour la femme. C’est irréaliste. Il ressort des auditions que nous avons menées que cela n’est pas mis en pratique. Il faudrait probablement revoir la loi.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Que proposez-vous ?

Pr Jean-Noël Fiesinger : Nous nous situons à deux niveaux. La loi actuelle n’est pas de bonne foi. Mais l’Académie nationale de médecine est relativement favorable à la conservation des ovocytes pour les femmes jeunes.

 

Au sein du Comité consultatif national d’éthique, nous avons été plus nuancés ou plus restrictifs, à l’égard de cette possibilité de conserver des ovocytes, en raison du nombre de stimulations nécessaires pour obtenir des ovocytes – en tant que médecin, je m’occupais de pathologies vasculaires et j’ai pu voir des phlébites après les stimulations endocriniennes chez les jeunes femmes et des embolies parfois. Il nous a semblé que la loi actuelle est inapplicable et de mauvaise foi, sans que nous soyons favorables à un assouplissement. Sans méconnaître la baisse de la fertilité avec l’âge ni l’augmentation de l’âge de procréation, l’Académie nationale de médecine, demeure néanmoins réservée sur cet aspect, en raison des risques médicaux liés à la procédure et des incertitudes d’une grossesse ultérieure.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Cela nous fait passer d’un extrême à l’autre. D’un côté, on peut autoriser des congélations d’ovocytes, à partir du moment où cela est prévu dans la loi. Comme c’est insuffisant et qu’il serait malhonnête de penser que le reste des ovocytes soit suffisant pour obtenir une grossesse, on déciderait de ne rien permettre du tout.

M. Jean-François Eliaou : La fécondation avec des spermatozoïdes se fait par pool de quatre. Les embryons surviennent dans à peu près 50 % des cas, après une fécondation. Bien entendu, les ovocytes frais sont meilleurs. La vitrification est extrêmement préparée et extrêmement efficace. Sur le nombre, je poserai la question aux professionnels. Un tel nombre d’ovocytes à conserver est-il réellement nécessaire ?

Il manque des donneuses en France. J’ai rencontré des membres des Cecos. Comme pour les greffes d’organes, il existe une vraie nécessité de trouver des donneuses. Le don d’ovocytes s’inscrit dans une démarche de solidarité nationale. Il pourrait y avoir une compensation, que les donneuses puissent en conserver pour elles, non seulement les nullipares, mais également les multipares. En admettant qu’elles puissent conserver des ovocytes pour elles, demeure effectivement le problème du nombre. Je n’ai pas encore bien compris la raison absolue, essentielle, de disposer de dix à vingt, vingt-cinq ovocytes, sinon la nécessité médicale pour qu’il y ait quelque chance d’obtenir une grossesse, sachant qu’en AMP, la probabilité d’obtenir une grossesse est de 20 % à 23 % au maximum.

Il ne suffit pas de dire aux donneuses : « vous voulez donner, vous en conservez pour vous ». Pour un consentement véritablement éclairé, il faut informer aussi sur l’absence de garantie d’obtenir une grossesse. La deuxième question porte sur la charge sociétale. Une femme dit : « j'ai 28 ans, je n’ai pas trouvé mon partenaire, je compte faire une carrière dans la banque, si je considère ma courbe de compétences et de progression dans la banque, je pourrais être tranquille et rattraper le salaire des hommes, parce que c’est la grande question qui occupe les femmes et à juste titre. Vers 38 ans, ma production d’ovocytes diminue pour des raisons physiologiques, je pense donc à conserver mes ovocytes. » Quelle doit être la charge sociétale ? Pourquoi la société prendrait‑elle en charge financièrement, logistiquement des femmes qui décident de conserver leurs ovocytes, et puis de voir venir, dans un cas qui n’est pas pathologique, parce qu’elles ont eu un autre projet de vie ? Telle est ma question : le droit à conserver des ovocytes, le droit à l’enfant, le droit à mourir dans la dignité, le droit à…

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Mais elle a donné des ovocytes.

M. Jean-François Eliaou : Il s’agit alors d’une compensation par la société du don qu’elle a fait.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Elle a fait don de la moitié des ovocytes.

Pr Claudine Bergoignan-Esper : Tout est pour le don jusqu’à cinq ovocytes, la moitié de cinq à dix ovocytes et au-delà de dix. Vingt ovocytes étant nécessaires pour avoir une chance d’être enceinte, il faudra donc avoir donné quarante ovocytes, ce qui est irréaliste et très lourd.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Si elle s’engage dans ce processus et qu’elle doit donner les cinq ovocytes obtenus, sa grossesse n’a aucune chance d’aboutir, il faut les lui laisser.

M. Jean-François Eliaou : Cela pose un problème d’égalité. Un homme ne vient pas dans un Cecos, hors cadre pathologique, pour congeler des paillettes de spermatozoïdes, parce qu’il veut avoir un enfant à soixante ans. Une natalité élevée est bonne pour la société française et il importe de préserver la fertilité des femmes pour qu’elles puissent avoir une carrière identique à tous. Mon interrogation toute politique, qui transcende d'ailleurs les partis, tient à la médecine de confort.

Pr Jean-Noël Fiesinger : Vous posez deux questions auxquelles il a été répondu de manière différente dans l’avis du Comité consultatif national d’éthique et dans l’avis de l’Académie nationale de médecine, ce qui a pu me mettre à l’époque dans une situation difficile.

La première question est celle du nombre d’ovocytes à conserver pour obtenir une grossesse. Le président du groupe de réflexion de l’Académie nationale de médecine, Pierre Jouannet, qui a dirigé des Cecos, a écrit, avec Jacques Milliez, que cette loi était trompeuse pour la femme par ses dissimulations. Pour eux, et pour l’Académie nationale de médecine qui a approuvé leur rapport, la loi actuelle est trompeuse vis-à-vis des femmes.

De manière très surprenante, le Comité consultatif national d’éthique a émis un avis négatif sur les raisons sociétales que vous évoquez.

 

Dans un sens, l’Académie nationale de médecine admet un plus grand « laxisme » en considérant qu’il convient de modifier la loi pour permettre à la femme de conserver plus d’ovocytes, et, à l’opposé, le Comité consultatif national d’éthique estime que les risques de la stimulation et son coût pour la sécurité sociale sont tels qu’il est défavorable à l’élargissement.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : J’admettrais qu’on dise à la femme qui veut conserver des ovocytes, jusqu’à vingt ovocytes obtenus par la stimulation, vous prendrez la dépense en charge et non la sécurité sociale. Mais entre la femme qui va recevoir les ovocytes et la donneuse, il faut quand même commencer à prendre en considération la situation de la donneuse.

Pr Jean-Noël Fiesinger : Ce n’est pas le cas dans la loi française actuelle, qui favorise le don anonyme.

Pr Claudine Bergoignan-Esper : Outre tout ce qui vient d’être dit, le comité d’éthique de l’Académie nationale de médecine a insisté, dans ses recommandations, sur l’utilité d’une campagne nationale d’information préventive sur la diminution de la fécondité avec l’âge des femmes. Quel que soit le choix définitif, la nécessité s’impose d’informer les femmes sur le fait que plus elles attendent pour faire un enfant, plus leur chance d’être enceinte diminue. On ne le dit pas suffisamment.

M. Jean-François Eliaou : C’est vrai.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Avez-vous remis un rapport sur ce sujet ?

Pr Claudine Bergoignan-Esper : Le fait qu’il n’y a pas de campagne sur la baisse de la fertilité avec l’âge est un constat.

M. Jean-François Eliaou : Il y a aussi le manque de structures pour accueillir les enfants en bas âge.

Pr Claudine Bergoignan-Esper : On a su faire des campagnes pour le don d’organes, il peut y en avoir sur la baisse de la natalité en fonction de l’âge.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Les femmes qui travaillent, les divorces et les familles recomposées conduisent à avoir des enfants de plus en plus tard, à un moment où cela devient plus difficile.

Pr Jean-Noël Fiesinger : Dans un sondage effectué auprès d’étudiantes en médecine, internes et externes, sur le choix de conserver des ovocytes pour disposer de tout le temps nécessaire pour devenir professeur de médecine, aucune d’entre elles n’a répondu qu’elle voulait conserver des ovocytes. Mais des entreprises comme Google et Apple font passer le message que les jeunes cadres dynamiques doivent procéder ainsi. Il y a une forme d’intoxication. On tait les risques.

Pr Claudine Bergoignan-Esper : Et les incertitudes d’être enceinte.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : C’est profondément injuste d’inciter à donner dans des conditions telles qu’on rend pratiquement impossible la propre grossesse de la donneuse.

Pr Claudine Bergoignan-Esper : S’agissant du transfert d’embryon post mortem, la loi de 2011 a maintenu l’interdiction de l’utilisation post mortem des gamètes pour l’assistance médicale à la procréation. L’homme et la femme doivent être vivants. Ce point a été confirmé par un décret du 6 mars 2016 qui a transposé les directives européennes sur l’assistance médicale à la procréation. Il est mis fin à la conservation des gamètes de toutes les personnes décédées.

En 2016, le Conseil d’État a autorisé une jeune femme à exporter en Espagne les gamètes de son époux décédé. Mais il faut être prudent, s’agissant d’un arrêt d’espèce : le mari décédé avait signé un consentement afin qu’après son décès, l’épouse puisqu’utiliser ses gamètes.

Pierre Jouannet a indiqué que, de temps en temps, encore maintenant, de telles demandes sont faites de la part de femmes qui souhaitent utiliser les gamètes de leur conjoint ou de leur compagnon décédé. Nous avons donc pris en compte cette question dans nos réflexions. Nous nous sommes prononcés pour le maintien de l’interdiction actuelle du transfert post mortem. Nous avons souhaité le maintien de l’interdiction législative. Nous avons raisonné en faisant de l’intérêt supérieur de l’enfant le fil conducteur de notre raisonnement, et cela dans plusieurs situations. Nous avons considéré que les personnes vivantes souhaitant utiliser les gamètes après le décès de leur partenaire sont le plus souvent en période de deuil non encore accompli et que, probablement, le risque était grand de voir cet enfant être considéré comme le prolongement de la personne décédée. Cela nous a semblé problématique.

M. Jean-François Eliaou : Il y a également un problème sur le point de savoir à qui appartiennent les gamètes d’une personne décédée. Lorsqu’il y a un couple homme-femme, il y un accord. Mais pourquoi la femme aurait-elle la propriété des gamètes ? C’est très compliqué. Mais en pratique, il s’agit bien d’une « double peine » pour la femme qui vient de perdre son mari. En tant que législateur, nous devons penser la loi la plus adaptée à l'ensemble des situations.

Deuxième considération : la filiation, avec les aspects tenant à l’héritage – il s’agissait d’un argument des opposants à la reconnaissance de cette possibilité – et la force symbolique aussi : des femmes pourraient être tentées de considérer l’enfant qu’elle porterait à partir des gamètes de leur compagnon décédé, comme un « mini-moi ».

Il y a deux questions posées. Première question : le problème du deuil. Le deuil n’est pas l’élimination des habits, des spermatozoïdes, de tout. Pendant une période, on peut permettre à la personne de réfléchir, par exemple deux ans.

La deuxième question est fondamentale : pourquoi y a-t-il eu don de spermatozoïdes ? S’il s’agit de cas non pathologiques, on peut effectivement se poser la question de savoir s’il faut lever ou non l’interdit et on peut juger nécessaire de le maintenir. S’il s’agit de cas pathologiques – le père a une pathologie qui a imposé une chimiothérapie et il y a eu un prélèvement avant la chimiothérapie ou la radiothérapie – ce n’est pas tout à fait la même situation que précédemment. Il y a donc un contexte pathologique ou non pathologique qui joue vraisemblablement.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Il faut penser à l’enfant.

M. Jean-François Eliaou : Il y a le célèbre livre d’Albert Camus, où il va sur la tombe de son père et où il est plus âgé que son père, mort à la guerre de 14. Mais il y a le père.

Pr Claudine Bergoignan-Esper : Le temps de la réflexion permet éventuellement à la femme de se reconstruire. Pierre Jouannet faisait le constat qu’au bout d’un certain temps, la femme ne demandait plus rien. L’autoriser après un certain délai paraît difficilement praticable.

M. Jean-François Eliaou : Pour quelle raison ?

Pr Claudine Bergoignan-Esper : Parce que la demande n’existe plus et qu’il faudrait prévoir un délai de deux ou trois ans.

M. Jean-François Eliaou : Mais cela donne le temps de la réflexion.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : On ne sait pas pour autant si le père aurait voulu, sauf volonté expressément exprimée.

Pr Claudine Bergoignan-Esper : Qui veut de la procréation après la mort ?

M. Jean-François Eliaou : Des consignes peuvent être données avant la mort.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Des consignes existent déjà, en cas de maladie grave.

Pr Jean-Noël Fieseinger : Dominique Lecomte, médecin légiste, a rencontré le cas de parents demandant un prélèvement de tissus germinaux sur leur enfant décédé.

M. Jean-François Eliaou : Il s’agit d’un choix politique.

Pr Jean-Noël Fieseinger : Il y a également le cas de soldats morts au combat.

Pr Claudine Bergoignan-Esper : Il demeure la question de savoir si l’enfant ne va pas souffrir de cette situation. L’intérêt de l’enfant doit être mis au premier rang.

En ce qui concerne l’assistance médicale à la procréation avec tiers donneur, notre comité d’éthique s’en est tenu au seul plan médical. Nous n’avons pas voulu nous placer sur le terrain sociétal. Ce n’était pas notre rôle. En 2011, la loi a maintenu inchangées les conditions de l’AMP. Elle a maintenu l’anonymat du donneur de gamètes. Nous avons mis en avant l’intérêt supérieur de l’enfant en constatant qu’à ce jour, nous ne disposons pas d’études suffisamment fiables sur le devenir de ces enfants qui seront seuls, qui n’auront pas l’image d’un père identifié, ni biologique, ni social, ni même symbolique dans l’histoire familiale. Quelles peuvent en être les conséquences sur l’avenir de ces enfants ? Nous n’avons pas d’études suffisamment fiables sur cette question. Cela entraîne tout de même un questionnement éthique.

Sur plan médical, nous avons constaté qu’un élargissement sociétal de l’AMP posera à nouveau la question récurrente du maintien de l’anonymat du donneur, tout en étant conscients du fait que cet anonymat devient de plus en plus aléatoire. On l’a vu avec Arthur Kermalvezen, étant donné l’accès plus facile par Internet à tout l’arbre généalogique des donneurs. Nous sommes conscients de ce risque. Néanmoins, nous nous sommes prononcés pour le maintien de l’anonymat des donneurs.

Pr Jean-Noël Fiesinger : Avec la possibilité d’accéder à des données non identifiantes, en cas de demande de l’enfant à sa majorité.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Un sas qui permet d’avoir une idée du génome.

Pr Jean-Noël Fiesinger : Quand vous écoutez ces personnes, elles ont très peur d’avoir épousé leur sœur ou leur frère. Arthur Kermalvezen est issu d’un don de gamète réalisé à l’hôpital Necker, comme sa femme. Même s’il y a peu de chances, statistiquement cela pourrait néanmoins survenir.

M. Jean-François Eliaou : On peut donner l’accès aux données non identifiantes pour la recherche des maladies héréditaires.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : C’est déjà le cas.

M. Jean-François Eliaou : Il s’agit seulement de permettre la disponibilité des données pour le conseil génétique et la consanguinité.

Sur l’AMP avec tiers donneur, vous avez parlé du don de spermatozoïdes, en cas de stérilité masculine, l’image du père qui n’est même pas figurée, etc. S’il s’agit d’une stérilité féminine, avec don d’ovocytes, qu’en pensez-vous ?

Pr Jean-Noël Fiesinger : Nous n’en avons parlé ni à l’Académie nationale de médecine ni au Comité consultatif national d’éthique. On considère que ces femmes seules ou ces couples de femmes ont des ovocytes normaux.

M. Jean-François Eliaou : Un couple hétérosexuel avec une femme qui n’est pas en mesure de donner des ovocytes ?

Pr Claudine Bergoignan-Esper : Vous avez un couple homme-femme. L’enfant va naître au sein d’un couple homme-femme et il va être porté par la mère, même si ce ne sont pas ses ovocytes, elle porte néanmoins l’enfant.

M. Jean-François Eliaou : Lorsqu’il y a un donneur de spermatozoïdes, l’image du père est donnée par le père, même si ses spermatozoïdes n’ont pas permis la conception de l’enfant. Il n’y a pas de souci psychologiquement pour ce dernier.

Pr Claudine Bergoignan-Esper : C’est la situation classique.

Pr Jean-Noël Fiesinger : Si la vérité est dite à l’enfant. Encore une fois, dans le cas d’Arthur Kermalvezen et de son épouse, on le lui avait dit, mais on ne l’avait pas dit à sa femme, qui apprend que son donneur était du Cecos de Necker, comme pour le garçon qu’elle va épouser.

Pr Claudine Bergoignan-Esper : Le sujet que nous avons envisagé est celui de la femme seule ou des couples de femmes. Effectivement, il n’y a pas d’homme dans cette situation.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Qu’avez-vous considéré ?

Pr Jean-Noël Fiesinger : Que l’intérêt supérieur de l’enfant était gravement mis en cause.

Pr Claudine Bergoignan-Esper : Et qu’il convient de faire primer les indications médicales de l’AMP, mais le résultat des états généraux ne va pas tellement dans ce sens.

M. Jean-François Eliaou : La meilleure des solutions serait de ne pas l’intégrer dans la loi de bioéthique. Mais il existe un problème de calendrier politique.

Pr Claudine Bergoignan-Esper : Quel argument donner ?

M. Jean-François Eliaou : Cela ne relève pas du domaine médical, mais sociétal.

Pr Jean-Noël Fiesinger : Il y a des questions soulevées par les progrès de la médecine et de la technologie qu’il convient d’envisager dans la révision de la loi de bioéthique. Mais les problèmes sociétaux, la famille, voire le mariage, n’entrent pas dans son champ et sont mal évalués.

M. Jean-François Eliaou : Exactement. Cela demande une réflexion philosophique, psychologique, pédopsychiatrique.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Et il faut placer l’enfant au centre de ces réflexions.

M. Jean-François Eliaou : Dans la loi bioéthique, il est question de thérapeutique, alors que, dans ce cas, il s’agit du désir individuel.

Pr Claudine Bergoignan-Esper : La loi de 2011 n’est pas revenue sur l’interdiction de créer des embryons pour la recherche. Elle avait maintenu les conditions pour autoriser les protocoles de recherche, mais ces conditions ont été modifiées en 2013, pour aboutir à un mécanisme d’autorisation, sous conditions, délivrée par l’Agence de la biomédecine.

La loi de 2011 a interdit le clonage d’embryons à des fins de recherche ainsi que les embryons transgéniques et chimériques. Nous avons réalisé un travail approfondi sur la situation des embryons. Nous avons constaté qu’il existe, à l'heure actuelle, deux types de recherches menées sur les embryons. D’une part, les recherches fondamentales après lesquelles les embryons sont détruits. Ces recherches fondamentales sont autorisées par l’Agence de la biomédecine, sur avis de son conseil d’orientation qui se prononce au vu des conditions prévues par la loi. D’autre part, il existe des recherches cliniques sur l’embryon, au bénéfice de l’embryon et d’une assistance médicale à la procréation. Ces recherches sont autorisées par l’Agence nationale de la sécurité du médicament (ANSM) après avis d’un comité de protection des personnes.

Pour les cellules souches embryonnaires, c’est-à-dire obtenues à partir d’un embryon sans projet parental, donné pour la recherche, la procédure est la même que pour les recherches fondamentales sur l’embryon. Les autorisations, suivant la même procédure, sont données par l’Agence de la biomédecine. C’est très compliqué.

À ce jour, 220 000 embryons sont conservés, parmi lesquels, les embryons en attente pour la recherche, et ceux en attente pour un don à un autre couple. Dans la législation sur les recherches sur l’embryon, les embryons donnés pour la recherche mais non utilisés ne peuvent pas être détruits, faute de texte le prévoyant. Quand un couple fait don d’embryons pour la recherche, la loi de 2011 ne prévoit pas de dispositions permettant de détruire ces embryons. Il conviendrait de compléter la loi sur ce point, par exemple en prévoyant qu’un embryon non inscrit dans un projet de recherche au bout de cinq ans cesserait d’être conservé. Il existe de l’ordre de 20 000 embryons ainsi donnés pour la recherche et conservés.

M. Jean-François Eliaou : Pourquoi les détruire ?

Pr Claudine Bergoignan-Esper : Cela a un coût et on a dû penser qu’il n’y aurait pas beaucoup d’embryons donnés à la recherche qui ne seraient pas manipulés.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Pourquoi ne sont-ils pas manipulés ?

Pr Claudine Bergoignan-Esper : Les embryons manipulés pour les recherches fondamentales sont détruits systématiquement. Il y a interdiction de les transférer.

Quant aux embryons donnés pour un autre couple, la procédure est lourde parce qu’elle s’apparente à une adoption : un couple qui ne peut pas avoir d’enfants accueille « l’enfant » d’un autre couple. Il est exact que la procédure est très lourde et très longue. Dans cette hypothèse, on a recours à la justice. Ne peut-on pas réfléchir à une forme d’allégement ?

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Vous êtes juriste.

Pr Claudine Bergoignan-Esper : Je suis juriste. J’écoute certains magistrats qui disent que leur contrôle n’équivaut à rien.

M. Jean-François Eliaou : C’est le principe en cas de don du vivant, où il n’y a pas d’étanchéité totale. La garantie est apportée par la justice.

Pr Claudine Bergoignan-Esper : Il existe 12 000 embryons en attente. Il y a seulement eu 145 transferts donnant naissance à 27 enfants.

S’agissant des embryons transgéniques ou chimériques, la loi se contente de poser un interdit, alors que les potentiels de recherche et les connaissances scientifiques à ce jour, justifieraient de mieux préciser ce qu’on entend par embryon transgénique ou chimérique et savoir ce qu’on autorise.

Pr Jean-Noël Fiesinger : Il s’agirait de clarifier la loi en ce qui concerne la définition des embryons transgéniques ou chimériques, au regard de l’évolution des connaissances et des techniques, tout en maintenant le principe de leur interdiction.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Pour quelle utilisation ?

M. Jean-François Eliaou : Il s’agit de la recherche fondamentale, les embryons seront détruits.

Pr Jean-Noël Fiesinger : Avec l’outil CRISPER Cas 9, la question de la médecine de l’embryon se posera sous un jour nouveau.

M. Jean-François Eliaou : À interdire la recherche, nous sommes extrêmement en retard en France. Nous sommes « à la remorque » du fait de la compétition et du fait de la mondialisation. Nous risquons d’être débordés. Notre recherche est de bon niveau, mais pas de très bon niveau, parce qu’il n’y a plus les moyens de travailler. Il vaut mieux autoriser et contrôler – ce que disent les experts, scientifiques ou médecins – que d’avoir des importations qui, elles, ne seront absolument pas contrôlées. Il faut avancer, nous ne pouvons pas nous contenter d’être spectateurs. Pour le clonage humain, c’est autre chose.

Pr Claudine Bergoignan-Esper : Sur les cellules souches embryonnaires, ce qui nous a frappés est l’identité de la procédure d’autorisation, qu’il s’agisse de cellules issues de lignées déjà existantes ou qu’il s’agisse de cellules obtenues à partir de la destruction d’embryons. Nous avons prôné un allégement des procédures pour les recherches sur les cellules souches issues de lignées déjà existantes, parce qu’il faut attendre de douze à dix-sept mois pour obtenir l’autorisation.

Nous sommes favorables au maintien de la clause de conscience pour les chercheurs, même si elle n’a pas été utilisée en pratique.

S’agissant du don d’organes, une campagne nationale d’information sur le sujet pour en faire une cause nationale serait bienvenue, de même que faire figurer cette question dans les directives anticipées.

M. Jean-François Eliaou : Nous en avons discuté avec Mme Anne Courrèges. Je ne suis pas favorable au cumul d’expression, parce que cela introduit un biais d’inégalité. Normalement, chacun est donneur. Si vous permettez à quelqu’un de dire qu’il est donneur, dans les directives anticipées, cela signifie qu’il ne l’était pas, donc la loi n’est pas appliquée. Depuis l’amendement Touraine, on ne devrait plus vérifier auprès de la famille que la personne décédée était un donneur, mais seulement l’informer.

Pr Jean-Noël Fiesinger : Dans le domaine des neurosciences, la loi 2011 est totalement insuffisante. Il y a disponibles tous les commentaires opposés à une mauvaise utilisation des techniques d’imagerie cérébrale et pour limiter leur usage à des fins médicales ou de recherche scientifique. Marie Germaine Bousser considère qu’il doit s’agir d’un élément majeur de la révision de la loi de bioéthique. Les changements vont à toute vitesse. En particulier, avec l’imagerie d’IRM fonctionnelle. Marie-Germaine Bousser nous a dit qu’il convient d’interdire l’utilisation de l’IRM fonctionnelle dans les cas d’expertise judiciaire, contrairement à ce qu’autorise la loi de 2011. Décharger quelqu’un de sa responsabilité, n’est pas du tout la même chose que de constater que la zone de l’hippocampe s’allume, et que, par conséquent, une personne est parfaitement consciente ou responsable ou non de ses actes. Les travaux de Stéphane Dehaene et de Lionel Naccache sur l’IRM fonctionnelle permettent d’étudier les réactions du cerveau, de le stimuler. L’utilisation de l'IRM fonctionnelle doit être, pour elle, absolument interdite dans le domaine judiciaire parce que l’on ne sait pas ce que l’on mesure.

Le maintien de la veille éthique permanente sur les neurosciences a été confié au Comité consultatif national d’éthique en 2011. On conçoit bien la nécessité de l’encadrement particulièrement étroit de toute recherche invasive sur le cerveau et l’interdiction d’une utilisation sociétale des techniques invasives de modification du fonctionnement cérébral. Le Comité consultatif national d’éthique a rendu un avis sur la stimulation cérébrale et les améliorations de l’humain. Selon Marie Germaine Bousser, si l’utilisation pour le traitement de la maladie de Parkinson est justifiée, nous n’en sommes pas encore à prévoir une stimulation cérébrale pour changer le comportement des gens, comme certains neurochirurgiens américains le préconisent, ou guérir la dépression. Un encadrement strict est nécessaire.

Pr Claudine Bergoignan-Esper : Tout ce qui a trait à la stimulation cérébrale soulève un énorme problème éthique.

M. Jean-François Eliaou et Mme Annie Delmont-Koropoulis : Nous vous remercions.


Audition de M. le docteur Jean-Marie Faroudja, président de la section éthique et déontologie du Conseil national de l’ordre des médecins, et de M. le professeur Serge Uzan, conseiller du président de Sorbonne Université et directeur délégué de l’Institut universitaire de cancérologie, membre du Conseil national de l’Ordre des médecins Mercredi 23 mai 2018

M. Jean-François Eliaou : Docteur Jean-Marie Faroudja, vous êtes président de la section éthique et déontologique du Conseil national de l’ordre des médecins. Professeur Serge Uzan, vous êtes conseiller du président de Sorbonne Universités, directeur de l’Institut universitaire de cancérologie, président de la mission de recertification des médecins.

En début d’année, le Conseil national de l’Ordre des médecins a publié un livre blanc sur les médecins et les patients dans le monde des data, des algorithmes et de l’intelligence artificielle. Il s’apprête à publier, avec la Commission nationale Informatique et libertés (CNIL), un guide pratique aux médecins sur la protection des données personnelles.

Chez les médecins et dans l’opinion, une interrogation existe sur les conséquences des nouvelles technologies. Quelles sont-elles et à quel horizon ? En particulier, quelles sont-elles pour l’éthique médicale ?

Dr Jean-Marie Faroudja : Je vous remercie de votre invitation qui nous permet de vous faire part de la réflexion de l’Ordre des médecins.

Je me présenterai rapidement : j’étais médecin de campagne en Dordogne, médecin de famille. Je suis très fier de ce titre de médecin de campagne. L’Ordre des médecins et sa section éthique ont travaillé sur les sujets que vous avez évoqués. Ils ont aussi beaucoup réfléchi, à l’occasion de la révision de la loi relative à la bioéthique et à l’occasion des états généraux, sur des thèmes comme l’assistance médicale à la procréation, la fin de vie, la recherche sur l’embryon, le don d’organes.

Pour tout ce qui concerne l’intelligence artificielle et les questions en rapport avec ce thème, le professeur Serge Uzan prendra la parole. Il a participé avec le docteur Jacques Lucas à un important travail de réflexion. Si nous abordons d’autres thèmes, je serai à mon tour à votre disposition.

M. Jean-François Eliaou : Nous avons procédé à des auditions sur plusieurs thématiques entrant dans le champ de la loi relative à la bioéthique de 2011 : don de gamètes, embryon, greffes de cellules souches hématopoïétiques et transplantation d’organes. S’agissant des neurosciences, la loi précitée comporte de brèves dispositions. Or, nous souhaiterions connaître la position du Conseil national de l’ordre des médecins sur la question des neurosciences et de l’intelligence artificielle, tout ce qui a trait au thème « médecine et numérique », tant du point de vue du patient que de l’exercice médical.

Un élément supplémentaire à prendre en compte tient au fait qu’en ce qui concerne l’assistance médicale à la procréation, les cellules souches embryonnaires ou les transplantations d’organes, nous disposons d’un magnifique opérateur, dont le fonctionnement donne toute satisfaction. J’en parle de façon tout à fait objective, puisque j’ai été à la fois membre de son conseil d’administration et usager.

En revanche, l’Agence de la biomédecine intervient très peu en ce qui concerne les neurosciences et pas du tout en ce qui concerne l’intelligence artificielle. Il manque donc un opérateur ou un maillon dans la chaîne des opérateurs, parce que l’Agence n’a pas du tout de compétences en ces domaines – et peut-être même ne souhaite-t-elle pas nécessairement en acquérir, compte tenu du champ actuel de son intervention.

Enfin, nous considérons que la fin de vie n’entre pas dans le champ de la révision de la loi relative à la bioéthique, ni l’assistance médicale à la procréation non thérapeutique.

Pr Serge Uzan : Mon propos s’articulera autour de deux axes.

Le premier concerne ma contribution à des ouvrages dirigés par Cédric Villani, qui m’avait demandé de rédiger un chapitre sur l’intelligence artificielle et sa place à venir dans la relation médecin-patient. Quels dangers ou, au contraire, quels bénéfices en attendre ?

Première question : est-ce bénéfique ou non d’impliquer de plus en plus d’intelligence artificielle ? Deuxième point : demain le couple patients-médecins impliquera des médecins mieux formés à l’écoute des patients, de leurs attentes, non pas qu’ils ne l’aient pas toujours été, mais il s’agissait de quelque chose considéré comme naturel, qui n’avait pas forcément besoin d’être enseigné. Il y a six ans, j’étais encore doyen de la faculté de médecine Pitié Saint-Antoine. Nous avons institué des formations en troisième année de médecine pour les étudiants, par des patients formateurs, des patients qui, en général, venaient du domaine de l’éducation thérapeutique. À ce moment-là, Catherine Tourette-Turgis, professeur non de médecine mais de pédagogie, m’a demandé de favoriser l’émergence de cette université des patients. Aujourd’hui nous proposons des formations diplômantes pour les patients, ainsi mieux formés au dialogue et à leur participation aux différentes structures de réflexion. C’est un premier point. On prévoit toujours plus fréquemment la présence de représentants des patients dès qu’on crée une instance, sans pouvoir se déprendre de l’impression qu’il s’agit d’un rite obligé : des représentants des patients comme la nomination d’autant d’hommes que de femmes, etc. Or, ils convient qu’ils soient de mieux en mieux formés à cette participation. Nous attribuons maintenant des diplômes universitaires pour des patients, acteurs de la démocratie sanitaire, par exemple.

 

Parler d’intelligence artificielle n’a de sens que si on a bien repositionné le débat. L’objectif est bien de faciliter le partage de la décision médicale entre le patient et le médecin. À côté de la notion de décision partagée, je suis également très attaché à celle de transgression partagée, puisque la transgression a été à l’origine de beaucoup de progrès en médecine.

L’intelligence artificielle offre une formidable opportunité aux soignants, non seulement aux médecins, mais à l’ensemble des soignants, de prévenir un certain nombre d’oublis, d’erreurs.

Demain, un patient pourra, au moyen d’une tablette ou même chez lui, renseigner un certain nombre d’items qui devraient figurer dans le dossier médical partagé. Vous comprenez bien que parler d’intelligence artificielle, alors qu’on n’a toujours pas de dossier médical partagé, revient à prévoir d’installer la post-combustion alors qu’il n’y a pas l’avion. Admettons en néanmoins l’augure.

Après avoir fait participer le patient, à partir du dossier médical partagé, le traitement de ces informations passera par une première étape d’intelligence artificielle qui suggérera des diagnostics, évitera de grands oublis et surtout intégrera des recommandations pratiques, des standards de traitements, ce qui évitera des incompatibilités de traitements, etc. Aide au diagnostic, aide à la stratégie. Cela existe déjà, mais plutôt dans le registre de « l’homéopathie, voire du gadget ».

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Nous sommes déjà entrés dans l’âge des logiciels médicaux.

Pr Serge Uzan : Pour participer au développement professionnel continu et à l’encadrement de nombreux médecins, chaque année, je suis quand même renseigné sur ce manque qui doit être comblé.

M. Jean-François Eliaou : Comment les médecins et les patients perçoivent-ils cette évolution ? Les premiers ne pourraient-ils légitimement se sentir dépossédés et les seconds inquiets ?

Pr Serge Uzan : Inquiets d’avoir face à eux un médecin un peu « robotisé ». Nous allons ouvrir avec André Grimaldi, un développement professionnel continu, qui va s’intituler « la confiance malgré l’intelligence artificielle », pour bien expliquer aux patients que la question n’est pas d’avouer son ignorance – quel médecin est capable de tout savoir ? Demain, des techniques comme le text mining permettront de passer directement de la parole à des données numériques. J’en ai parlé avec Cédric Villani. Il s’agit d’une démarche dans laquelle il faut engager les start up. Votre voix est traduite en données, qui sont transmises, comme dans une dictée numérique, mais devenant données numérisées, elles peuvent être reclassées et ainsi associées au moyen de logiciels de traitement. Nos grands maîtres disaient : « écoutez suffisamment longtemps ». Le patient va vous donner le diagnostic. Le text mining conduira, peut-être de façon artificielle, à ce résultat. Au-delà, ces informations pourront être traitées pour obtenir des orientations diagnostiques ou éviter les erreurs, les incompatibilités de traitements, etc.

J’en viens à la notion qui distingue bien, dans l’intelligence artificielle aujourd'hui, les systèmes dédiés, dont on nous rebat les oreilles : IBM Watson. En 2013, le MD Anderson Cancer Center a fait son acquisition pour 92 millions de dollars. D’aucuns ont dit que cela allait permettre de régler le problème du cancer. Premièrement, cela n’a rien réglé du tout. Deuxièmement, il s’agit aujourd’hui de l’un des procès les plus retentissants qui démarre, puisque le MD Anderson Cancer Center – et je suis de près avec intérêt son argumentaire – réclame le remboursement des 92 millions de dollars, au motif que ce sont ses médecins qui labellisent les questions, qui labellisent des réponses et font une grande partie du travail.

Finalement ce qui intéresse le système des GAFA ce sont nos data. Demain, ce n’est plus l’algorithme de traitement des données qui sera protégé, mais les données elles-mêmes. De plus en plus de sociétés mettront leurs algorithmes en open source. C’est très significatif : les données sont au cœur du processus. La France s’est bien attaquée au problème des données, nous l’avons relevé dans notre livre blanc.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : On ne se préoccupe guère des médecins libéraux dont les données sensibles sont pourtant au cœur de leur activité.

Pr Serge Uzan : Je ne dirais pas cela, Madame la sénatrice.

Dr Jean-Marie Faroudja : L’intelligence artificielle facilitera incontestablement le travail du médecin, aussi bien dans ses relations avec les patients, que dans les relations avec ses confrères, avec le système d’hospitalisation, de retour à domicile, etc. Pour autant, on ne remplacera jamais la relation médecin-patient et le robot aussi performant soit-il n’aura jamais une preuve quelconque d’humanité. Que les médecins se rassurent, cela ne va pas empiéter sur leurs prérogatives. Au contraire, il est question de les aider dans leur travail, et, au final, les médecins pourraient même dégager un peu de temps médical, qu’ils passeront à l’écoute du patient. Aujourd’hui, compte tenu des problèmes de démographie, les médecins n’ont plus le temps d’écouter les patients. Les patients s’en plaignent. Je m’occupe de toutes les doléances et plaintes qui peuvent remonter au niveau de l’Ordre. Il s’agit d’un sujet extrêmement important. Les patients n’ont plus toujours la sensation d’avoir été entendus comme ils le souhaiteraient. Si on a beaucoup gagné en technique, on a perdu en humanisme. Jadis des personnes qui avaient étudié la philosophie ou venant d’horizons différents par leur formation devenaient d’excellents médecins. Aujourd'hui, on prétend ne pouvoir faire des médecins qu’avec des scientifiques, avec des mathématiques. Si on manque aujourd’hui de médecins de campagne, j’en parle d’autant plus facilement que je l’ai été, peut-être est-ce parce qu’on s’est privé de ces sortes de compétences. On ne reviendra pas en arrière en ce qui concerne l’intelligence artificielle. Les jeunes médecins qui s’installent se mettent avec une rapidité extraordinaire devant leur ordinateur, leur logiciel, à tel point que les gens disent : « il a regardé l’ordinateur mais il ne m’a pas vu ». Il faut que le médecin puisse gagner du temps grâce à l’intelligence artificielle pour s’attacher à son cœur de métier : l’interrogation, l’examen, la réflexion, la parole, l’échange.

Pr Serge Uzan : Ne pas examiner peut constituer une faute.

Dr Jean-Marie Faroudja : Il s’agit du cœur du métier de médecin.

M. Jean-François Eliaou : Des évolutions sont inéluctables. Nous ne devons pas renouveler l’attitude que nous avons eue à l’égard de la recherche sur les cellules souches embryonnaires, recherche dans laquelle nous avons pris un retard significatif. Il vaut mieux développer la recherche en France, plutôt que d’attendre les résultats de la recherche effectuée en amont par d’autres. Cela n’est pas simple à faire comprendre par nos concitoyens. Il convient de former le patient pour qu’il n’ait pas peur, les médecins pour qu’ils ne se sentent pas dépossédés, devant ce nouvel outil d’investigation, qui ne remet pas en cause le colloque singulier.

Pr Serge Uzan : Il serait simpliste de penser que la machine va se substituer au dialogue. La machine est là pour laisser du temps au dialogue avec le patient. À moins d’être un médecin exceptionnel, ce n’est pas le cas de la plupart des médecins malheureusement, il est nécessaire de les libérer de cette crainte de l’erreur, cette crainte de l’oubli, de la faute, pour donner du temps au temps.

Deux concepts complètement différents doivent être distingués : l’un, celui d’IBM Watson, le data driven, consiste à vouloir que les données conduisent à un diagnostic et une stratégie. L’autre, le data system, consiste à apporter des éléments de réflexion, voire des éléments d’épidémiologie ou de résultats, par exemple, en comparant telle chimiothérapie à telle autre, pour permettre de prendre une décision éclairée.

Si je devais faire une recommandation concernant la dimension bioéthique de l’intelligence artificielle, il s’agirait d’être attentif à la « boîte noire ». Les patients ne sont pas prêts à l’accepter, encore moins les médecins. Ce n’est pas acceptable, parce que la décision ne serait pas justifiée.

M. Jean-François Eliaou : Comment avoir la capacité de comprendre l’algorithme ?

Pr Serge Uzan : Tout le monde n’en aura pas la capacité, mais le rôle d’un certain nombre de médecins sera effectivement dédié à la compréhension du fonctionnement de tel ou tel algorithme. Pensez-vous que tous les médecins soient capables de savoir comment fonctionnent les anthracyclines ? Simplement des sachants leur ont expliqué ce que permettent d’obtenir les anthracyclines.

M. Jean-François Eliaou : Je suis député d’une circonscription rurale. Lorsqu’on interroge les jeunes médecins sur leur désaffection pour ces zones et sur ses conséquences en termes de déserts médicaux, ils nous répondent : « c’est normal, nous avons été formés dans des pépinières, avec un travail en groupe. S’il se produisait une erreur, un senior était toujours présent au bon moment pour nous obliger à recommencer. C’était un travail collectif, totalement sécurisé, ce qui n’est plus le cas quand on se projette tout seul dans la campagne. » Pensez-vous qu’une des solutions pour maintenir le travail en groupe, outre les maisons de santé, qui sont une bonne chose, sera, demain, le médecin aidé par la télémédecine et avec le soutien de l’intelligence artificielle ? Sans en faire le rêve absolu, pensez-vous que la télémédecine et le soutien de l’intelligence artificielle permettront justement de tranquilliser le médecin situé dans les zones rurales ?

Dr Jean-Marie Faroudja : Il faudrait un maillage du territoire suffisant. En Dordogne, le portable ne passe pas dans des zones entières. Il ne suffit pas de dire aux médecins : « installez-vous là et avec l’intelligence artificielle, plus de soucis ». Les médecins sont d’abord médecins. Il existe plusieurs façons d’envisager les regroupements, comme les maisons de santé pluri-professionnelles. Pour que cela fonctionne, il faut répondre à une demande locale et non pas à la seule demande des élus. L’intelligence artificielle sera incontestablement un apport qui permettra, d’abord, de décharger le médecin de tâches répétitives. Aujourd’hui un médecin, face à un cas un peu difficile, va naviguer sur Internet et trouver une somme d’informations qui, dans le temps, l’aurait obligé à aller à la bibliothèque demander un article pour obtenir ce qu’il cherche. On a tout, tout de suite. Auparavant, il fallait garder des articles sur telle et telle pathologie, il suffit désormais d’aller sur Internet. Tout ce qui concerne l’intelligence artificielle sera une aide à l’exercice médical. Quant à s’installer tout seul, les jeunes ne le veulent plus, parce qu’ils font passer – peut-être ont-ils raison, je ne sais pas – la qualité de vie avant l’ambition professionnelle.

L’intelligence artificielle permet de répondre à une partie de ces angoisses, permet de disposer d’un autre avis. Il ne s’agit pas de l’unique réponse à la désertification. Je n’aime pas beaucoup ce mot : plus on parle de désertification, plus on en créee. Si on dit d’une région qu’elle est un désert médical, cela ne suscite guère de vocations, au contraire.

Pr Serge Uzan : Cela peut-il rassurer un jeune médecin ? À la commission de recertification, que je conduis au ministère de la Santé, nous avons auditionné des représentants de MG France et leur vision du métier de médecin est apparue comme probablement l’une des plus productives, parce qu’il s’agit d’une vision holistique, que je n’ai pas toujours vue chez les médecins qui pensent que le diplôme donne la compétence. Ils parlent de réunions de concertation pluridisciplinaire (RCP) de médecine générale. Cela sera possible demain. Le cancer du sein est ma spécialité : quand vous êtes un professeur d’un certain âge, vous pouvez vous permettre de dire à la patiente : « j’ai un doute, je vous revois demain. ». Ce n’est pas le cas d’un jeune médecin, alors que, pour moi, le doute est la forme sublime de l’éthique.

La formation des patients consiste à leur faire comprendre qu’il ne faut pas craindre qu’un médecin se serve des dispositifs modernes qui lui permettront d’aller mieux et plus vite au diagnostic. Ce n’est pas un aveu d’ignorance. De toute façon, il est impossible à un médecin de tout savoir. Même dans une discipline comme le cancer du sein, pour laquelle je m’astreins, depuis vingt ans, à tout lire, il m’arrive encore, de temps en temps, de dire : « on va faire une RCP moléculaire ». Il faut amener cette notion de RCP au niveau de la médecine générale. L’intelligence artificielle le permettra. Lorsqu’on fait des RCP de médecine générale, on accumule petit à petit des données, qui permettent le deep learning. Le deep learning est extraordinaire. Il permet de battre n’importe qui au jeu de go, alors que c’était impensable. Simplement la machine ayant appris les règles, a appris les questions et les réponses. Ne fantasmons pas, nous n’en sommes pas au stade de la singularité. Je suis entièrement d’accord avec Cédric Villani, la singularité n’est ni pour demain, ni même pour après-demain. En revanche, le deep learning est aisément praticable grâce au text mining.

Cela recoupe votre question, madame la sénatrice. D’où viendront les données ? Elles viendront beaucoup des généralistes, beaucoup des patients, beaucoup des réseaux sociaux. Demain, des données profanes qui sont sur les réseaux sociaux deviendront des données de santé. Il aurait suffi de quelques mois pour s’apercevoir des effets du Mediator avec des données profanes plus de l’intelligence artificielle.

Une dernière chose : la recherche inversée. Vous connaissez Claude Bernard : la méthode consiste à émettre des hypothèses et puis on essaye de les prouver. Claude Bernard a passé vingt ans de sa vie à déterminer si l’effet du curare est lié au muscle ou au nerf. En fait, il s’agit de la plaque neuromusculaire dont on ignorait alors l’existence. Aujourd’hui la recherche inversée nous permet de dire « il existe une étape entre le muscle et le nerf, cherchez-la ». Si on dit, aujourd’hui, que certains anticholestérolémiants diminuent le risque de cancer du sein, il s’agit de recherche inversée : on ne part pas d’une hypothèse, on part d’un résultat et on cherche l’hypothèse.

La France s’est donné de bons moyens pour utiliser les données et les protéger.

M. Jean-François Eliaou : Nous aurons dans cinq ou dix ans des dispositifs intégrant de l’intelligence artificielle. Comment valider ces dispositifs ? On en disposera à foison sur le marché. La validation médicale relève de la faculté de médecine. Les facultés de médecine continueront d’avoir leur culture propre, mais le programme, lui sera le même.

