N° 2195

______

ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 25 juillet 2019.

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION DENQUÊTE ([1]) sur limpact économique, industriel et environnemental des énergies renouvelables, sur la transparence des financements et sur lacceptabilité sociale des politiques de transition énergétique,

ET PRÉSENTÉ PAR

M. Julien AUBERT, Président,

 

et

 

Mme Marjolaine MEYNIER-MILLEFERT, Rapporteure,

 

Députés.

 

——

TOME III

COMPTES RENDUS DES AUDITIONS

(du 21 mai au 25 juillet 2019)

 


 

La commission d’enquête sur l’impact économique, industriel et environnemental des énergies renouvelables, sur la transparence des financements et sur l’acceptabilité sociale des politiques de transition énergétique est composée de : M. Julien Aubert, président ; Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure ; Mmes Marie-Noëlle Battistel, Laure de La Raudière, Bénédicte Peyrol, et M. Vincent Thiébaut, viceprésidents ; M. Emmanuel Maquet, Mme Claire O’Petit et M. Nicolas Turquois, secrétaires ; Mme Sophie Auconie, MM. Xavier Batut, Christophe Bouillon, Mme Anne-France Brunet, MM. Anthony Cellier, Vincent Descoeur, Mme Jennifer De Temmerman, M. Fabien Gouttefarde, Mmes Danièle Hérin, Stéphanie Kerbarh, MM. François-Michel Lambert, Jean-Charles Larsonneur, Mmes Florence Lasserre-David, Véronique Louwagie, Laurence Maillart-Méhaignerie, Mathilde Panot, M. Hervé Pellois, Mme Claire Pitollat, MM. Didier Quentin, Hubert Wulfranc, et Mme Hélène Zannier, membres.

 

 


—  1  —

SOMMAIRE

___

Pages

1. Audition, ouverte à la presse, de M. Olivier David, chef du service du climat et de lefficacité énergétique à la direction générale de lénergie et du climat (DGEC), de M. Alexandre Dozières, chef du bureau des économies dénergies et de la chaleur renouvelable et de Mme Nolwenn Briand, responsable du Pôle national des certificats déconomies dénergie (PNCEE) (21 mai 2019)

2. Audition, ouverte à la presse, de M. Olivier Dauger, co-président de France gaz renouvelable, et de M. Jean Lemaistre, secrétaire général (21 mai 2019)

3. Audition, ouverte à la presse, de M. Gilles Vermot Desroches, directeur du développement durable de Schneider Electric, accompagné de Mme Aurélie Jardin, directeur des affaires publiques et partenariats (28 mai 2019)

4. Audition, ouverte à la presse, de M. Vincent Balès, directeur général de Wpd offshore France, de M. Brice Cousin, directeur du développement, et de Mme Alison Aguilé, responsable communication et affaires publiques (28 mai 2019)

5. Audition, ouverte à la presse, de M. Patrick Corbin, président de lAssociation française du gaz, et de M. Grégoire du Guerny, responsable affaires publiques ; et de M. Bernard Aulagne, président de lassociation Coenove (4 juin 2019)

6. Audition, ouverte à la presse, de M. Jérôme Pécresse, président-directeur général de General Electric Renewable Energy (4 juin 2019)

7. Audition, ouverte à la presse, de M. François Kalaydjian, directeur « Économie et veille » à lIFP Énergies nouvelles et de M. JeanChristophe Viguié, responsable des programmes au centre de résultats « Procédés » (6 juin 2019)

8. Audition, ouverte à la presse, de M. Etienne Gaudin, directeur développement et mobilités en charge de Wattway, de M. Emmanuel Rollin, directeur juridique de Colas, de M. Serge Kehyayan, directeur du développement public, de Mme Caroline Millan, chargée de mission relations publiques, et de Mme Maeva Malbrancke, juriste à la direction juridique de Colas (6 juin 2019)

9. Audition, ouverte à la presse, de M. Yves Lederer, président du Groupe Coriance, sur la cogénération, accompagné de M. Geoffroy Missy, energy manager (opérateur en énergie) (6 juin 2019)

10. Audition, ouverte à la presse, de M. Ludovic Grangeon, collectif Allier Citoyen, et de M. Jean-Pierre Riou, éditorialiste en matière de questions énergétiques (6 juin 2019)

11. Audition, ouverte à la presse, de M. Jacques Regad, directeur régional adjoint de lenvironnement, de laménagement et du logement (DREAL) de Nouvelle Aquitaine (11 juin 2019)

12. Audition, ouverte à la presse, de M. Hervé Novelli, maire de Richelieu, de M. Jean-Luc Dupont, président de la communauté de communes Chinon, Vienne et Loire et président dEnercentre Val-de-Loire, de Mme Julie Leduc, rédactrice de la demande de moratoire « Collectif pour une transition énergétique profitable à nos territoires », et de M. Frédéric Bouvier, porte-parole du collectif « Agir pour le développement durable et économique : la préservation de nos territoires ruraux ! » (11 juin 2019)

13. Audition, ouverte à la presse, de Mme Michèle Rousseau, présidente-directrice générale du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), de M. Philippe Rocher et de M. Patrick dHugues, sur la géothermie et les métaux et terres rares nécessaires à la transition énergétique (18 juin 2019)

14. Audition, ouverte à la presse, de MM. Jean-François Petit et Sébastien Dubois, directeurs généraux de RES France, et de M. Pascal Craplet, directeur des affaires publiques (18 juin 2019)

15. Audition, ouverte à la presse, de M. Daniel Chateigner, professeur des Universités, et de Mme Liliane Reveillac, membres du Collectif scientifique national méthanisation raisonnée (CSNM), de MM. Freddy Garcia, Sebastien Almagro et Mme Anne Danjou, membres du Collectif national vigilance méthanisation (CNVM) (20 juin 2019)

16. Audition, ouverte à la presse, de MM. Olivier Becquet, Julien Trehorel et Sylvain Gallais, artisans pêcheurs, de M. Philippe Gendreau, entrepreneur en conserverie, et de Maître Morvan Le Berre, avocat (20 juin 2019)

17. Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Marie Virely, enseignant chercheur à lENS Cachan, membre de lassociation Morvent en colère, de M. François Falconnet, secrétaire, accompagnés de M. Adrien Normier, pilote de ligne ; de M. Daniel Steinbach, président de Vent de Colère ! Fédération nationale ; de M. Patrice Lucchini, président de lassociation Vent Mauvais ; de MM. Bruno Ladsous et Jacques Biau, membres du co-secrétariat du collectif Toutes Nos Energies – Occitanie Environnement ; et de M. Jean Loup Reverier, membre du bureau de lassociation pour La Défense Des Marais de lEstuaire (DDME) (20 juin 2019)

18. Audition, ouverte à la presse, de M. Pascal Poncet, maire de Saint-Just-en-Chevalet (Loire) (20 juin 2019)

19. Audition, ouverte à la presse, de M. Luc Fontaine, de l’association des Hébergeurs touristiques de l’Indre, de M. Vincent Guichard, du Grand Site de France Bibracte Mont-Beuvray et de Mme Lydiane Estève, chargée de mission du Réseau des Grands Sites de France ; de M. Julien Lacaze, vice-président de l’association Sites & Monuments et de maître Francis Monamy, avocat à la Cour et conseil de l’association pour les dossiers éoliens. (20 juin 2019)

20. Audition, ouverte à la presse, de M. François-Marie Bréon, chercheur au Laboratoire des Sciences du climat et de lenvironnement de lInstitut Pierre-Simon Laplace (2 juillet 2019)

21. Audition, ouverte à la presse, de M. Patrice Geoffron, professeur déconomie à lUniversité Paris-Dauphine (2 juillet 2019)

22. Audition, ouverte à la presse, de M. Benoît Leguet, directeur général de linstitut de léconomie pour le climat (I4CE), de M. Hadrien Hainaut, chef de projet finances, investissement et climat, et de M. Sébastien Postic, chef de projet industrie, énergie et climat (9 juillet 2019)

23. Audition, ouverte à la presse, de M. Yves Marignac, porte-parole de lassociation negaWatt, et de M. Jean-Pierre Pervès, membre de lassociation Sauvons le climat (9 juillet 2019)

24. Audition, ouverte à la presse, des représentants de la Caisse des dépôts et consignations : M. Antoine Troesch, directeur des investissements de la Banque des territoires, M. Emmanuel Legrand, directeur des investissements « transition énergétique et écologique » de la Banque des territoires, et M. Phlippe Blanchot, directeur des relations institutionnelles (11 juillet 2019)

25. Audition, ouverte à la presse de M. Fabien Bouglé, lanceur dalerte, porte-parole du collectif « Touche pas à nos îles » (11 juillet 2019).

26. Audition de M. Albert Allo, directeur-adjoint du service de traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins (TRACFIN) (11 juillet 2019)

27. Audition de M. Roy Mahfouz, président fondateur de H2AIR et de Mme Émilie Thérouin, responsable communication (11 juillet 2019)

28. Audition, ouverte à la presse, de M. Julien Chardon, président dIlek (16 juillet 2019)

29. Audition de M. Antoine Chapon, directeur adjoint de lOffice franco-allemand pour la transition énergétique (OFATE) (16 juillet 2019)

30. Audition, ouverte à la presse, de Mme Laurence Raineau, maître de conférences au département de sociologie de lUniversité de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chercheuse au centre détudes des techniques, des connaissances et des pratiques (CETCOPRA), et de Mme Laure Dobigny, docteure en sociologie, collaboratrice de recherche CETCOPRA, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne (17 juillet 2019)

31. Audition, ouverte à la presse, de M. Pierre Soler-My, président de Carbonex et de Mme Annette Soler-My, responsable des relations publiques (17 juillet 2019)

32. Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Christophe Allo, responsable du département commercial de Sabella (17 juillet 2019)

33. Audition, ouverte à la presse, de M. André Merlin, fondateur et ancien président de Réseau de transport délectricité (RTE), et de M. Henri Granger, ancien directeur de RTE pour la région Rhône-Alpes-Auvergne (17 juillet 2019)

34. Audition, ouverte à la presse, de Mme Aurélie Niaudet, adjointe au chef dunité dévaluation des risques liés aux agents physiques de lAgence Nationale de Sécurité Sanitaire (ANSES), de Mme Sarah Aubertie, chargée des relations institutionnelles, et de M. Didier Potiron et Mme Murielle Potiron, exploitants agricoles (17 juillet 2019)

35. Audition, ouverte à la presse, de Mme Florence Lambert, directrice du CEA/Liten, accompagnée de M. Jean-Pierre Vigouroux, chef du service des affaires publiques au CEA (17 juillet 2019)

36. Audition, ouverte à la presse, de M. Nicolas Wolff, vice-président et directeur général Europe de Boralex, de M. Éric Bonnaffoux, directeur général délégué développement et de M. Lucas Robin-Chevallier, responsable des affaires publiques Europe (23 juillet 2019)

37. Audition, ouverte à la presse, de M. Olivier Godin, vice-président dEnerplan, en charge du solaire thermique, et président de lentreprise Solisart, et de M. David Gréau, responsable du bureau parisien et des relations institutionnelles dEnerplan (24 juillet 2019)

38. Audition, ouverte à la presse, de Mme Anne-Lise Deloron Rocard, directrice-adjointe et de Mme Marie Gracia, chargée de mission de Plan Bâtiment Durable (24 juillet 2019)

39. Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Jacques Hilmoine, ancien président dEPCI, Mme Chantal Perdrillat-Rémond, conseillère municipale, Mme Stéphanie Daboval, adjointe au maire de Fruges dans le département du Pas-de-Calais, Mme Béatrice Santais, ancienne députée de Savoie, maire de Montmélian, accompagnée de Mme Pascale Troncy, directrice générale des services, et M. Jean-Marie Blondelle, maire de Guyencourt-Saulcourt et premier vice-président de la communauté de communes de la Haute-Somme (24 juillet 2019)

40. Audition, ouverte à la presse, de M. Sébastien Schwenen, professeur assistant au Centre sur les marchés de lénergie de lUniversité de Munich (25 juillet 2019)

41. Audition, ouverte à la presse, de Mme Chloé Le Coq, professeur associé Stockholm School of Economics (25 juillet 2019)

42. Audition, ouverte à la presse, de M. Jorge Vasconcelos, docteur en ingénierie électrique, président de NEWES (New Energy Solutions), membre du conseil dadministration de lAgence de coopération des régulateurs de lénergie (ACER) (25 juillet 2019)

43. Audition, ouverte à la presse, de Mme Carole Mathieu, responsable des Politiques européennes de lénergie et du climat, Centre énergie, à lInstitut français des relations internationales (IFRI) ; et M. Jan Horst Keppler, économiste principal à lAgence pour lénergie nucléaire (AEN) de lOrganisation de coopération et de développement économiques (OCDE) (25 juillet 2019)


—  1  —

1.   Audition, ouverte à la presse, de M. Olivier David, chef du service du climat et de l’efficacité énergétique à la direction générale de l’énergie et du climat (DGEC), de M. Alexandre Dozières, chef du bureau des économies d’énergies et de la chaleur renouvelable et de Mme Nolwenn Briand, responsable du Pôle national des certificats d’économies d’énergie (PNCEE) (21 mai 2019)

Laudition débute à dix-sept heures.

M. Vincent Thiébaut, président. J’ai l’honneur de présider aujourd’hui cette commission, compte tenu de l’absence excusée de notre président, Julien Aubert.

Nous accueillons, pour notre première audition, les représentants du service du climat et de l’efficacité énergétique de la direction générale de l’énergie et du climat (DGEC). Sont présents Olivier David, chef du service, Alexandre Dosière, chef du bureau des économies d’énergie et de la chaleur renouvelable, et Mme Nolwenn Briand, responsable du pôle national des certificats d’économies d’énergie (PNCEE). Madame, messieurs, vous avez pour responsabilité administrative de mettre en œuvre le dispositif des certificats d’économie d’énergie (CEE), le pôle national délivrant les CEE aux acteurs obligés après la réalisation des travaux et procédant à des contrôles a posteriori. Le dispositif des CEE a pour objectifs de réduire les consommations d’énergie et d’aider les ménages modestes à s’inscrire dans cette démarche. Pour la période en cours 2018-2020, la quatrième du dispositif, l’obligation globale d’économie d’énergie est fixée à 1 600 térawattheures (TWh) cumulés et actualisés (CUMAC), dont 400 TWh cumac au bénéfice des ménages en situation de précarité énergétique. L’obligation triennale globale a donc augmenté de presque 90 % par rapport à la précédente période triennale.

Le scénario de l’Agence de l’environnement de la maîtrise de l’énergie (ADEME) à la base du fort relèvement de l’obligation globale est-il compatible avec le gisement d’artisans certifiés aptes à réaliser des travaux ?

Quelle est votre appréciation de la certification Reconnu garant de l’environnement (RGE) dont la Commission de régulation de l’énergie (CRE) recommande une évaluation ?

Lors de nos auditions, la dématérialisation des procédures a été présentée comme un moyen de renforcer sensiblement l’efficacité du dispositif. Qu’en pensez-vous ?

Qu’en est-il également des contrôles techniques réalisés a posteriori par le PNCEE ? Qu’en est-il des contrôles sur site ? Je précise que nous avons pu auditionner un certain nombre d’acteurs qui se sont plaints du manque de contrôle.

La CRE lie la montée des prix sur le marché des CEE à la difficulté pour les acteurs de mettre en adéquation leur capacité à réaliser des opérations d’économie d’énergie éligibles avec le rythme qu’exigerait le haut niveau d’obligation retenu pour la 4e période, dont elle suggère d’allonger la durée. Qu’en pensez-vous ?

Nous allons vous écouter pour un exposé liminaire de 15 minutes. Puis les membres de la commission d’enquête vous interrogeront à leur tour, en commençant par notre rapporteure, Mme Meynier-Millefert. Mais juste avant, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demanderai de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez la main droite et dire « Je le jure ».

(Mme Briand et MM. David et Dozières prêtent successivement serment.)

M. Olivier David, chef du service climat et efficacité énergétique du Pôle national des économies dénergie. La France a fixé des objectifs d’efficacité énergétique très ambitieux, puisqu’ils visent à diminuer de 20 % la consommation énergétique finale d’ici 2030 et à la diviser par 2 d’ici 2050. Les CEE constituent notre outil majeur pour les atteindre. Cet outil est à la fois performant, incitatif, particulièrement redistributif, mais également transparent. Je ne vais pas détailler le dispositif des CEE, qui a déjà fait l’objet de plusieurs auditions de votre commission, mais vous indiquer la façon dont la DGEC le perçoit.

Pour nous, le CEE est particulièrement performant, parce qu’il fixe un objectif de résultat aux vendeurs d’énergie. En l’occurrence, ceux-ci doivent réaliser 1 600 TWh cumac d’économies d’énergie sur une période de 3 ans, répartis entre eux au prorata de l’énergie vendue. Il ne s’agit pas d’un objectif de moyen, mais de résultat. Les économies d’énergie attendues peuvent être réalisées dans l’ensemble des secteurs : bâtiment, transports, industrie, agriculture. Cet objectif n’est pas a priori affecté à tel ou tel secteur.
Pour vous donner un ordre d’idée, 100 TWh représentent l’effacement de la consommation résidentielle d’un million d’habitants pendant quinze ans. En pratique, 70 % de ces économies se font dans le bâtiment résidentiel et se traduisent directement par une baisse de la facture énergétique des ménages. En 2018, par exemple, 400 000 travaux d’isolation ont été réalisés grâce aux CEE, de même que 110 000 changements de chaudière. Par ailleurs, 18 % des économies sont réalisées dans l’industrie. À ce titre, les CEE sont aussi un dispositif de compétitivité économique de notre industrie, puisqu’ils permettent d’effectuer des travaux d’efficacité énergétique. Enfin, 5 % sont réalisés dans le transport, notamment pour développer la mobilité propre. Cette part est encore modeste, mais elle est en augmentation. Le covoiturage a ainsi pu être développé grâce aux CEE. BlaBlaCar, par exemple, a bénéficié d’un programme CEE.

L’efficacité économique est consubstantielle à l’objectif de résultat des CEE, puisque les vendeurs d’énergie sont amenés à réaliser les économies d’énergie là où elles sont les plus importantes possible pour un coût le plus faible possible. On estime que la valeur de l’incitation reçue par le consommateur est très inférieure au prix de l’énergie économisée. Ainsi, 5 euros permettent d’économiser 1 MWh sur la période de l’opération, soit un facteur 10 à 20 par rapport au prix de l’énergie économisée. Ce dispositif a donc un effet de levier particulièrement important pour les économies d’énergie.

Par ailleurs, il est incitatif par nature : le vendeur d’énergie qui doit obtenir des CEE doit avoir un rôle actif et incitatif, contrairement au crédit d’impôt pour la transition énergétique (CITE) dans lequel on effectue des travaux avant de demander une aide. C’est bien le CEE qui doit être déclencheur de l’opération d’économie énergie.

C’est ce qu’on appelle le rôle actif et incitatif du vendeur d’énergie.

Je le disais, ce dispositif est aussi particulièrement redistributif : 52 % des opérations sont réalisées dans le bâtiment résidentiel occupé par des ménages précaires. Il s’agit donc d’un dispositif de solidarité nationale entre les consommateurs d’énergie, puisqu’il est payé par tous les consommateurs d’énergie et bénéficie à 52 % aux ménages précaires.

Enfin, le dispositif est transparent. La DGEC publie tous les mois l’ensemble des données relatives aux opérations effectuées ainsi qu’au dépôt et à l’attribution de CEE. Elle publie aussi le prix moyen des CEE échangés sur le marché, ainsi que le prix spot sur le marché des CEE.

Après une phase de croissance et de montée en puissance, nous avons atteint un rythme de croisière dans la 4e période, avec cet objectif de 1 600 TWh CUMAC.

Je voudrais juste insister sur deux évolutions récentes. Tout d’abord, les programmes. Ils permettent d’impulser des économies d’énergie là où elles ne sont pas directement quantifiables, mais aussi de produire des CEE à un prix régulé de 5 euros par MWh en moyenne. Plusieurs exemples peuvent être cités : le programme porté par la Coopération maritime pour réduire la consommation d’énergie de 8 000 bateaux de pêche ; le programme porté par la Mutualité sociale agricole (MSA) qui permet l’autorénovation des bâtiments des agriculteurs ; le programme porté par la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies (FNCCR) qui permet d’accompagner les collectivités dans la rénovation de leurs bâtiments publics ; les programmes pour l’accompagnement des syndicats copropriétaire, des syndics, des notaires, des acteurs bancaires ou encore les petits commerces et les conducteurs du secteur du transport de froid. Certains programmes sont en outre particulièrement orientés vers la précarité, comme le programme de la Fondation Abbé Pierre pour accompagner les publics précaires dans les travaux d’économie énergie.

Ensuite, les « coups de pouce » sur l’isolation et sur le chauffage, qui ont parfois fait l’objet de critiques. Cette évolution est née de plusieurs constats. D’une part, outre les dispositifs d’aide pour permettre des économies d’énergie, seul compte le reste à charge du point de vue du consommateur. Certes, les travaux d’isolation par exemple permettent d’économiser de l’argent sur la durée de vie de l’opération. Mais ce n’est pas toujours cela qui intéresse le ménage, qui regarde plutôt le reste à charge au moment où il investit. L’objectif consiste donc à le diminuer très fortement, notamment pour les publics précaires. D’autre part, les acteurs des CEE étant parfois des intégrateurs des aides, qu’il s’agisse du CITE, des CEE ou des aides de l’Agence nationale de l’habitat (ANAH), il faudrait qu’ils puissent proposer un package des aides aux ménages, c’est-à-dire un dispositif complet allant jusqu’à un accompagnement pour réaliser les travaux. Enfin, il s’agit aussi de bonifier un certain nombre d’actions en fonction de l’économie de CO2 réalisée. Nous avons lancé deux grandes actions : un coup de pouce pour l’isolation des combles et des planchers et un coup de pouce pour le changement de chaudière. Ce dispositif fonctionne particulièrement bien. Il est en phase de montée en puissance, avec un objectif de 600 000 changements de chaudières et d’isolement de 500 000 combles et 100 000 planchers en deux ans. Nous devrions atteindre voire dépasser cet objectif. En avril, nous avons engagé 23 000 travaux d’isolation et 16 000 changements de chaudière.

Vous nous interrogez sur le coût des CEE. La DGEC publie chaque mois le prix moyen d’achat des CEE. En 2018, le prix moyen d’échange s’est établi à 5,4 euros par MGw Cumac. Il est en augmentation et a ainsi atteint 6,6 euros par MWh CUMAC entre octobre 2018 et mars 2019.

Il s’agit du prix d’échange des CEE sur le marché, mais la plupart des obligés produisent des CEE par eux-mêmes. Prenons l’objectif de 533 TWh CUMAC pour 2019 : 200 TWh pourraient être acquis sur le marché entre 6 et 7 euros par MWh, auxquels s’ajouteraient 55 TWh de programmes à 5 euros, et le reste pourrait être produit en interne à des coûts que l’on peut estimer autour de 6 euros par MWh. Soit un coût estimé entre 3 et 3,5 milliards d’euros sur l’année 2019. Pour le consommateur, le dispositif coûte de l’ordre de 3 % de la facture. Pour un plein de 30 litres de gazole à 1,6 euro le litre, soit 48 euros, par exemple, les CEE représentent 1,28 euro, soit 2,6 % du prix du plein. Le dispositif coûte donc certes 3 % de la facture des ménages, mais il est intégralement reversé pour les économies d’énergie. Cela signifie qu’il coûte aux ménages, mais qu’il leur permet d’effectuer des travaux d’économie d’énergie grâce au phénomène de solidarité qui lui permet de bénéficier majoritairement aux ménages modestes.

Vous m’avez également interrogé sur les contrôles. Ils sont effectués par le PNCEE. Cette cellule de 21 personnes au sein de la DGEC a été renforcée pour faire face à la quatrième période. Notre politique de contrôle est ciblée en fonction du volume déposé par les acteurs, de l’historique des contrôles, des informations échangées avec les autres administrations et des retours du terrain – car des particuliers peuvent nous écrire pour nous signaler des problèmes.

Depuis 2015, nous avons lancé 400 contrôles, 52 sanctions ont été prononcées avec une annulation cumulée de 1,3 TWh CUMAC de CEE et des sanctions pécuniaires de 12 millions d’euros. On parle beaucoup du coût de ces contrôles et de ces sanctions de ces contrôles, mais ils représentent de l’ordre d’un millième des CEE accordés.

Nous renforcerons les contrôles en 2019, notamment sur les coups de pouce isolation et chauffage. Outre les contrôles sur pièces qui existaient jusqu’à présent, nous mettrons en œuvre des contrôles sur site pour lesquels nous consacrerons un million d’euros. Nous enverrons sur place des bureaux de contrôle mandatés par le PNCEE.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Merci pour vos propos liminaires. Pouvez-vous nous réexpliquer si seul le PNCEE s’occupe de l’ensemble des missions afférentes aux CEE, ou si une partie de ces missions sont gérées par la DGEC ? Comment les rôles sont-ils répartis ?

M. Olivier David. Le PNCEE est un service de la DGEC, au sein de laquelle le service climat et efficacité énergétique a en charge la définition et la mise en œuvre de la politique sur le climat, l’efficacité énergétique et les véhicules, avec 2 parties : le bureau économies d’énergie et chaleur renouvelable qui définit la doctrine des CEE, la réglementation, les fiches et la politique en matière d’économies d’énergie ; le PNCEE qui gère opérationnellement le dispositif en délivrant les CEE et en contrôlant les opérations qui donnent lieu à la délivrance de CEE. Le PNCEE est donc un service de la DGEC.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Le PNCEE s’occupe donc exclusivement du contrôle ?

M. Olivier David. Il est en charge de la délivrance des CEE et du contrôle.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Combien de personnes travaillent en équivalent temps plein par an du côté de la doctrine CEE et des fiches politiques ?

M. Olivier David. Le travail sur le dispositif des CEE dépasse largement la DGEC. Au sein de cette dernière, cinq personnes travaillent sur le dispositif des CEE. Nous nous appuyons également sur l’ADEME, qui est très impliquée dans le dispositif des CEE et nous apporte une expertise technique très précieuse, par exemple sur la définition des opérations ou sur un centre de travaux d’instruction et d’animation des programmes. Par ailleurs, dans la mesure où les CEE concernent l’ensemble des secteurs, un grand nombre de directions du ministère sont impliquées : la direction en charge du logement et du bâtiment pour les sujets bâtiment, la direction en charge du transport et des mobilités pour les sujets de transport.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Je souhaitais me rendre compte du volume de personnes qui travaillent très concrètement sur ce dispositif lourd. En l’occurrence, considérez-vous que vos moyens en personnel soient suffisants pour travailler de manière satisfaisante ?

M. Olivier David. Nous poursuivons un objectif d’utilisation au mieux des moyens. Dans la phase de montée en puissance, nous avons renforcé le PNCEE qui est passé de 16 personnes en début de période à 21 pour faire face à la quatrième période. Le bureau économies d’énergie et chaleur renouvelable a également fait l’objet de créations de postes et disposera prochainement d’un nouveau poste CEE. Un renforcement plus poussé ne nous ferait pas de mal ! Mais l’objectif consiste aussi à utiliser au mieux l’ensemble de l’écosystème, raison pour laquelle nous nous appuyons sur l’Ademe et nous travaillons avec l’Anah et l’ensemble des acteurs.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Le volume des CEE a augmenté. Nous imaginons bien que cela ne doit pas être complètement proportionnel, puisqu’une part du travail reste rationnelle et en charge de base. Mais avec un volume largement supérieur, vos effectifs auraient pu connaître une progression plus importante qu’elle n’a été. On peut imaginer que cela peut être source de complication pour la gestion des sujets. L’une des critiques formulées par les acteurs porte sur l’évaluation des dispositifs programmes, qui sont plutôt sur une grosse maille du fait du volume concret de capacités à gérer un nombre très important de projets. Cela peut-il constituer un frein ?

M. Olivier David. À l’heure actuelle, ce n’est pas un frein. Le délai moyen de délivrance d’un CEE par le Pôle est de l’ordre de 45 jours. C’est un délai très raisonnable pour un dispositif d’une durée de trois ans. Il est vrai qu’il y a une multiplication des programmes. Nous suivons l’ensemble de ces programmes, mais comme je vous l’ai dit, nous nous appuyons aussi sur l’ensemble des services du ministère. Pour les programmes bâtiment, par exemple, nous nous appuyons sur la direction en charge de l’habitat, de l’urbanisme et du paysage. Les CEE mobilisent la sphère de l’État au sens large et bien au-delà des moyens propres de la DGEC.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. S’appuyer sur différentes structures parfois ad hoc peut-il poser des problèmes de pilotage ? Certes, cela permet de rapprocher les sujets des directions directement concernées et donc d’affiner les projets avec probablement plus de finesse, de bon sens ou d’efficacité. Mais cela ne pose-t-il pas une difficulté de suivi et de pilotage ?

M. Olivier David. Jusqu’ici, cela n’a pas posé de difficulté de suivi. Nous lançons encore un certain nombre d’appels à programmes. Nous venons d’en lancer un pour l’Outre-Mer, et un autre sur la mobilité. Nous impulsons de nouvelles actions. Après une phase de montée en puissance, nous commençons à trouver notre régime de croisière. Dans les premières périodes, la gestion était largement manuelle. Le PNCEE est désormais totalement automatisé et interfacé avec la base de données et la plateforme des CEE. Ces importants travaux d’informatisation ont permis de gagner en efficacité.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Souvent, les CEE suivent une logique de gestes isolés. La base de données est-elle exploitée pour inciter les publics à aller plus loin dans la rénovation énergétique ? L’utilisez-vous comme le ferait une entreprise privée de rénovation, qui suggérerait de travaux sur les fenêtres ou dans le sous-sol après ceux sur les combles ?

M. Olivier David. Nous ne communiquons pas sur les données individuelles des opérations, qui sont protégées. Mais nous utilisons la base de données pour définir nos politiques publiques et adapter le système. Le coup de pouce isolation ou chauffage a ainsi été construit à partir de l’exploitation de ces données afin d’être le plus efficace possible.

Certes, les CEE suivent une logique d’action : changement de chauffage, isolation des combles, isolation des planchers, isolation des murs… Ce sont des gestes individuels. Mais ce dispositif permet aux ménages de faire une opération et d’en percevoir très concrètement les résultats. Nos études montrent que le fait de voir les résultats d’un changement de chauffage donne envie de faire une deuxième opération.

Par ailleurs, chaque opérateur de CEE sait quelles opérations il doit effectuer. Lorsque nous avons lancé le coup de pouce chauffage, par exemple, tous les acteurs qui avaient une base de données « isolation » ont recontacté leurs clients pour proposer le changement de chauffage.

En définitive, il s’agit bien d’un dispositif geste par geste mais qui permet aussi la construction d’un parcours de rénovation pour chacun des ménages.

Par ailleurs, certains dispositifs des CEE encouragent la rénovation globale. Ainsi, nous publierons cet été une fiche « Rénovation globale ». Nous proposons aussi des dispositifs d’incitation sur les contrats de performance énergétique (CPE). L’objectif est de bonifier dans le CEE des dispositifs d’encouragement aux économies d’énergie et de facture.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous anticipez une de mes questions, qui consistait à savoir si les économies théoriques promises sont effectivement réalisées. Pensez-vous qu’à terme, même si les artisans ne savent pas encore bien le faire, le dispositif ira vers une garantie de résultat ? Les CEE suivraient alors progressivement une logique de résultats mesurés plutôt que théoriques.

M. Olivier David. Nous avons un objectif d’efficacité. Nous gérons des centaines de milliers d’opérations standard. Pour que le dispositif soit efficace, il impose de ne pas s’interroger pour chaque opération. Par ailleurs, les économies d’énergie réellement obtenues sont bien supérieures à celles du dispositif.

Le dispositif se voulant incitatif, les économies d’énergie calculées et valorisées concernent l’achat d’un matériel standard vs celui d’un matériel de l’opération. Pour un changement de chauffage, par exemple, nous calculons l’économie réalisée grâce à l’achat d’une chaudière de la fiche CEE plutôt que d’une chaudière standard. Nous valorisons donc uniquement l’effet incitatif de dispositif, et les économies d’énergie réalisées sont donc très supérieures.

Par ailleurs, dans le cadre d’une étude ADEME pour préparer la quatrième période, nous nous avons choisi des opérations dont nous sommes allés mesurer les économies sur place. Cette année, nous avons relancé cette étude en choisissant des opérations au hasard pour mesurer et vérifier qu’elles correspondent réellement à des économies d’énergie.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Les résultats sont-ils satisfaisants ?

M. Olivier David. Oui. Ils sont très satisfaisants. Les résultats obtenus avec nos méthodes de calcul montrent que les économies d’énergie réellement réalisées correspondent bien aux fiches standard. Quand ce n’est pas le cas, nous réévaluons les fiches.

M. Vincent Thiébaut, président. Est-ce à dire que selon les cas, les économies d’énergie correspondent ou pas à vos standards ?

M. Olivier David. Non. Notre méthode de calcul porte sur l’écart entre le matériel moyen du marché et le matériel proposé dans les opérations. Les économies d’énergie ainsi valorisées correspondent bien à celles des fiches. Mais dans l’étude que nous avons menée sur site avec l’Ademe, nous nous sommes aussi intéressés à l’économie réelle des ménages, laquelle est très très supérieure à celles qui sont valorisées dans les CEE.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Le passage de la théorie à la pratique vous est donc favorable ?

M. Olivier David. Oui.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Quelles sont vos relations avec l’Association technique énergie environnement (ATEE) ? Comment collaborez-vous ? Il semble qu’il y ait un certain nombre de débats avec les filières.

M. Olivier David. C’est une association de professionnels de l’efficacité énergétique. Ainsi que je l’ai mentionné, le dispositif CEE est transparent grâce à la publication d’un certain nombre de données et à l’élaboration collaborative des fiches. Chaque fiche nécessite un important travail technique de qualification de l’opération et de calcul de la valeur de l’économie d’énergie attendue.

L’ATEE anime des groupes de travail réunissant différents experts, afin de nous proposer des fiches qui font ensuite l’objet d’une expertise de l’Ademe et de la DGEC. Parfois, nous mandatons un bureau d’études, le Centre scientifique et technique du bâtiment (CSTB), ou un établissement public de l’État. Enfin, ces fiches donnent lieu à une consultation du Conseil supérieur de l’énergie avant d’être publiées.

Outre les fiches proposées par les professionnels via l’ATEE, d’autres sont directement commandées par la DGEC à l’ADEME ou à un établissement public. C’est le cas lorsque nous qu’il existe un potentiel important d’économies d’énergie.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Qui peut être membre de l’ATEE ? L’adhésion est-elle libre ou les membres sont-ils sélectionnés ?

Par ailleurs, combien de temps faut-il pour qu’une fiche proposée par l’ATEE soit expertisée ?

Enfin, combien de fiches sont générées et combien sont réellement utilisées sur le terrain ?

M. Olivier David. Le dispositif d’élaboration des fiches est plus ou moins long selon le type de fiche. Certaines sont élaborées en six mois, d’autres en plusieurs années. Tout dépend de la complexité technique de l’opération. La DGEC, en concertation avec l’ensemble des parties prenantes, définit une priorisation de ces fiches.

Nous publions de nouvelles fiches deux fois par an. Ainsi, nous avons défini en décembre 2018 les fiches que nous souhaitions publier en juin ou en décembre 2019. La priorisation se fait en fonction du potentiel d’économie énergie de chaque fiche. Nous avons récemment publié des fiches sur la mise en place de systèmes de stop and start sur les véhicules, notamment les tracteurs agricoles. En l’occurrence, cette fiche est peu utilisée. D’autres en revanche sont très utilisées.

Aujourd’hui, 200 fiches sont publiées.

M. Alexandre Dozières, chef du bureau des économies dénergie et de la chaleur renouvelable. Sur ces 200 fiches, une cinquantaine concerne le bâtiment résidentiel, une cinquantaine porte sur le bâtiment tertiaire, une cinquantaine s’adresse à l’industrie, une cinquantaine est relative au transport, une dizaine concerne l’agriculture et une autre dizaine, les réseaux. En termes d’utilisation, 20 fiches représentent 80 % du volume délivré.

M. Olivier David. Les principaux volumes concernent l’isolation des murs, l’isolation des combles et des planchers ainsi que le changement de chauffage. Pour autant, nous ne négligeons pas d’autres fiches, comme certaines fiches thématiques dans le secteur agricole. Même si elles ne donnent pas lieu à de gros volumes d’économies d’énergie, elles sont extrêmement importantes pour les secteurs. Je pense notamment à des fiches sur l’amélioration énergétique des serres. Ces fiches sont très utiles et permettent d’augmenter la compétitivité économique des secteurs concernés grâce à une réduction de leur facture d’énergie.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. L’une des critiques faites au système des CEE par les obligés porte sur le niveau des ambitions, qui serait trop élevé dans la mesure où le marché serait incapable de fournir le volume d’économies d’énergie demandé. Si 20 fiches représentent 80 % du volume délivré, il existe un potentiel de 180 fiches qui pourraient se développer et répondre aux inquiétudes des obligés. Est-ce le cas ?

Par ailleurs, dans l’hypothèse d’un « embouteillage » des fiches déposées, n’y aurait-il pas matière à accélérer les délais de validation ? Dans le système des CEE, il n’est en effet pas possible de valoriser l’économie d’énergie en l’absence de fiche.

M. Vincent Thiébaut, président. La CRE suggère d’allonger la durée de la quatrième période. Qu’en pensez-vous ?

M. Olivier David. Les fiches ne sont pas la seule façon de faire des économies d’énergie. Il existe aussi ce que nous appelons les opérations spécifiques. Les fiches correspondent à un standard, avec le calcul d’un forfait. En l’absence de fiche, nous effectuons une opération spécifique. Ce dispositif est réservé aux très grosses opérations d’économie d’énergie et se développe dans le cadre d’un amendement parlementaire de la loi « PACTE » qui a permis d’ouvrir les CEE à l’ensemble des installations du secteur Emission Trading Scheme (ETS) – c’est-à-dire toutes les installations industrielles soumises au système européen d’obligation d’obtenir des permis d’émission et des quotas de CO2. Les opérations d’économie d’énergie dans les raffineries, par exemple, n’ont pas de fiche standard et nécessitent à chaque fois une opération ad hoc, spécifique, instruite par le PNCEE souvent avec l’aide d’experts extérieurs.

Par ailleurs, le rythme d’élaboration des fiches est élevé. Les fiches qui prennent le plus de temps sont celles dont l’économie d’énergie est assez faible. Toutes les fiches importantes sortent en six mois et sont publiées.

Enfin, la 4e période porte actuellement sur trois ans. L’objectif de 1 600 TWh Cumac doit être atteint dans 3 ans et c’est bien sur ces trois années que son atteinte sera évaluée. Elle ne le sera pas au fur et à mesure. Cette période de trois ans prévoit une phase de montée en puissance, et c’est normal. Début 2019, plusieurs obligés ont écrit au ministre d’État pour lui demander un allongement de la période. Le ministre a produit une réponse très ouverte. De fait, la quatrième période sera prolongée d’un an et l’obligation totale augmentera pour tenir compte de cette quatrième année. Le montant de cette augmentation fait actuellement l’objet de concertations.

Les objectifs sont élevés : moins 20 % d’ici 2030, et 500 000 logements rénovés par an. Nous sommes loin de les avoir atteints, de même que nous sommes loin de l’atteinte des objectifs européens. Et l’allongement de la quatrième période ne devra pas se traduire par une baisse de notre ambition en matière d’efficacité énergétique.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Quelle est la vision du particulier ? Pour rendre le système transparent, on explique qu’il s’agit de convertir de l’économie d’énergie en argent. Le problème, c’est que dans les dispositifs accompagnés, certaines plateformes territoriales retiennent une partie du prix des CEE pour financer l’accompagnement aux particuliers. Elles ne délivrent pas l’ensemble du budget CEE qu’elles ont collecté. Il arrive aussi qu’un artisan, qui pourrait faire baisser ses prix, fasse valoir un prix « sec » du CEE – étant entendu que la collecte est un peu lourde pour un artisan indépendant. De l’autre côté, les grandes surfaces affirment donner non seulement des CEE mais aussi un bonus à dépenser dans leurs magasins. C’est compliqué pour le particulier, qui n’a pas droit aux mêmes volumes selon les acteurs. Ce souci de transparence pour le consommateur final ne risque-t-il pas de se retourner contre le dispositif ? Ne faudrait-il pas s’en tenir à l’idée que le bénéfice pour le consommateur final est le programme qui lui a permis de faire de la rénovation, plutôt que de gagner quelques euros sur ses travaux ?

M. Vincent Thiébaut, président. Dans ma circonscription, une personne avait déjà fait des travaux et était passée d’une efficacité de 0 à 2,7 environ. Elle a ensuite effectué des travaux pour passer de 2,7 à plus de 6, pensant pouvoir bénéficier des CEE. Mais ils lui ont été refusés par un grand distributeur. Vous parliez tout à l’heure des packages. Peut-être cet habitant aurait-il pu bénéficier d’autres aides. Je pense que se pose un problème de lisibilité et de compréhension de l’ensemble de ces dispositifs qui sont essentiels pour les rénovations mais aussi dans la communication auprès des particuliers.

M. Olivier David. Le sujet de la communication autour des CEE est souvent diabolisé. Les enquêtes montrent que les CEE sont bien plus connus que ce que l’on imagine. En fait, tout dépend de la façon dont la question est posée. Car souvent, les particuliers ne connaissent pas le CEE, mais la « prime énergie », nom plus communément utilisé par le grand public. La prime énergie est en outre mieux connue que le crédit d’impôt. Les enquêtes sur la connaissance des dispositifs d’aide montrent que les particuliers connaissent les différents dispositifs. Certains parlent parfois de la « prime EDF versée pour les travaux de rénovation », par exemple : c’est en fait du CEE. En définitive, les particuliers connaissent les CEE au travers des primes apportées par les fournisseurs d’énergie ou les grandes surfaces, qui vendent aussi du carburant – raison pour laquelle toutes les grandes surfaces sont des acteurs importants du dispositif CEE.

Il existe aussi une concurrence entre les obligés, qui favorise des primes de plus en plus importantes. Cela nourrit d’ailleurs une critique formulée par les obligés du dispositif. Des sommes croissantes sont redistribuées auprès des ménages qui effectuent des travaux.

Par ailleurs, nous soutenons des travaux ambitieux d’économie d’énergie. Nous incitons donc les ménages à réaliser de gros travaux en une fois – ce qui revient beaucoup moins cher – plutôt que d’effectuer des petits travaux en deux fois. C’est sans doute la raison pour laquelle la personne que vous évoquiez n’a pas été éligible au CEE.

M. Vincent Thiébaut, président. Cette personne avait déjà effectué des travaux sans aucune aide, puis elle a engagé des travaux complémentaires pour accroître encore ses économies d’énergie. D’où sa frustration. Si elle avait su, elle n’aurait pas fait ses premiers travaux. Aujourd’hui, nous travaillons beaucoup sur le sujet des bouquets de travaux et des phasages.

M. Olivier David. Cette personne aura certainement été mal conseillée dès le départ.

M. Vincent Thiébaut, président. Je lui répondrai. Chers collègues, avez-vous des questions ?

M. Emmanuel Maquet. J’ai essayé de comprendre comment était fabriqué le CEE. Vous nous avez expliqué qu’il pesait pour environ 2,6 % du prix d’un plein. Il me semble que cette obligation porte indifféremment sur tous les vendeurs d’énergie et est répartie au prorata et au volume de l’énergie vendue, qu’il s’agisse d’électricité, de gaz ou de fioul. Or nous sommes tous d’accord pour dire qu’un MWh d’électricité produit en France, notamment grâce au nucléaire, émet moins de CO2 dans l’atmosphère qu’un MWh de fioul. Ne pensez-vous pas qu’en utilisant le même mode de calcul des obligations pour tous les types d’énergie, on pénalise notre électricité française, qui est l’une des plus vertes au monde ? Existerait-il une solution pour affiner ce mode de calcul en prenant plutôt en compte les émissions de CO2 ?

M. Olivier David. L’objectif des CEE est de réaliser des économies d’énergie, mais aussi des économies de facture pour les ménages. Nous soutenons donc l’économie d’électricité autant que l’économie de carburant. Cette réglementation est issue du droit européen et des directives Efficacité énergétique, qui concernent les économies d’énergie en général. Dans les fiches standard, les calculs de base ne prennent donc pas en compte le contenu CO2 de l’énergie consommée. En revanche, nous le faisons via notre dispositif coup de pouce, qui soutient des substitutions de fioul, de gaz ou de charbon vers du gaz ou de l’électricité, donc le passage d’énergies très carbonées vers des énergies moins carbonées.

M. Emmanuel Maquet. Ma question portait sur la phase de fabrication.

M. Olivier David. Dans la phase de fabrication, un prorata tient compte du contenu énergétique de l’énergie.

M. Vincent Thiébaut, président. La seule énergie verte est celle que l’on ne consomme pas !

Mme Sophie Auconie. Une de mes questions a été posée par Mme la rapporteure avec beaucoup de talent. Je passe donc directement à la seconde, qui concerne les objectifs européens. Il semble que nous ne les atteindrons pas, en tout cas en l’état actuel des choses. Vous laissez penser qu’une optimisation des outils est nécessaire. Dans le cadre de cette optimisation, quels sont à votre avis les atouts et les faiblesses de notre dispositif ? Je crois qu’il existe une vingtaine de modèles différents de certificats d’énergie et de procédures d’initiative dans l’Union européenne. Avez-vous eu l’occasion de faire du benchmarking ou de l’échange de bonnes pratiques pour identifier le plus efficace ? Serait-il possible de le décliner afin que notre outil soit plus efficace ?

M. Olivier David. L’obligation étant issue des directives européennes, plusieurs États membres ont mis en place des dispositifs de type CEE, avec des modalités parfois différentes. La principale caractéristique de notre dispositif est qu’il permet des économies d’énergie dans plusieurs secteurs : l’agriculture, le transport, l’industrie, etc. C’est un système très ouvert dans lequel l’État n’a pas défini a priori les actions à réaliser. Lorsque le dispositif a été conçu, en 2005, la préoccupation était celle de son efficacité économique. D’où la décision de laisser totalement libres les vendeurs d’énergie de cibler les opérations les plus favorables économiquement. En France contrairement à d’autres pays, nous avons donc poussé la logique de performance économique du dispositif à son maximum.

La Commission européenne organise des groupes de travail et d’échange des pratiques entre États membres. De plus en plus, avec la hausse des objectifs, la plupart des pays européens convergent vers le système français.

M. Alexandre Dozières. Outre ce système européen d’échange des pratiques, il existe aussi un club international des CEE. De nombreuses recherches universitaires portent également sur le sujet. Nous accueillons régulièrement des représentants du Japon ou d’Allemagne. Tout cela s’explique par le fait que les objectifs européens de consommation énergétique pour 2020 seront difficiles à tenir. Il ne sera pas impossible de les atteindre, mais ce sera difficile.

La Commission européenne constate que l’existence d’un système de CEE témoigne en général d’une massification ou d’une industrialisation. Au cours des trois premiers mois de 2019, par exemple, nous avons produit 44 % de plus de CEE. Cela signifie qu’il y a eu 44 % d’actions d’économie d’énergie de plus qu’en 2018 grâce aux fiches d’opérations standardisées. Le fait de standardiser pour n’avoir plus qu’à ajuster le volume d’économie d’énergie d’année en année est très intéressant.

Pour notre part, nous avons importé du Royaume-Uni le contrôle par tiers, que nous avons mis en place il y a un an et demi. L’ADEME s’intéresse à tout ce qui se fait ailleurs, de même que l’ATEE, qui coordonne des projets européens. Certains fournisseurs de services énergétiques travaillent aussi à la fois dans les CEE en France et dans d’autres pays, comme en Italie. De ce fait, les pratiques infusent.

M. Hervé Pellois. Je suis béotien dans ce domaine, mais il me semble que vous n’avez pas répondu à la question sur les RGE et la labellisation dans les entreprises, qui est assez contestée. Que pouvez-vous nous en dire ?

Par ailleurs, vous avez parlé d’une quatrième année pour la quatrième période. Nous arriverions donc en 2021. Et après ? Quelles sont les propositions qui seront faites ? Des discussions sont-elles en cours à ce sujet ?

Concernant le contrôle, je n’ai pas bien compris si les 400 contrôles lancés depuis 2015 ont été effectués au hasard ou dans des cas pour lesquels vous aviez des suspicions ?

Enfin, et c’est vraiment le béotien qui s’exprime, je n’ai pas vraiment compris pourquoi la valeur des CEE change dans le temps, à l’instar des actions en Bourse.

M. Vincent Thiébaut, président. Les contrôles sont-ils réalisés a priori ou a posteriori de la délivrance du CEE ?

M. Olivier David. Le RGE est une certification d’État à destination des artisans. Il permet de bénéficier du crédit d’impôt transition énergétique et des CEE. Ce système fait l’objet d’un certain nombre de critiques puisqu’on labellise l’entreprise. Le ministère discute à l’heure actuelle avec l’ensemble des professionnels pour renforcer l’exigence de RGE, notamment les obligations d’audit des artisans. L’objectif était de mobiliser l’ensemble de la profession et des artisans. L’ambition n’était pas de faire du RGE une certification tellement restrictive ou chère qu’un artisan isolé ne puisse pas y avoir accès. D’autant que ce label conditionne l’accès à l’ensemble des aides. De ce fait, un artisan qui n’est pas labellisé RGE n’a pas accès à l’essentiel du marché. Le label a fait ses preuves. C’est une première étape de qualité, qu’il convient de renforcer.

Par ailleurs, les 400 contrôles lancés par le PNCEE depuis 2015 ne l’ont pas été au hasard. Nous essayons de cibler les opérations dont nous pensons qu’elles posent problème, à partir d’indices qui nous viennent du terrain ou d’échanges avec les administrations, ou encore au regard du volume déposé. L’objectif est de sanctionner les personnes qui ne respectent pas les règles du CEE. Une exception doit être mentionnée, celle des délégataires, qui font systématiquement l’objet d’un contrôle. Celui qui fait l’objet d’un contrôle négatif sera de nouveau contrôlé par la suite.

Le projet de loi Énergie climat déposée par le Gouvernement et qui sera examinée en juin comporte un article dédié aux contrôles, visant à faciliter les échanges d’informations entre les administrations et à renforcer l’efficacité des contrôles.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. N’a-t-on pas tendance à faire du double emploi dans le contrôle ? Ne vaudrait-il pas mieux renforcer le dispositif de contrôle RGE, afin que soient en même temps contrôlées la qualité des artisans et l’efficacité énergétique et que cette information vous soit remontée ?

M. Olivier David. Nous aurons besoin de contrôle des CEE. Il faut à la fois des artisans qui fassent bien les travaux avec le RGE, et des contrôles des CEE. Nous ne contrôlons d’ailleurs pas vraiment les mêmes choses. Le RGE contrôle que les artisans effectuent correctement les travaux. Pour sa part, le PNCEE vérifie que les règles CEE sont respectées. Il s’agit ainsi de vérifier que les CEE précarité ont bien été accordés à des ménages précaires.

Ainsi, RGE et CEE sont très complémentaires. Il peut exister des liens entre ces différents contrôles. Ainsi, lorsque nous repérons des problèmes chez des artisans RGE lors d’un contrôle CEE, nous pouvons le signaler au système RGE.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Et vice-versa ?

M. Olivier David. Pas à ma connaissance. Jusqu’à présent, RGE ne nous signale pas de difficultés rencontrées chez les artisans.

Par ailleurs, nous avons un dispositif par période. La quatrième période s’arrêtera fin 2021. Dans le projet de programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), nous avons pour ambition de définir dès la fin de l’année la cinquième et la sixième périodes, et les objectifs à atteindre. Dans cette optique, nous avons engagé cette année un double travail : un travail d’évaluation du dispositif pour pouvoir caler les évolutions des cinquième et sixième périodes, et un travail d’évaluation du gisement, secteur par secteur et action par action, pour caler le plus finement possible les objectifs. L’ambition est d’apporter dès le début 2020 une visibilité du dispositif jusqu’à fin 2028.

Mme Laure de La Raudière. Nous avons auditionné il y a quelque temps Jean-Luc Wiedemann, président de l’Union des métiers du génie climatique, de la couverture et de la plomberie. S’agissant des travaux d’isolation, il a estimé que les « écobandits » représentaient 40 % à 60 % des chantiers. Visiblement, ce n’est pas la même chose pour les changements de chaudières, car ces activités sont beaucoup plus contrôlables. Comment faites-vous pour contrôler la qualité des travaux effectués par ces artisans qui ont nécessairement le label RGE, car sinon ils n’auraient pas accès aux CEE ? Il existe aussi des réductions d’impôt liées au matériel acheté.

J’estime que le volume de 400 contrôles est extrêmement faible au regard du volume estimé de fraude qui nous a été cité en audition. Peut-être l’intervenant a-t-il gonflé ses chiffres. En tout état de cause, comment faire pour démultiplier vos contrôles, peut-être en dehors du Pôle ? Envisagez-vous des partenariats avec les chambres des métiers ou des relais sur le terrain ? In fine, ce sont quand même les personnes les plus en situation de précarité qui rencontreront des problèmes deux ou trois ans après les travaux engagés.

M. Vincent Thiébaut, président. J’ai aussi des retours d’expérience sur le terrain, qui posent la question de la mise en œuvre des deux dispositifs que sont les coups de pouce et l’isolation à 1 euro. Des offres à 1 euro sont diffusées sur les réseaux sociaux. Je pourrais citer l’exemple d’un artisan venu voir le lundi matin s’il était possible d’engager le chantier d’isolation thermique du plancher. Son équipe est ensuite arrivée dès 14 heures et les travaux étaient finis à 17 heures. Or j’ai ensuite constaté qu’il y avait de nombreux ponts thermiques. Heureusement, il m’est aussi arrivé de constater l’effet inverse, avec des artisans bien implantés qui ont considéré qu’il n’était pas utile d’engager des travaux. Il existe des artisans honnêtes, qu’il convient de saluer.

L’exemple d’équipes qui effectuent le travail en quelques heures pose la question du contrôle du label RGE. Souvent, ces équipes sont constituées d’ouvriers venus des pays de l’Est qui travaillent pour une personne et qui restent quelques jours pour faire plusieurs chantiers avant de repartir. Cela pose la question de l’efficacité de ces chantiers, et nourrit la crainte et les interrogations des artisans.

Se pose aussi la question du relèvement de l’obligation globale fixée par l’Ademe. Comptons-nous suffisamment d’artisans réellement certifiés ? Le renforcement des obligations du RGE permettra d’écarter les artisans malhonnêtes, ce qui est une bonne nouvelle. Mais aurons-nous suffisamment d’artisans certifiés pour atteindre les objectifs ?

Par ailleurs, comment répondre aux inquiétudes liées aux chaudières à 1 euro, qui seront portées par les gros fournisseurs d’énergie et pas par les artisans ? Se pose donc la question de savoir à qui les fournisseurs d’énergie sous-traiteront ces chantiers ? Aujourd’hui, tous ne disposent pas de leurs propres équipes d’installateurs et d’intégrateurs sur le terrain.

M. Olivier David. Les travaux mal faits sont notre préoccupation constante. En l’occurrence, ils recouvrent une réalité très diverse.

Certes, il existe des escrocs qui ne sont pas dans le dispositif CEE ou du crédit d’impôt, et qui arnaquent purement et simplement le consommateur. Parfois, ils n’effectuent même pas les travaux après avoir encaissé l’argent. Nous n’avons pas connaissance des chiffres que vous avez cités. Nous nous rapprocherons donc de l’Union des métiers du génie climatique, de la couverture et de la plomberie pour savoir comment elle les a construits.

Je précise que les 400 contrôles engagés depuis 2015 n’ont pas concerné 400 opérations, mais 400 entreprises ou dépôts en masse de CEE. Un contrôle peut donc recouvrir des milliers d’opérations. Nous n’avons donc pas contrôlé 400 travaux d’isolation, mais 400 dépôts d’une masse d’opérations.

Par ailleurs, l’idée est bien de fournir des labels de qualité. C’est ce que nous avons mis en place dans nos coups de pouce isolation et chauffage. Pour pouvoir apporter ce coup de pouce, les entreprises des CEE doivent signer une charte et être labellisées par le ministère après des contrôles extrêmement précis de leurs process et de leurs offres. Outre nos contrôles, nous leur imposons une obligation d’autocontrôle. Ainsi, les adhérents à notre charte isolation doivent envoyer sur place un bureau de contrôle pour 10 % des opérations d’isolation réalisées chez des ménages précaires et choisies de façon aléatoire. Ce bureau de contrôle doit vérifier à la fois les travaux et leur qualité.

Nous incitons les consommateurs à vérifier que l’offre qui leur est faite correspond réellement au coup de pouce isolation labellisé par le ministère. Nous serons plus proactifs dans notre communication. Le plus souvent, les contrôles montrent que les travaux mal effectués l’ont été dans le cadre d’offres non labellisées.

La labellisation prévoit des contrôles extrêmement sévères.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. J’ai encore deux ou trois questions. Je vous demanderai donc d’apporter des réponses brèves afin que je ne me fasse pas rappeler à l’ordre sur nos horaires ! Tout d’abord, quelle est la fiscalité applicable aux subventions versées par les fournisseurs d’énergie, pour les ménages et pour les entreprises ?

M. Alexandre Dozières. S’il s’agit d’une remise sur facture, les travaux avant remise sont soumis à la TVA. Le CEE s’applique après toutes les taxes, pour les ménages comme pour les entreprises.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Ensuite, les contrôles sont-ils réalisés a priori ou a posteriori de la décision de délivrance ?

M. Olivier David. Les deux. La plupart sont réalisés a priori, mais nous effectuons aussi des contrôles a posteriori, en cas de signaux ou d’indications.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Quand ils sont effectués a priori, cela complique la situation pour ceux qui ont réalisé les travaux, puisqu’ils ne sont pas payés tout de suite. Cela leur pose donc une contrainte de trésorerie.

M. Olivier David. Non. Ce sont deux sujets différents. Quand le contrôle est négatif, le ménage est de toute façon payé, mais l’obligé ne reçoit pas ses CEE.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Cela peut donc favoriser les structures plus importantes, les petites n’ayant pas les reins assez solides pour prendre en charge le risque de se voir refuser des CEE, si le traitement est long.

M. Olivier David. Le traitement n’est pas long, puisqu’il est de 45 jours en moyenne. Par ailleurs, les structures qui font leurs travaux correctement, qui font appel à des artisans de qualité et qui mettent en place des contrôles internes adaptés n’ont jamais eu de problème avec le PNCEE. Lors d’un contrôle, nous demandons l’ensemble des pièces justificatives. Pour ceux qui les fournissent et qui peuvent justifier de la qualité des opérations et du respect de la réglementation sur les CEE, le délai est très rapide.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Pensez-vous que le mécanisme des CEE a tendance à favoriser les grosses structures ? Existe-t-il une inégalité de taille dans la capacité à faire valoir les économies d’énergie réalisées dans le cadre des CEE ?

M. Olivier David. Non. D’ailleurs, nous observons qu’il existe des entreprises de toute taille. Proposer des économies d’énergie dans l’ensemble des secteurs requiert une taille importante. Mais certaines structures se spécialisent. Certaines occupent des niches particulières.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. J’en viens à ma dernière question, car il nous reste deux minutes. Lorsqu’un des obligés a une question de conformité sur une opération, peut-il vous interroger pour obtenir une réponse technique ? Le cas échéant, dans quel délai lui répondez-vous ?

M. Olivier David. Il peut bien sûr nous interroger et nos réponses sont toujours rendues publiques. Nous essayons de répondre aussi rapidement que possible.

Mme Nolwenn Briand, responsable du PNCEE. Nous ne sommes pas les seuls à répondre. L’ATEE et l’ADEME peuvent aussi le faire. Nous priorisons les questions qui intéressent le plus grand nombre de professionnels ou d’obligés, dans une optique de rationalisation des moyens.

M. Olivier David. Nous répondons assez rapidement aux questions, en nous appuyant sur l’ADEME lorsque celles-ci sont très techniques. Et nous rendons publiques les réponses.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Communiquez-vous les liens vers les organismes qui peuvent répondre lorsque vous ne pouvez pas le faire ? Je comprends bien que vous soyez obligés de prioriser les questions, compte tenu de vos effectifs et si chaque acteur peut vous solliciter directement. Les autres interlocuteurs sont-ils clairement identifiés ?

M. Olivier David. Pour les questions génériques sur le dispositif, qui ne demandent pas d’interprétation précise de la DGEC, les professionnels font souvent appel à l’ATEE dont le rôle est d’accompagner les vendeurs d’énergie, les obligés et tous ceux qui effectuent des travaux d’économie d’énergie. L’ATEE organise aussi des formations en région, sur le terrain. Nous avons passé une convention avec elle en ce sens.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Comment l’ATEE est-elle financée pour ces missions ?

M. Olivier David. C’est l’État qui finance ces prestations. Pour le reste, c’est une association financée par ses très nombreux adhérents.

Nous travaillons aussi avec les associations de collectivités, lesquelles sont éligibles au dispositif CEE. L’un des enjeux de l’année 2019 consiste à rendre les collectivités plus utilisatrices des CEE. Nous souhaitons notamment lancer une grande action sur la rénovation des bâtiments scolaires.

M. Vincent Thiébaut, président. Je vous propose de mettre fin à cette audition. Je vous remercie d’avoir participé à cette audition, ainsi que pour la clarté de vos propos.

Laudition sachève à dix-huit heures trente-cinq.


*

*     *

2.   Audition, ouverte à la presse, de M. Olivier Dauger, co-président de France gaz renouvelable, et de M. Jean Lemaistre, secrétaire général (21 mai 2019)

Laudition débute à dix-huit heures quarante.

M. Vincent Thiébaut, président. Dans le cadre de cette commission d’enquête, nous entendrons pour la dernière audition de la journée l’association France Gaz Renouvelables, représentée par son coprésident Olivier Dauger, son délégué général Jean Lemaistre et sa déléguée générale Cécile Frédéricq.

Le projet de programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) 2019-2028 retient un objectif d’injection de biométhane dans le réseau de gaz naturel compris dans une fourchette de 14 à 22 térawattheures (TWh) en 2028. Pour rappel, en 2018, moins de 1 TWh a été injecté.

Au regard d’une telle trajectoire, quels sont les paramètres de compétitivité de la filière biométhane par rapport au gaz naturel et aux autres énergies renouvelables dans le mix énergétique ? Comment apprécier l’impact environnemental de la méthanisation, qu’il s’agisse d’approvisionnement des installations ou du co-produit de la méthanisation ? Quelle vision avez-vous de l’acceptabilité des projets ? Où en est-on du système des garanties d’origine ?

Monsieur Dauger, nous allons vous écouter pour un exposé liminaire de quinze minutes, puis les membres de la commission d’enquête vous interrogeront, en commençant par les questions de notre rapporteure, Mme Meynier-Millefert.

Mais avant toute chose, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

(MM. Dauger et Lemaistre prêtent successivement serment.)

M. Olivier Dauger, co-président de France Gaz Renouvelables. Je vous remercie de nous permettre d’être auditionnés devant cette commission.

France gaz renouvelables est une toute jeune association, puisqu’elle n’a pas encore un an, qui regroupe l’ensemble de la filière biogaz, du gisement – donc de l’agriculture et des déchets – jusqu’aux réseaux. Notre volonté était de rendre cette nouvelle énergie claire et visible, et de faire en sorte que la filière travaille ensemble, étant entendu que tous les maillons de la filière étaient persuadés, et le sont toujours, de son intérêt tant pour le mix énergétique que pour les grands enjeux climatiques et environnementaux d’aujourd’hui. J’y reviendrai car c’est un élément important, spécifique à la filière biogaz et que nous cherchons à mettre en avant.

Je suis agriculteur. Je représente donc l’amont de la filière. Je suis également élu de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), en charge du dossier climat-énergie, président de la chambre régionale d’agriculture des Hauts-de-France et en charge du dossier climat-énergie pour l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture (APCA) depuis quatre ans. Je suivais donc déjà le dossier climat-énergie avant les Accords de Paris. J’ai toujours vu la corrélation très forte entre la transition climatique et la transition énergétique, laquelle a d’ailleurs été décidée lors des Accords de Paris. Il est important de l’avoir en tête : on a décidé la transition énergétique aussi et surtout pour répondre à l’enjeu du climat. C’était même le premier objectif. D’où l’importance des externalités positives que j’évoquerai tout à l’heure. Il ne s’agit pas, pour le monde agricole du moins, de chercher uniquement un nouveau développement. Nous cherchons à résoudre un certain nombre de difficultés liées au climat, étant entendu que l’agriculture en est à la fois une victime, une cause et une solution, notamment dans l’utilisation des sols, dans le captage des gaz à effet de serre et dans la production d’une partie de l’énergie dans le mix, en particulier pour aider à la sortie du fossile.

Vous parliez d’un objectif de volume. Lors de la publication de la PPE cet hiver, nous avons été particulièrement déçus au regard de la loi de transition énergétique et du débat national qui s’était tenu quelque temps avant sur ce sujet. La PPE a finalement beaucoup reculé par rapport aux ambitions et aux enjeux de départ. Je rappelle que l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME), lors du débat national, évoquait un potentiel de 30 % de gaz renouvelables méthanisation. On était ensuite arrivés à 20 %, puis à 10 %. Aujourd’hui, on parle certes de 6 %, 8 % ou 10 %, mais si l’on regarde bien la mise en œuvre et plus encore l’accompagnement financier, avec les tarifs actuels sur lesquels je reviendrai, on est plutôt à des niveaux de 3 %, 4 % ou 5 %, et on a du mal à lancer et développer la filière.

Nous avons pleinement conscience que la baisse des coûts est un objectif. La question n’est pas là. Simplement, nous estimons que pour pouvoir baisser les coûts, il faut que la filière ait démarré. C’est un peu l’histoire de la poule et l’œuf, pour utiliser cette image. Tant qu’une filière n’a pas démarré, elle ne peut pas créer de dynamique. La situation est compliquée pour toutes les filières amont de la filière et tous les concepteurs de matériel. Pour baisser les coûts, il faut arriver à un seuil critique. C’est d’ailleurs la demande de la profession : démarrons jusqu’aux 8 TWh de la loi de transition énergétique en 2023 pour commencer à baisser les prix.

J’en viens aux impacts environnementaux. Il est compliqué de parler d’énergie dans le monde actuel en essayant d’élargir le débat. Souvent, quand on parle de transition énergétique, on ne regarde que le coût du matériel ou de l’énergie.

La méthanisation est une énergie du territoire, la seule qui permet aussi de traiter les déchets, de capter plus de gaz effet de serre grâce à la couverture permanente des sols et de répondre à l’enjeu de l’engrais organique. Je n’invente rien concernant la captation des gaz à effet de serre. Ce sont les « 4 pour 1 000 » de M. Le Foll ou encore les « 4 pour 1 000 » de M. Mauguin, président-directeur général de l’Institut de recherche nationale agronomique (INRA), qui est particulièrement convaincu de l’intérêt d’intégrer la méthanisation dans les systèmes agricoles. En effet, plus vous augmentez la matière organique d’un sol, plus vous vous avez possibilité de capter le carbone et plus vous le faites si le système suit. C’est donc un élément important. Un autre élément important concerne les digestats et engrais organiques : vous apportez un engrais organique beaucoup plus simple à gérer qu’un effluent. Cela permet donc aussi de résoudre le problème environnemental. Si la Bretagne s’est orientée relativement rapidement vers la méthanisation, c’est d’abord pour gérer le dossier des effluents. Un effluent est très compliqué à gérer dans le sol dans la mesure où l’azote ne se libère pas toujours comme on le souhaiterait, tandis qu’un digestat permet, entre la phase solide et la phase liquide, d’adapter l’azote exactement aux besoins des plantes et d’éviter le lessivage de l’azote. C’est un avantage annexe, mais pas du tout neutre.

La méthanisation est aussi, bien sûr, une énergie renouvelable.

C’est une énergie stockable. C’est précisément là tout l’intérêt de la filière : aujourd’hui, nous avons à la fois le stockage et les réseaux. Il n’y a pas besoin de réseaux supplémentaires, ou très peu seulement, il n’y a pas besoin de stockage.

C’est une énergie non intermittente, qui peut donc être utilisée dans le mix énergétique. Il ne s’agit pas d’opposer le gaz à l’électricité, mais de l’utiliser en complément dans le mix énergétique et surtout pour appuyer la consommation d’énergie électrique, notamment dans les phases un peu compliquées de pic.

C’est une énergie qui permet, dans les territoires, d’apporter des solutions pour le transport de camions et, pourquoi pas, des bateaux. Ce faisant, elle permet de répondre assez rapidement au remplacement de l’énergie fossile, qui reste l’objectif premier.

La méthanisation, c’est aussi la préservation de la biodiversité. On ne le dit pas assez souvent, mais à partir du moment où l’on ajoute de nouvelles plantes qui serviront pour le méthaniseur mais qui sont immatures, donc pas alimentaires, cela permet un assolement plus long, donc une moindre utilisation de produits phytosanitaires.

Certes, tous ces éléments ne sont pas complètement chiffrés au départ. C’est la raison pour laquelle la filière travaille depuis cinq mois, à la demande du Gouvernement, avec un organisme pour effectuer un chiffrage de tous les apports de la méthanisation. Nous vous remettrons également ces chiffres, qui sont transparents.

Il faut aussi évoquer l’acceptabilité sociétale. Lorsqu’un dossier met 5 ans ou plus à sortir, cela nourrit un doute sur le terrain. Les voisins se demandent nécessairement pourquoi c’est si long. Par ailleurs, le manque de connaissance engendre aussi des réticences. On parle souvent des odeurs, mais un digestat n’a pas d’odeur contrairement à un effluent. Dans les quelques cas qui existent, la gestion des problèmes d’odeur est souvent liée au non-respect du protocole de la méthanisation. Lorsque le produit n’est pas fini, il continue à émettre un certain nombre d’odeurs. En outre, un vrai méthaniseur – je vous invite à en visiter quand vous voulez – est tout de même mieux qu’une éolienne dans la mesure il ne se voit pas au-delà de 500 mètres ou 1 kilomètre.

Un dernier élément est très important à mes yeux : nous nous inscrivons véritablement dans la transition telle qu’elle évolue dans les conférences des parties (COP), c’est-à-dire une transition vers les projets territoriaux, vers l’économie circulaire, vers l’emploi local non-délocalisable. C’est l’occasion d’avoir une filière franco-française non-délocalisable. C’est un besoin, dans nos territoires – c’est l’élu de terrain qui le dit. L’histoire des « gilets jaunes » ne vient pas de nulle part. Elle vient aussi du manque de dynamique, dans un certain nombre de régions et de terrains plutôt ruraux. En l’occurrence, cette transition permet aussi de créer des collectivités ou des établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) qui peuvent devenir autonomes grâce à leurs déchets, à leur biomasse et à leurs effluents, et dans leur intérêt, avec des emplois locaux. Alors qu’on parle beaucoup de développement des territoires, c’est un véritable appui à ce développement.

J’ai brossé un panorama assez rapide, mais je pourrais en parler beaucoup plus longtemps. Nous sommes prêts à répondre à vos questions.

M. Jean Lemaistre, secrétaire général de France Gaz Renouvelables. Vous posiez une question spécifique sur les certificats d’origine. Le biométhane injecté dans le réseau fait l’objet de certificats d’origine qui peuvent être valorisés auprès des consommateurs. L’objectif était d’avoir un tarif d’achat pour tirer la filière et pousser l’aval.

Par ailleurs, le biométhane étant une énergie territoriale, ces certificats d’origine permettent de faire des boucles locales. Ce sont eux qui permettent à la ville de Lille de dire « Je roule avec mes bus ». Ce sont eux qui permettent cette territorialisation et cette appropriation locale du biométhane. Nous savons que le Gouvernement et les pouvoirs publics s’interrogent sur ces certificats d’origine. Nous sommes tout à fait favorables à ce que le système évolue vers plus de rigueur et plus de transparence, afin que les interrogations qui existent soient levées. En revanche, nous ne souhaitons pas, car ce serait très dommage, que le système évolue dans un sens qui ne permettrait pas la pérennité de ces boucles locales. En effet, l’implication des territoires est un puissant levier de développement du biométhane. Ainsi, si l’on délivrait les certificats d’origine dans le cadre d’un appel d’offres national lancé par l’État sans possibilité de privilégier les boucles locales, ce serait à mon avis très préjudiciable à la fois à l’attente des territoires et au développement du biométhane.

M. Olivier Dauger. Il est très important de parler d’analyse du cycle de vie et du développement de nouvelles filières. Le biogaz coûte peut-être un peu plus cher à produire, mais les réseaux existent déjà et ses apports sont réels. Ainsi, il est bien mieux placé du point de vue de l’analyse du cycle de vie que si l’on regarde uniquement le coût de production d’un méthaniseur. Il faut bien regarder les conséquences positives et négatives de tout développement. Dans un mix énergétique équilibré, il convient certes de favoriser le moins coûteux possible, mais surtout le plus utile au regard de l’enjeu initial – qui est, je le rappelle, la réduction des émissions de gaz à effet de serre.

Le remplacement du gaz naturel par le biogaz est un véritable atout, en particulier pour la France qui peut produire son propre biogaz et rester indépendante y compris au plan géopolitique. Ensuite, c’est la méthanation, le power-to-gas et éventuellement l’hydrogène. Mais la première étape, pour laquelle nous sommes aujourd’hui techniquement matures, est la méthanisation. Elle peut être développée dans les quinze ans qui viennent. Mais malheureusement, si la PPE s’applique dans son état actuel, la filière aura beaucoup de mal à se développer.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Je voudrais revenir sur la question de la garantie d’origine. Vous disiez que vous seriez favorables à plus de rigueur et de transparence dans ce domaine. Quelles seraient vos propositions à ces fins ?

M. Jean Lemaistre. Très franchement, nous n’avons pas suffisamment travaillé pour vous présenter des propositions formalisées. Je vous rappelle le système actuel. Lorsque la garantie d’origine est valorisée et que le gaz est vendu au consommateur pour un usage de gaz naturel véhicule, la moitié de cette valeur est reversée, venant ainsi soulager le coût du tarif d’achat. Pour les usages plus classiques, la difficulté est liée au fait qu’il est compliqué de distinguer le coût de la molécule classique et la survaleur liée au fait qu’il s’agit de gaz vert.

Je pense qu’il existe des mécanismes qui permettraient d’éviter les questions que pose la direction générale de l’énergie et du climat (DGEC) à juste raison. On pourrait ainsi parfaitement mettre en place un dispositif qui maintienne les boucles locales et repose sur le volontariat plutôt que sur la contribution au service public de l’électricité (CSPE) obligatoire, pour soulager le tarif d’achat.

Il nous faudrait davantage de temps pour travailler des propositions avec les acteurs. Nous sommes conscients que le système tel qu’il existe doit évoluer. Notre filière ne considère pas du tout qu’il doit rester tel qu’il est. Nous sommes conscients qu’il doit évoluer, et je pense qu’il est tout à fait réaliste de trouver un système qui évite les interrogations que se posent certains acteurs comme la DGEC. Mais à mon avis, la solution qui consisterait à faire un grand appel d’offres centralisé qui supprimerait les boucles locales serait une erreur grave. Cette solution peut être évitée.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Pour être tout à fait honnête, nous avons découvert dans le cadre de cette commission d’enquête la manière dont on distingue l’énergie produite dans le cadre des énergies renouvelables (EnR) d’une part et, d’autre part, la valorisation via les garanties d’origine qui ont une valeur propre détachée de cette production dans la mesure où on ne sait pas différencier les sources des différentes énergies. Les entreprises souhaitent affirmer qu’elles utilisent uniquement de l’énergie verte. D’où la valeur de ces garanties d’origine, qui échappe toutefois pour partie aux acteurs de la production. C’est, en tout cas, ce que nous ont expliqué d’autres filières EnR. Qu’en est-il dans le cadre de la méthanisation ?

M. Jean Lemaistre. Ce sujet est très complexe et nécessiterait de longs développements. Il existe une difficulté supplémentaire au système des garanties d’origine, c’est la logique de l’Europe et le fait que ces garanties peuvent s’échanger dans l’espace économique européen. C’est un constat. Ainsi, des consommateurs de gaz vert en France peuvent acheter des garanties d’origine produites à l’étranger. Pour tout vous dire, nous qui sommes là pour soutenir le développement de la méthanisation en France, nous préférerions à la limite un système qui privilégierait le biométhane français produit en France et les boucles locales territoriales, comme je vous l’ai expliqué. Certes, ce n’est pas toujours possible et un acteur en France peut, en achetant des garanties d’origine dans un autre pays de l’espace économique européen, affirmer qu’il est 100 % vert. Néanmoins, je pense que nombre d’acteurs locaux, territoriaux, notamment des collectivités territoriales qui participent à des projets de gaz renouvelable, souhaitent pouvoir le valoriser localement. C’est un point très important qu’il faut absolument préserver en laissant la possibilité aux acteurs locaux, quels qu’ils soient, de valoriser le gaz renouvelable au plus près. C’est la raison pour laquelle un appel d’offres centralisé ne nous semble pas être la meilleure des solutions : il couperait un peu cet élan local.

Nous sommes là pour parler du fond des choses. La valeur des certificats d’origine s’explique par deux éléments. D’une part, le gaz vert échappe à certaines taxes. D’autre part, certains acteurs ont une appétence pour les EnR. Je pense donc qu’il serait tout à fait possible – mais c’est une idée qui mériterait d’être approfondie – de considérer qu’un minimum de valorisation de la garantie d’origine doit être retenu quand on vend le gaz. Je suis convaincu qu’il peut y avoir un système plus transparent et plus visible qui permettrait à la fois de maintenir les boucles locales et d’éviter les dérives.

M. Olivier Dauger. La filière de la méthanisation française souhaitait avoir un cahier des charges qui lui soit propre. Et pour cause, elle ne voulait pas, à l’instar de l’ensemble du monde agricole, réitérer les mêmes erreurs que d’autres pays en ayant une méthanisation reposant largement sur la production alimentaire. C’était un choix. Et ce choix a un coût, qui ne peut pas baisser aussi rapidement que certains le voudraient. Certes, il serait possible de faire baisser très rapidement le coût du gaz avec des méthaniseurs 100 % maïs ou 100 % betteraves. Mais ce ne serait pas durable. Et si la filière se pénalise au départ, c’est pour disposer d’atouts durables. D’où l’importance que les certificats puissent rester locaux ou franco-français.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Il me semble que la capacité de captation de CO2 des sols agricoles fait encore débat. Qu’en est-il ?

M. Olivier Dauger. Les sols qui gardent beaucoup le CO2 sont les forêts et les prairies, de même que les haies et les zones humides. Mais il y a un potentiel dans tous les sols de l’agriculture – c’est l’idée des « 4 pour 1 000 », prônée par le monde scientifique avant de l’être par le ministre, selon laquelle en travaillant et en labourant ces sols, on a libéré du carbone. C’est la raison pour laquelle j’indiquais qu’il faut réaugmenter la matière organique des sols, ce qui requiert de refaire de la biomasse et de capter le carbone en évitant de trop retourner le sol. C’est tout le débat actuel sur les agricultures dites simplifiées ou de conservation.

Nous savons aussi qu’à un moment donné, nous arriverons au taquet de ce que l’on peut faire dans un sol. Le risque sera alors que tout se libère d’un coup. Mais si l’on ne commet pas d’erreurs techniques, cela ne se libère pas. Il existe une marge de manœuvre. En France, la matière organique des sols n’est pas la pire du monde, loin de là. Mais quand on parle de biomasse et de méthaniseurs à partir de plantes immatures, c’est au sujet de ces sols-là. Il est aussi possible de faire des méthaniseurs avec de l’herbe et moins d’élevage. C’est la formule proposée par Solagro : un élevage moins intensif et l’utilisation de l’herbe, qui pousse, dans des méthaniseurs. Mais on ne touche pas au sol.

Quand vous mettez une troisième culture en deux ans, même si vous la récoltez, 50 % restent dans le sol, entre les racines et la partie pas récoltée. Cela signifie que la troisième culture permet un véritable apport organique. L’INRA l’a calculé et a prouvé qu’un méthaniseur améliore la qualité et la matière organique du sol à la seule condition – c’est un élément important qu’il faut prendre en compte dans la filière – que le digestat retourne dans le sol : à partir du moment où on prend de la biomasse pour faire du gaz, il faut que le retour du digestat au sol soit assuré. Quoi qu’il en soit, il est assez logique, dans une exploitation ou un groupe d’exploitations agricoles, de remettre de l’amendement ou de l’engrais organique. Et quand vous faites cela, vous augmentez la matière organique des sols. Les travaux de l’INRA vous le confirmeront.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous avez parlé de seuil critique pour générer la baisse des coûts. Selon vous, quel est-il ?

M. Jean Lemaistre. Notre demande concerne les cinq prochaines années. La filière a déjà proposé une baisse du tarif de 2 % par an. C’est une proposition que nous avons présentée dans le cadre des travaux sur la PPE.

M. Vincent Thiébaut, président. Pouvez-vous nous rappeler quel est le tarif moyen actuel ?

M. Jean Lemaistre. Il est de l’ordre de 90 euros le mégawattheure (MWh). Il fluctue selon les installations. Sur les petites installations qui éliminent beaucoup de déchets, le tarif peut monter à plus de 100 euros le MWh. En revanche, sur les plus grosses installations, il peut descendre jusqu’à 70 euros le MWh, voire 50 euros le MWh dans certains cas particuliers. En tout état de cause, le prix moyen est actuellement de l’ordre de 90 euros le MWh. Il était un peu plus élevé au tout début de la filière.

Nous sommes bien dans une dynamique de réduction des coûts. Nous avons fait cette première proposition d’une baisse de 2 % par an d’ici 2023, sur la première période de la PPE. Par ailleurs, nous pensons qu’il faudrait véritablement conserver pour 2023 l’objectif de 8 TWh qui figurait déjà dans la précédente PPE. Compte tenu d’une augmentation progressive du nombre de projets année après année et de la lisibilité sur ces 8 TWh, il nous semble que cela permettrait de donner confiance aux acteurs, en particulier aux constructeurs et aux bureaux d’études, donc de disposer d’un gisement d’affaires qui permettrait d’industrialiser la filière et de diminuer les coûts. Nous avons proposé au Gouvernement de faire un retour d’expérience en 2022 pour voir quelle ambition de baisse des coûts on pourrait fixer pour la 2e période de PPE, étant entendu que l’objectif que nous estimons envisageable à horizon 2030 est une baisse de l’ordre de 30 % des coûts.

La situation est quand même un peu compliquée. Dans notre filière, en tout cas pour l’injection, on compte moins d’une centaine d’installations en service. Quand on nous dit qu’il faut absolument que nous baissions les coûts de façon drastique – dans les premières versions de la PPE, nous avons vu apparaître des baisses de coûts extrêmement rapides –, nous avons le sentiment que l’on met un peu la charrue avant les bœufs. Cela nous désole un peu. Nous sommes d’accord sur la baisse des coûts et sur la nécessité d’industrialiser la filière. Nous avons d’ailleurs monté un groupe de travail dans le cadre du comité stratégique de filière pour accélérer la baisse des coûts. Cela étant, on ne peut pas demander à une filière qui émerge d’être industrialisée avant d’avoir commencé.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous avez dit qu’un projet pouvait mettre jusqu’à cinq ans pour sortir. Quelles seraient vos préconisations pour réduire ce temps nécessaire à l’émergence de projets ?

M. Olivier Dauger. C’est un serpent de mer ! Je pense qu’il est possible de simplifier le processus. Je suis dans une région, les Hauts-de-France, proche de la Belgique, des Pays-Bas et de l’Allemagne. Dans ces pays, il faut un an pour mettre en place un méthaniseur. Et ils ne sont pas nécessairement plus mauvais que nous. Il faudrait peut-être un guichet unique. Le problème, en France, est qu’il faut contacter différentes administrations, monter de nombreux dossiers et suivre plusieurs démarches sans aucune centralisation. Ainsi, pour démarrer un nouveau dossier, il faut que le précédent soit achevé, et les délais entraînent une perte de temps. Je ne dis pas qu’il faut que tous les projets sortent en un an, mais si tous les dossiers pouvaient être finalisés en dix-huit mois ou deux ans, ce serait déjà une véritable aide. D’autant que c’est aussi un coût de démarrage pour les méthaniseurs.

C’est un élément à prendre en compte pour la baisse de tarifs.

Nous n’avons pas toutes les réponses à nos questions. Aujourd’hui, on nous répond que les déchets ne coûtent pas cher, que les intrants ne valent rien et que faire du gaz ne vaut pas grand-chose. Mais si l’on multiplie de 1 TWh à 30 TWh, les déchets vont coûter de l’argent. Cela veut dire qu’il faudra vraiment des méthaniseurs avec de la biomasse. Or produire de la biomasse a quand même un coût, humain comme matériel.

Tant que nous ne savons pas exactement comment le marché procédera, il est difficile d’évaluer les coûts. En tout cas, réduire la durée de constitution des dossiers faciliterait l’acceptabilité en permettant aux porteurs de projets de ne pas avancer d’argent.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Comme vous le rappeliez, nous essayons tous de faire baisser le prix des EnR. Dans cette optique, seriez-vous capable de chiffrer l’inertie ou les contraintes administratives ? Quel que soit le dossier EnR, c’est apparemment toujours plus compliqué en France qu’ailleurs ! Il faudrait arriver à le chiffrer très précisément, pour voir quelle part du coût ou du surcoût des EnR est liée aux règles que nous nous imposons à nous-mêmes. Cela permettrait de savoir si cette part, qui dépend directement de nous, pourrait être allégée et comment. Pourriez-vous travailler de votre côté sur des éléments chiffrés ?

M. Jean Lemaistre. Les contraintes administratives ne portent pas seulement sur les délais et les procédures d’autorisation. La filière en tout cas, parce qu’elle veut être acceptée par les riverains et ancrée dans les territoires, est tout à fait favorable à ce qu’il y ait un minimum de mise en débat, de discussion et de partage des projets – ce qui requiert nécessairement du temps. Il faut aussi nécessairement un peu de temps pour que trois ou quatre agriculteurs parviennent à se mettre d’accord pour monter ensemble un projet. Nous ne sommes donc pas pour la précipitation. Qui plus est, il n’existe pas dans notre filière de risque d’emballement comme il y en a eu pour d’autres EnR.

Pour prendre cet exemple, se pose la question de l’hygiénisation et de la qualité des digestats. Dans aucun pays en Europe, on n’envisage d’hygiéniser les intrants pour la méthanisation. En France, en revanche, cette question est actuellement en débat. Il nous semble que, d’une manière générale et à condition de respecter des durées de traitement suffisantes et de suivre un certain nombre de précautions, il n’y a pas lieu de faire de l’hygiénisation systématique, en tout cas dans le domaine agricole. Cela apporterait une complexité inutile qu’il vaut mieux, à mon avis, éviter. Certes, il faut être prudent sur toutes ces questions de santé publique et d’hygiénisation, mais ce sont des sujets à propos desquels nous espérons qu’il n’y aura pas de surenchère réglementaire à l’avenir, pour permettre à la filière de se développer normalement comme c’est le cas dans les autres pays européens. Il serait très dommage qu’en la matière, nous ayons en France la réglementation la plus dure d’Europe.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. On nous répète régulièrement que c’est plus compliqué en France qu’ailleurs, ce qui facilite le développement de projets en dehors de nos frontières, de même que l’installation des compétences et des talents. Il me semble important d’évaluer ces sujets dans leur ensemble.

Par ailleurs, vous indiquez que les EnR participent à la vitalité territoriale. Disposez-vous de chiffres ou d’éléments précis sur ce point ?

M. Olivier Dauger. Vous voulez connaître le nombre de méthaniseurs territoriaux ?

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Non. Vous évoquiez la dynamisation des territoires comme l’une des externalités positives de la méthanisation. Pouvez-vous le chiffrer ?

M. Olivier Dauger. Dans ma région, les Hauts-de-France, il existe de nombreux projets en cours et à venir entre des collectivités et le monde agricole. Le schéma régional climat-air-énergie indique qu’il faut aller vers une autonomie. Dans cette région, les collectivités considèrent que c’est peut-être l’occasion de faire de l’économie circulaire et de refaire de l’économie sur le territoire. Cette perspective rassemble les acteurs. Les agriculteurs amènent le gisement avec les effluents ou les boues d’épuration si nécessaire, par exemple. On constate l’émergence d’une volonté politique, de projets de territoire, y compris dans les territoires qui n’ont malheureusement plus ou que très peu d’activité économique et de services publics. Cela recrée un plaisir de vivre. Et demain, sans doute, des territoires auront une autonomie énergétique et pourquoi pas alimentaire également. Ils vivront avec leurs propres ressources, pour eux mais pour d’autres aussi. Ils pourront valoriser au maximum ce qu’ils ont chez eux. Nous le ressentons. C’est ce que nous appelons les externalités positives. Il est vrai qu’il ne s’agit pas d’apports sonnants et trébuchants, mais il n’empêche que c’est un plus, qui répond à un certain nombre de questions qui se posent aujourd’hui, aussi concernant la gestion des effluents ou des déchets d’une usine ou des collectivités, tout simplement – y compris les cantines.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. J’en suis parfaitement convaincue. Mais nous manquons de données chiffrées pour le valoriser. En revanche, le coût d’une énergie ou le montant d’une subvention est très tangible. Si vous pouviez nous apporter des éléments permettant de débuter un chiffrage, cela nous permettrait d’aller plus loin.

M. Olivier Dauger. Je suis d’accord, mais je reste persuadé que le débat doit être plus large que le sujet principal. Certes, nous évoquons un ressenti et il n’y a pas de solution parfaite. Seule une somme de solutions imparfaites permettra d’avancer et d’améliorer la situation. Mais « ce qui compte ne peut pas toujours être compté et ce qui peut être compté ne compte pas forcément », pour citer Einstein. Cette phrase illustre parfaitement notre débat. Avec la DGEC et Bercy, il faut que chaque élément entre dans la bonne case. Mais tout n’entre pas nécessairement dans les cases.

Il me semble que le rôle des parlementaires est aussi de faciliter la transition vers un changement de monde. C’est en ce sens que j’évoquais l’importance de l’analyse du cycle de vie, en identifiant les externalités positives et négatives. La solution parfaite n’existant pas, avançons dès que nous en trouvons une meilleure.

M. Jean Lemaistre. Nous nous livrerons tout de même à l’exercice que vous avez demandé, qui consiste à passer en revue rapidement les externalités et à vous dire où nous en sommes dans la réflexion et la démarche de valorisation.

L’année dernière, nous avons conduit plusieurs études sur ce sujet. Dans le cadre du comité stratégique de filière mis en place avec le Gouvernement, nous pilotons une étude plus approfondie sur la valorisation et l’estimation des externalités pour aller dans le sens que vous souhaitez.

La première externalité est l’économie de CO2. Le contenu en CO2 est un peu supérieur à 200 grammes par KWh – cela varie que l’on regarde le pouvoir calorifique supérieur (PCS) ou inférieur (PCI). Dans la mesure où mettre en place du biométhane plutôt qu’une solution de gaz fossile permet d’économiser à peu près 80 % du CO2, nous sommes à 20 € du MWh pour une tonne de carbone à 100 euros et à 50 euros du MWh pour une tonne de carbone à 250 euros comme l’envisage le rapport Quinet. Pour rappel, le tarif d’achat moyen d’achat du biométhane est actuellement de l’ordre de 90 euros le MWh, et le prix de marché est de l’ordre de 30 euros le MWh – il est même plutôt de 25 euros le MWh mais il risque d’augmenter d’ici à 2030. L’écart n’est donc que de 10 euros. Donc si nous baissons nos coûts d’abord de 2 % par an puis plus rapidement dans l’avenir, pour cette seule externalité du CO2, nous sommes déjà bien positionnés vis-à-vis des valeurs du rapport Quinet.

Votre question ne portait pas trop sur le CO2, parce que je pense que vous avez déjà amplement de la documentation là-dessus ! Quoi qu’il en soit, nous continuerons à préciser ces chiffres, notamment pour prendre en compte le stockage du carbone dans les sols – les fameux « 4 pour 1 000 » dont parlait Olivier Dauger.

Nous avons pu plus ou moins chiffrer d’autres éléments, à commencer par la qualité de l’eau. L’un des gros atouts de la méthanisation vient du fait que lorsqu’on méthanise les nitrates contenus dans les effluents agricoles, en particulier les effluents d’élevage, on ne supprime pas le nitrate mais on le met sous une forme plus facilement utilisable par les plantes et qui a moins tendance à aller directement dans les nappes phréatiques. La méthanisation permet aussi d’éviter d’autres substances, contribuant là encore à la qualité de l’eau. Nous l’avons chiffré à partir des valeurs communiquées par les agences de bassin à 6 euros le MWh.

Une autre externalité importante est le coût de traitement des déchets. Fut un temps, les producteurs devaient payer pour éliminer certains déchets. Aujourd’hui, on les leur achète. Le coût de traitement d’un certain nombre de déchets a ainsi fortement diminué. La valeur de cette externalité peut aller de zéro pour les projets qui ne recyclent pas de déchets à 16 € pour certains projets industriels qui recyclent énormément de déchets.

Nous avons également essayé de valoriser les emplois, car la filière biométhane crée des emplois et améliore la résilience des exploitations. On peut considérer que cela représente de l’ordre de trois ou quatre emplois en fonction de la taille des installations, parfois il y en a que deux, par unité de production de biométhane.

Le coût pour la collectivité d’une exploitation sans emploi est une externalité de l’ordre 8 euros le MWh.

Il est plus difficile de chiffrer la biodiversité apportée. Je n’ai pas de méthode pour le faire, aujourd’hui. Je n’ai pas non plus de méthode pour valoriser la réduction de l’utilisation des pesticides, des herbicides et des fongicides. Elle permet en tout cas l’amélioration de la qualité de l’air et la réduction des odeurs. En outre, quand il y a un élevage et si la méthanisation a été faite correctement, cela permet d’épandre du digestat stabilisé plutôt que des effluents agricoles qui sont encore en phase de fermentation. Cela réduit les odeurs, mais nous n’avons pas pu le valoriser.

Une autre valeur très importante mérite d’être citée : le fait de rendre les agriculteurs, qui sont parfois critiqués, acteurs de la transition énergétique. Je pense que cette dimension, plus sociale et sociétale, est aussi extrêmement importante.

Nous essaierons de valoriser un peu mieux toutes ces externalités, d’autant que les études ont un peu été faites en chambre – certes, avec les agriculteurs, mais pas toujours de façon partagée avec les pouvoirs publics. Dans le cas du comité stratégique de filière, nous reprendrons donc ces études pour approfondir certaines d’entre elles et partager les résultats avec les pouvoirs publics pour aller vers des valeurs plus reconnues, plus opposables et moins sujettes à polémique.

M. Olivier Dauger. Cela renforce aussi la durabilité des exploitations en valorisant au maximum la photosynthèse. C’est important à savoir dans le cadre du débat sur le rôle que peut jouer l’agriculture en matière d’énergie. L’agriculture a toujours naturellement fait de la bioéconomie, ou de l’économie de la photosynthèse, pour l’alimentation bien sûr mais aussi, avant l’ère du pétrole, pour le chauffage et le bois. C’est naturel. Avec le sol et l’eau, la photosynthèse permet soit d’avoir un élevage, soit de produire de l’alimentation, soit d’exploiter le sol. Pendant deux siècles, on n’a fait que de l’alimentation et on avait autre chose, pas cher bien que peut-être un peu polluant – mais on ne le savait pas, à l’époque. Aujourd’hui, on revient au cycle naturel de l’agriculture, qui peut se faire sans remettre en cause la production alimentaire. C’est important, car certains ne parlent que d’externalités négatives. Or la filière française a choisi la complémentarité, c’est-à-dire de ne pas empiéter sur l’alimentaire pour faire du biogaz, ce qui est possible.

C’est important car cela permet de renforcer la durabilité de l’exploitation, qui peut valoriser davantage de choses : un effluent devient un produit, par exemple. Il est également possible de retirer une valeur ajoutée des intercultures qui s’imposeront au fur et à mesure. Cela permet aussi de produire de l’engrais organique. Je rappelle qu’aujourd’hui, le prix de l’engrais chimique est fondé sur celui du gaz ou du pétrole. Ainsi, plus le prix de ces énergies augmente, plus celui de l’engrais chimique croît aussi.

M. Hervé Pellois. Ma question était en partie relative aux externalités. Je ne vais donc pas la poser. L’énumération que vous avez faite est très intéressante. Il me semble que l’on ne met pas suffisamment en avant, même si vous l’avez fait dans votre introduction, la diversité des exploitations qui peuvent être intéressées par la méthanisation. On parle de la méthanisation depuis une trentaine d’années. Des stations expérimentales ont mis en place des outils. Mais c’est surtout dans le monde de l’élevage que l’on envisageait les méthaniseurs, pour mieux traiter les lisiers et les fumiers. Aujourd’hui, comme vous l’avez dit, les grandes cultures s’y intéressent aussi pour revaloriser un certain nombre de déchets.

Vous avez parlé d’une filière franco-française non-délocalisable. Mais au niveau des installations, nous sommes quand même loin d’avoir une filière française. Si j’ai bien compris, nous dépendons essentiellement de l’Allemagne ou d’autres pays sur ce plan. Pouvez-vous me dire si je me trompe ?

Par ailleurs, vous nous avez invités, nous autres députés, à nous intéresser à la méthanisation. Lors du précédent mandat, un groupe de travail était consacré à la méthanisation. Il me semble que c’est à nouveau le cas actuellement. Nous nous intéressons donc au sujet. Tout comme nous nous sommes intéressés à la fiscalité, qui n’était pas très favorable aux agriculteurs et que nous sommes parvenus à améliorer. Aujourd’hui, que vous manque-t-il vraiment ?

M. Olivier Dauger. Ce qui ne va pas, c’est que la PPE met la charrue avant les bœufs – j’emploie ce terme agricole à dessein. Si l’on veut développer une filière, il faut déjà lui permettre de sortir du nid. Or nous avons le sentiment que la première marche est tellement haute que personne ne pourra la monter. C’est cela, le problème.

Vous évoquiez la diversité des projets. En l’occurrence, dès lors que l’agriculture est elle-même diverse, les projets de méthanisation sont très variés. Ils peuvent concerner toutes tailles d’exploitation et tous types de production, des projets individuels ou collectifs. C’est ce qui est intéressant. Il s’agit vraiment de projets liés au terroir.

M. Jean Lemaistre. La première question à se poser est celle du gisement. En effet, il faut faire un projet en fonction du gisement et pas un projet copié/collé. Il faut aussi définir le type de projet : collectif, avec des voisins, dans un groupe, etc.

Il est vrai que ce sont les éleveurs qui ont démarré cette démarche, par la co-génération pour valoriser leurs effluents. C’était une façon de montrer qu’un déchet peut devenir un produit.

En outre, les éleveurs ont souvent besoin de chaleur. Or la co-généération en produit, ce qui n’est pas le cas de l’injection. Aujourd’hui, le national pousse plus vers l’injection parce que nous avons besoin de sortir du fossile et du gaz, l’électricité n’étant peut-être pas une urgence absolue en France. Mais un éleveur qui a un projet de valorisation de sa chaleur peut tout à fait encore prévoir un co-générateur.

Je rappellerai ici que lorsque nous avons rediscuté les prix de la co-génération, il y a deux ou trois ans, la discussion s’est faite dans la transparence : 80 ou 90 méthaniseurs ont apporté leurs tarifs au gouvernement et à la DGEC de l’époque en totale transparence, l’objectif étant alors d’éviter ce qui avait pu se passer en photovoltaïque.

Par ailleurs, on nous dit qu’il n’est pas possible d’ajuster les tarifs en fonction des externalités. Mais je rappelle qu’en co-génération, il y a à la fois le prix de l’électricité, soit 15 centimes, et une prime effluents, de 5 à 6 centimes selon le pourcentage d’effluents, visant précisément à favoriser les éleveurs. Cela montre bien qu’il est possible d’adapter les prix en fonction de l’intérêt apporté par la pérennisation des élevages, la gestion de l’environnement, voire la création de valeur ajoutée.

Concernant la filière française, nous avons démarré avec l’idée de ne pas faire comme les autres. Mais dans la mesure où il n’existait pas de filière amont pour le matériel, c’est la filière allemande qui est venue – avec un système moins costaud que le nôtre. En effet, quand vous ne mettez qu’un seul produit, qu’il y a un seul entrant et un seul sortant, peu importe la robustesse du matériel. Mais quand vous commencez à mettre plusieurs produits dans le méthaniseur, qu’il faut éventuellement broyer, il faut du matériel plus costaud et moins corrosif. Or le matériel allemand qui est arrivé en France s’est révélé moins fiable – pas nécessairement par la faute des Allemands, mais parce qu’il a été conçu pour un certain type de méthanisation.

Cela a entraîné une augmentation des tarifs et des coûts de production qui n’était pas prévue. De nombreuses start-up et entreprises françaises envisagent donc de créer une filière française. Mais ce ne sera possible que lorsqu’il existera une véritable dynamique. Les outils existent, mais seules l’industrialisation et la massification permettront de faire baisser les tarifs. Encore une fois, c’est l’histoire de la poule et l’œuf. En tout cas, nous pouvons créer une filière franco-française liée à une méthanisation qui réponde aux enjeux du climat et des territoires sans toucher à l’alimentation, avec du matériel adapté. C’est même notre objectif. C’est la raison, dans notre filière, de l’Association Technique Energie Environnement (ATEE) et la filière amont de matériel. Pour nous, il est essentiel de pouvoir aussi développer cette filière-là.

M. Hervé Pellois. Pourriez-vous illustrer vos propos ?

M. Olivier Dauger. Il est vrai que, pour beaucoup de matériel, nous sommes plutôt partis de l’expérience des Allemands que nous avons adaptée et « francisée », étant entendu qu’un méthaniseur est une installation en béton, donc essentiellement une production locale.

En revanche, certains composants sont beaucoup plus technologiques. Dans le domaine de l’injection, quand on valorise le biométhane non pas en produisant de l’électricité mais en l’injectant directement dans le réseau, cela suppose de l’épurer. En l’occurrence sur ce plan, la France est à la pointe au niveau mondial. Plusieurs start-ups comme Chaumeca, Cryo Pur ou Waga Box sont de véritables leaders mondiaux. Chaumeca, par exemple, produit à moitié pour la France et à moitié pour l’export.

J’ai donc tendance à être beaucoup plus confiant et optimiste sur la filière industrielle française, et à penser à la fois que l’essentiel de la valeur ajoutée – au moins 75 % – restera bien en France, et que sur certains segments d’activité, notamment l’injection, nous avons même la capacité à exporter notre savoir-faire dans le domaine de la méthanisation si l’on donne à la filière la chance de se développer.

Concernant le développement de la filière, vous remerciez la représentation nationale, notamment sur les questions fiscales. Vous m’avez demandé ce qu’il faut faire et quelles sont les attentes de la filière. Notre premier objectif pour 2023, car nous sommes quand même un peu dans l’urgence, est celui des 8 TWh dont je vous ai parlé. Ce n’est pas un plus : c’est ce qu’il y avait dans la précédente PPE. Nous souhaitons également conserver, dans le domaine de l’injection, l’objectif d’un vrai 10 % de gaz renouvelables dans les réseaux en 2030. Une loi énergie passera d’ailleurs prochainement à l’Assemblée nationale. Nous souhaitons vraiment qu’à cette occasion, soit réaffirmée cette trajectoire déjà inscrite pour une large partie dans la PPE.

M. Vincent Thiébaut, président. Comme vous l’avez très bien dit, nous souhaitons éviter de réitérer ce que nous avons connu avec le solaire : les contrats qui existaient jusqu’en 2011 nous coûtent aujourd’hui 2 milliards d’euros par an. Sur la balance globale de EnR, c’est un passif assez conséquent que nous traînerons jusqu’en 2035. Nous avons rencontré le syndicat des EnR, qui estime qu’il faut maintenir nos ambitions en la matière mais décaler à 2030 l’objectif d’un coût de 67 euros initialement fixé pour 2023. Il souhaite également introduire le seuil de 40 GWh par an dans les contrats.

Vous parlez d’une filière franco-française. Quel est le retour d’investissement ? Disposons-nous d’évaluations chiffrées dans d’autres pays européens ? Par ailleurs, l’échelon franco-français n’est-il pas trop restrictif pour cette filière ? Ne vaudrait-il pas mieux raisonner à l’échelon européen ? De fait, nous sommes sur un marché ouvert. Vous l’avez très bien montré, il ne faut pas se leurrer : avec les réseaux, le gaz que l’on achète et que l’on consomme n’est pas nécessairement produit localement.

M. Jean Lemaistre. Vous abordez plusieurs points.

M. Vincent Thiébaut, président. Je reconnais que je ne vous ai pas facilité la tâche !

M. Jean Lemaistre. Pas du tout ! Nous y voyons la marque de votre intérêt. Nous vous en remercions.

Je vais commencer par répondre sur la valeur ajoutée française. Nous considérons qu’elle se situe aujourd’hui autour de 75 %. Elle pourrait être plus élevée si nous étions au niveau européen. Je souhaite attirer votre attention sur le fait que nous parlons plutôt de la partie investissements. L’une des spécificités de la méthanisation par rapport aux autres EnR, qui sont quand même beaucoup plus connues, est qu’elle n’est pas posée sur le sol. Elle transforme les territoires. Elle est ancrée dans le process agricole. C’est un continuum par rapport au territoire où elle est implantée. Enfin, les deux tiers de ses coûts sont des coûts d’exploitation. Ainsi, quand on implante un méthaniseur, ce n’est pas un équipement avec aucun emploi pérenne et uniquement quelques emplois ponctuels pour l’entretien, mais ce sont deux à trois emplois pérennes sur toute la durée de vie du projet. Cette dimension d’ancrage dans les territoires, d’emplois pérennes et de synergie avec l’activité agricole en matière de résilience des exploitations nous semble absolument fondamentale.

Vous considérez que l’on peut compter les emplois européens et pas uniquement les emplois français. Je suis tout à fait d’accord avec vous. Dans le cadre de l’étude que nous sommes en train de conduire pour le comité stratégique de filière, telle est d’ailleurs bien notre intention. Cela étant, je voudrais aussi attirer votre attention sur le fait que nous souhaitons aussi compter les emplois locaux dans les territoires où est implanté le méthaniseur, c’est-à-dire là où l’on coule le béton, là où il y aura de l’exploitation pendant toute la durée de vie du méthaniseur, avec des emplois supplémentaires. Et pour cause, ces méthaniseurs sont bien souvent implantés dans des territoires en souffrance, dans lesquels on n’a pas investi depuis des années et où la laiterie a fermé. Or les emplois locaux, je ne dis pas cela pour opposer les uns aux autres, ont une valeur spécifique dans le cas de la méthanisation.

M. Olivier Dauger. Il est un peu compliqué d’évaluer le retour sur investissement sachant qu’il y a très peu de méthaniseurs d’injection et qu’ils sont tous assez récents et différents. Nous avons entamé de travail – d’où la demande d’une échéance à 2023, qui permettra d’avoir un peu plus de recul. Les acteurs en co-génération nous ont alertés sur ce point. J’ai participé à la négociation sur les tarifs de la co-génération, et je me souviens qu’on affirmait que les moteurs allemands duraient 8 ans. Pourtant, il a fallu les changer au bout de 4 ans. Ce n’était pas prévu dans le plan de départ. D’où l’importance d’avoir du recul. Aujourd’hui, on compte une dizaine de méthaniseurs, dont la plupart ont deux ou trois ans. Cela ne permet pas d’évaluer le retour sur investissement, même si, vous avez raison, il est très important de le connaître.

Concernant le coût, le gisement est entre 85 % et 90 % agricole. Le reste n’est pas agricole. C’est une complémentarité – nous sommes d’ailleurs là pour parler de tout le monde. Il va de soi qu’une taille critique est nécessaire, mais un méthaniseur agricole peut être relativement compétitif avec un méthaniseur plus gros. En effet, les coûts du méthaniseur agricole, qui concernent les coûts de fonctionnement, viennent notamment de la main-d’œuvre. Dans une ferme, un méthaniseur est un élevage de bactéries. C’est la raison pour laquelle il est assez naturel, pour un agriculteur, d’évaluer la ration à mettre dans le méthaniseur pour équilibrer les bactéries. Les agriculteurs sont habitués à le faire avec leurs animaux. Ils sont également habitués aux astreintes. Si le méthaniseur tombe en panne à 3 heures du matin, l’agriculteur se lève sans hésiter. Dans une entreprise privée, c’est plus compliqué. Soit il faut des salariés en permanence, soit vous attendez le matin pour réparer le méthaniseur mais vous perdez plusieurs heures de fonctionnement.

Ces éléments sont compliqués à évaluer, a fortiori sans recul. Quoi qu’il en soit, nous pensons qu’au tarif actuel, nous sommes relativement bien placés. Mais c’est la brutalité de la descente qui gêne. Nous savons qu’il faudra travailler la descente. C’est important, sachant qu’un tiers du méthaniseur vient du béton, dont le prix ne baisse pas. Le Grand Paris n’aide d’ailleurs pas à le baisser, étant donné qu’il n’y a quasiment plus de bétonnières. Le deuxième tiers vient de l’alimentation du méthaniseur. Aujourd’hui, il s’agit de déchets qui ne coûtent pas cher parce que les gens sont encore bien contents de s’en libérer. Toutefois, on sent déjà une certaine tension, notamment dans ma région, avec la proximité de la Belgique où les déchets sont vendus. Cela risque de jouer, à terme, sur les retours sur investissements.

M. Vincent Thiébaut, président. Quelle est la rentabilité moyenne d’un méthaniseur pour un agriculteur ? C’est aussi un point essentiel.

M. Olivier Dauger. Là encore, un recul est nécessaire. Pour jouer la transparence absolue, il faut aussi voir les externalités positives apportées à l’agriculteur, à commencer par l’engrais, qui est de très bonne qualité. C’est important, compte tenu du prix actuel de l’engrais chimique. Certes, un éleveur a déjà son effluent, mais il gère son problème environnemental. Mais pour un agriculteur, acheter un engrais chimique ou avoir son propre engrais fait partie du prix de revient du gaz. C’est une globalisation, sur l’exploitation, de ce qu’apporte le méthaniseur. C’est un produit. Le digestat est un produit. Il peut être vendu, même s’il vaut mieux qu’il revienne sur le sol.

M. Vincent Thiébaut, président. Avez-vous malgré tout une idée ? Sur mon territoire, de nombreux agriculteurs se lancent dans des projets de ce type. Il s’agit parfois de projets de 4 à 6 millions d’euros. La notion de retour sur investissement et de rentabilité est nécessairement chiffrée. Je ne peux pas croire que l’on se lance dans un investissement de 4 à 5 millions et qu’on aille chercher des financements sans avoir une notion de rentabilité fondant un business plan.

M. Jean Lemaistre. Le tarif construit il y a quelques années selon le processus habituel vise une rentabilité de l’ordre de 7 %, de mémoire. Je précise toutefois qu’il existe une diversité de rentabilités effectives pour les agriculteurs. Certains projets tirent très bien leur épingle du jeu, notamment quand ils ont pu obtenir des déchets à moindre coût. D’autres sont plus en souffrance et en difficulté, pour diverses raisons.

En tout état de cause, si la filière se développe correctement, il existe des raisons industrielles d’obtenir une baisse régulière des coûts. C’est pour cela que nous avons proposé une baisse du tarif de l’ordre de 2 % par an. Une analyse est en cours par les pouvoirs publics. Au sein de la filière, nous ne sommes pas favorables aux effets d’aubaine sur des niches particulières. Nous prônons un développement progressif, avec une rentabilité raisonnable des agriculteurs. Ceux-ci n’attendent pas des taux de rentabilité à deux chiffres. Nous ne sommes clairement pas dans cette logique-là, et ce n’est pas cela que nous défendons. En revanche, nous sommes attentifs à ce que la charrue ne soit pas mise avant les bœufs.

Il est vrai qu’au début de l’année, plusieurs projets ont déposé leur dossier de candidature parce que le Gouvernement avait laissé entendre qu’il envisageait une baisse relativement drastique des tarifs compte tenu des annonces de la PPE. Cela a produit une sorte de mini-emballement. Il est difficile, avec quelques centaines de projets, de parler d’emballement, mais force est de constater qu’il y a eu un regain que nous avons interprété positivement comme le démarrage – enfin ! – de la filière. Car il faut quand même regarder les choses comme elles sont : le tarif est en place depuis plusieurs années, mais il n’y avait qu’une dizaine d’installations et de mises en service par an dans le domaine de l’injection. Dans le domaine de la co-génération, personne ne parle d’effet d’aubaine. Une baisse du tarif de 2 % est également prévue, et ce n’est pas un sujet.

Mon impression est que les pouvoirs publics sont en train d’approfondir ce point-là et que le dispositif est sous contrôle. Nous ne sommes pas du tout, comme cela a été le cas pour d’autres EnR, dans une situation d’effet d’aubaine, d’emballement ou de bulle. De toute façon, la durée de maturation d’un projet de méthanisation est telle, qu’un phénomène de bulle est quasiment impossible.

M. Vincent Thiébaut, président. Ne pensez-vous pas que les choix politiques et l’orientation retenue s’expliquent par la volonté de supprimer tous les véhicules thermiques d’ici 2040 – le gaz restant du thermique – et un véhicule, même au gaz, produisant toujours du CO2 ?

Par ailleurs, que répondriez-vous aux arguments que l’on pourrait vous opposer concernant la méthanisation ?

M. Jean Lemaistre. Je laisserai au président le soin de conclure. Ce que je peux d’ores et déjà indiquer, c’est qu’aucune EnR n’est zéro CO2. Certaines EnR consomment même des ressources qui ne sont pas renouvelables à la surface de la planète et qui sont en quantité limitée. Le gaz naturel émet de l’ordre de 240 grammes de CO2 par KWh PCS pour le gaz naturel. Le gaz renouvelable n’est pas non plus à zéro, puisqu’il émet de l’ordre de 35 grammes. Il n’existe pas d’activité humaine qui n’ait pas d’externalités négatives. Il faut être réaliste.

M. Vincent Thiébaut, président. Pour être clair, ce n’est pas nécessairement ce que je pense. Mais ce type d’arguments peut vous être opposé. Comme je l’indiquais tout à l’heure, la seule énergie verte est celle que l’on ne consomme pas.

M. Jean Lemaistre. Exactement ! Nous sommes bien d’accord. En résumé, nous sommes pour un mix diversifié, qui présente deux avantages sur le plan économique et énergétique, au-delà des externalités dont nous avons largement parlé.

Le premier avantage est qu’il s’agit d’un carburant mature de 2e génération. Et c’est le seul, pas uniquement en France mais dans le monde entier. Nos moteurs sont matures. La technologie de la méthanisation n’est pas industrialisée, mais elle est mature. L’injection est également une solution mature.

Le deuxième avantage est qu’il s’agit de la seule EnR qui peut être développée à grande échelle et qui est stockable. D’autres EnR peuvent être développées à grande échelle, mais elles sont intermittentes. Je pense qu’une énergie franco-française, ancrée dans les territoires, développée à un coût raisonnable, stockable et complémentaire des autres EnR mérite toute l’attention de la représentation nationale. Nous comptons sur vous à l’occasion des prochains votes qui auront lieu sur ces sujets !

M. Olivier Dauger. Tout est dit. Il n’y a pas de solution parfaite. Lors du 10e rendez-vous des EnR, Julien Aubert regrettait que l’on quitte une EnR sans émission tout en oubliant de sortir du fossile, alors que cela avait été considéré comme l’urgence. Finalement, depuis cinq ans, on émet énergétiquement plus de gaz à effet de serre. Il n’y aura jamais d’émission zéro. Nous le savons. Mais nous proposons une diminution en passant d’un peu plus de 200 à 35. Nous savons très bien que l’électricité sur les tracteurs et les transports lourds n’est pas pour demain. En revanche, les tracteurs et les camions au gaz existent et peuvent tourner dès demain.

Nous avons donc une solution à court terme qui diminue déjà de 80 % les émissions. Et nous sommes en deuxième génération, puisque nous utilisons les déchets. Par ailleurs, n’oublions pas que nous ne remplacerons pas tout le gaz par du gaz renouvelable. Il y aura une baisse de consommation d’énergie, ainsi qu’un transfert vers plus d’électricité. Nous sommes à plus de 400 ou 450 TWh aujourd’hui et l’objectif est de descendre à 150 ou 100 à terme. Il y aura donc sans doute moins de gaz, mais nous en aurons toujours besoin.

La complémentarité des énergies est un point essentiel. Le tout électricité peut poser des difficultés en cas de pic, avec de l’intermittent.

Enfin, nous n’avons pas beaucoup parlé de l’acceptabilité sociétale, mais la pression est actuellement plus forte sur les éoliennes que sur la méthanisation.

M. Vincent Thiébaut, président. Quand on habite à côté d’un élevage, on a déjà l’habitude des odeurs.

M. Olivier Dauger. D’aucuns considèrent que les éoliennes gâchent la vue. Et les méthaniseurs suppriment les odeurs. Sans compter qu’ils chauffent la piscine et l’école, donc tout le monde est content !

M. Vincent Thiébaut, président. Seriez-vous en train de dire qu’il faut construire des piscines ? Cela ne va pas tellement dans le sens du développement durable !

M. Olivier Dauger. Le président de l’association des méthaniseurs de France est un producteur bio. La méthanisation accompagne aussi la transformation bio, en chauffant des fromageries par exemple. Tous les systèmes agricoles sont concernés.

M. Vincent Thiébaut, président. Nous étudions actuellement la loi d’orientation sur les mobilités (LOM), dans laquelle nous incluons les projets innovants autour de la mobilité propre. Le coût de l’acceptabilité sociale est un fort sujet de tension, en particulier avec la crise que nous venons de vivre en France. En l’occurrence, la LOM vise à apporter des mobilités propres et durables dans les territoires le plus souvent exclus – 80 % d’entre eux n’étant même pas couverts par une autorité organisatrice des mobilités.

Dans la biométhanisation, avez-vous approché des collectivités ou des départements, dans les milieux ruraux, pour leur apporter une solution alternative pour la réceptivité du déplacement ?

M. Olivier Dauger. Il est dommage que votre collègue de Bretagne soit parti parce qu’il représente précisément l’un des territoires très dynamique dans le domaine de la mobilité gaz. Nous avons parlé du biométhane en disant que soit on faisait de l’électricité, soit on l’injectait dans le réseau. Mais on peut aussi l’utiliser localement. L’objectif est que partout où il y a un méthaniseur, il puisse y avoir une station de gaz avec un petit compresseur permettant d’avoir du biométhane et du gaz renouvelable pour faire rouler les tracteurs, les véhicules de la commune et même quelques voitures, ainsi que les bennes à ordures et les autocars.

Cette idée d’ancrage territorial de la mobilité rurale, grâce à la méthanisation, est très importante. Avec le gaz naturel véhicule, en particulier avec le gaz naturel véhicule biométhane renouvelable, nous disposons d’un levier extrêmement intéressant pour les territoires et la mobilité dans les territoires.

Bien sûr, cela nécessite d’avoir un petit compresseur et une station. Il ne faut pas que la réglementation soit trop compliquée. En tout cas, nous pensons que la méthanisation peut se développer. Pour leur part, les agriculteurs méthaniseurs ont la volonté d’aller vers la mobilité gaz pour leurs tracteurs.

M. Vincent Thiébaut, président. Et il faudra une éolienne pour alimenter le compresseur. Je plaisante !

M. Olivier Dauger. Pourquoi pas ? Dans mon département, l’Aisne, deux transporteurs viennent de créer un méthaniseur avec des agriculteurs – à Saint-Quentin et à Laon – avec une station-service pour leurs camions mais aussi les camions de passage, ainsi que pour les bus. Voilà un cas concret de mobilité. Les transporteurs sont très demandeurs, d’autant qu’un nombre croissant de villes, y compris Paris, imposent des camions à gaz ou électriques. Or il n’existe pas beaucoup de solutions électriques pour les gros camions.

M. Jean Lemaistre. Vous l’aurez compris, nous sommes pour la complémentarité des énergies. Or la méthanisation, c’est vraiment la complémentarité.

M. Vincent Thiébaut, président. Je ne suis pas opposé au mix énergétique, bien au contraire. Je suis même convaincu qu’il est nécessaire. Il faudra déterminer l’énergie utilisée au regard de l’usage et des spécificités territoriales. Toutes les EnR apportent une réponse. Reste un degré de maturité à définir en fonction des problématiques à régler.

La semaine dernière, nous avons organisé une journée d’auditions au cours de laquelle l’éolien a été très critiqué. Cela m’a un peu choqué. Je tiens à le dire et à ce que mes propos figurent dans le compte rendu. Je considère que cela allait à l’encontre de notre approche pour une EnR globale.

Je vous propose d’arrêter ici cette audition. Merci beaucoup d’avoir répondu clairement et de manière très détaillée à toutes nos questions. Si vous avez des éléments complémentaires à nous fournir, n’hésitez surtout pas à nous les faire parvenir.

Laudition sachève à vingt heures dix.

*

*     *

3.   Audition, ouverte à la presse, de M. Gilles Vermot Desroches, directeur du développement durable de Schneider Electric, accompagné de Mme Aurélie Jardin, directeur des affaires publiques et partenariats (28 mai 2019)

Laudition débute à dix-sept heures vingt.

M. le président Julien Aubert. Nous accueillons avec un peu de retard et avec toutes nos excuses, puisque le vote en hémicycle nous a malheureusement retardés, les représentants du groupe Schneider Electric M. Gilles Vermot Desroches, directeur du développement durable et Mme Aurélie Jardin, directeur des affaires publiques et partenariats.

Le groupe Schneider Electric est le leader mondial dans les métiers de la distribution électrique, présent sur les différents continents. Votre métier étant ce qu’il est, il apparaît logique que vous caractérisiez la transition énergétique d’un point de vue mondial comme une augmentation de la demande d’énergie et en premier lieu, d’électricité. Ce sont en tout cas les informations que nous avons recensées sur votre site Web et j’espère que vous ne me détromperez pas.

Votre conviction s’appuie sur des considérations de fond : l’urbanisation croissante, la numérisation des entreprises et de la société, la décarbonation de l’énergie et enfin l’électrification des transports.

Les produits et solutions que vous proposez donnent une réponse technologique aux préoccupations d’efficacité énergétique qui font partie de notre champ de recherche, ce qui vous permettra d’alléger votre présentation en liminaire. Utiliser moins d’énergie à même niveau de performance intéresse autant le bâtiment, résidentiel ou non, que l’efficacité opérationnelle dans l’industrie.

De même, vous garantissez une solution technique aux préoccupations relatives à la stabilité des réseaux électriques rendus plus compliquée par l’utilisation de sources d’énergies renouvelables intermittentes. Doit-on voir dans la numérisation le garant du bon accomplissement de la transition énergétique ? Peut-être aurez-vous l’occasion, lorsque vous aurez la parole, de creuser ce sujet. La numérisation elle-même ne suppose-t-elle pas de disposer de centres de données informatiques de plus en plus denses et performants entraînant une augmentation des besoins en électricité avec une électricité abondante et à prix raisonnable ? N’est-ce pas également l’un des aspects de ce que le groupe Schneider Electric qualifie de, je cite, « paradoxe énergétique », soit trouver un juste équilibre entre la nécessité de réduire l’empreinte carbone de la planète et le droit inaliénable de chacun de disposer d’une énergie de qualité, ce que l’on pourrait réduire à concilier l’environnement et le pouvoir d’achat ou la compétitivité ?

Mais qu’est-ce qui caractérise une énergie de qualité ? Cette notion ne recouvre-t-elle pas également la sécurité d’approvisionnement ou l’absence de rationnement, la liberté dans le choix du moment des usages, le prix n’aggravant pas le poids relatif des dépenses d’électricité en fonction du revenu des ménages ? Nous n’oublierons pas la compétitivité, les consommateurs, les industriels, l’environnement et le pouvoir d’achat. Monsieur Vermot Desroches, nous allons vous écouter pour un exposé liminaire de 10 minutes si vous y parvenez. Ensuite, les membres de la commission d’enquête qui se sont déplacés vous interrogeront à leur tour, avec d’abord les questions de notre rapporteure Mme Meynier-Millefert.

Madame le directeur des affaires publiques, souhaitez-vous également prendre la parole ?

Mme Aurélie Jardin, directeur des affaires publiques. Éventuellement pour apporter des compléments.

M. le président Julien Aubert. Dans ce cas, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander à tous deux de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez s’il vous plaît lever la main droite et dire « Je le jure ».

(M. Vermot Desroches et Mme Aurélie Jardin prêtent serment.)

Merci. Madame et Monsieur les directeurs. La parole est à vous.

M. Gilles Vermot Desroches, directeur du développement durable de Schneider Electric. Bonjour à tous. Je remercie M. le président, Mme la rapporteure et toutes les équipes ici présentes pour cet accueil et pour nous écouter dans le cadre de cette commission d’enquête. Monsieur le président, vous avez fait une présentation assez précise de ce que pouvait être Schneider Electric, me permettant d’aborder plus rapidement le sujet. Je rajouterai quelques mots pour confirmer la réalité de l’entreprise.

Schneider Electric, comme son nom l’indique peu, est une entreprise française qui opère aujourd’hui dans tous les pays du monde. Elle réalise un chiffre d’affaires d’environ 25 milliards et compte 144 000 collaborateurs. Elle est présente en France, son pays historique, avec environ 1,7 milliard de chiffre d’affaires l’an dernier et plus de 16 000 collaborateurs répartis dans 28 sites industriels, 27 sites tertiaires, 3 centres de logistique, 28 agences commerciales et de nombreux points de vente des produits Schneider Electric (près de 1 500). C’est le pays cœur et clé de Schneider Electric. On peut dire qu’il n’y a pas un manager de cette entreprise dans le monde qui ne connaît pas Grenoble, le lieu historique en tout cas d’une composante de Schneider Electric, qui est Merlin Gerin, mais aussi, bien évidemment, le Nord Isère où se situe notre centre de logistique mondial (le second se trouvant d’ailleurs en Normandie), deuxième site où Schneider Electric est très présent, nos centres de recherche étant situés à la fois dans la région grenobloise, à Carros, en Normandie et à Angoulême.

Hors France, plus de 2 000 ingénieurs français contribuent à ses actions de R&D. C’est de là qu’une bonne partie de ses projets sont mis en œuvre, ce qui fait qu’elle est aujourd’hui le leader mondial plus ou moins incontesté du management de l’énergie et donc de l’ambition de faire fonctionner ensemble, pour accélérer, la transition énergétique et le digital.

J’ajoute que les deux dernières acquisitions de Schneider Electric, Invensys et Aveva, donnent à cette entreprise, dans un cadre assez connexe à notre propos mais qui n’en est pas au cœur, qui est l’industrie du futur, la capacité d’accompagner l’ensemble des acteurs industriels mondiaux dans cette démarche indispensable d’intelligence artificielle et de nouveau modèle, y compris de consommation énergétique puisque l’industrie du futur est bien sûr positionnée sur le sujet.

Par rapport à la question posée ici quant à savoir s’il fallait faire un propos liminaire, Schneider Electric s’inscrit dans une logique assez complexe qui associe énergies renouvelables, efficacité énergétique et intelligence et digital. L’enjeu des énergies renouvelables n’est jamais aussi bien compris que lorsqu’il est lié à la question de l’efficacité énergétique active ou réputée intelligente pour amener à une évolution des comportements, qui seront probablement un peu différents demain de ce qu’ils étaient hier. Je vous donnerai deux exemples d’une démarche qui quitte des technologies où Schneider Electric a l’habitude de prendre la parole pour parler des comportements. On aura beau faire toutes les évolutions technologiques que l’on veut, si les comportements n’évoluent pas, on ne pourra pas avancer comme on le souhaite.

Si on s’éloigne un instant de la question énergétique, il me semble que le comportement au niveau mondial nous fait passer d’un XXe siècle linéaire à un XXIe siècle circulaire et que la question des réseaux énergétiques se pose dans ce cadre. Qu’est-ce que j’entends par passer d’un XXe siècle linéaire à un XXIe siècle circulaire avec l’intervention du digital au milieu de cette démarche ? Au siècle passé, tout était pensé de manière assez linéaire dans la vie : j’apprenais, je travaillais et j’en profitais. J’habitais à un endroit, j’allais travailler ailleurs et je prenais mes vacances ailleurs. Il y avait un producteur d’alimentation par exemple, un transporteur ou un distributeur, je consommais, il y avait des déchets et cela s’arrêtait là ; c’était vrai aussi pour les produits blancs. Sur l’ensemble des démarches que je viens d’expliquer, on est dans une démarche bien plus circulaire où on apprend, on travaille et on profite à chaque moment de la vie, ce que de nombreux dispositifs permettent de faire aujourd’hui. On aime co-worker à l’endroit où on habite et y vivre des activités de loisirs, ce qui fait que dans le monde entier, beaucoup de démarches de réappropriation des rives, des berges du fleuve qui traverse les grandes villes sont à l’œuvre. En outre, concernant la nourriture, on voit aujourd’hui beaucoup d’actions pour manger plus local et être attentif à un certain nombre d’aspects liés.

Est-ce que cette question pénètre le champ de la question énergétique au niveau mondial ? Est-ce que ce comportement très différent de tous les acteurs, qui veulent être à la fois le consommateur et l’acteur-consommateur, avoir un avis sur leur manière de consommer et pourquoi pas participer même à la production, est un sujet qui arrive sur les enjeux énergétiques ? Probablement oui et probablement après les autres sujets. De manière générale, le comportement de l’ensemble des consommateurs sur beaucoup de sujets, qui n’a pas encore touché profondément la question de l’énergie, est en train de la toucher, davantage dans d’autres pays qu’en France pour des raisons qui ne sont pas tout à fait liées à cette évolution des comportements mais parce que l’électricité en France est d’un niveau, d’une qualité et d’un prix assez différents de tout ce qui se passe ailleurs dans les pays matures et encore plus dans les pays non matures. Dans les autres pays, probablement que le cumul de cette évolution des comportements ainsi que la nécessité, dans cette indépendance, d’assurer un accès à l’énergie d’une meilleure qualité, pousse par exemple, particulièrement dans les pays nord-américains mais aussi en Europe et surtout dans le Nord européen comme dans les pays où on manque d’électricité, à promouvoir des solutions de minigrids, solutions qui deviennent technologiquement matures. De grands acteurs tels que l’aéroport de New York sont en train de se munir de leurs propres minigrids pour être indépendants sur leur production énergétique. La situation de la France peut être considérée comme étant profondément différente, ce pourquoi ces technologiques qui s’implantent partout dans le monde n’ont pas à s’implanter dans ce pays. Reste à considérer, en particulier pour les champions industriels européens et particulièrement français, la nécessité d’être présents dans le monde entier dans ces solutions nouvelles qui attirent leurs clients et pour lesquelles nous avons une certaine expertise et un leadership reconnu, et la manière dont on peut réunir en France la qualité qui est la nôtre, en particulier sur l’électricité distribuée, et néanmoins rester à la pointe du progrès et des évolutions tels que le monde les connaît dans la consommation énergétique.

Je voudrais rajouter un autre point pour illustrer cette démarche. Au moment où nous parlons, 300 machines se connectent sur Internet toutes les secondes. Internet connecte aujourd’hui un peu plus de machines ou de solutions que de personnes. Nous savons qu’Internet connecte 5 à 6 milliards de personnes. À l’échelle de 2050, 50 milliards de machines se connecteront directement sur Internet pour converser avec l’homme et pour converser entre elles. L’émergence plus soutenue des énergies renouvelables n’a probablement de sens que parce que la prévisibilité de la production des énergies renouvelables en amont s’améliore profondément et qu’en aval, la capacité de consommer pour un certain nombre de consommations au moment où l’énergie renouvelable le permet est un grand facteur de réduction des émissions de carbone et d’adaptation du réseau dans un dialogue entre l’offre et la demande qui n’a jamais existé précédemment. La distribution électrique du XXe siècle est une distribution linéaire. On produit quelque part et si possible, le plus loin possible des grandes villes et des lieux de consommation, on transfère, on distribue et il y a un consommateur final, pour revenir à la définition que je présentais tout à l’heure. Comme sur tous les autres actes de consommation, l’électricité de demain (le numérique va le permettre) rentre dans un mode, plus circulaire, où chacun est amené à être dans un dialogue entre l’offre et la demande, avec des systèmes que nous mettons en œuvre et qui permettent de faire des choix entre le réseau, la batterie et l’énergie renouvelable produite pour consommer moins et mieux.

La question du prix est importante ; elle n’est pas tout à fait essentielle en tout cas pour un certain nombre d’acteurs dans le monde qui décident d’auto-consommer pour avoir une certaine indépendance sur le sujet et une compréhension pour ne pas être uniquement l’acteur final, quitte à, au moment de l’investissement, n’être pas tout à fait dans une logique dont le seul critère est financier.

J’ajouterai un deuxième point que l’on observe dans les installations mises en œuvre, qui montre cette évolution sociologique des consciences et des comportements lorsqu’on parle d’autoconsommation. Schneider Electric a très longtemps été un très grand promoteur de l’efficacité énergétique active et exclusivement cela, expliquant que le meilleur rendement pour celui qui veut réduire sa consommation énergétique consiste à installer ce type de solution (ce qui est toujours vrai), car la rentabilité au regard du coût (moins de 15 € le m²) et de l’efficacité est la plus grande. Force est de constater que pour un habitant, une famille ou, dans certains lieux, des quartiers (d’où l’importance de pouvoir expérimenter cette démarche), un producteur agricole ou, de manière plus vaste, celui qui met une partie de sa contribution et de sa réflexion dans la production, dans l’autoconsommation, gagne une intelligence et un intérêt à la démarche qui lui font, bien plus que n’importe qui d’autre, s’intéresser à la démarche d’efficacité énergétique. Un éventuel surcoût dans l’installation d’autoconsommation sera très rapidement gagné car celui qui auto-consomme a une intelligence de la consommation et une capacité à se prêter au jeu qui va lui apporter, en termes d’efficacité énergétique et de choix de consommation, une compréhension de ce qui chez lui, lorsqu’il s’agit d’un résident ou dans son bâtiment, etc., consomme et à quel moment et comment mieux organiser sa vie et ses consommations, ce qui lui permettra d’avoir un intérêt sur le sujet.

Schneider Electric participe à de nombreux grands programmes européens liés à la réduction de la précarité énergétique, en particulier avec les acteurs français dans le cadre de Rénovons mais aussi avec Ashoka pour repérer en Europe les meilleurs acteurs qui contribuent à réduire la précarité énergétique chez 10 % des ménages français et européens. On pourrait considérer que parce que, comme le dit Schneider Electric, « Life is on », la vie est meilleure quand on est connecté à de l’électricité, etc., les gens vont utiliser ces solutions non pas pour réduire la consommation énergétique mais pour consommer autrement.

Ce qui est certain et que l’on peut prouver aujourd’hui, c’est que les personnes en précarité énergétique sont très heureuses des 100, 200 ou 300 € de réduction dont elles bénéficient en faisant de l’efficacité énergétique. Lorsqu’un pays tel que la Grande-Bretagne, voisine de la France, installe un plan de déploiement de solutions d’autoconsommation pour 1,5 million de foyers aux fins de réduire la consommation énergétique des personnes, d’une part par la production directe qu’elle va utiliser et d’autre part en raison de l’intelligence que cela lui donne sur sa consommation, nous voyons là une solution que nous pouvons dès à présent, puisqu’elle est expérimentée dans un pays voisin, mieux comprendre et évaluer pour apporter des solutions un peu différentes.

Pour nous, la réflexion pour l’avenir sur les énergies renouvelables ou l’énergie de manière générale ne peut pas être saucissonnée avec d’un côté une réflexion sur l’efficacité énergétique, d’un autre côté une réflexion sur l’intelligence de la consommation et d’un troisième côté les énergies renouvelables et leur pertinence dans le réseau énergétique.

1) C’est en prenant les trois ensemble que l’on peut arriver à une évolution du système énergétique cohérente avec l’évolution des comportements de nos concitoyens au regard de toutes les autres consommations.

2) Lorsqu’une installation individuelle de panneaux photovoltaïques pour l’autoconsommation est faite directement et s’accompagne d’efficacité énergétique, cela permet l’efficience d’une part de la réduction de la consommation énergétique et d’autre part des coûts dont nous avons parlé.

3) En observant nos voisins et pas seulement les Anglais, dont j’ai cité l’exemple, on pourrait même considérer que ce type de solution permet de rentrer sur un sujet précis et complexe qui est la précarité énergétique. Les personnes en précarité énergétique habitent dans deux cadres très différents. Dans le cas de celles qui vivent dans des lieux isolés, des habitats de banlieue lointaine ou souvent mal construits, on peut considérer que l’usage photovoltaïque pour accompagner leur consommation est assez simple à installer. Pour les habitants des centres-villes, les questions sont probablement un peu différentes mais l’usage des toits sur ce sujet n’est pas nul.

4) Quand on est une entreprise technologique, on est attentif à poser la discussion sur les solutions qui existent en 2019. Dans cette réflexion, rien ne nous empêche, pour rester agile à la fois dans notre analyse et dans notre vision, d’accélérer les innovations et les prix. Il y a dix ans, le kilowattheure photovoltaïque était dix fois plus cher qu’aujourd’hui. On assiste désormais à un certain plateau du prix des installations photovoltaïques et avec ce plateau dans le monde, y compris en France (la ferme de Cestas près de Bordeaux permet de le dire), on arrive à des prix de parité qui permettent d’installer une réflexion sur ce sujet.

5) L’ensemble de ces installations dans des expérimentations que Schneider est en train de mener par exemple dans des systèmes scolaires et dans les Pays de la Loire, témoigne d’une dimension éducative qui permet de répondre aux questions indispensables en sachant que ces questions ne se posent pas uniquement dans le cadre d’une évolution technologique.

Il y a dix ans, le Smartphone et les applications dont on parle aujourd’hui n’existaient pas et le renouvelable était dix fois plus cher. Poser une réflexion aujourd’hui sur le sujet permet d’avoir une image du stade auquel nous sommes rendus ; il ne faut cependant pas oublier le film qui fera que, dans dix ans, les évolutions technologiques et de prix seront telles qu’il faut se laisser la possibilité d’aller plus loin et de faire en sorte que la France ne soit pas intégralement isolée dans le concert de la technologie internationale et des acteurs industriels qui permettent d’installer partout dans le monde des nouvelles solutions liées aux comportements évolutifs des personnes, qui prennent probablement mieux et plus en compte l’ensemble des questions liées au changement climatique et à la biodiversité et la mobilisation des jeunes de cette dernière année partout dans le monde, susceptibles d’apporter des comportements nouveaux assez rapidement dans toutes les familles en France et ailleurs.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Merci Monsieur le président. Merci pour vos propos liminaires. Votre constat de la nécessité de prendre en compte la dynamique de toutes ces filières émergentes est un souci pour nous qui essayons d’évaluer et de faire le bilan des coûts notamment, de l’acceptabilité, de la manière dont nos politiques ont été menées à présent ; c’est un souci pour nous d’arriver à concilier l’historique et le passé et d’ajouter à ce constat pour le prendre dans sa globalité avec les sujets prospectifs. La prospective prend aussi en compte les projections qu’on veut bien arriver à faire et notre difficulté est d’arriver à être sûrs de ce que nous aurons dans l’avenir.

Nous avons fait des paris par le passé qui ne se sont pas avérés aussi justes que ce que nous aurions pu penser. Aujourd’hui, quelles garanties avons-nous sur les projections de baisse des prix, d’amélioration des systèmes, etc., que nous pouvons faire à ce jour ? Nous avons besoin de le quantifier dans cette commission d’enquête, qui cherche à être aussi rigoureuse que possible sur l’ensemble des coûts et des impacts.

M. Gilles Vermot Desroches. C’est une excellente question, à laquelle je pense que personne aujourd’hui ne peut apporter de réponse définitive. On peut néanmoins apporter quelques éléments à prendre en compte.

Le premier élément est probablement très à distance de votre question mais paraît très contributif si on reste strictement sur le périmètre africain. En effet, on pense qu’en 2030, 600 millions d’Africains n’auront toujours pas l’électricité, en n’oubliant pas, dans ce chiffre, qui est une mauvaise nouvelle, d’écouter la bonne nouvelle, c’est-à-dire que le même nombre d’Africains auront acquis l’électricité dans le même temps.

La croissance démographique africaine est telle que même si ce même nombre de personnes n’ont pas l’électricité, beaucoup d’autres en obtiennent l’accès. 300 000 villages africains aujourd’hui n’ont pas d’électricité. Schneider Electric a implanté une solution de minigrid qui a été mise en valeur dans le cadre du One Planet Summit, se trouvant sur l’un des lieux où habitait une personne qui avait rencontré au moment du lancement de l’Alliance solaire internationale le Président de la République. L’installation de ces minigrids présente une pertinence économique. C’est une capacité technologique mature aujourd’hui. Le fait que des entreprises comme les miennes se mettent à implanter des minigrids et à en vendre par milliers dans tous les pays d’Asie du Sud-Est, d’Inde et d’Afrique témoigne d’une évolution profonde des technologies, jusqu’à maintenant du moins. Il se peut que ce soit différent à l’avenir mais l’histoire montre que cette évolution des technologies va toujours vers la réduction des coûts. Des solutions qui étaient installées de manière expérimentale jusqu’à il y a quelques années se déploient aujourd’hui ailleurs dans le monde de manière assez massifiée par des grandes recherches de contrats de plusieurs dizaines ou centaines de minigrids à installer à peu près au même moment.

Le retour de cette logique, qu’on appelle la reverse economy, fait que ces évolutions technologiques joueront forcément un rôle, y compris dans les pays matures comme les nôtres. La qualité du réseau électrique, son prix et la stabilité de l’électricité en France ne sont atteints nulle part ailleurs dans le monde. Si vous faites une analyse des coupures d’électricité dans le monde, vous verrez qu’aucun autre pays du monde, même des pays très développés, n’atteint les résultats de la France. Il faut bien considérer que la réflexion qui est la nôtre est liée à un réseau bien plus pertinent, de meilleure qualité et peu émetteur en carbone, très différent des autres.

On peut considérer que pour répondre aux enjeux de climat dans la transition énergétique, il est nécessaire à tous les autres pays :

-       de bouger technologiquement et de faire autrement leur production électrique

-       comme nous, de faire le plus rapidement possible un transfert vers l’électricité de tout autre type de consommation bien plus émettrice de carbone.

Il peut apparaître bon que la France ne soit pas complètement en dehors de ces évolutions technologiques et industrielles, y compris pour son avenir, quand le Parlement, le pays décide d’arriver à une part de nucléaire à 50 %. Soit en autoconsommation, soit dans des systèmes plus collectifs, les énergies renouvelables deviennent pertinentes.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. C’était intéressant pour moi de vous poser cette question car une entreprise n’a pas la même gestion du risque dans l’investissement que peut avoir l’État quand ses politiques réfléchissent. C’est par conséquent intéressant de savoir quels critères et quelles certitudes vous aviez pour dire que ce sont des filières d’avenir, notamment en France.

Pour simplifier vos propos, concrètement, êtes-vous en train de dire que parce qu’on a une stabilité ici, on est en train de passer à côté du match qui se joue ailleurs ou au contraire qu’on arrive à le jouer ailleurs et que cela reviendra chez nous ?

M. Gilles Vermot Desroches. Je dis que le match se joue ailleurs avec beaucoup de champions et particulièrement des champions français si vous ajoutez les distributeurs énergétiques français très présents, y compris sur les champs étrangers et particulièrement en Afrique. Des concepteurs français de briques technologiques de ces évolutions, tels que Schneider Electric, jouent un rôle pertinent partout dans le monde. Par conséquent, ils peuvent dire que ce rôle pertinent partout dans le monde permet de contribuer à l’évolution du mix énergétique français et à associer des comportements des Français aux comportements évolutifs de l’ensemble des citoyens de la planète.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Iriez-vous jusqu’à dire que notre exceptionnelle stabilité française en termes de réseau énergétique, de notre capacité d’approvisionnement continu, etc. est un frein à une forme d’innovation en France ?

M. Gilles Vermot Desroches. J’irais jusqu’à dire que c’est une superbe opportunité pour vivre l’évolution (mais pas dans les mêmes contraintes) et nous installer plus précisément, car ce système permet, là où l’autre ne le permet pas, un usage plus intelligent de l’électricité et une croissance dans l’efficacité énergétique du bâtiment et des énergies renouvelables, sujet connexe à celui d’aujourd’hui. En rassemblant les deux, nous avons probablement la capacité d’être vraiment plus efficaces que dans beaucoup d’autres pays dans le monde. Notre système français nous permet d’être très vite pertinents pour faire ensemble un management intelligent de l’énergie, particulièrement dans le bâtiment tertiaire, si ce n’est, entre parenthèses, la difficulté due au fait que la France a légiféré il y a très longtemps sur la mise en place de l’efficacité énergétique dans le bâtiment tertiaire mais qu’au moment où nous parlons, les décrets d’application de ces lois n’étaient pas encore passés.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. C’est en cours.

M. Gilles Vermot Desroches. Je vous promets que dans mon expérience de plus de dix ans, voilà dix ans que j’entends « C’est en cours ».

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. On n’a jamais été aussi près du but.

M. Gilles Vermot Desroches. Sauf si un jour on ne peut plus faire de décret parce que la loi est trop ancienne.

Le sujet me paraît devoir être pensé différemment par les Français. Plutôt que considérer que la grande qualité de notre réseau électrique puisse être perçue comme un défaut ou une capacité à nous amener en retard, cette volonté de mêler dans une même discussion technologique et comportementale les énergies renouvelables et l’efficacité énergétique du bâtiment, particulièrement accrue par les formes dynamiques et intelligentes de l’efficacité énergétique digitale, pourrait au contraire aboutir à une plus forte position du pays et des entreprises et notamment de leur électricien d’installation, par rapport à beaucoup d’autres pays, y compris européens.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Dans votre propos liminaire, vous avez dit que le côté « connecté » était une opportunité pour les plus précaires. Ce n’est pas souvent ce que l’on entend dans le sens où les précaires sont plutôt victimes de fractures de connectivité. Savoir que vous retourniez ce sujet comme étant une opportunité pour ces publics m’intéresse car on pense souvent que les publics les plus précaires n’auraient pas accès à cette high-tech, qui serait réservée à d’autres publics. Ce serait intéressant que vous puissiez en parler.

Pourriez-vous me dire également si vous voyez aujourd’hui des freins qui pourraient être facilement levés au niveau du développement de l’autoconsommation ou de l’innovation en matière d’effacement, d’intelligence sur le pilotage des systèmes tels que vous les avez énoncés ?

Dernier point : vous mettez clairement l’humain au cœur de vos politiques. C’est un sujet sur lequel on s’interroge souvent. On entend beaucoup que l’intelligence artificielle fonctionne jusqu’à ce que l’humain s’en mêle, que la domotique est parfaite lorsque tout est réglé mais se dérègle dès que l’humain rentre dans le bâtiment. Comment arrivez-vous à développer des solutions d’intelligence qui savent apprendre tout en prenant en compte l’humain dans leurs systèmes ?

M. Gilles Vermot Desroches. Schneider Electric est très engagé dans la démarche « Rénovons les passoires énergétiques ! » avec l’ensemble des acteurs associatifs de cette démarche et dans la démarche d’Ashoka au niveau européen pour repérer tous les acteurs qui concourent à la précarité énergétique. Il faut par conséquent être précis sur le sujet. Cette discussion concerne précisément des personnes en précarité énergétique (soit 10 % des Européens et des Français, plus de 60 millions de personnes au niveau européen et 6 millions de Français). Il y a une petite différence sémantique entre les personnes en situation de précarité énergétique et les personnes en précarité.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Elles se recoupent un peu.

M. Gilles Vermot Desroches. Elles se recoupent mais pas intégralement et il faut faire attention à ce non-recoupement.

Par ailleurs, les expériences que nous menons avec l’ensemble des ONG avec lesquelles nous travaillons, telles que Habitat et Humanisme ou Un Toit pour Tous à Grenoble, tendent à nous démontrer que lorsque les personnes en précarité énergétique ont accès à la fois à une conscientisation sur ce qu’elles consomment, sur le fait qu’un degré de plus engendre une augmentation de 10 à 15 % de plus de leur consommation énergétique et qu’un système intelligent leur permet de consommer au plus juste de leurs besoins, en ne consommant par exemple que dans la pièce dans laquelle ils se trouvent par un système facile à mettre en œuvre qui dépasse largement ce qu’on était capable de faire dans le passé avec les thermostats, ces personnes sont les premières à utiliser au mieux ces solutions pour réduire leur consommation de 15 % et gagner une augmentation de reste à vivre de 100, 200, 300 ou 400 euros suivant les personnes.

J’ai la conviction que cet outil de pilotage de la consommation qui est donné aux personnes en précarité énergétique est un immense avantage pour elles, qui ont un grand intérêt à être le plus précis possible pour consommer le moins possible et réduire leur facture.

Concernant les freins à l’autoconsommation, notre pays est très régulé, très réglementé, particulièrement sur la manière de penser sur tous ces enjeux. Nous en savons davantage lorsque d’année en année, le Parlement légifère pour dire quels sont les produits d’efficacité énergétique qu’il faut mettre en œuvre et qui, appelant la déduction fiscale, sont les plus pertinents. Dans ce pays, les acteurs qui portent cette réglementation sont en particulier ceux de l’ADEME ; ils apportent aux Français les renseignements nécessaires qu’ils demandent pour pouvoir avancer avec une certaine confiance. Pour l’autoconsommation, un sujet très connexe, en tout cas pour les citoyens, un certain nombre d’incentives publiques sont indispensables afin que, après vérification (qui revient à l’acteur public), des promotions puissent être appliquées pour que les gens souhaitent le faire.

M. le président Julien Aubert. Votre argumentation contient un point que je n’ai pas exactement saisi. Vous avez vanté la stabilité et le prix de l’électricité en France et la qualité de ce système linéaire tout en expliquant que le XXIe siècle serait un siècle circulaire avec des modifications, des énergies intermittentes et donc la nécessité d’avoir recours au numérique pour gérer l’offre et la demande d’électricité. Très logiquement, en présence d’un système qui produit une électricité à moindre coût avec une certaine qualité d’énergie, la question qu’on doit se poser est : « Pourquoi changer ? » et surtout, « Vaut-elle le coup ? »

Je vais subdiviser ma question : même si le coût des minigrids baisse, ne va-t-il pas à un certain moment rétroagir sur le coût de l’électricité ?

En outre, j’ai été quelque peu interpellé lorsque vous avez dit qu’on s’améliorait dans la prédictivité des ENR. Sur le solaire, on sait à peu près quand cela va se produire. Cependant, j’ai cru comprendre lors d’autres auditions qu’en matière d’éolien, le foisonnement n’était pas aussi clair et doté d’un certain degré d’aléatoire.

Ma troisième sous-question porte sur le coût de la transformation du système linéaire. Une fois qu’on s’y engage, je ne pense pas qu’on puisse avoir un système semi-linéaire et semi-circulaire. Si vous pensez que c’est possible, vous nous expliquerez pourquoi mais si on fait la transformation totale, on devra se poser la question de savoir, si on a déjà engagé des milliards d’euros pour permettre au système d’être géré de manière circulaire, si cela en valait la peine et si on débouchera sur une électricité moins chère avec une meilleure qualité de service qu’aujourd’hui, où nous n’avons pas de coupure d’électricité en France.

M. Gilles Vermot Desroches. Ce sont des questions courtes qui pourraient mériter de longues réponses.

Je vais seulement répondre avec une comparaison qui n’est pas raison. Je ne suis pas historien mais je suis sûr qu’on devrait pouvoir trouver entre 1990 et 1995 à l’Assemblée Nationale une telle commission d’enquête qui s’est demandée, alors que le système linéaire du téléphone filaire fonctionnait bien, s’il y avait un intérêt à promouvoir le téléphone portable. Je suis certain que cette question a dû être traitée pendant dix ans et que si pendant ces dix ans, quelqu’un avait essayé d’évaluer le coût d’investissement pour que le téléphone portable fonctionne partout avec des réseaux différents sur le territoire national, la grande réponse à cette question aurait été : « Écoutez, on a un téléphone filaire qui marche très bien, qui n’a aucune limite. Je ne vois pas pourquoi le comportement des gens, et plutôt du troisième âge, serait amené à changer. » J’ai dit que comparaison n’était pas raison mais je pense néanmoins que nous ne sommes pas si loin de ce sujet.

M. le président Julien Aubert. Permettez-moi d’objecter. Le téléphone portable amène un service supplémentaire par rapport au téléphone filaire. La grande raison, c’est que je peux téléphoner à peu près d’où je veux, là est la différence. Pour reprendre l’électrique, avant j’avais l’électricité quand j’arrivais chez moi, demain aussi, il n’y a pas de différence. La partie gestion qui fait qu’on amène l’électricité est assez neutre. Peu m’importe que cela passe par un système numérique qui calcule en temps réel l’offre et la demande ou par de grosses turbines qui produisent en continu. À la limite, la seule chose qui peut faire la différence est le prix, le fait de savoir si ma facture d’électricité a été divisée par deux. Mais comme l’a vu cette commission d’enquête, la facture d’électricité est plutôt à la hausse depuis dix ans. Je comprends ce que vous voulez dire dans le mode d’organisation, mais dans la qualité de service ou dans la plus-value, je n’ai pas compris au bout du compte.

M. Gilles Vermot Desroches. Ce qui est certain, c’est que sur un tableau avec des chiffres, vous avez raison et j’ai tort. Sur un tableau avec des chiffres, lorsque l’on considère strictement le réseau électrique français, il n’y a aucune raison de changer la situation dans laquelle nous sommes et il vaut mieux une production centralisée comme la nôtre. Or dans ce tableau avec des chiffres, on oublie beaucoup d’éléments, notamment le comportement des gens, y compris le vote de dimanche dernier des jeunes et leur vision sur ces sujets, et les technologies telles qu’elles sont capables de changer la donne. On est au milieu du gué de l’évolution de ces technologies invitant chacun à être en capacité d’auto-consommer.

Je ne suis pas celui qui a proposé que le toit de rénovation de la cathédrale de Paris soit en cellules photovoltaïques mais cette proposition a eu lieu, ce qui signifie que certaines personnes sont susceptibles de considérer cette idée dans l’architecture. On parle aujourd’hui de cellules photovoltaïques telles qu’on les pense historiquement au moment où se réfléchissent dans beaucoup de laboratoires dans le monde des façades photovoltaïques, des peintures photovoltaïques et des vitrages photovoltaïques. Nous connaissons la technologie et nous savons qu’elle sera totalement différente dans les dix ans qui viennent. Je sais, Monsieur le président, que si nous nous retrouvons dans dix ans, le sujet dont nous parlerons, soit les énergies renouvelables, n’aura plus rien à voir avec ce qu’il est aujourd’hui. Il n’existait pas il y a dix ans. Cette commission d’enquête il y a dix ans serait apparue ubuesque.

M. le président Julien Aubert. Il y a dix ans, nous avions dépensé 40 milliards de moins.

M. Gilles Vermot Desroches. Pour être plus précis, il me semble que l’évolution technologique est là. Notre système est d’une qualité telle que nous ne sommes pas obligés de réfléchir dans l’urgence ni de porter son évolution car nous sommes dans des situations très complexes.

Il y a un vote et des engagements français au milieu des réglementations européennes et la part que la France a à jouer dans l’évolution de son mix énergétique est une décision qui nous appartient. Elle amène un certain nombre de décisions, y compris sur la part de nucléaire dans le mix.

Si celle-ci doit être réduite dans le mix, il faut bien que quelqu’un d’autre se mette à sa place. Schneider réfléchit avec Microsoft à des lieux pertinents pour l’intelligence artificielle dans le bâtiment et dans le réseau électrique à des moments tout à fait particuliers dans l’accélération de ces technologies. Au fond, la question énergétique est plus un orgue qu’un piano. Vous avez raison, sur le piano central, nous avons la meilleure solution mondiale. Sur l’orgue, il faut pouvoir faire jouer tous les claviers.

M. le président Julien Aubert. Je reconnais volontiers que faisant partie de la commission des finances, je fais davantage confiance à la réalité qu’aux convictions futures. Vous avez soulevé le problème environnemental. À la différence d’autres experts qui sont venus, vous considérez que le déploiement des énergies vertes électriques est bon pour le climat.

M. Gilles Vermot Desroches. Oui.

M. le président Julien Aubert. Ce qu’a commencé par dire ici le président de la CRE, c’est que cela n’avait aucun impact sur le CO2. Or d’autres experts sont venus ici.

M. Gilles Vermot Desroches. Je les ai tous écoutés.

M. le président Julien Aubert. Dans ce cas, pourriez-vous s’il vous plaît nous expliquer votre opinion ?

M. le président Julien Aubert. Nous tournons autour du même sujet. Nous avons un bon système qui doit évoluer. Vous avez une entreprise en face de vous qui utilise les technologies les plus reconnues au niveau mondial pour faire de l’efficience dans l’usine, dans le bâtiment, dans la maison et dans le réseau. Ces technologies que l’on met sur le marché, dont on voit l’évolution dans les vingt dernières années et dont on sait déjà penser l’évolution dans les dix années qui viennent, nous amènent à penser que la France, qui a beaucoup d’avantages que vous avez cités, pourrait, parce que c’est un champion mondial de l’électricité, continuer à être à la fois innovante et profiter de la solution dont elle dispose.

M. le président Julien Aubert. Vous ne répondez pas à ma question. En quoi cela profite-t-il au climat ? J’ai bien compris que la France avait une carte à jouer au plan industriel.

M. Gilles Vermot Desroches. Pour reprendre votre argument, pour profiter au climat, il faut que la France, plus que d’autres, fasse un transfert le plus rapidement possible vers quasiment le tout-électrique français possible, y compris dans le transport. D’ailleurs, si on veut mêler notre question et la question du climat, en particulier avec la force de nos avantages, la France plus que d’autres peut probablement passer directement vers le tout-électrique et mettre des investissements dont vous avez raison de dire qu’ils doivent être les plus pertinents possibles, y compris pour la finance publique, strictement dans ce qui permet de passer aujourd’hui vers le tout-électrique. Ce faisant, on crée un autre mix, dans lequel les énergies renouvelables joueront un rôle capital.

L’intelligence artificielle d’amont et d’aval permet d’avoir des énergies renouvelables plus prédictives demain qu’elles ne l’étaient hier. C’est vrai du soleil mais le soleil ne permet pas le même ensoleillement partout dû aux nuages, etc. C’est vrai aussi de l’éolien. Nous allons apprendre et nous sommes déjà en train d’apprendre beaucoup plus en ce moment que par le passé. Cette intelligence permettra de faire en sorte que la plupart ou une bonne partie de nos installations consomment au moment où ces énergies renouvelables produiront l’énergie.

Il existe évidemment la question de la batterie et je salue les travaux européens sur le sujet mais la circularité du dialogue offre-demande nous amène à penser le sujet autrement que nous le pensions hier.

M. le président Julien Aubert. Je vais être obligé d’abandonner certaines questions car Mme Battistel veut en poser mais si je résume, cela concerne les transports notamment, avec une massification électrique.

Je vais vous poser trois questions. Vous avez dit qu’à un moment donné, il était possible de faire cohabiter le système linéaire et le système circulaire, soit le système ancien et le système nouveau. D’après vous, quelle part de système circulaire centré sur les ENR pourrait-on avoir dans le total du mix énergétique si on suit votre proposition ?

Deuxièmement, ne pensez-vous pas que si on développe massivement l’autoconsommation, les citoyens ne paieront plus une facture d’électricité mais une facture de réseau ? Pensez-vous d’ailleurs que la prédictivité permette à tout moment de garantir qu’on ait de l’électricité et qu’il n’y ait pas de black-out ?

Enfin, vous avez beaucoup parlé d’autoconsommation et de personnes qui gèrent leur budget énergétique mais quand vous voyez des ménages qui ont des problèmes de surendettement, pensez-vous que tout le monde est capable de piloter son énergie et de la suivre sur Internet ou cela dépend-il aussi de la sociologie des usagers ?

M. Gilles Vermot Desroches. Merci pour toutes ces questions. Je n’ai pas les éléments ici et Schneider n’intervient pas pour la première question. Je ne saurais pas vous répondre sur ce qui est possible dans le cadre des travaux des énergéticiens français et du mix.

Pour la troisième question, l’exemple pertinent de ce que font les Anglais pour que les familles en précarité énergétique, avec l’installation d’énergies renouvelables qui leur est proposée dans la proximité de leur bien pour réduire leur consommation énergétique, semble très bien fonctionner. Cela apporte une réponse à votre question : les Français, probablement plus que d’autres dans le monde, considèrent moins que le comportement des consommateurs a à voir avec le progrès. Notre pays préfère probablement la réglementation à l’évolution des comportements, différence assez visible partout en Europe.

Oui, je pense qu’une bonne partie des personnes en précarité énergétique ont tout à fait la capacité de piloter des systèmes de contrôle de la consommation de leur bâtiment de plus en plus simples, comme le sont de plus en plus un certain nombre d’applications. Il existe une fracture numérique en France. Il ne me semble pas qu’on peut l’appeler à la rescousse pour dire que la question du numérique ne peut pas être un outil pour accompagner des personnes en précarité énergétique.

Pour répondre à l’autre question, maintenant que la plupart des gens ont installé chez eux un compteur intelligent (qui ne sera probablement pas le dernier), ce compteur permet entre autres de faire passer un signal-prix, un signal carbone et les installations dans les maisons savent tout à fait aujourd’hui entendre ce signal-prix et ce signal carbone pour changer les usages et les adapter.

L’autoconsommation engendre un moins grand appel au réseau, qu’il faut payer autrement. Une évolution des tarifs et en particulier du prix du réseau par rapport au prix de l’énergie est un sujet qu’il faut mettre sur la table de la discussion et de la négociation.

M. le président Julien Aubert. Nous allons maintenant entendre Mme Battistel, suivie de Mme O’Petit. Au passage, seuls 2 % des personnes équipées d’un compteur Linky font du pilotage.

M. Gilles Vermot Desroches. Aujourd’hui, oui, bien sûr. C’est normal car dans le pilotage de Linky, il n’y a pas de signal-prix.

Mme Marie-Noëlle Battistel. Merci Monsieur le Président. Marie-Noëlle Battistel, députée de l’Isère. Je connais un peu votre entreprise. Je voulais tout d’abord m’excuser d’être arrivée tardivement mais je présidais dans la salle d’à côté l’audition du ministre de Rugy sur une autre mission qui s’appelle « les freins à la transition énergétique », qui recoupe quelquefois les sujets de notre audition.

Je voulais juste réagir sur deux sujets, notamment sur la question que vous évoquiez lorsque je suis arrivée, soit la solidité et la sûreté de notre système électrique et de nos réseaux. Mme la rapporteure a posé une question un peu provocatrice en demandant si finalement, cela ne constituerait pas un frein à l’innovation.

Dans le cadre de l’autre mission, nous sommes notamment allés en Allemagne la semaine dernière et je peux vous dire qu’on nous envie cette sécurité, cette solidité. La France occupe aujourd’hui une place centrale en Europe qui lui permet, par le biais des interconnexions qui se développent avec les autres pays, d’être un peu au cœur de l’évolution des transitions énergétiques dans les différents pays et au service de l’Europe. Comme vous l’avez dit, c’est plutôt une chance. Cela n’empêche pas d’être innovants et de ne pas rester sur notre sécurité sans évoluer.

Concernant le changement comportemental des citoyens, je crois qu’il y a aujourd’hui un vrai engouement pour l’autoconsommation et l’autoproduction et nous ne pouvons pas être à la traîne à cet égard. Il faut l’accompagner et en être partie prenante. Notre intelligence est mise à la disposition de cette transition énergétique. Il s’agit simplement de trouver le bon équilibre entre ces nouvelles énergies : cette énergie qu’on appelle décentralisée et l’énergie centralisée, qui est plus historique dans notre pays. Cette énergie centralisée est toujours et sera de plus en plus l’assurantiel de l’énergie décentralisée mais on peut aussi, à certains moments, penser que l’énergie décentralisée est l’assurantiel de l’énergie centralisée. Pour moi, c’est extrêmement complémentaire, l’une ne doit pas entraver l’autre mais ces évolutions doivent être menées de concert.

On peut d’ailleurs s’interroger sur ce qu’est l’énergie décentralisée. Nous possédons un très grand parc photovoltaïque. C’est de l’énergie localisée mais aussi centralisée. L’hydraulique fait aussi partie de ces énergies. Je sais que ce n’est pas à vous d’y répondre mais à mon avis, il faudra, pour trouver cet équilibre, une vigilance particulière sur le maintien de la péréquation tarifaire, qui est une vraie richesse de notre système français et qui permet et a permis depuis très longtemps d’avoir des financements sur la précarité énergétique grâce auxquels tout le monde peut avoir l’électricité chez soi.

La question du TURPE se posera évidemment puisqu’il arrivera un moment où il y aura assez peu de consommation et beaucoup de frais de réseau mais chacun doit comprendre que même si on l’utilise très peu, il faut qu’il soit en bon état au moment où on en a le plus besoin. C’est un peu le débat récurrent des résidences secondaires et du réseau d’eau.

M. Gilles Vermot Desroches. Schneider Electric, que je vous remercie d’avoir invité à cette audition, n’est ni producteur ni distributeur d’électricité. Vous avez en face de vous une entreprise française qui accompagne. Quand on parle de l’agenda des solutions depuis la COP21, le métier de Schneider Electric partout dans le monde et ici en France, son pays clé, consiste à apporter des technologies. Nous le faisons dans le cadre d’une réalité assez nouvelle quand on connaît l’histoire de Schneider Electric, qui est le mix de cette transition énergétique et de cette révolution digitale. Nous apportons des solutions à des prix acceptables qui n’ont jamais existé par le passé.

Je confirme ce que l’un et l’autre avez dit et que je pense, qui est que la France a, par son réseau électrique du moment, un formidable atout. Ce formidable atout ne doit pas nous amener à rester au niveau de cet atout sans penser à l’avenir et ne peut pas être un frein au progrès. Le progrès passe par l’évolution des comportements, que l’on peut particulièrement repérer dans la jeune génération, dans son acceptation ou pas d’un certain nombre d’énergies, dans sa volonté de changement et d’être en tout point acteur et consommateur. On le repère dans beaucoup de ces actes de consommation. Il n’y a aucune raison que l’acte de consommation énergétique à moyen terme ne soit pas porté de la même manière que les autres. Il convient donc d’évoluer sur ce sujet, comme il convient d’être à la hauteur des engagements que nous avons pris.

L’intelligence de l’ensemble de nos outils et de ce comportement va probablement permettre de faire un peu plus confiance à l’évolution des comportements des familles et des habitants dans cette démarche car on sent qu’ils ont envie de se mobiliser. Les outils sont là. Au passage, il n’y aurait aucune question d’autoconsommation s’il n’y avait pas cette évolution des comportements.

L’atout que représente notre réseau devrait nous amener à être dans un moment où, en France, personne ne s’intéresse à l’autoconsommation. Vous savez comme moi, et plus que moi dans les contacts que vous avez dans vos circonscriptions, que ce n’est pas vrai et que les gens s’y intéressent.

Il faut faire de cet atout technologique de l’histoire du pays une capacité d’aller plus vite vers le tout-électrique et vers une vision tout à fait renouvelée de ce qu’est la rénovation du bâtiment. On veut rénover plus de 700 000 bâtiments par an ; il faudrait vouloir rénover plus d’un million de bâtiments par an. On est difficilement auprès de 300 000, dans une vision historique que la rénovation n’est que celle du passif. Sur ce sujet, il faudrait aussi mêler ce que l’on dit sur les énergies renouvelables et ce que l’on peut dire sur le management intelligent de l’ensemble des consommations du bâtiment pour parfois avoir, à des coûts d’investissement bien moindres (on parle d’investissements de 10 à 15-20 euros par m² là où de manière traditionnelle, on en aurait entre 150 et 300 concernés par de la rénovation), des performances d’efficacité quasiment à la même hauteur, soit entre 20 et 30 %.

C’est tout un ensemble qu’il faut voir. Le progrès actuel des comportements et des technologies doit nous amener à réfléchir au fait que l’atout du réseau qui est le nôtre aujourd’hui nous permet de tenir tous ces sujets à la fois et d’être probablement le pays exemplaire dans le monde dans le passage au tout-électrique dont on parle de plus en plus (avec notamment le véhicule électrique à moyen terme). Ce faisant, on aura réglé un certain nombre de sujets.

Si nous n’avons pas le projet de faire évoluer l’électricité dans le mix, l’ensemble des discussions que nous avons aujourd’hui ne sont pas utiles. Si nous pensons que le stade auquel nous sommes arrivés du point de vue des technologies, des comportements et des nécessités face au basculement du climat et de la biodiversité nous impose de vivre autrement, alors il me semble que la question d’une meilleure acceptation et de votre contribution à faire en sorte qu’elle soit la plus grande possible et qu’elle s’accélère, quand on voit que les prix des énergies renouvelables sont aujourd’hui à parité, est indispensable.

Mme Claire OPetit. Ce n’est pas une question mais une interrogation et une peur à la fois. Je vous écoute, c’est très intéressant. Nous avons une responsabilité énorme mais vous aussi. Effectivement, il faut changer pour devenir tout-électrique, pourquoi pas ? Mais attention.

Je suis députée de l’Eure, de la cinquième circonscription, la plus proche de Paris (à 60 km de Pontoise). On pourrait croire qu’il n’y a pas tant de personnes en difficulté mais c’est faux. C’est vraiment une circonscription avec de gros problèmes, avec à la fois une clientèle parisienne plus ou moins bobo de classe moyenne supérieure sur une partie de cette circonscription du côté de Vernon, et de l’autre côté, sur le plateau du Vexin, une population en très grande difficulté. Je vous assure qu’à l’heure actuelle, ils ne sont absolument pas en capacité de gérer cela eux-mêmes. Ils auraient envie de payer moins cher mais j’ai trois permanences pour les recevoir dans toute ma circonscription, je côtoie toutes ces personnes qui ne peuvent pas se déplacer, qui sont en grande difficulté, y compris des jeunes. Vous parliez des jeunes tout à l’heure. Dans la ruralité et dans ma circonscription, les jeunes ne se sont pas déplacés. Ce ne sont pas du tout les mêmes. Votre responsabilité consiste à ne pas rater cela. Il faut que cette transition se fasse mais pas trop vite, afin que tout le monde puisse se l’accaparer. Nous n’avons pas le droit d’essuyer le même échec que pour le téléphone portable, qui ne passe pratiquement pas chez nous. À l’heure actuelle, nous n’avons aucune difficulté sur l’électricité. Si implanter une nouvelle technologie comporte une seule difficulté supplémentaire, cela ne sera pas possible. Votre responsabilité est là. Je vous suis mais attention à ne pas aller trop vite et à ne pas être aussi optimiste au regard des problèmes car il y en a encore.

M. Gilles Vermot Desroches. Je dirai juste deux choses : dans cette commission d’enquête, nous avons un très grand biais qui est métropolitain. Si nous avions une réflexion plus poussée sur les territoires d’Outre-mer, là où le réseau n’a pas la qualité qu’il a en métropole, l’ensemble des questions que nous nous posons seraient plus essentielles et même stratégiques. Nous ne pouvons pas complètement l’enlever d’une discussion lorsque nous la portons à l’Assemblée nationale.

Deuxièmement, il faut entendre la question de cette transition. Il y a ceux pour qui il faut l’accélérer, qui sont d’ailleurs de très loin les plus grands consommateurs. Pour tous les autres, la question d’accompagnement se pose.

Enfin, sur cette question d’accompagnement, on parle de technologie mais pas de formation. On n’a plus le temps de le faire mais cette transition est aussi de nature à réduire les coûts d’achat d’énergie à l’étranger et à les transformer par de l’emploi en France.

M. le président Julien Aubert. Merci pour cette non-réponse à cette non-question. Je vous remercie pour votre venue.

Laudition sachève à dix-huit heures trente.

*

*     *

4.   Audition, ouverte à la presse, de M. Vincent Balès, directeur général de Wpd offshore France, de M. Brice Cousin, directeur du développement, et de Mme Alison Aguilé, responsable communication et affaires publiques (28 mai 2019)

Laudition débute à dix-huit heures trente.

M. le président Julien Aubert. Nous accueillons pour notre dernière audition de la journée les représentants de la société Wpd offshore France avec M. Vincent Balès, directeur général, M. Brice Cousin, directeur du développement, et Mme Alison Aguilé, responsable communication et affaires publiques. Bienvenue Madame et Messieurs.

Votre société a été créée en 2007 pour développer des parcs éoliens au large des côtes françaises. Elle intervient sur lensemble des phases dun projet : développement local, technique et environnemental, financement, construction et exploitation du parc éolien en mer.

Votre société appartient au consortium retenu pour la construction du parc de 75 éoliennes à 11 km de Courseulles et du parc de 83 éoliennes à 13 km de Fécamp.

En se référant à des travaux de l’ADEME, le projet de programmation pluriannuelle de l’énergie 2019-2028 retient en première approche un potentiel technique exploitable d’éolien en mer de 245 gigawatts dont 155 pour l’éolien flottant et 90 pour l’éolien posé. Toutefois, du fait des limites liées à la conciliation avec les autres usages de la mer (je cite la PPE), le projet de PPE ramène cette cible technique exploitable de 245 à 49GW, dont 33 pour l’éolien flottant et 16 pour l’éolien posé.

Le projet de PPE met à l’avantage de l’éolien en mer un facteur de charge supérieur à l’éolien terrestre (40 %, soit environ 3 500 heures par an), une capacité moyenne de 500 MW comparée à une capacité moyenne de 10 MW pour des parcs éoliens terrestres (cinquante fois plus puissant) et une baisse des coûts de l’éolien posé ramenée à une fourchette comprise entre 60 et 80 euros du MWh hors coûts de raccordement du réseau, qui seraient de 10 à 20 €/MWh selon les sites, ce qui nous placerait TTC entre 70 et 100 €/MWh en additionnant les coûts.

Si les coûts des premiers projets d’éolien flottant atteignent 150 €/MWh, une convergence du tarif à moyen terme entre les deux formes d’éolien en mer (flottant et posé) est attendue.

Au regard de ces données, quels sont les paramètres de la compétitivité de la filière de l’éolien en mer pour son inscription dans le mix énergétique ? En d’autres termes, la PPE vous a rétrécis façon Jivaro en passant de 245 à 49. Qu’avez-vous à dire pour la défense de cette industrie ? Comment apprécier l’impact environnemental de la filière ? Pourquoi ne faites-vous pas d’éolien terrestre ? Est-ce un métier différent ? Autant de questions préliminaires qui vous permettront d’enrichir votre propos si vous le souhaitez.

Je vous propose d’écouter dans un premier temps M. Balès, directeur général, pour un exposé liminaire de 15 minutes. J’entamerai ensuite le bal des questions, suivi par Mme le rapporteur et, pour finir, les membres de cette commission.

Néanmoins, avant de vous céder la parole, je vais demander à toutes les personnes qui seraient susceptibles de prendre la parole de lever la main droite. Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je dois vous demander de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous rappelle que les propos que vous tenez dans une commission d’enquête sont régis par le code pénal. Veuillez s’il vous plaît lever la main droite et dire « Je le jure ».