Pr Serge Uzan : En France, la structure légitime de validation est la Haute autorité de santé. Il lui appartient de développer cette compétence.

 

M. Jean-François Eliaou : Mais la formation est universitaire, même si elle n’est pas homogène. Et la validation est effectuée par les recommandations de la Haute autorité de santé. Que faut-il prévoir en termes de régulation, pour valider l’outil que l’on utilise ?

Pr Serge Uzan : Rappelons-nous Bachelard : la conquête de l’inutile intéresse plus les hommes que la conquête de l’essentiel. Dès qu’il y a un dispositif « gadget » les médecins s’y intéressent. Il faut à un moment évaluer et valider. Comme pour les médicaments, il faut une structure d’État qui apporte sa garantie : la Haute autorité de santé, l’Agence du médicament, pour les médicaments et les dispositifs. Cette validation est indispensable, sinon ce serait très dangereux. Par exemple, il existe un dispositif dans les pacemakers qui, en cas de fibrillation ventriculaire, délivre un choc électrique. Selon les cardiologues, ces dispositifs ne se valent pas tous. Il faut cette autorité de santé.

Dr Jean-Marie Faroudja : D’autant plus, s’il doit y avoir une prise en charge par la solidarité nationale. Il faudra bien qu’un dispositif soit efficace, utile, sécure et qu’il ait une labellisation.

Pr Serge Uzan : Pas seulement le label européen.

Dr Jean-Marie Faroudja : Au début, il a été difficile de faire prendre en charge les lecteurs de glycémie par la sécurité sociale. Pour les diabétiques sous insuline, ces dispositifs sont validés et labellisés. Des gadgets sortent tous les jours, ont-ils une valeur ? Ou vont ces données qui sont enregistrées par tous ces systèmes ? Un encadrement est indispensable.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : J’ai des interrogations à propos de toutes ces données agrégées dont l’utilisation est autorisée. J’ai déposé un amendement, qui a été adopté à l’unanimité au Sénat, mais non à l’Assemblée nationale. Toutes ces données agrégées sont anonymisées. Néanmoins les organismes de santé complémentaires ont, d’une part, l’autorisation d’utiliser les données de big data, toutes ces données anonymisées et agrégées, mais disposent, d’autre part, de données non anonymisées pour compléter le remboursement de la sécurité sociale. En croisant les unes et les autres, on arrive facilement à désanonymiser

Pr Serge Uzan : Très facilement.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : J’avais proposé un amendement pour l’empêcher, en disant que cela ne devait pas être utilisé pour modifier un contrat d’assurance, une prise en charge. Il y a eu un tollé des assureurs, non des mutuelles. Mais il est inadmissible qu’on dénature notre système de santé, qu’on en arrive à des systèmes de santé comme aux États-Unis, en laissant aux assurances complémentaires la possibilité de désanonymiser.

 

Pr Serge Uzan : Premièrement, la pseudonymisation n’est pas la panacée universelle. Données pseudonymisées ou anonymisées, c’est pratiquement pareil. La deuxième réponse, je l’ai faite lors de ma communication devant l’Institut Montaigne. Une partie de la salle était composée d’assureurs venus justement écouter un médecin parler de prédiction, de risques, de calculs, etc. Je leur ai dit : « ne vous faites pas de soucis, vous ferez comme tous les assureurs américains, vous adresserez un questionnaire numérique auquel le patient répondra et, s’il vous a menti et que vous arrivez à le démontrer, le moment venu, vous ne le rembourserez pas. » Le patient lui-même livrera ses données à l’assurance. Vous ne pourrez pas l’empêcher. Quand vous faisiez allusion au Sénat, je croyais qu’il s’agissait de la proposition selon laquelle toutes les décisions administratives fruits d’une boîte noire devaient être frappées de nullité. La procédure pos-bac a été vécue par certains comme une boîte noire. Ils auraient mieux fait de communiquer l’algorithme deux mois avant le choix, chacun l’aurait testé. J’ai travaillé dans le passé avec le rectorat. Si le dispositif prévu dans l’amendement sénatorial avait été applicable, on aurait dû adapter l’algorithme post-bac. De toute façon, on ne pourra pas échapper à un dispositif en ce sens.

Dans le dialogue du médecin et du patient, le médecin expliquera l’algorithme diagnostiquant, par exemple un cancer du sein. J’ai connu cette situation, il y a 35 ans : une patiente avec un cancer du sein en phase grave, enceinte, ne voulait pas interrompre sa grossesse pour des raisons de croyance religieuse. J’ai pris avec elle et après prise des avis nécessaires la décision de faire une chimiothérapie. Aujourd’hui, la chimiothérapie pendant la grossesse et au-delà d’un certain terme est devenue le standard de traitement. Il peut toujours exister une part de transgression. Le data assisté, permet de disposer des données de la science, mais n’exclut pas la part de transgression dans le dialogue singulier entre le patient et le médecin, dialogue qui, au contraire, est encore plus singulier, puisqu’il repose sur des données.

S’agissant de l’assistance médicale à la procréation, nous avons exposé aux membres du groupe de travail du Conseil d'État, que le Conseil de l'ordre est globalement favorable à son ouverture plus large.

Dr Jean-Marie Faroudja : Il est difficile d’argumenter contre. Si l’on s’en tient aux règles de l’éthique – autonomie de la personne, bienfaisance, non-malfaisance, équité – une opposition est difficile à défendre, si l’on considère que certaines femmes, habitant à la frontière belge, n’ont que trois kilomètres à faire pour bénéficier d’une réponse à leur projet. Cela crée des inégalités géographiques, pécuniaires aussi. Après un long débat, notre conclusion consiste à dire qu’il s’agit d’une demande sociétale, qui appelle une réponse sociétale, sans difficulté sur le plan de la technique médicale, sans que le médecin puisse accepter de n’être qu’un technicien à qui on demande de réaliser une prestation. Ce n’est pas parce que la technique le permet qu’il faut que le médecin soit tenu d’y répondre.

M. Jean-François Eliaou : Clause de conscience alors ?

Pr Serge Uzan : La clause de conscience.

Dr Jean-Marie Faroudja : La clause de conscience soulève un problème. Une clause de conscience spécifique, inscrite dans la loi pour ce seul aspect, risquerait de buter sur le grief de discrimination.

Pr Serge Uzan : Nous avons simplement demandé un rappel de la clause de conscience générale. En résumé, nous serons « de facto » favorables à l’AMP pour les couples de femmes et les femmes seules si demain la loi l’autorise.

Dr Jean-Marie Faroudja : Nous n’y sommes pas opposés, parce qu’il paraît difficile de se positionner sur le plan ordinal, étant donné qu’il s’agit d’un positionnement philosophique et sociétal. On va reparler, à ce moment-là, non pas du droit à l’enfant, mais du droit d’accéder à la possibilité de faire un enfant dans ces circonstances. La liberté de la procréation est un problème sociétal. Si un jour la société permet le suicide assisté, c’est un problème sociétal et ce sera une décision de la société.

M. Jean-François Eliaou : L’Ordre a un rôle de protection.

Dr Jean-Marie Faroudja : Notre rôle est d’informer. Par exemple, en ce qui concerne la conservation des ovocytes, devant une femme de dix-neuf ans, souhaitant faire cryoconserver des ovocytes, le rôle du médecin est d’informer, parce que les désillusions vont être importantes. On va vitrifier les ovocytes d’une femme de dix-neuf ans, elle va vouloir s’en servir à trente-cinq ans, cela ne réussira pas forcément. En outre, il va falloir procéder à une induction, génératrice de thrombophlébites, d’embolies pulmonaires, de complications. Il y a donc place pour une mise en garde de la part des médecins.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Tout dépend du nombre d’ovocytes. Il n’est même pas sûr qu’il permette de mener à bien une grossesse. C’est prendre un risque.

Pr Serge Uzan : Mais pour en avoir vingt, vous avez créé un ovaire polykystique qui risque de conduire à une chirurgie, qui multiplie par sept ou huit le risque thromboembolique. Ce n’est pas possible. Je pense que le simple fait d’autoriser fait qu’on va pouvoir vitrifier, avec des résultats de meilleure qualité. Quand j’étais interne, il n’y avait même pas de fécondation in vitro. Aujourd’hui, il y a de très nombreux embryons conservés dans notre établissement. Les choses vont évoluer. Il faut bien distinguer le concept et la technique. Le concept : est-il possible de dire à une femme : « je vous interdis de conserver vos ovocytes, parce que vous voulez un projet de vie différent ou parce que vous n’avez toujours pas de futur père » ? On ne pourra pas s’opposer à cela. Notre rôle de médecin est d’informer la patiente, parfois de l’accompagner dans le meilleur circuit possible et le plus sécure. On a reproché à des médecins d’avoir accompagné des patientes qui allaient faire des fécondations dans certains pays. Mais ces médecins, que j’ai reçus au Conseil de l'ordre, l’ont fait pour éviter que les femmes aillent dans des « coupe-gorges ». C’est aussi leur responsabilité de médecin.

Dr Jean-Marie Faroudja : Sans compter les commandes de paillettes sur Internet avec toutes les conséquences que cela peut entraîner. Nous avons soulevé quantité de problèmes à prendre en compte à propos de l’AMP. Je tempère un petit peu l’enthousiasme du professeur Uzan. Pour l’instant, l’Ordre ne s’est pas prononcé en faveur de l’AMP pour tous. Au stade de notre réflexion, nous avons dit qu’il s’agit d’un problème sociétal et qu’il appartenait à la société d’y répondre. Quant au médecin, il pourra opposer la liberté de sa conscience, en face de la liberté de la personne de faire ou de ne pas faire.

Pr Serge Uzan : Si on nous demande notre avis sur le point de savoir si la loi doit l’autoriser, pour beaucoup d’entre nous, la loi doit l’autoriser.

M. Jean-François Eliaou : Il y a aussi un problème sociétal : le principe de la porte entrouverte, personne n’étant capable aujourd’hui d’anticiper quelle sera l’ouverture de la porte dans deux ans, dix ans, cinquante ans après qu’elle aura été entrouverte. Nous sommes dans un contexte qui n’est pas constitutif d’un cas pathologique. Il s’agit du « droit à ». Il s’agit de la demande individuelle, compte tenu de l’évolution des techniques. Les gens savent et se disent : « pourquoi n’y aurais-je pas droit, moi aussi ? » La question, c’est la liberté de chacun, une liberté un peu « capricieuse ».

Dr Jean-Marie Faroudja : Pour convenances personnelles.

Pr Serge Uzan : Interdisez-vous l’anesthésie générale pour les femmes qui veulent faire de la chirurgie esthétique ? Non, et pourtant il s’agit d’un acte médical pour convenance personnelle.

M. Jean-François Eliaou : Ma question n’est pas celle du médecin, mais du législateur. Est-ce que la société doit prendre en charge ?

Dr Jean-Marie Faroudja : C’est à la société, au législateur, de répondre.

Pr Serge Uzan : Je comprends très bien que la société puisse considérer que cela relève des caisses mutuelles – et je vous signale que les mutuelles seront vraisemblablement prêtes, selon moi, à prendre en charge le prélèvement volontaire d’ovocytes.

Dr Jean-Marie Faroudja : Nous avons également soulevé la question des « stocks ». Face à la demande d’une femme seule, de deux femmes ou du couple stérile à cause d’une déficience d’un homme ou d’une femme, comment va-t-on choisir ?

Pr Serge Uzan : Pour l'instant, on hiérarchise selon une des plus mauvaises façons de faire : ont une priorité des couples qui amènent quelqu’un en situation de faire un don d’ovocytes. Il s’agit d’une politique généralisée, mais qui n’est pas convenable telle quelle.

Dr Jean-Marie Faroudja : L’appariement des gamètes est aisément concevable lorsqu’il s’agit d’un couple homme-femme et que le conjoint est déficient. Mais s’il s’agit d’une femme seule, qu’est-ce qu’on va lui donner si elle dit : « je veux un donneur qui soit grand, blond, aux yeux bleus ou que ce soient les paillettes d’un polytechnicien » ? Pourquoi pas ?

Pr Serge Uzan : Jusqu’où n’ira-t-on pas ? Il faut définir le concept – le dogme – et la pratique. Le dogme pourrait consister à dire : « Il y a cette possibilité aujourd’hui, dont on ne peut pas exclure des femmes seules ». Pourquoi les femmes seules ne pourraient-elles pas avoir quelque chose que les femmes en couple obtiennent ? Si on ne sait pas répondre à cette demande, la question devient alors celle de l’information, de l’aide, de la protection. Ensuite, il faut accompagner. Quant à savoir s’il faut accompagner financièrement, le Conseil de l’ordre ne s’engage pas sur ce terrain.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Il faut également tenir compte de l’intérêt de l’enfant.

Dr Jean-Marie Faroudja : Il y a des enfants qui sont élevés par une maman, des enfants orphelins de père, qui vont parfaitement bien. Mais est-ce au Conseil de l’ordre d’entrer dans le débat de savoir si on peut avoir droit à l’enfant ?

M. Jean-François Eliaou : L’Ordre a sa responsabilité comme institution reconnue. Si nous remboursons l’AMP pour les couples de femmes, pourquoi ne rembourserait-on pas la chirurgie esthétique ?

Dr Jean-Marie Faroudja : Nous n’entrerons pas dans ce débat, parce que sinon, on nous rétorquera : « tenez-vous en aux questions de votre compétence ».

Dr Jean-Marie Faroudja : Je voudrais finir en vous donnant la position de l’Ordre des médecins vis-à-vis d’une éventuelle révision de la loi sur la fin de vie. La loi Leonetti nous paraît parfaitement adaptée. Le médecin est là pour soigner, le médecin ne peut se prêter à un autre geste. Ni euthanasie, ni suicide assisté.

M. Jean-François Eliaou et Mme Annie Delmont-Koropoulis : Nous vous remercions.

 


Audition de M. le Professeur Stéphane Viville, responsable de l’Unité de génétique de l’infertilité du centre hospitalier et universitaire de Strasbourg – Mercredi 27 juin 2018

Mme Annie Delmont-Koropoulis : M. le Professeur, nous vous remercions d’avoir accepté de venir de Strasbourg pour cette audition.

Vous dirigez l'unité de génétique de l’infertilité au sein du laboratoire du diagnostic génétique du CHU de Strasbourg.

Les principes généraux du dispositif français de bioéthique ont été fixés en 1994 sur la base d’une réflexion qui a été engagée par le Comité consultatif national d’éthique au début des années Quatre-vingt, et après que les praticiens, notamment au sein des centres d’études et de conservation des œufs et du sperme humains (Cecos) ont posé le cadre de l’assistance médicale à la procréation.

Que convient-il de maintenir dans notre dispositif de bioéthique ? Que faut-il se résoudre à revoir ?

Pr Stéphane Viville : Je vous remercie beaucoup, Madame la sénatrice. C’est un honneur pour moi d’être présent et d’avoir l’occasion de m’exprimer devant vous.

Il m’avait été proposé une assez grande liberté de choix des thèmes que je souhaitais aborder. J’aborderai assez longuement la question de l’accès aux origines pour les personnes conçues à partir de dons de gamètes – don de sperme ou d’ovocytes – thème à propos duquel je me suis engagé assez fortement.

Je me permettrai d’être assez long, parce que certaines choses doivent être dites et explicitées et en raison du caractère très fortement polémique de cette question. Je vous donnerai mon point de vue, je l’étayerai et je présenterai des propositions assez concrètes, comme vous le verrez. Je vais citer un certain nombre de travaux. Si vous souhaitez y avoir accès, je pourrai vous les faire parvenir sous forme papier ou sous forme numérique. Certains sont en français, d’autres en anglais.

Comme vous l’avez rappelé, je suis actuellement responsable de l’unité fonctionnelle de génétique de l’infertilité. Parallèlement, je mène des recherches centrées, à l’heure actuelle, sur la génétique de la fertilité. Je m’exprimerai également au titre d’ancien chef de service du laboratoire de fécondation in vitro du CHU de Strasbourg. J’ai mis en place le centre de diagnostic préimplantatoire de Strasbourg. Nous étions les premiers à réaliser cette activité. J’ai longtemps travaillé sur les cellules souches embryonnaires humaines ainsi que sur les cellules souches à pluripotence induite.

 

S’agissant de l’accès aux origines pour les personnes conçues à partir de don de gamètes, dites aussi avec tiers donneur, je souligne mon ancienne responsabilité de chef de service, mais je ne le suis plus. Je ne suis pas donneur et je n’ai pas été conçu par don de sperme. Je n’ai donc pas de conflit d’intérêts sur ce sujet. Je me suis engagé sur ce thème en tant que citoyen et pour l’intérêt général. Je n’ai pas d’intérêt personnel à cette question. Je considère, au vu de mon expérience en fécondation in vitro à la direction d’un centre de fécondation in vitro et en recherche sur l’embryon, pouvoir revendiquer le titre d’expert libre, éclairé et indépendant.

J’ai eu l’occasion de publier mon point de vue dans différentes tribunes dans Le Monde, La Croix et The Conservation. Je tiens ces prises de position à votre disposition.

 

J’ai également eu l’occasion de présenter mon point de vue devant la conférence éthique des Cecos.

En général, je commence cette présentation par l’aspect éthique avant l’aspect technique. Il me semble assez logique de faire prévaloir les aspects éthiques sur les aspects techniques. Mais, à force de présentations, j’ai constaté que mon message ne passait pas. Je me permettrai donc d’adopter devant vous une démarche inverse et de présenter d’abord l’aspect technique, suivi de l’aspect éthique.

Je me permets de vous donner aussitôt ma conclusion, que je rappellerai à la fin de cette audition, pour marteler quelque peu mon message. Selon moi, il n’est plus temps de débattre sur la question du bien-fondé de l’accès aux origines, mais il est urgent de le mettre en place et de bien organiser cette mise en place. Je me suis attaché à ce sujet depuis un peu plus de deux ans, suite à un brainstorming que nous organisons avec des collègues européens au sein de la Société européenne de biologie de la reproduction (European Society of Human Reproduction and Embryology, ESHRE). Nous organisons ce brainstorming tous les deux ou trois ans pour faire le point sur les relations entre reproduction et génétique. Ils sont évidents, mais il est bon d’organiser de tels échanges de vues. À la suite d’une discussion avec le professeur Joyce Harper de l’University College de Londres, deux évidences me sont apparues, sur cette question de l’accès aux origines, à partir desquelles j’ai entrepris mon action, par la publication d’une première tribune dans Le Monde, au mois de juillet de l’année dernière, afin de défendre ce droit à l’accès aux origines et surtout pour prévenir qu’avec les tests d'ADN disponibles à l’heure actuelle sur le web, l’anonymat ne peut plus être garanti. Ce n’est plus possible. Six mois plus tard, Arthur Kermalvezen a annoncé qu’il avait retrouvé son donneur. C’était flatteur pour moi, puisqu’il me donnait raison.

Je commencerai par vous expliquer à quoi correspondent ces tests ADN et en quoi ils nous obligent à envisager une modification de la loi pour autoriser l’accès aux origines. C’est la partie technique de mon argumentation, mais je vous montrerai que cet accès est également justifié d'un point de vue éthique. Je veux montrer que nombre d’arguments avancés par les Cecos sont surtout utilitaristes et ne sont guère éthiques.

Depuis de nombreuses années, des sociétés ont mis en place des aides à la réalisation d’arbres généalogiques. Certaines d’entre elles revendiquent la réalisation de plus de 35 millions d’arbres généalogiques, ce qui est extrêmement important, parce que plus vous disposez d’arbres généalogiques, plus facilement vous pouvez les croiser et, en conséquence, établir des liens entre différents arbres pour trouver des ancêtres.

Ces sociétés ont rapidement complété leur offre avec des tests génétiques qui permettent de comparer les ADN et donc de vous mettre en relation. À partir du milieu des années 2000, des sociétés sont apparues qui proposaient initialement des tests génétiques uniquement basés sur des faits scientifiques, qui commençaient à avoir de la valeur, mais qui, à l’époque, étaient un peu « légers ». Ils étaient principalement destinés à prédire le risque de développer telle ou telle pathologie. Ces sociétés ont « changé leur fusil d’épaule », principalement en raison des polémiques apparues à propos de la qualité de leurs prédictions. Désormais, elles proposent plutôt de contribuer à la construction d’arbres généalogiques et à la mise en relation des personnes sur la base de ressemblances dans leur ADN.

Selon toute une série de sociétés – je ne les nommerai pas mais je peux vous fournir une liste d’entre elles sans garantie d’exhaustivité – elles disposeraient déjà de plus de 12 millions d’ADN dans leurs banques, principalement encore au niveau américain.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Les Mormons.

Pr Stéphane Viville : Les Mormons ont initié cela, parce qu’ils sont très attachés à la généalogie, mais ils ne sont pas les seuls. Une société comme 23andme, qui voulait faire de la prédiction médicale, a constaté que le marché intéressant était surtout celui de la généalogie. Cela commence à se répandre dans toute l'Europe, par les pays nordiques et en particulier la Hollande. Ces sociétés proposent une recherche des ancêtres. Présentée sous un aspect ludique, cette recherche permet aussi de mettre en évidence des fausses paternités ou des fausses maternités, ce qui peut, dans un certain nombre de cas, créer quelques soucis.

Mais l’état d'esprit est vraiment de mettre en relation des cousins éloignés et de dresser l’historique de la migration de vos ancêtres en remontant jusqu’à l’homme de Cro-Magnon, jusqu’à la sortie d'Afrique, pour montrer par où sont passés vos ancêtres. Plus ces sociétés ont de candidats et de clients, plus ils arrivent à affiner ce genre de recherches.

J’ai personnellement fait procéder à cette analyse. Elle est aussi intéressante par son côté pédagogique, en montrant que nous sommes tous des mélanges extrêmement vastes de différentes origines. Je l’ai personnellement constaté, même si j’en étais déjà convaincu, en tant que généticien. Mon analyse a révélé que je suis à 39 % franco-germanique, en tant qu’Alsacien c’est peu étonnant, à 15 % « British », ayant un nom d'origine normande, cela s'explique aussi, mais 7 % de mon génome serait italien, 3 % scandinave, 2 % ibère, et même 0,2 % est-asiatique. Je ne sais pas d’où cela vient. De plus, j’ai hérité de Néandertal 2,8 % de mon ADN. Cette découverte que Néandertal s’était croisé a changé la vision que nous en avions.

Ces sites sont très bien faits, très ludiques, très pédagogiques. Ce qui doit nous retenir aujourd’hui tient à la possibilité qu’ils offrent de retrouver des apparentés. Un des principaux arguments de vente ne tient plus tellement à la prédiction médicale, mais à la possibilité de retrouver des apparentés. La présentation prend la forme de très belles histoires de gens qui se retrouvent, ce qui donne l’occasion de faire de belles vidéos, etc. La possible remise en cause des paternités ou des maternités, voire des deux, n’est bien entendu jamais mise en avant. On ne dispose pas de données chiffrées sur ce que cela représente. Mais cet aspect devient tout de suite moins ludique.

Il est très difficile d’établir l’impact de ce type de résultats. De temps en temps, sont mises en exergue les retrouvailles, par exemple, entre un donneur de gamètes et sa descendance ou – mais l’activité est récente – entre une donneuse d’ovocytes et sa descendance. Aucune donnée chiffrée n’est disponible, ces sociétés ne publiant pas de statistiques à cet égard. On ne connaît pas l’ampleur de ce phénomène, mais plus les gens vont faire des tests et plus cela prendra de l’ampleur. En France, il existe un flou législatif en ce qui concerne ces tests, au point que certaines sociétés les refusent aux clients français, se contentant du pur aspect ludique, sans les tests d'ADN. Le flou vient du fait qu’il est interdit de faire un test génétique en dehors d’une prescription médicale. Il est interdit de faire un test de paternité en dehors d’une démarche juridique, mais rien ne vous interdit d’envoyer votre ADN, d’envoyer des cellules – il s’agit de cellules buccales – à l’étranger. À vous de faire ce que vous voulez.

Une société qui, jusqu’à présent s’interdisait de faire des tests génétiques en France vient de « changer son fusil d'épaule ». Pour avoir accès à ces sociétés, il est également possible d’utiliser des IP, donc des adresses informatiques, des IP secrètes, voire un lien avec une IP étrangère.

Cette possibilité d’identifier les apparentés est embarrassante pour tous les pays qui pratiquent le don de gamètes sous le régime de l’anonymat. J’essaie de faire passer ce message auprès des Cecos, mais avec difficulté. À l’heure actuelle, il n’est plus possible de garantir l’anonymat du don de gamètes. Il n’est pas possible de dire à un donneur qui se présente au Cecos : « votre don sera anonyme à vie ». Ce n’est plus possible. J’ai du mal à le faire entendre. C’est ce que j’ai dit dans ma tribune de juillet 2017.

Arthur Kermalvezen, vous l’avez souligné, l’a annoncé. Cela a fait « un grand barouf médiatique ». Pour le moment, les Cecos considèrent que c’est anecdotique, qu’il n’y a pas d’autres cas. Il y aura d’autres cas. Il y a des cas : un article est en préparation pour annoncer d’autres cas. Simplement, ces personnes tiennent à plus de discrétion qu’Arthur Kermalvezen, ce qu’on peut comprendre. Il s’agit de leur vie privée. Ils n’ont pas nécessairement envie de l’étaler sur la place publique. Depuis l’annonce d’Arthur Kermalvezen, les membres de l’association PMA anonymes se sont précipités sur ces tests, près de 200 d’entre eux sont en cours d’analyse, et certains d’entre eux ont trouvé des demi-frères ou des demi-sœurs. D’autres ont retrouvé leur donneur ou sont en cours de retrouver leur donneur. Ce n’est pas toujours aussi facile que cela a pu l’être pour Arthur Kermalvezen. Il faut parfois faire un travail de généalogie relativement important. Mais là aussi, ces sociétés apportent leur aide. Il existe, sur les réseaux sociaux, un certain nombre de groupes qui aident à la réalisation d’arbres généalogiques. En outre, de façon anecdotique mais non négligeable, ces sociétés, ces réseaux sociaux permettent aussi, de temps en temps, de faire des branchements entre arbres, simplement parce que vous avez repéré quelqu'un qui est a priori dans votre arbre généalogique, mais au niveau duquel vous êtes bloqué. Un neveu, un cousin ou une autre personne va souhaiter un bon anniversaire à cette personne, permettant ainsi de poursuivre la construction de l’arbre généalogique.

Ce phénomène ne pourra que croître. De plus en plus de gens vont arriver à retrouver leurs donneurs de cette façon.

Il est à noter – c'est important même si les Cecos ne l’admettent pas – qu’il n'est pas nécessaire que le donneur fasse ce test pour qu’il soit retrouvé. Il suffit qu’un membre de sa famille, même éloigné, fasse le test, et pour qu’on arrive, de façon ludique, à faire le lien avec le donneur, à partir de cette construction d’arbre généalogique. Si une personne, un membre de la famille du donneur, l’a fait, c’est justement parce qu’il est intéressé par son arbre généalogique. Lui-même aura construit cet arbre généalogique à votre place.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Ne conviendrait-il pas d’abord d’informer les donneurs des différentes possibilités de recherche sur Internet, de tests d’ADN, afin qu’ils sachent qu’ils pourraient être retrouvés, même s’ils ne souhaitent pas renoncer à l’anonymat ? Il suffirait de demander aux donneurs s’ils souhaitent ou non rester anonymes. On n’a pas à intervenir dans les souhaits des donneurs.

Pr Stéphane Viville : Je vais y revenir dans la suite de mon propos.

Dans un premier temps, il me paraît fondamental de les informer. Je ne cesse de marteler ce message. Je suis allé devant les Cecos, qui sont tout à fait opposés à cet accès aux origines, pour leur faire comprendre qu’ils ne peuvent plus garantir leur anonymat aux donneurs. Ce n’est plus possible.

Le deuxième point que vous soulevez, c’est ce qu'on appelle « le double guichet », qui a été pratiqué un temps en Finlande avant d’être abandonné, du fait de la discrimination qu’il entraîne. Il est encore proposé, pour des raisons principalement commerciales, au Danemark et dans certains États des États-Unis. Cela ne résout rien, parce que, si le donneur fait le choix d’être anonyme, son anonymat ne peut pas lui être garanti.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : On peut l’informer.

Pr Stéphane Viville : Ce n’est pas suffisant.

Ce système de tests d’ADN et cette possibilité de retrouver des donneurs soulèvent un vrai problème juridique.

D’abord, la loi se retrouve finalement en porte-à-faux. Elle interdit la divulgation de l’identité du donneur, sans pouvoir garantir l’effectivité de cette interdiction. Elle devient, à cause de ces tests et de la technique, inapplicable et relativement incohérente. Il est à craindre que des donneurs identifiés par ce biais finissent par se retourner contre l’État pour rupture de contrat. Il y aura une rupture de contrat. La Cour européenne des droits de l’homme a été sollicitée dans deux cas, entre autres la femme d’Arthur Kermalvezen, Audrey Kermalvezen, et il n’est pas exclu que la France soit condamnée à cause du refus de divulguer les données. Telles sont les conséquences des tests d'ADN.

À présent, j'aimerais souligner la nature de la demande des personnes qui souhaitent connaître leurs origines et sont issues d’une conception avec tiers donneur. Il s’agit d’adultes, je le rappelle. On entend souvent parler d'enfants. Ce ne sont plus des enfants, mais des adultes et les propositions présentées concernent les adultes, c'est-à-dire à partir de l’âge de la majorité. Ils ne demandent pas un père. Ils demandent de pouvoir s’inscrire dans une histoire, de s’inscrire dans une hérédité, non pas au sens biologique, comme on l’entend souvent, mais au sens littéral, c’est-à-dire connaître leur histoire, connaître leurs ancêtres, sans que cela soit vraiment génétique. Souvent les Cecos avancent que cette recherche d’origine fait de la paternité un tout biologique. Bien au contraire, c’est l'anonymat qui sacralise le biologique et, de ce fait, il faut le rendre anonyme, il faut le secret.

Ces personnes demandent de pouvoir s’inscrire dans une histoire. Elles demandent également des choses importantes et qui le seront de plus en plus : pouvoir répondre à son médecin traitant quand il demande à connaître les antécédents médicaux. Vous pouvez généralement répondre. Lorsqu’il y a eu un don de gamètes ou d’embryons, vous ne pouvez pas du tout répondre ou vous pouvez répondre sur une partie seulement de ces antécédents. L’importance peut en être de plus en plus grande, puisqu’on pratique de plus en plus de médecine prédictive, par exemple pour éviter le cancer du sein ou d’autres cancers.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Absolument. Mais il existe un sas qui permet aux donneurs de rester anonymes tout en procédant aux recherches sur leur patrimoine génétique, de façon à informer la personne.

Pr Stéphane Viville : Je n’ai pas connaissance de cela.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : C’est ce qui nous a été dit.

Pr Stéphane Viville : Ayant dirigé un Cecos, je pense pouvoir parler avec une certaine expertise. Le donneur est interrogé sur ses antécédents familiaux pour essayer de repérer des risques génétiques éventuels. C’est largement insuffisant. Certains centres proposent quelques tests génétiques, en particulier pour la mucoviscidose, mais c'est tout. Ceci exclut toutes les maladies à révélation tardive. Il n’y a pas de dispositif qui permette de réaliser cela, contrairement à d’autres pays européens. Jamais le donneur n’est réinterrogé sur ses problèmes de santé, ce qui permettrait effectivement d’en avertir les personnes conçues à partir de don d’un donneur spécifique. Cela n’existe pas et fait partie des revendications et des propositions que je vais faire. Il n’existe pas de registre national des donneurs qui permettrait éventuellement d’enregistrer ou de prendre en compte leur état de santé, par exemple, le développement d’un diabète, ou ce type de pathologie, de façon anonyme, et de pouvoir faire un retour éventuellement. Cela n’existe pas en France. Quelques centres font quelques tests génétiques. C’est extrêmement limité.

Cela me paraît extrêmement important et il s’agit d’un argument pour autoriser l'accès aux origines.

Le troisième point souvent avancé, et particulièrement dans le cas d’Audrey et d’Arthur Kermalvezen, qui se savent nés tous deux de donneurs d'un même Cecos, tient au fait que ces personnes vont se marier et éventuellement avoir des enfants. Elles aimeraient savoir si elles ne sont pas demi-frères et demi-sœurs. On peut même commencer à envisager la génération suivante, c’est-à-dire des naissances issues de personnes conçues par don. Leurs enfants peuvent être cousins et cousins très proches. Il peut donc éventuellement exister de forts risques de consanguinité. Ils revendiquent la possibilité de savoir s’ils ne sont pas cousins, demi-frères, demi-sœurs, de façon à ne pas prendre des risques pour leur descendance.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Toujours dans la même préoccupation d’un sas qu’il serait effectivement important de mettre en place, de façon obligatoire, du moins en ce qui concerne les tests génétiques, cela ne permettrait-il pas, après analyse génétique, de les rassurer sur l’absence de problèmes de consanguinité, sans avoir besoin de rechercher les origines, ni de connaître les parents, pour savoir s’ils sont ou non en capacité d’être demi-frères, demi-sœurs ou très proches ?

Pr Stéphane Viville : C’est exactement ce que proposent les tests. Je fais juste une parenthèse : ils connaissent leurs parents. Éventuellement, il existe un géniteur qu’ils ne connaissent pas, mais ils connaissent leurs parents. De ce
côté-là, il n’existe aucun doute.

Je ne pense pas que cela soit une bonne solution, parce qu’il ne s’agit pas de leur première revendication. Leur première revendication est la recherche de leurs origines. La possibilité d’avoir accès aux antécédents médicaux et la possibilité d’éviter les risques de consanguinité ne viennent qu’ensuite. Leur première demande consiste vraiment à pouvoir s’inscrire dans une histoire, une histoire relativement longue, comme nous avons tous tendance à le faire.

Ce que vous appelez « sas » – et je vous demanderai de me préciser ce que vous entendez par là – ne satisfera pas leur demande. Les Cecos ont fait un petit pas en proposant une modification de la loi pour des informations non identifiantes sur le donneur. C'est une demi-mesure qui n'intéresse pas les gens qui demandent à connaître leurs origines.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Il faut également respecter les volontés des donneurs.

Pr Stéphane Viville : Je vais y venir.

Telle est donc la demande de ces gens conçus à partir d’insémination artificielle avec donneur.

Je vais maintenant m’attacher aux arguments avancés par les Cecos pour refuser cet accès aux origines.

Juste une précision, jusqu’à présent, vous ne m’avez pas entendu parler de levée de l'anonymat, parce que c’est un peu ambigu et que cela peut être interprété de différentes façons. Je préfère la notion d’accès aux origines, parce que certains Cecos – suivant des méthodes de lobbyistes – instrumentalisent la peur pour refuser tout changement et prennent les mots au pied de la lettre. Selon eux : « le donneur connaîtra le couple et le couple connaîtra le donneur ». Ce n’est pas du tout ce qui est demandé. Personnellement, je vais peut-être vous surprendre, mais je suis favorable à l’anonymat du don, non pas un anonymat à perpétuité, mais un anonymat jusqu’au moins la majorité de la personne conçue grâce à ce don. Ceci me paraît fondamental pour construire l’histoire familiale, construire la cellule familiale. Il ne faut pas qu’un tiers soit suspendu à cette histoire. Vous parliez de parents et je me suis permis de préciser que les parents sont le couple qui a élevé les enfants. Je suis loin du tout biologique, comme vous pouvez le constater. Ce sont les parents, mais à un moment donné, à la majorité je pense, il faut que la personne conçue grâce à ce don puisse avoir cet accès au géniteur, de façon à pouvoir s'inscrire dans une généalogie. Au tout début de l’activité des Cecos, au milieu des années 1970, le doyen Jean Carbonnier avait été interrogé par le fondateur des Cecos, le professeur Georges David, sur la nature de cette activité. Il lui a répondu qu’il s’agissait d’un don d’hérédité. Il ne l’entendait pas au sens génétique, pas au milieu des années 1970, c'était vraiment l’hérédité, au sens littéral. Il me paraît intéressant de le relever.

 

Je ne goûte guère les méthodes des Cecos, j’ai eu l'occasion de le leur dire. Ils utilisent des méthodes de lobbyistes, qui jouent sur la peur, sur des inquiétudes et éventuellement proposent des demi-mesures à évaluer au bout d'un certain temps, dans le seul but de retarder tout changement.

Sur les arguments des Cecos, je vais essayer d’être exhaustif, même si cela n’est pas facile. Ils témoignent d’une imagination qui va évoluant au cours du temps, ce qui est relativement flatteur, parce que, souvent, à la suite de publications de ma part ou d’autres sur ce sujet.

Le premier point qu’ils soulèvent en permanence et qui viendrait à l’idée quand vous discutez avec quiconque, dans la rue, sur cette question, est l’éventuelle perte de donneurs. Il s’agit typiquement d’un argument utilitariste et non éthique. À la limite, on ne devrait pas s’en soucier, particulièrement dans le cas d’une révision de la loi bioéthique. Si la bioéthique estime que le don doit se faire avec une possibilité d’accès aux origines à la majorité, ce n’est pas cet argument utilitariste qui devrait entrer en ligne de compte. Je note au passage que vous allez le retrouver dans le rapport de l’Agence de la biomédecine sur l’application de la loi de bioéthique. Dans ce rapport figure une erreur, j'ai eu l’occasion de la signaler à la directrice de l’Agence. Il y est affirmé qu’une baisse du nombre de donneurs s’est produite en Angleterre depuis la modification de la loi. C’est une erreur.

J’en viens à l’expérience de nos voisins européens. Nos voisins européens qui ont modifié leur loi et qui accordent désormais la possibilité d’accéder aux origines, généralement à la majorité, parfois à seize ans, n’ont pas constaté une baisse du nombre de leurs donneurs. En Suède, durant une période de deux ans – ils ont modifié les règles en 1985 et ont donc une longue expérience – ils ont constaté une baisse du nombre des donneurs, suivie à nouveau d’une hausse de celui-ci.

Au Royaume-Uni, ils n’ont jamais constaté de baisse et en dix ans – ils ont modifié leur loi en 2005 – ils ont vu doubler le nombre de leurs donneurs de spermatozoïdes et de leurs donneuses d’ovocytes. Il est important de le souligner : un doublement du nombre de donneurs est un résultat considérable. Tous les Cecos en France rêvent de pouvoir doubler le nombre de leurs donneurs.

Cela me paraît relativement logique, parce que le statut du donneur change. En cas d’anonymat, le donneur est clandestin. L’activité est clandestine et, en quelque sorte, inavouable. Il s’agit plus ou moins d’une transgression. Toute l’activité d’assistance médicale à la procréation a tendance, encore de nos jours, à être vue comme une transgression. Parmi les couples qui ont recours à l’assistance médicale à la procréation, peu d’entre eux vont le dire à leur entourage. Il existe une forme de transgression, qu’appuie encore plus cet anonymat. Il est d’ailleurs intéressant de noter que le Cecos de Lille vient de diffuser une petite animation pour recruter des donneurs et à un moment donné, le donneur auquel on fait part de cet anonymat dit : « je suis heureux d’avancer masqué ».

Je trouve cela assez significatif : qui avance masqué, si ce n'est justement quelqu’un qui ne veut pas se faire connaître, qui reste dans une forme de transgression ?

Mme Annie Delmont-Koropoulis : D’un autre côté, le fait que les donneurs mariés soient obligés de recueillir l’accord de leur épouse montre qu’il y a une connaissance du don.

Pr Stéphane Viville : D’un tout petit cercle, mais pas au-delà.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Je pense qu’à partir du moment où le don ne serait plus anonyme, le nombre des donneurs mariés, qui ont une vie de couple, diminuerait.

Pr Stéphane Viville : J’y reviendrai tout à l'heure à partir de l’expérience de la Suède, en l’occurrence, et je vous donnerai mon point de vue. Je pense que cette possibilité d’accès aux origines – je ne parle jamais de levée de l’anonymat ou de perte d’anonymat, car le don doit rester anonyme – le fait d’informer le donneur qu’il va pouvoir être identifié, que son identité va pouvoir être communiquée aux personnes conçues, à leur majorité, responsabilise le donneur. Au contraire, c’est avancer masqué, c'est l’anonymat définitif qui déresponsabilise le donneur, qui se dit : « je donne et puis je disparais ». Nous sommes plusieurs à partager ce point de vue.

Cette fuite de donneurs va être beaucoup plus importante au fur et à mesure des annonces de personnes qui, au moyen de tests d’ADN auront retrouvé leur donneur. À mon avis, justement, dans un régime d’anonymat où les personnes veulent donner de façon anonyme, la preuve que cet anonymat ne tient plus, va plus faire fuir les donneurs qu’une possibilité d’accéder aux origines à dix-huit ans.

L’expérience des pays européens qui ont modifié leur loi tend à me donner raison. Il est reproché, je reviens là-dessus très brièvement, par les Cecos de faire du « tout biologique ». Je ne partage pas ce point de vue et un grand nombre de personnes sont d’accord avec moi : Irène Théry, Geneviève Delaisi de Parseval, Laurence Brunet, Valérie Depadt. Je reprends les propos d’Irène Théry qui parle de don d’engendrement et qui milite pour une distinction entre filiation et origine, ce que les Cecos ont tendance à refuser, et, ce pourquoi, ils souhaitent maintenir l’anonymat.

Les Cecos argumentent également à propos d’un changement de profil des donneurs, avec un rajeunissement de ceux-ci, sous-entendu : « des gens plus irresponsables viendront donner ». À cela, je réponds par une question : dans la mesure où on change complètement de mode de don, est-il surprenant que le profil des donneurs change ? Je ne le crois pas. Qu’il ne s’agisse plus des mêmes donneurs paraît logique. Ceci dit, et je réponds à votre question précédente, les données de la littérature sont contradictoires sur le sujet. En Suède, ils ont au contraire observé un vieillissement des donneurs, avec un plus grand nombre d’entre eux pères de famille que ce n’était le cas auparavant. Dans le rapport de la Human Fertilisation and Embryology Authorithy (HFEA), l’organisme un peu équivalent à l’Agence de la biomédecine en Angleterre, qui publie un rapport, sans périodicité annuelle comme l’Agence de la biomédecine, mais tous les quatre ans, le dernier datant de 2014, il est plutôt relevé un léger rajeunissement de la population des donneurs depuis le changement de loi. À mon avis, cela tient plus au mode de campagne pour les dons qu’à la levée ou non de l’anonymat.

Il est aussi avancé, en particulier par le professeur Pierre Jouannet, qu’il n’existe pas d’étude de l’impact psychologique de la levée de l’anonymat sur les personnes nées de ces dons. Qui mieux que les Cecos pouvait recueillir ce genre de données, puisque ce sont eux qui gèrent les dons ? Cela n’a jamais été fait. À mon avis, il faudrait plutôt étudier, non la levée de l’anonymat, mais plutôt, à l’instar de plusieurs études, en particulier anglaises, l’impact psychologique de l’anonymat du don de gamètes sur les personnes conçues grâce à ce don.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Dispose-t-on d’études de suivi des personnes issues de don de gamètes ?

Pr Stéphane Viville : Les Cecos ne l’ont pas fait, alors qu’ils étaient les mieux à même de le faire. À leur décharge, il s’agit d’études qui sont extrêmement difficiles à réaliser, d’abord, parce que les parents ont peu tendance à révéler leur mode de conception à leurs enfants. Il est difficile d’arriver dans les familles, en disant : « vous avez été conçus par un don de sperme, on aimerait en étudier l’aspect psychologique ». C’est extrêmement difficile à mettre en place.

L’autre argument souvent avancé par les Cecos tient au faible nombre des demandes de levée de l’anonymat du donneur. Je commencerai par poser une question : « et alors ? » Ce qui importe n’est pas le nombre, mais le fondement de ces demandes. Sont-elles justifiées ou non ? Si un certain nombre de personnes peuvent demander, peu importe qu’il s’agisse de 10 % ou de 100 %. Est-il justifié de leur donner cette information ? Le changement de loi proposé ne va pas induire une perte de liberté chez ceux qui ne souhaitent pas demander. Rien ne les obligera à demander. En revanche, ceux qui le souhaitent pourront obtenir l’information. Il est important qu’il n’y ait pas d’aspect coercitif. Ceux qui ne veulent pas savoir pourront continuer de ne pas savoir.

L’autre question qu’il est intéressant de se poser est celle des raisons du faible nombre de demandes. N’est-ce pas justement une conséquence de l’anonymat ? Les personnes qui ont connaissance de leur mode de conception savent que le don a été fait sous anonymat et qu’a priori ils n’auront pas accès à cette connaissance.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Qu’est-ce qui vous permet de dire que s’il y avait une possibilité accès, ils feraient une demande en ce sens ?

 

Pr Stéphane Viville : Je n’en sais rien, bien sûr. Parmi ceux qui ont connaissance de leur mode de conception, certains, en tout cas, font la demande. Je ne sais pas si, dans un régime donnant la possibilité d’accès aux origines, le nombre des demandes augmenterait. La Suède considère que 10 % à 15 % des gens conçus par don de gamètes vont faire la demande. Pour pouvoir faire la demande, il faut déjà connaître son mode de conception. Si vous ne connaissez pas votre mode de conception, vous n’avez pas de raison d’aller demander.

La possibilité d’avoir accès à ses origines incite les parents à dévoiler le mode de conception. Dans un système d'anonymat, si vous annoncez le mode de conception, vous n’avez rien d'autre à donner à la personne. Vous le mettez devant un mur. La première question qui va se poser est : « mais qui est-ce ? » et vous êtes incapable de répondre à cette question. En revanche, en cas de possibilité d’accéder à ses origines, vous êtes capable de lui dire, quel que soit l’âge auquel vous l’annoncez, le plus tôt étant le mieux : « tu pourras le savoir à partir de tes dix-huit ans ». Ce qui n’est pas le cas actuellement.

L’autre difficulté, j'ai eu l’occasion d’en discuter avec des gens concernés, est l’existence d’un conflit de loyauté par rapport au père. Un certain nombre de personnes ne demanderont pas à connaître leurs origines pour ne pas entrer dans un conflit de loyauté avec le père, afin que celui-ci ne se sente pas rejeté du fait même de la demande.

Les Cecos avancent aussi, assez régulièrement, qu’une étude menée en leur sein auprès de la population des donneurs met en évidence une majorité d’entre eux favorables à l’anonymat du don. Tout dépend de la façon de présenter cette levée d’anonymat. Est-elle présentée, comme certaines demandes aux Cecos, comme permettant aux donneurs d’être connus du couple afin que ce dernier et le donneur se connaissent ? Ou est-elle présentée comme la possibilité offerte à la personne, à sa majorité, de demander à avoir accès à son origine ? Ensuite, ce genre d’études paraît biaisé. En effet, on ne demande pas, à la sortie d'un bureau de tabac, à quelqu’un qui vient d’acheter un paquet de cigarettes, s’il est pour ou contre l'autorisation de fumer. Il est clair qu’il va répondre qu’il ne souhaite pas l'interdiction du tabac. Le fait que la population des donneurs change dans les pays qui ont modifié leur loi, démontre que les gens venant donner sous le régime de l’anonymat sont attachés à celui-ci, avant même de venir. L’étude est donc biaisée.

L’autre argument avancé par les Cecos, qui est encore un argument de lobbyistes, de gestion par la peur, est que cela constituerait une rupture de contrat par rapport aux donneurs, qui ont déjà donné. Or, il n’est nullement question d’une loi rétroactive, ce que personne ne demande.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Vous avez le cas d’Arthur Kermalvezen.

 

Pr Stéphane Viville : C'est autre chose et je vais y revenir dans mes propositions. C’est tout à fait différent et, pour cette raison, il faut aussi envisager la mise en place d'un système qui permette de gérer ces situations. J’y reviendrai, si vous le permettez, dans les propositions que je présente.

Il est aussi avancé que la Suède continue à faire ce qu'on appelle du « tourisme procréatif », c'est-à-dire aller chercher des services, en particulier au Danemark, parce qu'ils en sont proches. C’est vrai, mais ce sont des données qui datent un peu. En général, il faut savoir que jusqu’en 2016, donc tout récemment, la Suède interdisait l’accès à l’assistance médicale à la procréation aux femmes seules et aux femmes en couple. Ces femmes, comme des Françaises, allaient chercher à l’étranger ce quelles ne pouvaient pas obtenir chez elles. Il serait intéressant de disposer de chiffres que je n'ai pas. Mon suédois ne me permet pas d’avoir accès à ce genre de données, dont le recueil est moins centralisé et peut être moins bien organisé qu’il peut l’être en Angleterre. Mais il est clair que ce que ces couples vont chercher, des Françaises vont le chercher aussi. J’ai eu l'occasion de discuter avec le directeur de Cryos, qui est la plus grande banque danoise de gamètes. Il m’a expliqué que toutes les semaines, il envoie plusieurs paillettes en France à des femmes françaises en couple ou à des femmes seules. Il est clair qu’en France, cet effet du non-accès à l’assistance médicale à la procréation pour ces femmes intervient également. Mais l’anonymat n’y est pour rien. Ces femmes vont chercher ailleurs ce qu’elles ne peuvent pas obtenir.

Il est intéressant de noter, toujours d’après le directeur de Cryos, que les femmes françaises, peuvent choisir entre des donneurs anonymes ou des donneurs dont l’anonymat pourra être levé. Sans que leur nombre en soit donné, la majorité de ces femmes seules ou de ces femmes en couples demandent à avoir des donneurs dont l’enfant pourra, à sa majorité, connaître l’identité. On appelle cela des dons ouverts. Il s’agit d’un choix des couples.

Il a aussi été noté par les Cecos que l’Angleterre continue d’importer des paillettes de sperme, en particulier du Danemark, mais aussi des États-Unis. Cet argument est avancé pour montrer que système anglais dysfonctionnerait et que cela serait lié à la possibilité de l’accès aux origines. C’est un fait publié dans le rapport de la HFEA de 2014 : près de 30 % des paillettes utilisées au
Royaume-Uni sont importées. Il faut savoir que l'Angleterre autorise l’importation de ces paillettes. Cela est expliqué dans le rapport de la HFEA. Il y a deux raisons pour laquelle ces paillettes sont importées, non pas à cause de la pénurie de donneurs, mais du fait que certains centres d’assistance médicale à la procréation souhaitent proposer à leurs clients cet aspect du don sans avoir à mettre en place toute la « machinerie » nécessaire pour recruter des donneurs et pour recueillir leur don, ce qui est relativement compliqué.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Quand vous parlez de paillettes envoyées à des femmes en France, cela veut-il dire que des centres utilisent ces paillettes ?

Pr Stéphane Viville : Je n’ai pas cette information. Selon le directeur de Cryos, de temps en temps, mais ce n’est pas la majorité des cas, ils les envoient effectivement à un médecin, pas forcément à un centre. L’insémination est un geste très simple. En fournissant les paillettes, ils fournissent aussi un tutorial, une vidéo, et le matériel pour que la femme réalise toute seule cette insémination. C'est relativement simple à faire et cela marche très bien. La majorité de ces femmes vont faire de l’auto-insémination. Cela est pratiqué en France après des « dons sauvages », ce que certains appellent la coparentalité. Il y a des sites Internet de coparentalité où des hommes proposent de donner leur sperme.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Cela existe aussi de façon naturelle.

Pr Stéphane Viville : Rarement. Des tutorials sur Internet expliquent aussi comment procéder à une insémination.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : N’y a-t-il pas quand même un passage devant notaire ?

Pr Stéphane Viville : Pas du tout. La coparentalité est une pratique tout à fait « sauvage ». Cela pose même un problème de santé publique, parce que les donneurs des Cecos passent des tests pour les maladies infectieuses, le HIV, les MST, etc. Une certaine garantie existe de ce côté-là. Dans la coparentalité, ces tests n'existent pas. Les gens s'arrangent absolument entre eux. C’est tout à fait illégal. Il n’existe aucune raison, pour un notaire, d’accepter de dresser un acte notarié dans cette situation.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : J’ai vu un reportage où il était fait état d’un accord enregistré de façon juridiquement formelle.

Pr Stéphane Viville : C'est tout à fait illégal et cela pose même un problème parce que, autant le donneur qui passe par les Cecos est protégé par la loi – il n'y aura jamais de requête possible en paternité et c’est une très bonne chose – autant en cas de coparentalité, l’enfant, à n’importe quel moment, et particulièrement quand il est plus âgé, s’il apprend cette circonstance de sa naissance et l’identité du donneur, est en droit de voir reconnaître la paternité du donneur. Légalement, il est en droit de le faire. Ce qui n'est pas le cas du donneur qui passe par les Cecos, et il ne faut surtout pas que cela change. Certains donneurs le sont à la fois auprès des Cecos et en coparentalité et mettent en avant leur qualité de donneur auprès des Cecos sur leur site Internet.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Est-ce un don rémunéré ?

Pr Stéphane Viville : Comme c’est tout à fait illégal, il est impossible de vous répondre. On ne dispose pas de données à cet égard. L’intérêt du passage par les Cecos ne fait pas de doute. Je suggère seulement qu’ils changent leur mode de fonctionnement. Ce n’est pas quelque chose de « dramatique ».

Quant à l’importation des paillettes, le rapport de la HFEA de 2014 explique les raisons de cette importation : 1/ c’est autorisé et certains centres, pour ne pas mettre une machinerie extrêmement lourde en route, importent des paillettes ; 2/ pour une raison ethnique. La population est relativement « bigarrée » en Angleterre, pays qui a eu de nombreuses colonies. Les ethnies sont très différentes et les centres qui pratiquent les dons de gamètes ne peuvent pas répondre à la demande ethnique. Ils importent des gamètes du Danemark qui, je ne sais pas comment, arrive à disposer de quantités de gamètes.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Les Cecos reçoivent-ils également des demandes ethniques ?

Pr Stéphane Viville : Oui, et depuis le début de leur activité. Pour bien gérer le « ni vu ni connu », ils procèdent à un appariement qui va même assez loin, puisqu’on va prendre un donneur qui a des ressemblances physiques avec le père à l’origine de la filiation. L’appariement se fait aussi au niveau du groupe sanguin, de façon à bien cacher et pouvoir gérer le secret de la conception de cet enfant.

Cela se fait donc effectivement. Quant à l’importation, il est probable que si, en France, cette importation de gamètes était autorisée, de nombreux centres importeraient des gamètes pour répondre à la pénurie de donneurs.

La pénurie du don de sperme en France pourrait être résolue, quel que soit le régime applicable – anonymat ou non.

Pour revenir à l’une de vos questions, l’un des arguments avancés par les Cecos est que depuis le changement de loi en Suède ou en Angleterre, les couples n’auraient plus tendance à dévoiler le mode de conception à leurs enfants. Je ne sais pas pourquoi cet argument est avancé par les Cecos.

Si je prends une des dernières études qui a été publiée par un groupe suédois, il est démontré que près de 94 % des couples ont révélé ou ont l’intention de révéler à leur enfant son mode de conception. Une autre étude, toute récente, publiée par quelqu’un qui a travaillé avec les Cecos, montre que 75 % des couples – ce qui est significatif – l’ont révélé ou ont l’intention de le révéler. Cet argument ne peut donc plus être avancé. Ensuite l’intéressant, dans la conclusion de cet article français, pour une étude menée avec l’aide des Cecos, tient au fait, dans la discussion suscitée par l’article, que le régime d’anonymat ou de non-anonymat ne semblerait pas être à l'origine du choix de révéler ou de ne pas révéler le mode de conception à l'enfant. A priori, l’argument ne tient pas.

Parmi les Cecos, certains craignent un « effet domino » : si on peut lever l’anonymat pour le don de gamètes, des demandes apparaîtront pour le don d’organes, ce qui risque de tarir ce don.

Selon moi, il conviendrait de faire une distinction entre le don de gamètes et le don d’organes. L'objectif du don d'organes est de soigner. L’objectif du don de gamètes est la vie, une génération suivante qui va naître. Il faudrait faire un distinguo. En outre, il existe déjà un don d’organes non anonyme en France. Ce don est autorisé entre membres d’une même famille, un frère peut donner son rein à sa sœur, un père peut donner son rein à son fils, etc. Que je sache, cela n’a pas introduit de dysfonctionnements, bien au contraire, dans la pratique du don d’organes.

Le dernier argument que je vais soulever est ce que certains nomment « fausse paternité ». En cas de grossesse adultérine, d’engendrement adultérin, le père est celui qui a élevé l’enfant, qui en a pris soin, qui a désiré cet enfant, qui l’a élevé. En cas de don de sperme, le père est le père, ce n’est pas le géniteur qui va être le père. En ce qui concerne ces fausses paternités, certains annoncent : « les enfants vont bien, que je sache ». Il n’existe pas d'étude sur l’état de santé de ces enfants, puisqu’ils ignorent leur mode de conception. Ce qu’il est possible de dire – les études psychologiques l’ont démontré depuis très longtemps – c’est que le secret de famille est délétère pour la famille et pour les enfants au sein de cette famille. Le secret en général est délétère. Cet argument ne tient pas. Ensuite, les situations sont très différentes. Dans le cas d’une naissance adultérine, il s’agit d’un secret d'ordre privé. La femme garde le secret. Dans le cas du don pour une conception par tiers donneur, il s’agit d’un secret d'État. L’État, la loi ont instauré ce secret. Cela transparaît dans la psychologie de ceux qui connaissent leur mode de conception. On en a fait des enfants « hors norme », l’État leur interdisant de connaître leurs origines.

Pour en finir avec les fausses paternités, quand quelqu'un apprend que son père n’est pas son père biologique, qu’il n'a pas été engendré par cette personne, la première question qu’il pose, comme dans le cas d’engendrement par don de sperme, est : « si mon père n’est pas mon père biologique, qui est mon père ? ». Il veut aussi savoir quelle est cette personne. Une fois de plus, il s’agit d’un argument que je réfute.

Comme vous l’avez constaté, je réfute à peu près tous les arguments que peut avancer la Fédération des Cecos, une difficulté tenant d’ailleurs au fait que, s’agissant d’une petite fédération, un grand nombre de directeurs de Cecos l’ont présidée. Quand le président s’exprime, on ne sait jamais s’il s'exprime en son nom propre ou s’il s’agit d’un point de vue commun à la Fédération. Il est très difficile de faire la distinction. J’ai eu l'occasion de m’en expliquer, lorsqu’on me reprochait d’attaquer les Cecos.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : C’est une attaque tout de même.

Pr Stéphane Viville : Non, je n’attaque pas les Cecos. Je souhaite qu’ils poursuivent leur travail. Je souhaite seulement qu’ils modifient ce petit aspect de leur fonctionnement et qu’ils acceptent que les personnes conçues à la suite d’un don de gamètes puissent avoir accès à leur origine. Sinon, je n’ai rien contre les Cecos. Nous divergeons sur cet aspect de leur mode de fonctionnement. Il y a des choses à améliorer, mais comme partout, il manque de moyens comme nous tous, quelle que soit l’activité médicale.

Cela serait plus facile pour eux, en particulier pour gérer la pénurie des donneurs. Je pense qu’il existe une perte de donneurs par manque de suivi des donneurs potentiels, mais faute de moyens. Ce sont des améliorations à la marge. Globalement, je ne remets absolument pas en question l’activité des Cecos. Je remets en question cette volonté d’interdire l’accès aux origines. Je trouve ce combat d’arrière-garde, j'ose le dire. Depuis de très nombreuses années, nous sommes, dans nos pratiques médicales, dans une période de transparence : transparence de l’activité médicale, de l’accès au dossier médical. Le patient a le droit d’accéder à ses dossiers médicaux. Il existe donc une discrimination à l’égard de ces personnes qui n’ont pas accès à leur dossier médical.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Ce n’est pas le leur.

Pr Stéphane Viville : De qui serait-ce le dossier ? On parle d'autonomie du patient, mais on la refuse aux personnes conçues avec tiers donneur, dans la mesure où on leur refuse d’accéder à des données qui leur sont quand même très personnelles et très privées.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : On reste tout de même dans le domaine biologique.

Pr Stéphane Viville : Les personnes qui ont été conçues dans le cadre de cette activité doivent être considérées comme une partie prenante de cette activité.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Ils ne sont pas malades, mais ils doivent avoir accès aux données nécessaires pour prévenir les risques médicaux liés à leur père génétique. Il faut effectivement de la transparence, il faut effectivement que les donneurs comprennent que, même s’ils souhaitent l'anonymat, parce qu’il faut leur laisser le choix de l'anonymat, la possibilité existe qu’ils soient retrouvés au moyen de tests génétiques. C’est uniquement de la transparence. En revanche, un sas permettrait d’avoir accès à toutes les données.

Pr Stéphane Viville : Sauf la donnée qui est la première demandée, la donnée identifiante.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Oui, si le donneur refuse. Mais il faut lui laisser la possibilité d’accepter ultérieurement. Les gens ont une vie qui peut changer, un avis qui peut aussi évoluer. Il faudrait un registre, comme vous le souhaitiez, mais qui soit accessible, pour partie, aux personnes qui sont en demande de recherche génétique. En outre, il convient que les Cecos soient en capacité de demander à nouveau aux donneurs si leur vision a changé et s’ils acceptent de répondre positivement à la demande de la personne conçue grâce à leur don.

Pr Stéphane Viville : Cela ne résoudra rien. Les personnes qui n’auront pas les données identifiantes iront faire des tests d’ADN et finiront par les trouver. Cela ne coûte quasiment plus rien, moins de cent dollars à l’heure actuelle.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Le fait qu’existe l’anonymat permet tout de même de freiner cette recherche.

Pr Stéphane Viville : Pourquoi voulez un frein à cette recherche ?

Mme Annie Delmont-Koropoulis : C'est un choix de vie. Un couple a choisi, parce qu’il ne pouvait pas faire autrement, d’avoir recours à un donneur. On peut demander au couple receveur s’il serait d'accord pour que le donneur ne soit pas anonyme. Certains refuseront.

Pr Stéphane Viville : C'est aussi l’un des arguments avancés par les Cecos. Ils disent aussi avoir réalisé des études auprès de couples et que la majorité d’entre eux souhaite l'anonymat. Cette étude est également biaisée. Ces couples attendent, parfois des années vous le savez, d’avoir accès à un don. Je les vois mal contredire la règle de fonctionnement des Cecos, par crainte, en se disant favorable à la levée de l’anonymat, de devoir attendre encore plus longtemps. Il existe des études, suédoises en particulier – les Suédois sont pionniers, au moins en Europe, la Californie, ayant changé de modèle avant eux en 1982 – dans lesquelles la majorité des couples sont favorables à la possibilité d’accéder aux origines à la majorité de l’enfant. Il faut bien distinguer deux choses. Il n’est pas question d’une levée de l’anonymat au sens strict, comme l’interprètent certains, c’est-à-dire au moment du don. Le don doit rester anonyme, cela me paraît fondamental pour la paix et la construction de la cellule familiale.

En ce qui concerne le positionnement des Cecos, je lui trouve un côté quelque peu paternaliste, de qui garde un certain pouvoir sur ses patients, ce qui me gêne. En 1973, ils ont vraiment été à la pointe de l’innovation dans la prise en charge de l’infertilité, ce qui était très méritoire. Je considère qu’ils ont arrêté leur réflexion à mi-chemin et j’aimerais les inviter à poursuivre cette réflexion et à accepter une modification de la loi pour permettre l’accès aux origines. De quoi ont-ils finalement peur et quels sont les véritables arguments, la justification de leur refus ? Il est sûr que la période de transition ne sera pas simple. Il va falloir changer le mode d'information des donneurs, les campagnes pour recruter des donneurs. Il s’agira d’une bonne occasion de s'interroger sur celles-ci. Elles ne sont pas suffisamment bien faites en France et il s’agit de la principale raison de l’insuffisance du nombre des donneurs, avec le manque de moyens qui limite le suivi des donneurs.

Mais la transition qui suivra un changement de loi, si elle peut être éventuellement délicate, ne sera pas insurmontable. Les Cecos ont réalisé des choses qui me paraissent bien plus difficiles. Je vous ai parlé des avancées qu’ils ont proposées permettant de fournir des données non identifiantes. Il s’agit d’un écran de fumée. Ils ne répondent pas à la demande. Après, ils évalueront leur proposition et constateront qu’elle a suscité peu de demandes et en concluront qu’il n’y a pas lieu de changer la loi. Mais ce sont des informations identifiantes sur le donneur qui sont demandées. Proposer l’accès à des informations non identifiantes ne suscitera pas plus de demandes qu’actuellement. Cela ne me paraît pas du tout une solution.

Quant à l’organisation d’un suivi médical du donneur, il est nécessaire, mais indépendamment du choix du régime de l’anonymat ou de la possibilité d’accéder aux origines.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Des pédiatres ont réalisé des études en dehors des Cecos qui ne concluent pas en faveur de la levée de l’anonymat. C’est le cas de Pierre Lévy-Soussan.

Pr Stéphane Viville : Il est très favorable au secret – son dernier livre est un éloge du secret – mais d’autres pédopsychiatres ne partagent pas du tout cette vision. Comme dans toutes les polémiques, vous aurez les pour et les contre.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Il est question du psychisme de l'enfant.

Pr Stéphane Viville : Geneviève Delaisi de Parseval, pédopsychiatre également, a écrit sur la gestion du secret et se trouve en totale opposition avec Pierre Lévy-Soussan.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Que pensez-vous de la possibilité de permettre au donneur d’accepter la levée de son anonymat ?

Pr Stéphane Viville : Je l’évoquerai dans la présentation de mes propositions. Avant d’apporter des éléments de réponse sur la rétroactivité de la loi – je ne suis pas favorable à la rétroactivité de la loi, ce serait liberticide pour les donneurs et il y a eu un contrat avec eux – je voudrais mentionner quelque chose d’important. Ce qui a modifié le positionnement de l'Angleterre – et les Cecos auraient pu aussi évoluer dans ce sens-là – c’est qu’initialement dans cette activité du don de gamètes, n’étaient considérés que deux acteurs : le donneur et le couple. Petit à petit, les gestionnaires de cette activité – il y a eu des études en Angleterre – ont réalisé qu’il ne s’agissait pas d’une activité à deux mais à trois acteurs et que la personne conçue par ce don est intimement prise dans ce processus. Elle en est l’un des acteurs au même titre que les deux autres. Le mouvement axé sur l'intérêt supérieur de l'enfant dans le cas de l'assistance médicale à la procréation, avec donneur ou sans donneur, a conduit l’Angleterre, dans les années 1990, à justifier la prise en charge d’un couple ou son refus en fonction de l’intérêt supérieur de l’enfant. Cette considération a conduit l’Angleterre à modifier la loi, parce qu’ils ont considéré, à la lumière des études qu’ils ont réalisées, qu’il en allait de l'intérêt supérieur de l'enfant, de pouvoir accéder à ses origines. Je vous donne le point de vue de l'Angleterre. En France, nous demeurons dans la logique d’une activité faisant intervenir deux acteurs, les 70 000 personnes nées suite à cette activité pourraient en témoigner. Or, il s’agit d’acteurs du don, même si tous ne se manifestent pas, parce qu’a priori très peu d'entre eux sont au courant et qu’existe, en outre, le conflit de loyauté que j’ai mentionné auparavant. Il est temps d’inclure aussi, dans notre réflexion, qu’il s’agit d’une activité à trois acteurs.

Sur cette nécessité et l’intérêt de l’accès aux origines – des psychiatres ou des psychologues l’expliqueront bien mieux que moi – ce qui est constitutif de la construction de la personne, de sa personnalité, c’est une connaissance, qui est un fait bien établi pour la construction du soi. A contrario, les méfaits de la méconnaissance ou de la non-connaissance de ses origines ont été aussi très largement étudiés. Pour l’illustrer, l’art est en particulier « truffé » d’œuvres fondées sur la méconnaissance des origines. On pourrait en citer d’innombrables. Je n’en citerai qu’une, très connue et qui a suscité de nombreuses retombées : Œdipe. Je trouve Œdipe très illustratif de mon propos, parce que si Œdipe avait connu ses origines, il n’aurait probablement pas tué son père ou son géniteur, devrais-je dire, au détour d’un accident de la route. On connaît la suite de l’histoire avec sa mère. Ce sujet des personnes recherchant leurs origines est omniprésent dans l’art. Encore de nos jours, cette importance des origines est soulignée par le fait que la Cour européenne des droits de l'homme lui trouve un fondement dans la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales – c'est son article 8 – et qu’il existe une journée internationale du droit d’accès aux origines, chaque 30 mai. Cela témoigne d’une certaine importance accordée à cette question.

J’aimerais parvenir à retourner l’argument, afin que les personnes qui sont à la recherche de leurs origines ne soient pas, celles, obligées de se justifier, mais plutôt les Cecos, quant à la façon utilitariste dont ils veulent maintenir un anonymat à perpétuité.

Cet accès aux origines serait profitable aux trois acteurs impliqués dans cette activité. Le donneur serait lui-même reconnu comme une personne et plus seulement ramené à une paillette anonyme pour le couple et pour les personnes conçues grâce au don. Une annonce du mode de conception permettant aux personnes de connaître leur origine responsabilise tout le monde.

Où est l’intérêt de refuser le droit à l’accès aux origines ? Où est l’intérêt de conserver cet anonymat ? Finalement de quoi les tenants de l’anonymat ont-ils peur ? Quelles craintes justifient le refus utilitariste de cette proposition ?

Il importe également de noter le nombre des pays qui ont changé de règles en ce domaine : la Suède, l’Angleterre, l’Allemagne, la Suisse, l’Autriche, la Finlande, l’Irlande, la Norvège, la Roumanie, les Pays-Bas. Il y a des situations particulières où, dans un certain nombre de pays, le donneur peut éventuellement être connu. Dans tous ces pays qui ont changé leur législation, le fonctionnement de l’équivalent des Cecos n’a pas été fondamentalement modifié. Les centres qui pratiquent le don n'ont pas vécu un « chamboulement » de leur activité. Leur activité a continué à se dérouler de façon normale.

Ma conclusion, avant de développer des propositions, est qu’une telle question est quasi obsolète. Il n’est plus temps de se poser la question du bien-fondé de cet accès aux origines. Il est surtout urgent de l’organiser.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Vous avez bien conscience que, dans beaucoup de cas, l’absence de demande d’accès aux origines, tient au fait que l’enfant a été intégré au sein d’une famille, avec les origines de cette famille, sans difficultés. Le côté ludique et le côté marketing des amateurs d'arbres généalogiques ne vont pas obliger à changer la loi de bioéthique. Il ne faut pas jouer les « apprentis sorciers ». Chacun a le droit de choisir. En tant que médecin, je suis, comme vous, attachée à la transparence. Il convient de laisser aux gens la possibilité de choisir.

Pr Stéphane Viville : Vous pensez aux donneurs ?

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Oui, parce que vous pensez aux gens qui demandent à connaître leurs origines. Il faudrait reconnaître aux donneurs la possibilité de choisir l’anonymat ou d’y renoncer, et même s’ils choisissent l’anonymat, il conviendrait d’appeler leur attention sur les craintes qu’ils peuvent nourrir du fait des recherches sur Internet et des recherches d'ADN. Il faudrait leur imposer un certain protocole pour suivre l’évolution de leur santé et leur donner la possibilité de revenir sur leur choix d’anonymat. Enfin, il conviendrait d’appeler leur attention sur leur devoir de signaler tout problème médical, c’est-à-dire d’enrichir le registre dont vous avez parlé. Je pense qu'on n’a pas à décider pour les gens.

Pr Stéphane Viville : Je suis tout à fait d’accord avec vous, jusqu’à un certain point, sur le fait qu’il faut laisser le choix aux donneurs. Mais s’il est pour l'anonymat, dans ma conception des choses, il ne donne pas. Le choix se fait au moment du don : soit il accepte qu’à dix-huit ans ou plus, selon la demande, selon l’utilisation des paillettes, les personnes aient accès aux origines, soit il le refuse. À ce moment-là, c’est son choix, je suis tout à fait d'accord avec vous, mais il ne fait pas de don.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Vous refusez le don anonyme.

 

Pr Stéphane Viville : Je suis favorable au don anonyme, mais avec accès aux origines à la majorité.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : On ne peut pas obliger les gens à accepter.

Pr Stéphane Viville : Je n’oblige personne. Le choix intervient au moment du don. C’est ainsi dans tous les pays que j’ai cités tout à l'heure. Le choix intervient au moment du don. Le souhait de l’anonymat définitif est un critère d’exclusion du donneur.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Si on commence à exclure des donneurs…

Pr Stéphane Viville : On en exclut à l’heure actuelle, pour des raisons médicales. Les pays qui ont modifié leur loi – je vous en ai donné une liste, qui s’allonge car il y a bien un mouvement vers l’accès aux origines – n’ont pas constaté de baisse du nombre de donneurs. En Angleterre, leur nombre a doublé en dix ans.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Le risque existe.

Pr Stéphane Viville : Est-ce un risque ? C’est un argument utilitariste.

Vous dites que ceux qui ne demandent pas à connaître leurs origines sont bien intégrés, familialement. Ceux qui en font la demande, que j’ai eu l'occasion de rencontrer, que Geneviève Delaisi de Parseval, par exemple, a étudiés, vont bien dans la plus grande majorité des cas. Ils vont bien, ils ont leur personnalité. De temps en temps, ils sont très extériorisés, mais d’autres ne le sont pas du tout. Certains ont trouvé leur donneur sans l’annoncer aux médias. Il n’y aura pas d’articles sur eux. Cela relève de la sphère privée. Ces gens qui demandent à connaître leurs origines vont très bien : ni psychose, ni névrose à l’origine de leur demande. Quant à ceux qui ne demandent pas, je ne peux pas vous dire s’ils vont bien ou s’ils ne vont pas bien. Il y a éventuellement un secret de famille. On sait que les secrets de famille sont délétères pour la famille, pour les enfants. Il n’y a pas d’études possibles pour pouvoir dire s’ils sont bien intégrés. Bon nombre d’entre eux ne savent pas qu’ils ont été conçus par don de gamètes.

J’en arrive aux propositions.

Je considère, et nous sommes nombreux à insister dans ce sens, que la demande d’accès aux origines est légitime, mais aussi qu’elle va mieux protéger les trois protagonistes de l’assistance médicale à la procréation avec tiers donneur : le donneur, le couple et la personne conçue. Il est primordial que le législateur se saisisse maintenant de cette question et je réponds à l’une de vos questions : il ne faudrait pas laisser se mettre en place une pratique « sauvage » de l’identification des donneurs par des tests ADN, compte tenu des implications bien trop importantes de cette identification. Avec Arthur Kermalvezen, cela s’est très bien passé. Il n’est absolument pas garanti que cela se passe toujours aussi bien. Il ne faudrait pas que des scandales naissent et qu’un certain nombre de donneurs se retournent contre l'État pour rupture du contrat. À mon avis, comme j’ai eu l'occasion de le proposer dans une tribune dans Le Monde, publiée avec Geneviève Delaisi de Parseval, il est important de mettre en place un système de prise en charge des futurs donneurs, des futures personnes conçues, mais aussi de ceux qui sont déjà nés, qui, par des tests ADN risquent d’identifier leur donneur.

Beaucoup des propositions que je vais vous présenter sont disponibles dans le rapport « Filiation, origines, parentalité » de 2014, qui avait été commandé par le ministère des Affaires sociales et de la santé, ainsi que par le ministère délégué chargé de la famille et qui avait été coordonné par une sociologue que vous connaissez très certainement : Irène Théry. Elle avance dans ce rapport, aux chapitres sept et huit, un certain nombre de propositions qu’à deux détails près, je me permets d’avancer de nouveau.

Comme je l’ai dit, il me paraît important de dissocier le don de gamètes des autres produits du corps humain. Les dons d’organes et de tissus sont des produits de soins, alors qu’il s’agit de dons de vie dans le cas du don de gamètes. Ce droit d'accès aux origines pourrait être inscrit dans l'article 16 du code civil. Il faudrait réglementairement bien dissocier l’aspect filiation et l’aspect connaissance des origines. Il faut maintenir la règle d’anonymisation des gamètes, mais pas à perpétuité. Il faut garantir au donneur son anonymat jusqu’à la majorité des enfants nés de ce don, qui seuls seront autorisés à demander la levée de cet anonymat. Il me semble important – et les Cecos le demandent – de créer un organisme centralisé, responsable au niveau national, de la gestion des dossiers des donneurs. J’en reviens à ce que vous disiez. La gestion des donneurs au niveau national présente un avantage : à l'heure actuelle, les Cecos ne sont pas capables de gérer les « serial donneurs », les donneurs qui donnent dans plusieurs Cecos. On a du mal à vérifier cela. Un fichier central permettrait de savoir qui donne et où il donne. Cela permettrait aussi la prise en charge de ces demandes d'identification et de les encadrer. Clairement, il est impératif d’encadrer ces demandes et que cela ne soit pas fait de façon « sauvage ». Pour cela, nous proposons, entre autres avec Geneviève Delaisi de Parseval, de renforcer le rôle du Conseil national d’accès aux origines des personnes (CNAOP) qui pourrait voir étendre ses prérogatives et ses missions.

Nous proposons de modifier l’article 311-19 alinéa 3 du code civil afin que la personne majeure issue de la procréation puisse se voir délivrer à sa demande, l’identité de son ou de ses donneurs et ainsi permettre à toute personne issue d’un engendrement avec tiers donneur réalisé dans le cadre de l’AMP de faire une demande pour se voir délivrée cette identité, à sa majorité. Il est important de préciser que le droit de se voir délivrer l’identité du donneur n'est pas un droit à rencontrer le donneur. C’est aussi pour cela qu’il importe de mettre en place, via, par exemple, le CNAOP, une procédure pour délivrer l’identité du donneur. Le CNAOP a été mis initialement en place pour les enfants adoptés.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Qui est à l’origine de ce Conseil ?

Pr Stéphane Viville : C’est Mme Ségolène Royal. Le gouvernement français, au moins à cette époque, était conscient de l’importance des origines, puisque le CNAOP a pour mission d’essayer de favoriser la connaissance de l’identité ou la délivrance de l’identité des personnes qui les ont engendrés aux adoptés ou nés sous X. Le CNAOP gère effectivement les deux dossiers.

Avec Geneviève Delaisi de Parceval, nous proposons, entre autres, que les prérogatives du CNAOP soient étendues, des personnes nées sous X ou adoptées, aux personnes issues d’assistance médicale à la procréation avec tiers donneur. Puisque le CNAOP sait gérer des dossiers de demande d’identité du géniteur ou de la génitrice, il pourrait assumer cette nouvelle compétence.

Il est important de préciser que le droit à l’identité n'est pas un droit à la rencontre, il est important de respecter la vie privée du donneur et de son entourage.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Il n’est pas question d’héritage ?

Pr Stéphane Viville : Bien sûr que non. Rien n’est changé à cet égard. La loi est claire.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : On finira bien par en arriver là.

Pr Stéphane Viville : Pour quelles raisons ? Le père n’est pas le géniteur, j’insiste. Nous ne proposons pas de protéger uniquement le couple ou la personne née, mais les trois acteurs qu’il importe de protéger. La loi actuelle protège le donneur. Arthur Kermalvezen ne peut pas légalement réclamer une part de l’héritage du donneur qu’il a identifié. Il faut maintenir cette interdiction. Il est fondamental de protéger le donneur. L'enfant qui sera adulte au moment d’accéder à l’identité du donneur n’a aucun droit à la succession de cette personne. Inversement, le donneur ne pourra pas bénéficier d’aides de la part des personnes nées grâce à son don, au contraire des enfants qui ont l’obligation de venir au secours de leurs parents dans le besoin. Le donneur doit, comme aujourd'hui, rester indépendant, légalement, des personnes conçues à l’aide de ses gamètes.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : C’est aussi pour cela qu’il existe l’anonymat.

Pr Stéphane Viville : C'est indépendant de l’anonymat. À l’origine, Georges David, qui était hématologue, s’est inspiré du don du sang, le seul don d’éléments du corps humain pratiqué à l’époque. Il a copié ce qui se faisait pour le don du sang et ce qui se faisait ailleurs, à ce moment-là, puisque l'Angleterre a commencé l’activité officielle médicalisée de don du sperme dans les années 1930, quarante ans avant la France. En Angleterre, le choix de l’anonymat résultait de pressions exercées par l’Église anglicane. À l’époque, l’anonymat a été mis en place surtout pour cette raison.

À mon avis, le droit d’accès à ses origines doit être accompagné par une autorité habilitée à prévenir et contacter le donneur. Il est intéressant de noter que la démarche inverse existe aussi. L’expérience anglaise le montre : des donneurs souhaitent avoir des informations sur ce qu’il est advenu de leur don, pas forcément l’identité mais, par exemple, savoir combien d’enfants sont nés de leur don. Cette demande existe en Angleterre, mais le CNAOP pourrait gérer de telles demandes et aussi organiser une médiation entre le donneur et la personne conçue à partir de ce don.

Il est important d’accompagner psychologiquement ces deux demandes. Une fantasmagorie existe toujours à propos de la personnalité du donneur. Dans un nombre très restreint de cas, le donneur correspondra à cette fantasmagorie. Il peut être bon d’accompagner ce processus. Je l’ai dit tout à l'heure : il est impératif de maintenir les compétences des Cecos. Ils savent très bien gérer le don et leur mode de fonctionnement ne sera pas fondamentalement modifié, si on admet la demande d’accès aux origines. Seuls l’information à délivrer et le recrutement des donneurs vont éventuellement changer.

Il faudra donc informer le donneur qu’il va pouvoir être identifié, lorsque la personne issue de son don aura dix-huit ans. Il est fondamental de l’en informer et il est également important que les Cecos soient toujours en charge de l’anonymisation des gamètes, mais sans que cela soit éternel et en lien avec un organisme national, qui doit être le CNAOP. On ne va pas multiplier les organismes. Le Cecos pourra recueillir éventuellement des données médicales sur les donneurs, ce que vous suggériez tout à l’heure et ce qui me paraît fondamental, durant la période pendant laquelle la personne n’est pas majeure, mais aussi pour garantir qu’il n'y a pas plus de dix enfants qui sont nés à partir d'un même donneur.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Pour quelles raisons ?

Pr Stéphane Viville : Pour des problèmes de consanguinité. Cela vaut dans à peu près tous les pays, avec des nuances : en Angleterre, il s’agit de dix familles, en France, de dix enfants. Tout le monde ne va pas faire un test génétique avant de se marier. Des gens ne sauront pas qu’ils sont nés d'un tiers donneur, la majorité d’entre eux à l’heure actuelle, et on ne va pas faire passer des tests génétiques à tous ceux qui vont se marier. Un certain nombre de tests prénuptiaux sont réalisés. Nous ne sommes pas encore dans une société où l’on réalise des tests génétiques à l’occasion de tous les mariages. À mon avis, il n’est pas envisageable d’y venir. Il est bon de continuer à limiter à dix ce nombre d'enfants pour ne pas prendre de risques de consanguinité.

Il faut que les Cecos continuent leur travail et délivrent au CNAOP les données identifiantes relatives au donneur et ses données médicales qui pourraient servir éventuellement avant la majorité des enfants conçus. Les Cecos transmettraient les données identifiantes au CNAOP qui s’organiserait pour gérer les demandes. Jusqu’à présent, les dossiers des donneurs sont conservés quarante ans. Cela est insuffisant en cas d’accès aux origines. Il faut prévoir une durée de conservation plus longue. La Suisse, l’Allemagne retiennent une durée de conservation des dossiers de plus de cent ans. Cette conservation doit passer par un organisme centralisé et le CNAOP me paraît avoir toutes les compétences pour devenir cet organisme.

On ne peut pas être coercitif, mais il est important que les Cecos préviennent les donneurs, qu’en cas de souci de santé, ils doivent les informer pour pouvoir éventuellement transmettre aux couples qui ont des enfants issus de ces dons, les informations utiles à la mise en place des préventions nécessaires.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : C’est indispensable.

Pr Stéphane Viville : Il faut inscrire dans la loi qu’on peut avoir accès à ces données. Il est intéressant de pouvoir donner aussi des informations sur les suites de ce don, sans nécessairement fournir des données identifiantes.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Pour quelles raisons ?

Pr Stéphane Viville : Pour répondre à une demande qui me paraît légitime.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Pourquoi n’avaient-ils pas le droit de savoir ce que sont devenus ces enfants ?

Pr Stéphane Viville : D’abord, les enfants n’ont rien demandé. Ensuite, s’ils ne sont pas majeurs, c’est s’immiscer dans la vie privée de l’enfant et du couple, ce qu’on ne souhaite pas nécessairement. Cela complique un petit peu les choses.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : S’agissant du CNAOP, les enfants nés sous X n’ont pas tous l’autorisation de connaître leurs origines.

Pr Stéphane Viville : Il ne s’agit pas d’une question d'autorisation. Ils ont tous la possibilité de faire la demande, mais ils n’ont pas tous la réponse. On pourrait discuter du système d'accouchement sous X, auquel je ne suis pas tout à fait favorable : on offre une possibilité et on instaure un secret d’État.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : C’est pire.

Pr Stéphane Viville : Oui c’est pire, bien entendu. C’est pire aussi parce que le don de gamètes est une marque d’altruisme, la naissance sous X, celle d'un abandon. C’est complètement différent. C’est pire et du coup la demande est bien plus forte de la part des gens nés sous X. Ils vont poursuivre leur demande, ils vont utiliser les tests d'ADN. On va le voir aussi prochainement pour les gens nés sous X. Il y a aussi ce problème : ils vont retrouver leurs parents biologiques, leurs géniteurs. Il va falloir gérer cela et c’est aussi pour cela que le CNAOP a été mis en place, parce qu’il y avait une forte pression et justement une sorte de discrimination à l’inverse. On a donné la possibilité aux gens adoptés ou nés sous X d’avoir un éventuel accès à leur origine, ce qui n'est pas simple et qui n’est pas toujours possible. Pourquoi refuserait-on cette possibilité à ceux qui sont nés d’un tiers donneur ? Il y a une forme de discrimination.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Ils n’ont pas accès parce que les parents ne le veulent pas.

Pr Stéphane Viville : C’est bien pour cela qu’en ce qui concerne les enfants nés de don, l’accès se ferait à dix-huit ans : la personne est considérée comme autonome, en tout cas dans notre pays, à cet âge. Il s’agit donc de son choix et plus de celui des parents. Pour cette raison, la possibilité de présenter la demande doit intervenir à partir de dix-huit ans.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : C’est le choix de celui qui donne ou de celui qui abandonne. C’est la même chose.

Pr Stéphane Viville : Sauf que vous continuez à trouver des donneurs qui sont prêts à accepter la levée du secret des origines, et que soient communiquées des informations identifiantes, alors que dans le cas de l'abandon, il s’agit d’une situation très particulière de détresse. C’est tout à fait différent. Et je considère que la comparaison ne tient pas tout à fait. Des personnes comme Audrey Kermalvezen sont opposées à ce que le CNAOP gère la procédure par refus d’assimiler les personnes nées d’un don de gamètes à des personnes adoptées ou nées sous X. Simplement, d’un point de vue pragmatique, et il faut l’être de temps en temps, il paraît difficile de mettre en place un nouvel organisme avec des compétences qui sont très proches de celles du CNAOP pour gérer les dossiers de ces personnes, d'autant qu’ils ne seront pas des milliers. Initialement peut-être, mais globalement il naît 300 enfants de don de sperme par an. Si tous font une demande, il y aura au maximum 300 dossiers à gérer par an. Je ne pense pas que nous soyons dans une situation économique qui nous permette de mettre en place un organisme spécifique pour gérer ces 300 dossiers, ce qui n’est quand même pas énorme, alors que le CNAOP a les compétences pour le faire. Il faudrait peut-être étendre certaines de ses compétences, mais je pense qu’il est tout à fait réaliste de le proposer. Deux collèges pourraient être créés au sein du CNAOP : l’un dédié aux origines des personnes adoptées, l’autre dédié aux origines des personnes conçues grâce à un tiers donneur. Ces collèges seraient réorganisés, suivant un principe de parité avec des représentants des associations, des personnes concernées et éventuellement des professionnels de l’assistance médicale à la procréation.

Il faudrait désigner au sein du CNAOP, un interlocuteur et responsable d'un accompagnement, en particulier psychologique, des personnes qui demandent à connaître cette identité. Il appartiendra au CNAOP, comme c’est le cas pour les enfants nés sous X, de mettre en œuvre les recherches nécessaires, mais cela devrait être plus simple, auprès des Cecos, pour retrouver une personne dont l’identité n’a pas changé. Ce sera à lui de gérer éventuellement une médiation entre ces deux acteurs. Il faudrait qu’il mette en place un registre national des donneurs, permettant, par exemple, de contrôler et divulguer l’état de santé en cas de problèmes, surtout s’il y a une prise en charge possible ou une prévention. Il est important que cela soit mis en place en ce qui concerne les donneurs.

S’il y a un changement de loi, pour les donneurs enregistrés avant ce changement éventuel, il serait intéressant de mettre en place une possibilité de volontariat, comme cela a été fait en Angleterre, et que ces donneurs soient accompagnés. Une campagne d'information devrait être organisée à leur intention afin que ces donneurs, de façon volontaire, puissent s’enregistrer auprès du CNAOP en disant : « je suis prêt à ce que, alors que j'avais donné sous anonymat perpétuel, mes données identifiantes soient communiquées aux enfants nés du don ».

Pour éviter les rencontres sauvages entre le donneur et la personne conçue – et Audrey Kermalvezen le propose – on pourrait, en cas de modification de la loi, imaginer des plateformes informatiques gérées par exemple sur le site du CNAOP qui permettraient des contacts, anonymes dans un premier temps, et des échanges de messages, de blog, entre les donneurs et les personnes conçues grâce à leur don.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Il n’est pas question que ce soient des enfants, mais des adultes ?

Pr Stéphane Viville : Des adultes. Il s’agit de personnes autonomes et responsables.

Mme Annie Delmont-Kortopoulis : Je m’interroge sur l’opportunité d’écarter du don les candidats qui n'accepteraient pas la levée de l'anonymat aux dix-huit ans de l’enfant qui a été conçu.

Votre audition figurera en intégralité dans le rapport qui sera présenté devant l’Office.

Pr Stéphane Viville : Je vous remercie.

J’aimerais revenir sur la publicité réalisée par les Cecos. Les Cecos n'avertissent pas encore les donneurs que leur anonymat n’est plus garanti. J’espère que l’on ne tardera pas à modifier la loi. Je crains des « scandales » du fait de personnes qui vont retrouver leur donneur, via les tests d'ADN par Internet et qui vont aller le voir directement, ce qui affectera par contrecoup toute la famille du donneur. Vous ne pourrez pas l’empêcher.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Il faut prévenir les donneurs de cette possibilité.

Pr Stéphane Viville : C’est fondamental, parce qu’alors se produira une fuite des donneurs. S’ils viennent faire un don anonyme, vous allez leur dire que ce sera anonyme jusqu’à ce que la personne fasse un test d'ADN et vous retrouve vous, vos enfants, vos cousins, votre frère, etc. Cela représentera une cause de fuite des donneurs.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Et la législation que vous suggérez ne serait-elle pas cause d’une fuite des donneurs ?

Pr Stéphane Viville : L’exemple de la Suède et de l’Angleterre ne montre pas de fuite de donneurs.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Pas davantage, si on leur donne le choix de rester ou non anonymes.