(M. Vincent Balès prête serment.)

Monsieur le directeur général, vous avez la parole pour 15 minutes.

M. Vincent Balès, directeur général de Wpd offshore France. Monsieur le président, Madame la rapporteure, Mesdames les députées, nous tenons tout d’abord à vous remercier pour cette audition et pour permettre à Wpd offshore France d’être entendu dans le cadre des travaux de cette commission.

Pour me présenter rapidement au-delà de ce qui a pu être évoqué par M. le président, je travaille depuis 15 ans dans le secteur de l’énergie. J’ai rejoint Wpd offshore France en 2010 en tant que directeur général.

Notre société fait partie du groupe Wpd créé en 1996, producteur indépendant d’électricité renouvelable. Le groupe a pour principale activité de développer, financer, construire et opérer des parcs éoliens, terrestres, maritimes et photovoltaïques. Au total, le groupe a installé et raccordé 4 450 MW répartis dans 21 pays.

La société Wpd offshore France est créée en 2007. Nos équipes et nos domaines d’intervention portent sur les projets éoliens en mer au large des côtes françaises. En 2012, suite à nos travaux sur les territoires concernés, nous avons été désignés co-lauréats avec nos partenaires pour les parcs Courseulles-sur-Mer et Fécamp. Ces parcs sont aujourd’hui encore sous recours ; nous visons une mise en service en 2022-2023. À terme, les deux parcs totaliseront une puissance de 948 MW, soit la consommation électrique d’1,47 million de foyers.

Nous participons au troisième appel d’offres au large des côtes dunkerquoises et sommes dans l’attente de résultats imminents. Nous poursuivons de plus notre développement sur les façades Atlantique et Méditerranée.

Nous nous sommes engagés à co-développer nos projets avec des acteurs des territoires ; nous entretenons depuis dix ans des bonnes relations avec ces différents acteurs : les comités des pêches, les associations environnementales et les acteurs socioéconomiques.

Je souhaite prendre un exemple de cette coopération avec les territoires sur le projet de Courseulles-sur-Mer en ex-Basse-Normandie. La zone d’appel d’offres avait été définie par l’État en partie sur un gisement-clé de coquilles Saint-Jacques. Nous avons pris le parti, au moment la réponse à l’appel d’offres, de supprimer une partie de la zone d’appel d’offres et de réduire notre projet. C’est pour cette raison que lorsqu’on regarde la liste des projets attribués en appel d’offres, ils font tous 500 MW sauf Courseulles, qui en fait 450 car 50 MW se trouvaient dans cette zone importante de coquilles Saint-Jacques. Cette démarche nous a permis d’avoir un projet qui a fait l’adhésion avec les territoires et notamment les pêcheurs.

Notre engagement consiste à définir des projets éoliens en mer avec les territoires. Pour la suite de mon propos, de manière à fournir à la commission un point de vue global sur l’éolien en mer et à répondre à certaines des questions que vous avez pu soulever, Monsieur le président, je donnerai un point de contexte européen et français et je finirai par les enjeux économiques industriels et environnementaux de l’éolien en mer, qui figurent également dans le titre de votre commission.

Pour ce qui est du contexte de l’éolien en mer, il nous semble tout d’abord important de se pencher sur la situation en Europe, marquée par un fort dynamisme qui contraste avec la situation française. Nous entendons parfois que l’éolien en mer doit faire ses preuves, que c’est une technologie nouvelle. Il faut rappeler que le premier parc éolien en mer a été installé il y a bientôt 30 ans au Danemark. Il s’agit du parc de Vindeby, composé de onze éoliennes, qui a été depuis intégralement démonté.

Depuis 1991, des développements technologiques considérables ont été accomplis. On compte actuellement plus de 4 500 éoliennes dans 11 pays européens, ce qui fait de l’éolien en mer aujourd’hui une source de production d’électricité maîtrisée dans son cycle complet (démontage compris) et une des plus compétitives.

Si nous prenons uniquement l’année 2018, 2,6 gigawatts de capacité offshore ont été raccordés en Europe, portant l’éolien en mer en Europe à 18,5 gigawatts installés. Si nous regardons le trio de tête, la première position est occupée par le Royaume-Uni avec 2 000 éoliennes installées, ce qui représente une puissance installée de 8,1 GW. L’Allemagne se place en deuxième position avec 1 300 éoliennes et le Danemark en troisième position avec 500 éoliennes installées offshore.

Cette dynamique n’est pas seulement européenne mais mondiale. Citons par exemple les États-Unis, qui ont attribué 17 concessions, atteignant un potentiel de 21 GW, et la Chine, qui a d’ores et déjà mis en service plus de 4,5 GW.

Pour nous recentrer sur la France dans ce point de contexte, il est important de rappeler que nous disposons du deuxième espace maritime européen. Nous pourrions donc nous attendre à être un des pays leaders dans cette technologie, ce qui n’est malheureusement pas le cas. Nous ne comptons aujourd’hui aucun parc éolien en mer installé. Pourtant, l’État français a décidé dès 2009, il y a dix ans déjà, de se lancer dans le développement de cette technologie et de cette filière. Le Ministre a alors demandé au préfet coordinateur de faire un zonage sur les différentes façades maritimes pour aboutir à des zones d’implantation pour les deux phases d’appel d’offres :

– première phase en juillet 2011 ;

– premier appel d’offres sur 5 sites. Fécamp, Courseulles-sur-Mer, Saint-Brieuc, Saint-Nazaire sont les 4 projets attribués en 2011.

La fourchette de prix communiquée alors sur ce premier train d’appel d’offres était de 180 à 200€/MWh en raccordement. À titre de comparaison, le parc de West of Duddon Sands en Angleterre, lors de cette même année 2011, a été attribué à 177€/MWh.

En mars 2013, deux nouveaux secteurs ont été soumis à l’appel d’offres et retenus au large du Tréport et des îles d’Yeu et de Noirmoutier. Ces deux séquences d’appel d’offres devraient permettre à la France de combler une part de son retard avec l’installation d’environ 350 éoliennes d’ici 2024. À titre de comparaison, le parc anglais que nous évoquions précédemment a été mis en service en octobre 2014, soit dix ans de décalage entre les deux, que nous expliquons par deux facteurs principaux :

– le cadre réglementaire, qui partait de loin, les procédures administratives complexes pour un projet, le projet de Fécamp par exemple, pour lequel nous avons dû traiter 15 procédures administratives, et un délai d’instruction qui a dépassé deux ans.

– la longueur des procédures contentieuses engagées sur ces différents projets.

Aujourd’hui, nous attendons les résultats de la troisième séquence d’appel d’offres pour un projet au large de Dunkerque auquel Wpd participe au sein d’une alliance avec Vattenfall et la Caisse des dépôts et consignations. Ce nouvel appel d’offres, enrichi des retours d’expérience des premiers, a été conduit avec une nouvelle méthodologie appelée le dialogue concurrentiel. L’objectif était de prendre le temps de définir avec le territoire le meilleur secteur d’implantation au large du Dunkerquois et de co-construire avec les candidats un cahier des charges ayant pour principal critère le prix. Nous avons pu lire ces derniers jours dans la presse un tarif moyen évoqué de 51€/MWh. Nous verrons les résultats dans les prochaines semaines mais cela montre qu’en France aussi, on arrive à prouver la compétitivité de l’éolien en mer.

Cela nous amène inévitablement au sujet essentiel pour l’avenir de la filière française : la programmation pluriannuelle de l’énergie. Vous l’avez évoqué, la PPE doit fixer les ambitions de la France pour les différentes filières énergétiques et notamment les énergies renouvelables. Nous tenons tout d’abord à saluer l’ambition de multiplier par 4 la puissance installée pour le renouvelable électrique. Cependant, au regard de la baisse des coûts de l’éolien en mer observée partout en Europe et des résultats attendus sur Dunkerque, il est incompréhensible de notre point de vue que la France ne mise pas plus sur le potentiel de cette filière pour atteindre ses objectifs en matière de transition énergétique.

Notre ambition pour la France est de la voir revenir sur le podium européen d’ici 2035. Les différentes évolutions depuis les premiers appels d’offres nous portent à être optimistes sur la tenue de cet objectif, qui nécessiterait de lancer 1 à 2 GW d’appel d’offres par an sur la prochaine décennie.

Je vous propose maintenant d’évoquer les trois enjeux soulignés par votre commission pour l’éolien en mer en France.

Il y a tout d’abord l’enjeu économique : il est important de rappeler que l’éolien en mer est une source d’énergie efficace qui produit beaucoup d’électricité. De par les vents constants et les vents forts sur le maritime, un parc de 500 MW en France produit l’équivalent de la consommation électrique d’un département.

Quant au coût de l’électricité produite, les progrès technologiques de cette filière et sa maturité ont fait chuter les prix. En dix ans, la puissance unitaire des éoliennes en mer a été multipliée par 3 et sur cette même période, les tarifs ont été divisés par 3. À ce jour, les tarifs constatés en Europe pour l’éolien en mer se situent dans une fourchette de 50 à 70€/MWh hors raccordement, ce qui positionne l’éolien en mer parmi les énergies renouvelables les plus compétitives. La barre symbolique des 50 euros a même été franchie par le Suédois Vattenfall en 2017 sur un appel d’offres danois.

La compétitivité de cette filière devrait se confirmer pour la France dans les prochaines semaines avec l’appel d’offres de Dunkerque. Les futurs projets seront donc neutres pour les finances publiques au regard du prix de l’électricité. Dans ce contexte, il nous semble important, dans les appels d’offres en cours et à venir, de privilégier l’optimum économique, territorial et environnemental plutôt que des offres uniquement centrées sur le prix, et de considérer l’ensemble de ces trois volets.

Le deuxième enjeu est un enjeu industriel. Il nous paraît important de rappeler que lors des deux premières procédures d’appel d’offres, la qualité du projet industriel et social comptait pour 40 % de la note globale (procédures de 2011 et de 2013). Ce critère a largement porté ses fruits car nous comptons déjà en France deux usines dédiées à la production d’éoliennes en mer : une à Saint-Nazaire et l’autre à Cherbourg. Deux autres doivent être construites au Havre ; les permis de construire ont été déposés il y a quelques semaines.

L’impact industriel de notre filière est positif. À ce jour, l’Observatoire des énergies de la mer, qui publie chaque année le référencement des emplois créés sur la filière, a identifié plus de 2 200 emplois directs créés sur la filière alors qu’aucun parc n’est installé. Ce sont bien sûr les phases de construction puis de maintenance qui généreront la plus forte activité sur cette filière, notamment dans les ports à proximité des sites concernés.

Citons enfin les emplois créés par les composants autres que les éoliennes comme les fondations, les câbles et les sous-stations électriques. En termes de sous-stations électriques, on peut prendre l’exemple de STX à Saint-Nazaire, dont le cœur de métier (la construction navale, la construction de paquebots) a été diversifié par une nouvelle usine de sous-stations offshore et ils ont d’ores et déjà gagné trois contrats qu’ils ont honorés dans trois pays européens, donc à l’export.

En revanche, au regard de cette dynamique industrielle, les retards pris sur le développement des parcs français, notamment dû à la longueur des procédures contentieuses, mettent en péril cette dynamique.

Enfin, s’agissant des enjeux environnementaux, il existe un retour d’expérience significatif grâce aux 4 500 éoliennes déjà installées en mer en Europe ; significatif dans le temps avec plus de 25 années de suivis environnementaux et significatif dans la diversité des espèces observées grâce à la multitude d’implantations géographiques des parcs existants en mer Baltique, en mer du Nord, en mer d’Irlande ou encore en Manche. Je ne vais pas détailler l’ensemble des compartiments écologiques mais citer trois exemples représentatifs.

Le premier concerne le compartiment oiseaux, avec le risque de collision pour les oiseaux. Une étude récente a été publiée il y a moins de six mois, menée au Royaume-Uni dans le cadre du programme ORJIP. Pendant 22 mois d’observation sur un parc d’une centaine d’éoliennes, 600 000 vidéos ont été prises pour observer la co-activité entre éolien et oiseaux. Sur 12 000 vidéos identifiant la présence de l’oiseau maritime, six collisions ont été observées, ce qui montre une cohabitation véritable entre les oiseaux et les parcs éoliens en mer.

Le deuxième compartiment porte sur les mammifères marins. Le gouvernement danois a investi plusieurs dizaines de millions de couronnes pour assurer le suivi des mammifères marins (phoques, marsouins et dauphins). Toutes les études de ces suivis démontrent qu’après une fuite du site pendant la période de construction, ces mammifères recolonisent les milieux, ce qui a permis de confirmer un programme ambitieux pour l’éolien en mer au Danemark.

Dernier compartiment : la ressource halieutique (les poissons). Les suivis scientifiques menés démontrent qu’il n’y a pas d’effet négatif sur les populations, au contraire. C’est ce qu’on appelle un « effet de récif », qui créé une dynamique positive pour la biodiversité locale.

L’éolien en mer est un moyen de production avec un impact limité sur l’environnement et une occupation limitée de l’espace maritime.

En France, l’ambition de la filière à 2035 de 15 GW d’éolien en mer installé représente moins de 1 % de l’espace maritime métropolitain.

Pour conclure, Monsieur le président, Madame la rapporteure, Mesdames les députés, nous insisterons sur deux points :

– le très fort soutien des Français au développement de notre énergie. En effet, lors du débat public organisé dans le cadre de la PPE, dont les conclusions ont été rendues publiques en août 2018, l’éolien en mer a été plébiscité par les Français, qui ont placé cette énergie en tête des énergies renouvelables électriques à développer ;

– la compétitivité de cette filière. La neutralité pour les finances publiques des futurs projets doit encourager le Gouvernement à donner à notre filière toute sa place dans une PPE ambitieuse pour les énergies renouvelables.

M. le président Julien Aubert. Merci Monsieur le directeur général. J’aurai d’abord une question en termes de comparaison entre l’offshore flottant et l’offshore posé, pour essayer de comprendre pourquoi on fait plus d’offshore posé que flottant. Je voulais aussi vérifier que nous sommes d’accord sur les hypothèses de départ. Le facteur de charge en France est de 0,35 pour l’offshore posé et 0,6 pour l’offshore flottant, pour une durée de vie de 20 ans. L’offshore posé coûte 8 millions d’euros par mégawatt installé, contre 10 millions pour l’offshore flottant. Faire du flottant coûte un peu plus cher dû au raccordement, la distance par rapport aux côtes, etc. Or, sachant que l’éolien flottant a un meilleur taux de charge (quasiment deux fois plus grand que le posé), si je regarde mon million d’euros par rapport au mégawatt installé utile, qui produit de l’électricité, pour le poser au sol, j’arrive à 22,9 millions d’euros par mégawatt installé utile (soit 8÷0,35) et 16,7 pour l’éolien offshore flottant. En réalité, il revient moins cher car il produit plus souvent. Si j’essaie ensuite de le comparer à d’autres énergies sur une durée de vie de 30 ans, j’arrive à un chiffre encore plus important. Même en restant sur 1 million d’euros par mégawatt installé utile sur 20 ans, il vaudrait mieux dépenser 16,7 millions d’euros par mégawatt installé utile en offshore flottant que 22,9 millions en offshore posé au sol. D’où ma première question : pourquoi continue-t-on à faire du posé ?

M. Vincent Balès. Il y a beaucoup d’éléments dans votre question. Dans le débat posé-flottant, le premier élément de réponse qu’il est important d’avoir à l’esprit est le chiffre de 4 500 éoliennes en mer posées installées en Europe, contre moins de dix éoliennes flottantes installées dans le monde. Ce ratio met en évidence que nous n’avons pas tout à fait les mêmes chiffres que ceux que vous évoquez, notamment au niveau des taux de charge et des prix du mégawatt.

Ce n’est pas tant la technologie qui va faire le taux de charge mais plutôt le niveau de vent. Qu’elle soit posée ou flottante, une éolienne en tant que telle reste identique à quelques ajustements près. Seule la fondation change. Quand nous opérateurs, agnostiques en technologie, regardons quelle technologie est la plus appropriée en fonction de l’espace maritime, le choix dépend de la profondeur de l’eau. À moins de 50 mètres de fond, on sait faire du posé. Au-delà, le posé devient compliqué et on bascule sur du flottant. C’est pourquoi la France va également se tourner vers le flottant : du posé en Manche et en Atlantique et du flottant en Bretagne à la pointe de l’Atlantique et en Méditerranée car les fonds plongent très rapidement.

Pour revenir sur cet élément, ce n’est pas la technologie qui fait le facteur de charge mais les niveaux de vent. Un des arguments en faveur du flottant est que les niveaux de vent plus au large sont plus importants. En revanche, on n’est pas sur un facteur 2, on ne passe pas de 0,35 à 0,6. En termes de modélisation sur l’éolien aujourd’hui, pour les premiers projets posés en France, le facteur tourne plus autour de 0,4 à 0,45 et, pour le flottant, de 0,5 à 0,55 sur les zones que nous avons pu identifier, écart désormais assez rapidement gommé par le prix des technologies.

Pour prendre un exemple, en mer du Nord en Allemagne, les parcs ont initialement été construits très loin des côtes pour éviter tout enjeu de cohabitation avec d’autres activités, avec des enjeux environnementaux, etc. Les parcs ont été installés à 50-100 km des côtes et finalement, ils sont en train d’en revenir parce que les coûts de raccordement, de maintenance et d’installation sont beaucoup plus élevés lorsqu’on s’écarte énormément de la côte. Ils reviennent donc à des distances moindres (15 km des côtes) pour justement trouver cet optimum.

L’éolien flottant ne remplace pas l’éolien posé mais dépend des espaces maritimes. Si à 15 km on a 3 mètres de fonds, on opte pour du posé alors que si on a 75 mètres de fond, on fera du flottant. Si jamais on peut trouver un optimum à 30 km avec des coûts de technologie qui baisseraient, notamment celui du câble de raccordement géré par RTE pour le raccordement de parcs lointains, à ce moment-là, on continuera à développer sur ces zones.

M. le président Julien Aubert. Le chiffre que je vous ai cité sur le facteur de charge moyen vient de la littérature scientifique et technique. Si vous avez des éléments correctifs, je serais heureux que vous puissiez les envoyer au rapporteur et à moi-même par écrit pour que nous puissions les comparer.

Nous sommes d’accord que les prix que vous annoncez dépendent principalement des vents. Vous donnez des exemples étrangers. La France a-t-elle exactement la même exposition au vent que les autres pays européens ? Si ce n’est pas une question de technologie mais de solutions naturelles, y a-t-il un intérêt à indiquer que tel pays a fait tel prix puisque par définition, le vent ne sera peut-être pas le même ?

M. Vincent Balès. Ce n’est pas exclusivement le vent, même s’il a un impact prépondérant sur le prix. Il s’agit avant tout de l’amélioration de cette technologie. On a cité des prix au Royaume-Uni. La partie sud du Royaume-Uni a les mêmes conditions de vent que la France, c’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai pris cet exemple. Au Danemark, certains vents peuvent être plus forts d’un mètre/seconde que les vents en Manche. L’écart de prix est compris entre 10 et 15€/MWh pour un mètre seconde, pourvu que toutes les autres conditions soient identiques. On voit des développements ambitieux en mer Baltique, où les conditions de vent sont similaires à la France. En Belgique, aux Pays-Bas, au Royaume-Uni et au sud du Royaume-Uni, les conditions sont semblables à la Manche.

M. le président Julien Aubert. Pour avoir un élément de précision, vous avez dit dans votre démonstration que le parc de 500 MW équivalait à la puissance électrique d’un département. Pour être clair, est-ce que vous dites que le parc éolien permet d’électrifier 365 jours de l’année un département français ou voulez-vous dire que la puissance installée du parc correspond à la puissance installée qu’il faudrait pour un département ? Comment incluez-vous le facteur de charge dans votre raisonnement ?

M. Vincent Balès. Le calcul est simple : on regarde la production, le chiffre par rapport à la consommation électrique domestique d’un département. Un parc tel que Fécamp, pour lequel nous sommes lauréats, produira sur l’année 1,8 térawatt-heure. En face, on met la consommation électrique domestique d’un département moyen. Le parc de Fécamp doit couvrir 60 % de la Seine-Maritime, un département avec une population importante. Lorsqu’on observe les départements moyens, la consommation domestique tourne autour de 1,8 TWh ou un peu en deçà.

M. le président Julien Aubert. Mais la consommation électrique totale en France est de 600 TWh. Par conséquent, si avec 1,8 TWh vous couvrez un département, il y a un facteur que je ne m’explique pas.

M. Vincent Balès. On parle de la consommation électrique domestique et non pas de l’industrie.

M. le président Julien Aubert. D’accord. Cela ne concerne que les foyers.

Vous avez ensuite mentionné le démantèlement en disant qu’on savait démanteler les éoliennes en mer. Vous avez cité le cas de Vindeby. Vous avez ajouté que les éoliennes que vous installiez étaient à plusieurs dizaines de mètres de profondeur. Si je ne me trompe pas, dans le parc danois de Vindeby, les éoliennes se trouvaient à 2 à 5 mètres de profondeur. Je crois qu’il s’agissait de petites éoliennes de 5 MW. Peut-on comparer un parc qui est quasiment les genoux dans l’eau avec un parc qui descend beaucoup plus profondément ? Les coûts sont-ils les mêmes ? Qu’est-ce qui est transposable ?

M. Vincent Balès. Vindeby fait partie des 5 parcs qui ont été démontés. J’ai pris cet exemple car étant le premier parc installé, il est assez connu dans la profession. Il fonctionnait avec des éoliennes de 450 kilowatts. Aujourd’hui, on est passé à des éoliennes de 6 à 8 ou 10 MW, donc une autre une dimension. Depuis, s’est créé aux Pays-Bas un parc de machines de 1 MW qui a été démonté. On arrive ensuite sur des dimensions assez similaires et on monte en puissance.

Le processus de démontage de l’éolienne en mer implique une opération inverse de l’installation : les différents tronçons de l’éolienne sont boulonnés, vissés les uns avec les autres, avec les pales en dernier lieu. Ces différents éléments sont démontés un par un pour arriver jusqu’à la fondation. Sur les 5 parcs démontés, on observe deux types de fondations : soit une fondation monopieu ancrée dans le sol, soit une fondation gravitaire en béton. Les deux types de fondations ont été démontés offshore avec les mêmes navires d’installation qui installent et sont ensuite en mesure de démonter.

M. le président Julien Aubert. Combien cela a-t-il coûté ?

M. Vincent Balès. Nous n’avons pas le prix. Ce n’est pas un prix public car c’est l’opérateur qui a démonté ce parc.

M. le président Julien Aubert. J’ai vu que pour Vindeby, le béton avait été détruit sur place. Je suppose que détruire 2 ou 4 mètres de béton n’est pas exactement pareil que détruire 40 mètres de béton. Pour avoir observé cela sur du nucléaire, je suppose qu’il doit y avoir des questions de transport.

J’avais deux dernières questions à vous poser : pourquoi ne faites-vous pas d’éoliennes terrestres ? On pourrait penser que c’est un peu le même business. Ensuite, pouvez-vous nous donner des informations sur votre structure financière ? Quelle est votre rentabilité annuelle, votre chiffre d’affaires, votre capital… ?

M. Vincent Balès. Tout d’abord, je souhaiterais apporter un petit complément par rapport à votre question précédente sur le démontage. Dans le cadre de l’appel d’offres, on prend pour les parcs français un engagement de démontage à un montant fixé à 125 000€/MW, ce qui pour un parc de 500 MW revient à 62 millions d’euros. Ce montant couvre les coûts du démontage et est provisionné au moment de l’obtention de la concession d’occupation du domaine public maritime.

M. le président Julien Aubert. À quoi correspondent ces 125 000€/MW ramenés à une éolienne ?

M. Vincent Balès. Environ 1 million pour une éolienne.

Concernant votre question sur l’éolien terrestre, Wpd offshore France n’en fait pas. Le groupe Wpd en fait, de même que du photovoltaïque. Le groupe est présent sur les deux autres familles d’énergies renouvelables électriques.

Pour ce qui est des éléments financiers de Wpd offshore France, son objet aujourd’hui, comme vous l’évoquiez tout à l’heure, est de réaliser ces projets. Dans le modèle actuel, les retards des projets et l’absence d’appels d’offres récurrents font que notre activité sur l’éolien en mer en France s’est réduite pour ces prestations. Notre chiffre d’affaires est de l’ordre de 2 millions d’euros pour ces activités offshores en France. Le résultat est très limité en effet.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. J’ai une question complémentaire assez précise. Vous aviez l’air assez agacé concernant les sujets de fake news car vous avez énoncé quelques éléments correctifs sur les effets sur les oiseaux, les poissons, etc., ainsi que sur les délais de recours. On sent que c’est un sujet de tension. Je lisais dernièrement un article sur des pêcheurs qui s’inquiétaient des impacts sur l’environnement et sur leur économie. De la même façon et a contrario, les présidents de région qui au contraire vont s’engager ont demandé un soutien plus important dans la PPE. Je souhaiterais donc savoir si vous avez su chiffrer concrètement ce que tous ces recours et débats vous coûtent, si suffisamment d’informations sont données sur les sujets et sur l’acceptabilité. Les gens sont-ils pour ou contre ? Vous disiez que c’était la première EnR soutenue par les gens mais le taux de recours ne correspond pas. Qu’en est-il ?

M. Vincent Balès. Je suis désolé si je vous ai paru agacé. J’étais peut-être impatient. Pour travailler dans ce secteur, nous sommes tous passionnés et nous avons hâte de voir ces premières installations. C’est déjà là une partie de la réponse à votre question : le fait de ne pas encore avoir de parc installé en mer génère un peu de spéculation par rapport aux effets que cela pourrait produire sur l’environnement, sur les activités de pêche… et peut engendrer un peu de fake news pour ceux qui voudraient freiner le développement de cette filière.

Les informations sur ces éléments sont-elles suffisantes ? Il y a énormément de retours d’expérience positifs sur les différents compartiments tant environnementaux que socioéconomiques et lorsque nous démarrons une concertation sur un projet avec le territoire, nous présentons ces éléments. Dans notre métier, nous faisons beaucoup de pédagogie sur le sujet pour expliquer les premières questions : « Verra-t-on les éoliennes ? » « Pourra-t-on continuer à pêcher dans un parc ? », « Quels seront les impacts sur les oiseaux ? », avec le retour d’expérience dont nous bénéficions en Europe. Si nous pouvons tirer un bénéfice du retard français en la matière, c’est de pouvoir montrer ce qui se passe en Europe, où les exemples sont positifs.

Nous avons réalisé des campagnes de pêche avec des pêcheurs français dans des parcs anglais, nous avons accompagné des élus qui souhaitaient voir ce qu’on pouvait voir du littoral d’un parc éolien en mer et entendu les réactions des élus locaux et des populations par rapport à l’arrivée de ces parcs, notamment dans des zones touristiques, l’impact éventuel sur le tourisme… À chaque fois que nous pouvons mener cette concertation, cet échange, notre réponse rassure.

Nous avons commencé à travailler en 2009 sur le projet de Fécamp, lauréat en 2011. Nous sommes en avance de phase par rapport à l’appel d’offres car ce cadre d’appel d’offres n’était pas encore défini. Le régime était encore semblable à l’éolien terrestre avec un tarif de rachat. Nous avons travaillé en amont sur ce projet 2009 en lien avec le territoire, en co-développement notamment avec les élus de Fécamp et un comité de concertation regroupant tous les acteurs autour de la table pour expliquer les choses. Nous avons commencé en 2009 et en 2010 le projet a connu l’unanimité, avec une délibération favorable de l’ensemble des acteurs à ce comité de concertation, suivie des délibérations favorables de l’ensemble des communes en face du parc.

Nous avons créé cette dynamique. Vous vous demandiez quel était le coût et si nous chiffrions ces délais. Je dirais que le premier risque est de ralentir cette dynamique, voire de la casser. Un décalage de dix ans entre un projet où tout le monde dit : « Oui, on en veut, on y va » et l’apparition des premières éoliennes est beaucoup trop long. C’est pourquoi cet enjeu de temps est très important pour le soutien du territoire et pour ne pas perdre cette adhésion.

Le deuxième volet porte sur la dynamique industrielle. J’évoquais les deux usines de Saint-Nazaire et de Cherbourg. Elles sont aujourd’hui en sous-charge. La presse, ces dernières semaines et ces derniers mois, a parlé de cette sous-charge et du fait que les effectifs devaient être réduits car ils ont eu des contrats d’abord aux États-Unis, ensuite en Allemagne, qui devaient être suivis par les projets français, qui malheureusement ne sont pas encore jugés et sont encore au Conseil d’État.

Adhésion du territoire et dynamique industrielle constituent les deux grands risques, sans oublier le coût pour l’opérateur, qui doit gérer ce temps long à tenir avec des équipes de projet mobilisées avant une mise en service du projet. Les deux premiers facteurs sont assez difficiles à quantifier ; le troisième est peut-être le moins significatif en termes de coûts.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Nous aurions presque besoin, dans cette commission d’enquête, d’arriver à quantifier cette partie du chiffrage de freins que vont générer tous ces aspects administratifs. Nous essayons d’avoir une logique complète des coûts de bout en bout de la chaîne, une vision la plus globale possible prenant en compte tout l’amont, tout l’aval, tous les impacts de production jusqu’aux déchets… Nous essayons d’être très inclusifs dans notre vision des impacts économiques. On entend régulièrement que c’est dissuasif pour les entreprises, que les projets finissent par être abandonnés, vont se déployer ailleurs, qu’on perd éventuellement des compétences en France. Tout cela reste de l’ordre de l’intuition aujourd’hui et puisque nous essayons d’être rigoureux sur ce que nous nous efforçons de chiffrer, nous aurions besoin d’avoir des pistes sur la manière dont nous pourrions arriver à quantifier cela d’un point de vue économique.

M. Vincent Balès. Il n’est pas évident d’être exhaustif. Nous parlions tout à l’heure de diversification pour STX ; le risque qu’un industriel ne poursuive pas ce chemin de diversification n’est pas facile à quantifier. En revanche, je peux vous donner quelques éléments de comparaison par rapport à d’autres pays dans le coût de développement de projets. On a d’abord la phase de développement, suivie de la phase de construction puis d’opération. Les phases de construction et d’opération sont similaires selon les pays, on ne mettra pas plus de temps ici qu’ailleurs. Néanmoins, on mettra plus de temps sur le développement, ce qui aura un impact économique sur le projet.

En Allemagne, le groupe a mis en service trois projets. Les coûts de développement observés tournent autour de 20 à 30 millions d’euros. En France, les projets en cours de développement coûtent de 80 à 100 millions d’euros, soit quasiment un facteur 3 en coût de développement, sachant que ce coût de développement est critique dans l’économie du projet car c’est un coût à risque, l’étape de financement de projet n’ayant pas encore été atteinte. Il s’agit des fonds propres des opérateurs, ce qui implique forcément une exposition très importante de l’opérateur.

M. le président Julien Aubert. Pouvez-vous détailler d’où vient le chiffrage de 80 à 100 millions d’euros ? Qu’est-ce qui fait la différence ?

M. Vincent Balès. La principale différence, c’est que le développement prend deux fois plus de temps. D’ores et déjà, lorsqu’on met quatre ou cinq ans en Allemagne ou dans d’autres pays européens entre une décision de faire un projet et sa réalisation, on met dix ans en France. Étant donné que les équipes projet sont mobilisées, on constate un impact direct par rapport à ce délai.

M. le président Julien Aubert. De combien de personnes se compose l’équipe projet ?

M. Vincent Balès. Aujourd’hui, une cinquantaine de personnes travaillent sur la phase de développement de nos projets. C’est un peu l’incertitude de ces développements français : en face de cette équipe projet mobilisée, on attend une décision de jugement des contentieux pour pouvoir démarrer la construction. On ne peut pas décider de démobiliser tout le monde en attendant que cela se passe, puis une fois que la fumée est blanche, remettre tout le monde sur le projet. La majeure partie de l’équipe doit rester mobilisée pour pouvoir concrétiser.

Un autre élément qui est en train d’évoluer parmi les éléments de coût que j’ai évoqués pour la France est l’ordre de grandeur pour les premiers projets. Je vous disais que sur Dunkerque, la procédure évoluait. Le dérisquage est pris en charge par l’État en amont des appels d’offres. Cela a débuté à Dunkerque où un certain nombre d’études (des sols, des vents, études environnementales) ont été réalisées en amont de l’appel d’offres comme c’est le cas dans les autres pays d’Europe. Le chiffre que je vous donnais pour l’Allemagne prend en compte ces éléments. D’une part, cela permet d’avoir une réponse plus précise à l’appel d’offres sans avoir à se demander quel est le niveau de vent et de provisionner en conséquence. D’autre part, on n’impose pas à l’ensemble des candidats de mener en parallèle les différentes études nécessaires à constituer un prix. Cette nouvelle procédure de déclenchement a été mise en œuvre pour Dunkerque et aura un impact direct sur les coûts de l’électricité et de développement que j’évoquais.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Si j’ai bien compris, l’étude de faisabilité d’un projet lors de l’appel d’offres est entièrement à la charge de celui qui répond et se multiplie si plusieurs personnes répondent à l’appel d’offres. En revanche, en Allemagne par exemple, l’étude est incluse en amont de l’appel d’offres, ce qui fait que ceux qui y répondent n’ont plus besoin de s’occuper de ces éléments.

M. Vincent Balès. Exactement. Pour les deux premiers trains d’appel d’offres, aucune étude n’était mise à disposition et chaque candidat devait réaliser son étude de sol (ou pas). Il avait aussi loisir de répondre un peu à l’aveugle sans connaître les enjeux des sites. Sont pris en compte désormais la baisse du coût de l’éolien en mer, la technologie, le vent mais également le dérisquage en amont des projets. Sur les appels d’offres au Danemark et aux Pays-Bas, des dialogues concurrentiels ont été mis en place et l’ensemble des études menées en amont par l’État sont mises à disposition des candidats. C’est ce qui a été appliqué aujourd’hui à Dunkerque et qui est prévu pour le deuxième appel d’offres.

Je vous parlais d’un chiffrage de 80 à 100 millions d’euros. Pour vous donner un ordre de grandeur de ces études, une étude de sol en vue de créer une fondation implique de connaître la nature des sous-sols, de savoir où elle va s’établir (comme lors de la construction d’une maison). Une campagne géotechnique complète est de l’ordre de 15 millions d’euros. C’est ensuite au candidat de décider jusqu’où il veut aller au moment de l’appel d’offres pour conduire ces études. Sur l’ensemble du site, on procède généralement à une géotechnique préliminaire de l’ordre de 2 millions d’euros ; c’est ce qui est envisagé pour les prochains appels d’offres en termes d’aide réalisée en amont.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Je connais mieux le secteur du bâtiment que celui de l’éolien offshore. Concrètement, quand un professionnel ne sait pas exactement sur quoi il va tomber, en règle générale pour se garantir qu’il n’y sera pas de sa poche en cas de risque, il fait une jolie plus-value sur le marché en se disant que de cette manière il sera couvert même s’il tombe sur un os qui n’était pas prévu. C’est un peu comme cela que ça se passe dans le bâtiment. J’aimerais savoir si le fait de disposer de ces études de faisabilité en amont permet d’avoir des réponses mieux dimensionnées, mieux dosées en termes d’exploitation et de coût. Tous ces éléments dont vous nous avez fait part, que ce soit le doublement du temps de développement ou le fait d’avoir apporté ces appels d’offres, se retrouvent-ils à un moment donné dans le coût de l’énergie ?

M. Vincent Balès. Oui, ils s’y retrouvent car la provision pour risques dont vous parliez dans le bâtiment s’applique aux projets offshore : en cas de forte incertitude, on met en place ce qu’on appelle les contigencies, des provisions pour anticiper les aléas. Bien sûr, dans un appel d’offres concurrentiel, il faut les doser car si on en met trop, on risque de perdre le marché. Il faut trouver une matrice de risque avec une provision raisonnable pour adresser ces différents risques. Cela a été un véritable levier de baisse des coûts dans les appels d’offres qui ont créé cette dynamique pour l’éolien en mer. Le modèle du Danemark et des Pays-Bas a été repris ici en France dès Dunkerque. Lorsque les résultats de Dunkerque seront connus dans les toutes prochaines semaines (et devraient placer l’éolien en mer dans cette fameuse bande de 50 à 70€/MWh, probablement dans le bas de cette tranche), les études en amont auront contribué à cette compétitivité car les provisions pour aléas, pour risques ont baissé car les niveaux de vent sont en grande partie connus. Une année de campagne de vent a été menée avec un équipement de mesure en mer pour obtenir ces informations sur le vent, de même que des campagnes de sol et des campagnes environnementales qui ont permis de supprimer les aléas qu’on pouvait avoir ou qu’on aurait pu imaginer.

M. le président Julien Aubert. Je vais revenir sur vos coûts de développement. Vous disiez qu’en France, il fallait avancer 80 à 100 millions d’euros sur fonds propres, contre 20 à 30 millions d’euros en Allemagne, dû aux procédures allongées. J’ai fait un petit calcul. Imaginons que cela s’étende sur 4 ans en Allemagne et 8 ans en France. En fait, vous êtes à vide pendant 4 années, vous avez un surcoût. Si je prends la fourchette haute allemande et la fourchette basse française, j’arrive à 30 millions pour l’Allemagne et 80 millions d’euros en France, ce qui fait 50 millions d’euros pour 4 ans pour 50 personnes, ce qui veut dire que chacun est payé 250 000 euros. Je comprends qu’on puisse perdre de l’argent en allongeant le délai mais je ne comprends pas la marge. À moins qu’on soit vraiment très bien payé dans l’éolien, auquel cas je vous en félicite.

M. Vincent Balès. Je vous rassure sur ce dernier point. Les coûts de développement ne correspondent pas qu’à des coûts internes, des effectifs et des personnes mobilisées. L’opérateur est un maître d’ouvrage qui commande différentes études, pilote un certain nombre de fournisseurs et de sous-traitants qui vont alimenter l’ingénierie du projet, la caractérisation de site du projet, et traite les sujets de contentieux, qui ont aussi un coût. Lorsque les études sont faites en amont par l’État, ce budget d’études n’est pas à refaire ensuite ou alors ponctuellement et non pas dans son intégralité.

Un certain nombre d’études ont également lieu. Le temps avançant, ce n’est pas une mais deux campagnes qu’il faut mener. Par exemple, ce qu’on appelle dans le jargon les UXO, des engins explosifs de la seconde guerre mondiale, sont enfouis dans le sous-sol au large des côtes françaises comme au large des côtes anglaises ou allemandes. On ne va pas s’amuser à faire des travaux en mer si on n’est pas sûr qu’il n’y en ait plus. On en trouve beaucoup au large de toutes les côtes européennes et avec les mouvements sédimentaires, ces engins reviennent, d’où les campagnes régulières à mener pour s’assurer que le terrain soit clean. Chaque sortie en mer coûte énormément d’argent.

M. le président Julien Aubert. Une fois que vous avez installé vos éoliennes, le même problème peut se poser avec ces mines. Donc vous êtes de toute façon obligés de faire des études régulières pour le vérifier pendant toute la durée de vie du parc. Comment gérez-vous ce problème ?

M. Vincent Balès. Ces mines ne se déclenchent pas simplement en les touchant mais pendant la phase de travaux lorsqu’on pose une fondation ou qu’on fait une tranchée pour faire passer les câbles. Une fois que le parc est installé, on conduit un certain nombre de suivis autour du parc, notamment pour voir les évolutions du câble, l’enfouissement, etc., mais une mine n’explose pas d’elle-même en l’absence d’activité extérieure de construction.

M. le président Julien Aubert. Si je résume, dans votre argumentation pour expliquer le surcoût, il y a le fait que dans le chiffre que vous nous avez communiqué, des études étaient faites par l’opérateur et non par l’État. En d’autres termes, l’État a réintégré des coûts autrefois supportés par l’opérateur. Deuxièmement vous avez cité des études qui, parce qu’on doit les refaire, augmentent le coût. Vous en avez d’ailleurs cité une ; si vous en avez d’autres, ce serait intéressant que vous puissiez nous les transmettre par écrit.

Finalement, tout le monde nous dit que c’est rentable, que c’est l’avenir, que les coûts baissent, que c’est une magnifique opportunité. Or nous sommes dans un pays où les procédures sont longues, c’est compliqué, c’est instable et où d’ailleurs on ne réalisait pas les études préalables. Un investisseur international devrait se dire : « Dans ce cas, je ne vais pas en France. » Pourquoi voudriez-vous faire la queue en France pendant des années si de l’autre côté de la frontière se trouve un pays beaucoup plus accueillant ? Vous auriez pu nous dire que la France est un pays de Cocagne car notre taux de charge est deux fois supérieur aux Pays-Bas mais vous nous avez expliqué qu’en termes physiques, c’était à peu près la même chose que les voisins. Si nous avons des caractéristiques physiques identiques et des caractéristiques administratives qui font de nous un enfer éolien, je suppose que la raison pour laquelle les opérateurs viennent quand même, c’est parce que l’État surcompense ceci par un paiement surévalué par rapport aux voisins. Y a-t-il une autre raison au fait que les sociétés se sont accrochées et n’ont pas décidé de quitter l’éolien en France pour aller au Danemark ou en Suède ?

M. Vincent Balès. Je vais essayer d’éclaircir un peu le tableau qu’on a peut-être un peu noirci au préalable en traitant des freins. Wpd a installé le premier parc en Allemagne (Baltic 1), inauguré en 2011. Nous avons mis dix ans à sortir ce parc de l’eau. Ce que nous mettons en évidence sur ces premiers projets de temps long et de surcoût de développement, nous l’avons aussi vécu à l’étranger. Nous sommes maintenant en train d’en essuyer les plâtres. Il en va de même pour les appels d’offres : les premiers appels d’offres n’étaient pas vraiment adaptés. Je ne pense pas que nous revivrons les 15 procédures que nous avons vécues sur Fécamp et les deux années et demi d’instruction si nous sommes lauréats sur Dunkerque. D’autres pays européens dans lesquels nous avons travaillé ont aussi essuyé les plâtres de ce temps et de ces coûts.

Pourquoi la France ? C’est le deuxième espace maritime européen, avec un gisement de vent similaire aux autres pays d’Europe, dans lequel on voit une opportunité pour se diversifier dans l’éolien en mer tout aussi importante qu’au Royaume-Uni. Aujourd’hui, nous nous faisons doubler par nos voisins Belges qui ont un linéaire de côte qui n’a rien à voir avec la France. Vous évoquiez les chiffres de l’ADEME : lorsqu’on voit un tel gisement et une ambition de transition énergétique annoncée, planifiée, on se dit que l’éolien en mer en France a toute sa place et nous sommes certains que les autres projets iront plus vite. Nous voyons d’ores et déjà, par les procédures d’appel d’offres, que des enseignements ont été tirés pour aller plus vite.

M. le président Julien Aubert. Du coup, je ne comprends plus la précédente réponse que vous avez donnée sur les coûts de développement. Si en Allemagne, cela vous a coûté dix ans avec le Baltic 1, vos frais d’avancement sur fonds propres du coût de développement n’ont donc pas été entre 20 et 30 millions d’euros.

M. Vincent Balès. Je n’ai peut-être pas été clair. Je ne parlais pas de Baltic 1, qui lui a mis 10 ans pour 21 éoliennes, mais de Butendiek et Nordergründe, nos deux parcs suivants, qui ont d’ailleurs des tailles similaires. Le parc de Butendiek a la même dimension que des parcs français, avec 80 éoliennes et 6 MW. Le chiffre vient de ce parc.

M. le président Julien Aubert. Quel a été le coût de développement pour votre entreprise pour Baltic 1 ?

M. Vincent Balès. Pour Baltic 1, nous reviendrons vers vous avec les chiffres car je ne les ai pas en tête.

M. le président Julien Aubert. Si vous pouvez nous communiquer l’évolution des coûts de développement avec la puissance installée, nous pourrons les comparer.

M. Vincent Balès. Nous vous montrerons aussi les facteurs entre les deux.

M. le président Julien Aubert. Je poursuis avec une question logique : si malgré les tracasseries administratives, cela vaut le coup de s’accrocher, ne devrait-on pas supprimer les aides d’État ? Cela ne passe pas par une aide d’État mais par une garantie, un rachat ou plutôt un appel d’offres dans votre cas mais fondamentalement, pourquoi ne pas plutôt avoir une autre politique selon laquelle l’État prendrait par exemple en charge ce que vous appelez le dérisquage ? Ensuite, une fois que vous auriez votre concession, vous vous débrouilleriez. Vous avez des tarifs qui, comme vous l’avez dit, sont très compétitifs. En quoi est-il besoin de donner une visibilité particulière ou un chiffre d’affaires garanti à des entreprises ?

M. Vincent Balès. Ce complément de rémunération par rapport au prix de l’électricité est déterminant pour la structuration financière de nos projets. La quasi-totalité des projets éoliens en mer se font au moyen d’un financement de projets, c’est-à-dire que nous finançons nos projets avec les banques, donc des prêteurs, qui vont couvrir la dette à hauteur de 70 à 80 %. Pour que ces prêteurs s’impliquent sur nos projets, il est essentiel de leur donner de la visibilité par rapport au prix de l’électricité. Actuellement, le prix de l’électricité fluctue énormément et cette fluctuation empêche où rend très compliqué le financement de projets.

Aujourd’hui un dispositif qui, au global sur une projection du prix de l’électricité sur 20 ans rendra un coût neutre pour la finance publique, permet d’assurer le financement de projets.

M. le président Julien Aubert. À condition que les prix montent à un moment donné et que vous puissiez ainsi reverser éventuellement.

M. Vincent Balès. Oui, c’est un dispositif qui apporte un équilibre par rapport au prix du marché.

M. le président Julien Aubert. Diriez-vous que le système d’aide est consubstantiel du fait qu’on est sur un marché variable d’électricité ?

M. Vincent Balès. Exactement. C’est la conséquence directe d’une variabilité importante du prix de l’électricité. C’est en limitant l’impact de cette incertitude sur le prix de l’électricité               que l’on peut structurer le financement de projets. Ce n’est pas propre aux énergies renouvelables. Aujourd’hui, pour une autre forme d’énergie qui souhaiterait faire de nouveaux investissements en France, l’absence de prix de marché rendrait ces investissements très compliqués.

M. le président Julien Aubert. En essayant de suivre votre logique, imaginons qu’au bout de 20 ans la prédiction ne se révèle pas et que le prix de marché n’augmente pas et soit continuellement un soutien, cela justifierait-il quand même qu’on continue à aider ces énergies ? À quel moment doit-on éventuellement prendre la décision, au vu des montants, d’arrêter ou de réduire, de tarir le ruisseau ou le fleuve ?

M. Vincent Balès. Rendez-vous dans vingt ans pour voir où nous en serons. Aujourd’hui, les prévisions du prix de l’électricité sont sur une courbe montante. Très peu de personnes prendraient le pari de dire que dans vingt ans, le prix de l’énergie sera resté sous les 50€/MW.

M. le président Julien Aubert. Les prévisions sur le prix d’électricité d’il y a vingt ans se sont-elles révélées exactes ? Les prédictions, c’est comme l’économie ou la météorologie : cela prédit le temps qu’il aurait dû faire. Comme c’est une question à plusieurs dizaines de milliards d’euros, c’est intéressant de se la poser. En matière d’énergie, il y a vingt ans, on nous expliquait que le pic de Hubbert allait être atteint aux États-Unis et qu’il serait importateur net de pétrole et de gaz.

M. Vincent Balès. La question qui se pose ne porte pas tant sur l’éolien en mer en vase clos mais sur le mix énergétique et sur quelle énergie on investit pour les nouvelles énergies et pour alimenter la France en électricité sur les vingt prochaines années. On compare les différentes énergies, le prix, l’environnement et l’économie et on regarde où placer nos investissements. Comme je vous le disais, ce besoin de visibilité par rapport au prix l’énergie ne concerne pas uniquement l’éolien en mer et les renouvelables. Il concerne toutes les autres énergies donc tous les nouveaux investissements. Sur ces nouveaux investissements, où va-t-on ? L’éolien en mer aujourd’hui avec un prix d’électricité sur cette bande de 50 à 70€/MWh considère que nous sommes sur un niveau qui nous place parmi les énergies les plus compétitives (et pas uniquement renouvelables). Sur des nouveaux investissements, nous faisons partie des énergies les plus compétitives. Il s’agit de comparer ces différentes énergies et de se projeter sur un mix sur les vingt prochaines années. La question n’est pas de faire le calcul uniquement sur l’éolien en mer pour savoir si in fine, les comptes ont été positifs ou négatifs mais de savoir quel mix faire et s’il faut diversifier son mix électrique.

M. le président Julien Aubert. Quel est votre avis sur le fait que comme ces énergies sont intermittentes, certains experts qui ont été auditionnés ici nous ont dits que le prix que vous affichez n’est pas le prix réel pour la société puisqu’en réalité, il y a une partie du temps où vous ne fournissez pas d’électricité ? Dès qu’on construit une unité intermittente, il faut construire à côté une unité de stockage ou de compensation. On pourrait imposer aux producteurs, à chaque fois qu’ils produisent un parc éolien, de construire un élément qui permettra d’équilibrer cette intermittence, ce qui modifierait évidemment votre modèle économique. Quelle est votre opinion à ce sujet ?

M. Vincent Balès. J’écoute beaucoup le gestionnaire de réseau car c’est son sujet. Le juge de paix pour gérer la production et la consommation et s’assurer que les deux sont corrélés et qu’on ne s’expose pas à des black-out est le gestionnaire de réseau. Il ne dit pas que pour toute nouvelle installation d’éoliennes en mer en France, il faudra l’équivalent en batteries installées à terre pour équilibrer la demande. La France dispose déjà une grande quantité de stockage, notamment avec les barrages hydroélectriques qui assurent un stockage important et toutes les interconnexions qui apportent également une réponse à la demande et à la variabilité de l’éolien en mer, sachant que cette variabilité pour l’éolien en mer est assez limitée. Nos parcs en Europe du Nord tournent à pleine puissance pendant des semaines entières de manière très importante. Actuellement, sur l’offshore, on est sur des périodes complètes, quasiment sûr une énergie de base.

M. le président Julien Aubert. M. Jancovici nous a montrés de très beaux schémas qui indiquaient exactement l’inverse. Il avait mené des études sur la corrélation par exemple France-Allemagne, France-Espagne… sur le foisonnement pour montrer qu’en réalité, on produit à peu près au même moment, ce qui corrèle les courbes et au lieu d’avoir une courbe de compensation, quand il y a du vent en Allemagne, il y en a aussi en France. Les pics se renforcent plutôt que de se compenser. Disposez-vous d’études qui prouvent la théorie du foisonnement que vous exposez ?

M. Vincent Balès. Concernant la forte production en Europe du Nord, il ne s’agit pas de foisonnement mais du fait d’avoir en mer des vents forts, des vents constants qui nous permettent d’avoir pendant des périodes très importantes un parc en pleine puissance qui nous fait basculer sur l’énergie de base pendant de très longues périodes. Sur la partie foisonnement, nous reviendrons vers vous car je n’ai pas d’étude en tête sur ces chiffres.

M. le président Julien Aubert. Une énergie de base signifie-t-elle que vous avez un facteur de charge de 75 % sur ces parcs ? Faites-vous un calcul sur l’année pour comparer avec d’autres énergies de base ?

M. Vincent Balès. Sur l’année, les optimums sont à 50 voire à 55 % sur certains parcs. Sur certaines périodes, nous sommes quasiment à pleine puissance sur des mois complets. C’est aussi un propos du président de RTE de dire que l’éolien en mer est une technologie utile et nécessaire pour la stabilité et la sûreté du réseau français.

M. le président Julien Aubert. Ce n’est pas exactement ce que dit la PPE.

M. Vincent Balès. C’est pour cela que nous sommes aujourd’hui un peu désolés de ce projet de PPE.

M. le président Julien Aubert. N’est-ce pas contradictoire ? On me taxe rarement d’être défenseur de l’éolien. J’essaie d’être objectif mais d’un côté, on nous explique que c’est fantastique, que c’est l’avenir et d’un autre côté, la PPE réduit considérablement votre potentiel de développement, votre voilure. Je ne comprends pas la logique : ce serait quand même fort qu’à l’époque où cela coûtait 200€/MWh, on voulait en construire partout et que maintenant que vous nous expliquez qu’on va tomber à 50, il faut en construire moins. Si vous avez quelque chose à dire pour convaincre la majorité, c’est le moment.

M. Vincent Balès. Merci de m’en donner l’occasion. Je partage tout à fait votre étonnement. Entre le projet de PPE et la PPE finale, deux éléments pourraient être décisifs pour avoir une PPE plus ambitieuse pour l’éolien en mer :

– Le facteur prix. Les chiffres de Dunkerque qui n’existaient pas encore et qui d’ailleurs ne sont pas encore sur la table sont aujourd’hui à la CRE. Ces éléments pourront être décisifs pour confirmer que l’éolien en mer en France est tout aussi compétitif que l’éolien en mer Outre-manche ou en mer du Nord. Nous pourrons ainsi démontrer notre compétitivité. Dans le projet de PPE, ce n’était pas encore à l’ordre du jour.

– L’espace maritime appelle beaucoup de questions. Vous avez évoqué les chiffres très significatifs de l’ADEME concernant le gisement. Or en mer, on n’a pas de SRADDET ni de PLU et la question est donc de savoir où installer ces parcs. Il y avait une incertitude par rapport aux espaces disponibles possibles pour installer ces parcs. Depuis le projet de PPE, un travail important a été réalisé sur la planification des espaces maritimes, qui va permettre de projeter des installations et des espaces maritimes pour le développement de cette activité.

Je vous remercie encore une fois de me donner l’occasion de défendre l’éolien en mer pour la PPE finale. Je pense que ces deux clés, qui sont arrivées ces derniers mois entre le projet de PPE et la PPE finale, que sont : 1) la compétitivité de l’éolien en mer en France avec l’appel d’offres de Dunkerque et 2) le travail de fond mené sur la planification de l’espace maritime, devraient déboucher sur une PPE plus ambitieuse sur cette filière.

M. le président Julien Aubert. Merci beaucoup de vos propos très clairs. Nous allons arrêter là.

Laudition sachève à dix-neuf heures cinquante.

*

*     *

5.   Audition, ouverte à la presse, de M. Patrick Corbin, président de l’Association française du gaz, et de M. Grégoire du Guerny, responsable affaires publiques ; et de M. Bernard Aulagne, président de l’association Coenove (4 juin 2019)

Laudition débute à dix-sept heures dix.

M. le président Julien Aubert. Nous accueillons les représentants de l’Association française du gaz M. Patrick Corbin son président et M. Grégoire du Guerny, responsable des affaires publiques, ainsi que M. Bernard Aulagne, président de l’association Coenove.

L’Association française du gaz a été créée en 1874. C’est le syndicat professionnel de l’industrie gazière française : gaz naturel, biométhane, GPL et hydrogène. L’association Coenove a été créée en 2014, soit 140 ans après, par les acteurs de la filière gaz du bâtiment.

La question générale qui nous occupe est celle de la place du gaz dans la transition énergétique puisque nous essayons de ne pas nous limiter au spectre électrique, qui est très souvent l’un des défauts de la conception. On ne parle très souvent que du nucléaire et nous avons souhaité donner autant d’espace à tous les types de production.

En Asie, la demande gazière augmente du fait de la Chine, en raison notamment de la substitution du gaz au charbon. L’Inde réoriente sa politique énergétique vers le gaz. La part du gaz naturel s’accroît par rapport au charbon dans le bouquet énergétique des États-Unis en raison de coûts de production inférieurs du gaz de schiste, ce qui fait que les États-Unis vendent du charbon, en tout cas en Europe.

À l’opposé, la consommation de gaz n’a pas augmenté en Europe en 2018 après plusieurs années de hausse. Une explication avancée tient à la montée en puissance des énergies renouvelables. Cette montée en puissance conduit à modifier le recours aux centrales à gaz. D’une production de base, on passerait plutôt à une production pour passer la pointe électrique, ce qui conduit à une baisse de la demande de gaz et, en écho, à des problèmes récurrents d’entreprises qui expliquent que faute de pouvoir faire fonctionner les centrales à gaz, elles sont peut-être obligées de réduire les effectifs.

Mais en Europe et notamment dans notre pays, à côté du rôle du gaz naturel dans le passage de la pointe, se posent deux questions :

– le transfert d’usage au profit du gaz en matière de transport et de chauffage des bâtiments résidentiels ou tertiaires ;

– le développement du gaz renouvelable, en particulier le biométhane.

Vous aurez tout à loisir, dans les quinze minutes qui vous sont données à deux, de nous faire part de votre appréciation des objectifs du projet de programmation pluriannuelle de l’énergie. Quelles peuvent être les anticipations raisonnables en matière de prix du gaz naturel, notamment de gaz naturel liquéfié (GNL) ? Ce prix ne peut qu’avoir un impact sur le montant de la subvention nécessaire au développement du gaz renouvelable.

Enfin, vous aurez peut-être à cœur de nous expliquer la place du gaz, notamment concernant l’hydrogène et d’autres types de production.

Je vous propose de donner la parole en propos liminaire à M. Corbin puis à M. Aulagne. Ensuite, les membres de la commission d’enquête vous interrogeront à leur tour, à commencer par notre rapporteur Mme Meynier-Millefert. Avant que vous preniez la parole, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais vous demander, Monsieur Corbin, de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

(M. Patrick Corbin prête serment.)

M. Aulagne, je vais vous demander de lever la main droite et de dire « Je le jure ».

(M. Bernard Aulagne prête serment.)

M. Patrick Corbin, président de lAssociation française du gaz. Merci Monsieur le président et merci de nous inviter pour cette audition.

Je sais que vous auditionnez beaucoup de monde. Aussi, je voudrais insister sur un certain nombre de points essentiels, d’abord concernant la France, même si vous avez ouvert vos propos au monde, qui montrent la vraie singularité de la France dans le concert mondial des évolutions aujourd’hui.

Le premier point sur lequel je voulais insister est le fait qu’une politique énergétique d’un pays comme la France doit s’appuyer sur deux pieds :

– l’efficacité énergétique, où comment nous réduisons nos consommations ;

– comment nous décarbonons l’économie.

En tant que gazier, nous sommes convaincus qu’on ne réussira la transition énergétique qu’en avançant de manière à peu près équilibrée sur ces deux pieds.

Nous pensons que toute politique énergétique, qu’elle soit de type efficacité énergétique ou renouvelable, doit être régulièrement évaluée ex-post à la fois sur ses effets, ses coûts économiques et ses impacts environnementaux. Aujourd’hui, le soutien au renouvelable est facile à déterminer. Il suffit de regarder le compte d’affectation spéciale « Transition énergétique » pour connaître le décompte de toutes les sommes qui seront engagées en 2019 pour soutenir les renouvelables.

Nous avons essayé de faire le même exercice pour l’efficacité énergétique mais nous n’avons pas réussi. C’est beaucoup plus compliqué car tout ceci entre dans des processus qui relèvent soit de soutien public, soit de soutien privé et sont mis dans une facture. Je prendrai comme exemple les certificats d’économie d’énergie, qui sont à charge des fournisseurs. Nous connaissons le coût de ce soutien pour le fournisseur historique avec les tarifs réglementés de vente mais pas pour les autres fournisseurs qui sont en offre de marché. Nous pensons qu’aujourd’hui, entre 7 et peut-être 10 milliards portent sur l’efficacité énergétique. Dans tous les cas, compte tenu des sommes avancées (5,2 ou 5,4 milliards) chaque année pour les renouvelables et de 7 à 10 milliards pour l’efficacité énergétique, nous pensons que ceci doit être régulièrement évalué. C’est la parole que nous avons portée aux membres de cette Assemblée assez régulièrement.

Quand nous faisons de l’évaluation, à partir du moment où nous avons fait le choix que notre objectif était la réduction des émissions de carbone, toutes ces politiques doivent être évaluées dans une approche coûts-bénéfices de type coût d’abattement du CO2. Cette notion existait déjà un peu depuis quelques mois et je dirais que le rapport Quinet remis au Gouvernement au mois de février l’a un peu remise en lumière en stipulant qu’il fallait évaluer tous les soutiens à cette mesure pour en connaître l’impact réel en termes de réduction des émissions de CO2.

Ce qui est sûr avec le biométhane, c’est que, toutes choses étant égales par ailleurs, lorsqu’on injecte 1 TWh de biométhane dans le réseau français, c’est 1 TWh de gaz qui n’est pas importé ; on obtient donc la réduction correspondante de CO2. En revanche, quand on ajoute 1 TWh de renouvelable électrique, je ne sais pas ce qu’il remplace, peut-être en majeure partie de l’électricité, aujourd’hui d’origine nucléaire, qui est déjà décarbonée.

Pour le soutien au renouvelable, nous plaidons pour que ces énergies ne soient pas évaluées en fonction de l’écart entre leur coût de rachat et le coût du marché mais avant tout en termes d’efficacité par rapport à la réduction de CO2.

Mon dernier point concerne la mobilité. Il faut accepter d’avoir des démarches vertueuses et en termes de démarches vertueuses, les analyses du cycle de vie, même si elles ne sont pas parfaites, nous font faire des progrès. Aujourd’hui, sur la base d’études provenant de l’étranger et de France, nous considérons qu’un véhicule au bioGNV est aussi bon qu’un véhicule électrique avec de l’électricité renouvelable en analyse du cycle de vie. C’est d’ailleurs pour cela que nous avons soutenu un amendement qui, je crois, est en cours de discussion dans cette Assemblée, pour le déploiement d’un réseau de stations terrestres de GNV. Nous avons cette conviction et nous plaidons aujourd’hui à Bruxelles pour que la réglementation actuelle sur les véhicules soit modifiée pour s’orienter vers l’analyse du cycle de vie. Un véhicule électrique à Stuttgart qui consomme de l’électricité produite à partir de charbon ne fait avancer ni la machine ni l’humanité et ne fait rien gagner en CO2.

M. le président Julien Aubert. Merci de ce préambule. Sans plus tarder, je cède la parole au président de l’association Coenove pour une dizaine de minutes.

M. Bernard Aulagne, président de lAssociation Coenove. Merci Monsieur le président. Je dirai quelques mots pour compléter la présentation de Coenove, qui est effectivement une jeune association du paysage énergétique créée en 2014 à l’initiative d’industriels du bâtiment, fabricants de pompes à chaleur, de chaudières et de panneaux solaires, avec les principaux majors de l’industrie de la performance énergétique et des gaziers (vous avez déjà eu l’occasion d’auditionner GRDF, un de nos membres). En outre, nous avons été très rapidement rejoints par des organismes professionnels du bâtiment comme la CAPEB ou la Fédération française du bâtiment. Tous ces braves gens sont motivés et regroupés autour d’une double conviction : l’atteinte des objectifs ambitieux de la transition énergétique ne peut se faire qu’avec une approche véritablement fondée sur la complémentarité des énergies et non pas la recherche de l’énergie miracle à tout prix qui va répondre à tous les besoins et au sein de cette complémentarité, le gaz, de plus en plus renouvelable, a un rôle essentiel à jouer dans les années à venir.

Par rapport à cette double conviction, je ferai un rappel rapide, une photographie de la situation du mix énergétique aujourd’hui à partir d’une étude que nous avons réalisée sur les appels de puissance hebdomadaire sur la période courant du 1er avril 2016 au 31 mars 2017, qui montre quelques points essentiels, en confirmant notamment la différence d’amplitude entre été et hiver dans un rapport de 1 à 4 en fonction des besoins de puissance. La manière de passer la pointe, qui dans la troisième semaine de janvier 2017 se situait à un niveau global d’environ 330 GW apporte quelques enseignements :

– la mobilisation de toutes les énergies permet de faire face à cette pointe ;

– l’énergie électrique a permis de satisfaire 95 GW de pointe, soit environ 30 % du total, alors que dans le même temps le gaz couvrait 160 GW du besoin, le reste étant couvert par le fioul, le bois, etc., ce qui signifie que le gaz a représenté environ 45 % de la satisfaction de cette pointe maximale.

De cette photographie, nous tirons nous aussi des leçons en matière de décarbonation du mix énergétique qui rejoignent celles qu’a rappelées Patrick Corbin dans son message liminaire. Je pense naturellement à l’urgence, à l’importance de l’efficacité énergétique pour toutes les énergies pour réduire notamment la pointe et cette amplitude entre l’été et l’hiver. Compte tenu de la place actuelle du gaz dans le mix énergétique pour faire face à ces besoins, la nécessité, la responsabilité de la filière gaz consiste véritablement à entamer sa mue et se verdir, se décarboner. L’objectif est de donner la priorité à la décarbonation du gaz et non pas à son exclusion comme on le trouve dans certaines réflexions.

Dans ce cadre, pour répondre à votre question, Monsieur le président, la parution du projet de PPE a suscité, a minima chez nous, de l’incompréhension voire de la déception, voire de la frustration dans la mesure où il nous paraissait un peu étrange de vouloir électrifier, prôner l’électrification à outrance des usages alors que nous sommes dans une logique de maîtrise de la pointe électrique difficile, délicate quasiment à chaque hiver. Nous recevons régulièrement des alertes sur la nécessité de veiller à la maîtrise de ces consommations. Il est donc paradoxal que dans un tel contexte, on puisse promouvoir l’électrification des usages et corollairement, la faible place accordée au gaz renouvelable, se situant même en retrait par rapport à ce qui figure dans la loi de transition énergétique.

Pour nous, a fortiori dans le bâtiment, cœur de métier de Coenove, le gaz a toute sa place et nous avons un certain nombre d’inquiétudes par exemple au travers des premiers projets, des premières réflexions sur la RE 2020 et avec un certain nombre d’initiatives ou de ballons d’essai qui sont lancés du type baisse du coefficient d’énergie primaire, changement du contenu en CO2 du KWh d’électricité, qui vont toutes dans le même sens et sont de nature à sortir le gaz de la construction neuve alors même qu’il a un certain nombre d’atouts et, pour boucler sur le gaz renouvelable, qu’il constitue également une utilisation pertinente de gaz renouvelable dans des logiques d’alimentation en boucle fermée d’écoquartiers et de projets semblables qui nous paraissent tout à fait pertinents, des sujets à creuser, notamment dans l’optique de la RE 2020.

Sur la rénovation, Mme la députée Meynier-Millefert le sait bien, le gaz a un rôle essentiel puisque 8,5 millions de chaudières à gaz chauffent actuellement les logements dans le résidentiel. Sur ces 8,5 millions de chaudières, à peine 25 % sont à condensation, ce qui constitue un potentiel énorme d’économies et de réduction des émissions de gaz à effet de serre par le simple renouvellement d’appareils. Voilà nos convictions sur l’avenir du gaz naturel.

Les objections qui nous sont régulièrement lancées comprennent le problème du coût de production de biométhane, qui se situe aujourd’hui aux environs de 95 €/MWh en moyenne en fonction de la nature des exploitations, soit bien au-delà du prix du gaz naturel aujourd’hui. Mais pour reprendre ce que disait Patrick Corbin, comparons ce qui est comparable et de la même manière, il est également tout à fait en deçà des premiers chiffres de 700 €/MWh pour les premiers KWh électriques photovoltaïques d’il y a une petite dizaine d’années. Là aussi, l’objectif extrêmement drastique de réduction des coûts à l’horizon 2023 à hauteur de 67 €/MWh fixé par la PPE nous paraît extrêmement dangereux et de nature à décourager une filière émergente et qui commence à peine à se développer, avant même de trouver son régime de croisière, sachant que la filière biométhane s’est de toute façon engagée à atteindre un objectif d’environ 67 à 68 €/MWh mais à l’horizon 2028, avec une baisse régulière de ces coûts. À ma connaissance, ce chiffre de 67 à 68 €/MWh nous paraît tout à fait compatible avec le coût d’autres énergies, qu’il s’agisse des énergies renouvelables électriques, du nucléaire ancien rénové ou du nouveau nucléaire.

L’autre point qui nous paraît important et qui est souvent cité lorsque l’on parle du gaz renouvelable est la logique des externalités positives : le gaz renouvelable, et notamment la méthanisation, n’est pas une simple source d’énergie mais présente toute une série d’externalités positives sur lesquelles un vaste chantier est actuellement mené dans le cadre du comité stratégique de filière pour identifier, quantifier et monétiser ces externalités positives au-delà des grands discours tels qu’on les pratique depuis quelques mois. Si cela ne vous a pas déjà été proposé, nous pourrons vous transmettre une première partie de l’étude qui sous-tend cette réflexion du comité stratégique de filière.

Je parlais tout à l’heure d’identifier ces externalités positives ; aujourd’hui, elles sont regroupées en trois grandes catégories :

– les externalités liées aux enjeux énergie et déchets ;

– les externalités liées aux enjeux pratiques agricoles ;

– les externalités liées aux enjeux activités économiques.

Je ne rentrerai pas dans le détail mais pour vous donner un ordre d’idée, la première partie liée aux enjeux énergie et déchets concerne toute la problématique de la diminution des émissions de gaz à effet de serre et sa valorisation, la production d’une EnR qui présente le double intérêt d’être non variable et stockable, qui contribue, comme le rappelait Patrick Corbin, à l’indépendance énergétique de la France et qui permet de valoriser les actifs, les infrastructures gazières existantes depuis de nombreuses années, ainsi que l’évolution vers une économie circulaire dans les territoires.

Les enjeux de pratiques agricoles portent quant à eux sur l’impact positif progressif du développement des cultures intermédiaires à vocation énergétique (CIVE) pour l’agriculture intensive et sur la diminution du recours aux engrais minéraux, remplacés progressivement par les digestats, de la pollution des eaux et des odeurs, grâce au remplacement de l’épandage des lisiers et fumiers par le digestat, nettement moins malodorant.

Les externalités concernant l’activité économique correspondent à la création de valeur ajoutée pour le pays et d’emplois locaux et à la contribution à l’augmentation du revenu pour les agriculteurs en complément de leurs revenus tirés de leur métier de base.

L’une des difficultés au niveau du comité stratégique de filière réside dans le fait que ces externalités ne peuvent pas venir directement en déduction du coût de production du KWh et du MWh de biométhane car les bénéficiaires sont différents : il peut s’agir tantôt de l’État, par exemple au niveau d’un certain nombre de gains sur la partie énergétique, tantôt du consommateur final, tantôt des producteurs de biodéchets au niveau du traitement des déchets, tantôt des agriculteurs. Tout ce travail est en cours et doit normalement aboutir, soit fin juin, soit début septembre.

M. le président Julien Aubert. Merci Monsieur le président pour cette présentation. Je cède la parole à Mme le rapporteur pour les premières questions.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Merci beaucoup. Entre le projet énergie-climat et nos échanges ici, on ne se quitte plus.

Je voudrais d’abord, si vous en êtes d’accord, revenir sur votre tentative échouée de comptabilisation des points sur l’efficacité énergétique. Vous avez essayé d’additionner tous les éléments portant sur l’efficacité énergétique mais je n’ai pas très bien compris si vous vous référiez aux budgets uniquement alloués à cet objectif ou aux résultats et, le cas échéant ce que vous aviez compilé pour essayer d’arriver à votre évaluation.

M. Patrick Corbin. De nombreuses mesures portent sur l’efficacité énergétique, dont la mesure des certificats d’économie d’énergie, qui est en fait une charge pour les fournisseurs. Aujourd’hui, les certificats d’économie d’énergie s’achètent aux alentours de 8 à 9 €/KWh CUMAC. Bien entendu, ces fournisseurs d’énergie répercutent ceci sur la facture du client. Une évaluation à la grosse nous montre que chaque année, entre 3 et 4 milliards sont payés par les consommateurs pour soutenir des actions d’efficacité énergétique. Une fois de plus, je ne mettrai pas ma main sur le billot sur ces chiffres. En face de ces 3 à 4 milliards, je ne sais pas très bien quelle est la réalité des mesures d’efficacité énergétique qui ont été réalisées. Les a-t-on évaluées ex-post ? Il faut ajouter à cela les aides de l’ANAH, sachant que certaines aides sont plus ou moins des aides à la précarité énergétique tandis que d’autres ne le sont pas. Quelle est la part de celles que l’on considère comme des vraies aides de type efficacité énergétique et celles qui sont de type aide aux plus pauvres ? En tant qu’AFG, nous sommes prêts à contribuer, avec l’Assemblée nationale, le Sénat ou d’autres, à essayer de procéder à cette évaluation. Nous estimons qu’entre 7 et 10 milliards sont mis dans la machine.

M. le président Julien Aubert. Pouvez-vous nous donner la décomposition de ces 7 à 10 milliards ?

M. Patrick Corbin. 3 milliards sur le C2E précarité énergétique, les aides de l’ANAH, le CITE… Sur le CAS TE, nous avons les mêmes chiffres, il suffit de lire, c’est facile, alors que là, vous et moi n’avons pas les mêmes chiffres et le pire est que nous ne connaissons pas l’efficacité du système réel. On dit que 200 000 logements sont rénovés chaque année mais la rénovation a-t-elle été efficace ? C’est un autre débat. Tout ceci mérite évaluation.

Sur ce sujet, nos voisins européens sont un peu plus dans l’évaluation ex-post et nous aurions un progrès à faire ensemble pour que l’argent public ou dépensé par les Français soit utilisé au mieux. C’est la logique sur laquelle nous nous basons en tant que gazier.

M. Bernard Aulagne. Cela fait écho à un échange que nous avons déjà eu. Un des problèmes que je rencontre actuellement vis-à-vis de la rénovation énergétique et dont personne, et surtout pas Coenove, ne discute l’enjeu extrêmement important aujourd’hui, concerne le pilotage d’indicateurs des résultats.

Nous avions déjà échangé sur le sujet ; actuellement, nous ignorons totalement où nous en sommes et à quoi les 200 000 logements dont nous parlons correspondent véritablement. L’enquête TREMI réalisée par l’ADEME montrait qu’une foultitude de gestes dits de « rénovation énergétique » était réalisée chaque année mais que sur cette foultitude, seulement 75 % se concrétisaient, avec un gain d’une classe énergétique. Aujourd’hui, pour l’ensemble des acteurs, il est très difficile de progresser à partir du moment où le thermomètre n’est pas du tout fiable. Il existe un vrai chantier de fiabilisation des indicateurs permettant d’apprécier la réussite, que ce soit en termes de quantité ou de qualité des opérations de rénovation énergétique.

M. Patrick Corbin. Ce ne sera qu’en agglomérant un certain nombre de personnes autour d’une table que nous approcherons la vérité.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous prêchez une convaincue, autant sur la nécessité de coconstruction de tous les acteurs publics ou privés que des dispositifs entre les différents ministères. Tout le monde doit travailler collégialement sur ces sujets. Sur la rénovation énergétique, nous pouvons et nous allons faire mieux.

On entend certains discours sur le gaz selon lesquels, grosso modo, toute la partie sur les charges globales en termes d’énergie proviendra de l’électrique mais le gaz aura sa place, surtout sur la pointe. Êtes-vous d’accord avec cette analyse ?

M. Patrick Corbin. Aujourd’hui, en période d’hiver, l’énergie est en pointe, produite à partir de gaz et/ou importée. La France n’est pas une île électrique mais est connectée à ses voisins européens. C’est ce qui nous amène d’ailleurs à une des difficultés sur la RE 2020 : en période de chauffage, nous considérons que l’électricité produite est carbonée. Elle est carbonée si elle est produite en France, car on fait tourner les centrales à combustion à gaz, et si on l’importe. Elle le sera encore plus demain, sans doute avec moins de charbon mais plus de gaz. Un principe extrêmement basique pour les gaziers est qu’il vaut toujours mieux utiliser l’énergie au plus près de son usage final. Si quelqu’un dans cette assemblée me disait un jour : « Ce n’est pas grave si la pointe monte, vous construirez les centrales à gaz et vous serez contents, vous vendrez du gaz pour faire tourner des centrales à gaz pour produire de l’électricité. », je répondrais par la négative car nous estimons que ce n’est pas du bon usage du gaz dans ce cas.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Par conséquent, vous êtes assez d’accord pour dire que progressivement, le gaz sera de moins en moins utilisé pour la base et de plus en plus pour la pointe. Cela rejoint mon propos d’aller vers une dynamique qui réserverait progressivement le gaz à la pointe et de moins en moins à la charge continue.

M. Patrick Corbin. Ce que vous dites est déjà une réalité. Quand du nucléaire est disponible, il coûte moins cher que de faire tourner une centrale à gaz. Dans le merit order comme disent les Anglo-Saxons, le nucléaire arrive avant le gaz lorsqu’il est disponible, et tout ce qui est renouvelable arrive en premier. Lorsque ces moyens renouvelables et ce nucléaire sont disponibles, on ne fait pas tourner le gaz. Cependant, il ne faut pas aller jusqu’à dire que le gaz est uniquement en pointe. Les turbines à combustion en 2017 par exemple ont fonctionné entre 3 000 et 4 000 heures. Or une année compte 8 700 heures. C’est une pointe qui a une base assez large, un peu plus que la durée de chauffage en France.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. J’ai une question complémentaire qui revient sur les propos de M. Aulagne, sur la nécessité ou non de réviser ce coefficient d’énergie primaire. N’aurions-nous pas intérêt à distinguer les problématiques du neuf des problématiques de la rénovation ? Dans la mesure où on construit aujourd’hui des BBC qui demandent assez peu de chauffage, l’électrique ponctuel pourrait-il suffire ? On pourrait le penser. De l’autre côté, sur la partie rénovation comme vous l’avez dit, toute une partie des ménages se chauffe au gaz. Dans ces ménages déjà installés, on pourrait plutôt avoir un accompagnement de l’amélioration du chauffage au gaz mais pas forcément un basculement vers des énergies électriques. Est-ce qu’on ne se trouble pas un peu le cerveau en essayant de faire à la fois le neuf et la rénovation ?

M. Bernard Aulagne. C’est une question intéressante. Tout le monde a été un peu surpris, voire sonné, de la brutalité de l’annonce du projet de l’administration pour baisser le PEF (coefficient d’énergie primaire), sans d’ailleurs beaucoup de distinction entre neuf et existant. C’est une question importante qui mérite une vraie réflexion et non pas un oukase qui tombe de l’administration.

Si je donne ma réflexion personnelle sur ce sujet, il faut d’abord voir que le PEF n’est pas un indicateur que l’on manie mais une réalité physique de performance de la chaîne de transformation de l’énergie pour arriver à produire 1 kWh d’électricité chez le client final. Il faut bien distinguer neuf et existant ; la segmentation n’est pas forcément suffisante. Il faut aussi faire la distinction entre collectif et maisons individuelles. Si on commence à rentrer dans la segmentation, on peut aller très loin, surtout si on croise cela avec des critères de meilleure adaptation de la solution par rapport à la situation concernée. À cet égard, quand on parle des usages, dans toutes les pages de la PPE, on parle de pompes à chaleur. Or aujourd’hui on voit très peu de pompes à chaleur dans le domaine collectif et quand on discute avec les fabricants et qu’on regarde ce qui se passe dans d’autres pays, on se rend compte que ce n’est pas dans ce créneau que se développe véritablement la pompe à chaleur. La solution, le traitement de la question énergétique dans le secteur collectif ne consiste pas forcément à faire en sorte, en maniant le PEF de manière discutable, de favoriser le retour du convecteur électrique dans les logements collectifs.

Par rapport à votre question, c’est une voie qui peut être intéressante mais qui demande d’être creusée car d’un autre côté, il ne faut pas non plus complexifier la situation en distinguant le neuf de la rénovation. Je vous rappelle qu’il y a quelques années, dans les réglementations thermiques dans le neuf, certains engagements étaient déjà différents entre des objectifs sur les logements chauffés à l’électrique et ceux chauffés au gaz, qui constituaient une certaine manière de traiter le problème du PEF entre les deux.

Je rebondis sur la question précédente. Votre échange a surtout porté sur la production (base, pointe…). Pour revenir aux usages, nous les observons de près et nous sommes en train de travailler sur une étude qui va sortir dans les jours ou les semaines qui viennent pour regarder la pertinence des solutions hybrides, des chaudières hybrides, avec une partie chaudière avec une petite pompe à chaleur permettant justement de tirer le meilleur parti de chacune des technologies en fonction des besoins et par exemple de la température extérieure, puisque comme chacun sait, lorsque la température extérieure baisse, le coefficient de performance de la PAC n’est pas au même niveau qu’en mi-saison.

M. Patrick Corbin. Je souhaiterais apporter un complément sur le projet de RE 2020 et sur la partie du neuf, avec ce fameux coefficient d’énergie primaire qui excite un peu les foules à l’heure actuelle. En tant qu’AFG, nous sommes contre le projet tel qu’il est aujourd’hui pour plusieurs raisons. La première, c’est qu’avec ce coefficient d’énergie primaire, au-delà de s’affranchir de quelques règles européennes, on permet le retour du chauffage par effet Joule, donc du radiateur. Qu’on le veuille ou non, il n’est pas performant. Je n’ai rien contre les pompes à chaleur électriques performantes, je dis bien les pompes à chaleur électriques performantes, mais je suis contre les radiateurs électriques, le chauffage par effet Joule car je pense qu’à l’usage, ce ne sera pas bon pour le porte-monnaie des Français. Je commence à avoir un peu d’âge, j’ai vécu dans le domaine énergétique et j’ai vu les efforts considérables qu’il a fallu déployer avec tous les systèmes de chauffage électrique anciens, même si les maisons de demain seront mieux isolées que les anciennes.

Ce n’est pas bon non plus car, qu’on le veuille ou non, un chauffage par effet Joule crée de la pointe. Si aujourd’hui, par rapport à la situation actuelle, on bascule tous les logements neufs en électrique et avec de l’effet Joule, l’effet pointe sera de l’ordre de 400 à 700 MW par an en plus.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Les objectifs de la RE 2020 sont de parvenir à des bâtiments d’une performance énergétique qui fait que c’est quasiment l’humain à l’intérieur du bâtiment qui le chauffe, nous y sommes presque. Certes, l’effet Joule est la moins bonne façon de se chauffer, nous sommes d’accord, mais quand on a si peu besoin de se chauffer, les bâtiments neufs étant à énergie positive ou passive, on peut même se demander si un modèle de chauffage est nécessaire. Si on sépare le sujet de la rénovation du sujet du neuf, votre cœur de sujet est dans la rénovation et non pas dans les coefficients qu’on applique au neuf. Ce qui vous inquiète, c’est qu’en faisant cela, on a une influence sur les DPE (diagnostic de performance énergétique).

M. Bernard Aulagne. Non. Le risque pour nous, si on va très loin, c’est la disparition du gaz de la construction neuve. Ce que nous estimons néfaste, c’est qu’à la fois la filière gaz et l’ensemble des consommateurs n’aient plus aucun choix en matière énergétique. Par rapport à ce que vous disiez sur les bâtiments d’aujourd’hui et le fait qu’en 2020, ce serait quasiment l’humain qui les chaufferait, nous n’en sommes pas là pour l’instant. Les normes de la RT 2012 correspondent à 50 kWh par énergie primaire par an et par m² sur cinq usages hors usage captif de l’électricité. Une baisse du PEF dans la construction neuve associée à une baisse du coefficient de la consommation cible peut se regarder d’un peu plus près car dans ce cas, on va effectivement se rapprocher de logements qui ont très peu besoin de chauffage, ce qui n’est pas encore le cas aujourd’hui, même si de gros progrès ont été faits dans les bâtiments de type RT 2012.

Il faut absolument accompagner toutes les réflexions sur la baisse du PEF pour éviter un effet pervers du retour du convecteur électrique.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Pourriez-vous compléter vos propos selon lesquels cela va à l’encontre de la directive européenne ?

M. Patrick Corbin. Le règlement européen prévoit que le coefficient d’énergie primaire doit être calculé sur le bilan électrique actuel de production du pays. En proposant de retenir l’année 2035, on améliore automatiquement le système puisqu’on fait tomber le nucléaire à 50 % et qu’on le remplace par du renouvelable. Le nucléaire a un coefficient 3 et le renouvelable a un coefficient 1. La mécanique était facile à comprendre.

Sur cette volonté de revenir à des radiateurs à effet Joule, à ma connaissance, nous allons sans doute, une fois de plus, être un peu les seuls en Europe à faire cela. Dans les autres pays européens, ils utilisent de l’électricité pour le chauffage mais au moyen de pompes à chaleur. Dans des pays comme l’Allemagne et la Suisse par exemple, ces pompes à chaleur sont très performantes car elles puisent l’énergie dans le sol, ce qui ne crée pas d’effet pointe car un pays comme l’Allemagne est extrêmement rigoureux sur ces contraintes réseau qui lui sont propres en termes de distribution d’électricité.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. J’ai une dernière question avant de passer la parole à mes collègues. Vous avez parlé des externalités par rapport au biométhane. Vaudrait-il mieux travailler sur la prise en compte de ces externalités positives afin qu’elles viennent en déduction des coûts de production ou aurions-nous davantage intérêt à les soutenir sous forme de subventions ? Quelle méthode préféreriez-vous ?

M. Patrick Corbin. Le biométhane est une technologie servant à produire du gaz en phase d’industrialisation. Sur la première période, je pense qu’on ne peut pas changer les règles du jeu et qu’il faut conserver les tarifs de rachat. Si on change trop les règles du jeu, on va faire exploser la filière. En revanche, chaque année des sommes d’argent sont prévues dans le CAS TE pour soutenir les renouvelables électriques et/ou les renouvelables gaz. Pourquoi ne pas créer une autre allocation selon les coûts d’abattement du CO2 entre le renouvelable électrique et le renouvelable gaz à budget constant ?

Le CAS TE est de l’ordre de 5,2 à 5,4 milliards pour l’année 2019. Dans ce CAS TE, la majeure partie des sommes est dédiée au renouvelable électrique et il n’est prévu pour l’injection de biométhane que 132 millions d’euros (si je lis bien mes fiches). Je sais que sur ce soutien au renouvelable électrique, on « paie la facture du passé » mais on paie aussi la facture des décisions actuelles. Concernant les décisions futures, qu’elles portent sur le biométhane ou sur l’électrique, la DGEC a prévu des trajectoires. À budget constant, entre le soutien au renouvelable électrique et le soutien au renouvelable gaz, n’existe-t-il pas une autre allocation plus favorable au biométhane avec l’argument que je donnais tout à l’heure, qui consiste à dire que lorsqu’on injecte 1 TWh de biométhane, il correspond à 1 TWh de gaz naturel qui n’est pas importé, d’où une réduction de CO2 d’autant, alors qu’en injectant de l’éolien terrestre sur le réseau, on est presque sûr que cela va réduire une production nucléaire déjà décarbonée ? C’est toute l’idée de ne pas juger les renouvelables de demain par rapport à l’écart entre le prix de rachat et le prix du marché mais par rapport à ce qu’elles apportent en termes de réduction des émissions de CO2.

M. le président Julien Aubert. Si vous avez terminé vos réponses, je propose de céder la parole à Mme Auconie.

Mme Sophie Auconie. Merci Monsieur le président. Messieurs, merci pour ces interventions éclairantes. J’aurai deux questions en complément de celles qui ont été posées. Je mesure la différence, en termes d’implantation d’unités de méthanisation par exemple, entre la France et un certain nombre d’États membres de l’Union européenne, soit, sauf erreur de ma part, quelques centaines en France et plusieurs milliers dans d’autres États membres. À votre avis, quelle est la raison pour laquelle nous n’arrivons pas en France à aller à un rythme plus soutenu d’implantation des unités de méthanisation (même si cela s’est visiblement amélioré) ?

Deuxième sujet : l’unité de méthanisation qui produit du gaz est pour moi un excellent outil puisqu’elle participe à gérer la problématique des déchets et transforme un déchet en ressource, ce qui est excellent dans le cadre de l’économie circulaire. Ceci étant dit, le digestat, qui est un sous-produit, est-il réellement stabilisé ? Un certain nombre des citoyens que nous rencontrons sur nos territoires est inquiet quant à la nature du digestat, y compris quand il n’inclut pas de boue d’épuration.

M. Patrick Corbin. Je vais essayer de répondre à votre première question sur le développement du biométhane en France et à l’étranger. À ma connaissance en Europe, un pays en a produit beaucoup plus : l’Allemagne. Aujourd’hui, la capacité de production de la France est d’un peu plus de 1 TWh avec une centaine d’installations, contre plus de 30 TWh de production de biométhane en Allemagne. La vraie différence est extrêmement simple : la France a fait le choix, que nous acceptons complètement en tant que gazier, de ne pas utiliser de culture énergétique dédiée. Les Allemands ont fait un choix extrêmement simple en couvrant les fermes de maïs à titre principal. Au lieu que les fermes produisent du blé et du maïs pour nourrir l’homme et les animaux, seul du maïs est produit, puis coupé, ensilé et mis dans un tas pour fabriquer du biométhane. C’est une manière extrêmement simple de produire du biométhane. Les Allemands l’ont fait mais ont arrêté suite à des oppositions assez fortes dans leur pays, dû à la compétition entre l’usage énergétique et l’usage alimentaire. La France a fait un choix que nous respectons totalement. Forcément, nous nous déploierons moins vite car la rentabilité avec le maïs, qui pouvait se déployer à toute vitesse, était fantastique. Dans des régions comme le Sud-ouest, des méthaniseurs auraient été installés dans chaque canton.

M. Bernard Aulagne. La conséquence de ce que vient de dire Patrick Corbin est que le choix français complexifie la gestion, la quantité et la qualité des intrants permettant de faire fonctionner les méthaniseurs, ce qui explique un peu ce « retard à l’allumage » et la nécessité de bien avancer dans cette gestion des intrants sans pénaliser les agriculteurs sur ces sujets.

Quant à savoir si le digestat est réellement stabilisé, je dirais que pour l’instant, un certain nombre de craintes ont été émises. Des études sont menées, notamment par l’Association des Agriculteurs Méthaniseurs de France, pour montrer la stabilisation de ce digestat et l’aspect intéressant de son utilisation après méthanisation. Tant qu’on n’a pas véritablement, d’une part, de résultats d’études et, d’autre part, la prise en compte de cette évolution dans la réglementation, les doutes peuvent subsister, mais comme toutes filières émergentes, on entend un certain nombre de craintes et de doutes, sur lesquels nous travaillons.

Mme Sophie Auconie. Étant donné que je participe au printemps d’évaluation sur les cohésions des territoires, un vrai sujet lorsqu’on parle d’énergie, je suis obligée de partir maintenant et ne pourrai donc pas assister à la seconde partie. J’en suis vraiment désolée.

M. François-Michel Lambert. Je vous prie de m’excuser de mon retard. Je voudrais approfondir ce que vous avez dit. Peut-être n’avons-nous pas les bons indicateurs pour faire les bons choix dans des trajectoires d’énergies renouvelables répondant à plusieurs enjeux et non pas un seul. Aujourd’hui, l’enjeu très visible est la question du changement climatique et de la montée du CO2 dans la concentration atmosphérique mais nous avons beaucoup d’autres enjeux : la consommation de ressources, des enjeux de territoires, des enjeux agricoles.

Vous avez expliqué que l’Allemagne a pu faire un choix à un certain moment, ce qui a également créé une économie ancrée dans des territoires avec une visibilité sur 10 ou 20 ans d’engagement public susceptible de consolider un secteur agricole qui pourrait être fragilisé tout comme peut l’être le secteur agricole français dans beaucoup de territoires. Avez-vous travaillé sur la possibilité de donner aux décideurs publics d’autres indicateurs que celui, aujourd’hui, des énergies renouvelables et notamment électriques ? Vous avez tout à l’heure abordé la question du CO2, j’aurais aimé qu’elle soit approfondie. Vous avez donné des chiffres de l’aide publique. Peut-être pourrions-nous nous orienter vers des solutions bien plus ancrées dans les territoires. Un méthaniseur ira distribuer très loin de la richesse. On peut aller jusqu’à la station d’épuration, la petite PME, la petite laiterie du coin, tout ce qui génère de la matière organique qui peut être réinjectée, même au supermarché. Je connais des supermarchés qui trouvent leur capacité à évacuer leurs invendus grâce à un méthaniseur à proximité. La valorisation de tous les déchets verts de tous types est bien meilleure.

Il n’y a pas que le biométhane en perspective, mais aussi la reconstruction du CH4 par le Power-to-Gas et la perspective sur les microalgues. J’ai rencontré du côté de Fos-sur-Mer des acteurs qui ont de l’espoir pour la décennie 2030 mais qui ont besoin d’engagements, notamment autour du projet Vasco 2.

M. Patrick Corbin. Sur le premier point, je suis entièrement d’accord avec vous. Étant moi-même fils d’agriculteur, je vois très bien ce que la méthanisation peut apporter localement. En tant qu’association gazière et avec les principaux membres (EDF, Total, ENGIE…), nous allons travailler sur ce nous appelons les coûts d’abattement du CO2 en réponse au rapport Quinet du mois de février. Nous allons essayer d’analyser toute mesure quelle qu’elle soit. Par exemple, si on remplace une chaudière non performante par une chaudière performante, quel est son impact CO2 et quel est le coût des C2E dans le simulateur de rénovation ? Ainsi, nous essaierons d’indiquer sur une grille toutes les mesures pour voir lesquelles sont les plus pertinentes en termes de coûts d’abattement du CO2, et ce pour un grand nombre de mesures sur l’efficacité énergétique et pour le renouvelable. Nous espérons apporter des éléments d’ici la fin de l’année. Or cela traitera uniquement du CO2. D’autres éléments participeront de votre décision publique, par exemple l’aménagement du territoire, sur lequel j’aurais du mal à donner un chiffre. Nous essaierons d’y contribuer.

Sur le sujet CH4, méthanation et hydrogène, comme je l’ai dit en introduction, nous avons décidé, à l’instigation de nos membres, de l’inclure dans la palette de l’AFG, en particulier l’hydrogène. Notre conviction aujourd’hui est qu’il faut travailler sur ces technologies. Or elles sont loin du marché. Ce que nous souhaitons éviter, c’est qu’on veuille absolument l’hydrogène et qu’on ne fasse rien tant qu’on ne l’a pas. Nous trouvons cela terrible. Pour vous donner un exemple, une commande publique d’un bateau dont je tairai le nom a été passée récemment, et c’était fioul ou hydrogène. Ils sont repartis au fioul avec un bateau neuf, ce qui est un peu gênant car il y avait une solution gaz intermédiaire mais la solution hydrogène n’était pas suffisamment fiable, aboutie et mature. Nous ne voudrions pas que l’hydrogène empêche de faire. La transition énergétique sera un marathon et les derniers kilomètres de ce marathon vont coûter cher. La neutralité carbone coûte cher. Les derniers térawatt-heures à gagner vont coûter cher. D’ailleurs, l’Allemagne a publié ce matin un projet de document indiquant qu’elle ne va pas vers la neutralité carbone. Elle écrit ostensiblement « réduction des émissions de 85 % ».

M. Bernard Aulagne. Pour compléter, dans la vision du développement des gaz renouvelables entre aujourd’hui et 2050, la première cible très claire pour nous à 2030 est 95 % de méthanisation et post 2010-2035, l’arrivée du Power-to-Gas de manière plus mature, de la pyrogazéification et des microalgues. Or l’idée est d’arriver à ancrer cette progressivité aujourd’hui pour aller à fond sur la méthanisation. Dans le même temps, des démonstrateurs à Fos-sur-Mer sont en construction, notamment avec le projet Jupiter 1000 sur la partie Power-to-Gas, pour commencer à préparer l’après-2030 avec d’autres formes de gaz renouvelable ; c’est bien la somme des trois.

Pour compléter votre première question sur d’autres indicateurs, cela revient un peu à ce que j’ai dit tout à l’heure sur les externalités positives et toutes les études en cours avec le comité stratégique de filière pour identifier et quantifier les différentes formes d’externalités positives qui sont vues aussi bien du côté nation ou État en termes de politique de réduction d’émissions de gaz à effet de serre que du côté pratique agricole, du côté emplois locaux… une multitude d’indicateurs vont bien au-delà du simple aspect énergétique, qui n’est pas négligeable puisqu’il s’agit d’une EnR stockable et non variable.

La difficulté est qu’aujourd’hui, les travaux en cours doivent déjà commencer à identifier les bénéficiaires potentiels de ces externalités positives (l’État au niveau des enjeux énergétiques, les agriculteurs, les entreprises de traitement de déchets et les consommateurs finaux) et voir ensuite comment ils s’y retrouvent. Cela me permet de répondre à la question de Mme la rapporteure sur les éventuelles subventions par rapport à ces externalités positives. Pour l’instant, il y a une nécessité d’y voir plus clair sur les différents types d’externalités positives pour ensuite trouver la meilleure manière de les utiliser, qui peut résider dans des subventions mais pas uniquement étant donné que l’activité même du biométhane va donner lieu à rémunération.

M. François-Michel Lambert. J’ai oublié de poser une question sur les infrastructures. Le réseau de gaz est un réseau construit sur un siècle et qui peut durer un millénaire, voire plus suivant l’entretien, et qui doit faire partie de la réflexion dans les arbitrages. Comment abordez-vous cela ?

M. Patrick Corbin. Je crois que GRDF et GRTgaz ont été auditionnés. Je ne sais pas si cette question leur a été posée mais je sais qu’ils ont évalué les coûts dits de raccordement des EnR de type biométhane au réseau. Ces coûts sont tout à fait raisonnables, de l’ordre de 3 % des coûts de réseau, sachant que le réseau principal ne pose pas de problème puisque la consommation globale de gaz a plutôt vocation à se réduire. Cet afflux de biométhane se substituera à du gaz importé.

M. François-Michel Lambert. S’agissant des infrastructures, il est question d’un investissement du passé.

M. Patrick Corbin. Si on retient le scénario dit premier SNBC2050 d’avril 2018, où seulement 100 TWh circulaient dans les réseaux de gaz, quand la DGEC a écrit 100 TWh, elle aurait pu indiquer 0 car de toute façon, le réseau est une machine à coût fixe. Aujourd’hui, on transporte 500 TWh. Qu’on en transporte 500 ou 100, les coûts fixes sont à peu près les mêmes. On disqualifie donc très vite par les coûts les clients qui restent au gaz et on arrive à des coûts échoués de réseau. Si on va vers une électrification extrêmement massive, les coûts échoués des réseaux pèseront à un moment dans la balance.

M. le président Julien Aubert. Vous avez mentionné le chiffre de 7 à 10 milliards concernant l’efficacité énergétique. Une fourchette à 3 milliards d’euros, ce n’est pas rien. Comment expliquez-vous, alors qu’il y a des jaunes budgétaires, des verts budgétaires (nous avons d’ailleurs reçu ici la direction du Budget, qui a été dans l’incapacité de fournir des chiffres complets), alors qu’on parle tout le temps de transition énergétique et qu’on demande des chiffres assez simples, qu’on ne puisse pas avoir de chiffre précis ? Nous avons obtenu la prévision du CITE et du C2E. Cela vient-il de l’ANAH ? Expliquez-moi votre point de vue.

M. Patrick Corbin. Pour les C2E, la CRE a calculé un chiffre uniquement pour les fournisseurs historiques car elle a dû l’intégrer à sa proposition d’évaluation des tarifs réglementés de vente de gaz ou d’électricité. Quand Total ou d’autres font des offres de gaz ou d’électricité à leurs clients, ils ne communiquent à personne (ce qui est normal) le montant qu’ils investissent au titre de l’achat des C2E. Je ne dispose pas de ces chiffres car ils entrent dans le cadre des offres commerciales des fournisseurs.

J’avoue que ma fourchette est sans doute très large et je ne suis même pas très sûr de ses deux bornes mais dans les aides de l’ANAH, où se situe la frontière entre ce que l’on considère comme une aide ANAH de type efficacité énergétique et une aide ANAH de type soutien à la précarité ? J’ignore dans quelle colonne on place les C2E précarité énergétique. Je ne détiens pas la vérité sur ces sujets, loin de là, et j’ai envie de dire que personne ne la détient. Pour aller dans le sens de Mme la rapporteuse, je pense que c’est en se mettant ensemble et en essayant de construire quelque chose de manière collégiale que nous arriverons à mettre une évaluation sur la table. Très honnêtement, c’est ce que nous appelons de nos vœux depuis un certain temps.

M. le président Julien Aubert. Vous avez affirmé ensuite qu’au niveau du cycle de vie, un véhicule au bioGNV était aussi bon qu’un véhicule électrique.

M. Patrick Corbin. J’ai même osé ajouter qu’en analyse du cycle de vie CO2, un véhicule au bioGNV est aussi bon qu’un véhicule électrique avec de l’électricité décarbonée, soit de type renouvelable ou nucléaire.

M. le président Julien Aubert. Sur quels critères vous basez-vous pour l’affirmer ? Avez-vous réalisé ou payé une étude ?

M. Patrick Corbin. Non. Nous avons pris les études faites par les Allemands sur le sujet.

M. le président Julien Aubert. Ces études ont donc été réalisées avec un véhicule électrique… ?

M. Patrick Corbin. Non, ils ont fait plusieurs études avec ce qu’ils appelaient le mix européen, le mix américain, le pur renouvelable allemand et le mix français. Pour tout vous dire, cette étude a été financée par le groupe Volkswagen.

M. le président Julien Aubert. Volkswagen est-il intéressé par la commercialisation de voitures en bioGNV ? Volkswagen construit-il des voitures électriques ? Quelle est sa politique dans ce domaine ? Vous comprenez que lorsqu’un opérateur privé paie une étude pour prouver quelque chose, ce n’est pas comme si c’était l’État allemand qui faisait l’étude. C’est un opérateur qui a des intérêts.

M. Patrick Corbin. Je comprends parfaitement ce que vous dites. Je dirai simplement qu’un certain nombre de constructeurs automobiles se sont quand même largement inquiétés de considérer que ce schéma était la réalité. Je ne sais pas si vous voyez ce schéma. Il montre dans la partie supérieure une voiture au diesel avec la légende « I am so dirty », et en bas une autre voiture « I feel so clean » alimentée par une centrale. Les constructeurs automobiles n’avaient pas le choix.

M. le président Julien Aubert. Je comprends mais vous me parlez de constructeurs automobiles qui ont été pris la main dans le sac pour avoir faussé les données sur les émissions de particules. Par conséquent, je m’interroge sur l’origine de vos études. Nous serions d’ailleurs ravis d’en avoir une copie. Existe-t-il des études qui ne proviennent pas d’acteurs industriels ? Je ne dis pas qu’un acteur industriel, quand il fait une étude, la truque. Néanmoins, c’est différent si la fédération des boulangers de France nous explique que le pain français est meilleur que le pain industriel ou si c’est le ministère de l’Économie qui fait une étude. On ne peut pas pondérer de la même manière.

M. Patrick Corbin. À ce sujet, je peux vous dire que nous avons commandité à l’IFPEN une étude pour comparer les véhicules bioGNV et les véhicules électriques en analyse cycle de vie, une étude un peu sophistiquée car l’IFP compare les véhicules électriques avec de petites batteries et des autonomies de l’ordre de 100 km et des véhicules avec de grosses batteries et une autonomie accrue.

M. le président Julien Aubert. Disposez-vous de cette étude ou sera-t-elle rendue bientôt ?

M. Patrick Corbin. Nous devrions la rendre à l’automne.

Permettez-moi d’insister. Je ne vais pas rentrer dans le débat quant à savoir si ces constructeurs ont triché ou pas, là n’est pas mon propos, mais les constructeurs automobiles européens n’ont pas d’autre choix aujourd’hui que de faire du véhicule électrique car la réglementation considère que l’électricité, quelle que soit la manière dont elle a été produite, est propre par nature et s’ils ne respectent pas la fameuse réglementation européenne, ils ont des amendes totalement insupportables lorsqu’ils dépassent le seuil des 95 grammes. Nous militons d’ailleurs très fortement à Bruxelles depuis 3 ou 4 ans pour faire changer cela. Nous venons d’observer un début de changement : Bruxelles a commencé à écrire dans un règlement qu’à partir de 2023, il faudra prendre beaucoup plus en compte les analyses du cycle de vie en matière de mobilité.

M. le président Julien Aubert. Comme j’ai beaucoup de questions, je vous propose de faire des réponses courtes.

Comment expliquez-vous, alors que cela paraît évident, que la Commission européenne mette autant de temps à changer de braquet ? S’agit-il d’une lourdeur administrative propre à cet organisme ou de l’action de lobbies qui poussent l’électrification du véhicule à tous les niveaux, ce qui implique des intérêts trop forts, auquel cas, même si ce n’est pas « bon pour la planète », on fait comme si ?

M. Patrick Corbin. Je n’ai pas de réponse à votre question, sauf à dire peut-être qu’au niveau de la Commission européenne, on a voulu séparer les variables avec d’un côté une mobilité propre et de l’autre une politique de décarbonation de la production d’électricité.

M. le président Julien Aubert. Sur la mobilité, vous pointez que si on avait uniquement un parc nucléaire et une mobilité électrique, il n’y aurait pas de sujet carbone.

M. Patrick Corbin. Je n’ai aucun souci avec le véhicule électrique sur le plan du CO2. Pour le reste : où sont fabriquées les batteries, où est la valeur ajoutée du véhicule, quel est l’impact sur les voies… c’est un autre débat.

M. le président Julien Aubert. Pour être clair, le sujet CO2 pour vous se pose à partir du moment où il implique des énergies renouvelables intermittentes électriques car elles peuvent être adossées sur des centrales thermiques.

Vous avez introduit un point intéressant. Sur la mobilité, c’est un peu aléatoire. En revanche, sur le chauffage, c’est plus facilement prévisible. On peut légitimement affirmer qu’en hiver, de nuit, on n’est pas sur du solaire. À la pointe, vous avez votre nucléaire et si vous avez l’éolien, vous faites de l’éolien mais vous aurez peut-être d’autres sources, notamment les centrales thermiques, c’est bien ce que vous avez dit.

M. Patrick Corbin. Si je peux me permettre de revenir sur le point précédent, nous avons trouvé le wording du dernier règlement bruxellois. Je vais vous le donner :

Il est important dévaluer lensemble des émissions produites tout au long du cycle de vie des voitures particulières et des véhicules utilitaires légers au niveau de lUnion. À cette fin, la Commission devrait, au plus tard en 2023 […].

M. le président Julien Aubert. Je voudrais aborder un sujet plus simple et nous terminerons par le sujet le plus compliqué. Vous avez dit, concernant le biométhane, qu’on pourrait envisager une autre allocation du CAS transition énergétique suivant les coûts d’abattement du CO2 à budget constant, ce qui a attiré mon attention puisque je suis rapporteur spécial sur ce fameux CAS. Si je comprends bien, ce que vous pointez n’est pas un appel d’offres. Est-ce un tarif de rachat avec priorité à ceux qui émettent le moins de CO2, qui font économiser le plus de CO2 ou un appel d’offres qui se ferait non pas sur le coût de revient mais sur le CO2 évité ?

M. Patrick Corbin. Aujourd’hui, dans la trajectoire de la PPE, la DGEC a prévu d’allouer tant de milliards d’euros pour le soutien au renouvelable électrique. Sa trajectoire court jusqu’en 2028, fin de la PPE. De la même manière, elle a prévu une somme pour le biométhane. Ce que nous disons, c’est que ces trajectoires existent. Nous comprenons les contraintes budgétaires de ce pays. Mettons ces deux sommes ensemble et faisons un choix plus pertinent sur la plus forte réduction des émissions de CO2. Bien entendu, pour arriver au bout de mon raisonnement, ce serait plus profitable au biométhane. Nous avions d’ailleurs proposé que l’argent non dépensé sur les appels d’offres sur l’éolien soit versé au crédit du biométhane.

M. le président Julien Aubert. Pour prendre l’exemple de l’éolien, il s’agit désormais d’appels d’offres. Pour le biométhane, vous êtes au tarif de rachat. Comment, dans la pratique, comparez-vous deux procédures sur deux types d’énergie : l’une qui fonctionne avec un tarif de rachat et l’autre avec un appel d’offres ? Je peux éventuellement comprendre un appel d’offres pluritechnologique en mettant en concurrence toutes les énergies et en disant « Que la meilleure gagne ». Je vois à peu près ce que cela donne, mais c’est en fonction du coût. Je peux imaginer un appel d’offres pluritechnologique qui ne se ferait pas en fonction du coût mais du CO2 ou éventuellement une espèce de « marché public » regroupant plusieurs critères tels que le coût, où vous pondérez le CO2. Ce que je ne comprends pas, c’est comment vous pouvez allouer une somme avec d’un côté un tarif de rachat et de l’autre un appel d’offres et comment vous transposez cela avec le critère CO2 ? Y avez-vous réfléchi ou est-ce juste un principe ?

M. Patrick Corbin. J’entends très bien votre questionnement et je pense m’être mal fait comprendre. Aujourd’hui, pour le biométhane, il existe de petites installations et non pas des grands industriels et il faut continuer avec les tarifs de rachat. Des appels d’offres seront d’ailleurs peut-être lancés pour le biométhane, mais sans doute pour les plus grandes installations. On peut difficilement imaginer des systèmes d’appels d’offres avec les agriculteurs, il ne faut pas rêver. Le CAS TE a prévu en 2019 d’allouer 2,9 milliards pour le photovoltaïque et environ 135 millions pour le biométhane. On pourrait éventuellement envisager de réduire légèrement l’allocation CAS TE au titre des renouvelables électriques et d’en mettre un peu plus sur le biométhane, sans changer les procédures d’appel d’offres et les systèmes de rachat.

M. le président Julien Aubert. De manière beaucoup plus simple, ce que vous demandez est un changement de ligne budgétaire.

M. Patrick Corbin. Oui, absolument.

M. le président Julien Aubert. Quand vous avez mentionné une autre allocation suivant les coûts d’abattement du CO2 à budget constant, j’imaginais une procédure beaucoup plus complexe. Étant donné qu’il s’agit d’un CAS, la situation est très particulière. Vous n’êtes pas véritablement sur un budget que vous dépensez mais sur un compte qui permet de suivre des dépenses tirées de l’extérieur par des décisions préalables et antérieures sur lesquelles vous avez une visibilité à l’instant T. Il ne s’agit pas véritablement d’une ventilation où vous avez un budget.

Rentrons dans le dernier sujet, qui est le plus compliqué : le coefficient d’énergie primaire avec la polémique sur la RT 2012. Vous nous dites : en 2012, on avait gagné la bataille de l’électrique, on a revu le coefficient d’énergie primaire. À partir de la RT 2012, nous sommes d’accord que l’électrique a été marginalisé dans le neuf. Non ? Vous considérez qu’on continue à mettre des radiateurs électriques dans les installations ?

M. Bernard Aulagne. Quand on regarde les parts de marché aujourd’hui dans l’ensemble de la construction neuve, en intégrant le tertiaire et le résidentiel, on arrive à environ 42 % d’électrique.

M. le président Julien Aubert. En stock?

M. Bernard Aulagne. Non, en flux. Ce chiffre englobe le tertiaire et le résidentiel. Les cris d’orfraie (passez-moi l’expression) que pousse la filière électrique concernent strictement les logements collectifs. Aujourd’hui, en maison individuelle, l’électrique représente encore plus de 60 % de l’énergie utilisée. La différence de fond par rapport à la RT 2012 est que ce sont majoritairement des pompes à chaleur et non des convecteurs électriques, ce qui nous paraît tout à fait logique en termes d’efficacité énergétique. L’électricité a été loin d’être marginalisée. Pour nous, un rééquilibrage s’est produit.

M. le président Julien Aubert. D’accord. Mais avant la RT 2012, quelle était la part de chauffage au gaz en flux par rapport au chauffage électrique ?

M. Bernard Aulagne. C’est simple. Si je me place sur les chiffres avant la RT 2012, soit dans les années 2010, l’électrique, essentiellement à base de convecteurs, représentait sur l’ensemble des segments (maisons individuelles et collectives) environ 70 %. En maison individuelle, c’était carrément 85 %.

M. le président Julien Aubert. Et aujourd’hui ?

M. Bernard Aulagne. 40 %.

M. le président Julien Aubert. On peut considérer que la RT 2012 a significativement inversé ce chiffre.

M. Bernard Aulagne. Elle l’a rééquilibré, elle ne l’a pas inversé. Nous ne sommes pas passés à 30/70 dans l’autre sens.

M. le président Julien Aubert. Si je suis un parti politique et que je fais 80 % des voix et que dix ans plus tard, je suis à 40 % et que mon adversaire fait 60 %, on peut dire que le rapport de force s’est inversé.

M. Bernard Aulagne. Votre adversaire fait 40 %.

M. le président Julien Aubert. Vous avez dit qu’on n’a pas revu ce coefficient d’énergie primaire en 2012, Qu’est-ce qui a fait que cela s’est inversé ? Qu’est-ce qui a fait qu’on a progressivement renoncé à des convecteurs électriques ?

M. Bernard Aulagne. L’exigence de performance globale de la RT 2012.

M. le président Julien Aubert. Il a été divisé par trois, passant de 150 à 50 kWh, vous avez raison.

Ce que vous critiquez, c’est le fait qu’on revoie le coefficient.

M. Bernard Aulagne. Oui.

M. le président Julien Aubert. Normalement, ce coefficient est aussi calculé à partir de la manière dont on produit l’électricité. Arrêtez-moi si je me trompe mais plus la part du nucléaire dans la construction du coefficient baisse, plus, logiquement, on devrait revoir le coefficient de transformation d’énergie primaire.

M. Bernard Aulagne. Oui.

M. le président Julien Aubert. Si le nucléaire baisse dans le mix électrique, le fait que le coefficient soit revu pour tenir compte de cette situation est-il contradictoire ?

M. Bernard Aulagne. Pas du tout, à condition que cette baisse soit avérée et non pas envisagée. Normalement, la baisse du nucléaire était programmée pour 2025 et d’un coup, elle devrait passer à 2035. Qu’est-ce qui nous dit aujourd’hui qu’en 2030, on ne va pas la faire passer à 2040 ? Caler un coefficient d’énergie primaire tout de suite pour la RE 2020 sur un mix prospectif, je ne dirais pas incantatoire mais volontariste, en 2035 nous paraît délicat. C’est pour cela que notre position consiste à se caler sur le mix électrique 2020 tel que RTE le publie, puis, tous les 4 ou 5 ans, réviser le PEF au fur et à mesure de l’évolution de ce mix électrique. Nous ne sommes pas dans une logique de refus de toucher au 2,58. C’est tout à fait normal que le coefficient tienne compte de l’évolution de la manière de produire l’électricité mais il faut le faire pas à pas.

J’en profite pour dire que la DGEC, dans la note qu’elle a produite, s’est fendue d’un historique de l’évolution de ce coefficient depuis plusieurs années qui montre que quand on regarde le point de passage 2019-2020, la vraie valeur calculée par la DGEC et non pas par Coenove ou d’autres personnes est de 2,71, soit supérieure au coefficient de 2,58, ce qui fait que la filière électrique est largement favorisée par la situation actuelle.

M. le président Julien Aubert. En sachant que vous nous avez dit ensuite que cela vient du fait que le nucléaire a un coefficient de 3 et que les EnR ont un coefficient de 1. Ces coefficients vous semblent-ils critiquables ? On peut critiquer la composition du mix et on pourrait éventuellement remettre en cause la manière dont on a fabriqué les coefficients qui permettent de calculer le coefficient final. À cet égard, avez-vous une argumentation pour un changement ou pour une stabilité ?

M. Bernard Aulagne. Le rendement de chaque mode de production d’électricité est évalué par l’AIE au niveau mondial. Nous prenons ces valeurs et les appliquons au mix français, de même que Bruxelles les applique au mix européen.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Pour compléter, je vais encore revenir sur le neuf mais le fait qu’on utilise ces sujets dans le neuf pourrait faire sens dans la mesure où le neuf construit aujourd’hui est fait pour durer un certain temps. Les choix de construction qu’on fait aujourd’hui auront encore cours en 2035. Ne serait-il pas obsolète de mettre dans le neuf aujourd’hui des solutions qui seront si rapidement obsolètes sur des produits censés durer longtemps ?

M. Patrick Corbin. J’ai envie de vous faire une proposition. Comme je l’ai dit, nous ne sommes pas contre les pompes à chaleur performantes électriques. Si demain la réglementation aboutit à des pompes à chaleur électriques performantes, je ne dirai rien et vous verrez que les gaziers ne diront rien. Quand vous dites qu’il faut déjà être prêt pour l’avenir, ce que nous disons, c’est que si vous mettez une boucle à eau chaude et que vous l’alimentez aujourd’hui par une pompe à chaleur, cela vous laisse la liberté dans vingt ans, lorsque la pompe à chaleur sera en fin de vie, de la remplacer par le meilleur système qui conviendra. Si vous alimentez en 2020 cette boucle à eau chaude, radiateur ou plancher chauffant, avec une chaudière à gaz performante, vous pourrez en 2040 la remplacer par une pompe à chaleur. Le client conserve la liberté de choix. Je ne sais plus combien de logements sont actuellement chauffés à l’électricité, avec des radiateurs mais je pense que la rénovation sera compliquée car il n’existe pas de solution bon marché autre que l’effet Joule.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Puisque vous connaissez bien mieux le sujet que moi, quelle est la différence de performance entre ce qu’on appelait les « grille-pain » à l’époque et les radiateurs qui sont mis en place à présent ? Quel est leur degré de performance, qu’ont-ils gagné en performance ?

M. Bernard Aulagne. Ils n’ont rien gagné en performance ; cela reste un mode de production d’électricité, de chauffage par convection. Tous les arguments mis en avant sur le sujet sont directement liés à la partie détection, avec une meilleure optimisation de toute la partie programmation et régulation, ce qui est d’ailleurs tout à fait transposable sur toutes les solutions au gaz. Dans de nombreux cas, passez-moi l’expression mais nous sommes sur des arguments commerciaux.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. De quel ordre de grandeur est le gain ?

M. Bernard Aulagne. Je dirais 10 %.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Sur l’exploitation ?

M. Bernard Aulagne. Sur l’exploitation, oui, mais à partir du moment où on adopte des logiques d’amélioration du « grille-pain », on revient au concept de chauffage électrique intégré à sa création, c’est-à-dire des convecteurs, des radiateurs modernes programmables, régulables, etc. avec une qualité d’isolation et du bâti à la hauteur. On n’est pas sur du cheap comme on l’a trop souvent rencontré dans le chauffage électrique des années 1990.

M. Patrick Corbin. N’oublions pas que nous serons sans doute les seuls à faire cela.

M. Bernard Aulagne. Pour revenir sur ce que vous disiez sur la construction neuve, vous avez raison, c’est l’exception française puisque quand Bruxelles se préoccupe de la révision du coefficient d’énergie primaire, ils travaillent sur le mix électrique 2019-2020 avec une clause de révision tous les 4 ou 5 ans alors qu’a priori les bâtiments construits dans les autres pays de la zone euro sont également conçus pour durer un certain temps. Nous sommes manifestement les seuls à considérer qu’il faut absolument aller chercher un mix énergétique hypothétique de 2035 pour tenir compte de la durée de vie des bâtiments.

J’en profite pour dire que relativement à la RE 2020, l’un des problèmes (j’y contribue donc j’assume tout à fait) que pose cette discussion sur le PEF, qui a surgi il y a quelques semaines, c’est que la RE 2020 comporte des ambitions extrêmement fortes qui, me semble-t-il, sont beaucoup plus sérieuses dans la durée que les manœuvres sur le PEF par exemple, qui considèrent la mesure de l’empreinte carbone d’un bâtiment depuis sa construction jusqu’à sa déconstruction, soit comment prendre en compte l’empreinte carbone de la phase de chantier et des équipements qui sont retenus. C’est une vraie révolution par rapport à la RE 2012, qui était uniquement calée sur la maîtrise des consommations. La filière du bâtiment dans sa globalité, depuis les bureaux d’études jusqu’aux promoteurs, a beaucoup de travail à faire pour véritablement arriver à mesurer l’empreinte carbone. C’est toute la discussion sur les seuils carbone acceptables. De toute façon, on a une complexité importante pour la prochaine RE 2020 et il est un peu dommage de la polluer avec ce débat sur le PEF.

M. le président Julien Aubert. Très bien. Avec un quart d’heure de retard, je propose de lever la session. Merci beaucoup pour votre participation.

M. Bernard Aulagne. Merci à vous pour votre invitation.

Laudition sachève à dix-huit heures quarante-sept.

*

*     *

6.   Audition, ouverte à la presse, de M. Jérôme Pécresse, président-directeur général de General Electric Renewable Energy (4 juin 2019)

Laudition débute à dix-huit heures quarante-neuf.

M. le président Julien Aubert. Nous accueillons pour notre dernière audition de la journée les représentants de General Electric Renewable Energy (en bon français électricité générale énergies renouvelables) M. Jérôme Pécresse, président-directeur général, accompagné de M. Sebastien Duchamp, directeur des relations publiques.

La société General Electric Renewable Energy a été créée en 2015 avec un siège en région parisienne. Vous êtes une entreprise mondiale dont l’activité porte sur les techniques permettant d’offrir des solutions d’énergie éolienne en terre et en mer ou d’énergie hydroélectrique. Le stockage, l’énergie solaire et les solutions réseaux font également partie des solutions d’énergie renouvelable qu’elle fournit.

L’usine de Saint-Nazaire est dédiée à la fabrication de génératrices et de nacelles d’éoliennes, tandis que l’usine de Cherbourg se consacre à la fabrication de pales. À Nantes est implanté un centre d’ingénierie, de recherche et de développement sur les énergies marines renouvelables, qui a été affecté par un redimensionnement.

Nos interrogations générales portent sur plusieurs aspects, dont un aspect technique : il a été affirmé devant cette commission quen raison même du régime des vents en mer, le facteur de charge de léolien maritime est sensiblement supérieur à léolien terrestre. À cela sajoute lavancée des techniques dont témoigne par exemple léolienne Haliade-X de 12 MW, soit le double de la puissance des éoliennes Haliade 150, en service dans le parc éolien allemand en mer du Nord de la société Merkur, qui gère 66 éoliennes. Cet aspect technique peut être lié à la question des moyens de réduire lintermittence de léolien. La question technique consiste à demander si on peut plutôt mettre laccent sur léolien maritime et si lavenir consiste à faire du flottant très loin des côtes avec un énorme facteur de charge, si le coût de raccordement nest pas beaucoup plus complexe quand on séloigne, etc.

Un deuxième aspect économique industriel est celui de la mise en place d’une filière en France. Les nacelles du parc Merkur ont été assemblées à Saint-Nazaire et des pales de l’éolienne Haliade-X devraient être construites à Cherbourg. Quelles sont les conditions nécessaires d’une telle mise en place et de sa pérennité ?

Une autre interrogation porte sur la faisabilité de l’éolien maritime en France. Une illustration tient à la décision de GE Renewable Energy de conclure un protocole d’accord avec Éolien Maritime France pour ne fournir les turbines et n’assurer la maintenance que d’un seul des trois parcs éoliens maritimes au large de Courseulles-sur-Mer, Saint-Nazaire et Fécamp, sur lesquels portait son engagement antérieur.

Monsieur le président-directeur général, nos questionnements ne se limiteront probablement pas, compte tenu de l’actualité, à ces différents éléments. Nous allons vous écouter pour un exposé liminaire de 15 minutes, à la suite duquel j’entamerai le bal des questions avant de céder la parole à Mme le rapporteur Mme Meynier-Millefert puis aux membres de la commission qui souhaiteront poser des questions.

Avant que vous preniez la parole, conformément aux dispositions de larticle 6 de lordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez sil vous plaît Monsieur Pécresse lever la main droite et dire « Je le jure ».

(M. Jérôme Pécresse prête serment.)

M. Jérôme Pécresse, président-directeur général de General Electric Renewable Energy. Merci Monsieur le président pour cette introduction, Madame la rapporteure, Mesdames et Messieurs les députés.

Je suis très heureux de cette opportunité qui m’est offerte de présenter aujourd’hui devant votre commission d’enquête ma vision de l’impact des opportunités économiques, sociales et environnementales des énergies renouvelables. Comme vous le verrez, cette vision s’appuie sur notre présence globale dans les métiers de l’énergie, toutes sources de production confondues, presque partout dans le monde. À la suite de cet exposé, je serai bien sûr honoré de répondre à vos questions, notamment celles que vous avez soulevées, Monsieur le président.

Je suis présent-directeur général de GE énergies renouvelables, division mondiale du groupe General Electric pour les énergies renouvelables, dont le siège est implanté en France à Boulogne-Billancourt. C’est en cette qualité que je m’exprime devant vous aujourd’hui. J’ai mené une carrière de cadre dirigeant dans l’industrie depuis 1998 et comme vous le savez peut-être, j’ai dirigé ce même secteur des énergies renouvelables au sein du groupe Alstom et j’ai rejoint mon poste actuel lorsque les activités énergie d’Alstom ont été acquises par General Electric en 2015.

Cette division mène une activité centrale pour le groupe General Electric. Elle représente aujourd’hui environ 40 000 employés partout dans le monde et 15 milliards de dollars de chiffre d’affaires, dont seulement quelques centaines de millions de dollars sont générées en France. Je vais plutôt essayer de vous faire partager mon éclairage global des marchés et la façon dont je vois les tendances mondiales s’appliquer ou ne pas s’appliquer au marché français. Je reviendrai également sur les enjeux et les freins auxquels nous sommes confrontés en France.

Nous avons en France des activités dans l’éolien terrestre, l’éolien maritime, l’hydroélectricité et les réseaux et nous employons en France dans les énergies renouvelables plus de 3 500 personnes chez General Electric. L’ensemble des employés de General Electric en France se monte à 16 000 personnes, une partie significative des emplois de General Electric.

Cette forte présence, notre croissance dans le secteur des énergies renouvelables et l’ampleur des activités témoignent d’une réalité, qui est que le marché des énergies renouvelables dans le monde est un marché d’avenir, aujourd’hui en plein essor, où sont actifs de très grands groupes industriels comme nous, Siemens, Vestas et d’autres. Ces groupes disposent de fortes capacités d’innovation et d’exécution et d’un bilan solide.

Au-delà de l’impératif climatique, nous croyons au renouvelable chez GE et nous y investissons partout dans le monde car nous pensons que ce secteur est porteur de formidables opportunités économiques en termes d’innovation, de développement de l’outil industriel et des compétences, d’exportation et d’emploi.

Partout dans le monde, la volatilité du coût des énergies fossiles et l’impératif de protection de l’environnement et de réduction des émissions de gaz à effet de serre imposent une révision des stratégies énergétiques. La dynamique est là ; l’essor des énergies renouvelables est une réalité comme le confirment les chiffres. En 2018, 330 milliards de dollars ont été investis à travers le monde en faveur des technologies de production d’énergie renouvelable et à l’échelle mondiale, on observe depuis quelques années que plus de 60 % des nouvelles capacités de production installées chaque année concernent les énergies renouvelables de l’éolien et du solaire. La barre de 50 % des nouvelles capacités a été dépassée il y a deux ou trois ans et on s’attend à ce que le taux de 60 % continue à augmenter.

Au niveau européen, le constat est similaire : les énergies renouvelables progressent fortement. Elles représentaient 17,5 % de la consommation finale d’énergie de l’Union européenne en 2017. Leur part a plus que doublé depuis 2004 et l’objectif de l’Union européenne est de monter cette part à 27 %, avec des objectifs propres à chacun des États membres. 11 États membres en Europe ont déjà atteint ou dépassé leurs objectifs, notamment en Scandinavie.

Au niveau français, le marché des énergies renouvelables dispose également de nombreux atouts et représente une réelle opportunité de croissance. La France a de grands atouts géographiques et naturels, avec la plus grande façade maritime, la plus grande ressource en vent offshore, le deuxième plus grand potentiel éolien terrestre en Europe, le cinquième potentiel solaire et le plus gros potentiel hydroélectrique. Nous avons également des compétences technologiques indéniables qui permettent de nous positionner à l’exportation.

Toutefois, et je crois que les deux ne sont pas incompatibles, la France reste aussi un pays historiquement nucléaire avec une part de l’énergie nucléaire dans le mix français stabilisée à un niveau élevé, à peu près de l’ordre de 70 %. La France est le deuxième marché d’Europe en termes de puissance installée de parcs éoliens terrestres, avec plus de 14 GW de puissance mais l’éolien ne représente en France que 5 % de la consommation totale d’énergie, beaucoup moins que dans les autres pays européens. L’absence de filière industrielle éolienne terrestre en France à proprement parler est inquiétante. Les emplois créés en Europe dans l’éolien l’ont été principalement en Allemagne et en Espagne.

L’évolution notable des dernières années sur laquelle j’aimerais insister, c’est que ce potentiel d’énergies renouvelables est une réalité renforcée par un critère économique fondamental, qui est maintenant la compétitivité manifeste des énergies renouvelables comparées aux énergies fossiles du fait de la baisse spectaculaire des coûts de production notamment solaires et éoliens qu’on connaît depuis cinq ans. Du point de vue des coûts, l’énergie renouvelable dans la plupart des pays du monde est devenue une énergie comme les autres. Lorsqu’on regarde des grands pays comme les États-Unis, le Brésil et plusieurs grands pays européens, il est aujourd’hui économiquement rationnel de construire une nouvelle capacité de production d’énergie renouvelable par rapport à de nouvelles capacités de production d’énergie thermique. C’est moins cher en termes de coût de l’électricité produite et construire de nouvelles capacités de production d’énergie renouvelable, par exemple aux États-Unis, coûtera progressivement moins cher que faire tourner des centrales à charbon existantes. Je vous donnerai quelques éléments économiques sur ce sujet.

La transition écologique, qui était il y a dix ans un choix dicté par des contraintes sociétales et supporté par des financements publics, devient de plus en plus un choix de raison économique. Les énergies renouvelables sont compétitives par elles-mêmes et dépendent de moins en moins des soutiens publics. On redécouvre qu’on ne paie pas le soleil ou le vent. Cette tendance est supportée par un dernier facteur : de plus en plus, nos clients ne vont pas être des électriciens. EDF, Iberdrola et E.ON vont être les acheteurs directs d’électricité dans beaucoup de pays où le schéma réglementaire leur permet de contracter directement avec nous. Nos grands clients dans le monde d’aujourd’hui sont des entités comme Google Facebook et Amazon, qui achètent directement de l’électricité, ne veulent pas la payer plus cher que l’énergie thermique mais n’achèteront que de l’électricité renouvelable. Pour vous donner un ordre de grandeur que je trouve un peu frappant, la consommation d’électricité de Google dans le monde pour ses activités et ses data centers correspond à la consommation d’un pays comme la Hongrie. Ce sont maintenant des acteurs majeurs sur nos marchés, avec une désintermédiation en cours.

Pour donner quelques ordres de grandeur, le coût du kilowattheure des éoliennes a baissé de 40 % depuis 2010. En Europe, le coût de l’éolien terrestre est compris entre 45 et 65 €/MWh. L’éolien en mer est toujours un peu plus cher, en moyenne entre 60 et 87 €/MWh, mais gagne en compétitivité. On a vu en Allemagne et en Hollande des projets d’éolien en mer attribués par mise aux enchères sans subventions, donc au prix du marché, et on s’attend aussi dans quelques semaines, avant la publication du prix de l’appel d’offres en France pour le projet de Dunkerque, à des niveaux extrêmement bas.

L’énergie éolienne et l’énergie solaire sont devenues compétitives en Europe. Elles représentent 50 à 60 ou 70 €/MWh, comparées au coût de centrales à gaz en cycle combiné autour de 50 €/MWh, et au coût beaucoup plus cher du charbon. On est maintenant sur ce qu’on appelle la parité réseau pour les énergies renouvelables et la décision d’investir dans de nouveaux projets est une décision rationnelle économiquement. Il y a dix ans, nous y sommes arrivés grâce aux soutiens publics ; désormais, nous y arrivons par des investissements accrus dans la technologie et, pour le dire simplement, par le fait que les turbines fabriquées sont plus fiables, plus grandes et plus performantes. Les cycles d’innovation sont accélérés.

Nous produisons aujourd’hui une turbine pour l’éolien en mer qu’on appelle Haliade-X de 12 MW, par rapport aux turbines d’il y a 6 ou 7 ans à 6 MW. Sur une taille de champ donné, cela donne non seulement des facteurs de charge de capacité à produire plus d’énergie mais permet aussi d’implanter moins de turbines et donc d’économiser sur les coûts de câblage, d’installation et de fondation.

Aujourd’hui en éolien terrestre dans les pays où les contraintes de permis et d’occupation de terrain sont relativement flexibles, les éoliennes dépassent 5 MW alors que la taille moyenne des éoliennes qu’on installait il y a 5 ans est de 2 MW. Les acteurs de l’industrie ont réalisé des investissements majeurs dans la technologie, des effets d’échelle se sont créés, des dispositifs de mise aux enchères sont apparus dans beaucoup de pays où les différentes sources d’énergie renouvelables se font concurrence entre elles. Tout cela a tiré les coûts à la baisse pour arriver à la situation que nous connaissons aujourd’hui et que je viens de décrire et on s’attend à ce que le coût de l’énergie renouvelable continue à baisser année après année. Comme je le dis souvent, quand cela fait cent ans qu’on investit dans les technologies des turbines à gaz, cela ne fait que dix ans qu’on investit réellement dans les technologies de production d’énergie renouvelable, et il reste beaucoup à faire.

Cela nous amène à être une partie de plus en plus importante du mix énergétique. Dans un certain nombre de pays d’Europe, les énergies renouvelables peuvent désormais constituer 15 à 30 % de la production en énergie, ce qui est tout à fait gérable par les opérateurs de réseaux. Ce qui pourra être fait à 50 ou 70 % posera d’autres défis mais à 15, 20, 30 ou 35 % d’énergies renouvelables dans le mix, les pays et les opérateurs de réseaux savent gérer et quand on regarde devant nous, on va continuer à travailler pour baisser le coût de production des énergies renouvelables et un nouvel enjeu qui devient crucial est de savoir comment accommoder des niveaux croissants d’énergie renouvelable intermittente dans le mix et comment arriver à intégrer dans nos solutions des solutions de stockage ou à faire travailler de l’éolien, du solaire et de l’hydroélectricité ensemble pour construire des solutions qui permettront non seulement de donner du renouvelable intermittent pas cher mais aussi du renouvelable 24 heures sur 24 pas cher.

Cet horizon, qui est un peu le graal de l’industrie, n’est pas déraisonnable à 5 ou 10 ans. Nous croyons que les énergies renouvelables font partie d’un mix énergétique et que les énergies fossiles (gaz et nucléaire) ne vont pas disparaître demain. Ce mix va évoluer vers de plus en plus d’énergies renouvelables moins chères, et c’est pour participer à cet essor du marché que nous avons fait de cette division énergies renouvelables une division de premier plan, avec un portefeuille assez large. Nos activités mondiales dans l’hydroélectricité, dans l’éolien en mer et dans les réseaux (anciennement Alstom Grid) sont basées en France. Dans le cadre de ces activités, nous participons notamment à créer une filière industrielle dans l’éolien offshore. Nos deux usines de production de nacelles et de pales pour l’éolien offshore sont basées sur le territoire français (une usine de nacelles à Saint-Nazaire, un centre de recherche à Nantes et une usine de pales à Cherbourg, que nous avons ouverte il y a un an, qui comptait 100 personnes il y a trois mois et pour laquelle nous sommes en train d’en recruter 150 supplémentaires). Nous avons des projets sur le point de débuter, notamment celui avec EDF, une filière industrielle en construction dans l’éolien offshore et des emplois historiques dans l’hydroélectricité et dans les activités de réseau.

Nous croyons à ce potentiel. Quand on observe le marché français, il reste un peu étonnant dans la dynamique européenne car le potentiel français dans les énergies renouvelables en termes de production d’électricité et de création d’emplois reste largement inexploité. J’ai avec moi un document que nous pourrons partager, qui compare l’éolien en France et en Allemagne et montre qu’alors que la France a des conditions de vent bien meilleures que le marché allemand, la taille de la base installée française dans l’éolien terrestre est 4 fois inférieure à celle de la base installée allemande, que le coût de l’éolien terrestre en France est 20 % supérieur au coût de l’éolien terrestre en Allemagne et que le nombre d’emplois dans l’éolien en France correspond à 10 % du nombre d’emplois en Allemagne. Ce paradoxe français un peu perturbant s’explique principalement par le fait d’une part d’une prégnance du nucléaire dans le mix énergétique en France, qui reste peu cher et non émetteur de CO2, d’où une urgence de développer dans les énergies renouvelables moins importante qu’en Allemagne lorsque celle-ci a décidé de sortir du nucléaire et a dû développer massivement des sources d’énergie propres pour limiter le recours aux centrales fossiles.

Une deuxième contrainte qui obère le développement en France mais, à l’inverse, rend le coût de l’énergie renouvelable plus important en France, réside dans les freins juridiques, politiques et administratifs. Développer un projet éolien en France prend deux fois plus de temps que dans d’autres pays d’Europe ou du monde. Nous menons des projets éoliens dans plus de 50 pays. Le processus d’approbation des projets est très long et quand ces projets sont approuvés, ils sont très souvent, ou presque tout le temps, attaqués par voie de retour. En outre, les contraintes physiques de développement des projets font que les éoliennes sont plus petites en France que dans les autres pays du monde ; la taille moyenne d’un rotor d’éolienne en France est plus de 10 % inférieure à la taille moyenne d’un rotor en Allemagne et avec des rotors plus petits, l’électricité coûte plus cher puisqu’on capture moins de vent. Cette longueur d’aboutissement des projets conduit à les concrétiser bien après le moment où ils ont été lancés, donc avec des technologies qui sont progressivement devenues dépassées voire obsolètes car on ne peut pas changer la technologie avec laquelle on a demandé l’autorisation.

Ce retard empêche le marché de bénéficier de la baisse des coûts permise par les nouvelles technologies. Ce retard s’appuie sur un débat public en France et de temps en temps sur une violence de propos contre l’éolien aussi bien terrestre que maritime. Tout cela ne permet pas à la France d’être, dans l’éolien, la terre d’investissement et d’innovation qu’elle pourrait être.

Le meilleur exemple reste l’éolien en mer. J’ai rejoint Alstom fin 2011. Nous avons gagné en tant qu’Alstom 3 projets avec EDF début 2012 dont aucun n’a encore vu le jour, ce qui veut dire que probablement, même dans les scénarios les plus optimistes, si ces projets sont bientôt approuvés par le Conseil d’État, les premiers parcs seront mis en opération en 2022. Je ne suis pas là pour vous dire si l’éolien en mer est une bonne idée ou non mais il est de plus en plus compétitif et opère sans subvention en Allemagne, dans des conditions de vent globalement comparables et si c’est une bonne idée, il faudra arriver à faire les projets en moins de dix ans car le temps bureaucratique administratif n’est pas compatible avec le temps de développement des technologies et avec le temps industriel. Nous avons lancé une filière industrielle, nous la faisons travailler vers l’exportation, nous aimerions la faire travailler sur des marchés français mais comme vous l’avez signalé, Monsieur le président, nous avons dû renoncer à deux de nos trois projets avec EDF car nous ne pouvons pas à Saint-Nazaire faire à la fois des turbines de 6 MW pour des projets remportés en 2012 et des turbines de 12 MW pour des projets que nous sommes en train de gagner aujourd’hui. Nous avons dû faire des choix douloureux.

Je crois qu’il y a une sorte d’ambiguïté en France entre une volonté de faire plus d’énergies renouvelables et des dispositifs réglementaires qui ne permettent pas d’avancer aussi vite qu’on le devrait et qu’on le fait dans d’autres pays.

Pour revenir sur ces sujets d’emplois, c’est pour cela qu’aujourd’hui l’éolien et le solaire en France font un peu partie des promesses non tenues. L’éolien en France continue à augmenter (plus de 18 % entre 2015 et 2017). 2 630 emplois ont été créés dans l’éolien en France au cours des dernières années. La filière crée quatre emplois par jour. On compte malgré tout en Allemagne 160 000 emplois directs et indirects, contre seulement 17 000 en France dans l’éolien. En ce qui concerne la filière à construire dans l’éolien offshore par nous et par d’autres, pour ce qui concerne General Electric, notre ambition dans l’éolien offshore, quand les projets EDF auront démarré et que nous aurons notre turbine de 12 MW pour les marchés européens et américains, est de créer plus de 1 500 emplois entre Saint-Nazaire et Cherbourg. À chaque emploi direct que nous créons sont typiquement associés deux à trois emplois indirects.

L’éolien offshore représente un formidable potentiel pour revitaliser des bassins d’emploi dans des zones portuaires qui étaient sinistrées il y a quelques années. Étant donné qu’on ne sait pas créer une filière d’exportation sans un marché domestique solide, il faut arriver à ce que les projets en France suivent dans des délais compatibles avec nos délais. C’est ainsi que nous pourrons continuer à développer des énergies renouvelables. Le problème du coût de ces énergies est largement dépassé. Si on faisait en France des projets avec la rapidité avec laquelle on l’a fait dans d’autres pays et avec les technologies d’aujourd’hui, on les ferait dans des mêmes conditions de coût qui seraient parfaitement compétitives avec le coût de l’énergie fossile. Pour capturer ce potentiel, il reste à assurer un cadre juridique stable qui favorise des investissements et un processus de développement des parcs plus rapide et flexible qui permette de bénéficier des techniques d’aujourd’hui et pas de celles d’hier. Je vous remercie. J’ai essayé de faire court et je suis ravi de répondre à vos questions.

M. le président Julien Aubert. Merci Monsieur le directeur général. Vous avez dit que vous étiez présent dans l’éolien terrestre et maritime, les réseaux et l’hydroélectrique ?

M. Jérôme Pécresse. Oui.

M. le président Julien Aubert. Pas en France ?

M. Jérôme Pécresse. Si, nous avons à Grenoble un centre d’excellence avec des ingénieurs et des chercheurs qui travaillent dans l’hydroélectricité sur des projets à l’exportation. Nous avons travaillé sur des projets à l’exportation dans tous les pays du monde et nous avons désormais à Grenoble à peu près 500 emplois et une centaine d’emplois à Belfort dans l’hydroélectricité. Nous devons avoir environ 600 emplois dans l’hydroélectricité sur le territoire. Je crois à l’hydroélectricité comme stockage, je pense que c’est une façon peu chère et fiable de stocker de l’énergie et qu’on devrait arriver à en faire plus.

M. le président Julien Aubert. Quelle est votre position sur l’ouverture des barrages hydroélectriques ?

M. Jérôme Pécresse. Je n’ai pas de position tranchée sur le sujet. Je constate simplement qu’il faudra arriver à prendre une décision dans un sens ou dans l’autre. En France, on peut produire plus d’énergie hydroélectrique si on investit dans la base installée. On sait gagner 5 à 10 % de rendement en investissant un peu dans la base existante. On peut prendre des cascades et développer au milieu de deux barrages qui se succèdent ce qu’on appelle des STEP (des unités de pompage-turbinage), qui permettent non seulement de faire descendre l’eau mais aussi de la remonter pour stocker l’électricité. C’est un outil majeur de stockage utilisé par de nombreux pays qui contribue à gérer la problématique de l’intermittence des renouvelables. Il faut pour cela investir dans la base installée. Or, ce que je constate depuis que j’ai rejoint l’industrie, c’est que les opérateurs n’investiront pas dans la base installée tant que le sujet des renouvellements des concessions ne sera pas clarifié.

M. le président Julien Aubert. Ambitionnez-vous éventuellement, si par hasard ces barrages devaient être ouverts, une telle occasion ?

M. Jérôme Pécresse. Si les opérateurs existants ou futurs investissent, j’envisage de leur vendre et de faire travailler mes ingénieurs à Grenoble. Une décision est nécessaire, dans un sens ou dans l’autre.

M. le président Julien Aubert. Je vais vous reposer la question. Indépendamment des questions juridiques, pour votre intérêt commercial et industriel, serait-il préférable que le Gouvernement décide d’élargir, d’ouvrir la concurrence ou plutôt de rester sur le modèle actuel ?

M. Jérôme Pécresse. Il est urgent que le Gouvernement clarifie la situation pour que les opérateurs des barrages (existants reconduits ou nouveaux) lancent les investissements dont la base installée a besoin. Je ne peux pas vous dire mieux. Le statu quo, qui conduit à ne pas investir dans la base installée, n’est pas bon pour la pérennité des équipements et laisse un potentiel de production d’hydroélectricité et d’emplois sur la table. Je ne suis pas là pour dire quel est le bon actionnaire pour ces barrages mais il faut que l’actionnaire investisse.

M. le président Julien Aubert. On se pose la question de la rentabilité de l’éolien. Il y a quelques années, la Cour des comptes avait mis en avant une surrentabilité dans le domaine de l’éolien. Disposez-vous de données sur cette surrentabilité ?

M. Jérôme Pécresse. Nous sommes rarement investisseurs dans les projets. Notre métier consiste à être fournisseur d’équipement. Il peut arriver que nous investissions transitoirement pour aider les projets à se développer mais c’est très rare. En termes de données publiques, par rapport à d’autres métiers industriels, la fourniture de turbines éoliennes n’est pas ce que nous faisons de mieux. Il est de notoriété publique que nous, les acteurs du marché, réalisons aujourd’hui entre 5 et 10 % de marge opérationnelle. Nous sommes les meilleurs acteurs du marché, parmi les trois leaders mondiaux et notre objectif est de parvenir à 10 % de marge opérationnelle et typiquement, quand on vend une turbine, on fait plus de marge dans les contrats de service à 20 ans sur la turbine que sur la vente d’équipement. La vente d’équipement n’est pas une activité très rentable ; le service aux équipements l’est davantage. Tout cela conduit à faire des activités qui aspirent à atteindre 10 % de marge opérationnelle, ce qui objectivement, par rapport à d’autres activités industrielles, n’est pas terrible.

Pour être clair, General Electric gagnait beaucoup plus d’argent quand nous vendions beaucoup de turbines à gaz. La compétition est féroce, nous nous battons chaque année pour baisser le prix des turbines et le coût de l’électricité éolienne et même si nous ne baissions pas le coût de l’éolien, nous nous retrouvons en concurrence avec l’électricité solaire dans beaucoup de pays. Si vous vous appelez Google et que vous voulez acheter de l’énergie renouvelable, si le solaire est moins cher que l’éolien, vous prendrez du solaire. Par conséquent, la baisse des prix du solaire entraîne la baisse des prix de l’éolien et de nos équipements. En plus, nous devons investir dans la recherche et le développement pour faire des équipements plus performants. L’activité industrielle n’est pas glorieuse. En revanche, pour répondre à votre question, des centaines de milliards de dollars sont investies chaque année dans les projets d’énergie renouvelable par les porteurs et les développeurs de projets. Je ne vais pas commenter la rentabilité de mes clients ni le retour qu’ils font sur les investissements mais il est clair que les personnes qui font des projets d’énergies renouvelables ont des retours qui les satisfont étant donné qu’année après année, de plus en plus d’argent est investi dans ce secteur.

M. le président Julien Aubert. Au niveau des flux entrants, on voit passer des sommes très importantes quand on les cumule et l’un des enjeux est d’avoir une filière industrielle derrière. Pour l’acteur qui vit de cette activité, si elle n’est pas si rentable que cela, on peut très légitimement remettre en cause l’argumentaire de la fédération qui lui dit qu’investir dans l’éolien permet de créer de la valeur ajoutée en France. C’est compliqué car il s’agit de vos clients. Cependant, lorsqu’on s’adresse à des agriculteurs qui sont fournisseurs des grandes surfaces, ils ont généralement une opinion assez marquée sur les marges que réalise l’intermédiaire entre eux et le client final. Avez-vous entendu parler d’opérateurs qui ne seraient pas forcément vos clients (sans donner de nom et sans violer le secret les affaires), mais qui, d’après vous, réaliseraient des surrentabilités ? Dans le même temps, vous nous avez dit être sur des modèles économiquement compétitifs mais qui continuent à être subventionnés (par exemple par des appels d’offres avec parfois des prix garantis selon le mode de fonctionnement). Vous avez ajouté qu’en Allemagne désormais, on avance sans les roulettes du côté du tricycle. Si on persiste à vouloir aider une activité qui de facto est rentable par des moyens de subventionnement public, cela doit à un certain moment se retrouver quelque part.

M. Jérôme Pécresse. Votre question comprend plusieurs sous-questions. À mon avis, le besoin de subventions en France s’explique principalement par le fait qu’on ne peut pas utiliser les technologies d’aujourd’hui, que les turbines et les rotors sont plus petits, que les projets prennent plus de temps et qu’il y a des aléas importants dans le développement des projets. D’où une électricité éolienne et solaire en France plus chère qu’ailleurs et un besoin de subventions qui n’est pas évident. Nous allons voir comment le projet de Dunkerque sur l’éolien offshore évolue et à quel niveau de tarif. Je ne suis pas sûr qu’il aboutisse à des niveaux qui nécessitent énormément de subventions publiques.

Quant à savoir si l’argent est bien dépensé en termes de création d’emplois dans le territoire, il est difficile de porter un jugement. Force est de constater que la France n’a pas créé de façon massive une filière industrielle dans l’éolien terrestre. Je ne trahis pas un secret en indiquant que les éoliennes installées en France sont principalement produites en Allemagne ou en Espagne, car la France s’est lancée dans le développement de l’éolien beaucoup plus tard que l’Allemagne et l’Espagne et que les usines existaient déjà en Allemagne et en Espagne.

Sur l’éolien offshore, on a encore les moyens de créer une filière. Nous avons créé des usines, Siemens s’est engagé à le faire publiquement… il faudrait maintenant que les projets se développent, faute de quoi on se retrouvera dans une situation perverse où les projets ne démarrent pas, donc ceux qui ont commencé à créer des emplois n’arrivent pas à rentabiliser leur usine, donc ils n’en créent pas plus et donc vos commentaires sont légitimes. Aucune filière industrielle ne peut vivre durablement si on met dix ans à mettre en œuvre les projets qui ont été lancés.

M. le président Julien Aubert. Cet argument a déjà été présenté ici à de nombreuses reprises.

Vous avez dit que vous étiez dans l’éolien terrestre.

M. Jérôme Pécresse. Oui, nous sommes l’un des trois leaders mondiaux dans l’éolien terrestre.

M. le président Julien Aubert. Étant donné que des projets se développent dans l’éolien terrestre, qu’est-ce qui empêche GE de créer des usines en France pour vendre des pales, des mats ou je ne sais quoi pour les futurs parcs éoliens terrestres ? Notre Gouvernement dit : « Je vais augmenter, je vais multiplier par trois le volume. » On distingue ce qui relève du maritime de ce qui relève du terrestre mais légitimement, on pourrait se dire qu’il y a un marché à prendre. On achète en Allemagne ; pourquoi ne crée-t-on pas plus d’emplois en France ?

M. Jérôme Pécresse. Sur l’éolien terrestre, on n’en a pas créé car on s’y est pris tard. Pourquoi ne veut-on pas le faire aujourd’hui ? De façon simple, le coût de fabrication de pales ou de nacelles en France dans des usines neuves sera largement supérieur au coût de fabrication dans des usines dans des pays à coûts moins chers et largement amortis. On pourrait le faire si la France représentait 30 % du marché mondial mais même si la France atteignait son plein potentiel, elle ne représenterait que 4 ou 5 % du marché mondial. Les acteurs disposent de capacités de production largement amorties, non remplies dans des pays à bas coût avec des employés déjà formés. Je pense que l’opportunité qui se présente à nous est celle de l’éolien offshore car cela risque d’être compliqué dans l’éolien terrestre.

M. le président Julien Aubert. Vous avez avancé un autre argument : la concurrence du prix du solaire. On s’aperçoit que tous les appels d’offres pluritechnologiques sont remportés par le solaire. D’où ma double sous-question : imaginons que le solaire continue tendanciellement à la baisse ; vous risqueriez à un moment donné de vous retrouver écrasés. Vous pourriez réduire vos coûts mais cela vaudrait-il encore le coup de faire des éoliennes si le solaire est imbattable ?

Deuxième point : c’est déjà le cas dans le domaine de l’éolien terrestre mais qu’est-ce qui nous dit qu’on ne va pas construire de belles usines pour l’éolien en mer pour dans cinq ou dix ans entendre qu’à l’étranger, ils sont capables de produire à des prix très compétitifs et que le travail coûterait trop cher pour des futurs parcs en France ? Dans d’autres industries, la valeur ajoutée ou la technicité font que de toute façon, la production n’a pas besoin d’être délocalisée. Concernant l’éolien en mer, je comprends aujourd’hui à l’instant T, mais comme nous nous engageons sur 20 à 25 ans, qu’est-ce qui nous permet de dire : « ne vous inquiétez pas, cela vaut le coup de mettre des milliards aujourd’hui pour garder une filière » ?

M. Jérôme Pécresse. Objectivement, dans ce combat éolien-solaire, sujet que je regarde de très près partout dans le monde, il n’y a pas aujourd’hui de vainqueur. Cela dépend s’il y a du bon vent et si c’est très ensoleillé. Quand on regarde tous les pays du monde, on est plutôt sur du solaire autour de l’Équateur et dès qu’on montre très au Nord ou très au Sud, où il y a plus de vent, les deux se tirent la bourre. Aux États-Unis, l’éolien gagne des appels d’offres dans le corridor du Midwest, où il y a beaucoup de vent, tandis que dans le Sud, le solaire domine. À l’intersection des deux, au Texas et en Oklahoma, c’est la bataille. Le solaire a des avantages car son acceptabilité est meilleure ; l’éolien a des avantages car il fonctionne 30, 40 ou même 50 % du temps, contre 20 à 25 % du temps pour le solaire, pas nécessairement au moment où on a le plus besoin d’électricité dans le réseau (en milieu de journée). Chaque source d’énergie a ses avantages et la concurrence entre les deux a comme effet de tirer les prix des énergies renouvelables à la baisse et donc d’avoir rendu l’énergie renouvelable compétitive par rapport aux énergies fossiles.

En France, d’une part les appels d’offres multi-technologies ne sont pas la règle et d’autre part, les contraintes imposées sur les technologies ne permettent pas d’utiliser les éoliennes les plus hautes et les plus performantes du marché avec les plus gros rotors et les plus grandes tours, pour des raisons qui peuvent être bonnes ou mauvaises (des raisons de protection du paysage, de co-visibilité, de radars militaires…), ce qui se traduit par de l’éolien 10 % plus cher qu’en Allemagne. Ce taux de 10 % représente à peu près la différence avec le solaire, étant donné que les deux sont à peu près à parité. L’exemple français n’est pas extrapolable sur la concurrence éolien-solaire en dehors de France.

Sur les usines d’éolien, les deux premiers appels d’offres en France avaient des exigences assez lourdes en termes de contenu local de production. Le troisième, celui de Dunkerque, n’a pas ces mêmes exigences.

Pour répondre à votre question « Qu’est ce qui nous dit qu’on ne fermera pas un jour les usines qu’on a créées ? », d’une part nous allons voir comment les prochains appels d’offres seront articulés en termes de contenu local. Nous sommes passés d’une exigence très importante à pas grand-chose. On peut imaginer des appels d’offres qui favorisent le contenu de production local. D’autre part, quand on transporte des grandes composantes comme des pales d’éoliennes ou des nacelles d’éoliennes offshore, les contraintes logistiques ne sont pas décisives mais restent importantes, et le coût est élevé. Pour vous donner un ordre de grandeur, le rotor de notre éolienne Haliade-X de 12 MW mesure 220 m et la pale 107 m (plus qu’un terrain de football). On les transporte par bateau mais c’est quand même mieux de le faire à Cherbourg que de leur faire traverser le Pacifique. Tant qu’on aura des marchés solides en Europe dans l’éolien en mer, on préférera toujours utiliser nos capacités existantes plutôt que d’aller dans des pays à bas coût. Des personnes auront été formées, des usines tourneront, on n’aura pas envie de faire autre chose.

S’il faut inclure une incentive, c’est dans les exigences de contenu local des appels d’offres. L’éolien offshore a démarré avec du contenu local et continue. J’en profite pour répondre à une autre de vos questions : dans la pérennité du marché français et européen, nous sommes très confiants sur l’éolien offshore posé à l’horizon 2050. Ensuite, le flottant constituera une partie importante du mix. Il ne s’agit pas d’abandonner le posé pour le flottant. Le posé est la technologie d’aujourd’hui ; le flottant pose encore quelques défis techniques et de coût mais le meilleur garant d’une activité industrielle pérenne sur le territoire est un marché domestique à long terme, visible, avec des exigences de contenu local qui peuvent se développer (du posé dans les cinq ans qui viennent et probablement du flottant après). Il faut commencer à réfléchir au développement de ces technologies et à l’articulation avec des appels d’offres pour le flottant.

M. le président Julien Aubert. Vous n’avez pas parlé des turbines à gaz. Lors des négociations préalables à l’acquisition d’Alstom, Siemens a été le premier à s’engager à proposer la création de 1 000 emplois et General Electric avait ensuite proposé un nombre d’emplois similaires, ce qui d’ailleurs lui avait permis de remporter la manche. Cet engagement n’a pas été tenu. Vous avez donné des explications publiques par rapport à l’évolution mais :

1) Le développement des EnR en Europe est-il responsable de ce problème sur les turbines à gaz ?

2) Comment expliquez-vous un changement aussi dramatique dans la manière de concevoir l’implantation des emplois en moins d’un an-un an et demi ?

M. Jérôme Pécresse. Sur le marché du gaz, la croissance des énergies renouvelables dans le monde et la transition énergétique font qu’on vend beaucoup moins de turbines à gaz qu’avant car les énergies renouvelables sont compétitives avec le gaz en termes de coût. D’une part, on en vend beaucoup moins et d’autre part, les turbines à gaz, qui à une époque faisaient la charge du marché, font désormais plus que le pic, c’est-à-dire fonctionnent en l’absence de vent et de soleil. Le modèle économique des projets de gaz a changé, les turbines à gaz ne remplissent plus la même fonction et on en vend beaucoup moins. Chez General Electric et chez Siemens, qui annonce aussi des restructurations importantes, on en vend grosso modo la moitié de ce que l’on vendait il y a cinq ou sept ans, et ce depuis trois ou quatre ans. Un aggiornamento a été un peu difficile à faire dans une entreprise qui y a cru, qui a été profitable et qui a eu des magnifiques turbines à gaz. Nous avons toujours espéré que cette baisse de marché soit cyclique et non pas structurelle mais nous sommes maintenant arrivés à la conclusion que la baisse du marché des turbines à gaz est structurelle. Je suis l’un des plus grands avocats de cette théorie étant donné que mon métier consiste à vendre chaque année des éoliennes. Je vois la dynamique de ce marché ; nous ne retrouverons jamais les niveaux de marché que nous avons connus. Nous avons cessé de faire des scénarios marketing et industriels en pensant que ça reviendrait. C’est ce qui nous a conduits, après avoir engagé des restructurations très importantes de ces métiers pour plus de 10 000 emplois dans le monde, à devoir annoncer la semaine dernière une restructuration significative et douloureuse du site de Belfort dans les turbines à gaz pour s’adapter aux réalités du marché.

M. le président Julien Aubert. Si vous dites que cela remonte à trois ou quatre ans, ce n’est pas nouveau. Au moment de ce rachat, vous aviez déjà l’information.

M. Jérôme Pécresse. Non. Quand GE a racheté Alstom, GE pensait que le nucléaire et le gaz allaient continuer à croître. Pendant deux ou trois ans, il y a une phase où nous nous sommes dit : « Cela ne croît plus mais cela va revenir » et maintenant, nous sommes forcés d’en tirer comme conclusion que cela ne reviendra pas. Le facteur déclenchant, c’est qu’on sait faire du renouvelable à 30 ou 40 €/MWh. À ce prix, beaucoup de projets de gaz ne sont plus compétitifs partout dans le monde. Ce n’est pas un sujet français mais mondial. Belfort a toujours totalement vécu sur l’exportation des turbines à gaz. Il y a eu un aggiornamento progressif face à la réalité du marché, qui a été la source de débats internes pendant trois ou quatre ans.

M. le président Julien Aubert. En tant que fabricant, vous avez troqué une activité très lucrative (la fabrication de turbines à gaz) pour une activité dont vous nous avez dit qu’elle l’était moins, soit celle de la fabrication de composants d’éoliennes. J’ignore ce que cela représente en termes d’emplois mais nous nous interrogeons sur les politiques publiques menées, qui coûtent très cher, avec des acteurs du gaz qui viennent nous voir en nous disant que nous faisons une erreur en investissant massivement dans ces EnR et que nous pourrions faire bien mieux au niveau de l’objectif CO2 en investissant dans le gaz. Le choix d’appuyer massivement les énergies renouvelables électriques a un impact industriel comme vous venez de le souligner et un impact de financement public. Ce n’est pas anodin.

En outre, vous dites que vous allez créer des emplois dans le domaine de l’éolien mais on nous disait aussi qu’on allait créer des emplois dans le domaine des turbines à gaz.

M. Jérôme Pécresse. Nous les avons créés. Il y avait un terrain vague à Cherbourg il y a deux ans sur le port et aujourd’hui 150 personnes sont en cours de recrutement à Cherbourg. C’est la réalité. Si nous remportons des projets d’éoliennes de 12 MW, le seul site pour faire des pales pour cette éolienne dans le monde se trouvant à Cherbourg, nous pourrons avoir 800 personnes à Cherbourg. La restructuration du site de Belfort est pénible et douloureuse pour ceux qui sont sur le site. Elle n’a rien à voir avec l’acquisition d’Alstom. Les emplois sur les turbines à gaz à Belfort sont des emplois General Electric depuis 1999. Alstom n’avait pas d’activité de production dans les turbines à gaz sur le site de Belfort en 2015. Alstom avait des emplois à Belfort dans le nucléaire et le charbon quand elle a été rachetée par GE. Le nombre d’emplois à Belfort et dans le nucléaire à Cherbourg aujourd’hui correspond grosso modo au nombre d’emplois que nous avions en 2015. La problématique est exogène par rapport à la vision d’Alstom.

Pour les raisons de réalité du marché dont nous avons discuté, qui s’imposent à nous et nous conduisent à devoir réduire l’emploi à Belfort dans le site, nous nous sommes engagés à créer des emplois dans l’éolien offshore. Nous pouvons créer 1 000 emplois entre Saint-Nazaire et Cherbourg dans les deux ans qui viennent si nous réussissons à lancer notre turbine de 12 MW, à la gagner et à réaliser le projet que nous avons prévu de faire avec EDF. Ce ne seront malheureusement pas les mêmes emplois mais à l’échelle du territoire, un vrai sujet de transition énergétique, d’impact sur l’emploi et de gestion prévisionnelle en termes de compétences et de mobilité va s’imposer à nous.

M. le président Julien Aubert. Dernière question avant de céder la parole au rapporteur : vos éoliennes contiennent-elles du dysprosium ?

M. Jérôme Pécresse. Nos éoliennes offshore utilisent des technologies d’entraînement direct avec des aimants avec du dysprosium et du néodymium, qui sont des terres rares rapportées de Chine. Nous achetons des aimants qui contiennent des terres rares.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous avez lutté pendant trois ou quatre ans contre l’idée que le marché des turbines à gaz était en train de disparaître en vous disant que cela allait rester un marché puis revenir, c’était un peu de l’auto-persuasion. De la même façon, j’imagine que pendant cette période, vous l’avez fait aussi avec un objectif de maintien des compétences de vos employés.

M. Jérôme Pécresse. Historiquement, le marché des turbines à gaz a toujours été un marché cyclique. Les personnes qui sont dans l’industrie depuis trente ans ont connu des années où on aurait pu vendre le double des turbines à gaz qu’on produisait et d’autres pendant lesquelles on n’en vendait plus. Dans un marché historiquement cyclique en fonction du contexte économique, des crises financières, du prix du gaz ou du prix du pétrole, à chaque fois qu’on arrive à un bas de cycle, une armée de gens vous disent que c’est toujours revenu et que cela va revenir. C’est pourquoi l’aggiornamento a été progressif. Nous sommes arrivés à la conclusion que ce n’était pas cyclique mais structurel car aujourd’hui, la transition énergétique n’est pas un phénomène cyclique mais durable qui s’appuie sur une baisse continue des coûts, des exigences sociétales et des clients qui ne veulent plus acheter que l’énergie renouvelable. Arriver à cette conclusion a pris du temps. Je ne dis pas qu’on ne vendra plus de turbines à gaz ou de turbines nucléaires mais un ajustement de capacité de production est nécessaire tout en maintenant les compétences. Il ne s’agit pas de fermer l’activité des turbines à gaz à Belfort car nous conservons à peu près la moitié de nos emplois actuels et des capacités de production et d’ingénierie sur ce site.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Ma question n’était pas de savoir pourquoi vous n’aviez pas découvert cela. L’expérience fait qu’on a un peu tendance à essayer de conserver ce que l’on connaît et d’éviter le changement si on le peut. Certains aspects ne se rapprochent-ils pas de la réticence française à s’éloigner du modèle nucléaire ? Pendant très longtemps, ce modèle a été les joyaux de la couronne en France, notre fierté, et il est aujourd’hui concurrencé pour partie par des EnR électriques qui deviennent très performantes. Dans quelle mesure le modèle en lui-même résiste-t-il à ce changement ? Selon vous, dans quelle mesure les arguments posés par tous les réticents aux EnR sur les questions d’intermittence, d’absence de stockage et sur le fait que le foisonnement ne sera pas celui qu’on attend, sont-ils viables ou sont-ils le résultat d’un modèle qui peine à se défaire de ce qu’il a connu et de ses compétences ? Ayant vécu des expériences similaires, qu’en pensez-vous ?

M. Jérôme Pécresse. Je pense qu’il y a toujours une prégnance importante des modes de pensée et des historiques d’une part. D’autre part, la base installée dans un pays (le nucléaire en France, le charbon aux États-Unis) n’est pas quelque chose que l’on peut et que l’on doit rayer d’un trait de plume car ce sont des actifs, des personnes et des compétences, et les transitions ne sont pas nécessairement progressives. Il ne s’agit pas de prêcher vers du tout renouvelable car le nucléaire continuera à être une partie importante du mix énergétique français dans les années qui viennent du fait de notre historique et du fait qu’il demeure une source d’énergie à peu près compétitive et qui n’émet pas de carbone. Entre cela et le statu quo total, il y a différentes gradations. Ce n’est pas à moi de trancher mais aux pouvoirs publics et aux opérateurs. GE est un groupe actif dans le nucléaire et dans l’éolien.

En tout cas, concernant la prise de décision publique, quand je rentre en France de temps en temps après avoir voyagé partout dans le monde, en ouvrant la presse, je lis des choses qui ne sont pas correctes et qui ne peuvent pas être des facteurs de décision. Dire que l’éolien est trop cher est faux. L’éolien aujourd’hui, surtout si nous avions les bons dispositifs réglementaires et la capacité à faire des projets rapidement, n’est pas trop cher. Dans des conditions opératoires normales, il n’existe aucun pays du monde où l’éolien est plus cher que le fossile.

Ce n’est pas mon rôle de vous dire quelle doit être la part du nucléaire dans le mix. Ce que je sais, c’est qu’aujourd’hui en France, le solaire et l’éolien doivent représenter 5 % chacun et les énergies renouvelables intermittentes 10 %. On pourrait gérer en France des pourcentages beaucoup plus importants d’énergies renouvelables dans le réseau (15, 20, 25 ou 30 %). Ce qui est vrai en dehors des frontières est vrai dans les frontières. La permanence des modes de pensée doit être confrontée à la réalité globale des marchés des technologies.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Si je résume, l’éolien n’est pas trop cher et on peut faire techniquement du solaire sur le réseau, donc les freins sont ceux que nous nous fixons nous-mêmes.

M. Jérôme Pécresse. Des freins que nous nous fixons nous-mêmes en termes de réglementation, de capacité et de contraintes sur la façon de mener les projets, pour des bonnes ou des mauvaises raisons. On impose des contraintes aux projets sur les tailles de turbines et les délais, qui se traduisent par des surcoûts. Une deuxième contrainte est la permanence et l’importance de la base installée, qui ne peut se rayer d’un trait de plume. Les transitions énergétiques doivent se gérer dans la durée.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Cela correspond aussi à ce que vous disiez sur les coûts dans des conditions opératoires normales. Aujourd’hui, le surcoût de ces EnR vient aussi pour partie des freins administratifs, de la lenteur des projets, etc. Quelque part, les compensations que doit amener l’État en termes de subventions aux EnR pourraient s’annuler si on mettait des conditions normales d’exploitation comme vous le disiez.

M. Jérôme Pécresse. Dans la plupart des pays du monde, si on fait des projets dans des délais raisonnables avec les techniques d’aujourd’hui, on n’a pas besoin de subventions. Le vent en France n’est pas très différent de ce qu’il est en Allemagne. Dans l’éolien offshore en mer du Nord, en Hollande et en Allemagne, les projets ont été remportés par des opérateurs sans subvention, au prix du marché. Le vent est un tout petit peu meilleur en mer du Nord. Si on n’y arrive pas en France aujourd’hui, on devrait pouvoir y arriver demain. Attendons que la CRE ou le Ministère publie le tarif de l’appel d’offres de Dunkerque sur l’éolien offshore pour voir la comparaison avec le prix du marché.

M. le président Julien Aubert. Voulez-vous dire que les 9 milliards d’euros que nous avons consommés depuis dix ans pour aider l’éolien terrestre correspondent aux coûts administratifs ?

M. Jérôme Pécresse. Je ne dis pas cela. Il y a dix ans, l’énergie éolienne n’était pas compétitive. Tous les pays il y a dix ans ont lancé de l’éolien avec des subventions pour essayer d’arriver à ce qu’on a aujourd’hui, soit une situation où nous, industriels, avons des économies d’échelle et avons pu développer des technologies qui sont maintenant compétitives. Il y a dix ans, les subventions étaient nécessaires et il en existait partout dans le monde. Si on avait dit à quelqu’un alors : « Tu vas rester dans un projet. Voilà le tarif pour 15 ans », la pire chose à faire maintenant est de lui dire : « Tant pis, on retire le tarif. » La première chose dont l’éolien et le solaire ont besoin est un environnement réglementaire stable. Si tous les projets lancés il y a huit ans avec des subventions ont encore deux ou trois ans à courir avec ces subventions, il ne faut bien sûr pas revoir la règle du jeu après que le jeu ait été joué, car sinon, cela crée une instabilité réglementaire toxique pour les projets car personne ne financera un projet en France.

En revanche, les mêmes projets lancés maintenant avec les technologies d’aujourd’hui et un calendrier de développement normal n’ont pas nécessairement besoin de subventions publiques. Je ne pense pas que l’argent investi il y a dix ans a été mal investi car il a permis aux industriels d’obtenir des effets d’échelle et à l’énergie éolienne d’avoir été compétitive. La réalité est que la plupart des pays du monde aujourd’hui vont progressivement retirer ces subventions pour passer à un dispositif de mise aux enchères, ce qui remet un coup de compétitivité dans le système et permet à l’éolien de ne pas en avoir besoin. Je ne sais pas si je me suis fait bien comprendre. Il y a dix ans, cela avait du sens.

M. le président Julien Aubert. Vous êtes le seul à nous avoir tenu ce discours. Tous les producteurs dans le domaine éolien nous ont plutôt dit que si on enlevait aujourd’hui les roulettes du tricycle, tout risquerait de s’effondrer.

M. Jérôme Pécresse. Il faut laisser les roulettes sur le tricycle qui est parti et a fait les deux tiers du chemin car celui qui le conduit n’a jamais appris à faire du vélo. Aujourd’hui, dans beaucoup de pays du monde, le tricycle n’a plus besoin roulettes. Si la piste est la même, il n’y a pas de raison qu’il ne sache pas rouler. Cette piste comprend les conditions de vent (qui ne sont pas mauvaises en France) et le contexte opératoire des projets.

M. le président Julien Aubert. Depuis deux ou trois ans, on ne peut pas dire que la politique du Gouvernement ait visé à complexifier cela, que ce soit au niveau de la juridiction, de l’enveloppe ou du raccordement pris sur le TURPE dans le cadre de l’éolien en mer. Les industries ont rarement été autant accompagnées.

M. Jérôme Pécresse. Certaines initiatives de simplification administrative ont été extrêmement méritoires. Il faut voir si on peut aller plus loin. Reste la contrainte du coût de l’énergie compétitif avec l’Allemagne. Il faut pouvoir mettre des rotors et des turbines pour nous permettre d’installer des mats plus hauts car le vent est plus élevé en altitude, ainsi que des rotors plus grands. Ces éléments figurent sur le tableau que je vous ai donné : 96 m de diamètre pour le rotor en France contre 107 m en Allemagne et 87 m de hauteur de la nacelle contre 120 m. 40 m de différence en bout de pale, cela se remarque.

M. le président Julien Aubert. Nous avons des critères d’acceptabilité sociale très faibles sur le terrestre, moyennement élevés sur le posé et beaucoup plus inexistants sur le flottant. Si on autorisait des éoliennes très grandes avec des pales énormes sur le modèle allemand mais à une distance respectable des côtes, des lignes de base, de manière à éviter le problème de l’acceptabilité, serait-ce à votre avis une opération gagnante en sachant que plus on est loin des côtes, plus il y a de vent ?

M. Jérôme Pécresse. Si je fais une éolienne de 12 MW, elle sera la même en France et en Allemagne. Si je sais la vendre en Allemagne à des projets sans subventions, dans un site en France qui a les mêmes vents ou une petite différence de vent, je pourrai la vendre aussi. La même technologie avec les mêmes conditions de vent devrait donner un coût de l’électricité à peu près comparable. Du vent, c’est du vent. En France, nous partons avec un boulet au pied qui est le fait que les exigences en termes de hauteur de mât et de dimensions de rotor sont plus contraignantes et on court moins vite car faire des projets prend plus de temps et s’avère plus aléatoire. Si les règles du jeu, les technologies et les vents étaient les mêmes, on arriverait au même coût d’électricité.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. J’ai l’impression que l’écart de tarif des installations dépend principalement de l’instabilité que se crée l’État lui-même vis-à-vis des filières dans la mesure où les filières ne savent pas sur quel cadre budgétaire elles peuvent compter, quelle durée de sortie des projets…

M. Jérôme Pécresse. Si le rotor est plus petit, on capture moins de vent et si la tour est moins haute, on va moins chercher les vents en altitude, là où ils soufflent le plus. C’est une règle physique de base. Si le rotor est plus gros, on produit beaucoup plus d’électricité. Si on monte plus haut, on capture des vents plus forts et plus solides. C’est la combinaison de ce que vous dites et de contraintes de permis.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. On ne voit pas dans d’autres pays les freins intellectuels qu’on peut avoir en France. Les gens n’ont pas la même réticence à l’installation des EnR et notamment des éoliennes de plus grande taille. À votre avis, cela peut-il également venir du fait qu’en France, on a misé très longtemps sur le nucléaire et que les contraintes intellectuelles du nucléaire sont acceptées tandis que les contraintes intellectuelles des EnR sont nouvelles et amènent donc à se poser des freins qui n’existent peut-être pas ailleurs, où le modèle nucléaire n’est pas aussi installé et où la stabilité et la sécurité du réseau de la production nucléaire ne sont pas aussi importantes ?

M. Jérôme Pécresse. Il est difficile de répondre à votre question. L’opposition publique à l’éolien en France est beaucoup plus virulente que dans d’autres pays d’Europe et du monde, ce que je n’aurais pas dit il y a cinq ou six ans. J’ai l’impression que l’acceptabilité a progressé dans beaucoup de pays comme les États-Unis ou le Brésil, qui comptent beaucoup de terrain. Elle n’a pas vraiment progressé en France, où les réactions sont largement plus virulentes avec une combinaison d’interrogations légitimes et d’autres choses qu’on n’entend plus depuis dix ans dans de nombreux pays du monde. Il y a une conjonction de différents débats, l’historique et l’acceptabilité du nucléaire, des débats liés à la préservation des territoires et des paysages… je ne dis pas que tel ou tel débat est illégitime mais il y a une coalition de sujets en France qui fait qu’aujourd’hui, c’est vraiment très différent de beaucoup d’autres pays. Il y a deux réponses à cette question :

– prendre les parcs existants et remplacer les petites éoliennes par des éoliennes d’aujourd’hui. Le paradoxe de l’éolien partout dans le monde est que les sites les plus venteux ou qui ont été installés les premiers sont ceux qui sont équipés des plus petites turbines. Ceci relève du domaine du régulateur mais on pourrait déjà mettre en place un dispositif qui favoriserait le remplacement de petites turbines par de très grosses turbines sur les sites les plus ventés.

– mettre le paquet sur l’offshore plus que ne le fait la PPE. En Angleterre, ayant constaté que mettre plus d’éoliennes terrestres devenait difficile sauf en Écosse ou dans les îles Shetland, ils ont mis le paquet sur l’éolien en mer.

À un moment donné, il faut faire des choix. On peut décider de mettre le paquet sur le terrestre, ou tripler l’éolien en mer et se lancer sur le flottant. On fera alors moins de terrestre, mais aujourd’hui, c’est un peu ni l’un ni l’autre.

M. le président Julien Aubert. Je suis toujours très surpris lorsqu’on aborde la question du coût car on donne un coût de revient brut alors qu’en réalité, quand on parle d’autres énergies comme le nucléaire, on a un coût de production mais il ne faut pas oublier de prendre en compte les déchets, le grand carénage, le démantèlement… le coût de production n’est pas un coût intégral. Certains éléments sont provisionnés mais peut-être que certains sujets pourraient être revus.

Dans le domaine des EnR, un point qui n’est jamais mis en avant est la contrepartie stockage, c’est-à-dire que comme vous avez un côté intermittent, vous êtes obligés de restructurer votre réseau ou de trouver des pôles de stockage de manière à permettre que cette électricité soit utile, étant donné qu’il y a aussi le risque de produire de l’électricité au moment où personne n’en a besoin, ce qui n’est pas très utile. Lorsque l’État fait un choix économique, ne devrait-il pas plutôt comparer ces différentes énergies à coût complet, en prenant pour le nucléaire tout ce qui va avec, et pour les éoliennes, le coût pour la balance commerciale par exemple, étant donné que ce n’est pas produit en France, et de manière générale le coût de restructuration car un réseau avec 75 % de nucléaire est complètement différent d’un réseau avec 50 % de nucléaire et 30 % d’EnR ? Quel est votre avis à ce sujet ?

M. Jérôme Pécresse. Quand nous faisons des projets d’énergie renouvelable, nos clients provisionnent aussi le démantèlement des parcs. L’analyse du cycle de vie complète est étudiée. Sur l’aspect intermittence, objectivement, le problème peut se poser et cette question concerne davantage les personnes de RTE. Personnellement, je ne crois pas que le problème se pose à 5 % de solaire et 5 % d’éolien. À de tels niveaux, l’intermittence est assez gérable. Lorsqu’on aura atteint 20 à 30 %, la contrainte sera différente et il faudrait se servir de la base hydroélectrique dont nous disposons.

Pour rebondir sur le point que vous avez fait sur le renouvellement des concessions, avec la reconversion des centrales hydroélectriques existantes en stations de pompage-turbinage, je pense qu’en étalant l’intermittence à l’échelle européenne et en investissant dans les interconnexions entre pays, nous pourrons mieux traiter ces sujets. Il faudra effectivement mettre du stockage dans le système à un moment donné. Le stockage aujourd’hui coûte cher. Un projet éolien plus du stockage commence à pointer à l’horizon mais en France, nous sommes loin d’être arrivés à ce stade.

M. le président Julien Aubert. M. Jancovici est venu ici et nous a montré des courbes qui exposent qu’en fait, lorsqu’il y a du vent en Allemagne, il y en a en France. Il y a une corrélation et pas du tout d’effet de foisonnement. Il nous l’a démontré entre la France et l’Allemagne et entre la France et l’Espagne : on produit en même temps. Si j’achète une électricité éolienne à un certain prix mais qu’elle est produite à un moment T où de toute façon je ne peux pas l’absorber par la demande et qu’en Allemagne ils ont exactement le même problème, ce qui fait que je tombe par exemple sur un cas extrême qui est un prix négatif, je paie les Italiens pour qu’ils achètent mon électricité éolienne au moment où je n’en ai pas besoin. En réalité, le prix de mon électricité éolienne n’est pas de 65 €/MW mais de 65 €/MW plus par exemple ce que j’ai payé aux Italiens pour qu’ils le consomment. C’est la différence avec d’autres électricités qui n’ont pas ce type de problème. C’est en cela que je me demande dans quelle mesure ce n’est pas biaisé. Je comprends que certaines industries mettent en avant ce coût en disant que le coût baisse mais le coût collectif ou global est peut-être plus compliqué.

M. Jérôme Pécresse. Je ne dispose pas de ces éléments mais je ne suis pas sûr que ce coût aujourd’hui sur une année, à l’échelle du marché français à 5 % de solaire et 4 % d’éolien, soit significatif.

M. le président Julien Aubert. C’est parce que nous sommes sur des petits montants mais dans le cadre d’une PPE qui envisagerait de multiplier par 2, 3 ou 5 en fonction des types d’énergie, on risque d’arriver à 15 %.

M. Jérôme Pécresse. À 15 %, pour procéder de la façon la plus économique possible, il faut utiliser une base hydroélectrique installée pour faire du pompage-turbinage, dont le coût est minimal. Je connais beaucoup de pays qui sont des réseaux fermés. L’exemple parfait est l’Israël, un pays dont le réseau électrique ne communique pas avec les pays voisins, qui développe beaucoup de solaire et commence à développer de l’éolien et a donc besoin de stocker l’énergie intermittente. L’Israël crée des nouvelles stations hydroélectriques de pompage-turbinage. La première est terminée, la deuxième en cours d’installation et une troisième est prévue. La France dispose d’un potentiel hydroélectrique qui peut être utilisé à cette fin.

M. le président Julien Aubert. On modifie le mode de fonctionnement de nos barrages actuels. Si je prends mes barrages hydroélectriques aujourd’hui alors que j’ai du nucléaire, leur optimisation économique ne sera pas exactement la même que si demain on leur demande à un instant T de stocker une électricité surnuméraire.

M. Jérôme Pécresse. Nous aurons des investissements à faire dans la base hydroélectrique.

M. le président Julien Aubert. C’est pour cela que j’en reviens à ma question première : ce n’est pas la même chose de dire à un opérateur privé qui fait son choix économique qu’on lui concède un barrage hydroélectrique qu’il devra gérer de manière optimale pour produire de l’électricité que de lui dire ensuite : « Vous comprenez, on a des petits problèmes de pics, donc vous seriez bien gentil de faire tel investissement ou de stocker à l’instant T ».

M. Jérôme Pécresse. Il faut qu’il fasse l’investissement et qu’il soit rémunéré pour ce faire et que donc, en quelque sorte, le stockage dans le réseau soit rémunéré.

M. le président Julien Aubert. Par conséquent, si son calcul économique change, il serait en droit de revenir vers l’État en disant : « Écoutez, j’ai accepté de prendre cette concession pour produire de l’électricité mais si demain vous me demandez de moduler mon barrage pour m’adapter à votre intermittence, cela revient plus cher ».

M. Jérôme Pécresse. Est-ce RTE ou la CRE qui a rendu un rapport récent sur le sujet pour savoir quels étaient les coûts dans le système ?

M. le président Julien Aubert. Je pense que c’est plutôt la CRE.

Monsieur le président-directeur général et Monsieur le directeur des relations publiques, je vous remercie beaucoup de votre venue.

M. Jérôme Pécresse. Je vous remercie.

Laudition sachève à vingt heures.

*

*     *

7.   Audition, ouverte à la presse, de M. François Kalaydjian, directeur « Économie et veille » à l’IFP Énergies nouvelles et de M. Jean‑Christophe Viguié, responsable des programmes au centre de résultats « Procédés » (6 juin 2019)

Laudition débute à neuf heures cinq.

M. le président Julien Aubert. Nous accueillons les représentants de l’IFP Énergies nouvelles (IFP-EN) : M. François Kalaydjian, directeur économie et veille, et M. Jean-Christophe Viguié, responsable programmes, centre de résultats procédés. Ils sont accompagnés de Mme Anne-Laure de Marignan, responsable « presse et relations institutionnelles », et de Mme Amani Fares, stagiaire.

L’Institut français des pétroles Énergies nouvelles (IFPEN) est un organisme public de recherche, d’innovation et de formation dans les domaines de l’énergie, du transport et de l’environnement.

Notre réunion est consacrée à la question de l’hydrogène dans la transition énergétique, l’hydrogène dont, comme le Tartuffe de Molière, tout le monde parle mais qui n’apparaît qu’à l’acte III. Entre ceux qui disent que c’est la prochaine révolution et ceux qui mettent en garde sur son coût élevé, nous avions besoin que vous nous éclairiez sur son potentiel et pour savoir si, dans la transition énergétique actuelle, il est à sa juste mesure.

Quels sont ses différents usages potentiels dans le stockage d’électricité, le transport et la production de méthane ?

Quels sont les défis techniques et économiques à relever en ce qui concerne la production de l’hydrogène à partir d’électricité décarbonée, ainsi que la réduction des coûts et l’amélioration de l’efficacité des systèmes sur l’ensemble de la chaîne – électrolyseurs, piles à combustibles, stockage ?

Quel est l’horizon de temps envisageable pour le déploiement de la filière au regard de ces considérations techniques et économiques ?

Messieurs, nous allons vous écouter pour un premier exposé liminaire de quinze minutes. Ensuite, les membres de la commission d’enquête vous interrogeront à leur tour, en commençant par notre rapporteure, Mme Meynier-Millefert.

S’agissant d’une commission d’enquête, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

(M. François Kalaydjian et M. Jean-Christophe Viguié prêtent successivement serment.)

M. François Kalaydjian, directeur « Économie et veille » de lInstitut français des pétroles Énergies nouvelles. Monsieur le président, Madame la rapporteure, l’hydrogène doit être examiné dans le contexte de la transition énergétique et de l’objectif de neutralité carbone que s’est assignée la France à l’horizon 2050. La neutralité carbone engage la France à réduire drastiquement ses émissions de CO2 par un facteur d’au moins cinq. Cet objectif très ambitieux réclame une multiplicité de solutions complémentaires les unes des autres, dont notamment l’hydrogène.

Atteindre cette neutralité engage à décarboner l’industrie, le transport, responsable à lui seul de 30 % des émissions de CO2 de la France, et à apporter des services au réseau d’électricité qui va connaître, dans les décennies à venir, une part croissante d’énergies renouvelables variables, c’est-à-dire non pilotables, de nature à induire des problèmes de flexibilité de notre réseau.

L’hydrogène aujourd’hui existe et est utilisé sans attendre l’acte II mais dès l’acte I. Quelque 70 millions de tonnes d’hydrogène sont produites et consommées chaque année. Il est aujourd’hui produit à 4 % par électrolyse de l’eau et à 96 % à partir d’énergies fossiles, principalement par la conversion du gaz naturel.

Parmi les grands secteurs industriels consommateurs d’hydrogène figure notamment le raffinage, pour la production d’ammoniaque utilisé pour les engrais et le méthanol. L’hydrogène est donc utilisé, bien connu. Le marché devrait être croissant dans ses usages actuels et passer de 70 millions de tonnes aujourd’hui à près de 80 millions de tonnes d’ici à 2022.

Afin de développer les nouveaux besoins et les nouveaux services qui apparaissent avec les objectifs de décarbonation et de services apportés au réseau électrique, l’hydrogène doit être non carboné, car on n’aurait aucun gain à l’utilisation d’un hydrogène carboné. La conversion du gaz naturel, aujourd’hui majoritairement utilisé pour produire de l’hydrogène, émet 10 tonnes de CO2 par tonne d’hydrogène produite. En maintenant ce mode de production, on ne réduirait donc pas les émissions de CO2 par l’utilisation d’hydrogène. L’hydrogène décarboné peut être produit soit en captant le CO2 lors de la conversion du gaz naturel, ce qui est tout à fait envisageable et peu onéreux, soit par électrolyse de l’eau, pour autant que l’électricité apportée soit non carbonée. Or en France, notre électricité figure déjà parmi les moins carbonées au monde. Dans d’autre pays, cette électricité serait principalement fournie par des énergies renouvelables.

Pour envisager le développement de l’hydrogène non carboné dans notre mix énergétique, il faut remplir certaines conditions, en termes de coûts de production, de coûts de fonctionnement des électrolyseurs, d’augmentation de leur rendement et de leur montée en puissance.

Pour réduire les coûts de production d’hydrogène non carboné par électrolyse, il y a aussi une problématique de coût d’accès à l’électricité. Pour remplacer l’énergie apportée par les énergies fossiles par de l’électricité, il faut prévoir des électrolyseurs de plusieurs centaines de mégawatts. Il faut donc penser gigawatts. Il y a une problématique d’augmentation de puissance des électrolyseurs.

En outre, le coût de production de l’hydrogène par électrolyse de l’eau fait appel à des technologies variées dont les rendements sont au maximum de l’ordre de 60 à 70 %. Il faut accroître ces rendements. De nouvelles technologies, utilisant notamment des électrolytes solides peuvent émerger. Elles sont à l’échelle du kilowatt et je rappelle qu’il faut passer à l’échelle du gigawatt.

La durée de vie des électrolyseurs est actuellement d’une quinzaine d’années. Pour un électrolyseur d’un gigawatt, il faut concevoir une rentabilité à un horizon de temps acceptable pour l’industrie, c’est-à-dire augmenter sa durée de vie au-delà de quinze ans. Il faut donc travailler sur la fiabilité, la durée de vie, le rendement et l’augmentation de puissance des électrolyseurs.

Plus de la moitié du coût de l’hydrogène produit par électrolyse provient du coût de l’électricité. Si on concevait l’alimentation d’un électrolyseur de façon standard, le coût serait supérieur à 50 euros le mégawattheure. Pour abaisser considérablement le coût de production d’hydrogène électrolytique, il faut prévoir un traitement du coût de l’électricité équivalent à ce qu’on envisage pour les industries électro-intensives, c’est-à-dire un accès à l’électricité non taxé.

Il y a donc un ensemble de conditions à remplir, puisque le coût de production d’hydrogène électrolytique est de 4 à 6 euros le kilo, quand la production d’hydrogène par reformage de gaz naturel est d’environ 1,50 euro le kilo.

M. le président Julien Aubert. Et par captage ?

M. François Kalaydjian. En captant du CO2 sur un reformeur de gaz naturel, si on valorise le CO2 à 50 euros la tonne – il est aujourd’hui sur le marché à 25 euros la tonne –, on augmente le coût d’un demi-euro par kilo d’hydrogène, soit 2,50 euros le kilo. La cible de réduction du coût de l’hydrogène électrolytique avoisine donc 2 euros le kilo, soit une division par deux du coût actuel de production d’hydrogène électrolytique. Cela peut difficilement s’envisager par une simple amélioration des performances des électrolyseurs, malgré une économie d’échelle en passant à de grandes puissances des électrolyseurs.

Il peut être intéressant d’introduire l’hydrogène électrolytique dans l’activité de raffinage afin de contribuer à décarboner cette industrie. L’hydrogène est utilisé depuis des décennies par certaines raffineries pour purifier les produits. L’apport d’hydrogène permet de désoufrer les produits pétroliers afin de se conformer aux normes en vigueur. La production actuelle d’hydrogène utilisé comme produit de purification des produits pétroliers peut engendrer le tiers des émissions de CO2 émises par une raffinerie.

Introduire de l’hydrogène électrolytique est un bon moyen de décarboner une raffinerie. Mais pour fonctionner, une raffinerie doit dégager des marges. La marge minimum est de l’ordre de 2,20 dollars par baril produit. En partant d’une marge de 4 dollars par baril, conserver une telle marge conduit à envisager un coût de production d’hydrogène électrolytique d’environ 2 euros le kilo.

On a beaucoup parlé de flexibilité du réseau. Elle sera fortement demandée lorsque la part variable des énergies renouvelable deviendra importante, mais pas dans l’immédiat, puisqu’en 2035, 50 % de notre électricité seront encore nucléaires, donc pilotables. Les problématiques de flexibilité du réseau se poseront au-delà de cette date.

L’hydrogène électrolytique peut décarboner le transport, qui représente aujourd’hui 30 % des émissions de CO2, notamment le transport lourd, lequel, par l’énergie qu’il demande, n’est pas facilement accessible aux batteries. Tout segment du transport lourd, notamment le fret routier et le ferroviaire, nécessitant des énergies considérables que ne peuvent pas fournir des batteries est accessible à l’utilisation de l’hydrogène à partir d’une production d’électricité par alimentation de piles à combustible.

Pour l’électrification du transport, il faut concevoir le rendement de l’électrolyse et le rendement d’une pile à combustible, soit moins de 50 % de rendement global, alors que l’utilisation directe de l’électricité dans une batterie offre un rendement de 90 %.

Si l’hydrogène électrolytique semble un vecteur intéressant pour le transport lourd, pour le transport léger, notamment les véhicules, il faut examiner la compétitivité de la filière hydrogène par rapport aux filières batteries qui se développent. Les voitures à hydrogène devront atteindre des niveaux de performance technico-économiques intéressants en comparaison des véhicules à batteries.

Si l’on reprend l’exercice de scénarisation d’électrification du parc automobile français à l’horizon 2040, pour se conformer à l’interdiction de la vente des véhicules thermiques à émissions de gaz à effet de serre à horizon 2040, que nous avons fait en début d’année pour l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), il apparaît que la pénétration sur le marché des voitures à hydrogène nécessite un certain nombre de facteurs. Je pense notamment à la réduction du prix des véhicules à hydrogène, qui dépasse aujourd’hui 60 000 euros, à une aide à l’achat et un coût de distribution de l’hydrogène à 3 euros le kilo. Cela nous ramène, tant pour la question du raffinage que pour la question du transport à une réduction significative du coût de production de l’hydrogène.

En conclusion, le développement des usages de l’hydrogène est lié à des enjeux de coûts, de puissance disponible des électrolyseurs et à un horizon de temps au-delà de 2030-2035. Pour améliorer les performances des électrolyseurs, il convient de soutenir publiquement la recherche technologique. En outre, le coût d’accès à l’électricité devrait faire l’objet d’une réglementation. Je n’ai pas évoqué les questions de sécurité. Il n’existe pas de réglementation explicite sur l’autorisation de stationner des voitures à hydrogène dans les parkings souterrains.

M. le président Julien Aubert. Vous avez commencé par dire que l’atteinte de l’objectif de neutralité carbone nécessite la mise en place en place d’une multiplicité de solutions. Pourquoi ne pas retenir la solution la plus efficace, c’est-à-dire la moins chère et celle produisant le moindre impact CO2 ? Est-ce parce qu’un seul axe de politique ne suffirait ou bien voulez-vous parler d’une solution multi-technologique ?

M. François Kalaydjian. Il y a un ensemble de problématiques très différentes. La flexibilité du réseau ne peut être obtenue avec les biocarburants. En revanche, le transport peut faire appel aux biocarburants dans une phase de transition, en bénéficiant des infrastructures existantes. De plus, la trajectoire de transition énergétique ne cible pas immédiatement la technologie qui pourrait être développée dans les années 2040-2050, mais vise à optimiser un chemin à partir de solutions technologiques existantes, voire en adjacence, afin de minimiser les coûts. D’où la multiplicité de solutions envisagées pour des raisons d’usage et de temporalité.

M. Jean-Christophe Viguié, responsable des programmes au centre de résultats « Procédés » de lIFPEN. Je ne peux que confirmer ce qui vient d’être dit. L’objectif extrêmement ambitieux de décarboner notre environnement ne peut être atteint que par différentes solutions techniques. Comme dans un problème mathématique, il s’agit d’une optimisation multicritère. L’hydrogène peut être une option, l’électricité peut être une option, les biocarburants, dont nous n’avons pas parlé, sont déjà une réalité pour décarboner le transport. Les biocarburants avancés dont nous avons développé des technologies, qui seront disponibles dès que des investissements industriels auront été réalisés, sont également une excellente solution. C’est par la combinaison de toutes ces options que la France pourra atteindre ses objectifs.

M. le président Julien Aubert. Vous dites qu’il faut de l’électricité décarbonée pour faire de l’hydrogène décarboné. Si mon objectif est la décarbonation, pourquoi ne ferais-je pas de l’électricité décarbonée pour la mettre dans des véhicules électriques décarbonés ? Pourquoi s’embarrasser à construire de grands électrolyseurs avec des problèmes de rendement, à quoi s’ajoute le coût de la voiture qu’il faudra subventionner et le problème de la distribution avec une infrastructure hydrogène qui concurrencera une infrastructure électrique ? Il y a dans cette maison des apôtres du véhicule tout électrique. Pourquoi investir dans l’hydrogène ?

M. François Kalaydjian. J’ai un peu abordé le sujet. Le transport, ce n’est pas que la voiture. Ce sont aussi les camions, le fret routier, le ferroviaire, l’aérien, qui est une très bonne cible pour les biocarburants, et le maritime. Il faut voir le transport dans son intégralité.

M. le président Julien Aubert. Restons sur l’hydrogène !

M. François Kalaydjian. Précisément ! J’ai dit, peut-être un peu rapidement, que tout le transport lourd, par camion et ferroviaire – nous savons que la moitié des lignes ferroviaires ne sont pas électrifiées –, réclame beaucoup d’énergie, et la solution batterie n’est pas appropriée. Sur certains segments du transport, l’hydrogène n’est pas seulement en concurrence avec les batteries. Dans le transport maritime, compte tenu des nouvelles normes de l’organisation maritime internationale (IMO), il peut l’être aussi avec le gaz naturel liquéfié (GNL). Pour le fret routier, la compétitivité de l’hydrogène ne sera pas mesurée au regard de la batterie, mais de biocarburants ou de bio-GNV. On ne peut pas toujours mettre face à face la batterie et l’hydrogène, il y a d’autres paramètres à prendre en compte.

M. le président Julien Aubert. Quand vous évoquez la modification de la réglementation du stationnement souterrain, vous ne pensez pas aux poids lourds ou aux trains. Vous avez parlé du problème du coût : 60 000 euros par voiture. On est bien dans le domaine du véhicule particulier.

Sans préférence technologique, j’entends bien ce que vous dites sur le fret, mais pourquoi aborder la solution du véhicule particulier ? Pensez-vous que, même pour le véhicule particulier, il serait intéressant de développer une offre hydrogène, sachant qu’il faut trouver un constructeur automobile qui veuille bien le faire et que le maillage des points de ravitaillement doit être différent pour les lignes régulières de poids lourds et pour le véhicule individuel qui, par définition, peut emprunter une multitude d’itinéraires ?

M. François Kalaydjian. Pour les véhicules automobiles purement à batterie se pose aujourd’hui la question de la capacité et de la durée de vie de la batterie quand elle est soumise à des recharges rapides. La solution hydrogène est favorable à l’usage du véhicule particulier sur de longues distances. D’ailleurs, des véhicules à hydrogène existent déjà. C’est pourquoi nous avons, pour l’OPECST, envisagé trois scénarios : un scénario reposant sur les technologies d’aujourd’hui ; un scénario plutôt favorable aux batteries en anticipant une amélioration de leurs performances et un scénario prenant en compte l’arrivée de voitures à hydrogène dans le parc automobile d’ici 2040. J’ai rappelé les conditions de succès pour les véhicules à hydrogène. Si elles peuvent être remplies, il y a une place pour la voiture hydrogène dans le parc, au même titre que les voitures diesel et les voitures essence aujourd’hui.

M. le président Julien Aubert. À cette différence près que le diesel et l’essence sont fournis par les mêmes pompes, alors que vous parlez d’infrastructures différentes.

Vous introduisez un point intéressant, car il y a un sujet sur les infrastructures. Comme vous le suggérez, ne vaut-il mieux pas équiper en hydrogène les véhicules particuliers, qui auraient une plus grande autonomie et besoin d’un maillage moins fin que les véhicules électriques, peut-être moins cher à produire et moins coûteux en carburant, mais qui doivent être régulièrement rechargés et qui rencontrent un problème d’épuisement de la batterie ? Mais doter d’hydrogène 10 millions de véhicules français et les subventionner à 50 %, c’est-à-dire 30 000 euros par véhicule, coûterait 30 milliards d’euros, ce qui représente une politique très ambitieuse. Avez-vous fait un calcul économique ? Nous avons le même problème avec la production des énergies. Les gens nous donnent le chiffre qui les intéresse. Ils disent que l’électricité sort à tel prix, mais l’intéressant, ce sont les coûts cachés. Il faudrait dire : si on fait du tout électrique, voilà le prix pour permettre aux gens d’avoir un véhicule, voilà le prix du recyclage des batteries ou de l’approvisionnement en terres rares, voilà le prix d’installation de suffisamment de points de charge. Certains disent que dans cinq ans, on aura la batterie pour ce faire. Que se passe-t-il si on fait la même chose en hydrogène, sachant qu’il faut moins de points de ravitaillement ? Ou bien, choisissons de pousser les énergies là où elles ont le meilleur avantage comparatif et destinons le véhicule électrique à la voiture particulière et l’hydrogène pour tous les transports lourds, le fret routier et ferroviaire. On ferait alors un choix, avec le risque, comme disait un chanteur célèbre, de mourir pour des idées en s’étant trompé d’idées.

M. François Kalaydjian. Effectivement, il y a des enjeux de décisions politiques. Vous parlez de coûts cachés, il faudrait parler aussi de bénéfices cachés, c’est-à-dire les coûts d’importation des énergies fossiles et du pétrole, qui doivent aussi être pris en compte. Les niveaux de dépenses et de bénéfices sont élevés. Si on cumule d’ici 2040, comme nous le montrons dans le rapport de l’OPECST, ce sont des centaines de milliards d’euros en termes de déploiement des infrastructures, avec les points de recharge, les stations hydrogènes.

M. le président Julien Aubert. Vous parlez de plusieurs centaines de milliards d’euros. Pourriez-vous citer quelques chiffres précis ?

M. François Kalaydjian. Cela figure dans le rapport de l’OPECST paru en début d’année. Des chiffres de cette nature prennent en compte les points de recharge, avec le nombre de véhicules par point de recharge pour la partie électrique, mais aussi des stations hydrogène dont le coût unitaire est de 1 à 2 millions d’euros, avec un maillage analogue à celui des stations-service essence, diesel et biocarburants.

M. le président Julien Aubert. Vous avez parlé de l’hydrogène dans les raffineries. Or les raffineries servent à fabriquer du carburant. Si demain on décide de réduire à la portion congrue le diesel et l’essence, devra-t-on les fermer, ou bien en aura-t-on encore besoin pour une autre utilisation ? Développer une filière hydrogène pour des raffineries qui ont peut-être vocation à disparaître a-t-il un sens ?

M. François Kalaydjian. Nous en aurons encore besoin pendant quelques années. La pénétration de notre parc automobile par les véhicules électriques s’opère mais elle est encore modeste. L’hydrogène est utilisé dans les raffineries aujourd’hui et il peut être utilisé dans les bioraffineries, demain.

M. Jean-Christophe Viguié. Les raffineries servent à faire des carburants. Je rappelle qu’une énorme part du gazole moteur produite par les raffineries n’est pas destinée aux véhicules légers mais au transport lourd. Les raffineries servent aussi à fabriquer des produits chimiques. De nombreux sites intègrent raffinage et pétrochimie. Même s’il n’y avait plus de besoin de carburants, les produits chimiques resteraient nécessaires à la vie de tous les jours.

M. le président Julien Aubert. Si, demain, il n’y avait plus de véhicules thermiques, quel potentiel cela représenterait-il ?

M. Jean-Christophe Viguié. Tous les sites de raffinage en France ne sont pas couplés à de la pétrochimie. Par ailleurs, on peut produire des biocarburants de première génération et on pourra produire demain des biocarburants avancés à partir de déchets de bois et de paille, et l’on peut améliorer le rendement de ces procédés en injectant de l’hydrogène non fossile. Cela peut aussi être intéressant.

M. le président Julien Aubert. Il y a cinq ou six ans, j’avais fait un rapport dans lequel l’hydrogène était mentionné comme balbutiant et moins prometteur puis, en tant que conseiller régional de Provence-Alpes-Côte-d’Azur, j’ai rencontré des acteurs de l’hydrogène faisant état d’une réelle attirance pour cette énergie. Comment expliquer qu’on s’y intéresse aujourd’hui davantage qu’il y a dix ans ?

Vous dites qu’il faut de l’électricité décarbonée. Or nous n’en avons pas seulement depuis qu’il existe des éoliennes et des panneaux photovoltaïques, mais depuis quarante ans. La lutte contre les gaz à effet de serre n’a pas commencé non plus il y a cinq ans. Le retour de la réflexion sur l’hydrogène ne résulte-t-il pas du développement des énergies renouvelables (EnR) ? Ayant de l’électricité produite de manière intermittente, dont ne sait pas toujours quoi faire, on développerait une industrie qui se positionnerait de manière opportune, en utilisant cette électricité décarbonée pour fabriquer un modèle permettant à des acteurs du mauvais côté de la transition énergétique d’exister au plan de la décarbonation, tout en tenant un raisonnement industriel intéressant.

Effectivement, on décarbonerait par l’hydrogène avec le désavantage du coût. Des auditions nous ont montré que l’électricité décarbonée est tout de même subventionnée à grands coups de dizaines de milliards d’euros. Certains disent alors qu’ils en auraient besoin pour produire mais qu’il faudrait leur enlever les taxes – deuxième perte de revenus – et qu’ils devraient réaliser des investissements pour éviter la déperdition de rendement. Après quoi, il faudrait subventionner la voiture, sans oublier le problème de la distribution. À la fin, je crains que la facture cumulée par étapes, chacun ayant pris sa part de la chaîne, n’atteigne les 50 euros par gramme de CO2. Peut-il sera-t-il possible de financer les premiers kilos, mais vous n’atteindrez jamais votre objectif final, parce que, après avoir dépassé comme en Allemagne les 1 000 milliards d’euros d’aide, on arrêtera la machine en disant que c’est impossible.

Avez-vous des arguments à faire valoir afin de battre en brèche ou de confirmer cette analyse un peu vigoureuse ?

M. François Kalaydjian. Pourquoi, depuis cinq ans, l’hydrogène suscite-t-il autant d’intérêt et d’articles dans la presse et dans les journaux scientifiques ? Décréter un nouvel objectif comme la neutralité carbone, bien plus ambitieux que l’objectif du facteur 4 initialement défini, conduit à reconsidérer tous les objectifs de décarbonation des secteurs industriel, des transports. S’y ajoute l’objectif européen de développement des énergies renouvelables. Dans cette trajectoire, le développement des renouvelables et la décarbonation sont indispensables pour atteindre la neutralité carbone, parce que le stock naturel de CO2 sera limité à 70 millions de tonnes, voire à 100 millions de tonnes, dans le meilleur des cas, à l’horizon 2050. Autrement dit, tout le reste doit être drastiquement réduit et il y a urgence à décarboner l’ensemble du mix énergétique. D’où la recherche de solutions complémentaires et l’intérêt présenté par l’hydrogène, qui intéresse la question du réseau d’électricité, pour des secteurs industriels et pour le transport. La versatilité de l’utilisation de l’hydrogène rend possible des synergies d’utilisation d’infrastructures capable de dégager des économies pour le déploiement de l’hydrogène dans les différents usages.

Je crois avoir indiqué clairement les conditions à réunir pour rendre l’utilisation de l’hydrogène compétitive dans ces différents secteurs. La question de l’électricité est centrale. Il est difficile d’envisager de n’alimenter les électrolyseurs que par des énergies renouvelables variables dans les moments de surproduction, trop rares dans l’année. Avec des électrolyseurs d’une capacité de production de l’ordre du gigawatt dont le coût de fabrication est de 1 000 à 2 000 euros le kilowatt, les unités de production doivent être d’environ un milliard d’euros. On ne peut faire fonctionner une unité de production du milliard d’euros une part infime de l’année. Pour être rentabilisé, un investissement de cet ordre doit fonctionner au long de l’année plus de 5 000 à 6 000 heures par an, soit 50 % à 60 % du temps. Ces 50 % à 60 % du temps ne peuvent être alimentés uniquement dans les périodes de surcapacité des énergies renouvelables variables de notre mix énergétique d’aujourd’hui. Si, dans des décennies, la production d’électricité provient d’énergies renouvelables variables, ce sera différent, mais nous n’en sommes n’en est pas là. À l’horizon 2035, nous sommes encore sur 50 % de production nucléaire.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Je lisais récemment dans un article que la Chine abandonnait les véhicules électriques, considérant qu’ils ne représentaient qu’une part de la transition énergétique, pour mettre plein cap sur l’investissement dans l’hydrogène. Alors que 90 % de la recherche scientifique est réalisée en France, que l’on y pense et en parle beaucoup, pourquoi la mise en œuvre est-elle si difficile ? Vous avez évoqué le cadre nécessaire au fonctionnement, mais quels sont les freins ? Le président se demandait si le retour de l’hydrogène ne résultait pas du développement des EnR. Je me demande si ce n’est pas à cause du nucléaire. Notre socle d’énergie peu chère et notre attachement historique à cette énergie fiable qui nous a rendu service pendant longtemps ne freinent-ils pas le développement de cette filière ?

M. François Kalaydjian. Concernant la Chine, j’ignore à quel article vous faites référence. La moitié du parc mondial de 5 millions de véhicules électriques a été produite en Chine. Certes, le gouvernement chinois a modifié sa politique de soutien à l’achat des véhicules à batterie, considérant que certains véhicules devenus rentables ne nécessitaient plus un soutien massif, mais je n’ai pas connaissance de l’abandon de la production de véhicules à batterie en Chine.

L’hydrogène ne rencontre pas nécessairement des freins. Comme pour tout grand système d’infrastructures industrielles nécessitant une amélioration des technologies pour atteindre la rentabilité, il faut du temps. Cela ne se décrète pas. Le développement d’électrolyseurs de grande capacité, d’infrastructures de transport, de capacités de production et de réseaux de distribution, la réduction des coûts qui ne nécessiterait pas 30 000 euros d’aide à l’achat d’un véhicule de 70 000 euros, tout cela prend du temps sans qu’il s’agisse de freins à proprement parler.

Je ne crois pas que le nucléaire soit un frein à la production d’hydrogène électrolytique. Il peut même être un moteur. Une centrale nucléaire fonctionne en base et la production d’électricité nucléaire est non carbonée. Tout électrolyseur étant alimenté par une électricité très majoritairement d’origine nucléaire, donc non carbonée, l’hydrogène doit plutôt être conçu comme un élément positif de transition. Il faut ensuite considérer l’évolution du mix d’électricité dans le temps, avec la croissance de la part des énergies renouvelables non pilotables, mais c’est une autre affaire. L’enjeu est d’avoir un hydrogène non carboné. Si on fait de l’électrolyse de l’eau par de l’électricité nucléaire, on obtient un hydrogène non carboné.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Loin de moi l’idée que le nucléaire ne reste pas un socle intéressant pour la France. Mais dans la mesure où nous pouvons faire confiance à cette énergie qui nous a servis, l’urgence de développer autre chose est peut-être moindre.

Vous avez dit que le sujet sécurité n’avait pas vraiment été pris en compte. Pourriez-vous préciser votre pensée sur ce point ? Enfin, il ne vous a pas échappé que le transport aérien fait aujourd’hui débat. Comment voyez-vous la transition énergétique dans ce secteur ?

M. François Kalaydjian. L’aérien est un segment du transport fortement émetteur de CO2 qui connaît aujourd’hui des réglementations spécifiques en matière d’utilisation des carburants. L’enjeu de la décarbonation du secteur aérien fera également appel à plusieurs solutions. On peut imaginer que tous les auxiliaires de puissance d’un avion soient électrifiés via des systèmes de batterie. Pour le transport proprement dit, la décarbonation interviendra par la décarbonation du carburant lui-même, c’est-à-dire par l’introduction de biocarburants. Tout cela fait l’objet de discussions actives au niveau international sur les réglementations en vigueur, dans lesquelles la direction générale de l’aviation civile (DGAC) est très impliquée. La décarbonation du secteur aérien passera principalement par la décarbonation du carburant par l’introduction de biokérosènes. À ce sujet, l’IFP Énergies nouvelles propose des technologies adaptées à la production de biocarburants dédiés à l’aviation.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. À quelle échéance ?

M. François Kalaydjian. C’est une question de déploiement de la production, mais les technologies sont aujourd’hui disponibles.

Quant à la sécurité, elle est bien maîtrisée par les réservoirs à 700 bars utilisés pour les voitures à hydrogène. Reste à prévoir des systèmes de détection de fuites, notamment dans des lieux confinés comme les parkings souterrains. Pour concevoir un déploiement de l’option hydrogène pour des véhicules particuliers, il faut traiter cette problématique et réglementer l’accès aux parkings souterrains.

M. le président Julien Aubert. Pour la massification de l’hydrogène dans les transports et le développement de méga générateurs, est-il plus intelligent de prévoir un plan de développement de l’électricité intermittente ou de faire du nucléaire historique ? J’ai compris qu’il faut une électricité en base et que, compte tenu des volumes d’énergie nécessaires et du facteur de charge durant 50 à 60 % du temps, l’éolien terrestre et le photovoltaïque sont implicitement exclus, à moins de les massifier énormément pour en avoir toujours, en espérant que le foisonnement tienne. Quelle serait l’électricité décarbonée nécessaire à l’introduction de l’hydrogène dans les transports ?

M. François Kalaydjian. Je n’entrerai pas dans la discussion sur la part de nucléaire à prévoir dans la production d’électricité. Comme vous le dites, il faut une électricité non carbonée. Imaginons le déploiement massif de l’hydrogène dans notre production énergétique. Elle se traduirait par une demande pour les secteurs industriels. Imaginons de futures unités de sidérurgie fonctionnant à l’hydrogène. Nous aurions sans doute à résoudre quelques problèmes de matériaux, mais c’est envisageable. Nous aurions des demandes de raffinage, des demandes de production d’ammoniaque, des demandes de transport, autant de demandes à des temporalités différentes, certaines saisonnières, d’autres quotidiennes. Avec une électricité provenant uniquement d’énergies renouvelables variables, il y aurait aussi des demandes liées à la météorologie, donc des demandes à des temporalités et à des volumétries très variées. Face à cela, il y aurait une production, donc un marché à équilibrer, donc un besoin de stockage par redéploiement, comme il y a aujourd’hui du stockage de gaz naturel qui est beaucoup plus simple à gérer. De nouveaux besoins apparaîtraient par la nécessité d’équilibrer les marchés. Il y aurait un marché de l’hydrogène et une bourse de l’hydrogène. Dans cette configuration, il y aurait des capacités de stockage, donc des possibilités de lissage des intermittences des énergies renouvelables. Je mets de côté la problématique de la pondération entre nucléaire et énergies renouvelables, qui n’est pas mon sujet.

M. le président Julien Aubert. Vous parlez bien du stockage électrique et non du stockage via l’hydrogène ?

M. François Kalaydjian. Par l’hydrogène aussi. Le stockage de l’électricité se fait par l’hydrogène.

M. le président Julien Aubert. Mais si est en capacité de stocker massivement de l’électricité…

M. François Kalaydjian. Sous quelle forme ?

M. le président Julien Aubert. Si on a trouvé la manière de stocker l’énergie intermittente sans passer par l’hydrogène, on n’aura plus besoin de l’hydrogène.

M. François Kalaydjian. Votre assertion est logique mais encore faut-il avoir cette autre solution. Il existe aujourd’hui des possibilités de stockage par des unités massives de batterie, comme l’a développé Tesla en Australie. L’hydrogène est également une solution de stockage d’électricité intéressante. Des stockages de plus de 300 mégawatts de batteries engendrent d’autres problématiques.

M. le président Julien Aubert. Merci beaucoup pour votre participation.

Laudition sachève à dix heures cinq.

*

*     *

8.   Audition, ouverte à la presse, de M. Etienne Gaudin, directeur développement et mobilités en charge de Wattway, de M. Emmanuel Rollin, directeur juridique de Colas, de M. Serge Kehyayan, directeur du développement public, de Mme Caroline Millan, chargée de mission relations publiques, et de Mme Maeva Malbrancke, juriste à la direction juridique de Colas (6 juin 2019)

Laudition débute à dix heures cinq.

M. le président Julien Aubert. Nous accueillons les représentants du groupe Colas : M. Étienne Gaudin, directeur développement et mobilités en charge de Wattway ; M. Emmanuel Rollin, directeur juridique de Colas ; M. Serge Kehyayan, directeur du développement public ; Mme Caroline Millan, chargée de missions relations publiques, et Mme Maeva Malbrancke, juriste à la direction juridique de Colas.

La chaussée Wattway est un revêtement routier photovoltaïque, issue de recherches menées par Colas et l’Institut national de l’énergie solaire. La chaussée fournit de l’électricité tout en permettant la circulation de tout type de véhicule.

Une expérimentation très médiatisée par Mme Ségolène Royal, alors ministre en charge de l’environnement, et pour laquelle la presse a fait état d’un subventionnement public de 5 millions d’euros pour l’essai de Tourouvre, en Normandie, a pu masquer d’autres formes d’essais en France métropolitaine et dans les DOM.

Quels sont les enseignements de ces expérimentations et pour quels types d’usage ?

Quels sont les coûts de production – coûts complets, coûts cachés, bénéfices cachés – du kilowattheure ? Comment se comparent-ils à dautres solutions dénergie solaire ?

Qu’en est-il de l’intermittence et des solutions pour la corriger ?

Nous allons vous écouter pour un premier exposé liminaire de quinze minutes. Ensuite, les membres de la commission d’enquête vous interrogeront à leur tour avec, d’abord, les questions de notre rapporteure, Mme Meynier-Millefert.

S’agissant d’une commission d’enquête, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

(M. Étienne Gaudin et M. Emmanuel Rollin prêtent successivement serment.)

M. Étienne Gaudin, directeur développement et mobilités en charge de Wattway. Monsieur le président, Madame la rapporteure, Mesdames et Messieurs les députés, le revêtement photovoltaïque Wattway, qui fait l’objet de cette audition, s’inscrit à la fois dans la tradition et la stratégie d’innovation de Colas et dans son ambition de leader mondial d’imaginer, de concevoir et de proposer des solutions d’infrastructures responsables, qui répondent aux enjeux environnementaux et sociétaux du monde contemporain.

Avant d’exposer en détail les fondements de cette innovation de rupture et les différentes étapes qui jalonnent son développement, permettez-moi de revenir quelques instants sur Colas, puisque celle-ci est portée par cette société.

Colas est présent dans plus de cinquante pays sur les cinq continents. L’international représente plus de la moitié de son chiffre d’affaires de 13,2 milliards d’euros en 2018, avec 58 000 collaborateurs qui réalisent environ 85 000 chantiers par an, pour la plupart de taille modeste. Ce sont, pour plus de 90 %, des travaux d’entretien ou d’aménagement de surfaces déjà artificialisées concernant des routes, des voies urbaines, des voies à haut niveau de service, des pistes cyclables, mais aussi des plateformes aéroportuaires, des infrastructures ferroviaires – trains, lignes à grande vitesse, tramway, métro.

Sur chacun de ces projets, lorsque cela est possible, nous nous efforçons de promouvoir, auprès de nos clients publics et privés, des techniques innovantes, contribuant à une mobilité responsable.

L’innovation, qui est le cœur du sujet Wattway pour nous, réside aussi au cœur des activités et du développement de Colas depuis sa création. Colas est née en 1929 – nous fêtons les 90 ans cette année – pour exploiter un brevet d’émulsion de bitume, Cold Asphalt, le nom de Colas venant de la contraction de ces deux mots.

Depuis, Colas est à l’origine de nombreux brevets, une dizaine par an, ce qui est unique parmi les entreprises routières et prouve bien que l’innovation fait partie de notre ADN.

La force d’innovation de Colas se trouve dans notre campus scientifique et technique installé sur le plateau de Saclay. C’est le premier central mondial privé de recherche sur les techniques routières.

Agir en faveur de la mobilité responsable, car Wattway s’inscrit dans cette logique, signifie pour Colas, d’une part, limiter l’impact et les nuisances liées à notre activité, c’est-à-dire réduire notre empreinte carbone, et, d’autre part, concevoir et réaliser des solutions d’infrastructures sûres, durables, connectées, partagées et innovantes.

Je concentrerai mon propos sur la partie énergie et transition énergétique, thème de votre commission d’enquête. Colas s’attache à réduire ses propres consommations, par exemple, en privilégiant les circuits courts, le transport de matériaux par rail ou par voie fluviale et en proposant, lorsque cela est possible, des techniques de recyclage de chaussées en place. À cet égard, vous ne savez peut-être pas que Colas figure parmi les cinq plus grands recycleurs mondiaux de matériaux, tous secteurs confondus.

Concernant l’innovation, un des axes majeurs que nous avons portés pendant de nombreuses années est la chimie verte. L’objectif est de remplacer des composants pétroliers par certains produits issus de matières végétales. C’est le cas de notre liant Végécol, qui a été breveté en 2004, ou encore de la peinture routière Végémark.

Enfin, les équipes du campus scientifique et technique de Colas ont imaginé l’innovation majeure que vous avez présentée, qui lie, pour la première fois, énergie et route. Wattway est le premier revêtement routier photovoltaïque au monde, circulable en sécurité par tous les véhicules, y compris les poids lourds.

Wattway s’inscrit dans le cadre plus global de la réflexion des acteurs publics et privés sur ce que l’on a appelé la route de cinquième génération. La première génération, c’est le chemin. La deuxième, c’est la voie romaine, avec le pavé. La troisième, c’est la route revêtue, celle de Colas en 1929. La quatrième, c’est l’autoroute. Sur cette route de cinquième génération, Colas a structuré sa réflexion en vue d’élargir le plus possible les usages de la route. Nous avons lancé en 2011 un projet de recherche et développement pour la conception et la mise au point d’un revêtement routier photovoltaïque qui produirait de l’énergie propre et renouvelable à partir de la chaussée. Ce revêtement présenterait en particulier l’avantage d’utiliser des surfaces déjà artificialisées, les routes, donc de ne pas empiéter sur l’usage naturel, paysager et agricole des sols.

Après cinq années de R & D, Colas annonce, en octobre 2015, la mise au point en laboratoire de Wattway et, en décembre 2015, à l’occasion de la Cop 21, réunie à Paris, Wattway est récompensé par un trophée « Solution Climat ». S’ensuivront trois années d’expérimentation, toujours en cours.

À ce stade de l’exposé, je me permets d’appeler votre attention sur le fait que le développement de Wattway, technologie de rupture, est strictement calqué sur le déroulé classique de tout développement technologique, à savoir : d’abord, une phase initiale de recherche et développement pour trouver des solutions techniques aux défis lancés par l’idée étudiée ; ensuite, une phase d’expérimentation, dans laquelle nous nous trouvons encore, pour confronter les résultats de R & D au terrain, en grandeur nature ; enfin, la commercialisation, qui ne peut être envisagée qu’après avoir réussi à résoudre la plupart des questions soulevées en phase d’expérimentation.

Concernant la phase initiale de recherche et développement, après les premiers travaux réalisés en interne en 2011, nous avons choisi rapidement de créer un laboratoire commun de recherche et développement réunissant deux expertises, celle de Colas, dans le domaine de la technique routière, et celle du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies renouvelables (CEA), que vous avez cité, au travers de l’Institut national de l’énergie solaire (INES). L’intérêt pour nous était d’avoir une expertise de rang mondial dans le domaine photovoltaïque. Ce laboratoire créé en 2012 est toujours actif en 2019. Sur la période 2012-2019, Colas a financé pour plus de 4 millions d’euros ce laboratoire commun, sans compter les millions d’euros de financement de nos propres équipes. En plus de la production de brevets, en copropriété entre les deux structures, Colas et le CEA, cette collaboration a défini les grands principes de Wattway.

Nous avons conçu l’encapsulation de cellules photovoltaïques standards, des cellules cristallines, par essence fragiles comme une feuille de verre, dans un sandwich de matériaux à même de les rendre résistantes au trafic routier. Il a fallu en outre imaginer de poser sur ce sandwich un revêtement qui confère les propriétés attendues d’une route en termes d’adhérence, tout en restant transparent à la lumière du soleil afin que les cellules puissent fonctionner. J’ai apporté un échantillon que je vous invite à faire circuler.

Après que les premiers essais en grandeur réelle réalisés sur le site du CEA se sont révélés positifs en 2015, nous sommes passés à la phase d’expérimentation, avec deux objectifs.

Le premier, d’ordre technique, était de faire progresser la maturité technique en appliquant Wattway dans des environnements variés, liés la nature du trafic – vélos, voitures, camions –, à la vitesse, aux conditions météorologiques – climat tempéré, froid, tropical, désertique –, aux types de lieux – parking, rue, route –, en allant jusqu’aux limites techniques. Pour certains sites, nous avons fait des tests avec de fortes girations et du trafic autoroutier.

Le second avait trait à l’usage. Il s’agissait de vérifier la pertinence de la solution par rapport à des marchés donnés. L’expérimentation s’est faite avec des partenaires. Chaque expérimentation a donné lieu à un contrat prévoyant un montant forfaitaire de 2 000 à 2 500 euros selon la taille de la surface des sites d’expérimentation, quelle que soit la nature des partenaires, publics ou privés, en France ou à l’international, avec quelques coûts supplémentaires dus à l’éloignement et au transport.

Finalement, Wattway, cela sert à quoi ? Nous avions imaginé trois usages.

Premièrement, l’alimentation d’équipements en site isolé, qui correspond à notre première expérimentation réalisée en mai 2016. Il s’agissait d’alimenter une borne de recharge de véhicules électriques sur le parking d’une salle de spectacle, en Vendée.

Le deuxième usage, c’est l’autoconsommation, pour alimenter en énergie renouvelable des équipements ou un bâtiment généralement raccordés au réseau. Nous l’avons fait à La Réunion, sur le site de notre filiale GTOI (Grands travaux de l’océan Indien) et à Saint-Jean-d’Alcapiès, dans l’Aveyron, pour alimenter les gîtes municipaux.

Le troisième usage, c’est la production d’énergie pure avec une logique de réinjection dans le réseau. Nous l’avons fait à Châlons-en-Champagne et sur un pont, à Breukelen, aux Pays-Bas.

À ce jour, Wattway est expérimenté sur trois familles d’usages, sur 45 sites, dont 13 sites à l’étranger, aux États-Unis, au Canada, au Japon, au Royaume-Uni, au Luxembourg et aux Pays-Bas.

Notre volonté dès 2016 était de réaliser des chantiers de petite taille, de dix à cent mètres carrés. C’est ce que nous avons fait dans la très grande majorité des cas, à l’exception du site de Tourouvre, dans l’Orne, que vous avez cité, d’une superficie de 2 800 mètres carrés et d’une longueur d’un kilomètre. Il convient de situer ce cas spécifique dans le contexte de vif intérêt, voire d’enthousiasme soulevé par l’annonce de cette innovation de rupture qu’est Wattway. Pour Colas, la réalisation de ce site constituait un défi et un laboratoire à ciel ouvert très intéressant pour notre maturité technique.

Quel bilan faire de Wattway, à ce jour ?

Tout d’abord, et c’est très rassurant pour nous, cela fonctionne. Les expérimentations nous ont permis de connaître précisément la capacité de production pour chaque environnement, comme les rues d’un centre-ville, un parking, des voies départementales. Nous avons aussi identifié des usages. Avec ces 45 expérimentations, nous avons réussi à tester de nombreuses situations et à comprendre ce qui était pertinent. D’un point de vue technique, les limites rencontrées pendant ces trois ans d’expérimentations, telles que l’apparition de fissures, le vieillissement prématuré des dalles dans certaines conditions, la maîtrise insuffisante de certaines étapes de pose, nous ont conduits à faire évoluer notre solution. Nous avons testé dix versions de dalles et quatre versions d’architecture électrique. Nous en sommes à la vingt-quatrième version de notre processus de pose. Il y a donc eu beaucoup d’apprentissage durant cette période.

S’agissant de la propriété intellectuelle, vous avez rappelé notre coopération avec le CEA. Le revêtement photovoltaïque est protégé par six familles de brevets en copropriété de Colas et du CEA. Chaque famille concerne un aspect innovant de la solution : la structure photovoltaïque elle-même, l’ingénierie électrique, l’intégration à un support circulable. Ces six familles de brevets assurent la protection des différentes caractéristiques en France, en Europe, aux États-Unis, au Canada, en Australie et au Japon.

Wattway est aujourd’hui une solution proche de la commercialisation. Nous avons identifié un usage pertinent : l’alimentation d’équipements en site isolé à proximité de la voirie. Cela présente un intérêt dans les zones où le réseau est absent ou dans celles où les contraintes techniques ou financières sont trop fortes pour se raccorder au réseau existant. Par exemple, cet automne, nous avons équipé une petite surface de douze mètres carrés de dalles Wattway afin d’alimenter une caméra de vidéosurveillance en site isolé. Dans le contournement nord de Montpellier, en un lieu éloigné du réseau, Montpellier Méditerranée Métropole souhaitait installer une caméra à un rond-point dont le trafic n’était pas supervisé. C’est sur ce type d’offre que nous prévoyons un lancement commercial.

Pour conclure, Wattway est le premier pas vers l’ajout de nouvelles fonctionnalités à la route, grâce à la capacité à y intégrer de l’électronique. Pour nous, la route solaire n’est pas le seul sujet. Avec la même technique d’encapsulation, mais avec des diodes luminescentes, des LED, et non des cellules photovoltaïques, nous avons conçu, avec le CEA, Flowell, une solution de signalisation lumineuse dynamique, visant à renforcer la visibilité des marquages, par exemple, sur les passages piétons par temps de pluie ou la nuit. Elle offre aussi la capacité de faire apparaître ou disparaître dynamiquement le marquage, donc de rendre la voirie modulable, afin de favoriser un meilleur partage entre les différents modes de déplacement. C’est vraiment une rupture dans la conception de la route.

Finalement, ces solutions changent le regard sur la route. D’un support passif, la route devient un terrain d’innovation pour de nombreux acteurs à l’échelle mondiale, parmi lesquels des acteurs chinois pour la route solaire. De nombreuses start-up s’intéressent à la route ou à la rue dynamique et modulable. Fidèle à sa culture d’innovation, Colas joue un rôle précurseur dans ce nouveau champ technologique. Cela n’aurait pas été possible sans l’excellence académique française, en l’occurrence, du CEA, ni sans le soutien des acteurs publics et privés engagés avec nous dans ces 45 expérimentations que nous avons réalisées avec plaisir avec les acteurs qui nous ont sollicités.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Je suis heureuse de vous rencontrer après avoir visité vos travaux par l’intermédiaire de l’INES.

Parmi les difficultés rencontrées, figurait un excès de bruit qui avait provoqué des plaintes de la part de riverains. Avez-vous réussi à aplanir la route sans en réduire l’adhérence ?

M. Étienne Gaudin. C’est un des enseignements du site de Tourouvre que nous n’aurions pu tirer sur un élément plus court. L’enchaînement du passage des plaques à grande vitesse a révélé un phénomène de bruit que nous n’avions pas pu observer en laboratoire. Mais il faut relativiser la nuisance. Le bruit est celui d’une route gravillonnée et c’est parce que la route d’à côté avait été refaite avec un bel enrobé tout plat que les riverains ont remarqué une grosse différence, alors qu’auparavant celle-ci était en gravillonné et le différentiel de bruit assez peu sensible. Le bruit, un peu semblable au « tac-tac » d’un train passant sur une voie ferrée, résulte du revêtement, qui est proche d’un revêtement gravillonné, et du passage des dalles. La dalle initiale n’était pas plate, elle comportait plus de matière au point de positionnement des cellules et moins sur les bords. Nous avons conçu une nouvelle dalle complètement plate que nous testerons dans les prochains mois à Tourouvre, en espérant que des joints un peu différents limiteront ce bruit.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Une autre critique apparue à l’INES est que vous étiez parvenu à réaliser seulement 50 % de la production espérée. C’était normal, disait-on, s’agissant d’une expérimentation et du contexte politique incitant à une accélération de la sortie. Des problèmes techniques avaient alourdi ce bilan mitigé. Avez-vous revu vos pronostics à la baisse ou êtes-vous parvenu à atteindre voire à dépasser le rythme envisagé ?

M. Étienne Gaudin. Sur le terrain, le rythme de production est apparu inférieur de 50 % aux prévisions initiales et nous avons dû affiner nos modèles de prévision théoriques. Nos expérimentations ont permis d’appliquer aux caractéristiques spécifiques de notre système des outils de prévision de la production d’électricité photovoltaïque à un endroit donné. On parle de kilowattheures produits par mètre carré et par an. Nos calculs initiaux à Tourouvre conduisaient à un peu moins de 100 kWh par mètre carré par an. Nous avons rencontré des problèmes techniques. Un orage a fait disjoncter toute l’installation. La première année, nous étions à 44 kWh par mètre carré par an. Après correction des éléments de perturbation, sans les limitations liées à l’expérimentation, nous aurions plutôt été à 80 kWh, soit plutôt 20 % en dessous de l’estimation initiale. Je disais en préambule que cette expérimentation permettrait de comprendre ce qui est produit à chaque endroit. Nous avons appris sur ce site que les résultats des simulations en laboratoire et dans la vraie vie n’étaient pas toujours les mêmes. Il y a des tracteurs, des sorties de champs, il peut y avoir de la boue, même si elle est ensuite nettoyée par la pluie et le passage des voitures. Nous essayons de comprendre l’impact de chaque élément.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. L’expérience de la « vraie vie » vous a conduits à réduire votre pronostic de production mais pas à améliorer les technologies pour améliorer les résultats.

M. Étienne Gaudin. Dans certains sites, la production est supérieure. Sur le site de La Réunion, qui se comporte particulièrement bien, elle est légèrement supérieure à celle escomptée.

En matière de développement technologique, nous avons développé l’année dernière une nouvelle version de dalle, que nous avons commencé à installer dès le début de cette année. Nous avons changé les cellules et modifié leur organisation. Nous avons augmenté de presque 50 % la puissance de crête par mètre carré. Un des principes de base de Wattway est d’utiliser des cellules standards. Elles progressent et nous en bénéficions. Nous avons fait des choix dans l’organisation des cellules. Si, partant de 80 kWh par mètre carré par an, on augmente de 50 % la production de watts/crête, nous pouvons envisager, avec cette nouvelle dalle, d’atteindre 100, 110 ou 120 kWh. Mais nous n’avons pas encore de retour d’expérience. Nous devons regarder s’il n’y a pas de phénomènes de saturation. La technologie évolue aussi. Nous avons déjà activé des axes de progrès simples dont nous devrions constater les résultats sur le terrain.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Quel est le meilleur espace géographique pour l’implantation de votre technologie ? Quels sont vos enseignements à ce sujet ?

M. Étienne Gaudin. Nos panneaux étant posés à plat, sous nos latitudes, il faudrait les orienter de 30 à 40 degrés pour obtenir un rendement optimal. Sous l’équateur, le positionnement idéal est à plat. À midi, le soleil est à l’exacte verticale, tandis qu’en France, il faudrait incliner le panneau pour capter la pleine lumière. Par conséquent, pour des éléments cloués au sol, plus on approche de l’équateur, meilleur est le rendement.

Au-delà de la physique simple, la logique d’usage pour alimenter des équipements proches de la voirie requiert moins la performance optimale que l’adaptation aux besoins. Quand on positionne Wattway sur l’alimentation de sites isolés à proximité de la voirie, on relève des avantages non liés à la production mais à la possibilité d’installer et d’alimenter des équipements adaptés à la surface. Pour mettre en œuvre une caméra, il faut un poteau, un panneau et une petite batterie. On trouve ces équipements à de nombreux endroits au bord de la route, en particulier pour éclairer des petits panneaux « Attention école » ou « Passage pour piétons ». L’énergie produite est limitée par la surface du panneau posé sur un poteau. En revanche, au sol, on peut multiplier le nombre de panneaux. Nous pouvons ainsi adapter aux besoins la quantité d’énergie produite. Pour une borne de recharge de deux vélos électriques par jour, soit environ 1 kilowattheure, à La Réunion, il faut trois mètres carrés, à Tourouvre, sur un parking, il faut cinq mètres carrés, et à Boulogne, en centre-ville où il y a beaucoup de trafic, il faut huit mètres carrés. Se pose ensuite la question de savoir si cette solution est pertinente en termes de coût de raccordement.

M. le président Julien Aubert. Pour la vidéosurveillance de nuit, avez-vous une solution de dimensionnement de batterie de nature à éviter une rupture d’alimentation ?

M. Étienne Gaudin. C’est un système composé de dalles, d’une armoire avec une batterie, enterrée ou pas. Il faudra ensuite considérer le taux de service et de sécurité. On en revient ainsi à l’intermittence. Comment assurer un fonctionnement continu ou adapté en fonction de l’énergie produite ? Le dimensionnement du stockage est un élément clé. Le coût de la solution est très dépendant du niveau de service attendu. Si nous garantissons trois jours, nous savons que la probabilité de trois jours continus sans soleil existe, mais nous savons qualifier le taux de disponibilité de l’équipement. Il revient ensuite au client de dire si c’est acceptable ou pas en fonction du sujet.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. On estime aujourd’hui à trente ans la durée de vie des panneaux photovoltaïques. Avez-vous intégré dans vos tarifs la déconstruction des panneaux dans les routes ? Prévoyez-vous de les démonter ou de les remplacer ? Est-ce intégré dans les prix de vente ou est-ce qu’on se retrouvera à terme avec des panneaux hors d’état de fonctionnement dans le sol ?

M. Étienne Gaudin. La durée de vie d’un revêtement routier est de trois à dix ans, voire quinze ans, soit des durées toujours inférieures à trente ans. La durée de vie de notre solution est de cinq à dix ans, similaire à celle de la couche de roulement. La question du recyclage des dalles est centrale et nous l’avons creusée dès le départ. Le principe est simple. On enlève ces dalles comme on enlève de la moquette, ce qui casse les cellules, ce qui évite les vols. Ces panneaux renfermant des cellules photovoltaïques standards, nous nous appuyons sur les travaux à ce sujet. Nous avons cherché des partenaires capables de traiter ces matériaux – couches de plastique et cellules. Pour l’instant, nous avons du mal à les motiver car nous n’avons que quelques centaines de mètres carrés et il ne les intéresse pas de mettre en place une filière. Par conséquent, nous stockons dans l’attente d’avoir un volume conséquent pour traiter le sujet.

M. Emmanuel Rollin, directeur juridique de Colas. Nous n’avons pas prévu d’engagement contractuel pour trente ans, puisque les cycles de renouvellement d’équipements routiers standards sont de cinq à dix ans. Quant aux filières de recyclage, elles existent mais nous ne les intéressons pas encore car il n’y a pas matière à créer une filière additionnelle.

Mme Sophie Auconie. Je voulais aborder l’intermittence et le recyclage mais sur ces sujets, vous avez clairement répondu.

Dans le cadre du dérèglement climatique, nous allons vivre de plus en plus de stress hydrique, donc de plus en plus de périodes de sécheresse, peut-être même deux saisons, une saison plutôt sèche et une saison plutôt humide, avec des précipitations fortes, comme ce fut le cas hier et comme ce sera le cas demain. Vos revêtements étant totalement imperméables, nous aurons des difficultés à étendre cette innovation, que je trouve remarquable, à des surfaces importantes de routes. En effet, la perméabilité des routes permet de régler des problèmes d’inondation dont nous risquons d’être victimes de plus en plus souvent et sur des secteurs géographiques de plus en plus étendus en France. Vous êtes-vous penchés sur le sujet ?

M. Étienne Gaudin. La perméabilité des chaussées de routes ou de rues fait partie des sujets que nous traitons en tant que Colas. Nous savons qu’il faut des matières poreuses et gérer le cycle de l’eau. Nous nous sommes demandé si nous pourrions avoir du Wattway poreux et rendre ces dalles poreuses. Pour l’instant, nous n’avons pas trouvé de solution. Quand on regarde la façon dont on les pose, on n’est pas dans la logique de couvrir l’intégralité de la chaussée. On la couvre partiellement, soit sur un bas-côté, soit sur une voie de roulement. Il ne s’agit pas d’étanchéifier complètement une route mais d’occuper moins de 50 % de la surface de la chaussée. Notre logique de développement actuelle, c’est une logique des petites installations pour alimenter des équipements à proximité de la voirie. Nous sommes sur des surfaces tellement petites que la question ne se pose actuellement pas. Si on augmente la surface et s’il y a une logique économique à trouver des modèles impliquant l’augmentation des surfaces, la question devra être étudiée plus sérieusement.

M. le président Julien Aubert. Si j’ai bien compris votre présentation, vous travaillez sur plusieurs usages : le marquage piétons, l’alimentation de petits équipements comme les caméras de vidéoprotection et un usage plus massif. Lors de l’inauguration, j’avais cru qu’on avait trouvé la martingale. On allait mettre des kilomètres carrés de revêtements d’autoroutes et de routes en photovoltaïque, produire de l’électricité et résoudre à la fois le problème des infrastructures et de l’artificialisation, d’autant que le groupe Colas ne fait pas dans la niche mais dans de gros équipements. Est-ce que vous vous orientez plutôt vers de la petite utilisation ou est-ce que vous gardez l’espoir d’une martingale ?

M. Étienne Gaudin. Je disais tout à l’heure que nous faisions 80 % de petits chantiers. Notre activité consiste principalement à reprendre un trottoir ou à refaire une bordure, ce qui représente la plus grande part de notre chiffre d’affaires.

Vous posez la question du modèle économique. L’alimentation d’équipements à proximité de la voirie représente un modèle économique qui tient. Dans une logique d’énergie, on peut considérer cela comme un sujet de niche. Ce n’est pas un sujet d’énergie mais un sujet de déploiement d’équipements, donc d’aménagement du territoire et de sécurité partout où le réseau n’est pas disponible. C’est le premier sujet sur lequel nous avons compris qu’il y avait un intérêt. L’exemple de Montpellier est moins coûteux pour la collectivité. Il se trouve que le réseau moyenne tension passe juste à côté mais le point de transformation étant situé à un kilomètre, il fallait creuser un kilomètre de tranchée pour avoir de l’énergie. Il est plus intéressant économiquement de recourir à ce système. C’est ce sujet que nous entendons développer.

Concernant les perspectives, j’ai évoqué deux autres sujets : l’autoconsommation et la production d’énergie. Le succès de cette niche est lié à son niveau de maturité commerciale. Concernant l’autoconsommation, le plus simple est de vous donner l’exemple de la réalisation que nous avons faite au Japon, avec la chaîne de supermarchés 7-Eleven. Ils ont des petits magasins de 200 mètres carrés. Sur trois mille magasins, ils ont installé du solaire en toiture dans la perspective d’autoconsommer et de réduire l’empreinte carbone. Ils suivent aussi une logique économique : il est moins cher pour eux d’avoir de l’énergie dans la journée qui vient de ces panneaux que de la prendre sur le réseau. Leur logique est de dire : est-ce que je peux saturer un magasin en énergie renouvelable économiquement rentable et réduisant mon impact carbone ? Ils ont regardé leur consommation minimum dans la journée. Ils voient qu’en saturant leurs toits, ils arrivent à produire 80 % de l’énergie du talon de référence. Il reste 20 % pour lequel ils doivent produire en complément de l’énergie renouvelable. Ils regardent autour d’eux ce qu’ils peuvent faire. Les ombrières sont un sujet compliqué sur des petits parkings, à quoi s’ajoute le risque sismique. Pour eux, Wattway sur les allées du parking représente une solution intéressante pour atteindre à 100 % leur talon de référence en énergie renouvelable. Nous sommes en discussion avancée avec eux. Nous sommes confrontés à la maturité économique et au prix de marché, donc de volume. Le prix de ces solutions est très dépendant du volume. Sur des endroits particuliers, la logique d’autoconsommation, en complément d’autres systèmes de production locale représente un marché en devenir, dès lors que nous obtiendrons des conditions économiques intéressantes.

Quant au côté production d’énergie, l’avantage de base de Wattway, c’est d’occuper des surfaces déjà artificialisées et les routes sont innombrables. Pour l’instant, nous sommes très loin d’une solution économiquement rentable.

M. le président Julien Aubert. Vous avez un facteur 17 ?

M. Étienne Gaudin. Sur les expérimentations. Cela correspond au facteur que nous avions dans une version très artisanale, mais nous sommes capables de le réduire fortement. Mais passer d’un facteur 17 au facteur 1, la marge est conséquente.

Le facteur 17 est calculé ainsi : on prend le coût de Tourouvre, on regarde l’énergie produite et on regarde à combien revient le kilowattheure. On a un kilowattheure très très cher. Toutefois, les conditions de Tourouvre sont celles de l’expérimentation et ne sont donc pas significatives en termes de prix. Si on se projette à moyen et long terme, nous devrions avoir la même rentabilité que du solaire en toiture de petite taille, en euro/watt crête par mètre carré installé. Cela reste des projections. Nous n’y sommes pas. Notre sujet de maintenant, c’est déjà de positionner Wattway sur un marché. Nous en avons identifié un, nous verrons pas à pas.

M. le président Julien Aubert. Dans un équipement de vidéoprotection, les voitures roulent sur les dalles. N’y a-t-il pas une baisse de rendement avec le temps ? Vous espérez produite 80 kWh par mètre carré par an, mais qu’en est-il au bout de six mois, un an, deux ans ? N’y a-t-il pas un risque de dégradation de l’équipement ?

M. Étienne Gaudin. Plusieurs éléments peuvent intervenir dans le temps. Le premier est l’encrassement. Il est très dépendant des conditions météo. Nous avons la chance d’être dans un pays tempéré. Il pleut, les voitures passent et nettoient. On ne nettoie quasiment pas les routes en France. En zone désertique, où il y a du sable, de la poussière et très peu de pluie, il faut nettoyer. Le deuxième élément, commun à tous les systèmes photovoltaïques, est l’usure des cellules. Le principe de l’encapsulation est d’assurer cela dans le temps. Mais nous n’avons pas un retour d’expérience suffisant pour prévoir une courbe de production à dix ans. La vraie vie donnant des résultats différents des tests effectués en laboratoire, on est obligé d’accumuler de l’expérience pour avoir des éléments précis dans la durée. Cela fait partie des sujets sur lesquels nous travaillons de façon conséquente.

M. le président Julien Aubert. Avez-vous envisagé d’appliquer cette solution à d’autres parties artificialisées moins sujettes à l’encrassement, comme la margelle des trottoirs ?

M. Étienne Gaudin. Au regard de ce que nous avons qualifié techniquement, nous sommes matures dans des zones de circulation à moins de 50 km/h, donc plutôt des zones de circulation urbaine pour voitures et camions.

M. le président Julien Aubert. Je viens de comprendre pourquoi le Gouvernement tenait absolument à la limitation de vitesse à 80 km/h.

M. Étienne Gaudin. Vous surestimez fortement notre capacité d’influence. Plus sérieusement, nous proposons des dalles circulables. Trottoirs, pistes cyclables, parkings, rues, bas-côtés, bandes d’arrêt d’urgence sont pour nous les endroits naturels d’installation. S’il y a moins de circulation, il y a moins d’ombre, mais cela peut s’encrasser.

M. le président Julien Aubert. L’effet Joule est-il utilisable pour faciliter le déneigement ?

M. Étienne Gaudin. C’est un sujet de recherche et développement. Colas est très présent au Canada, notre deuxième pays après la France. Chaque fois que j’y parle de Wattway, on commence par me demander si cette solution permet de déneiger. Des travaux de recherche sont engagés là-bas dans un centre expérimental piloté par le CEA, ainsi que chez nous. Avec l’effet Joule, on obtient du déneigement, mais la pertinence économique, la durée de l’effet, la surface à couvrir sont les sujets que nous creusons actuellement. C’est théoriquement possible mais nous ne savons pas encore si pratiquement, cela a du sens. La principale interrogation porte sur la quantité d’énergie nécessaire.

M. le président Julien Aubert. 7-Eleven au Japon souhaite-t-il vous acheter l’équipement ou l’incorporer et vous en restez propriétaire ?

M. Étienne Gaudin. Colas n’étant pas un énergéticien, nous ne nous sommes pas positionnés dans une telle logique. Nous développons de la technologie. Nous mettons des produits à la disposition du marché. À court terme, nous n’imaginons pas prendre un engagement énergétique.

M. le président Julien Aubert. Donc, vous vendez l’équipement ?

M. Étienne Gaudin. Nous vendons l’équipement.

M. le président Julien Aubert. Sur le plan juridique, une route solaire n’est pas une route normale. Imaginons que je freine vivement, que j’aie un accident et que je veuille mettre en cause la mauvaise adhérence de la chaussée. Avez-vous étudié le risque juridique ? Des analyses ont-elles été réalisées quant à la sécurité des véhicules ?

M. Étienne Gaudin. Cela pose la question des caractéristiques d’adhérence d’un revêtement routier. On utilise deux paramètres pour définir l’adhérence d’une route : la PMT, la profondeur de macrotexture, qui a pour fonction d’assurer l’évacuation des eaux de ruissellement, et le SRT, Skid Resistance Test. ll faut avoir à la fois de la SRT, pour l’adhérence par temps sec, et de la PMT pour l’adhérence par temps de pluie. Nous avons intégré ces deux critères pour définir Wattway. Pour l’instant, nous savons maintenir ses qualités routières dans la durée avec une vitesse de trafic inférieure à 50 km/h, d’où la limitation. Après, comme pour un enrobé, les caractéristiques d’adhérence vieillissent et leurs corrections relèvent de la responsabilité du propriétaire de l’ouvrage. Nous garantissons des propriétés un certain temps et nous avons la possibilité de réappliquer le revêtement. Notre logique vise à apporter les mêmes caractéristiques d’adhérence que celles d’une route.

Par ailleurs, que se passe-t-il si ma voiture brûle et si je me retrouve à pied en plein soleil avec des panneaux et des fils apparents ? Les préoccupations sont identiques à celles générées par le solaire en toiture. Nous avons choisi une très basse tension de sécurité, inférieure à 60 volts, pour toute l’électricité qui passe par la chaussée à moins de dix centimètres de profondeur. Il est impératif de faire en sorte que ce revêtement présente des caractéristiques routières et ne présente pas de risque électrique.

M. le président Julien Aubert. Je vous remercie au nom de la commission d’enquête pour ces éléments très instructifs.

Laudition sachève à onze heures.

*

*     *

9.   Audition, ouverte à la presse, de M. Yves Lederer, président du Groupe Coriance, sur la cogénération, accompagné de M. Geoffroy Missy, energy manager (opérateur en énergie) (6 juin 2019)

Laudition débute à onze heures.

M. le président Julien Aubert. Pour notre audition consacrée à la cogénération, nous accueillons les représentants du groupe Coriance : M. Yves Lederer, son président, et M. Geoffrey Missy, energy manager, opérateur en énergie.

Filiale de Gaz de France à l’origine, Coriance est devenu un opérateur indépendant, agissant en particulier comme délégataire pour l’exploitation de réseaux de chaleur et de froid urbains.

Coriance a une grande expérience de l’utilisation de la chaleur dégagée par la production d’électricité pour le chauffage et la production d’eau chaude.

C’est le cas pour les réseaux de chaleur que vous exploitez à partir de la biomasse à Pierrelatte, Dijon, Bondy ou Les Mureaux, ou à partir de la géothermie à Fresnes, Chelles ou Meaux.

Quel est le rendement des différents types de cogénération ?

Quels sont les coûts de production électrique des différents types de cogénération ?

Le projet de programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) ne prévoit pas d’appel d’offres de cogénération biomasse sur sa durée en faisant de la valorisation énergétique la priorité avant la cogénération à haut rendement. Qu’en pensez-vous ? Ce sujet étant moins traité que l’éolien ou le photovoltaïque, pourriez-vous nous en expliquer les subtilités et nous indiquer les enjeux de la cogénération ?

Comment prenez-vous en compte les enjeux environnementaux des installations de cogénération à partir de la biomasse ?

Monsieur le président, nous allons vous écouter pour un exposé liminaire de quinze minutes. Ensuite, les membres de la commission d’enquête vous interrogeront à leur tour avec, d’abord, les questions de notre rapporteure, Mme Meynier-Millefert.

S’agissant d’une commission d’enquête, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

(M. Yves Lederer et M. Geoffrey Missy prêtent successivement serment.)

M. Yves Lederer, président du groupe Coriance. Monsieur le président, merci de nous avoir conviés à participer à cette commission d’enquête.

Coriance est un groupe spécialisé dans les délégations de service public de chauffage et de froid urbain – principalement de chauffage -, et un grand nombre des réseaux de chaleur que nous exploitons sont alimentés par des énergies renouvelables et par de la cogénération.

J’établirai d’emblée une distinction entre les systèmes de cogénération, comme vous l’avez fait. Nous faisons fonctionner vingt installations avec des cogénérations gaz, turbines ou moteurs, installations qui produisent de l’électricité et dont on récupère la chaleur lors du refroidissement afin d’alimenter nos réseaux de chaleur. Nous exploitons une cogénération biomasse, à Pierrelatte, dans la Drôme. Nous avons par ailleurs des chaufferies biomasse, qu’il convient de distinguer de la cogénération biomasse de Pierrelatte, où nous produisons, à partir de bois, de l’électricité qui est vendue à EDF et où nous récupérons de la chaleur pour alimenter autour de la ville des serres, le site industriel Georges-Besse II de l’ex-Areva, la ferme aux crocodiles, le site touristique de la Drôme et la ville de Pierrelatte.

Jusqu’alors, la cogénération gaz fonctionnait avec un système dit d’obligation d’achat qui prévoyait, moyennant certaines conditions techniques, par des contrats d’une durée de douze ans, un prix de vente d’électricité par EDF permettant aux réseaux de chaleur de bénéficier d’une recette électrique, donc de conférer une compétitivité certaine à la vente de chaleur. C’est un premier vrai sujet pour l’avenir proche, dans la mesure où ces contrats d’obligation d’achat dits C13 concernent des cogénérations d’une puissance jusqu’à 12 mégawatts électriques. Toutefois le contrat C16 qui correspond aux contrats en cours va jusqu’à un mégawatt, ce qui, pour un réseau de chaleur, est très petit. Certains C13 sont encore en cours, mais pour ceux arrivant à échéance, rien n’est prévu pour succéder à ce dispositif, en sorte que les recettes électriques dont bénéficient les délégations de service public concernées vont s’éteindre, avec des conséquences potentielles. Nous-mêmes et beaucoup de nos confrères avons beaucoup de contrats à l’intérieur desquels le contrat C13 de vente d’électricité s’arrête avant la fin de la délégation le service public. Or le prix de revient du mégawattheure chaleur provenant d’une installation de cogénération est d’environ 5 euros le mégawattheure, tarif imbattable puisque tout autre mode de production ne bénéficie pas de recettes associées, en l’occurrence, les ventes d’électricité.

Voir arriver l’arrêt de ces cogénérations est pour nous un sujet de préoccupation majeur, pour nous-mêmes, en tant que délégataires de service public, mais aussi pour nos délégants concernés. Dans certains contrats récents, l’arrêt du C13 est anticipé, mais les contrats plus anciens prévoyaient un renouvellement du C13. Si le C13 s’arrête, l’impact sur les prix de vente de chaleur dans les nombreux cas concernés représentera une hausse de 10 à 15 %, ce qui n’ira pas sans poser de problème, nous seulement au regard du prix de chauffage et d’eau chaude sanitaire, mais aussi parce que nos réseaux de chaleur alimentent en grande partie des quartiers populaires, des bailleurs sociaux, des copropriétés parfois en difficulté.

Nous appelons de nos vœux de prévoir au moins un dispositif d’amortissement pour la fin de la cogénération. Nous sommes prêts à discuter quels types d’amortissements pourraient être mis en place, d’autant que souvent, ces cogénérations gaz, qui ont l’inconvénient de fonctionner à partir d’une énergie fossile, sont associées à des énergies renouvelables. C’est le cas à Fresnes de la géothermie et de la cogénération gaz et aux Mureaux de la biomasse et de la cogénération gaz. À notre sens, l’association énergies renouvelables majoritaires et cogénération gaz est très pertinente, parce qu’elle permet, d’une part, de développer de l’énergie renouvelable, et, d’autre part, d’être économiquement compétitive face aux énergies purement fossiles.

Nous avons déjà connu des exemples de démantèlements d’outils industriels qui fonctionnaient. Un système d’amortisseur, voire de poursuite de l’utilisation de ces outils, pourrait être envisagé. Nous savons que le système d’obligation d’achat conduit à un prix de vente de l’électricité majoré pour EDF. Ce prix pourrait être réduit, mais l’annulation totale et brutale poserait des problèmes dans le cadre de ces délégations de service public. Le nouveau contrat mis en place, le C16, n’est pas adapté aux dispositifs de réseaux de chaleur classiques.

La cogénération biomasse fait l’objet d’un dispositif différent qui utilise une énergie renouvelable. Il existe deux dispositifs favorisant la cogénération biomasse. Il y a, d’une part, un dispositif d’obligation d’achat, garantissant un prix de vente de l’électricité à EDF, comme pour la cogénération gaz. D’autre part, il existait des appels à projet par la commission de régulation de l’énergie (CRE) de construction et d’exploitation d’exploitations de cogénération biomasse. Pour celle de Pierrelatte, nous avons conclu un contrat d’obligation d’achat sur vingt ans pendant lesquels EDF s’engage à nous racheter l’électricité à un prix donné. Contrairement aux cogénérations gaz qui ne fonctionnent que cinq mois par an, l’hiver, de novembre à mars, puis s’arrêtent, l’obligation d’achat de la cogénération biomasse est valable toute l’année, vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

En outre, les appels à projet de la CRE concernaient des cogénérations biomasses d’une puissance relativement importantes nécessitant un puits de chaleur conséquent associé. De ce fait, cela ne pouvait concerner que des sites ayant besoin de quantités de chaleur très importantes. En outre, dans la mesure où nous répondons à des appels d’offres de délégations de service public, il fallait que l’appel à projet tombe au moment d’un appel d’offres, ce qui était complexe à gérer. Compte tenu de ces deux contraintes, nous avons répondu une fois dans la vie de notre groupe à un appel à projet de la CRE, lequel n’a d’ailleurs pas été couronné de succès. Ce dispositif n’était pas favorable à une implantation sur des réseaux de chaleur classiques.

M. le président Julien Aubert. Votre présence sur le site de Pierrelatte ne résulte donc pas d’un appel à projets de la CRE ?

M. Yves Lederer. Non. Elle résulte d’un contrat d’obligation d’achat conclu dans un contexte particulier. Le réseau de chaleur de Pierrelatte était alimenté par les eaux de refroidissement de la centrale Areva à un prix de vente par le délégataire proche de zéro, un niveau historiquement faible qui nous permettait de proposer aux serres environnantes un prix de chaleur extrêmement compétitif. Toutefois, il était prévu qu’Areva arrête son dispositif technique de refroidissement pendant notre contrat de délégation de service public, ce qui a été fait. Nous devions proposer un système de substitution pour continuer à proposer aux serres le tarif le plus compétitif possible, sachant qu’il était impossible d’obtenir un tarif identique. Dans le cadre de notre délégation de service public, nous avons étudié un dispositif de substitution dans les conditions initialement prévues. Nous avons envisagé de mettre en place une installation de cogénération gaz avec obligation d’achat. Elle aboutissait à des tarifs de vente de chaleur compétitifs mais multipliant par quatre le prix de vente aux serristes. Le contrat d’obligation d’achat biomasse permettait d’avoir un prix de vente de chaleur inférieur au prix de vente cogénération gaz. Il conduisait tout de même à plus que doubler le prix de vente de chaleur aux serristes mais restait à un prix inatteignable autrement. C’est dans ces circonstances que nous avons construit cette cogénération biomasse. C’était le moins mauvais système trouvé à l’époque pour se substituer aux eaux de refroidissement d’Areva. Nous nous sommes placés sous le régime de l’obligation d’achat et non sous celui d’un projet CRE. Tel est brièvement résumé le dispositif de cogénération, chez Coriance, gaz et biomasse à Pierrelatte.

M. le président Julien Aubert. Vous avez donc plutôt de la cogénération gaz. Sans l’aide via le tarif d’achat, votre modèle économique serait grandement compliqué.

M. Yves Lederer. Oui.

M. le président Julien Aubert. Puis vous avez la biomasse, qui ne peut passer pour vous par les appels à projets de la CRE.

M. Yves Lederer. C’est compliqué.

M. le président Julien Aubert. Il vous reste donc le modèle biomasse hors CRE.

M. Yves Lederer. Absolument !

M. le président Julien Aubert. Je suis tombé sur un article ainsi rédigé : « Centrale biomasse : polémique à Pierrelatte, un contentieux opposant à la branche énergies renouvelables du groupe Areva au groupe Coriance. La première a vendu une centrale biomasse à la seconde qui l’exploite. L’installation a coûté à Coriance la somme de 45 millions d’euros, mais l’exploitant dénonce un défaut de conception et un « dysfonctionnement majeur ». Le rendement de la centrale ne serait pas conforme au contrat ».

Vous avez un problème dans le gaz, un problème avec la CRE et sur la seule unité où vous n’êtes ni dans l’un ni dans l’autre, vous avez un contentieux avec Areva…

M. Yves Lederer. Un ex-contentieux ! Cet article doit remonter à quelques années.

M. le président Julien Aubert. 2015.

M. Yves Lederer. La construction de cette centrale a donné lieu à une négociation avec Areva. Il s’agissait de confier à Areva qui, à l’époque, avait une unité renouvelable, la construction de notre centrale clé en main. En contrepartie, Areva devait raccorder son site Georges-Besse II à notre réseau de chaleur et nous acheter de la chaleur, afin de mieux mutualiser nos investissements et nos ventes de chaleur. Sauf que la centrale a eu un défaut de conception majeur. Au-delà d’une température extérieure de 20 degrés, le rendement de la centrale baissait. Dans la Drôme, à Pierrelatte, il faut souvent plus de 29 degrés. Le rendement électrique baissait proportionnellement à la chaleur extérieure et nous étions en déficit de recettes électriques considérable par rapport à notre business plan original.

M. le président Julien Aubert. Je n’ai pas compris votre lien avec Areva.

M. Yves Lederer. À l’époque, Areva ne faisait pas que du nucléaire et avait une unité de construction d’installations d’énergies renouvelables. Des mauvaises langues disaient que c’était pour enjoliver l’aspect nucléaire. Nous leur avons donc passé commande de construction de notre centrale. Ils l’ont construite avec ce défaut de conception. Nous sommes ainsi entrés en contentieux, revendiquant une correction du défaut et une indemnisation du manque à gagner, provoqué par ce défaut.

Pendant ce contentieux, Areva a connu les problèmes que nous savons. Nous étions confiants sur l’issue du contentieux, mais il était question de démantèlement et de disparition. À la fin du processus de démantèlement d’Areva, sous l’égide de notre délégant, le conseil départemental de la Drôme, nous avons trouvé une issue transactionnelle avec le groupe pour solder le contentieux, avec une indemnisation financière d’Areva, avec laquelle nous avons financé la correction du défaut de conception. Ce problème est derrière nous.

M. le président Julien Aubert. Aujourd’hui, vous n’avez plus de problème…

M. Yves Lederer. Non !

M. le président Julien Aubert. …avec les riverains ?

M. Yves Lederer. Nous n’avons pas de problème majeur avec les riverains. Une personne se livre à des contentieux depuis toujours. Il doit en être à la septième procédure judiciaire, toutes perdues par lui. Globalement, la centrale fonctionne comme elle le devait. Il n’y a plus de sujet particulier sur cette centrale. En revanche, comme vous l’indiquiez, il y a un sujet sur la cogénération gaz, avec l’arrêt du contrat C13, et la cogénération biomasse. Le système d’obligation d’achat est toujours en vigueur mais il nécessite un volume très important sur de grosses installations.

M. le président Julien Aubert. Nous essayons de comprendre. Tous les projets de cogénération sont généralement financés par des aides publiques, des fonds européens, des aides des collectivités, et vous avez, de plus, le tarif d’obligation d’achat. Il y a donc plusieurs types d’aide.

M. Yves Lederer. En l’occurrence, ces projets ne sont pas financés par des aides. Ils ne sont financés que par le tarif d’obligation d’achat, sans aucune subvention.

M. le président Julien Aubert. Vous n’avez eu aucune aide à la construction du projet de Pierrelatte ?

M. Yves Lederer. Aucune, zéro !

M. le président Julien Aubert. C’est vous qui avez payé Areva.

M. Yves Lederer. Nous avons payé rubis sur l’ongle les 45 millions d’euros évoqués.

Les énergies renouvelables bénéficient d’aides du fonds chaleur pour la construction d’un puits de géothermie ou d’une chaufferie biomasse, mais les cogénérations ne bénéficient d’aucune aide, celle-ci étant représentée par le tarif d’obligation d’achat. Le problème, c’est la disparition de celui-ci.

M. le président Julien Aubert. Nous avons regardé les montages financiers dans l’éolien. Dans le domaine de la cogénération, après l’annonce de la tenue d’auditions, on nous a envoyé le contrat de Pierrelatte signé par Areva et le chauffagiste de l’époque, LLT, précisant le partage de la rémunération. Areva devait percevoir 27 millions d’euros et LLT 17 millions d’euros et, concernant Areva, une partie va à l’offshore et une autre à l’onshore. Je voudrais connaître votre point de vue, parce que vous êtes concerné au premier chef pour avoir repris l’usage et parce que vous construisez des centrales. Je ne comprends rien à la manière dont tout ceci s’articule. De plus, vous avez parlé du délégataire. Pouvez-vous nous expliquer comment cela s’organise ?

M. Yves Lederer. Nous avons répondu à un appel d’offres lancé par le syndicat mixte d’aménagement rural de la Drôme, émanation du conseil départemental, en vue de prendre une délégation de service public d’alimentation en chauffage de Pierrelatte et de la zone alentour. Nous l’avons remporté et nous avons pris en charge le contrat de délégation de service public, prévoyant que nous devions à un moment donné mettre en place un procédé de substitution à la fourniture de chaleur par Areva via son système de refroidissement. La solution qui a été trouvée et bénie par le délégant et les clients était la cogénération biomasse. Nous avons signé un avenant au contrat de concession prévoyant cette construction. Nous, Coriance, avons signé avec un groupement Areva-LLT dont Areva était mandataire, Areva étant l’ensemblier de la centrale et LLT le fournisseur de la chaudière. Moyennant la modique somme de 45 millions d’euros, ce groupement a construit cette installation.

M. le président Julien Aubert. Vous leur avez donné 45 millions d’euros.

M. Yves Lederer. Nous leur avons donné 45 millions d’euros, sans aucune aide. La répartition entre eux est probablement celle que vous venez d’évoquer. Normalement, cet argent rejoignait la division énergies renouvelables d’Areva mais cela nous échappe. Vu par nous, c’est relativement simple.

M. le président Julien Aubert. Qu’est-ce qu’on désigne par la partie offshore et la partie onshore ? Cela a-t-il trait à la cogénération ?

M. Geoffrey Missy, energy manager (opérateur en énergie). Il y a un quiproquo. Dans le domaine de l’éolien, on parle d’offshore et d’onshore en fonction de la position des éoliennes, sur terre ou en mer. À mon sens, l’offshore et l’onshore que vous évoquez sont liés à des montages financiers propres à Areva et qui nous sont étrangers.

M. Yves Lederer. C’est un sujet totalement indépendant de notre cogénération.

M. le président Julien Aubert. Mais comme c’est vous qui avez payé, il est toujours intéressant de chercher à savoir. Nous essayons de comprendre comment tout ceci fonctionne.

Existe-t-il aujourd’hui un risque de suppression du tarif d’obligation d’achat en biomasse ?

M. Yves Lederer. Nous ne le savons pas.

M. le président Julien Aubert. Est-ce que des projets du type E.ON sont susceptibles de vous gêner dans le développement de cogénération de biomasse ?

M. Yves Lederer. Vous évoquez le projet d’E.ON dans le Sud, à Gardanne ?

M. le président Julien Aubert. Le Projet, avec un grand P !

M. Yves Lederer. Ce projet brandi comme une menace a longtemps ressemblé pour nous à un serpent de mer. La menace qu’il pouvait et qu’il peut toujours représenter pesait sur l’approvisionnement en biomasse de notre centrale de Pierrelatte. Nos rayons d’approvisionnement en bois pouvant se chevaucher, nous craignions une sorte de surenchère sur les prix d’achat. Je ne sais pas trop où en est ce projet de Gardanne dont on parle depuis des années, qui est différé, qui s’est heurté à des difficultés. Aujourd’hui, il n’a pas d’impact sur notre situation à Pierrelatte.

Lorsque nous nous sommes lancés dans cette cogénération biomasse, tout le monde, aussi bien les instances locales que nos actionnaires, nous mettait en garde sur la difficulté à trouver les quantités de bois nécessaires. Notre arrêté d’exploitation prévoit que 80 % du bois doivent venir de moins de cent kilomètres autour de la centrale, ce qui a du sens en termes de transition énergétique. Or je me plais à dire qu’à Pierrelatte, nous avons rencontré tous les problèmes possibles, avec Areva, avec des clients, avec l’environnement, avec le voisin dont j’ai parlé, sauf celui lié à l’approvisionnement en biomasse, qui n’a posé jusqu’à présent aucun problème. On est totalement dans les prix prévus et on trouve très facilement le bois dans les cent kilomètres prévus. Je ne sais pas si le projet de Gardanne fonctionnera un jour au bois tel qu’il était prévu. J’avais entendu dire que le bois devait venir en partie du Canada. Après avoir éprouvé des craintes, au début, nous vivons avec ce projet sans peur excessive d’impact sur notre propre centrale.

M. le président Julien Aubert. Aujourd’hui, vous vous orientez beaucoup vers le gaz. Craignez-vous l’arrêt par General Electric du site de Belfort et le démantèlement d’une filière. Vous dites que la suppression du tarif d’obligation d’achat vous pose un problème économique et on entend des fabricants de turbines à gaz dire qu’ils vont arrêter d’en faire. Concrètement, y a-t-il un risque de voir disparaître la cogénération gaz ?

M. Geoffrey Missy. On veut voir la disparition de la cogénération gaz sous deux angles. Le premier est celui, d’ordre économique, précédemment évoqué, en lien avec les tarifs d’obligation d’achat aujourd’hui plafonnés à un mégawatt. Le site de Belfort, ce sont des turbines, donc des puissances bien supérieures à ce mégawatt. Le second est la possibilité, liée au tissu industriel français, de disposer de ces machines le jour où l’on souhaite en acheter. À Coriance, nous sommes directement concernés par cette question, puisque nous avons une turbine à gaz produite par General Electric qui fonctionne sur le marché libre et nous sommes en discussion avec eux au sujet de la rénovation de cette capacité. Nous souhaiterions continuer à exploiter les turbines à gaz dans notre portefeuille pour toutes les raisons qui ont été évoquées, mais le contexte réglementaire lié à l’obligation d’achat nous empêche de créer de nouvelles unités.

M. Yves Lederer. En résumé, le problème qui se pose à Belfort avec General Electric ne devrait pas nous impacter. Sur nos vingt unités de cogénération gaz, il y a quatre turbines et seize moteurs. La plupart des cogénérations gaz sur réseau de chaleur sont alimentées par des moteurs, qui ne sont pas fabriqués par General Electric.

M. le président Julien Aubert. Pourriez-vous nous expliquer la différence entre turbines et moteurs ?

M. Geoffrey Missy. C’est une distinction purement technique. Ces moteurs, comparables à ceux de nos voitures, fonctionnent grâce à un système de pistons et de vilebrequins alimentés au gaz. Historiquement, ils équipaient les bateaux, fonctionnaient au fioul et ont été transformés pour fonctionner au gaz. On retrouve aujourd’hui la déclinaison de ces moteurs dans nos unités de cogénération. Quant aux turbines, on y décompresse du gaz dans une machine tournante pourvue d’ailettes. La pression entraîne un alternateur pour produire de l’électricité.

M. Yves Lederer. À l’avenir, s’il était envisagé de relancer le système de cogénération gaz, on pourrait totalement fonctionner avec des moteurs ou des turbines. General Electric n’est pas le seul fabricant de turbines. Celles que nous utilisons ne sont pas des turbines General Electric.

Aujourd’hui, aucun dispositif ne permet de mettre en place de nouvelles cogénérations. Quand on a un projet de réseau de chaleur, soit en création soit en reprise, il importe de connaître les règles du jeu. La construction d’une unité de cogénération gaz est aujourd’hui exclue. Notre problème, c’est la règle du jeu en cours. Nous nous féliciterions de la remise en place d’un système visant à multiplier les cogénérations gaz, mais nous sommes actuellement préoccupés par l’arrêt possible de celles qui existent sur des réseaux. Elles ne sont pas très nombreuses mais elles mériteraient qu’on s’en occupe. Le sujet n’est pas d’en construire de nouvelles mais de gérer l’extinction de celles qui sont en place.

M. le président Julien Aubert. Pourquoi en a-t-on décidé ainsi ? Nous avons des industries fortement subventionnées. Pour l’éolien, les représentants du ministère ont expliqué qu’il fallait absolument conserver les mécanismes d’aide. Ce sont des volumes bien supérieurs aux vôtres. Quand vous faites du fossile, on vous dit que vous êtes du mauvais côté de la barrière. Êtes-vous un acteur trop petit, pas en tant que Coriance mais parce que votre activité est marginale en termes de volumes, donc au pouvoir de lobbying moins important ? Est-ce parce que vous n’arrivez pas à rencontrer les gens du ministère ou parce qu’ils ne vous écoutent pas ? Est-ce pour une autre raison qu’il serait temps d’indiquer à cette commission car l’idée, c’est aussi de comprendre comment sont opérés les arbitrages budgétaires ?

M. Yves Lederer. Merci pour cette question ! Tout le monde reconnaît que le réseau de chaleur est le meilleur vecteur de valorisation de l’énergie renouvelable. On pourrait donc s’attendre à des dispositifs d’aide massifs. Le montant de celle du fonds chaleur a été réduit, ces dernières années. Il va augmenter dans le cadre de la PPE mais cela ne résout pas tout, d’autant que face aux énergies renouvelables que nous développons, nous sommes concurrencés par le gaz, qui est très peu cher. Or pour concurrencer le gaz avec des offres d’énergies renouvelables compétitives, il faut des aides. Les aides accordées en milliards d’euros à l’éolien sont sans commune mesure avec celles du fonds chaleur qui, lui, apporte des aides aux réseaux de chaleur renouvelable. Pourquoi ? Je ne sais pas. Mais c’est une réalité. Pour que la France atteigne ses objectifs en termes de transition et de pourcentage d’énergies renouvelables, il était prévu de développer les réseaux de chaleur existants en raccordant de plus en plus de bâtiments et de créer de nouveaux réseaux d’énergie renouvelable. Du retard a été pris par rapport aux objectifs. Le fonds d’aide prévu n’est pas suffisant pour tenir ces objectifs.

Je ne sais pas pourquoi les fonds sont à ce point aiguillés vers l’éolien. Les forces de lobbying sont probablement supérieures à celles de notre profession. Vous avez raison aussi de dire que la cogénération gaz est du mauvais côté de la barrière. Toutefois, avec une énergie gaz, on en fabrique deux : de la chaleur et de l’électricité, ce qui est assez vertueux. Je le répète, cela fait toujours mal au cœur de démanteler un outil industriel qui fonctionne et qui apporte de l’économie.

M. le président Julien Aubert. La cogénération biogaz peut-elle exister ?

M. Yves Lederer. Merci encore de la question, parce que nous cherchons à faire passer des arguments, ce qui, à la petite échelle de Coriance, n’est pas simple. Nous les portons à notre fédération professionnelle en espérant qu’elle les porte à son tour.

Les installations de cogénérations gaz sont peu appréciées car considérées comme situées du mauvais côté, mais nous sommes convaincus qu’elles ont du sens, surtout quand elles sont déjà là. Nous voulons favoriser leur prolongation ou la mise en place du système d’amortisseurs que j’évoquais. Deux arguments peuvent être avancés. Le premier, et vous l’avez évoqué, Monsieur le président, est le remplacement vertueux du gaz naturel par du biogaz pour faire fonctionner le moteur ou la turbine. Le biogaz coûtant plus cher que le gaz naturel, il y aurait tout de même un effet économique mais bien moins grave qu’un arrêt total. Le second, invite à considérer que lorsqu’une cogénération gaz est implantée sur un réseau de chaleur alimenté à plus de 50 ou 60 % par du renouvelable par ailleurs, le système est globalement vertueux. Il serait absurde de regarder la cogénération en tant que telle, parce qu’à nos yeux, il faudra toujours associer aux énergies renouvelables des énergies fossiles pour le secours ou l’appoint, comme nous le faisons systématiquement. Dès lors que nous construisons un réseau de chaleur bois biomasse ou géothermie, nous en doublons toujours la puissance par des chaudières à gaz. Nous délivrons un service public. Si nous avons un problème sur une chaudière bois ou un puits de géothermie, il faut pouvoir fournir de la chaleur aux habitants. Pour le garantir, nous mettons toujours la même puissance en gaz en vue de l’utiliser en secours ou en appoint.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Pourriez-vous nous donner un éclairage international. Avez-vous connaissance à l’étranger d’actions pertinentes au regard de la cogénération en France ?

M. Yves Lederer. J’ai peu d’éléments à vous fournir au sujet de l’international. J’ai entendu dire qu’en Allemagne, le système de cogénération serait bien plus promu et développé qu’en France. Je ne sais pas ce qu’il en est aujourd’hui des dispositifs d’aide aux cogénérations dans les autres pays européens. Nous n’avons pas fait de benchmark à ce sujet, nous nous sommes focalisés sur notre système français.

Nous voyons arriver avec appréhension la fin de contrats C13 dans certaines collectivités. Nous essayons de mobiliser les élus auprès desquels nous travaillons dans les villes concernées afin qu’eux-mêmes portent cette parole. Dans le passé, nous l’avons déjà fait avec succès. Peu avant l’extinction du dispositif précédent, les pouvoirs publics avaient longtemps laissé planer le doute sur la prorogation du système. Quand le décret est paru, il n’y avait plus rien. Je rappelle que ces cogénérations fonctionnent du 1er novembre au 31 mars. Or le décret destiné à proroger à nouveau les cogénérations a été signé le 28 octobre, lesquelles ont redémarré deux jours plus tard. Les situations étaient tendues. À l’époque, notre fédération avait demandé à chaque adhérent de rencontrer les autorités délégantes, notamment les maires qui étaient aussi parlementaires, afin qu’ils interviennent au Parlement. Certains l’avaient fait. Aujourd’hui, certaines collectivités locales vont se heurter à un problème. En tant que délégataires de services publics, nous allons nous retourner vers le délégant en faisant valoir la difficulté économique et le déséquilibre du contrat de délégation, en vue de négocier un avenant.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Après avoir été alertée sur le sujet, j’avais demandé des explications sur un cas particulier mais je n’avais pas l’idée du nombre de collectivités concernées. Cela touche principalement des quartiers peu favorisés. Savez-vous combien de personnes pourraient être concernées ?

M. Yves Lederer. Je ne peux pas vous répondre immédiatement. Nous allons regarder chez nous les cogénérations et les villes concernées ainsi que le nombre de logements et d’habitants desservis. Pour toute la profession des réseaux de chaleur, des organismes nationaux ou notre fédération professionnelle pourraient le faire. Nous vous communiquerons ces éléments. À l’échelle nationale, un nombre élevé de foyers, souvent populaires, doit être concerné.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Je souhaiterais, ainsi que M. le président, que vous puissiez nous communiquer les éléments les plus précis possible et dans les meilleurs délais.

M. le président Julien Aubert. Merci pour ces précisions qui auront permis d’y voir plus clair sur vos enjeux.

Laudition sachève à onze heures cinquante.

*

*     *

10.   Audition, ouverte à la presse, de M. Ludovic Grangeon, collectif Allier Citoyen, et de M. Jean-Pierre Riou, éditorialiste en matière de questions énergétiques (6 juin 2019)

Laudition débute à quatorze heures cinq.

M. le président Julien Aubert. Nous accueillons M. Ludovic Grangeon, qui va s’exprimer au nom du collectif Allier Citoyen, et M. Jean-Pierre Riou, chroniqueur indépendant sur les questions d’énergie.

La transition énergétique vise à redessiner le paysage de la production énergétique française. Il s’agit d’une question éminemment politique. Il est question d’un arbitrage tenant compte de contraintes scientifiques, techniques, économiques et humaines.

Cette démarche est très marquée par la production de scénarios et de trajectoires futurs, avec le danger inhérent à ce type d’approche : la tentation de recourir à des hypothèses et des enchaînements optimistes, qui conduisent, au bout du compte à traiter de possibilités qui n’arrivent jamais.

Connaisseurs et observateurs indépendants de tout ce qui a trait aux questions énergétiques, nous serons attentifs à votre appréciation de la transition énergétique dans ses différents aspects. Par exemple, l’orthodoxie du discours, avec le risque de préférer les mots qui rassurent aux réalités dérangeantes - requalifier de « variabilité » ce qu’on nomme « intermittence » ne modifie en rien l’enjeu de fond ; la maîtrise des coûts, qui a des conséquences sur la compétitivité de l’économie et le niveau de vie des Français - l’augmentation de la facture d’électricité, qui nous a d’ailleurs occupés au début des travaux de cette commission d’enquête, est au cœur du débat public - ; la sécurité d’approvisionnement ; l’allocation des ressources, avec le risque d’une éviction d’investissements plus efficaces à termes et la hiérarchisation des priorités : si l’objectif climatique est primordial, toutes les actions pouvant être mises en œuvre ne se valent raisonnablement pas.

Monsieur Grangeon et Monsieur Riou, nous allons vous donner la parole pour un exposé liminaire, ne devant pas dépasser, pour chacun d’entre vous, quinze minutes. Profitez-en pour expliquer ce qu’on désigne par collectif Allier Citoyen, pourquoi vous en êtes arrivés à le créer et quelle est votre légitimité sur ces sujets. Ensuite, les membres de la commission d’enquête vous interrogeront à leur tour avec, en commençant par notre rapporteure, Mme Meynier-Millefert.

S’agissant d’une commission d’enquête, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

(M. Ludovic Grangeon et M. Jean-Pierre Riou prêtent successivement serment.)

M. Jean-Pierre Riou, chroniqueur indépendant sur les questions dénergie. Monsieur le président, je rappellerai quelques points forts relatifs à l’électricité en France, puis je proposerai un récapitulatif visuel de l’évolution de la production française depuis 1991.

Depuis 1991, les différentes filières représentent une part très réduite de production carbonée, compte tenu du peu de productions thermiques. Depuis un quart de siècle, donc, la production est décarbonée à plus de 90 %. On dit rarement que la France a été le premier exportateur mondial d’électricité, vingt-trois années sur vingt-huit, depuis 1990. On ignore généralement que l’usine d’enrichissement Georges-Besse II, dont la mise en service s’est étalée de 2011 à 2013, qui consomme cinquante fois moins, ce qui change la donne en matière de CO2 et en termes de puissance installée, a permis l’économie des trois réacteurs nucléaires qui étaient affectés à l’alimentation de la précédente usine Georges-Besse I. Cela n’apparaît nulle part, dans la mesure où les comparaisons sont établies en consommations corrigées.

L’électricité fournit le quart de l’énergie finale consommée en France, avec, en 2018, quelque 37 millions de tonnes équivalent pétrole, sur un total de 154.

La production d’énergie en France est donc très pauvre en CO2. La production d’énergie, dont le raffinage, représente 11 % du CO2 émis. En matière de production d’électricité, on peut dire que la France est un modèle mondial en matière climatique.

Le financement de la stratégie bas carbone investit la plus grosse part du financement public dans les énergies renouvelables électriques avec, semble-t-il, l’objectif de tondre un œuf, puisqu’il n’y a pratiquement pas d’émissions. Cet investissement représente donc, comme la Cour des comptes l’a rappelé, 121 milliards d’euros au titre de l’engagement déjà passé jusqu’à fin 2017. Ce sont donc 121 milliards d’euros qu’il faudra rembourser jusqu’à l’échéance des contrats, en 2046, et qui ont été investis sans succès pour tenter de décarboner le seul secteur qui l’était déjà !

J’appellerai l’attention sur l’impact du développement des énergies renouvelables sur la puissance installée en prenant l’exemple du parc électrique allemand depuis 2002. Solaire et éolien ont été nettement augmentés pendant que les filières conventionnelles restaient parfaitement stables. Or les moyens conventionnels sont programmables quand les moyens renouvelables sont intermittents. Pour dimensionner un parc de production d’électricité, il est besoin d’une production garantie par des moyens programmables au moment des pics de consommation. Pendant les pics de consommation, les moyens intermittents ne garantissent pratiquement rien.

Ce rien est mis en évidence par le suivi du taux de couverture de consommation par la production éolienne en France. Un graphique reprenant les chiffres du dernier mois publié par Réseau de transport d’électricité (RTE) montre que, si les productions sont importantes, le service garanti reste à 0,2 % pour le mois de mars. Depuis 2012, plus on installe d’éoliennes et moins il se passe de choses sur ce plan. Quand il n’y a pas de vent, il n’y a pas de courant. J’ai parlé de l’éolien parce que nous savons que le soleil est couché lors des pics de consommation hivernaux qui interviennent vers 19 heures. Quand la consommation n’en est que de la moitié ou des deux tiers de la moyenne, on n’a pas besoin des éoliennes. Au moment où l’on aurait besoin d’une production supplémentaire, le service garanti est inexistant. Cette absence de production garantie interdit aux énergies renouvelables électriques de remplacer une puissance pilotable installée. Elles remplacent des productions mais pas une puissance pilotable.

L’énergie éolienne fait preuve d’une intermittence aléatoire. Les derniers chiffres de RTE, ceux du mois de mars, montrent que le facteur de charge, c’est-à-dire la puissance disponible par rapport à la puissance installée, atteint le niveau record de 90 %, mais il est décorrélé des besoins. Ce record est inutile puisque puisqu’il n’est pas atteint au moment où l’on en a besoin. Le 22 mars, la production était de 110 mégawattheures, c’est-à-dire inférieure à 1 % de la puissance installée. Cette période sans vent peut durer un certain temps. Au mois de mars, l’une d’entre elles a duré cinq jours. Il suffit que cela se produise une fois dans l’année pour mettre à mal la distribution, et on ne peut pas compter sur les voisins. On note aussi plusieurs effondrements de production qui imposent des mesures coûteuses d’équilibrage du réseau. Chaque fois qu’une production s’effondre, il est difficile de compenser par d’autres moyens.

Cette production non corrélée aux besoins de consommation doit être refoulée. Le réseau de distribution Enedis indique pour l’année 2018 la puissance éolienne qui a été injectée pendant toute l’année. Les échanges d’Enedis avec RTE montrent le refoulement de la production qui a été injectée sur le réseau de distribution, réseau sur lequel 95 % des éoliennes sont connectées. La comparaison des deux courbes révèle une ressemblance absolue, montrant que cela n’a rien d’une énergie locale. Plus des deux tiers sont refoulés vers le réseau de transport RTE. Ce refoulement s’opère également sur le plan d’un pays. Au Danemark, toute la production supérieure à 2 500 MWh est exportée et le pays importe de l’électricité quand la production est inférieure. Il lui est facile d’avoir des énergies intermittentes dans la mesure où il compte sur ses voisins, alors que la France ne le peut pas. Redimensionner un réseau électrique qui n’était pas conçu pour cela entraîne des coûts considérables.

Dans son rapport au Président de la République sur les investissements nécessaires pour l’intégration des énergies renouvelables dans le réseau européen, publié en 2014 et intitulé « Énergie, l’Europe en réseau », Michel Dervevet cite l’exemple d’un poste de transformation allemand dimensionné en 2009 pour alimenter le consommateur. La production photovoltaïque estivale ayant été de plus en plus importante, il a fallu redimensionner cet équipement en fonction des pics de production estivale pour refouler la production et non plus pour alimenter le consommateur, ce qui a entraîné des coûts considérables. L’Allemagne n’arrive pas à transporter son électricité de l’Allemagne du Nord où sont implantées toutes les éoliennes, notamment sur la mer du Nord, vers le sud, où elle est principalement consommée. Dès lors, elle s’impose sur le réseau de ses voisins, car on ne peut pas empêcher les électrons de passer, et l’électricité allemande passe par la Belgique, les Pays-Bas, l’ouest de la France, la Tchéquie, la Pologne. Elle traverse aussi la Suisse pour aller de l’Allemagne du Nord à l’Allemagne du Sud. Ces flux non nominés et non prévus qui s’imposent sur les réseaux de chaque pays fragilisent les réseaux et perturbent l’approvisionnement. Tous ces pays sont donc en train de s’équiper de transformateurs-déphaseurs pour se prémunir contre ces flux indésirables.

J’évoquerai brièvement le parc nucléaire. Nous savons que le nucléaire n’émet pas de CO2. Il y en a toujours pour fabriquer les barrages et les éoliennes, mais le cycle complet du nucléaire est particulièrement décarboné, notamment grâce à l’usine Georges-Besse II, dont j’ai déjà parlé, qui consomme très peu. L’enrichissement de l’uranium s’effectue avec une énergie presque entièrement décarbonée. Selon une étude du cabinet Poisson, le nucléaire français rejette 5,45 grammes de CO2 par kWh sur le cycle complet. C’est un atout compétitif déterminant face à l’inéluctable envolée du prix du CO2. C’est un atout par rapport à nos voisins, car le prix du CO2 qui était très bas jusqu’à présent est en train de s’envoler. On peut prévoir qu’il va monter assez haut, notamment à cause de la révision du cadre législatif du système d’échange de quotas d’émission de l’Union européenne, au début de 2018, pour préparer la quatrième période qui commence en 2021. Dès maintenant les Allemands commencent à s’inquiéter parce que le carbone va coûter cher.

On commence à savoir - cela se disait peu auparavant - que la production nucléaire est très flexible et capable de suivre la consommation. Un autre graphique réalisé à partir des données de RTE met en parallèle la courbe de consommation et la courbe de production nucléaire pour l’année 2016. La maintenance peut être effectuée au moment où on a le moins besoin d’énergie. Même sur des cycles les plus courts, le nucléaire suit au plus près les besoins de la consommation. La plupart des réacteurs du parc français sont capables de varier de 80 % de puissance, en plus ou en moins, en moins de trente minutes et d’être mis à l’arrêt sur demande du gestionnaire de production. Cela s’est produit à plusieurs reprises, notamment à cause de records éoliens.

Un graphique montre, pour tous les moyens de production non subventionnés, c’est-à-dire les moyens programmables, la corrélation entre le prix du mégawattheure et la production éolienne en Allemagne pour l’année 2018 : plus il y a de vent et plus le prix du mégawattheure descend. À partir de 24 gigawatts de puissance, les prix deviennent négatifs. On voit des prix à – 76 euros le mégawattheure, ce qui dissuade l’investissement dans toutes les productions électriques non subventionnées.

Le parc nucléaire français est supposé être vieillissant. Âgée de quarante ans, notre doyenne de Fessenheim est dans la force de l’âge. C’est une des centrales les plus sûres du parc électrique français. Aux États-Unis, 87 des 98 licences ont déjà été renouvelées pour vingt ans. Aux États-Unis, il est explicitement précisé dans la réglementation que les licences sont limitées à quarante ans pour raison économique antitrust et non de vétusté.

Un autre graphique, sur les conséquences prévisibles à court terme, a été réalisé à partir de captures d’écran extraites d’une analyse de l’institut franco-allemand d’observation des énergies renouvelables Agora energy 22 et de l’institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI). Il montre que le coût marginal du nucléaire est plus faible que celui du charbon, ce qui sera encore plus vrai après l’augmentation du prix du CO2. Le rapport franco-allemand constate que si des capacités nucléaires sont retirées du mix français, la compétitivité des centrales à charbon maintenues dans le système en Allemagne sera améliorée. De fait, les énergies renouvelables à un niveau élevé imposeront aux énergies programmables d’opérer plus fréquemment en suivi de charge. En France, le développement visé des énergies renouvelables et le réinvestissement dans le parc nucléaire au-delà de 50 gigawattheures (GWh) comportent un risque important de coûts échoués dans le secteur électrique. Autrement dit, le développement des énergies renouvelables entraînera des risques de coûts élevés parce que le parc d’exploitation deviendra bien moins rentable. Qu’on le veuille ou non, le développement des énergies renouvelables électriques intermittentes devrait contraindre à la fermeture de réacteurs opérationnels sans pour autant offrir d’alternative.

Notre politique énergétique doit-elle être influencée par l’Allemagne ou par l’Office franco-allemand pour la transition énergétique, qui tient ses bureaux au ministère de la Transition écologique et solidaire ? Dans une question écrite, la sénatrice Anne-Catherine Loisier s’est étonnée de la représentation des entreprises du secteur éolien au sein de cet office et de l’intérêt allemand de développer les énergies renouvelables en France.

Jusqu’à quand devrons-nous subventionner une technologie plus que centenaire ? La première éolienne électrique date de 1887. Ne fallait-il pas apprendre à stocker l’électricité avant d’encourager la concurrence des productions intermittentes ? Si on sait stocker l’électricité, cela peut être une bonne idée, mais tant qu’on ne sait pas le faire, c’est différent. À qui profite la perte de compétitivité du nucléaire liée à l’injection d’intermittence ?

Le temps me manque pour évoquer les problèmes liés au patrimoine.

M. le président Julien Aubert. Cela tombe bien parce que nous sommes dans la partie d’analyse économique et non pas dans la partie relative à l’acceptabilité sociale qui sera traitée ultérieurement.

M. Ludovic Grangeon, collectif Allier citoyen. Le collectif Allier citoyen est l’un des plus anciens collectifs de vigilance créé en France, il y a plus de douze ans. L’invasion d’opérations d’énergies renouvelables dans l’Allier a entraîné la concertation entre plus de 40 associations, aboutissant souvent au même constat, de sorte que ce collectif a pris de l’ampleur. Nous avons été le premier émetteur en France de « l’appel des cinq mille associations » lancé à la suite de l’adoption des articles de la loi de programmation fixant les orientations de la politique énergétique (POPE) proscrivant un enrichissement excessif des producteurs d’énergies renouvelables. À ce titre, notre collectif a été reçu officiellement par la commission de régulation de l’énergie (CRE), en 2010, à l’époque où M. de Ladoucette en était le président. Nous avons accumulé un certain nombre de matériaux qui ont bénéficié à beaucoup d’associations en France. Nous disposons d’une documentation importante.

Les énergies renouvelables sont peut-être, à Paris, un restaurant trois étoiles où tout le monde se presse, mais dans l’Allier, nous en sommes les cuisines et les poubelles. J’insisterai donc sur l’impact de ces opérations et sur leurs dégâts collatéraux tels que nous les vivons tous les jours, tout en précisant que, contrairement à certaines rumeurs, nous ne sommes ni anti-ceci ni anti-cela, nous sommes pour le développement durable, mais nous sommes parfois contraints de lutter contre des agressions.

Nous avons intitulé notre exposé « Du rêve à la réalité : quel est l’impact de l’éolien et des énergies renouvelables au niveau local ? ».

Je résumerai en quelques mots le constat fait depuis dix ans par nos associations : un bilan calamiteux, 120 milliards d’euros dépensés, une production non adéquate aux besoins, un tarif exorbitant qui n’est jamais justifié, une paupérisation et une précarisation énergétique considérable et surtout un saccage et un mitage du territoire avec des dégâts collatéraux désormais insupportables de tous ordres : économie, agriculture, environnement, atteinte aux libertés, fléau des lobbys.

Cette prolifération anarchique est tellement importante que le département de l’Allier a voté solennellement, en séance plénière, l’année dernière, une motion pour exprimer sa vive inquiétude et son désarroi. Nous savons que d’autres départements comme le Cantal ou la Charente-Maritime ont rallié cette démarche. Le département de l’Allier a été l’un des premiers à réagir, en raison même de l’antériorité de notre association, signe que nous avons été envahis un peu plus vite que les autres.

Au Sénat, en séance publique, le 21 novembre 2009, des propos prémonitoires avaient déjà bien décrit cette situation : « Un syndicat des énergies renouvelables se déploie méthodiquement sur le territoire et utilise pour cela des méthodes contestables. Des sociétés étrangères sollicitent les détenteurs de terres et leur font miroiter des avantages à court terme ».

Le premier rapport sur les énergies renouvelables et les éoliennes produit par l’Assemblée nationale, en 2010, avait conclu que « le niveau et la pertinence de ce prix n’ont jamais donné lieu à un débat politique, le Parlement n’ayant eu qu’à constater ces données économiques majeures, bâties de toutes pièces par les administrations ».

Depuis le décret 2009-252, le supplément de rémunération servi aux producteurs, du fait de leur contribution à l’atteinte des objectifs n’est plus justifié. Pourquoi gardent-ils un supplément de rémunération dans la mesure où leurs résultats ne sont pas là ?

Pour évoquer la ruée vers l’effet d’aubaine, je citerai encore les propos des députés : « Leurs promoteurs sont souvent apparus à la mission, du moins en France, comme des intervenants économiques d’une nature plus financière qu’industrielle. À quelques exceptions près, leurs qualités d’énergéticien s’étaient révélées secondaires par rapport à celles de développeurs de business, pour des rendements élevés et assurés ».

Voilà ce que nous vivons sur le terrain tous les jours. Plus de quarante promoteurs battent le terrain dans l’Allier actuellement, sans qu’aucune concertation ne soit faite et, bizarrement, ils sont souvent seuls sur les communes considérées ! L’obligation de rachat conduite à prix ferme et garanti appelle l’avidité de quelques-uns.

M. le président Julien Aubert. Comme l’Assemblée nationale produit beaucoup de rapports, pourriez-vous préciser quel rapport vous citez ?

M. Ludovic Grangeon. Il s’agit du rapport 2398 fait en 2010 par une mission d’information sur le thème de l’éolien et des énergies renouvelables, qui a produit des travaux semblables à ceux d’une commission d’enquête. Le rapporteur en était M. Franck Reynier. Ce rapport a été produit par un groupe de travail de députés.

Des fortunes réalisées sur des activités financées par un chiffre d’affaires entièrement public ont surgi comme par miracle. J’ai été interviewé à ce sujet par de nombreux médias nationaux. On cite les fortunes de MM. Pâris Mouratoglou, Christophe Gruy ou Jean-Michel Germa, qui se chiffrent en centaines de millions d’euros à partir d’un chiffre d’affaires entièrement public. Conclura qui pourra.

L’arrêté ministériel du 26 août 2011 introduit une dérogation exorbitante du droit commun de dépassement du seuil légal prévu par l’article R1334-32 du code de la santé publique. Depuis 2011, les éoliennes ont tendance à doubler de taille. Comment cette dérogation, susurrée par un lobby à des cabinets ministériels, a-t-elle pu être autorisée sans qu’un contrôle législatif sévère puisse apprécier sa pertinence ou non, sachant que, par ailleurs, le comité de travail réuni par l’Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail (AFSSET), devenue l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES), a délégué cette mission au lobby notoire qu’est le syndicat des énergies renouvelables ? Comment cette dérogation a-t-elle pu être instruite objectivement et comment peut-il être dérogé au code de la santé publique ?

La distance de toute habitation est maintenue depuis des années à cinq cents mètres. Cela pouvait se concevoir quand les éoliennes mesuraient 75 mètres de haut, mais aujourd’hui, dans tous les projets, elles mesurent plus de 200 mètres. Pourquoi maintient-on la distance de cinq cents mètres, alors que tous les pays européens ont adopté des normes plus raisonnables et réalistes ? Pour nous, la norme minimum doit être égale à dix fois la hauteur, comme dans beaucoup de pays européens.

Concernant le tourisme, je citerai un sondage fiable. Dans le monde politique, vous savez que la pertinence d’un sondage dépend de la taille de l’échantillon et non pas de la taille de la population. En l’occurrence, l’échantillon est de 1 280 touristes, donc largement supérieur à 1 000, soit un taux de confiance supérieur à 95 %. Ce sondage porte sur un milieu comparable à celui de l’Allier. Il est notamment précisé que la stabilité des formes matérielles et visibles du paysage constitue un élément stratégique très important pour l’industrie touristique. Or il révèle que, dans un environnement proche, de 0 à 2 km, 97 % des touristes changent de destination. Dans un environnement à moyenne distance, de 2 à 10 km, 95 % changent de destination. Je parle de la zone des châteaux de la Loire, à l’impact touristique important. L’Allier possède également des sites touristiques remarquables. Ce taux ne chute qu’à partir de dix kilomètres. L’espace rural recouvre près de 68 % des lits touristiques dans l’Allier, de même que dans le Cantal, la Haute-Loire, le Puy-de-Dôme et, globalement, l’Auvergne. Rien que dans l’Allier, le nombre d’emplois oscille entre 4 000 et 6 000, selon des statistiques de l’INSEE, car nous utilisons des données fiables et vérifiables. Ce nombre a encore crû depuis puisque, dans l’Allier, la croissance procédant principalement du tourisme vert, les chiffres sont probablement de 20 % supérieurs. Faut-il attendre que nos 3 000 emplois touristiques soient supprimés pour qu’on commence à s’inquiéter de la prolifération des éoliennes ?

Le fameux rapport n° 2398 de la mission d’information soulignait notamment, dans les conclusions unanimes des députés : « Un secteur bénéficiant légalement d’un surprix garanti ; la mise à jour d’un important surcoût ; les activités éoliennes constituent un secteur favorisé hautement spéculatif ; le paysage reste indissociable de notre identité ; le mitage du territoire, résultat du détournement de la procédure des zones de développement de l’éolien ».

Telles sont les cuisines et les poubelles de ce restaurant trois étoiles.

Concernant les reventes d’opérations, il avait déjà été considéré à l’époque comme inconcevable que des opérations soient revendues dans une bulle spéculative, en soulignant que les lobbys vendent des projets éoliens qu’ils revendent ensuite aux producteurs. La première opération implantée dans l’Allier vient d’être revendue pour la sixième fois en huit ans. Je ne citerai pas, par discrétion le nom des promoteurs, mais je le tiens bien sûr à votre disposition, avec les relevés légaux des greffes des tribunaux de commerce.

M. le président Julien Aubert. Cela nous intéressera.

M. Ludovic Grangeon. Concernant la précarité énergétique, nos associations réalisent beaucoup d’actions sociales en milieu rural. Selon l’observatoire national de la précarité énergétique (ONPE), 5,6 millions de ménages sont aujourd’hui en situation de précarité énergétique, soit 12 millions de personnes. La part de ménages déclarant que la facture de gaz et d’électricité représente une part importante de leurs dépenses a augmenté depuis 2016, passant de 55 % à 65 %. Les augmentations du prix de l’énergie ont largement concerné l’électricité, avec des hausses énormes de la contribution au service public de l’électricité (CSPE) et maintenant sur la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE). Bien que la CSPE n’existe plus en tant que contribution spécifique, elle concerne littéralement une opération de défaisance, puisqu’elle vise maintenant à consolider la dette que l’État avait créée envers EDF en ne remboursant pas EDF sur la perception de la CSPE.

Je me permettrai, au nom du collectif, de juger inadmissibles les propos récents de M. de Rugy sur l’augmentation du prix de l’électricité, dans la mesure où la situation précaire d’EDF est due notamment à un déficit de trésorerie de 11 milliards d’euros qui a frappé EDF pendant sept ans. C’est seulement maintenant que le moratoire de remboursement s’achève, qui plus est au prix d’une opération de défaisance, avec une double taxe, la CSPE et la TICPE. Je n’insiste pas.

Ce désastre tarifaire sur la précarité énergétique a également été soutenu récemment par le nouveau président de la commission de régulation de l’énergie, M. Carenco, En écoutant ses propos, j’avais davantage l’impression d’entendre le directeur de cabinet de M. Borloo, il y a dix ans, que le préfet à la retraite qui vient d’être nommé à la CRE. Sur le terrain, j’ai entendu beaucoup de gens choqués par cette désinvolture, car la CRE s’occupe aussi d’aide sociale à l’énergie, dont il n’a jamais été fait mention. Nous sommes particulièrement choqués par cette réflexion désinvolte qui justifie les conséquences d’un système institué il y a dix ans.

Je n’ai jamais rencontré dans mes contacts avec la CRE une critique aussi vive de ce système que dans l’équipe précédente. Il faudra nous expliquer.

M. le président Julien Aubert. Vous parlez de l’équipe de M. Ladoucette ?

M. Ludovic Grangeon. La précédente équipe, sans parler de personne.

M. le président Julien Aubert. Qui critiquait quoi ?

M. Ludovic Grangeon. Les équipes de la commission de régulation de l’énergie m’ont toujours confirmé que la décision initiale qui trouvait que la rémunération des énergies renouvelables, notamment de l’éolien, était excessive, a toujours été confirmée. Cette décision a été prise en séance officielle le 30 octobre 2008. Et lorsque j’ai été reçu au titre de l’Appel des 5000 et au titre du collectif Allier citoyen, par la commission de régulation de l’énergie, il m’a été confirmé que cet avis n’avait jamais été infirmé.

S’agissant de la dépréciation immobilière, des drames analogues à ceux des subprimes sont vécus tous les jours. Imaginez un ménage dont le chef de famille est muté, qui doit revendre sa maison à 50 % du prix ou même ne peut pas la vendre parce que trop proche d’une éolienne. Dans des villages de l’Allier comme Laprugne ou Saint-Nicolas-des-Biefs quasiment la moitié des maisons sont à vendre. La route départementale entre le Mayet-de-Montagne et Laprugne est jalonnée depuis des années de maisons à vendre qui ne trouvent pas preneurs. N’importe quel agent immobilier vous le confirmera. On note dans la jurisprudence du tribunal de grande instance de Quimper, du tribunal de Bressuire, de la cour d’appel de Nantes un certain nombre de dégâts faits sur l’immobilier. Les décotes sont très importantes.

On voit bien l’opposition entre énergie renouvelable et développement durable. S’agissant du fléau des lobbys, nous subissons quotidiennement des influences extrêmement malsaines, dont celle du lobby européen qui vient critiquer la protection des sites de l’Unesco.

Nous souhaitons quatre mesures immédiates : l’actualisation des distances de sécurité à un minimum de dix fois la hauteur ; l’adaptation des typologies de l’énergie renouvelable aux territoires ; l’analyse de l’impact global des opérations en fonction de tous les dégâts que je viens de citer ; la suppression immédiatement de l’interdiction d’enquête publique et de recours au tribunal administratif, qui nous semble un retour particulièrement malsain du régime de Vichy.

M. le président Julien Aubert. Conclusion féroce.

M. Ludovic Grangeon. Vichy est dans l’Allier !

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Je regrette de n’avoir pas reçu au préalable vos slides qui comportent beaucoup de chiffres et d’éléments. Je vous invite à les faire redéfiler afin de vous interroger.

Sur quel fondement faites-vous état d’une paupérisation et d’une précarisation énergétique ?

M. Ludovic Grangeon. Selon la source incontestable qu’est de l’observatoire national de la précarité énergétique, 12 millions de Français sont en précarité énergétique par suite de l’augmentation des tarifs, à quoi s’ajoutent des coûts collatéraux. On baisse le chauffage, on tombe malade, ce qui coûte des journées maladie à la sécurité sociale. On ne peut pas se rendre à un entretien pour un emploi, on reste parfois au chômage plus longtemps, on rogne sur le budget d’essence et de déplacement.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Tout cela à cause de l’éolien ?

M. Ludovic Grangeon. Réalisez ce que représente l’augmentation du tarif de l’électricité pour un ménage d’agriculteurs dont le revenu moyen est de 540 euros par mois ! Je le répète, le restaurant trois étoiles, nous en sommes les poubelles et les cuisines !

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. J’entends votre émotion mais notre commission d’enquête cherche à évaluer avec précision les coûts à partir d’éléments concrets. Sur quels éléments chiffrés vous fondez-vous pour affirmer que les éoliennes ont un effet de paupérisation et de précarisation énergétique ?

M. Ludovic Grangeon. À eux seuls, l’augmentation de la CSPE représente 35 %, et son volume 650 %. Il est notoire que la répercussion de la CSPE sur les factures d’électricité a d’abord été minorée pour ne pas apparaître trop fortement sur les factures d’électricité.

Un second argument est d’ordre technique. Même si les lobbys dévient souvent les statistiques, le prix médian du marché, plutôt que le prix moyen, en temps réel tel que fourni par le site EPEX Spot, est de 38 à 42 euros le mégawattheure, alors que, depuis dix ans, le tarif de rachat d’électricité renouvelable est garanti à 82 euros. Il est aujourd’hui, par appel d’offres, de 75, 79, voire 80 euros, mais ce prix reste très supérieur à celui du marché. Par conséquent, chaque fois qu’une éolienne est implantée à quelque endroit, un million d’euros sont soustraits au pouvoir d’achat des Français, car le marché EPEX Spot s’applique à tous les producteurs d’électricité. Ainsi, la production annuelle d’une ferme éolienne de 16 mégawattheures, achetée à un prix garanti supérieur à celui du marché, ampute mécaniquement le pouvoir d’achat des Français. À l’achat de l’électricité s’ajoute la CSPE destinée à subventionner cette activité qui est déjà payée. C’est la double peine.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Pourriez-vous nous fournir cette démonstration par écrit ?

M. Ludovic Grangeon. Volontiers.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous parlez de saccage, de fléau des lobbys, des termes qui relèvent davantage de l’émotion que de l’analyse scientifique. Vous ne pourrez pas nier qu’il y a de la passion dans vos propos.

M. Ludovic Grangeon. Je le nie, parce que je ne fais que me faire l’écho des propos que l’on m’a rapporté et que je peux illustrer. Estimez-vous que la construction d’éoliennes sur le site de pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle consacré par l’Unesco n’est pas dommageable ? Estimez-vous que la chute de 30 % de la production laitière d’un groupement agricole situé à proximité d’éoliennes, les jours de grand vent, soit environ cent jours par an, ne représente pas un préjudice ? Estimez-vous que la situation dramatique d’un ménage gravement endetté qui n’arrive pas à vendre sa maison depuis deux ans et qui ne peut opérer une mutation professionnelle ne doive pas être prise en considération ? Croyez-vous qu’après avoir rencontré un couple de jeunes gens qui s’est endetté pour investir dans un projet touristique créateur d’emploi menacé par un projet d’éoliennes mes propos ne puissent pas être passionnés ? Je ne traduis pas une passion personnelle. Croyez bien que dans une commission d’enquête où l’on s’exprime sous serment, je n’emploie des termes aussi durs qu’après les avoir pesés. Je vous invite à visionner le film « Hélices au pays des merveilles » réalisé sur notre territoire, dans lequel un maire décrit ses désillusions. En regardant ce film vu déjà 300 000 fois, vous constaterez que le désarroi des gens sur le terrain est manifeste. Vous verrez ce comédien qui n’arrive plus à apprendre ses textes parce qu’il ne peut plus ouvrir les fenêtres l’été et que le bruit de » machines à laver » l’empêche de se concentrer.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. S’agissant d’une commission d’enquête, je souhaiterais que chacun de vos propos soit étayé par l’envoi d’éléments écrits.

M. Ludovic Grangeon. Très volontiers. Je n’ai pas voulu encombrer la commission. Le matériau risque d’être abondant. Nous pouvons également revenir. Au cours du grand débat, le Président de la République a dit qu’il fallait écouter le terrain.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Merci d’avoir porté à la connaissance de la commission d’enquête ce rapport de l’Assemblée nationale que je ne connaissais pas.

M. Ludovic Grangeon. En 2010, ce rapport était déjà alarmiste et depuis, la situation s’est aggravée.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. La fréquentation touristique dans l’Allier est-elle est progression ?

M. Ludovic Grangeon. L’Allier fait partie des départements en croissance touristique. C’est pourquoi nous luttons contre les projets d’éoliennes.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. D’un côté, une étude montre que le tourisme est empêché par la présence d’éoliennes.

M. Ludovic Grangeon. Dissuadé !

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure Quelle est la situation du parc éolien en Allier ?

M. Ludovic Grangeon. Quarante projets sont sur le point d’être déposés.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure Je parle de l’existant dans l’Allier, où vous dites que de plus en plus de gens viennent faire du tourisme vert. Aujourd’hui, avez-vous zéro éolienne en Allier ?

M. Ludovic Grangeon. Nous avons sept parcs éoliens, mais si leur nombre passe à quarante, nous serons sinistrés.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Les sept parcs éoliens existants ont donc progressé en même temps que la fréquentation touristique.

M. Ludovic Grangeon. Pas nécessairement.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Dans les dernières années, il y a eu à la fois plus d’éoliennes et plus de touristes.

M. Ludovic Grangeon. La densité des parcs éoliens permet de respecter des distances qui restent raisonnables mais qui ne le seront plus si les projets en cours sont confirmés.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Toutefois, vous avez plus d’éoliennes et plus de touristes, et vous craignez que la présence d’un nombre supérieur d’éoliennes ne fasse obstacle à la poursuite de la croissance touristique.

M. Ludovic Grangeon. Le problème ne se pose pas en ces termes. C’est une vision parisienne.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Je suis du nord de l’Isère !

M. Ludovic Grangeon. Je parle des états-majors, je ne vous vise pas personnellement.

Des sites touristiques sont menacés par des opérations d’éoliennes. Si elles se concrétisent, ces sites touristiques disparaîtront.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. J’ai bien entendu votre inquiétude pour l’avenir.

M. Ludovic Grangeon. En revanche, sur l’immobilier, le désastre est immédiat et réel. Nous avons réalisé un catalogue de panneaux « A vendre » posés sur des maisons que je pourrai vous transmettre.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Pour établir vos statistiques, vous prenez en compte toutes les maisons à vendre à proximité d’éoliennes, mais il faudrait s’assurer qu’elles le sont à cause de cela, ce qui n’est pas forcément le cas.

M. Ludovic Grangeon. Interrogez les agences immobilières et les notaires !

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Cela concerne l’acceptabilité, qui fera l’objet d’une autre partie d’auditions. Nous entendrons des maires de communes dire que cela n’a aucune incidence sur les projets immobiliers ou sur les prix dans leur commune.

M. Ludovic Grangeon. Dans quel pourcentage et pourquoi le département de l’Allier a-t-il voté une motion ?

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Il revient à cette commission d’enquête d’examiner ce pourcentage. En regard du sondage sur la réaction des touristes que vous produisez, un sondage tout aussi sérieux montre que plus les gens habitent proches des éoliennes et moins ils ont de problèmes avec les éoliennes.

M. Jean-Pierre Riou. Une étude réalisée par Steve Gibbons pour la London School of Economics atteste une dévalorisation immobilière. Intitulée « Gone With The Wind », portant sur des centaines de transactions analysées durant plus de douze ans, avant et après réalisation des projets, elle est de loin la plus complète. Elle comporte une critique de la méthodologie des études qui ne trouvent pas de dévalorisation immobilière. Le principal de la dévalorisation a lieu à l’annonce du projet. Celle-ci est rarement pire une fois les éoliennes en place. Une récente étude allemande va dans le même sens.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Le sujet étant à l’origine de beaucoup de fantasmes, nous avons besoin d’éléments pragmatiques et chiffrés.

Dans votre démonstration, vous montrez que l’éolien est une énergie intermittente, que le parc nucléaire est décarboné et vous demandez : jusqu’à quand doit-on accompagner ces technologies ? Quand deviennent-elles suffisamment stables pour ne plus avoir besoin de subventions publiques ? Je vous pose la question.

M. Jean-Pierre Riou. Les subventions sont nécessaires pour permettre à une nouvelle technologie de devenir mature, et les lois de la concurrence interdisent qu’on subventionne une technologie qui a plus de cent ans. Il n’empêche que des demandes visant à les prolonger sont régulièrement faites à la Commission européenne.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. De quelles lois s’agit-il ?

M. Jean-Pierre Riou. Des lois de la concurrence qui interdisent le subventionnement d’une technologie aux dépens d’une autre. Les aides d’État sont aussi très contrôlées.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous ne pouvez comparer l’éolienne d’il y a cent ans avec celle d’aujourd’hui. Des technologies nouvelles et émergentes sont apparues.

M. Jean-Pierre Riou. Il n’y a eu aucune rupture technologique.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. De la même façon, on pourrait dire qu’on a toujours brûlé des déchets et que des centrales le font.

M. Jean-Pierre Riou. Il y a vingt-cinq ans, on a lancé de nouvelles façons de produire de l’électricité, alors que la méthode avait été abandonnée pour cause d’intermittence de la production. La filière éolienne se vante d’être mature. Si elle est mature, c’est qu’elle n’a pas besoin de subventions.

M. Ludovic Grangeon. J’ai été directeur général d’une société d’énergie majeure que j’ai menée à la certification qualité et à la certification environnementale.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Laquelle ?

M. Ludovic Grangeon. J’ai été directeur général de la société Prodith à Lyon, l’un des principaux concessionnaires en énergie pour la région Rhône-Alpes. Je l’ai certifiée ISO 9000 et ISO 14000, parmi les premières en France.

À titre personnel, je suis très étonné de revoir cette vieille technologie d’éolienne, du modèle de Poul La Cour. Les éoliennes tripales « modernes », avec le laboratoire national d’essais, promu par EDF à l’époque, ont réalisé les premières expérimentations d’éoliennes en France à Nogent-le-Roi, où une éolienne de 600 kWh tournait déjà dans les années 1950. Ce procédé avait été testé et refusé. Aujourd’hui, ces éoliennes sont promues en raison de leur bas coût. Sur le marché d’occasion, sur des sites comme alibaba.com, sur le marché international du refurbishing, vous trouvez une éolienne d’occasion de grande marque d’une capacité de 1,5 à 2 MWh à un prix oscillant entre 300 000 et 600 000 euros.

Ceux qui sont allés aux Jeux olympiques de Londres se sont promenés parmi des parcs urbains d’éoliennes sans le savoir. Un inventeur français, l’ingénieur Darrieus, membre de l’Académie des sciences, a inventé les fameuses turbines de Darrieus qui font l’objet de brevets dans le monde entier. Un autre grand écologiste a inventé des éoliennes modernes dont on parle peu, qui sont bien moins nuisantes. Il s’agit du commandant Cousteau et du procédé Malavard, du nom du professeur Malavard, autre membre de l’Académie des sciences, qui a inventé les fameux mâts à aspiration. Même nos amis allemands exploitaient ce procédé, puisqu’un cargo équipé de ce mode de propulsion faisait la liaison régulière Hambourg-New York dans les années 1930. En outre, installer, comme on le fait en Grande‑Bretagne, de petites éoliennes à effet de turbine de Darrieus sur les immeubles, réduit la facture d’électricité du destinataire puisqu’ils interviennent en délestage selon la technique des particuliers qui installent des panneaux solaires sur leur toit.

Ces procédés sont beaucoup plus modernes. Je ne suis pas du tout anti-éolien, je suis consterné que des acteurs spéculatifs aient fait main basse sur des procédés obsolescents, qui ont surtout pour mérite de générer le maximum de marge sans offrir de performances techniques intéressantes. Plus on multiplie la taille de ces machines en rase campagne, plus cela devient une aberration et plus les pertes sont fortes. Le directoire du laboratoire national d’essai des éoliennes, l’ancien Risø, l’a démontré il y a deux ou trois ans. Il existe même dans les documents de WikiLeaks un rapport interne de Vestas qui montre tous les problèmes posés par l’augmentation de la taille des éoliennes de modèle Poul La Cour.

Pour répondre plus précisément à votre question technique, une commune qui se vante d’obtenir des recettes avec une éolienne basique telle que les lobbys la proposent aurait intérêt à regarder ce que font les Londoniens ou la ville de Lyon, où une éolienne fixée sur le toit du siège d’une compagnie de travaux publics fonctionne très bien. Pourquoi ne pas pourvoir les bâtiments communaux de ces éoliennes qui ont un bien meilleur rendement parce qu’elles ne doivent pas être orientées au vent ? Cela soulagerait leur facture énergétique, voire rendrait leurs bâtiments à énergie positive.

M. Jean-Pierre Riou. J’en viens aux dernières questions.

Ne fallait-il pas apprendre à stocker l’électricité avant d’encourager la concurrence des énergies intermittentes ? Les énergies intermittentes posent des problèmes et provoquent une fuite en avant en attendant de savoir stocker l’énergie.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous estimez que nos stratégies de développement de stockage sont insuffisantes ?

M. Jean-Pierre Riou. Très insuffisantes !

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous considérez qu’on devrait renforcer ce volet ?

M. Jean-Pierre Riou. La recherche sur le stockage, pourquoi pas ? Elle est même indispensable. Les stations de pompages d’électricité dans les barrages représentent 5 GWh. On peut améliorer légèrement ce résultat mais quand on voit les problèmes que pose la « flaque d’eau de Sivens, cela présenterait des inconvénients de nature à contrarier les écologistes. Il existe d’autres techniques de stockage avec des pertes de rendement plus ou moins importantes, mais les centrales programmables qui suivent les besoins de consommation sont suffisantes pour remplir les quelques capacités de stockage. Le nucléaire peut faire remonter l’eau dans les barrages, la nuit. Il n’est pas besoin d’éoliennes qui forcent le nucléaire à s’adapter.

M. Jean-Pierre Riou. Enfin, à qui profite le crime, c’est-à-dire la perte de compétitivité du nucléaire liée à l’injection d’intermittence ? D’évidence, cela fait le jeu de l’Allemagne.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. C’était votre propos précédent. Vous laissiez entendre que l’Allemagne influencerait une stratégie de développement d’EnR éolien en France afin d’en tirer profit économiquement.

M. Jean-Pierre Riou. Avant-hier, le ministre allemand des affaires étrangères estimait impossible de concilier l’enjeu climatique et l’enjeu de sortie du nucléaire et que le climat devrait passer avant le nucléaire. L’Allemagne qui peine à réduire le charbon mesure l’enjeu de compétitivité. Elle a décidé, de façon unilatérale, de passer à des énergies intermittentes en mettant une pagaille monstre sur le réseau électrique européen qui demande à tous les partenaires d’assumer les coûts de restructuration du réseau. Ainsi engagée, elle a du mal à réduire sa production par le charbon. Elle a légèrement réduit non la puissance installée mais la production. Mais en termes de compétitivité, elle a intérêt à nous vendre des éoliennes et à flinguer notre nucléaire.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous avez conclu en disant : si le stockage fonctionnait, tout cela en vaudrait la peine.

M. Jean-Pierre Riou. Bien sûr !

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. J’en déduis que vous n’avez aucune foi dans le développement du stockage.

M. Jean-Pierre Riou. Dix représentants du secteur électrique européen se sont réunis à Berlin au mois d’août 2018 pour tirer le signal d’alarme. Dans leur rapport, ils soulignaient l’érosion des moyens pilotables en Europe et prévenaient que les pays européens ne pourraient pas assumer un pic de consommation, au risque de mettre en péril la solidarité européenne. Tout le monde compte sur les autres, mais surtout sur la France et éventuellement sur l’Allemagne, qui a gardé toute sa production pilotable mais projette de la réduire légèrement. Or l’Allemagne craint une période de plusieurs jours nuageuse et sans vent, situation à laquelle aucun stockage au monde ne peut répondre. Les moyens pilotables sont indispensables. 

Mme Bénédicte Peyrol. Monsieur Riou, vous avez parlé du refoulement et de son coût. Pourriez-vous préciser ce qu’il représente en termes de réseau et s’il est identique pour tous les types d’énergie renouvelable ?

Vous avez dit que plus il y a de vent et moins il est rentable d’investir dans les modes de production non subventionnés. Pourriez-vous préciser ce point ?

Une question pour vous deux : on a beaucoup parlé d’éoliennes, mais que pensez-vous des équilibres et des subventions, notamment sous la forme de prix garantis, pour les autres énergies renouvelables ? Certaines seraient peut-être plus intéressantes malgré la limite de l’intermittence, hormis la méthanisation. Quelle est votre appréciation économique des objectifs que se fixe la France dans le cadre de la PPE ?

On a beaucoup parlé de l’Allier. Pétain a choisi Vichy mais Vichy n’a pas choisi Pétain. Nous nous battons donc pour qu’on parle du régime de Pétain et non du régime de Vichy. Les causes de la moins-value de la vente d’une maison proche d’une éolienne doivent être appréciées avec prudence. Saint-Nicolas-des-Biefs et Laprugne ont d’autres problématiques. Dans ces territoires très reculés, beaucoup de maisons sont à vendre. Les éoliennes y ont sans doute leur part, mais il convient d’être mesuré. Dans les territoires extrêmement ruraux et reculés comme les nôtres, il y a plusieurs facteurs.

M. Jean-Pierre Riou. Le refoulement entraîne d’abord des coûts liés à l’équilibre du réseau et aux mesures de redispatching, c’est-à-dire d’arrêt d’un moyen de production pour en redémarrer un autre quand les lignes sont saturées. En France, il y a des milliers de kilomètres de lignes à haute tension. Quand elle était ministre, Delphine Batho avait bien dit qu’il fallait de nouvelles lignes de transport pour les énergies renouvelables. Lors de son audition, François Brottes a cité le chiffre de 5 milliards d’euros par an pour le réseau. Je n’avancerai pas de chiffre, mais il est certain qu’en Allemagne, restructurer et redimensionner le réseau coûtent plusieurs milliards d’euros, puisque les dispositions à prendre ne dépendent pas seulement de la puissance à acheminer vers le consommateur mais aussi de la puissance à refouler.

La corrélation entre quantité de vent et production apparaît clairement sur le site EPEX Spot. Chaque fois qu’on annonce que l’Allemagne vient de battre un record éolien, avec 65 % de la consommation couverte par la production renouvelable, dont 40 % pour les éoliennes, je vais directement sur EPEX Spot où je vois des prix négatifs. Quand il y a un record éolien, les prix tombent en dessous de zéro ou, à tout le moins, très bas. S’il y a un record éolien un dimanche, c’est forcément négatif. Plus il y a de vent et moins l’électricité vaut cher. La concurrence instillée dans le système électrique dissuade d’investir. Sans subvention, le métier de producteur d’électricité est difficile. Dans la mesure où chaque fois qu’il y a un coup de vent, le prix descend et peut même devenir négatif, on a investi dans un outil de production, centrale nucléaire ou autre, dont on ne peut se servir. Cela pose un problème dans la mesure où l’on ne peut pas se passer des centrales pilotables.

M. Ludovic Grangeon. Dans le mix, nous n’avons pas parlé de l’énergie hydraulique qui permet pourtant à la France de satisfaire ses objectifs d’énergie renouvelable. C’est d’ailleurs un problème dans l’Allier, qui est excédentaire en hydraulique. De plus, il n’est pas de meilleur stockage que celui d’un barrage, qui est un instrument pilotable, pour lâcher de l’énergie au moment où on en a besoin, contrairement au vent ou au soleil. L’hydraulique est une énergie renouvelable non seulement bien meilleure mais aussi pilotable en dehors du phénomène saisonnier et elle représente trois fois le reste des renouvelables. L’hydraulique est négligée par nos pays voisins qui n’ont pas tous le même pourcentage de ressources et notre spécificité n’est pas prise en compte au niveau européen.

Le stockage pose des problèmes d’accumulateurs et de dépollution. Le phénomène des lanthanides a été décrit par de nombreuses associations d’éthique. Dans certains pays, l’extraction des lanthanides, des métaux rares, engendre plus de déchets nucléaires que le nucléaire. Ces matériaux utilisés pour la fabrication des aimants et des téléphones portables sont fortement polluants et doivent être maniés avec précaution. La filière hydrogène arrive. Il y a des leaders français dans le domaine de la gazéification. Dans le domaine de la méthanisation, nous avons du retard. C’est certes un moyen important pour éliminer les déchets agricoles mais la gazéification est en un aussi pour les déchets forestiers. Nos amis canadiens savent très bien la pratiquer, y compris avec des équipements forains. Cent taxis à hydrogène gérés par Toyota tournent actuellement dans Paris, comme on a pu le voir sur une chaîne nationale, il y a deux jours. Hyundai, le constructeur coréen, commercialise un véhicule alimenté par une pile à combustible. La France était leader dans ce domaine dans les années 1960. Il est dommage qu’elle ait abandonné cette filière puisque la pile à combustible est un des instruments d’avenir des énergies renouvelables, puisqu’elle ne rejette que de l’eau. Ces filières sont donc bien plus prometteuses.

Ce qui nous gêne en Auvergne, c’est qu’avec un fort potentiel hydraulique, nous remplissons notre quota d’énergies renouvelables. Pourquoi des promoteurs dont l’avidité financière est le premier ressort tentent-ils de parachuter des projets éoliens qui ne sont pas adaptés à notre typologie, alors que la distance d’une habitation égale à dix fois la hauteur n’est pas respectée et que nous sommes, selon l’ADEME, dans la zone la moins ventée de France ? C’est donc totalement aberrant. Votre question me ravit, parce que j’y souscris. Seul compte le mix énergétique. Plus forte sera l’écoute des territoires et plus ces énergies renouvelables seront adaptées et moins elles produiront de dégâts collatéraux.

M. Vincent Thiébaut. Je m’étonne que vous associiez la précarité énergétique à la production globale d’énergie renouvelable. Nos auditions ont montré que les énergies renouvelables ne sont plus financées dans les conditions aberrantes des années 2009 et 2010. Je le dis sans faire le procès de qui que ce soit, si on devait payer le vrai coût de l’énergie tel qu’on la produit actuellement, on n’aurait même pas besoin de subventionner la majorité des énergies renouvelables. Vous dites qu’on paie trop cher notre électricité, alors que souvent, on ne la paie pas assez cher puisque ce prix ne permet pas le maintien ou le développement du réseau nucléaire. Quand vous parlez de précarité énergétique, pouvez-vous détailler les chiffres et votre argumentation ?

M. Ludovic Grangeon. Dans les dernières années, l’augmentation du prix de l’électricité a été en grande partie due aux taxes. Sa fiscalité est analogue à celle que nous avons connue pour les carburants. Il y a eu un certain détournement de la CSPE. Au départ, c’était l’aide sociale de l’électricité. La crise des gilets jaunes ayant été provoquée par la taxe sur l’essence, si les taxes augmentent trop, nous pourrions connaître une crise due à l’augmentation du prix de l’électricité. Ce n’est pas à vous que j’apprendrai que la CSPE a fortement augmenté. La commission de régulation de l’énergie l’a dit elle-même. D’autres taxes sont venues se greffer. L’entretien du réseau, c’est un peu le paradoxe de l’œuf et de la poule. On a multiplié les réseaux pour l’implantation d’opérations d’énergie renouvelable n’importe où sans rationaliser les réseaux.

Une panne géante comme celle de la gare Montparnasse ou de l’aéroport d’Orly, dont on a moins parlé, résulte d’une faiblesse du réseau liée au fait qu’on a dû se disperser pour créer des réseaux de desserte des opérations renouvelables qui procèdent uniquement du bon vouloir des promoteurs. Un promoteur dit : je vais là, vous me devez un réseau. On double un réseau en France pour 6 % de notre électricité ! L’éolien plus le solaire représentent 6 % de notre électricité. Toutes les taxes de réseau que nous payons ne sont pas proportionnelles à la production que nous en retirons. Le doublement géographique des réseaux en répartition de surfaces serait justifié si on doublait la puissance, mais ce n’est pas le cas. Après dix ans d’effort, seulement 6 % de notre électricité nationale sont fournis par l’éolien et le solaire ! Les taxes sur le réseau ont fortement augmenté. Le tarif d’utilisation des réseaux publics d’électricité (TURPE), la CSPE et le reste produisent une augmentation de 35 %. L’augmentation récente de 6 % nous met face au paradoxe de l’œuf et de la poule : pour justifier l’augmentation du réseau, on augmente le tarif, avant les augmentations de rattrapage. Depuis février, tous les journaux économiques parlent de la deuxième augmentation de rattrapage et de la troisième, en sorte qu’en réalité, la hausse sera de 10 % à la fin de l’année. On dit aussi qu’il ne faut pas se chauffer par l’électricité, mais un ménage modeste qui n’a pas les moyens d’investir dans de l’isolation et dans une chaudière n’a d’autre choix que d’utiliser un radiateur électrique bas de gamme.

À cela s’ajoute un phénomène technique relatif à la fiscalité du logement. Quand vous habitez un logement social, vous ne décidez pas du mode de chauffage. Vous bénéficiez d’un dispositif d’aide au logement sur le loyer, mais pas d’un dispositif d’aide permanent sur les charges.

M. Vincent Thiébaut. Il y a le chèque énergie !

M. Ludovic Grangeon. J’en parlais avec des responsables d’une organisation caritative très connue, Habitat et humanisme, qui a fait des efforts considérables pour aider les gens très modestes à se loger : le niveau des charges dépasse aujourd’hui celui du loyer. Cette progression est constante depuis plusieurs années. Les gens de condition modeste ne peuvent pas prévoir ce niveau de charges et le nombre d’impayés est croissant. Lisez le rapport du médiateur national de l’énergie ! Il le dit bien mieux que moi. Il est tellement épais que je n’ai pas encore eu le temps de le lire entièrement, mais il insiste sur la précarisation croissante des ménages modestes qui n’arrivent plus à payer leur facture d’électricité ou de gaz par suite d’une augmentation déraisonnable. On peut juger ma réponse passionnée. Lisez les rapports de l’observatoire national de la précarité énergétique, l’observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale et le rapport du médiateur national de l’énergie, vous y trouverez toutes les statistiques voulues et une réponse mieux étayée que celle que je peux vous faire rapidement.

M. Vincent Thiébaut. L’augmentation du prix de l’énergie n’est pas un phénomène propre à la France. La PPE fixée par le Gouvernement a estimé le coût moyen du mégawattheure à 56 euros d’ici 2035 compatible avec les investissements nécessaires. En 2019, nous en sommes déjà à 52 euros. De plus, les subventions étant calculées en fonction d’un prix de marché de 56 euros, plus ce prix sera élevé et moins les subventions de l’État seront fortes.

Toutes ces taxes, dont une partie va au budget général de la France, permettent de compenser des pertes et de faire des provisions, notamment dans le cadre des productions nucléaires. Selon le rapport de la Cour des comptes, le vrai coût de la production nucléaire ne serait pas de 42 euros le mégawattheure, comme défini aujourd’hui par le système d’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (ARENH), mais de 60 euros. À un moment donné, il faudra payer ce delta d’une manière ou d’une autre. À mon sens, il y a trois piliers. Au coût de l’énergie s’ajoutent la rénovation thermique et les méthodes de consommation. À vous entendre, toutes ces taxes iraient vers les énergies renouvelables. À ma connaissance, ce n’est pas le cas.

M. Ludovic Grangeon. 54 % du prix de l’électricité sont représentés par des taxes.

M. Vincent Thiébaut. Je l’entends, mais la précarité énergétique ne résulte pas de la production d’énergie renouvelable. Ces 54 % ne sont pas imputables aux seules énergies renouvelables.

M. Ludovic Grangeon. Non, mais les deux pentes n’ont pas été les mêmes. La pente d’augmentation la plus forte dans les dernières années a été celle de la fiscalité et pas celle du coût de production de l’électricité. Le prix de 60 euros que vous avancez reste largement inférieur au prix historique de la production éolienne, sans parler du solaire pour lequel le prix pourrait atteindre 600 euros.

M. Vincent Thiébaut. Tout le monde fait état de prix inférieurs à 60 euros.

M. Ludovic Grangeon. Le solaire est parfois rémunéré, en fonction de certains tarifs, jusqu’à 600 euros le mégawattheure. Même si la part du solaire est moindre, à 1,5 %, et s’il y a de l’autoconsommation, il faut bien le payer. Or nous assistons à la multiplication de centrales mixtes solaire-éolien, afin d’augmenter les prix d’appels d’offres. De surcroît, les prix sont garantis, ce qui est contraire au marché. Si nous respections l’orthodoxie économique, une ferme éolienne vendrait son électricité sur le marché. Si on n’en avait pas besoin, elle ne fonctionnerait pas ou produirait à 10 centimes ou à 200 euros parce qu’on aurait besoin de son courant, ce jour-là. L’électricité n’est pas stockable. Le marché EPEX Spot fixe le prix à la minute. En garantissant des prix, on fausse le marché. On précarise des équipements pilotables soumis à des fluctuations et des populations. La plupart du temps une éolienne produit à prix garanti au-dessus du marché. Allez voir la mécanique complexe du marché EPEX Spot et vous constaterez le privilège exorbitant que nous accordons à des contrats programmés pour les éoliennes et le solaire. Tout cela contribue à une distorsion du prix de l’électricité à la hausse.

Il y a 54 % de taxes, lesquelles ont augmenté de 35 %, de sorte que la pente des taxes a augmenté plus vite.

M. Julien Aubert. Je poserai rapidement mes questions, après m’être effacé devant mes collègues. Permettez toutefois à l’opposition d’exister au travers de cette commission d’enquête qu’elle a elle-même souhaitée et qu’elle préside avec la bienveillance qu’on lui connaît.

La fédération France énergie éolienne nous a fait part d’un sondage Harris Interactive montrant que plus on habite proche de l’éolienne et plus on est favorable à l’éolien, ce qui m’a un peu interpellé. Comment expliquez-vous un tel constat ? Auriez-vous un autre sondage aux résultats inverses ?

M. Jean-Pierre Riou. Une fondation écologique allemande vient faire ce sondage pour faire dire ce que pensent les Français de l’énergie éolienne. Si on prenait un sondage commandé par un groupement anti-éolien on aurait un autre résultat.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Ce propos peut se retourner contre vous !

M. Jean-Pierre Riou. Je crois me souvenir que c’était un sondage Harris Interactive et Heinrich Böll fait pour le syndicat des énergies renouvelables ou pour France énergie éolienne. Quand on est dans un village long de 5 kilomètres à moins d’un kilomètre d’une éolienne, un kilomètre peut en représenter en réalité six. Je veux voir le sondage pour émettre une opinion.

M. Ludovic Grangeon. Ces sondages sont réalisés par téléphone, en fonction d’échantillons représentatifs sélectionnés par commune. Or, comme vient de le dire Jean‑Pierre Riou, ils peuvent avoir été réalisés dans une commune de sept kilomètres de long et quatre de large, où l’on peut très bien habiter un endroit préservé. Ces sondages n’ont pas été faits en fonction des coordonnées IGN du domicile des personnes mais de la domiciliation dans une commune, ce qui introduit des distorsions considérables.

M. le président Julien Aubert. Vous avez parlé des reventes de sociétés. Comment expliquez-vous qu’on puisse revendre six fois une entreprise en huit ans ? Avez-vous connaissance du gain à chaque fois réalisé ? Ou bien, s’agissant de fonds financiers, leurs gestionnaires ont-ils une attitude court-termiste ? Ce que vous dites de cette société est-il élargissable à toutes les sociétés d’éoliennes terrestres ou à toutes les sociétés d’éoliennes ?

M. Ludovic Grangeon. À la première question, je réponds « oui », puisque ces pratiques étaient déjà décrites dans le rapport parlementaire précédemment évoqué.

M. le président Julien Aubert. C’était il y a dix ans !

M. Ludovic Grangeon. Précisément, elles se sont amplifiées.

Concernant l’autre point, je crains d’avoir besoin de temps et d’un commissaire aux comptes pour fournir des détails. Les promoteurs qui sont venus à l’éolien ont souvent été des cabinets de défiscalisation et d’ingénierie fiscale pointus en matière d’ingénierie financière. Quand vous faites une première opération d’éoliennes, vous percevez des honoraires de montage. Son préfinancement engendre des crédits de TVA et des amortissements exceptionnels consolidables avec d’autres investissements qui seraient excédentaires. Vous pouvez aussi paramétrer des crédits d’impôts dans la revente d’investissements aux particuliers. Du temps de l’ISF, c’était l’ISF. C’est aujourd’hui un crédit d’impôt recherche ou investissement. Chaque fois que vous procédez à une revente, vous pouvez opérer une péréquation au niveau de la holding de ces sociétés. Vous pouvez réaliser une opération fiscale et comptable dans la société cessionnaire et dans la société acquéreuse afin d’optimiser la transaction. À chaque fois, l’État est perdant par suite de la défiscalisation.

M. le président Julien Aubert. J’ai compris votre argument. Autrement dit, des entreprises investissent dans l’éolien pour faire de l’optimisation fiscale.

M. Ludovic Grangeon. Pas seulement, mais elles sont particulièrement redoutables en ce domaine.

M. le président Julien Aubert. Puisque vous êtes visiblement intéressé par le sujet, nous serions preneurs d’un recensement par parc des reventes des sociétés et des holdings auxquelles elles appartiennent dans les dernières années.

M. Ludovic Grangeon. Il se trouve que la commission de régulation de l’énergie, dont c’est la mission officielle, a délégué ses enquêteurs, avec qui j’ai été en contact, sur ce sujet. Le taux d’échec a été de deux tiers, les sociétés ayant opposé à ce contrôle la confidentialité des affaires. La commission de régulation de l’énergie s’est déclarée impuissante à aller plus loin. Vous me créditez donc de beaucoup de pouvoir.

M. le président Julien Aubert. Monsieur l’administrateur, nous allons vérifier si une commission d’enquête, sans violer le secret des affaires, a plus de pouvoir que la CRE. Si tel est le cas, nous irons chercher l’information.

Concernant les maisons vides de l’Allier, il est des endroits marqués par une déprise. Pour valider votre argument, il faudrait pouvoir dire, dans le même département, à même densité et à même éloignement de centres urbains et de centres touristiques, donc loin des châteaux de la Loire, ici, il n’y a pas d’éolienne et là il y a une éolienne, ici, le pourcentage de locaux vacants est supérieur de 15 ou 20 %. Et là il ne l’est pas.

Concernant l’hydroélectricité, l’ouverture des barrages à la concurrence pose une question sur la différence de modèle économique. En d’autres termes, si j’ai un barrage que j’essaie d’optimiser, je fais de l’électricité au moment idoine. Si on me dit demain : votre rôle est d’absorber les chocs des électricités intermittentes, le pilotage de mon barrage hydroélectrique ne sera plus le même. Si on me demandait de dégrader son modèle économique, je pourrais exiger d’être rémunéré pour jouer le rôle de stabilisateur économique. Dans le débat sur l’ouverture à la concurrence des barrages hydroélectriques, l’absorption du surcroît de l’électricité intermittente n’est pas prise en compte comme un surcoût.

M. Ludovic Grangeon. Une pétition nationale vient d’être lancée après l’inquiétude provoquée par la possible privatisation des barrages, sachant que le modèle économique que vous décrivez en celui de la concurrence vue par l’Europe. Je me rappelle avoir eu, il y a une douzaine d’années, un débat avec Michel Barnier au sujet de la concurrence. Les modèles économiques tels qu’ils sont perçus au niveau européen ne sont pas nécessairement adaptés à la typologie de notre pays. Notre modèle est plus intégré que les autres. Sa déstabilisation aboutirait aux excès que vous décrivez. Le problème n’est pas de privatiser ou de ne pas privatiser les barrages, mais la déstabilisation d’un modèle économique intégré dont on déferait une partie sans prendre en considération le reste.

M. le président Julien Aubert. Merci beaucoup.

Laudition sachève à quinze heures cinquante.

*

*     *

11.   Audition, ouverte à la presse, de M. Jacques Regad, directeur régional adjoint de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) de Nouvelle Aquitaine (11 juin 2019)

Laudition débute à dix-sept heures dix.

M. le président Julien Aubert. Nous entamons nos auditions d’aujourd’hui, qui ont pour thème la dimension énergétique de l’aménagement du territoire et l’articulation, d’une part entre le niveau national et le niveau local, et, d’autre part, entre le niveau régional et le niveau local.

Nous accueillons dans un premier temps M. Jacques Regad, directeur régional adjoint pour la transition écologique et énergétique et la nouvelle économie à la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) de Nouvelle-Aquitaine.

La région Nouvelle-Aquitaine est en superficie la plus vaste de nos régions ; elle présente une grande diversité géographique, démographique ou économique. Si, pour ses deux tiers, la population vit dans une aire urbaine, plus de la moitié des habitants réside dans des communes de faible ou très faible densité. Comme pour l’ensemble de la France métropolitaine, 75 % de la consommation finale d’énergie de la région est liée aux transports et au bâtiment, les produits pétroliers représentant 42 % de cette consommation. La précarité énergétique se situe également au niveau de la moyenne nationale, concernant près de 15 % des ménages.

Selon les données de 2015, reprises par le schéma régional d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires (SRADDET), la production d’énergies renouvelables (EnR) représente 20 % de la consommation finale régionale. La biomasse est la première source d’énergie renouvelable produite : 78 %, dont 61 % pour la production de chaleur à partir du bois. Quant à l’électricité, outre deux centrales nucléaires sur son territoire, Blayais et Civaux, la production d’électricité à partir d’énergies renouvelables conduit à distinguer trois territoires : celui de l’hydroélectricité – 9 % de la production régionale d’énergies renouvelables – lié aux conditions naturelles favorables dont bénéficient la Haute-Vienne, la Corrèze, la Dordogne et les Pyrénées-Atlantiques ; celui du photovoltaïque – 5 % de la production –, dont la région est la première productrice, dans les Landes et en Gironde ; celui enfin de l’éolien – 3 % de la production régionale d’EnR – en Charente-Maritime et en Charente, dans les Deux-Sèvres et dans la Vienne.

Le projet de SRADDET fait état de la bonne acceptabilité locale du photovoltaïque, soulignant néanmoins le fort enjeu de compétition foncière lié à son développement, compte tenu de la préférence des opérateurs pour les centrales au sol ; d’où une orientation privilégiant le développement sur les terrains artificialisés.

En second lieu, le SRADDET pointe la répartition inégale de l’éolien sur le territoire régional, en opposant les 805 mégawatts installés sur le territoire de l’ancienne région Poitou-Charentes à l’absence d’installations dans l’ancienne Aquitaine. Il y est donc suggéré de privilégier l’installation dans le sud de la région, le remplacement ou le renforcement des parcs en fin de vie étant toutefois recommandé, à partir de 2025.

Comment les objectifs d’intérêt national en matière d’EnR se déclinent-ils régionalement, compte tenu du potentiel économiquement exploitable des ressources locales en ce domaine ? Comment s’articule le passage des schémas régionaux climat-air-énergie (SRCAE) au SRADDET, et quelles conséquences emporte-t-il ? Quels sont les critères d’approbation par les représentants de l’État d’un SRADDET comme celui de Nouvelle Aquitaine ? Comment la différenciation territoriale est-elle prise en compte, notamment en ce qui concerne les risques d’atteinte au paysage, la pression sur l’utilisation des sols ? N’y a-t-il pas un risque de fracture supplémentaire entre les métropoles, qui portent un discours valorisant, voire moralisant, sur les EnR, et les territoires dans lesquels les énergies renouvelables sont appréhendées dans tous leurs aspects y compris leurs inconvénients ? Comment les collectivités du territoire sont-elles associées à la définition et à la mise en œuvre d’une telle stratégie ? À cet égard, le projet d’installation de plusieurs dizaines d’éoliennes dans les marais de l’estuaire de la Gironde ne manquera pas d’intéresser les membres de notre commission. Par quelle logique un espace régional sur lequel sont implantées deux centrales nucléaires, qui est le champion de l’énergie solaire, dont la biomasse est la première ressource d’EnR et dont la décarbonisation des transports et du bâtiment devrait raisonnablement être la priorité, au regard de la nécessité d’agir contre le changement climatique, en arrive-t-elle à estimer prioritaire l’installation d’éoliennes dans un écosystème que certains jugent fragile et dont la préservation est de toute évidence un impératif écologique ?

Avant de vous céder la parole pour répondre à toutes ces questions, je vais, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité : veuillez, s’il vous plaît, monsieur Regad, lever la main droite et dire « Je le jure. »

(M. Jacques Regad prête serment.)

M. Jacques Regad, directeur régional adjoint à la direction régionale de lenvironnement, de laménagement et du logement (DREAL) de Nouvelle-Aquitaine. Je commencerai ce propos liminaire par une présentation rapide des principales caractéristiques actuelles de la région, en matière de production d’énergies renouvelables.

La Nouvelle-Aquitaine, qui regroupe les anciennes régions Limousin, Poitou-Charentes et Aquitaine, est historiquement marquée par une consommation et une utilisation importantes du bois énergie, qui est, de fait, la première source d’énergie renouvelable de la région, employée pour la production de chauffage individuel aussi bien que pour les chaufferies industrielles et collectives. La seconde source d’EnR est l’hydroélectricité, qui constitue une ressource historique des départements de la Corrèze et des Pyrénées-Atlantiques.

À ce mix énergétique historique s’ajoutent de nouvelles sources d’énergie, comme l’énergie éolienne, installée dans l’ex-région Poitou-Charentes – soit au nord de la région Nouvelle-Aquitaine –, ou le photovoltaïque, plus particulièrement présent sur le territoire de l’ancienne Aquitaine. Plus marginalement enfin, on trouve d’autres sources d’énergies renouvelables, notamment la méthanisation, la géothermie et le solaire thermique.

La Nouvelle-Aquitaine s’inscrit dans une dynamique plutôt positive en matière de développement des EnR, et le SRADDET reprend pour la région l’objectif national inscrit dans la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) de 32 % d’énergies renouvelables dans la consommation d’énergie finale en 2030. Si le SRADDET est en cours d’élaboration et n’a pas été définitivement validé, l’objectif néanmoins paraît réaliste et compatible avec la trajectoire nationale.

Pour atteindre cet objectif, il faut certes augmenter significativement la part des EnR dans le mix énergétique, mais cela nécessite également de s’inscrire dans une logique d’efficacité énergétique en baissant la consommation.

Vous avez souligné, monsieur le président, que la répartition territoriale du mix énergétique était déséquilibrée. C’est un fait mais, la Nouvelle-Aquitaine étant une région particulièrement vaste, il s’agit moins de parvenir à une répartition homogène des sources d’énergie renouvelables sur le territoire que de tenir compte des caractéristiques et des gisements locaux pour développer ici ou là telle ou telle source d’énergie renouvelable. Le SRADDET d’ailleurs n’assigne aucune territorialisation aux objectifs quantifiés d’EnR.

Il n’en reste pas moins nécessaire que les services de l’État, lequel valide et approuve les différents projets, s’inscrivent dans une logique régionale pour fixer des lignes directrices en matière de gouvernance des quatre filières principales sur lesquelles repose notre stratégie, à savoir le bois énergie, la méthanisation, le photovoltaïque et l’éolien. Sur le terrain, des pôles départementaux organiseront la discussion avec les élus et les acteurs locaux autour des différents gisements, pour préciser, au niveau départemental, les modalités de développement de ces filières.

En ce qui concerne le bois énergie, une augmentation d’environ 10 % de la production d’énergie est envisagée à l’horizon 2023, compte tenu de notre fort potentiel en matière de boisement. Non seulement cet objectif peut être atteint sans forcément remettre en cause l’équilibre d’une gestion durable des forêts, mais il peut s’appuyer sur un potentiel à peu près bien réparti sur l’ensemble du territoire régional.