 

Pr Stéphane Viville : Si vous leur donnez ce choix, ils viendront pour donner de façon anonyme. L'Angleterre, la Suède ont mis en évidence un changement de profil des donneurs qui sont prêts à accepter la levée de l’anonymat. Les donneurs qui viennent actuellement ne sont pas prêts à l’accepter. Ils viennent parce que le don est anonyme et la publicité du Cecos de Lille, qui reflète l’état d'esprit des Cecos, est de dire que c’est anonyme. Mais les donneurs vont fuir quand ils vont réaliser qu’en fait ce n'est plus le cas.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : A-t-on constaté des fuites ?

Pr Stéphane Viville : Il y a des fuites. Quant au changement de profil des donneurs, aussi bien en Angleterre qu’en Suède, il s’agit désormais de gens mariés. Mais en Suède ou en Angleterre, le changement de loi n’a pas affecté le mode de fonctionnement des centres qui pratiquent et qui continuent à avoir des donneurs.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Il y a un rajeunissement des donneurs avec des donneurs célibataires.

Pr Stéphane Viville : En France, depuis 2015, vous n’avez plus l’obligation d’être marié pour pouvoir donner vos gamètes. On espérait ainsi augmenter un peu le nombre de donneurs.

En Angleterre, ce rajeunissement des donneurs est léger, selon le rapport de l’HFEA de 2014, alors qu’en Suède, les Cecos avancent régulièrement qu’il existe un rajeunissement. Cela est faux. Les dernières études montrent au contraire une augmentation de l’âge des donneurs et, parmi eux, du nombre des hommes mariés. À mon sens, cela n’est pas lié au régime d’anonymat ou non, mais au mode de recrutement des donneurs, au message délivré lors des campagnes pour les recruter.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Il y a les spécificités culturelles.

Pr Stéphane Viville : Je n’en disconviens pas. Nous sommes un pays de tendance plutôt catholique, alors que la Suède est plutôt de tendance protestante. Je cite les données anglaises parce qu’outre la facilité linguistique, j’appartiens personnellement au panel d’experts international de la HFEA. Mais si je prends les données internationales, de nombreux autres pays ont changé leur loi et cela fonctionne très bien. Je veux bien que nous soyons différents, mais différents de tous, cela me paraît excessif. Je ne pense pas que nous ayons une spécificité telle que cela ne puisse pas fonctionner en France. J’ai du mal à le croire.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Je vous remercie.

 


Audition de M. le professeur Samir Hamamah, Professeur des hôpitaux, chef du département de biologie de la reproduction et de l’équipe médicale biologie de la reproduction et diagnostic préimplantatoire du centre hospitalier universitaire de Montpellier – Mardi 10 juillet 2018

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Monsieur le professeur, cette audition est consacrée aux questions d’assistance médicale à la procréation. Convient-il de maintenir notre dispositif bioéthique ? Que faut-il se résoudre à revoir ? Et pour quelles raisons ?

Pr Samir Hamamah : Je vous remercie, Madame la sénatrice, de votre invitation. C’est un honneur pour moi de participer à ces réflexions dans le cadre de la révision de la loi dite bioéthique.

Je suis professeur des hôpitaux de Montpellier. Je dirige un service où on réalise plus de 1 200 tentatives de fécondation in vitro par an. Je dirige l'un de cinq centres de diagnostic génétique préimplantatoire et je suis celui qui a donné à la France la première naissance après diagnostic préimplantatoire, la naissance de Valentin, quand j'étais professeur aux hôpitaux de Paris, avec le professeur René Frydman. Valentin aura dix-huit ans en novembre prochain.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : C’est une belle réussite.

Pr Samir Hamamah : C'est une belle réussite pour notre pays. À l’origine, la fécondation in vitro s'adressait à des couples qui ont du mal à faire un enfant sans aide médicale. Avec le diagnostic préimplantatoire, une transgression positive a permis de proposer à des couples fertiles, mais dont l’un des membres est porteur, voire les deux membres du couple, d'une maladie génétique grave pour la santé de l'enfant.

Je souhaiterais envisager trois sujets.

Le premier est la prévention de l’infertilité. Je considère que cette prévention de l’infertilité est empêchée. Du point de vue génétique, la femme est mono-ovulante. Dans le ventre de sa mère, la future femme possède un capital de l'ordre de sept millions d’ovocytes. Sa fertilité décline avec l'âge. Aujourd’hui, et c’est tant mieux, les femmes sont de plus en plus nombreuses à poursuivre des études longues, le temps qu’elles s'installent dans la vie et trouvent le « prince charmant », elles atteignent trente-deux, trente-trois, trente-quatre ans. À cet âge, la réserve ovarienne a diminué de plus des trois quarts. Si bien qu’au moment où elles ont le désir de faire un enfant avec leur partenaire, leur réserve ovarienne ne leur permet plus de réaliser ce projet.

La prévention consiste d’abord à informer les femmes, chacune étant libre d’en tirer ou non les conclusions.

Imaginons, par exemple : une femme âgée de vingt-cinq ou trente ans, n’ayant pas de projet parental pour le moment, qui a été informée de cette inéluctable et significative diminution de sa réserve ovarienne avec le temps. Elle devrait avoir la possibilité de mettre en banque une dizaine, une quinzaine ou une vingtaine d’ovocytes, parce qu'il s’agit d’un produit précieux et rare. De plus, qui dit âge dit aussi qualité. À cet âge, il faut en moyenne entre douze et quinze ovocytes pour aboutir à une naissance vivante. Pour moi, la réussite d'une fécondation in vitro ne peut être que l'enfant rentré à domicile avec ses parents. Tant qu'il n'y a pas d'enfant à la maison, il n’est pas question de succès. C’est ainsi que la fécondation in vitro doit être comprise.

S’agissant de prévention, on sait que le tabac altère la réserve ovarienne, on sait que l'alcool altère la réserve ovarienne, on sait même que les médicaments pris par la grand-mère quand elle était enceinte de la mère de la femme ont des conséquences pour cette dernière. C’est elle qui va « payer la note » à la place de sa grand-mère.

Au total, toutes ces informations ne sont pas apportées aujourd'hui. Un pays comme le nôtre est « à côté de l'histoire ». Sans informations, il n’y a pas de prévention. On parle d’éducation sexuelle à l'école, au collège, au lycée, mais sans parler de prévention de l’infertilité. Il faudrait donner une vraie note d'information. Contrairement à l'homme, dont les gonades fonctionnent de la puberté jusqu'à la fin de la vie, la femme a une réserve, un stock extrêmement fragile. De ce point de vue, à trente-six ans, une femme est déjà « à l'orange », sans qu'elle le sache et à trente-huit ans, elle est « au rouge ». Après, cela se joue « à pile ou face ». On peut toujours enfanter sans souci, mais même quand tout va bien, la meilleure probabilité de fécondité pour l’espèce humaine est de l'ordre de 20 à 25 % de naissances par cycle. Cela signifie que s’il n’y a pas d’enfant au-delà de douze, dix-huit ou vingt-quatre mois avec des rapports sexuels réguliers en l’absence de tout moyen contraceptif, il faut aller consulter.

On entend parler de préservation sociétale. Je ne sais pas ce qu’est la préservation sociétale, mais je sais ce qu’est la préservation préventive. Aujourd’hui, l'homme qui, pour permettre à son épouse d’arrêter d’utiliser des moyens contraceptifs, choisirait de se faire vasectomiser, pourra auparavant mettre quelques paillettes en banque auprès d’un centre d’étude et de conservation des œufs et du sperme humains (CECOS). Ne serait-ce que par équité et égalité entre les sexes, je ne vois pas pourquoi un homme aurait le droit de le faire, mais pas une femme pour ses ovocytes. C’est une injustice qui mérite d'être corrigée.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Avec ou sans don ?

Pr Samir Hamamah : Je ne parle pas de don. Je parle de reconnaître à une femme de vingt, vingt-cinq ou trente ans, la possibilité de mettre en banque ses propres ovocytes. Après une ou deux stimulations, on disposera de dix, quinze ou vingt ovocytes. Cela suffit amplement. Après, faisons en sorte que si elle n’a pas de difficulté à faire son enfant, elle puisse légitimement faire un don à la banque solidaire et contribuer ainsi à renforcer le don d’ovocytes. En France, nous comptons 200 à 250 donneuses par an, pour un besoin réel de 800 à 900 donneuses. Je suis choqué de lire ici et là que plus de 14 000 couples français passent nos frontières pour aller à l'étranger, surtout en Espagne. Je viens de Montpellier, à trois heures de route de Barcelone. Et en plus, la sécurité sociale participe au financement.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : En France, c'est interdit.

Pr Samir Hamamah : C’est interdit : tout don est gratuit et anonyme. Mais la France ne serait-elle pas à l'origine de ce que j'appelle une éthique de transgression ? En Espagne, tout est lucratif.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Est-ce que cette congélation des ovocytes serait à prendre en charge par la sécurité sociale ou resterait-elle à la charge des personnes qui souhaitent en bénéficier ?

Pr Samir Hamamah : Je répondrai comme notre collègue et confrère Jean Leonetti. Je suis d’avis que la personne concernée participe à hauteur d’une somme symbolique, de l'ordre de quelques dizaines, voire une centaine d'euros par an pour la préservation. Aujourd’hui, vous payez des frais de tenue de votre compte bancaire. Ce serait exactement du même ordre, pour le prix de quatre ou cinq paquets de cigarettes, ni plus ni moins.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Vous suggérez le paiement d’une certaine somme.

Pr Samir Hamamah : Absolument, une somme symbolique.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Quelle serait la durée de conservation ?

Pr Samir Hamamah : Il faut éviter de tomber sous l’accusation de vouloir instrumentaliser le corps de la femme. De toute façon, les femmes ne mettront pas leurs ovocytes en banque pour des dizaines, des dizaines et des dizaines d'années, parce que toute grossesse, au-delà d’un certain âge, devient de facto une grossesse à risque. Il est donc question de cinq à sept ans, guère plus. Si vous mettez les ovocytes en banque à l'âge de trente-deux, trente-trois ans, vous disposez d’une marge jusqu’à trente-sept, trente-huit ans, guère plus. Il convient de rester dans la limite des quarante ans. La loi permet la prise en charge des couples infertiles jusqu’à quarante-trois ans pour la femme. Avoir moins de quarante ans pour une préservation de ses ovocytes me paraît raisonnable, c’est-à-dire pour une durée moyenne de conservation de cinq à sept ans.

L’autre option serait d’imposer une durée de cinq ans, comme dans le cas des couples dont on congèle des embryons. La loi du 7 juillet 2011 nous autorise cinq ans de conservation. Mais nous apprécions au cas par cas. Tous les ans, les couples sont interrogés, mais si un couple, presque à la limite des cinq ans, souhaite une année supplémentaire de conservation, nous l’acceptons. Un couple est derrière chaque projet, nous sommes attentifs à les aider.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Il n’y a pas d’égalité en ce domaine entre les hommes et les femmes, parce que pour les femmes, la ponction des ovocytes n’est pas un acte anodin. Selon vous, cet acte doit-il être pris en charge par la sécurité sociale ?

Pr Samir Hamamah : Je serai clair. Si nous prenons le cas des malades chroniques, il existe toujours un ticket modérateur. Je ne comprends toujours pas, pas plus que nos collègues étrangers, pourquoi les couples infertiles n’acquittent même pas un ticket modérateur. Pour moi, il y a des abus. Si un couple s’adresse à un dispensaire – par exemple, Saint-Joseph à Marseille – ce couple devra acquitter entre cent et cent cinquante euros de frais d’ouverture de son dossier. J’en ai parlé à la direction de mon hôpital. Elle s’est renseignée : Saint-Joseph est un dispensaire, ils en ont statutairement le droit, les CHU ne l’ont pas.

En quoi serait-il choquant qu’un couple infertile paie cent euros à chaque tentative ? Avant la loi de 1994, la fécondation in vitro n’apparaissait pas à la nomenclature. Aucun de ses actes n’y figurant, le couple, selon l'endroit, devait payer de 500 à 1 000, voire 1 500 francs d’alors. Le couple ne manquait pas de nous interroger : « Docteur, que ferez-vous cette fois-ci, que vous n'avez pas su faire auparavant ? » Aujourd'hui, si vous consultez les comptes rendus de tentatives, vous y lirez : « Madame, Monsieur, il vous reste trois tentatives pouvant être prises en charge par la sécurité sociale ».

On pourrait tout à fait demander une participation symbolique, de l’ordre de cent euros, c’est-à-dire le prix de quelques paquets de cigarettes. Pour 80 000 cycles par an, cela représenterait huit à dix millions d’euros qui pourraient alimenter l'enveloppe des missions d’intérêt général et d’aide à la contractualisation (MIGAC). Aujourd'hui, il y a des MIGAC pour les surcoûts de l'assistance médicale à la procréation. Cet argent nous permettrait d’être compétitifs par rapport à d'autres équipes, anglo-saxonnes, américaines surtout. Il convient de cesser de cultiver en permanence le syndrome de l'infériorité. La semaine dernière, j’ai participé à Barcelone à une réunion de 14 000 spécialistes mondiaux. Les Français ont brillé par leur silence, leur participation passive. J’ai la chance énorme d’avoir créé et de diriger une unité INSERM. C'est la seule unité qui travaille sur le développement embryonnaire précoce dans un pays de soixante-six millions d'habitants. Trouvez-vous cela normal ?

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Cela tient aux trop nombreux verrous.

Pr Samir Hamamah : Je m’y suis heurté aussi. Sur deux procès avec certaines fondations, l’un a conduit à suspendre mes travaux de recherche pendant dix-huit mois, pour des motifs de mention du consentement éclairé, sous le régime de la loi de 2004, la loi de 2011 n'étant pas encore promulguée. Le tribunal administratif a annulé la décision ministérielle, le temps de faire appel, il en a résulté dix-huit mois d'arrêt des travaux.

Je plaiderai donc pour une participation financière symbolique de la part des couples concernés. Quand ils se rendent à l'étranger, ils paient 6 000, 7 000, 8 000, voire 10 000 euros et plus. Ce n’est pas une somme négligeable. Participer, même pour une somme symbolique, traduit une forme d’engagement. Considérez qu’aujourd'hui, notre relance, pour connaître le choix des couples quant au devenir de leurs embryons congelés, aboutit, dans 40 % des cas, à la mention : « N’habite plus à l’adresse indiquée ou adresse erronée » ! Vous vous rendez compte. Les parlementaires ne manqueront pas de me dire, ainsi qu’à mes confrères : « Professeur, Docteur, vous faites n'importe quoi, vous avez plein d'embryons congelés pour rien dans vos banques ». Je considère qu’un euro investi dans la prévention permet d’économiser dix euros en thérapeutique.

Je souhaitais insister sur ce thème aujourd’hui, ne serait-ce même que pour restaurer l’équité à l’égard des femmes.

Dernier point, la loi de 2011 est mal faite. Aujourd'hui, si vous êtes retenue comme donneuse d’ovocytes, vous pouvez bénéficier de l’auto-conservation d’une partie des ovocytes. La stupidité de la loi actuelle, pardonnez-moi de le dire ainsi, tient au fait que plus votre réserve ovarienne est intacte, plus vous bénéficiez de la préservation de vos ovocytes. En revanche, une donneuse de moins de six ovocytes, n’aura droit, la malheureuse, à aucune conservation pour elle-même. Pour moi, il s’agit d’une rupture d’égalité entre les donneuses, selon leur profil de donneuses plus ou moins généreuses à la banque solidaire. Il faut y remédier. Il est incompréhensible de promouvoir un dispositif dans lequel plus votre réserve ovarienne est intacte, plus vous bénéficierez de la conservation pour vous-même. Aujourd’hui, dans ma banque, j'ai des donneuses pour lesquelles on a congelé vingt à trente ovocytes.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Combien faut-il d’ovocytes pour être sûr du processus ?

Pr Samir Hamamah : Selon le modèle espagnol, qui recrute des femmes de vingt-cinq, trente ans – comparativement nos donneuses sont plus âgées – vous avez besoin, en moyenne, de douze ovocytes pour obtenir une naissance vivante. En France, c’est de l’ordre de quinze ovocytes en moyenne. Mais si on raisonne en termes de probabilité qu'un ovocyte de donneuse donne un enfant vivant, c’est de l’ordre de 5 % à 6 %. Ce n’est pas énorme, et, pourtant, c’est le résultat qui se situe « dans le top ». Dans le cas d’une stérilité tubaire de femme jeune et d’un sperme normal, la probabilité qu’un ovocyte donne naissance à un enfant est de l'ordre de 4 %. Chez une femme de plus de quarante ans, la probabilité est de moins de 2 %. Que veut le couple ? Il veut un enfant. Comme je vous l’ai dit, je considère que tant qu'il n'y a pas d'enfant qui rentre à domicile, en anglais : « take home baby », on ne peut parler de succès.

C’est la raison pour laquelle il faut revoir la stratégie de recrutement des donneuses d’ovocytes.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : En Espagne, le don est rémunéré.

Pr Samir Hamamah : Je ne demande pas qu’il y ait un paiement. Je demande une compensation pour ces patientes. De quelle façon ? De deux façons. En premier lieu, par un versement forfaitaire de cinq cents euros en remerciement du beau geste fait pour la Nation. En deuxième lieu, un courrier, soit du Président de la République, soit du ministre en charge de la santé, pour remercier ces citoyennes du beau geste qu'elles ont fait. Comme vous le faisiez remarquer, le don nécessite un examen génétique, une stimulation ovarienne, une ponction ovarienne, et, comme pour tout geste médical, le risque zéro n’existe pas.

Ne serait-ce qu’à titre de remerciement, cinq cents euros, ne représente ni un salaire, ni une indemnité. Il s’agirait d’une somme forfaitaire en remerciement du service rendu, ni plus ni moins.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Tout en restant dans le don anonyme et gratuit ?

Pr Samir Hamamah : On reste dans le don anonyme et gratuit. Vous ne m'entendrez jamais dire le contraire. Vous le savez, et tout le monde le sait, il existe un marché noir en France. Je m'explique : quand un couple vient à Montpellier, la femme nécessitant d’être receveuse, il lui est répondu : « il faut alimenter la banque solidaire. Recrutez-nous une donneuse et nous nous engageons à vous fournir un ovocyte donné par une autre donneuse ». Il nous est répondu : « La voisine de ma sœur qui habite à Orléans serait disposée à faire un don ». Il ne vous aura pas échappé que d’Orléans à Montpellier, il faut parcourir presque mille kilomètres. Lorsque la même receveuse malheureusement, après une ou deux attributions, n’est toujours pas enceinte, elle part en sanglots en disant : « J'en ai assez, j'ai dépensé beaucoup d'argent », vous comprenez qu’il existe un véritable marché noir. Il faut ouvrir les yeux et rompre avec le déni. Des associations sont impliquées, tout se passe « sous la table ».

Selon moi, la meilleure façon de contrôler est de verser cinq cents euros à chaque donneuse à titre d’indemnité compensatrice. Il ne s’agit pas d’un salaire. Il ne s’agit pas d’instrumentaliser le corps de la femme. Il s’agit de rendre les choses transparentes. Je ne crois pas que la donneuse le fera au seul motif des cinq cents euros, ni de ses études, de son loyer à payer, que sais-je encore. Il s’agit bien d’un don, et il n’est pas question d’en faire des milliers.

Je pense qu’on peut effectivement améliorer le don, le rendre plus attractif et remédier à la pénurie. Dans dix ou quinze ans, nous disposerons peut-être de gamètes artificiels, nous n’aurons plus de soucis de don de sperme ou de don d'ovocytes. En attendant, nous avons besoin de donneuses d’ovocytes.

J’en reviens au début de mon intervention sur l’information à propos de la fertilité. Pour de nombreuses personnes, il suffirait d’arrêter de prendre la pilule pour être enceinte le lendemain. Cela concerne à peine la femme ou l’homme hyper-fertile, c’est-à-dire 15 % de la population jeune. Cela ne concerne pas tout le monde, encore moins si vous intégrez les différents facteurs impactant « la mise en route d'un enfant » : l’âge, le tabac, le style de vie, etc.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : En résumé, il faut revenir sur la disposition soumettant à la présentation d’une donneuse la possibilité de bénéficier d’un don d’ovocytes.

Pr Samir Hamamah : L’infertilité est une maladie. On compte autant de personnes infertiles que de personnes atteintes du diabète. Il existe une journée du diabète pour informer sur la maladie et ses effets. Pourquoi n’existe-t-il pas une journée de l’infertilité ? Pourquoi nos concitoyens continuent-ils à la considérer comme une maladie honteuse, dont il faut surtout ne pas parler. On parle bien des perturbateurs endocriniens, des facteurs micro et macro-environnementaux, qui ont des répercussions par le développement d'anomalies, des anomalies sexuelles, de l'ambiguïté sexuelle, etc. Il s’agit de nos futurs patients, que nous prendrons en charge avec leurs projets parentaux.

La prévention et l'information doivent aller de pair au collège, au lycée. Quand on parle de la sexualité, du planning familial et de la maîtrise de la conception, il faut aussi parler de la fertilité.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Vous avez d’autant plus raison que le taux de fécondité est passé en France en dessous de deux.

Pr Samir Hamamah : Nous ne sommes pas descendus au niveau de l'index de fécondité par famille qui prévaut en Russie : 1,1 par famille. Je me trouvais récemment en Russie, à l'invitation du gouvernement russe, qui a décidé de se donner tous les moyens pour porter l’index de 1,1 à 1,5 en vingt ans. On assiste, dans les hôpitaux comme dans le privé, à une prolifération de cliniques de fertilité, de toutes sortes.

En France, nous sommes redescendus, mais nous restons avec l'Irlande « en haut de l'affiche », aux alentours de 2. L'Espagne, l'Italie, l'Allemagne se situent entre 1 et 1,4. Nous sommes encore assez bien lotis, mais cela ne durera pas, en raison des facteurs micro et macro environnementaux. On comprend de mieux en mieux la ou les causes de l’infertilité. Quand on affirme qu’aujourd'hui, « la petite fille paye la note pour sa grand-mère », il faut se rappeler les effets secondaires du distilbène. Aujourd'hui, il est démontré que ces médicaments, traitements contre les fausses-couches altèrent le promoteur de gène. On pensait ne voir sacrifiée qu’une génération, la femme atteignant la quarantaine. En réalité, aujourd'hui, la petite fille « paye la note » pour sa grand-mère. Le tabac, l'alcool, les médicaments, etc. ont aussi leur rôle.

C’est la raison pour laquelle j’ai parlé de prévention de l'infertilité. Les gens sont libres, adultes et assument leurs responsabilités, mais ils pourraient nous reprocher de n’en avoir jamais parlé. Les slogans consistant à dire « je fais un enfant quand je veux », ne sont plus valables. Aujourd’hui, il faut dire : « je ferai un enfant quand je pourrai ». Aujourd'hui, c'est un énorme cadeau de pouvoir faire un enfant sans aide médicale. Aujourd’hui, l'âge moyen du premier accouchement est de trente ans. Cela signifie peut-être que dans cinq ou dix ans, cet âge moyen passera à trente-deux ou trente-trois ans, c’est-à-dire à l’âge où il n’y a pratiquement plus de réserve ovarienne. Un chapitre prévention de l’infertilité est primordial si l’on veut que la loi bioéthique de 2019 se démarque totalement des lois de 1994, 2004 et 2011. Il faut vraiment s'inscrire dans son temps, ne pas rester en décalage par rapport à lui. Je sais qu’en tant que législateur, vous êtes soumis à des pressions contraires. Mais il s'agit de la société et de sa pérennité. Pour qu’une société perdure, il faut en moyenne 2,6 enfants par famille. N’attendons pas de « passer à l'orange, voire au rouge », pour dire qu’il faut améliorer la natalité familiale.

Après avoir parlé de la prévention de l’infertilité et du don, je voudrais vous présenter quelques données chiffrées que je commenterai.

Lorsque vous interrogez les gens, l’image de sextuplés, qui choque, est, dans l’opinion, associée à la fécondation in vitro. Pour eux, la fécondation in vitro consiste à faire des bébés, des triplés, des quadruplés, des sextuplés. Pour moi, il s’agit alors d’un échec total de la prise en charge des couples infertiles. Je souhaiterais que cette image soit définitivement rayée de notre langage et de notre imaginaire.

Je commenterai des données ministérielles officielles, que vous pouvez trouver sur le site de l'Agence de la biomédecine – il s’agit des données 2015 parce qu’on attend que toutes les femmes aient accouché pour pouvoir remplir les formulaires et les adresser.

Près de 300 000 embryons ont été obtenus en 2015. Pratiquement un sur deux a été écarté, « mis à la poubelle », faute d'une qualité compatible avec une congélation. On oublie qu’à ce stade, l’embryon est en développement dynamique. En trois secondes d’observation, on va lui donner une note, en oubliant qu’il s’agit d’un être vivant. Autrement dit, aujourd'hui, un embryon sur deux est écarté. Parmi ces embryons, certains sont-ils viables ? Il y en a. Parce qu’il a une morphologie qui ne correspond pas à la description que nous avons faite – la médecine n'a pourtant jamais été une science exacte – nous continuons, subjectivement – opérateurs dépendants – de donner une note : « bon, moyen et faible ».

Dans la moitié restante, deux tiers seront replacés à l'état frais et un tiers sera congelé pour un replacement différé.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : À quel stade de développement est-il replacé ?

Pr Samir Hamamah : La première semaine de développement, c’est-à-dire soit à J3, soit à J5.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Le transfert ne peut intervenir plus tardivement ?

Pr Samir Hamamah : Non. Si l’embryon n'a pas une bonne morphologie, on considère qu'il ne résistera pas à la congélation. On part de l'idée qu’à un mauvais aspect morphologique correspond intrinsèquement, une mauvaise qualité. Il s’agit d’un raisonnement tout à fait stupide et subjectif. Mais cela fait quarante ans – le 25 juillet prochain nous fêterons le quarantième anniversaire de Louise Brown – que nous pratiquons ainsi, sur des considérations purement morphologiques – opérateur dépendant. Autrement dit, on écarte des embryons viables qu'on aurait pu peut-être utiliser et on va conserver ou replacer des embryons non viables. Je pense qu’il est temps aujourd'hui de parler de la santé de l'embryon, parce que nous disposons d’outils fiables qui nous permettent d’estimer la santé à un stade extrêmement précoce : J3 ou J5.

Toujours d’après les résultats officiels de l'Agence de la biomédecine, le taux de grossesses cliniques, au stade gestationnel, activité cardiaque, atteignait en 2015 de l'ordre de 28 %. Il s’agit de la moyenne nationale. Le score le moins élevé se situait à 13 % et le taux de succès le plus important était de 42 %. D’où l'intérêt pour les patients de savoir à quel centre s’adresser pour réaliser leur tentative.

Si vous considérez le pourcentage de grossesse évolutive par transfert, la moyenne nationale revient de 28 % à 23 %, en raison des fausses-couches, le moins bon résultat descendant de 13 % à 10 % et le meilleur de 42 % à 35 %.

Le taux de fausses-couches selon l’âge de la femme montre qu’au-delà de trente-six ans, tous les indicateurs « passent au rouge ». De trente-cinq à trente-sept ans, le taux est de 18 %, de trente-huit à trente-neuf ans de 23,6 %, de quarante à quarante-deux ans de 36,2 % et à plus de quarante-trois ans de 56,7 %. Autrement dit, une grossesse sur deux se solde par une fausse-couche.

Je voudrais attirer votre attention sur deux éléments.

Il existe 103 centres en France, qui pratiquent la fécondation in vitro.
A-t-on réellement besoin d’un aussi grand nombre de centres en France, s’agissant d’une activité par définition tout à fait programmable ? Il n’y est pas question d'urgence. En 2018, obtenir des résultats inférieurs à des taux de grossesse de 10 % apparaît plus que choquant, c’est éthiquement discutable. Je ne sais pas si le centre en question est public ou privé, peu importe. Par comparaison, n’est-il pas normal qu’une femme veuille accoucher dans une maternité où le risque de morbidité est le plus bas ? Elle aura mille fois raison. Il faudrait éviter toutes ces fausses-couches, qui augmentent avec l'âge et ne plus s’en remettre à toutes ces machines, tous ces gadgets – car ce sont des gadgets – qui permettent d'observer l'embryon du seul point de vue de l'aspect morphologique. Je l’ai dit : « opérateur dépendant ».

Quant au taux des anomalies, si le risque est très faible chez une femme de vingt-six à trente ans, il est augmenté d’un facteur 3 de trente et un à trente-quatre ans, de plus de quatre fois de trente-cinq à trente-sept ans, d’un facteur 5 de trente-huit à quarante ans, d’un facteur 10 de quarante et un à quarante-deux ans et d’un facteur 12 au-delà. A-t-on les moyens d’éviter toutes ces fausses-couches ? La réponse est oui.

Pour une femme en âge de procréer, qui n'a pas de soucis pour enfanter, qui n'a pas eu auparavant de retard de règles et qui a eu des rapports non protégés, un retard de règle sera l’indice que cette femme était enceinte mais qu’elle a fait une fausse-couche précoce sans le savoir.

En fécondation in vitro, il est possible de réduire le taux de fausses-couches précoces en considérant le taux d’aneuploïdie. Normalement, un embryon possède vingt-trois chromosomes du père et vingt-trois chromosomes de la mère. Lorsqu’on compte plus ou moins de quarante-six chromosomes, on est en présence d’un embryon aneuploïdique. Le taux d’aneuploïdie augmente de 30 % à 90 % au fur et à mesure de l’augmentation de l'âge maternel. Il serait pourtant possible de diagnostiquer cet embryon en prenant une cellule. Cela nous permettrait d'améliorer le taux de succès.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Mais le risque existe d’étudier tout le génome.

Pr Samir Hamamah : Ce n'est pas le génome. On va regarder vingt-quatre chromosomes (vingt-deux chromosomes, plus X et Y). Si on en compte plus ou moins, on évitera de replacer l’embryon ou de le conserver. Le reproche nous est fait, avec raison, de conserver trop d’embryons en banque.

Si l’on souhaite un embryon, un ovocyte, un bébé à la fois, il nous faudrait au moins connaître la santé de cet embryon. Pour évaluer l'un des critères de cet embryon, on a la possibilité, sous l'angle génétique, de compter le nombre de chromosomes. C’est aussi simple que cela. Cela se pratique depuis 1993. Cela se pratique en Belgique, dans tous les pays avoisinants : la Grèce, l'Espagne, l'Angleterre. Cela se pratique en Australie et aux États-Unis. Cela n’est pas possible en France, car on y assimile cette pratique à une pratique dite eugéniste. Je ne crois pas que l'eugénisme, qu'on a vu exercer à l'échelle d'une race, d'une confession, d’une population, ait attendu le diagnostic préimplantatoire pour exister. On confond tout avec ces mots de « pratique eugéniste ».

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Il existe l’amniocentèse pour les femmes de plus de quarante ans et on n’a pas rencontré ce genre de dérive. Et cela fait plus de trente ans qu’on pratique des analyses génétiques des embryons.

Pr Samir Hamamah : Vous avez raison, sauf que les embryons qui arrivent jusqu’à l’amniocentèse diffèrent des embryons dont les anomalies sont mises en évidence grâce à la fécondation in vitro. Il existe différentes sortes d’aneuploïdies. Ces embryons ne sont pas viables, ils n’arriveront pas à J5 ou J6, soit ils ne s’implanteront pas, soit en raison d’une fausse-couche précoce. Dans le cas de l’amniocentèse, il y a une grossesse évolutive, puisque l’amniocentèse est faite entre douze et seize semaines d’aménorrhée.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Vous insistez sur le retard de la France par rapport aux autres pays européens. Pour quelles raisons ? L’amniocentèse est pratiquée depuis longtemps.

Pr Samir Hamamah : Vous visez les anomalies d’embryons viables. Je vous parle des anomalies d’embryons non viables, des fausses-couches précoces. Si la fécondation in vitro n’existait pas, on n’aurait jamais identifié et décrit toutes ces anomalies qui aboutissent à des fausses-couches extrêmement précoces. Combien de fausses-couches spontanées et de grossesses multiples auraient-elles pu être évitées en France en 2015 ? Énormément, parce qu’en 2015, 16 % des grossesses étaient gémellaires et de l'ordre de 1 % pour des triplés. C’est un échec, parce que, dans une logique bienfaisance/non-malfaisance, on replace deux embryons.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Pour essayer d'en obtenir un viable.

Pr Samir Hamamah : Quand les deux embryons se développent, on arrive à 18 % de grossesses gémellaires, alors que le taux est de 1 % dans la population générale. C’est-à-dire dix huit fois plus. Et encore a-t-on fait un effort. Il fut une époque où on connaissait des taux de 25 % ou 30 % d’aneuploïdies et de grossesses multiples. Si l’on permet le diagnostic préimplantatoire d’aneuploïdies en France, nous pourrons transférer un seul embryon au potentiel évolutif plus élevé, car non porteur d’anomalies chromosomiques.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Ce n’est pas autorisé en France ?

Pr Samir Hamamah : Ce n’est pas autorisé, avec les conséquences que je vous ai présentées. Pourtant, les modalités de la fécondation in vitro ne seraient pas changées pour la patiente, sauf qu’après la stimulation et la ponction ovariennes, juste avant de choisir un embryon, on lui prendrait une cellule. On sait le faire. J'ai eu l’avantage d’être le premier en France à avoir été autorisé à pratiquer la biopsie sur l’embryon. Pour apprendre les gestes, je me suis expatrié à Chicago, afin de m'entraîner sur des embryons humains. En France, on préfère « jeter les embryons à la poubelle », pardonnez-moi ces termes, plutôt que de s'entraîner. Vous voyez jusqu’où conduit l’hypocrisie. Mais j'ai respecté la loi et je suis parti à l'étranger. Il s’agit donc d’un geste qui se pratique facilement aujourd’hui. La biopsie est pratiquée soit à J-3, soit à J-5, ce qui nous évite, soit de replacer un embryon frais, avec trop ou pas assez de chromosomes, soit de congeler inutilement un embryon, c’est-à-dire de dépenser de l'argent pour conserver un embryon génétiquement malformé et qui n’arrivera évidemment pas à terme.

Quelles seraient les indications ? Je suggère pour des femmes de plus de trente ans, voire même plus de trente-six ans, parce qu’à cet âge, le taux de fausses-couches augmente de manière importante, ainsi que pour des femmes qui ont des antécédents de fausses-couches ou pour des femmes qualifiées de « mauvaises implanteuses » après plusieurs échecs d’implantation.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Pour seulement trois indications ?

Pr Samir Hamamah : Je ne suis pas favorable à la généralisation. Il convient de retenir des indications bien établies. Trente-six ans me paraît raisonnable, compte tenu du taux de fausses-couches extrêmement élevé à cet âge et du fait qu’en conséquence de la baisse du taux de fausses-couches, on améliorera le taux d'implantation. Les courbes le montrent : le taux d’aneuploïdie augmente avec l’âge et le taux de grossesse diminue avec l'âge. C’est le postulat, fondé sur les résultats de toutes les tentatives de fécondations in vitro réalisées aux États-Unis (société américaine de médecine de la reproduction). Le retard dans la reproduction est synonyme d’infertilité, avec l’augmentation du nombre des embryons aneuploïdiques.

Si l’on considère le taux de fausses-couches en fonction de l’âge maternel, ce taux est moins élevé lorsque l’embryon a bénéficié d’une biopsie (diagnostic préimplantatoire aneuploïdique) que lorsque l’embryon n’a pas bénéficié de biopsie. Pour une femme de trente-huit à quarante ans, le pourcentage de fausses-couches atteint 25 %. Le traumatisme est réel pour la femme.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Disposez-vous de statistiques sur les femmes qui ont pu bénéficier du diagnostic préimplantatoire ?

Pr Samir Hamamah : Je vous ai fait part des résultats des trois études princeps. Il s’agit d’études randomisées, avec tirage au sort et en double aveugle. Je pratique la transparence. Qu’en est-il du bénéfice que le diagnostic préimplantatoire aneuploïdique apporterait aux couples ? Il existe en tout et pour tout trois études :

̶ Celle de 2012 : grâce à cette approche, le taux de succès passe de 41 % à 69 % ;

̶ Une autre de 2013 : il n’apparaît pas de forte amélioration, on passe de 61 % à 65 %, mais par rapport aux résultats en France, le gain est énorme, puisque cela représente trois fois notre moyenne nationale.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Pour quelles raisons ?

 

Pr Samir Hamamah : Ils disposent de techniques que nous n’avons pas le droit de mettre en œuvre en France. Après le choix de l’embryon sur le plan chromosomique, après le choix du bon moment pour replacer l’embryon – période pendant laquelle l’utérus peut réceptionner un embryon – il faut être capable de replacer un embryon viable. Un embryon peut être génétiquement normal sans être viable, comme il peut être viable sans être génétiquement normal. C’est la raison pour laquelle les Américains, eu égard au coût d'une tentative, qui varie selon l'endroit de 15 000 à 25 000 dollars américains, ne laissent même pas le choix et proposent de facto le screening embryonnaire.

En France, nous n’avons pas cette pratique. Je ne suis pas favorable à la généralisation, mais à la mise en œuvre pour des indications médicales.

La troisième étude conclut à une amélioration.

Il faut permettre le diagnostic préimplantatoire aneuploïdique, si on veut lutter contre les grossesses multiples qui coûtent énormément à la société, au couple et à la nation, si on veut éviter le énième échec d'implantation, si on veut éviter des tentatives que je qualifierai d’inutiles. Les Français ont inventé un terme dont j’ai mis du temps à comprendre le sens : « FIV test ». On fait une fécondation in vitro avec les gamètes de votre conjoint pour voir ce que cela donne. Il s’agit d’un raisonnement étrange. Si cela avait été payant – 7 000 euros, 8 000 euros ou 10 000 euros – se serait-on permis de faire une tentative pour voir si on le fera ou non ? Ce type de raisonnement est intenable.

Si on pratique le diagnostic préimplantatoire aneuploïdique au stade blastocyste, il en résultera un bénéfice direct pour le couple infertile et cela facilitera la pratique du replacement d'un seul embryon. Vous pourriez même imposer dans la loi le replacement d'un seul embryon. On ramènera à zéro le taux de grossesses multiples, sauf malheureusement en cas de grossesse monozygotique de l'ordre de 1 % au stade blastocyste. Cela nous permettrait de diminuer d'office le nombre d'embryons à replacer.

Pour toute tentative bénéficiant de diagnostic préimplantatoire, le replacement d'un seul embryon, la diminution du taux de fausses-couches et la diminution du taux de grossesses multiples constituent par eux-mêmes un succès. Si vous vous voulez que nous travaillions intelligemment, si vous voulez que nous diminuions le nombre de tentatives avec de meilleurs résultats, l’économie générée du seul fait de la diminution du nombre de tentatives couvrira amplement le coût de revient des tests.

Je dispose d’un test pour choisir le bon timing : placer l'embryon en termes de fenêtre d'implantation. Il en existe deux dans le monde, dont le nôtre, qui est commercialisé par mon hôpital depuis trois ans. Il coûte 600 euros avec les frais de transport à la charge de la patiente et les patients en font l’acquisition. Quand les patients perçoivent l'intérêt d’un examen, ils sont prêts à contribuer à son coût de réalisation. Si on veut travailler intelligemment, il faut faire moins de tentatives : la France et Israël sont les pays qui en font le plus au monde, rapporté au nombre d'habitants en âge de procréer.

Il existe également une dimension de stratégie nationale. En Chine, trente millions de personnes souffrent d’infertilité. Cette année, en Chine, seront réalisées un million de tentatives de fécondation in vitro. Si nous disposions des mêmes possibilités que nos amis anglais, belges ou américains, nous serions en train de collaborer avec les Chinois et de conclure « des contrats du siècle ». Aujourd'hui, nous sommes totalement en marge de l'histoire. On nous oppose la gratuité pratiquée en France. Je ferai observer qu’en France, ce n’est pas gratuit, la Nation paye pour le couple infertile. On nous oppose le fait qu’en France, on peut se contenter d’un résultat obtenu « à pile ou face », puisque le couple a droit à quatre tentatives. Il arrive même que l’on triche, puisqu’on va « freezer » les embryons, comme cela, il n’y a pas de replacement d’embryon frais. Il s’agit d’une stupidité de la loi qui mentionne quatre replacements frais. Si les embryons sont congelés, la tentative n’est pas décomptée du nombre maximum par la caisse primaire. Je ne comprends pas qu’on puisse laisser passer ce genre d’absurdités.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Pourquoi des embryons frais ?

Pr Samir Hamamah : On fait une tentative et on replace systématiquement. Or, en 2009, j’ai proposé le « freeze all » après avoir démontré, publications à l'appui, que les traitements administrés pour faire pousser plusieurs follicules à la fois altèrent la réceptivité endométriale, soit de manière sévère et votre taux de succès est proche de zéro, soit de manière modérée et votre taux de succès se situe aux alentours de 20 %. J’ai proposé ce que j’appelle le « freeze all » : on congèle les embryons pour les replacer de manière différée, un par un, selon le cycle naturel, parce qu'en cycle naturel, vous avez une fenêtre d'implantation parfaite, alors que les traitements inducteurs altèrent définitivement cette fenêtre d'implantation embryonnaire, période pendant laquelle l'utérus est capable de réceptionner un embryon. En 2009, « tout le monde m’est tombé dessus » et maintenant tout le monde le fait.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Le nombre d’embryons frais est prévu dans la loi ou par décret ?

Pr Samir Hamamah : Par décret, mais la loi emploie aujourd’hui le mot : « frais ». C’est une stupidité. Dès que je conduis la tentative, on ne décompte pas. Des couples en bénéficient, d’autres pas. La santé de la femme m’importe. Avec la mise en place de l'Agence de la biomédecine, en 2005, j’avais espéré la mise en place d’un numéro unique – comme pour le numéro de sécurité sociale – pour chaque femme, qu’elle fasse ou non une tentative, dès lors qu’elle entrerait dans un circuit d'infertilité. Il est possible aujourd’hui de faire quatre tentatives à Montpellier, puis quatre tentatives à Marseille avant quatre autres tentatives à Paris. Il suffit de déclarer au médecin qu’il s’agit d’une première tentative. Les médecins ne sont pas des policiers. Or, plus on augmente le nombre des tentatives, plus on augmente le risque de développer un jour le cancer du sein, le cancer de l’utérus, le cancer de l’endomètre, etc.

Cela est choquant, alors qu’il suffirait, dans un pays moderne et développé comme la France, d’attribuer un numéro au patient au titre de l’assistance médicale à la procréation. Le médecin, à partir du numéro, connaîtrait le rang de la tentative. Aujourd’hui, le rang déclaré à l’Agence de la biomédecine est faussé, parce qu’il n’existe aucune certitude sur la véracité de l’information donnée par le couple. Un numéro unique permettrait à toutes les caisses primaires, d’éviter de répéter inlassablement les tentatives. Si cela était payant, le couple s’arrêterait de lui-même. Aux États-Unis d’Amérique, pays de près de 330 millions d'habitants, à peine 400 000 cycles sont réalisés chaque année. Pourquoi ? Parce que le facteur limitatif est l’argent. Le coût d’une tentative atteint entre 15 000 et 25 000 dollars. Le couple s’endette et ne fera pas plus de deux tentatives. En France, on considère que c’est gratuit, on continue donc inlassablement. Ce n’est pas gratuit, c’est la Nation qui paye à votre place. En outre, la loi permet de « remettre le compteur à zéro » après chaque accouchement. C’est également une stupidité. Dans le cas d’une femme de moins de trente-six ans, avec stérilité tubaire et sperme normal, deux tentatives suffisent amplement pour faire son bébé. On n’a pas besoin de quatre tentatives. En revanche, une femme de trente-huit ou quarante ans, aura besoin de quatre ou cinq tentatives. On reconnaît à toutes les femmes de vingt à quarante-trois ans, le même nombre de tentatives au nom de l’égalité. Pourtant, la situation d’une femme de quarante ans n'a rien à voir avec celle d’une femme de trente ans.

La mise en place d’un numéro unique est importante pour protéger la santé de la femme et la santé de l'enfant à naître. Il ne s’agit pas de « fliquer » les gens, il s'agit simplement de savoir combien de tentatives une patiente a subies auparavant, avant de venir dans une clinique ou un hôpital. Aujourd’hui, cette donnée n’est pas disponible. On dispose de la seule parole du couple. S’il veut mentir, il mentira. Si le couple préfère la franchise et reconnaît plus de quatre tentatives, on lui refusera la prise en charge, même s’il est possible de mieux faire et même si le couple est prêt à prendre les frais à sa charge. Ces couples partent à l’étranger où ils sont exploités par des intermédiaires, par des agences, par des associations, par des voyous, ou, même par des médecins français qui les suivent à l’étranger et reviennent avec leurs honoraires. Il existe toutes sortes de pratiques.

À mon sens, la meilleure façon de contrôler, dans un pays développé, est de veiller à la santé de ses citoyens et la santé reproductrice fait partie intégrale de la santé.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Je vous remercie de cette présentation qui permet d’aborder d’une façon moins dramatique l’assistance médicale à la procréation pour les couples infertiles. Cela replace l’assistance médicale à la procréation dans un contexte plus vaste.

Pr Samir Hamamah : En restant dans le domaine médical. Quant à la question de savoir si l’on doit proposer l’assistance médicale à la procréation pour les couples du même sexe, je pense qu’il s’agit d’une évolution inéluctable.