La méthanisation est également une source d’EnR importante dans une région à dominante agricole. La dynamique est forte, puisqu’une cinquantaine de projets sont actuellement en cours d’instruction. C’est donc une solution d’avenir, qui nécessite toutefois que l’on soit attentifs à une répartition équitable de la ressource entre les grosses unités industrielles et la méthanisation « à la ferme », de manière à permettre aux agriculteurs de développer cette activité sur leurs exploitations.

En ce qui concerne le photovoltaïque, la Nouvelle-Aquitaine est la première région de France en termes de puissance installée. Une récente étude de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) confirme qu’il existe un réel potentiel, si l’on exploite les terrains délaissés ou artificialisés comme les parkings ou les bords de voie de chemin de fer. Cela permettrait un développement du photovoltaïque qui ne fasse pas concurrence à l’usage agricole, forestier ou naturel des terrains. Je tiens toutefois à signaler à votre commission que la baisse régulière du coût de production du photovoltaïque conduit les opérateurs à proposer plus en plus de projets en plein champ, c’est-à-dire en zone non artificialisée, ce qui rend nécessaire selon nous une régulation ou, à tout le moins, une forme de vigilance qui empêche que le développement de ces projets ne menace l’usage agricole des sols.

J’en viens enfin à l’éolien, dont le développement est en effet assez déséquilibré puisque, essentiellement, installé dans le nord de la région, une série d’interdictions ayant trait à la défense nationale ou à la présence de radars météo empêchant les implantations dans le sud, sachant en outre que le potentiel en termes de vent est au sud inférieur à celui de Poitou-Charentes.

La problématique essentielle en matière d’énergie éolienne concerne les phénomènes de saturation touchant certains territoires, en particulier dans l’ancienne région Poitou-Charentes, sachant que nous disposons en puissance autorisée mais non encore installée de l’équivalent des gigawatts actuellement installés, et que les projets en cours d’étude par les services de l’État représentent une puissance d’environ 1 700 mégawatts, ce qui donne une idée des tensions qui traversent le nord de la région.

Au-delà donc des récents moratoires dont certains projets ont pu faire l’objet, notamment en Charente-Maritime, l’objectif de l’État est d’essayer de trouver des marges de manœuvre avec les collectivités territoriales et les acteurs locaux pour faire émerger des projets respectueux de l’environnement et des paysages, et acceptables socialement.

Dans ce cadre, il reste des possibilités d’installation sur certains territoires, à condition de travailler très en amont avec les collectivités et l’ensemble des parties prenantes pour faire accepter les projets. La planification territoriale est un élément stratégique dont les collectivités se sont emparées à travers le SRADDET, qui a une vocation régionale. Nous mettons également beaucoup d’espoir dans les plans climat-air-énergie territoriaux (PCAET), qui couvriront à terme 90 % de la population en Nouvelle-Aquitaine et qui ont vocation à fixer des orientations techniques, stratégiques et politiques. Au-delà des questions ayant trait aux économies d’énergie, le PCAET doit comporter un volet sur la place des énergies renouvelables à l’échelle des intercommunalités, ce qui inclut leurs conditions d’acceptation par les populations. Il ouvrira ainsi une voie de progrès importante en matière de planification locale.

L’État se positionne également en tant qu’accompagnateur des collectivités de Nouvelle-Aquitaine, en mettant notamment à leur disposition des études sur les potentiels énergétiques – en particulier le potentiel solaire – ou sur les contraintes environnementales. Il s’agit de guider, le plus en amont possible, à la fois les opérateurs et les collectivités sur l’implantation des projets et, comme je le disais, d’organiser la discussion sur l’acceptation des projets et leur compatibilité avec les objectifs politiques des territoires.

L’accompagnement par l’État des porteurs de projets en amont nous semble extrêmement importante. À cet égard, la gouvernance mise en place au travers des pôles départementaux permet les discussions, la réorientation, voire l’annulation de projets qui auraient été mal engagés. Ce cadrage anticipé des enjeux réglementaires et environnementaux – en particulier, l’application de la séquence « éviter, réduire, compenser les impacts sur l’environnement » – ainsi que la recherche du consensus en matière d’acceptabilité sont, à nos yeux, un préalable nécessaire à tout projet.

Plus généralement, les possibilités offertes par la réforme de 2016 sur la démocratisation du dialogue environnemental pourraient être mieux utilisées, notamment la formalisation de la phase de concertation préalable, avancée essentielle qui permet de vérifier sur le territoire que les conditions de mise en place des projets sont réunies.

Vous avez évoqué le projet du Blayais, porté par EDF Renouvelables. Il se trouve que le porteur de projet a pris l’initiative d’organiser une concertation préalable avec un garant de la Commission nationale du débat public, concertation qui doit permettre de recueillir les différents avis. Il devra nécessairement être tenu compte de ces avis et des conclusions auxquelles aboutit la consultation, y compris si cela implique de renoncer au projet. Je ne me prononce pas pour ma part sur le fond du projet, mais y vois un exemple de concertation très en amont des projets.

J’en terminerai en signalant que, si j’ai beaucoup insisté sur nos quatre filières les plus dynamiques, la région peut également compter sur le développement d’autres filières, comme la géothermie, filière plus marginale mais qui offre, elle aussi, un potentiel de développement intéressant.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous avez mentionné les PCAET, qui constituent, selon vous, une voie de progrès importante pour améliorer l’acceptabilité des projets. Pourriez-vous nous en dire davantage ? Y a-t-il déjà des PCAET en cours en Nouvelle-Aquitaine et, le cas échéant, qu’ont-ils apporté ?

M. Jacques Regad. Nous avons en Nouvelle-Aquitaine 90 PCAET, qui sont soit des PCAET obligatoires, imposés par le nombre d’habitants de l’intercommunalité, soit, pour quelques-uns d’entre eux, qui procèdent de démarches volontaires. Ces PCAET ont vocation à définir sur le territoire à la fois les sources d’économies d’énergie et les conditions d’implantation des projets.

À l’échelle des collectivités, la réflexion et l’élaboration se construisent à deux niveaux. Il y a donc d’abord les PCAET, qui sont plutôt des documents d’orientation stratégique et politique ayant d’abord vocation à fournir aux collectivités un diagnostic sur leur situation et leur potentiel en matière d’EnR, ainsi que sur leur consommation énergétique.

Ils constituent ensuite un cadre de discussion au sujet des projets existants ou en cours, en formalisant dans ce dispositif de programmation territoriale des échanges qui, jusqu’à présent, s’effectuaient dans des conditions plus informelles.

Le second étage de cet exercice de programmation est constitué par les plans locaux d’urbanisme (PLU), les plans locaux d’urbanisme intercommunaux (PLUI) et les schémas de cohérence territoriale (SCOT) qui, eux, définissent à l’échelle du zonage, les modalités d’implantation – ou, le cas échéant, de non-implantation – de tel ou tel projet.

Dans la mesure où les PCAET sont portés à la connaissance de l’État et doivent faire l’objet d’une approbation de sa part, ils sont également l’occasion pour les collectivités d’avoir un échange avec l’État sur la programmation et le potentiel des EnR.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Y a-t-il un moment où les PCAET sont additionnés pour vérifier qu’ils sont en adéquation avec le SRADDET, et que le SRADDET lui-même est conforme à la PPE ?

M. Jacques Regad. Nous n’en sommes qu’au début des PCAET, mais il faudra en effet les additionner et confronter ces programmations locales avec les objectifs régionaux. Le SRADDET est de la compétence exclusive de la région, mais il y aura pour l’État un réel intérêt à analyser la qualité et le contenu des PCAET pour vérifier que leurs trajectoires sont conformes à la PPE.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert. Existe-t-il des outils partagés ? En d’autres termes, y a-t-il une grille et des critères communs aux PCAET et au SRADDET, qui permette de concaténer les premiers, de manière à obtenir une conjugaison pertinente des deux dispositifs ? De la même manière, les SRADDET sont-ils élaborés selon des normes communes qui permettent les comparaisons entre régions et un partage d’informations lisible au niveau national ? Cela me paraît d’autant plus important que nous avons des objectifs définis au niveau national, qu’il revient aux différentes collectivités de mettre en œuvre, ce qui implique une forme de coordination.

M. Jacques Regad. Je n’ai malheureusement pas de vision d’ensemble des SRADDET et ne peux vous dire s’ils répondent aux mêmes normes. Je sais en revanche qu’ils obéissent à la même réglementation et répondent à un même objectif, selon une trame identique.

En ce qui concerne les PCAET, en Nouvelle-Aquitaine il n’existe pas de typologie normée. Cela étant, un travail d’analyse est actuellement en cours sur les premiers PCAET. Cela doit nous permettre d’évaluer la qualité des documents et de procéder à un retour d’expérience destiné à infléchir, le cas échéant, les PCAET en préparation, de manière à ce qu’ils reprennent les prérequis, notamment en matière de production d’EnR. C’est un travail qui en est à ses débuts, mais il n’existe pas de référentiel commun aux PCAET du territoire.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous avez indiqué qu’il y a 90 PCAET en Nouvelle-Aquitaine, la plupart ayant été engagés de manière obligatoire et quelques-uns de manière volontaire. Pouvez-vous nous donner le ratio précis ?

M. Jacques Regad. Je n’ai pas le chiffre exact mais je pourrai vous le communiquer. Les PCAET volontaires représentent environ 10 % du total.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. À terme, ces quatre-vingt-dix PCAET correspondront-ils à 90 % de la population ou seront-ils largement supérieurs à ce pourcentage ?

M. Jacques Regad. Les 90 PCAET couvriront 90 % de la population régionale.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous avez mentionné la géothermie et le solaire thermique comme des sources non citées mais non négligeables. Font-elles l’objet de politiques spécifiques ?

M. Jacques Regad. Le solaire thermique ne fait l’objet d’aucune politique particulière de l’État, si ce n’est un encouragement par l’intermédiaire de l’ADEME sans que cette source soit considérée comme prioritaire.

La géothermie est considérée comme un réel enjeu en Nouvelle-Aquitaine, en particulier dans l’ancienne région Aquitaine où le potentiel existe. C’est un moyen de produire de l’énergie notamment pour les petites collectivités ou pour des installations collectives. Les pouvoirs publics sont attentifs à la qualité des professionnels. Nous devons informer sur la réglementation en matière de forage et veiller à ce que tous les professionnels respectent bien les normes afin d’éviter des problèmes qui ont pu apparaître : contamination des nappes phréatiques ou fracturations d’édifices générées par des installations géothermiques mal conçues. L’État doit vérifier que les professionnels respectent les conditions réglementaires et techniques afin que cette filière se développe de manière fiable. Quoi qu’il en soit, c’est une nouvelle filière possible pour la région Nouvelle-Aquitaine.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Pourriez-vous revenir sur la méthanisation et sur la nécessité d’être vigilant en ce qui concerne les ressources disponibles et la consommation à la ferme ?

M. Jacques Regad. Région d’agriculture et d’élevage, la Nouvelle-Aquitaine a un fort potentiel en biomasse. Les méthaniseurs installés à la ferme sont gérés par des groupements d’agriculteurs, ou par des agriculteurs et des collectivités à l’échelle d’un petit territoire. Ce système doit disposer d’un approvisionnement fiable et pérenne pour être viable et éviter que l’équilibre économique des installations ne soit remis en cause. Par le biais d’une cellule biomasse, qui réunit tous les services concernés de la région, nous nous assurons que ces projets ne seront pas en concurrence avec ceux d’industriels qui sont dotés de capacités beaucoup plus importantes. Nous voulons éviter que les petites ou moyennes installations, dont le modèle économique est déjà fragile, soient déstabilisées par de grosses structures qui viendraient capter l’ensemble des ressources disponibles sur le territoire.

La filière est dynamique ; elle se développe ; elle permet aux agriculteurs d’avoir un complément de revenus mais elle réclame une forte technicité de leur part. C’est un métier à part entière qui implique une professionnalisation. En outre, les pouvoirs publics doivent mettre en place une régulation sur l’accès à des ressources de qualité pour la méthanisation.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous avez en partie répondu à une question sur le bois que je voulais vous poser. Vous dites qu’il est possible de continuer à développer l’utilisation du bois en gérant durablement vos ressources locales et donc sans redouter des problèmes d’approvisionnement.

M. Jacques Regad. Le schéma régional de la biomasse, piloté par la région et l’État, sera finalisé d’ici à la fin de l’année 2019 et il viendra consolider les capacités de la Nouvelle-Aquitaine dans ce domaine.

Compte tenu de la ressource disponible et de l’accroissement régulier de la biomasse forestière, nous considérons, en effet, que le bois énergie est une source d’avenir non-concurrente des usages plus valorisants que sont le bois d’œuvre et le bois d’industrie qui sortent des forêts de Nouvelle-Aquitaine.

Cette ressource est plutôt bien répartie sur l’ensemble du territoire régional, avec des caractéristiques très différentes dans l’ex-Limousin et l’ex-Aquitaine où se trouve le massif landais. Cette ressource globalement importante provient des massifs forestiers mais aussi des sous-produits de scieries.

L’accroissement des capacités en matière de bois d’œuvre permet donc de produire plus de combustible, de bois énergie, à destination des chaudières. Le bois énergie se développe aussi sous forme normalisée de pellets ou de granulés qui émettent moins de particules et permettent une production plus qualitative que celle des bûches utilisées dans des foyers traditionnels. C’est une filière intéressante.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Venons-en à l’acceptabilité des projets, un thème qui sera certainement repris par mes collègues et que vous avez déjà effleuré en disant que certaines méthodes étaient meilleures que d’autres pour favoriser le débat et recueillir l’assentiment des citoyens. Quelles sont vos préconisations en la matière ?

M. Jacques Regad. Il n’y a pas de recette miracle, mais nous constatons que les projets présentés aux citoyens et ayant des retombées financières locales sont mieux acceptés que ceux qui sont plaqués sur un territoire sans cette phase préalable de diagnostic et de partage.

Avec le conseil régional, nous avons réfléchi au développement de méthodes de participation citoyenne. Nous avons organisé ce que nous avons appelé le « médiathon », consistant à travailler pendant 24 heures sur les méthodes de participation. Dans trois territoires tests, nous formons les élus et les acteurs locaux, notamment les associations. Nous les amenons à réfléchir sur la place et l’intégration des énergies renouvelables ainsi que sur le travail avec les opérateurs afin que le débat soit organisé sur le terrain.

Au vu des résultats obtenus dans ces trois territoires tests, nous pourrons savoir si ces méthodes apportent une plus-value par rapport aux processus habituels et normaux, à savoir les enquêtes publiques et les dispositifs prévus dans le système d’autorisation des projets. Cette initiative un peu hors cadre permet de favoriser le dialogue. Il n’y a pas de recette miracle mais c’est une clef importante pour que les projets aboutissent.

Mme Laure de La Raudière. Monsieur le directeur régional adjoint de la DREAL Nouvelle-Aquitaine, je voudrais vous dire que j’ai passé mon week-end de Pentecôte à lire le SRADDET de la région Centre-Val-de-Loire.

M. le président Julien Aubert. Et le Saint-Esprit est tombé sur vous ? (Sourires.)

Mme Laure de La Raudière. J’ai lu cet épais document de planification pour vérifier l’un des propos que nous a tenus François Brottes, le président du directoire du Réseau de transport d’électricité (RTE), lorsque nous l’avons auditionné. Il m’a assuré que, contrairement à ce que je pensais, il existe un document de planification prescriptif : le SRADDET. Celui de la région Centre en étant au stade de l’enquête publique, j’ai regardé ce qu’il a de prescriptif concernant les énergies renouvelables. J’ai été très déçue : il n’y a rien, absolument rien de prescriptif.

Ce n’est pas celui de la région Nouvelle-Aquitaine, mais je me permets néanmoins de vous interroger sur le sujet. Comment l’État a-t-il pu travailler avec la région sur le SRADDET pour imaginer y remettre une partie des zones de développement éolien (ZDE) qui ont été supprimées en 2015 ? Ce ne sont pas les grands projets éoliens que nous voulons éviter. Nous voulons prévenir le mitage : des groupes de quatre, cinq ou six éoliennes partout, installés par des promoteurs qui chassent la prime, en se mettant parfois des agriculteurs ou des élus locaux dans la poche, je ne le nie pas, parce qu’ils apportent des ressources aux territoires.

Cette planification nous échappe alors que nous avons pourtant dépensé beaucoup de temps et d’argent sur un SRADDET et sur un schéma de cohérence territoriale (SCOT), qui ne sont pas prescriptifs. Pour finir, l’État nous dit que, dans un plan local d’urbanisme (PLU), nous n’avons pas le droit d’interdire l’implantation d’éoliennes sur tout le territoire de la commune. Comment vivez-vous cela au niveau de la DREAL ? Quels outils de planification donnez-vous aux élus ? Je vous pose la question par rapport aux propos de François Brottes.

M. Jacques Regad. Le SRADDET de la Nouvelle-Aquitaine n’est pas encore approuvé mais, comme je l’ai dit, il n’est pas précis en matière de territorialisation. Il fixe des objectifs par filière énergétique sans aller jusqu’à prévoir les implantations. En application du principe de subsidiarité, il laisse l’objet du développement aux territoires infra.

Mme Laure de La Raudière. L’État m’a dit que, dans un PLU, on ne peut pas interdire l’implantation d’éoliennes sur tout le territoire d’une commune. Confirmez cette information ? C’est peut-être une erreur de ma part, une mauvaise interprétation. Si je fais un PLU dans une commune rurale, est-ce que je peux interdire l’installation d’éoliennes sur tout son territoire ? Si je dis que c’est le choix de ma commune, est-ce que je peux faire cela ?

M. Jacques Regad. Le PLU peut ne pas ouvrir des zones à l’installation d’éoliennes. Une collectivité peut, à l’échelle de son territoire, créer les conditions pour que cela se fasse ou que cela ne se fasse pas.

Mme Laure de La Raudière. Si vous ne mettez rien dans votre PLU, vous n’avez pas besoin d’ouvrir à l’éolien pour qu’il soit autorisé. Il faut interdire à l’éolien. Sinon, si vous ne mettez rien dans le PLU, l’éolien est autorisé.

M. Jacques Regad. Tout dépendra de l’instruction qui sera faite ensuite dans le cadre de la procédure d’installations classées pour la protection de l’environnement – ICPE – et de l’autorisation environnementale qui l’accompagne. Le simple fait d’avoir un PLU ne veut pas dire que le projet éolien se fera à l’échelle du territoire.

Mme Laure de La Raudière. Je sais. Je vais reposer ma question : quand je fais un PLU, est-ce que je peux décider d’interdire l’éolien dans ma commune ?

M. Jacques Regad. Je ne pense pas.

Mme Laure de La Raudière. Le SRADDET n’est pas prescriptif. Le SCOT n’est pas prescriptif. Dans le PLU, je n’ai pas le droit d’interdire les éoliennes. Un territoire n’a aucun moyen juridique de planifier le développement de l’éolien comme il le souhaite si les SRADDET ne sont pas prescriptifs. Or ceux qui en sont actuellement au stade de l’enquête publique ne sont pas prescriptifs. Je trouve cela absolument dément vis-à-vis de nos concitoyens.

M. Nicolas Turquois. Je voudrais compléter les propos de ma collègue. Pour ma part, j’avais retenu que le SRADDET n’était pas prescriptif, que ce n’était qu’un schéma, une orientation.

Mme Laure de La Raudière. Il peut l’être !

M. Nicolas Turquois. J’aimerais néanmoins avoir plusieurs précisions d’ordre réglementaire.

De quelle manière la région peut-elle orienter la réalisation des objectifs qu’elle définit dans le SRADDET ?

Dans mon esprit, le photovoltaïque ne peut être implanté que sur des terrains dégradés – d’anciennes carrières ou décharges – et il est interdit sur les terrains agricoles. Dans votre intervention, vous avez semblé dire le contraire. Qu’en est-il vraiment ?

Si les SRADDET ne sont que des schémas, qu’en est-il des PCAET élaborés par des établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) ? Les PCAET, eux, sont-ils contraignants ? Peuvent-ils prévoir des contraintes par types d’énergies renouvelables ou des proportions à ne pas dépasser ? Vont-ils s’imposer aux communes membres de l’EPCI qui aura réalisé un PCAET ?

Prenons l’exemple de mon département de la Vienne. Dans le sud du département, il y a une très forte concentration d’éoliennes et, au vu de tous les projets agréés, nous ne sommes qu’au milieu du gué. Dans la partie nord, où je suis élu, il y a très peu de projets d’éoliennes, voire aucun dans la communauté de communes du Pays loudunais, celle de M. Monory. Étant donné tous les projets qui sont en cours d’instruction, nous risquons d’assister à une explosion. Nous allons passer rapidement d’un excès à l’autre.

Le PCAET peut-il apporter une solution à ce problème de territorialisation, de mitage, comme dit notre collègue ? J’ai l’impression que le PCAET est l’équivalent du SRADDET au niveau de l’EPCI, c’est-à-dire qu’il n’a aucune vertu contraignante. Il peut donner des objectifs de développement mais une commune peut décider de passer outre et d’en faire davantage.

Pourriez-vous nous dire quelle est la réglementation sur ces différents points que sont le SRADDET, le photovoltaïque sur les sols cultivés et le PCAET ?

M. Jacques Regad. Le PCAET est un document d’orientation qui n’a pas de caractère prescriptif par rapport au PLU. Il vise à définir des orientations politiques qui pourront être reprises dans le PLU. L’emboîtement normal du dispositif est le suivant : le PCAET travaille sur le volet programmatique ; le PLU, à travers le zonage, définit les modalités d’implantation territoriale des projets retenus.

Il n’y a pas d’interdiction stricte d’implanter des installations photovoltaïques sur des terres agricoles. Les services de l’État et les directives nationales donnent néanmoins une indication très claire : l’installation de panneaux photovoltaïques doit se faire en priorité sur des terrains dégradés, c’est-à-dire d’anciennes mines ou des sites complètement artificialisés tels que des parkings ou des toitures. Un porteur de projet peut proposer des opérations de plus ou moins grande envergure sur des terrains forestiers, agricoles ou naturels. Il faut alors regarder au cas par cas, mais il n’y a pas de moyens d’interdire ces installations si le PLU ouvre cette possibilité. La logique est de faire en sorte que la consommation d’espaces agricoles, forestiers ou naturels ne soit pas prioritairement orientée vers le développement du photovoltaïque. Sur le plan réglementaire, il n’y a aucune interdiction stricte. C’est une orientation forte, une pratique dans le cadre du système d’instruction local.

M. Nicolas Turquois. Des terrains classés N pourraient recevoir des panneaux photovoltaïques ?

M. Jacques Regad. Non, il faudrait qu’ils soient classés en zones à urbaniser dans le PLU. Ce serait un changement de vocation des sols. Je n’ai pas une vision d’ensemble des SRADDET qui sont du ressort des conseils régionaux mais celui de la région Nouvelle-Aquitaine ne prescrit pas des secteurs favorables ou défavorables au développement de telle ou telle filière énergétique.

M. Nicolas Turquois. Les PCAET n’ont aucune vocation contraignante ?

M. Jacques Regad. Ils n’ont pas de caractère prescriptif.

M. Nicolas Turquois. Alors que je suis plutôt favorable à l’éolien, je vois tous les travers de sa mise en œuvre. On se retrouve avec des projets de trois éoliennes systématiquement mis en limite de commune, c’est-à-dire que les installations seront plus embêtantes pour la commune voisine que pour la commune porteuse. Les avantages reviennent à la commune porteuse mais les inconvénients sont supportés par la commune voisine. Les projets de cinq ou six pylônes représentent plutôt l’exception qui confirme la règle car nous avons plutôt des projets à trois pylônes et ce sont de grandes éoliennes. Pour l’organisation du territoire, c’est absolument insensé. Je n’ai pas d’autre mot alors que je suis plutôt favorable au développement de l’énergie éolienne.

M. Jacques Regad. D’où l’intérêt de travailler à l’échelle des intercommunalités sur la logique de développement.

M. Nicolas Turquois. Vous dites que cela doit se faire à l’échelle intercommunale ? Permettez-moi de reprendre l’exemple du territoire que j’ai déjà évoqué. Un ancien président de communauté de communes, qui était très puissant politiquement, avait réussi à empêcher tous les projets. Maintenant qu’il a d’autres responsabilités, les maires, qui ont des orientations différentes, n’arrivent pas à se mettre d’accord : certains d’entre eux sont favorables à ce type de projet, d’autres non, et c’est l’intérêt individuel qui prédomine, c’est-à-dire l’intérêt de chaque commune. Certaines d’entre elles lancent des projets, sans concertation. Il va certes y avoir un PCAET, mais comme il n’est pas prescriptif, cela ne réglera rien.

M. le président Julien Aubert. Comme Mme de La Raudière me l’a rappelé, le président de RTE nous a dit que des décisions prescriptives sont prises, au niveau régional, qui fixent le plan de raccordement, et donc la stratégie de RTE. Mais on a du mal à voir comment RTE peut nous assurer, les yeux dans les yeux, que tout est sous contrôle et qu’on connaît le coût et le rythme de montée en charge du plan de raccordement, alors qu’on nous explique, d’un autre côté, que ces schémas ne sont pas prescriptifs et qu’on a une très mauvaise visibilité de ce qui va être fait.

M. Jacques Regad. Je n’ai pas écouté l’audition du président de RTE, mais il existe effectivement un schéma de raccordement des énergies renouvelables, le S3REnR qui, lui, est établi par RTE. Il a vocation à programmer les investissements qui doivent être faits sur le réseau électrique pour y raccorder les différents projets : il faut qu’à terme tous ces projets soient raccordés au réseau. Le schéma de raccordement est piloté par RTE et soumis à l’approbation de l’État. Pour dimensionner les investissements à faire sur le réseau, ce schéma se fonde à la fois sur le SRADDET, qui fixe un volume de puissance par type d’EnR, et sur l’inventaire des projets connus sur le territoire.

M. le président Julien Aubert. Maintenant que tous mes collègues ont posé leurs questions, je vais vous poser les miennes. Je me demande si, dans cette affaire, on n’a pas tous les inconvénients de la planification, sans les avantages. On passe de longs mois, parfois une année, à bâtir un schéma extrêmement étoffé, corpulent, détaillé et nourri. On consomme du temps de fonctionnaires et du temps d’élus et, quand on arrive sur le terrain, on a l’impression que c’est un peu le Far West : on se fait démarcher par des promoteurs, on apprend par la bande que tel projet va être lancé… J’aimerais donc que l’on clarifie tout cela : est-ce qu’un promoteur qui propose des installations éoliennes ou photovoltaïques peut, aujourd’hui, démarcher directement des particuliers ou des élus pour obtenir un terrain, même si son projet ne respecte pas le SRADDET ?

M. Jacques Regad. Actuellement, chaque opérateur a sa propre stratégie, mais certains d’entre eux sont effectivement dans une logique de prospection, indépendamment des orientations de programmation. Les opérateurs fondent leur stratégie sur la disponibilité foncière et sur les capacités de raccordement. C’est la raison pour laquelle le schéma de raccordement est stratégique : c’est en fonction des capacités de raccordement que les opérateurs ajustent leur stratégie de prospection.

M. le président Julien Aubert. Mais alors, c’est la question de la poule et de l’œuf… Qui, au fond, prend les décisions ?

Est-ce le pouvoir politique qui, dans un schéma, définit de grandes orientations pour le développement de son territoire, puis les opérateurs qui essaient ensuite de se positionner ? Ou bien le travail administratif est-il purement théorique et ne sert-il à rien ? Le président de la majorité au conseil régional de la région Provence-Alpes-Côte-d’Azur avait décidé de faire de l’éolien une priorité. Or, au bout de cinq ans, aucune éolienne terrestre n’avait été construite. Cet exemple montre qu’il peut y avoir un monde entre ce qui est prévu et ce qui est réalisé. On a l’impression que deux univers coexistent sans communiquer : d’un côté, un SRADDET qui n’est pas respecté et, de l’autre, des opérateurs dont les décisions sont dictées par des contingences techniques. N’est-ce pas au schéma de raccordement de donner le la et de faire le lien entre le SRADDET et les opérateurs ?

Et nous ne parlons ici que du niveau local ! Mais il y a aussi, au niveau national, un parlement et un gouvernement qui prennent de grandes orientations, du type grand plan quinquennal soviétique. Et je n’ai toujours pas compris à quel moment et de quelle manière les décisions prises au niveau national se déclinent au niveau local.

M. Jacques Regad. Il y a une question de temporalité. Les SRADDET, dans leur grande majorité, n’ont pas encore été approuvés, alors que les opérateurs sont déjà à l’œuvre et qu’ils ont, grosso modo, répondu aux objectifs de la précédente programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) en matière de production d’EnR. On a, d’un côté, un système de programmation et de planification qui est en train de s’établir à l’échelle régionale et infrarégionale et, de l’autre, des opérateurs qui ont leur propre stratégie. Tout l’enjeu va être de raccorder ces projets au réseau.

À cet égard, les schémas S3REnR, qui sont en cours d’élaboration, constituent un espace de discussion entre les opérateurs et la région : ils doivent permettre de définir des objectifs réalistes. Il est en effet arrivé que des opérateurs déposent des projets qui ne seront pas raccordables dans les cinq ou dix années à venir. Le schéma de raccordement est un outil de discussion intéressant qui permet de faire le lien entre le volet programmation, qui n’est pas encore complètement arrêté et qui est sans doute insuffisamment prescriptif, d’une part, et la stratégie des opérateurs, d’autre part.

M. le président Julien Aubert. Quelle est, pour vous, la plus-value du SRADDET ? Il n’est pas prescriptif, il prend du temps, il n’est pas contraignant pour les opérateurs : quelle est donc sa plus-value ?

M. Jacques Regad. Le conseil régional, à travers ce document de programmation auquel il consacre un long travail d’élaboration, se donne les moyens d’orienter une politique. Le rôle du conseil régional n’est pas seulement d’établir un document de programmation : il a aussi un rôle de chef de file en matière de développement des énergies renouvelables sur son territoire. Il peut mettre en œuvre des dispositifs d’appui, à la fois financiers et techniques, afin de réaliser la planification définie par le SRADDET, en collaboration avec les opérateurs. Je rappelle que je ne siège pas au conseil régional…

M. le président Julien Aubert. Je vous pose précisément cette question parce que vous n’êtes pas juge et partie. Tout à l’heure, je vous ai demandé pourquoi on fait de l’éolien dans la région Nouvelle-Aquitaine. Alors que vous avez un fort potentiel solaire et hydroélectrique, on a décidé, à un moment donné, de faire de l’éolien. Est-ce le conseil régional, dans son SRADDET, qui a donné cette impulsion ?

M. Jacques Regad. Historiquement, l’éolien était présent dans l’ancienne région Poitou-Charentes, ainsi qu’en Limousin, mais dans une moindre mesure. Ce n’est donc pas au SRADDET que l’on doit la naissance des projets éoliens. Vous me demandez pourquoi on fait de l’éolien. Le principe du développement des EnR en Nouvelle-Aquitaine est fondé sur un mix énergétique : l’exploitation des capacités des gisements territoriaux doit permettre d’atteindre un certain volume de production d’EnR à l’échelle territoriale.

Le conseil régional, dans son SRADDET, fixe effectivement des objectifs de production d’énergie éolienne. Il fixe également un objectif de rééquilibrage entre le Nord et le Sud. Le SRADDET entend orienter cette filière mais celle-ci, de fait, existe depuis plusieurs années en Nouvelle-Aquitaine.

M. le président Julien Aubert. De quelle volonté procède le projet qui est en train de se développer dans les marais de l’estuaire de la Gironde ?

M. Jacques Regad. Dans le Blayais.

M. le président Julien Aubert. Vous nous avez dit que le SRADDET permet d’orienter les projets grâce à des outils financiers. Avant le SRADDET, il y avait d’autres documents : les stratégies régionales. Ce projet est-il le fruit d’une ancienne stratégie régionale ? Est-ce le conseil régional qui, par le passé, a eu la volonté de développer l’éolien ? Ou bien ce projet a-t-il été lancé par un promoteur, par le conseil départemental, par l’intercommunalité ? Quelle est, enfin, l’origine de ce projet ? Je vous ai interrogé sur la plus-value du SRADDET. Est-ce le schéma qui s’organise par rapport à l’action des opérateurs ? Ou bien les opérateurs qui s’organisent par rapport au schéma ?

M. Jacques Regad. À ma connaissance, ce projet est né de la volonté d’un opérateur.

M. le président Julien Aubert. Dans ce cas, pouvez-vous nous citer un cas où le SRADDET a permis de faire naître un projet d’EnR ?

M. Jacques Regad. Je ne peux pas vous répondre, parce que le SRADDET n’a pas encore été approuvé.

M. le président Julien Aubert. Alors prenons la question dans l’autre sens. Ne ferions-nous pas mieux de simplifier tout cela ? L’État et la région pourraient signer un contrat. Premièrement, l’État fixerait un objectif national, par exemple 20 % ou 30 % d’éolien, et la région fixerait, de son côté, sa part d’effort pour chaque type d’énergie – elle pourrait, par exemple, décider de développer davantage le photovoltaïque. Cette première étape permettrait de vérifier que, lorsqu’on additionne la production de toutes les régions, on arrive bien à l’objectif national – c’était le sens de la question de la rapporteure.

Deuxièmement, la région ferait une programmation, en fonction de son potentiel théorique de vent et de soleil, mais aussi de l’espace foncier disponible. Elle choisirait les zones d’implantation des éoliennes, par exemple dans des zones déjà artificialisées, et elle présenterait ce projet aux opérateurs, qui entreraient alors en jeu.

Un tel système ne serait-il pas plus logique que le système actuel, qui est bidirectionnel ?

M. Jacques Regad. S’agissant de votre première question, le SRADDET doit effectivement permettre de vérifier que les décisions prises au niveau régional sont conformes à la trajectoire fixée par la PPE. S’agissant de l’idée d’introduire un schéma par type d’EnR, on a essayé des systèmes de planification avec les zones de développement de l’éolien, qui n’ont pas été une grande réussite partout.

M. le président Julien Aubert. Je pensais plutôt à des contrats d’objectifs et de moyens. Vous dites que la région a des outils financiers. Si la région veut mettre 2 millions d’euros dans le développement du photovoltaïque, il serait intéressant que ce développement bénéficie aussi d’un financement de l’État ou d’autres instances : cela permettrait de mettre le paquet sur le photovoltaïque, une fois qu’on est d’accord sur le fait que c’est le conseil régional qui décide. L’idée est d’investir dans la bonne direction.

M. Jacques Regad. Dans le domaine du photovoltaïque, on considère que la priorité va à l’installation sur des zones artificialisées ou délaissées. Mais il se peut que, politiquement, un accord soit trouvé pour développer une, deux ou trois grandes centrales photovoltaïques sur des secteurs qui sont en dehors des secteurs délaissés. On peut arriver à orienter le développement choisi de projets de ce type, qui ne sont pas forcément prioritaires, si, localement, on a un consensus politique et technique sur leur faisabilité. On aboutirait au renforcement des capacités de production, sur la base d’un consensus local sur des projets choisis, et non subis.

M. Nicolas Turquois. Je partage vos doutes, monsieur le président, et j’aimerais reformuler ma question. Il me semble que le SRADDET peut être un bon outil pour promouvoir le développement d’une énergie en particulier, dans la mesure où le conseil régional peut flécher un certain nombre de moyens financiers pour accompagner ce développement. En revanche, il me semble que le SRADDET est d’une efficacité nulle pour empêcher le développement excessif de certaines énergies, notamment l’éolien. Confirmez-vous cette analyse ?

M. Jacques Regad. Je ne peux pas vraiment vous répondre, puisque je répète que nous n’avons aucun recul sur les SRADDET. Dans la région pour laquelle je travaille, ce document n’a pas encore été approuvé. C’est à l’usage que l’on mesurera son effet. Il est clair, en tout cas, que le SRADDET est un outil qui permet d’orienter le développement de filière. Vous me demandez s’il permet d’interdire le développement de projets locaux : on n’est pas à la même échelle de travail.

M. Nicolas Turquois. Vous voulez dire qu’aujourd’hui, que ce soit au niveau d’une région, d’un EPCI, voire d’une commune, il n’est pas possible, pour la puissance publique, de limiter la prolifération d’un certain type d’énergie renouvelable ?

M. Jacques Regad. Si, c’est possible : des projets sont d’ailleurs refusés régulièrement. Pour prendre le cas de l’éolien, il arrive souvent que des projets ne soient pas acceptés par les préfets, soit parce qu’ils ont un impact environnemental trop important, soit pour des raisons de non-acceptabilité après avis des collectivités. Il existe donc des moyens de s’opposer à un projet.

M. Nicolas Turquois. Des projets sont refusés quand les opérateurs cherchent à implanter des éoliennes dans des zones Natura 2000 ou à proximité d’un bâtiment historique. Mais si un territoire lambda estime tout simplement que trop, c’est trop, il ne sera pas entendu.

M. Jacques Regad. Il risque en effet d’être attaqué au tribunal administratif.

M. Nicolas Turquois. C’est une limite sérieuse à la planification des élus sur leur territoire !

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Permettez-moi de revenir à la question de la norme. Comment disposer d’une norme permettant de faire des comparaisons qui aient un sens ? Avec le président, nous nous demandons par exemple comment une région peut s’assurer qu’elle s’inscrit bien dans la trajectoire nationale. Si l’on compare des pourcentages à l’échelle régionale et à l’échelle du PCAET, qui nous dit qu’on a la même base de calcul ? Il semblerait utile de disposer d’une grille indiquant la puissance des éoliennes, région par région. Si nous avions des données normées, nous pourrions entreprendre une gestion automatisée des données, ce qui assurerait un suivi plus fiable. Aujourd’hui, comment sait-on qu’on est dans les clous ?

Le SRADDET n’est pas finalisé partout et on révise déjà la PPE… Or je crois que la révision des SRADDET a lieu à chaque début de mandat…

M. Jacques Regad. Votre question porte en réalité sur l’observation. En Nouvelle-Aquitaine, nous avons créé un observatoire régional qui associe l’État, la région et l’ADEME. Il vise à recenser précisément l’ensemble des gisements et la production réelle des installations implantées annuellement dans le territoire. Ce dispositif nous permet d’avoir une donnée commune, partagée par la collectivité et l’État, au sujet du développement des EnR sur le territoire. Chaque année, nous pouvons confronter ces données aux trajectoires nationales : nous disposons donc d’un outil de mesure normé.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Savez-vous si toutes les régions se sont dotées d’un outil comparable ?

M. Jacques Regad. Certaines régions ont développé des outils d’observation, mais je ne peux pas vous dire si c’est le cas sur l’ensemble du territoire national. Pour le coup, je vous parle d’une initiative régionale.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Les autres initiatives de ce genre sont-elles coordonnées ? Utilisez-vous les mêmes grilles, les mêmes manières de concaténer l’information ? Les données collectées par ces observatoires sont-elles compatibles entre elles ? Sont-elles comparables ?

M. Jacques Regad. Grosso modo, ces données sont injectées par RTE, par les services de l’État qui sont en phase d’instruction des projets ou par les différents opérateurs. Les données elles-mêmes sont donc assez comparables. Nous avons la capacité de mesurer l’évolution régionale annuelle et, depuis peu, de fournir aux collectivités qui s’engagent, notamment dans les PCAET, des éléments de diagnostic à l’échelle locale, y compris sur les gisements possibles.

M. le président Julien Aubert. J’ai une dernière question à vous poser. Vous accompagnez les SRADDET : pouvez-vous évaluer la charge de travail que cela représente pour une DREAL ?

M. Jacques Regad. La région Nouvelle-Aquitaine a suivi l’élaboration du SRADDET depuis sa création de manière autonome : nous n’avons pas fait d’investissements lourds, en termes de contributions au SRADDET. Cette charge a occupé, pendant trois ans, l’équivalent de deux ou trois personnes en suivi de projet. Nous avons eu, par ailleurs, des contributions beaucoup plus spécialisées et ponctuelles de la part des différents services métier de la DREAL, sur les transports, l’énergie, l’environnement… Nous avions délégué une petite équipe projet pour accompagner la région.

M. le président Julien Aubert. Si on estime qu’un fonctionnaire coûte 46 000 euros, on peut donc estimer que le coût d’un SRADDET, pour une DREAL, s’élève à 0,5 million d’euros, rien qu’en charge salariale.

M. Jacques Regad. On peut voir les choses ainsi…

M. le président Julien Aubert. Je vous remercie, monsieur le directeur régional adjoint, d’avoir répondu à nos questions. Je regrette que M. Lionel Quillet n’ait pas pu venir. Il faudra, monsieur l’administrateur, vérifier la raison pour laquelle il ne s’est pas présenté devant notre commission d’enquête. J’espère ne pas avoir à appliquer le III de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative aux personnes qui refusent de comparaître devant une commission d’enquête. J’imagine que ce sont des problèmes techniques qui ont retenu le premier vice-président du conseil départemental de la Charente-Maritime.

Laudition sachève à dix-huit heures vingt.

*

*     *

12.   Audition, ouverte à la presse, de M. Hervé Novelli, maire de Richelieu, de M. Jean-Luc Dupont, président de la communauté de communes Chinon, Vienne et Loire et président d’Enercentre Val-de-Loire, de Mme Julie Leduc, rédactrice de la demande de moratoire « Collectif pour une transition énergétique profitable à nos territoires », et de M. Frédéric Bouvier, porte-parole du collectif « Agir pour le développement durable et économique : la préservation de nos territoires ruraux ! » (11 juin 2019)

Laudition débute à dix-huit heures vingt.

M. le président Julien Aubert. Mes chers collègues, je vous propose de commencer par entendre M. Frédéric Bouvier en attendant nos autres invités. Vous présidez le collectif « Agir pour le développement durable et économique : la préservation de nos territoires ruraux ! ». Dans votre intervention liminaire, vous pourrez nous donner votre point de vue sur l’articulation de la programmation de la transition énergétique entre le niveau local et le niveau régional. Après un échange de questions et réponses, nous entendrons nos trois autres invités puis aurons une nouvelle discussion.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande, monsieur Bouvier, de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Frédéric Bouvier prête serment.)

M. Frédéric Bouvier, porte-parole du collectif « Agir pour le développement durable et économique : la préservation de nos territoires ruraux ! ». Le collectif dont je suis le porte-parole agit en faveur du développement économique durable du sud-ouest de l’Indre-et-Loire, plus précisément du Chinonais, et refuse la fatalité de la relégation de la ruralité. Nous y vivons, travaillons, investissons et créons des emplois non délocalisables. Notre association a été créée à l’initiative d’un groupe d’entrepreneurs dans les secteurs de l’agriculture biologique, des hautes technologies, du tourisme et des services innovants aux entreprises. Nous avons décidé de fédérer nos initiatives et nos projets pour créer une véritable dynamique de territoire. À ce titre, nous entendons nous approprier pleinement les thématiques énergétiques, étant entendu que la démarche territoriale doit être inclusive. On ne saurait en effet conduire de politique énergétique territoriale sans que les citoyens et les collectivités locales n’en soient aux commandes. Nous estimons que les bénéfices de cette politique énergétique doivent être localisés sur le territoire. En outre, la lutte contre le changement climatique, qui est indispensable, doit être menée dans le respect de la biodiversité.

Telles sont les lignes directrices qui ont conduit les entrepreneurs du territoire que nous sommes à unir nos forces autour de plusieurs projets, en particulier dans le domaine de la transition énergétique. Nous agissons notamment dans le cadre des plans climat-air-énergie territoriaux (PCAET) que déploient les intercommunalités.

Permettez-moi de vous apporter un témoignage plus spécifique sur un sujet qui nous tient à cœur : pas de transition énergétique sans territorialisation et réappropriation par les acteurs que sont les citoyens et les collectivités locales. Sur le terrain, c’est un sujet difficile, surtout dans le domaine éolien. La transition énergétique ne s’y limite naturellement pas, mais c’est ce sujet qui cristallise toutes les tensions et les préoccupations. Les citoyens et les collectivités font face à un lobby puissant qui porte un nom : l’éolien financier. Il trouve dans le sud de l’Indre-et-Loire un terrain de jeux privilégié, en particulier dans le Chinonais.

Je commencerai par définir les caractéristiques de l’éolien financier avant de définir des pistes d’action positive. Les acteurs de l’éolien financier obéissent à un unique modèle économique consistant à revendre au plus vite les parcs éoliens à des fonds financiers. L’objectif vise à construire un projet, à le raccorder au réseau puis, aussitôt, à réaliser une plus-value en sortant le risque du bilan de la société. Tout est donc fait pour vendre le projet à des fonds financiers parfois français mais plus souvent internationaux, notamment anglo-saxons – ces fonds étant les véhicules d’investissement des fonds de pension. Selon ce modèle économique, l’éolien financier conserve toutefois les contrats de services de maintenance, qui assurent des revenus récurrents et sans risques.

Dans le Chinonais, le projet le plus avancé est conduit par un leader allemand du commerce de matières premières agricoles, de matériaux de construction et de produits énergétiques qui est assez présent en France. Il a revendu la totalité des cinq parcs éoliens qu’il a construits et raccordés au réseau. Le dernier exemple en date est le parc éolien de 10,2 mégawatts construit à Saint-Pierre-de-Juillers. Il a été raccordé au réseau en octobre 2017 ; la société en question a d’ailleurs publié un communiqué dans la presse quotidienne régionale pour se réjouir de contribuer à la transition énergétique du territoire. Un peu plus d’un an plus tard, un autre communiqué était diffusé, cette fois-ci à l’intention des actionnaires et des marchés financiers, pour annoncer la bonne nouvelle : le projet était revendu à un fonds d’investissement privé basé en Irlande. Dans son rapport annuel, la même société indique très clairement avoir revendu en 2018 plus de 450 mégawatts de centrales électriques d’énergies renouvelables dans le monde et, dès le deuxième semestre 2019, elle entend bien parvenir à vendre les différents projets de construction de centrales solaires et éoliennes qui figurent dans son portefeuille.

Deuxième caractéristique de l’éolien financier : la pratique du shopping des projets éoliens. Les collectivités locales sont démarchées comme on ferait ses courses. En l’occurrence, sur notre territoire, il s’agit de petits villages qui sont sollicités individuellement, sans que les villages voisins et les intercommunalités n’en soient informés. L’éolien financier dresse la cartographie du mitage des zones sans contraintes réglementaires : il peut s’agir de bois, de marais, d’étangs – peu importe ; l’essentiel est d’élaborer un diaporama standard pour démarcher au mieux les maires voire les propriétaires des parcelles eux-mêmes, pour faire valoir l’intérêt financier possible de tel ou tel projet, soit en termes de fiscalité soit grâce au gain lié à la location d’un terrain. Au cours des dix-huit derniers mois, pas une seule commune de notre territoire n’a échappé à ces démarches. Chacune d’entre elles n’a pris conscience que tardivement du fait que les communes voisines étaient elles aussi démarchées. Si tous les villages avaient donné leur accord, plus d’une centaine d’éoliennes auraient été construites sur une zone de quelques dizaines de kilomètres carrés.

Autre caractéristique : l’éolien financier utilise toutes les ficelles du marketing vert mais ne fait pas d’écologie. Dans notre territoire, le projet le plus avancé passe par la destruction d’un bois de plusieurs dizaines d’hectares qui, sur le plan local, est l’un des derniers refuges de la biodiversité. Nous regrettons vivement qu’au lieu de développement une filière de biomasse, il soit envisagé d’implanter des mâts de cent cinquante mètres alors même que les experts tirent la sonnette d’alarme en raison de la destruction des écosystèmes et que le président de la République lui-même a placé la biodiversité au centre de la lutte contre le changement climatique.

Enfin, l’éolien financier fait peu de cas des dynamiques locales de développement économique qu’animent les entrepreneurs en termes d’emploi et de cohésion sociale. À titre d’exemple, la destruction du bois précité mettra un terme à l’activité du seul apiculteur professionnel en agriculture biologique dans le parc naturel régional Loire-Anjou-Touraine. Ce sont deux emplois directs et d’importantes externalités environnementales et sociales positives pour le territoire qui vont disparaître.

En somme, l’éolien financier est entre les mains des traders. Que faire ? Les acteurs locaux que nous sommes souhaitent investir positivement dans ces préoccupations énergétiques, y compris l’éolien, auquel nous n’avons aucune opposition. Avant tout, des mesures urgentes doivent être prises afin de faire le ménage en supprimant les effets d’aubaine court-termistes. Il serait par exemple possible d’interdire tout changement au capital d’une société de projets éoliens dans les cinq années qui suivent la connexion au réseau. Nous avons peu de doutes sur le fait qu’une telle mesure se traduirait par un grand ménage parmi les sociétés qui pilotent ces projets. Cela reviendrait à donner une prime à ceux qui veulent investir au bénéfice du territoire.

Ensuite, il faut privilégier le long terme et, pour ce faire, redonner la main aux acteurs locaux dans une logique de concertation, de développement et d’aménagement du territoire. Il faut territorialiser la politique énergétique : les objectifs globaux en matière d’énergies renouvelables pourraient être déclinés au niveau régional voire départemental. Ensuite, la prérogative de la mise en œuvre des choix relatifs au mix énergétique pourrait être confiée aux intercommunalités, moyennant l’obligation d’atteindre les objectifs fixés. L’État exercerait son pilotage au moyen d’incitations financières et les acteurs privés seraient systématiquement mis en concurrence en tenant compte des incidences locales. Pour mettre en œuvre cette politique, la création d’une société d’économie mixte consacrée au développement des énergies renouvelables pourrait être envisagée dans chaque région. Elle associerait les communautés de communes en lien avec leurs PCAET. Les collectivités piloteraient ainsi les projets et réinvestiraient les bénéfices d’exploitation au service du développement des territoires. Enfin, sans doute serait-il judicieux de rétablir les zones de développement éolien au niveau régional afin de planifier le développement de cette énergie pour renforcer la prévisibilité et la concertation, maximiser les bénéfices et minimiser les nuisances.

L’appropriation citoyenne des projets éoliens – et des projets d’énergies renouvelables en général – est une question concrète à laquelle il peut être répondu au moyen de deux leviers, notamment : l’obligation d’ouvrir au moins 5 % du capital d’une société de projets aux actionnaires individuels dès sa création afin d’impliquer d’emblée les citoyens, et un puissant levier fiscal, sous la forme d’un crédit d’impôt concernant l’investissement dans les PME innovantes, par exemple, ou dans le cadre du plan d’épargne en actions destiné au financement des petites et moyennes entreprises (PEA-PME).

M. Nicolas Turquois. Je partage pour l’essentiel vos propos sur les pratiques que vous évoquez : ma propre commune a été sollicitée selon des méthodes plus proches de celles de cow-boys que de gentlemen du développement de l’éolien.

L’interdiction de changement du capital me semble très intéressante. J’ai plus de doutes concernant la participation citoyenne à certains projets, en revanche, car j’ignore dans quel sens l’envisager. Il peut être question d’associer concrètement les habitants à la construction de projets, mais ce critère peut aussi ne servir qu’à mieux faire passer la pilule. J’ai en tête des projets d’éoliennes dans des territoires très ruraux, par exemple dans le Loudunais d’où je viens, où le niveau de vie moyen est très faible ; je ne suis pas certain que les habitants les plus proches des projets soient ceux qui peuvent y investir, même des montants peu importants – 1 000 euros, par exemple, ce qui n’a rien de symbolique pour ces personnes.

J’ignore quelles sont les possibilités de réglementation dont nous disposons mais je sais ceci : les habitants déplorent de subir les inconvénients liés à l’implantation d’éoliennes sans bénéficier de leurs avantages, puisque l’électricité ainsi produite est pour l’essentiel consommée en ville. Est-il possible de réfléchir au prix de l’électricité dans tel ou tel périmètre ? Est-ce seulement possible sur le plan réglementaire ?

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Votre expérience d’une organisation citoyenne spontanée nous est utile, monsieur Bouvier. Puisque l’« éolien financier », selon votre formule, pratiquerait un démarchage structuré, comment vous organisez-vous pour y faire face ? Quelles méthodes élaborez-vous pour prévenir ces projets ? Comment informez-vous les habitants et les élus locaux ?

M. Frédéric Bouvier. Sur le terrain, il est très difficile d’avoir une visibilité d’ensemble des démarches de l’éolien financier, qui sont aussi compartimentées que possible entre les différentes collectivités. Nous pouvons certes envoyer des représentants lorsqu’un conseil municipal a inscrit la question à l’ordre du jour, faire un compte rendu du débat et le communiquer aux adhérents et à la population. Encore faut-il suivre les avis portant sur l’agenda ou le compte rendu des réunions des conseils municipaux.

Quant aux démarches qui visent les propriétaires, elles se font dans l’opacité la plus totale. Il s’agit en effet de protocoles de bail privé – des documents qui comportent des clauses de confidentialité. Nous avons eu accès à des projets de protocole de bail que nous pourrons tenir à la disposition de la commission d’enquête : ils comportent de nombreuses clauses léonines et abusives comme l’interdiction de se rétracter, par exemple. Il est plus aisé de regretter l’achat d’un réfrigérateur que de s’engager dans un contrat de bail de vingt ans avec l’une de ces sociétés de cow-boys, comme le disait M. Turquois. Certains propriétaires souhaitent valoriser leur patrimoine ; on ne saurait le leur reprocher car, dans les territoires d’où nous venons, le niveau de vie n’est pas élevé. Il est donc facile de faire miroiter des bénéfices à très court terme. Cela étant, nous n’avons pas connaissance de ces protocoles de bail et nous ignorons avec qui ils sont signés, puisqu’ils ne sont assortis d’aucune obligation d’enregistrement ni de publication. Il pourrait pourtant être envisagé que s’agissant de projets assimilables à des projets d’intérêt général, les protocoles de bail soient obligatoirement enregistrés en mairie et que les citoyens susceptibles d’être affectés puissent au moins en prendre connaissance.

Nous essayons donc de suivre ces projets tant bien que mal, et de créer l’union qui fait la force, en rassemblant à l’échelle des intercommunalités des collectifs de citoyens selon une démarche constructive. Nous ne sommes pas un groupe d’opposition à telle ou telle énergie renouvelable ; nous voulons nous approprier le développement territorial du Chinonais et du Richelais. Il faut pour ce faire créer un réseau, un maillage. La prochaine étape consistera à passer d’une posture défensive à une posture offensive en présentant nos propres propositions dans le cadre du PCAET. Encore faut-il que nous ayons la possibilité de le faire au-delà de la forme ! Le temps presse : nous faisons face à des lobbies puissants qui y consacrent des moyens très importants.

M. le président Julien Aubert. Ce n’est pas la première fois que l’on nous parle de « lobbies puissants ». Concrètement, comment savoir qu’il s’agit bien de lobbies et qu’ils sont puissants ? Pouvez-vous citer des exemples ?

M. Frédéric Bouvier. Dans notre territoire, par exemple, le commanditaire principal est une société allemande de négoce international de matières premières agricoles, de matériaux de construction et de produits énergétiques – depuis le mazout jusqu’aux pellets et aux projets éoliens et solaires. Cette société cotée en bourse, dont le chiffre d’affaires est de 16 milliards d’euros, ne rencontre pas directement les élus locaux ni les propriétaires ; elle externalise en confiant toutes ces démarches à un promoteur local. Nous avons donc face à nous des interlocuteurs nombreux, plutôt aimables, qui cherchent à afficher un souci de concertation et de création de lien local mais, concrètement, rien n’est fait pour créer quoi que ce soit ensemble. Les moyens financiers déployés sont importants pendant la phase d’étude. Étant donné cet investissement, ils ne reculeront jamais – ils nous l’ont d’ailleurs dit. Nous irons devant les tribunaux et la procédure prendra le temps qu’il faut mais, au bout du compte, les projets se feront.

C’est aussi un lobby puissant parce qu’il a un accès à sens unique à la presse quotidienne régionale et déploie des ressources importantes à cet effet, y compris selon des méthodes assez particulières pour un territoire provincial comme le nôtre : des cabinets de relations publiques structurent la démarche et parviennent presque à faire paraître des communiqués de presse sous forme d’articles.

C’est un lobby puissant parce qu’il utilise toutes les voies possibles du marketing. Son modèle économique consiste à revendre les projets à des fonds financiers, et non à favoriser l’appropriation citoyenne. Il a néanmoins trouvé une parade en matière de marketing citoyen : le financement participatif. Il ne s’agit pas là de financer le projet lui-même mais d’offrir la possibilité d’une rémunération à un taux de 5 % à 7 % – c’est-à-dire des miettes – sur de petites sommes investies dans les études. Le développeur reconnaît lui-même qu’il n’a pas besoin de 50 000 euros puisque son commanditaire investit 300 000 euros dans les études. Ces 50 000 euros, au fond, servent à acheter la paix sociale. Chacun peut ainsi investir jusqu’à 2 000 euros à un taux brut de 5 % à 6 % : c’est peu, mais c’est toujours mieux que le livret A, est-il expliqué dans les réunions de village.

Ce marketing est donc très puissant et, hélas, relayé, sans que nous ne parvenions à nous faire entendre de ces acteurs publics et parapublics, par des plateformes participatives comme la plateforme Lendopolis de la Banque postale. Nous avons écrit au directeur général et à la directrice de la communication de la Banque postale ainsi qu’au directoire de Lendopolis pour leur expliquer qu’ils ne sauraient se prêter à cette démarche de marketing en faisant croire aux gens qu’ils investissent dans un projet d’énergie renouvelable piloté par le territoire. Pour toute réponse, nous n’avons eu que le silence. En effet, ce lobby ne répond pas – un moyen très efficace pour faire en sorte que l’information ne sorte pas. Nous pourrions nous épuiser : nos entreprises ne disposent pas de salariés qui se consacrent à ces projets, contrairement aux personnes que nous rencontrons.

La repossession locale des enjeux de politique énergétique est indispensable, car ils concernent le développement local, l’aménagement du territoire, la création d’emploi. Or, pour partie, ces projets s’apparentent à des produits financiers. Qui dit produit financier exclut toute politique industrielle, énergétique et, a fortiori, environnementale.

Enfin, pour associer les citoyens, il faut favoriser l’acceptabilité sociale qui, dans le secteur éolien, tient en particulier à la proximité entre des mâts gigantesques et les riverains. Au nom de mon collectif, je tiens à souligner la forte convergence technologique qui existe entre l’éolien en mer et l’éolien terrestre. Les engins ont à peu de choses près la même envergure dans les deux secteurs. En mer, les éoliennes mesurent cent cinquante à deux cents mètres, soit l’équivalent de la génération d’éoliennes technologiques déployées sur terre. Qui imagine installer des éoliennes de cette taille à cinq cents mètres des rivages ? Personne. Sur terre, pourtant, c’est ce qui se passe. Le périmètre de sécurité n’est que de cinq cents mètres. Il a été fixé à une époque où les éoliennes étaient beaucoup plus petites qu’aujourd’hui. Nous recommandons donc la révision de ce périmètre pour tenir compte de l’évolution technologique des engins, et pour instaurer un système plus flexible – comme en Bavière, par exemple, où le périmètre de sécurité correspond à dix fois la hauteur du mât. Les arbitrages peuvent ainsi être effectués en fonction de la hauteur, de l’énergie et des ressources disponibles sur le territoire.

M. le président Julien Aubert. Nos autres invités étant arrivés, je salue M. Hervé Novelli, ancien ministre et maire de Richelieu, Mme Julie Leduc, rédactrice de la demande de moratoire « Collectif pour une transition énergétique profitable à nos territoires », et M. Jean-Luc Dupont, président de la communauté de communes Chinon, Vienne et Loire et président d’Enercentre Val-de-Loire, société anonyme d’économie mixte locale pour le développement des énergies renouvelables.

La région Centre-Val-de-Loire n’a pas changé de périmètre lors de la réforme des régions. Dans son évaluation, parue en avril, du projet de schéma régional d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires (SRADDET) qui fixe les priorités d’aménagement, l’autorité environnementale a constaté que « le consensus des élus n’est pas acquis sur l’ensemble des objectifs ». De même, elle a constaté que les objectifs pour 2020 du schéma régional climat-air-énergie (SRCAE) ne pourront pas être atteints en ce qui concerne les énergies renouvelables, la réduction de la consommation d’énergie et les émissions de gaz à effet de serre. Un tel constate pose la question des limites de toute démarche uniforme visant à fixer des objectifs généraux et des règles sans tenir suffisamment compte de différences infrarégionales et associant trop peu les élus et les habitants. Même le développement des énergies renouvelables, très valorisé dans le discours public, a des conséquences pour l’agriculture, les milieux naturels et le patrimoine – en particulier architectural et paysager, dans une région comme Centre-Val-de-Loire où il constitue un facteur essentiel d’attractivité.

Comment cette différenciation territoriale est-elle prise en compte, s’agissant notamment des risques d’atteinte aux paysages et de la pression sur l’utilisation des sols ? N’existe-t-il pas un risque de fracture supplémentaire entre métropoles et territoires, entre pôles urbains et villes-centre souvent aux prises avec un processus de dévitalisation ? Comment les collectivités du territoire sont-elles associées à la définition et à la mise en œuvre d’une telle stratégie ? Comment les citoyens et les associations peuvent-ils se faire entendre à une époque où la mode est plutôt à la participation et à la concertation ?

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Hervé Novelli, Mme Julie Leduc et M. Jean-Pierre Dupont prêtent successivement serment.)

M. Hervé Novelli, maire de Richelieu. Je ne m’exprimerai qu’en tant que maire de Richelieu et éviterai toute considération d’ordre national. La commune de Richelieu possède des caractéristiques exceptionnelles. Comme son nom l’indique, elle a été créée par le cardinal éponyme au XVIIe siècle – c’est donc une commune dite « nouvelle » – aux confins de la Touraine et du Poitou. Elle jouxtait le manoir devenu château de la famille du Plessis – la famille du cardinal. De ce fait et en raison de sa situation excentrée par rapport aux grandes villes comme Tours ou Poitiers, Richelieu a tous les atouts pour demeurer quasiment inchangée en comparaison de ce qu’elle était lorsque le cardinal a invité les deux talentueux architectes Lemercier, dont l’un a construit la Sorbonne. C’est à eux que nous devons la construction de cette ville destinée à être parfaite pour les canons du XVIIe siècle. Aujourd’hui, Richelieu possède 103 monuments inscrits ou classés, ce qui, compte tenu de son périmètre géographique, en fait certainement la commune de France où la densité de monuments par mètre carré est la plus élevée. Je fais ce rappel pour montrer combien la dimension environnementale, paysagère et patrimoniale est importante pour la ville et pour ses habitants.

Autre caractéristique de la commune de Richelieu : elle est aujourd’hui située aux confins de la Touraine mais, avant la création des départements, elle faisait partie intégrante du Poitou. C’est dans les années 1795 qu’elle a été rattachée administrativement à la Touraine, ce qui fait de Richelieu et de son environnement proche une enclave poitevine en terre tourangelle. Or, certains événements survenus ailleurs en Touraine – Richelieu se trouve à deux kilomètres de la Vienne, par exemple – sont plus difficilement perceptibles en raison de ces frontières administratives. Autrement dit, lorsqu’une décision est prise dans la Vienne, à quelques kilomètres à peine de Richelieu, il est plus difficile de la contester du fait que les autorités départementales et régionales sont différentes, puisque la Vienne se trouve désormais dans la grande région qui s’étend jusqu’à Bordeaux. Pourtant, ces décisions prises dans la Vienne peuvent produire une incidence considérable sur la commune de Richelieu sans qu’il lui soit possible de les contrecarrer le cas échéant. Exemple : il est prévu d’implanter des éoliennes à 4,5 kilomètres de Richelieu. Le dossier est entre les mains de la cour administrative d’appel mais la décision défavorable de la préfète a été cassée sans recours de l’État – car, dans ces circonstances, la position de l’État n’est pas indifférente. Vous le voyez : ces caractéristiques rendent plus difficile l’élaboration d’une stratégie autonome et efficace en matière de développement économique et touristique.

Depuis les années 2000, la commune de Richelieu a mis au point une stratégie d’attractivité touristique. J’ai voulu qu’elle soit classée commune touristique car j’ai éprouvé les difficultés d’implantation de grandes unités et de moyennes entreprises, le développement économique y étant plutôt endogène et dépendant des acteurs locaux. Il est difficile d’y faire venir des entreprises de taille importante, même si nous avons connu quelques succès. C’est ce qui explique que la stratégie de développement de Richelieu repose principalement sur l’attractivité touristique, afin que la ville bénéficie du développement touristique de l’ensemble du val de Loire – sachant qu’elle est légèrement excentrée.

Nous avons mis en œuvre de nombreuses actions culturelles : le festival de cape et d’épée lié à l’histoire de la commune attire près de 20 000 personnes pendant un week-end. De même, les activités d’artisanat et d’art rappellent souvent l’histoire de la cité et de sa création au XVIIe siècle. Le festival de musique fait lui aussi écho au XVIIe siècle. Seule entorse au lien entre les activités culturelles et l’histoire de la ville : le festival de cinéma chinois – qui s’explique par le jumelage de Richelieu avec une commune chinoise depuis quelques années.

L’action culturelle importante conduite depuis plusieurs années fait de Richelieu une commune exceptionnelle pour sa taille. En dix ans, nous sommes ainsi parvenus à multiplier par quatre la fréquentation touristique de Richelieu. Je suis fermement convaincu qu’en raison de toute l’action liée à l’histoire de la commune, l’implantation d’éoliennes à quelques kilomètres seulement est incompatible avec son développement économique et touristique. Le choix de ce développement n’est pas indifférent : c’est le seul qu’il nous reste. Si nous ne pouvons pas développer massivement l’attractivité et les flux touristiques, que deviendra Richelieu ? Les clivages entre métropoles et territoires ruraux auxquels faisait allusion le président Aubert sont particulièrement aigus dans ce territoire. En privant ses habitants du développement touristique, nous creuserons davantage le fossé constaté depuis plusieurs mois.

Un mot sur la césure entre métropoles et territoires ruraux. Il va de soi que les éoliennes sont implantées dans les territoires ruraux. Elles gênent la majorité de la population, hostile à leur installation, et nourrissent un clivage dommageable pour l’unité du territoire. Il s’aggravera si nous acceptons une surdose – et même une dose simple – d’éoliennes.

Les deux communautés de communes du pays du Chinonais ont opté pour un moratoire. C’est à l’autorité administrative préfectorale qu’il appartient en dernier ressort d’accepter ou de rejeter les projets. D’emblée, elle est contrainte par les objectifs gouvernementaux. Des objectifs très importants ont en effet été assignés aux préfets, qui seront évalués en fonction de leurs résultats. J’y vois une contradiction majeure ; on confie à une autorité administrative tenue d’atteindre des objectifs lourds la mission d’accepter ou de refuser de projets, ce qui fait peser sur leur signature un fort soupçon de non-indépendance. Les élus locaux, quant à eux, élaborent leurs schémas d’urbanisme en naviguant à vue et se sentent démunis face à cette autorité administrative qui, encore une fois, évalue de nombreux projets à l’aune des objectifs fixés par le Gouvernement. Cette confusion entre l’autorité administrative et les objectifs politiques qui lui sont assignés constitue une source considérable de contentieux potentiels.

Sans vouloir empiéter sur ses conclusions, je pense que la commission d’enquête devrait se pencher – je sais qu’elle le fera – sur cette source d’incertitude voire de partialité a priori liée à cette contradiction entre les ambitieux objectifs gouvernementaux en matière d’implantation d’éoliennes et les autorités administratives chargées d’évaluer leur faisabilité et de rendre une décision d’acceptation ou de refus.

Mme Julie Leduc, rédactrice de la demande de moratoire « Collectif pour une transition énergétique profitable à nos territoires ». S’agissant de l’implantation d’éoliennes, les territoires se sentent en effet démunis. Les députés travaillent d’ailleurs activement afin de faciliter cette transition. Je vous remercie donc de nous inviter ; le travail de clarté autour de la transition énergétique me semble indispensable. J’espère que le débat public s’emparera de la question des énergies renouvelables en en faisant une lecture plus juste et transparente.

J’ai rédigé la demande de moratoire adressée aux préfètes de l’Indre-et-Loire et de la Vienne. Je suis naturellement très favorable à la transition énergétique : il est important que nous sortions du nucléaire en bon ordre de marche, selon des objectifs cohérents. Encore faut-il ne pas le faire n’importe comment. La transition énergétique ne se fera que si la cohésion sociale est assurée autour de valeurs et d’objectifs. Si je me suis intéressée à la question des éoliennes, c’est parce que j’ai découvert un projet à proximité de chez moi et j’ai été très étonnée par la manière dont les choses se passaient, qu’il s’agisse du cadre juridique appliqué ou, surtout, des certitudes préconçues qui nous étaient opposées, et qui m’ont laissée dubitative.

En premier lieu, les promoteurs éoliens font valoir qu’il est essentiel d’installer des éoliennes parce que la loi de transition énergétique le prévoit partout. Cet argument m’a choquée : la loi de transition énergétique fixe un cap de transition vers des énergies renouvelables au sens large mais en aucun cas elle n’oblige les territoires à se laisser imposer un mode d’énergie plutôt qu’un autre. Il m’a semblé important de le rappeler aux préfètes d’Indre-et-Loire et de Vienne dans la demande de moratoire.

Deuxième motif de souci : les promoteurs éoliens, qui sont de grandes entreprises aux moyens financiers considérables, captent des subventions publiques. Il est très positif que la société française opte pour la transition énergétique et choisisse à titre collectif de financer par l’impôt certaines énergies renouvelables, mais encore faut-il que les avantages liés aux subventions versées aillent aux territoires. Or, pour le moment, les promoteurs revendent souvent les parcs éoliens à des intérêts financiers étrangers. C’est très choquant car nous rachetons tout de même cette énergie à un tarif majoré. C’est pourquoi j’ai sollicité l’aide de M. Dupont, président d’Enercentre Val-de-Loire. Il vous en parlera mieux que moi mais nous, territoires, sommes capables de porter cette transition énergétique, sans nous voir imposer de grands groupes étrangers.

J’ai également constaté que les élus locaux étaient incroyablement démunis en matière de transition énergétique : ils ne connaissent ni les modes d’énergies renouvelables, ni le cadre financier, ni les intérêts qu’ils pourraient tirer de certaines formes d’énergie. Alors que nous n’en sommes qu’au diagnostic de la rédaction des plans climat-air-énergie territoriaux (PCAET), que les élus entament la réflexion concernant leur territoire, le démarchage très important et très agressif réalisé par ces grosses entreprises pose problème. C’est pourquoi j’ai demandé à la préfète un moratoire de dix-huit mois permettant d’engager et de poser la réflexion, afin que le territoire puisse choisir la direction qu’il veut prendre.

La loi du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte (TECV) dispose que la transition doit être profitable à notre territoire et doit se faire en cohésion sociale. M. Novelli l’a rappelé, après le mouvement des gilets jaunes, il me semble délicat de cliver encore davantage les villes et les campagnes. Les ruraux se sentent vraiment délaissés, d’autant qu’on leur impose de grandes infrastructures de transport – ligne à grande vitesse (LGV) ou élargissement de l’autoroute A10 sur notre territoire, sources de nuisances importantes. Va-t-on également se voir imposer un mode d’énergie alors que les textes ne l’imposent pas ?

Enfin, on ne parle pas suffisamment des nuisances sonores des éoliennes. Chaque fois que j’ai interrogé les promoteurs, ils ont nié le problème en bloc. À tort ! J’ai étudié la question lorsque je me suis intéressée aux nuisances sonores des infrastructures de transport : l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a lancé une alerte à l’automne dernier ; des études très importantes sont menées ; demain, à Lisbonne, s’ouvre une conférence internationale sur le bruit des aérogénérateurs ; Santé Canada a aussi réalisé une étude. Si les chercheurs n’arrivent pas à évaluer la relation entre la dose et l’effet – pour deux individus, la même dose n’aura pas le même effet –, ils sont unanimes : les impacts sur la santé sont réels, les populations qui vivent aux abords de ces infrastructures sont stressées, leur taux de cortisol est plus important.

Le malaise de ces populations, qui ressort des questionnaires ou des bilans de santé, n’est pas à négliger. Si on décide d’implanter ce type d’infrastructures – c’est un choix de société – par cohérence, les populations doivent être indemnisées. C’est frappé au coin du bon sens : si les gens subissent un préjudice, si l’infrastructure a un impact sur leur santé, ils doivent obtenir des compensations – et je ne parle même pas de la perte de valeur foncière subie par les riverains de ces infrastructures…

M. Jean-Luc Dupont, président de la communauté de communes Chinon, Vienne et Loire et président dEnercentre Val-de-Loire. Je suis très heureux d’être à vos côtés pour vous exposer la vision territoriale et la place des collectivités locales dans le monde de l’énergie. Depuis 2008, je préside le syndicat départemental d’énergie d’Indre-et-Loire et, depuis sa création en 2012, la société d’économie mixte locale Enercentre Val-de-Loire qui vise à accompagner le développement des énergies renouvelables sur le territoire. Enfin, je suis vice-président de la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies (FNCCR) en charge de la commission « Territoires intelligents et véhicules propres ».

La loi du 17 août 2015 précitée a instauré l’obligation pour les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) de plus de 20 000 habitants de se doter, à l’horizon 2018, d’un Plan climat-air-énergie territorial. Nous sommes tous en retard car la loi du 7 août 2015 portant sur la nouvelle organisation territoriale de la République, dite loi NOTRe, est passée par là. Elle a entraîné des regroupements ou des élargissements territoriaux. En conséquence, les intercommunalités ont souvent demandé à leur préfet de décaler la mise en œuvre de ces plans.

La communauté de communes que je préside, Chinon, Vienne et Loire, alliée à Touraine Val de Vienne – où se trouve Richelieu – va développer un PCAET à l’échelle du bassin de vie, par cohérence avec la réflexion que nous menons. En effet, pour les raisons qu’évoquait Hervé Novelli, nous ne souhaitons pas imposer aux franges du territoire voisin les problématiques que nous ne voulons pas subir sur notre propre territoire. C’est souvent ce qui se passe avec les LGV : tout le monde est d’accord pour aller de Paris à Bordeaux en deux heures, à condition que la ligne ne passe pas au bout de son jardin ! C’est le difficile équilibre entre intérêt général et intérêt personnel…

À l’échelle de nos territoires, nous avons fait le constat que le développement des éoliennes intervenait souvent de façon sauvage et anarchique : les développeurs s’emparent des schémas régionaux éoliens, détectent les poches d’aménagement et vont prospecter. Il s’agit souvent de terrains agricoles à très faible valeur ajoutée, en jachère au titre de la politique agricole commune (PAC). Les entreprises proposent alors une convention de mise à disposition du foncier, en faisant miroiter aux propriétaires un certain nombre de milliers d’euros de profits par an pendant vingt ou trente ans. C’est pourquoi les propriétaires s’engagent dans cette voie… L’élu local se retrouve alors subitement confronté à un projet sur son territoire, sans y avoir été associé en amont. Un collectif de citoyens riverains se crée, arrive dans son bureau et c’est le capharnaüm ! La réunion publique à la salle municipale ne contribue qu’à faire monter la température car le problème reste le même.

Je m’interroge sur la méthode, mais ne remets nullement en cause le besoin de transition énergétique de notre pays. Ce n’est pas parce que je suis maire de Chinon, siège d’une centrale nucléaire, que je ne suis pas sensible au développement des énergies renouvelables (EnR). Ainsi, la SEM que je préside va rééquiper le barrage hydroélectrique de Descartes sur la Creuse, aux confins de la Vienne et de l’Indre-et-Loire.

Chinon et les territoires alentours, comme tout le Val de Loire, sont classés au Patrimoine mondial de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) depuis 2000. Il existe dans ce périmètre un itinéraire « Loire à vélo ». En outre, le 8 novembre 2018, le ministre de la transition énergétique de l’époque a confirmé, suite à une question du sénateur de la Marne Yves Détraignes, que des zones d’exclusion prévues autour des périmètres UNESCO permettent par exemple de protéger ce Patrimoine mondial. Elles s’étendent à 15 kilomètres autour du périmètre. Or un développeur porte actuellement un projet d’éoliennes à 13 kilomètres de Chinon. Des mâts de mesures ont été mis en place, ils font 50 mètres de haut, soit à peine la moitié de la taille des éoliennes. Or, lorsqu’un mât de mesure est en fonctionnement, la seule chose que vous voyez de la forteresse royale, c’est son voyant rouge. Imaginez une éolienne deux fois plus grande !

Chinon a été la capitale de la France. C’est là que Jeanne d’Arc est venue reconnaître Charles VII avant de l’emmener à Reims pour le couronnement. C’était aussi la capitale continentale de l’Angleterre sous Henri II Plantagenêt. L’Angleterre s’y est installée pendant plus d’un siècle lorsque son empire s’étendait des Pyrénées à l’Écosse. Depuis, le territoire a été préservé. La forteresse royale de Chinon accueille 130 000 visiteurs par an, Azay-le-Rideau 270 000 et la ville de Chinon entre 500 000 et 700 000.

Je suis très favorable à la transition énergétique et à l’implantation d’énergies alternatives sur nos territoires, mais il faut que nous soyons en mesure de concevoir et décider de ces projets ensemble ! Le consensus local est fondamental pour qu’ils soient acceptés, et non imposés. Depuis trois mois, nous avons engagé la construction du PCAET avec les associations des territoires, les consommateurs et de nombreux autres intervenants : qu’est-ce que sera l’énergie du territoire dans vingt à cinquante ans ? Nos concitoyens sont très sensibles à ce sujet qu’ils s’approprient. La participation est forte. Nous devons co-construire ces plans afin d’éviter des recours incessants qui bloqueront tous les projets pendant vingt ans ! Rédiger un PCAET est une chose, pouvoir le mettre en œuvre selon l’échéancier déterminé conjointement en est une autre… C’est notre ambition. C’est pourquoi l’établissement public de coopération intercommunale (EPCI) et le conseil municipal que je préside, ont voté à l’unanimité en faveur du moratoire, car il nous rappelle qu’il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs : comment permet-on au territoire de construire son ambition énergétique et, ensuite, de la mettre en œuvre, avec des partenaires privés si nécessaire ?

Les développeurs nous vendent le financement participatif comme gage de l’acceptabilité locale d’un projet. En l’espèce, à Chinon, la Banque postale, par le biais d’une de ses filiales, plateforme de financement participatif, ambitionne d’être le porteur de ce financement. En tant que président de SEM, j’ai déjà mis en œuvre plusieurs financements participatifs – sur des projets photovoltaïques : en général, si l’on cherche entre 30 000 et 50 000 euros, lorsqu’on ouvre la plateforme et qu’on la réserve au territoire pendant deux ou trois semaines, on récolte 1 000 à 5 000 euros maximum. Ensuite, on l’ouvre au niveau national et, en deux heures, on obtient les 30 000 à 50 000 euros dont on a besoin. Pourquoi ? Car il s’agit d’opérations financières – on vous annonce un taux de rentabilité interne (TRI) à 5 % et un placement de courte durée ! En outre, vous êtes éloigné de la gêne provoquée par les équipements d’énergies alternatives que l’on va installer – pas de visibilité du champ photovoltaïque, pas de contraintes liées aux éoliennes. Vous achetez un financement artistique, indolore, et vous faites du « cash ». La loi TECV doit-elle servir à cela ou plutôt à l’appropriation des énergies renouvelables par les territoires ? Je m’interroge. En outre, qu’un opérateur national, doté d’une mission de service public, cautionne ce type d’activités m’interpelle, mais je laisserai le soin à la commission d’en tirer les enseignements.

Depuis longtemps, les collectivités locales se sont regroupées en grands syndicats départementaux. Le mien a été créé en 1937. J’en assure la présidence depuis 2008. Lorsque le tournant vers les énergies renouvelables s’est opéré, nous nous sommes vite rendu compte que les collectivités locales étaient démunies pour accompagner les projets. En effet, une petite commune dispose tout au plus d’une secrétaire de mairie à mi-temps. Elle ne peut rédiger le dossier administratif d’acceptabilité d’un champ photovoltaïque ou d’un parc éolien, puis solliciter la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL), l’Agence française pour la biodiversité (AFB), les unités départementales de l’architecture et du patrimoine (UDAP), etc. En général, ces derniers ouvrent le dossier, le regardent et le referment…

C’est pourquoi nous avons voulu créer une société d’économie mixte locale dès 2012 afin d’être porteur de projets et assistant à maîtrise d’ouvrage (AMO) des collectivités locales et, ainsi, les accompagner dans la transition énergétique. Cela permet aux projets d’aboutir en cas de consensus politique local. Nous ne sommes que l’émanation des collectivités locales et n’allons donc pas à l’encontre de leur volonté ni de celle de leur population. Peu de maires s’engagent d’ailleurs dans une action de transition énergétique si l’objectif n’est pas partagé par la population. Un élu local est toujours à portée d’engueulade ; s’il fait fausse route, il se rend rapidement compte du chemin qu’il doit reprendre. Je ne connais pas d’élus qui souhaitent à tout prix prendre des coups.

M. le président Julien Aubert. Surtout un an avant les municipales…

M. Jean-Luc Dupont. Nous intervenons donc en tant qu’AMO. Enercentre Val-de-Loire est la première société d’économie mixte locale régionale. Tous les syndicats de la région Centre-Val-de-Loire en sont membres et coactionnaires. Elle est déjà capitalisée à hauteur de 4 millions d’euros – et va atteindre 12 millions d’euros dans les deux prochaines années. Nous accompagnons des projets de toutes natures, partagés sur le territoire – éolien en Eure-et-Loir, photovoltaïque, hydraulique, mais aussi hydrogène car c’est une énergie d’avenir. En Touraine, nous avons la chance de pouvoir exploiter une poche aquifère et produire de l’hydrogène à base d’énergies photovoltaïque et éolienne.

En conclusion, il conviendrait d’amender la loi LTECV afin d’imposer aux développeurs d’informer les communes et les EPCI en amont des projets. Cette absence d’information est contre-productive car certains projets, valables mais mal présentés ou mal appréhendés, mettent des années à se concrétiser. À l’inverse, en Indre-et-Loire, un développeur éolien a pris soin de venir rencontrer le syndicat départemental d’énergie ; nous sommes allés voir les élus de la commune et une présentation du dossier a été réalisée en conseil municipal. Cela a permis de le déminer car les acteurs sont conscients que le projet n’avance pas dans leur dos. Une réunion publique de présentation va désormais être organisée. Ce n’est pas du temps perdu. Ce principe, simple à mettre en œuvre, évite les débordements qui aboutissent parfois à des scénarios catastrophes sur le territoire…

M. le président Julien Aubert. Lors de son audition, l’association France Energie Eolienne nous a transmis un sondage indiquant que plus on est proche d’une éolienne, plus on y est favorable. Qu’en pensez-vous ?

Quand on connaît la façon dont ce pays fonctionne, quand on sait que c’est le pays de la règle et de la norme, comment expliquer que les dispositions protégeant une forêt, un paysage ou un patrimoine remarquables soient balayées dans l’indifférence la plus générale en cas d’implantation d’éoliennes ? Est-ce une défaillance systémique ? Est-ce lié à la puissance d’un lobby ? Est-ce la ferme volonté de l’État, quelles que soient les résistances locales ? Dans quelle direction devons-nous chercher ?

Mme Julie Leduc. Concernant l’acceptabilité, il n’en est rien. Beaucoup d’associations foisonnent autour de ces projets ; le contentieux est très important – c’est ce qui a conduit à supprimer le premier degré de juridiction. Mais les gens finissent aussi par baisser les bras, pour faire le lien avec votre deuxième question, car la pression est très forte pour développer ce type d’énergie, pour une raison qui m’échappe.

Quand j’ai commencé à étudier le sujet, je suis allée consulter la filiale commerciale du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) car je considérais que la géothermie était une solution intéressante, engendrant peu de nuisances. Je leur ai demandé pourquoi ils n’étaient pas plus investis. La pression n’est pas la même sur les différentes formes d’énergies renouvelables, ce qui me semble très grave.

M. Frédéric Bouvier. La réponse est simple : il existe un groupe de travail éolien, mis en place par le secrétaire d’État de l’époque, M. Lecornu, avec le lobby. On y co-décide avec un lobby industriel, en toute impunité, de supprimer des niveaux de juridiction, de prendre toute mesure visant à faciliter coûte que coûte le déploiement unilatéral de cette énergie. C’est l’expression la plus emblématique de la pression considérable imposée aux autorités locales de l’État et aux citoyens ! On trouve les communiqués et les conclusions de ce groupe de travail éolien sur internet.

M. Jean-Luc Dupont. M. Bouvier a raison. J’habite dans un département où aucune éolienne n’est installée. C’est lié à l’histoire : entre le territoire classé au Patrimoine mondial de l’Unesco, une centrale nucléaire et une métropole, les périmètres de protection concernent 80 % du département ; les corridors éoliens sont donc limités, sauf dans le sud-est du département – le Lochois et Sainte-Maure-de-Touraine-Richelieu aux confins de la Vienne. En conséquence, les opérateurs n’exercent pas de pression mais beaucoup de développeurs prospectent malgré tout les territoires, pas à pas, pied à pied. Ils vont voir les agriculteurs en leur faisant miroiter des rentrées importantes d’argent. Le travail de lobbying qu’évoquait M. Bouvier est particulièrement efficace : ils ont développé un modèle très convaincant – une machine à broyer qui passe en force… Le travail est réalisé en catimini, ils verrouillent les acquisitions foncières et, une fois les contrats signés, enclenchent toujours le même processus. Différents recours sont déposés mais, après un certain temps, l’autorité administrative, sous la pression du Gouvernement, au motif que la loi LTECV vise à développer les énergies vertes, cède et le projet est imposé, contre l’avis de tout le territoire – élus et habitants. Seul l’opérateur fait alors une bonne affaire : il ne s’agit pas de philanthropie puisque neuf projets sur dix sont revendus dans les deux ans à des fonds de pension. C’est une machine à cash, rien d’autre !

Mme Marie-Noëlle Battistel. Je vous remercie pour ces retours d’expériences de terrain. Je suis convaincue que la réussite de la transition énergétique passe par les territoires et je milite pour des dispositifs similaires aux territoires à énergie positive (TEPOS) ou territoires à énergie positive pour la croissance verte (TEPCV), qui avaient le mérite d’une très large consultation, puisqu’ils s’adressaient aux communautés de communes, voire aux métropoles. Ces dispositifs avaient aussi le mérite d’accompagner financièrement les territoires, de les mobiliser et de les sensibiliser. En avez-vous bénéficié ?

Monsieur Bouvier, vous avez évoqué des démarches sans concertation avec les collectivités voisines, et un lobby peu vertueux. Avez-vous l’habitude d’engager des actions avec les associations de défense des consommateurs ? Si oui, quelles sont ces associations ?

Enfin, disposez-vous du même type de retour d’expérience pour le développement d’autres énergies renouvelables – photovoltaïque ou petite hydroélectricité – qui possèdent un potentiel de développement.

M. Jean-Luc Dupont. Le TEPCV a été largement utilisé dans notre territoire. Ainsi, avec les collectivités locales – communes et intercommunalités –, le syndicat départemental a mené un projet sur l’éclairage public et réalisé de gros efforts de sobriété énergétique. Nous avons tout d’abord engagé des audits énergétiques dans toutes les collectivités du département puis, territoire par territoire, les programmes TEPCV ont permis de mobiliser d’importants crédits et de modifier très substantiellement l’éclairage public, engendrant des gains énergétiques conséquents. Pour des collectivités de petite taille, ils sont de l’ordre de 40 à 50 % de leurs charges d’électricité dans un délai très court.

M. Hervé Novelli. Les questions que vous posez renvoient plus largement à la démocratie locale et aux défaillances du débat public. Nous avons évoqué l’indifférence ou l’absence de saisine par les concitoyens de problématiques qui, ensuite, peuvent devenir très lourdes. Mais toutes les procédures de débat public devraient être revues – la commission d’enquête devrait s’y pencher. Ces débats sont largement viciés : ils partent d’un bon sentiment, mais ils n’ouvrent pas le champ démocratique et deviennent des débats de spécialistes, très facilement manipulables ou peu objectifs.

On peut faire le lien avec les demandes – plus ou moins confuses – des gilets jaunes : ce type de consultation doit être réformé. Les débats sur les grandes infrastructures, organisés par la Commission nationale du débat public, ne fonctionnent pas – ils ne prennent pas en compte les avis des citoyens. La commission d’enquête aurait tout intérêt à s’emparer de ce sujet démocratique très important…

M. Jean-Luc Dupont. Concernant l’hydroélectricité, j’ai évoqué le barrage de Descartes. Cinq candidats se sont présentés. L’autorisation d’occupation temporaire (AOT) était portée par l’État. C’est un cours d’eau majeur et le dernier barrage avant la mer. C’est un bon exemple des écueils auxquels nous sommes confrontés : le dossier administratif d’autorisation comportait 40 pages techniques et 480 pages pour le volet environnemental ! Bien évidemment, je suis favorable à la transition écologique, à la faune et la flore, etc., mais il faut raison garder… On en arrive à passer à côté du vrai sujet – la production d’énergie renouvelable à partir d’un cours d’eau. Nous avons réalisé un excellent travail avec la direction départementale des territoires (DDT), la DREAL et l’AFB et sommes désormais attributaires de l’AOT pour quarante ans. Reste à déposer le permis de construire. Je suis certain que nous allons faire face à de nombreux recours puisque certains considèrent que la nature doit retrouver son état initial, sans aucune retenue d’eau de la source à la mer. Mais la retenue existe depuis cent cinquante ans et le barrage hydroélectrique a été créé pour une papeterie qui existe toujours. Son impact est donc connu !

Mme Sophie Auconie. Je suis tout à fait d’accord avec la description de la région que chacun des interlocuteurs a faite : avec l’Isère et le Vaucluse, c’est un des plus beaux départements de notre pays ! (Sourires)

Monsieur le ministre, un lobby agricole existe, qui au contraire de ce que vous avez dit, souhaite l’implantation de ces éoliennes. Quelles sont vos relations avec le monde agricole ? Qu’est-ce qui le pousse à devenir presque agressif lorsque l’on défend l’idée de revoir et corriger l’implantation de ces éoliennes ?

Madame Leduc, disposons-nous d’informations relatives à la mise en œuvre du moratoire de la part de la préfecture ? Je considère qu’il serait bon d’attendre les conclusions de cette commission avant de statuer définitivement sur ce moratoire.

Je trouve, monsieur Dupont, que de la part d’un président de syndicat d’énergie, votre position est audacieuse. Aussi souhaiterais-je savoir ce que vous prônez dans le domaine de l’énergie renouvelable pour l’Indre-et-Loire.

M. Hervé Novelli. Le lobby agricole qui s’exprime souvent de façon favorable à l’implantation d’éoliennes est celui qui exprime la difficulté du monde agricole. D’une certaine manière, c’est l’échec de nos politiques qui conduit des agriculteurs à voir dans l’éolien une source de revenus complémentaire. C’est pour cela que je pense qu’il faut se battre plutôt pour des politiques agricoles de soutien intelligentes, au lieu de faire en sorte que, peu à peu, on abandonne la production agricole au profit des éoliennes.

Mme Julie Leduc. On assiste à une prise de conscience de la part du monde agricole qui, à cause de l’implantation des éoliennes, se voit imposer des risques non négligeables, qui ne sont pas toujours évalués dans le modèle actuel. Pour avoir reçu des demandes à ce sujet, je constate, dans le monde agricole, qu’une exigence de clarté juridique autour du modèle éolien se fait ainsi jour.

Par ailleurs, on observe que le territoire a complètement perdu la main sur les implantations de projets éoliens. C’est le cas au Petit-Pressigny où un projet portant sur trois éoliennes fut présenté dans un premier temps, puis un projet de cinq, ensuite de neuf ; pour finalement apprendre la semaine dernière que neuf éoliennes seront implantées, plus un nouveau projet de huit. On a l’impression qu’à partir du moment où une ou deux éoliennes sont autorisées, il y a plus de gouvernance possible.

Enfin, je n’ai pas encore eu de retour de la part de Mme la préfète ; le moratoire est déposé en trois vagues, la première a été déposée auprès d’elle, la deuxième le sera sous peu, et la troisième au début du mois de septembre. Je ne doute toutefois pas que Mme la préfète soit favorable à cette demande.

M. Jean-Luc Dupont. Les filières possibles de développement des EnR en Indre-et-Loire sont de plusieurs natures. Mme Auconie vient d’évoquer le poids de l’agriculture, or un important travail reste à conduire dans le domaine des biogaz. Nous rencontrons un problème au sujet de la méthanisation ; et le droit à l’injection, qui a été voté par le Parlement, représente une mesure majeure qui permettra d’aller chercher des sources de production de biogaz, ce que malheureusement l’opérateur national GRDF n’avait pas la possibilité de faire jusqu’à présent.

En effet, le biogaz n’est pas produit dans les centres urbains qui en sont les principaux utilisateurs, et qu’il faut pourtant desservir.

Outre les biogaz, un développement important du photovoltaïque peut être attendu, notamment en recourant à des terrains industriels ou des fonciers délaissés le permettant, car l’impact de cette activité y est un peu moins nuisible. Le photovoltaïque peut ainsi être couplé avec une production importante d’hydrogène ou de méthane de synthèse qui a la vertu de pouvoir stocker l’énergie électrique, ce que nous ne savons pas faire aujourd’hui. Je crois donc beaucoup au développement de la filière hydrogène : pour les mobilités, mais aussi pour l’industrie ; évidemment cela n’est pas à base de pétrole…

M. Nicolas Turquois. J’ai trouvé, monsieur le ministre, que vous aviez tout de même fait un peu de politique dans vos propos. Plusieurs projets sont en cours dans le Loudunais, où aucune éolienne n’est implantée pour l’instant, mais nous serons concernés à plus ou moins court terme.

Ma question porte sur l’équilibre restant à trouver entre l’urgence climatique et la nécessité de proposer des solutions et la mise en œuvre raisonnée. Je souhaiterais que nous travaillions ensemble à des lois afin de trouver des mesures d’équilibre. Si toute installation doit être située à 15 kilomètres de tout site patrimonial, jamais il n’y en aura en France. Toute la France n’est pas aussi riche que Richelieu, mais elle est malgré tout très riche en sites patrimoniaux ; on ne peut donc pas se cantonner dans cette attitude.

Par ailleurs, monsieur Bouvier, j’aimerais connaître le nom de l’entreprise allemande que vous avez mentionnée, car je voudrais savoir si le projet que vous avez évoqué fait écho à celui qui est envisagé dans notre secteur.

Enfin, je m’associe aux positions prises par le syndicat d’énergie que vous présidez, monsieur Dupont, car dans la Vienne, le syndicat Energies Vienne et sa filiale Sergies n’implantent des éoliennes qu’avec l’accord des collectivités concernées et n’installent des parcs photovoltaïques que sur des sols à utilisation non agricole. Ils conduisent ainsi une vraie démarche de coconstruction avec les élus et les populations ; c’est pourquoi, monsieur le maire de Chinon, je salue votre initiative.

M. Hervé Novelli. Je ne fais pas de politique sur ce sujet, ou plus exactement, je fais de la politique locale. J’ai pris un peu de temps pour expliquer que le développement économique de la ville de Richelieu était quasi exclusivement centré sur l’attractivité touristique, et je réitère ma conviction qu’il y a une incompatibilité forte entre attractivité touristique et éoliennes. Je ne faisais pas alors de politique, sauf à défendre mon territoire.

Mais je sais que ma position est largement partagée dans la Vienne, en tout cas jusqu’à sa proximité. J’en suis heureux parce qu’il faut avoir conscience que les options de développement économique d’une ville comme Richelieu sont limitées. Si la stratégie que j’ai mise en œuvre avec le conseil municipal et la participation des habitants en termes d’attractivité touristique était niée ou combattue, il n’y aurait plus rien ; ce que je ne souhaite évidemment pas.

M. Frédéric Bouvier. L’entreprise allemande s’appelle Baywa et sa filiale énergie Baywa .r. e. Le représentant local auquel cette société a sous-traité les démarches auprès du public et des collectivités s’appelle « Soleil du Midi » ; c’est ce visage que rencontrent les acteurs locaux.

S’agissant du climat je voudrais simplement souligner, monsieur le député, qu’il ne faut pas oublier la biodiversité, c’est-à-dire qu’au nom du climat on ne doit pas, par exemple, détruire une forêt pour installer des mâts d’éoliennes. Jean-Luc Dupont a relevé le bon sens de ce principe, qui est absolument indispensable, et la biodiversité est une clé la lutte contre le changement climatique.

Mme Laure de La Raudière. Je voulais vous remercier pour votre témoignage qui rejoint exactement ce que nous vivons aussi en Eure-et-Loir. Vous avez dit que le schéma régional éolien n’est pas respecté, nous avons eu beau établir un schéma régional éolien des zones favorables et des zones défavorables : il n’est pas respecté par les promoteurs, or je considère qu’il faut le partager.

Aujourd’hui il n’y a plus aucun document de gouvernance permettant aux élus locaux de dire ce qu’ils souhaitent sur leur territoire. Par ailleurs, et je le signale parce que vous êtes de la région Centre, le projet de schéma régional d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires (SRADDET) de cette région fait l’objet d’une enquête publique : rien dans ce document n’est prescriptif au sujet de l’éolien, alors que ça aurait pu être l’occasion de réintroduire l’équivalent des zones de développement éolien (ZDE).

Je signale cette situation pour vous remercier de ce témoignage ; il est important que nous entendions cela parce qu’il faut que, sur le plan réglementaire, nous puissions corriger ces défauts.

M. Jean-Luc Dupont. Je suis intervenu sur le SRADDET en tant que président de la société d’économie mixte (SEM), puisque nous avons passé contrat avec la région Centre. Et je veux dire à Mme de La Raudière que nous avons besoin d’outils réglementaires nous permettant d’encadrer les pratiques liées aux énergies renouvelables. Malheureusement je n’ai pas été entendu, mais nous avons encore le temps, le SRADDET fait actuellement l’objet d’une enquête publique j’espère que les acteurs concernés tiendront compte des propositions que nous avons avancées.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. J’ai compris, madame Leduc, que vous connaissiez monsieur Dupont : vous connaissez-vous tous ? Vous avez en effet tenu des propos assez proches les uns des autres, je voudrais donc savoir si vous travaillez ensemble régulièrement et si vous vous connaissez tous.

M. Hervé Novelli. Nous nous connaissons tous, ce qui est logique dans un territoire dans lequel chacun de nous agit. Mais nous n’avons pas de réunions de travail fréquentes, cela peut se produire ponctuellement, lorsqu’untel ou untel vient me consulter en tant que maire de Richelieu pour des sujets précis.

Je préside par ailleurs le pays qui regroupe les deux communautés de communes, nous avons donc des occasions très fréquentes d’échanger avec Jean-Luc Dupont ainsi qu’avec Mme Leduc, qui avait porté cette initiative. J’avais par ailleurs rencontré Frédéric Bouvier pour les projets d’implantation d’éolien près de là où il habite. Mais il n’existe pas un collectif qui nous regrouperait.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. J’entends que vous ne faites pas partie de la même association, mais comme je connais moins bien votre territoire que d’autres de mes collègues, je voulais m’assurer des liens que vous pouviez avoir ensemble.

Je souhaiterais encore, madame Leduc, que vous m’expliquiez à quel titre vous avez été la rédactrice de cette demande de moratoire : quels sont vos compétences et votre statut ? Êtes-vous simplement une citoyenne engagée ? D’où parlez-vous ?

Mme Julie Leduc. C’est une question que l’on me pose régulièrement. C’est en tant que citoyenne informée que j’ai entrepris cette démarche. Le moratoire a trouvé son origine dans le fait que nous avons été confrontés au même problème, et que, sans concertation préalable, nous nous sommes demandé ce que nous devions et pouvions faire, et dans quel cadre nous pouvions agir.

J’ai rédigé le moratoire après avoir lu la loi de transition énergétique, ce qui m’a amenée à penser que quelque chose n’allait pas dans le mode d’implantation des éoliennes, et qu’il n’était pas normal que le territoire n’ait plus la main sur cette transition ; alors même qu’elle pourrait lui être profitable.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous semblez être assez compétente dans ces sujets ; êtes-vous une pure autodidacte ? Quelque chose dans votre formation ou votre parcours vous a-t-il tournée vers cette inclinaison ?

Mme Julie Leduc. J’ai étudié les sciences politiques, l’économie et le droit, c’est pourquoi ces questions font partie des sujets qui m’intéressent. Mais, en ce qui concerne cette question de l’implantation des énergies renouvelables sur le territoire, comme nous tous, j’ai simplement soulevé le couvercle des projets en cours d’implantation, j’ai réagi avec les armes que j’avais, et je suis allée frapper aux portes ; c’est d’ailleurs comme cela que nous nous sommes rencontrés.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Monsieur le ministre, vous avez mentionné des recommandations formulées à l’occasion des enquêtes publiques : pouvez-vous les préciser ?

M. Hervé Novelli. Je vais vous répondre très rapidement sur un sujet, et je pourrais ensuite développer, parce que j’ai réfléchi à la question du conflit d’intérêts.

Le conflit d’intérêts n’est pas traité en France à la mesure où il est traité dans d’autres démocraties, et c’est parce que nous n’avons pas traité ce problème sur le plan législatif de façon approfondie que nous nous trouvons confrontés à des situations choquantes au regard du débat public et de son détournement au profit de personnes qui sont en conflit d’intérêts. Cela particulièrement dans le problème des éoliennes. Mais mon propos était plus général, et j’aurai l’occasion, si vous le souhaitez, de vous faire part de mes réflexions à sujet.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Je crains que nous ne disposions pas aujourd’hui du temps nécessaire, mais j’aurais plaisir à pouvoir approfondir cette question.

Madame Leduc vous avez évoqué des risques non négligeables encourus par le monde agricole : pouvez-vous préciser votre pensée ?

Mme Julie Leduc. Tout à fait ; merci pour cette question.

Nous nous trouvons dans une situation très paradoxale où les promoteurs éoliens signent avec les agriculteurs des baux emphytéotiques qui leur coûtent très cher en comparaison du prix de la parcelle agricole. La première question qui vient à l’esprit est de savoir pourquoi acceptent-ils de payer cinq, dix, quinze ou vingt fois le prix de cette parcelle, alors qu’il serait beaucoup plus simple de l’acheter.

Nous avons réalisé que l’ensemble des risques que présente un projet porte sur le propriétaire du terrain. Il peut s’agir de risques en cas de recours des riverains ; si par exemple on implante une éolienne devant chez moi, et que j’estime que ma maison a perdu 30 % de sa valeur, ce que montre une étude de la London School of Economics, ce sera le propriétaire du terrain qui aura laissé ces nuisances exister qui sera attaqué.

Par ailleurs, en cas de faillite de l’entreprise, je n’ai pas obtenu pour l’instant de réponse claire à mes questions sur le démantèlement des éoliennes : quel est le risque financier, sur qui porte-t-il ?

Pour l’instant, on se retrouve dans un grand flou artistique, et personne parmi les présidents d’intercommunalité, les promoteurs ou les chambres d’agriculture n’est capable de me répondre. Cela me semble très délicat lorsque l’on cherche à implanter massivement ce type de grandes infrastructures industrielles sur un territoire.

M. Frédéric Bouvier. Si vous me permettez une question : le fonds de private equity irlandais, qui a racheté en 2018 le projet éolien que j’évoquais tout à l’heure en Charente, sera-t-il responsable du démantèlement et de la reconversion du site dans vingt ans ?

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous avez évoqué le financement participatif en indiquant qu’il s’ouvrait en deux temps : un premier de trois semaines réservé au territoire et un deuxième ouvert à l’échelle nationale. Cela constitue-t-il un processus normal ; est-il obligatoire ?

M. Jean-Luc Dupont. Il n’y a aucune obligation, mais souvent les promoteurs, qui ont un peu d’arrière-pensées, pour emporter l’aval des territoires prétendent que le financement participatif leur est ouvert en priorité et sera très vite pris en compte, ce qui du coup conférera une sorte de caution locale ou un gage d’acceptabilité.

Cela est faux : pour avoir développé plusieurs de ces financements, je me suis rendu compte qu’il y a toujours une ouverture assez limitée dans le temps ; on dit que la communauté de communes est prioritaire pendant deux semaines, vient ensuite le département pendant deux semaines, ensuite les possibilités sont carrément ouvertes.

Cela se passe sur des plateformes numériques, et des gens qui font des placements d’argent pour des groupes d’investisseurs ou des personnes privées regardent comment les choses tournent et saisissent des offres par blocs. Il n’existe donc pas de règles d’obligation, la pratique, à laquelle on assiste communément consiste à dire qu’il s’agit d’une participation locale qui est ouverte. On fait alors un grand renfort de publicité, mais ce que l’on oublie de nous dire au terme du bouclage du financement participatif, c’est qu’à 98 % il ne procède pas du territoire, mais de façon extraterritoriale par des gens qui viennent faire là un placement financier ; comme ils en feraient dans d’autres projets de toute autre nature.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Comment ont-ils vent du projet dans lequel ils peuvent investir ?

M. Jean-Luc Dupont. Les plateformes numériques sont très au point, celles qui pratiquent la vente de financement participatif disposent de systèmes de vigie, et les gens qui commercialisent ce type de produits pour leur clientèle font des placements financiers sur des biens pour d’autres personnes. C’est une forme de diversification du placement patrimonial sur des taux de retour différenciés, mais qui sont aussi d’un très bon rapport. Des gens qui possèdent des portefeuilles dans des financements participatifs ignorent où est investi leur argent ; c’est leur gestionnaire de biens patrimoniaux qui réalise les opérations.

C’est un des écueils que nous constatons : ce qui au départ était voulu par le législateur comme une modalité d’appropriation territoriale est complètement dévoyé.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Monsieur Bouvier, à plusieurs reprises vous avez évoqué des méthodes de certaines entreprises qui viennent démarcher de manière très agressive et très structurée des zones qui sont démunies pour se défendre contre ces menées ; vous avez même parlé de clauses abusives. Pouvez-vous nous dire quelles sont les entreprises concernées, et nous fournir les contrats que vous avez étudiés ou qui sont en votre possession ?

M. Frédéric Bouvier. Soleil du Midi remet le protocole et négocie pour le compte de Baywa .r. e qui est le signataire. Tous les engagements juridiques sont pris par le commanditaire, mais il ne rencontre jamais les propriétaires des parcelles ni directement les collectivités locales. Il y a un facilitateur dénommé promoteur, et il y a encore beaucoup de confusion au sujet du rôle de chacun sur le terrain. Certains élus locaux pensent que le promoteur est celui qui va construire, connecter l’installation au réseau, et peut-être l’exploiter pendant vingt années ; or il n’en est absolument rien.

S’agissant des dispositions contractuelles, j’ai eu en ma possession un projet de protocole de bail, dont je ne suis pas en mesure de dire s’il a été signé en l’état par un propriétaire. Je pense toutefois qu’il est suffisamment représentatif de ce qui est proposé pour signature aux propriétaires de parcelles ; je pourrais remettre ce document à la commission d’enquête.

Au titre des clauses qui nous semblent abusives, je mentionnerai le fait que dans l’engagement que vous prenez dans le cadre du protocole de bail, qui n’est pas le bail lui-même, la rétractation est impossible. Elle n’est pas seulement impossible pour le signataire, mais elle l’est aussi pour sa descendance, même dans le cas où celle-ci serait juridiquement incapable, sous tutelle ou sous curatelle, donc pas en mesure d’agir en justice. Même dans cette situation, les obligations prises par les parents s’imposeront. Vous pouvez donc voir un enfant défaillant, souffrant d’un handicap mental et placé dans un établissement spécialisé, qui devra peut-être, vingt ans après le raccordement au réseau de l’éolienne qui se trouve sur la parcelle dont les parents étaient propriétaires, répondre de toute cette chaîne de responsabilité ou d’irresponsabilité au moment du démantèlement.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Il serait intéressant que vous puissiez tous nous faire parvenir les documents d’ordre contractuel, etc. ; qui pourraient étayer les propos que vous avez pu tenir aujourd’hui, sous la forme d’éléments concrets susceptibles de compléter ce que vous nous avez expliqué.

Dans le même ordre d’idées, monsieur Bouvier, vous avez été interrompu dans la présentation d’une série de propositions constructives que vous souhaitiez formuler, je crains que nous ne disposions pas de suffisamment de temps pour les examiner au cours de cette réunion, mais j’apprécierais que vous puissiez nous les transmettre par écrit.

Enfin, je veux poser la question suivante : que font les régions dans cette affaire ? Vous avez très bien expliqué, monsieur le ministre, que par moments les choses se jouent à l’interstice de zones géographiques administratives ; de ce point de vue, le cas que vous avez évoqué était très éloquent. Comment les régions vous accompagnent-elles ? Comment accompagnent-elles les PCAET et les élus qui doivent faire face à ces démarches ?

M. Hervé Novelli. Les régions ne se sont pas remises des schémas régionaux éoliens ni du fait que ces schémas ont été cassés par des procédures allant jusqu’en Conseil d’État. Ces schémas n’étant plus opposables, un grand vide facilite l’anarchie actuellement constatée dans les projets d’implantation. Et je trouve que, pour l’instant, les régions – bien que je ne veuille parler que pour celle à laquelle j’appartiens – tardent à s’engager dans quelque chose de plus important parce que ces schémas n’ont plus de caractère opposable ou prescriptif, y compris ceux à venir ; ce qui explique leur effacement.

M. Jean-Luc Dupont. Pour ma part, j’ai été à la tête de la SEM EnR Centre-Val-de-Loire et de Territoires d’énergie Centre-Val-de-Loire, qui regroupe tous les syndicats départementaux. Nous avons signé une convention de partenariat avec la région, qui est chef de file de la transition énergétique dans les territoires ; c’est la loi qui leur a donné ce rôle. On se rend compte que, lorsque l’on aborde ces sujets avec les élus régionaux et les services de la région, celle-ci n’est pas encore structurée pour prendre ces problématiques à bras-le-corps.

Aujourd’hui, le service énergie de la région Centre-Val-de-Loire compte trois personnes dont deux viennent d’arriver, et une ancienne – historique –, qui seule connaît le territoire. Aussi, pour traiter ces sujets de transitions très fortes, qui portent sur l’éolien, l’hydrogène ou la loi mobilité, sont nombreux et variés et accompagneront ou impacteront fortement les régions, nous leur avons proposé de s’appuyer sur l’expertise de nos territoires et de nos structures, qui pour la plupart sont très anciennes.

La région a commencé à prendre la mesure des faits et commence à s’appuyer sur notre expertise, mais cela est long à construire, car le partenariat ne se décrète pas : il se vit au quotidien, et il faut un peu de temps pour le bâtir. Nous avons progressé, la convention a été signée depuis un plus un peu plus d’un an, et nous avons déjà beaucoup avancé sur de nombreux sujets ; nous commençons à entrer dans le cœur du dispositif, dans sa traduction concrète et opérante.

La région Nouvelle-Aquitaine, voisine de la nôtre, est à mon sens en avance sur le sujet. Elle a créé un important fonds d’investissement dévolu aux énergies renouvelables dénommé Terra Energies, géré par un consortium territorial comprenant le Conseil général ainsi qu’un ensemble d’acteurs et de filières, qui permet d’être très réactif dans les décisions. Dans le secteur des énergies renouvelables, il faut être en capacité d’intervenir rapidement sur un certain nombre de problématiques et de mises en œuvre. Ainsi, créé par le président Rousset, ce fonds fait preuve de sa pertinence et de son efficacité.

Enfin, pour travailler avec M. Turquois en actionnariat mutuel avec Sergies, j’ai constaté à quel point ce type de partenariat pouvait constituer un levier très efficace dans la gestion et la mise en œuvre des projets.

M. le président Julien Aubert. Merci à vous tous pour votre participation à cette audition, mais, comme disait Maurice Thorez : « Il faut savoir terminer une grève ».

Laudition sachève à vingt heures dix.

*

*     *

13.   Audition, ouverte à la presse, de Mme Michèle Rousseau, présidente-directrice générale du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), de M. Philippe Rocher et de M. Patrick d’Hugues, sur la géothermie et les métaux et terres rares nécessaires à la transition énergétique (18 juin 2019)

Laudition débute à dix-sept heures.

Mme Sophie Auconie, présidente. Notre première audition d’aujourd’hui a un ouble objet, tout d’abord la géothermie, mais aussi les métaux et terres rares nécessaires à la transition énergétique. Nous accueillons Madame Michèle Rousseau, présidente-directrice générale du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), Monsieur Philippe Rocher qui est responsable de la division géothermie et Monsieur Patrick d’Hugues, responsable de l’unité déchets, matières premières, secondaires et recyclage.

Établissement public industriel et commercial, le bureau des recherches géologiques et minières comprend, parmi ses domaines d’activités, les ressources minérales et l’économie circulaire, la géothermie et le stockage d’énergie et de gaz carbonique.

En ce qui concerne la géothermie profonde, basse et moyenne énergie, le projet de PPE retient un potentiel maximum pour la production de chaleur de 5,8 térawattheures, un objectif de 2,9 térawattheures en 2023 et entre 4 et 5 térawattheures en 2028. Selon le projet de PPE, la technologie est mature et le coût complet de production compris dans une fourchette de 74 à 99 euros par térawattheure, d’après un calcul de l’ADEME.

Selon le syndicat des énergies renouvelables, la Région Île-de-France accueille la plus grande densité au monde de réseaux de chaleur géothermiques, avec l’exploitation de l’aquifère du Jurassique moyen (près d’une cinquantaine d’installations). D’autres régions possèdent des aquifères profonds offrant un gisement à fort potentiel, comme l’Alsace, les Hauts-de-France, la région Provence Alpes-Côte d’Azur.

Quelles sont les ressources potentielles en France métropolitaine et dans les départements d’outre-mer ? Quel est le potentiel géothermique des anciens sites miniers, en particulier dans l’opération pilote de l’ancienne mine de charbon de Gardanne ? Quels sont les enseignements tirés de l’expérimentation de la technique dite des systèmes stimulés sous forêt en Alsace ? Les coûts d’investissement et de fonctionnement permettent-ils une rentabilité à long terme ? Et avec quel niveau de subvention par le Fonds chaleur ? Enfin, quel est l’impact environnemental de l’exploitation des gisements ?

Cette audition a également pour thème la disponibilité des ressources minérales pour le développement des énergies renouvelables. Comment définir une matière première critique ? Les critères sont-ils essentiellement géologiques, économiques, géopolitiques et environnementaux ? Au regard de ces critères, quelles sont les vulnérabilités relatives de l’approvisionnement dans les différents métaux et terres rares utilisés pour les technologies de la transition énergétique ? Quelle est la faisabilité du recyclage ? Ce sujet est extrêmement important aux yeux de chacun. Où en est-on de la réalisation du projet Surfer visant à quantifier les besoins en matières premières et en substances, pour le développement de ces énergies renouvelables ? Quelles limites l’utilisation du lithium mettrait-elle à l’électrification du parc automobile ? Enfin, y a-t-il un substitut envisageable au platine pour la pile à combustible ?

Nous allons donc vous donner la parole pour un exposé liminaire ne devant pas dépasser 20 minutes, temps de parole que vous vous répartirez comme vous le souhaitez. Ensuite, les membres de la commission d’enquête vous interrogeront à leur tour avec en premier lieu, les questions de notre rapporteur, Madame Meynier-Millefert.

Tout d’abord, parce que ces commissions d’enquête sont un moment extrêmement formel et solennel, nous avons une prestation de serment. Je vais vous demander, à l’issue de mon propos, d’ouvrir chacun à votre tour le micro, de lever la main droite et de dire « je le jure ». Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Rousseau, M. Rocher et M. dHugues prêtent successivement serment.)

Mme Sophie Auconie, présidente. Je vous remercie. Madame Michèle Rousseau, vous avez la parole.

Mme Michèle Rousseau, présidente-directrice générale du Bureau de recherches géologiques et minières. Je vous remercie, Madame la Présidente. Le BRGM est le service géologique national qui dispose de plus de 1 000 salariés. Il est implanté dans toutes les directions régionales, dans la plupart des anciennes régions françaises et dans l’ensemble des territoires d’outre-mer. Nous sommes bien compétents sur les deux sujets examinés aujourd’hui : les ressources minérales et la transition énergétique. Nous sommes spécialisés en sous-sol, avec tout ce que le sous-sol peut apporter à ces problématiques.

J’en arrive à commencer mon exposé par la géothermie. Nous parlons de géothermie, mais devrions dire « les géothermies ». Vous avez à l’écran une représentation de tout ce que recouvre le terme de géothermie. Il existe une géothermie sur doublet, celle, Madame la Présidente, où l’Île-de-France est extrêmement avancée. Elle est très certainement la première région en Europe pour cette géothermie. Une profondeur d’environ 1 000 mètres, avec une température de l’eau à 80 degrés. On prélève de l’eau à 80 degrés et on rejette ensuite, à un endroit légèrement différent, de l’eau plus fraîche. Cette géothermie sur doublet est une géothermie profonde. Il existe ensuite une géothermie très superficielle, où de 10 à 100 mètres ou 150 mètres de profondeur, soit des échangeurs horizontaux, soit des pompes à chaleur, des sondes à descente verticale sont associés à des pompes à chaleur géothermiques. Le but est de desservir de l’habitat individuel ou du petit collectif. L’Alsace a une particularité en termes de chaleur, avec une géothermie beaucoup plus profonde qui peut atteindre des profondeurs de l’ordre de 5 000 mètres, et qui permet une production d’électricité et de la cogénération. Il existe des projets de recherche pour essayer de récupérer du lithium à partir des fluides géothermiques. L’extrême droite de cette diapositive présente le cas particulier des territoires d’outre-mer, notamment de la Guadeloupe, territoire volcanique, à des profondeurs plus faibles, de l’ordre de 1 000 mètres, des températures permettent de faire de la production d’électricité d’une façon rentable par rapport aux autres productions possibles d’électricité dans ces territoires.

Quels sont les atouts des géothermies ? Quelles que soient les filières, cette énergie est locale, elle est en base, modulable, disponible 24 heures sur 24 et stable. L’impact environnemental est très réduit, avec aucune émission de CO2, aucune émission de particules fines et une très faible emprise foncière. Par ailleurs, lorsqu’elle est prélevée, l’eau est restituée au réservoir d’origine. Les technologies sont matures, sauf pour la stimulation qui est testée en Alsace et il y a des professionnels formés et certifiés. Comme l’énergie est modulable, il n’est pas nécessaire de stocker. La géothermie s’hybride avec d’autres énergies renouvelables et elle est disponible dans 85 % du territoire français, pour la géothermie dite de surface, et sur 25 % du territoire métropolitain, pour la géothermie profonde. Les coûts d’exploitation sont faibles et l’expertise française est bonne. En revanche, les coûts d’investissement sont plus élevés.

Le schéma de droite présente la façon dont on qualifie la géothermie : la géothermie de surface, la géothermie profonde à partir de 200 mètres de profondeur. La géothermie profonde peut être utilisée pour de la chaleur, pour de la cogénération. L’électricité concerne plutôt les DOM. Il existe des projets de recherche pour le lithium. Pour ce qui est de la géothermie chaleur, la chaleur peut être produite, soit par une géothermie profonde, pour des réseaux de chaleur, par exemple, soit par une géothermique de surface.

Après ces atouts qui visent toutes les filières, certains atouts sont plus spécifiques, selon la géothermie chaleur ou la géothermie de surface. La géothermie de chaleur – des pompes à chaleur, des échangeurs horizontaux, des sondes verticales, des réseaux de chaleur –est discrète. Il n’y a quasiment pas d’impact visuel en exploitation. Elle est distribuée à proximité immédiate des usagers. Et comme je l’ai dit tout à l’heure, c’est l’énergie renouvelable la moins coûteuse sur le long terme, avec une stabilité des prix. Pour la géothermie de surface, le rapport entre énergie fournie et énergie consommée va de 4 à plus de 30. À 30, c’est remarquablement rentable ; à 4, c’est plus discutable. Le sol étant très précis en termes de températures, les performances annoncées sont garanties et ne sont pas fluctuantes. Une pompe à chaleur géothermique est beaucoup plus stable qu’une pompe à chaleur aérothermique. Cette énergie permet également une assez bonne richesse en termes d’emplois locaux, pour le forage, l’installation et la maintenance. Enfin, elle peut permettre de limiter les effets de chaleur en milieu urbain.

Les principaux risques identifiés, pour la géothermie de surface, concernent un sous-sol qui pourrait être assez défavorable, par exemple si les roches sont sensibles à la dissolution ou au gonflement. Ce problème s’est présenté à Lochwiller en Alsace où il y a eu un gonflement du sol. La géothermie profonde peut présenter des risques de mise en communication de différents aquifères, ainsi qu’une légère sismicité induite, mais à des magnitudes inférieures à deux sur l’échelle de Richter, soit de tous petits séismes qui sont en principe à peine perceptibles en surface. Il faut savoir que ce risque existe. Ce sera le cas pour un forage en matière d’eau, pour des installations minières ou pour des STEP en hydroélectricité.

En termes réglementaires, je présente la réglementation d’une façon plus simplifiée qu’elle ne l’est en réalité. Sommairement, d’une profondeur inférieure à 10 mètres, rien n’est précisé dans le code minier. De 10 à 200 mètres, nous essayons de promouvoir, avec l’État, des cartes qui exigent, en zone verte, une déclaration. En zone orange, il faut consulter un expert pour savoir si une déclaration ou une autorisation est nécessaire. En zone rouge, il faut une autorisation. À une profondeur supérieure à 200 mètres, il s’agit soit d’une autorisation, soit d’une concession, suivant la température, le débit de la puissance. La réglementation devient alors plus compliquée.

En termes de données économiques, 8 à 11 millions d’euros sont nécessaires pour un doublet pour un réseau de chaleur. La géothermie demande des coûts d’investissement qui sont parfois plus élevés que d’autres énergies renouvelables. En revanche, en coûts complets, sur la durée de vie de l’installation, la rentabilité se vérifie. Tout dépend des études, mais Amorce indiquait, en 2016, un prix de vente au client final entre 65 à 68 euros hors taxes par mégawattheure, une fois les subventions accordées.

Quels sont les outils financiers existant actuellement ? Il existe un fonds de garantie pour la géothermie profonde qui couvre 90 % du risque en Île-de-France. Il est payé pour partie par la SAF qui est une filiale de la Caisse des Dépôts et pour l’autre, par le Conseil régional. Il existe également une garantie AQUAPAC pour la géothermie de surface sur nappe. Il existe un fonds chaleur qui aide aux décisions et aux investissements. Est en cours de montage, à l’heure actuelle, un fonds de garantie GeoDip pour la géothermie profonde pour de la cogénération en métropole.

Nous avons souhaité vous présenter quelques comparaisons économiques entre la géothermie et les autres énergies renouvelables. En production primaire, la géothermie représente 1,3 % des énergies renouvelables. Pour la production de chaleur, ce taux atteint 2,1 %. 2,5 des dépenses de recherche en matière d’énergies renouvelables ont porté sur la géothermie contre 43 % sur le solaire et 41 % sur la biomasse. En tant que dirigeante d’un établissement de recherche, je porte le message que si nous faisions davantage de recherches, nous arriverions à améliorer les performances. En termes d’emplois, la géothermie représente 5,4 % des emplois liés aux ENR. Ce ratio est en proportion meilleur que pour les autres énergies renouvelables.

Quel est l’état de développement de la géothermie ? Dans le diagramme qui vous est présenté, le chiffre 100, l’horizontal qui est tracé, représente les objectifs 2020 par filière. Vous constatez qu’ils ont été dépassés par le photovoltaïque pour la production d’électricité et par les pompes à chaleur, très majoritairement aérothermiques, pour la chaleur. La géothermie est en dessous des objectifs qui lui avaient été assignés, que ce soit en électricité ou en chaleur.

Enfin, en conclusion de cet exposé introductif, un rappel des objectifs de la PPE 2019-2023. Ils sont, pour l’électricité, de 24 mégawatts électriques et nous sommes actuellement à 1,5. Vous voyez donc l’effort nécessaire. Il faut atteindre, à l’horizon 2023, 60 mégawattheures thermiques de production de chaleur par an. Nous sommes actuellement à trois fois moins. Pour arriver à tenir ses objectifs, nous pensons qu’il faut déjà lancer une campagne d’exploration des ressources profondes qui sont peu connues. En Aquitaine par exemple, dont la configuration géologique est assez proche de celle de l’Île-de-France, nous pourrions reconnaître le bassin aquitain et les nombreux forages pétroliers qui ont été réalisés pourraient aider à faire cette reconnaissance. Il faudrait étendre le fonds de garantie existant en Île-de-France en Aquitaine ou dans les autres bassins sédimentaires où nous voudrions développer la géothermie sur doublet. Pour la géothermie stimulée, il faudrait également mettre en place un fonds de garantie, puisque les profondeurs sont d’environ cinq kilomètres. Tous les professionnels de la géothermie demandent le développement du fonds chaleur. Enfin, il faut des animateurs dédiés pour plaider les géothermies en région.

Je termine avec un tableau qui compare, pour la géothermie profonde, le réalisé 2016, qui est de 145 ktep délivrés, aux objectifs 2023 de la PPE, qui sont entre 400 et 550 ktep. Nous constatons le facteur 3 que j’ai indiqué tout à l’heure Voilà rapidement l’exposé introductif pour la partie géothermie.

Concernant la partie métaux, des points couleur apparaissent sur la table de Mendeleïev à chaque fois qu’un métal est utilisé dans la transition énergétique. Leur nombre important montre que la transition énergétique demande une très grande variété de métaux. La quantité de métaux est beaucoup plus importante qu’avec de l’énergie fossile. Le code couleur vous précise tout ce qui est nécessaire pour la transition énergétique (stockage, connectique, économies d’énergie, photovoltaïque).

Le slide suivant présente le constat d’une très forte dépendance européenne et française aux métaux et matériaux. Le diagramme de gauche présente le niveau de dépendance, sachant que nous sommes déjà à 100 % de dépendance pour de nombreux métaux. Dans le meilleur des cas de figure, le niveau de dépendance est de 55 % pour le cuivre au niveau européen. L’Europe est donc très dépendante. La Chine est le premier producteur minier et métallurgique mondial de plus d’une trentaine de matières premières minérales. Le diagramme inférieur montre ce que représente la production minière chinoise par rapport à la production mondiale. Pour les terres rares, le niveau de dépendance est proche de 100 %. Il se réduit pour l’or, aux alentours de 10 %, mais l’or n’est pas fondamental pour la transition énergétique. Le poids de la Chine est considérable. La Chine est bien installée, non seulement sur la production minière, mais également sur toute la chaîne de valeur des métaux. Il est important de retenir que la chaîne de valeur est l’élément essentiel. Il suffit qu’un pays ait un quasi-monopole sur l’un des chaînons de cette chaîne de valeur pour qu’il puisse faire tomber les industries en aval, ce que nous redoutons avec la Chine. Suivant les industries, nous avons noté une compétition inter-filières qui n’est pas facile à anticiper entre les différentes industries. Elle vise le monde de l’énergie, mais également l’aéronautique ou la défense qui n’ont pas forcément besoin des mêmes méthodes.

Dans le slide suivant, nous abordons la notion de criticité. Un métal est critique quand son absence peut entraîner des impacts industriels et économiques négatifs importants. Il est stratégique s’il est important pour la politique d’un État, pour sa défense. Les notions de criticité et de stratégie ne sont pas forcément les mêmes. Un métal peut être rare au plan géologique ou géochimique. Soit il a une abondance moyenne, soit on n’arrive pas à l’extraire ou difficilement. Il peut être rare au niveau industriel, parce que le métal est peu usité ou a des propriétés très particulières. À chaque fois, il faut donc que vous vous fassiez préciser la définition. Le diagramme de gauche, présente les métaux qui, d’après le COMES, le Comité pour les métaux stratégiques du Ministère de l’Industrie, sont plus ou moins critiques pour l’approvisionnement de la France. Cette figure est toutefois très synthétique. En prenant en compte l’industrie automobile, la représentation graphique serait différente. Pour la défense, elle serait encore différente. Il n’est pas facile de dire où sont vraiment les priorités.

Le slide suivant présente la notion de recyclabilité. En rouge, moins de 1 % du métal est recyclé ; en bleu, plus de 50 % sont recyclés. Sur la table de Mendeleïev, les couleurs sont extrêmement variées. Les situations sont très différentes, mais beaucoup de métaux sont classés dans le rouge et l’orange. Nous pouvons faire du recyclage des métaux dans les produits en fin de vie. Nous pouvons essayer également de recycler le long de la chaîne de valeur, mais le potentiel de recyclage est moins bien connu. Je souhaite insister sur le fait qu’il n’est pas possible en général de vivre simplement avec des métaux qui ont été recyclés. Pourquoi ? Parce que pour la transition énergétique, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, nous avons besoin de quantités de métaux qui sont beaucoup plus importantes et de métaux beaucoup plus variés. Dans un contexte de consommation croissante de métaux, le recyclage ne suffit pas pour faire face à l’approvisionnement. Il faut forcément avoir recours à la mine. Les mines se trouvent majoritairement à l’étranger. Être absent du secteur minier revient nécessairement à s’exposer à un risque de coupure d’approvisionnement.

Le dernier slide porte sur le projet Surfer que vous avez évoqué tout à l’heure. Le but de ce projet, soutenu par l’ADEME et le CNRS, est de savoir si les énergies renouvelables sont plus consommatrices en matières premières minérales et métalliques que les technologies du mix énergétique actuel. Nous le savons déjà, mais il faut le quantifier de façon précise. Il faut également quantifier les impacts environnementaux et sociétaux associés au développement de ces énergies, en remontant toute la chaîne de valeur. Le slide vous présente quelques estimations des quantités d’énergie. Par rapport à des énergies fossiles, il faut, pour une même quantité d’énergie produite par de l’éolien et du photovoltaïque, 15 fois plus de béton, 90 fois plus d’aluminium, 50 fois plus de cuivre. La quantité de métaux nécessaire de métaux est beaucoup plus importante. Nous avons vu, en début d’exposé qu’en termes de variétés de métaux, 70 % des métaux de la table de Mendeleïev sont nécessaires à la transition énergétique. Je termine ainsi mon exposé introductif. Je vous remercie.

Mme Sophie Auconie, présidente. Souhaitez-vous compléter, Monsieur Rocher ?

M. Philippe Rocher, Bureau de recherches géologiques et minières. Je peux revenir sur la façon dont on aborde les géothermies. Nous pensons qu’il faut employer les géothermies au pluriel parce que des technologies différentes sont mobilisées, pour des usages différents. La géothermie de surface va jusqu’à 200 mètres de profondeur. La température est inférieure à 45 degrés et elle n’est pas suffisante pour être directement utilisée. Nous avons recours à des pompes à chaleur qui peuvent élever ou abaisser la température d’origine et donc produire. La particularité de la géothermie de surface est de produire de la chaleur ou du froid ou les deux simultanément, par des thermo-frigos pompes. Ces machines thermodynamiques particulières permettent de faire du rafraîchissement, de la climatisation en tant que telle. La géothermie de surface et notamment les sondes verticales ont l’avantage de pouvoir stocker du froid ou du chaud dans le sous-sol et d’être raccordées à d’autres énergies renouvelables qui sont intermittentes, comme le solaire. C’est l’un des gros avantages de la géothermie. Nous pensons que malheureusement, avec le réchauffement climatique, sous toute latitude, les besoins en rafraîchissement, voire en climatisation, vont augmenter.

Mme Michèle Rousseau. Si l’on se contente d’un rafraîchissement, qui est gratuit, l’écart avec la température ambiante est de cinq degrés.

M. Philippe Rocher. Tout à fait. Dans le sous-sol, l’influence du climat atteint dix mètres de profondeur. Au-delà de dix mètres, les conditions sont donc très stables en toute saison et peuvent être valorisées à la fois pour le chaud et le froid. On peut faire une recharge par forage. Le chaud prélevé et stocké peut être réutilisé l’hiver suivant. La géothermie permet donc un stockage inter-saisonnier très intéressant. Avec une simple circulation d’eau fraîche, jusqu’à 200 mètres de profondeur, on peut rafraîchir, avec des coefficients de performance. Le rapport est très important entre l’énergie restituée et l’énergie consommée. Il est de plusieurs dizaines. Il peut même aller au-delà de 50. Dans ce cas, la pompe à chaleur est coupée et une simple circulation d’eau fraîche, par exemple dans les planchers d’une habitation, permet un rafraîchissement et de faire l’économie de la climatisation. C’est l’une des spécificités de cette énergie.

L’aérothermie est tout à fait différente. Les pompes à chaleur géothermiques ne représentent que 3 % du marché, pour différentes raisons. L’aide aux particuliers est notablement insuffisante. Par contre, elle se maintient et se développe dans le secteur tertiaire, pour les équipements collectifs, voire même dans l’industrie et l’agriculture.

Le diagramme vous présente les différentes formes de géothermie profonde. Vous citiez, Madame la Présidente, le réseau de l’Île-de-France. Ce niveau du Jurassique est exceptionnel et nous avons 40 ans de recul. Il était considéré comme la plus grande concentration de réseaux de géothermie au monde, mais comme nous ne savons pas vraiment ce qui se fait en Chine, nous parlons plutôt aujourd’hui du plus grand réseau d’Europe. Il existe une cinquantaine d’opérations. Plus de 100 forages sont productifs, sont réhabilités ou pas. De très nombreux Franciliens sont chauffés par géothermie, à des prix très intéressants, depuis longtemps et ils ne le savent pas, parce que cette énergie renouvelable est très discrète. Tout se passe dans des sous-sols, voire parfois, pour la géothermie de surface, sous des parkings qui peuvent être réhabilités. L’Île-de-France connaît une grande densité de ces exploitations. Le principe du doublet géothermique est le suivant. On pompe de l’eau chaude. Avec des échangeurs thermiques, on ne prélève que les calories. Ces eaux, qui ne sont pas des eaux de consommation, sont très salines, très agressives, très corrosives. On ne prélève que les calories et on réinjecte dans le même aquifère l’eau débarrassée de ses calories et donc refroidie. L’eau est la même et les circuits sont complètement indépendants. Cette technique est bien maîtrisée. L’Île-de-France présente cet avantage d’une conjugaison entre des besoins en chauffage et eau chaude sanitaire importants et une ressource géologique existante, ce qui a fait de la France l’un des pionniers en la matière. En Île-de-France, nous sommes entre 1 600 et 2 000 mètres de profondeur, dans une zone qui est géologiquement stable. Le gradient géothermique est donc normal. Il s’élève de 3°C par 100 mètres. À 2 000 mètres, des températures de 55 à 85 degrés permettent l’échange direct.

En Alsace, le contexte est différent. Les roches sont très fracturées. Les températures obtenues peuvent être largement supérieures, jusqu’à 170 ou 200 degrés, à partir de 2 500 mètres. Les pilotes scientifiques, qui avaient été faits à Soultz-Sous-Forêts, en Alsace du Nord, étaient descendus très profondément, jusqu’à cinq kilomètres. Nous avons constaté que nous pouvions avoir les mêmes rendements pour une profondeur deux fois moindre. Vu le coût d’un forage, la rentabilité économique pouvait être atteinte. En Alsace, le gradient géothermique est deux à trois fois supérieur à ce qu’il est en Île-de-France. Pour faire simple, 100 mètres en profondeur font gagner 6 à 9 degrés. Les températures peuvent atteindre 200 degrés. Un projet industriel a été inauguré, il y a trois ans, à Rittershoffen. Il a bénéficié des acquis scientifiques de Soultz et a montré que nous pouvions mener un projet industriel. C’est une ressource à 170 degrés, qui alimente une amidonnerie, au bord du Rhin, de la société Roquette Frères. Une société a été créée et exploite ce gisement, avec une puissance de 24 mégawatts et une température de 170 degrés. Elle traduit aussi une prouesse technologique. Une canalisation entre les forages et l’usine fait 15 kilomètres, elle a été complètement isolée, ce qui était aussi un défi. Trois degrés seulement sont perdus sur le parcours. En Alsace, d’autres projets sont en cours actuellement dans l’agglomération de Strasbourg. L’Alsace est aussi une région pionnière pour la géothermie. Cette technologie permet la production de chaleur domestique et industrielle, mais aussi de la cogénération. Avec une eau et de la vapeur à 170 degrés, nous pouvons faire tourner des turbines, mais l’industriel a fait le choix d’un process industriel.

Enfin, en Guadeloupe, différentes investigations sont également menées. Une centrale, à Bouillante, en Guadeloupe, produit de l’électricité, entre 15 et 16 mégawatts. Nous pensons que le gisement, notamment guadeloupéen mais également martiniquais, est important. Le BRGM est impliqué actuellement dans des phases d’exploration pour améliorer l’exploration et pour développer la géothermie dans ces îles, où elle est déjà significative. Environ 6 % de la consommation d’électricité de la Guadeloupe est d’origine géothermique. Le potentiel est au moins deux ou trois fois supérieur. À partir de 20 %, la part de la géothermie serait extrêmement significative, dans des zones non interconnectées où le coût de l’énergie représente un vrai enjeu. Je voulais simplement repréciser ce panorama français.

Mme Sophie Auconie, présidente. Vous dites que la géothermie est une énergie stable, contrairement à d’autres énergies qui sont intermittentes. J’ai une question physique, qui va certainement vous paraître issue d’une inculture totale, mais je l’assume. Quand l’eau arrive à l’endroit où elle est utilisée en surface, elle est très chaude. Elle est utilisée, elle est ensuite renvoyée dans la nappe d’origine et elle est alors réchauffée naturellement. Elle ne participe pas à refroidir.

M. Philippe Rocher. C’est une bonne question. Ce sont deux circuits indépendants. L’eau qui est pompée donne ses calories à une eau qui circule dans le résidentiel et celle qui repart est simplement déchargée de ses calories. Vous avez raison, nous pourrions penser refroidir quelque part. Comme il y a une grande concentration de ces opérations en Île-de-France, nous suivons l’évolution des bulles froides, l’impact. Une nappe d’eau souterraine s’écoule. Nous faisons en sorte d’aller dans le sens de l’écoulement, que le refroidi soit en aval et non pas en amont, pour ne pas perturber, mais nous suivons cette évolution très précisément. Nous avons quarante ans de recul, nous faisons des mesures. Nous avons constaté un « rafraîchissement » de la ressource de 0,5°C. Les températures étant entre 66 et 80, nous pouvons considérer que cette évolution est insignifiante, mais nous suivons ces paramètres.

Mme Michèle Rousseau. En géothermie très superficielle, nous n’avons pas toujours besoin d’une nappe. Les échangeurs horizontaux sont à quelques mètres de profondeur et il s’agit simplement d’un fluide qui circule dans le sol. Nous avons également des sondes géothermiques verticales qui peuvent être parfaitement sèches. Ce type de géothermie peut être utilisé sur 85 % du territoire, sans difficulté. Par contre, la pompe à chaleur sera plus ou moins efficace suivant la nature des terrains traversés. Un enjeu de recherche est de comprendre, à un niveau cadastral et pour un coût très faible, quelle peut être la capacité énergétique du sol sur 100 à 150 mètres de profondeur.

Mme Sophie Auconie, présidente. Monsieur Patrick d’Hugues, pour compléter.

M. Patrick dHugues, Bureau de recherches géologiques et minières. Vous avez évoqué, dès le début, le projet Surfer, pour savoir où nous en étions. Il existe beaucoup d’études sur l’empreinte matière associée à la transition énergétique. Nous avons mentionné l’étude de l’Alliance nationale Ancre et un certain nombre d’autres études. L’Académie des Sciences a publié très récemment un rapport sur les enjeux de l’empreinte matières/métaux sur la transition énergétique.

Le projet Surfer cherche également à répondre à ces questions, mais en allant un peu plus loin puisque l’un des objectifs est de faire une base de données sur l’ensemble des technologies, pour évaluer le poids en métaux de chacune d’entre elles. C’est un travail de fourmi assez poussé. Ce projet est conduit en collaboration avec l’ADEME et avec une équipe du CNRS qui s’appelle ISTerre. Les technologies évoluent en permanence. L’accès aux données pour avoir des certitudes sur les chiffres est donc un premier challenge.

En quoi Surfer se démarque des autres études réalisées jusqu’à maintenant ? Elle intègre les impacts directs et indirects de la transition énergétique. Les impacts directs concernent l’installation des différentes technologies sur le territoire, qui sont porteuses d’un certain nombre d’impacts en tant que tels. S’agissant des impacts indirects, nous essayons de remonter dans la chaîne de valeur, de manière à étudier l’impact sur le territoire de la technologie en tant que telle, mais également de tous les éléments qui ont permis de fabriquer et d’obtenir cette technologie. Sans les étudier dans leur intégralité, nous négligeons une partie des impacts associés au développement. Ce sont des analyses de cycle de vie. Nous pouvons remonter la chaîne de valeur jusqu’à l’activité minière qui a permis de produire les métaux qui sont ensuite introduits dans les différents outils et technologies utilisés. Cet aspect est très important. Dès lors que vous ne produisez pas de métaux sur votre territoire, vous assumez l’idée de déporter une partie des impacts, associés à votre mode de vie, ailleurs. Le projet Surfer cherche à évaluer ces impacts. Nous étudions les impacts sur l’énergie, les impacts sur l’eau, les impacts sur le sol et les impacts sur les matières premières. Je souhaitais vraiment insister sur ce travail de fond qui est en cours. Nous avons bon espoir d’avoir des premiers résultats en début d’année prochaine et nous les communiquerons.

En parallèle, je pense important de mentionner également une étude qui est menée actuellement, à la demande du MTES et de Madame Brune Poirson, qui a le même objectif d’évaluer les impacts géopolitiques, environnementaux et économiques associés au déploiement des énergies renouvelables. Nous sommes lancés dans cette étude avec deux directions du MTES – le commissariat général au développement durable (CGDD) et la direction générale de l’aménagement, du logement et de la nature (DGALN) – et avec nos collègues du CEA qui travaillent essentiellement sur la partie technologique. L’objectif de cette étude est d’identifier les impacts directs et surtout indirects, associés à la transition énergétique.

À la demande du MTES, nous étudions également le potentiel de recyclage. En quoi le recyclage peut nourrir ces filières avec des métaux matériaux ? Comme nous l’avons vu dans la présentation de Madame Rousseau, il existe un potentiel extrêmement fort de recyclage pour un certain nombre de métaux. Beaucoup d’entre eux sont peu ou non recyclés aujourd’hui. Pour autant, en termes de quantité, il ne faut surtout pas mettre en compétition réelle l’approvisionnement primaire, c’est-à-dire les mines, et le recyclage, dans le sens où nous savons par avance que le recyclage ne suffira pas à nourrir les besoins. Surtout, je pense que le moteur principal du recyclage est tout simplement l’aberration d’avoir fait tous ces efforts pour mettre des métaux et des matériaux dans des objets et de les mettre ensuite dans des centres de stockage pour déchets. Il est évident que le premier moteur est d’abord d’éviter de jeter et de remettre dans le circuit. Il faut intégrer l’idée que par définition, le recyclage n’est pas vertueux. C’est une activité industrielle comme une autre, qui a des impacts qu’il faut mesurer et optimiser.

Le deuxième aspect très important tient à la chaîne de valeur. À l’image de la position de la Chine sur la chaîne de valeur, si vous avez le matériau, vous pouvez fabriquer les éléments qui permettront ensuite de fabriquer l’éolienne. Par la maîtrise de la matière, vous remontez la chaîne de valeur et vous êtes omniprésent sur une filière.

Pour que les technologies de recyclage soient efficaces et rentables, il faut d’abord que les produits rentrent dans les usines de recyclage. Il faut les collecter. Il faut une masse suffisamment importante qui permette de lancer une activité de recyclage industrielle. L’idée n’est pas forcément de remonter jusqu’aux métaux. Il faut aussi trouver des acteurs qui vont récupérer ces matériaux pour en faire quelque chose. Se pose à nouveau une question de filière. Pour développer le recyclage, il faut aussi développer les filières, en amont pour collecter suffisamment de déchets et en aval pour trouver des exutoires à ces produits qui sont issus du recyclage.

Michèle Rousseau. Vous voyez sur le diagramme que le lithium n’est pas recyclé (0 %). J’ai entendu dire, à Nancy, la semaine dernière, que l’on se fixe un objectif de recyclage du lithium de 50 % environ. Le cobalt et le nickel sont recyclés actuellement à hauteur d’environ 35 %. L’ambition est de les recycler à 90 %. Ces trois métaux sont souvent évoqués pour les batteries. Je crois que l’échéance est fixée à 2030, mais je n’en suis pas sûre.

Mme Sophie Auconie, présidente. Je vais passer la parole à Madame la rapporteure Marjolaine Meynier-Millefert, mais je souhaite vous dire auparavant que peu de députés sont présents parce que l’actualité législative et très dense. Nous sommes sur la chaîne interne de l’Assemblée nationale, ce qui permet à un certain nombre d’entre eux de vous suivre de leur bureau. Enfin, vos propos figureront au rapport. Vous serez donc lus et relus avec beaucoup d’attention. Je passe la parole à Marjolaine Meynier-Millefert.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert. Merci beaucoup, Sophie. J’ai un certain nombre de questions complémentaires suite à vos propos. Merci pour ceux-ci. Est-ce que les ambitions pour le recyclage sont réalistes. L’échéance de 2030 paraît-elle lointaine, proche, tenable ou intenable ? Qu’en est-il ?

M. Patrick dHugues. La réponse est très dépendante des métaux concernés. Pour certains d’entre eux, nous aurons la capacité de mettre en place assez rapidement des technologies de recyclage qui existent déjà pour certaines. Pour d’autres, cette mise en place risque d’être beaucoup plus compliquée. Pour que se mette en place la filière de recyclage, il faut massifier le gisement, afin de pouvoir le faire rentrer dans une filière de recyclage et faut surtout utiliser les produits de sortie. Ma réponse n’est pas extrêmement claire, mais aujourd’hui, d’un point de vue générique et global, je suis dans l’incapacité de vous dire l’objectif qui sera atteint en 2030 sur l’ensemble des métaux.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert. Sur les métaux qui nous intéressent pour les batteries, avez-vous davantage de visibilité que sur l’ensemble des métaux ?

M. Patrick dHugues. Oui. De nombreux travaux sont conduits aujourd’hui sur le recyclage du nickel et du cobalt. Je pense qu’il est raisonnable de penser que très rapidement, nous serons en capacité de les recycler. Les évolutions technologiques permanentes sur ces objets font que lorsqu’un métal devient très important dans une filière, comme le cobalt par exemple, beaucoup d’acteurs cherchent par ailleurs à le substituer. C’est l’une des difficultés du recyclage. Les objets évoluent tellement vite que le temps d’établir une filière de recyclage, ils ont déjà changé. Sur le cobalt en tant que tel, visiblement, nous saurons organiser le recyclage assez rapidement. Les travaux sont assez avancés.

Mme Michèle Rousseau. Les industriels essayent de réduire leur utilisation du cobalt. Pour le cobalt, nous dépendons beaucoup du Congo qui est un pays qui pose question. Je pourrai retrouver, si vous le souhaitez, les industriels qui ont annoncé ces taux de recyclage de 90 % du cobalt, la semaine dernière, à Nancy, lors du forum mondial des métaux. Les présentations étaient internationales et je pourrai retrouver ceux qui ont avancé ces objectifs.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert. Est-ce qu’a été étudié le volume de ces matériaux, nécessaire au volume de batteries souhaité en France ? Est-ce que ces matériaux perdent de la valeur ou pas au fur et à mesure du recyclage ? Est-ce qu’ils restent aussi performants, etc. À quel volume sommes-nous indépendants sur le stockage batterie ? Sinon, comment pourrions-nous les transférer ?

M. Patrick dHugues. Je ne saurai pas aujourd’hui répondre spécifiquement sur les batteries.

Mme Michèle Rousseau. Même dans le cadre d’un recyclage à 100 %, nous ne pouvons pas atteindre l’indépendance métal, puisque nous sommes dans un scénario de consommation croissante du métal. Nous dépendons donc forcément d’une ressource minière. Nous ne pouvons pas faire autrement dans ce contexte. Je crois avoir lu, mais il faudrait que je vérifie, que si on pose l’hypothèse que les objectifs de développement de la voiture électrique en France se réalisent, la consommation en cobalt française serait équivalente à la consommation en cobalt mondiale actuelle. L’échelle change complètement.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert. Si les objectifs français fixés en termes de voitures électriques sont atteints, serons-nous capables de générer les volumes complets ? Seront-ils plus rapidement substitués qu’extraits ? Avez-vous une visibilité en la matière et sur la charge critique ? Bien que les usages soient croissants, nous pouvons penser qu’à un moment donné, nous atteindrons un plafond d’usage. À ce volume de plafond d’usage, sommes-nous capables d’assurer un recyclage fermé de ces matériaux ?

M. Patrick dHugues. Aujourd’hui, toutes les projections, ce qui est valable sur les batteries, mais quasiment sur l’ensemble des objets, semblent montrer qu’à un rythme de croissance actuel et malgré une volonté de sobriété, le recyclage ne suffira pas à fournir l’ensemble des matières, dont le cobalt nécessaire à l’ensemble des batteries. Ensuite, tout processus de recyclage induit actuellement des pertes. Cette activité industrielle peut être extrêmement complexe et induit des pertes. Les pertes seront évaluées quasiment usine par usine, procédé par procédé, objet par objet. Différents travaux sont menés pour essayer de limiter au maximum ces pertes, mais même en les limitant au maximum, les projections de croissance montrent que le recyclage ne suffira pas à alimenter en matières.

Mme Michèle Rousseau. Dans le cadre d’une stabilisation de la consommation de cobalt, est-ce que nous pourrons y parvenir, rien qu’avec du cobalt recyclé ? Honnêtement, nous ne le savons pas. Peut-être, si les objectifs de recycler 90 % du cobalt en 2030 sont tenus Est-ce que nous arriverons un jour à recycler 100 % du cobalt ? Dans la recyclabilité, il faut aussi regarder la durée de vie du produit. Si on recycle 100 % des canettes d’aluminium qui se renouvellent très vite, on arrive à alimenter le flux. Le recyclage de produits à durée de vie très longue n’aura pas le même rendu in fine, parce qu’il faut attendre très longtemps avant de recycler le métal. À ma connaissance, le BRGM n’a pas encore simulé ces scénarios.

M. Patrick dHugues. Non, nous n’avons pas encore simulé totalement ces scénarios. Des travaux commencent à se mettre en place. Les technologies et les procédés de recyclage évoluent. Surtout, les produits sont de plus en plus techniques et éventuellement, de plus en plus difficiles à recycler. Les objets sont de plus en plus miniaturisés et complexes. Plus l’objet est complexe, plus il faut d’énergie pour recycler les toutes petites quantités de chacun de ces métaux. C’est un paradoxe, où la transition technique conduit à des objets de plus en plus complexes et dont le recyclage est porteur de plus en plus d’impacts parce qu’il faut davantage d’énergie pour récupérer les composants qui sont dilués. On parle de dissipation d’un métal dans un objet et plus il va être dissipé, plus il faudra d’énergie et d’efforts pour aller le chercher. C’est valable pour le cobalt et pour le reste. Aujourd’hui, nous sommes obligés de fonctionner sur les deux approches.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert. J’allais vous poser une question en termes de paradoxe. Vous dites que la Chine a les matières premières en priorité. Aujourd’hui, il semblerait que la Chine abandonne la voiture électrique pour miser sur la voiture à hydrogène. J’ai lu plusieurs articles qui vont dans ce sens. Est-ce que cela a du sens ? Est-il logique d’abandonner la voiture électrique lorsque l’on détient les produits nécessaires pour la soutenir ? Devons-nous nous inquiéter de ce changement de braquet chinois sur l’électrique par rapport à l’hydrogène ?

M. Patrick dHugues. Je ne saurais pas répondre à cette question. Honnêtement, je n’ai pas cette information et je sais qu’il y a des projections sur un très fort développement des voitures électriques en Chine. Je ne suis pas ce sujet au quotidien et je n’ai pas d’information particulière sur cet aspect.

Mme Michèle Rousseau. Il est possible que la Chine ait également les métaux pour la voiture à hydrogène. La Chine est très puissante sur les métaux et sur toute la chaîne de valeur des métaux.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert. Je suis tout à fait d’accord sur l’ensemble des matériaux et la Chine pourrait développer l’une et l’autre des technologies. Or a priori, elle suit une logique de remplacement des filières électriques par les filières hydrogène. Je ne savais pas si vous aviez l’information, mais le cas échéant, je souhaiterais que vous puissiez vous renseigner et le cas échéant, que vous puissiez revenir vers nous pour confirmer ou pas. J’ai lu plusieurs articles qui vont dans ce sens et je me demande s’il s’agit d’une intox reprise par plusieurs journaux, mais semble par ailleurs assez sérieuse. Je suis perplexe sur ce sujet.

Ensuite, vous avez déjà répondu à certaines de mes questions, notamment sur l’économie circulaire. Vous avez parlé de stockage inter-saisonnier. Pouvez-vous m’expliquer comment fonctionne ce stockage inter-saisonnier ?

M. Philippe Rocher. La géothermie de surface peut utiliser des circuits ouverts ou des circuits fermés, des boucles ouvertes ou des boucles fermées. Elle peut donc utiliser une nappe d’eau souterraine et quand l’eau est absente ou en quantité insuffisante, on utilise simplement la conductivité thermique des terrains. Que ce soit l’eau ou les terrains, quand on prélève la chaleur dans les bâtiments ou lorsqu’elle est produite par une autre EnR intermittente, comme le solaire, on peut donc la stocker dans le sol, augmenter la température de ce sol et utiliser cette température augmentée, l’hiver, pour le chauffage. Le stock se maintient en périphérie des puits. Le système est plus efficace lorsqu’il y a des champs de sondes, lorsque plusieurs sondes sont les unes à côté des autres. Nous faisons des modélisations. La géothermie n’étant pas intermittente, elle permet un stockage inter-saisonnier, parce qu’on réchauffe le sol l’été et ce surcroît de chaleur peut être utilisé l’hiver. C’est de la chaleur.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert. Merci d’avoir répondu à cette question complémentaire. Cela vient en substitution de l’électricité qui génère de la chaleur, en évitant un coût électrique de pic. Cela pourrait venir, en hiver ou en été, sur les pics de rafraîchissement ou pics de chaleur nécessaires en apportant directement dans le réseau de chaleur. Il ne s’agit pas d’une production d’électricité à d’autres usages. Nous sommes purement sur la chaleur.

M. Philippe Rocher. Nous sommes purement sur la chaleur. C’est ce que l’on appelle le rafraîchissement passif, avec des coefficients de performance très importants de l’ordre de plusieurs dizaines. C’est une simple circulation de l’eau fraîche, entre 10 et 15 degrés dans une maison. On la rafraîchit. La pompe à chaleur ne fonctionne même pas. C’est une simple circulation. L’énergie électrique consommée est alors une simple pompe de circulation. Nous sommes dans des conditions optimales. Cela vaut pour le neuf, mais aussi dans certains cas, pour la rénovation.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert. Pour aller plus loin, savez-vous dire aujourd’hui quel pourcentage de production électrique est dédié uniquement à la chaleur ? Quel volume d’électricité produite pourrions-nous substituer en ayant des réseaux de chaleur plus pertinents ?

M. Philippe Rocher. Je n’ai pas le chiffre.

Mme Michèle Rousseau. La production d’électricité qui sert au chauffage électrique.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert. Oui, typiquement.

M. Philippe Rocher. Je suppose que ce chiffre est repris dans la version intégrale de la PPE. Dans les 350 pages, beaucoup d’informations sont apportées sur l’électricité. Ceux qui ont rédigé la PPE ont bien tenu compte de l’avis de certains professionnels et d’informations prouvées, etc. J’y ai retrouvé des éléments qui sont portés par ailleurs par le BRGM et par des associations de professionnels et qui sont avérés.

Mme Michèle Rousseau. Nous pourrons essayer de vous trouver l’information, mais nous pensons que la géothermique pourrait avoir sa place dans le mix énergétique d’une maison, d’un immeuble et autres. Nous assurons que les pompes à chaleur individuelles peuvent être utilisées sur 85 % du territoire, ce qui est intéressant. Je trouve que cette forme d’énergie n’a pas été suffisamment poussée. Elle ne consomme pas d’espace, elle n’émet pas de CO2 ni de particules fines. Je pense qu’elle a des atouts. C’est très local.

M. Philippe Rocher. Pour compléter, le message est de dire que la France a un potentiel évident qui est sous-exploité en géothermie profonde. En métropole, on ne parle pas d’électrogène, mais de chaleur.

Mme Michèle Rousseau. Les pompes à chaleur sont beaucoup plus développées en Allemagne.

M. Philippe Rocher. En Allemagne, en Suisse, en Suède, parce qu’il y a une aide directe au particulier qui n’existe pas en France. En France, le marché pour l’individuel est vraiment tombé très bas, alors qu’il continue à se maintenir et même à se développer pour le tertiaire, le collectif, etc. Nous avons un vrai potentiel. Cette énergie est compétitive, elle est souvent mature et a des atouts que n’ont pas les autres. Le fait de faire du froid, du frais et d’être non intermittente est un avantage qui la différencie des autres EnR.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert. Comme vous l’avez dit, elle peut venir en complément des EnR intermittentes pour le stockage. Peut-elle être appelée aussi quand nous en avons besoin, c’est-à-dire au moment où nous avons des trous ? Est-il au contraire nécessaire de la tirer en continu, comme d’autres énergies qui, lorsqu’elles sont là, doivent être consommées ?

Mme Michèle Rousseau. La géothermie est essentiellement de la chaleur. En chaleur, la nécessité brutale de fournir un pic n’existe pas, comme elle peut exister en électricité. Le volume important de chauffages électriques en France conduit à des besoins très importants en hiver. Si la climatisation se développe, les besoins seront aussi très importants en été. La géothermie de surface qui n’est utilisable que pour la chaleur permet d’écrêter la pointe d’hiver, mais aussi la pointe d’été avec le rafraîchissement. Par contre, l’électricité est absolument indispensable pour le réseau de la maison.

M. Philippe Rocher. D’ailleurs, le marché des pompes à chaleur aérothermiques est très dépendant de la Chine, alors qu’un réseau de PME françaises fait de l’innovation sur les pompes à chaleur géothermiques. Si le marché n’est pas soutenu par l’individuel, nous craignons qu’il pâtisse de ce déficit et que cette tendance rejaillisse sur les secteurs qui vont bien, qui sont ceux du tertiaire et du collectif. Nous lançons vraiment un cri d’alerte quant à la pompe à chaleur géothermique.

Mme Michèle Rousseau. Vous posiez la question du stockage inter-saisonnier d’électricité. Il n’est effectivement pas résolu. Le BRGM commence à regarder certains travaux de recherche sur le stockage de l’hydrogène, sur le stockage d’air comprimé qui ne s’avère pas excellent. Nous ne savons pas stocker de l’électricité telle quelle. Il faut transformer l’électricité dans un gaz et le gaz est ensuite stocké.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert. Pour bien comprendre le fonctionnement, comme sur la géothermie, sur l’air, il faut bien un système tel qu’une PAC qui transfère les calories. Ce peut être soit vis-à-vis de l’eau, soit vis-à-vis de l’air. Le puits canadien utilise l’air.

M. Philippe Rocher. Les pompes à chaleur géothermiques sont des pompes eau/eau.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert. On peut avoir air/air ou eau/eau. Le principe est le même que sur la PAC par ailleurs. Est-ce qu’elles ont les mêmes rendements ?

M. Philippe Rocher. Non, absolument pas. Du fait de la stabilité du milieu, les pompes à chaleur géothermiques ont des meilleurs coefficients de performance, sont beaucoup plus stables, beaucoup plus fiables. Par exemple, en cas de rejet d’air chaud, elles préviennent aussi les effets des îlots de chaleur urbains qui posent problème dans le cas de l’aérothermie et qui n’en posent pas dans le cadre des PAC géothermiques.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert. Il me semble de mémoire que la PAC aérothermique utilise 1 d’énergie pour produire et en génère 3 en électricité transformée en chaleur.

M. Philippe Rocher. Le coefficient de performance est entre 2 et 3. Pour la géothermie, il est plutôt entre 4 et 5.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert. Elle est donc quasiment deux fois plus performante.

M. Philippe Rocher. Des évolutions ont lieu actuellement et nous devrions en entendre parler très prochainement. Ce sont des boucles d’eau tempérée qui sont vraiment l’avenir. Elles se mettent en place actuellement sur le campus de Paris-Saclay. Il s’agit d’un réseau chaud/froid, l’un ou l’autre ou double, qui dessert un réseau unique de structures utilisatrices qui peuvent être des bâtiments, des bureaux, etc. La modulation est faite au sein de chacune de ces structures par des pompes à chaleur qui sont bien dimensionnées. Ces circuits sont outillés de smart grids. Ils sont donc pilotés entre la production et la consommation etc. On récupère de l’énergie fatale, notamment des datacenters. Sont en train d’être développées ces applications de la géothermie du futur. Ces boucles d’eau tempérée géothermiques ont, à mon avis un bel avenir. Contrairement à l’aérothermie, les PME françaises sont innovantes dans ce secteur et nous ne sommes pas envahis de pompes à chaleur géothermiques chinoises.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert. Vous avez dit que les aides aux particuliers étaient insuffisantes. Quel serait le niveau d’aide aux particuliers nécessaire pour soutenir cette filière ?

M. Philippe Rocher. Dans nos pays riverains, le marché des pompes à chaleur géothermiques explose chez des particuliers, c’est-à-dire en Suisse, en Allemagne et en Suède. Ils n’ont pas mis en place un crédit d’impôt, mais un chèque géothermie aux particuliers. Il s’agit d’une aide à l’investissement en direct et non pas différée. Apparemment, cette aide a été le déclic. La comparaison entre le marché français et celui de ces pays fait apparaître cette grande différence. Elle ne tient pas à la technicité ni au savoir-faire des professionnels. Elle porte sur le coup de pouce

Mme Marjolaine Meynier-Millefert. Comparativement, nos coûts d’installation sont aussi compétitifs que dans ces pays où cette énergie se développe davantage. Quelle est la prime coup de pouce nécessaire pour déclencher l’aide ?

Mme Michèle Rousseau. Les pompes à chaleur aérothermiques fonctionnent bien avec le crédit d’impôt actuel. De combien faudrait-il augmenter le crédit d’impôt pour l’adapter aux pompes à chaleur géothermiques ? Je n’ai pas le chiffre en tête.

M. Philippe Rocher. Je ne l’ai pas non plus en tête. Les énergies fossiles seront exclues du CITE en 2020.

Mme Michèle Rousseau. Quel est l’écart de coût entre une pompe à chaleur aérothermique et une pompe à chaleur géothermique ?

M. Philippe Rocher. Il est de 20 à 30 %. Le coût d’investissement est supérieur, en raison du forage. Le coût d’un forage est de 50 à 80 euros le mètre, en fonction des régions. Dans certains cas favorables, sur une nappe alluviale par exemple, le forage est à moins de 10 mètres. Le coût est lors peu élevé.

Mme Michèle Rousseau. Au-delà des aspects géologiques, je pense que le surcoût en investissement d’une pompe à chaleur géothermique par rapport à une pompe à chaleur aérothermique est de l’ordre de 20 à 30 %. En revanche, les coûts d’exploitation sont beaucoup plus bas. En coût complet, la géothermie reste intéressante. Pour des bailleurs sociaux par exemple, il est intéressant d’avoir des coûts d’exploitation très bas.

Mme Sophie Auconie, présidente. Comment se situe la France par rapport aux autres États membres de l’Union européenne sur la pratique de la géothermie, sur l’exploitation d’un site de géothermie ? J’ai le sentiment qu’il y a des recours et un certain nombre de difficultés à exploiter un site de géothermie. Est-ce le cas ? Quel est le comparatif avec les États membres de l’Union Européenne ? Sommes-nous plutôt dans le même esprit s’agissant de l’exploitation des sites ou est-ce que nous sommes en retard ?

Mme Michèle Rousseau. Je ne pense pas que se posent autant de problèmes. L’Île-de-France est la première région européenne pour la géothermie sur doublet. Il n’y a pas de grosses difficultés. Pour les pompes à chaleur géothermiques, la différence vient du fait que l’investissement du particulier est plus aidé en Allemagne ou en Suisse qu’il n’est aidé en France. De temps en temps, nous avons pu relever quelques mauvaises expériences. J’ai cité les quelques risques éventuels. À Lochwiller notamment, il y a quelques années, cela s’est mal passé pour un particulier qui avait fait forer à 100 ou 150 mètres, par un foreur d’ailleurs étranger et non qualifié. Des argiles gonflantes ont fait gonfler les terrains et fissurer les maisons. Un cas de temps en temps se passe mal pour énormément de situations qui se passent bien. Il faut avoir des bons foreurs. En Bretagne notamment, les pompes à chaleur géothermiques se développent bien. On fore le granit et la Bretagne a de bons foreurs. Voilà une énergie qui est appréciée en local.

M. Philippe Rocher. D’ailleurs, suite aux problèmes dans ce lotissement, à Lochwiller, en Alsace, la réglementation française que nous vous avons présentée rapidement tout à l’heure, a évolué, pour prendre en considération les caractéristiques défavorables du sous-sol. Ces aspects ont été d’emblée intégrés. Cette nouvelle cartographie ne pose pas de problème, bien au contraire. À l’échelle régionale, elle est encore plus précise. Elle est vraiment une aide. Cette réglementation a été faite pour permettre un développement de cette énergie, en évitant par exemple les désagréments de la présence de minéraux gonflants dans le sol. Nous avons su réagir et au niveau réglementaire, le travail a été bien fait.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert. Vous avez parlé de réglementations simplifiées et d’un niveau de prime suffisant pour déclencher les aides nécessaires. Pourriez-vous nous faire parvenir de manière précise, les mesures qui sont nécessaires pour soutenir la filière géothermie ? À ce stade, quels sont les éléments que vous avez listés et qui sont nécessaires ? Vous évoquez par exemple l’augmentation importante du fonds chaleur. On nous dit que si nous l’augmentons trop vite, nous n’aurons pas la capacité industrielle à l’utiliser. Nous pourrions l’augmenter, mais nous n’aurions pas ensuite la capacité à produire. J’aimerais avoir des éléments précis.

Mme Michèle Rousseau. Nous allons vous envoyer un document un peu plus précis. En France, 5 % de la chaleur est vendue par des réseaux de chaleur. Je pense que 5 % de la chaleur consommée en France passe par des réseaux de chaleur. Il reste donc 80 %. Je pense qu’en complément des réseaux de chaleur, les pompes à chaleur géothermiques sont une solution intéressante pour des particuliers et du petit collectif.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert. Avez-vous également une estimation des coûts qui seraient nécessaires ? Vous parlez d’une campagne d’exploration des ressources profondes peu connues. Combien coûterait-elle ? Avez-vous des éléments chiffrés ?

Mme Michèle Rousseau. Nous pouvons vous donner des éléments.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert. Il serait très intéressant que vous puissiez développer les préconisations.

Mme Michèle Rousseau. Nous pouvons vous apporter des éléments chiffrés sur le coût du lancement d’une campagne d’exploration par exemple. Nous en avons pour l’Aquitaine. Quelle pourrait être l’augmentation du crédit d’impôt ? Nous allons vous donner des éléments chiffrés factuels pour se mettre au niveau de l’Allemagne par exemple ou de la Suisse, sans prise de position du BRGM sur ce qu’il faut faire.

Mme Sophie Auconie, présidente. Merci beaucoup. Nous sommes obligés de mettre un terme à cette audition, puisque nous avons une audition suivante. Permettez-moi de saluer la présence du président Julien Aubert qui m’a donné cet intérim pour votre audition. Je l’en remercie. Merci pour l’exposé clair et concret que vous nous avez permis d’entendre.

Laudition sachève à dix-huit heures trente-cinq.

*

*     *

14.   Audition, ouverte à la presse, de MM. Jean-François Petit et Sébastien Dubois, directeurs généraux de RES France, et de M. Pascal Craplet, directeur des affaires publiques (18 juin 2019)

Laudition débute à dix-huit heures quarante.

M. le président Julien Aubert. Pour notre seconde audition, nous revenons à l’éolien et à l’énergie solaire. Nous accueillons les représentants de l’entreprise RES France, Messieurs Jean-François Petit et Sébastien Dubois, directeurs généraux, Monsieur Pascal Craplet, directeur des affaires publiques de RES France.

Créée il y a 20 ans, RES France développe, construit et exploite des parcs éoliens terrestres ou en mer, des centrales solaires et intervient également dans le domaine du stockage de l’électricité. En France, RES est à l’origine de 38 parcs éoliens et de 5 centrales solaires, pour un total de 800 mégawatts de puissance installée. Nous allons bientôt vous donner la parole pour un exposé liminaire, mais je rappelle aux membres de la commission que l’évolution du capital social de RES a été prise comme illustration de pratiques capitalistiques dans le secteur de l’éolien, lors de l’audition par notre commission d’enquête de Monsieur Arnaud Casalis, du collectif « Énergie et vérité ». Vous allez pouvoir répondre à ce propos, dont vous avez pu intégralement prendre connaissance dans le compte rendu de l’audition qui a été publié sur le site internet de l’Assemblée nationale et pour lequel d’ailleurs vous vous êtes émus par le communiqué de presse à l’encontre de votre serviteur.

Ensuite, nous reprendrons le cours habituel de nos auditions sur les aspects métier de votre audition. Par exemple sur l’enjeu du repowering pour des parcs éoliens, entre ceux qui relèvent du remplacement des composants anciens, du changement de machines ou du développement d’un nouveau parc. De même, sur la question d’éventuels conflits dans l’utilisation des sols dans le cas d’un développement des parcs éoliens ou des centrales solaires. La conversion des friches industrielles, militaires ou agricoles résout-elle la question ?

Vous serez peut-être amenés également à parler de la durabilité de l’investissement qui est fait dans l’éolien puisque l’on nous a signalé, dans une autre audition, que certains parcs éoliens étaient revendus plusieurs fois dans des délais assez réduits, avec un changement régulier de propriétaires. Les membres de la commission d’enquête vous interrogeront à leur tour, avec d’abord les questions de notre rapporteur, Madame Meynier-Millefert ici présente.

Avant que vous puissiez prendre la parole, s’agissant d’une commission d’enquête, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je dois vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, vos propos étant évidemment sujets à engager votre responsabilité. Veuillez, s’il vous plaît, lever la main droite, et dire à tour de rôle « je le jure ».

(M. Petit, M. Dubois et M. Craplet prêtent successivement serment.)

M. le président Julien Aubert. Ayant pris connaissance de votre serment, vous avez la parole. Il est 18 heures 45. Je vous propose que vous disposiez d’un temps de 10 à 15 minutes maximum afin que les membres de la commission puissent vous poser les questions afférentes.

M. Sébastien Dubois, directeur général de RES France. Merci, Monsieur le Président de nous inviter à présenter notre entreprise, dans le cadre de votre commission, sa stratégie et son modèle d’affaires en France. Je pense qu’il est intéressant de retracer l’historique de l’entreprise depuis 1995, date de sa création, à Avignon, département du Vaucluse. L’entreprise Éole Technologies est née de l’initiative d’un actionnariat familial et a contribué à développer les premiers projets éoliens terrestres en France, de façon relativement empirique à l’époque, puisque le niveau de maîtrise de l’éolien n’était pas celui auquel nous avons abouti aujourd’hui, après plus de 20 ans de développement. Dans le cadre du programme Éole 2005, l’entreprise Éole Technologies a obtenu des tarifs d’achat d’électricité pour 70 mégawatts de parc éolien, au terme de quatre années de développement. Le développement, chez nous, en matière d’éolien, consiste à réaliser des études pour obtenir des autorisations nécessaires à la construction, mais aussi à l’exploitation des parcs éoliens.

Face aux besoins de financement en fonds propres que nécessitaient les quatre projets éoliens qui ont obtenu un tarif dans le cadre d’Éole 2005, les fondateurs d’Éole Technologies ont souhaité ouvrir leur capital à un nouvel actionnaire pour qu’il puisse apporter des fonds propres nécessaires à l’investissement et à la réalisation des projets. En 1999, ils ont donc cédé 50 % du capital d’Éole Technologies à RES, qui est une entreprise familiale, basée en Angleterre et qui, dans un premier temps, a pris 50 % du capital de la société française. RES était par ailleurs l’un des pionniers dans le monde dans le domaine des énergies renouvelables. Basé en Angleterre, son actionnariat était très stable depuis sa création, puisqu’il était exclusivement détenu par une famille anglaise. Doté de ces nouveaux moyens financiers, RES s’est positionné comme un producteur exploitant. Il a adapté son modèle d’affaires puisqu’il avait les fonds propres à disposition pour investir dans des actifs, dans leur construction et ensuite, les exploiter dans la durée. Éole RES s’est positionné comme un acteur intégré qui est présent sur l’ensemble de la chaîne de valeur, depuis l’identification des sites, la maîtrise foncière, en passant par la construction, jusqu’à la mise en service des actifs. L’ensemble de la chaîne de valeur était maîtrisé dès 1999 par l’entreprise.

L’entreprise a commencé à développer un portefeuille de projets éoliens de plus en plus importants, dont les durées de développement se sont allongées, ce qui a demandé des besoins de financements de plus en plus importants. À cette occasion, en 2004, le groupe RES a acquis l’intégralité du capital d’Éole RES. Il est devenu l’actionnaire unique de cette belle entreprise basée à Avignon.

Depuis 2004, l’entreprise s’est diversifiée sur différentes technologies. Sa filière d’origine était l’éolien terrestre. Elle s’est développée sur le solaire, sur l’éolien offshore, mais aussi plus récemment sur le stockage. La plus forte contribution en matière de filières reste l’éolien terrestre, parmi les différentes technologies sur lesquelles l’entreprise est active. Depuis 2004, l’entreprise, comme vous l’indiquiez, Monsieur le Président, a construit environ 800 mégawatts de projets éoliens terrestres, 50 mégawatts de projets solaires. Elle gère pour compte de tiers environ 600 mégawatts d’actifs éoliens et solaires. Elle a lancé récemment des activités de développement dans le stockage d’électricité. Elle participe également à un projet éolien offshore qui s’appelle Saint-Brieuc, aux côtés de la société Iberdrola et de la Caisse des Dépôts.

Aujourd’hui, l’entreprise RES compte 205 salariés. Nous avons prévu d’embaucher environ 30 personnes en 2020, soit une augmentation d’environ 15 %. Elle présente un chiffre d’affaires de 105 millions d’euros en 2018 dont environ 19 millions sont liés à la production d’électricité et 86 millions à la vente de projets, principalement éolien. Le résultat net de l’entreprise en 2018 est de 2,3 millions d’euros. Chaque année, l’actionnaire injecte 30 millions d’euros de budget de développement à risque, sur les différentes technologies, éolien, solaire, stockage, avec une incertitude importante liée à la difficulté d’obtenir des autorisations, principalement dans l’éolien qui présente aujourd’hui un profil de risque plus important que le solaire. Depuis maintenant 15 ans, l’actionnariat de RES reste stable. Nous avons toujours le même actionnaire, le Groupe RES, qui est engagé dans la transition énergétique, non seulement en France, mais dans de nombreux autres pays du monde.

La vision de notre Groupe est de produire une électricité décarbonée au meilleur prix pour le consommateur. Notre mission au quotidien est d’innover, de réduire nos coûts, d’optimiser notre production pour fournir une électricité décarbonée au meilleur prix. C’est le gage aussi de notre performance aux mises en concurrence qui sont organisées dans le cadre des appels d’offres pour l’attribution des tarifs d’achat d’électricité. C’est aussi l’assurance que les énergies renouvelables resteront compétitives, dans la course avec les autres moyens de production historiques. J’en ai fini pour la présentation de l’historique de RES. Je suis bien sûr à l’écoute de vos questions sur d’éventuels besoins de précisions sur cet historique.

M. le président Julien Aubert. Madame la rapporteure.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert. Merci pour ces précisions sur l’historique. Je suis ravie de votre présence parce que vous allez pouvoir répondre à d’autres questions qui ont émergé lors d’auditions précédentes, notamment vis-à-vis des méthodes de détection des zones dans lesquelles peuvent être implantés des projets. Comme vous l’avez dit, vous recherchez des endroits où peuvent être installées des éoliennes. Or lors d’une audition précédente, on nous a dit qu’étaient ciblées, de manière prioritaire, des zones qui semblent présenter des lacunes en termes de couverture par les élus locaux. On va par exemple chercher en bois un peu oublié où les freins à l’installation sembleront moins importants, dans une toute petite commune. Je voudrais savoir si vous avez connaissance de pratiques de cet ordre, s’il y a une recherche spécifique de terrains qui sont assez difficiles d’accès ou spécialement ciblées sur des petites communes par exemple qui sont peut-être moins à même d’avoir l’ingénierie pour répondre à ces sujets.

M. Jean-François Petit, directeur général de RES France. Je peux essayer de répondre à ce point. Je ne pourrais répondre que sur ce que je connais, je ne peux pas connaître les pratiques de certains de nos concurrents. Pour nous, l’approche de nouveaux projets, trouver de nouveaux sites est un métier à part entière. La démarche est assez complexe, elle est à la croisée d’informations techniques, d’informations géographiques. Elle a un impact sur l’aménagement du territoire. Cet aménagement du territoire ne se fait pas à la seule initiative des opérateurs, mais il doit se faire en accord avec les élus. Une fois que nous avons identifié des sites compatibles d’un point de vue de gisement éolien, en termes environnemental et en termes de servitude, le premier travail consiste à porter à la connaissance les informations techniques disponibles et cartographiées. Nous allons alors sur le terrain. La première démarche est d’aller à la rencontre, notamment des élus, parce qu’il est évident que sans une acceptabilité locale, tout développement est impossible. Cela fait partie des premières démarches. Une fois que ces démarches sont faites, nous essayons d’imaginer quel pourrait être le projet. Souvent, les projets éoliens ne sont pas sur une seule commune mais sur plusieurs communes. Il faut des espaces assez grands et un projet n’est pas délimité par la frontière d’une commune. Il est délimité par une géographie, par un relief, par un gisement éolien et toutes les études environnementales que nous réalisons ensuite et qui donnent le périmètre de la zone d’étude. Une fois que nous avons fait ce premier filtrage, nous allons à la rencontre des propriétaires des terrains qui peuvent être des propriétaires privés, mais il s’agit souvent de terrains communaux. Il n’y a pas d’a priori, il n’y a pas de recherche sociologique. Dans notre approche, ce n’est pas le cas. Je peux vous le garantir. Très franchement, nous ne l’avons pas perçu non plus chez des confrères que nous côtoyons assez régulièrement puisque nous ne sommes pas les seuls sur les territoires. Nous travaillons également à élever le niveau des pratiques au sein de notre fédération France énergie éolienne à laquelle nous sommes adhérents et dont je suis membre du Conseil d’administration. Nous essayons de nous assurer que l’ensemble des opérateurs ont des pratiques normales et respectueuses. Très franchement, je n’ai pas eu vent de l’approche que vous avez décrite.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert. Je vais poursuivre les questions liées aux retours que nous avons eus, à la fois d’élus locaux, d’associations citoyennes ou de chefs d’entreprise locaux qui dénonçaient tous un certain nombre de pratiques qu’ils avaient observées dans un territoire donné. Vous pourriez avoir vent de pratiques similaires ou dire qu’à votre connaissance, certains acteurs peuvent avoir de telles pratiques et que vous n’êtes pas dans ce cas.

Vous dites que vous rencontrez les élus. Les élus que nous avons reçus se plaignaient d’être informés tardivement des projets. L’une des demandes qu’ils nous ont faites était d’obliger systématiquement, en amont d’un projet, d’informer l’élu local, de faire en sorte que l’information soit délivrée en disant que des particuliers seraient démarchés sur leurs terrains, notamment des agriculteurs qui rencontrent souvent des difficultés dans leur métier et auxquels on faisait miroiter des retours sur investissement importants. L’élu local découvrait que l’agriculteur s’était engagé dans des projets dans lesquels les clauses de rétractation n’étaient d’ailleurs a priori pas suffisantes. Ils disaient qu’ils le découvrent trop tardivement et qu’il fallait, en catastrophe, organiser une concertation locale. Ces retours nous ont été faits très précisément, par des élus locaux notamment.

M. Pascal Craplet, directeur des affaires publiques de RES France. Il y a plusieurs sujets dans votre propos. S’agissant de la démarche de rencontrer les élus tôt dans le développement, je ne pourrai pas dire que je n’ai jamais vu des pratiques proches de ce que vous décrivez. Nous faisons de l’éolien depuis 20 ans. Il y a 20 ans, tout le monde apprenait en marchant et dans des recherches de terrain, il est possible que sur certains territoires, il y ait eu des approches que vous décriviez. J’ai l’impression que ce n’est pas la tendance et que la profession ne suit pas cette direction. Pour notre part, nous nous obligeons à cette pratique. J’apporterai simplement un bémol. Avant de rencontrer des élus et a fortiori des propriétaires, il faut savoir s’il y a un potentiel, s’il y a un projet à développer. Parfois, un travail de territoire est fait, sans qu’il y ait eu de rencontres préalables, simplement pour évaluer un potentiel. Cela peut arriver, mais une fois le potentiel déterminé, lorsque RES souhaite développer un projet, il faut aller rencontrer les élus très tôt dans le process, avant de signer des promesses de baux pour sécuriser le foncier. C’est l’ordre des choses. Maintenant, en réponse à votre question, certains ont des pratiques qui ne se font pas toujours dans ce sens. En tout cas, au sein de France énergie éolienne, nous en discutons et nous incitons les professionnels à travailler dans l’autre direction.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert. Vous confirmez que, bien que ce ne soient pas vos pratiques, de telles pratiques auraient encore lieu a priori. Dans ce cas, qu’est-ce que vous suggérez que nous puissions mettre en place pour faire en sorte qu’elles n’aient plus lieu ? Quelles mesures recommanderiez-vous ? Je vous recommanderais de visionner l’audition que nous avions eue sur le sujet. Quelles mesures mettriez-vous en place pour empêcher ces pratiques qui ne sont peut-être pas illégales, mais qui sont de mauvaise façon ou un petit peu musclées ?

M. Pascal Craplet. Pour préciser le propos de Jean-François Petit et répondre à votre question, il y a deux sortes de revenus immédiats sur la commune. Nous versons un loyer au propriétaire foncier du terrain, pendant la durée où l’éolienne sera érigée sur la parcelle qui lui appartient, ce qui est complètement indépendant du rendement du futur parc. Deuxièmement, la commune, l’intercommunalité, le département percevront de la part de l’exploitant, du propriétaire du parc une fiscalité qui s’appelle l’IFER (indemnité forfaitaire des entreprises de réseau), dont le montant est connu à l’avance puisqu’il est égal à tant d’euros par mégawatt installé et par an. C’est absolument clair et transparent. Vous avez évoqué la controverse sur le rendement, le TRI attendu, etc. Je crois qu’existe autant de modèles de financement qu’il y a de types d’entreprises dans l’éolien. Ce n’est pas tout à fait le nôtre. Je crois qu’il faut bien séparer les choses.

Vous demandez par ailleurs ce qui pourrait améliorer le système. En ce qui concerne RES, la pratique qu’a décrite Jean-François Petit d’aller sur le terrain et de rencontrer les propriétaires fonciers, de la part de nos équipes de prospection et de développement, s’accompagne immédiatement d’un contact avec les autorités locales. Nous n’avons pas d’exemple, dans l’histoire de l’entreprise, où le conseil municipal ait appris a posteriori qu’un projet de développement était en cours. Les maires et les élus locaux sont immédiatement associés. Une méthode d’information qui pourrait être rendue obligatoire par la loi consisterait à ce que les services de l’État s’assurent, au moment du dépôt d’un projet ou des premiers contacts avec les services instructeurs que sont les DREAL, les préfectures et les directions départementales des territoires (DDT), que le conseil municipal de la ou des communes d’implantation ait bien été prévenu. Cela pourrait être prévu par la loi. Cela ne l’est pas encore. Comme vous le dites, il n’est pas illégal de développer un projet éolien sans en avertir le conseil municipal ou l’intercommunalité, ce qui n’est pas notre cas puisque nous le faisons toujours, comme je viens de l’indiquer, mais cela pourrait être rendu obligatoire par la loi.

M. Jean-François Petit. Pour compléter, je dirais que cette pratique relève d’une sorte de charte. Pour moi, ce n’est pas la loi qui devrait encadrer cela. C’est une bonne pratique qu’une profession doit recommander. C’est le cas de nos organisations professionnelles. Je cite la FEE qui l’a fait, mais je sais que le SER, auquel nous adhérons par ailleurs, pour la partie solaire, a également des recommandations dans ce sens. Il faut peut-être insister auprès de ces organisations professionnelles. J’en ferai le relais lors de prochaines réunions. Je pense que ce devrait être le bon outil et le bon véhicule, plus qu’une approche coercitive.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert. Les professionnels honnêtes dans leurs pratiques ne sont pas à tenir responsables de ces pratiques, mais certains sont volontairement malveillants. La loi permet aussi d’empêcher que ceux qui sont volontairement malveillants, puissent continuer. Une charte de bonne volonté n’engage que ceux qui veulent bien la signer et s’y tenir. C’est la problématique. C’est pourquoi je proposais un certain nombre de pratiques qui seraient non contraignantes pour des professionnels vertueux, mais qui seraient contraignantes et discriminantes vis-à-vis de ceux qui ne le seraient pas.

De la même façon, j’aimerais savoir s’il est suffisant de prévenir le conseil municipal ou s’il faut prévenir l’intercommunalité. On nous a expliqué le cas de projets installés en bord d’une commune, pensant qu’ils ne seraient pas gênants car implantés au bout d’une commune, mais de l’autre côté de la frontière, il est proche de tel ou tel site plutôt central d’une autre commune. Cela peut même se produire à l’échelle d’un département ou d’une région où l’installation peut avoir des effets très importants de l’autre côté de la frontière. On nous a cité l’exemple d’une commune qui avait un patrimoine historique très important, un site classé et où les éoliennes pouvaient être installées sur le département voisin, mais suffisamment à proximité pour gêner ce site historique. Ne faudrait-il pas répondre à une logique de kilomètres à partir de l’installation de l’éolienne plutôt qu’à une logique de commune ?

M. Pascal Craplet. Les études paysagères s’affranchissent de toutes les frontières administratives. Dans le dossier remis en préfecture pour instruction, les photos montages sont réalisées de tous les points de vue à partir desquels les éoliennes sont visibles et ne font absolument pas de différence entre la commune et l’intercommunalité. Comme le disait Jean-François, la géographie, le territoire conditionne l’implantation. Les photos montages sont faites en s’affranchissant des limites administratives.

Deuxièmement, nous avons eu plusieurs exemples, dans l’entreprise, ces dernières années, de projets qui étaient limitrophes de deux départements. Dans le cadre de leurs prérogatives, au moment de l’ouverture de l’enquête publique, les préfets ont parfaitement la possibilité, en lien avec le commissaire enquêteur qui est la pierre angulaire de cette procédure, de faire se tenir les permanences et les consultations dans le département voisin. Des avis des autorités de protection du paysage, de la nature et des sites des deux sont souvent recueillis. Nous avons eu un exemple récemment pour un parc situé dans la Nièvre, mais limitrophe du Cher, pour lequel les deux autorités administratives ont été saisies et ont pu fournir des compléments, des observations et donner également la parole aux opposants. Cela existe déjà.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert. Encore une fois, il s’agit d’une démarche volontaire. On peut le faire si on le souhaite, mais rien ne contraint à le faire. Avez-vous connaissance de loupés ? Pensez-vous que rendre obligatoire l’information de la commune voisine, l’intercommunalité ou le département voisin lorsque le projet est en limite d’une bordure géographique, pourrait éviter des mauvaises communications ou améliorer l’acceptabilité des projets ?

M. Jean-François Petit. Nous venons de décrire l’aspect réglementaire et l’instruction du dossier et votre question est très en amont. C’est une pratique. Les zones de développement éolien, les ZDE, allaient dans ce sens à l’époque et l’esprit était d’aborder ce que vous indiquez. Elles n’ont pas démontré une efficacité redoutable. Ce n’est donc pas suffisant. Encore une fois, pour moi, c’est une bonne pratique de rencontrer les communes alentour. De toute façon, au moment du dépôt et de l’instruction du dossier, cette concertation aura lieu. L’enquête publique peut se dérouler dans de nombreuses communes alentours, au-delà des départements. Il existe un total échange, une large communication et un devoir d’information.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert. Vous diriez que les élus qui disent découvrir les projets qui sont sur leur territoire sont de mauvaise foi.

M. Jean-François Petit. Ce n’est pas ce que j’ai dit. Non.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert. Vous dites qu’ils sont systématiquement informés. Or aujourd’hui, certains élus disent qu’ils n’étaient pas informés et qu’ils découvrent le projet. Est-ce qu’ils sont de mauvaise foi ? Dans ces cas où eux-mêmes le disent, est-ce qu’il a pu exister des loupés ? Si oui, comment ?

M. Jean-François Petit. Sur les communes d’implantation des projets, ce n’est pas possible. Le dépôt d’un permis de construire engage l’avis du maire. Sur les communes alentour, je ne peux pas maîtriser la communication de tous les opérateurs en France, mais en tout cas, sur les communes d’implantation, ce n’est pas possible.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert. On nous a présenté aussi des cas de revente de sites d’exploitation successifs, avec un changement de propriétaire très rapide en l’espace de très peu de temps. Ils ont changé six fois en huit ans de propriétaire du parc éolien. Ils disaient que ces pratiques n’incitaient pas à une approche durable, mais relevaient de purs investissements de personnes très éloignées, de fonds de pension américains notamment qui mettent de l’argent dans ces dispositifs, parce qu’ils ont une rentabilité a priori meilleure que d’autres placements. Ils nous disaient qu’il y avait un changement très rapide des propriétaires de ces parcs, avec des exploitations successives qui ne répondaient pas à une gestion durable des sites telle que semble être la vôtre, en tant que producteurs intégrés.

M. Sébastien Dubois. Les projets éoliens sont considérés par leurs propriétaires comme des projets d’infrastructures qui dégagent des niveaux de rentabilité liés à des projets d’infrastructures risqués. Ils font l’objet de programmes d’investissement s’agissant de compagnies d’assurance ou d’investisseurs institutionnels. En fonction des arbitrages que ces investisseurs réalisent sur leurs programmes d’investissement, ils peuvent en effet faire l’objet de reventes successives. Pour autant, il s’agit pour chaque propriétaire d’assurer une revente éventuelle de son investissement dans les meilleures conditions, ce qui veut dire continuer à assurer une meilleure performance de ses actifs, continuer à assurer une bonne acceptabilité de son investissement, un impact maîtrisé dans la durée de l’exploitation, sur les différents volets environnementaux par exemple. Or la loi l’encadre aujourd’hui. Par ailleurs, lorsque les propriétaires changent, souvent, l’entreprise qui assure la supervision d’exploitation sur le terrain, reste en l’état. L’interlocuteur des parties prenantes locales reste généralement en place, alors que le propriétaire a pu changer en effet.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert. Est-ce que le fait d’avoir six changements en huit ans est une pratique qui vous surprend ou absolument pas ? Pour vous, est-ce la preuve, comme on nous le laisse entendre, d’une gestion pure d’investissement financier, sans un regard sur l’exploitation réelle du site ? Est-ce pour vous la vie normale dans les investissements éoliens ?

M. Sébastien Dubois. Non. Je crois que vous citez un cas un peu extrême. Je n’ai pas connaissance d’investissements répétés sur une si courte période. Cela peut exister néanmoins. Je trouve assez curieux qu’il y ait des arbitrages aussi nombreux sur une période de huit ans, mais cela existe peut-être. Généralement, les investisseurs ont un programme d’investissement qui s’étend au moins sur 9 ans s’agissant d’un fonds d’investissement et sur 25 ans s’agissant d’une compagnie d’assurance. La norme est plutôt celle-ci et non pas l’exception que l’on vous a indiquée. Je ne pense pas que cela aille nécessairement contre un objectif de qualité de suivi d’exploitation. Ils souhaitent que la valeur résiduelle de leurs investissements soit positive et non pas détériorée.

M. le président Julien Aubert. Madame Auconie.

Mme Sophie Auconie. Merci Monsieur le Président, Madame la rapporteure, de me laisser la parole maintenant parce que je dois animer un débat à 19 heures 30. Je partirai, mais cette audition est vraiment très intéressante. Je voudrais un élément de précision sur un point de détail. Lorsque vous implantez une éolienne, vous le faites sur une propriété qui appartient à un exploitant ou à un propriétaire. Vous l’utilisez dans le cadre d’un contrat de location à durée déterminée ou indéterminée. Sous quelle forme de contrat de location ? Ensuite, vous implantez le mât de l’éolienne dans un bloc de béton qui permet de satisfaire à ces différentes fonctions. Dans le contrat de bail, est-il prévu le recyclage ou le fait de retirer ce bloc de béton ? Quels sont la superficie et le volume de ce béton dans le sol ? Quelle est sa capacité de durabilité, de pérennité ? Est-ce qu’il y a des conditions de passage des produits du béton dans la terre ? Une fois que l’éolienne ne sera plus utilisée, qu’est-il prévu, dans le contrat de location, pour le retrait de ces blocs de béton ?

M. Jean-François Petit. Pour l’implantation d’une éolienne, il y a un lien entre la société exploitant le parc éolien et le propriétaire du terrain, éventuellement avec l’exploitant agricole si le fermier exploitant n’est pas propriétaire. Cela peut être aussi une forêt, des terrains communaux. Peu importe la nature du propriétaire. Un bail est signé avec le propriétaire. Chacun a ses pratiques mais il s’agit en général d’un bail d’une durée de 30 ans. La durée peut être de 40 ans, de 25 ans, rarement moins, pour les raisons évoquées précédemment, sachant que ces investissements sont réalisés pour des installations qui sont faites pour durer entre 20 et 30 ans. Les baux sont rédigés dans cet esprit. Ce sont en général des baux emphytéotiques entre la société exploitante du parc éolien et les propriétaires des terrains, quel que soit le type de propriétaires.

Concernant le démantèlement, vous évoquiez la fondation. Les engagements de démantèlement ne visent pas que la fondation, mais l’ensemble des installations, à la fin de l’exploitation du parc, selon un certain nombre de critères. Concernant la fondation en particulier, il existe des pratiques. Des accords ont été trouvés entre les différentes associations professionnelles, la Chambre d’agriculture ou la FNSEA. Il a été décrit qu’il n’était pas nécessaire d’enlever 100 % de la fondation sur des terres agricoles pour autant qu’une certaine profondeur était enlevée. Je crois que la profondeur est d’un mètre, dans les règles standards. En accord avec les associations professionnelles agricoles, il avait été démontré qu’en enlevant a minima cette partie de la fondation, l’assolement était suffisant pour assurer une culture normale après démantèlement. L’engagement est là.

Pour autant, je veux préciser que d’un point de vue technique, aucun démantèlement complet n’a encore eu lieu en France. Nous en sommes au tout début. En étudiant les pratiques de démantèlement, nous constatons que le démantèlement de la fondation dépend du type de repowering qui sera réalisé, selon qu’il s’agisse d’un nouveau parc, d’une nouvelle machine ou d’une remise à l’identique. S’il s’agit d’un nouveau parc, il est quasi aussi simple d’enlever totalement la fondation que de s’en tenir aux règles agréées avec les Chambres d’agriculture, la FNSEA et les agriculteurs eux-mêmes.

M. le président Julien Aubert. Vous dites qu’il n’y a pas de retour à l’herbe obligatoire, contrairement à d’autres industries.

M. Jean-François Petit. Si. La loi ne le prévoit pas, mais les accords trouvés entre le SER, la FEE, la Chambre d’agriculture et la FNSEA, étaient de dire qu’en cas de démantèlement en terres agricoles, il faut retirer la fondation à au moins un mètre de profondeur et laisser ce qui est à plus d’un mètre.

M. le président Julien Aubert. Il reste du béton.

M. Jean-François Petit. Il reste du béton sous un mètre de profondeur. Il avait été agréé, avec les professionnels de l’agriculture, que ce retrait était suffisant pour permettre un bon assolement, une bonne culture. Telle est la règle.

M. le président Julien Aubert. Je vais vous poser d’abord quelques questions à propos de l’audition sur laquelle vous aviez réagi. C’était une étude de cas à l’origine. L’expert venait dénoncer le modèle financier des sociétés éoliennes. Vous êtes une filiale française d’un Groupe anglais. Est-il vrai qu’il est basé à Guernesey ?

M. Sébastien Dubois. C’est faux. Il est enregistré en Angleterre, sur la principale île britannique.

M. le président Julien Aubert. Vous n’avez donc aucun lien avec Guernesey.

M. Sébastien Dubois. Non. Je ne sais pas pourquoi vous avez établi un lien.

M. le président Julien Aubert. Les propos faisaient état d’une filière française d’un Groupe anglais, basé à Guernesey, détenu par la famille de Sir McAlpine. L’ensemble de l’argumentation réside sur le fait que vous soyez basés dans un paradis fiscal. Je vous pose donc cette question.

M. Sébastien Dubois. C’est une information erronée. Je l’ai corrigée.

M. le président Julien Aubert. L’immatriculation de la société mère ?

M. Sébastien Dubois. La société mère est enregistrée à l’administration fiscale anglaise. Je ne sais pas précisément.

M. le président Julien Aubert. À Londres ?

M. Sébastien Dubois. Oui, à Londres.

M. le président Julien Aubert. C’est votre maison-mère. J’espère que vous savez où elle est domiciliée.

La deuxième question portait sur l’opération de 2008, dans laquelle il nous est expliqué que la petite société nommée RES disposait de 500 000 euros de capital initial. Je vous cite les propos. « En 2008, cette société a été valorisée 245 millions deuros et des fonds ont pu être ainsi apportés à une nouvelle société intermédiaire qui a été constituée avec un capital de 45 millions deuros ». Est-ce que ces chiffres vous semblent exacts ?

M. Sébastien Dubois. Les chiffres le sont. L’interprétation est erronée.

M. le président Julien Aubert. L’interprétation a été la suivante. La création de la nouvelle entreprise, valorisée avec un capital de 45 millions d’euros, faisait que les 200 millions d’euros de delta entre la valorisation de l’entreprise précédente et la nouvelle société intermédiaire auraient été gardés, pour être ensuite distribués aux actionnaires. Ces actionnaires auraient ainsi, je cite « bénéficié, en France, du régime fiscal de faveur appliqué aux apports de ce type ». Pouvez-vous nous décrire l’opération de 2008 et nous expliquer comment ces chiffres doivent être analysés ? Vous ne contestez pas ces chiffres, mais leur interprétation.

M. Sébastien Dubois. En fait, vous faites référence au régime de faveur de l’article 210 A du code général des impôts. Il s’agit de l’opération d’apport de la société Éole RES à sa société-mère ResMed, qui avait été valorisée, pour une valeur de 245 millions d’euros.

M. le président Julien Aubert. Laquelle avait été valorisée ?

M. Sébastien Dubois. Éole RES.

M. le président Julien Aubert. Éole RES.

M. Sébastien Dubois. Ces 245 millions représentent des plus-values latentes, non pas des plus-values effectives. Le mot « latent » est primordial dans l’analyse. Il faut le retenir. Ces plus-values latentes sont à hauteur d’environ 200 millions d’euros qui n’ont été versés à personne.

M. le président Julien Aubert. Vous expliquez qu’en réalité, la société Éole RES valait 245 millions d’euros sur le papier, mais que vous avez transféré 45 millions d’euros parce que les 200 millions d’euros correspondaient à des contrats éoliens futurs, qui avaient donc une valeur dans le présent, mais qui n’étaient pas encore matérialisés par des gains.

M. Sébastien Dubois. Exactement. Une valeur latente.

M. le président Julien Aubert. D’accord. Comment expliquez-vous le passage d’une société qui a 500 000 euros de capital initial à une société qui est valorisée 45 millions d’euros ?

M. Sébastien Dubois. Je n’ai pas l’historique de l’évolution du capital d’Éole RES avec moi. En tout cas, aujourd’hui, si j’agrège le capital de la société RES et de ResMed, le capital est d’environ 50 millions d’euros et il y a 122 millions d’euros de réserves qui correspondent à des dividendes non distribués, maintenus en réserve pour assurer un autofinancement de la société RES. Le montant total des capitaux propres est de 172 millions d’euros. C’est ce qu’il faut apprécier et le mettre au dénominateur du ratio qui a été calculé précédemment.

M. le président Julien Aubert. La société date de 1995. Le chiffre original est de 500 000 euros. Lorsque vous faites votre opération, 13 ans plus tard, le capital se chiffre en millions. Cette augmentation du capital social procède en réalité des contrats éoliens et du subventionnement par l’État de cette énergie. Est-ce qu’elle procède de l’injection par l’actionnaire britannique de fonds au moment du rachat ?

M. Sébastien Dubois. Elle procède d’abord d’une prise de risque de l’actionnaire pendant 15 ans. À titre d’exemple, en 2019, nous injectons 30 millions d’euros à risque dans le développement de nouveaux projets. Comme vous le savez, l’obtention des autorisations est difficile dans l’éolien. Lorsque nous injectons 30 millions d’euros, le retour sur investissement est incertain. Ensuite, les projets s’étendent dans le temps. Les durées moyennes du développement d’un projet éolien sont entre cinq et sept ans, en France, voire plus dans certains cas extrêmes. Cela crée aussi un phénomène de rareté. Aujourd’hui, beaucoup d’investisseurs souhaitent placer leurs fonds propres dans ces beaux projets d’infrastructures, mais il y a trop peu de projets en France. Ils ne trouvent pas de sous-jacent physique pour investir leurs fonds propres. Ce phénomène de rareté leur fait payer cher les quelques projets développés. Il y a aussi la sécurité qu’offre le complément de rémunération aujourd’hui, le contrat d’achat, au titre de l’obligation d’achat dans les années précédentes, sur une période de 15 à 20 ans, en matière de prévisions des recettes. Pour ces raisons, puisque ces objets d’investissement sont présentés aux investisseurs lorsqu’ils sont complètement dérisqués, les investisseurs sont prêts à payer un prix fort, parce que les projets sont dérisqués. Cela contribue à terme à baisser le coût de l’électricité. Si l’on introduit des risques à différents niveaux, notamment réglementaires, les investisseurs vont souhaiter augmenter leurs exigences de rentabilité. In fine, cela va aboutir à une augmentation du prix de l’électricité.

M. le président Julien Aubert. Quelle est votre exigence de rentabilité actuellement ?

M. Sébastien Dubois. Celle des investisseurs dans les projets dérisqués se situe autour d’un TRI de 5 % environ.

M. le président Julien Aubert. Une première question sur le risque. Vous avez dit que l’éolien terrestre faisait l’objet des critiques les plus nombreuses. Dans ce cas, pourquoi investir quasiment à 90 % dans l’éolien ? Vous avez évoqué 800 mégawatts d’éolien terrestre 50 mégawatts de solaire.

M. Sébastien Dubois. C’est notre activité historique. Nous avons commencé par l’éolien et nous nous sommes diversifiés tardivement, trop tardivement, dans le solaire.

M. le président Julien Aubert. Depuis combien de temps ?

M. Sébastien Dubois. Nous sommes engagés dans le solaire depuis trois ans. Il y a une certaine inertie en matière de développement. Les premiers projets solaires commencent aujourd’hui à être autorisés.

M. le président Julien Aubert. Vous continuez à faire de l’éolien terrestre actuellement.

M. Sébastien Dubois. Bien sûr.

M. le président Julien Aubert. Au vu du risque de l’éolien terrestre, vous auriez pu décider d’intensifier votre activité sur le solaire, pour éventuellement diversifier et limiter ce risque.

M. Sébastien Dubois. Pourquoi ? C’est très simple et je rattache mon propos à la vision que je vous ai annoncée tout à l’heure. La vision de notre société est de produire une électricité compétitive et décarbonée. Aujourd’hui, en termes de coûts de production de l’électricité, l’éolien est très performant. Le dernier résultat de l’appel d’offres éolien T3 qui date de la semaine dernière indique un prix d’électricité moyen à 63 euros du mégawattheure. Il s’agit d’un coût complet.

M. le président Julien Aubert. Nous essayons de comprendre le fonctionnement. Je vais vous donner un autre chiffre. Cet expert a dit : « La rentabilité de la société était de 23,8 millions deuros en 2017, tandis que le capital social nétait que de 10,8 millions deuros ». Ces chiffres vous semblent-ils exacts ? Il me semble que vous avez parlé d’un résultat de 2,3 millions d’euros, ce qui n’est pas exactement la rentabilité.

M. Sébastien Dubois. Je n’ai pas l’historique de nos résultats. Je ne sais pas quelle est l’année de référence.

M. le président Julien Aubert. Le chiffre d’affaires peut-être ?

M. Sébastien Dubois. Je ne sais pas. Je n’ai pas l’historique de nos résultats financiers sur dix ans, je ne peux donc pas vous répondre en séance.

M. le président Julien Aubert. En 2017. Vous n’avez pas les chiffres de 2017. Il nous a dit : « La rentabilité de la société était de 23,8 millions deuros en 2017, tandis que le capital social nétait que de 10,8 millions deuros ».

M. Sébastien Dubois. Je reformule ce que j’ai dit tout à l’heure. Il ne faut pas apprécier que le capital social. Il existe différents moyens de financer une société et son développement. Il faut aussi prendre en compte les réserves. Il s’agit de 122 millions et il y a aussi les apports en compte-courant d’associés.

M. le président Julien Aubert. Les 122 millions d’euros de réserve sont en réalité le produit de vos recettes que vous avez mis de côté.

M. Sébastien Dubois. Oui, que nous continuons à investir en France.

M. le président Julien Aubert. C’est une activité risquée, fortement capitalistique, comme vous l’avez d’ailleurs pointé, mais qui n’est pas déficitaire.

M. Sébastien Dubois. Non, mais l’entreprise existe depuis plus de 20 ans. Cela ne s’est pas constitué en deux ans.

M. le président Julien Aubert. D’accord. Des start-up, dans les nouvelles technologies, connaissent des taux de progression importants, mais toutes les entreprises ne passent pas de 500 000 euros de capital social à un capital de 50 millions d’euros, dix ans plus tard, avec 122 millions d’euros de réserve. Nous enquêtons plutôt sur le sujet public. Vous disposez d’appels d’offres. Il y a des tarifs de rachat, des appels d’offres. Il y a un débat aujourd’hui pour savoir s’il faut aider ou pas cette filière. On nous dit de ne pas supprimer les aides parce que les projets ne sont pas assez matures et ne pourraient pas se faire. En parallèle, une entreprise nous dit qu’en dix ans, dans ce système, elle a réussi à mettre de côté 122 millions d’euros de réserve. Spontanément, cela plaiderait plutôt en faveur d’un arrêt de ces aides pour laisser ces entreprises faire leur miel, puisqu’elles en ont les moyens capitalistiques.

M. Sébastien Dubois. Aujourd’hui, je pense que nous devons tous nous féliciter que l’éolien produit un mégawattheure très compétitif et il existe encore des possibilités d’amélioration de la performance des actifs. Comparé aux autres moyens de production d’électricité, l’éolien est très avantageux en termes de coûts économiques. C’est un coût complet. Il en est de même pour le solaire. Cet effort de soutien public, depuis Éole 2005, a permis d’atteindre ces niveaux de performance.

M. le président Julien Aubert. Est-ce qu’il y a un intérêt de continuer à le faire ? Vous pourriez demain produire l’électricité et vous débrouiller pour la vendre. Vous êtes une entreprise avec des réserves, un capital et des moyens. Vous savez que les aides aux entreprises, en Europe, ne sont pas la règle. Expliquez-moi pourquoi nous devrions maintenir un système public à des entreprises qui ont par ailleurs des réserves qui fonctionnent très bien.

M. Jean-François Petit. Le sujet amène plusieurs réponses. Aujourd’hui, que ce soit sur l’éolien ou le solaire, les prix de l’électricité sont proches du prix de marché, voire seront inférieurs au prix de marché dans quelque temps. Les contrats de complément de rémunération sur 15 ou 20 ans, sont à 63 euros du mégawattheure dans l’éolien ou à 55 euros dans le solaire. Il est clair que dans les 20 prochaines années, ce prix moyen de complément de rémunération sera inférieur au prix du marché. Cela devient un rendement pour l’État. Cet argent remontera. Néanmoins, des professionnels comme nous ont besoin d’avoir une visibilité sur 15 à 20 ans pour avoir une certitude, au moment du financement de ces projets, de la régularité de cette rémunération. Sur le marché, nous avons une visibilité au jour le jour, au mieux au trimestre. Bien que la tendance du prix de marché de l’électricité soit à la hausse, ce qui justifie mes commentaires précédents, néanmoins, nous ne pouvons pas financer des projets aussi capitalistiques uniquement sur des courbes données par des organismes qui font des perspectives d’évolution du prix de l’électricité. Nous avons besoin de ces contrats de complément de rémunération sur 15 à 20 ans, qui, dès maintenant, ne doivent plus être considérés comme des subventions, puisque nous sommes au prix de marché. Je ne sais pas quelle est votre référence, mais regardons le prix réel de l’électricité qui comprend son raccordement, son démantèlement et son développement, soit un coût complet. Le coût offert aux opérateurs éoliens ou solaires couvre l’ensemble des coûts, sur l’ensemble de la vie du projet.

M. le président Julien Aubert. Nous avons un débat sur le coût plus général qui est le coût économique de réorganisation du réseau qui ne vous concerne pas, mais qui existe. Je comprends bien votre analyse, mais comme toute entreprise, vous allez sur un marché. Beaucoup d’entreprises décident d’investir massivement sur des produits technologiques et elles n’ont aucune certitude d’avoir un chiffre d’affaires garanti. Nous avons du mal à comprendre, car vous nous dites à la fois que vous êtes au prix de marché et qu’il ne faut pas laisser faire la loi du marché, modulo l’aspect capitalistique.

Ensuite, je voulais vous parler des méthodes de l’éolien. Vous avez expliqué que vous aviez eu vent de méthodes d’autres entreprises. J’ai trouvé deux articles de presse, l’un de lindépendant.com du 17 mars 2009, où vous avez assigné trois riverains de la future ferme éoliennes de Lacombe, au motif que ceux-ci avaient intenté un recours contre le projet, alors qu’ils s’étaient engagés à ne pas le faire. Vous aviez réclamé 2 641 817 euros, une somme record, demandée à la justice en réparation, puisque vous reprochiez à ces trois Audois d’avoir déposé un recours contre un projet de ferme éolienne au lieu-dit du Grand-Bois. Vous avez été déboutés purement et simplement. Ne considérez-vous pas que de telles démarches ne soient pas en mesure de faire reculer les personnes qui seraient hostiles à l’implantation d’éoliennes ? N’est pas une manière de faire peur que de dire : « Si demain, vous vous opposez, nous vous poursuivrons en justice et cela va vous coûter très cher » ?

M. Jean-François Petit. Il faudrait remettre dans le contexte le propos que vous venez d’indiquer. Ce projet a été fait de la manière dont doit se faire un projet, c’est-à-dire avec une concertation locale auprès des élus. Nous avons développé quatre projets dans le même territoire, avec un soutien des élus et nous avons rencontré les propriétaires qui étaient d’accord. Nous avons développé les projets dans ce cadre. Pour l’un des projets, pour la partie dite Grand-Bois, des propriétaires ou des exploitants sont revenus sur des engagements et des choses qu’ils avaient agréées, alors que le projet avait été développé depuis quatre ou cinq ans. L’entreprise avait investi à risque, avait développé. Tout le monde était d’accord et à un moment donné, pour une raison que l’on ignore, ces personnes sont revenues en arrière. Forcément, un rapport de force s’est établi. Au final, nous avons été déboutés et le projet s’est fait d’une autre manière. Un juste équilibre doit se faire et ne doit pas toujours aller dans le sens de la personne qui se plaint. Il faut revenir sur le contexte, sur l’histoire et avoir la totalité de l’information pour pouvoir juger de la situation.

M. le président Julien Aubert. Lors d’une autre audition sur l’éolien, on nous a parlé de signature d’un protocole d’accord provisoire où une clause indiquait clairement que l’on ne pouvait pas faire marche arrière. L’expert nous avait dit que c’étaient des clauses léonines. Vous nous dites que les personnes avaient donné leur accord et sont revenues sur leurs engagements au bout de quatre ans. Le protocole était-il provisoire ? Est-ce qu’ils avaient déjà signé un contrat ? Les contrats que vous signez doivent comporter un engagement. Ils doivent préciser les mesures en cas de rupture de contrat. Pourquoi passer par une action en justice, qui représente un montant important, si le droit du contrat vous protège ?

M. Jean-François Petit. Les contrats signés sont en général des promesses de bail. C’est une promesse des deux parties de respecter un certain nombre d’engagements. Nous nous engageons à développer un certain projet, dans certaines conditions, avec certaines positions. Nous ne pourrons développer que là où le propriétaire voudra bien que nous travaillions et explorions la possibilité d’installer des éoliennes. À l’inverse, si le projet est autorisé, cinq ou six ans plus tard, le propriétaire ne peut pas, à la fin, refuser le développement du projet. C’est une promesse. Nous n’utilisons pas le mot « protocole ».

M. le président Julien Aubert. C’est moi qui utilise le mot « protocole ».

M. Jean-François Petit. C’est une promesse et l’engagement est pris au moment de la signature de la promesse. Il y a des clauses dans les promesses. Il est possible de renoncer à un engagement. Il est prévu des délais, mais une fois que la promesse est signée, 6 ou 7 ans plus tard, selon les éventuels recours ou la durée de l’instruction, la personne ne peut pas revenir sur ses engagements, au moment où l’option est levée.

M. le président Julien Aubert. Pourriez-vous nous communiquer un modèle de promesse ? Est-ce que la promesse a valeur de contrat ?

M. Pascal Craplet. C’est une promesse de bail emphytéotique qui est signée devant notaire, en ce qui concerne la relation avec les propriétaires fonciers. Je ne parle pas des communes ou des éventuels partenaires de développement, mais avec le propriétaire d’un terrain sur lequel nous avons l’intention d’implanter des machines, nous signons une promesse de bail emphytéotique pour une durée déterminée, généralement très longue, et elle fera ensuite l’objet d’un acte notarial.

M. le président Julien Aubert. C’est comme une promesse de vente pour un particulier. Vous pouvez la rompre si vous n’avez pas votre prêt bancaire. Des conditions permettent de rompre la promesse. Quelles sont les conditions objectives qui permettent de rompre une promesse qui est signée ?

M. Jean-François Petit. Si nous n’avons pas le financement, mais nous sommes bien placés pour financer nos projets. Si nous n’avons pas le permis. S’il n’y a pas de raccordement possible. Cette promesse est signée très en amont du projet, que ce soit avec des communes ou avec des acteurs privés, à un moment où nous n’avons pas la certitude que le projet pourra se faire. Ensuite, nous déroulons tout le développement. Une fois seulement que nous avons les autorisations purgées de recours, nous pouvons lever l’option.

M. le président Julien Aubert. Qu’en est-il si vous modifiez le projet ? Lors de la signature de la promesse, le projet peut être d’implanter cinq éoliennes et au final, le projet peut être d’en implanter quatre, mais peut-être plus grande avec un moteur plus grand, etc. Est-ce que cette évolution est une condition qui peut permettre à celui qui avait accepté de se retirer du projet ? Il a signé pour un mât de 100 mètres de hauteur, et au final, la hauteur est de 200 mètres.

M. Jean-François Petit. Chaque projet peut disposer de conditions spécifiques. Il est très rare que l’ensemble du projet concerne un même particulier et qu’une même promesse, concerne cinq, six ou dix éoliennes. Cela arrive en général avec des collectivités locales qui ont des territoires plus vastes. Au cas par cas, en échangeant avec les propriétaires, nous pouvons être amenés à indiquer certaines précisions sur un nombre d’éoliennes, rarement sur les hauteurs. L’accord se fait sous seing privé. Ce sont donc des éléments qui peuvent être encadrés à la demande des propriétaires, si nécessaire.

M. le président Julien Aubert. Si l’un des deux ne respecte pas les conditions, il y a des sanctions. Quand vous achetez une maison et que vous vous retirez pour de mauvaises raisons, des sanctions peuvent être prises. Pourquoi être passé devant un tribunal pour réclamer des dommages et intérêts, s’il suffit d’inclure dans le texte signé que si la partie co-contractante ne respecte pas ses engagements, la pénalité sera de tant ? Pourquoi avoir demandé à un tribunal de fixer un montant ? Vous avez d’ailleurs perdu. Je suppose que le tribunal n’a pas été convaincu par votre chiffrage.

M. Jean-François Petit. Pour être très franc, je pense qu’il nous sera difficile de répondre à l’instant parce que nous n’étions pas, les uns et les autres, à la direction de cette entreprise en 2009, vous avez indiqué 2009. Est-ce que nous pouvons vous produire une réponse ultérieurement sur ce point particulier ? Je note.

M. le président Julien Aubert. J’ai une dernière question. Vous avez parlé des méthodes en disant que vous ne vous livriez pas à certaines pratiques. Je cite un extrait de la presse régionale LEst républicain, dont le Haut-Doubs, à Pontarlier. Je cite le préfet de région, Jacques Barthélémy à l’époque : « Dailleurs, lentreprise Éole RES sest très mal conduite, elle a cherché à nous forcer la main et sest montrée très désagréable avec ladministration. Elle sest crue en terrain conquis et ses pressions ont été insupportables. Il y a même eu de la malhonnêteté dans la simulation informatique qui ne nous montrait pas tout. On nous a aussi dit que certaines histoires étaient dérisoires. Or, si lon sen tient à lintérêt économique, en réalité, ce que lon aurait pu faire alternativement – il fait référence à des sites qui ne nous intéressent pas – rapportait actuellement plus que les éoliennes. » Ce préfet de région dénonce, dans la presse locale, les méthodes de votre entreprise. Expliquez-nous comment cela a pu arriver. Quand le rapporteur vous a interrogés sur la manière dont vous gérez, vous n’avez pas souligné ce cas et il y en a peut-être d’autres.

M. Pascal Craplet. Je n’ai pas d’appréciation particulière à apporter sur Jacques Barthélémy, que je connais un peu, puisque j’ai passé vingt ans dans le corps préfectoral avant de rejoindre RES. Je lui laisse la liberté d’avoir formulé un avis sur un projet qui par ailleurs est ancien, n’appartient pas et n’a jamais appartenu à notre société. Nous pourrons vous donner une contribution écrite pour éclairer cela. C’est pour être bien clair là-dessus.

Étant en charge des relations avec les autorités publiques locales, notamment les services préfectoraux et les services déconcentrés de l’État, je peux vous assurer que la concertation est véritablement le maître mot dans notre développement. Les autorités de l’État sont prévenues très en amont. Elles sont tenues au courant de l’instruction, avant même le dépôt du dossier. Il y a des échanges permanents. C’est véritablement une méthode de travail.

Par ailleurs, puisque vous avez parlé des méthodes de l’éolien, je suis mandaté par les deux directeurs généraux ici présents auprès de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, comme le correspondant de RES pour les questions relatives à la déontologie et aux rapports que nous pouvons entretenir avec les décideurs publics, qu’ils soient élus ou fonctionnaires de l’État. Nous nous sommes dotés des outils prévus par la loi pour respecter les méthodes de prospection, de développement, d’approche, de concertation et de dialogue, respectueuses des uns et des autres.

M. Jean-François Petit. Je crois que ce que vous indiquez date de 2004, 2005, 2006.

M. le président Julien Aubert. Non. Je n’ai pas la date, mais il a été préfet de Région entre 2007 et 2010. Vous avez repris l’entreprise en 2008.

M. Jean-François Petit. Comme je l’indiquais dans mon propos en répondant à Madame tout à l’heure, il y a 15 ans, les approches étaient moins calées et moins fair, pour prendre un terme anglais, qu’elles le sont aujourd’hui. Il est donc possible qu’à cette époque, certaines de nos équipes aient eu des comportements appréciés de cette manière.

M. le président Julien Aubert. Les propos ne sont pas très aimables de la part d’un préfet de région. Monsieur le Directeur, vous semblez les minorer, mais comprenez qu’un préfet de région ne parle pas tous les jours d’une entreprise qui cherche à forcer la main, qui est très désagréable et qui se croit en terrain conquis, avec des pressions jugées insupportables et une malhonnêteté dans les simulations données. Vous dites que vous lui laissez la responsabilité de ses propos, mais quelles conséquences en avez-vous tiré ? Pouvez-vous éventuellement nous expliquer ?

M. Jean-François Petit. Pouvez-vous me donner le nom de la commune ?

M. le président Julien Aubert. Le tollé suscité par le rejet du projet éolien Crêt Monniot, en Franche-Comté. Je suppose que ce projet ne s’est pas fait.

M. Jean-François Petit. Absolument.

M. le président Julien Aubert. D’ailleurs, la DIREN, à l’époque, avait fait connaître son opposition qui avait mal été entendue.

M. Jean-François Petit. Preuve que non puisque le projet n’a pas été autorisé.

M. le président Julien Aubert. Visiblement, il a ensuite arrêté le projet, en vous en attaquant publiquement dans la presse. Vous n’avez pas de commentaires à faire.

M. Jean-François Petit. C’est un projet auquel nous n’avons pas donné suite. Nous l’avons défendu, peut-être, à l’époque, de manière maladroite. Ce projet a été arrêté par RES.

M. le président Julien Aubert. D’accord. Madame la rapporteure.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert. J’avoue que je suis curieuse du manque d’informations dont vous disposez sur ces dossiers. Certes, ils datent un peu et visiblement, un changement de direction est intervenu à des périodes qui sont plus ou moins celles-ci. Est-ce que vous pourriez nous faire un retour sur la date précise de ces dossiers pour savoir si vous étiez en déjà en place ou pas ? Êtes-vous tenus responsables après coup de pratiques qui ont été visiblement assez brusques, voire brutales vis-à-vis des territoires par le passé, avant de changer de méthodologie et de management de manière ultérieure ? Combien de personnes compte votre entreprise pour que vous n’ayez pas connaissance des méthodes de ceux qui les appliquent ? C’est un peu étrange. Pouvez-vous m’expliquer ?

M. Jean-François Petit. Le projet dont il est question s’est probablement développé en 2006-2007. J’étais moi-même déjà dans l’entreprise et je vois très bien de quel site il s’agit. J’y suis allé, j’ai participé à une commission des sites et je n’ai pas le souvenir que nous ayons été insultants, à aucun moment, au cours de cette réunion. Nous avons aujourd’hui une centaine de projets éoliens et une centaine de projets solaires en cours de développement, avec des taux de succès variables et des temps de développement étalés entre trois et sept ans, voire plus dans certains cas. Nous avons plus de 200 personnes au total, dans différentes agences et différentes régions. Nous ne sommes pas au quotidien sur tous les dossiers et nous ne sommes pas informés au quotidien de tous les écarts possibles que vous semblez indiquer. Laissez-nous reboucler tout cela. Ce projet date de 2006-2007 et il a été abandonné par RES, suite à un refus de permis de construire. Nous n’avons pas donné suite, nous n’avons pas insisté, nous avons arrêté.

M. Pascal Craplet. Par ailleurs, nous pourrions produire de nombreux témoignages encore extrêmement récents qui certifient l’excellence des relations que RES a pu conclure avec des élus locaux. J’étais samedi dernier dans la Meuse, inaugurant le dernier parc éolien mis en service par RES, avec des élus qui se sont félicités des relations qui existent avec la société RES depuis des années. L’exemple du préfet Barthélémy cité par Monsieur le Président est intéressant. Je pense qu’en défense, nous pouvons citer de très nombreux exemples décrivant le contraire.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert. Est-ce que vous avez des chartes ? Vous parliez de charte qui pourrait s’appliquer à la profession. Avez-vous une forme de charte interne vis-à-vis de vos collaborateurs sur les bonnes pratiques, sur les bonnes méthodes ? Je comprends bien que sur 200 collaborateurs, un professionnel sur un chantier peut avoir une méthodologie qui n’est pas tout à fait celle de l’entreprise. Avez-vous en interne une charte qui dicte les procédures à mener et dans quel ordre ?

M. Jean-François Petit. Nous avons des procédures et nous appliquons une charte qui est celle de France énergie éolienne. Nous n’avons pas une charte RES, nous respectons la charte de France énergie éolienne. Nous avons des procédures qui indiquent notamment, quand nous développons un projet, à quel moment nous devons rencontrer les élus, à quel moment nous devons rencontrer les propriétaires, etc. Tout cela est décrit dans des process normés et respectés autant que faire se peut. Lorsqu’ils ne sont pas respectés, nous faisons des retours d’expérience et nous essayons de comprendre pourquoi ils n’ont pas été respectés. Des incidents peuvent survenir de temps en temps et nous essayons de revenir sur ces sujets pour améliorer nos process et le niveau des équipes.

M. le président Julien Aubert. Dans la relation avec les élus, j’en profite pour vous dire, étant un élu du Vaucluse, qu’avant de faire un communiqué de presse pour menacer de représailles judiciaires, vous ne m’avez pas appelé pour essayer d’avoir un contact qui aurait pu permettre éventuellement de dissiper les doutes. C’est pourquoi je vous interroge sur ces autres sujets. Je comprends que le relationnel s’améliore avec le temps, mais j’ai cherché quelques éléments. Il en est de même d’ailleurs pour les riverains. Réclamer 2,6 millions d’euros est tout de même une méthode assez lourde de dire : « Elle est de nature à le faire plier ». Je comprends que vous ayez vos risques et qu’au terme d’un projet, ces pratiques peuvent être très agaçantes, mais au-delà du coût économique de l’éolien ou de l’apport économique, nous essayons d’apprécier le critère de l’acceptabilité sociale. Nous sommes également démarchés par un très grand nombre de collectifs qui nous expliquent qu’en réalité, lorsqu’ils manifestent une opposition, visiblement, personne ne prend en compte leurs arguments. C’est en cela que le rapporteur et moi-même essayons d’établir un juste équilibre, sans plomber une industrie, mais en essayant de faire en sorte qu’elle ne dispose pas de privilèges exorbitants par rapport à d’autres secteurs d’activités.

M. Jean-François Petit. Nous avons fait un communiqué de presse, suite à une commission où nous avions entendu des propos citant une autre commission qui avait eu lieu le matin même, qui n’était pas enregistrée et sur laquelle nous n’avions pas le verbatim. Nous avons donc réagi pour corriger des éléments que nous avons d’ailleurs confirmés aujourd’hui d’ailleurs, qui nous paraissaient erronés et qui avaient été cités l’après-midi. Nous ne nous serions pas permis de vous menacer, Monsieur le Président. C’est ce qu’ont indiqué les titres de journaux suite à notre communiqué de presse. Notre communiqué de presse indiquait que n’ayant pas tous les éléments, nous nous réservions le droit d’aller plus loin. Nous avons tardé à avoir les éléments de l’intervention du matin de l’association qui a porté ces propos. Depuis, nous avons essayé de prendre contact avec votre cabinet et nous n’avons pas pu trouver de date pour vous rencontrer personnellement. Nous le regrettons, mais je pense que nous avons pu nous expliquer aujourd’hui.

M. le président Julien Aubert. Il était préférable de le faire en commission. Pour votre plus parfaite information, l’article 26 de la Constitution protège la liberté de parole des parlementaires. Par conséquent, il y a une forme d’invulnérabilité judiciaire, heureusement d’ailleurs, sur les propos qui sont tenus en hémicycle et au Parlement. Sinon, vous imaginez que tout étant filmé, nous serions dans l’impossibilité de débattre, ce qui serait dommageable au regard des problématiques qui nous sont soumises. Il est 19 heures 58. Je pense que le moment est venu de lever cette séance. J’espère que cette audition vous aura permis d’exposer vos arguments.

Laudition sachève à dix-neuf heures cinquante-huit.

*

*     *

15.   Audition, ouverte à la presse, de M. Daniel Chateigner, professeur des Universités, et de Mme Liliane Reveillac, membres du Collectif scientifique national méthanisation raisonnée (CSNM), de MM. Freddy Garcia, Sebastien Almagro et Mme Anne Danjou, membres du Collectif national vigilance méthanisation (CNVM) (20 juin 2019)

Laudition débute à neuf heures dix.

M. le président Julien Aubert. Je suis ravi d’ouvrir cette première audition. Nous recevons le Collectif scientifique national méthanisation raisonnée (CSNM) représenté par M. Daniel Chateigner, professeur des universités, et Mme le docteur Liliane Reveillac, médecin hospitalier ainsi que le Collectif national vigilance méthanisation représenté par M. Freddy Garcia, M. Sébastien Almagro et Mme Anne Danjou. À l’occasion de cette audition, pourrez-vous nous expliquer la différence entre ces deux collectifs ?

Au cours des différentes auditions sur la filière du gaz, la méthanisation a été présentée comme la solution permettant au gaz de passer de la catégorie des énergies fossiles – le gaz naturel importé – à celle des énergies renouvelables – le biogaz produit en France – tout en offrant aux agriculteurs une source complémentaire de revenus. Plusieurs interrogations sur l’impact environnemental de la méthanisation sont apparues au fil de ces auditions, notamment celles portant sur la qualité des intrants, leur disponibilité, la concurrence éventuelle au détriment par exemple des surfaces destinées aux cultures alimentaires ou encore celles portant sur la prévention des nuisances qu’il s’agisse de la qualité de l’air, de l’eau ou des sols.

Nous allons vous donner la parole pour une vingtaine de minutes. Ensuite, les membres de la commission d’enquête, et notamment notre rapporteure, Mme Meynier-Millefert, vous interrogeront. Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais demander aux personnes qui comptent s’exprimer de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

(MM. Chateigner, Garcia, Almagro et Mmes Reveillac et Danjou prêtent successivement serment.)

Mme Anne Danjou. Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames, messieurs les députés, nous vous remercions de nous permettre de nous exprimer devant la commission d’enquête parlementaire. Il y a deux raisons aux dérives de la méthanisation que nous voyons partout en France. D’une part, les unités de méthanisation sont en autosurveillance et peuvent ne faire l’objet d’aucun contrôle pendant des années. D’autre part, les services de l’État – directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL), directions départementales de la protection des populations (DDPP) et autres – ferment les yeux au prétexte que – selon ce que nous a dit un ancien sous-préfet – « la méthanisation, c’est la politique de la France, il va falloir vous habituer ». En cas d’appel au secours des populations, les services de l’État, dont ce serait la responsabilité, ne se sentent pas concernés.

Un exemple valable pour toute la France et relatif à Valdis à Issé en Loire-Atlantique : monsieur le maire fait part de sa déception concernant la méthanisation qui, lui avait-on dit, ne devait pas engendrer de nuisances olfactives. Devant l’absence d’installation du bio filtre prévue dans l’arrêté, Mme Fadda, inspectrice des installations classées, rappelle que ces prescriptions incombent en priorité à l’exploitant, notamment au titre de l’autosurveillance. Le sous-préfet indique que l’autosurveillance est la règle générale en matière d’installation classée et qu’elle n’a pas à être assurée par les services de l’État. On aurait été en droit de s’attendre à une réaction indignée de l’inspectrice et du sous-préfet : c’est en effet le bio filtre qui manque à l’appel. Or, pas du tout ! C’est un exemple, et nous en avons des dizaines. De nombreuses unités de méthanisation ne respectent donc ni leur arrêté d’autorisation, ni l’article L. 511.1 du code de l’environnement censé protéger les populations et l’environnement. Ils savent qu’ils n’auront pas de sanction.

À Soudan, en Loire-Atlantique, vingt-trois veaux sont morts dans les 48 heures suivant leur naissance. Le forage d’eau potable, à 47 mètres de profondeur, est contaminé par des coliformes, bactéries d’origine fécale qui passent dans le lait. En cause, un méthaniseur, ses jus et ses fosses. Les analyses de 2018, suite à la mort des veaux, présentaient un taux de coliformes inférieure à un. Un an après, en juin 2019, il y a quelques jours, malgré tous les travaux effectués en surface pour mettre fin à la pollution, les coliformes sont à huit. La nappe profonde est contaminée.

Depuis 2017, les trois moteurs de cogénération de Valdis à Issé, Loire-Atlantique, dégazent plus de NOx et la torchère plus de CO2 qu’il n’est autorisé. Dans les deux cas, il n’y a pas de réaction de la DDPP sauf suite à l’intervention des associations.

Méta-Bio-Énergie pollue l’air de Combrée, Maine-et-Loire, depuis neuf ans. Qui le supporterait ? Le maire et la DREAL sont aux abonnés absents. Énième courriel de la présidente de l’Association des riverains de la forêt d’Ombrée et de ses environs (ARFOE) ce week-end de la Pentecôte, qui signale, une fois de plus, des nuisances olfactives et sonores récurrentes, une odeur d’œuf pourri, sulfure d’hydrogène (H2S), mais aussi des odeurs de gaz qui irritent les voies respiratoires.

« La méthanisation un cercle vertueux », nous annoncent les agences de l’État. Concernant les intrants, il y a toutes sortes d’abus. Entre ceux qui viennent de l’Allier ou du Haut-Rhin – 1 700 kilomètres aller-retour – de Rungis – 600 kilomètres aller-retour – ou les hectares de maïs irrigués qui finissent dans un méthaniseur en pleine période de sécheresse.

Autre exemple de dérive, les digestats, dont les agences de l’État et les sociétés de conseil disent et écrivent qu’ils ne sentent rien, qu’ils sont inertes et stables, sans gaz, alors que partout en France du nord au sud, de l’est à l’ouest, les populations voisines de méthaniseur, zones de stockage, zones d’épandage s’en plaignent fortement mais ne sont jamais entendus. Dans certaines unités, les déchets ne restent que trente à quarante jours dans le méthaniseur quand d’autres unités les laissent jusqu’à 14 jours. Le digestat n’est pas mature à 50 jours : il est encore chargé en gaz. Si l’on veut protéger les populations et l’environnement, il faut imposer une durée de séjour des déchets longue et obligatoire pour tous les méthaniseurs. C’est une mesure de santé publique. La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité selon la définition de l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

Il existe un nouveau type de preneurs d’otages dont on commence à voir les effets : les méthaniseurs. Les riverains des unités de méthanisation ne sont plus libres de partir vivre ailleurs simplement parce qu’ils ne peuvent plus vendre leur maison. Pour faire cesser ces situations, il faut imposer de grandes distances d’éloignement des habitations riveraines et des sanctions financières exemplaires à tous ceux qui enfreignent leur arrêté d’autorisation et ne respectent pas le code de l’environnement. Pollution de l’eau, de l’air, des terres nourricières : lorsque ces situations sont récurrentes, des fermetures de sites s’imposeraient. Des lois ou des décrets doivent aller dans ce sens pour permettre au gouvernement de prendre des mesures et d’exiger des préfets leur application.

M. Freddy Garcia. Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les députés je suis président de l’association Gouy Quiétude à Gouy-sous-Bellonne dans le Pas-de-Calais situé entre Douai et Arras et représentant nord-est pour le collectif national vigilance méthanisation.

Les projets de méthanisation sont avant tout des projets de territoire, qui soulèvent des interrogations légitimes et pour lesquels la population ne peut être exclue. Or, par ses choix et l’allégement des contraintes pour libérer les énergies d’entreprenariat et pour favoriser l’émergence de la filière méthanisation, le législateur a créé un déséquilibre notoire entre les professionnels et les résidents. Aussi, la méthanisation ne peut pas tirer sa légitimité de lois et décrets favorisant des intérêts financiers au détriment des populations riveraines et au risque de voir émerger de plus en plus de crispation, de rancœur, voire une défiance indéfectible des populations. La méthanisation ne peut pas se résoudre par une simple question d’acceptabilité. Elle doit obligatoirement se faire par une intégration et une acceptation sociale. Mais comment parler d’acceptation sociale quand le monde agricole lui-même est divisé sur l’avenir de la profession et de ses inégalités, lorsque les projets sont de plus en plus cachés et imposés contre l’avis de la population, parfois contre l’avis des maires et des communautés de communes, lorsque ces usines s’installent à 50 mètres des habitations et des édifices publics comme les écoles, sur des zones karstiques et aquifères comme les nappes phréatiques, à 35 mètres des zones de captage d’eau potable et des cours d’eau allant jusqu’à 100 tonnes de déchets par jour avant que les enquêtes publiques et les études d’impact de sol ne surviennent ? Il est encore plus difficile de comprendre par exemple l’implantation de trois méthaniseurs au kilomètre carré, comme cela se passe dans certaines régions, sous couvert des lois et décrets dont usent les porteurs.

Les sujets sont nombreux et impactent la vie quotidienne de nos concitoyens de manière significative. Je pense aux nuisances olfactives par l’exploitation et le stockage des déchets et du digestat, aux trafics routiers avec les contraintes et les dégradations liées et le coût de réparation supporté par la collectivité puisqu’aucune taxe n’est perçue, à la préservation du cadre de vie et du respect de la propriété, à la préservation des ressources en eau potable et des cours d’eau en général, au devoir de protection et de précaution pour la santé publique, à la biodiversité de nos régions, à la protection des cultures nourricières humaines et animales, au développement futur de ces unités et aux conséquences mais aussi au devoir de sécurité avec le risque d’accident volontaire ou involontaire. À ce sujet la base de données « Analyse, recherche et information sur les accidents » (ARIA) du Bureau d’analyse des risques et pollutions industriels (BARPI), bien qu’incomplète, recense de plus en plus d’accidents d’explosion et de pollution dues à la méthanisation et ce dans des proportions inquiétantes, avec un pic plus soutenu ces deux dernières années. En Lot-et-Garonne, un cordon de protection d’un rayon de deux kilomètres contre le risque d’explosion et le risque d’intoxication par les émanations de gaz a été mis en place pendant une semaine. Cela témoigne aussi de l’exposition des services de sécurité, de nouvelles situations difficiles et d’une mauvaise prise en considération de l’évaluation des risques réels.

Nous suggérons de redonner plus de clarté, d’information et de sécurité aux populations. Il est temps de repenser notre système de manière plus démocratique et participative. Ce n’est pas contre la population, mais avec elle, que la transition énergétique se fera.

M. Sébastien Almagro. Monsieur le président madame la rapporteure, mesdames et messieurs les députés, nous le savons tous : le réchauffement climatique est là et nous devons l’enrayer. Tout récemment, un article paru dans Le Monde soulignait un accroissement du taux de méthane dans notre atmosphère qui battrait un record vieux de 800 000 ans, et cela au cours de la dernière décennie.

À une époque où le taux de méthane ne fait que s’accroître dans l’atmosphère, est-il bien raisonnable d’aller produire du méthane avec des bactéries qui ont été potentiellement modifiées et qui vont être produites à des échelles encore jamais atteintes sur le territoire ? Ensuite, il faut bien comprendre que le méthane est un gaz à fort effet de serre, environ vingt-cinq fois plus impactant que le dioxyde de carbone. Méthane et dioxyde de carbone sont des molécules volatiles et génèrent donc un carbone qui se retrouve dans l’atmosphère. Alors, est-il bien judicieux de risquer d’augmenter ce taux de carbone, soit en produisant du méthane, soit en consommant ce méthane qui au final était du carbone qui avait été fixé par la nature ? Actuellement, on s’aperçoit que les puits de carbone de notre environnement, l’océan, les forêts et les sols semblent tomber en panne et c’est une des explications qui est avancée dans l’article du Monde et dans d’autres articles scientifiques. Est-il alors judicieux de continuer à mettre du carbone dans l’atmosphère alors que nous avons la possibilité de le laisser fixé par la nature ?

Concernant l’aspect agro-industriel de la méthanisation, on peut tout d’abord se questionner sur la pertinence de l’utilisation des fonds publics. Les projets sont fortement subventionnés par l’État et des collectivités territoriales, à hauteur de 15 % à 20 %, et sans contrepartie du type actionnariat par exemple. De plus, les exonérations de taxes sur le foncier bâti et non-bâti, de contribution foncière des entreprises, etc., ne sont pas payées par ces exploitations de type agricole. Par ailleurs, les collectivités locales, le plus souvent, ont des portefeuilles relativement minces et doivent s’occuper par exemple de l’entretien des voiries. Un méthaniseur agricole génère le passage de 13 000 camions par an. Pour les subventions, c’est 1,7 million d’euros de subvention pour 2,5 emplois créés. Quelle est la retombée locale d’une telle industrie sachant que la plupart des communes ne sont pas connectées au réseau de gaz car trop petites ? L’argent qui gravite autour de la méthanisation semble attirer des convoitises et cela a été souligné le 13 mars dernier dans un article du Canard enchaîné.

On peut également s’interroger sur la violence que représente l’installation de tels projets à l’égard des riverains. 13 000 camions par an, ce n’est pas La petite maison dans la prairie ! Ce n’est pas une petite ferme !

La question des services de l’État se pose aussi. La DREAL du Grand Est, via un organisme tiers, et cela a été constaté par huissier, promeut des stratégies d’isolement des opposants.

À une époque où nous avons besoin de plus de démocratie et de moins de carbone dans l’air, ne faudrait-il pas repenser la place de la méthanisation dans notre monde actuel, c’est-à-dire celui XXIe siècle ?

Mme Liliane Reveillac. Je suis médecin, j’habite dans le Lot et je m’occupe de méthanisation depuis que je me suis rendu compte, il y a deux ans et demi, que celle-ci était néfaste à l’eau potable. Notre département est alimenté en eau potable uniquement par de l’eau souterraine. Ce sont des zones à préserver pour le futur mais qui sont déjà polluées par les lisiers et donc les digestats liquides vont venir augmenter les possibilités de pollution. Tout à l’heure, vous disiez que les coliformes étaient à 8 par milligramme chez vous : indépendamment du digestat, chez nous, ils sont au-dessus de 100. Toutes les eaux sont contaminées, y compris par des parasites, des bactéries et des virus. Donc nous avons ce gros problème. Les risques sanitaires sont majeurs pour les habitants et pour les animaux puisque les agriculteurs doivent donner de l’eau potable à leurs animaux. Or une vache boit jusqu’à 100 litres par jour. Quand vous avez une ferme de 800 vaches, vous imaginez bien ce que cela représente en eau potable. Une vache pollue autant que dix habitants.

M. le président Julien Aubert. Que voulez-vous dire ?

Mme Liliane Reveillac. Une vache pollue autant que dix habitants. Cela veut dire que 800 vaches, cela fait 8 000 « équivalents habitants ». Donc, pour cette ferme, il faudrait une station d’épuration pour 8 000 équivalents habitants. Malheureusement, dans des villages de 100 habitants, il n’y a pas de station d’épuration. Donc, il y a obligatoirement de la pollution. Je pense que ce risque sanitaire existe ailleurs qu’en milieu karstique. Il existe dans toute la France, car il est lié à la méthanisation et parce que les sols peuvent épurer mais pas n’importe comment. Il existe des méthaniseurs vertueux, comme celui d’Évian qui filtre même l’eau de pluie afin d’assurer une non-pollution complète de la source. Mais la goutte d’eau qui tombe sur le pluviome d’Évian met quinze ans pour arriver à la source, alors que chez nous elle met deux heures. C’est-à-dire que la pollution met deux heures pour arriver au captage. Donc la pollution est globale et on multiplie les surfaces avec les digestats.

M. Daniel Chateigner. Nous avons recensé aujourd’hui environ 50 000 signatures de pétitions sur le territoire français. Cela nous fait un réservoir d’environ 100 000 personnes mécontentes qui sont impactées directement par les méthaniseurs. Le CSNM et le CNVM sont favorables à un mix énergétique qui intègre aussi la méthanisation. Nous ne sommes pas contre la méthanisation : elle a toute sa place, mais rien que sa place.

Concernant l’aspect agronomique, il faut souligner la non-utilisation du carbone organique du sol comme un carburant. Le jour où nous commencerons à utiliser le carbone organique du sol comme carburant nous appauvrirons les sols et c’est ce qui est en train d’être fait lorsque l’on pousse la méthanisation. Appauvrir le sol, c’est enrichir son infertilité, c’est le rendre infertile. Et rendre infertile un sol, c’est perdre la souveraineté alimentaire d’un territoire. Et aujourd’hui, nous allons dans ce sens. En plus de l’agriculture intensive qui est néfaste pour les sols, on rajoute de la méthanisation qui continue de pomper du carbone organique au sol. C’est ce qui est le plus dérangeant car nous allons tout droit vers un appauvrissement catastrophique du sol. Nous ne pourrons pas respecter la limitation à 4 ‰ de l’augmentation de la matière organique dans le sol, qui avait pourtant été signée par le ministère sous M. Le Foll.

Si nous allons à l’encontre de cela, nous perdrons notre souveraineté alimentaire pour un gain énergétique modeste. L’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) nous indique que la méthanisation a réalisé 25 % de l’objectif d’il y a cinq ans. C’est-à-dire qu’on annonçait il y a cinq ans une efficacité quatre fois supérieure à ce que l’on constate sur le terrain avec les meilleurs méthaniseur. Appauvrir l’alimentation du territoire pour gagner en énergie de manière très modeste est donc quelque chose qui doit nous interpeller tous et qui doit nous refaire voir la nouvelle PPE.

Dans cette PPE, nous avons quelques hypothèses de base de calcul qui impose de prendre uniquement en considération la conversion du charbon ou des énergies fossiles sans prendre en compte le reste de la méthanisation. On peut assez facilement imaginer que l’ensemble des méthanisations, telle qu’elle est prévue dans les scénarii de la PPE, va conduire à l’occupation d’environ six départements français couverts d’agriculture uniquement pour méthaniser. Tout cela pour 7 % à 10 % de remplacement du gaz naturel fossile ! Si vous voulez remplacer totalement le gaz naturel fossile en 2050, il va vous falloir 60 départements. C’est impossible. Ce constat réalisé il y a huit mois par les scientifiques du CSNM n’a pas été contredit pour l’instant.

Concernant les odeurs, les nuisances et les pollutions, les riverains, représentés par le CNVM, sont souvent contredits. Or, il y a beaucoup de riverains qui sont capables de comprendre que lorsqu’on commence à sentir des odeurs d’œuf pourri c’est qu’il y a du H2S et que c’est dangereux. Donc, légitimement, l’ensemble des populations s’inquiète.

La biodiversité des sols va aussi être impactée par la méthanisation et aucune mesure de cette biodiversité n’apparaît dans les 670 projets que nous avons pu analyser.

Il faut investir 1,2 million d’euros pour créer deux emplois directs. Sur ces 670 méthaniseurs, nous avons estimé entre 500 000 et 1 million d’euros la dépense par emploi direct créé. Ce n’est pas avec cela que l’on va résorber le chômage ! On n’aura pas les sous.

Je pense qu’il faut aller vers un système où l’on aura naturellement beaucoup plus de contrôles – des contrôles indépendants et non pas des autocontrôles puisqu’aujourd’hui la plupart des incidents découverts le sont par les riverains et non par les instances qui nous surveillent.

M. le président Julien Aubert. Si je résume vos propos, plusieurs critiques peuvent être faites. Premièrement, en extrayant du carbone du sol, on appauvrit et on émet du méthane dans l’atmosphère ce qui contribue au réchauffement climatique puisque le méthane a un impact 25 fois supérieur à celui du CO2.

M. Sébastien Almagro. Quand on produit du méthane, il peut y avoir des fuites sur le méthaniseur, et la présence d’hydrogène sulfuré dévore l’inox. Un méthaniseur s’use très vite. S’il y a 1 % de fuite dans un méthaniseur, cela équivaut à 25 % du dioxyde de carbone qui aurait été produit. À 4 % de fuite, vous perdez tout le bénéfice environnemental du méthaniseur. D’autre part, l’apport, notamment au niveau des digestats, d’un grand nombre de bactéries méthanogènes va peut-être contaminer les sols avec des bactéries qui vont produire encore plus de méthane qui augmentera dans l’atmosphère. Enfin, des véhicules qui circuleraient au biogaz, vont produire du méthane en le brûlant.

M. le président Julien Aubert. Avez-vous des chiffres qui montrent que les méthaniseurs ont actuellement des fuites ?

M. Daniel Chateigner. Il y a eu deux accidents récents en France, découverts par des riverains. L’origine des fuites peut être diverse.

M. le président Julien Aubert. Concernant les autres points que vous avez développés, j’ai retenu le non-respect des procédures environnementales avec un risque de pollution de l’eau. Pouvez-vous nous expliquer le lien entre la vache et la station de méthanisation ? Je n’ai pas compris si vous combattiez la présence de vaches en France ou pas ?

M. Sébastien Almagro. Un exemple : là où vous mettez 8 000 humains, vous allez mettre une station d’épuration. Là où vous allez mettre 800 vaches, vous n’en mettrez pas mais vous allez, au niveau du méthaniseur, concentrer de grandes quantités de matière stercoraires. Or, vous n’aurez pas forcément de mécanismes, comme à Évian, pour filtrer l’eau et limiter le risque de pollution accru des nappes phréatiques.

M. le président Julien Aubert. En suivant votre raisonnement, chaque fois qu’on a un élevage intensif de 800 vaches, on devrait mettre une station d’épuration.

M. Sébastien Almagro. La méthanisation impose aux éleveurs de concentrer toutes ces matières à un endroit très précis. Le problème, c’est la concentration locale.

M. Daniel Chateigner. Il y a un problème de métabolisme. La vache qui a suffisamment le temps de brouter et de ruminer crée une réaction d’aérobie et n’émet que très peu de méthane. La vache élevée de manière intensive – et nourrie avec du maïs ensilage immature et donc très riche en sucre – émet énormément de méthane. La faute revient donc à l’éleveur si la vache émet du méthane. Mais c’est un méthane qui est du biogaz, ce n’est pas un mauvais méthane.

M. le président Julien Aubert. L’urbanisme ou l’acceptation sociale est un sujet que vous avez développé. C’est la distance des riverains et vous avez cité quelques exemples. Votre quatrième argument est que cela coûte très cher pour peu d’emplois créés. Et enfin, vous regrettez que les intrants viennent de loin par camion ou que l’on transforme une partie de l’agriculture. Si on ne fait pas de méthanisation que faut-il faire ? Vous préférez une centrale nucléaire ?

M. Daniel Chateigner. La méthanisation à la ferme ne pose pas de problème. Et il y en a des méthaniseurs à la ferme, il y en a beaucoup d’ailleurs ! Mais à partir du moment où vous créez une usine en réunissant 10, 20 ou 120 agriculteurs au même endroit pour pouvoir injecter du méthane, vous allez avoir des pertes. Et cela, c’est le type d’usine qui n’est pas acceptable. Non seulement l’agriculteur perd son caractère d’agriculteur – il devient énergiculteur, il a les mains dans l’engrenage – mais en plus vous générez de nombreuses pertes. En station d’épuration ou en industrie agroalimentaire, il y a des gens compétents qui savent faire de la chimie et il n’y a aucun problème. Cela se fait depuis longtemps, cela marche et il n’y a pas d’accident, ou très peu. Mais si on ne met pas un personnel compétent dans un contexte où beaucoup de gens vont ramener n’importe quoi, on prend des risques. Or, c’est ce qui est promu dans la PPE.

M. Freddy Garcia. Les termes « agricole » ou « à la ferme » sont trompeurs. Aujourd’hui, une méthanisation agricole, c’est ramener 50 % d’intrants des élevages ou des cultures. Les autres 50 % viennent d’où on veut. Chez nous, par exemple, à Gouy-sous-Bellonne, on va chercher des fientes de volailles en Belgique. Cela n’a aucun intérêt. On voit donc arriver des produits très odorants, ou bourrés de métaux ou d’antibiotiques, avec des législations qui ne sont pas celle de la France.

M. le président Julien Aubert. Quelle station de méthanisation évoquez-vous ?

M. Freddy Garcia. Celle de Gouy-sous-Bellonne. Quand on parle de méthanisation agricole on ne parle pas de méthanisation à la ferme. À la ferme, on parle effectivement des déchets qui sont sur place. Lorsque l’on parle d’agricole, on parle de 50 % de produits qui viennent de diverses cultures d’élevage mais le reste peut venir de l’industrie agroalimentaire, de cantines industrielles. Les intrants sont tracés et déclarés mais c’est un « système équilibriste » où l’on joue aux apprentis sorciers.

Mme Anne Danjou. Un méthaniseur agricole, cela n’existe pas. La différence entre un méthaniseur industriel et un méthaniseur agricole, c’est la quantité d’intrants. Pour un méthaniseur agricole c’est 51 % d’intrants d’origine agricole et 49 % qui peut être d’origine agroalimentaire industrielle. Pour un méthaniseur industriel, c’est l’inverse : 49-51.

M. le président Julien Aubert. On peut avoir un méthaniseur industriel avec 51 % d’industriel et 49 % d’agricole et un méthaniseur agricole avec 51 % d’agricole et 49 % d’industriel. Il n’y a que 2 % de différence.

Mme Anne Danjou. On pourrait avoir cette différence-là, mais l’industriel est intéressé par les déchets industriels car il est payé pour les prendre. Mais le jour où l’agricole va devoir rentabiliser son méthaniseur agricole et où il constatera que ses intrants agricoles ne sont pas suffisants, il cherchera d’autres gisements. Aujourd’hui, les gisements intéressants ce sont les biodéchets qui ne sont pas des biodéchets mais des déchets biodégradables, qui proviennent de la grande distribution. Ils sont emballés et doivent passer par des installations de désemballage. Ces produits dont on ne connaît pas toujours la provenance peuvent venir de Chine, de l’autre bout de la planète. On ne sait pas comment ils ont été cultivés, traités, conservés mais ils peuvent représenter 49 % d’un méthaniseur agricole.

M. le président Julien Aubert. Visez-vous tous les méthaniseurs agricoles ou seulement les gros méthaniseurs ? Je suis allé visiter des installations où la ferme approvisionne son méthaniseur et le complète avec les deux fermes d’à côté. J’ai visité une autre installation où le gaz produit est utilisé pour chauffer les serres parce qu’ils font de la culture. Il y a donc un côté circulaire. Pouvez-vous préciser ce que vous attaquez ?

Mme Anne Danjou. J’habite à côté de deux méthaniseurs agricole. Un qui existe depuis déjà cinq ans : l’agriculteur fait son « business » avec ses propres intrants. Il alimente une chaufferie pour sécher du bois et il n’y a aucun souci. Lorsqu’un agriculteur travaille correctement et fait attention il n’y a pas de problème.

Cela devient dangereux lorsque l’agriculteur veut faire plus de « business » pour payer de gros emprunts, parce que sa culture de l’année est insuffisante ou parce que les cultures intermédiaires à vocation énergétique (CIVE) sont moins nombreuses et qu’il doit chercher un autre gisement. L’autre jour, alors que je participais à un séminaire de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), un agriculteur nous expliquait qu’il avait investi, avec quatre autres agriculteurs, dans un méthaniseur. Dès lors, il a dû embaucher quelqu’un pour s’occuper de sa ferme et sa principale préoccupation est de capter des intrants pour son méthaniseur. Ce n’est plus un agriculteur.

M. le président Julien Aubert. Faites-vous une critique théorique sur le fait qu’ils veulent gagner de l’argent ?

Mme Anne Danjou. Non pas du tout, c’est juste une réalité.

M. le président Julien Aubert. L’agriculture a toujours servi à l’énergie puisque lorsque les chevaux mangeaient de l’avoine pour permettre d’aller d’une ville à l’autre, il y avait bien une convergence entre l’agriculture et l’énergie.

Mme Anne Danjou. Nous avons deux inquiétudes concernant la méthanisation. On propose aujourd’hui aux agriculteurs un modèle qui n’est pas fiable : on les encourage à faire de très gros emprunts qu’ils auront du mal à rembourser. Il y a, j’en ai discuté avec un président de chambre d’agriculture, 94 % d’aléas dans les business plans prévisionnels pour un méthaniseur. Cela conduit 70 % des agriculteurs à avoir de grosses pertes financières.

M. le président Julien Aubert. Pourriez-vous, s’il vous plaît, transmettre à notre administrateur les références de cette étude ?

M. Freddy Garcia. Dans le Pas-de-Calais, la chambre d’agriculture, vient d’annoncer que dans quatre à cinq ans, cela serait la guerre des intrants. Aujourd’hui déjà, la Belgique et l’Allemagne achètent des intrants en France. Cette guerre d’intrants va être catastrophique pour l’agriculture française parce qu’il y aura des dérives. Nous aurons des méthaniseurs de grandes tailles, la guerre des intrants ressemblera à une foire d’empoigne, certains méthaniseurs risquent de fermer, des friches industrielles seront à la charge des collectivités.

M. le président Julien Aubert. Restons sur les faits.

M. Freddy Garcia. Il y a déjà un dépôt de bilan avec Géotexia.

M. le président Julien Aubert. Je vous ai posé une question à laquelle vous n’avez pas répondu. Que fait-on ? Si on vous suit, on ne fait plus de méthanisation.

M. Freddy Garcia. Je défends la vraie méthanisation à la ferme. Là, on aide véritablement l’agriculteur à utiliser son énergie et à éliminer ses déchets. Je dis bien « à la ferme ». Je ne dis pas « agricole ».

M. le président Julien Aubert. Est-ce la position des deux collectifs ?

M. Daniel Chateigner. Je pense qu’on prend les choses dans le mauvais sens depuis le début. Il n’est pas question aujourd’hui de partir d’en haut en disant : « J’ai 130 mégatonnes annuelles de déchets que je peux utiliser, peu importe le déchet, c’est ce que dit l’ADEME en 2015 et je méthanise tout ça ». Il faut d’abord regarder quels sont ces déchets, définir ce que sont les vrais déchets et voir ce qu’on peut faire comme gaz. Quand on aura pris le temps de faire cela, on aura défini notre système, il sera viable. On ne peut pas imposer d’aller vers 100 % de gaz naturel réalisé avec du biogaz : c’est une hérésie. La surface agricole utile n’est pas un milieu extensible à souhait. En France métropolitaine, nous avons 290 000 kilomètres carrés de surface agricole. Si vous faites 1 000 méthaniseurs, vous avez 290 kilomètres carrés par méthaniseur et ça fait un carré de 5 à 6 kilomètres de côté. Vous n’avez alors plus la possibilité d’aller chercher les intrants, puisque vous êtes réduits à 5 kilomètres.

M. le président Julien Aubert. Cela ne dépend pas de la taille du méthaniseur ?

M. Daniel Chateigner. Vous avez une surface qui est allouée et que l’on peut cultiver : elle fait 290 000 kilomètres carrés. Dans les scénarios de l’ADEME, ou dans ce qui est repris dans la PPE, on imagine 1 000 ou 2 000 méthaniseurs à l’horizon 2023. Avec 1 000 méthaniseurs pour 290 000 km2 on tombe à un méthaniseur tous les 5 kilomètres. Si c’est un méthaniseur à la ferme avec très peu de nécessité d’intrants, il fonctionne en autonomie et il n’y a rien à dire. Le problème, c’est que, dans les data bases dont on dispose, sur tous les projets et sur l’existant, les agriculteurs vont chercher leurs intrants à plus de 15 kilomètres en moyenne. Donc cela ne marche plus et c’est pour cela que la chambre d’agriculture le dit. On ne pourra pas aller plus haut. On est dans une situation où on est juste à la limite de la compétition entre agriculteurs : c’est grave cela !

M. le président Julien Aubert. D’où provient la notion des 15 kilomètres à laquelle vous faites référence ?

M. Daniel Chateigner. Des fiches des missions régionales d’autorité environnementale (MRAE), où il est précisé que les agriculteurs déclarent aller chercher leurs intrants dans un périmètre de 15 kilomètres en moyenne. Cela concerne les 650 méthaniseurs et plus précisément les 635 en fonctionnement. Il y aurait autant de projets. La réalité c’est que l’on parle d’une transition qui est plus qu’énergétique. On parle de la transition des agriculteurs qui se dirigent vers une énergie culture qu’ils ne pourront pas assumer malgré les dépenses conséquentes qu’ils auront engagées. Le prix moyen d’un méthaniseur est passé de 1 ou 2 millions à 5 à 10 millions. Aujourd’hui, ce sont les gros méthaniseurs qui sont recherchés. Les agriculteurs s’allient s’entre eux et les plus gros mangeront les plus petits.

M. le président Julien Aubert, président. Vous souhaitez différencier le petit méthaniseur du gros méthaniseur. Il existe ensuite des sujets d’acceptation sociale. Vous pouvez avoir un beau méthaniseur à la ferme avec 99 % d’intrants locaux récupérés à 3 kilomètres à la ronde, mais si vous l’autorisez à 50 mètres d’une école ou d’une habitation, vous aurez quand même des gens qui ne seront pas contents.

M. Daniel Chateigner. Le problème est né en 2015 avec la promotion des méthaniseurs géants. Avant, les petits méthaniseurs à la ferme ne posaient pas de problème. Cela permettait d’être maître de ses propres déchets. Si on investit beaucoup, on n’est plus maître.

M. le président Julien Aubert. Généralement, plus vous faites quelque chose de gros, plus vous avez besoin d’espace, plus vous vous éloignez des habitations. Expliquez-moi pourquoi à partir du moment où on a fait des structures plus grosses, on a décidé de les rapprocher des habitations ?

M. Freddy Garcia. Plus vous avez de gros méthaniseurs, plus vous devez faire venir des intrants, qui sont généralement stockés à l’air libre. L’État, à un moment donné, a dit : on va faire baisser le coût des canalisations et des raccordements. L’idée, je pense, était d’éloigner les méthaniseurs et éviter les désagréments, notamment olfactifs pour les populations. Or, on n’en voit pas du tout les effets sur le terrain puisque beaucoup de périurbains sont touchés. Il s’agit de villages situés à proximité de grandes villes. Pourquoi ? Parce que la bouche des raccordements est à 50 ou 100 mètres. C’est purement économique et c’est ce qui explique la proximité des installations et des habitations. Aujourd’hui, on ne se déplace plus sur le terrain : on regarde cela sur papier, cela colle avec la loi et alors les méthaniseurs s’installent à 50 mètres des populations.

M. le président Julien Aubert. Quel est l’état du droit ? Quelle est la distance minimale à laquelle je peux installer un méthaniseur par rapport à une école ou par rapport à une maison, à une habitation ? Quelle est la distance que vous proposez ? Quelle règle proposez-vous par rapport aux nappes phréatiques ?

M. Sébastien Almagro. La distance légale est de 50 mètres. Il y a des préfets qui commencent depuis peu à refuser des méthaniseurs à 60 mètres. Pourquoi met-on des méthaniseurs près des villages ? Quand on se promène dans nos campagnes, on constate que, souvent, les villages sont au niveau des nœuds routiers. Donc, si vous voulez être proche de plusieurs sources d’intrants qui viennent de loin, vous vous installez près des nœuds routiers. Deuxièmement, les méthaniseurs sont construits en zone agricole. Le plus souvent, les zones agricoles situées au ras des communs ne sont pas forcément celles qui produisent le plus. Le foncier n’est pas cher, notamment en raison de l’absence de ligne de gaz et cela peut permettre d’acheter des terres à un bas prix.

Concernant les distances, je pense qu’il faut prendre en compte la capacité du méthaniseur et celle des infrastructures routières. Dans le village de la Marne où j’habite, poids lourd passe toutes les une minute treize. La nuit ou le dimanche soir, c’est un toutes les deux minutes dix. Il faut absolument réfléchir en termes d’infrastructures routières, de présence de la population et de tonnage. Plus les méthaniseurs sont gros plus il faudra les éloigner, réfléchir à l’application de la norme IED (directive sur les émissions industrielles). Il existe des possibilités de se rapprocher mais elles coûtent très cher. Il faudra mettre en balance le bien-être des citoyens et la rentabilité de ces structures.

Mme Liliane Reveillac. Dans le Lot, tous les méthaniseur récupèrent de la chaleur. Ils se trouvent donc à proximité d’un réseau de chaleur.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Ma collègue Sandrine Le Feur, qui s’occupe beaucoup de méthanisation, a demandé dernièrement un rapport sur l’ensemble des impacts sur ce sujet. Dans l’exposé des motifs, elle explique que certains scientifiques ont constaté que « l’azote organique des effluents d’élevage devient par la méthanisation un azote ammoniacal, que la minéralisation n’est donc plus à faire et ne reste plus qu’à devenir un azote nitrique par un processus de combinaisons à l’oxygène pour être assimilable par les plantes mais cela le fait devenir très facilement lixiviable et l’utilisation de digestats de manière excessive peut très vite nuire à la qualité des eaux ». Pourriez-vous m’expliquer ce que cela signifie ?

M. Daniel Chateigner. À la sortie du méthaniseur vous avez le digestat. Cela représente 90 % de la masse entrante. Les 10 % restant sont effectivement du gaz qui contient à peu près 60 % de méthane. Finalement, le système est très peu efficace. Donc si vous avez 10 000 tonnes d’intrants, vous avez 1 000 tonnes de gaz et 600 kilogrammes de méthane. C’est une moyenne qui dépend des intrants. Les 90 % restants, c’est le digestat. Cela représente 9 000 tonnes de digestats. C’est énorme et il faut savoir quoi en faire. Dans ces 9 000 tonnes de digestat, vous avez à peu près 1 000 tonnes de digestat solide et qui est aujourd’hui ce qu’on nous vend comme un très bon fertilisant. Le digestat qui reste, les 8 000 tonnes, c’est du digestat liquide, principalement de l’eau ammoniacale à faible concentration, mais avec un pH de 8,5 ou 9, trop élevé pour que n’importe quel micro-organisme puisse y vivre correctement. Et ce digestat liquide, on va l’épandre. Cette eau ammoniacale est constituée d’ions à base d’azote que l’on nous vend comme un bon substituant aux engrais chimiques.

Ce n’est pas vrai, pour deux raisons : d’abord c’est un engrais chimique, ce n’est donc pas un substitut. Ensuite, c’est un mauvais engrais parce qu’il est – Sandrine Le Feur le disait bien – très lixiviable. En réalité, si vous voulez « booster » le métabolisme de la croissance des plantes il faut amener à la fois des ions ammonium, que l’on trouve dans le digestat liquide, et des ions nitrates. Là, la plante en profite. N’importe quel bouquin de première année d’université peut vous le montrer. Dans le digestat liquide, il n’y a que l’ammonium et il a tendance d’une part à s’évaporer fortement et d’autre part à filer dans les nappes. Il est très peu retenu par les plantes s’il est tout seul.

Et en même temps, il a participé à tuer une certaine partie de la faune du sol qui aurait pu permettre une décomposition et une absorption par les plantes : ce sont des bactéries ou des champignons. Donc le digestat liquide, si on l’épand, il tue la faune, la microfaune du sol même la macrofaune et il s’infiltre. S’il s’infiltre, il va s’oxyder à terme dans les nappes phréatiques et il créera des nitrates comme on le voit en Bretagne maintenant de plus en plus souvent et de plus en plus tôt dans la saison. Le reste va s’évaporer en créant des particules fines, des NOx – celles émises par les diesels et que l’on souhaite éviter – et il va aussi créer du N2O par oxydation dans l’air. Ce N2O a un pouvoir de réchauffement global qui est 300 fois plus fort que celui du CO2. Donc une partie infime d’évaporation de ce digestat liquide que l’on a épandu rend la balance très négative d’un point de vue environnemental.

Évidemment, tout cela n’est pas pris en compte dans les calculs lorsqu’on propose un projet parce que c’est impossible à calculer cela. Cela dépend de l’histoire du sol. L’ADEME, dans ses calculs, fait l’hypothèse de la neutralité carbone. Or, tout ce que l’on brûle met des années, des dizaines d’années, voire des siècles à être réincorporé dans les sols. Il y a un gros problème de calcul. Les méthaniseurs n’ont pas une balance positive d’un point de vue gaz à effet de serre. Il faut le dire et l’écrire car les calculs transmis par l’ADEME ne prennent pas en compte les bonnes hypothèses. Au mieux, cela peut être neutre. Mais avec les fuites, avec certains problèmes d’épandage, cela ne peut pas l’être. Si on veut respecter le projet de remplacer tout le gaz en 2050, on va nous conduire à construire 10 000 ou 15 000 méthaniseurs moyen. C’est impossible : avec un méthaniseur tous les 3 kilomètres, on n’aurait pas assez de surface pour avoir les intrants.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Avez-vous présenté ces faits à l’ADEME ?

M. Daniel Chateigner. Non. Nous avions été reçus au ministère, mais les personnes que nous avons rencontrées ne disposaient pas des chiffres de l’ADEME. Nous avons été refroidis et si la promesse de pouvoir assister à des réunions et discuter avec GRTgaz ou GrDF nous a été faite, rien ne nous a été proposé depuis. Or, la signature de la PPE, c’est dans quinze jours.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous avez dit que la DREAL fermait les yeux. Qu’est qui justifie votre propos ?

Mme Anne Danjou. La réalité ! Les DREAL au début viennent mais ne parviennent pas à faire cesser les situations insupportables pour les riverains et donc à un moment, ils démissionnent. Je pense aussi qu’ils ferment les yeux parce que la méthanisation, c’est politiquement correct. Les dépassements, lorsqu’ils sont constatés, ne font pas l’objet de mesures correctives. Cela, ce n’est pas normal.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous avez parlé d’un préfet qui avait dit que la méthanisation c’était la politique de la France et qu’il allait falloir s’y habituer.

Mme Anne Danjou. C’est un sous-préfet. On avait un souci avec une fosse à digestat de 2 000 mètres cubes à l’air libre qui dégazait. Il faut imaginer qu’à 400 mètres ça sentait le H2S dans les maisons alors que les portes et les fenêtres étaient fermées. C’était insupportable ! Le sous-préfet s’est déplacé et nous a dit que nous devions nous habituer, que la méthanisation c’était la politique de la France et qu’il fallait faire avec.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Les nuisances olfactives dont vous parlez, sont liées à des systèmes défectueux. On a des cas de méthaniseurs où on n’a pas les problèmes d’odeur. Est-ce qu’il y a des cas spécifiques de méthaniseur qui génèrent des odeurs particulières ? Comment les interdire ou faire en sorte qu’ils se développent moins ou à des distances plus importantes des maisons ?

Mme Liliane Reveillac. Les nuisances olfactives dépendent des intrants et de la durée de la méthanisation. Les déchets d’abattoirs, le sang n’ont pas les mêmes odeurs que les épluchures de fruits. Plus la durée de la méthanisation est longue, moins le digestat sentira mauvais à la sortie. Dans le Lot, les méthaniseurs de chez Andros ne posent aucun problème. Ces quatre méthaniseurs se trouvent à l’intérieur de l’usine où travaillent 1 300 personnes. Ils font du biogaz et alimentent des chaudières très importantes. Le tonnage des intrants est de 941 000 tonnes par an et permet la fabrication de 1 400 440 tonnes de digestat, qui est épandu. C’est énorme. Mais ce n’est que de l’eau de lavage des fruits, des épluchures de fruits donc uniquement du végétal. Il y a, comme à Évian, des moyens d’utiliser la méthanisation de façon vertueuse.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. C’est un sujet scientifique sur lequel il est très facile de se faire des idées fausses. C’est souvent le cas des sujets d’énergie. Pourriez-vous formuler pour cette commission, une liste précise de recommandations, avec plusieurs alternatives, qui permettraient de corriger toutes les déviances que vous avez listées ce matin ?

M. Daniel Chateigner. C’est ce que nous avions déjà fait mais de manière succincte.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Il serait intéressant de demander aux experts de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) d’étudier vos propositions et l’Office pourra aussi apporter un regard différent.

Mme Anne Danjou. L’ADEME écrit qu’il n’y a pas d’odeur : c’est inexact. Un digestat qui sort à 50 jours n’est pas mature et est chargé en gaz et en odeurs. Il faut arriver à imposer des durées longues de séjour des digestats et à ce moment-là, en effet, l’ADEME pourra dire qu’il n’y a pas d’odeur.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Pensez-vous qu’il faudrait avoir suivi une formation approfondie avant d’exploiter un méthaniseur ?

M. Daniel Chateigner. On ne peut pas confier à quatre ou dix agriculteurs qui vont avoir suivi une formation de quinze jours une usine de procédés industriels chimiques. Ce n’est pas possible ! Nous n’avons absolument pas peur des grosses usines : elles sont « blindées » d’un point de vue sécurité et cela marche très bien. Mettre entre les mains de personnes non-expertes des usines de type Seveso, cela n’a pas de sens et c’est cela qui est le plus dangereux. Cette tranche intermédiaire de dimensionnement de méthaniseur qui est évoquée dans la PPE n’est donc pas une solution.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Je vous remercie et je propose de conclure cette audition.

Laudition sachève à dix heures trente.

*

*     *

16.   Audition, ouverte à la presse, de MM. Olivier Becquet, Julien Trehorel et Sylvain Gallais, artisans pêcheurs, de M. Philippe Gendreau, entrepreneur en conserverie, et de Maître Morvan Le Berre, avocat (20 juin 2019)

Laudition débute à dix heures trente.

M. le président Julien Aubert. Pour notre seconde audition sur l’impact de l’éolien en mer, nous recevons le collectif pour un littoral sans éolienne (PULSE), représenté par MM. Olivier Becquet, artisan pêcheur en Manche, Julien Thehorel, artisan pêcheur en Bretagne, Sylvain Gallais, artisan pêcheur dans l’Atlantique, Philippe Gendreau, entrepreneur en conserverie, et maître Morvan Le Berre, avocat.

La question du conflit entre les différents usages de l’espace maritime est un aspect central de la question de l’éolien en mer puisque ce conflit peut exister même dans le cas d’un parc éloigné du rivage.

Nous allons vous donner la parole pour un exposé d’une trentaine de minutes puis nous vous poserons des questions. M. Quentin me suppléera lorsque je devrai m’absenter à divers moments. Néanmoins, avant que vous puissiez prendre la parole, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

(MM. Gendreau, Gallais, Le Berre, Becquet et Trehorel prêtent successivement serment.)

M. Olivier Becquet, artisan pêcheur. Je suis gérant de la coopérative des pêcheurs du Tréport. C’est une coopérative d’artisans pêcheurs associés de 77 adhérents. Je suis aussi capitaine de pêche et j’ai commencé ma carrière en tant que pêcheur à la pêche côtière. J’ai aussi navigué dans beaucoup d’endroits dans le monde : j’ai pêché la langouste en Mauritanie, la crevette en Asie, la gambas au Mozambique ainsi que dans tout l’Atlantique nord.

En 2005, un promoteur demande à mettre des éoliennes en mer dans une ancienne zone minée, pensant que cette zone n’est pas exploitée par les pêcheurs. Nous avons au port du Tréport 45 navires, autant au port de Dieppe, et une centaine sur 30 kilomètres entre la pointe d’Ailly, à l’ouest de Dieppe, et la baie de Somme au nord du Tréport. Pourquoi trouve-t-on une centaine de navires à cet endroit et seulement une dizaine au niveau du port de Fécamp ? Devant le port de Fécamp, il y a moins d’exploitations, les fonds sont plus durs à cause de la courantologie, les sédiments sont différents et d’ailleurs on y casse du matériel. L’espace situé entre la pointe d’Ailly et la baie de Somme a été modelé au fil des millénaires, de marées montantes et descendantes. Le dépôt de sédiments et ses reliefs, la faible hauteur d’eau, la lumière, la salinité, la courantologie en font un espace riche qui attire les pêcheurs. On y trouve en effet des espèces cibles à valeur ajoutée telles que la sole, le turbot, la coquille Saint-Jacques. Au Tréport, on pêche avec des filets, des casiers, des chaluts : on utilise toutes les techniques de pêche possible pour capter toutes les espèces qui vivent dans ces espaces. Dieppe, en revanche, est plutôt un port réservé à la coquille Saint-Jacques.

Le promoteur, M. Jean-Michel Germa, de la Compagnie du Vent – qui avait rencontré des difficultés avec les éoliennes terrestres –, s’est inspiré de ce qui se passait en mer du Nord. Il a donc choisi cette zone en raison de la hauteur de fond pour tenter de faire la même chose. Mais la Manche est une mer particulière, une des plus riches au monde, qui n’a rien à voir avec la mer du Nord où il y a une faible hauteur d’eau et moins d’espèces. En tant que capitaine de pêches, nous n’avons jamais pêché sur les côtes d’Allemagne. Nous commencions seulement au niveau du Skagerrak entre le Danemark et la Norvège pour pêcher le lieu noir. Les navires se déplacent jusque chez nous car la mer est très riche. Devant Le Tréport, nous avons un gisement de limandes qui est le plus important d’Europe et nous avons des navires de pêche qui viennent de Granville et même de Saint-Guénolé pour les pêcher. Installer des éoliennes dans un espace comme celui-là est une aberration. Dès 2005, il y a quatorze ans, nous avons signalé qu’il ne fallait pas installer les éoliennes à cet endroit. À l’époque du gouvernement de monsieur Sarkozy le dossier avait été abandonné avant d’être repris lors de la présidence de M. Hollande. Le département et la région étaient alors de couleur socialiste comme le Président de la République, et Mme Ségolène Royal a donc œuvré pour développer l’éolien sans tenir compte de l’expression des pêcheurs. Or, la pêche est une activité qui ne peut vivre que grâce à la production. Les espèces qui se trouvent ici ne se trouvent pas ailleurs. Les poissons appartiennent à une espèce vivante : si on dérange un milieu, un secteur, les poissons ne vont pas forcément se reproduire dans des espaces voisins, de proximité, car ils n’auront pas la température, la salinité et le contexte nécessaires. À la demande du gouvernement de M. Hollande nous avons été obligés de faire une concertation avec le promoteur EMDT et nous avons alors changé d’interlocuteur.

La zone où devaient initialement être installées les éoliennes se trouvait à l’ouest de la baie de Somme, dans l’ancienne zone minée. Ils se sont permis de déplacer la zone dans le Sud-Ouest et, ce qui était au départ la zone du Tréport est devenu la zone Dieppe-Le Tréport. Cela démontre – contrairement à ce que l’on nous a toujours dit – que l’on peut déplacer les zones. Politiques et promoteurs se renvoient les responsabilités et on n’y comprend plus rien ! Nous, notre réalité, c’est que notre métier ne nous permet pas de faire autrement que de vivre avec la mer. Et si l’on retire cette activité maritime, que fait-on de la population qui vit sur le littoral ? Le matelot a-t-il les capacités à suivre une formation ? À terre, ce n’est pas glorieux : beaucoup de gens cherchent du travail et n’en trouvent pas et de nombreuses entreprises licencient. Repartir vers d’autres activités et dans un autre secteur, ce n’est pas enthousiasmant.

La réalité, c’est que, pour un navire de 12 mètres, il faut un chiffre d’affaires de 250 000 euros annuels. Pour un navire de 16 mètres, il faut environ 700 000 euros, et pour un navire de 21 mètres, il faut 1,5 million. Nous avons 45 navires. On nous parle de compensation. Nous avons fait une concertation avec le promoteur et, à chaque réunion, nous avons précisé qu’il était impossible de faire ce parc dans cet espace-là. Nous n’avons pas souhaité monter des barricades et brûler des pneus pour nous faire entendre : on sait ce que cela donne avec les gilets jaunes : il y a toujours des dérives et cela décrédibilise la profession. Nous sommes respectueux des règles démocratiques, mais nous souhaiterions être entendus et considérés. Là, c’est complètement irrespectueux et c’est anormal. Nous avons le droit d’exister par la richesse que la mer nous apporte.

Chaque élément qui sera mis en mer sera forcément un obstacle, un écueil à la navigation. À proximité des ports, nous avons de la pêche, mais aussi des commerces et de la navigation. C’est une réelle économie. On nous dit que nous pourrons travailler dans les parcs éoliens. J’étais encore ce matin avec un promoteur qui veut nous emmener dans un parc éolien en Angleterre, mais qui m’a confirmé qu’on ne pouvait pas y chaluter. Il faudrait y travailler avec d’autres techniques de pêche. Mais si tout le monde travaille avec la même technique de pêche, on va affaiblir les marchés car dès que vous avez une espèce en trop grande quantité sur un secteur, le marché a du mal à s’équilibrer et les prix s’effondrent. Cela a été le cas avec la coquille Saint-Jacques – produit à forte valeur ajoutée dont le prix au kilo a chuté à 1,50 euro le kilo en fin de saison, alors qu’autour de Noël il est plutôt entre 3,50 et 4 euros habituellement. Cela est lié à des campagnes de déminage à répétition, au printemps et en automne, depuis huit ans, dans notre secteur, au moment de la reproduction de la sèche, du rouget barbet et du hareng.

Nous n’avons rien contre les services de l’État, et nous avons de très bonnes relations avec la préfecture maritime et la préfecture. Nous voulons cependant faire comprendre que la protection de l’environnement ne peut se faire au détriment de l’environnement maritime. Les humains se créent des besoins qui représentent un moyen de « se faire de l’argent sur le dos de tout le monde », notamment avec des factures d’électricité que nous payons et ce qui nous donne le droit de nous exprimer.

M. Didier Quentin, président. J’ai prêté une oreille attentive à vos propos parce qu’on m’a confié une mission sur l’avenir de la pêche durable et responsable dans la perspective de l’installation de la future Commission européenne. Avec mon collègue Jean-Pierre Pont, député de Boulogne, nous avons ainsi conduit une série d’auditions.

M. Julien Trehorel, artisan pêcheur. Je suis artisan pêcheur en baie de Saint-Brieuc et également le président de l’ADEPPA-GNB, l’Association de défense de l’environnement et de la promotion de la pêche artisanale dans le Golfe normand breton.

La baie de Saint-Brieuc est différente de celle de Dieppe – Le Tréport. On est à l’intérieur d’une cavité où 290 bateaux travaillent à l’année, et le parc éolien va être installé en pleine zone de pêche qui a un gisement important de coquilles Saint-Jacques.

M. Olivier Becquet, artisan pêcheur. Nous sommes sur des secteurs où nous avons des pêcheries qui peuvent aller jusqu’à 150 bateaux dans le secteur en même temps. Ce n’est pas le petit bateau qui pêche tranquillement.

M. Julien Trehorel. Nous sommes là aujourd’hui pour vous parler du projet éolien de la baie de Saint-Brieuc. Nous n’avons pas les mêmes fonds et les exploitations de la pêche ne sont pas du tout les mêmes. Aujourd’hui, nous travaillons essentiellement sur le crustacé, le bivalves et sur le poisson. Ce parc éolien a été mis en place en plein milieu de la baie de Saint-Brieuc où 290 bateaux travaillent. Cela représente 236 licences de coquilles Saint-Jacques. La baie de Saint-Brieuc est la plus grande baie de France où se reproduisent naturellement les coquilles Saint-Jacques. Nous avons également énormément d’activités autour du bulot, des araignées et du homard.

Lorsque ce parc a été installé à cet endroit-là, ils n’ont pas pensé aux conflits d’usage. C’est de l’éolien posé. Aujourd’hui, on n’a pas de place. On ne peut pas aller ailleurs car la baie de Saint-Brieuc est entièrement exploitée, que ce soit au filet, au chalut ou au casier. Si demain ce parc éolien devait se faire en baie de Saint-Brieuc, où vais-je aller avec mon matériel ? Soit nous allons gêner nos collègues de pêche et on va assister à un appauvrissement rapide des ressources, soit nous allons remettre en question la préservation de notre ressource mise en place depuis 1960 en réévaluant les tailles de capture. Nous savons pertinemment que lors de la phase de travaux tous ces efforts vont disparaître en raison de la mortalité des juvéniles.

On se dit que tout ce travail que nous faisons depuis des années, tout ce chiffre d’affaires qu’on remet à l’eau pour pouvoir mieux l’exploiter l’année suivante va nous être enlevé comme cela, d’un claquement de doigts. On aura l’interdiction de travailler dans la zone du parc éolien – la pêche est interdite dans tous les parcs dans le monde – et la courantologie ne nous permettrait pas d’y naviguer. De plus, les crustacés fuiront la zone, avec le forage les coquillages mourront et le juvénile met plusieurs années à se mettre en place. On voit notre gestion « partir en fumée ». On voit une entreprise s’installer et nous dire : « allez, poussez-vous de là, c’est à mon tour ». Or, nous sommes là depuis bien longtemps et personne, hormis un marin, ne connaît aussi bien les fonds marins que nous.

Aujourd’hui, les études d’impact qui sont faites dans la baie de Saint-Brieuc sont complètement à côté de la plaque. Par exemple, les filets à araignées sont immergés sur une longueur de 1,5 kilomètre pendant environ trois semaines avant d’être relevés. Ces études d’impacts prennent en considération des bouts de filets de 500 mètres relevés tous les trois jours. Donc comment pouvons-nous vraiment faire un état des stocks sur les fonds marins ? C’est impossible. On retrouve des études erronées également pour les bulots. Nous ne pourrons donc pas obtenir de compensations car les études sont basées « sur du vent » et sur quelque chose qui a été mal fait.

Nous vous demandons de nous entendre et de prendre en considération notre connaissance du milieu marin, afin que nous puissions pérenniser notre métier. Un emploi en mer, ce sont quatre emplois à terre. Économiquement, pour notre petite ville, ce projet va nous coûter très cher, aussi bien dans la restauration que dans la pêche. Aujourd’hui, les gens viennent chercher chez nous l’opportunité de travailler en direct avec des pêcheurs en pêche artisanale. Je ne crois pas qu’un parc éolien fera croître l’activité touristique.

M. Sylvain Gallais, artisan pêcheur. Je suis patron pêcheur au port de L’Herbaudière sur l’île de Noirmoutier. Dans la zone où j’exerce mon activité, il est prévu deux projets éoliens plantés de 80 machines pour le projet de Saint-Nazaire et 62 machines pour le projet de Noirmoutier-Yeu. Chaque éolienne devrait mesurer la hauteur de la Tour Montparnasse. Je pratique la pêche artisanale côtière durable : elle se pratique uniquement dans les 20 milles de la côte avec de petits bateaux. Je représente les pêcheurs de Noirmoutier-Yeu c’est-à-dire environ 100 bateaux et 200 marins pêcheurs.

Selon la direction interrégionale de la mer (DIRM) Nord Atlantique Manche Ouest, un emploi en mer génère trois emplois à terre. Menacer la pêche côtière dans notre région, c’est menacer environ 80 emplois locaux existants et permanents. La pêche, sur nos îles, c’est un métier qui se transmet de père en fils depuis des générations. Il n’y a pas une famille de la région qui n’ait pas de pêcheurs : c’est l’histoire de nos îles, son patrimoine, notre Notre-Dame à nous. Ce sont les ports de pêche, les petites maisons de pêcheurs, les produits frais de la pêche consommés sur place qui font venir les touristes, qui risquent de partir avec nous si ces projets voient le jour. Aujourd’hui nos zones de pêche diminuent toujours un peu plus, laissant place à l’industrialisation de la mer. Nous sommes aussi de plus en plus à partager un même espace de pêche. Nos zones de pêche se réduisent comme peau de chagrin avec la taille de nos bateaux et les quotas. Il n’est pas possible de les remplacer par des zones plus au large ou ailleurs.

Nous avons exprimé notre opposition au projet dans une motion adressée en janvier 2018 à Nicolas Hulot, au député et sénateur de Vendée ainsi qu’à tous les élus locaux. 152 travailleurs de la mer l’ont signée dont – à une exception près – tous les patrons pêcheurs de Noirmoutier. La population nous a suivis lors de l’enquête publique sur le projet Noirmoutier-Yeu. Elle a recueilli 80 % d’avis défavorables. Pourtant, jusqu’à maintenant, nous ne sommes pas entendus.

M. Philippe Gendreau. Je suis le dirigeant de la société Gendreau, qui est un groupe familial. C’est un groupe de 600 salariés. Nous sommes intervenants sur la conserverie Gendreau depuis 1903 à Saint-Gilles-Croix-de-Vie, en Vendée, à une vingtaine de milles du projet éolien. Nous avons également deux sites de production à Saint-Gilles-Croix-de-Vie et un site à Boulogne-sur-Mer repris récemment. Nous sommes des vieux acteurs de la conserve de poisson, depuis 1903, depuis quatre générations, et nous employons à la conserverie Gendreau 300 salariés dont 150 travaillent uniquement la sardine. Saint-Gilles-Croix-de-Vie est l’un des tout premiers ports sardiniers français : 3 000 tonnes sont pêchées par an. Nous absorbons 70 % des apports de Saint-Gilles-Croix-de-Vie et 100 % de nos approvisionnements viennent de ce port de Saint-Gilles-Croix-de-Vie. Nous sommes donc très dépendants de cette pêche artisanale de Saint-Gilles-Croix-de-Vie qui n’est pas qu’une station balnéaire. C’est aussi un port sardinier qui a été inscrit en tant que site remarquable du goût pour la sardine en 1998 et qui est depuis 2018 inscrit au Patrimoine culturel immatériel de la France. La sardine, est un véritable emblème de la ville de Saint-Gilles-Croix-de-Vie.

La pêche à la sardine se pratique par des chalutiers pélagiques de Saint-Gilles-Croix-de-Vie. Nous sommes directement impactés par ce projet de centrale éolienne car il intervient au milieu de la zone de pêche. Ce projet va également entraîner de graves perturbations au niveau de l’écosystème marin en raison des travaux. Les marins pêcheurs de Saint-Gilles estiment qu’à peu près 30 % des apports viennent de cette zone de 100 kilomètres carrés. Pour nous cela représente la menace de perdre 30 % d’approvisionnement et une baisse de notre activité de transformation qui impacterait nos 150 salariés qui travaillent directement de la sardine. C’est un projet mortifère pour la conserverie et pour les pêcheurs de Saint-Gilles que je représente à double titre : d’une part, en tant que client et, d’autre part, en tant qu’armateur. Depuis l’an dernier, nous avons, en collaboration avec un marin pêcheur et des mareyeurs, acheté une paire de bateaux qui étaient à vendre sur le port de Saint-Gilles. On intervient à double titre, en tant que marin pêcheur par le biais de ce bateau et ensuite au titre de la conserverie pour dénoncer ce projet qui a des conséquences funestes.

M. Morvan Le Berre. Je voudrais, pour finir, faire trois remarques. On a souvent présenté l’éolien en mer comme une alternative, voire comme la solution des problèmes de l’éolien terrestre, et j’espère qu’on va pouvoir établir clairement que l’éolien en mer, c’est en réalité la caricature de tous les problèmes que vous avez pu rencontrer avec l’éolien terrestre. Contrairement à un agriculteur qui peut continuer à cultiver le reste de son champ, le pêcheur lui est complètement chassé de sa zone.

Le premier point, c’est que la définition légale de l’énergie renouvelable est défaillante puisque, dans les directives relatives aux énergies renouvelables, c’est une tautologie et non une présentation de critères objectifs qui permet des comparaisons. Ce qui tient lieu de définition de l’énergie renouvelable, c’est une liste. Elle permet aux gouvernements, aux États membres, lors de leur choix d’options en matière d’énergies renouvelables, de se passer d’une véritable comparaison des énergies renouvelables entre elles. C’est ce qui s’est passé en France.

Le deuxième point, c’est qu’on a présenté l’éolien en mer comme une alternative venue après l’identification des problèmes de l’éolien terrestre. En réalité, ce n’est pas le cas. L’éolien en mer a été conçu dès 2005 en parallèle de l’éolien terrestre. Il y a eu un premier appel d’offres en 2005, qui était ouvert sur tout le littoral, et les premiers sites ont été choisis par les industriels. Cet appel d’offres a été très rapidement abandonné car il avait été constaté que les conflits d’usages étaient très sérieux, de même que les manquements et les risques en matière d’environnement. Ces conclusions, à mon sens, n’ont pas changé aujourd’hui et étaient connues dès 2005. En 2006, il y a eu une curiosité dans le parcours de l’éolien en mer : il y a eu l’introduction d’un tarif éolien maritime à 130 euros du mégawattheure (MWh). C’est donc à peu près deux fois plus que le tarif éolien terrestre et la particularité de ce tarif éolien maritime de 2006, c’est qu’il n’a servi qu’à financer des éoliennes à terre mais situé sur le domaine portuaire donc, légalement, le domaine maritime. En 2011 et 2013, il y a eu les appels d’offres que vous connaissez, qui ont conduit à la désignation des projets du Tréport, de Fécamp, de Courseulles, de Saint-Brieuc, de Saint-Nazaire et de Noirmoutier, avec un tarif annoncé – mais il y a des variations d’un site à l’autre et un manque de transparence – entre 220 et 227 euros du MWh et qui a été renégocié en 2018. Aujourd’hui, en 2019, un projet est attribué à Dunkerque, au tarif de 45 euros ou moins par MWh. Donc par rapport à l’éolien terrestre, je trouve qu’il s’agit véritablement d’une caricature, vu les variations de prix, dont aucune n’a reçu de véritable justification à ce jour. Le projet de Dunkerque a été autorisé par la Commission européenne en tant qu’aide d’État au mois de décembre, alors qu’aucun des six autres projets n’a encore été autorisé. Juridiquement, ce sont des aides d’État illégales.

Le troisième point, c’est qu’il est parfaitement connu des autorités depuis 2008 que, d’une part, la valorisation de la tonne de CO2 évitée revient à 250 euros environ pour l’éolien terrestre, et jusqu’à 490 euros pour l’éolien en mer, alors que, comme vous l’avez déjà entendu dans d’autres auditions, le bâti, les chaudières à condensation, les pompes à chaleur sont au-dessous, voire très au-dessous de 100 euros par tonne de CO2 évitée. Il était donc parfaitement clair et établi par l’autorité indépendante compétente qu’en termes de dépenses publiques, il y avait nettement mieux à faire pour réduire les émissions de CO2 dès 2008. Par ailleurs, et c’est vraiment la double peine, il était également constaté dès cette époque que l’augmentation des capacités éoliennes conduisait à devoir rouvrir des centrales à gaz – et cela a été le cas d’une dizaine d’entre elles. La plus connue est la centrale de Landivisiau, qui n’est pas encore construite, mais il y en a eu dix autres au moins – et que, par conséquent, plus la capacité éolienne augmentait dans le secteur électrique, plus le bilan environnemental allait se dégrader. C’est ce qu’a constaté le premier rapport de la stratégie nationale bas carbone rendu public l’année dernière, puisque si les émissions baissent pour l’ensemble de la France, dans le secteur énergétique, elles ont recommencé à augmenter depuis 2013.

En conclusion, et c’est une autre particularité de l’éolien en mer par rapport aux autres énergies renouvelables, il y a des choses qui ont été engagées et déjà dépensées et puis il y a ce qui reste à payer. Pour l’éolien en mer, le coût financier est encore évitable. En ce moment, alors que rien n’a commencé et que les doutes auxquels fait face l’éolien en mer en tant que choix énergétique sont majeurs, des annonces sont faites pour doubler ou tripler la capacité éolienne en mer. C’est paradoxal !

M. le président Julien Aubert. Nous avons constitué cette commission d’enquête parce que nous avions le sentiment que certains citoyens n’étaient pas écoutés et que les projets se faisaient sans eux. Nous avons, dans un premier temps, évalué le coût budgétaire et l’équilibre économique, et nous travaillons à présent sur l’acceptabilité sociale.

Vous avez développé un argumentaire très convaincant. Premièrement, vous nous dites que l’éolien en mer est la caricature de l’éolien terrestre. Contrairement au paysan qui peut continuer à travailler, le pêcheur ne le peut plus. Cela a donc un impact sur les conserveries à terre qui sont tributaires à 100 % de la zone de pêche. Si celle-ci est réduite, votre part deviendrait congrue.

Deuxièmement, vous avez insisté sur l’impact environnemental. Les parcs éoliens représentent un risque pour la biodiversité car ils détruiraient la faune marine, et cette situation ne vous permettrait pas de poursuivre votre activité.

Troisièmement, vous avez pointé le fait que les études n’étaient pas conformes à la réalité et ne refléteraient pas l’impact réel sur l’environnement.

Enfin, pour vous tous, l’impact économique est évident et un emploi en mer fait travailler trois à quatre personnes à terre. Les conséquences pour de nombreuses communes pourraient être dramatiques.

Monsieur Gallais, vous avez dit pratiquer la pêche côtière. Si on avait fait de l’éolien flottant très loin des côtes – par opposition à l’éolien posé – cela aurait-il eu le même impact ? À quelle distance des côtes vos bateaux vont-ils pêcher ?

M. Julien Trehorel. Mon bateau mesure 12 mètres par 4 mètres, nous sommes quatre hommes d’équipage à bord, nous travaillons sous Guernesey et Jersey et on est à peu près à 80 kilomètres des côtes à cette période de l’année. L’hiver, on se rapproche des côtes, donc du parc éolien, pour se protéger du mauvais temps, parce que notre bateau ne nous permet pas d’affronter les grandes mers.

M. le président Julien Aubert. Cela signifie-t-il que plus on s’éloigne, plus il y a des zones de pêche ?

M. Julien Trehorel. Non, parce que vous avez toujours les conflits d’usage. Les Anglais ont leur zone, les gros chalutiers de 25 mètres pêchent dans les mêmes zones et la place n’est pas si grande.

M. le président Julien Aubert. Les zones de pêche évoluent-elles, ou sont-elles toujours au même endroit ?

M. Julien Trehorel. Sur une saison, les zones ne changent pas. Mais d’une année sur l’autre et afin de préserver notre secteur de pêche, la quantité que nous pêchons varie.

M. le président Julien Aubert. Si l’État commençait par sanctuariser les zones de pêche après les avoir recenser en interdisant l’éolien – posé ou flottant – le long des côtes, cela vous poserait-il quand même un problème ?

M. Julien Trehorel. Je ne suis pas contre l’éolien, mais je refuse que ce soit fait au mauvais endroit. Si l’endroit est bien choisi, que la biodiversité, les enjeux économiques et sociaux sont respectés il n’y a pas de restrictions à l’éolien flottant.

M. le président Julien Aubert. Les deux autres artisans pêcheurs des deux autres régions partagent-ils cette opinion ?

M. Sylvain Gallais. Pas spécialement, car en Atlantique on pratique la pêche côtière et on est obligé de rester dans les 20 milles de la côte. De plus, on fait de la pêche à la journée, donc on ne peut pas s’en aller plus loin. Notre but c’est de faire notre journée le plus rapidement possible, en gaspillant le moins de gasoil possible. En allant un peu plus au large, on va devoir pêcher d’autres espèces, mais il y a les quotas et on ne va pas retrouver les mêmes espèces en s’en allant plus loin. Donc, on n’aura pas le droit de se reconvertir dans autre chose et on va gêner nos voisins. Des bateaux plus gros qui font d’autres types de pêche peuvent, eux, s’en aller ailleurs pendant plusieurs jours et s’éloigner jusqu’à 200 milles de la côte. Une zone de pêche fermée, c’est embêtant pour eux aussi, mais moins que pour nous.

M. le président Julien Aubert. Et si on faisait de l’éolien flottant à 30 milles des côtes ?

M. Sylvain Gallais. Pour la pêche côtière, ce ne serait plus impactant, mais je ne suis pas spécialement favorable à l’éolien, vu tout ce qu’on a soulevé depuis plusieurs années. C’est un problème plus large, et l’éolien même éloigné des côtes gênerait quand même nos confrères.

M. Olivier Becquet. La Manche est une mer particulière : c’est une des plus riches au monde. Il y a des mouvements de marées, des mouvements de sédiments, et elle est très riche. Les pêcheurs côtiers ne sont pas les seuls exploitants de la Manche, on croise des navires hollandais, écossais, irlandais, belges et anglais. Cette cohabitation fait que la Manche est exploitée dans presque tous les secteurs. Pour l’installation du parc éolien de Fécamp, il n’y a eu aucune résistance de la part du comité local. En revanche, Dieppe-Le Tréport est une zone où il existe une surpopulation de bateaux. Chacun a son idée sur l’éolien. On ne peut s’opposer à tout, mais en revanche nous souhaitons que les zones les plus productrices soient préservées.

Dès que l’on impacte un milieu, il y a un report d’activité. Nous avons des bateaux de 10 mètres et de 25 mètres qui sont considérés comme semi-industriels. Ces navires pêchent jusqu’en mer du Nord, dans l’ouest et en mer d’Irlande. Il faut préserver l’environnement certes, mais il faut aussi veiller à éviter la surexploitation et des problèmes internes dans la profession, liés à des usages relatifs aux techniques de pêche utilisées.

Si l’hameçon est la technique de pêche la plus sélective et la plus respectueuse de l’environnement, il ne faut pas oublier que le chalut – bien que critiqué – a beaucoup évolué. Quand il est en contact avec le fond, il remet en suspension des sédiments, de la nourriture pour les petits animaux dans le respect de la chaîne alimentaire. Il faut cesser de tirer à boulets rouges sur le chalut pour implanter de l’éolien. Ce matin, je discutais avec un promoteur qui me disait que nous pourrions faire du filet et du casier. Mais le filet et le casier ne permettront pas d’amener suffisamment de volume dans les criées. Il faut garder des outils qui soient capables de travailler certaines espèces : le poisson bleu comme la sardine, le hareng, le maquereau ou le chinchard sont des espèces qu’il faut attraper avec des engins adaptés. On ne les attrape pas avec des casiers ou des filets.

M. le président Julien Aubert. Vos arguments semblent rationnels. Toutefois les projets se font. Comment l’expliquez-vous ? S’agit-il un problème d’organisation administrative ? Parlez-vous aux gens qui ne sont pas les décideurs ? S’agit-il d’une volonté politique transpartisane que vous n’arrivez pas à l’infléchir ? Est-ce que pour vous il y a un lobby qui serait plus puissant que le vôtre ? Pensez-vous que certains de vos arguments auraient été invalidés par la justice ou par l’administration ? Quelle est votre explication ?

M. Julien Trehorel. Vous venez d’évoquer tous les problèmes que nous rencontrons au quotidien. Nous ne sommes pas entendus. Également, les consortiums continuent à imposer leur présence et achètent la faveur des gens.

M. le président Julien Aubert. Je vous rappelle que vous êtes sous serment et que ce dont vous faites état peut être assimilable à de la corruption active.

M. Julien Trehorel. Je n’ai peut-être pas utilisé le bon mot. Aujourd’hui les consortiums s’implantent sur l’ensemble des associations afin de se promouvoir. N’importe quelle association, comme la Fédération française de voile, peut être financée par le consortium. Le promoteur fournit aujourd’hui une somme annuelle pour payer un ingénieur scientifique qui travaille pour le comité des pêches et pour payer les études d’impact. Comment avoir confiance dans les études menées par ce promoteur qui choisit lui-même les sociétés qui vont faire des études d’impact ?

M. le président Julien Aubert. La Fédération éolienne, lorsque nous l’avons reçue, nous a présenté un sondage qui montre que 80 % des riverains sont favorables à l’éolien. Ne seriez-vous pas tout simplement les 20 % restants ? L’éolien en mer ne serait-il pas très populaire ? Quelle est votre perception du soutien des populations ?

M. Julien Trehorel. Les deux tiers de la population des Côtes-d’Armor sont défavorables à l’enquête publique.

M. Philippe Gendreau. Les chiffres sont à peu près les mêmes chez nous et un peu plus fort sur Noirmoutier : 76 % des avis émis lors de l’enquête publique ont été négatifs et contre le projet. C’est une question qui ne concerne pas exclusivement les marins pêcheurs et les filières qui en découlent. Elle concerne tous les habitants et pas seulement les professionnels.

Depuis le début, il y a une volonté très forte de l’État de combler son retard sur l’éolien marin. Le lobby de l’éolien pousse aussi très fort et c’est vrai que les professionnels n’ont pas été écoutés et entendus : 76 % d’avis défavorables émis par la population lors de l’enquête publique n’ont pas empêché le préfet d’émettre un avis favorable. Tout est fait pour que les choses se fassent et pour minimiser les avis contraires. On nous écrit que le poisson va disparaître pendant les travaux mais qu’il reviendra après. Les avis divergents sont négligés parce qu’effectivement cela ne va pas dans le sens du vent et on déroule le tapis parce qu’il y a du retard. Donc on nous dit « taisez-vous les gars, on ne veut pas vous entendre, il faut y aller ! ». Il y a un déni d’écoute et de démocratie qui aura des conséquences très négatives.

Les comités des pêches, souvent, vont dans le sens du vent parce qu’on promet des contreparties pour les pêcheurs. Mais les pêcheurs n’ont pas envie de contreparties, ils veulent conserver leur métier et en vivre.

M. Emmanuel Maquet. Il y a un mois, nous recevions ici Jean-Louis Bal le président du Syndicat des énergies renouvelables, qui nous déclarait que le projet du Tréport est l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire. Je crois que c’est bien l’illustration de l’aberration de ce projet. Je l’ai vécu de l’intérieur puisque j’étais à l’époque élu local au département et dans ma commune de Mers-les-Bains située face au parc. Ce projet se situe dans le périmètre du parc naturel marin situé entre les estuaires de la plaine de Picardie et de la côte d’Opale. Il s’agit d’une zone extrêmement riche en termes de biodiversité et un plan de gestion ambitieux – auquel Olivier Becquet a participé – a été mis en place pour la sauvegarder. Puis, on a nous a retiré le droit de veto pour le confier à l’Agence française pour la biodiversité (AFB) qui a validé ce parc alors que nous avions émis un avis défavorable. Cela a généré une crise de gouvernance puisque nous avons tous démissionné du parc marin à cette occasion-là.

C’est à la fois une zone riche en biodiversité dont l’État s’est contrefichu et une zone de pêche. Le parc a également un impact sur l’économie touristique puisque c’est la porte d’entrée de la baie de Somme, l’une des plus belles baies du monde, labellisée grand site de France. Ce rouleau compresseur de l’État écrase toutes les labellisations que l’État lui-même avait réussi à mettre en place et sur lesquelles on s’était mis d’accord.

Je dénonce également toute la procédure que nous avons subie depuis 2008. Un premier débat public en 2008, où tout le monde s’était accordé pour dire que le périmètre n’était pas le bon, et dès 2014 un nouvel appel à projet relancé par l’État sur le même périmètre. Si le parc est parti un peu plus vers Dieppe pour épargner une partie du parc marin, l’impact demeure extrêmement fort. L’enquête publique, où les gens se sont exprimés défavorablement, a été écrasée par le rouleau compresseur de l’État. Toutes les collectivités de la baie de Somme, le conseil départemental, le conseil régional, se sont opposés à ce parc mais peu importe, il fallait passer le rouleau compresseur et tout écraser. Quelle est la compatibilité entre cette production dite décarbonée et la restauration de la biodiversité puisque c’est une zone extrêmement riche comme le sont vraisemblablement les autres zones ?

On est parti d’un seuil à 230 euros, on est à 150 euros et on vient d’attribuer Dunkerque à 45 euros. Quel serait le coût de l’abandon de ces six projets qui de toute évidence, sont hors marché ? On est trois fois plus cher que le marché. Au moment où l’on se pose tous des questions de financement et d’équilibre de nos comptes publics, c’est une question qu’il faut porter.

Pourriez-vous, d’autre part, nous parler de l’approche des consortiums vis-à-vis de vos métiers, et nous dire comment nous sommes arrivés à des conflits d’usage comme ceux qui sont cristallisés aujourd’hui ?

Enfin, comment sortir de ces situations ? On évoque le fait qu’il faut se parler, mais quand on a parlé pendant des dizaines d’heures et que personne ne nous a jamais entendus, je ne vois pas comment on peut avancer. Rien n’a été concédé. Les marins pêcheurs du Tréport et de la zone de Dieppe sont extrêmement responsables et avaient proposé un autre site, la pointe d’Ailly, qui est une zone où il y a peu de pêche. Les deux ministres d’État en charge de ces sujets-là n’ont pas voulu nous entendre. Tout le monde s’accorde pour dire que c’est un mauvais projet, mais on continue. Ne nous étonnons donc pas d’avoir des citoyens en colère sur nos giratoires quand on procède de cette façon-là dans la gouvernance publique.

M. Olivier Becquet. Nous nous exprimons pour le collectif des artisans pêcheurs et non pour le collectif PULSE. On trouve aberrant que des consortiums se rendent dans les écoles, pour voir les enfants, sur le temps des cours, pour faire la promotion de l’éolien. Une élève nous a rapporté que les questions étaient interdites et qu’il s’agissait d’un monologue.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. De quel niveau de classe s’agissait-il ?

M. Olivier Becquet. C’est une élève de 15 ans, donc au collège.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Dans le cadre de l’Éducation nationale, il peut arriver qu’on puisse avoir intérêt à faire venir un intervenant extérieur pour expliquer un sujet qui peut avoir du sens dans le cadre de l’école. Quand vous avez justement des enfants qui voient les parcs éoliens – et j’aurais très bien pu le faire lorsque j’étais enseignante –, on peut faire appel à des intervenants extérieurs avec les meilleures intentions du monde ? Qu’est ce qui vous permet de dire qu’il existe un « process manipulateur » ?

M. Olivier Becquet. Si cela fait partie d’un cours, il y a des exposés et un échange. Mais là, les enfants n’avaient pas le droit d’enregistrer ou de faire des photos. Lorsque j’étais élève, on ne nous parlait pas du nucléaire, et pourtant les centrales nucléaires sont là.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Il ne vous pas échappé que des choses ont changé dans l’Éducation nationale avec le temps. Faire intervenir des intervenants extérieurs pour rendre les cours plus vivants, pour mieux éclairer les élèves, c’est quelque chose qui se produit régulièrement. Dans le cadre de l’Éducation nationale, il n’y a pas d’intervenant qui vienne dans une école sans que l’enseignant soit associé au projet et qu’il garantisse du lien de l’intervention avec un projet pédagogique. Cela ne se produit pas. Pouvez-vous nous dire de quelle école vous parlez afin que nous demandions éventuellement des comptes au chef d’établissement ? L’enseignant est maître de la manière dont il décide de faire son cours. Pour avoir été enseignante, je trouve que vos insinuations vont un peu loin. Ce n’est pas « OK Corral » à l’Éducation nationale !

M. Olivier Becquet. Je comprends tout à fait l’affection que vous avez pour l’enseignement. Moi-même, je donne des cours et je partage votre avis. Mais dans l’Éducation nationale, on ne fait pas de cours sur la pêche. La pêche, c’est aussi une activité et là, on distribue des petites éoliennes aux enfants. Il me sera aisé de vous communiquer le nom du collège car je connais le père de la jeune fille qui a rapporté les faits. Mais ce n’est pas un cas isolé.

Sur la façon de procéder des consortiums, on constate que plusieurs milliers d’euros sont distribués à l’école de voile du Tréport qui dispose d’un stand dédié aux éoliennes. C’est un peu fort de café ! Ces gens-là ont des moyens colossaux pour faire leur promotion qu’ils nous font peut-être payer avec la facture de la contribution au service public de l’électricité (CSPE).

M. le président Julien Aubert. Aujourd’hui, ce n’est plus financé par la CSPE mais par votre facture de carburant. Mais rassurez-vous, nous n’avons pas baissé la CSPE. L’État sait inventer de nouvelles taxes, comme la vignette, mais pas les enlever.

M. Olivier Becquet. Certains patrons pêcheurs pensaient que, grâce aux compensations, ils allaient avoir un bateau neuf. Nous avons échangé avec EDF, qui nous dit qu’il y aura – pour ceux qui pourront démontrer l’impact avéré en fonction de leur activité – une compensation de 7 500 euros pour le navire pour la période des trois années du chantier. Pour l’équipage on ne sait pas. C’est n’importe quoi, ce n’est pas une compensation ! Les pêcheurs, eux, veulent faire leur métier.

M. Philippe Gendreau. Le consortium EMYN, qui est actif sur le projet de Noirmoutier, a financé le Vendée Globe en 2016 pour une somme de 500 000 euros. La force des lobbies nous a conduits à être censurés par le journal Ouest-France. Avant une manifestation qui avait lieu en 2018 à Noirmoutier et qui a réuni 500 personnes, nous avions souhaité faire paraître une annonce dans ce journal. C’était une lettre ouverte adressée au Président de la République et aux ministres du Gouvernement. Trois heures avant le bouclage, nous avons été censurés au motif que le texte de notre annonce était contraire aux intérêts du journal. EMYN-Engie est en effet un annonceur important pour Ouest-France, qui n’a pas souhaité faire paraître un texte allant à l’encontre de leurs intérêts.

M. le président Julien Aubert. Disposez-vous de la réponse écrite de Ouest-France ?

M. Philippe Gendreau. Tout à fait, et mon avocat est intervenu. Nous avons donc, puisque nous avions réservé la page et que nous ne souhaitions pas la laisser blanche, convenu d’un texte édulcoré qui n’avait rien à voir avec le texte initial.

Aujourd’hui, ces projets sont essentiellement portés par des intérêts étrangers. Sur le projet de Noirmoutier – qui était au départ porté par Engie et EDPR, groupe portugais d’énergie – 30 % sont portés par Engie, 30 % par des intérêts chinois et 30 % par des intérêts japonais avec Sumitomo. Je n’ai rien contre les étrangers, j’ai 34 nationalités différentes dans mon entreprise, mais ce sont des intérêts étrangers qui organisent nos côtes. Est-ce bien prudent de laisser l’indépendance énergétique de la France entre les mains de groupes étrangers ? Que sera-t-il des engagements de démantèlement dans vingt ou vingt-cinq ans ? Croyez-vous vraiment que, dans vingt ou vingt-cinq ans, nous aurons la capacité d’imposer à des groupes chinois de démanteler correctement les projets ? Ne soyons pas naïfs.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. C’est important d’écouter les citoyens qui ont beaucoup de choses à dire sur les énergies renouvelables. Pourriez-vous nous communiquer les références afin que nous puissions vérifier les propos ? Il y a beaucoup d’émotion dans ces sujets, notamment lorsqu’une activité est menacée, et parfois on peut agir en réaction. Je comprends le sentiment que vous pouvez ressentir de mener la bataille de David contre Goliath.

Comment vous structurez-vous pour communiquer dans les territoires ? Organisez-vous des réseaux de communication inverses, sur les métiers de la pêche par exemple ? Avez-vous une méthodologie qui vous permet d’aller rencontrer les élus ? Quels sont vos process d’information ?

M. Julien Trehorel. Nous sommes un collectif et nous tentons de nous faire entendre. Nous avions rencontré le directeur de l’énergie de notre président, le 20 juin, quand il était venu au cap Fréhel. Nous n’avons pas les mêmes armes que les consortiums mais nous essayons de promotionner notre pêche en permanence et de montrer aux gens ce qu’ils n’ont pas pu lire entre les lignes. Chacun a son association, on a créé notre collectif, on monte jusqu’en Commission européenne, on va partout pour se faire entendre. On attend d’être entendus mais pour la communication, nous faisons le nécessaire.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Savez-vous évaluer le coût de cette mobilisation pour vous ?

M. Julien Trehorel. Le coût, c’est la générosité des gens qui nous permet d’avancer et nous souhaitons rester discrets.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous avez donc des gens qui cotisent pour vous permettre d’avoir une mobilisation. Quel est le budget dont dispose votre association ?

M. Julien Trehorel. Comme je vous l’ai dit, je garderai cette information secrète. Je ne divulguerai pas les chiffres de l’association.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Je crois que vous êtes tenu de répondre dans le cadre de la commission d’enquête et nous allons vérifier avec l’administrateur.

M. Julien Trehorel. Je ne suis pas le trésorier, je ne suis que le président et c’est compliqué pour moi de répondre sur les chiffres de l’association que je n’ai pas avec moi.

M. le président Julien Aubert. Je propose que vous nous fassiez parvenir les chiffres. Nous ne les inclurons pas dans le rapport. Pour votre information, une entreprise éolienne que nous avons auditionnée cette semaine nous a donné son chiffre d’affaires, le montant de ses réserves et sa rentabilité.

M. Julien Trehorel. Nous vous transmettrons tous les documents.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Ce n’est pas une question piège. C’est pour évaluer, de manière transparente, le rapport de forces dans lequel vous vous trouvez.

M. Emmanuel Maquet. Concernant l’impact sur la biodiversité, je vous conseille de reprendre le rapport qui avait été présenté devant le parc naturel marin des estuaires de la plaine picarde et la côte d’Opale concernant le projet du Tréport et qui avait motivé notre vote négatif sur l’acceptabilité. Nous avions étudié pendant plus d’un an, avec tous les techniciens et les scientifiques du parc, les conséquences de ce projet. C’est une mine d’informations qui vous démontrera que le projet n’est pas acceptable.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Et malgré tous ces avis négatifs, le projet est allé à terme ?

M. Emmanuel Maquet. Il y a eu un tour de passe-passe des services de l’État : il y a une dizaine d’années, on nous a vendu le parc en évoquant le fait que nous aurions un droit de veto quant aux installations qui figureraient dans le périmètre du parc et qui seraient incompatibles avec le plan de gestion que nous avions eu tant de mal à mettre en place. Puis, au moment où l’ordre du jour appelait à nous prononcer sur le projet du parc des éoliennes en mer, l’Agence française de la biodiversité a repris le droit de veto. Donc au lieu d’émettre un avis conforme, nous avons émis un avis simple et l’AFB a émis un avis conforme favorable au parc. Vous imaginez bien la colère qui s’en est suivie ! Cela a conduit à la démission collective. Nous avons ensuite remis en place une gouvernance pour reprendre la main, mais nous avons perdu plusieurs acteurs.

On nous dit que la zone de pêche ne serait pas impactée et que dans trois ans on pourrait à nouveau pêcher. La vraie question c’est de savoir si cette partie du dossier a été négociée. Parce que les zones de pêche avec le Brexit, c’est problématique aujourd’hui, puisqu’une partie de la pêche s’effectue dans le périmètre des eaux anglaises. Cela va fortement impacter. Des négociations ont-elles été menées ? L’État nous dit que les zones resteront ouvertes à la pêche tandis que les professionnels nous disent qu’ils ne pourront pas aller pêcher. Si des zones sont destinées à être fermées, cela sous-entend que des choses soient actées juridiquement.

M. Olivier Becquet. Concernant notre communication, dès le démarrage du projet pour Dieppe-Le Tréport, on a créé une association qui s’appelle SOS à l’horizon, cela veut dire sans offshore à l’horizon. Cette association est composée des citoyens du Tréport et des environs, de pêcheurs, de commerçants qui cotisent à hauteur de 10 euros. On ne compte pas notre temps pour assister aux réunions du parc naturel marin et cela dès sa création. Je suis dans le comité régional des pêches de Normandie et je suis vice-président pour la question environnement. Nous sommes allés rencontrer le ministre et les députés plusieurs fois. Nous avions invité Mme Royal, puis M. Hulot à venir au Tréport mais nous ne les avons pas vus. Nous constatons qu’il existe un dialogue entre deux parties et que la troisième est absente. C’est une forme de dictature et nous ne sommes pas écoutés. La réalité n’est pas constatée. Je suis écœuré : cela fait quatorze ans qu’on se bat contre des gens qui ne veulent rien entendre. En préfecture, je fais partie du conseil maritime de façade pour la Manche du Nord. Malheureusement, personne ne vient nous voir pour discuter avec nous. Lors des Assises de la mer, au Havre, les pêcheurs n’ont pas pu s’exprimer et on n’a entendu parler que de l’éolien. Aux Assises de la mer, au Havre ! Pourtant, depuis la nuit des temps, on attrape du poisson pour le manger ! On sera toujours mieux à manger un kilo de poisson qu’un kilo de kilowatt ! Le poisson est un de nos trois besoins primaires : manger, boire et respirer. Si vous retirez un des trois, nous sommes morts ! Nous représentons un secteur économique qui permet aux gens de travailler. Les éoliennes ne peuvent pas être installées n’importe où. Il y a des navires qui ne pêchent plus la sole parce qu’il n’y en a plus. L’Europe décide des quotas de pêche et les promoteurs souhaitent développer leurs entreprises. Le port de Dieppe fait entrer des bateaux avec des éoliennes qui viennent d’Allemagne alors que nous, on essaie de défendre une filière française.

M. Didier Quentin. Je suis en charge d’un rapport sur l’avenir de la pêche durable et responsable, avec mon collègue député de Boulogne, premier port de pêche français avec 36 000 tonnes de poisson. Dans ma circonscription, j’ai deux ports de pêche, La Cotinière dans l’île d’Oléron et Royan, et puis il y a aussi, dans mon département, La Rochelle. Ce serait intéressant de garder le contact avec l’un d’entre vous. Nous devons remettre ce rapport le 17 juillet prochain et l’on pourrait signaler les problèmes que vous avez évoqués et qui représentent une menace pour l’avenir de la pêche durable et responsable.

Êtes-vous allés voir d’autres parcs éoliens en mer dans d’autres pays et quelles conclusions en avez-vous tirées ?

M. Olivier Becquet. Nous avons organisé un voyage dans un parc éolien en activité bénéficiant de conditions similaires aux nôtres, avec une courantologie et des fonds marins comparables. En mars 2017, nous avons ainsi visité le parc de Thannet sur proposition de l’Institut maritime de prévention (IMP) et nous étions une dizaine de pêcheurs. Nous sommes revenus en pleurant : le port de pêche s’est vidé, il n’y a plus que du fileyeur, nous n’avons vu aucun bateau de pêche en activité. À Thannet, il y a seize marins pêcheurs qui travaillent sur cinq vedettes. Ces cinq bateaux consomment deux tonnes de gazole par jour et cela fait marcher leur petite coopérative, mais il n’y a plus de filière, plus de criée, plus de jeunes qui entrent dans ce métier. Il ne reste qu’un chalutier qui pêche à la côte des petits naissains de moules, qui sont revendus pour les bouchots. Les éoliennes qui ont été plantées dans un fond accidenté avec une granulométrie variée ont créé une dépression sur la zone de Thannet. Avec une telle turbidité, les espèces ne se reproduisent plus. Les fonds sont devenus plats.

Nous sommes également invités par EDF à visiter un parc qui se trouve à l’est de la Grande-Bretagne. Il y aurait de la pêche, mais ils ne feraient plus de chalut et seulement du casier-filet. Nous irons voir, mais nous, notre activité, c’est le chalut. On a des réunions avec l’AFB, où l’on nous répète qu’il faut arrêter le chalut. Mais les crevettes, par exemple, cela se pêche au chalut dans les estuaires.

M. Philippe Gendreau. Le Conseil national de la protection de la nature (CNPN), qui dépend du ministère de l’écologie, a rendu sur le projet de Noirmoutier un avis tout à fait défavorable, qui témoigne des impacts négatifs du projet sur l’environnement et la biodiversité.

Quand on installe une éolienne, on ne voit de l’extérieur qu’un mât qui sort de l’eau. Pour chaque éolienne, c’est quatre forages pour installer des pieux, c’est 38 tonnes de béton par pieu et ce sont des embranchements pour laisser passer les câbles électriques qui vont raccorder la centrale à la terre. L’impact sur l’écosystème est considérable et c’est pourquoi le CNPN a émis un avis défavorable.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Toute activité a un impact sur l’environnement. La question est de savoir si l’on est capable de gérer cet impact et de le contenir à un niveau acceptable. Pourriez-vous nous faire parvenir une liste de propositions formelles qui permettraient à l’éolien en mer d’être une pratique saine, compensée, et que vos revendications soient entendues ? Nous pourrions ensuite les faire expertiser.

M. Olivier Becquet. La prolifération de ces installations, c’est aussi la production de béton sur les fonds marins. Il s’agit d’impacts cumulés.

M. le président Julien Aubert. Merci beaucoup pour cette audition. J’espère qu’elle aura permis de montrer à ceux qui nous regardent que le Parlement s’intéresse à tous les aspects des énergies renouvelables et donne la parole à tous.

Laudition sachève à midi vingt.

*

*     *

17.   Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Marie Virely, enseignant chercheur à l’ENS Cachan, membre de l’association Morvent en colère, de M. François Falconnet, secrétaire, accompagnés de M. Adrien Normier, pilote de ligne ; de M. Daniel Steinbach, président de Vent de Colère ! Fédération nationale ; de M. Patrice Lucchini, président de l’association Vent Mauvais ; de MM. Bruno Ladsous et Jacques Biau, membres du co-secrétariat du collectif Toutes Nos Energies – Occitanie Environnement ; et de M. Jean Loup Reverier, membre du bureau de l’association pour La Défense Des Marais de l’Estuaire (DDME) (20 juin 2019)

Laudition débute à quatorze heures dix.

M. le président Julien Aubert. Mes chers collègues, après l’éolien en mer, ce matin, notre audition s’attachera à l’impact de l’éolien à l’intérieur des terres. Nos interlocuteurs représentent différents collectifs ou associations : l’association Morvent en colère, représentée MM. Jean-Marie Virely, François Falconnet et Adrien Normier ; la fédération nationale Vent de colère, représentée par son président, M. Daniel Steinbach ; l’association Vent mauvais, représentée par son président, M. Patrice Lucchini ; le collectif Toutes nos énergies-Occitanie Environnement, représenté par MM. Bruno Ladsous et Jacques Biau ; et l’association la défense des Marais de l’Estuaire (DDME), représentée par M. Jean-Loup Reverier, en charge de la communication.

Nous avons reçu, sur ce sujet, une centaine de demandes d’audition. Nous avons retenu un certain nombre de collectifs, je vous demande donc de respecter le temps de parole qui vous sera donné ; il est de 45 minutes, au total, soit au maximum 9 minutes pour chaque association ou collectif. Nous vous poserons ensuite des questions.

Avant de vous donner la parole, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rient que la vérité.

Je vous invite à lever la main droite et à dire « je le jure ».

(Les personnes auditionnées prêtent serment)

M. Jean-Marie Virely, enseignant chercheur à lENS Cachan, membre de lassociation Morvent en colère. Monsieur le président, notre association, Morvent en colère, souhaite témoigner des tensions que les projets éoliens entraînent dans nos villages et nos territoires entre les habitants, qui aboutissent à des fractures sociales profondes.

Dans notre commune, par exemple, trois conseillers municipaux ont démissionné. Des amis, des familles se déchirent. Comment pouvons-nous en arriver à de telles situations ?

Nous n’avons appris l’existence du projet Saint-Léger-Vauban, qui prévoit six éoliennes de 240 mètres, qu’au bout de 18 mois ; d’où l’appellation de notre association, Morvent en colère. Notre association compte 250 adhérents sur 687 habitants, et 35 % de la population sont totalement opposés au projet.

Suite à votre invitation, monsieur le président, nous nous sommes interrogés sur la motivation des personnes qui sont favorables ou défavorables à l’éolien. Il s’agit en réalité d’un problème multifactoriel et d’une démarche empirique.

L’association a organisé plus de 50 réunions publiques, ces trois dernières années, réunissant 5 000 habitants. De réunions durant lesquelles nous avons récupéré de nombreux témoignages et de nombreuses interrogations. En tant que scientifiques, nous avons souhaité vous présenter les raisons des prises de position de chacun, malheureusement, nous n’avons pas été en capacité de trouver une réponse scientifiquement validée.

Notre présentation sera donc particulière. Nous allons nous contenter d’exposer quelques messages et questions qui nous sont posées et sur lesquelles nous n’avons pas de réponses.

Premièrement, les éoliennes n’ayant aucun impact positif sur l’écologie, et ne répondant pas à la transition énergétique, pourquoi continuer à en installer ? Le bilan énergétique des éoliennes est largement contesté. Alors pourquoi avoir choisi les éoliennes parmi les énergies renouvelables (EnR) ?

Deuxièmement, la contribution nationale. Si chacun comprend que la France s’est engagée à implanter des éoliennes – tout le monde connaît les chiffres –, personne ne comprend pourquoi de nombreux départements, à fin 2017, n’en ont pas installé. Comment a été choisie la répartition, puisque nous constatons aucune corrélation évidente avec la carte des vents ? Y a-t-il des passe-droits ?

Troisièmement, la construction des éoliennes n’est pas soumise à la réglementation locale. De fait, personne ne comprend pourquoi, nous disposons de plans locaux d’urbanisme (PLU), des schémas de cohérence territoriale (SCoT), etc. Alors que la construction de bâtiments agricoles ou industriels est soumise à de nombreuses contraintes, on se permet d’implanter des éoliennes de 240 mètres.

Quatrièmement, les personnes ne comprennent pas non plus pourquoi le permis de construire est délivré par le préfet, alors que ce n’est pas la règle dans nos communes.

Cinquièmement, la suppression du double degré de juridiction dans le contentieux a été le coup de grâce pour les associations. Pourquoi avez-vous voté une telle disposition ? Le fait de devoir déposer le mémoire de réplique 60 jours après le mémoire en défense est perçu comme une façon de ne pas donner de temps de réponse.

Sixième point, pourquoi des procédures d’exception ? Avec deux éléments qui fâchent tout le monde. D’une part, l’arrêté du 21 août 2011, par lequel le niveau sonore autorisé a été changé, en raison des éoliennes. Un niveau sonore qui a réduit les distances d’impact. D’autre part, la distance perçue : pourquoi sommes-nous à 500 mètres, contrairement aux autres pays, alors que les éoliennes font, non plus 70 mètres de haut, mais 240 mètres ? Pourquoi ces lois d’exception n’ont pas été actualisées ?

Septième point : le comportement du promoteur. Le promoteur a l’avantage ou l’inconvénient d’exciter énormément nos habitants. Il fait voter au conseil municipal une autorisation d’étude qu’il mène dans le plus grand secret, et la plupart des élus ont l’impression d’avoir été floués.

Il fait également signer une promesse de bail emphytéotique aux propriétaires terriens. Si ces baux sont bien connus dans nos territoires, ils visent à embellir les biens, avant d’être récupérés par les propriétaires ; ce type de bail n’est donc pas adapté. Pourquoi les promoteurs n’achètent-ils par le terrain – comme les personnes qui souhaitent construire une usine, par exemple ? Que cela cache-t-il ?

Pourquoi proposer une location qui est cent fois supérieure au prix moyen agricole ? Le promoteur essaie-t-il d’acheter la population ? Cela crée des conflits insupportables. Par ailleurs, il propose une participation réduite au projet ; une participation dans laquelle nous serons floués, le projet étant limité dans le temps – aucune valeur rémunératrice par rapport à la réalité de la rémunération.

Une atmosphère de suspicion s’est installée, qui engendre des mouvements sociaux importants : une chapelle est restaurée, un bout de route est construit, une rue est électrifiée… Le promoteur est-il en train de nous acheter ?

Huitième point : la santé des citoyens. Les problèmes étant avérés, pourquoi les éoliennes sont-elles encore autorisées ? Pourquoi le promoteur a-t-il toujours une façon de présenter les choses et obtient-il des dérogations lui permettant de continuer ? Les chercheurs et l’Académie de médecine alertent sur les dangers ; pourquoi ne pas appliquer le principe de précaution ?

Neuvièmement, la biodiversité. Comment parler d’écologie alors que des arbres sont abattus pour implanter des éoliennes et que des tonnes de béton sont réparties dans la nature ? Tout le monde constate que les éoliennes rompent l’écosystème local, or le promoteur obtient toujours des dérogations sur des éléments clés en la matière.

J’insisterai sur le paysage, que d’aucuns considèrent comme un élément peu important. Mais nous y tenons à notre paysage, c’est affectif, c’est comme une maison de famille, nous l’aimons. J’y suis né, j’y ai mes racines. Le paysage est comme un visage, la beauté passe par l’harmonie ; or les éoliennes sont comme une verrue.

M. Daniel Steinbach, président de la fédération nationale Vent de colère. La fédération nationale Vent en colère regroupe plusieurs centaines d’associations en France. Nous sommes plus particulièrement un réseau général d’informations, d’échanges et d’actions contre les décisions nationales, par le biais de recours. Nous disposons donc d’une vue assez bonne de la situation nationale.

Concernant l’acceptabilité des éoliennes, il suffit de se référer aux résultats des référendums locaux qui ont été organisés pour s’apercevoir que la quasi-totalité des communes sont défavorables aux éoliennes. Les deux derniers référendums se sont déroulés à Allenc en Lozère, le 2 juin 2019 – 137 votes défavorables, contre 38 pour, sur terrain privé, et 119 votes défavorables contre 58 pour, sur terrain communal –, et à Cesancey, dans le Jura, le 12 mai 2019 – 169 votes défavorables, contre 34 pour.

Malheureusement, l’opinion des populations n’est pas prise en compte, puisque, par exemple, à Fontaine-lès-Vervins, dans l’Aisne, le 21 mars 2017, les votes défavorables étaient de 268 voix contre, 25 pour ; or le préfet de l’Aisne vient d’accorder le permis de construire les éoliennes.

Les éoliennes sont donc rejetées en masse par les communes et, si l’opinion des populations était prise en compte, aucun projet ne verrait le jour.

Les éoliennes de 2000, c’étaient 0,75 mégawatt, 75 mètres de haut et 35 mètres d’envergure ; en 2008, c’étaient 2 mégawatts, 125 mètres de haut et 90 mètres d’envergure ; en 2019, ce sont 3 ou 4 mégawatts – parfois plus –, 180 à 240 mètres de haut et 120 à 150 mètres d’envergure. Les émissions sonores atteignent 105 décibels.

Les éoliennes sont isolées dans la campagne, aucun personnel permanent n’est sur place, elles sont télécommandées à distance – de Lille, Montpellier ou d’Allemagne –, les habitants ne savent rien ; un aspect inquiétant est de voir ces machines énormes tourner sans savoir d’où ni par qui elles sont commandées.

Les nuisances sont importantes, notamment sur la faune, or nous avons pu constater que vous ne recevrez pas d’association de protection de la nature, telle que la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO). Par ailleurs, 50 % des sites éoliens existants et des projets se situent en zone de forêt et nécessiteront une déforestation. La qualité de vie des riverains est atteinte. Dans toute une partie de la France, les citoyens ont l’habitude de vivre dehors 4 à 6 mois par an ; ceux qui auront une éolienne devant chez eux ne sortiront plus et leur vie en sera bouleversée.

Le paysage a été évoqué. Concernant le bruit, toutes les études sont menées sous la seule responsabilité de l’exploitant ; la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) ne peut intervenir. Je citerai l’exemple de Saint-Georges-les-Bains, près de Valence, où les éoliennes font un bruit épouvantable depuis un an et demi. Les riverains ont envoyé des courriers au préfet et à la DREAL, mais n’ont jamais reçu de réponse. Ils n’ont pour interlocuteur que la Compagnie nationale du Rhône (CNR) qui tergiverse, modifie en secret ses plans de bridage et refuse de communiquer les mesures initiales. Une femme âgée est décédée, or d’aucuns prétendent que le bruit incessant à proximité de chez elle n’y est pas pour rien.

M. le président Julien Aubert. Quelles sont les personnes qui prétendent cela ?

M. Daniel Steinbach. Sa famille, ses voisins. Il s’agissait d’une femme âgée qui n’arrivait plus à vivre avec ce bruit. Ce site est particulier, le bruit y est vraiment intense. Les journalistes se sont déplacés, ils ont été réellement surpris de l’ampleur du bruit. Or ni le préfet, ni la DREAL ne se sont déplacés en un an et demi.

Les recommandations de l’Agence nationale de sécurité sanitaire, de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) ne sont pas appliquées, aucune étude complémentaire sur la santé n’a été menée.

L’ANSES avait préconisé un suivi du bruit, comme pour les aéroports, et la création de comités de riverains ; aucune de ces deux préconisations n’a été suivie. Le comité scientifique de l’ANSES, qui compte un grand nombre de scientifiques étrangers, a été surpris de l’absence de l’administration française dans toutes les études.

Les riverains n’ont aucun moyen de savoir le niveau de décibels qui est effectivement émis et si les machines suivent bien les plans de bridage définis à l’origine. Un plan de bridage vise à varier le bruit des éoliennes en diminuant la puissance – mais cela diminue la production également. À Saint-Georges-les-Bains, selon les conditions du vent du Nord, les éoliennes devraient tourner à moitié de puissance pour être conformes aux plans de bridage réglementaires.

L’intérêt pour les communes est quasi nul, du point de vue financier, mais aussi très faible pour les populations, puisque les éoliennes ne créent aucun emploi local. Un terrain communal est occupé, or aucun emploi n’est créé à moins de 50 kilomètres – les centres de maintenance étant situés à Montélimar et au Puy-Saint-Martin.

De sorte que se créent de fortes tensions sociales locales entre les propriétaires, qui perçoivent des loyers, et le reste des riverains, qui sont piégés, qui ne peuvent plus bouger, leurs maisons étant invendables à des prix raisonnables – moins 30 ou 40 % de leur valeur.

Je rappellerai enfin l’article L. 553-1 du code de l’environnement, voté en 2015 avec la loi de transition énergétique pour la croissance verte (LTECV), et qui fixe la distance. La distance entre une éolienne et les habitations doit être appréciée par le préfet en fonction de l’étude d’impact, projet par projet ; une mesure qui n’est jamais appliquée. Les études d’impact ne comportent aucun élément permettant d’éclairer le préfet sur le nombre d’habitants impactés par les mesures de bridage, ni sur le nombre d’habitants résidant à 800 ou à 1 000 mètres de l’éolienne.

M. Patrice Lucchini, président de lassociation Vent mauvais. Je développerai mon propos à partir du cas de la centrale éolienne du plateau de Sambrès – Aude – qui fonctionne depuis octobre 2016, après dix années de procédure. Ce parc est composé de 26 éoliennes de 135 mètres de hauteur en bout de pales – 52 mégawatts de puissance. Cette centrale est installée sur les sommets de la Montagne Noire et impacte les villages, hameaux et exploitations agricoles des alentours.

La direction départementale des territoires et de la mer (DDTM) nous a récemment confirmé qu’il existait dans l’Aude, aujourd’hui, 268 éoliennes déjà raccordées, et 58 autorisées, en cours de construction. Le département de l’Occitanie est le plus densément occupé par l’industrie éolienne. La centrale du plateau de Sambrès est emblématique de la situation.

La charte de développement du parc éolien de la communauté de communes à laquelle nous appartenons est fondée sur la densification et le repowering, sachant que, en France, 1 600 éoliennes arrivent en fin de vie et vont donc devoir être remplacées – obsolescence ou fin de tarif d’achat garanti.

L’acceptabilité sociale repose sur la confiance. Confiance dans les institutions, bien sûr ; confiance dans la transparence et la motivation des décisions ; confiance sur la concertation effective des populations concernées et sur le déroulement d’un processus de contrôle démocratique. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

Ces conditions sont réunies sur le papier, mais la réalité est tout à fait différente. Les enquêtes publiques arrivent trop tard, sont souvent désertées, tout comme les réunions des promoteurs, car le sentiment existe que tout est joué d’avance, même si le commissaire enquêteur donne un avis défavorable, comme cela a été le cas pour la centrale éolienne du Sambrès.

À cet égard, les déclarations du Président de la République sur le triplement de la production électrique d’origine éolienne dans le cadre de la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) et celle de la région Occitanie sur le quintuplement de cette même production renforcent l’impression que les jeux sont faits.

Cette acceptabilité sociale est à l’épreuve de l’expérience vécue au quotidien ; c’est ce dont je voudrais vous parler aujourd’hui.

Cette centrale a été construite en 2015-2016 sur la base d’une étude d’impact trompeuse de 2006, qui n’a pas été révisée au moment de la construction effective. Aujourd’hui, 11 des éoliennes de la centrale du Sambrès sont visibles depuis Cubserviès, où je réside, hameau inscrit au patrimoine, espace naturel sensible, avec sa cascade et ses escarpements rocheux classés, et destination touristique.

Contrairement à ce qu’affirme l’étude d’impact, la présence des éoliennes défigure considérablement le site et le paysage, jusque-là marqués par le Pic de Nore. Plus largement, le plateau du Sambrès est envahi d’éoliennes. Depuis la cité de Carcassonne, site emblématique, le flanc de la Montagne Noire est aujourd’hui marqué par cette présence, y compris la nuit, lorsque les guirlandes rouges clignotent, en contradiction avec le plan de gestion des paysages audois de 2005 et les recommandations de l’Unesco.

Vous constaterez, sur cette diapositive, que nous voyons bien les 11 éoliennes, de 235 mètres de hauteur, au-dessus des escarpements rocheux, alors qu’il est dit que l’enjeu paysager est fort et l’impact éolien faible.

M. le président Julien Aubert. Pardon, mais ce n’est pas très clair. Que nous montrez-vous ?

M. Patrice Lucchini. Il s’agit de l’étude d’impact du promoteur Eole-Res, qu’il convient de comparer avec la diapositive précédente.

M. le président Julien Aubert. La photo est prise à la même distance ?

M. Patrice Lucchini. Oui, avec un très léger décalage sur la droite. En 2014, lors d’une réunion, il nous a été affirmé que nous ne verrions pas les éoliennes.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. La photo a-t-elle été prise du même endroit ?

M. Patrice Lucchini. J’entends votre question, madame la rapporteure. Elle n’a pas été prise exactement du même endroit, le promoteur ne nous ayant pas dit d’où il avait pris la photo, de façon précise. Je vous invite, dans ce pays magnifique, à venir constater de vous-même. Quoi qu’il en soit, l’étude d’impact notifiait que les éoliennes ne seraient pas visibles depuis Cubserviès. Or cette photo a été prise du hameau, depuis le point de vue de la cascade. Nous voyons parfaitement les 11 éoliennes, je ne les ai pas ajoutées.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Si vous avez la preuve écrite qu’il a été dit que de tel point de vue vous ne verrez pas les éoliennes, pourquoi ne faites-vous pas un recours en justice contre le promoteur ?

M. Patrice Lucchini. Le rire de M. Steinbach répond en partie à votre question. Aller en justice coûte très cher, et le résultat est extrêmement aléatoire. Nous avons préféré nous adresser à la DREAL et à la DDTM, avec qui nous avons des contacts très réguliers.

Si vous me laissez présenter mon exposé, vous vous apercevrez que nos contacts avec la DREAL sont fructueux dans ce domaine, comme dans celui des nuisances sonores. Ces tromperies ont été prises en compte et j’espère, demain, que nous irons devant la justice, lorsque les preuves auront été validées par l’administration qui est en charge de la surveillance de ces projets.

M. le président Julien Aubert. Je vous propose de transmettre cette étude d’impact, où sont inscrits les propos « vous ne verrez pas les éoliennes », ainsi que la photo où nous voyons bien que nous sommes dans le village.

M. Patrice Lucchini. Ce sera fait.

Trois ans après sa mise en fonctionnement, outre les dégâts sur le paysage et le cadre de vie, la centrale n’est toujours pas conforme sur le plan acoustique. Devant la persistance des nuisances, l’association a mandaté un expert, M. Patrick Dugast, pour effectuer une analyse critique des contrôles acoustiques réalisés par l’exploitant. Ses conclusions sévères ont mis en évidence des biais dans la méthode de contrôle utilisée par cet exploitant et en a invalidé les résultats.

Devant cet état de fait, et après un arrêté pris par M. le préfet de l’Aude, le 8 juin 2018, pour un nouveau contrôle acoustique qui s’est avéré présenter les mêmes biais, la DREAL de l’Aude vient de transmettre le dossier à la direction générale de la prévention des risques (DGPR), afin qu’elle se prononce sur la justesse de ces contrôles et sur les bridages proposés, pour améliorer l’acoustique de la centrale et faire cesser les nuisances sonores.

L’association Vent mauvais a posé sa première réclamation en janvier 2017, a obtenu une réponse rapide de l’administration et, depuis, nous sommes en relation permanente.

En l’état actuel, je rappelle qu’il n’existe pas de normes pour la mesure du bruit éolien, mais seulement un projet de normes. C’est sur la base de ce projet que les contrôles sont aujourd’hui réalisés – ce qui est un problème important. Une situation anormale qui devra être corrigée. Le dernier projet de normes a été annulé le 18 janvier 2017, alors qu’il est toujours inscrit dans tous les contrôles réalisés par des exploitants.

Il est urgent que ces contrôles acoustiques soient enfin réalisés par des organismes indépendants et non pas des bureaux d’études rétribués par l’exploitant, et souvent dans une relation contractuelle et commerciale plus large avec lui.

Les conséquences ne sont pas uniquement importantes pour les aspects sonores. Il y a également l’artificialisation des sols : pour cette centrale éolienne, ce sont 10 hectares de forêt qui ont été convertis en zone éolienne ; les sources, qui alimentent les captages des hameaux et des fermes, sont perturbées – troisième exemple de fraude du promoteur. Voyez sur cette diapositive, ce qui est dit dans l’étude d’impact. Or il se trouve que 3 éoliennes sont construites dans le périmètre de protection rapproché et 7 sur le périmètre éloigné de ce captage d’eau potable. Le promoteur a délibérément trompé le préfet dans son étude d’impact.

L’arrêté de déclaration d’utilité publique (DUP) sur la source en question a été pris le 2 mai 2018, après que cette enquête a été retardée par des procédures administratives. Mais malgré cette interdiction, les éoliennes ont bien été construites.

Cette situation produit des conflits de loyauté pour les fonctionnaires des DREAL et de la DTTM chargés de faire appliquer les textes protecteurs de l’environnement, du fait de l’injonction contradictoire qui, dans le contexte d’une volonté politique actuelle, favorise l’implantation d’éoliennes. Des fonctionnaires qui mesurent mieux que quiconque l’impact désastreux sur le paysage et la biodiversité.

M. le président Julien Aubert. Je vous rappelle de bien transmettre à l’administrateur vos documents, l’accusation relative au captage d’eau et à la source d’eau perturbée étant grave.

M. Patrice Lucchini. Bien entendu, je transmettrai ces documents.

M. Jacques Biau, collectif Toutes nos énergies-Occitanie Environnement. Monsieur le président, je suis également élu municipal, premier adjoint à la mairie de Le Rialet.

Comment rendre acceptables les énergies renouvelables dans la transition écologique en améliorant réellement la participation des citoyens ?

Dans la région Occitanie, vaste de 13 départements, nous formons un collectif de 160 associations qui réfléchit sur les propositions à mettre en œuvre sur cette question. La région voit une implantation croissante d’éoliennes. Vous pouvez constater sur cette carte le fuseau d’implantation des éoliennes – ou de prévision d’implantation. Vous voyez là plusieurs parcs régionaux naturels, et dans le parc que je connais le mieux, 300 éoliennes pour 118 communes vont s’implanter ; soit 2,5 éoliennes par commune. Des éoliennes implantées à l’initiative des promoteurs, sans aucune autre forme de planification.

La majorité de ces centrales éoliennes est implantée dans des zones protégées – parcs naturels, zones loi-montagne, grand site de France, biens Unesco, zones Natura 2000…

La région Occitanie a travaillé sur un schéma région à énergie positive (REPOS), avec la volonté louable d’être la première région d’Europe à énergie positive. Si la communication est intéressante, les moyens beaucoup moins. Ce schéma fait essentiellement allusion, dans ses objectifs, à une augmentation de la production éolienne terrestre – 5 fois plus – et d’éoliennes en mer, depuis peu. Alors que la région Occitanie est déjà décarbonée à 30 % - un chiffre supérieur à la moyenne française. Cela suppose de passer de 800 machines implantées à environ 3 000 – ou 2 400 en cas de repowering ; c’est inacceptable. De sorte que le collectif régional a rassemblé des propositions citoyennes.

M. Bruno Ladsous, collectif Toutes nos énergies-Occitanie Environnement. Nous nous sommes donc pris en main, nous avons créé une commission énergie et nous avons élaboré des propositions, réunies dans REPOSTA « région à énergie positive territorialement adaptée ». Il s’agit d’une proposition écologique, qui a une composante énergétique à 85 % positive, ce qui est cohérent avec les propositions de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME), à très faible impact environnemental, et acceptable pour les habitants. Nous avons également communiqué en direction du grand public – le dépliant vous a été distribué.

Concrètement, des différences importantes existent entre REPOS et REPOSTA. La première, vous la trouverez dans le détail, dans le document que j’ai envoyé à votre secrétariat : nous avons établi un bilan énergétique complet, alors que la région s’était limitée aux énergies renouvelables.

Nous avons des zones d’accord avec la région, notamment sur les économies d’énergie, simplement elle doit mettre le paquet en matière d’accompagnement financier, notamment sur la rénovation énergétique des bâtiments.

En matière de production d’énergies renouvelables, la région est favorable aux énergies non pilotables, contrairement à nous, qui proposons des énergies, non seulement pilotables, mais acceptées par la population et compatibles avec l’environnement.

Cela veut dire que nous demandons un moratoire sur l’éolien terrestre, que nous sommes d’accord sur l’éolien flottant, à des conditions environnementales précises, de bon sens, etc.

Vous trouverez dans le document qui vous a été remis les détails comparés de REPOS et de REPOSTA ; notre proposition est moitié moins chère que celle de la région.

Nous trouvons un peu le même phénomène au niveau national, avec le projet de la PPE, à condition de tenir compte de l’ensemble des coûts, y compris celui des investissements dans une économie qui est totalement surendettée, et non pas uniquement des soutiens publics officiels.

Nous avons chiffré ce projet, qui est acceptable au plan socio-économique, puisque dans la dimension d’acceptabilité, sont concernés non pas seulement les riverains, mais l’ensemble des habitants de la région.

M. Jacques Biau. Sont apparues, à travers ce parcours, de grandes difficultés à écouter les citoyens et à enregistrer la participation citoyenne. Le dialogue avec la région a débuté à l’hiver 2018 et a donné peu de résultats. Notre collectif a organisé un débat public labellisé Commission nationale du débat public (CNDP), à Mazamet, le 30 mai 2018 ; la présidente de région s’est fait représenter. Nous avons encore attendu 4 mois et, en octobre, nous avons pu tenir une première réunion qui, malheureusement, n’a pas été suivie d’autres réunions.

Nous avons découvert, en mai 2019, une concertation publique du Schéma régional d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires (SRADDET), qui intègre la dimension énergie, qui n’a rien changé au projet REPOS initial. Il reste centré sur la production d’énergie renouvelable par les zones rurales. De questionnements se posent donc sur l’évaluation environnementale.

M. Bruno Ladsous. Une évaluation, et je pèse mes mots, très insuffisante, tant au plan méthodologique qu’au plan de sa sincérité sur le fond. C’est ahurissant, et je crains que le constat soit le même s’agissant de la partie évaluation environnementale stratégique de la PPE.

Quels enseignements en tirons-nous ? D’abord, que la région a préféré, plutôt que de travailler avec la société civile, de s’appuyer sur ses experts. Vous trouverez, dans le document que vous avez sous les yeux, une description de la manière dont elle travaille avec ce qu’il faut bien appeler le lobby négaWatt… Le document que vous avez est anonymisé, mais je peux vous remettre celui qui comporte les noms et toutes les précisions ad hoc.

M. le président Julien Aubert. Je ne comprends pas ce que vous évoquez, quand vous parlez de lobby, de noms…

M. Bruno Ladsous. J’ai mis des initiales dans le document, comme vous pouvez le constater, mais nous connaissons le nom de toutes les personnes qui partagent cette gouvernance, les projets, les partages à projet financés par les opérateurs éoliens… Tout cela fait partie d’une étude que nous tenons à votre disposition.

La région ne respecte pas la convention d’Aarhus, sur la participation citoyenne aux décisions en matière environnementale ; un problème majeur. Pour une fois, elle pouvait nous répondre mais ne l’a pas fait. Par ailleurs, son projet comprend un grand nombre de points critiques, mais je n’y reviendrai pas.