Prenez un couple de deux femmes. On ne peut pas rester spectateur. Aujourd’hui, de chez soi, il est possible de commander des paillettes au Danemark, en réglant par carte de crédit, et Chronopost, DHL ou FedEx livrent les paillettes à domicile. Il suffira de se rendre chez un médecin qui procédera à l'insémination. C’est la situation qui prévaut, en juillet 2018, dans l'indifférence collective. Cela existe. Pourquoi faut-il obliger ces femmes à aller en Belgique ? Il faudrait entendre le témoignage de nos confrères belges, qui en ont assez de recevoir des couples de femmes venant de France et souhaitent qu’une réponse leur soit proposée en France même. Ces femmes sont des citoyennes à part entière. On ne peut pas leur donner le mariage pour tous, le Pacs, l'égalité, et tant mieux, et leur refuser l'accès à la procréation. Je connais la réponse qui consiste à dire que ces femmes ne sont pas infertiles mais ont simplement fait un choix de pratiques sexuelles qui les rendent ainsi.

La semaine dernière, Simone Veil est entrée au Panthéon. Le Président de la République a bien fait. Mais rappelez-vous le combat des années 1970, avant la loi sur l’interruption volontaire de grossesse. Il fallait du courage. L'honneur d'une femme ou d'un homme en politique, c'est le courage. Il faut assumer. Je pense qu’aujourd'hui, l’assistance médicale à la procréation pour les couples de femmes est une évolution inéluctable. Au lieu de les voir partir à l'étranger pour procréer, qu'elles procréent dans leur pays.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Le problème, c’est l’enfant qui d’emblée n’a pas de père.

Pr Samir Hamamah : Mais pour 10 % de nos enfants, le père légal n'est pas le père biologique. On le sait très bien. Cet enfant n’aura pas de père, c’est clair. Je ne sais que vous dire. Ce sont des engagements présidentiels qui ont été pris, du moins pour le couple de femmes.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Et les femmes seules.

Pr Samir Hamamah : Prenez le cas d’une femme seule, d’une quarantaine d’années sans conjoint. Ces femmes n'ont parfois pas choisi d'être seules. Les aléas de la vie font que vous finissez tard vos études pendant que vous intéressez les garçons. Après, ils sont « casés ». Alors cette femme va en Espagne, va faire plusieurs allers-retours. Elle va dépenser de 60 000 euros à 70 000 euros. Elle aura pu le faire parce qu’elle a une bonne profession, sinon cela n’aurait pas été possible. Un tel témoignage me crève le cœur, parce qu’il est humain. Il faut être humain. Ces femmes n’ont pas choisi d’être seules. Elles ont droit au bonheur. Elles ont le droit de ne pas vouloir investir dans un chien, mais d’avoir envie d’un enfant, de dire : « c’est mon enfant ». Venez voir ma consultation. C’est le miroir de la société, la maladie d’enfanter, c’est la misère humaine.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Il existe l’adoption.

Pr Samir Hamamah : Essayez d’entrer dans un processus d'adoption, c’est « une vraie galère ». Et puis ces femmes vous diront : « c'est mon bébé, j'ai envie de le porter dans mon ventre, le sentir, le mettre au monde ». Il arrive ainsi qu’une femme qui a fait médecine, qui est intelligente, qui est brillante, veuille se dire et dire aux autres : « je suis une maman, une maman, une mère de famille ». C’est un espoir énorme pour l’individu, même si cela semble peu de chose pour l’État. Le fait que la société paie à votre place lui donnerait-il le droit de décider elle-même du moment et de la façon dont vous devez procréer ? On en arrive là. D’une certaine façon, je préfère le système américain. Il existe des domaines qui relèvent de l'individu, de la vie privée, quitte à ce que les gens contribuent au financement, parce qu'à la fin, on en revient toujours à la question : « qui paie ? » Je suis favorable au fait que les gens participent. C’est une manière de les associer.

Selon les résultats officiels de l’Agence de la biomédecine, au cours des vingt dernières années, l’activité en volume a été multipliée par un facteur 3, le coût de revient par un facteur 4 – et il continue d’augmenter de manière significative – et le taux de succès, pour un « bon profil », par un facteur 1,2. En prenant les « bons profils », il faudrait attendre l’an 2053 pour que le taux en France soit comparable au taux du centre pionnier à l'échelle mondiale. Pour une femme de quarante-deux ans, il faudrait attendre l’an 2285 avant d’obtenir un taux compatible avec les taux affichés par les centres pionniers. Cela signifie que l’on dépense de l'argent « bêtement » pour cette activité, alors qu'on peut dépenser la même somme différemment, réfléchir différemment, repenser la tentative différemment.

Je souhaite une loi de bioéthique de rupture avec le passé, c'est-à-dire une rupture sur le plan éthique. Restons éthiques à cent pour cent, mais repensons la loi, associons le couple par une participation financière symbolique, je dis bien symbolique.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Même dans le cas d’une femme qui ne souffre pas de problèmes d’infertilité ?

Pr Samir Hamamah : Absolument, toujours une participation symbolique, mais une participation tout de même.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : À quel niveau de participation ?

Pr Samir Hamamah : Demander à un couple une participation de cent ou deux cents euros par tentative constituerait une manière élégante de lutter contre des tentatives inutiles. J’interdirais également la prise en charge d’une ambulance pour le jour du replacement de leurs embryons, c’est-à-dire de faire prendre en charge sept cents euros alors que la femme peut prendre un ticket de train à trente euros ou prendre sa voiture pour dix euros d'essence. Ces femmes ne sont pas malades. Il faut mettre un terme aux arrêts de travail à répétition entre la tentative et le jour de transfert. Il y a des abus.

Je ne crois pas aux grands plans d’économies générales. En revanche, si, à chaque étape, on fait une économie, les économies réalisées permettront de couvrir le coût de certains tests, dont je vous ai parlé aujourd’hui : le diagnostic préimplantatoire aneuploïdique pour éviter de replacer un embryon « mal fichu » sur le plan chromosomique. Le coût de 2 000 euros peut être intégralement compensé par les économies dégagées à raison de la diminution du nombre de tentatives, de la diminution du nombre des déplacements inutiles, de la diminution des congélations inutiles. De cette façon, il sera possible de gagner le combat de la fertilité et de placer de nouveau la France dans le concert des pays développés, avec un taux de succès tout à fait satisfaisant.

Avec mon hôpital, nous sommes en train de construire le premier institut français de la fertilité. Il existe un institut du cœur, un institut du cerveau, un institut de la moelle épinière. Pourquoi n’existe-t-il pas d’institut de la fertilité digne de ce nom, réunissant le soin, le médecin, le chercheur et le couple dans une même structure ? Il faut une prise en charge pluridisciplinaire.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Cet institut se trouve à Montpellier. En existe-t-il ailleurs ?

Pr Samir Hamamah : Non, il n’en existe pas ailleurs à l’heure actuelle. À terme, je souhaite organiser la prise en charge de l'infertilité à l’instar de ce qu’a fait l’Institut national du cancer (INCa). Jusqu’à ce que le Président Jacques Chirac déclare le cancer cause nationale et que l’INCa soit créé, on soignait les patients partout, jusqu’au moment où on s’est rendu compte que pour un cancer donné, la prévalence des décès dans le Nord différait de celle constatée dans le Sud. On s'est rendu compte d’une pratique médicale extrêmement disparate. La question est de savoir si l’on peut organiser la prise en charge des couples infertiles, à l'instar de ce qui est réalisé en cancérologie, dans une dizaine, une quinzaine ou une vingtaine de centres couvrant tous les besoins de l'Hexagone, avec tous les meilleurs spécialistes, une prise en charge pluridisciplinaire autour d'un couple et pour un couple, ce que j'appelle une prise en charge personnalisée. Au lieu de 103 centres, parfois très proches les uns des autres, pour une activité pourtant programmable et sans urgence.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Sous le contrôle de l’Agence de la biomédecine ?

Pr Samir Hamamah : L’Agence existe aujourd’hui, mais ce sont les agences régionales de la santé (ARS) qui accordent les agréments. C’est une erreur. Lorsqu’un député ou un sénateur saisit le directeur ou la directrice d’une ARS de son souhait d’ouverture d’un centre de fécondation in vitro à tel ou tel endroit, le directeur ou la directrice peut s’inquiéter des conséquences de son refus pour sa carrière ou alors répond favorablement, d’où le trop grand nombre de centres et des taux de succès de 13 % à 42 %.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Comment obtenir de meilleurs résultats ?

Pr Samir Hamamah : Avec des structures pluridisciplinaires.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Combien de structures ?

Pr Samir Hamamah : Une vingtaine couvrirait les besoins de l’Hexagone.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Qui les contrôlerait ?

Pr Samir Hamamah : L'Agence de la biomédecine ou, à l'instar de l'INCa, on peut créer une structure à l'identique, moins étatique. Au moins qu'on assure une même prise en charge au Nord, au Sud, à l'Est, à l'Ouest. Vous vous rendez compte : Angers, Rennes, Nantes, Brest et Tours ont chacune leur centre, à si peu de distance l’une de l’autre.

En regroupant, on va générer des économies et chaque centre disposera des meilleurs spécialistes, des meilleurs outils pour travailler et nous obtiendrons un taux de succès comparable aux résultats internationaux. Aujourd'hui, tous les classements européens montrent qu’en Europe, la France, se trouve proche de l'avant-dernier rang. Sur vingt-huit pays, nous nous classons au vingt-quatrième, vingt-cinquième ou vingt-sixième rang. Quand je considère la somme d'argent injectée dans cette prise en charge, je me dis, à chaque fois, que quelque chose ne va pas.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Quelle appréciation portez-vous sur la gestation pour autrui ?

Pr Samir Hamamah : Je suis quelqu’un qui répond sans détour. Je suis favorable à la gestation pour autrui pour des indications médicales. Quand votre petite fille, votre sœur est née sans utérus, mais a une fonction ovarienne préservée, elle ne peut connaître la maternité qu’en faisant appel à une mère porteuse.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Il y a quand même des avancées en matière de greffes d’utérus.

Pr Samir Hamamah : Vous avez raison et tort. Neuf enfants sont nés ainsi. La seule équipe qui a réussi aujourd'hui a derrière elle dix à quinze ans de travaux chez l'animal. Ni Limoges, ni Foch, les deux centres aujourd'hui autorisés, ne sont prêts à avoir leur première grossesse. Je suis navré de devoir le dire. Si tout va bien, il faudra dix-huit mois avant de pouvoir replacer l’embryon et encore faudra-t-il que cela aboutisse dès la première tentative. Je suis favorable à la transplantation utérine, mais les Suédois, à l’origine de cette technique, ont travaillé une dizaine d'années chez la souris, chez le rongeur, chez les mammifères, chez les ruminants, avant de passer à l'homme. Il ne suffit pas d’être chirurgien. Il faut disposer d’une équipe « monstre ». Il faut trouver la donneuse, familiale ou non familiale. L’équipe de Limoges n’a pas réussi à récupérer des utérus sur des décès cliniques.

Il convient donc de conserver les deux options, dont la gestation pour autrui pour des indications purement médicales.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Et la gestation pour autrui dans le cas d’un couple d’hommes ?

Pr Samir Hamamah : J’avoue ne pas avoir d’opinion. Cela pose un problème, mais, il faut sortir de l'hypocrisie à la française. Je m'explique : si je suis journaliste et connu, je vais chercher mon enfant avec mon mari, tout le monde trouve cela normal. Les gens connus prennent des avocats qui savent employer les mots à dire et les mots à ne pas dire. L’enfant a sa filiation. Mettons fin à l’hypocrisie.

Je n’ai pas d'opinion. J’ai eu la chance d'avoir eu une mère et un père et mes enfants ont eu la chance d'avoir un père et une mère. Mais je ne porterai pas de jugement. Du moins, au lieu de me prononcer contre la gestation pour autrui, me suis-je déclaré favorable à la gestation pour autrui pour des femmes à raison d’une indication médicale. Cela n’empêche pas d’autres femmes de bénéficier d'une transplantation d’utérus, sachant que, soit la femme restera à vie sous médicaments anti-rejet, soit on lui retirera l’utérus à l'accouchement. Ce n’est pas rien. On en est encore au stade expérimental.

En 2014, à Hawaï, j’ai vu une jeune femme dont le bras était décoré d’étoiles de différentes tailles. Je suis curieux de nature. J’ai demandé à cette jeune femme, américaine, la signification de ces étoiles de différentes tailles. Elle m’a répondu que les plus grandes étoiles symbolisaient ses enfants et les petites étoiles les enfants qu’elle a portés pour d’autres. Il s’agissait d’une mère porteuse. Après avoir donné naissance à ses propres enfants, elle a créé une agence. Je lui ai demandé combien des femmes ayant porté des enfants ont refusé de le rendre à l'accouchement. Elle m’a répondu qu’un seul cas s’était produit, assorti d’un rappel à l’ordre immédiat à l’hôpital. Je l’ai questionnée pour essayer de bien comprendre, parce qu’on prêche trop souvent dans l’ignorance. Le problème est celui des trop nombreux intermédiaires.

Comme je vous l’ai dit, je conçois la gestation pour autrui pour une indication médicale. J’insiste vraiment : une indication qui fait qu’on reste dans le champ de la médecine. En France, ce pourrait être du ressort d’une agence étatique, comme pour la régulation du don d'organes. Le problème à régler, ce qui coûte, ce n’est pas la mère porteuse ou la donneuse, ce sont les intermédiaires, avocats, associations, tous les mercenaires qui font une richesse énorme sur le dos de pauvres malheureux vulnérables.

J’irai encore plus loin : une gestation pour autrui dans le cas d’une indication médicale et à la condition d’une fonction ovarienne préservée. La femme fournit les ovocytes, mais elle n’a pas d’utérus.

Lorsque j’appartenais aux Hôpitaux de Paris, je suis allé à Tours pour récupérer des fragments d’ovaire pour un couple, dont la femme, américaine, fertile, qui avait déjà un enfant, devait malheureusement subir une hystérectomie. Lorsqu’elle s’est réveillée, la première chose qu’elle a demandée à son chirurgien n’a pas été si son intervention chirurgicale s’était bien passée, mais si le professeur Hamamah était venu chercher son fragment d’ovaire. Et il s’agissait d’un couple fertile qui avait déjà un enfant. L’instinct maternel est pour moi quelque chose de sacré, que l’on n’intègre guère dans notre réflexion éthique. Permettez-moi de le dire, mais devant certaines dispositions de la loi, j’ai parfois le sentiment qu’elles sont le résultat d’une réflexion plus idéologique qu’éthique. Je vous souhaite tout le succès possible pour une révision aboutissant à une loi moderne, qui s’intéresse à la vraie vie, la vraie vie des citoyens, sans rester sur le plan idéologique. Nous avons tous des principes. Nous avons tous des valeurs. Mais « assez de langue de bois ». J’ai participé aux Journées éthiques européennes organisées par le professeur Israël Nisand à Strasbourg. Même si j’ai été sifflé, je me suis dit prêt à discuter avec tous, mais sans « langue de bois », sans hypocrisie, dans le respect mutuel.

Je n’ai pas vraiment d’avis sur la gestation pour autrui dans le cas d’un couple d’hommes. Mais si on autorise l’assistance médicale à la procréation pour les couples de femmes, on ne manquera pas d’invoquer la rupture de l’équité entre citoyens.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Monsieur le professeur, je vous remercie.


Audition de Mme Anne Courrèges, directrice générale de l’Agence de la biomédecine, de M. le professeur Philippe Jonveaux, directeur de la direction Procréation, embryologie et génétique humaines, de Mme le docteur Françoise Merlet, médecin référent de cette direction, et de M. Samuel Arrabal, responsable du pôle recherche à la direction générale adjointe médicale et scientifique – Mercredi 11 juillet 2018

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Je vous remercie d’avoir répondu une nouvelle fois à notre invitation en ce qui concerne, aujourd’hui, la procréation, l’embryologie et la génétique humaines.

Mme Anne Courrèges : Je suis heureuse de vous retrouver aujourd’hui pour cette nouvelle audition sur un champ particulièrement vaste, qui comprend des thèmes ayant en commun une très forte sensibilité propre à un questionnement extrêmement intense, à la fois de la part de la population, mais aussi dans le milieu scientifique, et qui soulèvent des questions éthiques majeures.

Pour l’Agence de biomédecine, il s’agit de trois grands champs de compétence : l’assistance médicale à la procréation, les diagnostics – diagnostic préimplantatoire, diagnostic prénatal et génétique constitutionnelle, à distinguer de la génétique somatique, et, troisième champ, la recherche sur l’embryon et les cellules souches embryonnaires humaines.

Le professeur Philippe Jonveaux, qui est généticien, dirige notre secteur embryologie, procréation et génétique humaines. Françoise Merlet est notre référente assistance médicale à la procréation. Samuel Arrabal a la responsabilité du pôle recherche, notamment de la recherche sur l’embryon et les cellules souches embryonnaires humaines, sujet qui nous occupe beaucoup.

Les trois grandes configurations que j'avais exposées lors de la première de nos auditions se retrouvent à nouveau.

D’un côté, ce qui relève de choix de société, choix très prégnants, notamment pour l’assistance médicale à la procréation. Comme j’avais eu l'occasion de vous le dire, l’Agence de la biomédecine, en tant qu’établissement public sous tutelle, n’a pas à prendre parti. Nous ne nous prononcerons pas sur ces sujets de société. Par ailleurs, certains sujets nécessitent des ajustements, soit parce que les pratiques ont changé, soit parce que des difficultés « sur le terrain » ont été portées à notre attention, soit, troisième hypothèse, particulièrement vraie dans le domaine de la génétique, parce que l’innovation, le développement des connaissances, voire les ruptures technologiques ou dans les connaissances conduisent à questionner les présupposés de la précédente loi de bioéthique pour savoir s’il faut la faire évoluer ou non.

 

 

L’assistance médicale à la procréation, telle qu’elle est organisée aujourd’hui par la loi, est un traitement de suppléance d’une infertilité médicale d’un couple constitué d'un homme et d’une femme en âge de procréer. Chaque mot a du sens et a son poids.

Depuis la dernière loi de bioéthique, les pouvoirs publics ont poursuivi la structuration de l’activité. J’en veux pour preuve les règles de bonnes pratiques entièrement révisées et actualisées à l'été 2017. De même, sous l’impulsion du rapport de l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) de 2011, un vrai travail pour promouvoir le don de gamètes et notamment le don d’ovocytes, marqué par une pénurie criante, a contribué au soutien de cette activité ainsi qu’à la mise en œuvre des dispositions, voulues par le législateur de 2011, sur l’ouverture aux personnes qui n'ont pas encore procréé de la possibilité de faire un don. En pratique, cette ouverture a trouvé sa traduction concrète en 2016.

De nombreux aspects de l’assistance médicale à la procréation ne sont pas nécessairement législatifs. Comme dans les autres secteurs dont l’Agence a la charge, de nombreux sujets relèvent de questions d’organisation, d’accompagnement, de communication, de moyens. Ceci étant dit, des questions attendent effectivement des réponses de nature législative. De nombreuses questions de société se posent : l’auto-conservation des gamètes, l’extension du champ de l’assistance médicale à la procréation, la levée ou non de l’anonymat.

Le champ dont relèvent ces multiples questions est marqué par la juridictionnalisation, phénomène de fond qui affecte la loi de bioéthique, mais de façon particulièrement prégnante dans le domaine de l’assistance médicale à la procréation. On retrouve également ce phénomène à propos de la recherche sur l’embryon. Ces deux secteurs sont les plus sensibles à cette problématique.

Les premières questions posées aux juges ont porté sur l’anonymat du donneur de gamètes. La question est aujourd'hui pendante devant la Cour européenne des droits de l’homme. La décision de l’assemblée générale du Conseil d’État Gonzales Gomez concerne l’insémination post mortem. Il s’agissait de la situation d’une Espagnole, qui était en couple avec un Italien, en France. L’homme est malheureusement décédé. La question posée au Conseil d'État portait sur la possibilité d’exporter les gamètes vers l’Espagne où la veuve avait l’intention de refaire sa vie. Le Conseil d’État a décidé, dans cette hypothèse, au visa de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, tout en admettant que la loi française ne posait pas de difficultés conventionnelles, qu’il pouvait admettre des cas très particuliers, le cas l’étant en l’espèce, s’agissant d’un ressortissant étranger en provenance d’un pays où la loi le permet et qui vise à réaliser son projet d’enfant dans ce pays d’origine, pour un enfant qui n’aura pas de liens avec la France. Il s’agit vraiment de circonstances très particulières. Mais, de ce fait, nous avons un certain nombre de contentieux engagés par des personnes qui se sont prévalues de cette approche.

Le contentieux sur l’anonymat a repris et poursuivi son chemin, la question de l’âge de procréer des pères, également. Un pourvoi en cassation se trouve actuellement à l’examen du Conseil d'État sur cette question.

Cette situation a une conséquence pour le législateur, s’agissant du degré de précision de la loi, parce que toute imprécision devra être levée. Elle le sera généralement par le régulateur sous le contrôle du juge. In fine, le juge peut ainsi être amené à fixer la règle applicable par son interprétation. L’autre question tient à l’articulation entre une loi de bioéthique qui se veut par définition générale et impersonnelle pour régir tous les citoyens, suivant une logique d’égalité et le raisonnement de la Cour européenne des droits de l'homme qui n’est pas celui-là. La Cour fait ce qu’on appelle de la casuistique : elle statue au cas par cas. Il s’agit toujours d’affaires d’espèce. Comment articule-t-on cette approche générale et impersonnelle avec cette approche casuistique ? Cette question se pose a fortiori pour ceux qui ont vocation à appliquer la loi, parce ce qu’on leur demande concrètement, au cas par cas, potentiellement, d’écarter la loi pour appliquer directement la Convention. Il faut l’avoir présent à l’esprit.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : D’où l’interrogation sur l’opportunité d’avoir une conception de la loi relative à la bioéthique la plus proche d’une loi-cadre.

Mme Anne Courrèges : Nous avions eu l'occasion d’échanger sur ce sujet. La difficulté tient à l’existence de sujets législatifs par nature. L'exemple de la recherche sur l’embryon est typique à cet égard, puisque le Conseil d’État a rappelé récemment que l’encadrement de la recherche sur l’embryon in vitro était par essence législatif.

Sur l’assistance médicale à procréation, en mettant de côté les questions de société, le rapport sur l’application de la loi de bioéthique pointe essentiellement des sujets de clarification, d’harmonisation et de simplification.

Sans prétendre à l’exhaustivité, parmi les questions qui nous semblent mériter d’être réinterrogées figurent l’interdiction du double don de gamètes et, corrélativement, la simplification du régime de l’accueil d’embryon. Les professionnels et les associations hésitent à s’engager dans une démarche compliquée, en raison de son régime et de son encadrement actuels. De ce fait, l’accueil d’embryon ne tient pas aujourd’hui une place aussi importante qu’elle pourrait l’être.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Quel pourrait être le sens de l’évolution ?

Mme Anne Courrèges : Il s’agirait de s’inscrire dans une logique de simplification. Un certain nombre de garanties sont indispensables, puisqu’il s’agit d’un embryon, mais l’intervention du juge est-elle nécessaire ? Jusqu’à quel degré de détail descendre ? Le régime actuel a été « calqué » sur le régime de l’adoption. Beaucoup d’aspects sont questionnés et vérifiés qu’on ne demande pas nécessairement de renseigner à un couple qui s’engage dans une assistance médicale à la procréation avec donneur. S’il ne s’agit pas exactement de la même démarche dans l’hypothèse d’un don de gamètes et dans celle d’un accueil d’embryon, le dispositif va très loin dans les garanties demandées pour l’accueil. Sans soutenir une assimilation totale des deux régimes, peut-être faut-il revisiter le niveau d’exigence, compte tenu du fait que cette activité bénéficie désormais d’un certain recul quant à sa pratique. Encore une fois, nous ne nous trouvons pas dans la même situation qu’avant 2011. Les professionnels ont montré leur sérieux dans ces domaines, l’activité s’est structurée. Les besoins ne sont plus exactement les mêmes que lors de la dernière révision. Il s’agit d’une activité qui a désormais trouvé sa place.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Pouvez-vous donner un exemple de simplification souhaitée ?

Dr Françoise Merlet : Il existe différentes pistes. D’abord, le régime d’autorisation des centres limite d’emblée le nombre de ceux pouvant mettre en œuvre le don en vue de l’accueil d’embryon. Une autre piste vise effectivement l’intervention du juge qui doit donner une autorisation d’accueil d'embryons aux couples qui souhaitent en bénéficier, comme en matière d’adoption.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Pensez-vous qu’il conviendrait de revenir sur cette autorisation du juge ?

Dr Françoise Merlet : Les bénéficiaires d’un don de gamètes n’ont pas à exprimer leur consentement devant le juge. Un tel alignement apporterait une substantielle simplification.

Mme Anne Courrèges : On ne se trouve pas dans le régime classique des autres dons du vivant, pour lesquels on se situe dans des logiques de vérification du consentement. Dans le cas de l’accueil d’embryon, il s’agit vraiment d’un régime d’autorisation extrêmement encadrée, qui, encore une fois, s’inspire du régime de l’adoption. Y compris s’agissant des conditions d’accueil, un certain nombre de justifications doivent être données, qui n’apparaissent pas dans les autres hypothèses du don de gamètes.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Cela n’apparaît pas très logique à partir du moment où il y a un régime pour le don de gamètes, pourquoi ne pas l’appliquer au don d’embryon ? Peut-il y avoir un double don de gamètes ?

Mme Anne Courrèges : Aujourd’hui, non. C’est l’une des questions que nous posons dans le rapport. Aujourd’hui un couple ne peut recevoir de don que de l’un des deux gamètes. L’interdiction du double don de gamètes est-elle encore justifiée ? La question peut être d’autant plus posée, qu’en cas d’accueil d’embryon, deux gamètes sont donnés. C’est une question de cohérence globale du système.

M. Philippe Amiel : Doit-on autoriser ce qu’on ne peut empêcher ?

Mme Anne Courrèges : C’est l’essence même de la loi de bioéthique et le questionnement permanent dans ce domaine. Il est vrai que la France a fait le choix de s’engager très tôt dans l’encadrement général. Si on entre dans une logique de moins-disant éthique, vous trouverez toujours un pays qui autorise quelque chose qui ne l’est pas dans notre pays. En tout cas, cela n’a pas été le choix de la France jusqu’à présent. Le Conseil d’État l’a rappelé avec force ce matin, dans sa conférence de presse.

Parmi les mesures de simplification ou de promotion, nous posons la question de savoir – Françoise Merlet l’a évoqué pour l’accueil d’embryon, mais cela vaut aussi pour le don de gamètes – s’il convient de limiter à ce point le nombre des centres pouvant exercer l’activité. Faut-il maintenir l’interdiction pour les centres privés, dès lors que toutes les garanties sont apportées ? Il s’agit certainement d’une activité particulière, qui n’a pas vocation à devenir une activité lucrative, compte tenu du principe de non-marchandisation des éléments du corps humain.

M. Philippe Amiel : Comment y parvenir ?

Mme Anne Courrèges : Si l’on voulait aller dans ce sens, la véritable question serait celle de l’encadrement. Les centres seraient obligés de respecter les règles, seraient évalués et contrôlés. Si la règle demeure celle qui prévaut aujourd'hui – gratuité modulo le principe de neutralité – ils seraient obligés de la respecter et leurs autorisations pourraient être retirées si tel n’était pas le cas.

M. Philippe Amiel : La levée de l’anonymat ne risque-t-elle pas de diminuer l’offre ?

Mme Anne Courrèges : Il s’agit d’une question compliquée, parce que les références, les points de comparaison dont nous disposons ne sont pas forcément éclairants, dans la mesure où les champs culturels ne sont pas exactement les mêmes et qu’il existe des effets « retard » dans le temps – l’impact immédiat peut différer de l’impact à moyen terme – pouvant conduire à une évolution du profil des donneurs.

En outre, juridiquement, la question de la levée de l'anonymat ne se confond pas avec celle de l’accès aux origines. Plusieurs questions s’enchaînent. Il est très difficile de déterminer aujourd’hui avec certitude l’impact d’une telle mesure, impact dépendant précisément de ce qui serait décidé et dans quel cadre. En tout cas, un travail de communication et de pédagogie s’imposera. Je rappelle, en outre, que le Conseil d’État a souligné la situation des personnes qui ont déjà donné et auxquelles on avait assuré, à l’époque où elles ont donné, qu’il s’agissait d’un don altruiste n’emportant pas de conséquences personnelles.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Les interrogations sont énormes. Ainsi Arthur Kermalvezen a-t-il réussi à retrouver son père biologique.

Mme Anne Courrèges : Grâce aux tests génétiques. Cela soulève la problématique de l’accès aux tests génétiques sur Internet, proposés par des plateformes hébergées à l’étranger, puisque cette activité est illégale en France. Si les tests génétiques permettent ce genre de recherches, encore faut-il qu’un membre de la famille soit entré dans le système. Je ne crois pas que tout le monde puisse aujourd’hui retrouver son donneur de cette façon.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Des arbres généalogiques existent maintenant à l’étranger, du fait de la demande croissante de ce type de tests. Le professeur Stéphane Viville a insisté sur le décalage entre l’engagement pris à l’égard du donneur lui garantissant son anonymat et l’impossibilité de tenir en pratique un tel engagement.

M. Philippe Amiel : Compte tenu des textes de droit européen, je ne vois pas comment on pourrait maintenir la notion d’anonymat.

Mme Anne Courrèges : Pour ce qui concerne les textes internationaux, la question est pendante devant la Cour européenne des droits de l'homme, sachant que le Conseil d'État, pour l’instant, au visa de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, a jugé la règle existante respectueuse de cette Convention. Nous verrons ce qu’en dira la Cour de Strasbourg. Sans oublier qu’en amont, apparaît aussi le secret du mode de conception : rien n’oblige aujourd’hui les familles à dévoiler le mode de conception, les professionnels jugeant toutefois préférable la levée du secret du mode de conception, sans qu’elle puisse nécessairement s’imposer, notamment pour des questions de vie privée.

Pr Philippe Jonveaux : Ces tests génétiques sont demandés de façon volontaire, par ces personnes, puisqu’on n’a pas la possibilité d’y recourir en France. L’accès à ces tests à l'étranger est subordonné à un interrogatoire préalable qui va servir bien sûr à toutes ces entreprises, puisqu’elles peuvent secondairement revendre des données, même si cela n’est pas signifié au début du processus. On ne dit pas aux personnes qu’on revend ces données de masse. Il est clair qu’on peut aujourd'hui avoir accès à ces données, puisqu’il faut accepter que ses propres données soient ajoutées. Si les personnes l’acceptent, il peut y avoir des recoupements sur un certain nombre d’haplotypes. Ensuite, les personnes doivent donner leur accord pour dévoiler leur arbre généalogique. Des personnes ont vraiment ce goût de retrouver leurs origines. Cela est peut-être moins prégnant en France, mais aux États-Unis, de nombreuses personnes aiment bien disposer de cette information. Il faut donc que deux conditions soient remplies : 1/ la personne a fait un test dont les résultats sont mis sur le site ; 2/ elle donne également ses données généalogiques, ce qui est arrivé dans le cas d’Arthur Kermalvezen qui a réalisé tous ces croisements.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Leur interrogation était de savoir s’ils n’étaient pas demi-frère et demi-sœur, étant nés d’un don de gamète réalisé dans le même centre.

Mme Anne Courrèges : Sur la question de la consanguinité, le Conseil d’État a été très clair : la loi permet l’accès via un médecin, pour des questions de prévention, à des informations non identifiantes mais qui permettent notamment de vérifier la consanguinité.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Les tests génétiques permettent déjà de répondre à cette question.

Mme Anne Courrèges : Les tests génétiques proposés aujourd’hui ne sont pas légaux. Nous le rappelons avec d’autant plus de force, que cela pose quand même le problème de l’accès libre à des données génétiques, motivé par des questions parfois très sérieuses, mais qui le sont beaucoup moins parfois. Même s’agissant de tests génétiques récréatifs, vos données génétiques se retrouvent tout de même dans des bases de données à l’étranger, avec des possibilités d’accès qui ne sont pas vérifiées. Il faut bien comprendre que les données génétiques sont très sensibles et très particulières. Elles sont immuables. Sans céder au déterminisme génétique ou au tout génétique, elles disent beaucoup de choses sur vous et sur votre famille. Pour cette raison, un encadrement existe. En outre, les données génétiques qu’on vous vend vous donneront des informations, dans un certain nombre de cas, trompeuses, dangereuses, et qui peuvent vous conduire à adopter le mauvais comportement. Par exemple, si le résultat d’un test vous considère comme n’étant pas exposé au diabète : si vous mangez très gras, que vous ne faites aucun sport et que vous êtes très sédentaire, il faudra en reparler dans quelques années.

En France, un encadrement soumet la prescription d’un test génétique à un conseil génétique pluridisciplinaire. Outre que les tests en question sont proposés dans un cadre illégal, il faut bien mesurer qu’on ne parle pas de n’importe quelle donnée de santé : il s’agit d’une donnée elle-même tout particulièrement sensible. Il faut bien mesurer la portée de ce dont il est question.

M. Philippe Amiel : Si on s’oriente vers une levée de l’anonymat ou vers la possibilité d’accéder à ses origines, quel pourrait être l’impact sur les questions d’adoption ou d’accouchement sous X, possibilité assez particulière à la France ?

Mme Anne Courrèges : Nous ne sommes pas du tout compétents sur les questions d’adoption, seulement d’assistance médicale à la procréation.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Lors de l’audition du professeur Stéphane Viville, je lui ai parlé de la possibilité de mettre en place un sas permettant de récupérer un certain nombre de données concernant la famille, les risques familiaux du donneur de gamètes, puisqu’on garde un certain temps les données génétiques des donneurs.

Mme Anne Courrèges : Nous n’avons pas eu l’occasion d’échanger sur ce sujet.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Ne serait-il pas logique de penser que si on analyse les données génétiques du donneur, l’enfant né du don puisse accéder à une information utile pour lui.

Mme Anne Courrèges : Aujourd’hui, on ne dispose pas des données génétiques des donneurs. Au mieux, on réalise un caryotype.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Dispose-t-on de la possibilité de conserver cet accès, en cas de maladie, pour l’enfant né de ces gamètes ?

Mme Anne Courrèges : Des dispositions existent, mais il ne s’agit pas de conserver des données génétiques, l’accès aux données génétiques étant très encadré. En outre, cela supposerait de réaliser des tests génétiques dans des hypothèses pour lesquelles ils ne sont pas nécessairement utiles. En revanche, des systèmes de retour d’information sont prévus. S’il apparaît, par exemple, qu’un donneur développe une maladie génétique, l’information pourrait parvenir, par l’intermédiaire du centre d’AMP, jusqu’aux enfants nés du don. Un dispositif de traçabilité existe et l’inverse est vrai. Mais il faut se découvrir atteint d'une maladie génétique. Parfois, l’information peut manquer, mais le dispositif a été mis en place pour assurer une traçabilité et faire en sorte que cette information puisse être donnée à ceux qui en ont besoin.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : L’enfant doit avoir accès à tout ce qu’il doit connaître de ses origines.

Mme Anne Courrèges : C’est une question d’une autre nature. Il s’agit ici d’un accès par l’intermédiaire d’un médecin.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Uniquement dans un cadre médical ?

Mme Anne Courrèges : On demeure dans un cadre médical en l’état du droit.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : On ne peut pas, par exemple, comme cela avait pu être proposé, disposer d’un questionnaire portant sur la vie du donneur, ses compétences, etc. ?

Mme Anne Courrèges : Vous avez la possibilité en tant que législateur et si vous souhaitiez modifier l’état du droit de prévoir un dispositif qui va de la levée de l’anonymat à l’accès aux origines ou à l’accès à des données non identifiantes, qui peuvent être l'âge, la taille, la couleur des yeux, etc. Toute une gradation dans les dispositifs est envisageable. Il s’agit vraiment d’une question qu’il appartient au législateur de trancher et sur laquelle l’Agence n’a pas à prendre parti.

En tout cas, il faut être très attentif à la question des tests génétiques et bien en mesurer les conséquences.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Le professeur Stéphane Viville considère qu’on ment aux donneurs quand on leur dit qu’il s’agit de dons anonymes.

Mme Anne Courrèges et le Pr Philippe Jonveaux : Aujourd’hui, on ne leur ment pas.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Selon lui, on leur ment, puisque des personnes ont réussi à retrouver leur donneur en passant par Internet.

Mme Anne Courrèges : Il existe une différence entre « des personnes » et « tout le monde ». Aujourd'hui, le don est anonyme. Il se trouve que l’évolution des sciences a fait que certains ont pu avoir accès à des informations, alors même que, théoriquement, on ne peut pas s’autoprescrire des tests génétiques en ligne. Il s’agit toujours du même sujet : des personnes ont pu avoir accès à des informations génétiques auxquelles elles n’auraient pas dû, en principe, avoir accès. N’ayant pas d’indication d’appel, il n’y avait pas d’utilité à la réalisation d’un test.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Le professeur Stéphane Viville prend l’exemple du Cecos de Lille qui a une communication à l’intention des candidats au don mettant justement l’accent sur le fait que le don est anonyme.

Mme Anne Courrèges : C’est la loi. Les Cecos le font. L’Agence dit la même chose dans sa communication, qui s’inscrit nécessairement dans le cadre de la loi actuelle.

L’étude du Conseil d’État fait la différence entre deux questions. La levée de l’anonymat consiste à avoir accès à l’identité du donneur au moment du don. Le Conseil d’État s’est prononcé dans son étude contre la levée de l’anonymat, parce que cela permettrait de choisir son donneur. En revanche, il s’est prononcé, sous réserve de non-rétroactivité, sur l’accès à l’origine à la majorité de l’enfant. Aujourd’hui, une personne qui n’a pas été adoptée peut s’adresser au Conseil national d’accès aux origines personnelles (CNAOP) pour demander l’accès à son « dossier ». Dans son étude, le Conseil d’État précise que cet accès aux origines ne serait possible qu’avec l'accord du donneur, contacté à cette occasion. Tel est l’équilibre proposé par le Conseil d’État.

Sur cet équilibre, tel qu’il est envisagé dans l’étude du Conseil d’État, l’Agence n’a pas à se prononcer. La décision appartient au législateur. La question n’est pas nouvelle – elle avait été discutée à nouveau lors des travaux préparatoires à la loi du 7 juillet 2011. La question de l’anonymat ou non est consubstantielle à la possibilité du don de gamètes. Il appartient au législateur de fixer le point d’équilibre qu’il considère devoir être retenu à un instant T.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Le donneur a une vie qui évolue. Lorsqu’un jeune donneur se marie, sa femme intervient aussi.

Mme Anne Courrèges : Pour en revenir au rapport d’application sur la loi de 2011, cela fait partie des conditions que nous questionnons. Est-il toujours justifié, aujourd'hui, qu’un donneur marié doive demander l’accord de son conjoint ? Nous posons cette question, parce qu’il s’agit, aujourd'hui, d’une condition pour être donneur. Cette condition reste-t-elle d’actualité ou non ? Sachant qu’en outre, compte tenu de la possibilité de donner sans avoir procréé, ils peuvent avoir donné avant de se mettre en couple, le conjoint n’aura donc pas donné son accord au moment où le don a été effectué. L’équilibre général du texte est interrogé par l’évolution de la société.

M. Philippe Amiel : On imagine au moins la nécessité d’une information. Est-il opportun d’aborder ces questions de société dans la loi de bioéthique ? Il convient de dissocier les deux, sinon la sérénité nécessaire pour avancer manquera. On l’a déjà vu à propos du mariage pour tous.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : En ce qui concerne l’assistance médicale à la procréation, il n’y a pas eu d’évolution médicale, technique ou scientifique suffisamment importante pour revoir la loi de bioéthique.

Mme Anne Courrèges : Les différentes mesures qui apparaissent dans le rapport de l’Agence, correspondent à des retours de pratiques « du terrain », des demandes qui ont pu être formulées ou des interrogations suscitées par les conditions mises à l’application de la loi. Il est question d’ajustements qui peuvent utiles ou nécessaires.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Il s’agit d’un ajustement.

Mme Anne Courrèges : Encore une fois, nous n’avons pas à nous prononcer sur les questions de société, ni sur l’opportunité du vecteur législatif.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Nous n’avons pas non plus à nous positionner sur les questions sociétales.

Mme Anne Courrèges : Je vous propose d’en venir aux questions de génétique : les diagnostics et la génétique constitutionnelle. Il s’agit d’un domaine à la frontière entre la recherche et la médecine, source de beaucoup de fantasmes, d’espoir mais aussi d’inquiétude, parce que cela interroge notre rapport à l’humain. Les pouvoirs publics ont organisé ces activités, plus tardivement que dans d’autres activités, parce qu’elles sont plus récentes, d’un point de vue scientifique, pour essayer d’apporter des soins qui permettent déjà de soulager, de guérir si possible, ou en tout cas d’accompagner, et toujours dans le respect de l’humain.

J’ai souligné la très grande sensibilité des données génétiques et leur particularité. Il s’agit d’un domaine dans lequel des évolutions majeures sont intervenues ces dernières années, évolutions qui tiennent, à la fois, à la connaissance des gènes des maladies, de leur expression, des maladies génétiques, mais aussi à des innovations technologiques. On peut notamment penser au déploiement de la NGS (new generation sequencing). Nous sommes en situation de disposer, aujourd'hui, d’études de plus en plus approfondies des gènes, dans des délais de plus en plus courts et pour des coûts de moins en moins élevés. De ce fait, de nombreux concepts utilisés jusqu’à présent doivent être interrogés, en particulier toutes les questions qui tournent autour du consentement, de l’information, des données, avec le Big Data. Cela pose aussi les questions du conseil génétique. Comment organiser le conseil génétique face à la masse des informations et face à leur plus grande complexité ? Ces données, extrêmement complexes à interpréter, posent la question des compétences pour y procéder. Beaucoup de questions sont en jeu. S’y ajoute toute la problématique des découvertes incidentes, mais qui dit découverte incidente, dit découverte non seulement pour soi-même, mais aussi découverte incidente dans le cadre d’une information de la parentèle. Beaucoup de questions sont donc « sur la table », du fait de ces différentes évolutions. Elles méritent vraiment que la révision de la loi de bioéthique soit l’occasion de s’interroger à cet égard.

D’autres questions se trouvent à la frontière entre ce qui relève de la génétique somatique et de la génétique constitutionnelle, en particulier avec le développement de la médecine personnalisée. Quand vous soignez un cancer, de plus en plus souvent, des tests compagnons sont proposés et vont conduire à disposer d’informations qui relèvent, en réalité, de la génétique constitutionnelle. À partir de quel moment doit-on apporter des garanties identiques à celles qui encadrent la génétique constitutionnelle ? Toutes ces questions sont aussi « sur la table », de même que l’articulation avec la loi sur la biologie médicale, compte tenu des compétences nécessaires pour interpréter une information génétique complexe.

D’autres sujets peuvent être regardés comme plus périphériques ou plus techniques, même s’ils ont leur importance. Je me permets de signaler que nous avons posé la question de savoir s’il n’y avait pas lieu de poursuivre le chemin engagé par la loi de 2011 à propos de la procédure d’agrément en AMP. En ce qui concerne l’agrément des professionnels en génétique, il serait envisageable de traiter cette question tout simplement au niveau de l’autorisation du laboratoire. Les compétences sont vérifiées à ce stade. Le régime actuel nous paraît témoigner d’une forme de redondance avec les contrôles réalisés par ailleurs.

L’Agence remplit de nombreuses missions, le secteur de la génétique se développant beaucoup. C’est également vrai pour les autres secteurs d’intervention de l’Agence qui sont très dynamiques. Nous préférons nous concentrer sur les domaines pour lesquels nous apportons une valeur ajoutée.

Puisque vous êtes tous deux sénateurs, je rappellerai la problématique de l’examen des caractéristiques génétiques sur les personnes décédées. Le Sénat y a consacré une proposition de loi. Les professionnels sont vraiment confrontés à des situations dans lesquelles la possibilité de réaliser un tel examen des caractéristiques génétiques est même demandée par les familles qui voudraient prendre des mesures de prévention vis-à-vis du reste de la fratrie, éventuellement après une mort subite. La proposition de loi a offert l’opportunité de poser la problématique, d’y réfléchir. Traiter de cette question dans la loi bioéthique permettrait de faire le lien avec la réflexion sur le reste des examens des caractéristiques génétiques. En ce domaine aussi se posent des questions d’information de la parentèle, de possibles découvertes incidentes, d’interrogations sur la nature du consentement.

L’étude du Conseil d’État contient des développements extrêmement intéressants sur ces sujets compliqués. Ce domaine est marqué par des bouleversements techniques majeurs. Cette complexité technique ne doit pas susciter de réticence à les envisager et pour en discuter. Notre défi collectif consiste à être suffisamment pédagogues, afin que les gens en comprennent les enjeux. Dans les États généraux de la bioéthique, ces sujets n’étaient pas beaucoup traités. Leur technicité a peut-être conduit certains à ne pas se sentir autorisés à intervenir à leur propos. Or, ils concernent vraiment chacun d’entre nous. Nous sommes convaincus qu’il est possible d’en donner une explication accessible, en prenant le temps nécessaire, même si le temps de la pédagogie n’est pas toujours suffisamment disponible.