Ces énergies renouvelables ne sont pas vertueuses en soi. Il est peut-être plus important de respecter la Charte de l’environnement, que de produire des EnR ; il est peut-être plus important de diminuer, par des économies d’énergie, les gaz à effet de serre plutôt que de produire des EnR. Mais quand il y a des enjeux d’argent, de pouvoir, nous aboutissons à des projets qui ne sont pas raisonnables. A fortiori, l’efficacité technique et économique n’est pas au rendez-vous.

Nous demandons à la région qu’elle introduise enfin un dialogue avec la société civile, qu’elle produise un SRADDET sincère, et qu’elle instaure un moratoire sur l’éolien terrestre. Nous en parlerons au conseil économique, social et environnemental régional (CESER), quand il nous auditionnera.

De même, au niveau national, nous pensons qu’un dialogue sincère doit pouvoir être établi. Nous demandons également que les documents de planification, la PPE, qui sont présentés aux élus de la nation et au public, soient complets et sincères, qu’un moratoire soit instauré et que les citoyens soient mis au cœur du projet, par de véritables consultations.

Les Québécois font des choses très intelligentes en la matière. Nous tenons tous nos documents à votre disposition.

M. Jean-Loup Reverier, membre du bureau de lassociation pour la Défense des marais de lEstuaire. Au nom de l’association pour la Défense des Marais de l’Estuaire, je souhaitais vous dire que nous apprécions l’initiative que représente cette commission, qui nous permet d’exposer le sens de notre engagement, visant à préserver un site tout à fait exceptionnel, tant par ses paysages remarquables, que par la richesse de sa biodiversité – des ressources mises en valeur au plus haut niveau.

Ce site que nous souhaitons préserver est aujourd’hui gravement menacé par un lourd projet d’aérogénérateur industriel porté par la société Électricité de France (EDF) Renouvelables. Je vais tenter de vous expliquer pourquoi cette perspective soulève un très sérieux problème d’acceptabilité sociale et environnementale.

Je vous dirai d’abord quelques mots du cadre dans lequel se situe ce projet.

L’estuaire de la Gironde est le plus vaste d’Europe. Il fait 635 km2, il est bordé sur son flanc gauche par le Médoc, où s’alignent des châteaux mondialement réputés pour leurs grands crus, et sur sa rive droite, nous pouvons admirer un ensemble de sites tout à fait remarquables, tels que la citadelle de Blaye classée au patrimoine de l’Unesco, ou le phare de Cordouan, qui se situe à l’embouchure de l’estuaire de la Gironde.

Par ailleurs, un grand nombre de sites sont très appréciés des touristes dans ce secteur : Talmont-sur-Gironde, l’un des plus beaux villages de France, le Pôle Nature de Vitrezay, le pôle Terre d’Oiseaux de Saint-Ciers-sur-Gironde, ainsi que tous les pittoresques petits ports.

L’inventaire de la Nouvelle-Aquitaine classifie cette rive droite comme une zone humide d’importance majeure et d’une sensibilité environnementale forte. C’est l’un des premiers couloirs d’oiseaux migrateurs d’Europe, emprunté par des myriades d’oiseaux, donnée essentielle relevée par le Muséum national d’histoire naturelle, l’Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS), et évidemment par la Ligue pour la protection des oiseaux.

De fait, ce site est classé zone Natura 2000, mais également Zone de protection spéciale (ZPS) depuis 2004, après avoir été inscrit en Zone importante pour la conservation des oiseaux (ZICO), au titre de la directive européenne 79-409. Par ailleurs, ce site est placé sous la protection de la loi littorale, qui a pour objet « la protection stricte des espaces et des milieux naturels, le maintien des équilibres biologiques et écologiques, la préservation du paysage et du patrimoine culturel et naturel du littoral ». Un cadre si rigoureux que les PLU de toutes les communes voisines de l’estuaire interdisent la moindre construction.

Nous pensions donc être à l’abri. Et c’est la raison pour laquelle, en 2017, quand des rumeurs ont commencé à courir sur des projets d’éoliennes, il n’y a eu que haussement d’épaules et ricanement ; personne n’y a cru. Malheureusement, ce n’était pas une rumeur.

EDF Renouvelables envisage d’y édifier de 30 à 40 aérogénérateurs de 180 mètres de haut et d’une puissance de 3 à 3,5 mégawatts, qui toucheront directement quatre communes de Gironde et quatre de Charente-Maritime.

Dès que les funestes intentions d’EDF Renouvelables ont été avérées, la mobilisation s’est organisée. Au niveau des élus, le conseil régional de Nouvelle-Aquitaine a voté une motion hostile au projet, avec les voix du groupe Europe Écologie les Verts. Des dizaines d’élus se sont prononcés contre le projet, y compris les huit maires des huit communes touchées. Les deux députés concernés, Véronique Hammerer, 11e circonscription de la Gironde, et Raphaël Gérard, 4e circonscription de Charente-Maritime, ont exprimé les plus vives réserves sur le site retenu.

Par ailleurs, Dominique Bussereau, président du conseil départemental et de l’Assemblée des départements de France (ADF) a condamné sans aucune ambiguïté le projet qui, selon lui, « a mis le feu aux poudres et porte une atteinte inacceptable à un secteur tout à la fois très sensible et exceptionnel ». Au point que le département de Charente-Maritime, depuis des années, a mené une politique d’acquisition foncière de plusieurs centaines d’hectares, le long de l’estuaire.

Je cite M. Bussereau : « Je ne condamne pas l’éolien par principe, en revanche, une trop forte concentration dans le département de Charente-Maritime pose problème ». Ce qui l’a conduit, d’une part, à instaurer un observatoire de l’éolien, et, d’autre part, à faire voter le 22 mars 2019, un moratoire de deux ans, pour surseoir à toute nouvelle implantation de ces machines.

Par ailleurs, le SCoT de la communauté de communes de Haute-Saintonge, composée de 129 communes, dont les quatre de Charente-Maritime visées par le projet, exclut la possibilité d’implanter des éoliennes le long de l’estuaire. Le SCoT de la communauté de communes de l’Estuaire, qui est en voie de finalisation, prévoit déjà l’inconstructibilité du périmètre de marais.

Dans le même temps, cette mobilisation rassemble un très grand nombre d’associations. Ce n’est pas banal, mais sont main dans la main contre ce projet, la LPO, les fédérations de chasseurs de Gironde et de Charente-Maritime – 60 000 adhérents –, l’association des chasseurs de gibiers d’eau… Tous unis contre la menace d’installer des éoliennes pour la vie de la faune migratoire, extrêmement importante dans ce secteur. Et auxquels il convient d’ajouter de nombreuses associations, dont celle que je représente devant vous, la Conservatoire de l’estuaire de la Gironde, Vigi-Eole et Stop éolien 17.

Nous avons pu enrichir nos travaux et notre réflexion en nous basant sur des données scientifiques. J’ai en ma possession des documents que je remettrai au secrétariat, parmi lesquels ceux du scientifique Raphaël Musseau, qui publie des études depuis 10 ans sur la vie de la faune le long de l’estuaire. Les travaux de M. Musseau sont publiés dans des revues internationales, il s’agit d’un scientifique de renommée.

Dans son avis, il a soulevé l’incompatibilité du projet avec les engagements de la France envers l’Europe pour la conservation des ZICO, ainsi que pour la sauvegarde d’espèces mondialement menacées, comme le Phragmite aquatique.

Voilà ce que les associations et les élus ont en tête pour considérer que le projet d’EDF Renouvelables est totalement inacceptable. Je vous épargnerai tous les dangers que représentent les éoliennes.

Enfin, l’impact sur la valorisation de l’immobilier est assez lourd, puisque des jugements de tribunaux font état d’une baisse de la valeur des bâtiments de 20 à 40 %. Et l’impact sur le tourisme est négatif ; or la Charente-Maritime est le deuxième département de France, s’agissant du nombre de nuitées, et le tourisme se développe le long de l’estuaire depuis plusieurs années, du fait du côté sauvage du site.

Des investissements importants ont été effectués sur la rive gauche, où sont situés les châteaux du Bordelais, et le Comité interprofessionnel des vins de Bordeaux est à nos côtés pour protester contre l’effet dissuasif de ces éoliennes sur le maintien de l’œnotourisme.

Le mouvement des gilets jaunes est lié à ce sentiment d’abandon qui s’étend aux zones rurales à mesure que disparaissent les services publics. Force est de constater que dans ces villages, éloignés des métropoles urbaines et des bassins d’emploi, demeure un cadre de vie exceptionnel ; c’est la raison pour laquelle nous nous battons. J’espère que vous l’aurez compris, car la colère monte.

M. le président Julien Aubert. Messieurs, je vous remercie. Je vous prie d’excuser madame la rapporteure, qui a dû se rendre à une autre réunion.

Vous avez beaucoup évoqué le bruit. M. Steinbach a indiqué que les éoliennes produisaient 105 décibels et M. Virely qu’un arrêté du 21 août 2011 avait changé le niveau sonore, le passant à 35 décibels, à 500 mètres des premières habitations, alors que le code de la santé publique conseille un niveau sonore de 30 décibels.

Monsieur Steinbach, il s’agit bien de 105 décibels au pied du mât ?

M. Daniel Steinbach. Il s’agit du chiffre donné par le constructeur, comme étant la valeur au moyeu. Un chiffre totalement artificiel, puisque le bruit provient, non pas du moyeu, mais de l’ensemble, de l’envergure et du frottement des ailes – l’envergure des éoliennes pouvant aller jusqu’à 150 mètres. Mais personne ne mesure précisément le bruit, il n’y a pas de microphone devant le moyeu, les calculs se font depuis le sol.

M. le président Julien Aubert. Une éolienne qui produit 1 000 décibels ne gêne personne s’il n’y a pas d’habitations dans les environs. Or nous nous intéressons ici aux riverains.

J’ai en ma possession un graphisme de France énergie éolienne (FEE) qui indique que « l’impact sonore de l’éolienne n’est pas dangereux pour la santé – Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement, et du travail (AFSSET) ». Ce graphisme vient à l’appui d’un article de Actu environnement, de septembre 2015, que je vais vous citer, car il contredit certains de vos propos : « En France, depuis 2010, les éoliennes, y compris celles mises en service avant cette date, sont soumises à la législation des installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE), dont les exigences en termes d’émission sonore sont très strictes ».

Première remarque : il y a une contradiction entre les propos de M. Lucchini qui a indiqué qu’il n’existait pas de normes acoustiques, mais seulement un projet de normes, et cet article qui mentionne que les exigences en termes d’émission sonore sont soumises à la législation des ICPE.

Je reprends la lecture de l’article : « Elles s’appuient sur un indicateur d’émergence qui impose au parc de ne pas générer un niveau de bruit supérieur de 5 décibels le jour, et 3 décibels la nuit, par rapport au niveau de bruit qui existait avant l’implantation du parc – c’est-à-dire le solde sonore. Une étude acoustique très précise est réalisée avant l’implantation de chaque parc éolien et permet de fixer une distance minimale par rapport aux premières habitations, au minimum, 500 mètres ».

Deuxième remarque : M. Virely a indiqué que nous étions au-delà du code de la santé publique, alors que le graphique de l’AFSSET indique que 20 décibels est le niveau sonore d’un vent léger, 30 décibels, celui de la chambre à coucher, 35 décibels, celui d’une éolienne à 500 mètres, 40 décibels, celui du salon, etc. Ce qui veut dire qu’en passant de 30 à 35 décibels, on se situe entre la chambre à coucher et le salon.

Troisième remarque : vous avez tous pointé des biais importants sur les études acoustiques. Les niveaux relevés sont-ils supérieurs à ce qui est dit ? Le niveau à risque se situe à 85 décibels – le bruit d’une cantine – et le niveau dangereux à 90 décibels, sachant que le klaxon produit 92 décibels, et un concert de rock, 105.

Pouvez-vous nous expliquer les différences que je viens de relever ?

M. Patrice Lucchini. Nous avons en effet tous lu les références que vous avez citées, concernant le niveau sonore d’un klaxon, d’une chambre à coucher ou d’un salon. En réalité, le bruit provoqué par une éolienne est un bruit qui est porté et qui dépend d’un certain nombre de paramètres importants : la vitesse du vent, la topographie des lieux, l’amplitude des mouvements des pales, etc. Par conséquent, ce bruit ne peut en aucun cas être comparé aux bruits de la vie courante.

J’ai remis, au secrétariat de votre commission, deux rapports établis par un expert acoustique auprès des tribunaux, M. Dugast, qui sont des analyses critiques des contrôles acoustiques remis par l’exploitant et qui démontent complètement toutes ces affirmations. On ne peut en aucun cas comparer l’ambiance d’une chambre à coucher avec le bruit provoqué par les éoliennes.

M. le président Julien Aubert. Pourquoi ?

M. Patrice Lucchini. D’abord, parce que le bruit d’une éolienne est un bruit permanent, qui s’apparente, dans les pires moments, à celui d’un avion de ligne qui passe à 10 000 mètres – mais le bruit disparaît avec l’avion.

Ensuite, parce que l’amplitude des pales est importante. Enfin, le bruit des pales devant le mât et la synchronisation des éoliennes qui se produit de façon aléatoire…

M. le président Julien Aubert. Vous parlez bien du bruit au pied du mât ?

M. Patrice Lucchini. Non, je parle du bruit ressenti et entendu à distance.

M. le président Julien Aubert. Vous l’avez mesuré ?

M. Patrice Lucchini. M. Dugast l’a mesuré, il varie de 45 à 70 décibels. Le facteur de charge d’une éolienne est de 21 %, et, Dieu merci, elle ne tourne pas en permanence. Quand le vent n’est pas dans le sens dominant, en ce qui nous concerne, les nuisances sont, soit inexistantes, soit très faibles. En revanche, si le vent est dominant, le bruit est largement ressenti.

Cette question ne peut être réglée aussi facilement que cela. Prétendre que si nous supportons le chant des oiseaux, nous devons supporter le bruit des pales est une chose que nous ne pouvons pas entendre.

M. Jean-Marie Virely. Le code de santé publique indique que le bruit supportable en permanence est de 30 décibels. Le bruit est une onde sonore, une onde de compression. L’amplitude diminue donc avec la distance et, puisqu’il s’agit d’une onde, elle se répercute sur tout ce qui l’entoure, notamment les murs. Il est donc très compliqué de mesurer les bruits, avec tous ces parasites environnants.

Décider que la population peut supporter le bruit d’une éolienne jusqu’à 35 décibels permet aux opérateurs de réduire la distance entre l’éolienne et les habitations, de 1 600 à 800 mètres ; c’est tout ce que cela veut dire.

Par ailleurs, des mesures de bruit ont été prises avant, et après, l’installation des éoliennes. Mais comme il n’existe pas de protocole précis pour prendre la mesure, celle-ci est très aléatoire. Une réglementation précise est nécessaire.

Enfin, le bruit possède plusieurs fréquences dont l’impact est à chaque fois différent. Le bruit est la conséquence de la vibration des pales, mais aussi des pales qui passent devant le mât, etc. Encore une fois, une réglementation est nécessaire pour gérer, à la fois les bruits d’une certaine amplitude et d’une certaine fréquence, et les bruits d’une autre amplitude. Je fais allusion ici au problème des infrasons qui est colossal, et probablement plus important que le bruit ambiant.

M. le président Julien Aubert. Vous avez indiqué qu’il n’y avait pas de normes, en matière de bruit, mais simplement un projet de normes. Pourtant, il y a bien la législation des ICPE.

M. Daniel Steinbach. Ce qui n’existe pas, c’est une norme de mesure du bruit. Il existe une législation relative aux bruits, qui doit être appliquée, mais la façon de les mesurer n’est pas normée.

M. Patrice Lucchini. Il existe une norme sur les émergences, sur laquelle s’appuient les promoteurs éoliens qui disent respecter la réglementation. Ils indiquent qu’il est possible de dépasser de 3 décibels la nuit et de 5 décibels le jour, les 35 décibels fixés par la réglementation. C’est la raison pour laquelle, les promoteurs affirment respecter les normes. Or, il est extrêmement compliqué de les mesurer, sans procédé réellement fiable pour mesurer les nuisances sonores.

M. Bruno Ladsous. Dans son rapport du 9 mai 2017, l’Académie de médecine, a, parmi ses nombreuses recommandations – malheureusement non appliquées – recommandé de revenir sur cette dérogation.

M. le président Julien Aubert. M. Ladsous, vous avez fait référence à des noms, que vous avez supprimés d’un document, mais je n’ai pas ce document.

M. Bruno Ladsous. Il s’agit du second document que nous avons adressé à votre secrétariat. Nous avons tenu à respecter une certaine discrétion, mais nous fournirons ce document aux élus de la Nation.

M. Julien Aubert. Cette commission d’enquête ira jusqu’au bout, monsieur Ladsous.

M. Bruno Ladsous. Je n’en doute pas.

M. le président Julien Aubert. Page 6 du document, « la région travaille avec un réseau d’experts ». Ces auditions sont filmées, elles permettent donc aux personnes mises en cause de venir s’exprimer. Ce qui est le cas pour Eole-Res, que vous venez d’attaquer sur les études acoustiques.

Ce que vous nous dites, c’est que dans ce document, des personnes ne sont citées que par leurs initiales. Des personnes qui appartiennent au monde associatif ou coopératif. Vous dites ensuite qu’elles sont à l’ADEME…

M. Bruno Ladsous. J’ajoute l’ADEME comme étant un acteur à part entière du dispositif.

M. le président Julien Aubert. Vous parlez également « d’autres acteurs publics, opérateurs, et autres activités de ces personnes ». Il est également indiqué « parti » ?

M. Bruno Ladsous. Oui, il s’agit d’un mouvement politique.

M. le président Julien Aubert. Il s’agit donc d’un parti politique. Ensuite « coaching, équipe projet REPOS », à savoir le projet de la région auquel vous avez apporté une contre-proposition.

Je prends un exemple : « M. TS a travaillé à négaWatt, à l’AT2E et Énergie+, au cabinet… ». Un cabinet ministériel ou de consulting ?

M. Bruno Ladsous. Il s’agit du patron d’un cabinet d’ingénierie, dont je peux vous donner le nom.

M. le président Julien Aubert. Il a donc fait partie de l’équipe du projet. Qu’est-ce qui vous choque ?

M. Bruno Ladsous. La région était censée, quand nous l’avons rencontrée une première fois en mars 2017, nous associer à ses travaux, ce qui n’a pas été le cas. En revanche, elle a fait appel à des experts, dont les noms figurent dans ce document. Des experts qui ont l’habitude de travailler entre eux, et dont certains sont financés – et c’est le cas des experts de négaWatt – par des opérateurs de l’énergie. Tout ce petit monde travaille ensemble, sans associer la société civile.

M. le président Julien Aubert. Comment savez-vous qu’ils sont financés par le secteur de l’éolien ?

M. Bruno Ladsous. Vous trouverez cela dans la seconde partie du document, relative aux flux de financement directs et aux appels à projet. Il s’agit d’opérateurs cités dans les rapports d’activités de ces différents organismes 2016 et 2017 – notamment négaWatt et le CLER. Nous avons mené une étude qui nous a permis de conclure qu’ils recevaient des dons.

M. le président Julien Aubert. Ils reçoivent des dons, il va falloir m’expliquer cela, d’autant que, parfois, vous annotez un passage de votre document par un « pas clair ».

M. Bruno Ladsous. Oui, il s’agit d’une ambiguïté dans le rapport d’activités qui donne à penser, de façon raisonnable, qu’il y a bien un financement de cette nature.

Je lis « H2Air, Quadran, Res… » Res est bien la société éolienne ?

M. Bruno Ladsous. Oui, qui finance négaWatt.

M. le président Julien Aubert. Qui est Quadran ?

M. Bruno Ladsous. Une société filiale de Direct Énergie, elle-même filiale de Total.

M. Julien Aubert. Et H2Air ?

M. Bruno Ladsous. Un opérateur que je ne connais pas bien. Je ne sais pas s’il est indépendant, s’il dépend d’un opérateur allemand ou autre.

M. le président Julien Aubert. Vous dites que tous ces acteurs ont financé négaWatt ?

M. Bruno Ladsous. Oui, très clairement, c’est dans le rapport d’activités.

M. le président Julien Aubert. Pour mes collègues qui ne le savent pas, négaWatt est favorable à une énergie 100 % renouvelable.

Quel est le lien entre l’association négaWatt et l’ADEME ?

M. Bruno Ladsous. Cette association participe au même système, puisqu’elle a une personne pivot qui siège au conseil d’administration de l’ADEME – que vous trouverez sous les initiales A.B.

M. le président Julien Aubert. Cette personne, A.B., siège au conseil d’administration de l’ADEME, et a également été à Enercoop, négaWatt et au CLER. Il est cependant normal que dans une agence d’État les syndicats professionnels soient représentés.

M. Bruno Ladsous. Certainement, nous disons simplement qu’il est étonnant que la société civile ne le soit pas davantage.

Nous avons simplement constaté que toutes ces personnes travaillaient ensemble et que les scénarios de négaWatt et de l’ADEME étaient extrêmement proches, tout comme le scénario REPOS, pour lequel nous avons élaboré une proposition alternative.

M. le président Julien Aubert. Le scénario REPOS n’est-il pas le décalque du scénario national ? À partir du moment où une association, par exemple, est favorable aux 100 % EnR, elle monte un projet qu’elle essaie de faire reprendre par l’État – on le retrouve d’ailleurs à l’ADEME. Et les régions qui souhaitent aller dans cette direction le reprennent également.

M. Bruno Ladsous. Il s’agit, en effet, d’un décalque absolu. Ce que nous trouvant gênant, quand des représentants de la société civile proposent une alternative – qui malheureusement a été rejetée.

M. le président Julien Aubert. Savez-vous par qui a été financé le projet REPOS de la région ? Par ailleurs, parmi les personnes qui ont été associées au projet de négaWatt, certaines ont-elles également travaillé pour la région ?

M. Bruno Ladsous. Oui, cela est mentionné par les petites croix situées à droite du tableau.

M. le président Julien Aubert. La région a donc externalisé l’élaboration du projet ?

M. Bruno Ladsous. Non, la région a mené ses travaux avec des experts qu’elle a choisis. Un appel à projet a-t-il été lancé pour les financer ? Nous ne le savons pas, nous n’avons pas pu accéder à ces informations.

Il s’agit du système dans sa globalité qui nous interroge, dès lors qu’il aboutit à créer des difficultés pour les citoyens.

M. le président Julien Aubert. Je vous demande de nous transmettre les noms des personnes, du parti et des cabinets, ainsi qu’une note explicative relative à vos flèches de financement…

M. Bruno Ladsous. Elle est prête, monsieur le président.

M. le président Julien Aubert. Et toute analyse qui pourra nous aider à comprendre votre tableau. Nous allons auditionner le directeur général de l’ADEME, nous lui poserons donc la question.

M. Vincent Descoeur. Je suis arrivé en retard, je vous présente mes excuses. Le point que je souhaiterais évoquer a donc peut-être déjà été soulevé.

Vous avez évoqué les pollutions visuelles et sonores. Avez-vous développé la question de la perception de la population, avec des personnes plus intéressées par le projet que d’autres, ainsi que le désordre social que ces projets peuvent créer dans une commune ?

M. Jean-Marie Virely. Oui, j’ai évoqué le désordre social, qui est très important et lié à différents éléments. D’abord, à celui des prix des terrains loués ; ensuite, aux taxes que perçoivent les communes où sont implantées les éoliennes – alors que les autres communes ne touchent rien, même quand une éolienne est implantée 50 mètres plus loin. Tout cela crée des jalousies.

Par ailleurs, je n’ai pas eu le temps d’évoquer ce point, la population a pris conscience que lorsqu’une éolienne est installée, l’État verse une subvention de 250 000 euros par an, par éolienne de 2,5 à 3 mégawatts, dont quelque 8 000 euros – ou davantage quand la communauté de communes ne prend pas sa part – reviennent à la commune où l’éolienne est implantée.

Le ressenti est que l’État subventionne le projet à une hauteur importante et que la commune ne touche pratiquement rien. Non seulement aucun emploi n’est créé, mais les éoliennes détruisent ceux qui restent. En effet, leur implantation chasse des familles et freine la venue de nouveaux habitants, ce qui diminue le travail de nos artisans.

C’est la raison pour laquelle, nous souhaitons que la loi française impose des plans d’aménagement du territoire et qu’un bilan de l’impact des éoliennes sur la vie de tous les jours dans nos communes – et non pas uniquement écologique – soit établi.

Ce qui caractérise le Morvan, ce sont les bois, le tourisme et l’élevage ; si vous supprimez le tourisme, le Morvan meurt. Devons-nous accepter de faire mourir une région pour quelques éoliennes ? Une question qui fait débat et crée de la colère. Les problèmes sociaux créés sont aujourd’hui quasiment insupportables : des familles se déchirent, des maires démissionnent, etc.

M. Daniel Steinbach. Les questions de l’occupation de l’espace et de l’impact sur les populations dans l’étude environnementale de la PPE, ne sont absolument pas évoquées. Rien n’est indiqué sur l’endroit où seront implantées les éoliennes, ni de leur impact sur les populations.

M. Emmanuel Maquet. Je suis élu de la Somme, un département dans lequel 600 éoliennes sont implantées, avec un potentiel, à terme, de 900 éoliennes ; vous imaginez donc bien que je connais les sujets que vous avez évoqués.

J’aimerais avoir votre témoignage sur l’un des éléments qui est utilisé par les promoteurs pour « forcer » l’acceptabilité de ces différents projets, à savoir la souscription participative. Les habitants sont démarchés pour placer des fonds à 5 ou 6 %, voire davantage, alors que les livrets d’épargne sont à 0,75 %.

M. Bruno Ladsous. Vous évoquez là la partie amont d’un projet – recherche d’un financement –, à savoir une petite partie de l’iceberg. Mais il est vrai qu’elle permet à l’opérateur de démontrer que l’environnement est prêt à accepter l’éolien, puisqu’il y participe financièrement. Cependant, l’environnement ne veut pas dire nécessairement les habitants du pays, et encore moins les riverains immédiats des projets. Il s’agit donc d’un mensonge, que nous vivons très mal.

Mais il existe un second versant, l’éolien participatif, qui consiste à permettre à des particuliers ou à des collectivités locales de prendre des parts dans le projet. La réalité est très différente de celle qui est présentée, même si elle peut s’apprécier comme étant, a priori, une belle opportunité, notamment pour une commune.

Nous jugeons ces participations malsaines et les habitants ont le sentiment qu’ils se font acheter.

M. Jean-Marie Virely. S’agissant des projets participatifs, la population est étonnée et révoltée par le taux de rémunération – que vous connaissez. Il n’est pas comparable aux bénéfices engrangés et au taux de rémunération des actionnaires de la société.

Par ailleurs, la population ne comprend pas pourquoi il est limité dans le temps. La durée d’un contrat éolien est de vingt ans, celui d’un contrat participatif de cinq, voire moins.

Enfin, nous ne comprenons pas pourquoi, des parts sociales de la société ne sont pas proposées.

Tout cela donne l’impression que des exceptions sont accordées pour l’éolien, avec pour objectif d’acheter la population. De fait, celle-ci est révoltée et en colère. Je pense que vous partagez mon point de vue, monsieur le député.

M. Patrice Lucchini. Le financement participatif est une question qui concerne également les communes. En ce qui nous concerne, la communauté de communes envisage de créer des sociétés de projet ; ce qui va au-delà du participatif en amont.

En effet, certaines communes, qui voient leur dotation sévèrement diminuée, souhaitent – au-delà des retombées fiscales que peuvent générer les propositions qui leur sont faites – créer des sociétés de projet. Des sociétés dont il est dit, très clairement, qu’elles seront revendues, dès que l’autorisation administrative sera obtenue, à des développeurs, avec un bénéfice colossal ; c’est en tout cas présenté de cette façon aux habitants et aux maires.

Il s’agit de spéculation foncière et financière. Demain, ce seront les développeurs éoliens qui financeront les petites communes rurales ; l’éolien sera leur grand sauveur.

M. Daniel Steinbach. Nous avons calculé que les intérêts qui seront versés aux particuliers par la Compagnie nationale du Rhône, sur le projet de Saint-Georges-les-Bains, seront inférieurs à la commission sur la levée de fonds, sur quatre ans.

M. le président Julien Aubert. Je vous remercie de nous transmettre également tous ces éléments.

Je vous remercie, messieurs. Vos propos ont permis de démontrer qu’au-delà des spécificités de vos régions, il existe une convergence d’analyses et de points de vue.

Laudition sachève à quinze heures trente-neuf.

*

*     *

18.   Audition, ouverte à la presse, de M. Pascal Poncet, maire de Saint-Just-en-Chevalet (Loire) (20 juin 2019)

Laudition débute à quinze heures quarante-trois.

M. le président Julien Aubert. Mes chers collègues, nous accueillons M. Pascal Poncet, maire de Saint-Just-en-Chevalet, dans la Loire. Nos auditions ont apporté deux versions très différentes des relations entre les élus locaux et les développeurs de projet éolien.

D’un côté, des élus locaux, des entrepreneurs ou des particuliers, qui ont fait état de démarches marginalisant les élus, qui peuvent avoir une première connaissance du projet d’implantation une fois l’étude de celui-ci déjà très engagée. Cette marginalisation serait d’autant plus à craindre qu’ils ne seraient pas élus de la commune d’implantation du parc éolien.

De l’autre côté, des développeurs, ou les représentants de leur profession, insistent sur la distinction à faire entre ce qui relève des premiers repérages de zones propices à l’installation d’éoliennes, démarches qui ne nécessitent pas, selon eux, à ce stade, d’informations des élus, et ce qui relève de l’engagement du processus en vue d’implanter un parc.

Ils insistent également sur leurs bonnes pratiques professionnelles, qui mènent nécessairement les élus dans la boucle le plus tôt possible, et cela même à l’égard des élus n’appartenant pas à la commune sur le territoire de laquelle aura lieu l’implantation du parc. Une telle démarche s’imposerait d’elle-même, car en son absence, le risque de complication ultérieure, qui fragile la bonne réalisation du projet, augmenterait sensiblement.

Une autre interrogation a porté sur l’inconfort de la situation du représentant de l’État, pris entre l’existence d’une politique nationale de développement de l’éolien, qu’il personnifie dans les territoires, et sa fonction arbitrale, qui implique de prendre en compte chaque projet, dans toutes ses caractéristiques et ses conséquences locales. De sorte que nous avons souhaité auditionner un maire, concerné par cette question, pour avoir son point de vue.

Je vous propose, monsieur le maire, dans un temps d’exposé liminaire de 15 minutes, de nous livrer votre sentiment sur les questions qui nous animent. Ensuite, nous vous poserons des questions.

Avant de vous donner la parole, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rient que la vérité.

Je vous invite à lever la main droite et à dire « je le jure ».

(M. Pascal Poncet prête serment.)

M. Pascal Poncet, maire de Saint-Just-en-Chevalet, Loire. Monsieur le président, je termine mon second mandat de maire de Saint-Just-en-Chevalet, commune de la Loire de 1 200 habitants, et de 3 000 hectares s’étageant de 600 à 1 000 mètres d’altitude. Nous avons, par ailleurs, la caractéristique d’être une centralité d’un bassin de vie de 5 000 habitants, possédant deux collèges, deux écoles, une caserne de sapeurs-pompiers, La Poste, une piscine communale, un espace de loisirs et sportif, des campings, une trentaine de commerces, des entreprises, une maison de santé pluridisciplinaire (MSP) flambant neuve, un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), etc.

La commune de Saint-Just-en-Chevalet est située entre Saint-Étienne et Clermont-Ferrand, nous avons la chance d’être à une heure et quart de Lyon, via l’A89, une quatrième couronne pour les résidences secondaires. Elle est par ailleurs classée station verte, et une labellisation est en cours pour qu’elle devienne « village sport nature ».

J’en viens à ce qui nous intéresse aujourd’hui.

Un projet est né dans les années 2007-2008 portant, initialement, sur une trentaine d’éoliennes, qui ont été ramenées à cinq, dans la commune de La Tuilière, et à quatre dans la commune de Cherier. Soit un projet de neuf éoliennes d’une puissance de 2,5 mégawatts et d’une hauteur de 155 mètres.

Ces neuf éoliennes font partie du projet Éole 76, rapidement racheté par la société Énergie du Portugal renouvelable (EDPR). Je vous dirai pourquoi, après avoir recueilli différentes informations, j’ai peu à peu changé ma posture et mon opinion sur cette affaire.

Le projet Éole 76 a donc été racheté par EDPR avec des fonds très importants en provenance de Chine, du Qatar et, me semble-t-il, d’Arabie Saoudite. Les fonds chinois proviennent de la société qui a réalisé le barrage des Trois-Gorges, en Chine. Un barrage qui a fait l’objet de nombreuses critiques s’agissant du déplacement des populations et des 600 km2 d’emprises agricoles.

Le projet Éole 76 est aujourd’hui porté par la société les Monts de la Madeleine Énergie, qui fait presque office de faux-nez.

Initialement, j’étais curieux face à ce projet et j’avais adopté une posture du « pourquoi pas ». Face à l’enjeu, et en tant que chef de village, je devais jouer mon rôle et préserver les intérêts de mes concitoyens et de notre pays. J’ai d’abord été alerté par une partie des habitants, inquiets. À court de réponse, je me suis informé. Le schéma régional éolien (SRE) de Rhône-Alpes – nous n’étions pas encore liés à l’Auvergne – était un document de bon sens, à l’époque, je l’ai donc lu.

Le SRE donnait les très grandes lignes du développement éolien à l’échelle régionale et apportait des éléments qui me paraissaient en contradiction avec le projet tel qu’il nous avait été présenté. Il indiquait notamment que les paysages naturels – Natura 2000 et autres paysages préservés et authentiques – « offrent très peu de potentiel à l’accueil d’éoliennes, au risque réel de faire évoluer leur identité vers une image plus industrielle. En effet, l’introduction de l’éolien génèrerait un changement d’image et d’identité, par un saisissant effet de contraste sauvage-artificiel… »

Plus j’avançais dans mes investigations, plus j’étais inquiet – ainsi que ma population. Je suis donc passé du « pourquoi pas » à « un peu sceptique ». De sorte que je me suis intéressé encore d’un plus près au secteur de l’éolien et que je me suis rendu aux réunions publiques – deux me semble-t-il – organisées par le promoteur. Là, j’ai été frappé par la légèreté avec laquelle le projet nous était présenté. J’avais l’impression de me retrouver en CM1 ou CM2 ! Le promoteur nous a en effet présenté un projet qui tenait sur des feuilles A3 que je n’arrivais à voir qu’en me tordant ; de temps en temps, j’apercevais un morceau d’éolienne dans le blanc des nuages.

J’ai, bien entendu, trouvé la méthode critiquable, notamment s’agissant de la transparence du dossier. D’autant que j’avais, demandé aux représentants du projet qu’une réelle communication soit menée – au motif que nous étions une commune limitrophe, une station verte, que nous développions une politique modeste mais efficace en matière de tourisme – et qu’une maquette soit réalisée ; en guise de maquette, nous avons eu la réunion telle que je viens de vous la décrire. En tant qu’élu de la République, même si mon territoire est modeste, je pense mériter d’être traité d’une autre manière. Mes doutes se sont donc amplifiés.

Nous avons, dans cette région, un certain nombre de contraintes, bien légitimes, du fait des sites Natura 2000 que nous avons la chance de posséder. Très souvent, des agriculteurs se font même « gronder » pour avoir mis leurs roues de tracteur ici ou là. Or, le promoteur vient nous présenter un chantier d’une ampleur incroyable, au milieu de sites Natura 2000 et de véritables châteaux d’eau, qui ne semblait leur poser aucun problème. Alors même que le projet exige, par exemple, de transporter de l’énergie sur un poste à 15 ou 20 kilomètres, entre des mâts qu’il faut relier, des chemins d’exploitation… Bref, un projet très inquiétant.

J’ai ensuite été amené à interroger une personne, qui avait travaillé à Météo France, qui avait produit un rapport sur le Massif central – qui a les caractéristiques topographiques que notre région. Je n’étais alors que dans une recherche d’arguments factuels, puisque le projet me semblait important en matière de développement économique. Seulement la colonne des inconvénients ne devait pas être supérieure à la colonne des avantages. Dans son compte rendu, toute ressemblance avec la réalité serait fortuite ou involontaire ! Rien à voir avec ce que présentait le promoteur.

Par ailleurs, je ne comprenais pas pourquoi le développeur n’avait pas eu l’idée de faire le bilan du parc éolien, implanté trois ans auparavant, à quatre kilomètres de notre site. Il aurait ainsi pu avoir une ambiance globale de ce qui se passe au niveau du vent. Non, il a préféré planter un mât de mesure. Un mât qui, pour la petite histoire, est tombé quelques mois plus tard. Une enquête a été diligentée, mais nous n’avons jamais su qui avait fait tomber le mât – ce n’est pas moi. Une façon de faire qui a renforcé mes doutes.

De mon côté, je me suis procuré les résultats du parc existant ; des résultats catastrophiques. Si je n’ai aucun moyen de m’assurer de la véracité de ces résultats, bien entendu, je pense qu’il s’agit des vrais résultats. J’ai contacté le maire de la commune voisine, qui, après une période de doutes, est aujourd’hui radicalement opposé au projet. Il m’a confirmé que tous ceux qui avaient accueilli ce projet s’en mordaient aujourd’hui les doigts.

Ce même maire m’a raconté que des journalistes de France culture étaient venus l’interviewer sur l’éolien, et que ce jour-là des techniciens étaient en train de démonter les pales pour poser des résistances électriques, car à cette altitude, la glace qui se formait était de nature à gêner le bon fonctionnement – quand elle fonctionnait – de l’éolienne. Si nous devons produire de l’énergie pour chauffer les pales, où allons-nous !

Concernant l’hydrogéologie, ma commune est un peu le château d’eau du secteur. Je n’avais aucune confiance en l’hydrogéologue qui avait été incorporé dans l’équipe d’ingénierie du promoteur – des équipes qui sont les mêmes d’une opération à une autre – car il me semble difficile d’être à la fois juge et partie sur un sujet aussi sensible que l’eau. S’il était moins sensible à l’époque, nous subissons depuis deux ans, une sécheresse rarissime ; je n’ai jamais vu nos cours d’eau aussi bas. Nos pompiers ont même été obligés d’approvisionner la commune de La Tuilière.

J’ai donc demandé à l’agence régionale de santé (ARS) d’aller vérifier les dires de l’hydrogéologue, missionné par le promoteur. Si les conclusions étaient similaires, l’ARS recommandait un grand nombre de précautions et de réserves, contrairement à l’hydrogéologue. Or, quand nous débattons d’un sujet aussi sensible que l’eau, je me demande si nous pouvons encore opérer ce type de réserves ; je ne le crois pas. Aujourd’hui, l’eau est vitale. Nous prenons des arrêtés que nous n’avions jamais pris dans l’histoire locale ! Le président du syndicat des eaux (SE) organise, certainement la semaine prochaine, une réunion de « crise » sur ce sujet.

J’ai également interrogé les personnes habitants près des éoliennes. Nous sommes bien loin de la vérité, bien loin des propos du promoteur, tant sur le plan sonore que visuel – ces personnes vivent avec ces mâts 24 heures sur 24. Une photo n’est qu’une photo, dans la réalité, les éoliennes bougent et captent votre attention en permanence. Les habitants ont l’impression, quand ils sortent de chez eux, de se trouver sur un autre territoire, en tout cas pas celui qu’ils ont choisi initialement.

Les inconvénients des éoliennes sont parfois opposés au nucléaire, mais ce n’est pas mon propos. Et des personnes sont favorables au parc éolien, je tiens à le dire. Mais combien d’éoliennes pour une seule centrale ? C’est aussi cet impact qu’il convient de prendre en compte – et qui a été négligé.

Les habitants de notre région, comme cela est indiqué dans des études de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), perçoivent de petites retraites – de 700 à 900 euros. J’ai compris que le promoteur avait choisi ce territoire pour sa docilité et non pour la performance du vent ou pour des motifs écologiques. D’ailleurs, quand nous analysons le passé des investisseurs en ce domaine, nous pouvons légitiment nous interroger. Et les résultats que j’ai récupérés ici et là démontrent que le rendement ne serait pas des meilleurs.

Toutes ces éléments ont définitivement fait basculer mon opinion et j’avais pris l’habitude de dire au promoteur « mais pourquoi n’allez-vous pas implanter des éoliennes à Saint-Tropez ? ». Je suis désolé de ce raccourci, mais la suffisance du promoteur n’était pas supportable : « Croyez-nous, nous sommes les sachants, nous allons venir vous faire du bien… » Depuis l’implantation du premier parc, aucun emploi n’a été créé, nous ne faisons que regarder les éoliennes tourner.

Le promoteur a choisi un territoire docile, avec une opposition passive. Les habitants s’interrogent sur ce que vont devenir leurs biens. Car la moins-value est bien réelle. Et les notaires ne font que la confirmer. Si les projets éoliens n’avaient aucune incidence sur la vie d’une région, nous ne serions pas aussi attentifs.

Par ailleurs, et c’est mathématique, si, par exemple, 50 % des personnes sont défavorables à un projet, vous vous privez forcément de 50 % d’acquéreurs potentiels.

Mon inquiétude s’est renforcée, en 2014, quand j’ai rencontré le maire d’une commune de l’Ille-et-Vilaine qui avait acheté une vieille ferme dans ma commune et qui était en contact avec le groupe Pierre et Vacances. Je vous lis le courrier de ce maire, datant du 25 novembre 2014, que je tiens à votre disposition ; il écrit à Mme Buccio, alors préfète de la Loire : « Madame la préfète, je suis porteur d’un projet Pierre et Vacances, au lieu-dit la Condamime, Saint-Just-en-Chevalet. Je suis propriétaire de bâtiments et de plusieurs hectares qui intéressent ce spécialiste du tourisme convaincu, comme moi, du potentiel de cette région… ». Notre territoire est en effet appelé la Petite Suisse, il possède de nombreux atouts et nos efforts portent aujourd’hui leurs fruits.

Le bassin de vie que je vous ai présenté en introduction est d’une extrême précarité, mais fonctionne bien. L’acceptabilité de ce projet, qui était correcte, initialement, est devenue inacceptable.

Je continue la lecture du courrier : « Le canton et ses environs pourraient ainsi bénéficier d’une dynamique économique intéressante, construite autour de son image de nature préservée. Hélas, je viens d’apprendre qu’un projet éolien est susceptible de s’implanter à quelques centaines de mètres du secteur pressenti. Vous comprenez mon étonnement, n’ayant jamais été informé. Je trouve cette situation surprenante et tenais à vous faire part de mes interrogations, quant au manque évident de transparence entourant une telle situation. Je suis par ailleurs maire de la Chapelle-des-Fougeretz, en Ille-et-Vilaine et ainsi parfaitement informé de la nécessité d’une large information pour associer le plus possible les populations, notamment celles de toute proximité ».

Le projet Pierre et Vacances a été tué, dès lors que le terme « parc éolien » a été prononcé.

Par ailleurs, ce projet a clivé la population, dans une période où nous n’en avions pas besoin – mais vraiment pas besoin. Preuve en est les mouvements que nous avons connus. Tous les jours, j’appose des pansements sur les blessures des uns et des autres. Je vous garantis, comme tous les élus de proximité, que j’ai senti les choses arriver.

Pourquoi ? Parce que parmi les personnes favorables au projet, se trouvaient celles qui avaient été ciblées comme « dociles » ou percevant une petite retraite. En leur proposant de doubler leur retraite – par un dédommagement, par exemple, de 600 ou 700 euros par mois pour l’implantation d’un mât, de 300 euros pour un survol de pales ou de 150 euros pour une tranchée sur leur propriété –, le promoteur a perturbé l’équilibre de notre population.

Pour la petite histoire, le promoteur n’a pas démarché la baronne de Rochetaillée, il n’avait aucune chance ! Non, la cible était cette population que je viens de vous décrire. Et je comprends parfaitement qu’elle soit intéressée par ces fameux 600 ou 700 euros par mois.

Le pire, car il y a pire, ce sont les personnes qui ne toucheront pas ces fameux 600 euros par mois, car, manque de pot, le mât sera implanté, non pas chez eux, mais juste à côté. Leur terrain en sera dévalué et elles ne seront pas indemnisées. Une injustice que je ne peux admettre, en tant que maire.

J’ai reçu, par ailleurs, un témoignage émouvant d’un agriculteur relatif à l’impact des éoliennes sur sa production de lait – si je ne connais pas les données scientifiques, l’actualité commence à lui donner raison. Je tiens ce témoignage à votre disposition. Cet agriculteur n’a jamais été contredit et j’ai retrouvé des rapports vétérinaires constatant les mêmes faits.

Alors que je n’étais que sceptique, j’en suis aujourd’hui à souhaiter vivement que nous ne voyons jamais l’arrivée de ces éoliennes, pour la santé de notre micro pays, mais plus largement, pour la santé du patrimoine si cher aux Français, mais également au monde entier.

Notre opportunité, liée à l’A89, à la liaison Lyon-Clermont-Ferrand-Saint-Étienne, dont nous sommes le poumon vert, et qui nous plaçait en quatrième couronne, s’est vue menacée. Tous les efforts qui ont été réalisés dans la région – les services publics, des sociétés de recyclage de plastique, de ressources hydrologiques – seraient anéantis par cette puissance, cette énorme boule, qui vient vous dire « c’est nous qui avons raison ».

Le préfet, dans sa grande sagesse, a refusé l’installation classée pour la protection de l’environnement (ICPE). Nous l’avons accompagné dans sa décision, car il a aussitôt été attaqué par EDPR – je ne prononce pas le nom de la société les Monts de la Madeleine Énergie, qui n’est que le vernis ; nous sommes chez les Chinois. Je n’ai rien contre les Chinois, le Qatar, l’Arabie Saoudite ou les Portugais, mais utiliser le nom « Monts de la Madeleine Énergie » est trompeur.

Autour du préfet – qui s’est présenté au tribunal administratif, ce matin – un certain nombre d’institutions ont adopté une démarche volontaire et sont venues le soutenir, lui et la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL).

Nous le savons tous, les investisseurs ont les moyens financiers de tenir le temps d’une longue procédure, contrairement aux associations qui ne peuvent pas suivre et de l’État qui, à un moment donné, passe à autre chose. Toutefois, la Ligue de la protection des oiseaux (LPO), France nature environnement (FNE), la fédération départementale des chasseurs français (FDCF), la fédération départementale de pêche (FDP), le syndicat mixte des Monts de la Madeleine, qui regroupe une cinquantaine de communes, ma commune et des communes voisines, se sont engagés dans cette démarche, aux côtés du préfet.

A priori, ce matin, le rapporteur aurait invité le président du tribunal a débouté la requête de l’investisseur.

Telle est ma triste expérience sur ce projet. Une question qui m’a beaucoup occupé. Car même à Saint-Just-en-Chevalet, nous recevons la télévision et la fibre, nous sommes donc capables de nous renseigner pour ne plus prendre les promesses et les projets pour argent comptant. Les sonneurs d’alerte ont également joué un rôle important.

(M. Vincent Descoeur, député, remplace M. Julien Aubert à la présidence.)

Vincent Descoeur, président. Comment se situe votre commune par rapport à ce projet ?

M. Pascal Poncet. Ce serait trop long. Cette audition est enregistrée, vous pourrez donc réécouter mon propos liminaire.

Je suis le maire de Saint-Just-en-Chevalet, commune de la Loire de 1 200 habitants, de 3 000 hectares s’étageant de 600 à 1 000 mètres d’altitude. Nous avons la caractéristique d’être une centralité d’un bassin de vie de 5 000 habitants. Notre région a une qualité d’authenticité qui est en fait aujourd’hui une région assez rare. Située entre Saint-Étienne et Clermont-Ferrand, nous avons la chance d’être à une heure et quart de Lyon, via l’A89, et d’être devenue une quatrième couronne pour les résidences secondaires.

Nous disposons d’un grand nombre de services publics, dont une MSP où exercent trois jeunes médecins de 30 ans, trois cabinets d’infirmière, des pompiers, La Poste, d’une gendarmerie.

Tout cela est fragilisé quand des personnes viennent, sans connaître la situation de la région et tous les efforts qui ont été déployés pour parvenir à ce résultat, chambouler la politique du territoire. Il y a là un côté cavalier, suffisant.

M. Vincent Descoeur, président. Les éoliennes devraient être implantées dans des communes voisines à la vôtre, si j’ai bien compris. Font-elles partie de la même intercommunalité ?

M. Pascal Poncet. Oui, tout à fait.

M. Vincent Descoeur, président. Une concertation a-t-elle eu lieu entre les élus ou avez-vous vécu cela isolément ?

M. Pascal Poncet. Non, l’intercommunalité était, au départ, engagée. Mais aujourd’hui, une espèce d’omerta s’est installée, et elle est un peu coupée de l’avancement du projet. Je reste, pour ma part, informé, parce que je suis le maire de la commune centre et que, disposant notamment d’une piscine communale extérieure et d’un camping qui a pris plusieurs étoiles, elle sera la principale impactée.

Plus nous avançons dans la connaissance du sujet, plus nous comprenons que tout ne va pas dans la colonne des avantages, de sorte que, au sein de l’intercommunalité – notamment lors de la dernière délibération – des personnes et des communes ont changé leur fusil d’épaule. Une bonne moitié de l’intercommunalité est opposée au projet. Et les habitants évitent ce sujet en famille.

M. Vincent Descoeur, président. Oui, cette division a été évoquée lors de la précédente audition.

M. Pascal Poncet. Elle est énorme et je la vis au quotidien

M. Vincent Descoeur, président. Le préfet a-t-il pris un arrêté en rapport avec ce projet ?

M. Pascal Poncet. Nous sommes encore sous « l’ancien régime », avec une autorisation de défrichement, un permis de construire, etc. Le préfet a pris un arrêté concernant l’ICPE, en n’autorisant pas l’exploitation du site, en raison des impacts sur les sources d’eau, la faune, la flore, etc. C’est la raison pour laquelle il a été attaqué par le promoteur.

M. Vincent Descoeur, président. Vous considérez donc que le préfet a pris en compte vos arguments. Un vrai sujet au regard des objectifs du Gouvernement, en termes de parcs éoliens. Les représentants de l’État pourront se retrouver, demain, dans des situations très inconfortables.

M. Pascal Poncet. Le préfet a en effet fait preuve d’un grand courage et d’une très grande honnêteté intellectuelle. Mais il s’est fondé sur les éléments qu’il a, lui aussi, accumulés au fil du temps.

Le temps a d’ailleurs été un facteur important, car il a permis à toutes les parties de s’informer. Tous les éléments ont été portés à la connaissance du préfet, ses services ont pris le temps de les examiner et M. le préfet a pris le temps de se faire son opinion. La France peut s’honorer de la qualité de ses représentants de l’État. Face à des projets très limites, voire irresponsables, l’homme et le bon sens prennent le dessus.

M. Vincent Descoeur, président. Quelle a été votre place, dans ce processus de concertation, étant donné que vous n’êtes pas l’élu d’une commune d’implantation ?

M. Pascal Poncet. Ma commune est la commune-centre, qui sera la plus impactée par le projet. Les commerces se situent dans ma commune, nous possédons deux collèges, deux écoles, une piscine communale, un gymnase, un complexe sportif d’un kilomètre de long… Le débat ne pouvait pas se faire sans moi. Par ailleurs, il est obligatoire, à un moment plus avancé des projets, d’inviter les communes limitrophes à participer au débat. Mais ce sont les pouvoirs publics qui sont venus nous questionner, non le promoteur.

Les deux communes concernées ne possèdent pas tous les équipements que je viens d’évoquer, elles seront donc certainement moins affectées. Mais si la commune-centre est affectée, toutes les communes limitrophes le seront aussi. De même, si la ville de Roanne est affaiblie, ce sont l’hôpital, le lycée et autres structures qui seraient impactés.

Par ailleurs, j’ai expliqué pendant des années à ma population, que notre environnement était une richesse incommensurable, comme notre vieux quartier, d’ailleurs, et que nous devions, par conséquent, ne pas faire n’importe quoi, en termes de visibilité – interdiction d’utiliser des couvre-joints blancs, ou du PVC blanc. Nous étions arrivés à un consensus sur cette question d’urbanisme, d’architecture. Comment pourrais-je, aujourd’hui, expliquer aux habitants à qui j’ai demandé de respecter certaines normes, qu’un projet d’implantation d’éoliennes de 150 mètres, ne pose aucun problème, en termes de visibilité ? Si je me comporte ainsi, le discours politique de l’élu de terrain est discrédité en quinze secondes.

Je précise à Mme la rapporteure, que je n’étais pas hostile au projet. Je suis passé de curieux, à sceptique puis à hostile. Je ne sais pas si mes propos vous seront rapportés. C’est assez déstabilisant de parler devant des députés qui vont et viennent, car je viens de loin et je ne sais pas si tout le monde aura l’entièreté de mon audition.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous avez effectivement droit à une explication s’agissant du jeu des chaises musicales auquel nous devons nous plier aujourd’hui.

Le projet de loi relatif à l’énergie et au climat est en ce moment même débattu en commission des affaires économiques. Or l’actualité législative prend le pas sur notre commission d’enquête, ce qui est compliqué et cavalier par rapport à vous, monsieur, qui venez de loin. Je vous rassure, les propos que vous tenez ici sont filmés, ils seront donc partagés et pris en compte lors de l’élaboration du rapport.

M. Pascal Poncet. Je comprends, madame la rapporteure, mais si vous n’avez pas entendu le début de mon propos, vous ne pouvez pas comprendre ma conclusion. Et, de fait, vous pouvez être amenée à me poser des questions qui n’entrent plus dans le contexte que j’ai évoqué. C’est la raison pour laquelle, tout cela me perturbe un peu. Aurez-vous le temps de réécouter l’entièreté de mes propos ? Je les juge importants, car ils vont au-delà de mon territoire.

Je suis venu porter la parole, non pas du maire de Saint-Just-en-Chevalet, mais celle qui est de plus en plus partagée. Encore une fois, j’aurais souhaité que vous entendiez l’entièreté de mes propos, vous comprendriez que ma parole s’exporte bien au-delà des 3 000 hectares que je représente modestement.

Aujourd’hui, nous ne pouvons plus entendre des propos tels que « nous allons faire pour vous, nous disposons de tous les ingénieurs de la terre à nos côtés » ; propos autoritaires et suffisants. Cela me fait penser au film « Manon des sources », quand on vient expliquer au paysan qu’il faut mettre du grillage pour que les lapins ne passent plus ; qu’il faut galvaniser.

Nous ne vivons plus à cette époque. L’information parvient jusqu’à Saint-Just-en-Chevalet. Et tout ce qui nous est raconté, nous pouvons le vérifier. Alors, cela prend du temps, mais les éléments que j’ai réunis m’ont fait changer d’opinion. Je suis aujourd’hui sûr de mon raisonnement, pour avoir vécu la situation de près, ainsi que les déchirements des familles, de la population, dans une période où nous n’en avions vraiment pas besoin. Nous sommes en train de vivre des clivages entre les familles, certains membres ayant été contactés pour toucher 600 euros par mois, pour un mât implanté sur leur propriété.

C’est la raison pour laquelle mes propos sont très largement exportables.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Votre audition fait suite à un nombre important d’autres auditions, et vous n’êtes pas le premier à tenir des tels propos. Mais c’est aussi de l’intérêt de la commission de constater qu’un certain nombre de témoignages se recoupent.

Je vous rassure, vous n’êtes pas le seul à tenir ces propos et je ne pense qu’ils soient ignorés ou balayés. La preuve en est que cette commission d’enquête s’en saisit.

M. Vincent Descoeur, président. En votre absence, madame la rapporteure, j’ai interrogé M. Poncelet sur l’aide que leur a apporté le préfet, qui a bien relayé les arguments avancés par les communes, défavorables aux projets. Un point important dans ce cas particulier, mais qui va, comme le dit M. Poncelet, bien au-delà du seul traitement de sa commune.

Votre audition, monsieur Poncelet, témoigne des difficultés que peuvent rencontrer les élus, et du désordre social que créent ces projets. Je trouve votre témoignage parfait.

(M. Julien Aubert, président de la commission denquête, remplace M. Vincent Descoeur à la présidence.)

M. le président Julien Aubert. Monsieur Poncelet, vous êtes donc concerné par ce projet, qui doit se réaliser dans des communes limitrophes à la vôtre. Votre commune va-t-elle ou non bénéficier de gains financiers ?

M. Pascal Poncet. Il est prévu que le bloc communal – l’intercommunalité et les deux communes – touche 150 000 euros, et la région 70 000 euros, me semble-t-il. Un dédommagement qui n’est absolument pas à la hauteur du préjudice – le préfet, je le rappelle, a refusé l’autorisation d’exploiter.

Lorsque nous sommes à la tête d’un territoire, aussi modeste soit-il, nous ne sommes pas forcément là pour accumuler de la trésorerie, notamment si nous n’avons pas élaboré une véritable vision de ce territoire.

Par ailleurs, si ce type de projet était bénéfique, apportait du bien et de l’énergie publique, ces propositions de compensation n’existeraient pas.

M. le président Julien Aubert. Il n’y avait aucun sens caché à ma question. Je souhaite comprendre les enjeux. S’agit-il de 150 000 euros versés une fois, ou par an ?

M. Pascal Poncet. J’ai toujours écarté ce débat et il s’agit de chiffres qui datent de 12 ans. Il me semble qu’il s’agit d’un unique versement.

M. le président Julien Aubert. Des taxes, telles que l’imposition forfaitaire sur les entreprises de réseaux (IFER) ne doivent-elles pas être reversées au bloc communal ?

M. Pascal Poncet. Effectivement, cela était prévu pour la communauté de commune et les deux communes concernées.

Nous ne pouvons pas raisonner à partir d’un intérêt financier, car non seulement, le bénéfice serait de court terme, mais surtout, nous sommes dans une dynamique qui va bien au-delà. Notre bien-être actuel et la qualité de vie que nous offrons aux habitants et aux touristes valent bien plus que cela.

Les personnes qui motivent leur position uniquement sur la base de versement de revenus financiers n’ont pas cette capacité à avoir une vision de leur territoire ; elles m’inquiètent beaucoup.

M. le président Julien Aubert. Vous avez indiqué être allé chercher des informations auprès du parc existant et avoir rencontré un ancien employé de Météo France. Vous parlez bien de données en termes de vent ?

M. Pascal Poncet. Oui, mais ils n’ont pas voulu nous les donner. Il est cependant facile de calculer le nombre de kilowattheures produits – il s’agit du chiffre d’affaires divisé par le prix du kilowatt.

M. le président Julien Aubert. Je ne comprends pas, car vous évoquez le rapport de Météo France, qui comporte des données techniques sur le vent, puis des éléments d’informations du parc existant. Or là, vous me parlez de chiffres d’affaires.

Que voulez-vous dire quand vous indiquez « je me suis procuré les résultats du parc existant, par voie détournée, et ils sont catastrophiques » ?

M. Pascal Poncet. Son discours était crédible, car il avait fourni un rapport sur le Massif central et avait travaillé dans la région. Il disait que les chiffres annoncés par le promoteur étaient fantaisistes et que s’il avait donné ce type d’information, lorsqu’il exerçait à Météo France, il aurait été viré dans le quart d’heure.

Le second sujet concernait le rendement du parc existant – que nous aurions pu communiquer au promoteur, la topographie, le relief étant identiques. Les responsables ont refusé de nous communiquer les résultats. Mais il est simple de calculer le nombre de kilowatts produits : il s’agit du chiffre d’affaires divisé par le prix du kilowatt.

M. le président Julien Aubert. Pouvez-vous nous transmettre ces informations ?

M. Pascal Poncet. Les informations que j’ai recueillies ne sont pas officielles, mais l’écart entre ce qui était annoncé et la réalité est de 80 %, voire 100 %.

M. le président Julien Aubert. Vous voulez dire du simple au double ?

M. Pascal Poncet. Tout à fait.

Pour la petite histoire, madame, le mât de mesure est tombé. Une enquête de police a été diligentée, qui a entraîné une forte tension ; nous n’avons pas de bandits chez nous, personne ne fait cela.

Il eut été si facile, pour ces gens, dont c’est le métier, d’aller frapper au parc voisin pour demander des informations. Ils ne l’ont pas fait. J’avais demandé une maquette, pour que nous puissions nous faire une idée – pour un projet de 18 millions d’euros, cela ne doit pas poser de problème – nous ne l’avons jamais eue. Pourquoi ? Parce que la réalité est édifiante.

Ma commune a de la chance d’avoir de beaux hôtels – deux étoiles, trois étoiles –, de beaux gîtes, or tous les propriétaires sont inquiets.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous redoutez que la défiguration du paysage ait un impact sur le tourisme ?

M. Pascal Poncet. Vous n’étiez pas là quand j’ai indiqué que le maire de la Chapelle-des-Fougeretz, en Ille-et-Vilaine, M. Jean-Yves Chiron, avait acheté une vieille ferme dans ma commune, pas très loin du parc envisagé. Et qu’il avait écrit à Mme Buccio, alors préfète. Je relis le courrier : « Madame la préfète, je suis porteur d’un projet Pierre et Vacances au lieu-dit la Condamime, Saint-Just-en-Chevalet. Je suis propriétaire de bâtiments et de plusieurs hectares qui intéressent ce spécialiste du tourisme convaincu, comme moi, du potentiel de cette région. Le canton et ses environs pourraient ainsi bénéficier d’une dynamique économique intéressante, construite autour de son image de nature préservée. Hélas, je viens d’apprendre qu’un projet éolien est susceptible de s’implanter à quelques centaines de mètres du secteur pressenti. Vous comprenez mon étonnement, n’ayant jamais été informé ». Il existe un cadastre en France, quelqu’un aurait pu lui dire.

Je reprends : « Un parc éolien de cette nature aurait mérité une large communication et une large concertation. Je trouve cette situation surprenante et tenais à vous faire part de mes interrogations, quant au manque évident de transparence entourant une telle situation. Je suis par ailleurs maire de la Chapelle-des-Fougeretz, en Ille-et-Vilaine et ainsi parfaitement informé de la nécessité d’une large information pour associer le plus possible les populations, notamment celles de toute proximité ».

L’information était d’ailleurs recommandée par le schéma régional éolien initial, qui était alors plein de bon sens.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteur. Ce projet de Pierre et Vacances était-il déjà en cours d’élaboration ou simplement projeté dans la tête de cette personne ? Car le maire est informé, non pas avant, mais quand un projet démarre. Si le projet que vous évoquez n’avait pas commencé, il n’est pas surprenant que personne n’ait eu l’idée d’informer cette personne.

M. Pascal Poncet. Vous parlez de l’obligation du maire – et des notaires – d’informer. Il existe des jugements sur cette question.

Le maire m’a appelé pour me présenter son projet, quand celui-ci était suffisamment avancé avec le groupe Pierre et Vacances. Je l’ai alors informé du projet éolien ; j’ai senti un grand vide. Il en a parlé aux responsables de Pierre et Vacances qui, au bout d’un de réflexion, ont décidé de ne pas investir.

Par ailleurs, sachez que l’obligation d’information du maire et des notaires entraîne la perte d’un potentiel d’acquéreurs. Des personnes ne supportent pas l’éolien – pour sa pollution visuelle, sonore, etc.

Par ailleurs, je le répète, grâce à l’A89, mettant Lyon à une heure et quart de chez nous, nous sommes devenues la quatrième couronne, en termes de tourisme et de résidences secondaires. Imaginez le nombre de personnes qui ont changé d’avis en apprenant l’existence de ce projet éolien. J’ai d’ailleurs été alerté, à l’époque, par des promoteurs immobiliers qui avaient senti le bon plan et anticipé les retombées de l’A89.

Je suis donc passé de curieux à totalement hostile au projet. Et, je le répète également, nous en avons assez de la suffisance de ces personnes qui arrivent avec une armada d’ingénieurs qui ont tous raison. Le débat n’est pas possible, la grande partie de la population n’étant pas assez qualifiée pour comprendre le projet dans sa complexité. Nous devons aller chercher l’information pour comprendre la réalité de ce projet. J’ajouterai que ces personnes n’inspirent pas confiance.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous ressentez une asymétrie dans le rapport de forces avec les promoteurs ?

M. Pascal Poncet. Nous avons l’impression qu’ils causent ailleurs. C’est désagréable. Leur suffisance est désagréable.

Je vais vous citer une anecdote. TF1 nous a contactés pour faire un sujet pour le 13 heures de Jean-Pierre Pernaut. Les promoteurs se sont présentés dès 7 heures du matin à la mairie, demandant à être intégrés dans le sujet. Je ne sais pas qui les a informés, car nous n’avions prévenu personne. Je leur ai expliqué que non, je ne souhaitais pas qu’ils interviennent. Qu’ils avaient toujours la parole, et que donc, pour une fois, il devait laisser la parole aux gens de terrain, et qu’il n’était pas question qu’ils prennent l’antenne, alors que nous étions chez nous ! Ces gens viennent chez nous, nous dire ce qu’il faut faire. Vous imaginez combien cette situation a été très mal vécue. Qu’est-ce que c’est que cette façon de faire ?

En tant qu’élus, nous récupérons la souffrance de nos administrés, et depuis quelque temps maintenant, nous sommes obligés de vivre avec ces gens qui amènent le désordre, en plus du vent qu’il n’y a pas. Des gens qui viennent contrarier notre politique locale. Un élu local n’avance qu’un pas après l’autre, il fait évoluer une politique choisie ; or ces personnes sont venues nous percuter !

M. le président Julien Aubert. Je souhaite revenir sur vos propos, monsieur Poncet. Vous nous avez expliqué que, initialement, il s’agissait du projet Éole 76, qui a été racheté par EDPR et qui est maintenant porté par les Monts de la Madeleine Énergie.

M. Pascal Poncet. EDPR devant faire face à des difficultés financières majeures a accepté des investisseurs chinois, ceux-là même qui ont réalisé le barrage des Trois-Gorges, en Chine. Un investisseur qui décrédibilise un peu plus le projet, quand on sait que pour ce barrage, 600 km2 de terres agricoles ont disparu et que des millions de personnes ont été déplacées. Nous avons du mal à accepter des leçons de bonne conduite données par de tels investisseurs.

M. le président Julien Aubert. Ce n’est pas ma question, monsieur le maire. Aujourd’hui, quel est le rôle des Monts de la Madeleine Énergie dans cette affaire ?

M. Pascal Poncet. Il s’agit d’une société par actions simplifiées (SAS), rachetée par EDPR qui est elle-même est détenue par les Chinois qui ont construit et exploitent le barrage des Trois-Gorges, et qui a accepté des fonds provenant du Qatar et de l’Arabie Saoudite. Enfin, ce projet a été saupoudré de façon très minime de fonds publics, provenant de la Sem’Soleil, via le syndicat intercommunal d’énergies de la Loire (SIEL).

J’aurais préféré que les choses soient dites.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteur. Vous êtes maire depuis combien de temps ?

M. Pascal Poncet. Je termine mon second mandat. Je vis avec cette affaire depuis deux mandats.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteur. Votre commune compte 1 600 habitants…

M. Pascal Poncet. Non, 1 200 et nous sommes une centralité d’un bassin de vie de 5 000 habitants.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteur. Une commune tournée vers le tourisme et le patrimoine, vers ses racines…

M. Pascal Poncet. Sur l’authenticité, qui a été très peu touchée par l’industrie, malgré l’implantation de scieries, des métiers du bâtiment, d’une usine de textile qui travaille pour tous les plus grands couturiers du monde. Par ailleurs, des personnes se sont récemment installées pour faire du recyclage de plastique. Notre zone est vivante, elle ne vit pas uniquement du tourisme. Nous avons développé une vraie politique économique, ce n’est pas un hasard si ma commune compte encore deux pharmacies et trois médecins de 30 ans.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteur. Ainsi que de nombreux commerces…

M. Pascal Poncet. Trente commerces, deux écoles, deux collèges, une maison d’enfants, un EHPAD, une caserne de sapeurs-pompiers construire il y a six ou sept ans, et une station d’épuration visant à protéger notre rivière classée Natura 2000, de 2 850 équivalents habitants et dont les performances sont extraordinaires au niveau du traitement des eaux – nous sommes juste un peu gênés par un industriel qui fait du fromage, mais la situation évolue. Nous proposons également énormément de loisirs.

Cet équilibre a été difficile à mettre en place et il est fragile. De sorte que, quand de telles personnes viennent tout bouleverser, nous ne pouvons que réagir.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteur. Ce n’est pas le sujet, je constate juste que votre commune est exemplaire pour une zone rurale. Votre écosystème est bien différent de celui que nous imaginons en ruralité.

Comment expliquez-vous la richesse de la commune ?

M. Pascal Poncet. Nous ne sommes pas, en termes de recettes, une commune riche. Sa richesse, c’est son positionnement géographique qui la place ni trop près ni trop loin des centres urbains et ses commerces de proximité – vêtements, papeterie, mini grande surface, deux stations de distribution de carburant, pharmacies, etc. –, que nous avons réussi à maintenir.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteur. Et ce malgré ce parc éolien ?

M. Pascal Poncet. Non, non. L’investisseur a attaqué la décision du préfet, qui était ce matin au tribunal, où le rapporteur a proposé au président du tribunal de rejeter la requête.

Les habitants qui sont encore là-haut, dans nos communes, ou les personnes qui veulent s’y installer, adhèrent immédiatement à la cause qui est la nôtre.

M. le président Julien Aubert. Je vous remercie, monsieur le maire. Vous avez disposé d’un temps de parole plus important que les associations, mais il était important d’entendre le témoignage d’une personne qui n’avait, initialement, aucun a priori contre l’éolien, voire qui y était plutôt favorable. Mais également d’un élu local qui, confronté à cette situation, a dû se positionner.

Laudition sachève à seize heures cinquante-huit.

*

*     *

19.   Audition, ouverte à la presse, de M. Luc Fontaine, de l’association des Hébergeurs touristiques de l’Indre, de M. Vincent Guichard, du Grand Site de France Bibracte Mont-Beuvray et de Mme Lydiane Estève, chargée de mission du Réseau des Grands Sites de France ; de M. Julien Lacaze, vice-président de l’association Sites & Monuments et de maître Francis Monamy, avocat à la Cour et conseil de l’association pour les dossiers éoliens. (20 juin 2019)

L’audition débute à dix-sept heures.

M. le président Julien Aubert. Mes chers collègues, nous allons commencer, Mme la rapporteure nous rejoindra dès qu’elle en aura terminé avec son appel téléphonique. Cette troisième audition s’attachera à l’impact de l’éolien sur les sites naturels et les monuments. Nos interlocuteurs sont les représentants de différentes associations en la matière.

L’association des Hébergeurs touristiques de l’Indre (AHTI) et des départements environnants est représentée par M. Luc Fontaine ; le Réseau des Grands Sites de France (RGSF) est représenté par Mme Lydiane Estève, chargée de mission, M. Vincent Guichard, représentera le Grand Site de France Bibracte Mont-Beuvray ; enfin, l’association Sites & Monuments est représentée par M. Julien Lacaze, vice-président, et maître Francis Monamy, avocat à la Cour et conseil de l’association pour les dossiers éoliens.

Le législateur s’est attaché, dès 1906, puis en 1930, à la protection des sites et monuments naturels et, dès 1913, à celle des monuments historiques. Comment est conciliée la protection des sites naturels et des monuments dont l’intégrité, y compris visuelle, est traditionnellement garantie, et l’émergence d’une volonté politique forte de développer l’éolien ?

Lors de nos auditions, les représentants des développeurs de projets n’ont pas manqué de souligner que la protection des sites et monuments les contraignait à renoncer à des projets à fort potentiel. Nous avons déjà reçu des collectifs anti-éoliens, des pêcheurs, des maires, des présidents d’intercommunalité, des vice-présidents de département, des citoyens en colère, qui ont développé sur l’éolien terrestre, notamment, toute une batterie d’arguments – le bruit, les nuisances, la non-concertation, etc.

Ne vous sentez donc pas brimés si vous ne pouvez pas développer tous les éléments que vous souhaitiez aborder, nous commençons à avoir un faisceau de convergences sur les critiques qui seraient susceptibles d’être amenées à la procédure actuelle.

Nous allons vous donner un temps d’exposé liminaire de trente minutes, à vous répartir, avec un maximum de dix minutes par association. Puis nous vous poserons des questions. Nous devons clore cette audition impérativement à 18 heures 30, pour des raisons d’agenda.

Avant de vous donner la parole, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite à lever la main droite et à dire « je le jure ».

(Les personnes auditionnées prêtent serment.)

M. Vincent Guichard, du Grand Site de France Bibracte Mont-Beuvray. Monsieur le président, je voudrais d’abord excuser l’absence du président de notre Réseau, M. Louis Villaret, un élu de l’Hérault.

Je suis particulièrement impliqué sur les sujets éoliens dans le Réseau des Grands Sites, qui a d’ailleurs publié sa position sur le sujet de l’éolien, en 2018. Mon intervention consistera donc à rappeler l’argumentaire de cette déclaration, laquelle insiste notamment sur le volet de l’acceptabilité sociale des énergies renouvelables (EnR).

Le Réseau des Grands Sites de France est une fédération nationale créée en 2000, qui regroupe quarante-cinq collectivités qui ont décidé de prendre en main le devenir des paysages remarquables, protégés par la loi sur les paysages – notamment par la loi de 1930 –, en s’engageant dans la politique des grands sites de France, pilotée par le ministère de la transition écologique et solidaire. La fédération, totalement apolitique, regroupe des élus de toutes les sensibilités.

Parmi les quarante-cinq sites, nous trouvons des lieux très emblématiques de notre territoire : Canigou, la Sainte-Victoire, le Cirque de Navacelles, le Puy Mary, cher à M. Descoeur, le Marais Poitevin, la Pointe du Raz, la Baie de Somme, etc. Tous ces sites représentent des composantes patrimoniales relevant, pour la majorité, du registre naturel, mais aussi, à des degrés variables, de l’action de l’homme – je pense au pont du Gard et au Bibracte que j’ai l’honneur de gérer, en Bourgogne.

L’objectif de nos quarante-cinq collectivités est de mettre en place un projet durable de territoire, qui s’appuie sur la préservation de la valeur patrimoniale de son paysage. Outre la préservation des paysages, les projets s’appuient sur deux autres piliers, que sont la qualité de l’expérience proposée aux visiteurs – lieux de tourisme de qualité – et le bien-être des habitants ; un concept particulièrement important, sur lequel je reviendrai.

La qualité de ces projets de territoire est consacrée par un label, porté par le ministère en charge de l’environnement, qui est renouvelé tous les six ans. Dix-huit membres du Réseau bénéficient de ce label à ce jour.

RGSF est aussi une communauté d’élus et de techniciens qui, en étroite relation avec les services du ministère, réfléchissent à des modalités nouvelles de gestion des territoires ruraux, avec une implication forte des habitants. Je rappellerai que l’attachement au cadre de vie est le facteur le plus important de bien-être des Français, comme le démontrent diverses enquêtes.

Par ailleurs, la politique des grands sites de France, qui est très peu normative, est une sorte de laboratoire. Il s’agit d’une demande du ministère visant à explorer de nouvelles voies de gestion des territoires, essentiellement ruraux ; nous ne limitons pas nos ambitions aux espèces protégées.

L’expérience acquise en vingt ans par les Grands Sites de France montre que, effectivement, le paysage est un levier efficace pour construire des projets durables du territoire. Et ce essentiellement pour deux raisons. D’abord, le paysage, qui est notre cadre de vie, ne laisse personne indifférent. Il est mobilisateur et créateur de lien social. Ensuite, penser l’avenir d’un paysage oblige à prendre en compte l’ensemble des activités humaines qui peuvent l’affecter. À ce titre, le paysage a la capacité de mettre en cohérence les politiques publiques à l’œuvre sur un territoire.

Nous sommes également convaincus que le levier du paysage peut être utilisé dans tout type de contexte. Dans les espaces dont la valeur patrimoniale est reconnue par une protection, comme la loi de 1930, mais aussi dans les espaces du quotidien – espaces urbains et espaces ruraux.

Aujourd’hui, les enjeux de la transition énergétique occupent une place croissante dans les préoccupations des gestionnaires des grands sites, aux côtés d’enjeux plus traditionnels comme le contrôle de l’activité touristique ou le maintien d’une agriculture respectueuse des paysages.

Les membres du Réseau sont tous engagés, à titre divers, dans des actions en faveur de la transition énergétique, telles que des expérimentations pour réduire la consommation d’énergie, notamment sur les transports ou la promotion des sources d’énergie adaptées aux ressources et aux besoins des territoires. J’ai, par exemple, installé des chaudières à bois dans mes équipements, qui sont alimentées par le bois des terrains que je gère. Et ce, tout en étant toujours respectueux du paysage. Nous tenons à votre disposition une brochure contenant quelques exemples représentatifs de nos actions.

Dans ce contexte, tous les sites du Réseau ont à traiter de projets d’installation de centrales de production d’énergie propre – éolien et photovoltaïque, essentiellement – qui sont susceptibles de porter atteinte à leur paysage. Force est de constater que le développement des sources d’énergie renouvelable, tel qu’il s’opère depuis une bonne décennie, de façon très volontariste, mais aussi descendante, place les élus et les techniciens des grands sites dans une situation paradoxale et extrêmement inconfortable.

Si notre communauté souscrit très largement, et sans doute unanimement, à l’urgence de la transition énergétique, nous sommes souvent amenés à nous défendre contre des projets imposés depuis l’extérieur, qui altéreraient la qualité des paysages. Notre position n’est pas satisfaisante.

Le Réseau a déjà dû intervenir en appui de certains de ses membres pour s’opposer à des projets éoliens, à l’évidence trop impactant sur le paysage – je pense notamment au Puy Mary, en 2014.

Nous sommes vigilants quant à ce que l’installation de nouveaux équipements énergétiques ne banalise pas les paysages ou à ce qu’un paysage, avec des éoliennes, ne se transforme pas en paysage éolien. Et ce afin de préserver ce qui fait qu’un lieu est unique, qu’il suscite l’attachement de ses habitants et l’attrait de ses visiteurs.

Nous avons vu à quel point la banalisation des paysages des zones périurbaines, au cours du dernier demi-siècle, a été source de mal-être pour leurs habitants. Nous estimons que par un déploiement non maîtrisé des énergies renouvelables, nous sommes en train de reproduire exactement le même schéma pour les espaces ruraux.

La banalisation des paysages est d’ailleurs en contradiction avec la volonté nationale, également exprimée par la loi, d’augmenter rapidement et fortement l’activité touristique, en passant de 80 à 100 millions le nombre annuel d’arrivées de touristes internationaux. Or à l’heure où les destinations traditionnelles sont saturées, cette ambition ne peut être atteinte que si nous déployons le tourisme sur de nouveaux territoires – qui doivent, de ce fait, préserver leur attractivité.

Nous constatons, partout, que l’arrivée sur un territoire de projets d’installation de grande ampleur qui n’ont pas été décidés localement, crée inévitablement des oppositions et des conflits, qui laissent des traces durables au sein des communautés. Par ailleurs, ces oppositions, et les contentieux qu’elles produisent, ralentissent et renchérissent la mise en œuvre des projets, au détriment de la transition énergétique. La situation n’est donc satisfaisante pour personne.

La multiplication des projets d’installations qui surgissent ex nihilo sur notre territoire s’explique, à l’évidence, par des règles du jeu très peu contraignantes pour les investisseurs. Si les garde-fous réglementaires contre l’implantation inopportune des installations n’ont jamais été très nombreux, ils ont été réduits très fortement ces dernières années, au motif d’une simplification administrative et d’une accélération de la transition énergétique.

La décennie 2000-2010 avait vu la mise en place de schémas éoliens régionaux (SER). Ces schémas n’étaient certes pas parfaits, puisqu’ils ont été annulés les uns après les autres par le juge administratif, mais nous avons pu constater que les industriels porteurs de projets d’énergie renouvelable se conformaient globalement aux zonages que proposaient les schémas régionaux. Ce qui démontre la pertinence d’outils programmatiques.

Par ailleurs, l’arrivée sur le marché de très grandes éoliennes change l’échelle géographique à laquelle doivent être instruits les dossiers. Des éoliennes de 200 mètres, situées à 15 kilomètres, auront bien plus d’impacts dans le paysage du lieu où je me tiens qu’une simple construction de maisons à quelques centaines de mètres.

En ce qui concerne les espaces patrimoniaux protégés, la loi a récemment mis en place une zone tampon pour les sites classés patrimoine mondial, et les directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et de logement (DREAL) commencent à réfléchir à la notion d’aire d’influence paysagère ; il convient donc de changer d’échelle. De la même façon, les enquêtes d’utilité publique devraient voir l’échelle géographique des enquêtes largement étendue pour ces très grands équipements.

Les élus des territoires ont très peu de prises sur les décisions, y compris dans les espaces de qualité paysagère reconnus comme tels, comme les parcs naturels régionaux (PNR), par exemple. Les schémas régionaux d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires (SRADDET), qui intègrent les enjeux énergétiques sont opposables aux schémas de cohérence territoriale (SCoT) et aux plans locaux d’urbanisme (PLU). Alors que ces schémas, définis à grosses mailles, ne prennent pas en compte les particularités de chaque bassin de vie, et sont définis à trop grande échelle pour s’appuyer sur une concertation approfondie au niveau local.

Dans ce contexte, les nouveaux outils que sont les plans climat-air-énergie territoriaux (PCAET), obligatoires pour la plupart de intercommunalités, laissent très peu de latitude aux élus locaux, pour définir, avec leurs concitoyens, un avenir énergétique désirable pour leur territoire.

Le Réseau souhaite, dans un tel contexte, souligner deux points. D’abord, la nécessité de définir les projets énergétiques de territoire à l’échelle des espaces patrimoniaux cohérents, et plus largement des bassins de vie, en concertation étroite avec les acteurs locaux. Ensuite, l’intérêt du paysage doit être l’outil d’intégration des politiques publiques à l’échelle locale.

Il nous paraît également nécessaire que la population locale bénéficie directement de la production d’énergie sur son territoire, le plus concrètement possible – à travers des circuits courts. Ce n’est qu’à cette condition que les projets énergétiques peuvent faire sens localement : non pas en étant surdimensionnés, mais adaptés aux consommations locales.

À cette fin, les SCoT pourraient être le bon outil, dès lors que nous n’aurions pas à leur opposer des schémas définis à une échelle supérieure qui ne soit pas satisfaisants. Il ne s’agirait pas de définir les énergies admissibles et les lieux possibles d’installation des équipements à l’échelle de vastes territoires, mais plus simplement de laisser l’intelligence collective faire son œuvre, à l’échelle géographique la plus pertinente et dans des objectifs de sobriété énergétique.

Enfin, je me permets de tirer parti de mon expérience professionnelle de représentant de commerce du patrimoine à l’échelle européenne, pour pointer l’intérêt qu’il y aurait à mener une étude comparative approfondie avec d’autres territoires européens, des solutions très différentes ayant été mises en œuvre : des exemples de sursaturation de territoires en équipements éoliens dans différentes régions allemandes ; l’exemple de la Bavière, où le photovoltaïque a été choisi ; ou encore, le choix de sanctuariser l’éolien dans une région particulière, comme l’Autriche.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Je souhaiterais vous présenter mes excuses pour ces va-et-vient du président et de moi-même, nous étudions en même temps le projet de loi énergie-climat, or les travaux législatifs ont priorité sur les commissions d’enquêtes.

M. Luc Fontaine, association des Hébergeurs touristiques de l’Indre, et des départements environnants. En Berry, au sud du département de l’Indre, aux limites de la Haute-Vienne et de la Creuse, se trouve le parc naturel régional de la Brenne. Un PNR à vocation ornithologique de 5 000 plans d’eau et zones humides, entouré de prairies, de pâturages, de terres boisées et bocagères.

Localement, le fonds de commerce de tourisme réside dans les espaces naturels préservés – faune, flore, panorama, paysages vierges, architecture traditionnelle, calme et repos. Notre présence, dans le cadre de la présente commission d’enquête, répond à notre mission de défendre les intérêts des touristes, des professionnels du tourisme et des entreprises qui en dépendent directement et indirectement.

L’axe de développement potentiel, créateur d’emplois, des économies du sud Berry, du Nord-Poitou et du Limousin, réside dans le tourisme, l’agriculture et l’artisanat. Depuis 1989, des centaines de millions d’euros ont été investis et dépensés dans le parc naturel de la Brenne pour la préservation de l’environnement et le développement local du tourisme naturel et culturel.

Pour attirer la clientèle, principalement urbaine, de tourisme de nature, ce sont des paysages et panoramas vierges de toute présence industrielle et artificielle, qui sont mis en valeur à travers les nombreuses campagnes de communication – Berry province, Gites de France, destination Brenne et autres référencement sur les sites touristiques.

Si des machines électro génératrices géantes, impossibles à cacher, devaient faire leur apparition dans le paysage, il serait impossible de continuer à communiquer pour la promotion du caractère sauvage et naturel préservé du territoire, sauf à diffuser des documents touristiques mensongers en sélectionnant les prises de vue.

L’offre touristique départementale de l’Indre concerne plus d’un millier d’établissements – hôtels, restaurants et débits de boisson. Les sites touristiques les plus fréquentés, en 2017-2018, ont attiré plus de 250 000 visiteurs : château de Valençay, maisons du PNR, maison de George Sand, réserve zoologique de la Haute-Touche, châteaux d’Azay-le-Ferron.

Les économies de nos communes, majoritairement classées en zone de revitalisation rurale (ZRR), sont extrêmement fragiles. Selon Marc Fleuret, président de l’Agence de développement touristique de l’Indre (ADTI), et Gérard Blondeau, conseiller départemental, ce sont des milliers de touristes accueillis en Brenne qui contribuent au développement économique du département.

La conséquence d’un environnement artificialisé entraînerait l’altération des panoramas et des paysages naturels, l’affaiblissement de la biodiversité et la perte de l’identité rurale du territoire, seules richesses touristiques. La conséquence immédiate et irréversible en serait la baisse, voire la disparition totale du tourisme de nature, avec la fermeture pure et simple des établissements qui en dépendent.

Pour la défense de l’intérêt des touristes et des hébergeurs, estimer la réalité des conséquences de la présence des éoliennes industrielles géantes sur le choix de destination touristiques, particulièrement dans et autour du PNR, compte tenu de sa spécificité ornithologique, était une mesure qui s’imposait.

En novembre 2017, un sondage effectué pendant l’été a été rendu public. Ce sondage s’est déroulé sur quatre sites d’hébergement dans deux communes du PNR – gîtes, chambres d’hôte, campings. Il a porté sur un corpus de 1 280 touristes de plus de dix-huit ans. La méthodologie d’enquête a consisté à interroger les touristes en visite dans le parc naturel, en vertu de ses spécificités – flore, faune, avifaune, paysage, etc. La répartition géographique est précise. Elle concerne les communes de Chalais et de Luzeret, dans l’Indre, avec, pour cette dernière, une forte participation de vacanciers de l’Europe du Nord – Belgique et Pays-Bas.

L’échantillon a été interrogé en contact direct sur son lieu de vacances. Le résultat est sans appel. Selon la visibilité et la proximité des machines du lieu d’hébergement, quatre-vingt-dix-sept des sondés changeraient de destination touristique pour leurs vacances. L’étude plus détaillée du sondage est disponible en ligne.

Nous comptons 14 000 résidences secondaires dans l’Indre. Ces dernières, comme les touristes de nature qui ont choisi le PNR de la Brenne pour son environnement, ses espaces naturels et ses paysages préservés, n’auront plus envie de venir ni de continuer à investir dans des travaux pour la restauration de leur patrimoine immobilier.

En immobilier, il est une règle incontestée des professionnels : la valeur d’un bien est en premier l’emplacement, en deuxième, l’emplacement et en troisième, l’emplacement… Malheureusement, dans la recherche d’un lieu de villégiature, personne ne louera ou n’achètera un bien à proximité d’une zone industrielle d’aérogénérateurs géants.

À proximité de ces aérogénérateurs, l’impact sur l’effondrement de l’économie locale sera proportionnellement le même pour la fréquentation et la valeur de résidences secondaires, qui se verraient désaffectées, comme le tourisme.

Selon ses statuts, AHTI doit exercer et garantir un fort niveau de vigilance concernant la préservation des espaces naturels, de la biodiversité, des paysages, des panoramas et de l’architecture rurale traditionnelle. En effet, leur préservation est intrinsèquement liée à la pratique du tourisme de nature.

La dégradation galopante de notre environnement est maintenant de notoriété publique – publications du ministère de la transition écologique et solidaire et du Commissariat général au développement durable (CGDD). Au niveau national, 22 % des oiseaux communs ont disparu ces vingt-cinq dernières années, 38 % des chauves-souris, ces dix dernières années et 70 000 hectares sont artificialisés chaque année. Les chiffres de la dégradation de la biodiversité et des espaces naturels sont de notoriété publique.

Après le niveau national, abordons le niveau local et la spécificité ornithologique du PNR de la Brenne et des zones humides et bocagères qui l’entourent, en Berry, Poitou et Limousin. Zones humides d’importance internationale qui hébergent ou voient passer les trois quarts des 365 espèces d’oiseaux protégés en France. La Brenne, pays aux mille étangs comporte, en réalité, 5 321 plans d’eau, représentant 7 621 hectares.

Cent soixante des deux cent dix-sept espèces nicheuses françaises se reproduisent en Brenne. En hivernage, les étangs retiennent, entre autres, plus de 12 000 canards et sarcelles, 900 grèves, 3 000 foulques et 900 grands cormorans. Trente et une populations d’espèces rares d’oiseaux fréquentent la Brenne et ses alentours, où ils viennent s’y réfugier, se nourrir, se reproduire et se reposer – pour les migrateurs de passage. La Brenne se trouve en plein dans les couloirs de migrations des grues cendrées, selon un axe sud-ouest nord-est. Leur passage, tous les six mois, est une importante attraction touristique locale.

La biodiversité de la Brenne au rayonnement international et l’activité de tourisme de nature sont actuellement menacées d’être encerclées et incluses dans la zone d’impact de plus d’une dizaine de projets de création de zones industrielles d’aérogénérateurs géants. Si elles devaient se réaliser, ces zones industrielles comprendraient l’implantation de plus de quatre-vingt-trois machines de quelque 200 mètres de haut, sur un itinéraire de 30 kilomètres, en barrage, dans les couloirs des migrations de l’avifaune qui, par habitude s’arrête, attirée par les riches zones humides, pour se nourrir et se reposer.

La réglementation impose, pour chaque projet de zone industrielle éolienne, une enquête publique d’impact, visant à recueillir les avis et les observations de la population. Nous avons participé à une enquête pour l’implantation de vingt éoliennes géantes, au bord du PNR, à Thollet et Coulonges, dans la Vienne, et alerté les préfectures de la Vienne, de l’Indre et, récemment, le tribunal administratif de Limoges, que ces études sont des modèles en matière de désinformation du public, par l’omission volontaire de communiquer certaines données, telles que l’intermittence de production, le facteur de charge, et le fait qu’une éolienne ne peut fonctionner seule et doit être reliée en permanence pour pouvoir fonctionner en tandem avec d’autres unités de production électrique pilotables, telles que les centrales thermiques au gaz, charbon, lignite, émettrices de CO2 ou les centrales nucléaires.

Prétendre, en ne faisant pas état de ces informations, qu’une unité de production éolienne peut alimenter à elle seule, en électricité, des milliers de foyers est une information mensongère, au même titre que les photos montages truquées, dont voici un exemplaire parmi des centaines.

M. le président Julien Aubert. Je rappelle que votre expertise doit essentiellement reposer sur la représentation des hébergeurs touristiques. Nous avons reçu des experts dans le domaine de l’électricité. De fait, nous parler des centrales nucléaires ne sert à rien, puisque nous ne retiendrons aucun élément lié à ce sujet, n’étant pas vous-même ingénieur nucléaire.

M. Luc Fontaine. Dans les communes de Vigoux et Celon, dans l’Indre, des éoliennes de plus de 180 mètres de haut apparaissent en premier plan dans un photomontage de taille comparable à des bosquets de moins de 10 mètres.

À Liglet, dans la Vienne, concernant un projet de dix aérogénérateurs qui seraient implantés à quelques centaines de mètres du PNR de la Brenne – qui n’a pas été consulté –, qui se trouve en pleine zone d’impact du projet, et dans lequel trente-six espèces d’oiseaux inscrites à l’annexe 1 de la zone de protection spéciale des oiseaux, vivent, le bureau d’études déclare doctement que « l’évaluation de ce projet est non significative ». Toujours concernant Liglet, et l’attrait touristique, en 2019, le promoteur ose affirmer que ses aérogénérateurs attireront des touristes, en se référant à un sondage de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) datant de 2003. À cette époque, moins de deux cents machines étaient installées en France – contre neuf milles aujourd’hui. Un peu plus loin, dans la même étude d’impact, les affirmations mensongères deviennent provocatrices.

Compte tenu de la hauteur des mâts et du diamètre des retors, la surface qui sera balayée en permanence, du sol jusqu’à 193 mètres d’altitude, constituera un barrage ; une surface de 870 hectares parcourus par des hélices qui tourneront, selon la force du vent, entre 250 et 300 kilomètres/heure en bout de pales. Ce barrage constituera un obstacle à la circulation de l’avifaune, chauves-souris incluses.

La création des chemins d’accès et des places nécessaires aux véhicules lourds pour le montage et l’entretien des machines représenterait une surface définitivement artificialisée de 350 hectares, qui seraient ainsi retirés aux espaces naturels et agricoles.

M. Julien Lacaze, vice-président de l’association Sites & Monuments. Monsieur le président, je voudrais tout d’abord vous transmettre les excuses de M. Alexandre Gady, le président de l’association, qui n’a pu se libérer.

Sites & Monuments est la plus ancienne association de protection du patrimoine, qui, de façon plus administrative, se nomme la Société pour la protection des paysages et de l’esthétique de la France (SPPEF). Elle a été fondée en 1901, dans le but de protéger les paysages, et a permis le vote, en 1906, de la première loi de protection des sites naturels. Elle est reconnue d’utilité publique depuis 1938 et est agréée au titre de la protection de l’environnement depuis 1978.

Elle dispose d’un réseau départemental et régional de délégués, qui remontent les informations, notamment en ce qui concerne les projets de parc éoliens. Aujourd’hui, elle protège tout type de patrimoine, naturel et bâti, mais également immobilier, notamment par des actions en justice, si cela est nécessaire.

Le sujet éolien s’est progressivement imposé à nous. La consultation de notre revue Sites & Monuments, qui a été numérisée, est intéressante. Le terme éolien y apparaît dans un numéro d’avril 1997, au sujet d’un projet dans la Manche. Nous indiquions, à cette époque, que « cette recherche d’énergie renouvelable satisfait notre besoin de préserver la nature ». Cependant, dans le même numéro, nous nous interrogions sur les conséquences esthétiques de l’érection de quarante éoliennes, de 40 mètres de haut, au-dessus des crêtes des Corbières. Une position nuancée, à l’origine.

En feuilletant nos publications, de 1997 à 2000, nous avons noté que les éoliennes auxquelles nous nous intéressions, pressentant qu’elles deviendront un jour un problème, mesuraient toutes 40 mètres de haut. En 2001, le premier article de fond publié dans notre revue s’intitulait « L’éolien est-il un eldorado ou n’est-il que du vent ? ». Tout est dit, dans cet article. Nous parlons des aspects positifs, des inconvénients environnementaux, énergétiques – la fameuse intermittence –, mais aussi du coût de cette énergie. La seule chose qui a changé est leur hauteur ; à cette époque elles culminaient à 70 mètres. Or, aujourd’hui, les plus imposantes mesurent près de 250 mètres et sont visibles à plus de 30 kilomètres à la ronde.

Nous devons, parce que cela est précisé dans notre objet social, porter un jugement esthétique sur ces machines. Indépendamment de leur design, qui peut être jugé comme beau, nous ne pouvons pas nier qu’elles écrasent les paysages et le patrimoine bâti, par le rapport d’échelle qu’elles instaurent. Je rappellerai qu’une maison mesure 10 mètres de haut, un moulin, 20 mètres et le clocher d’une église, ou un très bel arbre, 30 mètres ; la Tour de Montparnasse mesure 210 mètres. Or nous parlons-là d’éoliennes de 250 mètres de haut. Une hauteur monstrueuse. De fait, cet écrasement n’est pas subjectif.

Les éoliennes banalisent les campagnes. Elles créent une zone d’entre-deux, une sorte de repoussoir semi-industrialisé. Ces éoliennes font le vide, personne ne souhaite vivre dans ces zones. Elles banalisent également les paysages, puisqu’elles sont toutes identiques. Elles ont la particularité de capter, de monopoliser l’attention. Peut-être ce réflexe est-il lié à notre instinct d’ancien chasseur, mais quand elles tournent, et qui plus est clignotent, notre regard est attiré ; et comme elles produisent du bruit, notre attention est totalement focalisée.

Nous nous sommes interrogés sur le caractère réversible de l’éolienne, qui est un avantage – nous pouvons les démonter. Le problème est le coût de cet enlèvement : quelque 350 000 euros. Et quand elles sont enlevées, c’est dans le cadre d’un repowering, pour en implanter de nouvelles, moins nombreuses mais beaucoup plus hautes.

Dans l’Aude, par exemple, il est prévu que la centrale du Haut-Cabardès accueille neuf éoliennes de 210 mètres de haut, contre dix-neuf actuellement, hautes de 110 mètres. Mais les éoliennes de cette taille provoquent des turbulences, elles devront donc être plus espacées que les précédentes, de sorte, qu’elles occuperont le même espace.

Sur les cinquante-cinq contentieux que notre association gère actuellement, trente-huit concernent des projets éoliens. Nous ne disposons plus que de très peu de temps pour nous intéresser à d’autres sujets. Une situation que nous subissons.

D’autant que certains dossiers ne devraient pas parvenir jusqu’à nous. Mais il semble que de plus en plus d’éoliennes sont implantées ou doivent être implantées près de monuments historiques, parfois emblématiques, ou dans des régions reconnues pour la beauté de leurs paysages.

Un projet de quatre éoliennes est en cours à 1,7 kilomètre du château de la Bourbansais – et du parc zoologique –, proche de Saint-Malo, qui accueille chaque année 130 000 visiteurs. Un autre projet de six éoliennes de 200 mètres de haut, est lui aussi en cours, à 6 kilomètres du château d’Ancy-le-Franc, l’un des joyaux de l’architecture française, qui accueille 37 000 visiteurs par an.

Il nous semble complètement déraisonnable d’implanter quarante éoliennes de 180 mètres de haut dans l’estuaire de la Gironde, d’en implanter dans la forêt de Lanouée, deuxième massif forestier de Bretagne ou de coincer des éoliennes entre l’île d’Yeu et l’île de Noirmoutier ou dans la baie de Saint-Brieuc.

Par ailleurs, l’implantation des éoliennes tire vers le bas l’ensemble des problématiques patrimoniales. Face à ces structures de 200 mètres de haut, il est pour nous de plus en plus difficile de défendre d’autres patrimoines. Par exemple, expliquer aux gens qu’il ne faut pas jeter à la poubelle une porte, ou des volets, du XVIIIe devient totalement inaudible.

Pire encore, il nous est expliqué que, pour échapper aux éoliennes, il conviendrait de lâcher du lest sur l’isolation du bâti patrimonial : accepter des isolations par l’extérieur de bâtiments anciens, des destructions de menuiseries, la placoplâtrisation des intérieurs. Il s’agit, pour nous, d’une double-peine, puisque nous perdrions, non seulement les paysages, mais également le bâti. Nous aurions le choix, pour renforcer l’efficacité thermique du bâti ancien, entre les éoliennes ou le PVC. Or nous ne souhaitons pas avoir affaire à ce type d’alternative.

Nous sommes tenus, statutairement, de défendre les paysages, mais nous sommes favorables à des modes de production d’énergie, à la fois concentrées et efficaces. Or, l’éolien est un mode de production inefficace et diffus – et parfois décoratif.

Comment expliquer le succès de ce qui est absurde ? Nous pensons que le caractère particulièrement visible des éoliennes explique paradoxalement ce succès ; de par sa visibilité, elle est devenue l’ambassadrice des EnR ; celui qui se dit écologiste implante des éoliennes. Il est en effet plus difficile de plaider la cause des EnR avec la géothermie, qui est un trou dans le sol.

M. le président Julien Aubert. Je vous remercie.

M. Vincent Descoeur. Ma question s’adresse aux représentants des Grands Sites de France. L’obtention des labels ou leur renouvellement est le fruit d’une concertation étroite avec le ministère de la transition écologique et solidaire, également en charge de la transition énergétique. De ce fait, il encourage le développement des énergies renouvelables, au premier rang desquelles les éoliennes, dont il est prévu que leur nombre augmente.

Avez-vous eu à souffrir de cette situation ? Quelles initiatives comptez-vous prendre pour concilier ces deux objectifs, qui peuvent paraître antinomiques ?

M. Vincent Guichard. Nous constatons auprès des DREAL une sorte de schizophrénie administrative, puisqu’elles ont un bureau en charge de la préservation des paysages, et un autre dont la mission est de développer à tous crins les énergies renouvelables. Chacun est dans son rôle et nous voyons bien que la conciliation des positions est souvent impossible.

Mme Lydiane Estève, chargée de mission du Réseau des Grands Sites de France. Ce sujet est régulièrement abordé, depuis quelque temps, par la commission supérieure du Réseau, chargée de donner un avis au ministre s’agissant de l’obtention ou du renouvellement du label. Les membres de cette commission se demandent comment parvenir à concilier un projet de développement durable, fondé sur la préservation du paysage et la qualité des lieux et du patrimoine, avec des projets éoliens, parfois très forts.

Ces questions ont été soulevées, notamment pour des projets d’éoliennes en mer. Je pense aux caps d’Erquy-Fréhel ou à Étretat. La commission supérieure prévoit de s’emparer de ce sujet.

M. Vincent Descoeur. Il n’y a donc pas de doctrine actuellement.

Mme Lydiane Estève. Non, mais le ministère a bien conscience du problème. Le Réseau s’engage dans sept plans de Paysage de la transition énergétique et climatique, pour anticiper ces questions dans les territoires et mettre à plat la question du besoin énergétique d’un territoire et les potentialités offertes – EnR, mix énergétique. Et ce, en intégrant la participation des habitants – appropriation de ces projets. Le ministère s’est engagé à aider le Réseau à réfléchir à ces questions.

M. le président Julien Aubert. Certains d’entre vous défendent un parc naturel régional, d’autres, un grand site. Quel est celui qui protège le mieux contre les éoliennes ? Existe-t-il des différences de protection entre ces deux labels ?

M. Vincent Guichard. Le site classé est protégé. Mais à un mètre du site, il n’y a plus de garantie de protection. Concernant le PNR, même si les élus du parc votent à l’unanimité contre l’installation d’éoliennes, dès lors que ce vote est en contradiction avec la politique régionale, il n’a pas de valeur.

Nous avons vécu cette situation dans le Morvan, où le PNR vient d’élaborer sa charte pour les quinze années à venir. La question de l’éolien n’y est pas abordée, car cela aurait été un motif de retoquage de la charte par les services instructeurs. La dénomination de PNR ne protège en aucune façon le territoire de l’implantation d’équipements éoliens.

M. Luc Fontaine. Je confirme les propos de M. Guichard. Par ailleurs, à la périphérie du parc naturel régional de la Brenne, un grand nombre de projets sont en train de voir le jour – je vous remettrai mes documents. Par exemple, un barrage d’éoliennes de 30 kilomètres est prévu à l’entrée du parc ornithologique. Une catastrophe est inévitable. Nous avons vraiment besoin de votre aide, car nous sommes là face à un très gros problème.

M. le président Julien Aubert. La fédération des parcs naturels est pourtant puissante, elle est organisée et dispose d’un grand nombre de contacts à Paris. De même, le Réseau des Grands Sites de France, qui compte quarante-cinq sites, est puissant, il n’a rien à voir avec un collectif de riverains. Vous avez un interlocuteur naturel au sein des ministères ? Il ne suffit pas ?

M. Luc Fontaine. Vous le savez, M. Jean-Paul Chanteguet a été président de la commission du développement durable à l’Assemblée nationale. Je vous lis ce qu’il écrit le 3 mai 2019 : « Nous sommes sur des territoires que je considère à préserver, car nous avons des choix qui se retrouvent dans la charte du parc, que nous devons assumer. L’éolien nuit à l’identité du territoire et donc à son attractivité et au tourisme ». Cela n’a pas suffi.

Heureusement, nous avons la chance extraordinaire d’avoir des préfets qui nous ont toujours défendus. Les préfets de l’Indre qui se sont succédé ont toujours essayé de bloquer les projets dans cette zone. Il en va de même pour la Vienne. Mais le tribunal administratif… C’est très compliqué, épuisant.

M. Vincent Guichard. Le ministère de la transition écologique et solidaire est un très gros ministère qui gère des politiques antagonistes.

M. le président Julien Aubert. Vous avez tous évoqué l’éolien. Seul l’éolien pose problème ? Que pensez-vous du photovoltaïque, de la méthanisation, ou autre EnR ?

Mme Lydiane Estève. L’éolien est la première énergie renouvelable qui est arrivée dans les territoires. Le problème est la taille des éoliennes, qui nous font passer à une échelle industrielle.

Les projets photovoltaïques mettent aussi à mal la préservation des paysages. Un projet est en cours dans les Causses et les Cévennes, sur le Cirque de Navacelles, un site classé au patrimoine mondial. Ce projet, de 400 hectares, est l’un des plus grands d’Europe.

Concernant la méthanisation, il s’agit jusqu’à présent de projets à petite échelle – de ferme –, qui passent bien. Mais le ministère souhaite, apparemment, passer à une échelle plus industrielle pour rentabiliser les coûts ; d’où notre crainte.

M. le président Julien Aubert. Que reprochez-vous au photovoltaïque ?

M. Julien Lacaze. Nous avons en effet été saisis de ce projet photovoltaïque de 400 hectares. Ce projet épouse le relief, ce qui est un point positif. Le problème provient des granges couvertes de panneaux photovoltaïques, qui n’abritent aucune machine agricole. Il s’agit de supports pour les panneaux photovoltaïques dont les formes sont curieuses et qui s’intègrent mal au paysage. Dans le Berry, par exemple, trois de ces granges vides barrent une vallée – je transmettrai les photos à votre commission. Mais cela n’a rien à voir avec des mâts de 200 mètres de haut.

M. le président Julien Aubert. Vous êtes donc plus tolérant avec les autres EnR ?

M. Julien Lacaze. Elles s’intègrent mieux dans le paysage, mais elles peuvent être plus difficiles à intégrer au bâti patrimonial. Cela étant dit, l’évolution des techniques permet, par exemple, de fabriquer des modèles d’ardoise tout à fait bluffants. Des ardoises pourraient, par exemple, être utilisées pour restaurer des églises de la fin du XIXe siècle que nous n’arrivons plus à entretenir. Elles ne se voient pratiquement pas et participeraient à l’entretien du patrimoine.

M. Luc Fontaine. J’évoquerai le sujet de l’artificialisation des sols, quand il concerne des territoires à destination agricole ou des espaces naturels.

M. le président Julien Aubert. Vous représentez les hébergeurs touristiques ; qu’est-ce qui vous gêne dans l’éolien ? Il fait fuir les touristes ?

M. Luc Fontaine. Il fait fuir les touristes, mais, surtout, il met en péril la richesse du parc de la Brenne, à savoir l’ornithologie, l’avifaune. Trente kilomètres de barrage, ce n’est pas envisageable.

M. le président Julien Aubert. Le photovoltaïque met-il, lui aussi, en danger l’avifaune ?

M. Luc Fontaine. Non.

M. le président Julien Aubert. L’artificialisation des sols est un très bon argument, mais ce n’est pas un sujet d’acceptabilité sociale. Je ne suis pas certain que le photovoltaïque fera pire que les zones commerciales, s’agissant de l’artificialisation des sols.

Quelles sont pour vous, représentant d’hébergeurs touristiques de l’Indre, les autres formes d’EnR qui posent problème ?

M. Luc Fontaine. Nous sommes chauffés au bois déchiqueté, un système qui doit être correctement géré. Les mises à blanc de zones forestières et la destruction du bocage sont des éléments négatifs. L’énergie bois est une bonne énergie, mais les découpes doivent être raisonnables.

M. le président Julien Aubert. Monsieur Guichard, vous avez évoqué les espaces tampon pour les sites classés patrimoine mondial ; parlez-vous des sites de l’UNESCO ? Il me semble que l’UNESCO avait menacé de supprimer le label du Mont Saint-Michel, si des éoliennes étaient implantées à moins de 30 kilomètres ? S’agit-il de la même chose ?

M. Vincent Guichard. Un dossier d’inscription au patrimoine mondial doit déterminer un espace tampon – l’écrin paysager – qui se définit en kilomètres et qui n’est donc pas du tout adapté à des très grands projets industriels de 200 mètres de hauteur, ou de 400 hectares, pour un parc photovoltaïque.

La zone tampon est définie comme étant l’approche immédiate du site et les zones de co-visibilité immédiates avec les sites en cause. Une couronne autour du site qu’il convient de ménager au maximum, d’une profondeur de quelques kilomètres.

Cette notion de zone tampon est entrée, récemment, dans le code du patrimoine, avec la loi relative à la liberté de création, à l’architecture et au patrimoine (LCAP). Mais on s’aperçoit que cette échelle de réflexion n’est pas la bonne pour les gros équipements éoliens. L’UNESCO a défini un nouveau concept, qui est l’aire d’influence paysagère, une zone plus large, qui doit être prise en compte en cas de menace d’implantation de très gros équipements industriels.

La France a défini des aires d’influence paysagère autour d’une petite douzaine de sites UNESCO, et commence à le faire pour quelques grands sites de France, tels que le Bibracte ; mais cette notion n’est pas opposable. Il s’agit plutôt d’une expérimentation.

M. le président Julien Aubert. Le Parlement a supprimé le double degré de juridiction, pour les recours. Vous avez indiqué, M. Lacaze, que, sur cinquante-cinq contentieux, trente-huit étaient liés à l’éolien.

Il y a moins de quatre heures, la majorité de l’Assemblée nationale a en effet décidé de centraliser les recours éoliens au Conseil d’État, celui-ci devenant l’unique degré de juridiction. Quelle est votre réaction sur cette avancée législative, monsieur Lacaze – ou monsieur Monamy ?

Maître Francis Monamy, avocat à la Cour et conseil de l’association Sites & Monuments pour les dossiers éoliens. Il ne s’agit pas, pour nous, d’une avancée, bien au contraire. Le paradoxe de ces parcs éoliens, M. Lacaze l’a indiqué, c’est que nous sommes en présence de machines gigantesques, sans équivalent en France. Or, au lieu de répondre par un traitement juridictionnel affiné, permettant au juge de réaliser son travail avec beaucoup de soin, le législateur supprime le droit commun, à savoir le double examen de la question par un juge du fond – tribunal administratif et cour d’appel administrative.

En décidant que le Conseil d’État sera l’unique recours, nous revenons à la situation qui existait sous le Premier empire ; une solution qui n’est pas en adéquation avec nos principes démocratiques.

M. le président Julien Aubert. Quel est le rapport avec le Premier empire ?

Maître Francis Monamy. Sous le Premier empire, le Conseil d’État était la seule juridiction qui existait, donc le seul degré de juridiction. Les tribunaux administratifs n’ont été créés qu’en 1953, et les cours d’appel administratives, en 1989. Par ailleurs, les juridictions administratives se sont rapprochées du modèle des juridictions judiciaires, tel qu’il est pratiqué universellement, à savoir un système permettant à une affaire d’être examinée par plusieurs juges, afin qu’elle le soit avec tout le soin nécessaire, évitant ainsi au maximum les erreurs dans le traitement juridictionnel de l’affaire.

M. le président Julien Aubert. Je me ferai l’avocat du diable – ou plutôt de la majorité : n’est-ce pas un moyen d’uniformiser la jurisprudence ? D’avoir une seule grille d’analyse ?

Maître Francis Monamy. Il s’agit d’un argument que pourraient nous opposer ceux qui construisent des supermarchés ou des raffineries de pétrole, à savoir un grand nombre d’opérateurs économiques qui seraient ravis que leur contentieux soit directement examiné par le Conseil d’État. Si cette mesure passe dans notre droit positif, il sera sans précédent dans notre pays. Le seul motif d’avoir une seule grille de lecture ne peut être suffisant pour l’institution d’une juridiction unique ayant pour objet de statuer sur ce type de contentieux.

En outre, cela risque de poser des difficultés pratiques considérables pour les opposants. Mais peut-être est-ce justement cet objectif que recherche celui qui est à l’initiative de cette idée ? Une personne qui vit au milieu du Cantal ou de la Creuse aura beaucoup de mal à trouver un avocat pour porter son recours devant le Conseil d’État, quand bien même celui-ci serait formé par un avocat de la Cour et non du Conseil d’État.

M. le président Julien Aubert. Le recours coûte plus cher.

Maître Francis Monamy. Oui, bien sûr.

M. Julien Lacaze. Non seulement, le recours coûte plus cher, mais la rémunération de l’avocat du Conseil n’est pas bon marché.

M. le président Julien Aubert. Monsieur Fontaine, vous avez cité des études – dans votre PowerPoint – qui, selon vous, sont biaisées. Sur quels éléments objectifs vous fondez-vous pour porter ce jugement ?

M. Luc Fontaine. J’ai cité les exemples des communes de Vigoux et Celon, dans l’Indre, pour lesquelles une enquête publique a été réalisée, et que les promoteurs nous ont transmise. Je pourrais vous citer une dizaine d’éléments dans ce dossier, mais j’ai retenu celui-ci : des éoliennes de 180 mètres de haut, qui ont été présentées au public comme faisant la taille d’un bosquet.

Par ailleurs, les dossiers comptent en général 1 500 pages, et nous n’avons qu’un mois pour les étudier ; une façon d’éliminer les avis sérieux.

M. le président Julien Aubert. Vous avez également indiqué que les promoteurs ont affirmé qu’il n’y avait aucun impact sur l’avifaune, et que l’étude avait été menée sans que le PNR soit associé.

Appartient-il vraiment au parc d’évaluer les impacts sur l’avifaune ? Les promoteurs ont pu mener cette étude en coopération avec un expert indépendant, un centre d’études ou un service de l’État ?

M. Luc Fontaine. Le promoteur a obtenu ces informations par un bureau d’études qui traite tous les projets éoliens de la même façon, sans tenir compte, par exemple, de la distance qui sépare les éoliennes les unes des autres.

Dans l’Indre, c’est le bureau de l’association Indre Nature qui donne un avis sur les projets éoliens. Or, il a relevé que, non seulement les éoliennes sont situées à 500 mètres à peine du parc naturel, mais surtout qu’aucune étude d’impact n’a été réalisée sur les départements limitrophes, pourtant très concernés.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Je me permets de vous interrompre, monsieur Fontaine, mais il y aurait eu un conflit d’intérêt, si vous aviez été consulté, puisque vous êtes, par conviction, défavorable au projet.

M. Luc Fontaine. Nous avons été consultés, madame. Nous avons participé aux commissions d’enquête, c’est ce que j’expliquais tout à l’heure. C’est le parc naturel qui n’a pas été consulté, notamment sur l’avifaune.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Justement, le parc étant défavorable au projet, il aurait été juge et partie s’il avait été consulté. Associer un bureau tiers est pour moi une forme de garantie.

M. Luc Fontaine. Je ne donne par d’avis, sur cette question, je ne fais que constater.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Concernant l’impact sur le tourisme, les propos de M. Lacaze m’ont fait penser à une pétition ; je vous la lis : « Figurez-vous un instant une tour vertigineuse, ridicule, dominant Paris ainsi qu’une gigantesque cheminée d’usine écrasant de sa masse barbare Notre-Dame, la Saine-Chapelle, le dôme des Invalides, l’Arc de Triomphe. Tous nos monuments humiliés, toutes nos architectures rapetissées, qui disparaîtront dans ce rêve stupéfiant et pendant vingt ans, nous verrons s’allonger, sur la ville entière frémissante encore du génie de tant de siècles, nous verrons s’allonger comme une tache d’encre, l’ombre odieuse de l’odieuse colonne de tôle boulonnée… ». Vous avez compris, il s’agit de la Tour Eiffel. Une pétition signée par quarante-sept artistes, dont Guy de Maupassant qui détestait tellement la Tour Eiffel, qu’il y dînait tous les soirs pour ne pas la voir.

Messieurs, ne pensez-vous pas que nous sommes, concernant l’acceptabilité dans le patrimoine, dans une lutte de l’histoire ? Ne pensez-vous pas que l’implantation d’éoliennes pose un problème pour les mêmes raisons qui ont certainement été jugées problématiques, s’agissant de l’entrée des voitures dans une ville fortifiée ou de la construction de moulins au XIIe siècle ? L’histoire du patrimoine montre que des nouveautés qui ont été violemment combattues à une époque sont aujourd’hui, non seulement acceptées, mais devenues une richesse patrimoniale.

M. Julien Lacaze. Je vais vous répondre par une boutade : dans ce cas, il va bientôt falloir classer 14 000 éoliennes.

Nous n’avons qu’une Tour Eiffel et les moulins mesurent, non pas 250, mais 20 mètres. Il y a une question d’échelle qui n’est en aucun cas comparable.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. N’êtes-vous pas un peu de mauvaise foi ? Vous connaissez mieux que moi les questions liées au patrimoine, or de tout temps, des collectifs se sont constitués pour s’opposer à des bâtis qui défiguraient le patrimoine. Comme les pylônes, par exemple, que nous avons acceptés, alors qu’ils gênent les paysages, au même titre que les routes et les immeubles. N’y a-t-il pas quelque chose de l’ordre de la marche du monde contre laquelle nous ne pouvons aller ?

M. Julien Lacaze. La marche du monde dépend des choix que font les représentants de la nation. Il vous appartient de décider s’il faut ou non multiplier les éoliennes. Cependant, la notion d’écrasement ne peut, me semble-t-il, être ignorée. Les éoliennes sont toutes les mêmes, elles n’apportent aucun intérêt à un paysage.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Pensez-vous qu’il conviendrait de demander à des artistes de « décorer » les éoliennes ?

M. Julien Lacaze. Je ne sais pas, mais nous pourrions classer au titre des monuments historiques la première éolienne. En revanche, en classer 14 000 en les assimilant à autant de Tour Eiffel… La commission des Monuments historiques ne se prêterait pas à un tel exercice.

M. Vincent Guichard. Nous savons très bien, depuis les travaux d’Aloïs Riegl, que parmi les critères qui font le caractère patrimonial d’un objet, se trouvent l’ancienneté et la rareté. Nous acceptons aujourd’hui la Tour Eiffel, une vénérable vieille dame, parce qu’il n’y en a qu’une ; nous n’en accepterions pas 9 000 sur notre territoire. Les moulins ont acquis une valeur patrimoniale, parce qu’ils sont devenus rares.

Mme Lydiane Estève. Le Réseau des Grands Sites de France a fait un pari sur l’avenir en mettant le paysage au cœur de son projet, comprenant très tôt que nous aurions de plus en plus besoin d’espaces naturels. Tous les urbains, qui vivent dans des zones artificialisées, ont besoin de ces lieux.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Je ne le nie pas. Mais je pense qu’il y a quelque chose de l’ordre du sociologique dans le rapport que nous pouvons avoir avec l’acceptabilité de ce type de machine à côté de chez nous. Je comprends la volonté des élus de vouloir protéger leur territoire.

Vous avez évoqué les effets négatifs des éoliennes sur le tourisme. Une étude comparative a été menée au Québec, il y a une dizaine d’années, sur l’impact des éoliennes. Si au Danemark, certains prennent plaisir à visiter des parcs éoliens, ils ne font pas l’unanimité. Je vous lis un passage de cette étude : « En France, un sondage national a montré que 22 % des répondants jugeaient que les éoliennes avaient des répercussions néfastes sur le tourisme, le reste des sondés y étant favorables ou indifférents ». Dans un sondage mené dans la région Languedoc-Roussillon, 16 % des visiteurs indiquaient que les éoliennes gâtaient le paysage.

Dans une étude écossaise plus récente, 20 à 30 % des touristes préféraient les paysages sans éolienne, tandis que le reste des répondants y étaient favorables ou indifférents. La perception des touristes a également été évaluée dans une étude menée dans la région gaspésienne, au Québec, où une partie des visiteurs s’est exprimée en faveur de l’éolien. Quant à la création de nouveaux parcs, elle précise qu’il vaut mieux peu de parcs avec beaucoup d’éoliennes que des éoliennes éparpillées.

Selon une autre étude chiffrée, en Écosse, 63 % des touristes considéraient les éoliennes comme problématiques, si celles-ci étaient visibles de leur chambre d’hôtel, 28 % se disaient indifférents et 9 %, y étaient favorables. Une vue permanente sur un parc éolien était donc considérée comme un vrai problème. Cette étude concluait que la construction d’un parc éolien pourrait se traduire par une perte de 2,5 % de fréquentation en raison de la diminution de touristes.

J’essaie là de chiffrer les inquiétudes ressenties, qui ne semblent fondées rien de concret, en termes de résultats. Avez-vous des chiffres à nous présenter, s’agissant de l’impact des éoliennes sur les territoires ?

M. Luc Fontaine. Vous citez des enquêtes datant de dix ans, alors que le problème était totalement différent. Je l’ai dit au début de mon propos. Je vais donc y revenir.

Nous avons effectué un sondage en novembre 2017, qui portait sur un corpus de 1 280 touristes en visite dans le parc naturel, en vertu de ses spécificités. Or vous nous opposez des enquêtes dont on ne connaît pas les tenants et aboutissants, l’Écosse est étendue…

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. J’essaie de démontrer des incidences plus globales. Cette enquête est multi-pays, elle concerne le Québec, l’Écosse, la France, des échelles beaucoup plus larges qu’un site.

M. Luc Fontaine. Notre étude est en ligne sur notre site. Elle est précise, datée, les lieux sont cités, ainsi que la méthode. Sinon, tout le monde peut présenter des centaines d’enquêtes…

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. C’est tout à fait mon propos. De nombreuses enquêtes ne disent pas la même chose que la vôtre. Je me pose la question de savoir si nous ne sommes pas dans un sujet d’ordre non pas rationnel, mais humain. Il s’agit d’un sujet plus complexe que « c’est comme ci et non comme ça, et ce sera comme ci jusqu’à la fin de la vie, et comme ça maintenant, pour une période donnée ». L’acceptabilité est une question d’ordre sociologique et de relations humaines.

M. Lacaze, vos propos sur l’instinct du chasseur et sur la mobilité des éoliennes qui retient l’attention des gens, sont intéressants. Une étude a montré qu’une violoniste qui jouait depuis son plus jeune âge n’avait pas perdu de l’audition et reconnaissait le son qu’elle avait produit, toute sa vie. En revanche, un travailleur soumis à moins de bruit perdait de l’audition. La conclusion était que la gestion du bruit est différente selon les individus. Le même bruit peut être perçu de manière différente, selon que l’on est focalisé dessus ou si l’on y est indifférent.

M. Luc Fontaine. L’étude que nous avons menée précisait, justement, que si les touristes étaient défavorables à la présence d’aérogénérateurs sur leur lieu de villégiature, le parc de la Brenne, cela ne signifiait pas obligatoirement qu’ils y étaient défavorables sur le lieu de résidence principale. Personnellement, je ne suis pas gêné par des éoliennes dans un paysage artificialisé.

Notre préoccupation est la sauvegarde de la biodiversité, de l’avifaune et, de fait, du tourisme.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Je ne reviendrai pas sur ces arguments, que nous avons déjà entendus lors de nos nombreuses auditions sur ces questions. Le sujet d’aujourd’hui est l’acceptabilité des parcs éoliens au regard du patrimoine et des monuments classés. Et suite à nos échanges, il me semble indispensable de faire venir un sociologue pour nous présenter ses travaux sur la question.

M. Julien Lacaze. Les éoliennes sont des installations industrielles. Leur implantation dans un paysage le transforme immédiatement en zone industrielle. Vous évoquiez les lignes à haute tension ; effectivement, l’objet des éoliennes étant de produire de l’électricité, il en faudra toujours un peu plus. Or, que l’on vive au XIXe siècle ou au XXIe, personne n’a envie d’habiter dans une zone industrielle, surtout quand nous avons choisi d’habiter la campagne. Il ne s’agit pas d’une question d’habitude. Ces machines font du bruit, elles sont imposantes et leur esthétique est industrielle ; il s’agit d’une zone industrielle à la campagne. D’ailleurs, juridiquement, il s’agit d’installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE). C’est de l’industrie.

M. Vincent Guichard. Si vous me le permettez, je souhaiterais intervenir, car nous entendons beaucoup la rapporteure et moins les personnes auditionnées.

Vous avez indiqué, madame, qu’il s’agissait d’un problème humain. Bien entendu, la question de l’acceptabilité est un problème humain, de fait. Or il est avéré qu’il y a un problème d’acceptabilité de ces machines, quelle qu’en soit la raison, irrationnelle ou rationnelle.

D’ailleurs, des sociologues travaillent sur cette question, mènent des études comparatives à grande échelle. Si vous souhaitez des noms, je peux vous en citer. Un laboratoire de Genève, par exemple, a mené un gros travail sur ce sujet. Des travaux de mise en perspective, avec des territoires beaucoup plus matures dans la transition énergétique, ont déjà été menés et sont très intéressants.

M. Luc Fontaine. Une analyse sur le cycle de vie des produits serait par ailleurs intéressante. Les aérogénérateurs ont une durée de vie de quinze à vingt ans, ce qui veut dire qu’ils doivent être changés trois fois en soixante ans.

M. le président Julien Aubert. Monsieur Fontaine, vous devez comprendre que nous avons déjà mené des auditions sur certains sujets. Nous ne pouvons pas revenir sur les thèmes que nous avons abordés il y a deux mois.

M. Luc Fontaine. Je comprends, mais vous a-t-on proposé l’ISO 14001 ?

Maître Francis Monamy. L’une des conditions pour que ces éoliennes géantes soient acceptées serait, me semble-t-il, de définir une véritable planification de l’implantation des machines. Car quelles que soient les vertus que nous leur prêtons, sur le plan économique, écologique ou esthétique, la part de subjectivité est importante, et nous sommes tous d’accord pour dire qu’à certains endroits, leur implantation n’est pas possible.

Or, il n’existe aucun document législatif de planification qui soit opposable à un parc éolien. Les autorisations d’implantation d’un parc sont délivrées par le préfet, et aucun document de planification ne l’oblige à vérifier s’il est permis d’implanter ce parc dans la zone choisie par l’opérateur – ou si telle éolienne convient mieux que d’autres.

Il n’existe que des PLU, opposables au permis de construire des éoliennes, ainsi qu’aux autorisations d’exploiter et aux nouvelles autorisations environnementales. Le problème est que le Conseil d’État a jugé, par principe, qu’il est possible d’implanter des éoliennes dans les zones naturelles et agricoles des PLU. Or les éoliennes ne sont jamais implantées dans des zones urbaines des PLU. De fait, ces documents sont inopérants. D’autant que, la plupart du temps, ils ne traitent pas de l’implantation des éoliennes.

Il me semble, donc, qu’il serait judicieux d’organiser une planification. Une tentative a eu lieu avec la loi Grenelle II, en 2010, qui a débouché sur les SRE. Des schémas qui ont été annulés, faute d’avoir fait l’objet d’une évaluation environnementale. Nous pouvons donc tirer une croix sur ces schémas, d’autant qu’ils avaient été élaborés à l’échelle de la région, une échelle non adaptée pour mener des analyses très fines.

M. Julien Aubert. La bonne échelle serait le département ?

Maître Francis Monamy. Oui. Et ce serait d’ailleurs l’occasion de redonner la main aux élus en les associant étroitement à l’élaboration du document. Document qui pourrait être élaboré conjointement par les services de l’État, le département et les collectivités concernées par l’implantation des machines. Car aujourd’hui, il y a un déficit démocratique en la matière.

M. Vincent Guichard. Selon moi, la bonne échelle, serait non pas le département, mais celle à laquelle sont définis les SCoT et les PLU.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Nous travaillons sur cette question d’échelle, car nous voyons bien qu’il existe des difficultés à coordonner la volonté nationale avec celles des intermédiaires régionaux.

Nous vous invitons à nous présenter des propositions très concrètes liées à l’acceptabilité des parcs éoliens.

M. le président Julien Aubert. Je vous remercie.

L’audition s’achève à dix-huit heures trente.

*

*     *

20.   Audition, ouverte à la presse, de M. François-Marie Bréon, chercheur au Laboratoire des Sciences du climat et de l’environnement de l’Institut Pierre-Simon Laplace (2 juillet 2019)

Laudition débute à dix-sept heures quinze.

M. le président Julien Aubert. Nous avons le plaisir de recevoir M. François-Marie Bréon, physicien et climatologue, qui est chercheur au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement de l’Institut Pierre-Simon Laplace.

Cette audition va porter sur les conséquences de la lutte contre le changement climatique en matière de transition énergétique. Nous souhaitons revenir sur les points fondamentaux qui ressortent des travaux du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Quel est le lien entre la lutte contre le changement climatique, c’est-à-dire la diminution des émissions de gaz à effet de serre d’origine anthropique, et la production et la consommation d’énergie ? Au regard de ce lien, quelle est la place relative de la France en termes d’émissions globales de gaz à effet de serre liées aux activités humaines, d’émissions par personne, d’émissions locales et d’empreinte carbone ?

Comment notre situation, telle qu’elle ressort des données objectives, peut-elle affecter les choix réalisés en France dans le domaine de la transition énergétique ? Où sont les urgences d’un point de vue scientifique ? Ces urgences sont-elles les mêmes si l’on s’inscrit non plus dans une démarche essentiellement fondée sur des données objectives mais dans une logique mettant en avant une exigence d’exemplarité, une forme d’obligation qui serait propre au pays ayant organisé la COP21 ? Comment justifier scientifiquement l’idée qu’une molécule de gaz carbonique émise par un ancien hôte d’une conférence des parties à la convention-cadre sur les changements climatiques aurait, en elle-même, un effet plus délétère que la même molécule lorsqu’elle est émise dans un autre pays ? N’est-ce pas faire preuve de beaucoup d’exigence ou se donner beaucoup d’importance ? Sans entrer dans le débat politique, nous attendons avec impatience de connaître le point de vue scientifique qui est le vôtre.

Quelle est la marge de décision pour l’autorité politique entre les impératifs scientifiques et l’acceptabilité sociale, chère à notre rapporteure, en ce qui concerne le choix des priorités, les instruments et le rythme d’action ? J’entends bien que chacun – le politique et le scientifique – doit assumer ses responsabilités propres, mais où se situerait l’erreur manifeste d’appréciation pour le politique au regard des constats scientifiques ? Le GIEC nous laisse-t-il une marge de manœuvre au sujet de la transition énergétique ? A-t-il porté une appréciation sur les différentes énergies qui sont utilisées pour la production d’électricité ? Par ailleurs, que dit-il de la France et de sa position particulière ?

Je vais vous donner la parole pour environ 15 minutes, puis les membres de la commission d’enquête vous poseront leurs questions, en commençant par notre rapporteure, Mme Meynier-Millefert.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je suis dans l’obligation de vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(M. François-Marie Bréon prête serment).

M. François-Marie Bréon, chercheur au Laboratoire des sciences du climat et de lenvironnement de lInstitut Pierre-Simon Laplace. Merci pour toutes ces questions. Je vais essayer d’y répondre le plus en détail possible dans les 15 minutes qui me sont imparties, étant entendu que je serai évidemment heureux d’y revenir par la suite si vous jugez que mes réponses ne sont pas suffisantes sur certains points.

Comme vous l’avez dit, je suis chercheur climatologue au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement, qui est situé en région parisienne. J’ai été rédacteur du 5e rapport du GIEC, paru en 2014, mais je ne participe pas au 6e rapport, en cours d’élaboration.

Dans un cadre qui n’est pas directement professionnel, je suis membre de deux associations, dont je ne suis pas le porte-parole, même si je me nourris un peu de leurs réflexions : je fais partie du comité scientifique de l’association « Sauvons le climat » et j’appartiens au conseil d’administration de l’Association française pour l’information scientifique.

Je précise aussi que je suis salarié du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). Je considère personnellement que ma parole est complètement libre, mais j’imagine que certains vont penser que, étant du CEA, j’ai forcément un conflit d’intérêts majeur sur ces sujets…

Quels sont les principaux messages en ce qui concerne le climat ? Je vais commencer par un résumé des travaux du GIEC.

Le dioxyde de carbone (CO2) est le principal moteur du changement climatique mais il ne faut pas oublier qu’il y a d’autres contributions – il existe d’autres gaz à effet de serre et il y a les aérosols et le changement d’occupation des sols, qui sont également importants. Le moteur du changement climatique est parfaitement compris et quantifié. Il existe néanmoins des incertitudes sur ce qui va se passer dans l’avenir. Elles sont essentiellement liées aux rétroactions : le réchauffement du climat va modifier, par exemple, les nuages, les forêts et la végétation au sol, ce qui peut amplifier le réchauffement ou au contraire le réduire.

Je voudrais également insister sur le fait que les changements climatiques annoncés sont absolument considérables et surtout très rapides au regard des variations naturelles du climat que l’on a pu observer dans le passé et sur lesquelles on travaille en particulier dans mon laboratoire.

Par ailleurs, les dommages ne se situent pas sur les lieux d’émission des gaz à effet de serre. On voit bien que les pays qui en émettent le plus se situent aux latitudes moyennes de l’hémisphère Nord alors que les plus vulnérables au changement climatique sont plutôt les pays tropicaux, qui émettent assez peu de gaz à effet de serre. La diminution des émissions a donc une certaine dimension éthique. En outre, ceux qui vont le plus subir le réchauffement climatique sont nos descendants, qui ne sont pas encore nés ou, en tout cas, qui ne votent pas encore. Il faut se demander si nous travaillons uniquement pour nous ou pour des gens qui habitent ailleurs dans le monde ou qui ne sont pas encore nés.

Limiter le changement climatique à 1,5° ou 2°, comme on l’a été prévu dans le cadre de l’accord de Paris, demandera une diminution considérable et rapide des émissions de CO2. Il y a vraiment une urgence.

Le graphique suivant, qui est issu du rapport spécial « 1,5° » du GIEC, paru l’an dernier, montre les trajectoires des émissions de CO2 qui sont possibles si l’on veut vraiment limiter le changement climatique à 1,5° ou 2°. On doit arriver à des émissions quasiment nulles en 2050. Cela veut dire qu’il faudrait diminuer nos émissions de CO2 de 5 à 10 % par an, ce qui est absolument considérable.

Compte tenu de l’urgence, nous n’avons pas le temps de nous tromper de méthode. Il faut adopter des mesures efficaces pour diminuer nos émissions de carbone. Il n’est pas question de prendre des mesures servant uniquement à nous faire plaisir. Si on veut vraiment lutter contre le changement climatique, il faut prioritairement diminuer nos émissions de CO2, mais aussi d’autres gaz à effet de serre, en particulier le méthane et le protoxyde d’azote (NO). Les émissions de méthane résultent des fuites de gaz naturel, des décharges et de l’agriculture. Le protoxyde d’azote est essentiellement lié aux engrais utilisés dans l’agriculture. Enfin, le CO2 provient de l’utilisation des combustibles fossiles – charbon, pétrole ou gaz naturel.

Comment peut-on diminuer les émissions de carbone ? Il y a trois catégories de méthodes. La sobriété consiste à consommer moins de viande, à avoir des logements comptant moins de mètres carrés, à parcourir moins de kilomètres en voiture ou en avion, à acheter moins d’objets ou à prendre des douches plutôt que des bains, ce qui veut dire que l’on change de niveau de vie. L’efficacité, qui ne suppose pas de changer de niveau de vie, fait appel à la technologie pour émettre moins de carbone, par exemple en ayant une meilleure isolation des bâtiments, en utilisant des moteurs qui ont un meilleur rendement ou en faisant de la cogénération. L’électrification des usages énergétiques, enfin, implique de se chauffer à l’électricité ou d’avoir des voitures électriques plutôt que fonctionnant au fioul, à condition que l’électricité soit non carbonée.

J’insiste sur l’électrification car on entend souvent dire qu’il faut diminuer la consommation d’énergie et donc celle de l’électricité pour lutter contre les gaz à effet de serre. Selon moi, c’est une grave erreur de raisonnement : une augmentation de la consommation électrique peut être une très bonne chose pour le climat s’il y a un transfert entre des postes émetteurs de CO2 vers d’autres qui ne le sont pas.

J’en viens à la question des émissions de CO2 par secteurs – c’est-à-dire la production électrique, l’industrie, le transport routier, les autres transports, le résidentiel et le secteur tertiaire. La production d’électricité représente en moyenne un grand tiers des émissions de CO2 au plan mondial. Si on arrivait à décarboner complètement cette production, on n’aurait pas complètement résolu le problème, mais on aurait déjà bien avancé et ce serait encore plus vrai si on transférait des usages – si le transport routier devenait électrique, par exemple.

En France, les émissions de CO2 dues à l’électricité sont extrêmement faibles par rapport à ce que l’on observe dans les autres pays figurant dans le graphique. Dans l’industrie, le transport routier et les autres transports, en revanche, soit on est dans la moyenne mondiale soit on a des valeurs plutôt plus fortes. S’il y a un domaine où la France est plutôt un bon élève et où on pourrait presque dire que nous sommes exemplaires, c’est la production d’électricité. Partout ailleurs, nous sommes dans la moyenne mondiale ou nous faisons moins bien. On peut donc trouver qu’il est extrêmement surprenant de se concentrer sur le seul secteur où nous sommes bons au niveau mondial quand on dit que l’on va réaliser une transition énergétique en France afin de limiter l’impact de notre pays sur le climat – il faudrait se concentrer sur les transports, l’industrie et le secteur résidentiel.

Je vais maintenant vous montrer quelques graphiques relatifs à l’électricité en France et faire quelques commentaires sur ce sujet. Les énergies renouvelables dont nous parlons produisent essentiellement de l’électricité, avec l’objectif de remplacer le nucléaire. Ces figures, que j’ai réalisées à partir de données fournies par Réseau de transport d’électricité (RTE), décrivent 7 ans de consommation et de production d’électricité en France.

La consommation, représentée par la courbe noire, varie typiquement entre 40 et 80 gigawatts (GW), selon un cycle annuel très important – tout le monde sait que la France consomme plus d’électricité en hiver, essentiellement du fait du chauffage. La production d’électricité nucléaire, qui est représentée en vert, suit relativement bien la consommation : on ajuste la production des centrales, qui est plus faible en été et plus importante en hiver. La production nucléaire est vraiment ajustée à la demande : elle est pilotable. Les autres sources utilisées sont également représentées, en particulier l’hydraulique, qui figure en bleu. Dans ce domaine, on atteint un maximum au printemps, et il y a de très importantes variations quotidiennes, qui permettent aussi de s’ajuster à la demande. La courbe rouge correspond aux énergies renouvelables : elles sont en croissance, mais ce n’est pas très visible car elles représentent une partie faible de la production.

J’ai donc réalisé un autre graphique qui est identique au précédent à ceci près que j’ai multiplié les énergies renouvelables par 5, ce qui permet de figurer un peu ce que pourrait être la production électrique en France grâce aux énergies renouvelables si on mettait en place, dans les 15 prochaines années, toutes les mesures dont il est question aujourd’hui – à savoir la multiplication des éoliennes et du photovoltaïque. On voit que la production des énergies renouvelables est extrêmement aléatoire : il y a de très fortes variations d’un jour à l’autre sans qu’il existe nécessairement une corrélation avec la demande, avec le besoin en France, ce qui conduirait évidemment à des contraintes importantes pour le réseau électrique.

Je vais maintenant faire un gros plan sur un mois donné afin que l’on puisse mieux voir les variations rapides qui se produisent du côté des énergies renouvelables. C’est le même type de graphique que précédemment, mais on va se concentrer sur le mois de décembre dernier, où la consommation a été assez importante.

On voit bien le cycle quotidien et le cycle hebdomadaire – on consomme moins le week-end que pendant les jours de semaine – mais aussi l’effet du 25 décembre – la plupart des industries étant fermées, la consommation est plus faible. Il y a eu des périodes, par exemple autour des 7,8 et 9 décembre, où il y avait beaucoup de vent et où la production éolienne, si on avait vraiment multiplié par 5 le parc actuel, aurait permis de répondre à la demande en électricité. Vers les 26, 27, 28 et 29 décembre, en revanche, il y a eu une assez longue période pendant laquelle la production aurait été extrêmement faible, alors même que j’ai multiplié par 5 la production d’électricité éolienne dans mon modèle, ce qui représente une capacité installée de 75 GW – c’est considérable : cela va au-delà de la capacité installée dans le secteur nucléaire à l’heure actuelle.

La grande question, que je ne suis pas le premier à poser, est la suivante : dans un tel système, que fait-on pendant cette période ? Comment produit-on l’électricité dont on a besoin ? On peut subvenir aux besoins de différentes manières : il est possible d’ajuster la demande en demandant de consommer moins – on peut fermer des industries, arrêter des trains, demander que les machines à laver tournent le lendemain, voire la semaine suivante, car des périodes sans vent peuvent durer plus d’une semaine –, on peut faire du stockage et déstocker en cas de besoin, on peut recourir au « foisonnement » et supposer que nos voisins vont apporter l’électricité dont on a besoin, et on peut aussi avoir un « backup » pilotable, qui doit être peu utilisé, en particulier s’il fait appel au gaz. Chacune de ces solutions a un coût : cela va demander des moyens, des infrastructures, et il serait d’ailleurs assez normal que les coûts d’infrastructure et de réseaux correspondants soient inclus dans le bilan financier des énergies renouvelables – or on ne le fait absolument jamais. En pratique, le coût est prohibitif, comme l’a indiqué Jean-Marc Jancovici lors de son audition, il y a quelques semaines.

Il est possible, et relativement facile, de compenser l’intermittence des énergies renouvelables lorsque leur part est relativement faible et lorsqu’il y a une part d’énergie fossile, de gaz ou de charbon, qui reste importante, car on peut piloter la production ; mais si on vise un système électrique dans lequel il y a très peu de combustible fossile, cela devient extrêmement difficile.

En ce qui concerne le foisonnement, je vais vous montrer la carte des vents en France et en Europe lors de l’épisode dont je viens de parler – à la fin du mois de décembre de l’année dernière. On voit qu’il y avait très peu de vent sur presque l’ensemble de l’Europe de l’Ouest pendant ces 4 jours. On dit souvent qu’il y a toujours du vent quelque part – c’est vrai, mais y en a-t-il suffisamment pour assurer la production électrique ? Dans la période dont je vous parle, ce n’était absolument pas le cas. La production éolienne dans l’ensemble de l’Europe de l’Ouest aurait été beaucoup trop faible pour assurer la production d’électricité dont on avait besoin.

Par ailleurs, j’ai participé à l’encadrement de la thèse de Sylvain Lassonde, qui a été soutenue l’année dernière : il a regardé quelles sont, dans le passé, les périodes qui pourraient être dimensionnantes pour un système électrique. Il a identifié plusieurs périodes, pouvant aller jusqu’à un mois, pendant lesquelles la production éolienne dans l’ensemble de l’Europe de l’Ouest était extrêmement faible.

Même si je vais vite, je voudrais aussi rappeler que l’Allemagne, qui est souvent présentée comme un modèle à suivre, compte tenu des capacités installées en matière d’électricité éolienne et solaire, connaît en pratique des périodes importantes, comme celle dont je viens de parler, pendant lesquelles la production d’électricité solaire est très faible, en particulier en hiver et la nuit, et pendant lesquelles le vent est très faible. Dans ce cas, on est obligé de démarrer des centrales au charbon ou au gaz, ce qui a un impact important en termes d’émissions de gaz à effet de serre. Je le répète : selon moi, l’objectif prioritaire est de diminuer ces émissions, et je ne peux donc pas accepter qu’il y ait des périodes fréquentes et longues pendant lesquelles on utilise du charbon ou du gaz pour assurer la production électrique. Il n’y a pas plus de vent ou de soleil en France pendant les mêmes périodes, mais on a une capacité nucléaire importante qui permet d’assurer l’essentiel de la production électrique, presque sans émettre de gaz à effet de serre.

J’ai beaucoup parlé de l’éolien car c’est ce qui se développe le plus vite aujourd’hui, mais je voudrais également aborder la question du solaire. Tout ce que j’ai dit à propos de l’éolien – il y a vraiment un grave problème du fait de l’intermittence – est encore plus vrai dans le cas du solaire. Je vais m’appuyer sur un graphique qui fait apparaître uniquement le solaire, et non plus un mélange avec l’éolien.

Il y a eu un développement très rapide du solaire : la production était nettement plus importante en 2018 qu’en 2012, ce que certains considèrent comme un élément très favorable, mais on voit aussi que cette production est complètement anticorrélée avec la demande, c’est-à-dire la consommation. Le solaire produit beaucoup l’été, alors que la consommation est assez faible, et produit vraiment très peu l’hiver, au moment où la consommation est maximale. Pour moi, le solaire est une aberration en France : développer cette énergie ne présente absolument aucun intérêt, et je ne comprends donc pas qu’on le fasse.

Je ne comprends pas, en particulier, que l’on favorise l’autoconsommation. J’ai préparé une figure, là encore à partir de données provenant de RTE, qui montre la consommation moins la production nucléaire et hydraulique, sur l’axe des abscisses, et la production photovoltaïque sur l’axe des ordonnées. Pour résumer, lorsqu’il y a des excès de production, la production photovoltaïque est importante et, au contraire, lorsqu’il y a des besoins d’électricité, cette production est très faible. En favorisant l’autoconsommation, on accentue la décorrélation entre les besoins et la production et donc on finance la déstabilisation du système par les particuliers.

On évoque aujourd’hui la question du changement climatique pour favoriser et financer l’installation de capacités dans le domaine du photovoltaïque et dans celui de l’éolien tout en disant que l’on va limiter la puissance nucléaire. Cela revient à se tromper d’objectif : on est en train de consacrer des moyens considérables à quelque chose qui n’a aucun impact sur les émissions de gaz à effet de serre, et on va même dégrader la performance du système électrique français en termes d’émissions de CO2, car on va devoir utiliser du gaz pour compenser l’intermittence des énergies renouvelables (EnR). Tant qu’on n’a pas résolu la question du stockage à grande échelle, il ne faudrait pas développer les EnR. En revanche, on doit continuer à faire de la recherche sur le stockage à grande échelle afin d’intégrer éventuellement ces énergies.

M. le président Julien Aubert. Nous venons d’examiner le projet de loi relatif à l’énergie et au climat. Une des questions que nous nous sommes posées concerne la référence à un facteur 4, 6 ou 8. Il y a eu des débats parlementaires assez intenses sur ce sujet et peut-être aussi des difficultés à appréhender ce que cela représente exactement pour l’évolution des modèles économiques et sociaux. Quel regard portez-vous sur la faisabilité de la neutralité carbone et sur les débats que nous avons eus à propos de la division par 4, 6 ou 8 des émissions de gaz à effet de serre ?

M. François-Marie Bréon. Je pense que l’immense majorité des gens ne se rend pas compte de ce que veut dire aller à la neutralité carbone, voire diminuer par 4 nos émissions. Cela demande une modification absolument considérable de nos sociétés et nous n’y sommes très clairement pas prêts. Il y a eu un débat, la semaine dernière, sur l’interdiction ou non des déplacements en avion au sein de la métropole. On ne devrait même pas se poser la question : il est évident que dans une France qui aura divisé ses émissions de gaz à effet de serre par 4, il n’y aura plus d’avion – on ne peut pas y arriver si on conserve le transport aérien. De nombreuses questions de ce type se posent. Le fait qu’il y ait encore ce genre de débats montre bien que l’on n’a pas réalisé ce que veut dire diviser par 4 les émissions de gaz à effet de serre.

Est-ce possible ? Disons que c’est le cas techniquement, puisque nos ancêtres ont vécu avec des émissions de carbone beaucoup plus faibles que celles d’aujourd’hui. C’est faisable. Mais peut-on imaginer, en particulier dans une démocratie, que l’on mette en place les mesures permettant d’y arriver ? Je suis assez pessimiste.

M. le président Julien Aubert. Il y a donc une contradiction. Vous avez travaillé sur le rapport du GIEC qui dit, en substance, « encore quarante jours, et Ninive sera détruite » (Sourires).

M. François-Marie Bréon. Non, ce n’est pas ce que dit le rapport du GIEC.

M. le président Julien Aubert. On nous dit qu’il faut mettre les moyens maintenant, qu’il faut accélérer, afin de respecter l’objectif de limiter le réchauffement à 1,5 ou 2°. Le moyen est de diviser par 4, 6 ou 8 les émissions, mais vous nous dites que les sociétés ne sont pas prêtes pour le facteur 4, que cela suppose un changement radical. Par conséquent, que doit-on faire ?

M. François-Marie Bréon. Je voudrais d’abord rétablir un fait : le GIEC ne dit pas que c’est ce qu’il faut faire, mais que si l’on veut stabiliser le climat, en limitant à 2° la hausse des températures, c’est ce qu’il faut faire. Le GIEC n’est pas prescriptif sur le point de savoir s’il est plus important de garantir le niveau de vie ou de limiter le changement climatique. Ce n’est pas une question scientifique mais politique. Les États, lors de la COP21, se sont mis d’accord sur un objectif qui est de limiter le changement climatique à +2°. C’est une décision politique. Le GIEC explique ensuite ce qu’il faut faire pour atteindre cet objectif : il faut arriver à la neutralité carbone d’ici à 2050.

Je vous ai dit que je suis pessimiste. J’ai peut-être tort : peut-être qu’on pourra quand même y arriver, que les gens vont prendre conscience et qu’il va y avoir des développements techniques. Par ailleurs, même si je suis pessimiste, je pense que chaque demi-degré compte : le changement climatique est plus grave si la hausse est de 2° plutôt que de 1,5° ; c’est plus grave encore si elle atteint 2,5° ou a fortiori 3°. Notre devoir est quand même d’essayer de limiter autant que possible le changement climatique. On verra à quoi on arrivera, mais on n’a pas le droit de dire que se limiter à 2° n’est pas possible et que, par conséquent, on ne fait rien.

M. le président Julien Aubert. L’impact que la France peut avoir sur le total des émissions de CO2 dans le monde en divisant par 6 ou par 8 ses propres émissions est de l’ordre du dix-millième de degré…

M. François-Marie Bréon. Ce n’est peut-être pas un dix millième de degré, mais vous avez tout à fait raison : si la France est la seule à réaliser un effort, dans son coin, elle subira le changement climatique de la même manière que les autres pays. Le CO2 n’a pas de frontière. La lutte contre le changement climatique est nécessairement un effort international, et c’est d’ailleurs ce qui rend les choses difficiles, j’en suis bien conscient.

On peut quand même modérer un petit peu ce propos. En plus de l’impact des émissions de carbone sur le climat, qui nous pousse à limiter celles-ci, il y aura aussi des contraintes du point de vue de l’approvisionnement en combustible fossile. La France ayant peu de réserves, nous avons intérêt à sortir du carbone pour être moins affectés par cette fin du pétrole. La question de savoir si nous avons déjà passé le peak oil ou si ce sera dans dix ans suscite le débat mais il est clair que nous connaîtrons au cours de ce siècle, voire au cours de ce demi-siècle, des contraintes importantes de ce point de vue. Nous avons donc tout intérêt, indépendamment même de la question climatique, à limiter nos importations de combustibles fossiles et à nous préparer à des contraintes fortes en ce qui concerne l’approvisionnement.

M. le président Julien Aubert. Si nous ne faisions pas ce que nous faisons actuellement, faudrait-il affecter les montants à d’autres secteurs dont vous avez parlé, comme l’industrie et les transports ? Pour vous, la politique en faveur de la transition énergétique devrait-elle reposer davantage sur les transports ? Son acceptabilité sociale serait-elle plus élevée ?

Ou bien faut-il tout simplement arrêter de lutter contre le réchauffement et consacrer notre argent à nous y adapter ? La Chine et les États-Unis faisant très peu d’efforts, nous partirions du principe qu’effectivement le climat se réchauffera de deux degrés, nous ferions une simulation et, si nous constations, par exemple, qu’il faut déménager la ville d’Amiens ou je ne sais quelle autre, nous en tirerions les conséquences. De même, nous nous préparerions, par exemple, au fait qu’on cultivera la vigne à Lille en 2100.

M. François-Marie Bréon. Le climat changera de toute façon et se réchauffera. Il faudra donc de toute façon des politiques d’adaptation. Elles ne se résument cependant pas à des problématiques de coût ; il s’agit aussi des comportements. Cela veut dire que les nouveaux bâtiments devront être construits différemment, et cela ne coûtera pas forcément beaucoup plus cher.

Par ailleurs, nous devons aussi réduire nos émissions, un peu pour donner l’exemple et montrer que c’est possible et aussi parce que nous avons besoin de limiter nos importations et notre dépendance aux combustibles fossiles, car ce sera de toute façon, indépendamment de la question climatique, un problème au cours du XXIe siècle. Quant à l’acceptabilité, il sera difficile de faire admettre le déménagement d’Amiens… Il deviendra certes plus difficile d’habiter certaines régions françaises et il faudra consacrer de l’argent à cette question, mais il ne me semble pas que ce soit « l’un ou l’autre ».

En revanche, il me paraît très clair que l’argent consacré au développement des énergies renouvelables électriques, essentiellement pour réduire la part du nucléaire, ne sert ni à l’adaptation ni à la mitigation. C’est autant d’argent qui pourrait être employé bien plus utilement. Encore une fois, je cite Jean-Marc Jancovici que vous avez déjà auditionné. Il faisait remarquer que l’argent consacré à subventionner les énergies renouvelables aurait permis d’équiper pratiquement toutes les maisons individuelles de pompes à chaleur, donc de diminuer très fortement les émissions de gaz à effet de serre liées au chauffage de ces maisons.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Merci, monsieur, pour vos propos, qui complètent effectivement ceux qu’a tenus M. Jancovici, qui nous a donné des explications très similaires aux vôtres. Votre argumentaire est extrêmement logique mais ne repose-t-il quand même pas largement sur le fait que vous ne croyez pas au stockage ?

M. François-Marie Bréon. À l’heure actuelle, le stockage n’existe pas. Même en Allemagne, pays qui connaît quand même déjà de gros problèmes liés à l’intermittence, avec pas mal de périodes de prix négatifs, il n’y a aujourd’hui pas de stockage. Je me suis amusé à calculer ce matin quel temps de consommation électrique peut être stocké sur l’ensemble des batteries du monde : moins d’une minute de production électrique.

Mme Laure de La Raudière. De consommation ou de production ?

M. François-Marie Bréon. À très peu de chose près, c’est la même chose. Et lorsque je dis « moins d’une minute », je veux dire : un dixième de minute. En France, c’est le même ordre de grandeur.

Je parle des batteries mais nous avons quand même des moyens de stockage de l’électricité, beaucoup plus volumineux, les fameuses stations de transfert d’énergie par pompage (STEP) : de l’eau est pompée d’un barrage bas vers un barrage haut quand vous avez trop d’électricité, et vous la turbinez pendant la nuit. On ne parle que de quelques pourcents, et je ne pense pas envisageable, aujourd’hui, en France, de multiplier par dix les barrages que vous trouvez dans les Alpes. Voyez les difficultés rencontrées à Sivens, dans le Tarn. La perspective d’une multiplication de ce type de barrages me paraît peu crédible, alors même que c’est le moyen de stockage de l’électricité le plus efficace aujourd’hui.

Aujourd’hui, il n’y a donc pas vraiment de solutions de stockage. Peut-être quelqu’un aura-t-il une excellente idée pour un stockage pas trop cher et efficace, c’est-à-dire sans trop de pertes en ligne. Ce jour-là, je serai prêt à changer d’opinion. Tant que cela n’existe pas, je trouve vraiment dangereux de se lancer à corps perdu dans le développement des énergies renouvelables, aléatoires, intermittentes, mais je le répète : je suis prêt à changer d’opinion lorsqu’une solution de stockage apparaît.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Êtes-vous aussi un expert du stockage ? Pouvez-vous nous expliquer les progrès réalisés ces dernières années ? Sont-ils rapides ? Il me semble que le CEA finance un certain nombre de recherches sur les batteries… Est-ce une expertise particulière en ce domaine qui vous permet d’affirmer qu’aujourd’hui cela n’existe pas et que cela n’existera pas non plus dans un avenir plus ou moins lointain ?

M. François-Marie Bréon. Mon expertise est celle de quelqu’un qui lit énormément sur ces sujets, mais qui n’a jamais travaillé lui-même sur la question. Je vous répète ce que j’ai pu lire, avec un œil un peu critique de scientifique – mais pas plus que cela.

Aujourd’hui, le moyen le plus efficace de stocker de l’électricité, ce sont ces fameuses STEP. Elles existent, et peut-être progresseront-elles de 10 % mais nous n’allons pas en doubler la capacité en France au cours des prochaines années, parce que cela nécessite de noyer des vallées.

Le deuxième moyen auquel on pense, ce sont les batteries. Je vous l’ai dit, les quantités stockées sont ridiculement faibles. On peut parfaitement envisager que cela se développe à l’avenir, on peut envisager d’arriver à stocker une heure de consommation électrique, quelque chose de cet ordre de grandeur – cela paraît faisable. S’il s’agit d’affronter une semaine au cours de laquelle il n’y a pas de vent… Aucune étude ne présente comme crédible l’éventualité du stockage d’une telle quantité d’électricité.

Une troisième méthode pour stocker de l’électricité, a priori plus adaptée à large échelle, consisterait à utiliser les surplus d’électricité pour fabriquer d’abord de l’hydrogène et ensuite du méthane, avant de brûler, les jours sans vent, ce méthane dans des méthaniseurs. Cette méthode ne se heurte pas aux mêmes limites que les précédentes. En revanche, le rendement de ce système n’est tout de même pas terrible, puisque c’est, en gros, un tiers ou un quart de l’électricité employée au départ qui est récupéré. D’autre part, cela requiert de considérables infrastructures. Il faut effectivement être capable d’absorber le surplus d’électricité au moment où il se présente. Il faut donc dimensionner ces systèmes sur une production qui arrive une fois par semaine ou quelque chose comme cela. Il faut aussi dimensionner le système pour brûler le gaz au bon moment, lorsque le besoin d’électricité est plus fort. Cela demande des infrastructures absolument considérables, pour des rendements médiocres. Globalement, le système ne paraît pas très attractif.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Pouvez-vous nous dire un mot des questions de stockage directement dans les réseaux de chaleur ou dans le froid ? Cela fait partie des pistes explorées. Cet outil pourrait-il être développé pour « effacer » les pics dont nous parlons ?

M. François-Marie Bréon. Je me suis beaucoup intéressé à l’électricité et très peu à la chaleur et aux moyens de stockage de la chaleur. Je ne crois pas avoir une opinion suffisamment informée pour vous répondre.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. La question de la chaleur est un peu un angle mort, alors que c’est pourtant le chauffage en hiver qui engendre les pics les plus importants. Cela étant, il pourra y en avoir en été, avec la climatisation, précisément pour se protéger de la chaleur. Peut-on imaginer un deuxième pic, en été, identique à celui de l’hiver, avec les mêmes effets en termes d’émissions carbonées ? Ou l’énergie solaire, de l’utilité de laquelle vous doutiez tout à l’heure, pourrait-elle alors trouver son utilité ?

M. François-Marie Bréon. Tout à fait. En France, le pic de production se situe très clairement en hiver. Ce n’est pas vrai partout : aux États-Unis, le pic des besoins et de la consommation est en été. On peut donc imaginer qu’en cas de réchauffement climatique très important nous nous rapprocherions des conditions de la Floride ou de la Californie, et nous aurions donc besoin de moins de chauffage et de plus de climatisation. Dès lors, ce que je disais sur l’anti-corrélation du solaire et de la consommation deviendrait faux.

J’espère cependant que nous parviendrons à limiter le changement climatique de manière à ce que le climat de la France ne devienne pas celui de la Floride. J’envisage plutôt les vingt ou trente prochaines années, au cours desquelles ce scénario ne se réalisera très probablement pas. Le pic de consommation restera donc en hiver.

Je vous ai dit ne pas être compétent en matière de réseaux de chaleurs et préférer ne pas répondre à votre question. Il faut quand même dire quelque chose. À titre personnel, vous l’avez entendu, je ne suis vraiment pas favorable au développement des énergies renouvelables en France aujourd’hui, mais j’aurais dû préciser que cela s’applique uniquement aux énergies renouvelables électriques. Pour moi, il est très clair qu’il y a des énergies renouvelables thermiques qui sont très utiles – cela va donc dans le sens de ce que vous suggériez. On pourrait parfaitement imaginer de recourir davantage au solaire pour fabriquer de l’eau chaude. Si je suis contre le solaire photovoltaïque et favorable au solaire thermique qui permet de faire de l’eau chaude, c’est parce que l’eau chaude se stocke très bien. Si vous fabriquez de l’eau chaude un jour, trois jours plus tard, votre ballon d’eau chaude est encore plein, et il reste également plein la nuit. Le problème de l’intermittence, en raison duquel je suis très défavorable au solaire photovoltaïque, ne se pose pas du tout pour le solaire thermique ; on peut donc imaginer d’autres choses. D’ailleurs, j’ai aussi mentionné les pompes à chaleur. Je vous l’ai dit, je suis très favorable au développement des pompes à chaleur, qui vont utiliser de l’électricité mais qui prendront surtout de l’énergie directement de l’air. Les pompes à chaleur permettent d’exploiter une énergie renouvelable qui est la chaleur du sol ou la chaleur de l’air, donc, oui, il y a beaucoup de choses à faire. Je suis d’accord avec ce que vous avez dit sur tout ce qui est énergies renouvelables thermiques et, peut-être, stockage de l’énergie thermique – mais je ne suis pas très compétent sur ce point, je l’ai dit.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. N’y a-t-il pas quelque contradiction dans vos propos ? D’un côté, vous dites qu’on ne parviendra pas au facteur 4 et qu’il faudra des stratégies d’adaptation au changement climatique. De l’autre, vous dites que le solaire est une solution en été. S’il y a forcément un changement climatique, n’avons-nous pas intérêt à anticiper ?

M. François-Marie Bréon. Le changement climatique est déjà là. Je ne vous l’apprends pas : nous avons battu la semaine dernière le record de température en France, quasiment de deux degrés, ce qui est énorme. Le niveau des océans monte, des populations d’animaux se déplacent vers le nord… Il ne faut pas parler du « futur » changement climatique. Nous y sommes déjà, et il s’accentuera.

Je vous ai dit être pessimiste sur notre capacité à limiter le réchauffement à 1,5 ou 2 degrés. Cela ne veut pas dire que je sois certain que nous n’y arriverons pas. En outre, je répète qu’une hausse des températures de 1,5 degré vaut mieux qu’une hausse de 2 degrés, qu’une hausse de 2 degrés vaut mieux qu’une hausse de 3 degrés, etc. Il faut donc quand même faire des efforts.

Et, oui, il faut se préparer à une adaptation, mais je ne crois pas que ce soit contradictoire. Je ne vois pas où est la contradiction. Je cherche des mesures qui limitent le changement climatique et les émissions de CO2, et des mesures qui soient efficaces. Je veux que la transition énergétique en France ait vraiment pour objectif premier de diminuer nos émissions de CO2 et d’autres gaz à effet de serre. Ce devrait être notre ligne de conduite, et, pour chaque investissement, nous devrions regarder combien d’euros sont dépensés par tonne de CO2 évitée. De ce point de vue, le développement des panneaux photovoltaïques en France a un coût considérable. Il peut même être négatif, car le photovoltaïque peut conduire à une augmentation des émissions.

Je ne sais pas si j’ai complètement répondu à la question que vous aviez en tête.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Je vais la compléter. Si je parlais de contradiction, c’est que, tout en soulignant que le photovoltaïque ne peut couvrir les besoins des pics d’hiver, vous annonciez comme inévitables des pics d’été. Si le photovoltaïque est suffisamment efficace en été, cela justifierait qu’on le développe…

M. François-Marie Bréon. Aujourd’hui, nous avons un système de production électrique dimensionné pour l’hiver. Il en résulte une surcapacité pour l’été. Nous n’avons donc aucun mal à répondre à la demande.

Je regarde pratiquement tous les jours les niveaux de l’offre et de la demande d’électricité en Europe. Pendant la semaine de canicule, la consommation avait beau être à son maximum en raison du développement de la climatisation, nous parvenions encore à exporter près de dix gigawatts en Allemagne ! Nous étions donc très loin d’avoir besoin de production supplémentaire. Le système de production, dimensionné pour l’hiver, suffit largement à répondre aux besoins de l’été.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous disiez en préambule qu’il était important de ne pas se tromper de méthode, mais, en résumé, votre propre méthode consisterait à consacrer tout l’argent investi dans le développement des énergies renouvelables électriques à la réduction des émissions de carbone.

M. François-Marie Bréon. Mon objectif premier est effectivement de diminuer les émissions de CO2 en France, dont les principales sources sont, en France, actuellement, le transport et le résidentiel.

Je peux donner l’impression que tout ce que je veux c’est plus de centrales nucléaires en France et tout faire avec la technologie, mais ce n’est pas cela. Je suis bien persuadé qu’il va falloir adapter nos comportements. Il faut donc viser la sobriété, réduire certains usages, faire moins de kilomètres, peut-être avoir des maisons moins grandes, mieux isoler – ce pour quoi on a effectivement besoin de la technologie. Pour le reste, il faut développer les pompes à chaleur pour le chauffage des habitations, ce qui va demander de l’électricité supplémentaire, il faut développer les transports en commun, développer les voitures électriques. Cela aussi demandera de l’électricité supplémentaire. Cela dit, il faut aussi un changement des comportements, il faut aussi aller vers une certaine sobriété. Je ne veux pas que l’on retienne que François-Marie Bréon pense que nous n’allons pas changer nos habitudes et que le nucléaire résoudra tout. Ce n’est pas du tout mon propos.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Je l’entends bien. C’est d’ailleurs ce que j’avais compris lorsque vous évoquiez l’augmentation de la production d’électricité : non pour consacrer plus d’électricité aux usages actuels mais en vue de plus de sobriété dans les usages, d’une décarbonation des secteurs existants et d’un transfert des secteurs carbonés vers une électrification.

M. François-Marie Bréon. C’est exactement cela.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Nous nous sommes bien compris.

Puisque vous parliez de technologie, êtes-vous au fait de ce qui concerne la captation du carbone présent dans l’atmosphère ? Pour l’instant, ces technologies ne sont pas complètement abouties, mais des start-ups développent des outils qui récupèrent le CO2 présent dans l’atmosphère pour le transformer en d’autres produits, par exemple des carburants.

M. François-Marie Bréon. C’est effectivement quelque chose que je connais bien. Des membres du laboratoire dont je suis directeur-adjoint travaillent sur ces questions, je suis donc bien obligé de m’y intéresser, même si je n’y travaille pas directement moi-même.

Pomper directement le carbone de l’air, ce n’est pas du tout efficace, cela demande énormément d’énergie ; je n’y crois pas tellement.

En revanche, la végétation est extrêmement efficace pour pomper le carbone de l’air – la végétation avec le soleil, en fait. Les solutions de décarbonation passent, pour moi, par une exploitation, évidemment raisonnée, de la végétation. Ce qui est envisagé et qui me paraît assez crédible, c’est d’exploiter la forêt. Le carbone stocké par la forêt peut être laissé sur place, ce qui n’est déjà pas mal, ou bien on en fait du bois d’œuvre. On peut imaginer que les bâtiments pourraient comporter plus de bois qu’aujourd’hui. Le bois, ce n’est jamais que du carbone stocké. Si nous arrivons à le stocker sur le long terme, c’est une bonne chose.

Des solutions qui vont plus loin technologiquement sont aussi envisagées, comme le fait de brûler ce bois dans des centrales qui produisent de l’électricité et de récupérer le dioxyde de carbone produit par la combustion pour l’injecter dans le sous-sol. Des expériences pilotes sont déjà menées. Un certain nombre de personnes jugent que le potentiel est important. D’ailleurs, le stockage du carbone dans le sous-sol figure largement dans les scénarios du GIEC dans lesquels le climat est stabilisé. C’est techniquement possible, il n’y a pas de doute. Les sites favorables existent, mais il n’y en a pas partout, et cela requiert tout de même des investissements importants. Tout cela ne pourra donc se développer que si le carbone a un prix assez élevé, mais cela paraît faisable.

Ensuite, la question de l’acceptabilité sociale pourra être posée. Les gens seront-ils d’accord pour avoir du dioxyde de carbone sous pression sous leurs pieds ? Je suis certain qu’il y aura des oppositions ; on peut bien sûr y faire face. À titre personnel, je serais beaucoup plus à l’aise si des déchets nucléaires solides sont enfouis dans une couche d’argile à 500 mètres de profondeur que si du dioxyde de carbone se trouve sous pression au même endroit. Je crains bien plus un relargage de dioxyde de carbone qui tuera tout le monde – plus lourd que l’air, le dioxyde de carbone reste en surface et tout le monde suffoquera – que des déchets nucléaires, sous forme solide, dont la remontée prendra bien longtemps.

Pour ma part, j’aurais plus protesté contre la présence de CO2 sous pression dans mon sous-sol que contre des déchets nucléaires – je fais un peu de provocation.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert. J’ai bien compris…

Vous dites que la captation du CO2 dans l’air n’est pas du tout efficace. Depuis combien de temps la question est-elle étudiée dans votre laboratoire ? Et les personnes qui l’étudient effectivement partagent-elles votre point de vue, ou est-ce votre intuition, à vous qui ne participez pas à ces recherches ?

M. François-Marie Bréon. Mon laboratoire contribue précisément aux travaux sur la captation du carbone par la végétation, qui est relativement efficace.

Il y a des calculs théoriques. Le problème du dioxyde de carbone est qu’il est très peu concentré dans l’air. L’extraire de l’air demande donc de l’énergie. Je pense donc qu’il y a des limites théoriques à cette efficacité de l’extraction du carbone de l’air.

Extraire du carbone de l’air via la végétation, cela marche. Il n’est pas forcément nécessaire de développer autre chose. La question est simplement de savoir ce que l’on fait du carbone une fois récupéré.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Donc, vous n’êtes pas spécialiste de la captation du carbone dans l’air, vous consacrez plutôt vos travaux à la captation par le végétal, dont vous êtes convaincu de l’intérêt. Ceux qui font des recherches sur le stockage et la captation du carbone dans l’air tiendront peut-être un autre discours ?

M. François-Marie Bréon. Je ne suis pas spécialiste de la question, mais je pense qu’il existe des limites théoriques aux possibilités d’extraction du carbone de l’air, et cette technique requiert beaucoup d’énergie. Mais il serait préférable d’en avoir confirmation auprès d’un autre spécialiste.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous affirmez que dans une démocratie, il ne sera pas possible de tenir l’objectif de réduction des émissions d’un facteur quatre. Pensez-vous que la transition énergétique ne sera jamais socialement acceptable ?

M. François-Marie Bréon. Cette question devrait être posée à un sociologue, mais voyez ce qu’il se passe lorsque le prix de l’essence augmente de trois centimes. Les mesures nécessaires pour réduire nos émissions de gaz à effet de serre d’un facteur quatre seraient infiniment plus exigeantes.

Beaucoup dépendra du cadre dans lequel ces mesures seront prises, entre 1914 et 1918, plusieurs millions de personnes ont accepté du subir les conditions de vie abominables des tranchées. Peut-être que ce qui m’apparaît impossible sera accepté par la population si celle-ci est dans le bon état d’esprit ? Mais cela me paraît peu crédible au vu des réactions à la proposition d’arrêter de prendre l’avion en France, d’augmenter le prix de l’essence de trois centimes ou de réduire un peu la natalité. Nous voyons que ces mesures nécessaires passent très mal. Je suis pessimiste à ce sujet, mais j’ai peut-être tort.

Mme Laure de La Raudière, présidente. Votre exemple me fait réagir : en temps de guerre, les populations sont placées sous le régime de la loi martiale, et l’on ne demande pas au peuple ce qu’il veut.

M. François-Marie Bréon. Vous avez raison !

Mme Laure de La Raudière, présidente. Avez-vous modélisé l’impact de la nouvelle programmation pluriannuelle de l’énergie sur les émissions de carbone ? La loi a reporté à 2035 la réduction à 50 % de la part de l’énergie nucléaire dans le bouquet électrique, et le Gouvernement va adopter la programmation pluriannuelle de l’énergie dans la foulée. Les conséquences de la forte augmentation de production d’électricité photovoltaïque et éolienne, offshore et terrestre, sur les émissions de CO2 doivent pouvoir se modéliser.

M. François-Marie Bréon. J’ai déposé un sujet de thèse à ce sujet, il a été retenu et sera financé par le CEA. Le travail commencera le 1er octobre et je n’en ai évidemment pas les résultats.

Il revient également à RTE d’effectuer ce travail. L’année dernière, cet opérateur a esquissé un certain nombre de scénarios selon lesquels augmenter la part des énergies renouvelables en France entraînerait des émissions de CO2 supplémentaires au cours des vingt prochaines années.

Mais les résultats de ces études dépendent de certains facteurs que nous ne contrôlons pas, en particulier les mesures décidées par les pays voisins. Si l’Allemagne continue de largement recourir aux centrales à charbon, il sera possible d’envisager un fort développement des énergies renouvelables en France : lorsque nous serons en surproduction, nous pourrons vendre l’excédent à l’Allemagne, et lorsque notre production sera déficitaire par rapport à nos besoins, nous pourrons lui acheter l’électricité qui nous manque. En revanche, si l’Allemagne fait les mêmes choix que nous en diminuant fortement ses moyens pilotables de production électrique et se repose sur des moyens variables fortement corrélés à ceux de la France, car il fait nuit en même temps en Allemagne et en France, et le vent y souffle généralement dans les mêmes proportions, il ne sera pas possible d’utiliser ces interconnexions. La modélisation du système est donc compliquée en ce qu’elle dépend aussi de ce que vont faire les autres pays.

M. Vincent Descoeur. Pourriez-vous apporter des précisions sur l’autoconsommation ?

M. François-Marie Bréon. J’ai élaboré le graphique suivant à partir des données de RTE, afin de faire apparaître les besoins qui n’étaient pas pourvus par le nucléaire et l’électricité.

L’axe des abscisses présente la consommation, amputée de la production d’origine nucléaire et hydraulique. Il fait apparaître les manques dans la production d’électricité.

L’axe des ordonnées fait figurer la production photovoltaïque.

L’autoconsommation entraînera une énorme production d’électricité pendant l’été, en particulier autour de midi, au moment où personne n’en a besoin. Elle sera déversée sur le réseau. À l’inverse, en hiver et la nuit, les autoconsommateurs vont faire appel au réseau.

Les autoconsommateurs ne consomment donc pas leur électricité, ils fournissent de l’électricité quand il n’y a pas de besoins, et demandent la même électricité que d’habitude lorsque le réseau est en pénurie.

Nous sommes donc en train de financer le développement de panneaux photovoltaïques sur les habitations sans qu’ils n’aient aucun impact positif sur le système. Au contraire, nous déstabilisons le système en accentuant la différence entre notre potentiel de production et la consommation.

M. Vincent Descoeur. Donc les autoconsommateurs consomment lorsque nous aurions besoin qu’ils alimentent le réseau ?

M. François-Marie Bréon. Ils produisent en même temps que tout le monde, lorsqu’il y a déjà trop d’électricité, mais pas pendant la pointe de l’hiver.

Le problème du système électrique en France se pose les jours froids, en hiver, à 19 heures. C’est dans ces moments que le système est sous contrainte et que nous sommes obligés de démarrer des centrales fossiles. Dans ces moments, les autoconsommateurs ne vont rien produire et solliciter le système de la même manière que les autres. Donc l’autoconsommation n’apporte rien au système, elle ne résout pas le problème des pointes de consommation en hiver. En finançant le photovoltaïque, nous détruisons la stabilité du système électrique.

Mme Laure de La Raudière, présidente. Avez-vous le même jugement concernant l’autoconsommation de petite hydroélectricité ?

M. François-Marie Bréon. Pas du tout, car la petite hydroélectricité n’est pas négativement corrélée aux besoins, elle ne pose pas de problème.

M. Vincent Descoeur. Tout est en fait une question de stockage : tant que nous ne saurons pas comment stocker, nous ne résoudrons pas ce problème.

M. François-Marie Bréon. Je répète que si l’on invente un mode de stockage efficace à un coût raisonnable, je changerai d’avis.

M. Vincent Thiébaut. Il existe plusieurs possibilités de stockage, notamment en utilisant l’hydrogène, dont il est souvent question actuellement. Nous ne sommes pas loin d’aboutir à des solutions, notamment en produisant de l’hydrogène par électrolyse lors des périodes de surproduction, pour l’utiliser ensuite pour produire de l’électricité lors des moments de besoin. Cela vous semble-t-il un doux rêve ?

M. François-Marie Bréon. J’ai évoqué les travaux menés sur cette question avant que vous n’arriviez. Il existe une limite théorique à l’efficacité de cette solution : le rapport entre l’électricité injectée dans le système et celle qui est récupérée à la sortie sera de trois ou quatre. Et les infrastructures nécessaires sont considérables, il faut en évaluer le coût.

Aujourd’hui, l’Allemagne connaît déjà un sérieux problème d’intermittence : les prix de l’électricité sont négatifs à certaines périodes. Si ces systèmes étaient viables, ils seraient mis en œuvre en Allemagne pour produire de l’hydrogène quand les prix sont négatifs et revendre de l’électricité quand le prix est au maximum. Or ce système n’est pas mis en place en Allemagne, il ne doit donc pas être rentable, malgré les épisodes de prix négatifs.

Mme Laure de La Raudière, présidente. Il nous a souvent été dit lors des auditions que les énergies intermittentes ne posaient pas de problèmes grâce au foisonnement, et qu’il s’agissait d’énergies propres. Vos propos vont à contre-courant de ceux que l’on entend souvent, et des choix du Gouvernement concernant le bouquet énergétique.

Pourquoi n’y a-t-il pas plus de partage de ces informations, et pourquoi votre thèse n’est-elle pas plus souvent reprise ?

M. François-Marie Bréon. Nous n’avons pas les mêmes réseaux ! Au sein des miens, cette thèse est souvent reprise, mais il est vrai qu’elle est beaucoup moins présente dans les médias et qu’elle n’est pas entendue pour les choix politiques. C’est au point que l’Ademe, dont c’est la mission, prétend qu’un bouquet énergétique à 90 % ou 100 % d’énergies renouvelables est possible. Je vais donc à contre-courant des services de l’État qui sont supposés spécialistes de cette question.

Les études de l’Ademe sont fondées sur des hypothèses qui me paraissent extrêmement dangereuses. En particulier, elle estime que le stockage sera possible, que la population acceptera de réduire sa consommation les jours où la consommation ne sera pas assez importante. L’Ademe suppose que si un jour de grand froid, la production n’est pas suffisante, nous pourrons importer 20 % de notre consommation de l’Allemagne, ce qui me semble totalement déraisonnable. Cela suppose que l’Allemagne aura conservé ses centrales au charbon, je n’y suis pas favorable et cela ne me paraît pas crédible.

Pourquoi les thèses que je défends ne sont pas suffisamment partagées ? Sans doute qu’il n’y a pas assez d’ingénieurs travaillant sur ces sujets, ou que la pression du monde médiatique est trop importante. Les mensonges d’un certain nombre d’organisations me paraissent trop graves. Je ne suis pas seul à tenir ces propos, mais je suis conscient de ne pas être majoritaire.

(M. Julien Aubert prend la place de Mme Laure de La Raudière à la présidence de la commission.)

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Quels sont ces mensonges ?

M. François-Marie Bréon. Je pense à Greenpeace, dont la communication contre le nucléaire me paraît scandaleuse. Elle explique qu’il n’y a pas de solution pour les déchets, alors qu’elles existent. Elle prétend que l’accident de Tchernobyl a causé 800 000 morts, alors que l’OMS rapporte qu’il y a eu 4 000 victimes. Le nombre total de victimes de l’accident de Tchernobyl est moindre que celles de la pollution des centrales au charbon chaque année en Allemagne.

Greenpeace affirme que l’accident de Tchernobyl a causé 800 000 morts, qu’il a causé des malformations partout dans les alentours, ce qui ne correspond pas aux études scientifiques. On nous prétend que les solutions de stockage de l’électricité existent, et qu’elles ne sont pas chères. On nous explique que l’électricité renouvelable est moins chère que toutes les autres : pourquoi faut-il encore la subventionner en ce cas ?

M. Vincent Thiébaut. Il est beaucoup question d’énergie électrique, or le gaz bio fait partie des énergies renouvelables. Pourrait-il apporter un élément de solution, notamment par la territorialisation des énergies ?

S’agissant du prix du nucléaire, nous avons entendu beaucoup d’avis différents. Il a été dit que nous subventionnions aujourd’hui les énergies renouvelables parce que nous ne payons pas le vrai prix de l’électricité nucléaire. Je n’ai pas de dogme à ce sujet, et j’aimerais connaître votre point de vue.

M. François-Marie Bréon. Je ne suis pas économiste, et je ne sais pas faire des calculs de cet ordre. De manière générale, je cherche à qui je peux faire confiance dans les différents domaines. Je vous ai parlé des victimes de Tchernobyl, je n’ai pas été compter les morts sur place, j’ai décidé à qui je pouvais donner ma confiance, et en l’occurrence j’ai donné ma confiance à l’OMS.

S’agissant du coût du nucléaire, je ne vais pas forcément donner ma confiance à EDF, mais certainement à la Cour des comptes. Le rapport de la Cour des comptes a pris en compte le coût du démantèlement, le coût des déchets, et le chiffre auquel il aboutit est le mien.

M. Vincent Thiébaut. Et quel est-il ?

M. François-Marie Bréon. Il se situe aux abords de 55 euros du MWh pour le nucléaire construit, je ne parle pas de l’EPR.

M. Vincent Thiébaut. Il est donc proche des prix de certaines centrales photovoltaïques, voire au-dessus.

M. François-Marie Bréon. Il est nettement supérieur, mais j’expliquais qu’il n’est pas possible de comparer le coût d’une énergie pilotable à celui d’une énergie fatale. Il faut comparer le coût de l’énergie nucléaire à celui du photovoltaïque et des batteries qui l’accompagnent.

M. Vincent Thiébaut. Je suis bien conscient que nous ne nous connaissons pas encore le coût du stockage, et que nous sommes loin de maîtriser la technologie.

Vous ne m’avez pas répondu sur le biogaz.

M. François-Marie Bréon. Les énergies thermiques renouvelables me semblent très intéressantes, parce qu’elles sont stockables. Je suis très favorable aux pompes à chaleur, qui exploitent des énergies thermiques. Je suis également favorable au développement du solaire thermique pour produire de l’eau chaude dans un certain nombre de logements. À la différence de l’électricité, le solaire thermique est stockable.

Je ne suis pas spécialiste du biogaz, si je suis a priori favorable à l’exploitation des résidus d’exploitation agricole, le problème sera essentiellement la compétition pour l’utilisation des surfaces agricoles entre l’agriculture vivrière, le biocarburant et le biogaz.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Existe-t-il des climatologues favorables aux énergies renouvelables, ou est-ce absolument incompatible ?

M. François-Marie Bréon. J’ai réalisé un sondage au sein de mon laboratoire il y a quelques années, et les opinions étaient partagées à 50/50. Je ne peux donc absolument pas prétendre porter la parole de mon laboratoire, ce n’est pas du tout le cas.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Votre honnêteté intellectuelle vous permet-elle de nous conseiller un climatologue favorable aux énergies renouvelables qui serait également une référence sur le sujet ?

M. François-Marie Bréon. Le climatologue le plus connu en France est Jean Jouzel, que vous avez certainement vu à la télévision. Il est maintenant à la retraite, mais reste actif. C’est un très bon ami, mais nous ne sommes pas d’accord sur ces sujets.

Il m’a souvent dit que l’Allemagne était le modèle à suivre. Pour la petite histoire, il m’avait assuré il y a six ans que l’Allemagne pouvait sortir du nucléaire tout en respectant ses objectifs climatiques, et nous avions pris un pari sur le pourcentage de réduction des émissions de l’Allemagne en 2020. Je pense que je vais aller au restaurant gratuitement…

Plus généralement, mes collègues ne s’intéressent pas autant que moi à ces questions. Je ne connais pas de climatologues qui aient étudié ces problèmes d’aussi près. Leur opinion me semble moins informée que la mienne, mais vous pouvez auditionner Jean Jouzel, ou lui demander de vous recommander quelqu’un.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Je suppose qu’il y a des débats entre les climatologues favorables aux EnR et ceux favorables au nucléaire. Nous avons déjà entendu deux experts nous expliquer que la transition énergétique n’était pas possible sans l’énergie nucléaire, il serait intéressant d’écouter le contrepoint.

M. François-Marie Bréon. Dans le dernier rapport du GIEC, il était préconisé de développer les EnR et le nucléaire.

La question est celle de la complémentarité entre les EnR et le nucléaire. Selon moi, les deux ne sont pas complémentaires en France, mais elles le sont à l’échelle internationale. En France, je suis favorable au développement de l’énergie nucléaire et défavorable aux énergies renouvelables du fait de leur intermittence, mais cette critique ne s’applique pas à d’autres pays. Tous les pays de la bande tropicale n’ont pas le problème des variations saisonnières, raison principale de mon opposition au développement du photovoltaïque en France. De nombreux pays ont une saisonnalité favorable à l’énergie photovoltaïque, et il y a beaucoup de pays dans lesquels je ne souhaite pas voir se développer l’énergie nucléaire.

La complémentarité entre énergie nucléaire et énergies renouvelables existe donc à l’échelle internationale.

M. le président Julien Aubert. Vous considérez que dans le cas particulier de la France, le recours aux EnR n’est pas valide pour atteindre les objectifs du GIEC, tandis que dans d’autres pays, le photovoltaïque ou l’éolien auraient du sens ?

M. François-Marie Bréon. En effet. D’une part, notre système fonctionne bien, il ne faut pas le casser. D’autre part, du fait de l’intermittence des EnR, si nous remplacions l’électricité nucléaire par des EnR, nos émissions de CO2 augmenteraient.

Ce n’est pas le cas dans d’autres pays, dans certains, la production électrique est très carbonée et pourrait être avantageusement transformée. Et de nombreux pays tropicaux sont plus propices aux énergies renouvelables car ils ne connaissent pas l’intermittence liée à la saisonnalité.

M. le président Julien Aubert. Avec le réchauffement climatique, qui entraînera des hivers plus doux en France et des étés plus chauds, notre stratégie pourrait évoluer ? Le recours à l’énergie photovoltaïque aurait peut-être plus de sens dans vingt ans ?

M. François-Marie Bréon. J’ai effectivement parlé du climat de la Floride ou de la Californie, mais nous sommes encore loin de connaître de telles conditions en France, j’espère ne jamais le voir de mon vivant, donc au moins au cours des trente prochaines années !

M. le président Julien Aubert. D’un point de vue scientifique, ce scénario risque-t-il d’arriver, et à quelle date ?

M. François-Marie Bréon. Ce serait une véritable catastrophe. Le climat de la Terre n’aurait plus rien à voir avec celui que nous connaissons. Nous ne sommes pratiquement pas capables de simuler les conséquences d’une telle situation, toutes les régions côtières seraient envahies par les eaux, toute la bande tropicale deviendrait inhabitable. Il faut absolument éviter cela.

Nous pouvons peut-être vivre avec un climat plus chaud de 2 degrés, mais plus chaud de 6 degrés, ce serait fou. Je n’ai pas calculé quel réchauffement est nécessaire pour que le climat de la France se rapproche de celui de la Californie, mais ce sont les ordres de grandeur.

M. le président Julien Aubert. Merci de vos réponses.

Laudition sachève à dix-huit heures quarante-cinq.

*

*     *

21.   Audition, ouverte à la presse, de M. Patrice Geoffron, professeur d’économie à l’Université Paris-Dauphine (2 juillet 2019)

Laudition débute à dix-huit heures quarante-cinq.

M. le président Julien Aubert. Pour notre deuxième audition, nous recevons M. Patrice Geoffron, professeur de sciences économiques à l’Université de Paris-Dauphine, où il dirige le Centre de géopolitique de l’énergie et des matières premières.

Plus de 80 % du mix énergétique mondial est d’origine fossile. Ce constat confère toute son importance au terme de « géopolitique », qui permet de comprendre pourquoi la « transition énergétique » peut avoir une portée réelle très différente selon les pays.

Dans un pays comme le nôtre, elle est associée à la stagnation de la consommation d’électricité et à un discours sur la nécessité d’adopter des comportements vertueux, que certains pourraient qualifier de quasi-moralisants mais que, par souci d’objectivité, je qualifierai de prescriptifs.

Il s’agit au bout du compte de remettre en question des modes de vie. On pourrait presque utiliser les termes peut-être connotés de « révolution culturelle » si l’on oubliait que celle-ci ne fut pas, selon son initiateur lui-même, « un dîner de gala ». N’est-ce pas ce que les manifestants des ronds-points, à l’automne dernier, ont finalement ressenti ? La transition écologique n’est-elle pas en quelque sorte inégalitaire ? Dans le même temps, pour des pays comme la Chine ou l’Inde, il s’agit au contraire d’une dynamique de consommation énergétique, en particulier, électrique, dans laquelle les énergies fossiles ont encore toute leur place.

Des concepts plus simples mais aussi plus robustes comme l’indépendance énergétique, la croissance et le progrès économique et social ont suscité des choix d’investissement à long terme dont nous bénéficions encore. Quels investissements sont-ils caractéristiques de la transition énergétique en France et en Europe ? Comment passer d’un choix d’allocation de ressources rares à un autre ? Selon quels critères ? Quelle influence le système d’endettement et de rémunération de l’épargne que nous connaissons exerce-t-il sur ces choix de long terme ? De même, quelle influence exerce l’instabilité des prix des énergies sur ces choix d’investissement et sur la mobilisation des financements publics ? Enfin, vous qui vous intéressez au domaine international – l’une des marottes de Mme la rapporteure – que pouvez-vous nous dire de notre position par rapport à nos objectifs, aux moyens, à la stratégie, à la manière de concevoir cette transition énergétique ?

Je vous propose de faire un exposé liminaire d’une quinzaine de minutes, puis les membres de la commission d’enquête vous interrogeront à leur tour et, en premier lieu, notre rapporteure, Mme Marjolaine Meynier-Millefert. Enfin, je conclurai cette session.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre  1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je suis tout d’abord dans l’obligation de vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez, monsieur Geoffron, lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(M. Patrice Geoffron prête serment.)

Cette commission d’enquête ayant reçu votre serment, vous avez la parole.

M. Patrice Geoffron. Monsieur le président, madame la rapporteure, je vous remercie pour cette invitation car c’est un plaisir et un honneur de s’exprimer devant la représentation nationale, qui plus est sur ces questions et devant ces cartes géographiques qui nous entourent, très inspiratrices en la matière.

Monsieur le président, vous venez de définir un cahier des charges pour nos échanges qui pourrait nous conduire très loin dans la soirée. Disposant de quinze minutes, je vais tout d’abord m’efforcer de préciser ma vision de ce qu’est cette transition écologique, non sans vous avoir dit préalablement deux mots sur ce que nous faisons dans mon équipe de recherche à Paris-Dauphine, au Centre de géopolitique de l’énergie et des matières premières, créé en 1981 par André Giraud lequel, avant et après, a occupé des fonctions ministérielles. Pendant cet intermède, il a donc créé ce centre de recherche dans lequel nous ne nous préoccupions pas alors de transition écologique. André Giraud se souciait des tensions géopolitiques du début des années quatre-vingt, alors que les débats sur le changement climatique se limitaient à des cénacles très étroits de chercheurs. Aujourd’hui, cette dernière problématique a tout envahi.

Peut-être puis-je tout d’abord vous exposer ma perception « arithmétique », très simple mais qui résume bien les enjeux de ce qu’est la transition énergétique.

La France s’est montrée particulièrement performante en relevant toute une série de défis. Si l’on considère les émissions de CO2 de ce pays développé, dont la base industrielle est encore significative, les réussites sont tout à fait remarquables et nous pouvons être fiers de la forme de transition que nous avons déjà opérée.

Il se trouve que pendant quelques années, durant les années soixante, j’ai pu vivre dans les bassins houillers du Pas-de-Calais, environnement dont je garde quelques souvenirs. Ce type d’activité est totalement sorti du paysage minier, industriel, de notre pays, mais ce n’est pas forcément le cas de nos voisins. À partir de cet exemple, on pourrait donc considérer qu’ayant déjà réalisé, d’un certain point de vue, une transition énergétique, ce que nous avons devant nous procèderait d’une forme de réplique.

Problème : cette fois, le défi est global compte tenu de la dette de carbone contractée pendant deux siècles. Nous émettons aujourd’hui, à peu près, 35 milliards de tonnes de CO2 chaque année quand les émissions nettes, vers 1800, étaient à peu près égales à zéro. Entre-temps, le PIB mondial a été multiplié par cent.

Le modèle mondial de création de richesses est extrêmement carboné. On peut d’ailleurs observer, c’est frappant, que dans les grands derniers pays émergents, à Shanghai ou à New Dehli, la pollution, aujourd’hui, n’est pas très différente de celle de Londres au XIXe siècle, l’Angleterre ayant été historiquement le premier pays émergent.

Les lois de la physique étant terribles, il faut rembourser cette dette. Nous savons qu’avec environ 35 milliards de tonnes, une baisse de la température d’1,5 degré ou de 2 degrés, conformément à l’Accord de Paris, supposera que d’ici à 2050 nous passions à moins de 10 milliards de tonnes.

Il est intéressant d’observer que ce niveau de 10 milliards, ou un peu inférieur, était à peu près celui de 1950. Historiquement, si je puis dire, nous avons devant nous un grand défi : faire fondre globalement et sans attendre, en trois décennies, nos émissions de CO2. Nous reviendrions alors au niveau de 1950 sauf qu’entre-temps, la population mondiale aura été multiplié, disons, par 3,5, et que le PIB mondial – comme économiste, je me référerai régulièrement à ce type de dimension – aura quant à lui été multiplié par dix en un siècle.

Notre défi consiste à nous montrer sacrément efficaces, façon de se convaincre assez aisément qu’il diffère de celui que nous avons relevé, nous Français, à partir des années soixante-dix.

Ma deuxième observation, en raisonnant toujours en tant qu’économiste, c’est que cette rupture, en termes macroéconomiques, nous conduit vers un monde dont on connaît peu de choses. Il n’en reste pas moins que notre contrainte demeure de créer de la richesse économique et que je n’entrerai donc pas dans le débat sur la stagnation : je me rends assez régulièrement en Afrique et ce continent a besoin de se développer, le monde a besoin de croissance, comme nous en avons nous-mêmes besoin. La croissance doit être néanmoins très significativement transformée et nous n’avons pas encore expérimenté ce modèle à la taille mondiale.

Nous en connaissons certains ressorts, notamment, les énergies renouvelables, qui vous intéressent au sein de cette commission mais, aussi, le nucléaire, nous aurons peut-être l’occasion d’y revenir. Ce changement de modèle nous entraîne économiquement dans un monde inconnu. Nous y trouverons, nouvel anglicisme, des strended assets, soit, des actifs économiques échoués, qui avaient une valeur dans l’ancien modèle où il s’agissait de créer de la richesse en émettant du CO2. Pour en créer en en émettant de moins en moins, un certain nombre d’actifs seront donc déclassés. Nous en avons une petite idée en France avec les quelques centrales à charbon qui devront sortir du réseau dès lors que l’EPR fonctionnera, ce qui finira bien par arriver.

Les Allemands, à ce que l’on peut percevoir, s’engagent dans un grand débat qui pourrait les amener à déclasser massivement leurs centrales, non parce qu’elles seront frappées par une obsolescence technique ou économique, dépassées par des technologies plus adaptées, mais parce qu’elles seront frappées d’une forme d’obsolescence climatique ou carbonée.

Ces défis sont absolument sans équivalent historique. Les modélisations réalisées par l’IRENA, l’Agence internationale de l’énergie renouvelable, font état de 20 000 milliards de dollars d’actifs échoués. Le premier défi consiste à faire face à des chocs économiques de transition lors de l’entrée dans ce nouveau monde économique. Grosso modo, c’est le discours du GIEC, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat : passer d’un monde où la température augmenterait de 4 ou 5 degrés à la fin du siècle – après la semaine que nous venons de passer, voyez ce que pourraient être les difficultés quotidiennes ! – avec des risques physiques, à un monde où l’augmentation serait de 1,5 degré, ce que l’on ne peut que souhaiter et ce qui impliquera de découvrir la nature des risques de transition.

En France, nous avons un peu touché du doigt ces risques au cours des derniers mois après avoir appliqué de façon violente la taxe carbone – c’est plus facile de le dire après qu’avant mais, avec notre équipe, nous l’avons dit aussi un peu avant – sans que l’allocation des moyens levés ait été claire et en considérant qu’une taxe introduite en 2014, quand le prix du pétrole s’effondrait, serait acceptée. La suite a prouvé que non. Dès lors que le niveau de la taxe et le prix du pétrole ont augmenté, ce qui a bien fini par arriver et qui continuera à arriver de manière chaotique, l’acceptabilité de la taxe s’est effondrée. Il suffit de regarder les cartes qui sont autour de nous pour comprendre pourquoi dans un grand pays comme la France, qui n’est pas le plus peuplé d’Europe, il faut faire attention.

En effet, si l’on regarde la densité de la population de notre pays par rapport à celle de l’Italie ou de l’Allemagne, nous ne sommes pas loin d’un facteur 2 – j’arrondis – donc, évidemment, l’application des outils de la transition peut susciter des problèmes de réallocation et de strended assets, une fois encore : certains concitoyens ont investi dans du capital, notamment pour leur mobilité, lorsque ces contraintes n’étaient pas aussi prégnantes et ils devront s’adapter. C’est un exemple de ces risques, de ces coûts d’adaptation.

Si l’on regarde à nouveau les cartes qui nous entourent, on peut imaginer que si nous entrions dans un monde où les émissions de CO2 chuteraient dans le cadre d’une croissance économique, cela signifierait que dans un pays proche de nous comme l’Algérie – ou la Russie, qui est aussi très proche de nous pour d’autres raisons – nous assisterions à une érosion voire à un effondrement du modèle économique.

Les scénarios de long terme, notamment, ceux de l’Agence internationale de l’énergie, montrent qu’entre un monde dans lequel l’Accord de Paris est appliqué et un monde où il ne l’est pas, dans quelques décennies, le prix du baril variera d’à peu près 40 dollars en moyenne et le nombre de millions de barils quotidiens de 50 millions, cela dit avec les réserves qu’impliquent toutes ces modélisations.

Il me paraît très important de le dire au moment où nous entrons dans une phase de transition très différente de celle que l’on pouvait imaginer il y a une dizaine d’années lors du Grenelle de l’environnement. Les échéances semblaient encore lointaines et l’on pouvait considérer que nous avions le temps de la réflexion. Aujourd’hui, ce n’est malheureusement plus le cas. Il faudra donc que, collectivement, nous anticipions et nous nous adaptions aux phénomènes économiques induits par cette transition.

Pour ne pas tenir que des propos alarmistes, il se trouve que notre économie a bien des atouts, me semble-t-il, pour entrer dans cette transition. Le principal, à la différence de l’Allemagne, c’est que les choix conduisant à déclasser massivement des moyens de production carbonés sont derrière nous. Nous savons ce qu’il en a coûté de fermer les mines et de sortir le charbon du mix électrique français. Nous avons assumé ces coûts sur le très long terme. Je me souviens d’une conférence que l’on avait organisée avec Philippe de Ladoucette, dernier président de Charbonnages de France, au milieu des années 2000, ce qui n’est pas si lointain.

Le passé étant néanmoins du passé, la France, à la différence notamment des pays de l’est de l’Europe, a moins d’efforts à consentir pour entrer dans cette transition, dès lors que l’on considère que cela revient à tourner la page et à assumer les coûts économiques d’un capital qui n’est plus adapté.

Prenons un ou deux éléments d’appréciation.

Bon an, mal an, les importations de pétrole et de gaz, en France, représentent environ 50 milliards d’euros, soit deux points de PIB. Cela varie bien sûr, de 30 à 70 milliards, 50 milliards étant un niveau moyen acceptable. Par ailleurs, les travaux de vos collègues sénateurs sur les coûts des problèmes liés à la qualité de l’air en France montrent que, selon les évaluations, ces derniers s’élèvent entre 50 et 100 milliards. Tout ne nous est pas imputable, évidemment : au gré des vents, la pollution peut par exemple franchir le Rhin ; une partie des pollutions que nous subissons est donc importée. Dans une approche, disons, minorante, on peut considérer qu’entre nos importations de pétrole et de gaz et le coût de la mauvaise qualité de l’air pour la collectivité, nous disposons d’une manne de 100 milliards à réallouer au fil de la transition – il est entendu que la France n’est pas le pire pays du monde ni, évidemment, le pire d’Europe en la matière. Les coûts associés n’ont rien à voir avec ceux qui seront en vigueur en Allemagne parce que, encore une fois, dès lors que l’on importe 99,9 % de son pétrole et que l’on ne produit plus de gaz, quand bien même notre sous-sol en contient, la substitution est actée.

Voilà pour ces quelques propos liminaires. J’avais des choses à vous dire sur la manière dont tout cela se joue en Europe mais nous aurons l’occasion d’y revenir.

M. le président Julien Aubert. La parole est à Mme la rapporteure.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Revenons tout de suite à la situation européenne, monsieur Geoffron.

M. Patrice Geoffron. Elle est à la fois merveilleuse et tragique.

En tant qu’Européens, nous pourrons nous enorgueillir à la fin des temps d’avoir été la première zone, au milieu des années 2000, avant même la COP de Copenhague et alors que la question climatique n’avait pas le caractère suraigu d’aujourd’hui, à avoir déployé une vision de long terme. On peut vraiment considérer que cet objectif est fondé sur les valeurs européennes. Une fois que l’on a dit cela, on a dit à peu près tout ce qu’il est possible de dire de positif, me semble-t-il, sur cette démarche.

En effet, ces objectifs ont été déployés à l’européenne, c’est-à-dire dans le cadre d’une addition assez peu coordonnée de 27 ou 28 politiques, on ne sait plus très bien. Je suis économiste et pas ingénieur mais j’ai du mal à imaginer ce qu’il est possible de faire à partir d’une transition aussi peu coordonnée – on a pu nourrir l’espoir, sur un plan industriel, que le leader mondial des éoliennes serait une entreprise d’un tout petit pays, le Danemark, mais dès lors que la Chine est entrée en scène, nous avons vu ce qu’il en était de la puissance des économies d’échelle. Je crains donc que nous ne nous retrouvions dans une situation où, dès que les marchés des technologies bas carbone et de la transition émergeront, notre puissance ne soit assez limitée.

Ce qui s’est passé dans le secteur photovoltaïque pourrait se reproduire dans le domaine des batteries, des véhicules électriques, et je crains donc que les Européens ne se retrouvent entre le marteau et l’enclume, le marteau, pour faire simple, étant la Chine, qui mène une politique industrielle et dont la verticalité du système politique et des décisions est peut-être un atout dans ces circonstances, les États-Unis, quant à eux, même en sortant de l’Accord de Paris, disposant de mécanismes de marché et d’entreprises dynamiques – je pense aux puissants GAFA. En outre, une partie de la valeur qui sera créée dans cette transition procèdera des données. Dans ce domaine, les grandes entreprises américaines ne sont pas moins légitimes que les entreprises françaises.

Cette affaire me semble assez complexe et, parfois, désespérante, à moins de considérer – je m’efforcerai de faire suivre toute remarque préoccupante d’une raison d’espérer – que la valeur soit moins dans les éoliennes et les panneaux photovoltaïques, dans la capacité à les déployer massivement, que dans la capacité à les intégrer, notamment dans des environnements urbains denses.

Un élément de comparaison : Atlanta et Barcelone – que je privilégie à une ville française – sont comparables car l’une et l’autre peuplées de 5 millions d’habitants. Pour des raisons historiques liées à la géographie espagnole, le système de transport de Barcelone s’étend sur 160 km2 et celui d’Atlanta sur 4 200. En conséquence, chaque Barcelonais émet moins d’une tonne de CO2 par an dans les transports alors qu’à Atlanta, c’est à peu près dix fois plus.

Ces transformations comportent certes bien des enjeux économiques. Les villes de demain devront plus réussir à gérer la complexité, comme on le fait plutôt historiquement dans les villes européennes, que songer à s’étendre dans l’espace. Je ne sais pas très bien si nous réussirons à mettre en œuvre l’Accord de Paris mais étant entendu que, depuis 2006, plus d’un humain sur deux vit dans des villes, que selon l’ONU, vers 2050, ce sera 70 % et qu’en Europe, c’est déjà le cas pour 80 % ou 85 % de la population, c’est bien dans le périmètre des villes que se jouera son succès ou son échec.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous êtes un spécialiste des smart grids, de la smart city mais vous vous êtes aussi, je crois, intéressé aux questions liées au stockage. Pourriez-vous nous dire un mot de l’intelligence dans la transition énergétique ? Nous n’avons pas beaucoup évoqué ce facteur dans nos travaux.

Par ailleurs, les informations dont nous disposons en matière de stockage sont assez limitées. On nous a dit, en général, qu’il était inexistant : « no future » dans le stockage ! Dès lors, pour les énergies renouvelables, cela n’a pas de sens.

M. Patrice Geoffron. Les opérateurs du secteur, notamment, les opérateurs de réseaux, nous disent que le système est intelligent. Nous n’avons pas attendu Linky pour que la France puisse disposer d’une électricité dont les prix sont acceptables. Les transformations du système, en particulier l’urgence de gagner en efficacité – gardons à l’esprit les 35 milliards de tonnes de CO2 et la nécessité de descendre sous les 10 milliards – font que nous ne pourrons pas à l’avenir piloter les systèmes énergétiques, notamment électriques, ni gagner en optimisation si l’on ne met pas en place, schématiquement, une convergence entre les technologies de l’énergie et celles de l’information.

Cela ne signifie pas que nous devions être totalement béats : encore une fois, dans un pays comme la France, à l’heure actuelle, le système est d’une grande robustesse. Dans nombre de domaines, il fonctionne d’une manière qui ne diffère pas fondamentalement de ce qu’il était il y a une dizaine d’années.

Dans ce domaine, l’enjeu dépasse largement l’horizon de la France. J’appartiens à l’association Think Smartgrids qui regroupe Enedis, RTE, les équipementiers, les PME et start-up de ce domaine. Nombre de pays, notamment charbonniers, ont encore plus intérêt que nous à gagner en optimisation. L’effacement en Inde, en Chine, en Allemagne ou en Pologne conduit à éviter le recours à des centrales thermiques. L’espace économique est plus important qu’en France.

Nous percevons l’idée d’optimisation qui est sous-jacente aux smartgrids et a fortiori aux smarts cities. C’est ainsi que Nice met des capteurs sur son boulevard connecté et essaie de voir comment réduire le flux de collecte de déchets. Une smart city n’est pas forcément un environnement dans lequel on va se transporter par drone, c’est un environnement dans lequel on aura cherché à optimiser en fonction des contraintes. Dans la carte d’Europe des villes particulièrement dynamiques, on trouve Barcelone qui a eu à se confronter très tôt à des problématiques de pénurie d’eau et qui profite d’un fort ensoleillement. On trouve aussi Amsterdam qui fait face à d’autres difficultés, notamment d’optimisation des flux de transport et de gestion du dernier kilomètre. Ces contraintes sont pilotées d’une manière plus efficace dès lors que l’on opère la coordination entre des technologies énergétiques et des technologies numériques.

Le taux d’équipement des ménages offre un effet de levier ; il met les ménages dans la boucle et permet d’avoir des modèles innovants et même parfois surprenants autour de ces écosystèmes. Dans le cas Amsterdam, au lieu d’élaborer une forme de planification sur la manière dont cette convergence pouvait s’organiser, ils ont créé une plateforme où se retrouvent des ONG, des citoyens, des centres de recherche, des entreprises et des autorités publiques, afin d’élaborer des appels à projets innovants.

En ce qui concerne le stockage, mon constat sera un peu plus nuancé que celui que vous avez rapporté, très fidèlement, j’imagine, madame la rapporteure. Mon équipe travaille de plus en plus sur la technologie dite du vehicule to grid. Il s’agit moins de chercher à implanter dans le système, et éventuellement de manière stationnaire, des batteries que l’on rendrait économiquement efficace, que de réfléchir sur le type de services à apporter au système des véhicules électriques dès lors que l’on en aura quelques centaines de milliers.

Quel espace économique apparaît à ce moment-là ? Comment est partagée la valeur économique ainsi créée ? Des modélisations existent en Allemagne où le contexte est plus favorable à cause du charbon et du déploiement très massif des énergies renouvelables. On va donc y trouver un espace économique plus favorable à la valorisation du stockage.

Pour ma part, j’ai la conviction que nous ne devons pas jeter les batteries avec l’eau du bain. Nous pourrions les voir se déployer par le biais de la connexion et la recharge intelligente des véhicules au réseau, ce qui produirait un bénéfice bilatéral : contribution des batteries des véhicules électriques au service système ; équilibre local dans le cadre d’un système vehicule to home dans lequel le véhicule est connecté à la maison. Certes, nous nous situons alors dans un environnement périurbain plutôt que parisien mais cela peut apporter des services dans l’espace du foyer et décharger le système d’une consommation à une maille locale.

Tout cela ouvre sur des problématiques d’une grande complexité. Le système électrique ne serait plus organisé de manière verticale, avec des moyens de production tels qu’en France qui dispose en particulier des centrales nucléaires. Dans ce système en devenir, on trouve des énergies renouvelables assez massivement connectées au réseau de distribution et non pas au réseau de transport, et aussi des véhicules électriques qui ont une forme d’ubiquité – ils peuvent consommer de l’électricité ou, au contraire, en déverser dans le réseau. En l’espace de deux décennies, le système aura changé de nature. Cela pourrait être un facteur puissant d’accélération du développement des véhicules électriques. Selon les chiffres qui circulent pour l’Allemagne, en rendant ce type de service, un ménage pourrait en retirer quelques centaines d’euros de bénéfices économiques par an.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. En France, l’effacement du pic de chauffage en hiver pourrait notamment passer par deux effets cumulés : pilotage de chauffages connectés et dotés d’un système d’inertie ; bâtiments capables de retenir l’énergie. Il s’agit de faire en sorte que l’énergie ne se dissipe pas en quelques minutes parce qu’il y a des trous dans le mur et qu’elle continue à irradier une fois l’appareil éteint. Le parc immobilier français étant essentiellement chauffé à l’électricité, il serait possible d’effacer progressivement les pics de chauffage en hiver si ces conditions étaient réunies. Êtes-vous d’accord avec ce diagnostic ? Si oui, à quel horizon serait-il possible d’atteindre ce résultat ?

M. Patrice Geoffron. Nous sommes très en amont d’une capacité massive d’effacement. Le compteur Linky, brique technologique essentielle dans ce contexte, est en cours de déploiement. M. le président m’avait convié à une autre commission où nous avions pu échanger sur Linky. Il ne s’est pas passé grand-chose depuis, notamment parce que les fournisseurs n’ont pas fait d’offres incitant les ménages à adopter des pratiques d’effacement. Dans la configuration actuelle, la situation ne devrait pas évoluer beaucoup dans les prochaines années.

En revanche, l’effacement industriel est déjà très développé. Est-il toujours vertueux pour l’environnement ? On peut en douter si l’effacement industriel consiste à passer du réseau à un groupe électrogène pour se fournir en électricité. Cela étant, le recours à un groupe électrogène permet de décharger le système lors de pics.

Pour écrêter la pointe, de manière structurelle et à long terme, il faut améliorer l’efficacité thermique dans le bâtiment – sujet sur lequel on peine à décoller. En tant que citoyen plus qu’en tant qu’expert très pointu sur ces questions que mon équipe regarde d’un peu loin, j’observe qu’il existe une forme de consensus en ce qui concerne les objectifs d’efficacité thermique dans le bâtiment. Il peut y avoir de grands débats sur les éoliennes – l’endroit où les installer et la pertinence de ce type d’investissements –, alors que le consensus national ne s’est pas fissuré sur l’efficacité thermique.

Ce thème aurait d’ailleurs pu être un élément de l’équation de la résolution de la crise des « gilets jaunes ». En amont de la violente montée de la taxe carbone qui avait été décidée, on aurait pu imaginer une forme de compensation liée à une accélération des efforts d’efficacité thermique et un fléchage de leur financement. C’est ce que j’ai compris des revendications d’un certain nombre de « gilets jaunes » aux prises avec des contraintes de mobilité. Ces contraintes auraient pu être perçues différemment si, en amont, nous avions été beaucoup plus avancés sur la diffusion des bénéfices de gains d’efficacité dans le bâtiment.

Au moment où la crise était à son plus fort, j’ai été invité aux Assises européennes de la transition énergétique à Dunkerque. J’y suis évidemment allé en TGV. Le pays était sous la neige et j’ai compris ce qui se passait dans les Hauts-de-France : les gens voyaient la transition énergétique sous forme de taxes et d’éoliennes, ce qui n’a pas dû beaucoup changer. Nombre de nos concitoyens ont du mal à percevoir l’intérêt individuel de cette transition. Or l’accélération des efforts d’amélioration de l’efficacité thermique dans le bâtiment est un objectif de politique publique récurrent et ciblé depuis une douzaine d’années.

Ces difficultés de décollage ont plusieurs causes. À l’université, s’il fallait diplômer trois fois plus d’étudiants en trois ou quatre ans, on se rendrait assez rapidement compte qu’on ne sait pas le faire. Je pense que nous nous sommes heurtés à une problématique de cet ordre dans le domaine de l’efficacité thermique dans le bâtiment. Une telle explication pouvait être pertinente en 2015 mais nous sommes en 2019. Du temps est passé. Cela ne répond pas totalement à votre question sur l’agilité qu’il faut déployer pour écrêter les super-pointes électriques. En la matière, nous avons moins besoin d’une efficacité que de bâtiments adaptés et d’un effort constant dans ce domaine.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Il me reste deux questions à vous poser avant que le président ne s’impatiente. (Sourires.)

La concurrence dans l’énergie permet-elle de développer des offres innovantes en matière de services, conduisant notamment à une logique d’efficacité énergétique, comme certains nous l’ont dit lors de nos auditions ?

L’économie collaborative – par l’autoconsommation, les collectifs citoyens et le financement participatif de projets, que nous voyons se développer – est-elle le modèle économique de la transition énergétique ? N’est-ce pas un moteur d’acceptabilité ?

M. Patrice Geoffron. S’agissant de la concurrence, le problème est le suivant : le principal concurrent des opérateurs de services du XXIe siècle est le service qui a été créé au XXe siècle. À la différence de beaucoup de nos voisins, la France est un pays où l’électricité est peu chère, même si quelques millions de ménages restent malheureusement en situation de précarité. Cela fait partie du contrat social : l’électricité est toujours là et elle est suffisamment peu chère pour que ce ne soit pas un problème au quotidien – cela n’a l’air de rien mais je peux vous dire que ce n’est pas le cas au Liban où je me rends régulièrement. Il est donc très compliqué de faire mieux, de déterminer des espaces de services à valeur ajoutée.

Cette caractéristique marque une grande différence avec l’évolution dans les télécommunications, mon domaine de prédilection en tant que chercheur dans les années 1990. À l’époque, les gens de France Télécom vendaient encore de la minute de voix avec des téléphones à fil. Quand on enlève le fil et que l’on propose des services à valeur ajoutée, on rencontre une adhésion massive. Les évolutions de la téléphonie mobile constatées au début des années 2000, ont surpassé de très loin les scénarios les plus optimistes élaborés une dizaine d’années auparavant.

C’est très compliqué de recréer ce type de services à valeur ajoutée dans le domaine de l’énergie, compte tenu de la qualité du système actuel en France. Cela ne nous interdit naturellement pas de penser que les choses vont évoluer avec le développement des véhicules électriques et la convergence avec le numérique qui permettront à des opérateurs de services de faire des propositions. L’électricité ne résume pas le système énergétique mais elle est la partie la plus compliquée à transformer, notamment pour un pays comme la France. Pour le moment, je ne suis pas ébloui par l’observation de ces espaces à valeur ajoutée.

L’une des difficultés est d’ordre cognitif : nos concitoyens ne connaissent pas les prix de l’énergie, le prix du kilowattheure, et ils ne sont pas soumis à des mécanismes d’incitation dans ce domaine. Les tarifs sont à peu près plats. Il est compliqué d’entrer dans un espace dans lequel on va avoir des propositions de valeurs éventuellement fondées sur des mécanismes de prix différents.

Ma réponse à votre question sur l’économie collaborative sera : oui mais. Oui car l’effondrement des émissions de CO2 ne pourra pas se faire uniquement avec des ingénieurs et des technologies efficaces, et un déploiement tel que dans le cycle précédent. Avoir des formes d’implication, de coopération et de gains d’efficience à une maille locale d’économie circulaire, c’est l’un des termes de la loi et cela me paraît relever d’une bonne intention.

Mais il ne faut pas que cette bonne intention nous fasse perdre la vision systémique. Il faudra trouver le bon réglage pour l’autoconsommation d’électricité – bon courage pour le trouver ! D’un côté, il faut des incitations pour ne pas brider l’impulsion des ménages qui sont prêts à investir dans des moyens de production d’électricité. D’un autre côté, selon l’un des scénarios de RTE, il pourrait y avoir 4 millions de ménages qui auto-consomment au milieu des années 2030. Toutes choses égales par ailleurs, c’est-à-dire sans modification des règles et des taxes, ces 4 millions de ménages – probablement plus aisés que la moyenne – bénéficieraient d’un transfert de 500 millions d’euros du reste de la population. Quand on vise l’équité, cette perspective est préoccupante. Des coopérations et des collaborations émergent mais nous devons garder la vision systémique qui fait que la France possède un système assez remarquable.

M. Vincent Thiébaut. En tant qu’économiste, quel est votre avis sur la programmation pluriannuelle de l’énergie – PPE – et les projections faites en termes d’emplois dans les territoires ?

Comme vous l’avez rappelé, le coût de l’énergie est assez faible en France. N’est-ce pas notre plus grand handicap ? La tarification réglementée n’est-elle pas notre plus gros frein à une transition énergétique ?

M. Patrice Geoffron. J’ai fait partie du groupe de travail de l’Institut Montaigne qui vient de publier une analyse de la PPE, dont je partage la plupart des conclusions. Globalement, je demande à être convaincu. Depuis le milieu des années 2000, j’observe un décalage systématique entre la hauteur des ambitions et les conditions de leur mise en œuvre. Au début des années 2010, on peut l’expliquer par la crise économique. En 2015, on peut l’expliquer par la sortie difficile de la crise. En 2019, soumis à la pression qui s’exerce sur nous, je demande à être convaincu.

Le Haut conseil pour le climat vient de rendre un rapport qui me semble assez lucide. Désormais, il faut faire la démonstration de la preuve de l’efficacité, sinon de toutes les technologies concernées, au moins de celle qui fait l’objet d’un consensus : l’efficacité thermique dans le bâtiment. Pour ma part, je demande à voir et j’observe que notre pays est impécunieux – ce n’est pas une grande découverte. Selon le think tank de la Caisse des dépôts, I4CE, il nous manque entre 20 et 30 milliards d’euros, un petit point de PIB, pour avoir des financements qui soient bien adaptés aux objectifs que nous nous fixons.

Je partage l’analyse de l’Institut Montaigne et du Haut Conseil pour le climat, en étant plus interrogateur que sceptique. Mon état d’esprit est conforté par quelques données de l’Agence européenne pour l’environnement qui produit un rapport annuel dont la lecture est tout à fait enrichissante. Selon les auteurs de ce rapport, la France est le pays européen qui a produit le plus de règles environnementales, à égalité avec la Belgique. La forte production belge est peut-être liée au caractère fédéral de ce pays. Nous avons un volume de règle qui est deux fois supérieur aux autres. Je n’incrimine évidemment pas le Parlement, surtout pas dans cette enceinte. (Sourires.)

M. le président Julien Aubert. À défaut de diviser par deux les émissions de gaz à effet de serre, nous avons multiplié par deux le volume de normes !

M. Patrice Geoffron. En tout cas, nous avons beaucoup de normes. Il faut s’interroger sur notre aptitude à normaliser. Nous sommes bien configurés pour créer des normes mais pas toujours pour les appliquer. L’Agence européenne pour l’environnement fait aussi observer que la France n’est pas le pays qui évalue le plus, ex ante ou ex post, les conditions d’application de ces normes.

La question de la valeur est très délicate. Depuis des générations, nous avons ce merveilleux tarif d’électricité qui n’évolue que par palier, chaque évolution étant perçue comme une violation du contrat social. Cette situation soulève deux difficultés.

La première difficulté est d’ordre cognitif. Nous allons vers des offres plus diverses, plus complexes. Il faut s’assurer de la capacité de nos concitoyens à adopter ces offres, à les comprendre et à en tirer les bénéfices. Dans le monde des technologies de l’information, nous sommes entrés assez rapidement dans un maquis d’offres. L’Autorité de la concurrence a dû se saisir de ces questions et des médiateurs sont intervenus. Il ne faudrait pas que nous soyons confrontés à la même difficulté dans le domaine de l’énergie, notamment parce que les enjeux sont encore plus aigus que dans celui des télécommunications.

La deuxième difficulté tient au fait que nous devons avoir le souci d’un phasage dans les priorités. Nous aurons plus de latitude pour libérer la formation du prix de l’électricité si nous considérons collectivement que c’est un levier et si des efforts préalables de gains d’efficacité dans le bâtiment ont été accomplis. Nous aurons un problème collectif si ces offres se diffusent alors que des passoires thermiques subsistent encore dans une partie significative du parc immobilier. Nous devons être vigilants sur ce point. Les « gilets jaunes » ont émergé notamment à cause de la taxe carbone, il ne faudrait pas que les prix de l’électricité provoquent le même type de réaction.

M. le président Julien Aubert. Vous demandez à être convaincus par la PPE car vous observez que les moyens ne sont pas en accord avec les objectifs. Faut-il réduire les objectifs ou augmenter les moyens ?

M. Patrice Geoffron. Ma réponse va être brève et je vais renvoyer à une conviction : la problématique est celle de la priorisation de nos engagements. À cet égard, l’efficacité dans le bâtiment est la solution de moindre regret. S’il faut faire des choix et hiérarchiser, les efforts dans ce domaine doivent être prioritaires.

Mes convictions sur les énergies renouvelables sont moins ancrées. Notre électricité étant très décarbonée, nos investissements dans les énergies renouvelables nous conduisent à substituer du décarboné à du décarboné. Cependant, nous ne pouvons être absents des énergies renouvelables si ce sont les technologies bas carbone qui offrent de nombreux marchés à l’avenir. Il faut trouver le point d’équilibre.

M. le président Julien Aubert. Malgré notre retard, pensez-vous qu’il soit possible de développer une industrie dans certains domaines des énergies renouvelables ? Si oui, lesquels ?

M. Patrice Geoffron. Si je dois apporter une observation qui se différencie un peu de celle des autres experts que vous avez auditionnés, je dirais que je suis convaincu que cette transition, dont les éoliennes sont l’image emblématique, est également une manière de sortir proprement du passé. Il s’agit de développer des marchés selon une logique d’économie circulaire – par exemple, de créer des opérateurs pertinents pour prendre des options sur des centrales à charbon allemandes, concourir à leur démantèlement et récupérer les métaux qui ont de la valeur.

Je crois aussi à la nécessité de disposer de nombreux moteurs électriques, dont nous aurons évidemment besoin pour les véhicules électriques ou les éoliennes.

M. le président Julien Aubert. S’agissant des énergies renouvelables, où une énergie décarbonée en remplace une autre, vous disiez que la France ne pouvait pas rester absente des offres commerciales qui se développeraient demain dans ces secteurs. Elle pourrait pourtant très bien se positionner sur le démantèlement des centrales à charbon allemandes, sans développer l’éolien. Ce n’est pas forcément le même sujet.

Pensez-vous que la France ait actuellement la capacité à se positionner sur certains marchés des énergies renouvelables intermittentes ?

M. Patrice Geoffron. Répondre à cette question supposerait d’étudier précisément la chaîne de valeur. Il me semble cependant que nous avons d’ores et déjà pris un retard assez significatif dans ce domaine.

Dans une concurrence internationale où l’on ignore comment se répartira la valeur ajoutée, j’ai par ailleurs du mal à concevoir, que la problématique soit de déterminer si la France a la capacité d’avoir, en propre, une industrie puissante en matière d’éoliennes. De ce point de vue, le fait que l’Union européenne n’ait pas encouragé de coopérations par ses mécanismes me semble poser problème. En tant qu’économiste, je le répète, j’ai du mal à penser que la question se joue à l’échelle française – la carte qui orne ce mur le montre suffisamment.

En disant cela, on bute sur une impasse en Europe. Je ne suis pas très convaincu de notre capacité à construire un Airbus des batteries, des éoliennes ou de quoi que ce soit. Ma crainte est que des mécanismes de coopération nous manquent fondamentalement.

Je m’étais donné pour objectif de toujours terminer mon propos par un point positif qu’en l’occurrence, j’ai un peu de peine à trouver.

M. le président Julien Aubert. Citant I4CE, vous avez dit qu’il manquait 25 à 30 milliards d’euros pour l’efficacité énergétique…

M. Patrice Geoffron. C’était plutôt pour financer la transition.

M. le président Julien Aubert. D’accord, il ne s’agit donc pas seulement de l’efficacité énergétique.

Vous avez aussi dit qu’il était difficile de concurrencer le marché de l’électricité car l’industrie du XXe siècle offrait une très bonne qualité de services. Autrement dit, le nucléaire historique, qui offre actuellement une électricité peu chère avec un service permanent, est difficile à concurrencer physiquement avec des EnR électriques. Est-ce que cette reformulation travestit votre pensée ?

M. Patrice Geoffron. Oui, un peu. Ces différents moyens de production ne se concurrencent pas uniquement par leur coût brut. Évidemment, dans le cas de la France, le moyen de production déployé par le passé limite les espaces économiques pour d’autres moyens concurrents. Cela étant, nous sommes sur une plaque européenne où prévalent des mécanismes de marché, et nous pouvons trouver des espaces économiques dans ce contexte.

Globalement, on observe tout de même que ce qui a été mis en œuvre au XXe siècle aboutit à un système assez performant – j’ai passé une partie de la journée à l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA), j’ai donc plutôt de la sympathie et un intérêt pour la filière nucléaire. Mais si l’on s’en tient à des considérations de politique industrielle, la première difficulté est celle des garanties : reproduire le système dans les conditions dans lesquelles nous l’avons fait émerger dans les années 1970 n’offre pas pour l’heure les garanties permettant de réinvestir dans un cycle nucléaire.

La seconde difficulté procède du fait que les investissements de type nucléaire, sans cibler nécessairement un EPR dans les années 2030, 2040 ou 2050, se trouveront en concurrence avec les renouvelables, sur la base d’une industrie française ou non, et, vraisemblablement, très partiellement française. Il faudra que ces moyens de production de type nucléaire fassent la démonstration de leur capacité à soutenir cette concurrence.

Dans les décennies à venir, l’équation sera donc très différente de celle que nous avons pu observer dans la décennie qui s’achève.

M. le président Julien Aubert. Votre réponse est-elle conditionnée à la question du stockage ? Est-ce qu’indépendamment de celui-ci, vous maintenez vos constats sur la concurrence entre de nouveaux moyens nucléaires et les ENR, alors que le coût de la cellule photovoltaïque est descendu très bas ?

M. Patrice Geoffron. Cette remarque n’est qu’une observation de bon sens. Lorsque, dans les années 1970, la France a réalisé cet effort massif, les technologies permettant de produire de l’électricité décarbonée fonctionnaient en vertu d’un duopole entre hydro et nucléaire. Nous avons déployé assez massivement les deux énergies.

Au milieu de ce siècle, l’environnement, très darwinien, comprendra certaines technologies que nous pouvons entrevoir et d’autres, dont nous n’avons pas la moindre idée. Si nous devons aller vers un monde très efficace en termes énergétiques, où il n’y aura pas de stockage massif de type stationnaire, mais de nombreux véhicules électriques, nous pouvons imaginer un grand nombre de modèles, qui concurrenceraient le nucléaire.

Cette diversité dans le mix énergétique semble une stratégie cohérente, bien que nous ayons du mal à la déployer. Je suis donc davantage convaincu par l’option selon laquelle il nous faudra moins de nucléaire à un moment, que par les conditions dans lesquelles cette politique a été affinée, ce qui explique mes réticences à adhérer aux PPE.

M. le président Julien Aubert. Je souhaiterais bien comprendre les enjeux du stockage. L’expert climatologue que nous venons d’auditionner expliquait que nous pouvions rester quatre jours sans vent ou, selon une thèse, un mois avec des vents faibles. Si je l’ai bien comprise, la solution du stockage avec des véhicules électriques permettra de circuler, malgré un manque de vent – les véhicules électriques stockent l’électricité –, mais elle n’aidera pas pour d’autres usages. Envisagez-vous le véhicule intelligent comme un moyen de réinjecter de l’électricité stockée dans le réseau, par exemple pour se chauffer ?

M. Patrice Geoffron. Les modèles de vehicules to grid ne visent pas à compenser pendant quatre jours une chute du vent dans la Baltique ou la mer du Nord, et l’effondrement des capacités éoliennes d’Europe. La logique de ce véhicule est de pouvoir déverser dans le réseau l’électricité résiduelle après un trajet, du travail au foyer par exemple, et, éventuellement, l’électricité qui aurait été rechargée avec des ombrières solaires, sur le lieu de travail.

En rentrant à la maison, le propriétaire du véhicule peut arbitrer entre consommer cette électricité ou la réinjecter dans le réseau. En toute hypothèse, nous n’aurons pas de stockage massif, qui supposerait d’immobiliser quelques millions de véhicules, que nous n’avons pas, durant plusieurs jours. C’est de la gestion de périodes de pointe de consommation, à l’intérieur d’une journée, et de l’équilibre économique sous-jacent. Plutôt que d’acheter l’électricité du réseau, les ménages, aidés par des opérateurs de services pour effectuer ces manipulations et les rendre transparentes, auront un intérêt économique à consommer leur électricité résiduelle ou à la réinjecter.

Le véhicule électrique ne répond donc pas à la problématique qu’a pu évoquer la personne auditionnée précédemment, celle d’une chute de vent massive et d’une suppression de la production éolienne, par une forme de vengeance du climat.

M. le président Julien Aubert. J’ai du mal à comprendre votre message car je pensais que la massification du véhicule électrique était une solution de stockage. Le stockage, qui est tout de même une clé pour gérer l’intermittence, permettrait de lisser la consommation, mais pas de faire face à un choc.

Selon vous, le nucléaire sera en concurrence avec d’autres énergies électriques décarbonées, ce qui supposerait d’en réduire la part. La PPE a ainsi opté pour une part de 50 % du nucléaire, tout en massifiant l’éolien et le photovoltaïque.

Voulez-vous dire qu’il faut produire de l’électricité décarbonée, mais en moindre quantité ? Ou le véhicule électrique sera-t-il capable d’absorber cette intermittence, qui pourrait être utilisée dans les transports ? S’agit-il d’un autre argument ? Pourriez-vous clarifier ce point ?

M. Patrice Geoffron. Il n’existe de toute façon pas de solution magique, qui soit la réponse unique à la complexité vers laquelle nous allons. De ce point de vue, la flexibilité offerte par les véhicules électriques peut être considérée comme un élément de la réponse. La capacité d’effacement des ménages et de report de consommation en sera un autre.

S’agissant du climat, on espère que le régime des vents entre l’Espagne et la mer du Nord soit suffisamment décorrélé, afin que nous n’ayons pas à faire face à un épisode aussi extrême que celui que vous évoquiez. Les spécialistes du climat l’étudient peut-être, mais je n’ai pas connaissance de ces modélisations. RTE lui-même ne me semble pas réfléchir en ce moment à un scénario aussi extrême qu’une absence de vent en Europe durant quatre jours.

J’estime que le véhicule électrique, même s’il est déployé massivement, ne peut pas répondre à un choc de ce type. Il faudrait pour cela que les véhicules, à supposer qu’ils soient suffisamment nombreux, restent à l’arrêt.

M. le président Julien Aubert. Ma dernière question est assez simple. Vous avez expliqué qu’en raison des coûts d’adaptation, vous envisagiez l’effondrement de l’économie de la Russie ou de l’Algérie, du fait de chocs économiques de transition, avec une remise en cause de leur modèle.

Cela n’explique-t-il pas le fait qu’un pays comme la Russie n’ait aucune envie de suivre la trajectoire voulue par la COP ? Que des pays aient à perdre en défossilisant leur modèle ne signe-t-il pas l’échec d’une solution multilatérale ? La France, un petit pays en termes d’émissions de CO2, n’aurait alors aucun intérêt objectif à défossiliser sa production et chercherait alors davantage à tenter de guérir, en réallouant ses revenus, qu’à prévenir.

M. Patrice Geoffron. Je ne suis pas certain que la question soit si simple que vous le dites. Très prosaïquement on peut considérer que 70 % des exportations russes relèvent d’énergies fossiles, un pourcentage qui dépend du niveau des prix. L’Algérie se trouve dans une dépendance encore plus aiguë, dont il n’est pas simple de sortir. Nous serons dès lors placés dans l’obligation, peut-être douloureuse, de trouver des mécanismes de coopération et de réallocation.

Mais l’alternative devant laquelle votre question nous plaçait ne me semble pas soutenable. D’une part, les Européens ont une responsabilité particulière, historique, puisque les pays de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) ont émis au XXe les deux tiers des émissions de dioxyde de carbone, qui sont toujours dans l’atmosphère,

D’autre part, a fortiori avec un voisin comme la Russie, nous serons dans l’obligation de nous entendre. La Russie aura ses propres contraintes : elle devra notamment trouver des solutions si elle venait à constater la transition et l’effondrement de ses prix, parallèlement à la chute de ses débouchés vers une Europe très efficace, qui produirait par exemple du biométhane.

De ce point de vue, et pour terminer par une observation géopolitique, dans le monde qui nous entoure, le moins que nous puissions dire est que nous sommes très loin d’entrevoir ce type de solutions. Certes, les ingénieurs ont bien fait leur travail et nous avons à disposition plus de solutions que nous ne pouvons en déployer. Au travers de vos questions, nous nous interrogeons sur les bons équilibres. Mais, si nous avons de nombreuses technologies à bas carbone, nous ignorons la manière de passer le col des émissions et d’aborder de façon pacifique le monde qui vient.

M. le président Julien Aubert. Vous êtes économiste…

M. Patrice Geoffron. Malheureusement ! (Sourires.)

M. le président Julien Aubert. Comparons cette situation avec celle de l’endettement, en remplaçant « CO2 » par « dette publique ». Je supporte aujourd’hui une grosse dette – ce n’est pas moi qui l’ai contractée, mais mes prédécesseurs, qui ne se sont jamais demandés comment j’allais la payer, et nous la faisons d’ailleurs grossir d’année en année. Au plan mondial, la dette augmente, alors que, comme dans le dilemme du prisonnier, chacun joue cavalier solitaire. Son explosion pourrait conduire à une panique sur les marchés et à un effondrement du système mondial.

Si je transpose cette situation au système écologique, je retrouve ma dette de CO2 et des pays qui s’endettent. Personne n’a à gagner à ce que la dette explose. Cependant, personne, notamment parmi les pays les plus pollueurs, ne semble se préoccuper de la suite. Cette vision semble bien pessimiste : l’approche écologiste de la dette de CO2 risque d’être similaire à la situation de la dette tout court.

M. Patrice Geoffron. Je ne suis pas certain de bien comprendre ce que vous entendez par « approche écologiste ». Il me semble que le CO2 que nous avons dans l’atmosphère est plutôt régi par les lois de la physique, mais quelle que soit la manière dont la dette s’est constituée, nous serons solidaires de celle-ci.

Il reste cependant des raisons d’espérer. Même si l’accord de Paris tangue, la perception de la réalité des menaces a grandement évolué, depuis. Je ne peux pas imaginer que la procrastination dans laquelle nous sommes puisse se maintenir dans la décennie à venir, notamment aux États-Unis.

Voyez l’alliance qu’a conclue une vingtaine d’États des États-Unis – Californie et New York, plutôt qu’États du milieu : si l’on considère son produit intérieur brut cumulé, elle représente le troisième État – fictif, naturellement – du monde. Lors de la COP23, le gouverneur de Californie a prononcé un discours très virulent, invitant à ne pas tenir compte de ce que disait Trump, car la politique climatique américaine se décide dans les États. Or tous les États de cette alliance sont extrêmement déterminés.

En outre, des mécanismes de marché sont à l’œuvre, notamment l’éviction du charbon par le gaz, que soutient Trump. Il y a donc des raisons d’espérer, qui ne s’observent pas encore sur le niveau des émissions et le mix mondial, lequel reste terriblement stable, à 80 % ou 82 % d’énergies fossiles.

Il existe toutefois de nombreux signaux d’une prise de conscience, car des risques physiques, qui ne sont pas théoriques, commencent à être perçus. Ils seront extrêmement présents dans la seconde partie de ce siècle

M. le président Julien Aubert. Je vous remercie, monsieur Geoffron, pour ces précisions.

M. Patrice Geoffron. Merci de votre accueil.

Laudition sachève à vingt heures cinq.

*

*     *

22.   Audition, ouverte à la presse, de M. Benoît Leguet, directeur général de l’institut de l’économie pour le climat (I4CE), de M. Hadrien Hainaut, chef de projet finances, investissement et climat, et de M. Sébastien Postic, chef de projet industrie, énergie et climat (9 juillet 2019)

Laudition débute à dix-sept heures dix.

M. le président Julien Aubert. Monsieur Benoît Leguet, vous êtes directeur général de l’institut de l’économie pour le climat (I4CE), association de loi de 1901 fondée par la Caisse des dépôts et l’Agence française de développement.

Vous êtes accompagné de M. Hadrien Hainaut, chef de projet « finances, investissement et climat », et de M. Sébastien Postic, chef de projet « industrie, énergie et climat ».

L’association I4CE a pour objet « d’analyser les politiques pour la transition bas carbone pour l’industrie et l’énergie, d’accompagner les filières agricoles et forestières dans leur prise en compte du changement climatique, d’accompagner la transition vers des territoires bas carbone et adaptés au changement climatique, et favoriser l’intégration du changement climatique par les institutions financières et privées ».

Notre réunion a pour thème l’efficacité des outils économiques pour la transition énergétique.

Quelles modalités pour l’intervention publique ?

Quelle place pour la fiscalité écologique et à quelles conditions ? Cette question a été particulièrement mise en évidence par les réactions à l’évolution de la composante carbone des taxes de consommation sur les produits pétroliers et le gaz.

Quelles sont les caractéristiques des financements privés ?

Quel bilan faire du système communautaire d’échange des quotas d’émission de gaz à effet de serre ?

Nous allons vous donner un temps d’exposé liminaire de quinze minutes. Puis les membres de la commission d’enquête vous interrogeront à leur tour avec, d’abord, les questions de notre rapporteure, Mme Meynier-Millefert.

S’agissant d’une commission d’enquête, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

(M. Benoît Leguet, M. Hadrien Hainaut et M. Sébastien Postic prêtent successivement serment.)

M. Benoît Leguet, directeur général de linstitut de léconomie pour le climat (I4CE). Monsieur le président, merci pour votre invitation à venir nous exprimer devant votre commission d’enquête. Je n’aborderai pas tous les thèmes figurant dans le périmètre de la commission d’enquête, faute de préparation suffisante, mais nous serons heureux de répondre à toutes vos questions, dans la mesure de nos connaissances. Non seulement nous avons juré de dire toute la vérité, mais nous n’avons rien à cacher.

Le périmètre de la commission d’enquête inclut l’impact économique, industriel et environnemental des énergies renouvelables, la transparence des financements et l’acceptabilité sociale des politiques de transition énergétique. J’indiquerai toutefois en préambule que nous nous intéressons à la transition énergétique dans son ensemble. Nous regardons les énergies renouvelables et plus largement l’ensemble de l’économie. Par conséquent, s’il n’est pas certain que nous puissions répondre précisément à des questions sur les énergies renouvelables, en revanche nous avons étudié la transition énergétique dans son ensemble. Pour être plus précis, nous regardons la transition vers une économie bas carbone et résiliente au changement climatique.

Vous l’avez rappelé, Monsieur le président, nous sommes une association loi de 1901 d’intérêt général. Notre nom dit à peu près tout : nous sommes un think tank consacré à l’économie du changement climatique. Économie et finance sont dans notre prisme d’observation. Notre ambition est de contribuer à mettre l’économie et la finance au service du climat. Notre logo indique que nous relevons d’une initiative de la Caisse des dépôts et de l’Agence française de développement. Nous avons été rejoints depuis 2015 par l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME), la Banque de France, l’institut Louis Bachelier et la Caisse de dépôt et de gestion du Maroc. Ces institutions nous demandent d’examiner comment mettre l’économie et la finance au service du climat.

Pour nous intéresser au changement climatique et « faire avancer le schmilblick », nous informons le débat sur les politiques publiques liées au climat. C’est l’objet de notre présence ici, aujourd’hui. Par ailleurs, nous cherchons à accompagner les praticiens – régulateurs, superviseurs, institutions financières, entreprises – dans l’intégration concrète des enjeux climatiques. Notre prisme d’observation est plus particulièrement l’économie et la finance. Ce ne sont pas nos seuls pôles d’intérêt mais cela nous caractérise au sein de l’écosystème des think tanks français. 

Le maître mot de mon propos est la transparence. Nous sommes très attachés à la transparence de notre action pour de multiples raisons. Nous fournissons des chiffres et des informations pour aider les décideurs à prendre des décisions. Nous partons du principe que des décideurs correctement informés prennent des décisions correctes. Nous cherchons à mettre en évidence les efforts publics « pro-climat », afin de montrer qu’on ne part pas de rien.

Cela permet d’évaluer l’efficacité de ces efforts publics. Pour nous, l’efficacité n’est pas un gros mot. On est en droit de se poser la question de l’efficacité à court, moyen et long terme de l’utilisation de l’argent public. Nous évaluons ainsi les besoins non satisfaits pour trouver des solutions, quand il y en a. Poser sur la table les chiffres d’investissement aujourd’hui et ce qu’il faudrait pour atteindre les objectifs de la France met en lumière ces besoins non satisfaits et souligne les dépenses publiques défavorables au climat.

Scoop : il existe des dépenses publiques défavorables au climat ! L’enjeu pour atteindre les objectifs de l’accord de Paris et même plus concrètement les objectifs que la France s’est fixés, c’est, pour le dire rapidement, de faire plus de vert, plus de bas carbone et moins de marron, c’est-à-dire moins d’intensif en carbone. Il faudra faire les deux en même temps. Si on fait plus de vert et autant de marron, on n’avancera pas beaucoup ; si on ne fait pas plus de vert et plus de marron, on reculera. Certes, il y               a aussi des dépenses privées défavorables au climat, mais nous souhaitons mettre en lumière les dépenses publiques.

Il convient aussi de favoriser l’acceptabilité sociale. Vous l’avez évoqué dans votre propos liminaire, Monsieur le président. L’épisode des gilets jaunes a montré le besoin de transparence, notamment sur l’usage des revenus de la taxe carbone. Il ne suffit pas de mettre en place une taxe carbone, encore faut-il montrer à quoi elle sert.

Je ferai trois focus sur des travaux qui peuvent vous intéresser, puis nous nous prêterons au jeu des questions et réponses. Le premier travail est un panorama des investissements climat, au sens bas carbone, en France. Conduit chaque année par Hadrien Hainaut, il contribue à répondre à l’article 174 de la loi de transition énergétique pour la croissance verte. Le deuxième projet en cours de finalisation, relatif à l’utilisation des recettes liées au carbone, a été conduit par Sébastien Postic. Nous avons regardé comment les autres pays s’étaient emparés du sujet. Nous lançons un troisième projet d’observatoire « climat » des budgets publics, pour lequel Sébastien Postic est aussi à la manœuvre, visant à déterminer la couleur du budget voté chaque année par l’Assemblée. Est-elle plutôt verte ou plutôt marron ? Y a-t-il des morceaux plutôt verts ou plutôt marron ? Apporter des éléments quantitatifs et chiffrés permet d’éclairer les décisions des parlementaires.

Concernant le panorama des investissements climat en France, Hadrien Hainaut produit chaque année un diagramme visant à évaluer le montant des investissements publics et privés réalisés en faveur du climat en France ? D’un côté, il montre les différents secteurs, dont l’énergie bas carbone, le renouvelable et le nucléaire, l’efficacité énergétique, le transport, le bâtiment, l’agriculture. De l’autre côté, il détaille les sources de financement, public, privé et d’où vient l’argent, ainsi que les porteurs de projets, les intermédiaires et les différents outils financiers pour tous les projets bas carbone.

Pour vous éviter la lecture fastidieuse de ce diagramme, j’apporterai quelques éclairages. Les investissements publics et privés en faveur du climat ont représenté 41 milliards d’euros en 2017. En France, les ménages, la sphère publique, au sens large, et les entreprises ont donc investi, en formation brute de capital fixe, 41 milliards d’euros en faveur de l’énergie bas carbone. Pour suivre la stratégie nationale bas carbone, première version, il aurait fallu investir 10 à 30 milliards d’euros de plus dans le vert, c’est-à-dire peut-être investir 10 à 30 milliards d’euros en moins dans le marron. Les financements réalisés par le secteur public représentent environ 20 milliards d’euros. J’y reviendrai.

Ces 10 à 30 milliards d’euros manquants sont répartis différemment selon les secteurs. L’essentiel se trouve dans la rénovation des bâtiments. C’est dans le logement et un peu dans le tertiaire qu’on trouve l’essentiel de ce qu’il faudrait faire de plus. On décèle également un important déficit d’investissement dans les véhicules bas carbone et, dans une moindre mesure, dans les réseaux de chaleur, sur lesquels il ne faudrait pas faire grand-chose mais pour lesquels il n’y a vraiment pas grand-chose.

Dans ces 41 milliards d’euros dédiés au climat, l’intervention du secteur public est répartie entre deux grands segments : l’investissement des porteurs de projets publics – gestionnaires d’infrastructures, bailleurs sociaux, État et collectivités – et les cofinancements publics des ménages et des entreprises. On retrouve de la dette concessionnelle, des subventions et la redirection des ressources privées, essentiellement les certificats d’économies d’énergie (CEE).

Combien fait-on en faveur du bas carbone chaque année ? Facétieux, nous nous sommes interrogés aussi sur les investissements défavorables au climat. Nous avons cherché les investissements orthogonaux à l’accord de Paris et nous avons trouvé, en France, pour 2017, 70 milliards d’euros d’investissement par les ménages, les entreprises et les pouvoirs publics, essentiellement des véhicules émetteurs, de classe B, ou plus en termes d’émission de gaz à effet de serre, des chaudières au fioul. Le chiffre avait bien baissé depuis 2011 mais il est de nouveau en augmentation depuis 2014.

Pour mettre tout cela en perspective, nous avons figuré, sur une autre slide, les 41 milliards d’euros de formation brute de capital fixe d’investissements verts, les 70 milliards d’euros d’investissements défavorables au climat et le montant total des investissements en France. On trouve donc 300 milliards d’euros de formation brute de capital fixe dont on ne sait pas trop la couleur. Ils ne sont peut-être pas complètement orthogonaux à l’accord de Paris, mais ils ne sont peut-être pas complètement verts et ils comprennent peut-être des opportunités manquées, c’est-à-dire de la rénovation énergétique ou de la rénovation de bâtiment sans rénovation énergétique embarquée. Nous appelons cela « la fabrique à gilets jaunes » car avec ces investissements, on est peut-être en train de fabriquer les gilets jaunes de demain.

J’évoquerai plus rapidement le deuxième projet, relatif à l’utilisation des revenus du carbone. Voyant la tournure que prenaient les débats en France, nous avons regardé comment les autres pays avaient essayé de résoudre le problème et utilisé les revenus tirés des différents dispositifs qui mettent un prix au carbone. Nous avons constaté que ce n’était pas toujours pour financer la transition énergétique. Une fiscalité environnementale n’est pas nécessairement destinée à financer la protection de l’environnement.

En regardant ce qui se faisait dans deux douzaines de pays, nous avons trouvé quatre grandes familles d’utilisation des recettes. Le plus connu, la plus « tarte à la crème », c’est la réforme fiscale réalisée par la Suède, qui a augmenté la fiscalité sur le carbone et réduit la fiscalité sur les entreprises et sur les ménages. Une autre utilisation est le fléchage vert, dans lequel l’argent du carbone repart au carbone, ce que fait typiquement le Québec, qui a créé un fonds vert destiné à financer les infrastructures réduisant durablement les émissions de gaz à effet de serre. La troisième utilisation est le budget général. En Irlande, un accord politique a été trouvé prévoyant la mise en place d’une taxe carbone dédiée au désendettement du pays. La quatrième utilisation, ce sont les paiements directs, plutôt forfaitaires, comme ceux mis en place par le Suisse. D’un côté, on taxe et, de l’autre côté, on baisse les primes d’assurance santé obligatoire en Suisse, ce qui s’apparente à un transfert direct.

Il n’y a pas de bonne recette générale. Tout dépend du contexte national. La clé est la transparence, basée sur les retours. Nous avons regardé ce qui se passait dans vingt-cinq pays qui ont mis en place des prix du carbone. Ils l’ont fait à des niveaux différenciés, mais nous en retenons qu’il faut débattre en amont pour s’accorder sur la destination des revenus de la fiscalité du carbone, rendre des comptes, rendre visibles les contreparties et rendre concret pour le citoyen l’usage de cet argent. Nous répondrons volontiers à vos questions éventuelles sur ce point.

J’en viens au troisième projet. Nous mettons en place un observatoire climat du budget de la France, en espérant informer la décision des parlementaires. Nous avons d’abord examiné les prélèvements et nous avons trouvé vingt-quatre impôts ayant un impact sur le climat, ce qui ne veut pas dire vingt-quatre impôts pour le climat. Ils représentent 56 milliards d’euros de recettes. Nous en avons trouvé dans la taxation des énergies fossiles, dans l’électricité et dans les véhicules. Les effets de cette taxation sont généralement favorables au climat. La taxation de l’électricité est-elle bonne ou non pour le climat ? Je vous laisse disserter sur cette question. En tout cas, la taxation des énergies fossiles et sur les véhicules va dans le bon sens, notamment dans la mesure où elle vise à défavoriser les véhicules les plus lourds et les plus consommateurs d’énergie.

Nous constatons que les carburants sont beaucoup plus taxés que les véhicules. Je mets cet élément en regard de chiffres que l’ADEME pourrait vous fournir. Les dépenses de carburant représentent environ un tiers du coût total d’un véhicule. Il convient donc de réfléchir à une fiscalité intelligente qui ne soit pas une fabrique à gilets jaunes deuxième version, qui ne fasse pas des « prisonniers énergétiques », victimes de la fiscalité des carburants, après que leur décision d’investir dans une voiture a été prise.

Nous avons un travail à suivre sur les dépenses fiscales et les dépenses budgétaires. Nous vous rappelons des chiffres que vous connaissez. Les dépenses fiscales sur la fiscalité carbone représentent aujourd’hui environ 10 milliards d’euros. Il y a peut-être aussi quelque chose à faire dans ce domaine. Pour vous donner du cœur à l’ouvrage, nous aimons bien rappeler que s’agissant des dépenses fiscales, on peut certes accuser Bruxelles – c’est un peu le fait de Bruxelles même si Bruxelles c’est aussi un peu ses États membres –, mais on peut aussi agir au niveau national dès aujourd’hui, c’est-à-dire dès le projet de loi de finances.

Nous avons fait figurer quelques éléments pour alimenter votre réflexion. Si vous voulez nous suivre, nous vous invitons non seulement à nous auditionner de temps en temps, mais aussi à lire notre lettre d’information publiée sur notre fil Tweeter. Nous organisons des événements et éditons des publications de quatre à trois cents pages. En fonction du temps que vous pouvez nous accorder, nous serons toujours prêts à vous répondre.

M. le président Julien Aubert. Vous êtes parvenus à faire des additions que nous avions essayé de faire de notre côté. Vous dites que l’on réalise environ 41,2 milliards d’euros de dépenses vertes, c’est-à-dire des dépenses pour le climat, en additionnant secteur public et secteur privé, dont 20 milliards d’euros pour l’État. Dans le même temps, on fait 73 milliards d’euros de dépenses publiques et privées défavorables au climat, essentiellement dans les transports, pour 71,4 milliards d’euros, le restant étant représenté par le chauffage. À cela s’ajoutent 300 milliards d’euros de formation brute de capital fixe qui ne sont ni verts ni marron.

Par ailleurs, vous dites qu’on prélève 56 milliards d’euros de recettes au nom du climat, dont 37,6 milliards d’euros sur les carburants fossiles, 11,4 milliards d’euros sur l’électricité et 5,6 milliards d’euros sur les véhicules. Si l’État prélève 56 milliards d’euros de recettes au nom du climat et fait 20 milliards d’euros de dépenses vertes, ne garde-t-il pas de côté 36 milliards d’euros de recettes non redistribués pour le climat ?

M. Benoît Leguet. Les 73 milliards d’euros de dépenses publiques et privées sont clairement orthogonaux au climat mais, je le répète, pour ce qui est des 300 milliards d’euros, on ne sait pas. Ils comportent certainement des dépenses « marron », mais nous n’avons pas tout regardé.

Les 56 milliards d’euros de recettes ne sont pas forcément prélevés au nom du climat mais sur des impôts ayant un impact sur le climat. Par exemple, la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE) a un impact sur le climat mais n’est pas prélevée au nom du climat. Sauf erreur de ma part, les revenus de la TICPE servent à autre chose qu’à combattre le changement climatique. Cela peut expliquer une partie de l’évaporation entre les 56 et les 20 milliards d’euros.

M. Hadrien Hainaut, chef de projet « finances, investissement et climat ». Dans les 20 milliards d’euros associés à l’intervention des pouvoirs publics dans le financement des investissements, il n’y a pas seulement des financements d’État, il y a aussi l’intervention des opérateurs de l’Etat SNCF Réseau et RATP, qui ont un effet de levier sur les financements d’État, l’intervention des collectivités et l’intervention des banques publiques Caisse des dépôts et Bpifrance. Cela revient même à accroître le champ des institutions participant à ces 20 milliards. Dans votre rapprochement, cela réduirait la part que l’État y consacre.

M. le président Julien Aubert. C’est encore pire !

M. Hadrien Hainaut. On peut cependant noter que les dépenses d’investissement sont couvertes dans ce que vous avez mentionné. Or l’État prélève et redistribue des financements pour d’autres motifs que l’investissement, pour des dépenses d’intervention ou des dépenses de fonctionnement, par exemple. Ces éléments, qui sont plutôt examinés par mon collègue Sébastien Postic, peuvent compléter le soutien à l’investissement.

M. le président Julien Aubert. Le financement des énergies renouvelables vertes relève-t-il pour vous de l’investissement ?

M. Hadrien Hainaut. Dans l’étude présentée ici, il n’est pas présenté comme du financement de l’investissement. Les porteurs de projets éoliens ou solaires ouvrant droit à un tarif d’achat ne perçoivent pas la subvention au moment du lancement. Notre analyse visant à savoir qui contribue chaque année au financement des investissements montre que ce sont essentiellement les financeurs privés, le développeur sur ses fonds propres et les banques accompagnant ces projets. Au cours de leur vie, ces projets vont toucher une part d’argent privé issue du marché de l’électricité et une part d’argent public issue de la compensation du tarif d’achat. Mais pour des projets lancés en 2017 et en 2018, ne connaissant pas l’état futur des relations entre argent privé et argent public dans le tarif d’achat, puisque cela dépend du prix de l’électricité sur quinze ans, nous sommes difficilement en mesure de dire combien d’argent public ces projets vont percevoir. Par conséquent, nous présentons dans l’étude panorama les fonds que les porteurs de projets peuvent mobiliser au moment du lancement de l’investissement, dans une approche ressource-emploi dans la comptabilité nationale par rapport à l’utilisation des fonds faite l’année en cours.

M. le président Julien Aubert. Pouvez-vous nous fournir une ventilation par grandes masses de ces 20 milliards d’euros de dépense publique ? 

M. Benoît Leguet. Auparavant, il convient de mentionner le rôle incitatif de la fiscalité environnementale au sens large. Elle n’est pas destinée uniquement à prélever de l’argent. Il ne faut donc pas chercher à trouver une égalité entre les prélèvements et la restitution.

M. le président Julien Aubert. C’est un raisonnement très intéressant. Il est sûr que la fiscalité prélève de l’argent, mais il est moins certain qu’elle soit incitative. On n’a pas arrêté d’augmenter les taxes sur le tabac et les gens n’ont pas arrêté de fumer, on n’a pas arrêté d’augmenter la fiscalité sur les véhicules et ils ont continué à circuler en émettant du carbone. L’effet incitatif fonctionne pendant un ou deux ans, puis les comportements anciens reprennent. L’incitation est censée exister et existe sans doute, mais elle est difficile à quantifier. En revanche, l’aspect monétaire est là.

M. Benoît Leguet. Une abondante littérature scientifique indique l’existence d’une élasticité-prix capable d’infléchir les comportements, ce qui est rassurant.

M. le président Julien Aubert. En ce cas, expliquez-moi pourquoi on n’a pas arrêté d’augmenter la fiscalité carbone depuis dix ans sans constater une baisse des émissions de CO2 ?

M. Benoît Leguet. La contribution énergie climat a été introduite en 2014. À l’époque, on a réalisé une baisse équivalente de la TICPE et la fiscalité est restée inchangée.

La raison pour laquelle les émissions ne baissent pas, nous avons cherché à l’expliquer. Si les ménages ont décidé d’investir dans une voiture et s’ils habitent à vingt kilomètres de leur lieu de travail, on pourra augmenter la fiscalité autant qu’on voudra, ils n’achèteront pas demain une voiture moins émettrice et ils ne feront pas les premiers dix-huit kilomètres en voiture et les deux kilomètres restants à pied. À court terme, cela devient une dépense contrainte.

M. le président Julien Aubert. Vous me rejoignez donc sur l’effet incitatif de la fiscalité. Augmenter le coût à la pompe n’est pas nécessairement une incitation.

M. Benoît Leguet. Oui, pour les déplacements domicile-travail, sauf à démissionner.

M. le président Julien Aubert. J’en reviens aux 20 milliards d’euros de dépenses publiques. Quel usage en fait-on ?

M. Hadrien Hainaut. Cela apparaît sur la slide dans la pile colorée. Une partie représente les investissements des porteurs de projets publics : l’État qui rénove ses propres bâtiments, une collectivité qui rénove ses bâtiments ou qui acquiert des véhicules pour son propre compte, les collectivités propriétaires de certains réseaux de transport sur leur territoire qui construisent des abribus ou des voies de bus rapides. Une autre partie recouvre les investissements des opérateurs de l’État : SNCF Réseau pour la construction du réseau ferré national, la RATP pour la construction des infrastructures de transport en commun urbain. Tout cela confondu représente les pouvoirs publics en tant que propriétaires d’équipements contribuant à la transition. Vient ensuite la grande catégorie des subventions aux porteurs de projets privés. On retrouve du crédit d’impôt transition énergétique, des aides de l’agence nationale de l’habitat (ANAH) aux ménages modestes, des aides du fonds chaleur de l’ADEME pour les entreprises qui installent des équipements de récupération de chaleur ou des équipements de chaleur renouvelable dans leur processus de production. On trouve ensuite, côté banques publiques, les prêts des banques publiques Caisse des dépôts et Bpifrance au logement social et aux entreprises qui réalisent des travaux d’économies d’énergie. Pour Bpifrance, on retrouve aussi des prêts de financement de projets d’électricité renouvelable, puisque Bpifrance complète souvent le tour de table des banques commerciales pour le financement des projets éoliens et solaires. Enfin, la petite bande rouge représente les financements que les pouvoirs publics ordonnent à certaines institutions privées de flécher ou d’organiser vers la transition. Cela représente surtout les certificats d’économies d’énergie, puisque certains acteurs privés sont obligés de dédier des financements à l’investissement pour certains projets parmi une liste très vaste couvrant plusieurs secteurs mais dont le montant financier n’est pas inscrit dans les budgets des pouvoirs publics eux-mêmes.

Toutes ces ressources ont en commun d’être disponibles pour des porteurs de projets publics ou privés au moment d’investir. Ces ressources peuvent couvrir le coût initial des travaux. Ce ne sont pas des espérances de revenus à dix ou quinze ans, ce qui les différencie de l’intervention publique dans le tarif d’achat qui correspond, pour un projet lancé en 2018, à une espérance de revenus, certes garantie par la solidité des contrats mais pas absolument certaine.

M. le président Julien Aubert. J’ai envie de questionner votre méthode. Pour les CEE, vous figurez un tout petit liseré rouge, représentant 500 millions d’euros, alors que j’avais compris qu’ils représentaient 2 à 3 milliards d’euros par an.

Vous dites que ce sont des dépenses bonnes pour le climat. Imaginons que je sois un bailleur social et que je décide de rénover tout mon parc entièrement chauffé avec des radiateurs électriques. Je fais une superbe économie d’énergie mais je n’ai pas économisé un gramme de carbone puisque j’utilise toujours une énergie décarbonée. J’en utilise moins, mais cela n’a pas d’impact sur le climat. Comment établissez-vous la distinction entre la notion de CO2 et la notion d’économie d’énergie ? Réduire la consommation d’énergie n’a pas toujours un impact sur l’émission de CO2, mais comment l’intégrez-vous ?

Comme les tarifs de rachat et les appels d’offres sont des attentes pour le futur, ils n’apparaissent pas dans vos dépenses publiques. Or, en raisonnant non en termes financiers mais comptables, je constate que l’État décaisse des milliards d’euros. On peut débattre de l’incidence sur le climat, mais allons dans le sens de la rapporteure et considérons que faire des éoliennes et des panneaux photovoltaïques est bénéfique. Dès lors, on pourrait chaque année considérer qu’il n’y a pas lieu de les intégrer, alors qu’on constatera, au bout d’un certain nombre d’années, que l’État a dépensé 10, 15 ou 20 milliards d’euros. Il est tout de même problématique d’afficher que des dépenses publiques sont « seulement » de 20 milliards d’euros pour l’État alors qu’en réalité, il en a peut-être dépensé 30. On va le pointer du doigt en disant qu’il ne contribue pas à la protection du climat.

M. Hadrien Hainaut. À la manière des Grecs dans « L’Odyssée », je commencerai par répondre aux dernières questions, puis je remonterai vers les premières.

M. le président Julien Aubert. N’oubliez pas de me prévenir à l’approche de Charybde et Scylla !

M. Hadrien Hainaut. L’exercice ne partait pas du point de vue de l’État mais de la question de savoir si la nation, avec toutes ses forces économiques, faisait ce qu’il fallait sur le sujet particulier de l’investissement, lequel prépare l’économie du futur. Si on veut atteindre, en 2020, 2030 ou 2050, un objectif économique aligné sur nos objectifs climatiques, cela doit être dès aujourd’hui visible dans la formation brute de capital fixe. C’est la prémisse de l’étude ici présentée. En se limitant à la dimension investissement, diverses interventions des entreprises et des pouvoirs publics sortent un peu du champ, parce que ces dépenses auront lieu dans d’autres dimensions. C’est pourquoi, cette année, I4CE a engagé l’exercice dont mon collègue Sébastien Postic est chef de projet, exercice qui, lui, s’intéresse au budget de l’État et dans lequel les dépenses de soutien aux énergies renouvelables que vous avez mentionnées figurent dans la balance du vert et du brun. Il y a donc un exercice visant globalement l’économie dans sa dimension investissement, et un autre qui regarde plutôt le pilotage du budget de l’État. Nous espérons que ces deux éléments combinés ou parallèles apporteront des éléments au débat.

Je serai plus bref sur les deux autres points qui sont un peu plus techniques.

Il est effectivement très difficile de délier l’efficacité énergétique et le carbone, dans la mesure où beaucoup d’opérations aujourd’hui menées, qu’il s’agisse de rénovations ou d’achats de véhicules, sont évaluées dans les deux dimensions. De plus, le paysage vers lequel on veut aller en 2030 et en 2050 vise à la fois l’efficacité énergétique et la réduction des émissions. Même si aujourd’hui l’électricité est essentiellement décarbonée, tous les concepteurs des scénarios qui ont servi de base à la définition des objectifs sont conscients que l’enveloppe d’électricité décarbonée n’est pas illimitée. L’efficacité de certains usages de l’électricité sera améliorée dans le futur. On retrouve cette idée dans la définition des labels d’efficacité énergétique pour la rénovation, des classes de consommation d’énergie dans les bâtiments, et on essaie d’élaborer des indicateurs recouvrant les deux notions. Dans notre panorama, ces deux notions sont mêlées dans la mesure où nous pensons que la transition concerne à la fois l’efficacité énergétique et la réduction des émissions.

M. le président Julien Aubert. Vous avez retenu toutes les dépenses de rénovation énergétique, mais vous n’avez pas regardé celles portant uniquement sur une électricité carbonée. C’est un choix méthodologique.

M. Hadrien Hainaut. C’est aussi un choix de simplicité.

Quant aux CEE, ils apparaissent dans un liseré un peu plus fin, pour deux raisons. En premier lieu, nous voyons l’économie du point de vue des investissements réalisés, puis nous remontons vers les financements qu’ils ont reçus. Or pour certaines fiches CEE, nous n’arrivons pas à estimer précisément le montant d’investissement associé. C’est le cas des CEE dédiés à l’industrie. Nous savons qu’un certain montant de certificats d’économies d’énergie a été accordé aux industriels, mais nous ne savons pas toujours combien d’investissements ils ont fait en retour. Nous y travaillons avec le service « industrie » de l’ADEME, qui nous aide à préciser ces notions. En second lieu, il peut y avoir un élément de chronologie en fonction des personnes avec lesquelles vous avez parlé des CEE. On connaît depuis 2018 et 2019 une forte hausse de la valeur des CEE sur un marché un peu plus tendu qu’il y a deux ou trois ans. Pour un même volume de CEE attribués à certaines opérations d’efficacité, dans les années récentes qui n’apparaissent pas encore sur mon schéma, les montants peuvent augmenter du simple au double. Le prix du kWh cumac est passé de 3 centimes d’euros il y a trois ou quatre ans à 6, 8, voire neuf centimes aujourd’hui. Vous devriez donc voir mécaniquement le liseré rattraper ce niveau-là dans les années à venir.

M. le président Julien Aubert. Passons à la partie gérée par M. Postic. Vous avez dit que les 56 milliards d’euros de recettes ont un impact. Mais avoir un impact ne veut pas dire lutter contre le changement climatique. Sur ces 56 milliards d’euros de recettes, avez-vous regardé ce qui va dans le sens d’une réduction des gaz à effet de serre ? Certes, prélever X milliards d’euros de TICPE pour financer les collectivités territoriales touche le carburant et, par ricochet, le climat, mais ne finance pas directement la transition énergétique.

Vous avez établi une comparaison intéressante entre la Suède, le Québec, l’Irlande et la Suisse au sujet de la conception d’une stratégie d’acceptabilité sociale de cette taxation. Après que vous nous aurez répondu sur la partie consacrée au changement climatique, vous nous direz si vous estimez que tout cela est très clair pour les Français ? N’aurait-on pas dû s’inspirer des Suédois, c’est-à-dire, à mesure qu’on augmentait la taxe sur le CO2, baisser la contribution au service public de l’électricité (CSPE), afin d’intensifier les usages électriques et décarbonés ? Plutôt que de financer des énergies renouvelables par l’impôt ou par des taxes indirectes sur le carburant avec la TICPE, ne pourrait-on pas trouver des modèles plus inventifs, comme un grand emprunt national de plusieurs dizaines de milliards d’euros qui rendrait les Français actionnaires de la transition énergétique et qui ne passerait pas par l’outil fiscal ? On parle beaucoup de taxe carbone. Dès qu’elle a commencé à augmenter, on a connu la crise des gilets jaunes. Est-ce qu’on ne se berce pas de mots ? M. Leguet disait lui-même que l’on peut augmenter le prix de 5 ou 10 %, mais qu’à un moment donné, cela devient intolérable pour le mode de vie des Français. Entre la Suède, le Québec, l’Irlande ou la Suisse, quel modèle a votre préférence ?

M. Sébastien Postic, chef de projet « industrie, énergie et climat ». Je prendrai le contre-pied d’Hadrien Hainaut en reprenant les questions dans l’ordre où vous les avez posées.

Concernant les taxes liées au climat, c’est-à-dire, dans l’exercice que nous menons, liées à l’atténuation de notre contribution au changement climatique et non à l’atténuation par le prisme de la réduction des gaz à effet de serre, des travaux principalement menés par l’OCDE conduisent à prévoir pour toute action ou produit émetteur, comme une voiture, une taxe liée au climat. Taxer une voiture polluante est considéré comme allant dans le sens de la protection du climat, mais taxer une voiture électrique est plutôt considéré comme négatif du point de vue de l’atténuation des émissions de gaz à effet de serre. Nous avons repris cette définition qui n’est la nôtre et qui ne préjuge en aucun cas de l’efficacité de la taxe. On considère ce qui va dans la bonne direction et ce qui va dans la mauvaise direction, mais l’effet peut être très efficace, parce qu’il arrive au moment de la décision d’investissement, ou un peu mou, parce que l’élasticité est soit très faible, soit sur des temps longs. Quand on commence à taxer le carburant d’une voiture qu’on a déjà achetée, l’action visant à récupérer beaucoup d’argent pour l’État, via la TICPE, est très efficace, mais l’action sur le climat l’est peut-être un peu moins.

Comme il était compliqué d’évaluer les efficacités, nous nous sommes concentrés sur les volumes. Les volumes permettent de pointer des éléments. Comme le disait Benoît Leguet, on a tendance à taxer beaucoup plus les coûts variables que les coûts d’investissement. Si on voulait être incitatifs, il serait plus intelligent de taxer l’investissement que de taxer quand la voiture est déjà là et que la personne ne peut pas changer ses trajets.

Finance-t-on la transition énergétique avec les 56 milliards d’euros ? La réponse est clairement non. Ce n’est pas l’idée et il n’est pas sûr que ce doive l’être. Le travail que nous avons fait sur les taxes carbone montre qu’il existe nombre d’utilisations intelligentes de cet argent et que le but n’est pas forcément d’agir sur le climat, avec un outil de taxation qui a un effet sur le climat par ailleurs positif, très positif ou peu positif. De plus, le budget de la France est ainsi fait que l’on ne peut pas flécher une grosse partie de l’argent perçu. Il passe par le budget général, il est voté dans le cadre du projet de loi de finances. Il serait donc, pour des raisons qui dépassent le cadre de la discussion purement climatique, illusoire d’afficher une feuille recettes et dépenses sur un compte séparé climat. Cela existe dans le cadre du compte d’affectation spéciale pour la transition énergétique, mais cela reste limité.

Dans le cas de la Suède, du Québec et d’une longue série de pays que nous avons étudiés, nous avons constaté que l’on avait, soit créé des taxes « carbone » pour financer des objectifs qui n’avaient rien à voir avec le climat, soit mis en place des réductions de subventions aux énergies fossiles dont l’objectif affiché était de procurer de l’argent à l’État et qui n’avaient rien à voir avec quelque ambition climatique que ce soit. C’est le cas dans les pays en développement. Des retours d’expérience montrent que les consommations en carburant ont baissé et que ces actions ont eu un impact positif qui ne correspondait pas à la volonté initiale. On a ainsi pu montrer que de telles mesures étaient mieux acceptées et bien plus cohérentes si elles n’étaient pas exclusivement montrées à travers le prisme climatique. Pourquoi vouloir prélever autant que ce qu’on dépense pour le climat, pourquoi vouloir dépenser autant que ce qu’on prélève pour le climat ? En Indonésie, par exemple, l’argent dégagé par les réformes de subvention aux énergies fossiles a permis de développer des programmes de santé et d’éducation. L’argent des marchés de quotas en Californie a servi à construire des routes. La Colombie britannique a réduit les taxes sur les ménages isolés et ruraux. Dans beaucoup de pays, on n’est pas astreint d’un point de vue théorique à lever de l’argent climatique pour dépenser de l’argent climatique. Le lien se fait dans l’esprit des gens.

J’en viens ainsi à la dernière partie : qu’aurait-on dû faire pour les Français ou pour éviter la crise des gilets jaunes ? L’inconvénient d’une taxe carbone et d’une taxe spécifique sur les carburants, c’est qu’elle est très visible et que les gens se sentent piégés. Nous avons vu et signalé que cela a souvent été un déclencheur de mécontentement social et eu l’effet d’une étincelle. Nous ne sommes pas les seuls à avoir eu des « gilets jaunes ». Cela a été emblématique en France, parce que peu de pays développés ont vu émerger de genre de mouvement populaire spontané et rapide, mais nous l’avons constaté dans beaucoup de pays en développement sur lesquels nous travaillions pour l’étude au sujet des réformes de subventions. Nous avons des gages à donner sur l’utilisation de taxes aussi visibles et agressives du point de vue du consommateur qui se sent piégé par l’État. Cela ne signifie pas nécessairement de consacrer ces moyens uniquement pour le climat mais d’être capable de faire preuve de transparence et d’en avoir discuté auparavant

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Que pensez-vous du dispositif des CEE qui intéresse beaucoup le président de notre commission d’enquête ? Estimez-vous qu’il s’agit d’une mécanique public/privé intéressante ? Doit-il être amélioré, et si oui, comment ? Pourriez-vous apporter des précisions sur le pourcentage attribué aux CEE industrie ? Pourquoi y a-t-il ce manque de transparence ?

M. Hadrien Hainaut. Nous n’avons pas réalisé d’étude nous permettant de répondre à votre première question. Mais lorsqu’on examine la formation de capital dans le secteur de l’industrie, il est difficile de savoir quels investissements contribuent à la réduction des consommations d’énergie ou des émissions des opérateurs industriels et des entreprises industrielles. Certaines branches comme la chimie communiquent sur les montants d’investissement qu’elles ont réalisés. Par ailleurs, l’INSEE enquête auprès des industriels, mais nous avons des raisons de penser que les montants déclarés sont faibles au regard de la réalité. Autrement dit, les industriels déclarent ce qu’ils conçoivent comme directement lié au climat dans le cadre d’enquêtes sur la protection de l’air et de l’eau mais ne rapportent peut-être pas des montants liés à l’efficacité énergétique, dont nous avons des raisons de penser qu’ils sont beaucoup plus importants. Ce sont des questions de mesure qui se posent à nous.

Pour les fiches CEE réalisées chez les industriels, l’information qui nous manquait jusqu’à présent et que nous venons d’obtenir cette année, ce sont les devis des entreprises qui installent les équipements liés aux fiches CEE. Par exemple, combien coûte en moyenne l’installation d’une presse à injecter un peu plus performante ? Cette information que nous n’avions pas dans le cadre de ces exercices est maintenant rendue disponible par l’ADEME qui a fait des travaux précis sur le sujet. Par petites touches, nous allons être en mesure de reconstituer progressivement le paysage des investissements industriels liés au climat, en essayant de corriger les déficiences des quelques sources que j’ai mentionnées.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous avez dû partir des dépenses constatées par le terrain parce que vous n’aviez pas accès aux informations du dispositif CEE ? Le pôle national des CEE n’a pas pu vous informer sur l’état de leurs enveloppes ?

M. Hadrien Hainaut. Le pôle national des CEE rapporte sur le nombre de fiches et la quantité de kilowattheures cumac qu’il attribue à des industriels qui font des demandes. Je ne crois pas qu’il traite de façon centralisée les montants d’investissement que les industriels réalisent pour obtenir ces CEE. Ils ont peut-être l’information. Je n’ai pas vérifié avec eux s’ils l’ont ou pas, mais s’ils l’ont, ils ne la communiquent pas, peut-être pour des raisons liées au secret statistique, puisque ce sont des opérations industrielles dans des sites parfois sensibles. Quand ils font des dossiers de demande de CEE, je ne sais pas si l’information sur l’investissement réalisé devient publique par la suite.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Comme le CEE ne couvre pas la totalité de l’opération et que vous n’en connaissez pas le montant total, vous devez estimer par déduction l’investissement complet de l’entreprise.

M. Hadrien Hainaut. Nous utilisons une base de données de devis traités par une entreprise qui a contracté avec l’ADEME, qui nous révèle des moyennes par kilowattheure cumac en euros d’investissement, pas en euros de rémunération liée au dispositif.

D’une façon générale, le dispositif CEE est aujourd’hui piloté par les quantités, au sens d’un marché dans lequel on demande une certaine quantité d’obligations, en face desquelles il y a un certain potentiel ou gisement de certificats disponibles. Or, et le parallèle peut être établi avec le mécanisme du marché carbone européen, piloter une incitation financière par les quantités d’offres et de demandes est extrêmement difficile. Il peut y avoir des chocs de demandes. C’est le cas du marché actuel dans lequel existe une demande importante de certificats face à une offre assez limitée. À l’inverse, il peut y avoir une insuffisance de l’offre, auquel cas le prix s’effondre. Si le but du dispositif est de délivrer une incitation financière stable, planifiable dans le temps, le pilotage par les quantités, qui relève à la fois du rôle de l’État et des évaluateurs de gisement, est extrêmement difficile. On le constate par l’historique des CEE.

L’autre élément déterminant mais qui peut être à double tranchant, c’est la définition des actions soutenues. Il peut être tentant, dans certains secteurs, de décomposer les actions soutenues en postes différenciés. C’est aujourd’hui le cas du bâtiment où les CEE soutiennent individuellement des opérations d’isolation et de changement de chaudières, là où certains observateurs disent que la priorité doit aller au traitement conjoint de plusieurs postes pour accroître le rendement financier ou le rendement énergie ou carbone de l’opération. La définition des actions à mener est importante dans le dispositif.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Dans vos chiffrages, avez-vous pris en compte les coûts indirects de l’inaction ou des dépenses évitées. Avez-vous pris en compte l’impact de l’inaction en termes climatiques ? Selon certaines études, le retour sur investissement est de 40 centimes par euro investi dans la rénovation énergétique, et tous les investissements qui seraient réalisés pour traiter le mal-logement en Europe seraient rentabilisés sur dix-huit mois sur les dépenses de santé. Avez-vous fait des recherches à ce sujet ?

M. Hadrien Hainaut. Sur les sujets précis que vous mentionnez, nous n’avons pas réalisé de travaux qui viendraient s’ajouter à la littérature existante. On observe une littérature abondante sur les écobénéfices de l’investissement, sur les reflets de coûts de l’inaction dans un sens ou dans l’autre. Aujourd’hui, nous regardons des dispositifs proposant de monétiser certains de ces coûts au niveau des porteurs de projets, de créer une incitation basée sur ces coûts mais, à ce stade, c’est plutôt expérimental. Nous n’avons pas de conclusions propres sur ce sujet.

M. Benoît Leguet. Pour répondre de façon plus macroéconomique sur les coûts de l’inaction, je me plais à rappeler à ceux qui n’ont pas fait d’études de climatologie ou de météorologie qu’une moyenne mondiale de cinq degrés et vingt mille ans nous séparent de l’ère des mammouths. On parle aujourd’hui d’un réchauffement de la planète de cinq degrés en deux cents ans, donc cent fois plus rapide. Il n’est pas besoin d’être un économiste pointu pour comprendre que changer d’ère climatique en deux cents ans entraînera des coûts, mais les quantifier devient très compliqué. Je ne suis pas certain que l’analyse coût-bénéfice pratiquée aujourd’hui par les économistes soit très utile pour répondre à cette question. Pour le dire différemment, la « science économique » aujourd’hui ou, en tout cas, la littérature, n’est sans doute pas calibrée pour répondre à votre question. Je ne sais pas si cela vous rassure ou vous inquiète.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Cela me donne envie de vous demander de développer la réponse. Nous avons toujours une vision budgétaire. Nous devons négocier chaque somme investie parce que les dépenses sont partout contraintes. Le retour sur investissement sur un autre poste peut être un levier de nature à décrisper ceux qui auraient tendance à penser qu’il faut contrôler la dérive budgétaire.

M. Hadrien Hainaut. La réponse comporte trois niveaux.

Des études montrent que des opérations menées en faveur de la transition énergétique ou du climat se soldent par des bénéfices tangibles et directs dans le système économique actuel, notamment pour l’État investisseur ou pour l’État cofinanceur, au nom de raisonnements du type : tant d’opérations créent des emplois, lesquels sont fiscalisés, les rentrées fiscales compensent les investissements. Des études à ce sujet sont menées par l’ADEME à propos de la rénovation des bâtiments. Je pense à l’étude « Marché et emploi de l’efficacité énergétique et des EnR » qui présente chaque année la quantité d’emplois associés à l’efficacité énergétique. L’étude évalue les rentrées fiscales associées à ces emplois.

Vous avez parlé d’un autre type d’éco-bénéfice, que sont les nouvelles relations économiques qui peuvent s’instaurer entre acteurs. Par exemple, une agence de l’eau peut trouver intéressant de payer des agriculteurs pour changer de pratique plutôt que de construire des infrastructures pour aller chercher de l’eau propre à des distances de plus en plus grandes. C’est un nouveau modèle de relations économiques auquel nos instruments de fiscalité et de budgétisation n’étaient pas préparés. Il faut donc étirer notre cadre d’analyse au-delà de ce que nous savons faire pour le prendre en compte. C’est en cela que je parlais d’expérimentation. Il faut tester, dans certaines situations, si des projets de ce type aboutissent à réduire les coûts de l’agence qui s’est engagée dans cette voie, si c’est économiquement vertueux et si l’incitation est bien délivrée.

Globalement, des travaux sont réalisés sur les conséquences économiques d’un emballement du changement climatique dont parlait Benoît Leguet. Les quelques travaux que nous menons à I4CE sur les canaux de transmission du risque climat, c’est-à-dire les transformations de notre environnement climatique, montrent qu’elles sont nombreuses, complexes, mal appréhendées par les techniques des économistes ou des financiers. Surtout, nous cherchons à savoir à partir de quel moment apparaît un effet cascade. Une rupture sur un système en entraîne une autre. Ainsi, cette année, nous apprenons qu’à cause d’une sécheresse prolongée et probablement aggravée par le changement climatique, la capacité opérationnelle du canal du Panama est fortement limitée. Lorsqu’on a demandé en 2006 à Nicolas Stern d’évaluer le coût de l’inaction, ce type de rupture dans les chaînes d’approvisionnement mondiales n’était pas du tout pris en compte et aucun modèle ne pouvait le représenter. On voit bien qu’entre ce que peuvent dire des économistes au niveau global, qui est déjà très alarmant, et certains impacts climatiques visibles au jour le jour, nous sommes en train de franchir un nouveau degré de complexité.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous n’avez donc pas chiffré les impacts du réchauffement climatique sur la santé, sociétaux et sociaux ? Vous étiez sur une projection à plus long terme et je comprends mieux votre réponse.

M. Benoît Leguet. Dans la partie d’évaluation de l’éco-bénéfice, nous cherchons à justifier une politique de transition énergétique par le fait qu’elle permet de répondre à d’autres questions, ce qui a une valeur aujourd’hui. Dans une transition qui va s’opérer dans le temps, l’objectif n’est pas de le faire le moins cher possible mais avant tout d’éviter d’aller dans le mur. Une fois à peu près assurés d’éviter d’aller dans le mur, l’objectif est de le faire le moins cher possible. Pour un économiste, c’est la différence entre une analyse coût-bénéfice et une analyse coût-efficacité. Autant l’analyse coût-bénéfice est pertinente dans une industrie pour des horizons de court terme, pour des projets « gérables », autant pour le changement climatique, ce n’est pas la bonne façon de gérer ce problème public. On est plutôt sur une problématique de type coût-efficacité. Un objectif est fixé par le politique et on essaie de maximiser, d’optimiser, etc. Cela pose la question de l’horizon temporel et pas seulement du court-termisme.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous avez un regard assez international. Vous disiez que l’épisode des gilets jaunes n’était pas atypique. Pouvez-vous me dire plus précisément en quoi ? Qu’est-ce qui pourrait améliorer l’acceptabilité ? Augmenter la lisibilité est-il suffisant ?

M. Sébastien Postic. Cela rejoint la question sur le coût de l’inaction. La communication sur le changement climatique a fait l’objet de nombreuses études, davantage orientées vers les citoyens que vers les députés ou des économistes. Or, dire qu’on va payer un petit coût aujourd’hui pour éviter un grand coût demain n’est pas une bonne façon de présenter les choses. Le problème, trop large géographiquement et temporellement, dépasse les capacités d’appréhension des dommages ou des impacts. Une telle présentation, conduisant l’audience à entendre coût versus coût, est négative. Cela rejoint l’épisode non atypique des gilets jaunes car, au-delà des recherches qui prouvent qu’on va dans le mur, le narratif climat ne s’impose pas de lui-même. Le sujet est trop compliqué, trop large et trop incertain. Il englobe trop de caractéristiques pour passer tel quel. On doit donc associer, et c’est une bonne chose, l’action climatique à d’autres actions, d’ordre social, de développement, d’éducation.

Benoît Leguet évoquait les priorités politiques propres à chaque endroit. L’Indonésie a connu vingt-cinq ans d’émeutes. Le président a été démis à la suite de manifestations de rue consécutives à une réforme des subventions à l’énergie, donc, comme en France, à une augmentation des prix de l’essence. L’augmentation était plus importante dans un pays qui pouvait moins se le permettre mais la mécanique est identique. Il y a eu beaucoup plus de morts que chez nous et le gouvernement est tombé. De plus, pour gager la réforme du prix de l’essence, le gouvernement de l’époque n’a pas su capter ce qui était important pour le pays à ce moment-là. On peut réformer le prix de l’essence pour financer l’éducation ou le logement.

En Californie, de grandes actions ont été engagées. Tout ce qui a été réalisé avec l’argent du carbone, les routes, les abribus, a été signalé par un autocollant ou un panneau. Des destructions de voitures polluantes ont été organisées sur la place de la mairie de Los Angeles. Une presse hydraulique avait été installée sur place. Certains ont amené leur voiture pour la compacter publiquement, en échange de quoi on leur donnait une voiture neuve moins polluante. Au moins c’est marquant ! Les Californiens étaient soucieux de qualité de l’air, alors que les Indonésiens étaient plus sensibles aux problèmes d’éducation ou de santé. L’Iran, qui a fortement réformé ses subventions, les prix de l’essence ayant été multipliés par trois ou quatre du jour au lendemain, avait préalablement fait valoir la transformation d’une subvention vers les riches en une subvention vers les pauvres. Dans les pays en développement, les subventions à l’essence sont très majoritairement captées par les riches qui ont des voitures électrifiées alimentées par des groupes électrogènes. Une campagne de communication avait indiqué que l’argent de l’État correspondant allait être versé directement sur les comptes bancaires, ce qui fut le cas juste avant l’augmentation du prix de l’essence. La réforme fiscale de la Suède visait à réduire les prélèvements obligatoires et à rendre la fiscalité plus cohérente.

Pour tous ces mécanismes, on a trouvé une cohérence nationale dépassant le seul sujet du changement climatique. C’est pourquoi prévoir un compte changement climatique séparé entre les recettes et les dépenses est non seulement incohérent et contraire aux principes budgétaires, mais aussi contre-productif en termes de communication, car cela induit une lutte contre une autre lutte. Il y a de nombreuses façons de faire des petits pas dans la lutte contre le changement climatique tout en visant d’autres objectifs plus parlants, plus court-termistes ou plus prégnants au moment précis. Les réussites en matière de prélèvement de taxe carbone résultaient d’une communication amont et de l’inscription de la discussion sur le climat dans un champ plus large.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Pour vous, circonscrire les sujets climat entre eux et créer une taxe en circuit clos pour les actions climatiques serait une fausse bonne idée. Cela cristalliserait le stress budgétaire sur un sujet qui finirait par entraîner une réaction pire en termes d’acceptabilité.

M. Sébastien Postic. C’est vrai dans de nombreux cas, mais je nuancerai le propos. Dans certains cas, les taxes ont été explicitement dédiées au climat, parce que, dans la tête des gens, une taxe pour le climat doit servir au climat. On en voit plus facilement la logique, mais encore faut-il que le climat soit une préoccupation majeure des gens à un instant T et à un endroit donné, ce qui n’est pas souvent le cas. De plus, l’action pour le climat ne se limite pas à mettre plus d’argent dans le climat, elle consiste aussi à enlever celui investi dans des moyens polluants. Elle ne se limite pas à financer de l’investissement mais elle consiste aussi à intervenir en subventionnement ou en intervention. Faire deux caisses et dire qu’on prélève de l’argent pour investir dans des voitures propres ou des éoliennes exclusivement, c’est fermer certains sujets qui ne devraient pas l’être et couper des ponts entre le climat et d’autres sujets, alors que ces ponts existent naturellement. Nous l’avons vu avec les gilets jaunes, l’action pour le climat est aussi un problème d’adaptation. Ce serait vraiment couper des ponts qui pourraient bénéficier aussi à l’action climat. Dans de nombreux pays, l’action climat a été un moteur d’amélioration sociale.

M. Benoît Leguet. Concernant l’acceptabilité, nous n’avons pas encore parlé de l’accompagnement des ménages modestes, les premiers déciles, pour faire simple. Comme l’a souligné Sébastien Postic, les taxes sur l’énergie présentent la caractéristique d’être régressives. C’est un propos à grosse maille et on peut toujours finasser, mais il existe des moyens d’aider les premiers déciles. Il faut d’abord les sortir de leur situation de « prisonniers énergétiques » et éviter qu’après un investissement des ménages, on ne leur tape pas sur la tête avec un outil qui n’est pas le plus adapté pour changer les comportements à court terme. Il faut qu’ils puissent éviter d’investir dans une voiture à moteur thermique. Si 70 milliards d’euros sont investis annuellement en France dans les voitures émettrices, ce n’est pas parce que les gens sont climatosceptiques, méchants ou bêtes, c’est souvent parce que c’est la seule solution à court terme, face à peu de transports en commun et à une offre de véhicules faiblement émetteurs quasiment inexistante. De même, y a-t-il certainement des choses à faire pour les chaudières au fioul. Jusqu’à présent, l’accompagnement de ces premiers déciles a été négligé et il faudrait peut-être le remettre en avant.

Mme Laure de La Raudière. Quand on raisonne en coût-efficacité, on est sur le long terme. Donc, quels que soient vos scénarios, il n’y aura pas d’analyse objective pour savoir si ce que vous aviez prévu s’opère ou pas. Il est très difficile pour les politiques de raisonner en termes de coût-efficacité. Comment lier les choix politiques de court terme que nous avons à faire et une analyse coût-efficacité que je peux comprendre s’agissant du climat ?

La production des énergies nous oblige à faire des planifications de long terme avec des investissements très lourds. Au regard de la lutte contre le changement climatique, comment analysez-vous la décision d’abandonner progressivement l’énergie nucléaire, puisqu’on va passer de 75 à 50 % du mix énergétique électrique ? Personne ne parle réellement de l’investissement dans la nouvelle génération de nucléaire ? Avez-vous fait des analyses de coût-efficacité sur ce choix politique assumé depuis un certain nombre d’années en France ?

M. Benoît Leguet. La réponse à la seconde partie de votre question est courte : non. Qu’il s’agisse du nucléaire ou d’autres filières technologiques, d’autres acteurs l’ont sans doute fait, mais pas nous.

Comment intégrer du coût-efficacité dans la décision politique ? Cela s’appelle prendre des options. Je comprends bien qu’il faille se préoccuper de demain, parce que vos problématiques budgétaires sont à l’échelle de l’année, mais nous sommes sur une transition qui va nous occuper quelques décennies. Pour aboutir à la neutralité carbone à l’horizon 2050, il y a des choses à faire avant 2050, des choses à faire dès 2020 et d’autres qu’on peut se permettre de faire en 2030 ou 2040. Mais quand on investit aujourd’hui dans une infrastructure carbonée d’une durée de vie de trente ans, il n’est pas besoin d’être un grand économiste pour comprendre que si on prend la décision après 2020, on n’arrivera pas à la neutralité carbone. On sera très content parce qu’on aura payé un peu moins cher, mais l’objectif ne sera pas atteint. Est-ce grave ? Ce n’est pas à moins de le dire.

Je vais faire plaisir à Hadrien Hainaut en disant que pour la rénovation énergétique du bâtiment, si on commence à se préoccuper de la question en 2049, on échouera. Il faut certainement le faire avant. Entre aujourd’hui, 2019, et 2050, on n’aura pas cinquante opportunités pour rénover un bâtiment. Il y en aura une, peut-être deux. Je ne connais pas le rythme des travaux de rénovation thermique.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. C’est une excellente question. Cela dépend des travaux dont il s’agit. Pourquoi parler de deux opportunités, car ce n’est pas comme une voiture que l’on remplace entièrement en une fois. Si vous avez une maison, vous savez que les travaux y sont permanents. C’est pourquoi je ne comprends pas la théorie de l’épuisement du gisement conduisant à dire qu’en n’agissant pas globalement mais par étapes, on risque de tuer le gisement.

M. Benoît Leguet. Ce n’est pas exactement ce que j’ai dit. Je vous donnerai un exemple concret. Les changements de chaudière se font à quel rythme ?

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Une dizaine d’années.

M. Benoît Leguet. Cela veut dire qu’on peut se permettre d’attendre jusqu’à 2040 avant de la remplacer, sinon il faudra tout changer d’un coup pour atteindre la neutralité carbone. Il en est de même, pour les infrastructures de transport, pour les véhicules. Finalement, c’est l’ensemble de l’économie qu’il faut verdir et par seulement regarder les 40 milliards d’euros d’investissement vert. Il est question de ne pas tuer le gisement, mais pas seulement.

M. le président Julien Aubert. Messieurs, nous allons clore cette audition après vous avoir remercié pour votre participation.

Laudition sachève à dix-huit heures trente.

*

*     *


23.   Audition, ouverte à la presse, de M. Yves Marignac, porte-parole de l’association negaWatt, et de M. Jean-Pierre Pervès, membre de l’association Sauvons le climat (9 juillet 2019)

Laudition débute à dix-huit heures trente-cinq.

M. le président Julien Aubert. La présente audition va s’attacher aux scénarios de transition énergétique.

Nous recevons M. Yves Marignac, porte-parole de l’association négaWatt, bien connue pour son scénario 100 % énergies renouvelables, et M. Jean-Pierre Pervès, au nom de l’association Sauvons le climat.

La transition énergétique n’est pas seulement consommatrice de subventions, elle est aussi grande productrice de scénarios et, si je voulais être malicieux, je dirais de scénarios sur la façon de consommer des subventions.

La convergence de ces scénarios est-elle avant tout le résultat d’une forme de rationalité intellectuelle partagée ou plutôt celui d’un comportement mimétique ?

Quelle démarche intellectuelle recouvrent-ils ? Cherche-t-on à intégrer le plus possible de constats du réel ou plutôt à les écarter pour conforter des visions a priori, voire ce qui pourrait ressembler à des passions mises en équation ?

Qu’est-ce qui rend solides ou fragilise les trajectoires qu’ils préconisent ? Un peu comme Descartes prenait pour maxime de marcher le plus droit possible, toujours du même côté, pour sortir d’une forêt où l’on se serait égaré, faut-il dérouler la mécanique des choix faits au nom de leur cohérence plutôt que de prendre du recul pour tenir compte de l’apprentissage du réel ? En clair, quand M. ou Mme Tout-le-Monde se rebiffe, qui se trompe, du modèle ou de M. ou Mme Tout-le-Monde ?

Enfin, un risque n’est-il pas qu’à mesure que le temps passe, un peu comme la République était belle sous l’Empire, la transition énergétique ne se révèle d’autant plus aimable qu’elle ne déroule pas encore toutes ses conséquences économiques, sociales et même environnementales ?

Voilà quelques questionnements visant à pimenter cette audition qui fera entendre deux points de vue et peut-être à montrer comment on aboutit à des conclusions différentes en partant d’un diagnostic en grande partie partagé ?

S’agissant d’une commission d’enquête, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

(M. Yves Marignac et M. Jean-Pierre Pervès prêtent successivement serment.)

M. Yves Marignac, porte-parole de lassociation négaWatt. Monsieur le président, merci pour l’introduction en forme de défi, car nous sommes ici pour engager une discussion. Les questions que vous posez sous une forme un peu ironique sont de vraies questions. En particulier, celle de l’utilité des scénarios et des analyses prospectives est extrêmement sérieuse, ces dernières ne visant pas, par définition, une description du réel mais de ce qu’il pourrait être. L’équilibre entre volontarisme et réalisme dans la description de ces trajectoires est une question essentielle.

Créée en 2001, l’association négaWatt fonctionne à partir d’un noyau dur d’environ vingt-cinq experts de terrain travaillant dans les différents secteurs de la transition énergétique : énergies renouvelables (EnR), biomasse, efficacité énergétique du bâtiment et des collectivités. Le fait que ce collectif travaille concrètement à la mise en œuvre de solutions de transition énergétique nous aide à nous ancrer dans le réel. Avec ces vingt-cinq personnes, 250 autres qui discutent de ces sujets au sein de l’association et ses 1 200 membres, négaWatt est bien installée dans le débat sur la transition énergétique. Elle œuvre à la proposition de solutions pour l’éclairer et la mettre en œuvre.

Notre approche répond à deux exigences qui, pour reprendre avec réalisme vos questionnements, sont essentielles.

La première vise à répondre aux urgences de long terme. Au regard de notre système énergétique, la situation actuelle n’est pas soutenable. Les objectifs de soutenabilité, qu’il s’agisse de la lutte contre le dérèglement climatique, de la protection de la biodiversité ou de la réduction de notre empreinte carbone sont des objectifs de long terme, parce qu’ils exigent des transformations qui nécessitent du temps, mais aussi des objectifs urgents, parce que ces transformations ne peuvent avoir lieu que si nous inscrivons dès aujourd’hui toutes nos décisions et nos actions dans cette direction. Il faut aller d’autant plus vite que, sur tous ces sujets, les impacts auxquels nous avons à faire face obéissent à des logiques cumulatives, qu’il s’agisse des émissions de gaz à effet de serre, de la perte de stocks de biodiversité ou de la perte de stocks de matières non renouvelables.

La deuxième exigence est d’assurer une cohérence systémique. On traite bien de l’ensemble des impacts de l’ensemble du système énergétique et même au-delà. Par conséquent, la question du choix de la mobilisation de certaines ressources énergétiques plutôt que d’autres et de la manière dont on les transforme ou on les transporte pour répondre à différents usages doit être considérée dans sa complexité, dans l’ensemble de ses interactions et de ses impacts. La nécessaire transformation du système pour le rendre soutenable ne peut être maîtrisée qu’en saisissant toutes ces dimensions.

La réflexion que nous portons pour répondre à ces exigences est connue. C’est la démarche dite du triptyque négaWatt. Premièrement, travailler en priorité sur les services rendus par l’énergie, hiérarchiser, prioriser, dimensionner les services à la hauteur des vrais besoins, c’est-à-dire tout ce qui relève de la sobriété individuelle et collective. Deuxièmement, agir en remontant de la chaîne des services vers les ressources énergétiques, vers la performance et les rendements de tous les équipements afin de diminuer les pertes d’énergie. C’est la rénovation thermique en profondeur des bâtiments, l’efficacité de nos véhicules, de nos équipements électroménagers, etc. Troisièmement, substituer les ressources moins soutenables par des ressources plus soutenables. Nous insistons sur la gradation, parce qu’il n’y a pas de ressources intrinsèquement soutenables, toutes consomment des matières, du sol ou des commodités. Pour nous, le principal facteur de distinction entre les catégories de ressources moins soutenables et plus soutenables, c’est l’épuisement de stocks, ce qui est le cas des énergies fossiles et du nucléaire, même s’il est globalement décarboné. Nous distinguons les ressources qui épuisent des stocks des ressources qui s’appuient sur des flux, qui sont donc les énergies renouvelables.

Sur cette base, nous développons une analyse prospective en explorant la trajectoire sur laquelle peut se placer la France. En respectant de manière cohérente un équilibre entre le volontarisme de la démarche, le réalisme de la situation de départ et l’inertie avec laquelle les choses peuvent se faire, nous construisons des scénarios de long terme. Ces scénarios sont indispensables pour éclairer une vision à long terme et une trajectoire robuste, décrite pas par pas, capable, à partir de notre situation actuelle, d’atteindre une soutenabilité, de tracer un chemin concret. Sur cette base, il est possible de réfléchir à des politiques et à des mesures rendant cette trajectoire possible, avec la question sous-jacente de la transition juste et de l’acceptabilité sociale, c’est-à-dire de la bonne répartition dans la durée et entre les acteurs des efforts et des bénéfices.

Une fois posée la méthode, le scénario négaWatt produit une trajectoire visant 100 % d’énergie renouvelable pour répondre aux besoins français à l’horizon 2050. C’est aussi et surtout la première trajectoire de neutralité carbone à avoir été proposée pour la France à cet horizon. C’est donc la première trajectoire proposant un respect par la France de son engagement dans l’accord de Paris.

Cette neutralité carbone procède de la combinaison de différents leviers tous importants à nos yeux.

Le premier consiste en l’application systématique de la sobriété d’usage, non seulement de l’énergie mais aussi de la consommation alimentaire, des biens produits par l’industrie, en lien avec d’autres émissions de gaz à effet de serre que le CO2, de l’efficacité des bâtiments par la rénovation thermique et de l’action sur l’ensemble des performances de nos équipements.

Elle requiert parallèlement un développement progressif des énergies renouvelables reposant sur les énergies renouvelables électriques, les énergies renouvelables issues de la biomasse et sur une réflexion complète et systémique sur l’affectation de différentes ressources aux différents usages. Cela implique par exemple le développement des pompes à chaleur, donc d’un usage performant de l’électricité pour chauffer les bâtiments. Cela signifie l’électrification de la mobilité, à l’exclusion du fret ou des grands déplacements interurbains, pour lesquels un recours au gaz d’origine renouvelable doit être privilégié. Globalement, le développement à parts égales des renouvelables électriques et des renouvelables issus de la biomasse permet, moyennant une multiplication par 3,5 de la production renouvelable d’aujourd’hui, objectif ambitieux mais pas démesuré, de fournir à l’horizon 2050 pratiquement 100 % des besoins en énergie.

Les émissions de CO2 de l’énergie auront quasiment disparu, les émissions d’autres gaz à effet de serre dans les autres secteurs seront divisées par deux. Les changements de pratique de gestion des sols agricoles et forestiers reconstituent partiellement la capacité de nos sols à stocker naturellement du carbone. Cet ensemble aboutit à la neutralité.

Parallèlement, nous avons regardé d’autres impacts du système énergétique. La pollution atmosphérique est divisée par deux dans les principales zones d’exposition. L’utilisation de matériaux d’origine minérale est également divisée par deux.

Nous avons regardé le contenu économique de cette trajectoire. J’évoquais la transition juste, et une telle trajectoire représente pour la collectivité une opportunité pour s’y engager. Globalement, le scénario negaWatt, mais c’est aussi le cas pour d’autres trajectoires de même type, implique à court terme un léger surcroît d’investissement par rapport aux scénarios tendanciels dont il serait faux de croire qu’ils ne représentent aucun coût, mais celui-ci est un investissement pour l’avenir. S’il représente environ 5 milliards d’euros de dépense supplémentaire dans les premières années, on atteint rapidement et durablement, jusqu’à 2050, un bénéfice de plus de 20 milliards d’euros par an par rapport à un scénario tendanciel. Ce bénéfice se traduit en création de valeurs dans les territoires, en défense du pouvoir d’achat des ménages, en compétitivité des entreprises et en création nette de plusieurs centaines de milliers d’emplois. Nous n’avons aucun doute quant au caractère bénéfique de cette trajectoire.

Je ferai un focus sur les renouvelables électriques. Nous appelons à sortir des raisonnements que l’on entend beaucoup, que certains experts ont tenu devant cette commission d’enquête, qui consiste à dire qu’investir dans les EnR électriques pour remplacer un parc déjà décarboné n’a aucun sens. Ce qui n’a aucun sens, c’est de raisonner comme si la situation était figée. Ce qui a du sens, c’est de se projeter dans la transformation du système à l’horizon 2050, donc de décider si l’on continue à recourir massivement ou partiellement au nucléaire ou si l’on se dirige vers 100 % d’énergies renouvelables. Le choix n’est pas entre ne pas investir parce qu’on a un système décarboné ou investir pour transformer la production d’électricité, mais de choisir dans quoi réinvestir puisque, quoi qu’il arrive, le parc nucléaire actuel ne sera plus présent dans le système en 2050.

La grande nouveauté des dix à quinze dernières années, et le phénomène s’accélère tous les jours, c’est que le passage vers 100 % d’électricité renouvelable qui pouvait être considéré comme une utopie ou une évolution marginale ne représentant pas une menace pour le nucléaire comme pilier du système énergétique français, est aujourd’hui techniquement et économiquement réalisable. Cela change la nature du débat en rendant possible la compétitivité des énergies renouvelables, la possibilité de solutions de gestion à long terme de leur variabilité, y compris au-delà des niveaux de 60 ou 70 %, considérés par Réseau de transport d’électricité (RTE) comme les seuils critiques. Un système électrique où la charge passerait du pilotage de grosses capacités centralisées, comme c’est le cas aujourd’hui, à un pilotage par la flexibilité de la demande et des solutions de stockage, est devenu crédible. Il représente à long terme un investissement moindre que la prolongation du parc à hauteur de 100 milliards d’euros pour une dizaine d’années, voire un peu plus, puis le réinvestissement massif dans un nouveau système nucléaire beaucoup plus coûteux que le système actuel et qu’un système visant les 100 % d’électricité renouvelable.

M. Jean-Pierre Pervès, représentant de lassociation Sauvons le climat. Monsieur le président, Madame la rapporteure, nous cherchons plutôt à regarder ce qui est en train de se passer, à estimer si nous sommes dans la bonne voie, sachant qu’en matière climatique, il est urgent de travailler dans les dix à quinze ans qui viennent, faute de quoi, nous serions en grande difficulté dans une vingtaine d’années.

Le bilan est pour le moins décevant. Sur les quatre à cinq dernières années, les émissions de CO2 ont augmenté, les consommations de combustibles fossiles et la consommation finale d’énergie ont augmenté. On n’est pas du tout en passe d’atteindre les objectifs de baisse de 10 à 20 % fixés pour 2023. De plus, dans les deux domaines essentiels que sont le transport et le résidentiel, on constate également une croissance, alors qu’ils représentent les deux tiers de nos émissions de gaz carbonique.

La loi de transition énergétique pour une croissance verte (LTECV) est une réussite en matière de développement des énergies renouvelables électriques, dont l’objectif fixé est pratiquement atteint. Les gagnants sont la biomasse solide, largement nationale, très intéressante, et deux technologies à forte valeur ajoutée que sont l’éolien et le solaire, en grande partie importées. Pour le reste, les résultats sont insuffisants, tant pour les constructions neuves que pour les rénovations et les biocarburants.

Pour progresser, il convient de s’appuyer sur un moyen de jugement. Une étude de France Stratégie rappelle qu’en 2008, la commission Quinet avait fixé la valeur tutélaire du carbone de nature à atteindre la neutralité carbone à 108 euros la tonne en 2030, tandis que le gouvernement avait fixé une taxe carbone à 100 euros la tonne pour le même horizon. La commission Quinet, estimant qu’il avait considérablement sous-estimé la difficulté de la tâche, propose aujourd’hui de fixer à 250 euros la tonne d’équivalent CO2, ajoutant que si l’on ne va pas assez vite, ce prix atteindra 500 euros à 2040 et 800 euros en 2050, ce qui montre l’ampleur de la tâche.

Il est connu qu’un moins gros avantage a été consenti aux EnR thermiques qu’aux EnR électriques, qui bénéficient de pratiquement huit fois plus de subventions et ont apporté deux fois moins d’énergie et évité deux fois moins de CO2.

Au niveau européen, on fixe des objectifs ambitieux dans tous les domaines, mais on n’a pas le sentiment qu’on a fait le point entre ce qui coûte cher d’un côté ou de l’autre pour déterminer ce sur quoi il faut insister. C’est pourquoi nous disons qu’il ne s’agit pas d’analyse mais de wishful thinking. En outre, il est surprenant que l’on ne parle pas du rôle que peut jouer le nucléaire, qui représente 24 % de l’électricité en Europe.

Pour ce qui est de l’habitat, une enquête de l’agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) sur les travaux de rénovation énergétique des maisons individuelles (TREMI) est révélatrice. Elle montre que sur cinq millions de rénovations, seuls 5 % ont été un succès en faisant gagner deux classes énergétiques. Le coût moyen de chaque opération est de 26 000 euros. Pour la moitié des maisons françaises qui consomment pratiquement cinq fois plus que les bâtiments bas carbone (BBC) d’aujourd’hui, il faudrait dépenser 390 milliards d’euros. Est-ce possible pour les particuliers ? Le calcul de la quantité de CO2 économisée fait apparaître une trentaine de millions de tonnes sur soixante-dix, soit 650 euros la tonne. Cela confirme que progresser essentiellement par les économies d’énergie est hors de prix et est aujourd’hui inaccessible. Il va falloir progresser plus souplement. Remplacer un chauffage au fioul par une pompe à chaleur coûte seulement 13 000 euros, contre les 26 000 euros précédemment évoqués, et l’économie de CO2 est presque deux fois plus importante, soit une efficacité quatre fois supérieure. C’est pourquoi nous disons que la solution n’est pas de réduire la production d’électricité, comme le propose l’ADEME, mais de faire appel à l’électricité en substitution, en particulier pour les bâtiments.

Il est indispensable de substituer une électricité non carbonée au fioul et au gaz, de promouvoir les actions d’efficacité énergétique les plus rentables, comme l’isolation des plafonds, et de développer une gestion souple.

À cela s’ajoute une réglementation thermique pour le bâtiment, la RT 2012, qui va dans le mauvais sens, puisqu’elle avantage le chauffage au gaz, ne respecte pas les règles européennes et pénalise lourdement les 10 millions de logements chauffés à l’électricité en multipliant leur consommation annuelle par le facteur 2,58. Je rappelle que le gouvernement envisage d’appliquer un malus, ce qui est de nature à créer une nouvelle affaire de gilets jaunes.

Nous sommes favorables au développement du transport électrique, particulièrement adapté à France, en remplacement du fioul par une électricité décarbonée.

J’ai entendu le patron de Peugeot regretter d’avoir été très peu consulté. L’engagement en faveur du tout électrique pour 2040 pèse très lourd, parce que nous avons de grandes entreprises exportatrices, parce que 80 % du monde n’aura pas d’électricité décarbonée et parce que les voitures thermiques vont rester nombreuses pour beaucoup plus que vingt ans. Il faudrait réfléchir au devenir de nos industriels.

Nous constatons aujourd’hui l’échec des biocarburants. Quant à l’hydrogène, ce n’est sûrement pas pour les dix ans quoi viennent, mais peut-être pour plus tard.

Dans un rapport publié en mars dernier, l’office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) estimait l’investissement total pour dix millions de voitures électrifiées entre 41 et 168 milliards d’euros, incluant les batteries et l’hydrogène des piles à combustible. Un tel écart révèle le niveau d’incertitude. En supposant qu’en 2040, la moitié du parc soit électrifiée et que l’autre moitié reste à électrifier, l’investissement est de l’ordre de 30 à 50 milliards d’euros pour un gain de CO2 d’environ 40 millions de tonnes. Le coût de la tonne de CO2 économisée ressort alors plutôt de 100 à 200 euros, soit un peu moins qu’indiqué par la commission Quinet. De ce côté, il y a donc un gain à espérer.

Le projet de programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) prévoit d’amplifier l’appel aux énergies renouvelables thermiques, ce que nous préconisions depuis dix ans mais qui n’était pas fait. Je note tout de même une singularité. On voit apparaître relativement peu de progrès d’ici 2023, puis une accélération phénoménale. Est-ce réaliste ? Je n’y crois pas. Des croissances de 500 % pour la chaleur fatale et le biogaz sont-elles réalistes ? Je suis loin d’en être sûr en termes de ressources. Je regrette que le peu de progression envisagé des pompes à chaleur et du solaire thermique, qui sont réellement sources de progrès en matière de carbone.

Concernant l’électricité, je fais ressortir un point qu’on ne souligne pas souvent. En Allemagne, la puissance électrique a connu une croissance formidable, passant de 115 à 206 GW, alors que la puissance pilotable est restée au même niveau. Ce n’est pas un investissement, mais en grande partie un surinvestissement. Quand on parle de compétitivité, on ne tient pas compte du fait que c’est un surinvestissement. Selon le CGDD, le service allemand de l’économie, de l’évaluation et de l’intégration du développement durable, le prix de l’électricité a augmenté de 70 % pour les familles et de 50 % pour l’industrie, en 2019. Un GW d’électricité nucléaire produit 6,2 fois plus qu’un GW d’éolien ou de solaire. En Allemagne, les émissions de CO2 sont quasi stables depuis huit ans. On sent donc qu’il y a un vrai problème. Voulons-nous aller dans la même direction ?

En France, les coûts de l’électricité pour la famille croissent clairement, de 24 % ou 28 % en euros constants, suivant le type de contrat, depuis une douzaine d’années, essentiellement à cause de la « contribution » au service public de l’électricité (CSPE). Je note cette grande singularité que la CSPE, qui était censée financer l’énergie renouvelable, est devenue un « impôt » pur versé directement au budget de l’État, soumis, de plus, à la TVA. La CSPE avec sa TVA représente la moitié du coût de production de l’électricité en France.

Selon des documents publiés par la commission de régulation de l’énergie (CRE) en 2017, en dix ans, le prix d’achat de l’éolien par EDF a augmenté régulièrement. L’électricité photovoltaïque reste cinq fois plus chère que le prix de marché. La biomasse et le biogaz sont eux-mêmes deux trois fois plus chers que le prix du marché. Les coûts restent très élevés, même si l’on attend de voir apparaître des appels d’offres plus favorables, sans tenir compte des externalités, c’est-à-dire du fait que c’est une énergie non contrôlable.

Alors qu’il propose un gros effort pour l’énergie renouvelable, le Gouvernement demande de consentir un effort encore plus important pour le renouvelable électrique, avec une croissance très forte : doublement pour l’éolien pendant dix ans, doublement pour le solaire pendant cinq ans, puis quadruplement pendant cinq ans. Est-ce bien raisonnable ? Comme les Allemands, notre volume total d’EnR va presque doubler, tandis que notre puissance contrôlable diminuera régulièrement jusqu’à une vingtaine de GW à l’horizon 2035. Donc, nous nous fragilisons.

Pour le comprendre, j’ai repris un transparent présenté par François-Marie Bréon, montrant le caractère aléatoire de la production de l’éolien et du solaire, sans lien avec la consommation. La variabilité est très grande. J’ai multiplié les productions éoliennes et solaires par le ratio des puissances, pour montrer ce que cela donnera en 2028 si l’on fait ce qui est prévu. Il y a des moments où l’on aura besoin d’une puissance pilotable quasiment identique à celle d’aujourd’hui, ce qui signifie que les EnR ne jouent pas leur rôle de remplacement. En revanche, on aura par moments de fortes singularités, avec des variations de puissance considérables qu’il faudra gérer avec d’énormes machines thermiques. L’été, c’est encore plus flagrant. Avec 40 GW d’énergie solaire, il y aurait des jours où cela pourrait suffire à la production totale. Six heures plus tôt, j’aurai eu la pleine puissance pilotable, que je devrai arrêter, avec une évolution de l’ordre de six à huit centrales à l’heure en régime de fonctionnement. En tant qu’ingénieur, tout cela ne me paraît pas très bien pensé, sachant qu’on n’aura pas de stockage à cet horizon-là. Donc, cela ne fonctionnera pas.

Est-ce qu’on va pouvoir compter sur les voisins, comme l’ont dit le Président de la République, le Premier ministre et le ministre de la transition écologique ? On dit toujours qu’il y a du vent et du soleil partout. Ce n’est pas vrai. Un transparent montre la réalité, en Allemagne, Angleterre et Espagne, nos trois grands voisins. En hiver comme en été, nous avons du vent à peu près tous en même temps. Il n’y a pas de foisonnement. On va surdimensionner les réseaux pour relativement peu d’échanges. On parle toujours de puissance transférée mais l’important, c’est l’énergie transférée. Du côté du solaire, il y a une heure à une heure et demie d’écart entre les pays, de sorte que, là non plus, il n’y aura pas de foisonnement.

Pour conclure, j’ai demandé à un de mes collègues, Henri Prévot, de comparer une solution extrême dans laquelle on ne ferait plus d’éolien et de solaire, avec une solution où on fait exactement ce qui est prévu dans la PPE pour aller à 85 GW d’éolien et de solaire. On constate qu’on économise très peu de CO2, mais on le sait depuis longtemps, et que le coût du CO2 économisé est de l’ordre de 700 à 1 000 euros la tonne ! Même en se trompant d’un facteur 2, cela reste monstrueux. Pourquoi retenir une telle solution alors que nous avons des réacteurs qui peuvent fonctionner beaucoup plus longtemps et que nous avons dix ans pour décider du futur ?

Dans le même temps, on va voir s’écrouler la puissance garantie, qui passera de 87 à 75 MW, alors qu’on nous annonce moins de GW d’origine nucléaire en Europe et 35 GW de moins issus du charbon et du lignite. L’Europe est en train de se fragiliser, l’Allemagne va devenir importatrice. Est-il raisonnable de continuer à compter sur eux ? La valeur de l’action pour le climat est très importante. Je suggère qu’on travaille dans cette direction.

Mes deux derniers transparents font état de recommandations. Pour nous, les bons paramètres sont : le coût de la tonne de CO2 évitée sur vingt ans ; le développement des usages de l’électricité – je ne vois pas l’intérêt de la réduire – ; des EnR électriques qui accompagnent le développement et non se substituent à des énergies déjà décarbonées ; privilégier les EnR thermiques. On en a certainement peu parlé dans votre commission d’enquête, mais la réglementation thermique appliquée aux bâtiments est totalement inadéquate. Elle doit être reprise et mise en conformité avec la réglementation européenne qui n’est pas respectée.

Il y a actuellement en Europe un double marché, dont l’un est protégé et l’autre assume toutes les responsabilités. Cela ne peut pas continuer, on va vers une catastrophe. De plus, il est insensé d’augmenter de 6 % le prix de l’électricité pour que des marchands puissent faire plus de bénéfice.

Les transports et les bâtiments sont des secteurs critiques. La France est forte de son mix électrique, c’est une folie de vouloir le détruire. La baisse du nucléaire, contrainte par la loi, est un contresens climatique. Il est regrettable que de nombreuses instances compétentes, l’OPECST, les académies, l’institut Montaigne, soient moins sollicitées que les grandes ONG qui sont relativement totalisantes et très internationales.

M. le président Julien Aubert. Ces deux exposés nous ont fait entendre deux discours sinon entièrement antinomiques, du moins substantiellement différents.

Monsieur Marignac, que pensez-vous des arguments qui viennent d’être développés au nom de l’association Sauvons le climat ?

M. Yves Marignac. Cela va être un peu difficile, car nous venons d’entendre une présentation dans laquelle on nous a jeté à la figure un grand nombre de chiffres et raisonnements le plus souvent partiels.

Par exemple, on insistait vers la fin sur la nécessité de maintenir une puissance garantie, tandis qu’un peu plus tôt, on nous expliquait qu’il n’était pas très intéressant de travailler à la rénovation performante et complète des bâtiments. Nous pensons au contraire qu’agir pour la rénovation performante des bâtiments est utile non seulement du point de vue climatique, mais aussi pour le dimensionnement du système électrique, puisque 30 à 35 % de l’appel au réseau aujourd’hui en France viennent des pointes de chauffage électrique en hiver.

Nous pensons par ailleurs, et cela était absent des commentaires du représentant de Sauvons le climat, qu’il est important du point de vue de la justice sociale, de la lutte contre la précarité et d’une vision à long terme de ne pas évoluer vers des bâtiments aux performances énergétiques si différentes que cela deviendrait socialement problématique en termes de facture énergétique des ménages. C’est l’illustration d’un raisonnement à mon sens simpliste mais difficile à décrypter à cause de l’abondance de chiffres, ce que j’avais précisément choisi d’éviter. Je ne peux m’y engager individuellement au nom de l’association négaWatt, mais nous pourrions répondre par écrit à certains des arguments chiffrés avancés.

D’évidence, nous sommes tous d’accord pour considérer le bilan actuel comme décevant. L’action sur le système énergétique n’est pas suffisante. L’action sur les transports fait pratiquement défaut. Nous ne faisons pas partie de ceux qui se satisfont de la situation actuelle en disant : la France est exemplaire, elle a déjà un mix bien plus décarboné que les autres pays, etc. Comme je le disais en introduction, notre niveau d’émissions exige une action rapide.

Il a été relevé que l’octroi de subventions était très favorable aux énergies renouvelables électriques. C’est vrai, mais il ne faudrait pas en déduire que soutenir les énergies renouvelables électriques est inutile et que cette subvention est la manifestation de leur surcoût réel. Il convient de faire la part entre les coûts de ces énergies et le niveau des mécanismes de soutien dont elles bénéficient, et c’est l’un des objets de votre commission d’enquête. Nous savons tous ici que la politique de soutien par des tarifs d’achat très mal ajustés, via du stop and go qui n’a même pas permis de bénéficier du développement industriel des filières françaises correspondantes, a été catastrophique.

Parce que des engagements ont été pris, on continue de payer durablement et très chèrement ces tarifs d’achat et leur écart avec les prix de marché. Mais il ne faudrait surtout pas déduire de ce constat que les énergies renouvelables électriques sont chères, vont rester chères et que continuer à les soutenir est une mauvaise idée. Au contraire, elles atteignent aujourd’hui des niveaux qui, si l’on dimensionne correctement les mécanismes de soutien et si l’on veille à ne pas dérégler le marché, les rendront très performantes.

M. le président Julien Aubert. Quand vous dites que cela a augmenté, c’est parce qu’on paie le prix du passé. Monsieur Pervès, êtes-vous d’accord sur ce point ?

M. Jean-Pierre Pervès. Je suis en partie d’accord. Dans la nouvelle PPE, la recherche de rénovation performante est abandonnée. Il fallait généralement présenter au moins trois rénovations en même temps pour obtenir une aide et l’on pourra désormais aider une seule rénovation dans la mesure où elle est la plus efficace. Cette tendance à abandonner les rénovations lourdes reflète bien un surcoût trop élevé pour les familles.

Concernant les énergies renouvelables électrogènes, il est clair que le coût de façade, qui est le coût d’achat hors externalité négative, hors le fait qu’il n’y a pas de garantie, hors stockage et hors suivi du réseau, est en train de devenir beaucoup plus intéressant. Je ne dis pas qu’il faut arrêter de les encourager. J’ai comparé un peu artificiellement un cas extrême à un autre. On peut continuer à les développer, parce qu’on peut garder un très bon socle pilotable. On peut développer des renouvelables en ayant une bonne garantie de suivi du réseau, mais pour accompagner une croissance de l’usage de l’électricité nécessaire par ailleurs. Je suis pour le développement des renouvelables mais pas pour remplacer du nucléaire le plus vite possible, c’est-à-dire d’ici 2035.

M. le président Julien Aubert. Je crois comprendre de votre réponse qu’en disant que l’on va vers le coût de marché, on exclut des externalités négatives.

M. Jean-Pierre Pervès. Si vous les mettez seules, cela ne marche pas. Vous devrez avoir une centrale à côté, que vous arrêterez pour laisser la place aux autres productions, ce qui donc coûtera plus cher. Le jour où nous aurons des capacités de stockage, il faudra considérer le prix non pas de l’éolien et du solaire, mais le prix de l’éolien et du solaire plus celui du stockage.

M. le président Julien Aubert. Monsieur Marignac, pouvez-vous réagir sur ces deux points ? Premièrement, pour les EnR électriques, à condition qu’elles accompagnent une demande et viennent en complément d’un supplément de demande. Deuxièmement, lorsque vous affichez un coût de parité réseau, vous oubliez une partie du coût.

M. Yves Marignac. Avant de répondre sur ces deux points fondamentaux, je ferai un commentaire au sujet de la rénovation thermique des bâtiments. On a parlé d’un coût moyen de 26 000 euros pour des opérations performantes, multiplié ce chiffre pour obtenir 390 milliards d’euros, puis comparé avec les coûts d’installation de pompe à chaleur. Derrière une opération de rénovation performante, il y a quand même une économie réalisée sur la consommation d’énergie du bâtiment. Il faut regarder le coût sur la durée d’investissement et d’opération. Bien sûr que la rénovation performante des bâtiments est rentable, bien sûr qu’il faut trouver les moyens de faire en sorte qu’elle soit neutre en trésorerie pour les ménages qui la réalisent. Nous savons aujourd’hui proposer des solutions pour cela. Je ne reviendrai pas non plus sur la norme RT 2012 qui ne respecterait pas les règles européennes, ni sur le coefficient de 2,58. Je vous renvoie à des publications récentes de négaWatt sur le sujet et que je me ferai un plaisir de vous transmettre.

J’en viens à vos deux questions.

La première différence, c’est qu’indépendamment du choix de l’énergie à laquelle on recourt, comme je l’indiquais tout à l’heure, la démarche doit d’abord viser à raisonner sur les usages, sur la sobriété raisonnée, sur la performance des équipements, donc sur l’efficacité. J’ai entendu dire qu’il n’y avait pas d’intérêt à réduire la consommation électrique. Nous soutenons au contraire que, quelles que soient les options, elles ont des impacts et des coûts, et que maîtriser notre consommation d’électricité comme celle des autres consommations présente évidemment un intérêt majeur. D’autant plus que nous sommes à un moment où l’on doit réinvestir dans notre système et où la maîtrise de la consommation est la clé pour maîtriser industriellement et économiquement, du point de vue des ménages comme des entreprises, ces besoins de réinvestissement. Nous partageons la vision d’une tendance à l’électrification des usages mais pour autant, nous considérons qu’il existe des réserves de sobriété et d’efficacité pour l’électricité comme pour le reste. Pour nous, ce n’est pas un drame que la consommation d’électricité n’augmente pas, au contraire. C’est ce qui permet de raisonner sur un système aux coûts maîtrisés.

S’agissant du développement des renouvelables et/ou maintien du nucléaire…

M. le président Julien Aubert. Et de leurs coûts !

M. Yves Marignac. Toutes les énergies ont un coût pour le système. L’énergie nucléaire n’est économiquement performante qu’en base. Si vous voulez en sortir et amener le nucléaire à faire du suivi de charge, comme EDF l’évoque fréquemment, vous serez très vite limité. EDF dit que l’on peut moduler en trente minutes 80 % de la puissance d’un réacteur, mais EDF ne dit jamais qu’il existe, dans les règles générales d’exploitation par réacteur, des limites au nombre de fois où on peut le faire et au moment du cycle de fonctionnement du réacteur où on peut le faire. L’idée d’un parc faisant massivement de l’adaptation de modulation par rapport aux renouvelables ne relève que du wishful thinking. Même si on le faisait, on perdrait dramatiquement en rentabilité du nucléaire, parce que le coût de production se dégrade très vite lorsque le facteur de charge diminue.

Les énergies renouvelables ont besoin de back up en petite partie. Dans les années 2000, RTE disait qu’il fallait un MW thermique pour chaque MW d’éolien. Aujourd’hui RTE dit que le raisonnement est totalement faux. L’année dernière, RTE a publié des éléments montant que le coût de back up dans son scénario avec 70 % de renouvelables électriques en 2035 était admissible du point de vue de la sécurité électrique. RTE, qui a également regardé le scénario de l’ADEME, la projection 100 % renouvelables, dit que le coût de back up est compris entre 0 et 12 euros du MWh. Si vous considérez le coût des énergies renouvelables les plus performantes que l’on situe à 50 euros le MWh, si vous considérez le coût possible de nouveau nucléaire très optimisé, estimé à 70 euros le MWh, chiffre auquel je ne crois pas, vous constatez qu’en projection, la différence entre les renouvelables avec leur back up et le nucléaire reste favorable aux renouvelables.

M. le président Julien Aubert. Est-ce qu’il n’y a pas une déformation méthodologique de prendre le coût du nouveau nucléaire basé sur le seul EPR de Flamanville, qui n’est pas terminé ? Si j’avais fait le même raisonnement sur le premier parc éolien, j’aurais pu vous dire qu’à 400 euros du MWh, il n’est pas rentable. N’est-il pas contradictoire de ne pas prendre en compte les coûts passés de l’éolien et du photovoltaïque, liés aux erreurs, aux tâtonnements, aux « stop and go », mais de retenir le coût prévisible du nucléaire.

Les coûts échoués n’incluent-ils pas le fait que quand vous produisez de l’électricité au moment où personne n’en veut, les prix deviennent négatifs et vous payez des gens pour acheter votre électricité ? Vous prenez en compte le prix plus le prix du back up, mais n’y a-t-il pas d’autres coûts, notamment lié au fait de devoir payer les Allemands pour acheter de l’électricité ?

M. Jean-Pierre Pervès. Tout d’abord, ma présentation était d’une tout autre nature, ce qui est normal puisque nous ne nous sommes pas concertés. L’association Sauvons le climat est préoccupée par le climat. Nous nous intéressons aux économies d’énergie et à d’autres sujets, mais le climat nous préoccupe et il semblerait que cela préoccupe aussi le Président de la République. Dans cette mesure, nous avons tenté de vous montrer aujourd’hui que l’important, ce sont les dix ou quinze prochaines années. Je ne suis pas en train de parler de 2050. Il y a une énorme différence entre faire de la programmation et faire de la prospective. La prospective est destinée à aider à faire de la R&D. Si celle-ci me montrait que, dans les dix ans qui viennent, l’énergie solaire deviendrait quasi gratuite, que nous aurions des moyens de stockage formidables et que nous n’aurions plus besoin de nucléaire, cela ne me gênerait absolument pas. Mais cette preuve est loin d’être faite. Que fait-on aujourd’hui en vue sauvegarder beaucoup CO2 dans les temps qui viennent ? C’est pourquoi ma présentation était très différente. J’aurais pu vous présenter notre scénario de développement du nucléaire, dans lequel on n’atteint jamais à 100 % de nucléaire, mais globalement, cela procède d’un raisonnement différent.

Par exemple, M. Marignac estime vertueux d’économiser l’électricité et d’en consommer moins. Moi, je dis que si un KWh d’électricité me permet de fournir trois ou quatre kilowattheures, dont deux ou trois renouvelables récupérées dans l’atmosphère, j’ai fait plus d’électricité mais j’ai globalement économisé de l’énergie, donc j’ai été vertueux. Une pompe à chaleur a un rendement de trois à quatre, ce qui signifie une réduction d’un facteur de trois ou quatre la consommation d’électricité.

Les bâtiments et les transports sont des domaines difficiles. Treize ans après le Grenelle de l’environnement, on constate une constance politique puisque, dans ces deux secteurs, on continue à consommer plus. Cela ne va franchement pas ! On ne tient pas le bon raisonnement. Faut-il continuer ainsi ? Je ne vois d’autre solution aujourd’hui que de remplacer rapidement du carboné par du non carboné. Le non carboné, ce sont des renouvelables thermiques et le nucléaire que nous avons aujourd’hui. C’est pourquoi je ne suis pas du tout sur le même mode de présentation.

J’ai insisté sur la RT 2012 et j’insiste sur la RE 2020, car c’est vital. Je dis qu’on ne respecte pas les règles européennes. La performance énergétique d’un bâtiment, c’est l’énergie finale consommée et non l’énergie primaire avec le facteur 2,58. Mettez-vous à la place d’un propriétaire de logement électrique voisin d’une famille identique qui est chauffée au gaz, à qui l’on dit que la maison au gaz est performante et que la maison électrique ne l’est pas, alors qu’elle consomme exactement la même quantité d’énergie ! C’est incompréhensible. On trompe les citoyens. Quand on nous dit qu’on va imposer un malus à la vente pour des maisons mal classées et que les dix millions de logements chauffés à l’électricité vont être défavorisés, on est face à un vrai problème. Il va falloir modifier radicalement la RT 2012. Il y a une tricherie de la part du ministère du Développement durable et de l’ADEME à dire que l’énergie primaire, c’est la performance énergétique du bâtiment. Ce n’est pas du tout ce que dit l’Europe.

M. le président Julien Aubert. Pour la clarté de nos échanges, je vous invite à répondre dans l’ordre aux différents points.

M. Jean-Pierre Pervès. Il était important que je dise en quoi ma présentation était différente.

M. le président Julien Aubert. Il est difficile de faire des questions et réponses à la fois sur la RT 2012 et sur le coût de l’éolien en sortie de production, tous sujets extrêmement intéressants.

Monsieur Pervès, estimez-vous avoir répondu à M. Marignac sur les coûts échoués ?

M. Jean-Pierre Pervès. J’attends de voir l’effet des chiffres annoncés. Je suis dans la prospective.

M. le président Julien Aubert. Ce n’est pas très précis.

M. Jean-Pierre Pervès. J’attends de voir. Je n’ai pas ces chiffres-là. Je vois apparaître des prix qui sont ceux du marché mais qui sont sans externalités. Je vois apparaître qu’on fragilise le pilotage du réseau du point de vue français comme du point de vue européen, ce qui m’inquiète pour les dix ans à venir.

M. le président Julien Aubert. Monsieur Marignac, il vous reste à répondre à deux questions.

M. Yves Marignac. On va introduire de la confusion si on discute à la fois coûts et prix.

Je reviendrai sur la différence entre regarder les quinze prochaines années et avoir une vision prospective. Pour tout vous dire, je suis gêné par l’attitude de l’association Sauvons le climat, sur ce point. Aujourd’hui, elle a un scénario à long terme, le scénario Négatep qui, à ma connaissance, n’est pas un scénario de neutralité carbone. C’est un scénario facteur 4 sur le CO2 de l’énergie, donc un scénario qui trace une trajectoire très insuffisante par rapport à notre engagement et à l’objectif de neutralité carbone. Si on veut parler de programmation et de priorité pour les quinze prochaines années, il ne faut pas du tout les penser en référence aux choses les plus accessibles aujourd’hui. On se trompe car on risque de tuer des gisements qui sont indispensables à exploiter pour atteindre les objectifs à long terme.

La question de la rénovation thermique des bâtiments en est le parfait exemple. Renoncer à rénover en profondeur nos bâtiments, si on n’a pas de solution pour décarboner autrement et totalement les bâtiments, c’est se tirer une balle dans le pied. Je le répète, pour nous, cette urgence du long terme guide les priorités et nous amène à dire aujourd’hui quelles sont les priorités d’action, mais ce n’est pas pour cela que nous ne faisons pas de programmation et ce n’est pas pour cela que nous ne disons pas quelles sont les priorités aujourd’hui en termes de politiques et mesures.

Je ne voudrais pas que l’on croie que la différence, c’est que nous ne nous intéresserions qu’au long terme, alors que d’autres, plus pragmatiques, regarderaient le court terme. La différence, c’est que nous inscrivons la programmation de court et de moyen terme dans une trajectoire cohérente pour l’ensemble du système, pour l’ensemble des émissions de gaz à effet de serre à l’horizon 2050, qui est celui de l’atteinte de cet objectif. Cela n’empêche pas que nous soyons d’accord sur l’intérêt de la pompe à chaleur.

En disant que le coût de l’EPR était de 70 euros le MWh, j’ai été extrêmement optimiste. On attend l’actualisation par EDF de l’impact du problème des huit soudures dans les espaces inter-enceintes, mais on estime d’ores et déjà le coût de production de l’EPR en construction à Flamanville très supérieur 100 euros le MW. Le coût de production de la centrale nucléaire d’Hinkley Point, dont le chantier a pourtant démarré beaucoup plus tard, est d’ores et déjà envisagé à un niveau supérieur à celui-là.

Vous demandiez de vous ancrer dans le réel, le concret et dans les constats. Or l’histoire du parc nucléaire français montre une courbe d’apprentissage négative. Nous l’avons documenté sur la base de chiffres que nous avions obtenus d’EDF, à l’époque, où j’ai eu la chance de travailler sur l’analyse du parc nucléaire actuel pour le rapport Charpin-Dessus-Pellat au Premier ministre Lionel Jospin. Les chiffres des coûts de construction de nos réacteurs montrent une courbe d’apprentissage négative. On fait d’ailleurs le même constat aux États-Unis. Donc, l’hypothèse de 70 euros le MW est extrêmement optimiste au regard de l’expérience historique.

Par ailleurs, il n’est pas trop optimiste de considérer que le coût des meilleures énergies renouvelables va se stabiliser à 50 euros le MWh. Ce serait supposer que la courbe d’apprentissage extrêmement rapide qu’elles ont connu ces dix dernières années s’arrêterait brutalement, alors qu’il n’y a aucune raison pour cela. Au contraire, il est très probable que dans les prochaines années, l’écart entre le coût des énergies renouvelables et le coût du nucléaire va s’amplifier au profit des renouvelables. Il s’agit du coût de production, le « coût complet » des nouveaux moyens de production. Il faut évidemment tenir compte système. J’ai répondu sur l’analyse du coût du système énergétique. Si on dirige la focale sur le système électrique, il n’y a pas de différence fondamentale dans l’évolution du coût du système électrique dans une trajectoire vers le 100 % renouvelables telle que nous l’avons chiffrée, y compris en y intégrant des solutions qui, à terme, deviennent essentielles pour tenir compte de l’équilibre du système, après qu’on a épuisé les possibilités de foisonnement des différentes énergies.

Tout à l’heure, on nous a montré un foisonnement ne portant que sur l’éolien. De grâce ! regardons quand même des systèmes renouvelables dans lesquels on joue sur la complémentarité des filières de l’éolien, du photovoltaïque, de l’hydraulique, dont nous avons la chance d’être pourvus en France, avec de la biomasse pilotable. Combinons tous ces éléments. Ajoutons-y du pilotage de la demande, et on fera le lien entre les coûts et les prix. Vous évoquiez des prix de marché négatifs pour l’éolien. Il y a aujourd’hui un vrai problème de design de marché. Le nucléaire et surtout les renouvelables que l’on développe aujourd’hui ont un coût marginal nul. Le développement de grandes capacités installées de ces filières rend très difficile la régulation par des prix de marché qui ont plutôt tendance à s’ajuster sur le coût variable de consommation de combustibles dans les centrales thermiques. Mais les solutions de pilotage de la demande que j’évoque visent à faire coïncider la demande pour les usages pilotables non pas avec les moments de creux de la demande, comme c’est le cas aujourd’hui avec les chauffe-eau mis en fonctionnement la nuit, mais avec les pics de productions renouvelables. Des études montrent que ce faisant, on valorise les capacités renouvelables, on réalise des économies sur l’ensemble du système, notamment au regard du back up, et on régule favorablement le marché par des situations où ces services peuvent être rémunérés à l’usager.

Au-delà de la question des coûts, il faut repenser l’ensemble des mécanismes de régulation du marché. En intégrant le pilotage de la demande et même en intégrant des solutions de stockage, notamment ce sur quoi négaWatt insiste depuis quelque temps, à savoir le Power to Gas, on a devant nous un système qui coûterait moins cher que le redéveloppement d’installations nucléaires.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Qu’entendez-vous par l’expression « tuer le gisement de la rénovation énergétique » que l’on entend régulièrement ?

M. Yves Marignac. C’est une problématique qui monte en France et en Europe. L’analyse par l’agence européenne de l’environnement de la trajectoire carbone des différents pays a souligné une tendance à retenir des actions de court terme qui compliquent l’atteinte de performances à long terme.

Les deux exemples classiques portent sur la rénovation. Il y a toujours l’idée qu’on pourrait faire de la rénovation performante par étapes, mais techniquement, économiquement et socialement, cela ne marche pas bien. Techniquement, parce que la cohérence des différents gestes est rendue plus compliquée, du point de vue de l’enveloppe, du changement de mode de chauffage et d’enjeux liés de ventilation. Économiquement, parce que, comme une grande partie des coûts concerne la mise en œuvre de chantier, le coût global de l’opération est entièrement désoptimisé. Socialement, parce que faire plusieurs fois des interventions sur le même bâtiment à l’échelle de vingt ou trente ans est pesant et rend les opérations moins souhaitables. Il y a une appétence à aller chercher les premières opérations en se disant que c’est toujours cela de gagner, mais à long terme, cela tue le gisement de la rénovation complète et performante du bâtiment.

Le second exemple, qui concerne une grande partie des pays européens, est le remplacement des centrales à charbon par des centrales à gaz. Cela permet des économies de CO2 parce que, de ce point de vue, le gaz est plus performant que le charbon, mais installe dans le paysage de nouveaux équipements qui y sont durablement et réduit la capacité à transformer plus profondément le système électrique à l’horizon 2050. Pour ne pas tuer le gisement, il faut adapter les actions d’aujourd’hui à une trajectoire de long terme atteignant les performances à long terme.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Si je comprends la logique de centrale, je ne comprends pas l’inconvénient des réalisations par étapes. Aujourd’hui, chaque fois que c’est possible, on opte pour la rénovation globale, et quand ce n’est pas possible, on s’oriente par étapes vers la rénovation globale au sein d’un parcours. Selon vous, cela fonctionne-t-il ou pas ?

M. Yves Marignac. Si ce que vous venez de décrire correspondait à ce qui est fait, ce serait très bien. Mais aujourd’hui, on encourage fortement les acteurs à agir par étapes et même par petites étapes. Comme Jean-Pierre Pervès l’évoquait, à chaque fois qu’on rediscute de ces sujets, on réduit la conditionnalité des aides à l’ampleur des gestes et à la performance atteinte. On fait du saupoudrage.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous éprouvez une inquiétude vis-à-vis de la sincérité de la méthodologie que je viens de décrire, c’est-à-dire rénovation globale chaque fois que c’est possible et par étapes, incluses dans un parcours de rénovation énergétique chaque fois que cela ne l’est pas, mais ce fonctionnement vous conviendrait.

M. Yves Marignac. C’est précisément ce qu’on ne fait pas et c’est précisément ce qu’il faudrait faire. Les outils techniques, financiers et d’accompagnement existent.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Monsieur Pervès, vous avez dit à plusieurs reprises que le stockage était de l’ordre du fantasme. Comment avez-vous acquis cette certitude ?

M. Jean-Pierre Pervès. Je me suis contenté de dire que ce n’était pas pour les dix ans qui viennent. Dans le pilotage du réseau français et européen, on confond les réserves et les stockages, qui n’ont pas du tout la même destination. Quand survient un incident, comme la disparation d’une centrale ou la chute d’une ligne, il faut, en quelques secondes, mobiliser de la puissance pour éviter l’effondrement de la fréquence et du réseau. Dix, quinze ou vingt secondes plus tard, on commence à voir apparaître des apports supplémentaires d’énergie parce qu’on a demandé à des centrales à charbon ou nucléaires fonctionnant à 2 % au-dessous de leur puissance de monter brutalement de 2 %, ce qui est parfaitement autorisé par l’autorité de sûreté. Puis, par appels d’offres, on met d’autres machines en route pour compenser celles qui sont tombées. C’est ce que l’on appelle la réserve. Aujourd’hui, les renouvelables peuvent contribuer à la réserve, mais très peu, uniquement pour la réserve primaire, en quelques secondes, avec des batteries. Les batteries peuvent apporter de la puissance mais pour très peu de temps ou à des prix insensés.

En revanche, s’agissant de stockage de l’électricité lorsqu’il y a pénurie de vent durant plusieurs semaines, comme cela s’est produit cette année, il est question de dizaines, voire de centaines de GWh et on entre dans des systèmes beaucoup plus grands. La totalité des barrages français ne représentent que 5 % de notre énergie. Les seules solutions possibles restent la méthanisation, l’hydrolyse ou les pompes à chaleur, mais les rendements actuels sont infimes. Les rendements éoliens et solaires doivent être affectés d’un facteur 3 ou 4. On doit prévoir 4 kWh pour avoir 1 kWh au bout. C’est très compliqué et très cher. Si on voulait faire ici ce qui a été fait en Australie du Sud, il en coûterait des centaines de milliards d’euros.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous considérez-vous comme expert du sujet ou bien avez-vous concaténé des informations pour tirer cette conviction ?

M. Jean-Pierre Pervès. Je suis un généraliste beaucoup plus qu’un expert de tel ou tel domaine. Mais mon association compte des experts en matière de biomasse, d’électricité ou de bâtiment sur lesquels je m’appuie. Je vois la littérature, je travaille beaucoup à titre personnel. J’estime donc avoir un jugement. Dans mon métier, j’ai eu toute ma vie à avoir à juger de programmes dont les créateurs étaient plus compétents que moi.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Je ne doute pas de votre intérêt pour tous ces sujets d’expertise.

M. Jean-Pierre Pervès. Je pense avoir une assez bonne sensation de l’affaire.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Nous sommes d’accord qu’une des inquiétudes qu’on peut avoir à l’encontre des EnR résulte de leur capacité à d’aller vers du stockage crédible, et aujourd’hui, vous avez une sensation de l’affaire. D’énormes budgets sont en jeu et nous devons nous fonder sur plus qu’une sensation du sujet. Depuis beaucoup d’auditions, j’entends des gens asséner un certain nombre d’éléments au sujet du stockage. Or le sujet est extrêmement mouvant, les recherches évoluent très vite. À mon sens, notre information n’est pas suffisamment mature pour affirmer aussi catégoriquement que vous le faites que le stockage, c’est comme si et pas comme ça.

M. Jean-Pierre Pervès. Je n’affirme ni une chose ni une autre. Je dis qu’aujourd’hui, ce n’est pas démontré. Les démonstrations nécessitent des budgets énormes. On doit pouvoir commencer de manière progressive en vérifiant l’augmentation des rendements. L’erreur à ne pas faire est celle qui a été commise en 2006 avec les biocarburants de première génération. Nous pensons qu’il faut engager des activités de R&D en matière de stockage. Aujourd’hui, nous sommes assez loin du compte. De même qu’on parlait de l’efficacité énergétique il y a longtemps, de même, nous ne sommes pas partis sur vingt ou trente ans mais sur cent ans. Quand on voit l’âge du parc immobilier français, quand on sait que la RT 2012 vise un objectif de consommation de 80 kWh par mètre carré et par an, alors que la moyenne actuelle est 240, il est évident qu’on ne l’obtiendra jamais, sauf à tout détruire au profit de constructions neuves. On est très loin du compte !

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Il s’agit de transformer les bâtiments existants en bâtiments à énergie positive.

M. Jean-Pierre Pervès. Je rejoins beaucoup d’arguments de M. Marignac. Mais on disait la même chose il y a dix ans et, depuis, on n’a pas progressé.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Après avoir laissé réagir M. Marignac sur la question du stockage, je vous demanderai sur quoi vous êtes d’accord.

M. Jean-Pierre Pervès. Je suis d’accord sur le fait qu’il faut travailler sur le stockage. Je suis d’accord pour dire que si, dans trente ans, des énergies renouvelables performantes et des moyens de stockage performants qui nous dispensent de nucléaire, pourquoi pas ? Si on n’a plus besoin de gaz, pourquoi pas ? Mais aujourd’hui, en Europe, on est en train de se mettre entre les mains des Russes, des Qatariens et Iraniens pour le gaz.

M. Yves Marignac. La question de la dépendance au gaz importé mais avant tout du pétrole importé est une des raisons pour laquelle nous sommes très favorables au développement du biogaz. Nous avons beaucoup parlé du renouvelable électrique et je vais y revenir, mais j’en profiterai pour souligner que la trajectoire de développement du biogaz est un des points sur lequel la PPE nous semble insuffisante. Dans cette vision optimisée, intégrée, cohérente de transformation du système énergétique, il nous semble que remplacer 75 % de notre énergie qui aujourd’hui s’appuie très majoritairement sur la combustion d’énergies fossiles uniquement par de l’électricité produite à partir d’énergies renouvelables ou d’énergie nucléaire, donc décarbonées, est plus compliqué que jouer à la fois sur le levier de l’électrification et sur le levier de la substitution de la combustion fossile par de la combustion biomasse. Nous étions critiques de longue date sur la question des biocarburants. Aujourd’hui, nous soutenons que le bon usage de la biomasse est du côté de la biomasse solide et du biogaz. D’autant plus que le développement du biogaz fait le lien avec l’utilité du Power to Gas.

C’est mon point d’entrée pour répondre sur la question du stockage. La technologie Power to Gas, est pour nous la clé du bouclage de système énergétique à long terme, uniquement sous l’angle du système électrique et de la nécessité de stocker par électrolyse pour faire de l’hydrogène plutôt que de stocker cet hydrogène directement, ce qui est compliqué, et de le recombiner avec du CO2 pour faire par méthanation de la molécule méthane que l’on va stocker sur notre réseau gaz, lequel a une capacité de stockage de 130 térawattheures, soit un quart de la consommation d’électricité. Mais si on ne le regarde que pour constituer de l’électricité pour boucler le système électrique, ce développement perd une bonne partie de son sens. Pour nous, il a du sens, car il vient contribuer à la disponibilité d’une molécule gaz d’origine renouvelable qui permet de garder du gaz dans l’industrie et de développer l’usage du gaz dans la mobilité.

Dès lors, son périmètre économique apparaît totalement différent. Le premier service est de fournir du gaz dont une partie peut resservir à de l’électricité. Nous avons aujourd’hui toutes les briques pour savoir que, compte tenu du stade actuel de R & D, on aboutira, aux horizons de temps 2035-2040 – moment où nous en aurons besoin de manière cruciale – à disposer de cette technologie. Différentes options sont possibles. Il y a des options chimiques pour la méthanation. Il y a des options très prometteuses à base biologique avec des archées, des micro-organismes qui, nourris avec du CO2 et de l’hydrogène, produisent du méthane. On peut l’installer aux points de purification du biogaz, puisqu’il faut en extraire du CO2 avant de l’injecter dans le réseau. Une synergie est donc possible entre ce CO2, l’hydrogène produit par électrolyse et cette méthanation.

Une logique système se met en place brique par brique. Il reste une incertitude sur les coûts, puisque la fourchette va de 50 à 120 euros le MWh. Mais même dans le haut de la fourchette, cette technologie est performante dans le service qu’elle rend à l’ensemble du système.