Pour sa part, le thème de la recherche sur l’embryon et les cellules souches embryonnaires avait été au cœur de la précédente révision de la loi de bioéthique. Il avait été très discuté parce que, comme je l’ai dit tout à l’heure, et comme l’a rappelé le Conseil d’État, ce sujet est éminemment législatif. Il recouvre des enjeux éthiques majeurs, avec le statut de l’embryon, regardé comme une personne humaine potentielle. Le législateur depuis 2011 y est revenu à deux reprises :

̶ la première, à la suite de l’adoption d’une proposition de loi sénatoriale qui, en 2013, a conduit à passer d’un régime d’interdiction sauf dérogations à un régime d’autorisation encadrée ;

̶ la seconde, en 2016, sur la question de la recherche biomédicale en assistance médicale à la procréation. Quand il est question de recherches sur l’embryon relevant de l’Agence de la biomédecine, il s’agit de recherche scientifique, c’est-à-dire d’une recherche sur un embryon qui ne sera pas implanté. En revanche, la recherche biomédicale en assistance médicale à la procréation vise à mieux connaître la possibilité de soins sur l’embryon, à améliorer les techniques en ce domaine. Puisqu’il y a bien une gestation, cela relève de l’essai clinique. C’est la raison pour laquelle l’Agence nationale de la sécurité du médicament (ANSM) est compétente. La loi de 2011 avait permis la recherche interventionnelle sur l’embryon, mais en 2013, le législateur avait, non intentionnellement, fait disparaître ce régime, alors qu’il s’agissait de soumettre cette recherche au régime de droit commun de la recherche biomédicale et des essais cliniques. Le législateur a rétabli ce régime sous la responsabilité de l’ANSM, mais avec un avis de l’Agence de la biomédecine et avec des garanties particulières.

La recherche sur l’embryon et les cellules souches embryonnaires humaines date des années 2000. La France est plutôt bien positionnée en ce domaine, qui commence à donner ses premiers fruits. Dans le monde, la recherche sur les cellules souches embryonnaires humaines est active : on doit compter dix-huit essais cliniques aujourd'hui. À son début, la recherche sur l’embryon a compté un certain nombre de projets visant plutôt à dériver des lignées de cellules souches. Aujourd'hui, l’intérêt principal tend à bien comprendre le développement précoce de l’embryon. De nouveaux projets de recherche émergent à cet égard.

Dans le domaine de la recherche sur l’embryon et sur les cellules souches embryonnaires humaines, même s’il ne s’agit pas exactement de la même problématique, on retrouve aujourd'hui deux grands cas de figure, que nous avons illustrés dans notre rapport.

Le premier cas de figure a trait aux problématiques ou aux questionnements relatifs aux conditions d’application de la loi actuelle. Une interrogation porte sur les conditions d’autorisation fixées actuellement par la loi, notamment l’articulation avec les cellules pluripotentes induites (iPSC). Aujourd’hui, les scientifiques insistent sur le fait que la recherche sur les iPSC et la recherche sur les cellules souches embryonnaires humaines (CSEH) ne sont pas antagonistes, mais complémentaires. Ils l’affirment avec constance. Cela conduit donc à s’interroger sur la formulation des conditions mises à l’autorisation des recherches.

Il en est de même pour le champ des autorisations : faut-il maintenir exactement le même régime pour la recherche sur l’embryon et pour la recherche sur les cellules souches embryonnaires humaines, sachant que les enjeux éthiques ne sont pas exactement les mêmes, puisque pour les cellules souches embryonnaires humaines, par définition, l’embryon, a déjà été détruit et, qu’en outre, il n’y a pas de possibilité de revenir à la constitution d’un embryon.

De même, des questions se posent désormais sur le champ des manipulations interdites. Le contexte scientifique qui prévalait en 2011, lors de l’interdiction du clonage thérapeutique, des embryons transgéniques ou chimériques, n’est plus exactement le même qu’aujourd’hui. Certains projets de recherche peuvent conduire à interroger ces concepts et à se demander s’ils s’appliquent ou non à certains types de recherche. L’Agence de la biomédecine exerce ici une lourde responsabilité, heureusement éclairée par son Conseil d'orientation, mais, à la fin, il appartient au juge de trancher, puisque les contentieux sont quasiment systématiques pour ce type de recherches.

Toujours s’agissant de l’application de la loi dans ses termes actuels, nous nous interrogeons sur les types de projets de recherche qui doivent être soumis à autorisation. Des projets portent de plus en plus sur les milieux de culture ou sur le process industriel ou de validation, compte tenu des avancées déjà réalisées.

Le deuxième cas de figure a trait aux innovations et aux bouleversements scientifiques. L’exemple le plus connu est évidemment celui du ciseau moléculaire (CRISPER Cas 9). Cela soulève très clairement la question de l’articulation avec la recherche sur l’embryon.

Pour la recherche clinique, la question ne se pose pas, puisque la convention d’Oviedo et le droit français interdisent les manipulations qui pourraient avoir un effet de transmission à la descendance. Mais certains scientifiques s’interrogent sur la possibilité ou non de le faire en recherche scientifique pure, suivie de la destruction de l'embryon, ne serait-ce que pour valider la méthode.

Dans un contexte d’incertitudes scientifiques, cette question se posera au législateur, car il lui appartient de dire ce qu’il souhaite ou ne souhaite pas : veut-il séquencer l’approche, poser des interdictions absolues ou des interdictions relatives. Il s’agit d’une lourde responsabilité qui lui appartient en propre.

L’autre question a trait à la durée de culture des embryons.

Aujourd’hui, le législateur n’ayant rien dit, il appartiendra donc à l’Agence de la biomédecine, saisie d’un projet de recherche, de se poser la question et de prendre parti, encore une fois, sous le contrôle du juge. Ce n’est pas la situation la plus confortable pour un régulateur. La question se pose effectivement. La limite des sept jours résulte d’un avis du Comité consultatif national d’éthique de 2001, rendu dans un contexte scientifique très différent, puisque, de toute façon, on ne pouvait pas techniquement franchir cette limite. Dans un certain nombre de pays, la question porte sur la fixation d’une limite à treize jours, certaines équipes affirmant qu’elles seraient capables d’aller au-delà. Ces questions sont désormais posées au législateur et ses réponses très attendues.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Un problème se poserait-il si l’on portait la limite de sept à treize jours ?

Mme Anne Courrèges : La limite de sept jours correspond à l’implantation et celle des quatorze jours à la formation du tube neural et à l’individualisation. Ce sont des éléments de la réflexion. Il s’agit d’un questionnement éthique, scientifique et législatif.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Sachant que l’embryon n’est pas destiné à être implanté.

Mme Anne Courrèges : Les chercheurs travaillent aujourd'hui, soit sur l’embryon surnuméraire, dans l’hypothèse où il n’existe plus de projet parental et que le couple a souhaité donner l’embryon à la recherche, soit sur des embryons issus du diagnostic préimplantatoire, qui portent la maladie.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Ils ne donneront pas d’enfant.

Mme Anne Courrèges : Il n’y aura pas de gestation. Il s’agit bien de recherche scientifique. La question est de savoir à quel moment on détruit l’embryon et quelle connaissance on peut espérer acquérir ou pas, si on fait évoluer les choses. Telles sont les questions qui se posent en matière de bioéthique. La question de l’utilité de la recherche n’est pas celle de l’utilitarisme. Il ne faut pas confondre les deux notions. Les notions de bienfaisance, de non-malfaisance, tous les concepts éthiques sont extrêmement importants et guident la réflexion en permanence.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : À partir de quel moment considère-t-on qu’il s’agit d’un être humain ?

Mme Anne Courrèges : La question ne se pose pas exactement dans ces termes. L’embryon est une personne humaine potentielle et la recherche sur l’embryon est encadrée de façon spécifique. Ce type de recherche n’aboutira pas à la naissance d’un enfant.

En tout cas, cela fait partie des questions nouvelles, comme les chimères, les gamètes artificiels.

M. Philippe Amiel : Il s’agit d’un débat de spécialistes et de juristes, mais le grand public a son mot à dire.

Mme Anne Courrèges : En tout cas, les lois de bioéthique sont des lois qui font société, ce qui justifie leur méthodologie particulière d’adoption, parce qu’on considère qu’elles concernent tout le monde.

M. Philippe Amiel : Les évêques de France ont un a priori, que l’on peut parfaitement respecter, mais qui est tout de même un a priori sur le caractère sacré de la vie, dès le premier instant.

Mme Anne Courrèges : Encore une fois, il s’agit d’une question sur laquelle l’Agence de la biomédecine n’a pas à se positionner. Il est clair que, parmi les enjeux éthiques, figure bien évidemment, la question de savoir à partir de quel moment on risque de se retrouver dans une situation d’eugénisme.

M. Philippe Amiel : Mais à un moment donné, on aura affaire à une certaine opinion farouchement opposée à toute recherche sur l’embryon et sur les cellules souches embryonnaires.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Jusqu’à présent la loi n’autorisait qu’un délai de sept jours ?

Mme Anne Courrèges : La loi n’est pas intervenue. Le CCNE a rendu un avis en 2001, duquel il ressort, après des discussions manifestement assez nourries, qu’il avait pris le parti d’en rester à la logique pré-implantatoire, l’implantation de l’embryon intervenant à sept jours. Il s’agit d’un avis. S’il n’a pas de valeur juridique autre que la force morale d’un avis du CCNE, rendu en 2001, il sert aujourd'hui de référence. Lors de la précédente révision de la loi bioéthique, le CCNE s’est interrogé sur ce point, mais il a considéré qu’il appartenait au législateur de fixer la durée limite de la culture de l’embryon in vitro. Le législateur n’a pas souhaité le faire alors. Il avait déjà beaucoup à débattre, notamment avec la question du régime d’interdiction versus autorisation de la recherche.

En 2001, le contexte était très particulier : l’Agence de la biomédecine n’existait pas et il n’y avait aucune recherche sur l’embryon en France. En 2010, le CCNE invite le législateur à statuer sur ce sujet, ce que le législateur, pour des raisons qui lui appartiennent, ne fait pas. Encore une fois, jusqu’à présent, la question demeurait théorique, parce que, d’un point de vue scientifique, on ne pouvait pas le faire. Cela n’a pas empêché certains autres pays de se trouver confrontés à la même question « théorique » et d’opter pour une durée de culture in vitro de treize jours. La nouveauté tient au fait qu’une équipe de chercheurs à l’étranger a été en mesure de cultiver l’embryon in vitro jusqu’au treizième jour, en disant qu’elle s’est arrêtée volontairement à ce stade, mais qu’elle aurait pu aller au-delà. Un jour, la question qui pourra se poser éventuellement à l’Agence de la biomédecine est de savoir quel cadre de référence retenir dans le silence de la loi, sachant que si une équipe dépose un projet de recherche qui va au-delà de sept jours, il faudra bien prendre parti sur la question. On doit s’attendre à ce qu’ensuite un recours devant le juge soit engagé et que ce dernier fixe la limite.

Le questionnement consiste donc à savoir si le législateur entend se saisir de cette question et fixer lui-même une limite et, si oui, laquelle. Telle est la question qui vous est soumise.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Qu’estimez-vous souhaitable ?

Mme Anne Courrèges : Dans le rapport de l’Agence, nous avons très clairement fait figurer la durée de culture des embryons parmi les questions susceptibles de se poser, en précisant bien qu’il appartenait au législateur de définir à cet égard ce qui est acceptable ou ce qui ne l’est pas. Je vous renvoie aussi à l’étude du Conseil d’État, qui invite également le législateur à prendre parti.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Quel type de recherches mener entre le septième et le treizième jour et pour quelles avancées ?

M. Samuel Arrabal : Cela permettrait d’observer des stades précoces de développement de l’embryon, ce qui, à ce jour, n’a pas été fait chez l’homme. Il s’agit vraiment d’un aspect cognitif. Le fait de connaître le développement précoce de l’embryon permet ensuite d’acquérir les connaissances pour améliorer l’AMP, pour améliorer la qualité et l’implantation des embryons.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Lors de son audition, le docteur Hervé Chneiweiss a insisté sur l’intérêt d’étudier l’embryon à ce stade, en raison des connaissances importantes que cela apporte.

M. Samuel Arrabal : Il s’agit du stade où s’installent les premiers feuillets et donc les étapes qui permettent les premières différenciations des cellules. Aujourd'hui, on sait grosso modo ce qui se passe, puisqu’on dispose de modèles animaux, à partir desquels on extrapole. Mais cela n’a jamais été observé formellement chez l’humain.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Ces recherches ont-elles déjà été menées à l’étranger ?

M. Samuel Arrabal : Aujourd'hui, deux équipes ont publié, de façon quasi simultanée, l’une au Royaume-Uni, l’autre aux États-Unis, à propos de cultures d’embryons jusqu’à J 13, dans un système très particulier, avec des milieux de culture, des systèmes et des structures tridimensionnelles dans lesquelles il semble qu’ils ont cultivé les embryons un peu plus longtemps. Les embryons supportent mal une culture un peu prolongée. Selon ces articles, au-delà, on commence à voir une certaine déstructuration. Néanmoins les équipes disent qu’il est techniquement tout à fait possible d’aller au-delà. Il n’existe qu’une publication princeps aujourd’hui, dans Science, une par équipe. Il n’existe pas de publications plus récentes. Il s’agissait surtout d’envisager l’aspect technique, l’innovation, le fait d’avoir mis au point cette technique. Il n’y a pas vraiment de connaissances qui ont été décrites.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Ils ont seulement démontré la possibilité d’aller jusqu’à treize jours. Imagine-t-on de possibles progrès pour mieux comprendre des maladies ?

M. Samuel Arrabal : Oui, de la même manière qu’on peut prendre un embryon porteur de la mutation, puisqu’issu du diagnostic préimplantatoire, et étudier l’influence de la mutation sur les stades précoces du développement de l’embryon. Cela permet d’en savoir plus dans la connaissance des maladies génétiques et, éventuellement, d’essayer d’adapter les stratégies de soins. Cela doit faire partie du questionnement éthique.

Mme Anne Courrèges : C’est une réflexion qu’il appartient au législateur de mener, mais la question se pose aujourd'hui. Si la discussion ne se tient pas devant le législateur, elle aura lieu devant le juge, parce qu’une équipe de recherche soumettra très probablement un projet et, que l’Agence l’autorise ou le refuse, le juge sera amené à se prononcer sur cette question. Il est amené à considérer jusqu’à quel point l’appréciation portée respecte l’éthique. Je rappelle que, parmi les conditions légales, il faut que la recherche soit éthique. Le juge sera donc amené à porter une appréciation collégiale sur le caractère éthique de la recherche.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Supposons qu’il accepte, comment justifiera-t-il sa décision ?

 

Mme Anne Courrèges : Dans le silence de la loi, on se situerait dans le cas de la nécessaire interprétation de la disposition législative prévoyant le respect des principes éthiques par la recherche. L’interprétation du juge porte sur des dispositions qui sont plus ou moins précises. Quand les textes ne le sont pas, le juge est amené à clarifier les choses.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Et la congélation des embryons ?

Mme Anne Courrèges : Les techniques doivent chercher à limiter le nombre d’embryons. D’un point de vue éthique, on ne va pas créer d’embryons pour la recherche, mais d’abord apporter une réponse aux couples qui ont un projet parental. En revanche, le rapport de l’Agence soulève la question du sort des embryons destinés à la recherche, passé un certain délai.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : La loi autorise la congélation des embryons et le don d’embryons à la recherche.

Mme Anne Courrèges : Les couples peuvent décider de donner des embryons pour l’accueil à un autre couple, de donner des embryons à la recherche ou peuvent décider la cessation de leur conservation.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Le seul problème philosophique qui peut se poser à nous, en tant que législateur, est de savoir s’il est choquant qu’on puisse cultiver les embryons de sept à treize jours, en sachant qu’ils seront détruits. La loi autorise-t-elle bien la destruction des embryons ?

Mme Anne Courrèges : Les couples peuvent décider que les embryons ne seront pas conservés. Quand les embryons sont donnés à la recherche, aujourd’hui, la loi n’a pas prévu de terme au-delà duquel il est possible de les détruire. En revanche, s’ils sont inclus dans un projet de recherche, cette dernière ne peut pas aller au-delà d'un certain délai pour des raisons éthiques, parce que l’embryon évolue. Cette durée est à fixer, mais l’embryon est détruit à cette occasion.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : S’agissant d’un embryon qui, de toute façon, sera détruit, il est possible de prévoir dans la loi qu’il ne peut être utilisé pour la recherche que jusqu’à treize jours.

Mme Anne Courrèges : Cela fait partie des questions qui vous sont posées. Il vous appartient de décider de ce qui est acceptable. En France, les équipes qui font remonter des interrogations posent la question de savoir si elles peuvent aller jusqu’à treize jours. Dans d’autres pays, compte tenu des recherches récentes, c’est la durée de treize jours elle-même qui est réinterrogée.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Pour quelles raisons les équipes étrangères s’interrogent-elles sur la limite des treize jours ?

M. Samuel Arrabal : Pour des raisons de faisabilité technique. Jusqu’à présent, la question était purement théorique, on n’était pas allé au-delà de sept jours. Désormais, il a été démontré qu’on peut aller jusqu’à treize jours. Les deux équipes qui l’ont fait, ont dit, en outre, qu’elles auraient pu aller au-delà, pas forcément beaucoup plus longtemps, parce qu’apparaissait quand même une dégradation, mais en tout cas au-delà de treize jours. La question s’est posée dans ces termes dans les pays concernés, pays qui admettent la recherche jusqu’à treize jours.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Et ce sont des dispositions législatives qui fixent la limite des treize jours dans ces pays ?

Mme Anne Courrèges : Parfois, il s’agit de recommandations scientifiques ou de comités d’éthique. La recherche sur l’embryon est organisée de façon très différente selon les pays.

En France, la procédure d’autorisation de recherche est très encadrée et mise en œuvre avec vigilance par l’Agence de la biomédecine. Nous sommes bien conscients qu’il s’agit d’une recherche aux exigences éthiques fortes. L’Agence dispose d’un collège d’experts qui vérifie la pertinence scientifique du projet. Le Conseil d’orientation, notre instance éthique, intervient et rend des avis très motivés et très complets sur ces sujets. Ensuite, je donne l’autorisation, sachant qu’en plus, le ministre chargé de la recherche et le ministre chargé de la santé peuvent s’y opposer, s’ils considèrent que les principes éthiques y invitent. Ce régime d’autorisation est donc extrêmement encadré, repose sur une procédure qui prévoit plusieurs examens avec un regard à la fois scientifique et éthique. Cela représente du temps pour les équipes de recherche évidemment, mais aussi pour nous.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Seriez-vous obligée de refuser aujourd’hui ?

Mme Anne Courrèges : Sur la question de la durée de culture de l’embryon, à cette heure, nous n’avons pas encore de projet de recherche sur lequel nous ayons eu à nous prononcer.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Je vous remercie.


Audition de M. le Docteur Olivier Caron, généticien, responsable de l’équipe d’oncogénétique de l’Institut Gustave Roussy – Mercredi 11 juillet 2018

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Vous êtes responsable de l’équipe d’oncogénétique de l’Institut Gustave Roussy à Villejuif. Vous êtes médecin investigateur dans plusieurs études sur les gènes de prédisposition au cancer du sein ou de l’ovaire.

Dr Olivier Caron : Médecin généticien, je m'occupe de prédisposition au cancer en tant que telle. Il s’agit d’une petite partie de la génétique.

Dans un premier temps, notre travail a historiquement consisté à essayer de comprendre ce qui se passait au sein d’une famille. Pourquoi le sort semblait-il s'acharner sur cette famille avec un nombre de cancers très inhabituel ou à des âges particulièrement jeunes au diagnostic ?

Assez rapidement, on s'est rendu compte qu’une prise en charge pouvait découler de cette connaissance, c'est-à-dire mieux évaluer les risques de cancer pour pouvoir mettre en place un certain nombre de mesures de prévention chez les apparentés de la famille réellement concernés par le risque, plutôt que d'avoir une approche consistant en une même surveillance pour tous, quelle que soit la situation.

Cela permettait et permet toujours de distinguer, au sein d’une famille, entre qui a besoin d'un suivi et qui n'en a pas besoin, malgré l'histoire familiale, pour celui qui n'a pas hérité de la prédisposition en question.

De manière plus récente, l’analyse génétique dite constitutionnelle, avec le patrimoine génétique d'une personne, s'est invitée dans la prise en charge du patient. Il s’agit par exemple de ce qu’on peut appeler la « théranostique ».

Pendant très longtemps, l'analyse génétique a été complexe et longue et ne pouvait concerner qu'une approche par gêne, c'est-à-dire qu'il fallait cibler un gène pour pouvoir aller regarder dedans à la recherche d'une éventuelle anomalie. Désormais – et c'est l'énorme virage pris il y a quelques années maintenant, sur le plan technologique – on a un accès à une information génétique quasiment sans limite. Bien évidemment, cela soulève d'autres défis, le défi actuel n'étant plus d'avoir de l'information génétique mais de savoir l'interpréter et de faire le tri entre ce qui a du sens et ce qui n’en a pas. Cela peut passer, mais pas seulement, par du big data.

Premier point sur lequel il faut insister : on a aujourd’hui l'impression d’un décalage entre, d’un côté, « le terrain » – ce qui est effectivement utile pour le patient et la technologie – et, de l’autre côté, l'encadrement légal. De même, on peut avoir l’impression que l'information a pris le pas sur ce qui est réellement utilisable en pratique courante.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : C’est l’impression qui se dégage. Il ne faudrait pas perdre la maîtrise de l’utilisation des données. Qui peut faire quoi ?

Dr Olivier Caron : Et même à la base : que faire ? On va distinguer :

– la validité biologique, c’est-à-dire démontrer que telle variation dans le gène a un impact sur le fonctionnement du gène lui-même ;

– la validité clinique : cette variation dans le gène a-t-elle un effet sur un risque ou sur le développement d'une maladie ? Ce n'est pas toujours le cas. Ce n'est pas systématique, puisqu'on peut avoir des suppléances par d'autres gènes ou par d'autres mécanismes ;

– et l'utilité clinique, ce qu'on appelle aussi « l'actionnabilité » : peut-on faire quelque chose de cette variation du risque sur une éventuelle maladie ?

C’est un long chemin finalement. En tout cas, pour l'instant, le bond technologique qui a eu lieu permet d'avancer sur la validité biologique, pas forcément sur la validité clinique. Ce message est souvent perturbant pour le patient lui-même. Il s’interroge : « pourquoi ne me fait-on pas tout un tas de choses ? Pourquoi n'analyse-t-on pas mon exome – l’ensemble de mon patrimoine génétique codant – voire l'ensemble du patrimoine génétique tout confondu ? » Une des réponses tient en ce qu’en faisant l'analyse du patrimoine génétique d’une personne, on va trouver des dizaines de milliers de variations dont on ne connaîtrait pas forcément l’impact.

Que faire ?

D'un point de vue éthique, il y a toujours les grands principes notamment l'autonomie, la bienfaisance, la non-malfaisance, etc.

L'autonomie commence par un choix du patient. Dans la loi, c’est-à-dire « d’en haut » et selon le sens commun, sans aucun jeu de mots, on considère qu'on ne peut pas aller « regarder » dans les gènes sans que les personnes n’en soient d’accord. Ceci me paraît tout à fait légitime, de même que l’arsenal légal m’apparaît suffisant à cet égard.

Ensuite, il faut un consentement éclairé, par de l'information préalable. Cette information est très importante. Il convient non seulement d'envisager le cas où on trouverait une anomalie, ce qu'on peut attendre de l'utilité du test, la signification de l’absence d’anomalie et le cas de variations dont on connaît moins bien l'impact ou qui auront un impact sur autre chose que ce qu'on aurait pu chercher : c'est toute la notion « d'incidentalome. »

Il s’agit d’un véritable défi. Lorsqu’on se trouvait dans le cas de « lire » uniquement un ou deux gènes, il était assez simple de dire : « on va chercher une anomalie. Si on trouve une anomalie et qu’on en connaît bien les conséquences, on peut vous donner l'information loyale sur ce qu'on va faire si on trouve cette anomalie. »

Désormais, on part un petit peu « dans le flou ». Si on analyse vingt-cinq gènes en même temps, il n’est pas possible de dire en information préalable : « si on trouve une anomalie, on fera ceci ou cela », sinon le patient s’y perd assez rapidement et on le comprend d'ailleurs. Ce ne serait pas matériellement faisable.

S’agissant de cette information, un premier écueil tient au fait que le patient lui-même peut être tenté d'accéder, seul, à l'information génétique avec les tests commerciaux ou par Internet, etc. De ce point de vue, un renfort, peut-être une clarification légale seraient-ils possibles sur le fait que la commercialisation est interdite en France et qu’on ne peut pas faire ces tests, même si on dispose d’une prescription médicale de son médecin traitant. Ce n'est pas le médecin traitant qui va donner l'information. Nous nous sentons quelque peu démunis lorsque des personnes viennent nous consulter avec des résultats de ce type.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Qui ne sont pas forcément clairs.

Dr Olivier Caron : Il y a de tout. Il y a de véritables charlatans qui ne font rien du tout et renvoient n'importe quoi en guise de résultats. Il y a aussi des entreprises qui font sérieusement des analyses, suivant des techniques qui ont peut-être leurs limites, mais qui veulent dire quelque chose sur le plan biologique.

Ce qui pêche toujours, c'est l'interprétation ultérieure et ce que peut en comprendre un patient. Par exemple, j’ai rencontré un patient dont l’analyse mettait en évidence une variation associée, au sens statistique du terme, à une augmentation du risque de dégénérescence maculaire liée à l'âge. Cela était vrai, mais le risque associé augmentait peut-être de quelques pour cent la probabilité de développer une déchéance maculaire liée à l’âge. Cet homme de trente-cinq ans en était complètement perturbé. Il avait consulté trois ophtalmologistes et faisait un examen du fond de l’œil tous les six mois. Clairement, il y a là quelque chose « qui ne va pas. » Il faut manifestement protéger le citoyen.

Dans la mesure où désormais il peut être nécessaire d'avoir une analyse génétique constitutionnelle du patrimoine génétique d'une personne pour traiter une maladie, donc plutôt en lien avec une anomalie tumorale par exemple dans le champ du cancer, cette demande d’information peut venir aujourd’hui d’un oncologue qui doit utiliser un résultat, ou, souvent, du patient lui-même complètement « perdu » lorsqu’on parle de gènes.

Pour ces tests, dits « théranostiques », dans le cas des cancers de l'ovaire, un médicament a obtenu une autorisation de mise sur le marché en fonction du résultat de tests constitutionnels. Pour le moment, nous avons pu prendre en charge toutes les patientes qui avaient besoin de cette information pour guider leur traitement. Si les indications devaient se multiplier, serait-on capable de mettre un généticien derrière chaque oncologue et derrière chaque patient qui aurait besoin d'une analyse ? Cela va forcément devenir très compliqué.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Les oncologues sont-ils au courant de ces travaux ?

Dr Olivier Caron : Oui. Des circuits sont établis. De toute façon, les patients ont été de tout temps adressés en consultation génétique par nos confrères, il est rare qu’ils soient directement venus de leur propre chef. En cancérologie, les chirurgiens, les oncologues, les radiothérapeutes nous adressent le plus souvent les patients. Ces circuits existent et fonctionnent bien.

Il est sûr que si l’on se trouve dans une situation où la réalisation du test génétique est amorcée par un spécialiste, quel qu'il soit, cette notion d'information préalable du patient doit demeurer, avec des nuances, parce qu’entre aussi en ligne de compte la probabilité de trouver une anomalie.

Jusqu'à présent nous suivions, dans nos consultations, des critères d'analyse extrêmement stricts, essentiellement pour des questions de « rentabilité » de la démarche. Un test génétique n'apportait une information que si on trouvait une anomalie. L'utilité du test, sur le plan « pratico-pratique », reposait sur la probabilité de trouver une anomalie et si on ne trouvait pas d'anomalie, le test était considéré comme non contributif. C’est encore le cas. Cette approche était notamment conditionnée par les capacités limitées, sur le plan technologique. Si on demandait à un laboratoire de faire une analyse, celui-ci hiérarchisait les analyses pour lesquelles il se considérait comme le plus pertinent. S’il n’avait pas d'indication ou si la probabilité de trouver une anomalie était trop basse, on ne réalisait pas l'analyse aussitôt et on la mettait « dans la file d'attente ». Cela pouvait durer très longtemps.

Désormais, le paradigme a quelque peu changé. La démarche de l'oncologue est : « s'il y a une anomalie, je vais faire ceci, s'il n'y a pas d'anomalie, je vais faire cela ». Dans tous les cas, le résultat va donc être pertinent, peu importe la probabilité de trouver une anomalie. Il s’agit d’un très grand changement pour nous. L'utilité du test ne sera pas la même ni l'utilisation du résultat. Cela nous conduira à nous interroger sur notre organisation actuelle et la meilleure façon de répondre à cette nouvelle approche.

On ne pourra pas répondre à ces besoins croissants, et dont on ne voit d'ailleurs pas les limites, sans une extension de l'organisation actuelle, à savoir, en France, de l’ordre de 200 points de consultation de généticiens ou, en tout cas, de personnes formées à la génétique ou qui ont l'habitude de donner une information consensuelle adaptée à la situation. Si on doit prendre en charge plusieurs dizaines de milliers de cas supplémentaires par an, cela ne sera pas possible ainsi.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Une agence comme l’Agence de la biomédecine ?

Dr Olivier Caron : Nous croyons au réseau, c'est-à-dire qu'à un échelon à définir – ce peut être au niveau local ou régional – tout médecin qui aurait besoin d'une information génétique soit capable et ait un minimum de formation pour transmettre les éléments suffisants pour la réalisation du test et qu’en aval, la gestion du résultat soit faite dans de bonnes conditions. Cela signifie être en contact étroit avec des équipes de génétique dont pourraient dépendre de nombreux oncologues. Il est vrai qu’en cas de probabilité très faible de trouver une anomalie, notre information standard peut n’être pas adaptée. Si quelqu'un a un pour cent de probabilités qu'on trouve une anomalie, faut-il vraiment passer quarante-cinq minutes à lui expliquer ce qui sera fait pour sa famille en cas de découverte d’une anomalie ? Cela peut être un peu contre-productif.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Avez-vous l'impression qu’actuellement on n’encadre pas suffisamment ces nouvelles technologies et leur impact ?

Dr Olivier Caron : Probablement. Jusqu’à présent, la loi met de toute façon de côté les analyses dites somatiques et ne vise que les tests constitutionnels. Désormais, il existe une convergence entre le somatique tumoral et le constitutionnel. Au niveau international, on considère qu’il y a un bénéfice à ce qu’une personne ait une analyse génétique large de sa tumeur, voire un exome de sa tumeur, parce que cela permet de déterminer des cibles thérapeutiques et d'orienter le patient vers le bon traitement.

Techniquement, c’est quasiment infaisable sans faire l'analyse du patrimoine génétique constitutionnel, donc forcément il y a une convergence entre les deux.

Autant l'analyse constitutionnelle est très encadrée, avec des autorisations à la fois des laboratoires, des praticiens qui signent les résultats. Autant sur le plan tumoral, l’encadrement est celui de la biologie habituelle, sans qu'il y ait d'autre garde-fou.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Dans ce cas, un intérêt s’attacherait-il à adapter l’encadrement législatif à cette nouvelle approche ?

Dr Olivier Caron : À mon sens, oui. Même la notion de consentement. Le consentement – le document formel écrit et rempli par le patient, à l'issue de son information et après réflexion, laquelle est souvent virtuelle car le consentement est souvent signé à la fin de la consultation – est requis pour une analyse constitutionnelle, il ne l'est pas pour une analyse tumorale. Or, fréquemment, une analyse tumorale, même sans analyser tout de suite ou en parallèle le patrimoine génétique constitutionnel, peut être assez prédictive de la présence d'une prédisposition, par exemple. Finalement il semble quelque peu « byzantin » d'avoir une information tumorale qui peut être obtenue un peu hors contexte et d’avoir un carcan pour procéder à une analyse sur le plan constitutionnel. Il y a quelque chose à préciser dans la loi. Faut-il un consentement systématique pour les analystes tumorales ? Pourquoi pas.

 

D'un point de vue pratique, cela pourra vous paraître étrange, mais je me méfie un peu du consentement automatique, systématique parce que « trop de consentement tue le consentement ». S’il s’agit simplement de prévoir une case de plus à cocher et à signer, la signature sera donnée sans aucun problème.

Mme Annie Delmont-Koropopulis : On peut quand même poser la question au moment du consentement à la réalisation d’une analyse constitutionnelle.

Dr Olivier Caron : Oui. Mais je pensais plutôt au cas d’un patient qui serait pris en charge en oncologie. L’oncologue a besoin du résultat d'une analyse tumorale plus ou moins large. Aujourd'hui il n'y a pas besoin de consentement. Faut-il en rajouter un pour que l'analyse tumorale soit faite ? Il faut que ce soit un vrai consentement éclairé. Cela signifie donner une information minimale préalable, sinon, en pratique, on sait très bien comment cela se passe : « le patient peut signer absolument tout ce qu'on veut ». À titre personnel, j'attache beaucoup plus d’importance à l’information que je peux donner qu’à la signature, en tant que telle, du document : le patient, de toute façon, signera ce qu'on lui présentera.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : De même, faut-il avertir la parentèle ?

Dr Olivier Caron : Il s’agit d’un point qui est assez clair dans la loi actuelle, qu'il faut probablement remanier, parce que « sur le terrain », c'est assez compliqué à mettre en place. L’idée – et c'est aussi un principe éthique – est qu’une information utile et qui peut contribuer à l'amélioration de la santé doit être portée à la connaissance de ceux qui en ont vraiment besoin. Au sein d'une famille, ce seront les apparentés. De tout temps, dès les premières lois de bioéthique, il existait une sorte de charge morale du patient qui se sait porteur d’une anomalie d’informer ses proches de leur possibilité de faire un test ciblé sur cette anomalie.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Comme pour le cancer de l’intestin. C’était purement moral. À partir du moment où le médecin diagnostiquait un cancer chez un patient, il lui disait de prévenir autour de lui. Cela ne figurait pas dans la loi. Au bon vouloir de chacun.

Dr Olivier Caron : Cela fonctionne effectivement ainsi dans l'écrasante majorité des cas et cela fait partie de l'information préalable. Lorsqu’on explique l’utilité et la raison de procéder au test, cette dimension familiale est de toute façon présente : s’il apparaît une anomalie, l’identification de cette information génétique donnera la possibilité à ceux qui le souhaitent de faire des tests. Il s’agit souvent de l’un des moteurs de motivation des patients, qui le font pour eux mais aussi pour leur famille.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Mais il faut recueillir le consentement pour l’information.

Dr Olivier Caron : Quel consentement ?

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Celui du patient qui fait le test.

Dr Olivier Caron : Le patient va signer son consentement pour sa propre analyse, et si on trouve une anomalie, à ce moment-là, il a la charge d'en parler à ses frères et sœurs, à ses enfants. Cela figure dans la loi. En outre, la loi prévoit que le patient a le droit de ne pas savoir, en application du principe d'autonomie. Il peut demander à n’être pas mis au courant. En revanche, on va organiser l'information de ses proches. Cela figure aussi dans la loi. À titre personnel, je ne l’ai jamais rencontré. Tous les patients qui font des tests viennent chercher leurs résultats, sauf à de très rares exceptions et je ne me suis jamais trouvé dans le cas où on aurait trouvé quelque chose d'utile pour la famille. Mais il est vrai que cela peut arriver.

En dehors de tels cas, si le patient refuse, pour toutes sortes de raisons, de transmettre l'information à ses frères et sœurs et à ses enfants, le médecin généticien peut être délégué pour le faire, suivant une procédure assez précise et très lourde d'ailleurs, puisque, selon la loi, il faut anticiper avant de prescrire le test, donc très en amont – on ne sait même pas s’il y aura une anomalie de découverte – on doit savoir qui le patient devra prévenir, on doit noter dans le dossier médical, les identités de ces personnes, et, si le patient refuse d’informer, on va lui demander de nous transmettre les coordonnées de toutes les personnes à prévenir.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Quelles sont les motivations d’un tel refus ?

Dr Olivier Caron : Il peut s’agir de raisons purement psychologiques dans le cas où le patient se dit : « je ne saurai pas comment mener ce genre de discussions ». C’est assez fréquent. Il s’agit d’une réaction normale et humaine. Nous arrivons à accompagner le patient, parfois en faisant appel à des psychologues, qui sont souvent sollicités pour une question de communication familiale tout simplement. Cela rassure beaucoup de patients et, finalement, l'information se transmet. D’autant plus qu'on ne lui demande pas forcément de contacter cinquante personnes dans sa famille. C’est souvent par ricochet ou de proche en proche. On va plutôt en parler à l'enfant qui, lui, n'aura pas autant de scrupule à en parler à ses oncles et tantes. On arrive à s'en sortir le plus souvent.

L’autre situation est celle où le patient dit : « je suis fâché à mort, au sens strict, avec ma famille, je ne lèverai pas le petit doigt. »

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Et je ne veux pas qu'on leur dise.

Dr Olivier Caron : La loi prévoit qu’en cas de refus du patient de transmettre l'information, ce refus est noté dans le dossier et cela s’arrête là. Si le patient accepte tout de même qu’on le dise à sa place, il lui est demandé de donner les adresses nécessaires pour le faire. S’il n’a pas envie de les donner, il ne les donnera pas et nous n'avons absolument pas les moyens d'investigation pour aller rechercher les adresses des uns et des autres. Cela pose aussi un problème de responsabilité, d'un point de vue strictement légal. Admettons que le patient « joue le jeu » et nous donne les adresses. Que fait-on si l’adresse est fausse ou n'est pas la bonne adresse ? Ce n’est pas clair non plus.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Être détenteur d'un secret que l’on doit transmettre et ne pas pouvoir disposer des moyens de le faire, cela doit être difficile.

Dr Olivier Caron : Cela m'est arrivé extrêmement rarement. Dans les quatre dernières années, il a dû m’arriver deux fois de ne pas pouvoir convaincre des patients de faire passer l'information. Dans un cas, il n’y a eu aucune suite, c'est-à-dire qu'on m’a donné des adresses, j'ai posté deux lettres, qui sont restées sans suite. Dans les textes d’application de la loi, il est prévu que l’envoi soit effectué en recommandé avec accusé de réception et il est donné un exemple de courrier. Cet exemple est plus anxiogène qu’autre chose, parce qu’il ne faut pas aborder le champ d'application du test. Il faut juste dire : « venez nous voir ». C’est sans doute quelque peu stressant pour le destinataire, parce qu'on « tourne autour du pot » : « je ne vous connais pas, vous ne me connaissez pas, mais je dois vous dire quelque chose de très important, prenez rendez-vous ». Et vous recevez cela par recommandé chez vous. Je pense qu'il y a mieux comme entrée en matière avec le patient.

Il y a sans doute moyen d'alléger les formalités administratives, par exemple noter simplement les noms ou désigner peut-être simplement les premiers degrés, sans mettre les noms, prénoms, etc. dans le dossier médical, parce que cela n’est jamais fait à ma connaissance.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : À partir du moment où vous faites une analyse génétique, le patient devrait accepter de faire un arbre généalogique.

Dr Olivier Caron : Cela se fait effectivement. Dans le compte rendu de la première consultation où le test est proposé, le patient informé et son consentement recueilli, pour essayer d'être au maximum « dans les clous », il lui est indiqué qu’en cas d'identification d'une mutation, il informera ses apparentés au premier degré. Il lui est également expliqué la notion de tests en cascade. Il y a moyen d'alléger la procédure en ce qui concerne ce qui doit figurer dans le dossier au départ. L'information de la parentèle doit effectivement faire partie des points abordés en amont, avant le test. Avant de pouvoir prescrire un test, on peut insister sur l’importance d’avoir informé sur ce point, sur la nécessité, en cas de problème, de prévenir et d’y revenir seulement dans le cas où le patient refuse complètement de passer l'information. Il faut alors prévoir effectivement une procédure d'exception. Il est probablement plus simple de laisser le médecin généticien apprécier le niveau d'information qu’il va transmettre. Au minimum, il faut prévoir d'envoyer un courrier, un peu plus circonstancié pour que le destinataire ait au moins une idée de ce dont il s’agit, qu’il est question non de maladies neuro-dégénératives ou quoi que ce soit, mais de cancer. Nous disposons de documents que nous utilisons dans chaque cas d’anomalie. Nous conseillons au patient d’en parler à sa famille et nous lui remettons des documents d'information qui sont destinés aux apparentés. Cela a toujours été bien perçu.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : N’avez-vous pas rencontré des patients qui se sont adressés à vous en disant : « mon père avait telle maladie… » ?

Dr Olivier Caron : Non, nous n’avons pas encore eu cet effet, malgré les milliers de consultations. Nous rencontrons souvent des situations de cancer du sein chez une jeune femme dont la mère elle-même avait eu un cancer du sein, jeune. Souvent la patiente nous dit : « je ne sais pas si ma mère, à l'époque, avait fait des tests génétiques ». Nous expliquons qu’à l’époque, par exemple en 1985, cela n’était pas du tout la pratique, que les choses se sont mises en place bien après et qu’encore maintenant elles se mettent en place.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Un jour ou l’autre on y arrivera. Dans un autre domaine, on constate maintenant des « levées de boucliers » pour avoir accès aux origines, en cas d’assistance médicale à la procréation avec don de gamètes.

Dr Olivier Caron : Dans les contributions aux états généraux de la bioéthique, est apparue la notion de « droit de connaître son génome ». C’est une notion que je ne connaissais pas. Stricto sensu, son génome peut être corrélé à l’hérédité.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Si un membre de la famille est atteint d’une maladie héréditaire, un jour ou l’autre les enfants vont se rebeller et dire : « vous ne nous avez pas prévenus alors que vous aviez l’information ».

Dr Olivier Caron : C’est l'esprit de l’obligation d’informer la parentèle, c'est-à-dire prouver finalement qu’on avait fait tout ce qui était en notre pouvoir pour faire passer l'information. Je ne suis pas sûr que ce soit efficace sur le terrain. C'est un point important.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Cela évoluera en fonction des avancées de la génétique et de son utilisation de façon plus courante.

Dr Olivier Caron : En termes d'information, à partir des résultats, il y a tout ce qui a trait à la notion « d'incidentalome » qui effectivement aujourd'hui ne nous concerne pas trop, puisque nous en sommes encore à des analyses restreintes à quelques gènes. Mais, dans les années qui viennent, il s’agira d’analyses beaucoup plus larges

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Des cartographies.

Dr Olivier Caron : Oui, et même technologiquement ou d'un strict point de vue de contrôle des coûts, il sera plus simple d'avoir une analyse génétique identique, quelles que soient les indications, parce qu'on pourra mutualiser les analyses.

À l’heure actuelle, la loi exige de discuter en amont des possibilités de découvertes non sollicitées ou inattendues. Cela me paraît souhaitable. Pour le consentement, il est dit que le patient doit accepter ou s'opposer à la révélation d'une information qui ne concernerait pas la pathologie qui était envisagée, par exemple si on suspecte une prédisposition au cancer et que l'on trouve quelque chose qui a un impact, par exemple, sur les risques de troubles du rythme cardiaque. Nous posons la question bien sûr. La réponse est toujours à cent pour cent oui. Mais, surtout, cela dépend de la façon de poser la question. Si face à un patient, on part du principe que ce qu'on trouve comme incidentalome suppose une variation actionnable, il faudra définir ce que recouvre « l’actionnabilité ».

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Vous disposez d’une thérapeutique ou non.

Dr Olivier Caron : Si on dit aux patients : « j'ai quelque chose de très important à vous dire, voulez-vous que je vous le dise ou non ? », que peut répondre le patient ? C'est une fausse question pour moi. Que dans le consentement, on doive cocher oui ou non en réponse à cette question est une sorte d'aberration. Dans les arrêtés sur les bonnes pratiques, on en est arrivé à ce niveau de détail.

Auparavant, un médecin savait « se débrouiller » avec son patient et, dans le colloque singulier, faire passer les informations en fonction du contexte. En tout cas, obliger à ce que la question soit posée dans le consentement me paraît discutable. À la limite, qu’il sache que cela puisse exister suffit pour la signature du consentement. Exiger plus me paraît discutable, parce que cela ne correspond ni aux attentes, en termes de santé, sur le plan de la prévention, ni aux attentes du patient lui-même. Pendant très longtemps le patient que l’on recevait au début des années 2000, était persuadé qu'on allait lui révéler son avenir et regarder tout ce qu'il avait dans son patrimoine génétique, lui dire tout ce qui n’allait pas et tout ce qu'il aurait à faire. Nous avons pris beaucoup de temps, avec chaque patient, pour lui expliquer que l’on avait juste regardé et répondu à quelques questions, sur un champ très particulier.

Aujourd’hui on a parfois l’impression que c’était le patient d’alors qui avait raison et qu’on va pouvoir lui donner quelques informations qui pourraient lui être utiles. Mais cela peut être une illusion, pour le patient également, de se dire : « j'ai fait une sorte de check-up génétique, il n'y a rien eu de particulier donc je n’ai rien à faire. » Cela peut dissuader le patient, parce que, dans l'absolu, on peut – et c'est la raison pour laquelle je reviens sur la notion d'actionnabilité – tout à fait être d'accord pour se dire que s’il s’agit d’un risque de cancer ou s’il s’agit d’un risque de trouble du rythme, ce risque pourra être pris en compte pour agir. S’il s’agit de maladies neuro-dégénératives, cela devient plus compliqué. Je n’entre même pas dans la prise en compte de la temporalité : peut-être à un moment donné, cela pourrait-il être utile pour le patient. C'est encore plus compliqué.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Au Sénat, nous avons travaillé récemment sur la possibilité d’étudier le patrimoine génétique d’une personne décédée.

Dr Olivier Caron : Oui. Il s’agit d’un aspect qui, au quotidien, nous servirait beaucoup. Il est assez fréquent qu’une personne indemne de cancer vienne nous voir pour un test génétique. Comme toujours, pour qu’un tel test soit pertinent, il faut une anomalie. Quand on est en charge d'une famille, lors de la première rencontre, on va initier un test génétique chez la personne chez laquelle existe le plus de probabilité de trouver l'anomalie, si elle existe. Il s’agira d’une personne atteinte de cancer, idéalement la personne la plus jeune, parce que le cancer le plus suspect d'entrer dans un cas de prédisposition. Si ce test est négatif, on informe sur l’impossibilité de s’aider, aujourd’hui, de l'outil génétique.

Lorsque toutes les personnes sont décédées, on peut se poser la question du test chez la personne indemne, que l'on a en face de soi, en tenant compte du fait que les prédispositions ne seront peut-être pas nécessairement au maximum. Elles se transmettent une fois sur deux au premier degré de la parenté de ceux qui ont eu des cancers. On divise donc par deux la probabilité de trouver une anomalie qui n’était pas au départ très élevée. Le test est donc déjà moins pertinent. Si on ne trouve pas d'anomalie, on ne sait pas si c'est en raison d’une absence d'anomalie dans la famille ou s’il y en avait une, sans que la personne en question n'en ait hérité. En termes d'évaluation des risques, « on revient à la case départ ».

Mme Annie Delmont-Koropoulis : D’où la nécessité de rechercher le génome de la personne qui est décédée.

Dr Olivier Caron : Absolument. Cela donne au moins la possibilité de trouver une anomalie chez cette personne-là et, à ce moment-là, les tests qu’on proposera aux apparentés indemnes seront toujours pertinents, qu’ils aient hérité ou non de la prédisposition familiale. C’était inenvisageable d'un point de vue technologique jusqu'à récemment.

Avec les progrès des analyses tumorales, on peut également faire une analyse extrêmement utile si on a la possibilité d'accéder aux tissus tumoraux archivés en allant très au-delà d’un lien de filiation, d'une mutation dans un gène. Certains aspects de la tumeur n'étaient quasiment jamais recherchés au moment du diagnostic et peuvent être le reflet indirect d'une prédisposition. Cela peut vraiment guider notre prise en charge. Par exemple, en cas de cancer du colon à quarante-cinq ans, et la personne étant décédée à cet âge-là, par principe, la surveillance devrait être la suivante : à quarante ans, les coloscopies seront nécessaires tous les trois à cinq ans. En revanche, si la tumeur présente un certain aspect, les coloscopies seront nécessaires tous les deux ans et devront intervenir beaucoup plus tôt. Cela a vraiment une influence directe. Pouvoir le faire est une bonne chose. Qu’a-t-il été décidé quant à la prise en charge financière ? À qui facturer ou qui paye finalement ?

Mme Annie Delmont-Koropoulis : La proposition de loi n’est pas encore inscrite à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale. Nous avions demandé qu’il y ait une prise en charge.

Dr Olivier Caron : C’est souvent la question, car il s’agit d’un frein sur le plan pratique. Le bloc qui va être archivé dans un laboratoire privé nécessitera des frais de sortie de bloc, même si l'analyse est faite sur des plateformes authentifiées.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : La proposition de loi a été adoptée à l’unanimité au Sénat.

Dr Olivier Caron : C'est une bonne chose. Il en va de même – c'est connexe, même si ce n'est pas tout à fait sur le même plan – en termes d'accès au dossier des apparentés. Pour évaluer les risques de cancer, on a besoin de savoir ce qui s'est réellement passé, si une femme me dit : « ma mère est décédée d'un cancer gynécologique à cinquante ans », cela peut recouvrir beaucoup de situations différentes.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : La proposition de loi portait sur les analyses, non sur l’accès au dossier.

Dr Olivier Caron : L’accès au dossier est également très important. Il existe une procédure, que l’on utilise finalement, la procédure d'accès au dossier du particulier ou de l'ayant-droit. Dans la loi de 2002, on avait le droit d'accéder au dossier pour établir les causes du décès. On se situe toujours un peu « à la limite », parce qu’on ne recherche pas toujours les causes du décès et on n’entre pas exactement dans ces cas-là. En outre, la question de la facturation et des lourdeurs administratives se pose. Un directeur d'hôpital refuse l’accès au dossier, parce que vous n'êtes pas dans le cadre de la loi. Il a raison, mais franchement, je pense que ce n'était pas forcément identifié.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Souhaitez-vous attirer notre attention sur d’autres aspects ?

Dr Olivier Caron : Au sein du groupe génétique et cancer de la Fédération Unicancer, nous avons réfléchi à des points très génériques, comme la sécurité des données, puisque, nous allons forcément générer de nombreuses données si on se dirige vers une centralisation des analyses dans les plateformes France médecine génomique. On se trouve dans un cas de non-malfaisance, c'est-à-dire que le test génétique ou une analyse génétique, quels qu’ils soient, ne portent pas préjudice au patient.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : J’ai travaillé sur la question des données agrégées et des données anonymisées. Les sociétés d’assurance malheureusement dans le cas de l’oncologie ont déjà accès aux données agrégées anonymisées. Quand on considère que pour compléter le remboursement des patients, ces sociétés ont également accès aux données non anonymisées, elles peuvent très bien « recouper » toutes les données et avoir accès à toutes les données non anonymisées, c’est-à-dire, par exemple dans le cas d'un patient traité en oncologie, de connaître, par recoupement, la totalité du dossier du patient. Cela va changer aussi la prise en charge, parce que ces sociétés sont tout à fait capables de relever leurs tarifs et aussi de partager ces données avec les banquiers, les banques ont leurs propres assurances. Le droit à l’oubli n’est pas près d’exister.

Dr Olivier Caron : C’est une question qui nous est souvent posée : comment peut-on mettre un résultat de génétique dans un dossier médical ? Sur le plan pratique, il est indispensable que mes collègues d'oncologie ou que le chirurgien au sein de mon établissement, sache que Madame Untel est porteuse d'une anomalie du gène BRCA 1, parce que cela va influencer son traitement. D’un autre côté, si vous me dites que l'assureur a accès aux données, c’est effectivement très dangereux, si demain on dispose des données d’exome stockées – l’exome, par définition, n'est pas anonymysable, puisqu'il est unique. Je n'ai pas de solution technique, mais il existe un réel danger.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : La loi de bioéthique doit s’attacher à la sécurité des données anonymisées.

Dr Olivier Caron : C'est une préoccupation du citoyen. Cette question est très régulièrement posée, pas tellement par ceux qui ont souffert d’un cancer, parce qu’ils expérimentent malheureusement la difficulté d’être assurés en ayant un antécédent de cancer qui ne peut pas être caché. Ce sont les personnes indemnes, qui font des tests dans les familles où il existe des prédispositions. Nous disons à ces patients : « la loi est tout de même vraiment de votre côté ». Cela est vrai : un assureur n'a pas le droit de poser de questions, etc. C'est très clair, et on leur cite les dispositions en cause. Maintenant, s’il y a une absence d'étanchéité des dossiers médicaux et que cela peut se passer à l'insu de tout le monde, parce que c'est un accès informatique, il est sûr que cela va devenir très compliqué.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : À partir du moment où l'assureur va savoir que le père, la mère etc. ont eu un cancer et que la personne elle-même a fait des recherches dans ce sens, il ne manquera pas d’en tirer les conséquences.

Dr Olivier Caron : C'est un des plus importants défis. Mon cheval de bataille et celui de nombre de mes confrères est vraiment l'information. Il convient de faire en sorte qu’elle soit adaptée à la situation. Il convient de « mettre à plat » tous les fantasmes autour de ces tests. Ils ne vont pas prédire l'avenir, ni répondre à toutes les questions que se posent les gens, mais ils vont apporter quelque chose. Il faut être très clair sur ce point.

Il faut trouver un dispositif adapté au volume des tests et des données, qui sera sans commune mesure avec ce que l'on gère à l'heure actuelle, et que ce dispositif garantisse en outre la sécurité des données.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Ce n’est pas le cas pour l’instant, puisque les députés de la majorité ont autorisé les compagnies d’assurances à avoir accès aux données anonymisées agrégées, sachant qu’on en dénombre des milliards. C’est un réel danger.

Dr Olivier Caron : Ces données ne concernent-elles que les pathologies ? Les données relatives à quelqu'un d'indemne qui a un dossier informatisé dans un hôpital sont-elles susceptibles d'être versées ?

Mme Annie Delmont-Koropoulis : De toute façon, les données se trouvent dans des plateformes qui sont certainement sécurisées. Mais y a-t-il eu un remboursement de sécurité sociale ?

Dr Olivier Caron : Non, pour l’instant cela relève du référentiel des actions innovantes hors nomenclature (RIHN). Ce n'est pas directement la sécurité sociale, c'est un autre système. Bien sûr, il existe certainement quelque part un tableau et un code avec un nom en regard.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Il existe un tableau chez les laboratoires qui procèdent à l’analyse.

Dr Olivier Caron : Oui. Il existe même deux tableaux : l'établissement prescripteur déclare un certain nombre de données et le laboratoire effectueur déclare également ce qu'il a fait.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Avec le nom du patient ?

Dr Olivier Caron : Bien sûr, c'est nominatif et des factures sont établies.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Cela fait partie des données agrégées anonymisées. On croit que cela reste anonymisé. Ce n’est pas vrai.

Dr Olivier Caron : Je suis d'accord avec vous. S’agissant de l’anonymat, à notre niveau, on peut, à la limite, si un patient demande que son dossier ne soit pas informatisé, faire en sorte qu'il ne le soit pas. Cela est très compliqué à mettre en œuvre. De toute façon, son analyse a été identifiée quelque part.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Il demeure une trace de son passage au laboratoire avec la codification correspondante.

Dr Olivier Caron : Je mentionnerai un dernier point relatif au diagnostic prénatal, préimplantatoire dans le champ de l’oncogénétique. La loi ne prévoit pas de liste, en tout cas de thématique particulière à ce dispositif. J’en suis assez partisan, ce qui fait que les demandes lorsqu'elles existent, sont systématiquement examinées en centre pluridisciplinaire de diagnostic prénatal (CPDPN).

Il s’agit de situations rares. Les centres ne sont donc pas forcément très compétents, ou en tout cas, ne connaissent pas la prédisposition en tant que telle. Il arrive parfois que des décisions soient prises de manière quelque peu « étrange » pour le spécialiste de génétique.

Une de nos propositions consisterait à prévoir, lorsqu'un dossier traite d'une pathologie particulière – qu’il s’agisse des prédispositions ou autres – qu’un généticien impliqué dans ce sous-domaine de la génétique siège dans le CPDPN, de manière éventuellement extraordinaire, ou de façon régulière si les demandes sont nombreuses, pour apporter une certaine expérience de « terrain » en ce qui concerne la prédisposition en cause.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Je vous remercie.

 


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2018 : Révision des Lois de Bioéthique

Contribution de

UNICANCER Groupe Génétique et Cancer

Bureau du GGC :

-Présidente : Catherine Noguès, Institut Paoli-Calmettes, Marseille

-Secrétaire : Nicolas Sevenet, Institut Bergonié, Bordeaux

-Vice-secrétaire : Antoine de Pauw, Institut Curie, Paris

-Pascaline Berthet (Centre François Baclesse - Caen)

-Olivier Caron (Gustave Roussy - Villejuif)

-Chrystelle Colas (Institut Curie - Paris)

-Florence Coulet (Hôpital Pitié-Salpêtrière, Paris)

-Dominique Vaur (Centre François Baclesse – Caen)

 

 

Le Groupe Génétique et Cancer (GGC) rassemble l’ensemble des acteurs impliqués dans l’oncogénétique française depuis 1991. Le groupe est actuellement fort de ses 200 membres (cliniciens, biologistes, conseillers en génétique, chercheurs) appartenant à diverses structures (CLCC, CHU, Hôpitaux publics et privés, EPST).

 

Les missions du GGC sont :

-          D’assurer l’élaboration, l’organisation, et la mise en place des bonnes pratiques de prise en charge des patients et de leur famille, ainsi que leur diffusion que ce soit au niveau clinique ou pour la réalisation des analyses de génétique moléculaire.

-          De coordonner au plan national des projets d’évaluation des pratiques,

-          De contribuer à l’amélioration des connaissances sur les prédispositions génétiques aux cancers par la mise en place de projets de recherche clinique, biologique ou épidémiologique

 

Le Groupe Génétique et Cancer se positionne comme la colonne vertébrale du dispositif national d’oncogénétique comprenant 149 sites de consultation déclarés et 25 laboratoires de génétique moléculaire. Ce réseau clinico-biologique est soutenu dans le cadre des différents plans cancers par la Direction Générale de l’Offre de Soin (DGOS) et l’Institut National du Cancer (INCa). Il participe activement aux différentes expertises de l’INCa dans le domaine.

Cette activité repose sur l’utilisation de tests génétiques constitutionnels pour l’évaluation des risques de cancer, l’identification d’une prédisposition et l’adaptation de la prise en charge (surveillance, prophylaxie) pour une personne et ses apparentés.

Ces tests sont réalisés dans le cadre de la Loi de Bioéthique, notamment les articles L 1131 et suivants, sur l’examen des caractéristiques génétiques d’une personne, ceux encadrant la profession de conseiller en génétique et l’information à la parentèle.


  1. Garantir une information pré-test de qualité

L’autonomie de la personne devant le choix de faire ou ne pas faire l’analyse génétique, avec un « droit de ne pas savoir », est un principe éthique essentiel à respecter. Cette décision doit être « éclairée » par une information sur l’utilité médicale, les conséquences en cas de résultat positif ou négatif et les limites du test. Ce choix est matérialisé par un consentement écrit, signé par le patient préalablement à l’analyse.

  1. Cas de la personne atteinte de cancer

L’examen des caractéristiques génétiques tumorales a fait irruption dans la détermination de la stratégie thérapeutique de certains cancers depuis le milieu des années 2000. Il s’agissait alors de tests très ciblés sur des anomalies dans des oncogènes, permettant d’identifier la thérapeutique la plus efficace possible. Désormais, ces tests s’élargissent pour de nombreux types de cancers, jusqu’à des panels pouvant inclure des gènes impliqués dans les prédispositions héréditaires. Le résultat d’une analyse « tumorale » peut donner des informations sur le patrimoine génétique constitutionnel. En effet, l’ADN tumoral dérive de l’ADN constitutionnel et les prélèvements tumoraux comportent toujours une part de cellules « normales » de l’individu, en proportion variable. De plus en plus d’analyses complètes de l’exome (soit l’ensemble des séquences du génome codant pour des protéines) tumoral sont réalisées à l’heure actuelle, en France, uniquement dans le cadre de protocoles de recherche. Il est probable que cette stratégie s’étende au soin, dans le cadre du plan France Médecine Génomique 2025. Elle est déjà d’usage courant à l’étranger. Or, l’interprétation de l’exome tumoral ne peut se faire qu’en comparaison avec l’analyse de l’exome constitutionnel.

Il existe ainsi une convergence entre les analyses tumorales et les analyses constitutionnelles.

Jusqu’ici, les lois de Bioéthique ne s’appliquent pas aux tests tumoraux. Le patient ne reçoit aucune information préalable et l’analyse tumorale est faite sans consentement.

Les tests tumoraux s’adressent potentiellement à des personnes chez lesquelles l’histoire personnelle et familiale n’orienterait pas vers l'existence d’une prédisposition.

Or, le dispositif oncogénétique actuel est dimensionné pour répondre aux besoins en cas de suspicion de prédisposition, soit un nombre plus restreint de personnes. Les capacités actuelles de l’oncogénétique, malgré le renfort des conseillers en génétique, ne sont pas suffisamment adaptées au nombre de personnes à informer dans les délais requis par un calendrier thérapeutique.

La loi autorise déjà la prescription de tests constitutionnels par tout médecin, dès lors que le patient est atteint, en l’occurrence, de cancer. Néanmoins, les connaissances et compétences nécessaires pour garantir une information pré-test adaptée et loyale ne sont pas toujours réunies dans les différents établissements où les cancers sont pris en charge.

La « compétence » en oncogénétique est aujourd’hui difficilement identifiable. Les médecins avec une spécialité ordinale de génétique sont extrêmement peu nombreux. Il est nécessaire que d’autres spécialistes puissent être prescripteurs de tests génétiques, mais dans le cadre de réseaux pluri-disciplinaires déclarés comprenant au moins un oncogénéticien (élargissement de l’assiette de prescripteurs en oncogénétique).

Les conseillers en génétique occupent une place croissante dans les équipes, mais leur exercice est limité par la loi. Ils travaillent sous la responsabilité et par délégation d’un médecin qualifié en génétique. Dans les faits, la délégation de certaines consultations s’accompagne de la délégation de prescription de l’examen génétique, mais cette délégation est mal définie.

 

Propositions concernant les tests génétiques chez une personne atteinte de cancer :

1/ Le Groupe Génétique et Cancer recommande une information au patient sur l’identification potentielle d’un variant constitutionnel, préalablement à la réalisation d’un test génétique sur matériel tumoral. Cette information doit être adaptée à la probabilité d’identification d’un variant délétère constitutionnel.

2/ Pour garantir une information préalable de qualité, le Groupe Génétique et Cancer recommande que les tests génétiques ne puissent être prescrits chez des personnes atteintes de cancer que par des praticiens exerçant dans des réseaux de professionnels déclarés et comprenant au moins un oncogénéticien. L’exemple des équipes pluridisciplinaires des tests pré-symptomatiques déclarées à l’Agence de Biomédecine pourrait être pris (cf. infra 1.b).

3/ Le Groupe Génétique et Cancer demande une évolution de la loi en permettant une délégation claire de la prescription d’examens génétiques aux conseillers en génétique.

4/ Le Groupe Génétique et Cancer recommande que les résultats des tests génétiques tumoraux soient signés par un professionnel titulaire de l’agrément de signature des examens des caractéristiques génétiques à des fins médicales, délivré par l’Agence de la Biomédecine.

 

  1. Cas de la personne indemne avec prédisposition identifiée dans la famille

Selon la loi actuelle, les tests génétiques réalisés chez des personnes asymptomatiques, ciblées sur des mutations identifiées au préalable dans la famille, sont systématiquement réalisés dans le cadre d’équipes pluridisciplinaires déclarées à l’Agence de la Biomédecine. Ce processus n’est pas l’objet d’autorisation particulière et l’identification de ces équipes par le patient ou son médecin n’est pas toujours simple. Par ailleurs, en raison de l’essor technologique, des variants de plus en plus nombreux sont identifiés dans des gènes différents. Leur utilisation pour les tests dans les familles nécessite une expertise moléculaire, qui n’est pas toujours présente dans les équipes déclarées.

 

Propositions concernant les tests génétiques chez une personne indemne :

1/Le Groupe Génétique et Cancer recommande le maintien de la déclaration et de l’enregistrement par l’Agence de la Biomédecine des équipes pluri-disciplinaires en oncogénétique comprenant au moins des oncogénéticiens cliniciens, des conseillers en génétique, des psychologues et des spécialistes des pathologies concernées. L’intégration de biologistes moléculaires est recommandée. L’enregistrement devrait être validé par l’Agence de la Biomédecine sous forme d’une autorisation.

2/ Le Groupe Génétique et Cancer recommande l’organisation de la formation des membres de ces réseaux.

3/ Le Groupe Génétique et Cancer recommande que ces mêmes réseaux aient la responsabilité de valider les demandes de chirurgies prophylactiques.

 

  1. Tests des personnes indemnes, sans histoire familiale particulière

La question du test génétique de prédisposition pour tous peut se poser.

Il est important de préciser que, dans la plupart des cas, le risque familial est associé non seulement à l’éventuelle mutation identifiée, mais également à des gènes modificateurs encore inconnus pour la plupart. En clair, l’impact d’une mutation de prédisposition au cancer n’est probablement pas le même chez une personne indemne sans histoire familiale et chez une personne appartenant à une famille avec de multiples cancers.

L’utilité clinique est donc probablement limitée en population générale et, dans tous les cas, ces nuances doivent être apportées par l’information préalable.

Une offre existe déjà, les possibilités technologiques et les coûts désormais bas rendant désormais rentables pour des entreprises commerciales la réalisation d’analyse génétiques. Un certain engouement social aboutit à la création d’un « marché ». L’offre de tests génétiques constitutionnels directs au consommateur, atteint ou non de cancer, sans consultation de génétique est désormais accessible par simple commande, en passant par des sites internet hébergés en France. Le cadre légal actuel empêche en théorie cette pratique.

Comme expliqué plus haut, l’information préalable est indispensable. L’explication du résultat l’est tout autant. Un variant de signification inconnue doit être commenté. En outre, dans de nombreux cas, ces panels commerciaux comportent des gènes dont l’utilité clinique n’est absolument pas établie. Il paraît illusoire qu’un patient interprète seul son résultat à lecture d’un compte rendu dont les conclusions sont parfois scientifiquement discutables.

 

Proposition concernant les tests génétiques en accès libre :

Le Groupe Génétique et Cancer demande un renforcement de la Loi, notamment sur l’interdiction des tests directs sans information préalable.

Dans tous les cas, on rappelle la nécessité d’une information préalable dispensée par des professionnels formés.

 

  1. Evaluation des risques familiaux lorsqu’une personne est décédée
  1. Réalisation de tests tumoraux et constitutionnels d’une personne décédée

L’évaluation du risque de cancer d’une personne indemne est la plus simple lorsqu’une mutation prédisposante a été identifiée au préalable dans sa famille. Son statut de porteur ou non porteur de la mutation permet alors de guider sa prise en charge.

Il est fréquent qu’une personne indemne consulte en oncogénétique en raison d’une histoire familiale de cancer, qui justifierait une analyse génétique, mais sans qu’aucune analyse n’ait été menée auparavant. Si tous les apparentés atteints de cancer sont décédés, un test direct chez une personne indemne n’apporte de l’information sur le risque que si une mutation est détectée, ce qui est rarement le cas. Cela peut mener à la réalisation de nombreuses analyses non contributives.

Les méthodes utilisées aujourd’hui permettent désormais l’analyse de tissus tumoraux archivés. Le plus souvent, les personnes décédées de cancer ont eu dans le cadre de leur prise en charge une conservation de matériel tumoral. Une analyse post mortem permettrait, si elle menait à l’identification d’une mutation, la réalisation de tests au résultat systématiquement contributif chez les apparentés. Or, le cadre légal actuel interdit toute analyse biologique post-mortem, sauf consentement explicite donné par le patient de son vivant.

 

 

Proposition concernant la réalisation de tests génétiques post mortem :

Le Groupe Génétique et Cancer propose que la nouvelle Loi autorise les tests génétiques sur tissu conservé post-mortem dans la mesure où leur résultat permettrait d’adapter le conseil génétique et la prise en charge des apparentés avec une utilité médicale majeure. Ils seraient réalisés dans des conditions spécifiques et dans le cadre d’une prise en charge familiale en oncogénétique. Un consentement écrit d’un apparenté serait requis. Il sera nécessaire de préciser les modalités de financement.

 

  1. Confirmation de l’histoire familiale des cancers

L’accès au dossier du patient décédé peut apporter des éléments décisifs pour déterminer la prise en charge des apparentés. Ces demandes, quotidiennes pour toutes les consultations de génétique, ne sont pas abordées directement par le décret du 29 avril 2002. Beaucoup sont ralenties par la complexité des procédures, voire n’aboutissent pas suite à des refus administratifs.

 

Proposition concernant l’accès au dossier médical de personnes décédées :

Le Groupe Génétique et Cancer demande la simplification des modalités d’obtention du dossier d’un patient décédé, dans le cadre d’une demande familiale d’évaluation de risque en consultation de génétique.

 

  1. Information à la parentèle

Lorsqu’une mutation est identifiée dans une famille, un test ciblé est réalisable. Il revient à celui qui se sait porteur d’en informer ses apparentés. La loi précise qu’il s’agit de sa responsabilité. Cette obligation est abordée préalablement au test. La transmission de l’information à la famille peut être déléguée au médecin généticien, avec une procédure précisée par arrêté.

En pratique, ces modalités sont extrêmement lourdes et sont parfois contre-productives. Notamment, l’exemple de courrier de l’arrêté concerné est difficilement utilisable. Certaines personnes refusent en amont de faire le test pour cette raison.

Par ailleurs l’élargissement des analyses en panels de gènes de plus en plus large voire l’analyse de l’exome augmente la probabilité de révéler des anomalies non prévues qui vont encore complexifier le principe d’obligation d’information de la parentèle en amont du test.

 

Proposition concernant l’information à la parentèle :

Le Groupe Génétique et Cancer demande la simplification de la procédure d’information à la parentèle, notamment en limitant les informations notées dans le dossier.

 

 

 

 

 

 

  1. Prédisposition et demande de DPN/DPI

 

La plupart des prédispositions au cancer sont à pénétrance variable, à l’âge adulte et des possibilités de traitement existent pour la majorité des cancers. Elles ne rentrent habituellement pas dans le cadre du DPN/DPI. Néanmoins, la loi prévoit que les demandes puissent être examinées au cas par cas, puisqu’il n’a pas été fait de listes de gènes pour lesquels l’indication existe ou n’existe pas. La loi est satisfaisante sur ce point.

Ces demandes sont examinées par les Centres Pluridisciplinaires de Diagnostic Pré Natal (CPDPN). Le plus souvent, les généticiens qui y siègent sont éloignés des pratiques en oncogénétique. Les demandes sont rares et les connaissances très évolutives (impact en termes de risque, de traitement…). Un avis d’un oncogénéticien voire d’un oncologue est nécessaire dans la prise de décision comme le suggérait le rapport ABM / INCa de 2009.

 

Proposition concernant le DPN et DPI dans le cadre d’une prédisposition au cancer :

Le Groupe Génétique et Cancer propose de rendre obligatoire en séance la présence d’au moins un oncogénéticien en plus de celui qui dépose le dossier de demande de DPN/DPI dans le cadre d’une prédisposition.

Alternativement, il pourrait être créé une entité regroupant des oncogénéticiens et des oncologues, indépendante des CPDPN, qui aurait pour mission d’assister les CPDPN dans l’examen des dossiers qui leur sont soumis.

 

 


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Audition de M. le Professeur Vincent Lévy, oncologue, spécialiste en hématologie et maladie du sang à l’hôpital Avicennes à Bobigny Jeudi 19 juillet 2018

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Dans le domaine de l’oncologie et de l’hématologie, quelles appréciations portez-vous, monsieur le professeur, sur le dispositif français de bioéthique et son application et quelles éventuelles modifications seraient souhaitables ?

Pr Vincent Lévy : En préambule, je ne pense pas que l’oncologie et l’hématologie, les maladies malignes de façon générale, doivent être sorties du cadre général de la prise en charge médicale, si ce n'est qu’il s’agit souvent de maladies graves, avec un pronostic vital engagé, donc éventuellement des enjeux vitaux pour les patients, des enjeux de développement du médicament et des enjeux de mise à disposition de nouveaux médicaments, s’il en existe, aussi rapidement que possible pour les patients.

De façon plus générale, la prise en charge médicale des patients et ses procédures en hématologie et en oncologie, surtout concernant l’aspect du développement et de la recherche clinique du médicament, se trouvent dans une situation qui a beaucoup évolué en une quinzaine d’années. Le nombre de médicaments en développement croît de façon exponentielle. Le nombre d’essais thérapeutiques pour tester ces médicaments a également crû de façon exponentielle. Le coût de ces médicaments, lorsqu’ils arrivent sur le marché, est très supérieur à ce qu’il était il y a seulement une vingtaine d’années. Leur efficacité est en général supérieure. C’est bien la raison pour laquelle ils y arrivent, mais dans des conditions telles que les acteurs de la recherche clinique ont profondément changé, ou, en tout cas, les acteurs importants dans l’initiation de cette recherche clinique.

Pour la France, bien que les deux disciplines – oncologie/hématologie et en particulier l’hématologie – se soient structurées pour être opérationnelles, en termes de recherche clinique, avec des groupes coopérateurs, avec l’INCa, des groupes qui fonctionnent bien, l’impression générale d’une lourdeur des procédures de recherche clinique prévaut au point que de plus en plus d’essais sont initiés par les industriels du médicament.

En conséquence, la place des investigateurs académiques, hospitaliers pour le dire rapidement – Inserm, Assistance publique-Hôpitaux de Paris, centres hospitaliers universitaires – est réduite de façon « dramatique », je dis « dramatique », parce que nous sommes actuellement confrontés à des industriels en position d’imposer de plus en plus facilement des stratégies thérapeutiques avec des médicaments innovants. La capacité des médecins académiques à proposer des stratégies qui répondent à des questions cliniques ou à des questions de santé publique, mais qui n’entrent pas forcément dans le cadre du développement des médicaments, matériellement et financièrement importants pour les industriels, est devenue de plus en plus restreinte.

Cela conduit à se poser la question des moyens mis à la disposition de la recherche clinique académique au niveau national, par rapport aux moyens développés, ou en tout cas potentiellement « mis sur la table », par les acteurs de la recherche clinique sur le médicament, d’origine industrielle.

Pour donner une idée du décalage entre les deux, le principal appel d’offres académique national autour de la recherche clinique s’appelle le programme hospitalier de recherche clinique (PHRC). Sa dotation est assez remarquable, mais le coût actuel d’un essai clinique pivot qui va permettre d’obtenir l’autorisation de mise sur le marché d’un médicament, toutes disciplines confondues, est, pour la médiane, de l’ordre de 20 à 21 millions d’euros. La dotation de 1'essai le mieux doté par le PHRC a été de deux millions d’euros. Voilà le décalage.

Je voulais juste le mentionner, parce qu’il s’agit vraiment d’une compétition dans laquelle les chercheurs manquent réellement des moyens de proposer des innovations et des stratégies innovantes qui ne dépendent pas uniquement d’une logique de développement industriel. En recherche clinique, il s’agit d’une des problématiques auxquelles nous sommes réellement confrontés « de façon frontale » : les industriels, par leur regroupement, par les moyens mis à disposition, par leurs chiffres d’affaires, par le nombre d’essais qu’ils sont capables d’initier, ont un poids démesuré par rapport à des logiques de santé publique et à des logiques académiques qui tentent de rendre service à la communauté des patients et de faire avancer la recherche et la connaissance.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : En résulte-t-il que le développement de médicaments innovants n’est pas toujours possible ?

Pr Vincent Lévy : En tout cas, le développement des médicaments innovants suit probablement de plus en plus une logique très éloignée d’une logique de santé publique.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Comment faire ?

Pr Vincent Lévy : L’une des pistes serait, mais c’est sans doute un vœu pieux, de permettre à la recherche académique, en France et en Europe, d’avoir plus de moyens pour proposer des essais thérapeutiques innovants, pour tenter d’être un peu moins dépendante des industriels, en sachant que la quasi-totalité des médicaments viennent de l’industrie. Ils ne viennent pas de la recherche académique ou alors de façon marginale et sont alors évidemment repris par la recherche industrielle. Selon des calculs récents, le coût moyen du développement d’un médicament innovant en oncologie, mais cela n’est pas tellement différent dans d’autres domaines, pour arriver sur le marché est d’environ 1,2 milliard de dollars. Le Big Pharma est seul capable de le porter jusqu’à la mise sur le marché. En outre, de nombreuses questions de stratégie thérapeutique se posent en aval de la mise sur le marché d’un médicament innovant : par exemple, le choix de la meilleure stratégie entre deux stratégies innovantes. Il est très difficile, voire impossible, de disposer d’une information fiable sur l’efficacité relative de l’un par rapport à l’autre entre deux médicaments nouveaux arrivant sur le marché, puisqu’ils sont la plupart du temps développés par deux industriels qui ont des logiques propres de développement, différentes, et qu’ils ne veulent surtout pas les comparer.

Je ne sais pas si le cadre légal permettrait de le faire. À ce jour, personne n’y est arrivé. Il existe des outils qui permettraient de le réaliser dans un cadre académique, des modalités d’essais existent depuis longtemps, surtout développées dans la médecine de ville, par exemple, pour évaluer certaines stratégies thérapeutiques.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : On ne les utilise pas ?

Pr Vincent Lévy : Pas encore, tout simplement parce que les spécialistes n’en ont souvent pas l’habitude et parce que nous sommes tous, mes collègues et moi, à l’affût des innovations beaucoup plus au moment du développement du médicament, qu’une fois celui-ci arrivé dans le public. Après la mise sur le marché, la littérature et les informations provenant de certains collègues ou de certains pays dans lesquels cette évaluation est probablement mieux suivie, ou traditionnellement plus suivie, comme les pays nordiques, montrent qu’il existe une déperdition d’efficacité, et c’est bien naturel, entre le médicament qui a été évalué et le médicament sur le marché. Il est crucial de pouvoir la quantifier, pour savoir si ce médicament a encore un intérêt et, en particulier, en termes de survie ou de qualité de vie. Il existe un véritable enjeu tenant à la vie du médicament, une fois qu’il est sur le marché, en particulier les médicaments oncohématologiques qui restent toxiques, même s’ils sont parfois administrés par voie orale, et qui coûtent des sommes de plus en plus importantes au budget.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Les pays nordiques ne possèdent ni les mêmes références ni la même façon de travailler ?

Pr Vincent Lévy : Leur système de recueil de données est beaucoup plus performant que le nôtre, pour des raisons de taille, pour des raisons tenant au nombre de patients et pour des raisons de concentration des patients en un ou deux endroits. Au Danemark, tous les patients ayant un cancer sont traités dans probablement deux centres, ce qui est logique. En France, il ne peut en être question. Il existe donc un véritable enjeu de collecte de ces données : l’Assistance publique l’a bien compris et développe un entrepôt de données. Mais l’important, pour recueillir l’information dans ces entrepôts de données, est de disposer de moyens humains et techniques. Or, ils ne sont pas encore à la dimension du nécessaire pour d’abord, avoir une information fiable, et ensuite, être capables de discuter d’égal à égal avec les industriels du médicament, ou en tout cas de discuter de façon suffisamment assise avec eux, alors qu’ils commencent à être réellement très intéressés par ces données de post-marketing, une fois intervenue la mise sur le marché.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : C’est crucial pour notre système de santé.

Pr Vincent Lévy : Je vais vous donner un ordre de grandeur. Le budget de l’Inserm, qui réalise la recherche clinique ou y participe au même titre que l’Assistance publique et d’autres instances, est de l’ordre de 900 millions d’euros pour 14 000 chercheurs. Le chiffre d’affaires de Merck, le deuxième industriel du médicament, s’élevait, l’année dernière, à quarante milliards de dollars.

Voilà le décalage. Nous ne faisons pas la même chose. Certains s’occupent de médicaments, de mise sur le marché et gagnent de l’argent et c’est bien naturel, avec des médicaments souvent efficaces. Pour sa part, l’académique, le secteur public ne met pas suffisamment de moyens à la disposition d’une recherche qui pourrait être complémentaire de la précédente. La dotation pour la recherche clinique est loin d’être négligeable, mais la différence de budgétisation entre les deux est d'environ un log : de 1 à 10. Pour la réalisation quasiment d’un même essai, un industriel est capable de payer dix fois plus que ce qu’une structure comme l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris ou Toulouse ou Marseille ou Lyon ou Londres ou Berlin serait capable de faire. Mais les deux sont complémentaires.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Ne peut-on pas travailler avec une implication des industriels, telle qu’ils soient aussi parties prenantes et mettent à disposition leurs possibilités financières ?

Pr Vincent Lévy : Il s’agit de pratiques qui commencent à se développer. À ma connaissance, certains industriels développent des contrats-cadres avec de grandes institutions publiques : l’Assistance publique mais également à Harvard ou à Stockholm. Pour eux, il s’agit essentiellement de négocier l’accès aux données que génèrent ces grandes institutions.

L'Assistance publique a mis récemment en place un « data warehouse », un entrepôt de données pour ses trente-huit hôpitaux, probablement le plus grand réseau hospitalier structuré d’Europe. 6,5 personnes, équivalent temps plein, sont actuellement en charge de ce « data-warehouse ». Il n’est pas besoin d’être informaticien pour y voir un sous-dimensionnement, s’agissant du développement d’une base de données aussi gigantesque et aussi complexe, puisqu’elle comportera les données médicales, les données pharmaceutiques, les données biologiques, les données radiologiques, les données de sciences.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Sont-elles anonymisées ?

Pr Vincent Lévy : Tout à fait.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Malheureusement on a permis aux sociétés d’assurance complémentaire d’accéder aux données agrégées et anonymisées, qu’elles sont tout à fait capables de désanonymiser.

Pr Vincent Lévy : Ils peuvent chaîner sans aucun problème.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Au Sénat, nous leur avons dénié cet accès, mais les députés de la majorité ont remis en cause le vote unanime du Sénat.

Pr Vincent Lévy : S’agissant des limites tenant au consentement, par exemple en matière de génétique, je n’ai pas d’opinion absolument faite. En tant que structure de recherche clinique, nous avons été plusieurs fois confrontés à des situations dans lesquelles des prélèvements avaient été réalisés dans un cadre technico-réglementaire donné, stockés dans des conditions parfaites. Des analyses complémentaires deviennent intéressantes, plusieurs années après que les prélèvements ont été faits, mais ces prélèvements sont analysés avec des techniques qui permettent d’avoir accès à des informations de type génétique. Or, les patients n’ont pas signé de consentement pour réaliser de telles analyses. Certains d’entre eux sont décédés. L’analyse n’est pas possible.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Le Sénat a récemment adopté une proposition de loi à cet égard.

Pr Vincent Lévy : Nous nous sommes « arraché les cheveux » en comité de protection des personnes (CPP) pour déverrouiller une partie de ces études qui sont fondées sur des données disponibles et que les investigateurs ne pouvaient jusqu’à présent pas utiliser.

Mme  Annie Delmont-Koropoulis : Avez-vous d’autres items qu’il conviendrait d’envisager à l’occasion de la révision de la loi relative à la bioéthique ?

Pr Vincent Lévy : Dans ce qui limite la pratique des essais cliniques et l’inclusion des patients dans les essais ou la mise à disposition des essais, figure le consentement en tant que tel. Non le principe du consentement lui-même, qui me paraît être absolument indispensable, mais son contenu et sa forme. Les consentements sont devenus des objets totalement « délirants ». Si vous avez déjà eu dans les mains le consentement éclairé d’un essai en cancérologie, il est incompréhensible pour le citoyen lambda et surtout, donne une prétendue exhaustivité de l’information connue sur le médicament, qui est inintelligible pour un patient, lequel est soit terrorisé et dit : « non, moi je ne veux surtout pas » soit, le plus souvent en cancérologie, s’en remet entièrement au médecin en qui il a confiance, puisqu’il va le voir pour lui demander : « Le feriez-vous docteur ? ». Le consentement ne peut plus être réellement éclairé en suivant les modalités selon lesquelles il est actuellement présenté au patient.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Il faut être effectivement médecin pour arriver à remplir le document. Un patient lambda ne pourra malheureusement pas donner des détails qui sont nécessaires.

Pr Vincent Lévy : Le caractère supposément exhaustif de cette information semble aux praticiens que nous sommes, viser beaucoup plus à protéger le promoteur qu’à réellement informer le patient. Je ne sais pas comment solutionner cela, mais nous voyons régulièrement des patients qui viennent nous voir pour que nous leur expliquions, c’est d’ailleurs notre rôle. Il s’agit d’un facteur, parmi d’autres, limitant l’inclusion dans les essais cliniques.

Peut-être cela ne relève-t-il pas de la loi de bioéthique, mais, en cancérologie, la fraction des patients inclus dans des essais cliniques est de trois à cinq pour cent. Ce qui ne veut pas dire que tous les patients doivent être inclus dans des essais. Certains patients ou certaines maladies ont des stratégies thérapeutiques à peu près claires, mais nous essayons toujours d’avancer et nombre de cancers sont encore de pronostic malheureusement très défavorable. Les raisons pour lesquelles ce pourcentage demeure aussi faible, malgré les efforts des instances, sont multiples, différentes selon les pays – les problématiques ne sont pas les mêmes aux États-Unis et en Europe, par exemple. L’un des facteurs tient au nombre d’essais, qui n’est pas si élevé que cela, proposés aux patients et à l’importance des populations éligibles aux essais qui ne représentent qu’une fraction des patients traités par les médicaments ou les stratégies thérapeutiques. Actuellement, de nombreux essais en oncologie, ou en médecine interne par exemple, nous conduisent à « screener » une vingtaine de patients pour en inclure un dans l’essai, en fonction de critères d’inclusion ou de critères d’exclusion.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Les critères sont-ils toujours pertinents ?

Pr Vincent Lévy : Ils sont les plus restrictifs possible, de telle sorte que, finalement, les patients qui entrent dans l’essai n’aient pas la cirrhose, ou la bronchite chronique, etc., ce qui peut se défendre dans certains cas. Mais, à un moment donné, cela crée un hiatus entre l’information qui est la plupart du temps bien faite et pertinente, telle que publiée dans les plus grandes revues et, en arrière-plan, les patients réellement traités, qui sont dix, cent, mille fois plus nombreux que ceux pris en compte dans l’essai. Là, nous manquons d’informations. Et l’industriel, pour l’instant, n’y a pas vraiment accès ou le fait mal. Je pense que l’académique, la recherche publique, a son mot à dire sur ce point. Il faudrait que vous en parliez aux spécialistes de la pharmacovigilance des médicaments en oncohématologie – comme Fabien Despas à Toulouse. Ils ont l’habitude de manipuler de grandes bases de données, y ont accès et savent en sortir le signal. C’est un des aspects de la pharmacovigilance, mais cela n’est pas le seul.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Au-delà des avancées et des besoins de la recherche, des innovations en génétique, comme le ciseau génétique, il faut s’attacher aux patients qui attendent les médicaments et la guérison.

Pr Vincent Lévy : Du moins une amélioration et une prolongation de vie. Dans la maladie que j’étudie, qui est une micro-maladie par rapport aux grands problèmes de santé publique, mais qui est exemplaire quant au développement des médicaments, nous négocions toujours avec des industriels pour pouvoir poser des questions qui nous paraissent pertinentes. Et le dernier essai thérapeutique que nous avons essayé de mettre en place avec leur collaboration, parce que cela se fait toujours avec eux, a mis plus de dix-huit mois pour arriver à un mûrissement, avant tout dépôt réglementaire, juste pour la négociation.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Pour quelle maladie ?

Pr Vincent Lévy : Il s’agit d’une forme de leucémie, un peu particulière, avec deux nouveaux médicaments, à comparer à une stratégie habituellement suivie dans cette maladie.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Pour les enfants ?

Pr Vincent Lévy : Non, pour des adultes, plutôt des sujets âgés. Au bout de dix-huit mois de négociations, tout s’est arrêté, c’est-à-dire que le groupe national a « perdu » dix-huit mois sur un projet dont nous pensions, et dont nous restons persuadés, qu’il pourra répondre à une question importante. Pourquoi l’industriel a-t-il changé d’avis ? Il a changé de priorité. Les engagements étaient de gré à gré, il n’y avait évidemment encore rien d’écrit. Aucun contrat n’avait été signé. Nous nous trouvions encore dans la partie de ce type de montage où l’académique arrive avec une idée, rédige un projet, un protocole, se met d’accord au niveau national – puisqu’il s’agissait d’un essai national – rencontre les industriels qui, eux-mêmes, rencontrent leur tutelle internationale, avant de revenir vers nous et de négocier sur les questions posées, sur les coûts, etc. À la fin, on se met autour de la table et on signe. Ce n’est pas arrivé, mais cela a pris presque deux ans. Nous étions sur des médicaments innovants, mais nous n’étions pas sur des projets d’aval, des projets de phase 4.

Tout le développement de médicaments autour de ce qui se passe après que le médicament arrive et est prescrit offre un champ d’investigation et d’information que l’on pourrait réunir à partir d’études, bien menées méthodologiquement, sur des essais avancés, que les industriels ne veulent ou ne peuvent pas mener. Ces études d’impact pourraient être initiées dans le cadre d’essais pragmatiques.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : N’avez-vous pas demandé à connaître les raisons de cette décision ?

 

Pr Vincent Lévy : Si, bien sûr. Les réponses sont toujours : « le siège a dit non » ou « nous avons changé de priorités » ou « le groupe coopérateur d’un autre pays va répondre à la question plus rapidement que vous » ou « vous êtes trop cher »…

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Mais seront-ils réalisés ailleurs, de façon à obtenir la réponse ?

Pr Vincent Lévy : Cela sera posé de façon différente, pas tout à fait de la même façon que nous l’avions fait. On obtiendra une information qui nous paraît moins pertinente que celle que nous pensions pouvoir apporter, car on ne l’aura que de façon parcellaire. Ma réponse est : « ni oui ni non ».

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Ne faudrait-il pas imposer aux industriels d’aller jusqu’au terme du projet dans lequel ils se sont engagés ?

Pr Vincent Lévy : Cela paraît difficile. La part frustrante, en dehors du fait que l’essai n’aura probablement pas lieu, même si on est en train de négocier avec un autre industriel, qui, lui, pourrait le reprendre, tient à la dépense de temps et d’énergie totalement perdue. Des médecins, des professeurs, des praticiens hospitaliers ont passé des centaines d’heures de négociation, de rédaction, d’analyse critique etc. sur leur temps de travail, sur leur nuit et pour presque rien.

Si un contrat a été signé entre, par exemple, un groupe coopérateur et les industriels pour une recherche, les industriels sont parfaitement « clairs » et vont jusqu’au bout. La situation est beaucoup plus incertaine en amont. Une fois que l’essai a débuté, toutes les problématiques empêchant de mener à terme un essai clinique restent ouvertes, mais cela n’est pas le fait de l’industriel. Dans mon expérience, à partir du moment où l’industriel a signé, il a signé.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Jusqu’à quel moment demeure-t-on dans le flou ?

Pr Vincent Lévy : Tout au long de la négociation, avant la signature officialisant la décision de réaliser 1’essai.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Trop de verrous demeurent dans la recherche clinique. Quelles recommandations pourraient être faites à cet égard ?

Pr Vincent Lévy : La logique de développement des médicaments – et nous participons à des réunions avec les industriels parce qu’ils ont évidemment besoin de nous – leurs propres contraintes sont d’une autre nature. Les investissements mis dans le développement d’un nouveau médicament sont tels qu’ils sont prêts à limiter, par exemple, les critères d’inclusion, de façon maximale, pour être sûrs de ne pas avoir un effet secondaire inattendu. Un très vieil investigateur, un des meilleurs spécialistes américains de la leucémie aiguë, nous avait dit, lors d'un congrès, que quatre-vingts pour cent des patients qui ont une leucémie aiguë et qui ont plus de 70 ans allaient mourir dans les deux ans et tout le monde « s’en fiche ». Un patient meurt dans un essai clinique à quatre-vingts ans, c’est un scandale. Il soulignait ce décalage entre les deux. Le fait d’entrer dans un essai clinique rend certains événements dramatiques – et ils le sont bien évidemment – mais ils ne le sont pas de la même façon.

Un domaine que je connais moins bien est celui du coût des essais.  L’inflation du coût des essais est « délirante ». Un grand nombre de facteurs impactent ce coût. Il s’agit rarement de la molécule elle-même. Il s’agit plutôt de tout le processus pour la découverte de la drogue, et de toute la science qui est en amont, mais aussi de tout ce qui est en aval du processus de développement lui-même.

Parmi les problématiques, depuis maintenant quinze ans, un « État dans l’État » s’est constitué dans le développement du médicament : les sociétés de recherche sous contrat (contract research organizations, CRO). Il s’agit d’entreprises utilisées par les industriels pour réaliser les essais. En fait, aucun industriel du Big Pharma, ou même de moindre taille, ne réalise plus en son nom tout le process. Ils sont porteurs de la molécule, mais délèguent à des grandes sociétés – Quintiles, PPD etc. – le choix des centres, toute la partie technico-réglementaire, toute la partie de gestion de l’essai qui est extraordinairement complexe quand un essai est mondial : le recueil des informations, le recueil des prélèvements, les analyses des prélèvements, le renvoi des informations, la rédaction d’articles. Les coûts de CRO sont « fous ». Et ces CRO sont devenues tellement puissantes, qu’à l’instar de ce qui prévaut dans les milieux financiers ou celui de la banque, le fait de prendre une CRO prestigieuse est supposé constituer, vis-à-vis des autorités de tutelle, comme la Federal and Drug Administration (FDA), une garantie de qualité des données recueillies. Cela met les CRO dans une position, non de monopole, mais de force. Tous les grands essais passent par quelques grandes entreprises qui facturent des sommes totalement délirantes pour leur réalisation.

Il y a quinze ans, maître de conférences à l’hôpital Saint-Louis, j’étais l’adjoint du centre d’investigation clinique en biotechnologie (CIC-BT). Un essai a été coordonné par un groupe allemand de très grande qualité, mais sponsorisé par Roche, le grand industriel en ce qui concerne cette maladie. Ils avaient engagé une CRO pour en vérifier le bon déroulement (le monitoring). Pour la cure de chimiothérapie du premier malade que j’ai pu inclure dans l’essai, pour une maladie et des médicaments que je connaissais bien, j’ai rempli moi-même tous les papiers, toutes les données biologiques avant de les adresser. 157 questions m’ont été posées sur la qualité des données que j’avais fournies. Ces entreprises sont là pour faire du contrôle qualité, qui est parfois en décalage absolu avec la véritable question clinique de fond.

Mme Annie  Delmont-Koropoulis : En décalage avec la réalité.

Pr Vincent Lévy : On est très au-delà d’une problématique académique. Cela vous donne un exemple de l’inflation du coût de développement des médicaments. Elle tient à de multiples causes, c’en est une parmi d'autres.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Je vous remercie.


Audition de Monsieur le Professeur Alain Luciani, chef du service d’imagerie médicale du centre hospitalier universitaire Henri Mondor à Créteil – Mardi 24 juillet 2018

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Monsieur le professeur, au regard de votre expérience, nous pourrions nous attacher, en prenant le cas de l’imagerie, aux effets des nouvelles technologies sur l’exercice médical (intelligence artificielle, données de masse, interprétation des images), en particulier à leurs conséquences sur la relation avec les patients et l’équipe médicale, sur le diagnostic, les découvertes incidentes, etc. On a parfois le sentiment de conséquences très éloignées ou à venir, alors que l’intelligence artificielle, au sens large, est déjà présente et, par certains aspects, d’une utilisation parvenue au stade de la « routine ».

Pr Alain Luciani : Madame la sénatrice, je vous remercie de m’avoir invité à contribuer à vos réflexions.

Radiologue, je suis professeur de radiologie au CHU Henri Mondor à Créteil. Je m’occupe plus spécifiquement de cancérologie du foie.

Pour débuter, je souhaiterais synthétiser le rôle d'un médecin radiologue avant d’envisager l’apport de l’intelligence artificielle dans les différentes phases de la prise en charge des patients.

Dans la démarche d’un médecin radiologue, et donc de celui qui utilise l’imagerie, différentes étapes apparaissent.

La première étape, essentielle, est l’étape de justification : celle-ci inclut nécessairement une étape d’échange direct avec le patient pour, au besoin, mieux comprendre une demande, faite généralement par un autre médecin, mais pour laquelle le patient a une anamnèse, des choses à expliquer, des contre-indications. Cette étape est importante. Elle peut conduire à substituer un examen pour un autre, par exemple au bénéfice d’un examen n’exposant pas aux rayonnements ionisants.

La deuxième étape est celle de l’acquisition elle-même de l’image, pour laquelle le radiologue fait des choix technologiques. Un acte radiologique est conduit pour répondre à une question clinique et requiert des adaptations personnalisées. Ce choix technologique consistera en une optimisation afin que la technique d’imagerie réponde au mieux à la question.

La troisième étape est celle de l’interprétation. Mais l’interprétation ne consiste pas à interpréter seulement des images. Il s’agit toujours d’une interprétation des images corrélée à un dossier clinique, à des informations biologiques. Selon son contexte, on n’interprète pas une image de la même façon. Par exemple – et le lien avec l’intelligence artificielle apparaîtra tout de suite – il existe des logiciels capables de détecter, sur un cliché simple, de l’air dans le péritoine. Naturellement, l’interprétation ne sera pas la même selon que le patient sort d’un bloc opératoire après son opération ou selon qu’il vient consulter pour une douleur abdominale. L’interprétation d’une image n’est pas simplement la reconnaissance d’un signe. C’est l’intégration des données d’anamnèse clinique et biologique qui permet d'aboutir à un diagnostic.

La dernière étape est celle de la communication des résultats aux patients et aux médecins demandeurs.

Ce portrait ayant été dressé, quel est le rôle de l’intelligence artificielle ?

On retient trop souvent un rôle réducteur de l’intelligence artificielle, fondé uniquement sur la partie détection des anomalies et interprétation des anomalies, alors que ces aspects ne recouvrent pas tout le champ de l’interprétation d’une image et de la création d’une image.

Comment l’intelligence artificielle (IA) peut-elle se positionner dans un tel contexte ?

Elle peut se positionner aux différentes étapes que j’ai mentionnées.

En ce qui concerne la justification, l’IA peut permettre d’identifier les patients qui ont le plus besoin d’une imagerie ou qui ont besoin d’une imagerie très adaptée. Il existe déjà des solutions logicielles grâce auxquelles on est capable d’identifier des patients à risque qui auraient besoin, par exemple, d’un examen de dépistage ou bien des patients qui, lorsqu’on leur fait une demande de scanner, ont une contre-indication à faire cet examen. D’emblée, un logiciel pourrait proposer de demander un autre examen et pourquoi pas aider le radiologue à mieux détecter ces contre-indications. Cela permettra d’optimiser ce que nous appelons notre « workflow » : éviter les patients qui ne viennent pas au rendez-vous et qui, surtout, prennent la place de quelqu’un d'autre, qui n’a pas accès à la technologie, ou éviter de se trouver le jour du rendez-vous face à un patient qui a une contre-indication évidente qu'on aurait pu détecter auparavant.

Le deuxième intérêt potentiel de l’intelligence artificielle est l’aide à la détection d’anomalies. Encore faut-il que ces outils – et j’y reviendrai – soient validés en termes de sensibilité et de spécificité et que l’on sache quelle est exactement leur qualité.

Troisièmement, les outils peuvent aider à améliorer et vérifier la qualité des acquisitions. Nous travaillons, en France comme à l’étranger, sur des outils logiciels qui aident à optimiser les acquisitions en fonction du patient « qui est dans la machine », pour éviter d'avoir un protocole uniforme, mais au contraire bien adapté au patient.

À Henri Mondor, nous avons par exemple conduit une recherche pour essayer simplement de corriger l’effet du décalage d'un patient, lorsqu’il n'est pas parfaitement centré dans une machine de scanner. Automatiquement, la machine prend en compte cette erreur de centrage afin d’adapter et de réduire la dose de rayonnement X reçue lors de l’examen.

La quatrième étape concerne le contrôle qualité. Il s’agit d’un élément essentiel, pour lequel, aujourd'hui, l’appréciation est d'ordre qualitative. L’œil du radiologue conduit à considérer l’image comme correcte ou incorrecte. Il existe des outils quantitatifs d’appréciation de la qualité image, encore faut-il qu’ils soient accessibles, simples. Quoi de mieux qu’un logiciel automatisé permettant d’apprécier immédiatement la qualité d’une image ? Des outils d’intelligence artificielle existent, nous y avons travaillé, d’autres équipes y travaillent – c’est vrai dans le monde entier – pour pouvoir dire à la sortie d’une image : « cette image est conforme pour faire un diagnostic ».

Cela me paraît une étape fondamentale, y compris pour le développement des algorithmes, parce que nourrir un algorithme avec une image qui n’est pas qualifiée est une source d'erreurs, de biais et notamment de ce que les mathématiciens appellent « over fiting », c’est-à-dire quand la machine va s’attacher à qualifier le « bruit » au lieu de qualifier l'anomalie qu’on lui demande de reconnaître.

Le dernier élément porte sur l’analyse automatique des images, c’est-à-dire sur le fantasme absolu qui est de remplacer l’humain et de faire en sorte qu’il y ait un compte rendu qui sorte de façon automatique. Techniquement, cela serait, pourquoi pas, envisageable sur des questions spécifiques simples, mais je ne suis pas du tout convaincu que ceci serait souhaité par nos patients ou que cela correspondrait à un souhait d’une prise en charge globale d’un patient sur un examen d’imagerie.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Des professeurs de médecine qui ont tellement vu d’images nous expliquent qu’ils ont tellement intégré d'analyses qu’ils parlent d’intuition. Ce n’est pas du tout d'intuition qu’il s’agit, mais de leur propre « logiciel ».

Pr Alain Luciani : Nous sommes d’accord. Il faut « tordre le cou » à ce qu’on entend véhiculer, parfois par des vecteurs industriels, selon lequel la machine peut faire systématiquement mieux que le cerveau humain pour l’interprétation des images.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Les deux sont nécessaires.

Pr Alain Luciani : C’est ce que nous appelons la radiologie augmentée, qui consiste à bénéficier de l’aide apportée par l’ordinateur pour essayer de traiter de l’information que le cerveau a du mal à traiter. Quand je fais un examen de TEP-IRM (tomographie par émission de positons), j’ai quinze mille images à regarder. Naturellement, le cerveau est entraîné, il ne va pas regarder les quinze mille images une à une, en détail, pixel par pixel. Le cerveau va interpréter, de façon un peu « automatique », cette quantité d’informations très importante. Il y a aussi l’information métabolique fournie par la TEP, de même que l’information anatomique fournie par l’IRM elle-même. Il y a beaucoup de choses. Nous avons notre « petit ordinateur » propre qui intervient, qui s’est fait avec des années et des années de pratique. Je crois qu’on aurait tort de penser que la machine peut remplacer cela. En revanche, elle peut aider.

Elle peut aider et elle le fait déjà aujourd'hui. Les outils d’aide à la détection automatique d’anomalies, que ce soit la détection de nodules pulmonaires, la détection de fracture, sont notre quotidien. La seule limite, c'est la responsabilité. Et la responsabilité est aujourd’hui, celle du médecin, ce n’est pas celle de la machine. Cela rejoint des réflexions qu’on peut avoir sur la responsabilité et l’éthique derrière ces techniques.

Multiples sont donc les endroits où l’intelligence artificielle peut se positionner en radiologie. Il ne faut pas se focaliser uniquement sur l'outil d’interprétation des images qui, à mon avis est très complexe, mais plutôt sur les autres aspects et notamment celui de l’appréciation de la qualité des images. Cela me paraît au cœur du débat.

Ensuite l’intelligence artificielle signifie utiliser des bases de données, et on l’entend souvent, utiliser des bases de données de grande qualité et en grandes quantités. Il y a encore débat chez les scientifiques.

Des étapes peuvent être franchies sur des bases de données de petites quantités, à la condition que le label qui a été donné soit de grande qualité. Parmi les différents outils d’intelligence artificielle, figurent les outils dits de « machine learning » : la machine va apprendre…

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Ce n’est pas encore tout à fait au point.

Pr Alain Luciani : Ce n’est pas encore au point. Il y a différents niveaux. Il y a ce qu’on appelle le machine learning supervisé, qui est relativement au point, c’est-à-dire qu’on nourrit la machine avec des données qu’un œil humain a qualifiées et la machine va apprendre petit à petit à reproduire ce que l’œil humain a fait – mais sur une question de recherche précise. Cela ne nécessite pas forcément de grandes quantités de données. En revanche, cela nécessite des données qui soient, elles, très précisément labellisées sur une question.

Il y a là un rôle essentiel des radiologues dans le domaine de l’imagerie : 1/ pour valider la question : est-elle pertinente d’un point de vue médical ? On ne part pas chercher en aveugle sur cent questions ; 2/ les données fournies sont-elles qualifiées ?

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Le cadre actuel concernant la radiologie est-il suffisant ou déjà dépassé pour contrôler la nouvelle imagerie médicale et en ce qui concerne ce que l’on est censé dire au patient ? Avec toutes les possibilités de l’imagerie médicale, est ce qu’on n'est pas en train de prendre des risques excessifs si on ne bloque pas l’accès à ces données ? Les assurances ont accès à toutes les données anonymisées. Avec leurs propres logiciels, elles sont tout à fait capables de désanonymiser. Les données médicales que vous avez en votre possession peuvent passer dans le flot des données auxquelles d’autres peuvent avoir accès.

Pr Alain Luciani : Il y a de nombreux aspects dans votre question. Nous considérons que les images sont des données extrêmement sensibles. Elles le sont sous plusieurs aspects. L’image anonymisée recèle encore beaucoup d’informations au cœur du fichier numérique. On peut très bien disposer d’une visualisation d’une image sans le nom du patient, sans sa date de naissance, sans son identifiant, et pour autant le fichier informatique mentionne, dans son format DICOM, le centre dans lequel a été réalisé l'examen, le type de machine qui a été utilisé, la date, l'heure d'acquisition, tous éléments qui peuvent permettre, en croisant des fichiers de retrouver le patient. Premier point donc : ce sont des données très sensibles et le niveau de désidentification qu’elles requièrent doit être élevé.

Deuxièmement, en tant que médecins, nous avons été progressivement dépossédés du secret médical. Nous l’avons finalement accepté, sans doute à tort, parce que c’était à l’échelle d’un établissement, en nous disant que nous en gardions une certaine forme de contrôle et que cela ne fuiterait pas à l’extérieur. Il me semble qu’une prise de conscience est en marche autour des réflexions sur l’IA pour reprendre en main ce sujet et remédicaliser ces bases de données.

Quand on parle d’intelligence artificielle et d’utilisation de données pour générer des logiciels, un risque est d’en perdre encore plus le contrôle au niveau national, sans parler évidemment du contrôle transfrontalier puisque, naturellement, les industriels ou les académiques impliqués dans ces projets de recherche, ont vocation à pouvoir tester les logiciels et les valider sur des cohortes qui ne peuvent ne pas être limitées aux pays d’origine des études. Dans le domaine de l’imagerie en France, comme l’avait souligné le rapport PIPAME Imagerie du Futur 2013, nous avons des start up très dynamiques, des entreprises internationalement reconnues, par exemple sur les agents de contraste, ou sur des technologies de pointes – échographie, imagerie RX spécifique basse dose par exemple, ainsi que des centres de recherche des grands majors de l’industrie de l’imagerie mais nous n’avons pas les cœurs du développement de ces « majors » sur notre territoire. Les données peuvent donc partir dans des structures potentiellement à l’étranger. Cet aspect est très important.

La Société française de radiologie a créé un groupe de réflexion à cet égard qui a proposé une charte, que nous sommes en train de discuter avec le Conseil de l'Ordre, au même type que la charte de télé-radiologie, à propos d’un « contrôle » des données pour valider, à la fois, le fait que la qualité des données fournies par un logiciel est conforme – cela me paraît essentiel si on veut que les logiciels soient correctement phasés – mais pour garantir également, à la fois dans le transfert et dans l’exploitation des données, que nous serons capables de respecter la législation en vigueur sur le respect de l’anonymisation et de l’identification du patient et sur le respect de la finalité d’utilisation des données. Si un patient demande à sortir ses données, puisqu’il a le droit de le faire au titre du Règlement général de protection des données (RGPD), il faut être capable d’assurer qu’elles ont bien été effacées à tous les endroits où elles figuraient.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Et sur le point de savoir si on lui a bien posé les bonnes questions au moment de l’enregistrement des données ?

Pr Alain Luciani : Je vous rejoins sur la pertinence des questions. Il ne s’agit pas de faire des recherches sans une pertinence médicale qui respecte l’éthique. C’est très important que ce soit défini en amont, avant de se lancer dans la conception d’un logiciel. Cela me paraît vraiment fondamental et là encore les radiologues sont prêts à s’investir.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : La loi de bioéthique va s’attacher à cela et permettre de respecter la volonté du patient tout simplement, y compris d’un patient décédé, puisque vous disposez d’une imagerie relative à quelqu’un de décédé. Sur le plan génétique, on a demandé à pouvoir accéder aux données génétiques d’un patient décédé. Une proposition de loi a été adoptée au Sénat, en première lecture. De la même façon, ne faudra-t-il pas envisager que des médecins puissent avoir besoin d’imagerie pour leurs patients ?

Pr Alain Luciani : Nous essayons de défendre le principe selon lequel les images étant une donnée sensible, les médecins radiologues sont les garants, vis-à-vis des patients, du maintien de ces images conformément aux recommandations qu’ils auront faites. Une difficulté existe quant à la notion d’image acquise dans le domaine des soins courants et d’image acquise dans le cas de protocoles de recherche. Est-ce qu’une image acquise en soins courants peut être pour autant utilisée de façon totalement déconnectée de l’autorisation d’un patient ?

Le patient est venu en consultation, il a réalisé un scanner, une IRM, c’était un examen qui était indiqué. L’examen a été fait. Il a été acquis dans une base de données. Est-ce qu’on peut l’exploiter sans son avis ? J’ai le sentiment que cela n’est pas possible, sauf s’il en a été informé et qu’il a donné son accord. Un accord qu’il peut exprimer de son vivant et qui pourrait peut-être perdurer après son décès. Je ne sais pas s’il faut interroger les ayants droit, la famille pour savoir si cette autorisation est maintenue. S’il a exprimé son accord, il s’est engagé, à condition que la portée de cet engagement ait été claire, parce qu’il ne faut pas non plus freiner la recherche et empêcher la recherche rétrospective qui va permettre, à partir des données de soins courants, d’améliorer les soins. Il ne faut pas figer les choses. Je crois qu’il faut s'assurer que le patient est conscient de ce qui peut arriver à ces données et de bien expliciter que ces données pourront transiter sur d'autres plateformes. Encore faut-il que la question du coût de la recherche soit clarifiée et qu’on sache sur quelle plateforme elles vont figurer.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Jusqu’à présent, la loi de bioéthique, du moins dans les autres champs, apparaît équilibrée. Ce n’est pas le cas pour l’intelligence artificielle. De ce point de vue, tout est à construire.

Pr Alain Luciani : La Société française de radiologie a élaboré une charte ([13]), que nous appliquons à l’échelle nationale. C’est déjà le cas par exemple à l’occasion du « Challenge SFR Intelligence artificielle » qui aura lieu pendant les Journées Francophones de radiologie 2018, pour lesquelles les radiologues ont été sollicités sur quelques questions cliniques pour extraire des images et évaluer la faisabilité d’outils d'algorithmes. L’objectif est de favoriser le lien entre start up françaises, acteurs académiques de l’IA et acteurs médicaux. Nous avons appliqué cette charte parce que nous considérons que la recherche ne peut pas se conduire sans un respect éthique. Cela nous paraît indispensable. Au début de cette audition, je parlais de la justification d’un examen d'imagerie. Je pense qu’il y aura un rôle renforcé du radiologue pour la justification a posteriori, vis-à-vis des malades, des outils utilisés. Nous devrons être capables d’expliquer pour quelles raisons éthiques, ces algorithmes ont été utilisés, quel a été le résultat des algorithmes et quelle a été l’interprétation que nous avons faite du résultat des algorithmes. Parce qu’en arrière-plan se pose aussi la question de notre responsabilité, dès lors que nous ne respectons pas ce que dit un logiciel ou un algorithme ou en tout cas que nous nous adaptons à ce qu’il dit ou que nous allons au-delà, que finalement nous « sortons des clous ».

Mme Annie Delmont-Koropoulis : La loi de bioéthique doit également s’attacher à anticiper les suites à venir.

Pr Alain Luciani : Ce sera sans doute difficile.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : De ce point de vue, une loi-cadre serait préférable à une loi de bioéthique quelque peu rigide, même si elle est révisée tous les cinq à sept ans,

Pr Alain Luciani : Dans ce que vous avez dit, il y a des éléments qui sont aussi des préoccupations éthiques. On peut très bien imaginer, si on fait un peu de fiction, qu’on extraie des données des bases, pour répondre à une question, et qu’on trouve des anomalies qui n’ont aucun lien avec la question posée pour ces examens d’imagerie. Que fait-on ? En informe-t-on le patient ?

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Cela se pose partout.

Pr Alain Luciani : Oui et c’est le domaine des découvertes des images dites incidentes. Que fait-on ? Concernant la recherche clinique formatée, un groupe de travail a été mis en place par la Société française de radiologie sur la découverte d'images incidentes dans le cas des relectures centralisées d’examens d’imagerie où on découvrira des choses supplémentaires qui n’auraient pas été détectées. Quel retour fait-on au patient ? Quel retour fait-on à l'équipe qui le prenait en charge ? Quel retour fait-on au médecin qui a interprété l'image et qui a négligé ou non des anomalies ? Ce sont des préoccupations éthiques.

Et puis il y a le deuxième volet qui est, si on fait encore plus de fiction, l’utilisation des techniques d’imagerie qui vont permettre de prévenir ou de voir façon préemptive des anomalies qui vont apparaître. Que fait-on ? Jusqu'où va-t-on dans la capacité qu’a une technique d’imagerie de prédire l’avenir ?

Pour les situations les plus graves, la loi a toujours prévu les réunions de concertation pluridisciplinaires. Ces questions ne peuvent pas s’affranchir de réunions de concertation pluridisciplinaire. En oncologie, il est hors de question que le radiologue annonce, à la fin d'un scanner, la totalité du déroulement d’un schéma thérapeutique et l’annonce d'un cancer. En revanche, il fait une pré-annonce, ce qui permet de préparer le patient à recevoir une annonce, parfois grave, lors d’une rencontre avec un oncologue ou un chirurgien. C’est le domaine de la pré-annonce quand on va devoir faire part de la probabilité de survenue d’une anomalie. C’est une situation qui peut d'ores et déjà se poser aujourd'hui.

Par exemple, on peut prédire sur la base de certains examens TEP la survenue ou l’apparition de signes de démence. Alors même que le patient n'en a pas conscience, des petites altérations cliniques peuvent déjà être présentes. Que fait-on, dès lors qu’il n’y a pas de thérapeutique ?

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Vous pouvez imaginer le sentiment d’un médecin généraliste qui reçoit les résultats des examens et qui a des doutes sur l'avenir intellectuel de son patient.

Pr Alain Luciani : Exactement. Est-ce qu’on ne doit pas programmer et mener des réunions de concertation, pour permettre de partager les expériences avec différents acteurs, et pour, en premier lieu, qu’une telle information soit d’abord fiabilisée ? Elle doit être absolument fiable.

De la même façon, si on fait de la médecine prédictive, est ce qu’on n’engage pas des patients dans des parcours de vie totalement scénarisés qui peut-être ne se réaliseront pas ? Quelle est la fiabilité des outils qui permettent de faire cela. Si on ne dispose pas d’un outil extrêmement spécifique, il faut se garder de l’utiliser pour annoncer des risques qui sont peut-être hypothétiques et pour lesquels des thérapies peuvent émerger et transformer le pronostic. Pensons par exemple aux malades HIV+ et aux bénéfices des nouvelles thérapies. Leur projet de vie n’en est-il pas totalement modifié ?

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Pour annoncer, certes, mais peut-être travailler davantage sur le sujet en amont avec l’équipe médicale.

Pr Alain Luciani : S’il y a effectivement quelque chose à faire, qui permette d’anticiper, je suis d'accord. Mais il s’agit d’une réflexion sociétale : on fait entrer les gens dans une maladie, dix ans, quinze ans, vingt ans avant qu’elle ne se manifeste. Quelle annonce faire, dans notre société telle qu’elle est, à quelqu’un qui doit emprunter de l'argent pour son appartement si on lui dit : « votre examen du foie révèle un nodule, probablement en dysplasie. Vous n’avez pas encore le cancer, mais dans les cinq ans qui viennent, je peux vous prédire, que vous aurez le cancer. » Est ce qu’on anticipe l’annonce du cancer cinq ans avant ?

Mme Annie Delmont-Koropoulis : On peut enlever le nodule.

Pr Alain Luciani : C’est exactement la recherche qui nous passionne. À partir du moment où on détecte une anomalie et qu’il existe un traitement, on peut agir. Dans le domaine du foie, c'est plus simple. Dans le domaine de la démence, c'est beaucoup plus complexe. On voit bien la stratification : existence ou absence de traitement. Ces outils dits prédictifs de l’apparition d’anomalies sont fascinants et passionnants lorsqu’il existe un traitement. Lorsqu’on se trouve en limite thérapeutique, cela pose une question beaucoup plus éthique et sociétale qu’uniquement médicale. Il faut vraiment que nous ne soyons pas tout seuls à décider parce que les enjeux sont trop graves pour la personne.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : D’autant plus que le champ des neurosciences est vaste.

Pr Alain Luciani : Sur les neurosciences, je sais que des recherches sont menées à la Pitié-Salpêtrière et dans d’autres centres universitaires français sur le coma et les sorties potentielles de coma et sur les outils d’IRM fonctionnelle qui peuvent prédire le fait qu’un patient va ou non récupérer. La préoccupation est celle de la conduite à tenir quand le logiciel dit que le patient ne va pas récupérer. Pourquoi, selon lui, le patient ne récupérera-t-il pas ? Encore une fois, cela rejoint la question de la qualité des logiciels.

Prenons l’exemple d’un logiciel, qui, sur la base du machine learning supervisé, aura appris des décisions médicales dans le contexte d’une culture où les décisions médicales sont guidées par la qualité de vie qui est attendue, rapportée au coût. On peut y supposer que les choix pourraient être beaucoup plus arbitraires qu'en France. Admettons qu'on enseigne au logiciel que, dans ces circonstances-là, avec ces données d’IRM fonctionnelle, les médecins ont arrêté les soins. Si on l’applique en France, cela signifie qu’on applique une façon de penser, et une façon de penser médicale, sans même s’en rendre compte, alors qu’elle ne correspond pas à nos pratiques, à notre vécu, à notre société. Cela rejoint une question essentielle : où sont faits les logiciels ? Sur quelle population ont-ils été développés et appliqués ? Est-ce qu'on les applique aux mêmes populations ?

Cette question, qui concerne la santé, a déjà concerné le monde judiciaire aux États-Unis : quand on fait apprendre des logiciels qui essaient de prédire les récidives sur des données relatives aux populations très spécifiques et qu'on les applique ensuite à d'autres populations, on peut se retrouver avec des erreurs judiciaires potentielles, simplement parce que le logiciel a appris sur une population qui n’est pas la même que celle sur laquelle on l’a appliqué.

 

C’est particulièrement vrai en génétique. Quand on recherche des anomalies génétiques dans une population pour essayer de prédire un risque et qu'on l’applique à d'autres populations, ont fait des erreurs. Cela a été le cas il me semble aux États-Unis, les études de Framingham sur le facteur de risque cardiaque ont été appliquées à des populations afro-américaines qui n’étaient pas du tout les mêmes que celles qui avaient été utilisées pour créer l’algorithme. Cela a abouti à des erreurs.

Une fois encore, nous sommes au cœur du sujet éthique. On va confier la santé, en partie à des logiciels : 1/ il faut garder le contrôle médical ; 2/ il faut un contrôle sur la qualité de ces logiciels. À cet égard, je ne peux qu’être inquiet de la décision du Conseil d’État rendue la semaine dernière d’où il ressort que la Haute autorité de la santé n’aurait plus à juger de la qualité des logiciels sur la prescription – il s’agissait en l’espèce d’un logiciel de prescription.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Mais les autres vont suivre.

Pr Alain Luciani : Les autres vont suivre. S’il ne reste que le marquage CE, cela me semble incomplet avant de prendre la responsabilité d’appliquer les logiciels.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Déjà en oncologie, les industriels ont la main sur les protocoles de phase 1, de phase 2 et sur les choix d’arrêter les recherches.

Pr Alain Luciani : Qu’ils arrêtent est une chose, mais on a encore la liberté d’utiliser ou non les protocoles qui ont été faits et le médecin, même après une réelle concertation pluridisciplinaire, a la liberté ou non d’appliquer les protocoles en fonction de ses connaissances. Pour avoir participé et participer à des réunions de concertation pluridisciplinaire oncologique, on voit bien que s’exprime alors la médecine personnalisée. Ce n’est pas parce que des recommandations préconisent d’utiliser un anti-angiogénique par exemple que nous allons l’appliquer à ce patient. Parce que nous le connaissons, nous savons qu’il existe des facteurs de risque par ailleurs et nous allons sortir des « guide lines » pour apporter une médecine personnalisée. D’où la véritable question : est-ce que l’intelligence artificielle n'est pas en antinomie avec la médecine personnalisée que tous souhaitent ? Sauf si l’on est capable de garantir que la décision est toujours médicale, prise dans un dialogue médecin-patient et qu’elle intègre au-delà des images, toute l’anamnèse du patient.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Il faut que le médecin ait le dernier mot.

Pr Alain Luciani : Il faut que le médecin ait la responsabilité et le dernier mot.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Et la maîtrise de la chaîne.

Pr Alain Luciani : Exactement. Après seize années en tant que radiologue senior, je suis très impressionné de voir que plus il y a de numérique dans le monde de la radiologie, plus on se tourne vers les malades.

Quand j’ai commencé la radiologie, personne n’imaginait des locaux de consultations en services de radiologie. J’étais chef de clinique en 2002. En 2018, je vois que dans les autorisations d’activités, il y aura des consultations obligatoires sur la radiologie interventionnelle et quand l’Agence régionale de la santé vient me rendre visite dans le service à Henri Mondor et me dit : « vous n’avez pas assez de locaux de consultations pour annoncer et faire les pré-annonces après votre scanner », je ne peux qu’en être ravi. Je me réjouis du constat suivant lequel plus nous disposons d’outils logiciels, plus nous devons faire preuve d’humanité et d’échanges médecins-patients. Je pense que c'est essentiel. Plus les outils d’intelligence artificielle seront présents, plus nous devrons donner des explications aux patients plutôt que de leur donner un papier et de leur dire : « voilà, le résultat est là ».

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Mais il faut compter avec le lobbying des industriels et son impact.

Pr Alain Luciani : Parce qu’ils confondent parfois finalité et moyens. L’intelligence artificielle, comme tous les logiciels que nous avons connus, est un moyen. Mais la finalité reste l'individu et reste le soin. Je pense vraiment que la véritable finalité est le patient individuel. Il existe certes des enjeux en termes de santé de la population, mais ils ne peuvent pas s’affranchir de la nécessité de privilégier la finalité, c’est-à-dire le patient que nous soignons et qui se trouve en face de nous. Nous avons toujours eu cette approche éthique en France.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Oui, de la part des médecins en France.

Pr Alain Luciani : Nous ne sommes pas dans la conception d’une médecine qui négligerait le choix individuel au bénéfice de la population, considérée dans son ensemble. Nous faisons d’abord le choix de l’individu. Bien sûr, il ne faut pas limiter la recherche au bénéfice de la santé de la population. Pour autant notre priorité doit être réaffirmée : 1/ est-ce que je prends correctement en charge le patient en face de moi ? 2/ l’intelligence artificielle offre-t-elle un moyen pour essayer d’améliorer cette prise en charge ?

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Si on suit cette approche, on a toutes les réponses.

Pr Alain Luciani : En tout cas, il s’agit clairement de notre conviction de médecins. Naturellement, les industriels mettent en avant la finalité économique, y compris en avançant que cela peut permettre de répondre à des enjeux de démographie médicale. Mais vous n’avez alors plus d’accès au médecin et on vous place devant un grand ordinateur qui réglera les problèmes. C’est de l’injustice territoriale. Cela veut dire qu’il y aura des endroits où il n’y aura plus un médecin pour vous recevoir…

Mme Annie Delmont-Koropoulis : …ou des cabines de télémédecine.

Pr Alain Luciani : C’est inacceptable au niveau d'un territoire. On doit défendre l’attractivité des territoires, organiser les territoires pour faire en sorte que les médecins se trouvent aux bons endroits. Mais il ne s’agit pas de dire : « ce n’est pas grave, il n’y a pas de médecin, mais vous ferez de la téléradiologie. Vous ne verrez plus jamais un radiologue, mais il y aura quelqu’un – on ne sait pas où, au début en France, plus tard à l'étranger – qui interprétera les images. » Ce n’est pas la conception que les radiologues se font de leur métier, demain. Leur métier, demain, est d’être encore plus présents auprès des patients et encore plus pour un besoin d’explication.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Cela n’a pas l’air de faire partie des objectifs.

Pr Alain Luciani : Des industriels ?

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Des industriels, ni même de ce qu’on entend à propos de ce que devrait être la télémédecine.

Pr Alain Luciani : En tout cas, nous essayons d’être mobilisés sur le sujet. Il y a une initiative du conseil professionnel de la radiologie, qui a été annoncée en juin à Lyon, et qui vise à créer ce qui a été appelé par le conseil professionnel : « un écosystème de l'intelligence artificielle ».

Le but est de « remédicaliser » cet accès aux données d’imagerie : remédicaliser, c’est-à-dire éviter des démarchages individuels, déconnectés de tout principe éthique, pour récupérer des images, créer des logiciels et finalement faire uniquement un « business » selon des méthodes qui ne respecteraient pas des principes que nous devons définir, nous médecins, garants de la protection des patients et de l’éthique.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Nous sommes là justement pour mettre des verrous dans la loi bioéthique.

Pr Alain Luciani : Il faut que nous garantissions le secret médical, il faut que nous garantissions l’anonymisation et il faut que nous garantissions la qualité des données que nous utilisons.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Tout dépend du point de savoir à qui on autorise l’accès à toutes les données anonymisées. Je me suis battue pour que le Sénat vote à l’unanimité l’interdiction faite aux compagnies d’assurances d’accéder aux données anonymisées. L’Assemblée nationale n’a pas suivi.

Pr Alain Luciani : C'est le cœur du sujet. On sait d’où partent les données, on ne sait pas jusqu’où elles vont. Encore une fois, la garantie est essentielle, et je prends un exemple parce que l’imagerie, comme la génétique, est un domaine très sensible. J’ai parlé des fichiers « cachés au fin fond » d’un fichier informatique, qui retracent le lieu, l’heure, etc. auxquels l’imagerie a été réalisée. Par une image reconstruite, on reconnaît quelqu’un. Si une base de données des fichiers des scanners cérébraux est utilisée pour reconstruire, à partir des images, l’aspect tridimensionnel des visages, alors y a-t-il encore anonymisation ? La reconnaissance faciale, couplée à un logiciel de reconstruction 3D des visages, permettra de reconnaître quelqu’un. C’est potentiellement inquiétant.

Ce sont des données très sensibles qu’il ne faut pas fournir sans être capables de garantir leur anonymat et leur utilisation.

Disant cela, j’ai parfois l’impression d’être « un empêcheur de tourner en rond ». À chaque fois, on nous dit : « mais alors la recherche ne peut pas se faire en France, ce qui est antinomique avec la nécessité d’attirer les industriels afin que la recherche utilisant ces données se développe en France même ». Il n’en demeure pas moins que cet enjeu éthique est primordial pour nos patients. Lorsque l’accident arrivera, on sera content d’avoir mis des règles. On laisse parfois prendre des habitudes, des facilités, on laisse s’organiser les choses et puis quand l’accident survient, on regrette d’être allé trop loin, de n’avoir pas mis les freins indispensables et on se promet de faire désormais « des choses très carrées ». Mais il est trop tard, l’accident est survenu et surtout, on perd la confiance de nos populations.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Je suis d’accord avec vous. C’est essentiel. Et cela va dans le sens de la sagesse, de la protection du secret médical.

Pr Alain Luciani : Je voulais évoquer aussi la transformation de l'exercice médical. Celle-ci apparaît principalement sous deux axes :

1/ « humanisation humanisation humanisation ». Nos patients ne pourront pas se contenter de résultats numériques de comptes rendus écrits, ils ont de plus en plus besoin d’explications et la profession de radiologue dans son ensemble en est vraiment à défendre, y compris auprès de jeunes en formation, le fait que notre rôle va être de plus en plus auprès des patients et finalement de moins en moins derrière la machine. Peut-être l’intelligence artificielle nous aidera-t-elle à passer moins de temps auprès de la machine et plus de temps après les patients ;

2/ nous nous inscrivons encore dans des modèles économiques construits à propos d’équipements d'imagerie dont la durée de vie varie de cinq ans, notamment dans le monde libéral, à dix ans dans mon centre hospitalo-universitaire par exemple. Nous changeons notre smartphone tous les ans. Et les outils d’intelligence artificielle sont plutôt sur une dynamique « smartphone » que sur une dynamique d’équipements lourds. Quelle va être l’évolution des politiques dans le domaine de la santé ? Je prends l’exemple des équipements lourds, mais cela peut se décliner en beaucoup de domaines, pour garantir un renouvellement qui relève plutôt d’un cycle informatique que d’un cycle d'équipements structurants dont on avait l'habitude.

Sans méconnaître la situation actuelle des finances, la question doit être posée, sinon nous nous retrouverons en permanence « à la traîne ». Nous en sommes au point de parfois devoir changer des équipements uniquement parce que le Windows de l’équipement est tellement ancien « qu’il ne tourne plus avec rien » et qu’on nous dit : « on va quand même vous le changer ». Désormais, c’est l'inverse qui doit se passer : il faut anticiper et construire une autre façon d’évaluer économiquement ces équipements.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : C’est certain, parce qu’à ne pas suivre, c’est une perte de chance pour les patients.

Pr Alain Luciani : Exactement.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Cela relève moins de la bioéthique que de la loi de financement de la sécurité sociale. C’est là qu’il faut placer des jalons.

Pr Alain Luciani : Ils sont essentiels sur des nouveaux modes de financement.

Je voulais également insister sur le fait qu’en tout cas sur la partie radiologie, en France, nous ne nous inscrivons pas dans une vision fantasmagorique du transfert de responsabilité à la machine. Nous nous inscrivons dans un renforcement du rôle du radiologue auprès des patients, pour qualifier les données, pour les labelliser, pour les fournir de manière organisée et pour ne pas les laisser en dehors de tout choix de contrôle médical. Cela a d’ailleurs été reconnu par nos collègues américains. Une session d’intelligence artificielle de la société nord-américaine de la radiologie va se tenir à Paris.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Quels pays ?

Pr Alain Luciani : C’est la société nord-américaine qui vient en France, parce que le regard sur la France consiste souvent à dire : « vous êtes quand même toujours à part, avec une vision un peu humaniste des choses, à vouloir défendre des chartes ». Jamais ils n’avaient imaginé que des radiologues produiraient une charte pour dire dans quelles conditions des données peuvent alimenter des logiciels d’algorithme et selon des principes très simples : respecter les qualités, respecter les patients, respecter la confidentialité, être capable de dire au patient où se trouvent les données. Cela me paraît indispensable.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Si les États-Unis pouvaient se rallier à cette vision des choses.

Pr Alain Luciani : Cela nous aiderait beaucoup parce que les industriels ne la comprennent pas et, du coup, font savoir, que ce soit aux structures du type Medicen ou directement aux tutelles, que la France est manifestement et en permanence, un frein à l’innovation, etc. Nous ne sommes pas un frein, nous respectons notre serment d’Hippocrate et insistons sur le fait qu’on doit respecter les données des patients.

C’est paradoxal. On pourrait imaginer que la radiologie est enthousiaste devant ce qui a toujours fait changer nos métiers. Je ne fais plus le même métier que celui que j’ai appris en tant qu’interne. Évidemment, la technologie a tout changé. Mais nous défendons une vision qui porte attention à nos malades et j’entends parfois dire qu’on peut remplacer des médecins par des ordinateurs sur certains territoires. Je trouve qu’il s’agit d’une mesure injuste. Mes patients sont contents quand ils me voient, et quand je leur dis un mot, ne serait-ce qu’un mot après un scanner. Ce n’est pas pareil que de recevoir un compte rendu écrit.

Mme Annie Delmont-Koropoulis : Monsieur le professeur, je vous remercie.


 

 

 

 

 

 

Charte sur lutilisation des données d’images radiologiques

 

L Boussel, JF Chateil, O Cment, L Fournier, A Luciani, C Oppenheim, P Puech, L Verzaux

 

 

 

 

 

Article 1 : Engagements du médecin radiologue sur la qualité du recueil des données créées et fournies

-                                                   Engagement que la base de données (d’archive ou de stockage) doù seront extraites les images a été constituée dans le respect des règles éthiques et scientifiques articles L 341-1 et suivants du CPI

-                                                   Engagement que l’information a été apportée au patient sur l’utilisation des images confiées pour l’étude algorithmique dans le respect de la réglementation en cours

-                                                   Engagement que le type de modalité d’imagerie employé, les caractéristiques de l’équipement utilisé, les paramètres d’acquisition choisis, les conditions de recueil du signal et le mode de calcul des données ont été validés par un médecin radiologue, et sont conformes aux règles de l’art ou à un protocole prospectif d’acquisition validé par un médecin radiologue, permettant de répondre à la question médicale posée.

-                                                   Dans le cas de données acquises en soins courants, engagement par le médecin radiologue ayant fourni les images que celles-ci ont été acquises suivant les protocoles actuellement en vigueur, et dans les règles de l’art, conformément aux préconisations des Sociétés Savantes dont la Société Française de Radiologie, et qu’elles ont accompagné un résultat transmis au patient sous la forme d’un compte rendu.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Article 2 : Respect de règles concernant le transfert des données

-                                                 Engagement du radiologue - ou du radiologue représentant l’équipe radiologique - ayant fourni les images à transférer son droit patrimonial dans le cadre de la recherche concernée.

-                                                 Engagement par tout prestataire utilisant ou exploitant les données de s’assurer de la dé-identification optimale des images radiologiques fournies dans la base de données, empêchant la ré-identification d’un individu et conforme à la réglementation. Une attention particulière sera apportée au risque de ré-indentification à partir de reconstructions d’images – de type Surface ou Volume Rendering par exemple.

 

 

Article 3 : Respect des règles concernant la gestion et lexploitation des données transférées

-                                                 Engagement par l’exploitant des images du respect des réglementations en vigueur définies dans le RGPD, incluant un droit d’information, de suivi, de traçabilité et de droit à l’oubli pour les images intégrées dans la banque de données.

-                                                 Engagement par l’exploitant du respect des recommandations du Conseil National de l’Ordre des Médecins et de la Commission Nationale Informatique et Liberté.

-                                                 Engagement par l’exploitant des images que si une valorisation du résultat du développement algorithmique était envisagée, elle devra donner lieu à contractualisation associant au minimum les équipe(s) de radiologue(s) ayant fourni les données

-                                                 Engagement par l’exploitant des images de ne pas communiquer à un tiers les images ou les résultats issus du traitement de l’image sans démarches réglementaires supplémentaires. La liste de ces démarches doit être obtenue auprès de la Société Française de Radiologie.


([1]) Un allèle (abréviation d'allélomorphe) est une version variable d'un même gène, c'est-à dire une forme variée qui peut être distinguée par des variations de sa séquence nucléotidique.

([2]) Angiographie : examen radiologique permettant d’étudier les vaisseaux sanguins non visibles sur des radiographies classiques.

([3]) Laparoscopie (ou cœlioscopie) : examen permettant de visualiser la cavité abdominale, l’utérus, les ovaires et les trompes de Fallope en utilisant un endoscope.

([4]) Gamète : cellule sexuelle, mâle ou femelle, permettant la reproduction sexuée.

([5]) PCB : polychlorobiphényles.

([6]) Transfert moto-embryonnaire : transfert d’un seul embryon.

([7]) FIVNAT : association des centres pratiquant les activités d’assistance médicale à la procréation en vue de rassembler et analyser les données relatives à ces activités.

([8]) Blastomères : cellules résultant des divisions successives de l’œuf fécondé.

([9]) Feuillet embryonnaire : ensemble de cellules formées au cours du développement embryonnaire.

([10]) GMP : normes de bonnes pratiques de production (Good Manufacturing Practices, GMP).

([11]) HLA : Human Leukocyte Antigen, ou antigène des leucocytes humains.

([12]) Cf. Note scientifique de l’Office n°2, les objets connectés, par Didier Baichère, mars 2018.

([13]) Cette charte figure en annexe au présent compte rendu.