Enfin, puisqu’on a évoqué la sécurité, au-delà de l’équilibre entre l’offre et la demande, sur des questions de maintien en tension et en fréquence du système, sur ce sujet très pointu dont je ne suis pas spécialiste, j’observerai seulement des développements intéressants. On est peut-être moins avancé en termes de R&D, donc d’assurance et de garantie, mais des éléments nous permettent d’ores et déjà de penser qu’un système électrique tout renouvelable pourrait fonctionner et fournir les mêmes niveaux de sécurité, avec d’autres outils, notamment une synchronisation des onduleurs des panneaux photovoltaïques. De tels dispositifs sont déjà testés à grande échelle pour vérifier qu’ils peuvent apporter les mêmes services que ceux fournis aujourd’hui par les machines tournantes évoquées par Jean-Pierre Pervès. Toutes les briques se mettent en place pour penser qu’on peut aller vers le 100 % de renouvelables.

La question politique n’est pas de choisir dès aujourd’hui d’y aller à coup sûr et de renoncer à tout prix à un autre système, mais d’avoir suffisamment confiance dans la possibilité de ce système pour prendre cette voie, en sachant qu’on a encore au moins dix ans devant nous avant de décider de s’y engager définitivement. Mais si l’on prenait d’autres décisions dans les dix ans qui viennent, on renoncerait définitivement d’aller vers ce 100 % renouvelables.

M. le président Julien Aubert. Vous avez parlé du tarif du MWh. N’est-ce pas un peu biaisé dans le sens où, quand vous investissez dans le nucléaire, c’est sur quarante ou soixante ans, et quand vous investissez dans de l’éolien, c’est sur vingt ans ? Doit-on prendre pour élément de comparaison le coût de production, indépendamment du coût d’investissement initial et de son amortissement ?

En février dernier, il y a eu pénurie de vent en Europe pendant quatre jours et l’on est passé à deux doigts d’un black-out, ce qui tend à rendre nulle la théorie du foisonnement. Cela ne remet-il pas en cause votre logiciel de 100 % d’énergies renouvelables ? Force est de constater que lorsqu’il n’y a pas de vent en France, il n’y a pas de vent en Allemagne, comme l’a montré une étude présentée par Jean-Marc Jancovici.

Vous avez clairement dit : nous, on fait de la neutralité carbone et le scénario Négatep prévoit un facteur 4. A‑t‑on intérêt à être le bon élève ? Vous évoquez le groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) mais il faut toujours voir le point d’où on est. Si, sur une classe scolaire, on déterminait que l’on devait perdre globalement une tonne de graisse mais que vous pesiez 30 kg, il serait compliqué de passer de 30 à 15 kg si celui qui pèse 120 kg décide d’en perdre 5. Vous seriez sur un lit d’hôpital, lui aurait légèrement minci mais vous n’auriez pas obtenu la tonne. Ne serait-il pas plus raisonnable de prendre notre part de l’effort, de réduire nos émissions de CO2 et d’être conscients que, quand bien même nous unifirions nos émissions, nous ne toucherions que quelques dix-millièmes de température ?

M. Yves Marignac. Quarante ans de fonctionnement pour un EPR versus quinze ou vingt ans pour un parc éolien : c’est une critique que j’avais faite à l’époque où la direction générale de l’énergie et des matières premières (DGEMP) réunissait un groupe de travail pour examiner le coût complet des moyens de production de l’électricité. Nous avions alors comparé un EPR sur soixante ans avec, non pas des éoliennes sur vingt ans, mais trois parcs successifs d’éoliennes sur soixante ans, et l’avantage revenait à l’éolien. Chaque parc éolien nouveau bénéficie d’une performance technique supérieure. Je vois Jean-Pierre Pervès faire non de la tête. Je mettrai volontiers à la disposition de la commission d’enquête l’analyse que nous avions faite à l’époque. C’est un avantage des technologies renouvelées souvent sur les technologies de type EPR qu’on fige pour soixante ans, voire quatre-vingts et quatre-vingt-dix ans quand on considère non pas un EPR mais un parc.

Je ne discuterai pas ici de la réalité du risque de black-out dans l’épisode que vous évoquiez. Il ne faut pas dramatiser. Je vous renvoie aussi à ce que dit RTE, à savoir que le risque premier aujourd’hui pour la sécurité du système électrique français, c’est un degré d’erreur dans la prévision de température lors des pics de froid, qui entraîne un surcroît de consommation pratiquement équivalent à deux réacteurs. L’autre paramètre redimensionnant, c’est la panne simultanée, à quelques minutes d’intervalle, de deux réacteurs du parc français, et non une indisponibilité de l’éolien. Avec les énergies renouvelables, variables mais dont la variabilité est en grande partie prévisible, ce n’est pas facile dans la situation actuelle, mais on peut se préparer à de tels événements. Je ne crois pas qu’il y ait réellement de perspective d’augmentation des black-out dans ce système. Toutefois, nous avons discuté d’un système tel qu’il existe aujourd’hui et tel qu’il peut exister en 2050. Entre les deux, il y a un jeu de transformation du système, on passe par des situations potentiellement dégradées et il faut être très vigilant sur les décisions à prendre pour ne pas perdre le fil.

Quant à l’intérêt d’atteindre la neutralité carbone, je répondrai en trois points.

Premièrement, c’est quand même un engagement de la France pour elle-même, puisque c’est l’objectif du plan carbone et, si je ne m’abuse, ce que votre Assemblée vient de voter en première lecture dans le cadre de l’examen du projet de loi relatif à l’énergie et au climat.

M. le président Julien Aubert. La majorité !

M. Yves Marignac. C’est le sens de l’engagement de la France dans l’accord de Paris. C’est sa responsabilité, y compris de par son poids historique dans les émissions, de le faire.

Deuxièmement, viser la neutralité carbone tel qu’on le décrit ici, c’est rendre notre système plus résilient aux crises qui peuvent affecter le système énergétique et l’approvisionnement en énergie, en matières premières dans le cadre de l’équilibre agricole, etc. Rendre notre système plus résilient en allant vers la neutralité carbone, non comme un objectif en soi mais, comme je le disais tout à l’heure, en cohérence avec une recherche globale de soutenabilité, c’est dans notre intérêt, même si les autres pays ne tiennent pas le même engagement.

Troisièmement, nous sommes tout de même liés par une solidarité avec l’ensemble de l’Union européenne.

M. le président Julien Aubert. C’est un argument juridique !

M. Yves Marignac. L’Union européenne se dirige vers la neutralité carbone. Quand vous observez les potentiels des différents pays pour atteindre la neutralité carbone, et nous avons commencé à le faire dans le cadre d’un projet de scénario européen, la France est l’un des pays d’Europe les mieux dotés de ce point de vue. C’est aussi notre responsabilité d’aller aussi loin que possible dans ce domaine et de prendre notre part de l’effort, même si, pour rejoindre votre comparaison avec les pays voisins, il y a différentes façons de regarder les choses. Si on regarde le niveau d’émissions, on peut considérer statistiquement la France comme un élève ayant des résultats plutôt satisfaisants en comparaison d’autres voisins. Si on regarde la baisse des émissions, depuis 1990, l’Allemagne a beaucoup plus contribué à baisser les émissions mondiales que la France.

M. le président Julien Aubert. Je vous parle du poids de la France !

M. Yves Marignac. L’Allemagne contribue plus aux émissions que la France, mais contribue davantage à les réduire que la France.

M. le président Julien Aubert. Quand on a fait des traités de réduction des armements nucléaires, la France, qui a soixante ogives, ne s’est pas amusée à dire : je vais passer de soixante à quatre parce que les Américains passent de 4 000 à 2 000 ou les Russes de 4 000 à 2 000. Nous nous sommes toujours tenus à l’écart de ces accords, parce que nous n’étions pas dans les mêmes dimensionnements. Et ce n’est pas parce que la France réduirait de moitié le nombre de ses ogives nucléaires, avec les États-Unis ou l’ex-URSS dotés d’un parc nucléaire terrible, que la sécurité mondiale serait plus assurée.

M. Yves Marignac. Pour parler de sécurité, dans la mesure où la France n’est pas dotée de ressources en hydrocarbures et de ressources en uranium, même si aujourd’hui, ses approvisionnements dans ces domaines sont plutôt sécurisés, se rendre indépendante de ces ressources est une manière de viser sa sécurité à long terme, indépendamment de ce que font les autres.

M. le président Julien Aubert. Vous avez raison de dire que c’est notre intérêt de décarboner et d’être moins dépendant de l’approvisionnement en hydrocarbures. La question est celle de la poussée de l’effort. Il est différent de prévoir un scénario pour essayer de minimiser la vulnérabilité aux importations carbone et un scénario visant, demain ou dans trente ans, à équilibrer les émissions et les absorptions.

M. Jean-Pierre Pervès. Quand on dit que l’Allemagne a progressé plus vite que la France, on oublie que c’est en arrêtant toutes les usines d’Allemagne de l’Est et que ce n’est pas en réalisant des progrès gigantesques.

M. Yves Marignac. Pas seulement !

M. Jean-Pierre Pervès. Très massivement !

Quand on dit que les éoliennes vont progresser en permanence, il existe une loi de la physique, la limite de Betz pour les éoliennes. Il y a six ans, le facteur de charge moyen était de 23 % par an et il est aujourd’hui de 23 % par an. C’est le même rendement.

M. Yves Marignac. On fait des éoliennes surtoilées qui ont un bien meilleur rendement qu’il y a une dizaine d’années.

M. Jean-Pierre Pervès. Il suffit de regarder la production globale du parc français.

Dans les dix ans qui viennent, l’idée de la valeur tutélaire du carbone devrait nous piloter, sinon ce sera un massacre financier pour la France. C’est un massacre quand je disais que 10 millions de logements chauffés électriquement vont être punis, je ne sais pas pourquoi.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. J’entends que l’on dise que l’électricité a du sens, parce qu’elle est décarbonée. Je suis d’accord que le mix électrique est un atout en France, mais vous avez dit à plusieurs reprises qu’il n’était pas intéressant d’agir pour réduire la consommation énergétique. Avez-vous un intérêt à la production ?

M. Jean-Pierre Pervès. Je n’ai jamais dit que ce n’était pas intéressant, j’ai dit que ce serait long parce que ce serait très coûteux et qu’on ne progressera dans la réduction du CO2 que par la substitution. La substitution, c’est l’énergie thermique, le biogaz, l’électricité éolienne et solaire ajoutée.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Dans votre carrière, avez-vous travaillé de près ou de loin dans le nucléaire ?

M. Jean-Pierre Pervès. Bien sûr ! Si vous avez bien regardé mon transparent, vous avez vu que j’ai été directeur du centre de recherche de Saclay.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Je comprends pourquoi vous en parlez aussi bien.

M. Jean-Pierre Pervès. Non, je parle ici du climat !

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. C’est un prisme et je suis très heureuse que nous ayons eu cette conversation comme nous l’avons eue à plusieurs reprises avec d’autres intervenants. On a l’impression, dans certaines présentations, qu’hors du nucléaire il n’est pas de scénario raisonné vis-à-vis du climat. Si on est pro-scénario climatique positif, on est forcément pro-nucléaire. Existe-t-il un antinucléaire ayant une vision positive pour le climat ? Merci à tous les deux pour vos argumentaires.

M. Jean-Pierre Pervès. Vous m’avez entendu dire deux choses : ce qu’on aura dans les dix ans qui viennent et, si dans vingt ou trente ans, on a trouvé la solution miraculeuse pour associer avec succès les renouvelables avec du stockage, ce sera très bien.

M. Yves Marignac. La question n’est pas d’être pro ou antinucléaire, la question n’est pas d’être pro ou anticlimat, elle est de réfléchir à la soutenabilité globale à long terme de notre système.

M. le président Julien Aubert. Merci.

Laudition sachève à vingt heures quinze.

*

*     *


24.   Audition, ouverte à la presse, des représentants de la Caisse des dépôts et consignations : M. Antoine Troesch, directeur des investissements de la Banque des territoires, M. Emmanuel Legrand, directeur des investissements « transition énergétique et écologique » de la Banque des territoires, et M. Phlippe Blanchot, directeur des relations institutionnelles (11 juillet 2019)

Laudition débute à neuf heures dix.

M. le président Julien Aubert. Bonjour et bienvenue à tous !

Notre audition de ce matin va s’attacher au financement des projets favorables à la transition énergétique dans les territoires.

Nous recevons des représentants de la Caisse des dépôts et consignations : M. Antoine Troesch, directeur des investissements de la Banque des territoires, M. Emmanuel Legrand, directeur des investissements « transition énergétique et écologique » et M. Philippe Blanchot, directeur des relations institutionnelles.

Créée en 2018, la Banque des territoires a notamment pour rôle le financement de prêts et d’investissements des collectivités locales, en particulier au titre de leur politique de transition énergétique, qu’il s’agisse de développement d’énergies renouvelables ou de réduction de leur consommation énergétique.

À quelles conditions, notamment de visibilité à long terme et de lissage des prix de marché de l’énergie, le banquier est-il prêt à s’engager dans le financement de projets de développement d’énergies renouvelables ? J’espère que vous serez en mesure de nous apporter une réponse.

Nous allons vous donner un temps d’exposé liminaire d’une quinzaine de minutes, puis les membres de la commission d’enquête vous interrogeront à leur tour. Vous entendrez tout d’abord mes questions, suivies par celles de Mme Meynier-Millefert et des membres de notre commission qui nous auront rejoints, j’espère, d’ici là.

Je devrai m’absenter à dix heures et quart. Le vice-président, M. Thiébaud, du groupe majoritaire complétera les propos de Mme la rapporteure, qui appartient également au groupe majoritaire. Preuve de la très grande tolérance de l’opposition dans cette maison !

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ». Ne sont concernés que ceux qui prendront la parole.

(M. Antoine Troesch et M. Emmanuel Legrand prêtent successivement serment.)

Cette commission d’enquête ayant pris acte de votre serment, nous sommes tout ouïe !

M. Antoine Troesch, directeur des investissements de la Banque des territoires (Caisse des dépôts et consignations). Dans un premier temps, je dessinerai le contexte dans lequel la Banque des territoires investit dans le secteur des énergies nouvelles renouvelables ; dans un second temps, M. Emmanuel Legrand décrira plus précisément notre stratégie d’intervention.

L’investissement dans les énergies renouvelables s’inscrit assez naturellement dans la démarche de la Banque des territoires dont vous venez de rappeler la naissance et la mission. Il forme l’un de nos objectifs stratégiques.

En créant la Banque des territoires, la Caisse des dépôts a voulu marquer sa volonté d’avoir un impact concret sur les territoires par un effet de levier, le meilleur possible, afin d’être créatrice de valeurs financières environnementales et sociétales à long terme.

Le directeur général de la Caisse des dépôts et le directeur de la Banque des territoires ont placé la lutte contre les fractures territoriales au cœur de la stratégie. C’est, bien sûr, une des missions historiques de la Caisse des dépôts ; dans le contexte actuel, elle est plus que jamais nécessaire. Nous pensons que nos investissements dans les énergies renouvelables y participent, et d’ailleurs la transition socio-environnementale a été identifiée par le Commissariat général à l’égalité des territoires comme l’un des six facteurs de la cohésion territoriale.

Notre activité est historique, elle est aussi complémentaire du marché.

Précision liminaire : la Banque des territoires investit sur les fonds propres de la Caisse des dépôts, avec des prises de participation dans les sociétés « projets d’énergies renouvelables ». Les premiers investissements remontent à 2006. À l’époque, quelques millions d’euros étaient investis dans des projets relatifs à l’éolien, au photovoltaïque et à la biomasse. Depuis, le rythme a fortement crû, jusqu’à 40/50 millions d’euros par an dans les années 2010 et à un rythme annuel de 100 à 150 millions d’euros d’investissements en fonds propres depuis 2015. Notre effet de levier, d’environ 7, représente un montant d’investissement d’un milliard d’euros par an en faveur des projets des territoires.

Ces investissements ont concerné toutes les filières : éolien, photovoltaïque, dont on parle beaucoup, mais aussi géothermie, biomasse, bois, méthanisation.

La Caisse des dépôts a d’ailleurs été l’un des premiers investisseurs à soutenir cette filière très locale et très industrielle, puisque, dès 2003, nous avons accompagné le développement d’un des premiers projets dans ce domaine.

D’une façon générale, les investissements de la Caisse des dépôts ont aussi permis d’amorcer le développement d’entreprises dans le domaine. C’est ainsi que nous avons permis l’émergence de sociétés comme Quadran, Neoen ou Albioma. C’est donc un investissement ancien de la Caisse des dépôts. La stratégie et la création de la Banque des territoires s’inscrivent dans cet historique.

Nous accompagnons une nécessité économique. Parfois, le marché sait accompagner ce développement, mais dans la structuration de filières nouvelles, il faut souvent combler la carence du marché. C’est aussi une des missions historiques de la Caisse des dépôts.

Dans ce contexte, la légitimité d’intervention de la Banque des territoires est renforcée par la loi. La mission de la Caisse des dépôts, qui est un établissement public sui generis, est d’appuyer les politiques publiques de l’État mais aussi celle des collectivités territoriales. À ce titre, la Caisse des dépôts respecte la feuille de route de l’accord de Paris, en accompagnant les territoires dans leur développement bas carbone et en répondant aux enjeux du changement climatique. Dans le contexte de l’examen de la loi PACTE, le législateur a voulu clairement inscrire cette mission dans la liste des missions de la Caisse des dépôts. L’article L. 518-2 du code monétaire et financier indique que la Caisse des dépôts doit contribuer au développement économique local et national, et particulièrement dans les domaines du développement durable.

Nos modalités d’intervention sont spécifiques. La Banque des territoires accompagne de nombreux projets d’avenir : construction d’infrastructures, équipements, réseaux, valorisation et transformation du patrimoine du pays, développement de l’innovation sociale et technologique. Nous intervenons essentiellement en tant que partenaires minoritaires, ce qui permet cet effet de levier de 7, à l’instant évoqué.

Au titre des énergies renouvelables, nous prenons en compte plusieurs critères, en suivant très précisément la feuille de route de la transition énergétique.

Premièrement, nous contribuons à augmenter la part des EnR dans le mix énergétique. Encore faible à ce jour, nous nous efforçons d’accompagner cette montée en puissance, les outils de production, mais aussi les fonctions connexes comme le stockage, les réseaux intelligents, le pilotage des réseaux et l’intégration au marché.

Deuxièmement, nous essayons d’aider le pays à constituer un outil de production pérenne. J’en ai parlé, nous avons accompagné des entreprises du secteur ; nous pensons que ce sont des actifs stratégiques et nous essayons d’avoir une vision de long terme.

Troisièmement, nous œuvrons à la solidité du modèle économique et des partenaires. Vous n’êtes pas sans savoir que, dans ce secteur, les modèles de multiples entreprises sont assez fragiles. Aussi, l’intervention de la Caisse des dépôts, permet-elle de les solidifier, notamment dans certaines filières. Pour la biomasse et la méthanisation, nous avons fortement contribué à soutenir les petites et moyennes entreprises (PME) et les entreprises de taille intermédiaire (ETI) intervenant dans le secteur.

Quatrièmement, la Banque des territoires est animée d’une volonté forte de se doter d’un portefeuille énergétique diversifié, donc pas uniquement exposé, par exemple, à l’éolien ou au photovoltaïque mais d’être présent sur l’ensemble des filières de façon très cohérente avec les objectifs fixés par la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE).

Cinquièmement, la Banque des territoires recherche l’équilibre territorial du portefeuille. Elle a vocation à servir tous les territoires. Nous essayons de faire en sorte que le portefeuille d’énergies renouvelables couvre l’ensemble du pays, en fonction de ses spécificités. La production d’énergies renouvelables dépend d’aléas climatiques, mais aussi de bassins d’entrants, notamment dans les filières bois ou déchets. Aussi veillons-nous à ce que la répartition géographique de notre portefeuille optimise cette gestion des aléas climatiques et la disponibilité locale des intrants, de sorte à toucher tous les territoires.

Enfin, nous essayons d’accompagner l’innovation dans ce secteur, afin de contribuer à la baisse des coûts et à la diminution du coût au mégawattheure.

La Banque des territoires fait partie du groupe Caisse des dépôts et sa stratégie est étroitement liée à la stratégie de Bpifrance, une filiale de l’État et du groupe Caisse des dépôts qui intervient dans l’accompagnement des entreprises du secteur.

Je terminerai mon propos en évoquant l’acceptabilité sociale de notre action. Être à l’écoute des projets des territoires et des projets des citoyens est dans l’ADN de la Banque des territoires. À ce titre, nous avons voulu lancer avec l’ADEME des dispositifs favorisant les financements citoyens. Nous avons lancé le dispositif ENRCIT qui permet un accompagnement méthodologique à l’émergence de projets d’EnR citoyens et met à disposition un fonds de dix millions d’euros afin de financer la phase de développement des projets. De la même manière, nos investissements aident les collectivités locales dans les projets d’énergies renouvelables, à travers les sociétés d’économie mixte dans lesquelles nous sommes actionnaires. Par exemple, l’année dernière, auprès du groupe public Sorégies, le fournisseur d’énergie du département de la Vienne, nous avons acquis un certain nombre d’ouvrages d’hydroélectricité ; nous venons également avec la SEM West Energies d’acquérir un parc photovoltaïque.

Nous sommes très attentifs à la qualité du dialogue local ; dans le cadre des projets, nous poussons très fortement nos partenaires à nouer le dialogue local et à prendre le temps de la concertation. Cela se traduit de manière positive, pensons-nous, pour les projets dans lesquels nous sommes investis. Je citerai notamment le développeur JPee avec lequel nous sommes partenaires, et dont les projets suscitent très peu de recours.

Plus généralement, la Caisse des dépôts et la Banque des territoires considèrent que la rentabilité n’est qu’un critère parmi d’autres de l’investissement. Ayant la chance de présider le comité d’investissement, je m’appuie sur des critères de rentabilité, mais aussi sur des critères extra-financiers pour prendre les décisions d’investissement.

Ces critères sont les suivants : préservation des équilibres écosystémiques et climatiques ; cohésion sociale et territoriale ; emplois créés ; nombre de mégawattheures décarbonés produits par an ; nombre de tonnes de CO2 évités, etc.

Je laisse la parole à Emmanuel Legrand qui va décrire plus précisément notre portefeuille et notre stratégie d’intervention.

M. Emmanuel Legrand, directeur des investissements « transition énergétique et écologique » de la Banque des territoires (Caisse des dépôts et consignations). Préalablement, je rappelle que nous intervenons plus largement dans la transition énergétique, dans la production d’énergie avec les EnR, mais aussi dans l’efficacité énergétique des sites industriels ou des bâtiments, dans les réseaux de distribution d’énergie, notamment les réseaux de chaleur et de froid – je citerai le réseau d’Amiens dans lequel nous avons investi avec Engie Cofely. Nous intervenons en faveur de la mobilité douce. À cet égard, nous avons pris une participation pour aider l’émergence de la société Hype, qui gère la flotte de taxis hydrogènes circulant dans Paris. Nous intervenons également dans les services innovants et la gestion des déchets de l’eau. Les énergies renouvelables restent néanmoins l’essentiel de nos investissements en montant et en nombre de projets.

Nous essayons toujours d’être utiles à tout ce qui peut servir la mutation de nos systèmes énergétiques et leur financement sur la base de trois lignes directrices.

Premièrement, être un investisseur public de référence des grands projets structurants dont le pays a besoin. Nous avons pour ambition de soutenir les grands projets structurants sur notre territoire. Parfois, les grandes infrastructures énergétiques ont besoin d’un investisseur institutionnel public de long terme. Je citerai deux exemples : l’éolien offshore posé flottant. Par exemple, nous sommes actionnaires du projet éolien offshore flottant de Leucate, aux côtés de Engie et DPR pour aider à l’émergence de cette filière.

Nous avons également candidaté à l’appel d’offres de Dunkerque aux côtés de l’électricien public suédois Vattenfall, que nous avions choisi parce qu’il est connu pour faire baisser les prix de rachat de l’électricité demandés pour équilibrer un projet.

Au titre des grands ouvrages d’hydroélectricité, depuis 2001, la Caisse des dépôts est un actionnaire important de la Compagnie nationale du Rhône, mais au-delà de la CNR, nous sommes évidemment à la disposition de l’État et du pays pour faciliter l’avenir des grandes concessions d’hydroélectricité. Nous avons déjà largement travaillé avec les services de l’État pour être prêts en cas de lancement des projets d’essaimage qui étaient prévus par la loi de 2016.

Le deuxième axe est d’être un partenaire essentiel de la transition énergétique des territoires. L’une de nos priorités vise à accompagner les collectivités locales dans la définition de leur stratégie et dans la mise en œuvre de leurs moyens d’action, dans les énergies renouvelables, les réseaux de distribution ou l’efficacité énergétique, notamment des bâtiments tertiaires. En effet, les collectivités locales sont amenées à jouer un rôle croissant dans le paysage énergétique français en raison de l’évolution de leurs prérogatives, voulue par le législateur, mais aussi des réalités technologiques. La production d’énergie sera à l’avenir beaucoup plus diffuse et des ruptures, comme l’arrivée massive des véhicules électriques, impacteront des infrastructures sur les territoires. De par leur connaissance précise du territoire et de ses habitants, de ses acteurs économiques publics et privés, les collectivités territoriales sont les mieux placées pour développer un véritable aménagement énergétique des territoires.

De nombreuses collectivités souhaitent aller au-delà de leur rôle de planificateur pour s’engager dans la production d’énergies renouvelables ou la gestion des réseaux. Depuis très longtemps, la Caisse des dépôts est présente aux côtés de certaines collectivités comme actionnaire des grandes entreprises locales de distribution (ELD). Nous sommes actionnaire à Metz, dans la Vienne, à Grenoble ou à Dreux, par exemple. Ces ELD ont développé des activités de production d’énergie renouvelable, souvent à partir de filiales dont la Banque des territoires est également actionnaire. Je peux citer Energreen pour l’UEM à Metz.

Plus récemment, plusieurs régions ont mis en place des fonds régionaux pour investir dans les énergies renouvelables, avec le soutien de la Banque des territoires : Oser en Auvergne et Rhône-Alpes ; Eilañ en Bretagne, MPEI en Occitanie ou Terra Energies en Nouvelle-Aquitaine.

La Banque des territoires a répondu favorablement à de nombreuses sollicitations de création de sociétés d’économie mixte (SEM) départementales, souvent à l’initiative des syndicats d’énergie qui disposent de compétences sectorielles. Ainsi, dans le Finistère, le Morbihan, l’Aude, la Dordogne – je ne citerai pas tous les départements concernés –, nous avons accompagné la création de SEM dédiées aux énergies renouvelables. Aujourd’hui, nous sommes actionnaires d’une dizaine de SEM ou de filiales de SEM qui investissent dans les EnR aux côtés des collectivités locales.

Le troisième axe, que je n’aurai sans doute pas le temps de développer en totalité, mais sur lequel nous pourrons revenir, c’est que nous souhaitons accompagner l’émergence de solutions innovantes. Je mentionne le travail que nous avons fait aux côtés de Rennes Métropole, Langasolar, Schneider Electric ou d’autres acteurs, pour développer le projet de RennesGrid sur le quartier de Ker Lann à Rennes, un projet visant l’autoconsommation.

Tels sont nos trois axes de priorité d’intervention.

Je terminerai par quelques chiffres. À ce jour, le portefeuille est constitué d’à peu près une centaine de lignes qui représentent une valeur d’environ 400 millions d’euros. En 2018, nous avons investi 170 millions d’euros pour une capacité équivalente à 360 mégawatts.

Deux sujets sont emblématiques : le partenariat avec JPee, un développeur normand. Nous avons libéré des moyens financiers de JPee en rachetant une partie des projets qu’il avait déjà développés qui sont en exploitation et en signant un accord-cadre avec JPee pour financer ses projets futurs, ce qui permet au développeur de se focaliser sur son métier qui est de développer les EnR et de disposer d’une solution financière quand il en a besoin.

Par ailleurs, nous avons investi avec la station de Serre-Chevalier dans un projet territorial multi-énergies ; la station développera des projets éoliens, photovoltaïques ou de l’hydroélectricité pour alimenter ses usages en énergie verte.

J’en viens aux perspectives. Nous voyons le marché évoluer, nous nous y adaptons. Le coût des technologies est globalement en baisse et les revenus nécessaires moins importants, ce qui explique la baisse des attentes sur les tarifs de l’achat d’électricité. Dans le même temps, les rentabilités attendues sur ce type d’actifs sont en baisse et le prix de ces projets est une alternative intéressante de placement, vu les investisseurs, les fonds de pension ou les assureurs. Ces actifs sont devenus intéressants pour placer les liquidités des acteurs.

L’introduction des appels d’offres à la place du guichet ouvert et du complément de rémunération a un effet immédiat : elle permet d’accélérer la baisse des tarifs d’achat. Elle met la pression sur l’ensemble des coûts des projets, elle accélère également la phase de concentration des acteurs. Les économies d’échelle sont un facteur devenu central dans les projets d’énergies renouvelables. Les rachats des petits développeurs par les trois grands groupes français notamment se sont accélérés ces derniers mois.

Face à ce mouvement, nous souhaitons accompagner les collectivités locales et continuons à investir dans les sociétés d’économie mixte, et nous nous interrogerons sur la place que ces acteurs pourront trouver demain en étant en concurrence à travers les appels à projets de la Commission de régulation de l’énergie (CRE), avec de grands groupes tels que ceux que je viens de mentionner.

Néanmoins, dans les années à l’avenir, la Banque des territoires souhaite intensifier son soutien aux grands projets d’infrastructures énergétiques en s’adaptant aux besoins des acteurs publics ou privés et en continuant à investir dans tout type d’EnR, même si nous avons rencontré plus de difficultés sur les EnR de type biomasse qui sont des vrais projets industriels ; pour un financier, les projets sont plus compliqués à gérer que les projets éoliens ou photovoltaïques.

Nous poursuivrons nos efforts pour financer la rénovation énergétique des bâtiments, vaste et complexe sujet s’il en est, mais qui représente un réservoir significatif d’économie d’énergie.

M. le président Julien Aubert. Merci beaucoup.

Vous avez parlé de concentration des acteurs dans le domaine des énergies renouvelables suite à la modification du tarif de rachat en appel d’offres. Pour vous, les trois grands acteurs sont EDF…

M. Emmanuel Legrand. EDF, Engie et Total qui ont procédé à plusieurs acquisitions récemment.

M. le président Julien Aubert. Ont-ils la même stratégie ?

M. Emmanuel Legrand. Ils partent de situations très diverses.

M. le président Julien Aubert. Je crois que l’un d’entre eux est pétrolier !

M. Antoine Troesch. Leur point commun réside dans la volonté de participer à la décarbonation, chacun à son niveau, puisque chacun d’entre eux n’intervient pas de la même manière dans le paysage énergétique. Mais ils ont la volonté d’accompagner la décarbonation et une vraie vision du basculement qui est en train de s’opérer au titre du mix énergétique.

Nous parlons ici de trois acteurs français. Mais nous observons que des acteurs étrangers s’intéressent de plus en plus au territoire français.

M. le président Julien Aubert. Vous êtes des banquiers. Vous étudiez des stratégies d’investissement, vous avez les vôtres. Je suppose que vous vous penchez sur ce que font ces groupes. Vous nous avez d’ailleurs expliqué que cela peut soulever des questions s’agissant des petits acteurs que vous accompagnez. Peut-être votre vision est-elle plus distanciée. Comment qualifieriez-vous la stratégie d’investissement de ces acteurs ?

M. Antoine Troesch. La qualité de ces acteurs se caractérise avant tout par une stratégie industrielle et opérationnelle. Ils sont animés d’une vraie volonté d’accompagner la feuille de route. Il suffit de se reporter à leurs objectifs, que ce soit ceux d’EDF avec le plan solaire ou les positions d’Engie sur les véhicules, autour de 5 gigawatts d’énergie renouvelable. Ce sont eux qui tirent les objectifs globaux de la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE).

Le groupe Engie a opéré une bascule voilà environ dix ans. Le groupe EDF également par la création de la filiale EDF Renouvelables qui est ancienne et qui monte en puissance. Total également s’intéresse à ces sujets depuis longtemps. La montée en puissance se traduit par les montants investis par ces groupes qui sont colossaux et significatifs au regard de la globalité des montants investis.

Je ne perçois pas de différence nette entre les stratégies financières propres à chacun des acteurs industriels.

M. Emmanuel Legrand. Tous les acteurs financiers planifient de la même façon, sous la forme d’une dette « projets » importante, d’au moins 80 % pour les projets photovoltaïques et éoliens. Des nuances peuvent toutefois intervenir sur la façon dont ces projets impactent ou non les bilans des acteurs. Sans doute, le bilan de Total est-il plus robuste que celui d’EDF ou d’Engie. Même si ces projets d’énergies renouvelables peuvent être financés par une dette « projets » – ce qui est essentiel dans le prix de revient de ces projets –, la dette « projets » peut être consolidée ou non dans le bilan de ces acteurs. Peut-être des subtilités différencient-elles la stratégie de ces acteurs.

M. le président Julien Aubert. Avez-vous l’impression que les dispositifs mis en place aujourd’hui par l’État, notamment pour donner de la visibilité aux investisseurs dans le domaine des énergies renouvelables, seraient susceptibles de perturber une concurrence pure et parfaite dans ce domaine ? Pensez-vous que, dans quelques mois ou années, le marché sera un marché comme un autre, mettant en jeu des acteurs qui s’affronteront et se battront sur les marges ou des éléments sont-ils encore aujourd’hui susceptibles de modifier la concurrence ? Pensez-vous que ces acteurs essayent de profiter de la nature particulière de ce marché ? Je vous livre quelques exemples que j’ai à l’esprit.

À l’occasion d’un vote sur un texte relatif à l’énergie et au climat et d’un débat sur le rachat du prix de l’électricité nucléaire, nous avons relevé que des amendements provenaient de Direct Énergie, qui est une filière de Total. On peut penser que Total et EDF débattent à ce sujet.

Vous aidez l’éolien en mer, des renégociations se sont engagées. EDF est un groupe public. La relation avec l’État peut être compliquée, qui souhaite éventuellement aider une filière à émerger, la situation n’étant pas la même pour un groupe qui n’est pas public. Vous qui êtes extérieurs, avez-vous l’impression que le marché est totalement concurrentiel ou des éléments empêchent-ils qu’il se déploie pleinement pour des raisons financières ?

M. Antoine Troesch. Il existe un marché par filière et les situations diffèrent très fortement selon les filières. Certaines sont matures comme l’éolien terrestre ou le photovoltaïque, d’autres sont à forte teinte industrielle et locale, telles que la biomasse et la méthanisation ; d’autres encore sont émergentes telles que la filière hydrogène, la géothermie, la filière éolienne offshore.

Il s’est passé beaucoup des choses au cours de ces dix dernières années, il s’en passera encore beaucoup ces dix prochaines années.

Les grands groupes sont entrés sur ce marché en acquérant nombre de sociétés, qui se sont constituées et qui ont aidé à la structuration du marché. Elles ont été aidées par la Caisse des dépôts.

La croissance organique de ces sociétés permet la structuration du marché. Je pense aux filières photovoltaïque et éolienne on shore. On assiste à « une commodotisation » d’un certain nombre de filières. Par « commoditisation », j’entends que le marché se normalise, rendant moins nécessaire l’intervention financière de la puissance publique. En effet, les coûts ont baissé, notoirement ceux des panneaux photovoltaïques, ce qui ne s’est pas toujours accompagné d’une production locale – c’est regrettable. La recherche et développement se poursuivent. Je citerai les efforts du Centre d’énergie atomique et d’autres acteurs en faveur des panneaux de nouvelle génération.

Les coûts ont donc baissé et des économies d’échelle sont à l’œuvre. Les rendements se sont stabilisés et ont commencé à intéresser des acteurs privés, y compris des financiers qui avaient parfois un ADN différent de celui de la Caisse des dépôts. En abordant ce secteur il y a dix ou quinze ans et en acceptant de prendre un risque supérieur à sa rentabilité attendue, la Caisse des dépôts était pionnière. Sa résilience a payé. Aujourd’hui, les filières de l’éolien et du photovoltaïque se sont structurées, des acteurs financiers classiques arrivent sur le marché, obtiennent des rentabilités classiques qui suivent les grandes infrastructures. La baisse des taux a aussi largement participé à la baisse des objectifs de rentabilité de ces acteurs.

Sur le jeu de la concurrence, vous connaissez mieux que moi la situation particulière du mix énergétique de notre pays. Nous sommes dans « un équilibre » permanent, si je puis dire. Nous pensons que les tarifs proposés sur les actifs brownfield, c’est-à-dire les actifs existants, permettent de stabiliser ces filières, de les rendre attractives pour des financiers, sans pour autant que les rendements soient hors marché. Ils permettent de continuer à croître, mais dans une logique où les tarifs continueront de baisser. C’est ainsi qu’à un moment donné on rejoindra le marché. C’est ce que l’on observe donc quand on se réfère aux portefeuilles de certains acteurs. Pendant encore une dizaine d’années, différents tarifs cohabiteront sur le marché, et puis le tarif du marché s’appliquera, ce qui sera positif pour le consommateur final.

M. le président Julien Aubert. Vous avez évoqué le partenaire industriel Vattenfall. Vous n’avez pas remporté l’appel d’offres.

M. Antoine Troesch. Hélas non ! C’est le jeu de la concurrence.

M. le président Julien Aubert. À cet égard, deux questions. Vous avez expliqué que vous étiez associés à cet acteur parce qu’il était performant pour faire baisser les coûts. Quand on s’associe à un acteur qui est particulièrement bon dans son métier, on pourrait se dire qu’il va remporter l’appel d’offres. Comment expliquez-vous que cela n’a pas été le cas et pourquoi ne vous êtes-vous pas associés à un acteur français puisque vous nous avez expliqué que des géants pouvaient relever le gant ?

M. Antoine Troesch. Nous avons cité un nom en exemple, mais nous sommes en partenariat avec tous les groupes du secteur qui deviendront des acteurs importants tout en soutenant les PME et les petits groupes. Par exemple, nous avons soutenu et été actionnaires pendant longtemps du développeur Valeco. Nous avons cédé notre participation cette année après avoir porté cet acteur pendant une dizaine d’années.

Pour vous répondre sur notre partenariat avec Vattenfall, je dirai que ce fut l’appel d’offres le plus concurrentiel que le pays ait connu. Huit candidats avaient fait une offre. Les grands groupes EDF et Total étaient présents mais aussi des groupes étrangers, tels que Shell ou Ørestad, donc un actif attractif. Nous avons perdu, cela arrive. Cela dit, les fourchettes de prix étaient très basses, ce qui démontre que l’éolien offshore, sur certains projets, est en mesure de proposer des coûts relativement bas. Nous avons perdu face à un groupe qui cherche à ancrer sa présence dans ce secteur et qui proposera, pensons-nous, un tarif très compétitif. Il convient de souligner que ce champ revêt une spécificité. On connaît les qualités du vent de la Mer du Nord. Dunkerque est un champ qui possède de grandes qualités d’un point de vue de la productibilité.

M. le président Julien Aubert. Étiez-vous associés à la première négociation ?

M. Antoine Troesch. Nous sommes présents dans d’autres parcs, tels que celui de Saint-Brieuc, du Tréport ou de Noirmoutier.

M. le président Julien Aubert. Comment expliquez-vous la très grande différence de tarifs de rachat ? À l’issue d’une négociation il y a quelques mois, le mégawattheure de l’éolien s’affichait à 150 euros, six mois plus tard à 50 euros. Je veux bien que les vents ne soient pas les mêmes partout, mais, en l’occurrence, la marche franchie est importante.

M. Antoine Troesch. Cette question a suscité de nombreux de débats et a conduit à une renégociation. La lenteur avec laquelle émergent ces projets fait que bien des choses se sont passées entre l’attribution de ces projets et la situation actuelle, notamment du côté des turbiniers où le paysage a été relativement bouleversé et surtout des technologies utilisées. On parlait de turbines de 5 mégawatts, on parle aujourd’hui de turbines de 10 ou 12 mégawatts. Le grossissement de la taille des turbines a permis des économies assez élevées. Par ailleurs, d’énormes progrès ont été réalisés sur le plan de l’exploitation et de la maintenance des éoliennes. Ce peut être des éléments d’explication. Par ailleurs, il convient de prendre en compte la situation spécifique du parc de Dunkerque. On retrouve en Belgique et aux Pays-Bas des coûts relativement similaires à ceux de Dunkerque.

M. le président Julien Aubert. Vous avez indiqué que la rentabilité n’était pas l’élément central de vos décisions, ce qui honore un banquier ! Rares sont les investisseurs qui ne réfléchissent pas uniquement en termes de rentabilité.

Vous avez évoqué le parc de Noirmoutier. Nous avons reçu les pêcheurs de Noirmoutier ici même, qui nous ont expliqué qu’ils avaient une activité de pêche côtière et que les zones où sont implantées les éoliennes risquent de les exclure. Ils ont considéré que l’on ne prenait pas en compte leur activité. Pourquoi n’intégrez-vous pas dans votre choix d’investissement le critère de l’acceptabilité sociale ? Des projets sont très contestés par les populations locales. N’y a-t-il pas une contradiction à être un acteur public qui investit ou réinvestit l’argent des Français et avoir contre soi une partie substantielle des Français au plan local ?

M. Emmanuel Legrand. C’est évidemment un fait que nous prenons en compte et sur lequel nous essayons de travailler. Avec l’ADEME, nous avons instauré un dispositif citoyen pour mieux associer les citoyens et faire émerger des projets citoyens. C’est un sujet que nous prenons en compte de façon générale.

La question des parcs éoliens offshore est très spécifique, parce que la zone d’implantation du projet est définie par l’État ; ce point faisait partie intégrante du cahier des charges. Dans le cadre de ces projets, le travail avec les industriels, auprès desquels nous insistons fortement, consiste à entretenir un dialogue continu avec les acteurs locaux – les pêcheurs, les collectivités territoriales du littoral – pour faciliter l’acceptabilité du projet. Je prendrai l’exemple du Tréport, qui est souvent cité. Un gros travail a été engagé, non pas pour déplacer le parc dans la mesure où c’était une contrainte du cahier des charges dont dépendait l’autorisation du projet, mais pour limiter le nombre des éoliennes, pour changer l’implantation des câbles électriques qui relient les éoliennes à la sous-station puis à la terre et permettre ainsi le passage de chalutiers dans le parc. Depuis 2015, le préfet maritime a plusieurs fois réitéré la possibilité pour les pêcheurs de pêcher au sein du parc. On peut comprendre une certaine réticence des pêcheurs, des acteurs en général, de voir apparaître un objet nouveau dans un paysage, mais un dialogue est instauré avec les acteurs, y compris les pêcheurs qui, par ailleurs, toucheront des indemnités au moment de la construction des projets.

M. Antoine Troesch. Vous touchez une corde sensible. Dans les projets d’énergies renouvelables dans lesquels nous investissons, nous cherchons à être le tiers de confiance qui permet le dialogue entre les investisseurs privés, que nous cherchons à attirer – on sait bien que la puissance publique ne peut plus tout développer, seule, dans ce pays – et les responsables des projets des territoires. Nous nous appelons « banque », certes à dessein, puisque notre vocation est de financer, mais nous nous mettons aussi au service de l’intérêt général et, en fonction de l’intérêt général, il nous arrive très souvent de nous retrouver entre le marteau et l’enclume, entre l’industriel privé et la collectivité territoriale, et d’essayer de trouver le juste chemin. Pardon pour cette réponse un peu politique, mais tel est le quotidien des quelque 450 investisseurs de la Banque des territoires.

M. le président Julien Aubert. Vous avez répondu au sujet du Tréport. Nous comprenons que les enjeux diffèrent en fonction des situations, mais vous n’avez pas tout à fait répondu à ma question.

Votre grille d’analyse est très large : elle comprend la rentabilité et bien d’autres critères. Pourquoi ne pas retenir celui de l’acceptabilité sociale ? Pourquoi, avant de financer un projet, ne pas décider de s’assurer du consensus, peut-être pas de la population, car c’est compliqué, mais au moins de celle des élus : les maires, le président du département… Ne serait-ce qu’en termes d’investissement, un projet qui est barré par des contentieux est un projet dont la rentabilité risque d’être reportée dans le temps. N’est-ce pas un principe de précaution ? Si la moitié de la population est contre le projet, peut-être est-il préférable de passer son tour.

M. Emmanuel Legrand. Ne serait-ce que du point de vue de l’investisseur financier, il est important de limiter les recours, car chaque recours retarde le projet. Ce travail a été réalisé, en particulier à Noirmoutier. Nous avons noué une relation de grande proximité avec les élus vendéens, ne serait-ce que parce que nous sommes actionnaires de la SEM Vendée Énergie et que nous avons beaucoup travaillé avec votre ancien collègue Alain Leboeuf sur les questions d’acceptabilité. Cette structure a été le relais des préoccupations des élus. Le travail est donc fait. Sur ce projet qui a été attribué en 2012-2013, les questions d’acceptabilité ont évolué. La position des pêcheurs également.

M. le président Julien Aubert. Je ne parle pas uniquement de l’éolien offshore, mais aussi de la méthanisation ou de l’éolien terrestre. Pour toutes les énergies, à l’exception peut-être du photovoltaïque, au sujet duquel il n’a pas été fait état de problèmes d’acceptabilité sociale, on observe que, selon le porteur, des projets sont mieux conduits que d’autres. La résistance peut être plus ou moins forte, plus ou moins globale. Je pense notamment à un projet dans un parc naturel régional où nous avons retrouvé l’union sacrée droite/gauche, chasseurs/protecteurs des oiseaux. Il peut paraître étonnant que l’on ait choisi ce lieu d’implantation et que l’on ait investi dans un tel projet. Vous nous dites que vous vous déplacez dans la zone, mais on s’est aperçu qu’en amont chacun prospecte, détermine, sur la foi d’accords passés avec des propriétaires privés, et que les régions ou les maires ne sont pas forcément dans la boucle. Tout n’est pas aussi cadré qu’on pourrait le penser en termes d’investissement.

M. Emmanuel Legrand. Je ne trouve pas dans notre portefeuille le projet qui pourrait susciter une telle opposition. Ce que je peux vous dire c’est que nous sommes vigilants dans le choix de nos partenaires pour qu’ils traitent la question de l’acceptabilité.

Je reviens sur le partenariat que nous avons signé avec JPee. Un développeur dont le projet ne ferait l’objet d’aucun recours n’existe pas. Le recours systématique est une pratique en développement. JPee enregistre un taux de recours sur ses projets de 40 %, à rapporter à un taux moyen de recours sur les projets d’EnR au sol, notamment éoliens, qui avoisine les 60 %. Lorsque nous décidons un partenariat, nous sommes vigilants quant à la façon dont nos partenaires développeurs travaillent.

M. le président Julien Aubert. La Banque des territoires a-t-elle une procédure particulière avec les régions ? Les régions développent des schémas. Fixez-vous une clause de rendez-vous ? Rencontrez-vous chaque région qui présente son projet et, de votre côté, lui dites-vous à quelle hauteur vous êtes susceptibles de le financer, cela afin de systématiser l’apport financier ?

M. Antoine Troesch. Plus qu’une clause de rendez-vous, nos directions régionales sont riches de 850 personnes dont le métier consiste à accompagner les élus locaux dans leur stratégie territoriale et leur financement. Nous sommes non seulement dans le dialogue, mais aussi parfois dans l’initiative, y compris au titre des moyens financiers, à travers l’ingénierie qui est l’un de nos différents métiers, que je rappelle : conseiller, financer, opérer. Conseiller c’est précisément mettre des moyens financiers à disposition des collectivités territoriales pour qu’elles soient en mesure de définir leur stratégie dans tous les domaines du développement économique local. Ce sont des dizaines de millions d’euros de financement d’études à destination des collectivités que nous mettons à disposition.

Nous entretenons un dialogue très pointu avec l’ensemble des échelons, puisque, à travers notre portefeuille de sociétés d’économie mixte, nous connaissons à peu près tous les acteurs des EPL ; nous sommes proches des départements, des mairies, des régions.

En tant qu’investisseur financier, nous essayons de prendre en compte l’ensemble des acteurs, mais, en tant qu’investisseur financier, nous restons modestes dans notre rôle. Vous savez comme moi qu’une feuille de route est définie par la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE). Nous essayons de l’accompagner en adoptant une forme de neutralité. La Caisse des dépôts ne refuse pas de soutenir telle ou telle filière ; l’ensemble de ces filières créent de l’emploi local, permettent d’accompagner la transition énergétique. Bien sûr, elles rencontrent, çà et là, des oppositions mais nous essayons d’être au cœur du dialogue.

Comme Emmanuel Legrand à l’instant, je cherche dans ma mémoire des projets pour lesquels nous nous serions obstinés à apporter notre soutien contre la population locale. Je n’en trouve pas car telle n’est vraiment pas notre philosophie.

M. le président Julien Aubert. Si je prends l’exemple de la région sud Provence-Alpes-Côte d’Azur, figurez-vous au comité des financeurs de l’opération d’intérêt régional sur les énergies de demain ?

Par ailleurs, vous avez évoqué la production de mégawatts décarbonés. Parmi vos critères, prenez-vous en compte le coût de la tonne de CO2 évitée afin de trancher entre différents projets ?

M. Emmanuel Legrand. C’est vrai que j’aurais dû m’informer sur ce qui se passait dans la région sud PACA.

M. le président Julien Aubert. Je suis président de l’opération d’intérêt régionale Énergies de demain. Mais je vous pose la question sans arrière-pensée, car je ne siège pas au comité des financeurs.

M. Emmanuel Legrand. Nous allons vérifier si un des acteurs de la Banque des territoires siège au comité des financeurs.

S’agissant de l’accompagnement des régions, j’ajoute que nous avons accompagné à peu près l’ensemble des structures dédiées aux énergies renouvelables. Nous avons commencé en Bretagne avec Eilañ ; actuellement, nous accompagnons la région Occitanie avec la mise en place de l’Agence régionale Énergie Climat (AREC). Bien évidemment, nous serons disposés à travailler sur ce type d’approche en sud PACA.

M. Antoine Troesch. S’agissant de votre question portant sur le CO2, nous prenons en compte le nombre de tonnes. Nous ne prenons pas en compte le coût de la tonne de CO2, en revanche, nous mesurons le coût du mégawattheure.

Peut-être cela va-t-il vous sembler baroque, mais nous ne faisons pas d’arbitrage financier entre les projets. En effet, la volonté du directeur général de la Caisse des dépôts est de consacrer plus de crédits que par le passé au financement du développement local. Le portefeuille que j’ai la chance de gérer a donc vocation à croître fortement dans tous les domaines dans lesquels nous intervenons – pas uniquement dans les énergies nouvelles renouvelables. Bien sûr, nous sommes attentifs à l’utilisation des fonds propres de la Caisse des dépôts, constitués de l’argent qui appartient à tous les Français, mais notre volonté est de croître. Je rappelais hier aux Assises du numérique, puisque nous finançons un tiers du plan Très haut débit en France, que l’on peut concilier rentabilité, valorisation du patrimoine des Français et soutien à de grandes politiques du pays.

(M. Vincent Thiébaut, vice-président, remplace M. Julien Aubert au fauteuil de la présidence.)

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous avez sans nul doute entendu l’ensemble des critiques selon lesquelles les EnR électriques ne permettront jamais au mix de fonctionner seul ; c’est ainsi que le besoin en volume des centrales nucléaires restera le même. La critique est récurrente : nous serions en train de créer une forme d’itinéraire bis de l’électricité décarbonée en France. Le développement parallèle des deux systèmes serait une forme de gaspillage parce qu’un système ne remplacera jamais l’autre dans la mesure où l’un est intermittent et non pilotable contrairement à l’autre et que le premier ne pourra pas fonctionner sans le second.

Vous gérez l’ensemble des projets dans une vision prospective forte. J’ai entendu que vous investissiez aussi dans le stockage. Quels sont vos éclairages sur ce qui se passera à l’avenir et votre vision sur ces critiques selon lesquelles le foisonnement sera un échec, les différentes énergies renouvelables, même différentes, ne permettant pas de couvrir les besoins de manière stable ?

M. Antoine Troesch. En tant qu’acteur public, nous suivons la feuille de route tracée par la programmation pluriannuelle de l’énergie. Cela dit, la question que vous posez revient à l’éternel débat : énergie nucléaire contre énergies renouvelables. La stratégie de la France est de ne pas les opposer, de les considérer comme complémentaires. Le pays met l’accent sur la décarbonation de l’économie, et dans les deux cas, ce sont des solutions bas carbone.

Comme tout Français, nous constatons que la part du nucléaire dans le mix énergétique est très élevée et que se manifeste la volonté de rééquilibrer la situation en développant les énergies renouvelables. Nous suivons donc la feuille de route de la PPE.

La production d’énergie est une situation très locale, qui dépend de la géographie. La solution pour un pays comme l’Italie ou comme la Suisse n’est pas la même que pour un pays comme la France, l’Allemagne ou le Royaume-Uni. Chaque pays est donc spécifique. Si je prends l’exemple des DOM-TOM, où nous soutenons l’émergence des filières renouvelables, la situation dépend beaucoup de la topographie locale. Sur certaines îles, on trouve vent et soleil à profusion.

La vraie question de la stabilité du réseau électrique réside dans le stockage. Comme tout le monde, nous observons les efforts phénoménaux réalisés en matière de recherche et développement, que nous accompagnons. Par exemple, Bpifrance et la Caisse des dépôts travaillent avec le Commissariat à l’énergie atomique sur tous ces sujets. Nous avons évoqué précédemment notre participation dans les taxis à hydrogène. Nous accompagnons la recherche – davantage Bpifrance que la Banque des territoires. La Banque des territoires, quant à elle, travaille aux infrastructures, en finançant des bornes de recharge électriques mais aussi des bornes de recharge hydrogène. Nous nous attachons aussi au développement des usages. Nous avons parlé des taxis, nous finançons aussi du matériel roulant pour les collectivités qu’il soit électrique ou, dans le futur, à hydrogène. L’un des bons usages de l’hydrogène réside dans la mobilité des véhicules dits lourds, c’est-à-dire les bus, les trains, les bateaux.

Il y a vingt ans, nous faisions des projections sur la courbe des coûts de la production d’énergies nouvelles renouvelables. Quel sera le coût du stockage, quelles seront les technologies dans vingt ans ? Aurons-nous trouvé des moyens massifs – car le sujet est bien celui de la massification ? Beaucoup de personnes cherchent et déploient des moyens en faveur de ce secteur. Aussi, je pense que l’on peut être optimiste au vu du mouvement massif à l’œuvre actuellement dans ce domaine.

M. Emmanuel Legrand. Bien sûr, en termes de prévision, nous restons modestes sur la trajectoire globale relative au stockage mais nous travaillons très concrètement à cette question.

Je mentionnerai le projet de Sainte-Rose, en Guadeloupe, dans lequel nous avons investi aux côtés du développeur Valorem. Il s’agit d’un projet d’éolien avec stockage et pilotage intelligent du stock d’énergie, de la production et de la consommation d’électricité.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Une des principales critiques portées à l’encontre des EnR est l’idée que l’on fait peut-être cela pour rien si nous ne parvenons ni à stocker ni à piloter.

Même si je comprends que vous appliquez une feuille de route, vous ne le feriez pas en conscience si vous étiez persuadés que cela n’avait pas de sens. Je pense que vous auriez lancé des signaux d’alerte très forts, a minima en interne. A priori, ce n’est pas ce que vous faites.

M. Antoine Troesch. Merci de me permettre de corriger mon propos de tout à l’heure. Nous avons des convictions.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Ce dont je ne doutais pas !

M. Antoine Troesch. Çà et là, s’agissant de certaines filières dont on observe les difficultés, nous n’hésitons pas à lever le pied.

Je reviens aux critiques sur le financement global des EnR. Même s’il est peu aisé pour les organismes concernés de gérer des tarifs, lorsque les éoliennes tournent, lorsque les parcs photovoltaïques fonctionnent, le coût de production figure parmi les plus faibles. Une fois les parcs amortis, à l’instar du parc nucléaire français, on bénéficie, en théorie, d’un coût de production très bas. C’est inéluctable. On l’a vu précédemment dans le secteur de l’offshore, les progrès technologiques permettent des baisses de coût notables.

Dernier point, les réseaux sont en capacité de faire face. Il est possible d’envisager jusqu’à 30 ou 40 % d’énergies nouvelles renouvelables dans le mix énergétique. Des pays européens l’ont prouvé, produisant jusqu’à 30 à 40 % de leur énergie. Parfois, le pourcentage de 100 % d’énergie produite sur une heure à partir d’énergies nouvelles renouvelables est évoqué mais la donnée est plus ludique qu’autre chose ! Globalement, sur une année, les réseaux peuvent accepter jusqu’à 30 à 40 % d’énergies nouvelles renouvelables.

Parce que c’est important dans la balance commerciale, les énergies nouvelles renouvelables peuvent participer à une stratégie d’optimisation. Je citerai l’exemple de la Suisse qui fait monter l’eau dans ses barrages la nuit grâce à la puissance de ses centrales nucléaires. Elle vide les barrages le jour quand le tarif de l’électricité est plus élevé et exporte chez un certain nombre de ses voisins. Le mix énergétique permet aussi une optimisation financière.

M. Emmanuel Legrand. On peut rappeler de façon très factuelle que les progrès technologiques se traduisent dans les capacités de production des différentes technologies. Aujourd’hui, un parc éolien offshore tourne à pleine puissance la moitié de l’année, soit quasiment 4 000 heures l’an, ce qui n’était pas le cas il y a encore quelques années. Cela représente bien plus qu’un parc éolien à terre qui fonctionne environ 2 000 ou 3 000 heures l’an. D’où l’importance de ces grands projets structurants. Pour ces raisons, d’autres pays européens ont fait le choix d’accélérer ces modes de production.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Au cours de nos auditions, la remarque nous a été faite que les projets étaient peut-être trop petits en France et que pour des raisons d’acceptabilité, on avait tendance à aller chercher des projets moins dimensionnés, notamment sur l’éolien terrestre, mais qu’en réalité l’acceptabilité serait meilleure si, au lieu de multiplier de petits mâts, on en implantait moins et de plus hauts. Qu’en pensez-vous ?

M. Emmanuel Legrand. La régulation joue un rôle fondamental. Voyez les seuils qui sont fixés dans le cadre des appels d’offres qui se limitent à des parcs de six mâts, voyez toutes ces régulations successives qui ont été mises en place depuis quinze ans en France et impactent directement la répartition des projets. Si je reprends ma casquette d’investisseur, il est plus facile en termes d’acceptabilité locale et en termes de financement de financer un gros objet que plusieurs petits diffus.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous êtes donc d’avis qu’il faut lutter contre la logique de mitage. Dès lors, que préconiseriez-vous pour lutter contre cela ?

M. Antoine Troesch. Il existe un optimum et ce n’est pas le financier qui en décide, mais les contraintes géographiques et industrielles. Les mâts des éoliennes offshore mesurent près de 200 mètres avec toutes les contraintes industrielles qui s’y attachent, sans compter l’acceptabilité locale s’agissant d’objets qui se voient, même s’ils sont implantés loin des côtes. Par ailleurs, la géographie entre en ligne de compte. En France, notamment sur une façade, les fonds marins sont plus près des côtes qu’en Belgique, en l’Allemagne ou aux Pays-Bas. C’est sur ces critères que les champs ont été sélectionnés. Çà et là, il est possible de trouver des lieux où installer des parcs d’éoliennes offshore qui produisent une certaine puissance. Mais le potentiel du pays est, par essence, limité. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous finançons la recherche en matière d’éolien flottant qui correspond mieux à la géographie du pays.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous avez évoqué la baisse sensible des coûts de production. Équivalent-ils à des coûts permanents ou au moment des pics de production ? Encore une fois, la critique porte sur l’idée que l’on produit de l’énergie supplémentaire à un moment ou l’on n’en a pas besoin. Certes, on l’utilisera sur un réseau qui peut l’absorber, mais à quoi bon si, au final, on la produit à un moment où l’on n’en a pas besoin ? Comment répondre à cette critique relative au stockage ?

M. Emmanuel Legrand. S’exprimer ainsi est peut-être un peu réducteur. On produit quand même de l’énergie renouvelable à des moments où elle sert.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. J’ai caricaturé à dessein, mais ce type de caricatures nous a été exposé.

M. Emmanuel Legrand. Il est extrêmement compliqué d’imaginer ce que signifierait passer de la mise en place d’un système centralisé, fondé sur de gros moyens de production en nucléaire et sur le réseau, à un système décentralisé, qui nécessiterait d’adapter la consommation à la production.

Dans mon propos liminaire, j’ai évoqué l’aménagement énergétique. La technologie et les prérogatives que l’on peut accorder aux collectivités locales conduiront à des productions plus décentralisées physiquement. Il serait un peu réducteur de penser qu’il suffit de brancher le moyen de production local à la consommation locale. Ce n’est pas ainsi que cela se passe dans le secteur de l’électricité. Comme le rappelait Antoine Troesch, les réseaux jouent un rôle important pour bénéficier des effets de foisonnement et équilibrer la production-consommation à une échelle suffisante. Néanmoins, ces dernières, qui n’avaient pas jusqu’à des années récentes de rôle effectif dans la vision énergétique du territoire, occuperont une place de plus en plus large dans l’aménagement énergétique, dans la répartition et l’implantation des moyens de production sur le territoire pour éviter le mitage. C’est aussi pour cette raison que nous souhaitons travailler avec les collectivités locales. Ce sont aussi les collectivités locales qui, par leurs prérogatives, savent où sont les logements, les sites industriels et donc les lieux de consommation de cette énergie.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. S’agissant des dispositifs pour mieux associer les citoyens, vous parlez d’un partenariat avec l’ADEME. Pouvez-vous nous en dire davantage ?

Par ailleurs, on observe des stratégies de financements participatifs, mais elles ont été dénoncées au cours des auditions comme étant un moyen de faire croire à une adhésion citoyenne alors qu’elles n’étaient nullement d’essence locale. On fait ainsi croire que les populations locales soutiennent ces projets alors que les financeurs viennent de beaucoup plus loin et ne sont pas concernés directement par les projets. Ce sont des informations qui nous ont été remontées.

M. Emmanuel Legrand. Vous soulevez deux problématiques. D’une part, le financement sous la forme du crowdfunding. À l’origine, le crowdfunding s’appuyait sur internet pour lever des fonds dans le monde entier destinés à promouvoir un projet intéressant. Je suis un peu surpris parce que s’agissant des énergies renouvelables en France, les règles définies progressivement par la direction générale de l’énergie et du climat (DGEC) imposent que les financements viennent du département d’implantation du projet ou des départements voisins. Ils ne peuvent donc venir de pays autres.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. À l’échelle d’une éolienne, le département voisin peut ne pas se sentir concerné. La population ne passera pas devant, ne se sent pas concernée.

M. Emmanuel Legrand. Je pense qu’il est difficile d’imaginer de lever, à chaque projet, des financements sur la commune dans un rayon d’un kilomètre. La DGEC a recherché le bon positionnement.

Pour revenir au projet ENERCIT, nous avons souhaité soutenir quelque chose d’un peu différent. Il ne s’agit pas pour des citoyens de financer un projet qui est développé par un industriel ou un développeur, mais plutôt de susciter des projets développés et voulus à l’origine par les citoyens. Le dispositif ENERCIT, que nous avons mis en place avec l’ADEME, comprend deux volets : d’une part, un volet d’accompagnement méthodologique auprès des collectifs de citoyens qui souhaitent la mise en place de projets d’énergie renouvelable – car il en existe quand même dans ce pays ; d’autre part, le fonds permet d’accompagner financièrement la phase de développement de ces projets. Ce dispositif s’est déployé progressivement dans l’ensemble des régions de France avec, en général, le soutien des régions elles-mêmes.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous dites qu’il existe dans ce pays des personnes qui souhaitent « quand même » des projets d’énergie renouvelable. Les voix dissonantes, que l’on entend beaucoup, seraient-elles minoritaires parce que très amplifiées ou très organisées ?

Il a également été porté à notre attention le fait que les recours étaient parfois portés par des associations qui, elles non plus, n’étaient pas en lien avec le territoire concerné. S’exprimait davantage une idéologie « anti » que la voix des collectifs citoyens des territoires locaux. Pensez-vous que ce soit vrai ?

M. Antoine Troesch. La situation peut être très différente selon les projets. Lorsque les recours sont portés par la population locale, notre rôle est d’être à l’écoute. Pour d’autres projets, vous avez raison de souligner qu’il s’agit d’un phénomène qui est connu : le lobbying « anti » est très organisé ; des voix « anti » peuvent s’élever, venant d’autres territoires. Ces lobbies apportent aussi leur soutien financier à la mise en place de recours issus de sources qui ne sont pas locales. Le phénomène est connu et ne concerne pas uniquement les énergies renouvelables.

Ce matin, on voit très bien toute la difficulté de tracer un chemin dans la définition d’un mix énergétique qui réponde aux enjeux de ce pays et surtout à l’ambition qu’il s’est donnée, chaque pays ou chaque territoire pouvant se fixer une ambition légèrement différente en fonction de ce à quoi il est sensible.

Les critères économiques sont présents partout dans notre pays, mais la fracture territoriale a des conséquences. Aussi, certains territoires, plus fragiles, portent une attention toute particulière aux critères économiques. L’ensemble de nos concitoyens sont très attentifs à la question environnementale. Il n’est nul besoin de se le prouver. Un équilibre est donc à trouver, territoire par territoire, en prenant en compte, par ailleurs, le désir fort que l’économie redevienne locale, ce que la production décentralisée permet. De toute façon, on ne peut pas penser production sans réseaux. On sait aussi que, sur les sujets de changement climatique, 80 à 90 % de l’énergie mondiale sont consommés dans les villes. Ces éléments aussi doivent être pris en compte. M. Emmanuel Legrand a rappelé notre engagement sur la réhabilitation thermique des logements qui est un sujet difficile parce que, en France, 99 % du bâti concerne l’existant et 1 % le bâti neuf.

Il est, par conséquent, très compliqué de donner une réponse tranchée sur ces sujets. Il faut accompagner des convictions et nous essayons, pour ce qui nous concerne, d’accompagner des convictions nationales en suivant la feuille de route tracée par le Gouvernement et des convictions locales avec chaque territoire. Je l’ai souligné précédemment, nous participons pleinement à l’écriture des diagnostics territoriaux. Une filiale de la Banque des territoires, en charge de l’ingénierie territoriale, aide les collectivités, notamment celles qui disposent de peu de moyens financiers pour apprécier des enjeux très techniques. Nous les aidons et une fois le diagnostic établi, nous les accompagnons.

Notre engagement dans les sociétés d’économie mixte notamment est très porteur. Nous finançons ces SEM qui, elles-mêmes, instruisent les projets. Ayant une vue sur l’ensemble des sociétés d’économie mixte du territoire, nous faisons en sorte qu’elles dialoguent afin que, d’un département à l’autre, d’une région à l’autre, elles n’adoptent pas des stratégies antagonistes et contradictoires.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous disiez que le soutien financier à ces recours « anti » n’était pas local. Savez-vous d’où il provient ? Qui a un intérêt financier ?

M. Antoine Troesch. Je n’entrerai pas dans des conjectures mais vous savez comme moi qu’il faut des moyens pour financer de telles actions. La vie est ainsi faite que des personnes ont un intérêt à ce que ces projets émergent, d’autres qu’ils n’émergent pas.

M. Emmanuel Legrand. Ce phénomène qui s’est développé au fur et à mesure des recours sur les projets d’énergie renouvelable se termine par des transactions financières. Le requérant retire son recours en échange d’une compensation financière ; au fil du temps, certains ont pu y voir des opportunités de récupérer un dédommagement financier.

M. Antoine Troesch. L’une des valeurs de la Banque des territoires, c’est l’optimisme. Nous sommes donc profondément optimistes mais, d’un autre côté, nous sommes aussi réalistes.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous avez dit un mot sur la rénovation énergétique des bâtiments. Une enveloppe très importante de prêts est disponible au titre de la rénovation, néanmoins elle n’est pas consommée.

M. Antoine Troesch. Il s’agit d’un sujet extrêmement important pour la décarbonation du pays mais extrêmement difficile parce que, contrairement à la production d’énergie, il est peut-être plus facile de financer de gros objets, ce qui peut être fait dans l’éolien offshore alors que, s’agissant du bâti individuel, on s’adresse à des millions de foyers. Quant aux bâtiments publics, ils forment un enjeu, notamment parce que les collectivités n’ont pas toujours les moyens financiers de procéder aux rénovations.

Ainsi que nous avons eu l’occasion de le dire en comité de pilotage en présence du ministre d’État, l’action de la Caisse des dépôts sur le sujet est très ancienne et s’opère à différents niveaux. Nous sommes opérateur de logements sociaux par l’intermédiaire de notre filiale CDC Habitat. Ces dernières années, 350 000 logements sociaux ont ainsi fait l’objet d’une réhabilitation thermique. Quant au bâti neuf, qui ne représente pas une grosse proportion, il est plus facile de respecter des exigences très élevées, ce que nous faisons et qui figure dans nos critères d’investissement.

Le financement est disponible sous la forme de prêts pour le bâti existant. En revanche, le financement n’est pas aisément accessible, autrement dit le parcours client n’est pas facile. Ce constat a été dressé par tous les acteurs et par
la ministre de la cohésion sociale et territoriale qui a marqué sa volonté de le faire émerger. J’espère que le Gouvernement s’est emparé du sujet. Nous sommes contributeur financier mais nous proposons aussi des idées pour un parcours client plus simplifié. Vous devez savoir que nous nous rapprochons du groupe La Poste ; là encore, nous avons un intérêt et des outils communs pour faire progresser rapidement ces questions.

Ensuite, se pose la question de la compétitivité de nos prêts. Le propos n’est pas facile à tenir, qui fait l’objet de discussions avec le ministère des Finances. Dans le contexte actuel, les prêts de la Banque des territoires sur ces sujets n’affichent pas la meilleure compétitivité – c’est le moins que l’on puisse dire ! Au Gouvernement de définir les priorités et nous serons heureux d’accompagner avec les outils adéquats.

La question n’est pas celle de la qualité du produit, si je puis m’exprimer ainsi, il s’agit de savoir à quels acteurs on s’adresse et avec quels outils. S’adresser à une personne qui rénove sa maison nécessite un prêt qui doit être simple d’accès et extrêmement incitatif. S’adresser à une collectivité présente l’avantage de toucher un parc plus grand. Tout dépend de la collectivité mais vous savez comme moi que les responsabilités, que ce soit des lycées, des universités, etc., relèvent de différents échelons. Nous essayons d’accompagner, mais nous militons pour une mutualisation de ces questions pour un impact plus massif.

La Caisse des dépôts soutient un dispositif d’intracting qui permet d’investir et d’être rémunéré en fonction des économies d’énergie réalisées. Nous avons dernièrement annoncé à Saint-Louis en Alsace, une toute petite municipalité qui est exemplaire, la mise en place de dispositifs. Il en a été de même récemment à Ajaccio. Programme de plus grande ampleur, nous procédons à la rénovation d’environ 240 lycées en Île-de-France. Mais là encore, ce que nous réalisons représente une goutte d’eau quand on voit ce qu’il reste à faire ! Nous militons très fortement pour une massification mais aussi pour une simplification du parcours. Tous les critères sont au vert. Une école qui est une passoire thermique règle des factures élevées, mais la question est aussi celle du bien-être.

M. Emmanuel Legrand. Nous avons essayé de porter l’accent sur les bâtiments éducatifs, depuis les écoles municipales jusqu’aux universités, parce que des enjeux sont à relever et que, en outre, pour un élu, la rénovation énergétique des bâtiments est quelque chose de visible par ses administrés.

La notion de parcours de rénovation est importante, le financement se plaçant plutôt à la fin. Pour avoir travaillé en priorité sur la rénovation des bâtiments publics tertiaires des collectivités territoriales, nous avons constaté l’absence du suivi des consommations, de factures agrégées, d’une vision transversale des dépenses énergétiques. Certes, il faut nuancer : les grandes collectivités locales, les agglomérations, disposent souvent de moyens suffisants pour piloter ; par contre, la situation est moins simple pour les communes plus petites. Nous avons identifié la nécessité de disposer de relais et de supports méthodologiques. D’ailleurs, l’intracting ne se limite pas au financement, nous aidons la collectivité locale à adopter une méthodologie de suivi de ses dépenses énergétiques qui se traduira par des réductions de consommation et des économies.

Nous pensons que les syndicats d’énergie sont des relais efficaces, les gens sont compétents et présents sur les territoires, en lien avec l’ensemble des communes et des établissements publics de coopération intercommunale (EPCI). Au surplus, ils ont envie de faire. Nous connaissons plusieurs exemples de syndicats d’énergie qui ont envie de se lancer et d’aider les communes à la rénovation énergétique de leurs bâtiments. Nous travaillons sur ce sujet avec la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies (FNCCR).

M. Vincent Thiébaut, président. Vous avez parlé du financement qui progresse sur le territoire, ce dont je me félicite, de l’ordre de 150-160 millions d’euros par an, ce qui représente à peu près un milliard d’euros.

Avez-vous mesuré les financements que vous seriez amenés à investir dans les années à venir pour accompagner cette feuille de route sur le territoire ? Combien cela représente-t-il par rapport à l’ensemble des sommes qu’investit actuellement la Banque des territoires à l’échelle des collectivités ?

M. Antoine Troesch. Les 100 à 150 millions d’euros que nous investissons actuellement représentent environ 15 % puisque nous investissons de l’ordre de 800 millions d’euros par an à destination des collectivités. Afin de lever toute ambiguïté, je précise qu’investir 1 euro dans un projet permet d’embarquer avec nous d’autres actionnaires qui apportent en général deux euros et des banquiers qui participent à hauteur de trois ou quatre euros. Pour un projet d’un montant d’investissement de 7 millions d’euros, la Banque des territoires investit un million d’euros en fonds propres. Voilà pour l’effet de levier.

Les autres domaines dans lesquels nous investissons sont les infrastructures et les services numériques, l’aménagement économique, l’immobilier, l’économie sociale et solidaire. Je rappelle que la Caisse des dépôts est l’un des premiers financeurs de l’économie sociale et solidaire dans ce pays, ainsi que de tout ce qui relève de la mobilité et des infrastructures de transport, notamment des nouvelles mobilités, qui est un sujet connexe. C’est ainsi que nous adossons la transition énergétique et écologique à tout ce qui a trait aux nouvelles mobilités : les bornes hydrogène, les taxis à hydrogène, etc.

Nous pensons que de plus en plus de financements privés concerneront les filières matures. On pourrait penser que nous pourrions nous retirer si nous n’intervenions que pour combler la carence du secteur privé mais nous avons la volonté de poursuivre afin d’être le garant du dialogue avec les territoires. Par ailleurs, ce sont des rentabilités d’actifs d’infrastructures pour les industries qui sont matures. La rentabilité est donc intéressante pour le portefeuille de la Banque des territoires. Il s’agit d’argent public et nous visons une rentabilité inférieure à la rentabilité exigée par certains acteurs privés mais nous sommes aussi un investisseur avisé, c’est-à-dire que nous ne subventionnons pas, nous visons une rentabilité. Je ferai une petite digression sur l’économie sociale et solidaire. Dans bien des domaines, nous pensons que ce positionnement permet l’émergence de modèles économiques.

M. Vincent Thiébaut, président. Vous êtes acteurs en termes d’émergence et de soutien d’un certain nombre de filières. Avez-vous déjà identifié des filières où vous n’auriez plus à intervenir d’un point de vue financier parce qu’elles auraient atteint un niveau de maturité suffisant ? C’est la question que nous nous posons aujourd’hui, c’est un sujet majeur de notre commission d’enquête. Cela revient aussi à identifier, parmi les différentes filières EnR, celles qui arrivent aujourd’hui à un niveau de maturité et qui n’auront pas obligatoirement besoin demain d’être subventionnées ou d’un appui particulier.

M. Emmanuel Legrand. D’un point de vue financier, on parle d’actifs qui ont aujourd’hui des durées de vie de 25 ans ou 30 ans, dont les revenus dépendent du tarif d’achat pendant une période, puis du marché. La profondeur du marché de l’électricité en particulier est de trois ans. Si un groupe, par exemple, veut utiliser des outils de couverture et placer son électricité sur les marchés, il ne peut la commercialiser par des contrats supérieurs à trois ans.

Sur un plan peut-être un peu théorique, mais important du point de vue financier, relevons que si les tarifs de soutien à différentes filières disparaissaient, ces infrastructures devraient tirer leurs revenus du marché, alors que le marché d’électricité est de plus en plus volatil en Europe. Le risque pour les revenus et donc pour la rentabilité de l’investissement ou le remboursement d’une dette s’accroîtrait. Dans un monde où il y a profusion de ressources financières, ce n’est sans doute pas un élément majeur ; dans un monde où les ressources financières seraient plus rares, l’impact ne serait pas négligeable. Ce que je dis est vrai pour les énergies renouvelables comme pour tous les actifs de production d’énergie.

M. Antoine Troesch. Aujourd’hui, la situation des marchés de l’électricité est très paradoxale. De nouvelles énergies sont arrivées sur le marché européen de l’électricité. De nombreuses filières non soutenues, mais très fortement consommatrices en investissements, notamment le cycle combiné à gaz, connaissent des difficultés. Depuis quatre ou cinq ans, on observe l’absence de nouveaux investissements. C’est d’ailleurs pour cette raison que des acteurs de la filière, comme General Electric, souffrent.

On trouve donc les actifs classiques qui ont du mal à être financés, les actifs historiques qui ont une certaine durée de vie. Je pense notamment au parc nucléaire français qui doit faire face au programme de grand carénage. Là encore, se pose la question de ce qui peut être financé et du prix de l’électricité pour le financer. Enfin, on trouve les filières EnR. Ce qui incite des acteurs à investir, c’est la stabilité des tarifs pendant la durée initiale d’amortissement, qui est aujourd’hui, non pas de trente ans, mais de dix ou quinze ans, et qui permet de rembourser l’investissement initial. Ensuite, l’investisseur est exposé aux risques du marché. C’est la question centrale de cette commission, et pour tout dire elle est très difficile à apprécier.

M. Vincent Thiébaut, président. Au cours des différentes auditions, il nous a été expliqué, notamment s’agissant du photovoltaïque, que l’on serait capable très prochainement de produire à des coûts inférieurs à 50 euros. Actuellement, le prix du marché avoisine 50 ou 52 euros le mégawattheure. Bien sûr, il existe des effets volatils et saisonniers liés à l’intermittence des EnR, mais sur une année, on obtient un coût moyen qui, à l’heure actuelle, n’a pas tendance à baisser, mais plutôt à progresser. À ce rythme, dans cinq ans, certains contrats permettront le reversement de bénéfices aux investisseurs.

J’imagine qu’en tant qu’investisseur, vous étudiez aussi ces effets pour savoir où positionner votre support financier.

Vous avez parlé d’équilibre territorial de vos projets. Dans sa feuille de route, l’État fixe des objectifs nationaux par filière, ce qui est une bonne chose. On s’appuie sur les régions pour définir la mise en œuvre de la stratégie localement. Or, nous savons que certaines régions sont très sensibles aux « anti », d’autres un peu moins. Comment s’assurer d’un bon équilibre territorial ? Qui en assume le contrôle et qui joue le rôle de gendarme ? Je n’ai pas la réponse aujourd’hui.

À propos des contrats, implantera-t-on toute la partie photovoltaïque dans le sud de la France parce que l’on estime les résultats moins performants dans le Nord et dans l’Est ? Je suis frontalier de l’Allemagne. Si je parcours cinq kilomètres en Allemagne, je constate que toutes les entreprises recourent à l’énergie solaire.

J’éprouve une crainte. Aujourd’hui, nous n’avons pas de contrôle sur cet équilibre territorial et la mise en œuvre des objectifs au niveau des territoires. Je voulais avoir votre avis en tant que Banque des territoires.

M. Emmanuel Legrand. Nous resterons modestes. Nous avons déclaré que nous étions vigilants. La Banque des territoires est à disposition de tous les territoires, quels qu’ils soient, et de tous les acteurs. Les réalités physiques du pays font qu’il est plus facile de faire du photovoltaïque dans le sud – en PACA ou en Occitanie – et de l’éolien dans le nord de la France, plus venteux. La question que vous posez, me semble-t-il, est celle de la régulation. Il y a quelques années, les approches étaient plus régionales. En fonction des zones d’ensoleillement, les tarifs qui étaient accordés aux projets photovoltaïques différaient. Nous nous adapterons aux règles qui seront définies par le Gouvernement.

M. Antoine Troesch. Si nous étions le seul financeur, nous pourrions avoir une forme de contrôle, mais nous ne sommes qu’un modeste financeur !

Notre pays ne prend pas la voie de la régulation ou du contrôle national, il appelle de plus en plus à la décentralisation. Néanmoins, les stratégies des territoires privilégient l’économie locale. Tout cela est très focalisé sur la production, mais nous pensons que les sujets de consommation et de distribution sont essentiels. Je viens du monde de l’énergie où l’on dit que la meilleure énergie est celle que l’on ne consomme pas. Nous souhaitons donc accompagner les collectivités sur cette voie.

Je ne dispose pas des chiffres en ma possession aujourd’hui, mais si on rénovait ne serait-ce que 10 % des bâtiments publics, l’équivalent en énergie des centrales nucléaires économisé serait élevé. La stratégie de notre pays en moyens de production doit être « tous azimuts », mais il convient également de diversifier la manière dont il consomme. Sur le plan de la consommation, nous sommes engagés dans le secteur du transport en accompagnant les collectivités sur la base d’une loi prescriptive. L’intérêt des lois prescriptives est de permettre l’innovation.

Sur le sujet de la consommation du bâti, nous avons construit à Strasbourg la première tour à énergie positive. Nous essayons d’accompagner ce type d’action. Mais beaucoup est à faire si l’on veut que les choses changent dans le secteur de l’immobilier.

Par ailleurs, je me suis rendu dernièrement à Bordeaux. Ce qui sera entrepris en termes de décarbonatation du béton est extrêmement intéressant.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Avez-vous connaissance de pratiques détournées dans les dossiers éoliens terrestres sur les territoires ? Il nous a été rapporté que des installations étaient implantées dans des interstices territoriaux, sur de petites bandes de terre un peu éloignées d’une commune mais plus proche d’une autre. On cible spécifiquement une zone moins gênante pour l’élu en charge du projet et davantage pour l’élu de la commune voisine. On cible spécifiquement des interstices moins couverts, et ce par une politique locale plus forte.

M. Emmanuel Legrand. Je n’ai pas connaissance de ce genre de difficultés dans le cadre de nos projets.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. S’agissant de la méthanisation, prenez-vous en compte les zones de rayonnement d’approvisionnement nécessaires à chaque site ? Le risque existe que les sites ne disposent pas des entrants suffisants et qu’à terme ils soient obligés de les rechercher beaucoup plus loin, ce qui serait contre-productif.

M. Emmanuel Legrand. La filière méthanisation est une filière que la Caisse des dépôts accompagne depuis 2002-2003. Nous avons accompagné la plupart des projets pionniers dont le bilan est extrêmement mitigé. Nous avons investi dans quinze projets et perdu beaucoup d’argent.

Parmi les EnR, je distinguerai les filières que j’appelle EnR de type infrastructures, c’est-à-dire l’éolien et le photovoltaïque, et les filières relevant davantage de l’industrie, telles que la biomasse, le bois-énergie ou la méthanisation. Vous avez sans doute déjà visité des sites, qui se caractérisent par des rotations de camions, du personnel sur place et de vraies difficultés de process.

Vous avez raison, la question des entrants est importante, ce qui sort des sites aussi – le digestat s’agissant de la méthanisation – mais aussi les résidus et les fumées des centrales biomasse. Ce sont là des sujets complexes d’un point de vue industriel, car il s’agit d’unités assez difficiles à stabiliser. D’un point de vue économique, par le jeu de la concurrence sur les intrants dans certaines régions, on peut assister à des effets de ciseaux.


Pour terminer, nous voudrions apporter une réponse à la question du président Aubert sur notre action aux côtés de Rising sud. Le projet Énergie demain, mentionné par le président, est un projet piloté par l’Agence de développement économique de sud PACA, Rising sud, où nous siégeons en tant que l’un des membres fondateurs et dont nous accompagnons les différentes initiatives.

M. Vincent Thiébaut, président. Merci de cette réponse. Je suis sûr que M. le président Aubert lira avec attention le compte rendu de cette audition.

Merci beaucoup pour la clarté de vos réponses et pour la transparence de vos propos.

Laudition sachève à dix heures quarante.

*

*     *

25.   Audition, ouverte à la presse de M. Fabien Bouglé, lanceur d’alerte, porte-parole du collectif « Touche pas à nos îles » (11 juillet 2019).

Laudition débute à onze heures.

Mme  Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Bonjour à tous.

Notre seconde audition de la matinée a pour thème la transparence des procédures envisagée du point de vue des enquêtes publiques.

Nous devions recevoir Mme Brigitte Chalopin, présidente de la Compagnie nationale des commissaires enquêteurs, accompagnée de M. Daniel Buisson, trésorier. Mme Chalopin a malheureusement fait savoir ce matin qu’elle ne pouvait se déplacer pour raisons de santé.

Nous auditionnerons donc, seul, M. Fabien Bouglé, lanceur d’alerte, porte-parole du collectif « Touche pas à nos îles ».

Les enquêtes publiques réalisées sous la responsabilité d’un commissaire enquêteur visent à garantir la bonne et complète information du public et à recueillir ses observations en ce qui concerne notamment les projets de centrales éoliennes ainsi que certains projets d’installation d’énergie solaire au sol.

Le commissaire-enquêteur rend compte des observations du public et donne son avis personnel et motivé. Son rôle est donc essentiel.

Association de la loi de 1901, créée en 1986, la Compagnie nationale des commissaires enquêteurs fédère les compagnies régionales ou départementales des commissaires enquêteurs. En 2005, elle a adopté un code d’éthique et de déontologie rappelant les principes de comportements nécessaires à la bonne organisation d’une consultation publique comme l’indépendance, la neutralité et l’impartialité, l’équité procédurale, la transparence.

Nous retiendrons donc ces principes comme référence de la bonne organisation d’un débat public. La commission nationale du débat public, autorité administrative indépendante, estime d’ailleurs que les valeurs essentielles qui sont autant de principes nécessaires à la bonne organisation du débat public sont l’indépendance, la neutralité, la transparence, l’égalité de traitement, l’argumentation.

M. Fabien Bouglé a relevé à plusieurs reprises des pratiques inappropriées dans les processus d’information, de consultation et de décision en matière d’installation de parcs éoliens. Nous allons lui donner la parole pour un exposé liminaire de 15 minutes maximum, puis les membres de la commission poseront leurs questions.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite à lever la main droite et à dire « je le jure ».

(M. Fabien Bouglé prête serment.)

M. Fabien Bouglé, lanceur dalerte, porte-parole du collectif « Touche pas à nos îles ». Madame la rapporteure, je vous remercie de me donner la parole à l’occasion de cette commission d’enquête parlementaire sur les énergies renouvelables.

Je fais le constat déplorable de la politique de la chaise vide de Mme Chalopin, présidente de la Compagnie nationale des commissaires enquêteurs, lesquels sont pourtant des acteurs essentiels dans les questions liées au développement des éoliennes.

C’est par hasard, il y a maintenant dix ans, que j’ai commencé à étudier la question de l’éolien lorsqu’un projet de plusieurs éoliennes a été prévu à 800 mètres de chez moi. En étudiant les dossiers administratifs, j’ai découvert que le projet d’éoliennes qui m’intéressait était entaché de prises illégales d’intérêts. En juillet 2011, le journal Charlie Hebdo dénonçait pour la première fois en France les prises illégales d’intérêts dans l’éolien et rendait publique cette affaire sous la rubrique « Le conflit d’intérêts de la semaine ».

Depuis lors, je suis devenu, malgré moi, spécialiste de la corruption dans l’éolien et des modes de financement de cette source d’électricité, en relation régulière entre 2011 et 2016 avec les conseillers et les magistrats du service central de prévention de la corruption, une structure du ministère de la justice.

Après avoir fait annuler le projet d’éoliennes me concernant, j’ai continué le combat et suis devenu lanceur d’alerte, ce qui m’a amené à rédiger un guide sur les infractions dans le domaine éolien – infractions qui ne sont pas sans lien avec les questions des commissaires enquêteurs que nous abordons aujourd’hui. J’ai été amené à rédiger un guide sur ces infractions et à publier sous différentes formes, sous mon nom ou sous pseudonyme, à l’occasion d’articles ou de consultations officielles, de nombreuses contributions ou publications sur la corruption dans l’éolien, sur les pratiques des commissaires enquêteurs et sur la dénonciation des tarifs de rachat sur-subventionnés de l’éolien terrestre ou côtier.

La question de la corruption et des tarifs de rachat sont au cœur de la notion d’acceptabilité car un tarif de rachat hors norme d’électricité donne aux promoteurs éoliens les marges de manœuvre financières pour créer les conditions, pourrait-on dire, d’acceptation d’un projet éolien, créant une nette opposition entre, d’une part, les populations victimes des éoliennes ; d’autre part, les personnes financièrement intéressées, comme les propriétaires terriens, les élus, les associations locales ou même les commissaires enquêteurs, financièrement rémunérés par les promoteurs éoliens.

C’est une population démunie, rurale ou littorale, qui est confrontée à des rouleaux compresseurs financiers et marketings, soutenus par une administration soumise aux objectifs définis par le Gouvernement.

C’est ainsi que grâce aux retours de la France entière, j’ai pu mettre en lumière trois grands phénomènes qui entachent la filière éolienne dans ses pratiques et participent à la remise en cause de l’acceptabilité sociale de ses machines : la corruption, le financement des associations et les enquêtes publiques – pratiques structurellement favorables à l’éolien et peu respectueuses de la démocratie.

Premier point : la corruption. En juillet 2014, dans son rapport d’activité, le Service central de prévention de la corruption a dénoncé la multiplication des prises illégales d’intérêts dans l’éolien, évoquant un phénomène d’ampleur. On y lit : « Le développement de l’activité éolienne semble s’accompagner de nombreux cas de prises illégales d’intérêts impliquant des élus locaux. » Il ajoute : « Les élus visés sont attirés par les revenus substantiels tirés de l’implantation d’éoliennes sur des terrains leur appartenant et par un régime fiscal favorable. »

Il émettait ensuite une alerte : « Le Service central de prévention de la corruption appelle donc l’attention des pouvoirs publics sur la gravité de ce phénomène et rappelle qu’il est impératif d’empêcher la confusion entre intérêts publics et intérêts personnels des élus. Il existe un risque de développement d’atteinte à la probité beaucoup plus grave, comme celui de la corruption. Ce phénomène a déjà pu être constaté dans certains pays européens, dans lesquels serait impliquée la criminalité organisée. » Le service central de prévention de la corruption faisait ainsi référence à ce qui se passe en Italie et à l’infiltration de la mafia dans le secteur éolien.

Deux ans et demi après, le Service central de prévention de la corruption sera dissous et mes contacts mutés.

Pour rappel, la prise illégale d’intérêts est une infraction commise par un élu qui participe à une délibération alors qu’il est directement ou indirectement intéressé par un projet éolien.

Il va sans dire que si un maire ou un adjoint est intéressé financièrement par un projet de centrale éolienne, il est très difficile pour un opposant de s’exprimer alors que le maire peut prendre des mesures de rétorsion, par exemple, lui refuser un permis de construire. Très rapidement, dans les villages, une omerta s’instaure et les citoyens victimes n’osent parfois plus rien dire face à l’autorité que représentent les élus.

Avant toute décision publique, les promoteurs éoliens signent des promesses de baux emphytéotiques avec les propriétaires terriens qui peuvent être élus. Puis ils s’adressent aux maires pour obtenir un accord sur une étude de faisabilité d’une centrale éolienne sur la commune. Les promoteurs éoliens savent dès le départ que les éoliennes seront implantées sur les terres de tel ou tel élu ou d’un membre de sa famille. Une fois l’élu intéressé, on imagine aisément sa position dans le cadre du projet, en particulier lors de l’enquête publique qui aura lieu dans sa commune.

En quelques années, ce sont plus de 200 plaintes qui ont été déposées et de nombreuses condamnations qui continuent de pleuvoir régulièrement. La plus récente date d’un mois. Il s’agit d’un maire et agriculteur du Pas-de-Calais qui a perçu plus de 400 000 euros de loyer éolien d’une filiale d’Engie et qui a été condamné le 3 juin à 30 000 euros d’amende par la cour d’appel de Douai.

L’une des premières condamnations pour prise illégale d’intérêts a concerné des élus de Laramière : six élus ont été condamnés, dont le maire. Plus tard, une conseillère municipale de Mélagues dans l’Aveyron a été condamnée à la privation de ses droits civiques, civils et familiaux. Son mari, touchait 36 000 euros par an de loyer issu de l’éolien.

Une affaire plus grave reste cependant en suspens : le maire de Lacaune, dans le sud de la France, voulant installer des éoliennes sur ses terres, a, en 2008 et 2009, rencontré, avec son député, des membres du cabinet du ministère de la Défense parce qu’un couloir aérien militaire empêchait l’installation d’éoliennes sur ses terres. Après deux rendez-vous, il a obtenu gain de cause et une dérogation autorisant cette installation proche d’un couloir aérien militaire, alors même que les membres du cabinet du ministre étaient informés que les éoliennes seraient implantées sur les terres du maire. Il a été mis en examen en décembre 2015 pour prise illégale d’intérêts et mis sous contrôle judiciaire par le juge d’instruction de Castres. À ce jour, il n’a toujours pas été renvoyé devant le tribunal correctionnel.

En décembre 2016, on retiendra la condamnation d’un géomètre expert, maire d’une commune et géomètre du projet d’éoliennes sur sa commune. Malgré cette condamnation, ce dernier figure toujours sur la liste des experts judiciaires de la cour d’appel d’Angers, en contradiction avec l’article 2 du décret de 2004 qui interdit l’exercice de l’expertise judiciaire aux personnes ayant été condamnées pour des atteintes à la probité.

Des poursuites ont été lancées contre un commissaire enquêteur de Côte-d’Or, qui, dans un dossier, avait été prestataire de services d’une filiale de la société qui portait le projet éolien.

Si le procureur a classé sans suite la plainte contre ces commissaires enquêteurs, les victimes souhaitent, à ce jour, se constituer partie civile.

Nous retiendrons également une information importante. En vertu de l’article 40, alinéa 2, du code de procédure pénale, les personnes assurant une mission de service public, en particulier les commissaires enquêteurs, devraient transmettre au procureur de la République toute information lorsqu’ils ont connaissance de prises illégales d’intérêt. Alors que dans la France entière, des citoyens informent les commissaires enquêteurs que des élus sont personnellement intéressés dans le cadre de projets, les commissaires enquêteurs refusent de transmettre au procureur de la République les informations déposées par la voie des cahiers de doléances.

Outre les prises illégales d’intérêts, nous avons découvert que les promoteurs éoliens finançaient les collectivités locales. La mairie de Noirmoutier a reçu environ 3 000 euros par an au prétexte d’activités culturelles du promoteur éolien et le conseil départemental de Vendée, via la structure du Vendée Globe, a reçu 500 000 euros. Ces deux collectivités ont exprimé leur avis favorable lors de l’enquête publique de Noirmoutier en 2018. Une enquête préliminaire pour corruption a d’ailleurs été ouverte par le procureur des Sables-d’Olonne.

Je finirai sur la question de la corruption en rappelant que, le 8 décembre 2014, le syndicat France Énergie éolienne a écrit une lettre à cinquante députés pour suggérer une réforme de la prise illégale d’intérêts, délit qui était, selon ce syndicat, instrumentalisé par les écologistes anti-éoliens, qualifiés de « militants anti-républicains ». L’Assemblée nationale a refusé de donner suite à cette demande, alors que le délit de prise illégale d’intérêts était en cours de réforme, mais cet épisode a mis au grand jour les méthodes des promoteurs éoliens.

Deuxième point : le financement d’associations. Il est très difficile d’avoir des éléments prouvant que des sommes d’argent transitent entre les promoteurs éoliens et les associations qu’ils financent. C’est par des faisceaux d’indices que nous pouvons voir qu’il existe des partenariats financiers. Je précise qu’il n’est pas juridiquement interdit à un promoteur éolien de financer une association environnementale, mais cela nous paraît particulièrement douteux pour l’objectivité de cette association lorsqu’elle est confrontée à une enquête publique au cours de laquelle elle doit se positionner sur le sujet.

Nous avons découvert qu’il existait des liens financiers entre certains promoteurs éoliens et la Fondation du patrimoine. Un communiqué de presse conjoint du 21 novembre 2011 fait état d’un partenariat financier dans le cadre d’une convention triennale entre la Fondation du patrimoine et la société Éole RES, devenue RES. Nous rappelons que les statuts de la Fondation du patrimoine prévoient dans son objet la sauvegarde des patrimoines architecturaux et paysagers.

L’association de défense de la nature WWF est partenaire du promoteur éolien Boralex. Le site internet de WWF affiche clairement qu’elle a signé un partenariat qui repose sur le développement des énergies renouvelables, en particulier l’éolien.

La Ligue de protection des oiseaux (LPO) a organisé, en novembre 2017, avec le soutien des syndicats des énergies renouvelables et de France Énergie éolienne, un colloque sur le thème « Éolien et biodiversité ». Il se dit, par ailleurs, que des associations locales de la LPO seraient financées pour participer aux études d’impact des éoliennes sur les oiseaux et pour ramasser les oiseaux morts, à proximité des machines. Même si cela n’est pas interdit, cela explique la timidité de certaines structures dans le cadre des enquêtes publiques. La fédération France nature environnement et ses associations auraient également signé des partenariats de ce type.

J’ajoute que le livre de Thibault Kerlizin, Greenpeace, une ONG à double-fond(s), va même plus loin puisqu’il explique que l’ONG Greenpeace serait particulièrement intéressée au développement des éoliennes, étant elle-même actionnaire d’une société Greenpeace Énergie, propriétaire de centrales éoliennes.

Il est intéressant de noter que, dans le cadre de l’enquête publique concernant le dossier des éoliennes entre Yeu et Noirmoutier, les opposants avaient demandé aux cinq commissaires enquêteurs d’interroger le promoteur éolien afin qu’il fournisse la liste exhaustive des sommes payées par la société Éoliennes en mer des îles d’Yeu et de Noirmoutier (ENYM) aux collectivités locales ainsi qu’aux associations.

Dans le rapport, les commissaires enquêteurs n’ont jamais répondu à cette question. Mme Chalopin, qui est absente aujourd’hui, était membre de cette commission d’enquête. Pour quelles raisons cette commission d’enquête n’a-t-elle pas demandé l’intégralité des subventions versées par le promoteur éolien et pour quelles raisons le préfet refuse-t-il de transmettre le dossier d’accord aux éoliennes à nos avocats ? Aujourd’hui, en contradiction totale avec la convention d’Aarhus et la charte environnementale, le préfet ne fournit pas à nos avocats les éléments sur le dossier. Pourquoi une telle opacité sur ce sujet ?

Troisième point : les commissaires enquêteurs. Pour rappel, en vertu de l’article L. 123-10 du code de l’environnement, les commissaires enquêteurs se voient octroyer une indemnité à la charge des promoteurs éoliens. Ce sont donc les promoteurs éoliens qui payent les commissaires enquêteurs amenés à donner un avis favorable ou non à un projet.

L’intermédiaire entre le commissaire enquêteur et le promoteur éolien est le président du tribunal administratif, tribunal administratif qui sera chargé de juger le projet éolien lorsqu’il passera devant les tribunaux.

Avant même toute décision d’accord ou de refus d’un parc éolien, trois acteurs clés – le commissaire enquêteur, le promoteur éolien et le tribunal administratif – sont en lien pour la rémunération du commissaire enquêteur, qui ne sera d’ailleurs jamais connue et qui restera opaque, au point de ne jamais être mentionnée dans les rapports d’enquête publique. L’opacité sur la rémunération des commissaires enquêteurs est totale et n’est pas dévoilée dans le cadre des enquêtes publiques.

Nous avons découvert que des formations destinées aux commissaires enquêteurs étaient réalisées par les promoteurs éoliens eux-mêmes. Je dispose de slides de formations et un programme de formation de 2013, organisée avec le concours de tribunaux administratifs et de la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL), des cours étant dispensés aux commissaires enquêteurs par des promoteurs éoliens pour leur expliquer comment organiser une enquête publique. Cette connivence, pour ne pas dire cette collusion, se traduit sur le terrain par des résultats édifiants.

Pour les éoliennes d’Arromanches, par exemple, l’enquête publique avait démontré une opposition de 67 %. L’avis du commissaire-enquêteur fut favorable. À Noirmoutier, une opposition de 76 % avec une forte mobilisation et plus de 1 700 contributions. L’avis des commissaires enquêteurs fut favorable à l’unanimité.

Pour le terrestre, les exemples sont très nombreux. Je ne dispose pas de listes à vous fournir, mais je peux vous livrer quelques exemples. À Brignac, dans le domaine rural, au nord-ouest du Morbihan, sur 89 contributions, 5 étaient favorables et 84 opposées. L’avis du commissaire-enquêteur était pourtant favorable.

Partout, des témoignages édifiants sont remontés de citoyens, choqués par l’attitude des commissaires enquêteurs, souvent très favorables à l’éolien, dissertant dans les rapports sur la piètre culture écologique et environnementale des participants ou de leur tropisme « not in my back yard ». Le mépris et le dédain de certains commissaires enquêteurs sont souvent ressentis par les citoyens participant sincèrement à ces enquêtes publiques. On est loin de la convention internationale d’Arrhus traduite dans la charte environnementale, en son article 7, qui exige la participation des citoyens aux décisions ayant un impact sur leur environnement. La convention ne demande pas un avis, elle « exige » que le citoyen soit acteur de la décision. Manifestement, par leur attitude, les commissaires enquêteurs prennent en otage la souveraineté populaire issue des valeurs de la République en donnant leur opinion, ce qui est totalement contraire à la convention.

Je finirai cet exposé en rappelant que le 1er mai 2018, Jacques Turpin, commissaire enquêteur du projet de Noirmoutier, dans un mail envoyé par mégarde aux opposants et devenu emblématique, traitait les opposants « de personnes sans scrupule et au QI qui n’est pas celui du géranium. » Il a réagi ainsi après que les opposants se sont offusqués que la permanence des commissaires enquêteurs présentait les affiches, les tracts, les logos commerciaux des promoteurs éoliens et même le registre dématérialisé avec le logo du promoteur éolien. Un commissaire enquêteur devant témoin a confirmé avoir distribué des tracts commerciaux du promoteur éolien.

La présidente de la Compagnie des commissaires enquêteurs, absente aujourd’hui, également commissaire enquêtrice au titre de ce dossier, répondait à tous à ce mail par un simple « Rien de nouveau à l’ouest », oubliant l’article premier des règles de déontologie des commissaires enquêteurs : « Le commissaire enquêteur remplit son rôle dans l’intérêt général avec équité, loyauté, intégrité, dignité et impartialité. » Pour rappel, cette enquête ne sera pas suspendue par le préfet, le commissaire enquêteur ne sera pas radié sur-le-champ et ni le préfet de Vendée ni le président du tribunal administratif de Nantes n’ont procédé à des sanctions administratives de ce fait, et un avis favorable sera donné pour l’enquête publique, avec la signature du commissaire enquêteur insultant. Le député Emmanuel Maquet a d’ailleurs posé une question écrite à ce sujet.

Ma conclusion : les commissaires enquêteurs seraient-ils dans le domaine éolien au-dessus des lois et des intouchables de la République ? Je vous remercie.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Merci à vous de ce propos liminaire.

Nous demanderons à Mme Brigitte Chalopin, citée à plusieurs reprises, de répondre sous forme écrite aux propos que vous avez tenus. Nous lui communiquerons votre intervention ainsi que le lien de l’audition afin qu’elle puisse la visionner et apporter des réponses en différé.

Je vais me faire l’avocat du diable. L’image est bien choisie, vu le portrait que vous décrivez !

Je voudrais savoir et comprendre.

Vous dites que les personnes sont financièrement intéressées au projet. Vous avez cité les élus, les propriétaires et les commissaires enquêteurs.

M. Fabien Bouglé. La loi mentionne les commissaires enquêteurs. Le code de l’environnement prévoit que les commissaires enquêteurs sont payés par les promoteurs éoliens. Ils ont forcément un intérêt.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Sont-ils payés quoi qu’il arrive, qu’ils disent oui ou non ?

M. Fabien Bouglé. Oui.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Est-ce une manière pour l’État de ne pas supporter les coûts sur la base du principe « installateur-payeur » à l’instar du principe « pollueur-payeur », l’ensemble des coûts relatifs au projet étant supportés par le promoteur ? Dans la mesure où ces coûts sont liés à une enquête publique, l’installateur finance les études d’impact sans toutefois les réaliser. Un tiers s’en charge. Ce n’est pas parce qu’il tient le chéquier que pèse une contrainte nécessaire sur les résultats des éléments menés.

M. Fabien Bouglé. Tout à fait. Cependant, dans la mesure où le président du tribunal administratif intervient, qu’il rencontre et échange avec le promoteur éolien, la situation induit de fait une connivence. J’entends bien que les choses sont prévues par la loi pour éviter que l’État acquitte les frais des enquêtes publiques, mais les effets sont pervers car le commissaire enquêteur se trouve de facto et ab initio, dans la situation de connivence avec le promoteur éolien. Tout le monde sait que celui qui détient le carnet de chèques a davantage de pouvoir que le petit citoyen qui donne son avis.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous pensez qu’une proximité se crée parce qu’ils sont amenés à travailler ensemble et à se rencontrer souvent. Une telle situation est susceptible de créer des liens dans le cadre de la projection de projets alors que, par ailleurs, les gens sont généralement en colère. Je peux imaginer qu’il ne soit pas aisé pour les commissaires enquêteurs de se retrouver placés entre le marteau et enclume.

M. Fabien Bouglé. Je ne dénonce pas uniquement une connivence financière.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Il est important de ne pas parler de connivence financière dans la mesure où l’indemnisation des commissaires enquêteurs, quels que soient les résultats des enquêtes, est encadrée par la loi. Vous devez avoir connaissance de commissaires enquêteurs qui rendent des avis négatifs et qui sont payés de la même façon.

M. Fabien Bouglé. Ils sont payés, quels que soient les résultats, certes, mais ceux qui émettent des avis négatifs sont minoritaires.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Dès lors qu’ils sont payés, quels que soient les résultats, aucune pression ne pèse sur leur rémunération et donc sur leur avis.

M. Fabien Bouglé. Nous sommes bien d’accord. Pour autant, pourquoi constate-t-on plus de 90 % d’avis favorables à l’installation d’éoliennes sur les territoires ? Il est bien dommage que la présidente des commissaires enquêteurs soit absente ; elle aurait pu nous le dire ! Ce pourcentage d’avis favorables suppose une connivence. Si elle n’est pas financière, elle est psychologique. Les formations sont organisées institutionnellement par le tribunal administratif et par les DREAL qui rencontrent les commissaires enquêteurs et les promoteurs éoliens avant tout projet de centrale éolienne. Vous imaginez bien que des amitiés ou des alliances se créent avant même une enquête publique. Nous sommes dans un bain institutionnel où le commissaire enquêteur est corseté entre une administration dont l’objectif est l’installation d’éoliennes et des promoteurs éoliens qui exercent une forte pression.

Autant Jacques Turpin n’a pas été radié après avoir insulté des opposants à l’éolien, autant un commissaire enquêteur dans un domaine ne relevant pas de l’éolien a été radié parce qu’il avait émis un avis défavorable à un projet industriel. Cela signifie bien que les commissaires enquêteurs sont aujourd’hui du côté d’une administration qui les met en relation avec les promoteurs éoliens dans le cadre de formations afin qu’ils donnent un avis favorable. C’est à ce point de jonction que pointe la dangerosité tant il est vrai que la convention d’Arrhus, dans son article 7 de la Charte environnementale, ne demande pas un avis aux commissaires enquêteurs, elle dispose que les citoyens, titulaires de la souveraineté populaire et de la souveraineté républicaine, doivent participer à une décision ayant un impact environnemental. Dans le paysage que je vous présente, le commissaire enquêteur, en livrant en permanence des avis favorables, dénie les décisions et les participations des oppositions qui s’expriment partout en France contre les projets de parcs éoliens.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Il me semble important de ne pas attaquer l’intégrité des commissaires enquêteurs et de s’appuyer sur une logique structurelle.

Des personnes auditionnées ont relevé ce qu’elles avaient considéré comme une forme de corruption. Une entreprise d’éoliennes est venue présenter le fonctionnement des éoliennes dans les écoles. Cela a été perçu comme une forme de corruption inadmissible dans la mesure où l’on entrait dans les écoles. En tant qu’ancienne enseignante, j’ai expliqué qu’il ne me paraissait pas absurde d’auditionner un professionnel pour comprendre la façon dont il fonctionnait. Il convient de déterminer si la formation n’est constituée que de cela ou si elle est composée de cela et d’autre chose.

M. Fabien Bouglé. Je vous confirme qu’il existe des packs de formation, préparés par les promoteurs éoliens à l’attention du public d’enseignants. C’est le cas à Noirmoutier, une ville que je connais bien. Une position unique est présentée dans une école qui doit normalement assurer la neutralité.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Il s’agit là de la responsabilité des enseignants qui sont garants de la pédagogie. Un enseignant – et je ne pense pas que l’on puisse douter de l’intégrité des enseignants – peut choisir un kit d’information qu’il juge crédible et qu’il considère comme un apport intéressant pour ses élèves.

M. Fabien Bouglé. Je vais vous faire part d’un exemple dans l’Orne, en Basse-Normandie. Une institutrice de bonne volonté – il ne s’agit nullement de remettre en cause le travail formidable des enseignants – avait, à la demande du promoteur éolien, organisé un concours de dessin parmi les enfants du primaire. Le gagnant devait recevoir une éolienne en plastique. Dans l’école de ce petit village, cela a engendré un chaos entre les enfants des opposants aux éoliennes et les enfants des parents qui avaient des éoliennes sur leurs terres. Le conflit larvé du village s’est reporté sur l’école.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Tous les conflits des adultes se retrouvent dans les écoles.

M. Fabien Bouglé. Que des associations non financièrement intéressées par des promoteurs d’éoliens interviennent dans les écoles pour promouvoir le développement durable est une chose, mais que l’on promeuve une industrie financièrement intéressée, qui a donc des intérêts politiques, économiques et financiers, est contraire au principe de neutralité dans l’enseignement. Les visites de promoteurs éoliens dans les écoles sont nombreuses et régulières. Selon nous, c’est très grave. On ne demande pas aux anti-éoliens de venir présenter leurs arguments dans les écoles.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Avez-vous procédé à des démarches auprès des élus ou des enseignants pour expliquer, sur la base de faits scientifiques opposés, vos arguments ?

M. Fabien Bouglé. Les anti-éoliens n’ont que vingt-quatre heures dans une journée, ils sont très pris au quotidien par les recours et les tâches administratives. Ils consacrent une partie de leur temps bénévolement dans toute la France. Ils croient en la République et en la démocratie.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Encore une fois, je ne suis pas d’accord pour considérer la situation en adoptant ce prisme. On ne peut partir du principe selon lequel il y aurait d’un côté les gentils, de l’autre les méchants. Les personnes qui installent des éoliennes ont des avis différents des vôtres, elles ont envie d’installer des éoliennes parce qu’elles y croient. Des personnes sont fondamentalement engagées, qui pensent que les énergies renouvelables sont importantes et elles sont de bonne foi. Il est important de ne pas s’attaquer à l’intégrité des personnes. Ce n’est pas parce que leur avis diffère du vôtre qu’elles ne croient pas à la France et à l’engagement en faveur de la planète.

M. Fabien Bouglé. Je persiste et signe sur les interventions dans les écoles. Au reste, de nombreux arrêts du Conseil d’État ont porté sur la neutralité dans les écoles où les lobbies ne peuvent intervenir. C’est encore plus grave pour une classe primaire ou un collège. Dans un lycée, c’est un peu différent.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Avez-vous adressé un courrier au rectorat ou au ministère.

M. Fabien Bouglé. Le fait est régulièrement dénoncé dans le cadre des enquêtes publiques. Des lettres ont été envoyées.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Avez-vous engagé une démarche pour alerter, ne serait-ce que le chef d’établissement et avez-vous obtenu des réponses ?

M. Fabien Bouglé. Non. Cela fait dix ans que je combats la corruption dans l’éolien. J’ai écrit à plusieurs ministres, notamment de l’écologie, sans jamais avoir obtenu de réponse. J’ai écrit au ministre de l’écologie pour demander un audit national sur les prises illégales d’intérêts puisque les préfets disposent des délibérations et des implantations d’éoliennes. Les prises illégales d’intérêts sont inscrites dans les dossiers administratifs. Le ministre de l’écologie est donc en mesure de dévoiler aux procureurs de la République les infractions qui figurent dans les dossiers administratifs de la France entière. Pour autant, nous ne recevons jamais de réponse.

Nous avons écrit à des Premiers ministres, à des ministres de l’écologie, nous n’obtenons jamais de réponse, si ce n’est que le Service central de prévention de la corruption a été supprimé et que nos contacts ont été mutés !

Je vous entends bien, si vous le souhaitez, nous écrirons au ministre de l’Éducation nationale, mais je crains fort que nous ne recevions une réponse administrative, comme à l’habitude ! J’espère que votre commission d’enquête permettra de faire le jour sur ces pratiques, car, en tout état de cause, il faut régulariser la situation.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. S’agissant précisément des pratiques que vous qualifiez de prises d’intérêts personnels, quelle était la taille des villes ou villages mentionnés parmi les exemples que vous avez cités ?

 M. Fabien Bouglé. La première personne qui a fait l’objet d’une condamnation pour prise illégale d’intérêts dans le cadre d’un parc éolien était un élu de Rânes, un petit village de quelques centaines d’habitants.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Le maire était-il lui-même agriculteur ?

M. Fabien Bouglé. La personne condamnée était adjointe au maire et propriétaire de terres.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Dans un village composé de peu de personnes, un collectif municipal a décidé d’implanter un projet éolien.

M. Fabien Bouglé. Cela ne se passe pas ainsi. Dans un premier temps, les promoteurs font signer des promesses de baux emphytéotiques à des personnes qu’ils savent être élues.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous empêcheriez donc un élu de mener un projet qui serait autorisé à un autre citoyen ?

M. Fabien Bouglé. Pas du tout.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Si sa prise d’intérêts est connue et que tout est fait dans la transparence, y a-t-il quelque chose d’illégal ?

M. Fabien Bouglé. La prise illégale d’intérêts est un délit pénal qui est poursuivi au titre de l’article 432-12 du code pénal.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Et si l’élu concerné ne participe pas au vote de la délibération ?

M. Fabien Bouglé. La prise illégale d’intérêts tient à la participation de l’élu à la délibération alors qu’il est personnellement intéressé. S’il n’y participe pas, il ne peut être poursuivi. Le problème réside dans le fait que les élus, en particulier ceux qui ont été condamnés, mélangent leur intérêt privé et leur intérêt d’élu, et donc participent aux réunions, ce qui est strictement interdit. Si un élu affiche en toute transparence qu’il est personnellement intéressé et qu’il ne participe pas aux votes, il n’est pas en situation de prise illégale d’intérêts.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Diriez-vous que ces prises illégales d’intérêts sont plus fréquentes dans de petits villages ? Peut-être, le conseil juridique est-il moins important dans un petit village et fait défaut aux élus. C’est ainsi qu’ils peuvent faire preuve d’imprudence mais sans forcément avoir d’intention…

M. Fabien Bouglé. D’intention maligne ? Le maire de Lacaune, accompagné de son député, s’est rendu à Paris pour rencontrer des membres du cabinet du ministre de la Défense et faire changer le couloir aérien militaire. Alors que les membres du cabinet étaient informés que l’élu était personnellement intéressé, ils lui ont donné raison ! Il y a là un problème. Peut-être des élus ne se rendaient-ils pas compte qu’ils commettaient des prises illégales d’intérêts mais, aujourd’hui, les prises illégales d’intérêt continuent d’être alors que les élus sont largement informés qu’ils ne doivent pas participer aux délibérations. Dans les petits villages, le sentiment d’impunité est extrêmement fort. Je citerai l’exemple de Mme Landmaine, la première condamnée, à Argentan. Nous l’avons alertée à cinq reprises dans le cadre de l’enquête publique, en la prévenant qu’elle allait être poursuivie pour prise illégale d’intérêts. Certains élus sont habités d’un sentiment d’impunité tel qu’ils se comportent à l’égard de leurs concitoyens de manière assez étonnante. Ils se sentent intouchables et le jour où ils sont mis en examen, cela leur fait très bizarre. Des condamnations interviennent très régulièrement à ce sujet.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Pensez-vous qu’ils ne mesurent pas toujours le risque pris en ne respectant pas les règles déontologiques ?

M. Fabien Bouglé. M. Benoît Onillon, expert géomètre judiciaire, inscrit sur la liste des experts judiciaires, et prestataire de services du promoteur éolien, est maire du village. Il est parfaitement informé. Or, qu’advient-il ? Il est maintenu sur la liste des experts judiciaires, selon moi, de manière totalement illégale – c’est à vérifier mais, en tout cas, le fait est quand même surprenant !

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Un expert géomètre, quel qu’il soit, est soumis à des règles déontologiques dans sa pratique. L’expertise qu’il rend est donc la même, qu’il y ait ou non prise illégale d’intérêts. Si les intérêts sont déclarés, cela doit être reçu.

M. Fabien Bouglé. En l’occurrence, les intérêts n’étaient pas déclarés. Les opposants aux projets d’éoliennes ne découvrent qu’au moment de l’autorisation d’exploiter, c’est-à-dire des années après, les prises illégales d’intérêts de certains élus. L’opacité est totale. Nous ne disposons d’aucune information tant que nous ne disposons pas du dossier administratif du préfet qui nous a consultés ; nous n’en disposons qu’une fois l’autorisation d’exploiter délivrée. Ce n’est qu’une fois le dossier administratif en main que l’on a découvert la situation de M. Onillon. Cela met du temps, à tel point que les infractions sont parfois prescrites. Auparavant, le délit était prescrit après trois ans ; aujourd’hui, après six ans. C’est ainsi que de nombreuses personnes impliquées dans des affaires de prise illégale d’intérêts n’ont pas été condamnées.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. J’entends votre position. Quelles recommandations feriez-vous pour que les situations soient plus transparentes ? Les déclarations d’intérêts devraient-elles intervenir en amont ? S’il est connu et encadré, un intérêt peut être accepté.

M. Fabien Bouglé. Je suis favorable à une publicité dès le début des promesses de baux emphytéotiques. Pourquoi ces informations ne seraient-elles pas rendues publiques par le promoteur éolien ? Au début du projet, intervient ce que l’on appelle la maîtrise foncière. Les promoteurs éoliens demandent aux commerciaux de trouver des terres, lesquels contactent préférentiellement les élus ou les membres de leur famille. Ensuite, la mairie vote une délibération rendant un avis favorable à l’engagement d’une étude de faisabilité de la centrale éolienne sur le territoire du village. À ce moment-là, le promoteur éolien pourrait afficher les promesses de baux emphytéotiques qu’il a signées avec tel ou tel élu.

Dans un village, en Normandie, je crois, le préfet a envoyé une lettre de mise en garde à la mairie car un certain nombre d’élus étaient personnellement intéressés par le projet de centrale éolienne.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Les élus sont de facto intéressés puisque le projet apporte une rémunération à la collectivité.

M. Fabien Bouglé. Lorsque je parle d’intérêt, il s’agit d’un intérêt personnel, l’argent que touche un élu à titre personnel.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous évoquez la partie relative à la propriété privée.

M. Fabien Bouglé. Oui. Le préfet a donc relevé que plusieurs élus avaient un intérêt personnel, direct ou indirect. Lorsque lesdits élus ont quitté la salle de délibération, les élus qui restaient ont voté contre le projet. On voit bien que l’acceptabilité du projet change selon que l’on implique ou non les élus intéressés.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Adopteriez-vous la même démarche si un élu local lançait une entreprise sur sa commune ou créait une entreprise sur son territoire ? Cela vous poserait-il le même cas de conscience ?

M. Fabien Bouglé. Cela ne me pose pas de cas de conscience, je me reporte simplement à la jurisprudence. Par exemple, la jurisprudence a condamné pour prise illégale d’intérêts un maire qui avait fait engager sa femme de ménage par la commune. Cela a été considéré comme une prise illégale d’intérêts sur le plan moral car la prise illégale d’intérêts peut être un intérêt financier ou un intérêt moral. La prise illégale d’intérêts est une notion très large. Je vous invite à vous reporter à l’article 432-12 du code pénal.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Pour finir, on va encourager les élus à ne plus se présenter ! Si un élu recommande une personne de la commune qu’il connaît à la mairie et que tout cela est parfaitement clair, qu’elle répond aux critères et qu’elle fait bien son travail, cela me paraît incroyable de l’écarter.

M. Fabien Bouglé. Un chef d’entreprise ne peut pas signer de contrats avec la commune dont il est maire.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous admettrez que la personne était femme de ménage avant de travailler chez cet élu. Ce n’est pas parce qu’elle travaille à la mairie qu’elle fait plus ou moins d’heures ou que la mairie lui paye plus d’heures.

M. Fabien Bouglé. Il ne m’appartient pas de porter des jugements de valeur sur la jurisprudence et sur les décisions de justice, mais le constat, c’est que la prise illégale d’intérêts, en l’occurrence de nature morale, est un délit extrêmement large.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Autrement dit, bien des faits peuvent entrer dans le champ de la prise illégale d’intérêts.

Vous avez évoqué l’avis des commissaires enquêteurs. Lors des réunions qui ont été organisées, une majorité de personnes peut être contre le projet. Le commissaire enquêteur donne son avis après avoir entendu l’avis des collectifs et des personnes au cours des réunions qu’il organise. Il complète ce compte rendu des réunions par un avis circonstancié plus large.

M. Fabien Bouglé. Qui est son avis personnel.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Oui, mais j’imagine qu’il ne s’agit pas d’un avis au doigt mouillé et qu’il prend en compte des éléments qu’il a constatés sur le terrain.

M. Fabien Bouglé. En général, les commissaires enquêteurs réalisent un audit général de ce qui s’est passé pendant l’enquête publique : la façon dont elle s’est déroulée, la détermination plus ou moins forte des opposants. Une fois rédigées les conclusions, ils livrent des éléments. Souvent d’ailleurs, malgré une forte opposition, ils donnent quelques attendus des motifs. Enfin, ils livrent leur avis.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. À Noirmoutier, combien de personnes étaient-elles présentes à la réunion ?

M. Fabien Bouglé. À Noirmoutier, nous avons relevé 1 700 contributions écrites sur les cahiers de doléances, sur le répertoire et sur les répertoires électroniques, sachant que Noirmoutier compte environ 9 000 habitants l’hiver, auxquels il faut ajouter les habitants de l’Île d’Yeu, dont je ne connais pas le nombre.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Soit près d’un dixième ont écrit pour exprimer leurs inquiétudes. Les neuf dixièmes restants étaient informés du projet.

M. Fabien Bouglé. Tout le monde a été informé par la presse. Nous-mêmes avions envoyé 30 000 ou 40 000 flyers pour informer la population.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous pensez que ce sont les personnes opposées au projet qui entreprennent une démarche.

M. Fabien Bouglé. L’argument de base des promoteurs éoliens est de sauver la planète par les éoliennes. J’imagine que tous les gens veulent sauver la planète ; les sondages des promoteurs éoliens annoncent 80 %, voire 90 % d’acceptabilité des personnes habitant à proximité des parcs éoliens. On pourrait supposer que tout le monde veut des outils qui sauvent le monde et que toute la population va se lever pour dire « Oui, on veut des éoliennes ! », sauf que ce n’est pas ce qui se passe sur le terrain.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Quand elles ont le sentiment qu’un projet va aboutir, les personnes se mobilisent pour exprimer leurs voix contre. Les personnes se mobilisent en réaction contre. En revanche, si elles y sont favorables, elles laissent faire, elles estiment inutile de venir appuyer un projet en cours. Cela répond à la logique de « qui ne dit mot consent » ; auquel cas, le pourcentage que vous avez vous-même évoqué à l’instant de 80/90 % de personnes favorables correspondrait aux 10 % de contre réellement exprimés.

M. Fabien Bouglé. Les anti-éoliens s’insurgent contre des éléments de langage des promoteurs éoliens.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. En l’occurrence il ne s’agit pas d’éléments de langage mais de chiffres que vous livrez.

M. Fabien Bouglé. Les promoteurs éoliens annoncent dans leurs sondages que 80 % à 90 % de la population sont favorables au projet ; sur le terrain, les enquêtes publiques marquent globalement une très forte opposition.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. C’est-à-dire des personnes qui sont présentes aux réunions.

M. Fabien Bouglé. Il ne s’agit pas de réunions, mais de petites permanences, ouvertes trois ou quatre heures. Les commissaires enquêteurs sont à la disposition du public pour éventuellement étudier les dossiers et les personnes déposent leur intervention sur des cahiers de doléances.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Je pense que les gens se déplacent quand ils sont inquiets et quand ils sont contre un projet. Ils ne bougent pas quand ils sont d’accord parce qu’ils pensent que le projet progresse.

M. Fabien Bouglé. On vous dit qu’en implantant des éoliennes, on va sauver le monde, que l’on va sauver les hommes de l’apocalypse et que l’on va sauver la planète

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Peut-être que les gens y croient pour de mauvaises raisons, mais ils y croient. Que la conviction soit fondée sur de fausses promesses, admettons ; il n’empêche, en termes d’acceptabilité, que les 90 % des personnes qui ne se sont pas exprimées ont plutôt tendance à croire qu’utiliser les éoliennes va améliorer les choses.

M. Fabien Bouglé. Je ne dis pas que 80 % de la population ne participe pas à l’enquête publique par désintérêt.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Lorsqu’un projet est considéré comme une menace, comme quelque chose de négatif, les gens se déplacent.

M. Fabien Bouglé. Puisque vous êtes législateur, transformons les enquêtes publiques en sondages locaux. Et là on verra. Et je m’inclinerai. Supprimons les commissaires enquêteurs, supprimons les enquêtes publiques et conformons-nous à l’article 7 de la charte environnementale sur la participation du public. Organisons un sondage local, populaire et citoyen, portant sur les zones impactées, organisons cette démocratie environnementale que nous appelons tous de nos vœux. C’est le peuple souverain qui décidera localement. Peut-être constaterons-nous que les 80 % d’opposition qui s’expriment dans les enquêtes publiques correspondent à 80 % d’opposition dans les sondages. Lorsque des élus veulent organiser des sondages sur l’implantation d’éoliennes, les préfets, les en empêchent. Pourquoi ? Je suis très favorable à des sondages populaires.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Comment un préfet pourrait-il empêcher un élu local d’organiser un sondage ?

M. Fabien Bouglé. Certaines mairies ou des élus ont souhaité la mise en place, non pas d’un sondage, mais d’un référendum populaire sur leur commune, que le préfet a empêché. Je retrouverai le dossier correspondant.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Normalement, les élus doivent pouvoir organiser des consultations.

M. Fabien Bouglé. Eh bien, je n’en suis pas sûr ! C’est à vérifier. Je pense qu’il est nécessaire de multiplier ces référendums populaires et citoyens dans le cadre des implantations d’éoliennes. Nous en aurons alors le cœur net. C’est la seule solution parce que, de toute façon, les promoteurs éoliens avanceront leurs éléments de langage et les écologistes anti-éoliens utiliseront les chiffres de participation dans les enquêtes publiques. Vox populi, vox dei ! Donnons la voix au peuple !

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Diriez-vous de la même façon que le principe de démarrage est vicié dès lors qu’une association reçoit des subventions, autrement dit une entreprise finance une association environnementale pour, localement, contrer l’opposition au projet ?

M. Fabien Bouglé. Localement ou nationalement.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Des personnes pensent qu’installer des éoliennes est un projet environnemental.

M. Fabien Bouglé. Je respecte les opinions des personnes favorables à l’éolien.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Des personnes peuvent entreprendre une démarche de mécénat auprès d’associations environnementales, convaincues qu’elles défendent la cause environnementale.

M. Fabien Bouglé. Prenons l’exemple de la Ligue de protection des oiseaux.

La Ligue de protection des oiseaux joue un rôle formidable. J’ai rencontré Allain Bougrain-Dubourg à Noirmoutier, nous avons discuté. Il ne savait pas, entre autres, que les échouages de baleines près de la Grande-Bretagne ou en Allemagne étaient dus aux infrasons produits par les éoliennes.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Ces informations sont-elles prouvées et avérées ?

M. Fabien Bouglé. Une étude est en cours aux États-Unis, à Rhode Island. Actuellement, une commission d’enquête est ouverte sur le rôle du premier parc éolien en mer sur les échouages de baleines qui interviennent depuis son installation.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. L’étude est donc en cours et n’a pas encore rendu encore ses conclusions. À ce stade, vous n’en disposez pas.

M. Fabien Bouglé. À ce stade, on relève une coïncidence étroite entre les échouages de baleines et la proximité des éoliennes en mer.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Hypothèses qui sont en cours d’être vérifiées et dont vous validez les résultats de l’enquête avant sa fin !

M. Fabien Bouglé. En tout état de cause, les oiseaux sont les premières victimes des centrales éoliennes. Le tribunal fédéral américain a condamné un promoteur éolien suite à la mort de 150 oiseaux, dont des milans royaux.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Combien d’oiseaux s’écrasent-ils contre les fenêtres des maisons ?

M. Fabien Bouglé. Les maisons sont le logis des particuliers, cela n’a rien à voir.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Combien d’oiseaux sont-ils tués par les voitures qui circulent sur les routes ?

M. Fabien Bouglé. Nous parlons de la protection des oiseaux contre des machines industrielles.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Si les ratios sont similaires, on pourrait considérer qu’il faut retirer les vitres de nos maisons et arrêter de rouler en voiture. Il en va de même pour les hérissons.

M. Fabien Bouglé. Référez-vous au rapport que la Ligue de protection des oiseaux a rendu récemment et aux rapports des associations environnementales de protection des oiseaux en Suisse. Depuis l’installation des éoliennes en mer, 60 % des oiseaux maritimes ont disparu de l’Île de Man, en Irlande.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Disparus ? Se sont-ils déplacés ?

M. Fabien Bouglé. Non, ils ont disparu. Disparition ! D’ailleurs, le Conseil national pour la protection de la nature, instance officielle du ministère de la transition écologique et solidaire, a donné un avis défavorable à l’implantation d’une centrale éolienne entre Yeu et Noirmoutier, en raison des impacts très importants qu’elle serait susceptible d’avoir sur les oiseaux migrateurs, en particulier le puffin des Baléares, en danger de disparition mondiale, et qui a donc disparu de l’île de Man.

Le ministre de l’écologie a décidé de supprimer l’avis du Conseil national de la protection de la nature alors qu’il s’agit d’un avis essentiel.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Comment cela « supprimer cet avis » ?

M. Fabien Bouglé. Autorité officielle de la transition écologique et solidaire sur les impacts en termes de biodiversité, le Conseil national de protection de la nature donnait un avis sur l’atteinte aux espèces protégées avant tout projet de centrale éolienne. Depuis qu’il a émis un avis défavorable à plus de onze voix contre deux, le ministre de l’écologie a demandé de supprimer l’avis préalable obligatoire du Conseil national de protection de la nature dans les décisions d’implantation de projets industriels. C’est dire qu’une autorité officielle liée à la biodiversité ne peut plus donner d’avis officiel dans le cadre de projets éoliens. Cela date d’il y a quelques mois. Nous nous insurgeons contre une telle situation, car le Conseil national de protection de la nature avait émis un avis sur le projet de centrale éolienne entre l’île d’Yeu et Noirmoutier et évoquait l’éventualité de la disparition des oiseaux, à l’instar de ce qui se passe sur l’île de Man, selon une étude réalisée récemment.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Pour quelles raisons les oiseaux disparaissent-ils ? L’habitat se déplace-t-il ? De fait, l’écosystème local se modifie.

M. Fabien Bouglé. Deux phénomènes sont en jeu. D’une part, les pales des éoliennes tournent très rapidement et tuent les oiseaux qui ne les voient pas. Les milans royaux sont particulièrement menacés. D’autre part, là où il y a des éoliennes, il y a des habitats.

La LPO a indiqué que sa dernière étude n’avait pas porté sur l’impact sur les habitats alors que c’est sans doute l’impact le plus important. On comprend donc que la LPO, qui est financée – encore une fois, ce n’est pas interdit, c’est tout à fait légal – et est en proximité avec les deux syndicats de promoteurs éoliens, a livré une étude sur l’impact des éoliennes sur la survie des oiseaux, qu’elle a minimisé en oubliant d’étudier l’impact sur les habitats, qui est le facteur central de mortalité.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. J’imagine qu’il existe plusieurs financeurs de la LPO.

M. Fabien Bouglé. Oui, mais quand la LPO organise un séminaire sur le thème « Éolien et biodiversité » avec le soutien de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) et les promoteurs éoliens, on peut penser que l’influence n’est pas neutre.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Le fonctionnement de la LPO est-il indépendant des subventions de l’éolien ? Fonctionnerait-elle sans ?

M. Fabien Bouglé. Nous posons la question : pourquoi la fondation du patrimoine touche-t-elle de l’argent de promoteurs éoliens ?

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Des entreprises essayent d’envoyer un message politique en soutenant une association ; elles espèrent ainsi obtenir une contrepartie en termes d’image. On leur reproche de ne pas aimer les oiseaux. Pour contrecarrer cette affirmation, elles participent à la protection des oiseaux. Ce sont des pratiques historiques et connues.

M. Fabien Bouglé. À l’instar de Total.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Ou de l’entreprise locale qui finance les écoles.

M. Fabien Bouglé. Ce sont des faits que l’on peut dénoncer.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Cela signifie que l’on refuse tout mécénat d’entreprise.

M. Fabien Bouglé. Non.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. On peut se demander si quelque chose est exigé en contrepartie de ces dons. Il y a corruption en cas de contrepartie. Avez-vous la preuve que des contreparties ont été données ?

M. Fabien Bouglé. Les associations qui toucheraient de l’argent de promoteurs éoliens ne sont pas du tout en situation de corruption. Le fait qu’une association reçoive de l’argent n’est pas un délit pénal.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous pensez que l’association serait moins vertueuse ou qu’elle ne saurait pas faire la part des choses entre la subvention qu’elle reçoit et ses missions initiales. La LPO protégerait-elle moins les oiseaux ou pas tous les oiseaux parce qu’elle recevrait de l’argent par ailleurs ?

M. Fabien Bouglé. Peut se poser un problème d’objectivité et de neutralité.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Il serait intéressant d’envoyer cet extrait de l’audition à la Ligue de protection des oiseaux pour savoir si elle peut se justifier.

M. Fabien Bouglé. Vous pouvez également demander à WWF, à Greenpeace, également promoteur éolien dans certains pays. Selon nous, il y a une connivence qui, si elle n’est pas illégale, peut avoir des conséquences en mésestimant ou en sous-estimant des impacts réels.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. À entendre votre argumentaire, je pense que vous êtes fondamentalement convaincu que les éoliennes ont des impacts négatifs sur l’environnement. C’est ainsi que, pour vous, une association ou quelque partie prenante que ce soit qui est convaincue que l’éolien est pro-environnement serait de mauvaise foi chaque fois qu’elle agit puisque vous partez du présupposé que l’éolien s’inscrit fondamentalement contre l’environnement.

M. Fabien Bouglé. Non, je dis qu’une association qui a pour vocation de défendre l’environnement ou de protéger les oiseaux doit être en situation de neutralité et d’objectivité absolues par rapport à des entreprises et des industries susceptibles d’avoir un impact sur l’objet de leur association. Quand on reçoit de l’argent, on perd en objectivité.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Encore une fois, tout dépend de la capacité à différencier un don sans contrepartie d’un don induisant une forme de retour sur investissement. Si un fabricant automobile faisait un don à une association en faveur de la de sécurité routière, trouveriez-vous qu’il y a conflit d’intérêts ?

M. Fabien Bouglé. J’y serais favorable pour une association ou une fondation qui ferait de la recherche scientifique visant à diminuer les risques d’accidents de la route. En revanche, s’agissant d’une association qui dénoncerait la pollution des voitures ou les impacts de la pollution des véhicules, je serais opposé à un don. Si un fabricant automobile finance une association dont l’objet est de dénoncer la pollution, il est évident que cela peut poser problème.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. N’importe quelle entreprise est confrontée, à un moment ou à un autre, à des points qui soulèvent problème. Elle peut commanditer une recherche pour déterminer si telle pratique est susceptible d’avoir telle ou telle conséquence. Elle paiera des chercheurs pour qu’ils déterminent les effets dans un domaine précis. Considérez-vous que cela revient à piloter la recherche ?

M. Fabien Bouglé. Non, s’agissant de recherche, cela ne me dérange pas. Mais une association indépendante et objective de défense des écosystèmes doit conserver une certaine distance. Par exemple, la Fondation du patrimoine, dont l’objet est la défense et la sauvegarde des patrimoines architecturaux et paysagers, ne peut pas recevoir de l’argent d’un promoteur éolien.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous partez du principe que l’éolien est une attaque au patrimoine.

M. Fabien Bouglé. Je ne suis pas activiste de la défense des patrimoines architecturaux, mais beaucoup de personnes se battent, par exemple, lorsque le Mont Saint-Michel ou des cimetières militaires sont impactés par l’éolien. On m’a averti que des menhirs classés monuments historiques seront impactés par des éoliennes en Bretagne. Lorsque l’implantation d’éoliennes peut avoir des conséquences sur le patrimoine architectural, il est grave qu’une fondation de défense de ce patrimoine se fasse financer par des promoteurs éoliens. Oui c’est grave, c’est une atteinte à l’indépendance de cette structure d’intérêt général.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Et si ses financeurs sont connus, si leurs recherches et leurs travaux et leurs avis restent indépendants ?

M. Fabien Bouglé. Je le redis une nouvelle fois, soyons transparents ! Que les associations environnementales nous disent officiellement combien elles touchent de tel ou tel promoteur éolien. La transparence de ces associations sera alors totale. Les particuliers, membres de ces associations, pourront tirer les conséquences de l’utilisation de leurs deniers par ces associations. Si la transparence préside au financement, le problème ne se pose pas. Créons de la transparence !

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Selon vous, les prises illégales d’intérêts que vous avez dénoncées seraient réglées par plus de transparence.

M. Fabien Bouglé. Bien sûr, ce qui est caché est douteux.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Il est intéressant de noter que, à travers votre prisme, ce qui est caché est douteux. Ce n’est pas parce que l’information n’est pas promue de manière extrêmement visible que les faits sont douteux.

M. Fabien Bouglé. Nous sommes dans une haute assemblée qui a mis en place un système de transparence des intérêts des députés.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. J’y suis favorable.

M. Fabien Bouglé. On apprend que le ministre de la transition écologique adore les bons plats et les bons vins aux frais de la princesse, et il nous donne des leçons d’écologisme en permanence et veut nous imposer des éoliennes !

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Le propos est déplacé.

M. Fabien Bouglé. Si vous voulez !

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Ce n’est pas parce que vous n’avez pas connaissance d’une information que celle-ci n’est pas disponible à la demande et ce n’est pas parce que cette information n’est pas disponible a priori et qu’il faut la rechercher que c’est douteux et qu’il y a volonté de cacher et de nuire. Votre démarche passe par un prisme, sans doute lié à des faits que vous avez pu constater et qui se sont accumulés. Encore une fois, je pense que Mme Chalopin pourra apporter des éléments complémentaires. Mais il me semble que votre argumentaire passe par un prisme et la volonté de nuisance …

M. Fabien Bouglé. Non pas de nuisance, mais il existe un intérêt global, un halo d’intérêt qui combine intérêt des élus, intérêt de certaines associations et intérêt d’une administration ou des commissaires enquêteurs qui forme un tout, en opposition avec la population qui est contre un projet.

J’illustrerai mon propos d’un exemple très intéressant. Dans le cadre d’un colloque, organisé il y a une dizaine d’années en Espagne, une association environnementale a dévoilé la mort de six millions d’oiseaux – une hécatombe –, également en Inde, aux États-Unis, où des études ont été réalisées. Depuis quelques années, cette association est financée par un grand électricien éolien espagnol. Depuis, cette association qui milite pour la préservation des oiseaux n’est plus à l’avant-garde du combat de la préservation des oiseaux face à l’éolien. On constate une mise en cause forte du degré d’engagement de ces associations lorsqu’elles reçoivent des financements. C’est un constat. Pourquoi n’entendons-nous plus parler de cette association qui, à l’origine, marquait une volonté forte de défendre les oiseaux à partir du moment où cet électricien espagnol a accordé ses financements ? C’est ce que nous dénonçons. Cela atténue le poids de ces associations.

Je loue le travail de la LPO qui réalise un travail formidable. Cela dit, je suis persuadé que la LPO serait bien plus ferme sur la question de l’éolien si elle n’était pas associée, sous différentes formes, aux syndicats de promotion de l’éolien.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. J’entends votre argumentaire. Vous pensez indirectement que cette association s’est vendue.

M. Fabien Bouglé. Je ne dirai pas cela, le propos limite, mais, en tout cas, je dirai qu’elle est influencée.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Je vous remercie de ce débat extrêmement intéressant sur la déontologie. Ce débat sur la prise illégale d’intérêts est en permanence d’actualité.

J’ai essayé de permettre une forme de débat contradictoire. Je vous remercie de vos réponses.

M. Fabien Bouglé. Je vous en remercie infiniment, madame la présidente !

Laudition sachève à douze heures quinze.

*

*     *

26.   Audition de M. Albert Allo, directeur-adjoint du service de traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins (TRACFIN) (11 juillet 2019)

Laudition débute à quatorze heures dix.

M. le président Julien Aubert. Mes chers collègues, nous accueillons M. Albert Allo, directeur-adjoint du service de traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins (TRACFIN).

Dans ces rapports d’analyse pour 2016 et 2017-2018, TRACFIN traite des fraudes documentaires au certificat d’économies d’énergie (CEE), et souligne, pour la troisième période du dispositif CEE, de 2015 à 2017, l’augmentation du nombre de dossiers fictifs pour bénéficier du CEE, sans que les travaux correspondant aient été effectués.

Il considère également les délégataires comme les acteurs les plus sensibles du dispositif et met en relief les fraudes au CEE, prenant la forme de réseaux de sociétés actionnant des chaînes de sous-traitants.

Les exigences réglementaires ont été renforcées depuis le mois de juin 2018 pour l’obtention du statut de délégataire. Le projet de loi relatif à l’énergie et au climat, adopté par 50 % des membres de cette commission en première lecture par notre Assemblée, prévoit la possibilité pour le service TRACFIN de transmettre des informations au Pôle national des certificats d’économies d’énergie (PNCC), alors que TRACFIN ne peut aujourd’hui qu’appeler indirectement l’attention de ce dernier en lui demandant des informations sur certaines demandes de CEE.

Monsieur Allo, nous allons vous donner la parole pour un exposé liminaire de quinze minutes maximum. Ce qui nous intéresse, c’est de savoir si, avec les modifications qui ont été apportées, plus aucun risque n’existe ; s’il y a des zones d’ombre pour lesquelles vous avez du mal à obtenir des informations ; si, à votre connaissance, le secteur des énergies renouvelables (EnR) a été l’occasion de pratiquer du blanchiment d’argent – comme en Italie, nous a-t-on dit.

Avant de vous donner la parole, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite à lever la main droite et à dire « je le jure ».

(M. Albert Allo prête serment)

M. Albert Allo, directeur-adjoint de TRACFIN. Monsieur le président, madame la rapporteure, je vous remercie de me donner l’occasion d’expliquer les missions de TRACFIN, dans le cadre de financements de politiques publiques liés à la transition énergétique.

Je rappellerai les conditions dans lesquelles TRACFIN est appelé à connaître les dossiers de financement du CEE, le contexte n’étant pas neutre.

Tout d’abord, TRACFIN n’a pas la possibilité de s’autosaisir. Il doit, pour effectuer une enquête administrative, recevoir une déclaration de soupçon d’un professionnel privé, listé dans le code monétaire et financier (CMF), à partir des articles L. 561-1 et suivants, ou de l’administration, via une information de soupçon – j’y reviendrai.

Le domaine de prédilection de TRACFIN est la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Nous avons, par ailleurs, mis en place, depuis 1990, sous l’impulsion mondiale – ensuite relayée par des directives européennes –, un cadre national qui doit se conformer aux obligations internationales et européennes.

Notre système de lutte anti-blanchiment va être évalué, au niveau national, fin 2019 et début 2020, et au printemps 2021, en commission plénière du Groupe d’action financière (GAFI). Chaque pays membre du GAFI est, en effet, audité par ses pairs, s’agissant du cadre réglementaire et de l’efficience du système de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. Nous en sommes à la quatrième session d’évaluation, la France étant la dernière à être auditée.

Les partenaires assujettis ont l’obligation de transmettre à TRACFIN des déclarations de soupçon, quand des flux financiers peuvent mettre en lumière une infraction débouchant sur une peine privative de liberté supérieure à un an, ou pour tout fait en lien avec le financement du terrorisme. Par ailleurs, depuis 2009, la fraude fiscale est entrée dans le champ de compétence de TRACFIN – je n’en parlerai pas, celle-ci n’étant pas au cœur du dispositif CEE.

C’est donc à partir de ces déclarations et informations de soupçon que TRACFIN peut mettre en œuvre ses capacités à investigation administratives. Les agents de TRACFIN travaillent quelque part à Montreuil, sur leurs ordinateurs qui leur permettent d’accéder à tous les documents financiers et comptables détenus par les professionnels déclarants, assujettis aux obligations, et aux administrations partenaires en charge des politiques de lutte contre les fraudes douanières, fiscales et sociales. Nous pouvons également interroger le Pôle national des certificats d’économies d’énergie.

Pour être efficace, TRACFIN a besoin de bons capteurs, à savoir de déclarants actifs. Ce sont les banques qui, à partir de 2015, mais surtout en 2017, ont soupçonné des fraudes au CEE. TRACFIN, qui organise une veille sur les nouvelles typologies de fraudes, a effectivement confirmé l’existence d’une fraude visant à optimiser le nouveau dispositif public.

Tout nouveau dispositif public a en lui des failles, le temps de la mise en place des équipes et des procédures de contrôle. De sorte que des fenêtres d’opportunité sont ouvertes, que des individus exploitent de façon frauduleuse.

Ce partenariat public-privé, TRACFIN le fait vivre de différentes façons. Il instaure des relations régulières avec les déclarants, notamment les banquiers, et leur rend compte de la qualité de leurs déclarations. Il les alerte, par des réunions ou par ses rapports d’activité ou d’analyse, de ce que nous voyons poindre comme nouvelles tendances de blanchiment et comme nouveaux secteurs « fraudogènes ».

 Ces partenaires nous font remonter, grâce à leurs propres capteurs, les frémissements qu’ils détectent dans certains domaines, dont celui de la transition énergétique, qui nous intéresse aujourd’hui. Par ailleurs, pour aider nos partenaires privés, nous élaborons des lignes directrices, à savoir un document explicatif du code monétaire et financier ; une lecture commentée, éclairée de quelques exemples et de la pratique du superviseur.

L’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) nous aide à mettre à jour, de façon régulière, sa ligne directrice en lien avec les principaux représentants des services conformité des banques. La majorité des déclarations provient de l’ACPR qui peut se substituer à une banque défaillante, lors de ses contrôles ; 85 % du flux reçu par TRACFIN proviennent des banques et de l’ACPR.

Un système qui comporte différents volets : un volet pédagogique, une relation entretenue et un superviseur qui effectue des contrôles de conformité pour s’assurer que les dispositifs sont en place et que les soupçons sont bien déclarés à TRACFIN.

Par ailleurs, je l’ai évoqué en début de mon propos, TRACFIN peut recevoir des informations de soupçon de la part d’administrations de l’État, de collectivités territoriales ou de toute personne chargée d’une mission de service public ; soit 1 000 à 1 500 informations de soupçon par an.

C’est donc après avoir reçu un certain nombre de déclarations de soupçon que nous avons alerté le ministère du caractère fraudogène du dispositif du CEE. Cette alerte a été relayée dans notre rapport d’activité et d’analyse des tendances, afin de partager cette information avec les représentants du secteur privé, les autorités concernées et le grand public.

Les services conformité des banques ont observé, principalement dans le secteur de la construction, mais aussi de conseils aux EnR, au sens large, des entreprises qui, en quelques mois, réalisaient un chiffre d’affaires extraordinaire, passant de zéro euro à un million ou deux millions d’euros.

Le client qui ouvre un compte d’entreprise dans une banque doit présenter un plan d’objectifs, de monter en charge du chiffre d’affaires, et c’est par rapport à ce plan que le banquier va relever des discordances. Dès lors que des alertes, en interne, remontent – par le conseiller clientèle ou la personne en charge de la cellule d’analyse au service conformité – des questions sont posées au client, des justifications sont demandées, notamment des factures. Selon ses réponses, le banquier aura, ou non, un doute sur la régularité de l’activité de la société, et en particulier sur les travaux liés à l’obtention du CEE.

L’absence de déclaration à l’Union de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d’allocations familiales (URSSAF) ou de déclaration fiscale au bout de dix-huit mois est l’un des critères d’alerte.

Après avoir reçu plusieurs dizaines d’informations de soupçon, avec des enjeux de quelques centaines de milliers d’euros, nous avons interrogé le PNCEE pour qu’il nous renseigne sur le sujet, les agents de TRACFIN n’étant pas des spécialistes du secteur de l’énergie, ni du dispositif visant à faciliter la transition énergétique. Une fois éclairés sur ce sujet, nous avons pu caractériser les éléments que nous détenions et les transmettre au parquet territorialement compétent.

Pourquoi les réseaux organisés ont-ils une appétence pour ce dispositif ? Dès lors que l’obligé ne peut satisfaire par lui-même à ses obligations d’économies d’énergie, il recourt à des délégataires ; tout repose sur l’orthodoxie de ces délégataires. Si le dispositif a anticipé les fraudes, elle n’a pas anticipé leur ampleur, à savoir l’ampleur des travaux fictifs. Prenons l’exemple d’une société qui était censée avoir effectué des travaux d’isolation chez 8 000 particuliers, et qui n’a absolument rien fait.

Une fois les ministères sensibilisés sur ce sujet, un recadrage réglementaire a eu lieu, qui trouve une traduction dans le projet de loi relatif à l’énergie et au climat.

Aujourd’hui, je ne puis vous dire, sur la base des signaux reçus par TRACFIN, que la fraude a disparu ; elle évolue. Elle évolue au même rythme que les réseaux organisés affinent leur pratique. Le délégataire recourt davantage à la sous-traitance qui, elle-même, sous-traite. Les circuits sont de plus en plus complexes, le délégataire faisant appel à des associations et à des sociétés étrangères pour réaliser les travaux.

S’il y a moins de fraudes documentaires sèches, la surfacturation des travaux ou la non-réalisation des travaux sont plus difficiles à démontrer par une enquête administrative de TRACFIN.

Nous continuons, bien entendu, à procéder à des signalements aux autorités judiciaires, mais dans une proportion moindre qu’en 2016-2017. Nous tombons parfois sur des montants significatifs, mais la personne que nous recherchons a sophistiqué sa pratique.

Pour la période 2018-2020, ce sont 9 milliards d’euros qui sont alloués aux certificats d’économies d’énergie, à savoir d’aides visant à réduire la facture énergétique ; forcément, cela suscite des vocations. D’où des montages plus sophistiqués via des associations, des sociétés étrangères et des comptes bancaires domiciliés, d’abord en France, puis dans des pays de l’Union européenne et enfin vers la Chine, ou d’autres contrées qui ont l’habitude de voir émerger des réseaux criminels.

M. le président Julien Aubert.  Je vous remercie, monsieur le directeur-adjoint.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Je ne comprends pas bien pourquoi, ils ont recours à des sociétés étrangères et à des comptes bancaires étrangers. À quel moment, ils ont un intérêt à sortir de France ?

M. Albert Allo. TRACFIN a compétence à s’intéresser à des mouvements financiers uniquement sur le territoire national. Nous ne pouvons pas interroger une banque située en dehors de l’Hexagone. En revanche, nous échangeons des renseignements avec les cellules de renseignement financier (CRF) des autres pays européens. Quand, lors de nos investigations, nous découvrons qu’un compte a été ouvert en Hongrie, par exemple, nous envoyons une demande motivée à la CRF hongroise, qui nous répond dans les deux ou trois mois qui suivent.

Ce temps de décalage dans la circulation de l’information est l’une des raisons de domicilier une société dans un autre pays européen. Le droit hongrois ou polonais n’est pas le même que le droit français, la banque qui héberge le compte n’aura peut-être pas les mêmes vigilances qu’en France. Même si nous notons une progression de la qualité de l’échange d’informations entre les CRF européennes.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. S’agissant des délégataires-mandataires, pensez-vous qu’à ce stade, c’est-à-dire suite aux recommandations de TRACFIN, et à la mise en place d’un certain nombre de correctifs, nous avons évité les principaux écueils ?

M. Albert Allo. Nous sommes collectivement plus efficaces. Mais comme tout phénomène financier clandestin, nous n’avons pas de vision exhaustive de tous les dossiers présentés à l’agrément du PNCEE. La fraude représente-t-elle 2 ou 10 % du secteur, nous ne savons pas. Nous ne pouvons voir que ce qui est atypique, nous n’avons aucune information sur ce qui fonctionne bien. Je peux simplement constater que nous recevons moins de signalements de la part des banques en matière de fraude au certificat d’économies d’énergie.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Nous distinguons bien fraude et manquement. Les délégataires-mandataires peuvent, en effet, commettre des erreurs de bonne foi, les dossiers étant parfois très techniques. Des erreurs qui sont ensuite modifiées. Ce qui est différent d’une fraude organisée, visant à détourner des fonds publics.

M. Albert Allo. TRACFIN s’occupe des mouvements financiers d’ampleur, dès lors qu’un banquier nous a signalé un soupçon sur un compte en banque. Et s’il nous transmet une déclaration de soupçon, c’est qu’il a été alerté, par rapport à une grille qu’il a mise en place.

Aujourd’hui, les entreprises s’acquittent de leurs obligations sociales et fiscales ; ce critère n’est donc plus vraiment valable. Les entreprises de conseil, s’agissant du certificat d’économies d’énergie, ont, en général, un budget communication. Le banquier devient suspicieux, si le budget d’une entreprise, par exemple, est composé de 90 % de communication et de 10 % de travaux.

Il est difficile, pour TRACFIN, de caractériser une fraude quand le doute n’est pas totalement levé. Notre rôle est donc aussi d’envoyer des signalements. Mais il n’y a qu’une enquête de terrain, menée par un service de police, tel que le service national de la douane judiciaire (SNDJ), qui va pouvoir saisir les comptes de la société et demander des justifications.

Aujourd’hui, le dispositif est plus sophistiqué et la fraude est plus difficile à caractériser. Nous sommes loin des éléments binaires que nous avons pu observer en 2016-2017.

S’agissant des obligations déclaratives de dépôt de dossiers, seul le PNCEE est concerné.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Une fraude est caractérisée lorsque les travaux ne sont pas réalisés ou quand des fonds sont détournés. Etes-vous également alertés lorsque le profit est exorbitant – je pense à des surfacturations ?

M. Albert Allo. Oui, nous pouvons enquêter en cas de surfacturation, mais il faut que le particulier dépose plainte, sinon, il est très difficile pour les services d’enquête d’aller plus loin. Peu de personnes portent plainte pour escroquerie, surtout quand elles réalisent des travaux qui sont partiellement pris en charge par une subvention.

Plus un dispositif public est complexe, plus les effets d’aubaine, pour les fraudeurs, sont importants.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Factuellement, quel type de fraude avez-vous constaté ? Du travail au noir ? L’absence complète de travaux ? Des fausses déclarations de travaux faites par les délégataires ?

M. Albert Allo. Un peu tout cela, oui. Les entreprises qui effectuent les travaux doivent posséder le label Reconnu garant de l’environnement (RGE). Or, nombreuses sont les entreprises qui entreprennent des travaux sans être labellisées. Certaines le demandent au bout de quelque temps, de bonne foi ou non, je ne sais pas. Le doute est permis.

Un point important du dispositif est de pouvoir effectuer des contrôles a posteriori – toutes les entreprises sont censées garder les factures. C’est par une méthode de sondage aléatoire que le PNCEE ou les organismes certificateurs réalisent ces contrôles. Les moyens pour effectuer ces contrôles sont-ils suffisants ? Je ne sais pas. Mais, ils disposent d’une grille pour faire des analyses de risque et cibler telle ou telle entreprise.

M. le président Julien Aubert. Avant la révision de la réglementation, opérée en décembre 2017, vous avez entrepris un premier contrôle des CEE ; combien de dossiers avez-vous contrôlés ?

M. Albert Allo. Nous recevons 300 à 400 déclarations de soupçon par jour, qui ne sont pas toutes de qualité. Nous disposons d’un guide d’aide à l’orientation, avec des grilles pour les analyser. C’est sur la base de cette analyse, et en fonction des enjeux, que nous envoyons les dossiers, soit vers une externalisation judiciaire, soit vers les administrations fiscale ou sociale.

S’agissant du CEE, le nombre de déclarations de soupçon n’a jamais été spectaculaire. Nous n’avons jamais dépassé une centaine de dossiers en même temps. En un an et demi, nous avons retenu une cinquante dossiers pour un montant d’une centaine de millions d’euros.

M. le président Julien Aubert. Je n’ai pas bien compris. Avez-vous contrôlé les 400 déclarations de soupçon que vous recevez par jour ?

M. Albert Allo. Toutes les déclarations ne concernent pas le CEE. Avant la révision, nous en recevions trois ou quatre par jour.

M. le président Julien Aubert. Combien d’enquêtes avez-vous menées ?

M. Albert Allo.  De 2016 à 2018, nous avons mené une centaine d’enquêtes, qui n’ont pas toutes débouché sur des transmissions au parquet.

M. le président Julien Aubert. Vous avez revu la réglementation avec Gérald Darmanin, sur la base de votre rapport. En 2017, pour combien de cas litigieux avez-vous ouvert un dossier ? Et combien de soupçons étaient légitimes ?

M. Albert Allo. Nous avons travaillé sur 90 dossiers et un tiers a débouché sur une transmission judiciaire. C’est à partir de ce chiffre, et donc de la constatation de cette nouvelle fraude, que nous avons alerté le ministre.

M. le président Julien Aubert.  Et les soixante autres dossiers ?

M. Albert Allo. Nous n’avons pas réussi à caractériser la fraude. En général, ce n’était pas le CEE qui était au centre du soupçon.

M. le président Julien Aubert. Quand nous avons reçu un représentant de TRACFIN, en 2017, il nous avait parlé de seize déclarations de soupçon de fraude au CEE, tous confirmés – je ne suis pas sûr du chiffre, mais il était de cet ordre. Comment expliquez-vous ce chiffre ?

M. Albert Allo. Il devait s’agir de seize dossiers qui avaient abouti. Maintenant, s’agissait-il de cas relatifs à des aides à l’environnement ou précisément au CEE, je ne sais pas.

M. le président Julien Aubert.  J’essaie de définir le niveau criminogène des CEE par rapport à d’autres dispositifs.

M. Albert Allo. TRACFIN est un maillon de la chaîne, mise en place pour caractériser des fraudes, suite aux soupçons des banquiers. Nous transmettons nos dossiers au parquet, ensuite il y a le temps de l’instruction judiciaire.

M. le président Julien Aubert. Je ne parle pas de la justice, mais de TRACFIN. Si vous transmettez des dossiers, c’est bien parce que vous êtes convaincus de l’infraction.

Les CEE sont-ils plus fraudogènes que d’autres dispositifs publics ? Sur cent dossiers, combien avez-vous de cas avérés ?

M. Albert Allo. Nous avons le même souci de travailler utile. Et pour travailler utile, nous avons besoin d’un retour sur la qualité de nos transmissions. Nous avons réussi, avec les administrations fiscale et sociale, à établir un lien pour que nous puissions savoir combien de dossiers débouchaient sur une enquête et, sur ces enquêtes, combien de redressements étaient appliqués et pour quel montant.

Avec les services judiciaires, nous n’avons que des études parcellaires, malgré l’obligation de retour sur le devenir de nos transmissions. Mais le temps d’instruction est long – deux ou trois ans. Le retour n’est pas systématique, je ne puis donc vous dire combien de dossiers ont abouti à un redressement. Je serai bien incapable de vous dire ce que sont devenues, par exemple, nos 450 transmissions de l’année 2013.

S’agissant du CEE, tous les services ont été alertés et sensibilisés, mais il faut voir avec les services d’enquête ce que nos transmissions ont donné.

M. le président Julien Aubert. L’État est présent au sein du PNCEE, mais il ne dispose pas de moyens suffisants ; il ne peut assurer un contrôle que dans la limite des moyens disponibles. Ensuite, TRACFIN transmet des dossiers, mais n’a pas les moyens de savoir si des condamnations ont eu lieu. Le dispositif de l’État existe, mais il n’est pas très coercitif.

M. Albert Allo. Le dispositif de contrôle existe sur le papier. Le ministère de la transition écologique a fait le nécessaire pour que le PNCEE dispose de méthodes de contrôle – qui ont été validées. Le dispositif financier, quant à lui, a la même vigilance que pour l’ensemble des activités financières des personnes physiques et des personnes morales.

M. le président Julien Aubert. J’entends bien, mais nous avons affaire à une politique particulière qui pèse neuf milliards d’euros, qui rentre chez les gens et sur laquelle le Parlement n’a pas une bonne visibilité, puisqu’elle est gérée par l’exécutif.

Les règles d’audit dont vous parlez existaient-elles avant la révision de la réglementation par M. Darmanin ?

M. Albert Allo. Ce sont aux responsables du PNCEE que vous devez poser la question.

M. le président Julien Aubert. Quand vous avez alerté le ministre sur le caractère fraudogène de ce dispositif, vous n’avez pas eu de contact avec le PNCEE, pour comprendre notamment comment il menait ses contrôles ?

Sur 90 dossiers transmis, un tiers a été caractérisé comme frauduleux ; c’est une bonne statistique. Le filet est donc bien percé. Nous pouvons nous imaginer que si le PNCEE réalisait plus de contrôle, il y aurait moins de fraudes. Vous n’êtes pas entré en contact avec le Pôle pour savoir comment il menait ses contrôles ?

M. Albert Allo. Dès que nous avons constaté la fraude, nous avons alerté les autorités concernées. Mais nous ne sommes pas des professionnels de ce dispositif. Notre interlocuteur naturel est, bien entendu, le PNCEE ; nous l’avons donc rencontré. Nous avons organisé des réunions de travail pour qu’il nous explique à partir de quelles informations, par exemple, nous pouvions déduire qu’il y avait fraude.

Pour 60 des 90 dossiers, nous avons demandé au PNCEE s’il connaissait les entreprises révélées par les déclarations de soupçon et s’il avait des informations sur elles. Nous avons instauré un dialogue dès le début, bien entendu.

M. le président Julien Aubert. Réalisait-il un pré-système d’audit pour éviter la fraude ?

M. Albert Allo. Visiblement, non, il réalisait très peu de contrôles.

M. le président Julien Aubert. Donc leur système d’audit a été mis en place après votre alerte.

M. Albert Allo. Non, il existait avant, mais il a certainement été amélioré. Et j’espère que le PNCEE a été renforcé en moyens humains. Car s’il est utile d’instaurer un dispositif d’audit, de contrôle, il faut pouvoir le faire vivre. Or visiblement, le Pôle n’en avait pas les moyens, au départ.

M. le président Julien Aubert. La fraude à la TVA, dite « fraude carrousel » était une fraude massive au niveau européen qui a coûté des milliards d’euros, les acteurs ayant institutionnalisé un système de fraude.

S’agissant du CEE, avez-vous repéré un acteur principal, une plateforme pratiquant le blanchiment d’argent ?

Le fait de se demander comment l’État s’organise pour éviter les fraudes à ce dispositif est essentiel pour nous. Or d’après vos propos, je comprends qu’il ne s’agit pas d’un système organisé, d’une mafia…

M. Albert Allo. Nous pouvons trouver des liens avec l’organisation qui a institutionnalisé la fraude carrousel, mais pas de la même ampleur ; il faut enlever au moins deux zéro. S’agissant de la fraude au CEE, les montants étaient d’environ 10 millions d’euros – nous ne sommes loin du milliard.

M. le président Julien Aubert. Le PNCEE connaissait-il les entreprises qui figuraient dans les 60 dossiers pour lesquels vous l’avez consulté ?

M. Albert Allo. Il faudrait que je fasse le point avec mes services, mais oui, nous avons attiré son attention sur un certain nombre de dossiers. Le PNCEE, je le rappelle, effectue des contrôles a posteriori, or il a pu constater que, pour certains travaux, aucune facture n’avait été délivrée. Il a donc transmis, conformément à l’article 40 du code de procédure pénale, les dossiers au parquet.

Il est clair que nous l’avons sensibilisé sur l’ampleur de la fraude et que nous lui avons permis de saisir le ministre sur le sujet. Nous avons ensuite travaillé de concert.

M. le président Julien Aubert. Le système a désormais changé, il y a une autre organisation et davantage de personnel ; avez-vous réalisé des contrôles pour vérifier s’il y avait moins de fraudes ? Pouvez-vous nous rassurer ?

M. Albert Allo. Depuis la modification de la réglementation, nous recevons deux fois moins de déclarations de soupçon. Nous ne disposons pas de moyens d’investigation directs, donc notre prisme est le nombre de déclarations que nous recevons. Nous avons deux fois moins de saisies et deux fois moins d’externalisations. Neuf dossiers ont fait l’objet d’une transmission judiciaire et sept sont en cours d’enquête.

M. le président Julien Aubert. Et le volume moyen estimé sur ces dossiers est-il également inférieur à la première période ? 

M. Albert Allo. Non, les montants sont équivalents.

M. le président Julien Aubert. La complexité du dispositif – des entreprises se plaignent des délais trop longs du PNCEE – n’est-il pas la raison pour laquelle vous avez reçu moins de déclarations ?

M. Albert Allo. Non, nous n’avons pas repéré ce paramètre. Mais le nombre de délégataires a été fortement resserré – passant de 29 à une dizaine. De fait, les partenaires sont un peu plus professionnels, ou en tout cas plus vigilants. Ils ont été sensibilisés et peuvent mieux repérer les fraudeurs.

M. le président Julien Aubert. Le problème se situait-il au niveau des délégataires ou des mandataires ?

M. Albert Allo. Les obligés sont la partie pivot. Ils ont intérêt à récolter les certificats pour ne pas payer de pénalités financières.

Qui est perdant dans cette affaire ? C’est l’environnement, puisqu’il s’agit d’actions d’économie d’énergie ou de réductions de factures énergétiques qui ne sont pas réalisées.

L’obligé récolte les CEE, et même s’ils ont été donnés sur la base de travaux fictifs, il a l’impression d’avoir rempli ses obligations.

M. le président Julien Aubert. Les responsables d’Énergies sans frontières (ESF) nous ont indiqué qu’il n’existait pas de filtre pour être mandataire. Effectivement, je vois qu’il y a dix obligés, qui sont la porte d’entrée du dispositif, mais que tout le monde peut être mandataire.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure.  La responsabilité n’est pas transférée au mandataire, c’est bien le délégataire qui prend pleinement délégation de la contrainte.

M. le président Julien Aubert. Ce dispositif est tout de même opaque.

M. Albert Allo. Le dispositif est plein de bonnes intentions. La question qui se pose est comment trouver le bon niveau de contrôle, sans retarder les travaux, sans pénaliser les entreprises de bonne foi.

M. le président Julien Aubert. Vos signalements concernent les entreprises ou les obligés ?

M. Albert Allo. Nous ne mettons jamais en cause les obligés. Les dossiers transmis au parquet concernent les délégataires et ceux qui sont en relation avec eux.

M. le président Julien Aubert. Faute de factures, vous avez caractérisé des fraudes pour des travaux qui n’ont jamais été réalisés. Avez-vous mis à jour des cas où les travaux ne sont pas correctement effectués ? Je prendrai l’exemple de l’isolation de combles, pour laquelle l’entreprise aurait mis un matériau de mauvaise qualité, le facturant trois fois son prix.

M. Albert Allo. Non, une enquête administrative ne peut pas déceler la réalité des travaux d’isolation. Ce type de fraude est semblable à d’autres escroqueries, comme la réfection d’une toiture d’une maison de personnes âgées, vivant dans un petit village, à qui l’entrepreneur facture trois ou quatre fois le prix.

Pour des travaux un peu technique ou spécialisé, si l’entrepreneur assure au particulier que telle laine de verre va diviser sa facture énergétique de 50 %, celui-ci va payer le prix demandé et attendre un ou deux ans la diminution de sa facture. Ce type de fraude est difficile à appréhender en temps réel.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Il me semble qu’il y différents niveaux de risque. D’abord, le délégataire ou le mandataire peut aller chercher des gisements qui seraient improductifs ; ils pourraient se voir pénaliser pour cette raison.

Ensuite, des faux dossiers peuvent être ouverts – faux nom, fausse adresse – et produits comme justificatifs.

Par ailleurs, une entreprise peut effectuer des travaux sans avoir le label RGE ou travailler au noir.

Enfin, les éco-délinquants sont attirés par des dispositifs leur permettant de facturer des matériaux dont le coût est 100 % financé par ces mêmes dispositifs. Et quand il y a une augmentation du prix du CEE, comme c’est le cas, ils peuvent se faire rembourser deux ou trois fois ; la capacité de marge est très importante par rapport au coût des éléments, et au regard des économies d’énergie réelles. Cette faille du système vous a-t-elle été signalée ?

M. Albert Allo. Je vous répondrai en tant qu’observateur du dispositif et en tant que directeur-adjoint de TRACFIN.

Doivent être pris en compte, le coût des travaux, le rendement énergétique pour le particulier et, enfin, la façon dont le coût des travaux est transformé en CEE, qui permet aux obligés de remplir leurs obligations. Je ne suis pas certain qu’il existe une équation permettant de trouver le juste équilibre entre la rentabilité énergétique, le coût financier et ce que l’obligé va récupérer comme certificats pour atteindre ses obligations de diminution de la facture énergétique. Il n’y a pas de cohérence qui coule de source.

Les travaux peuvent coûter cher, donner droit à des certificats importants en valeur, mais avec une efficacité énergétique qui peut sembler laisser à désirer.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Ce qui n’est pas logique puisque le pourcentage d’économies d’énergie détermine le montant en euro du CEE.

Dans le cadre des coups de pouce, une prime de précarité peut être versée ; il s’agit d’un coup de pouce social au dispositif d’économies d’énergie. Mais le montant de l’aide versée à travers CEE doit être équivalent à l’efficacité énergétique recherchée, c’est la raison du système.

M. Albert Allo. Je n’ai pas compétence pour vous répondre sur la cohérence de l’équation du système.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Le nombre de délégataires et de mandataires est limité aujourd’hui.

M. Albert Allo. Le nombre de délégataires était de 75, lors de la troisième période, il était de 29, au 4 juillet – il n’est pas passé de 30 et 10, comme je vous l’ai indiqué tout à l’heure.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. S’agissant des éoliennes, il nous a été indiqué que des sociétés réalisaient des bénéfices extraordinaires ; en est-il de même chez les délégataires ou les mandataires, avec le CEE ?

M. Albert Allo. TRACFIN traque les flux financiers clandestins. Nous n’avons pas à nous prononcer sur une entreprise qui réalise de gros bénéfices dès lors qu’elle les réalise dans un cadre légal.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Une trop grande rentabilité pourrait être un indicateur.

M. Albert Allo. Parfois nous pouvons détecter deux ou trois entreprises qui dégagent d’importants bénéfices et nous apercevoir que les responsables ont tenté de faire un abus de bien social ou de financer par les comptes de l’entreprise une voiture de collection ou des tableaux. Mais ce n’est pas dans nos missions ; cela peut simplement nous interpeller.

Je ne peux pas tirer une loi générale en partant d’une minorité d’entreprises. Je n’ai pas de vision représentative d’un secteur, quel qu’il soit. J’ai juste une vision d’un dysfonctionnement, à travers les déclarations de soupçon qui nous sont transmises.

M. le président Julien Aubert. Nous avons été alertés, lors de l’une des nos auditions, sur des sociétés éoliennes, en Italie, qui pratiquaient du blanchiment d’argent. Si personne n’a entendu ce genre d’histoires à propos de sociétés françaises, un certain nombre de parcs ont fait l’objet de ventes successives – rachetées par des fonds étrangers.

M. Albert Allo. Nous n’avons jamais reçu de signalements sur ce sujet. Nous n’avons pas eu à travailler sur les sociétés éoliennes domiciliées en France. Si une société italienne implante des éoliennes en France, cela échappe au système financier français. Nous ne disposons pas de capteurs pouvant nous faire remonter cette information.

Seules la Guardia di finanza et la CRF italienne pourraient nous transmettre ces informations et elles ne l’ont jamais fait.

M. le président Julien Aubert. Des sociétés basées dans des paradis fiscaux – qui rachèteraient des parcs éoliens français – seraient-elles susceptibles de vous intéresser ou pas du tout ?

M. Albert Allo. Tout type d’information m’intéresse, mais il faut qu’elle me soit utile, que je puisse l’exploiter. Nous devons avoir un intérêt à agir au niveau national. Maintenant, si je détecte un flux financier entre les Caraïbes et une autre zone dans le monde, j’informerai la cellule de renseignement financier des pays émetteur et récepteur. Et si la transaction n’est pas illégale, je n’ai aucune raison de la connaître.

Nous sommes avant tout un service d’enquête opérationnelle, nous faisons de la veille pour connaître l’évolution des dispositifs, et détecter les nouvelles sources potentielles de fraude. Je n’ai pas la capacité de faire des analyses macro financières d’un secteur donné.

M. le président Julien Aubert. Monsieur le directeur-adjoint, je vous remercie.

 

Laudition sachève à quinze heures vingt.

*

*     *


27.   Audition de M. Roy Mahfouz, président fondateur de H2AIR et de Mme Émilie Thérouin, responsable communication (11 juillet 2019)

Laudition débute à quinze heures vingt-cinq.

M. le président Julien Aubert. Monsieur Mahfouz bonjour, vous êtes président fondateur de H2AIR, producteur d’électricité renouvelable indépendant. Vous êtes accompagné de Mme Émilie Therouin. Vous êtes membre du conseil d’administration de France Énergie Éolienne (FEE) et membre du comité de pilotage de l’Office franco-allemand pour la transition énergétique (OFATE).

Vous avez créé H2AIR en 2008. Votre entreprise prend en charge toutes les étapes d’un projet d’énergie éolienne, le développement du projet, dont le financement, la construction, avec sa filiale H2AIR PX, et la gestion opérationnelle pour le compte de tiers, avec sa filiale H2AIR GT.

H2AIR a récemment fait le choix d’une diversification dans le développement des centrales photovoltaïques au sol, de grande taille. Vous nous expliquerez pourquoi.

Quel impact l’implication croissante des grands groupes énergéticiens dans la production d’énergie renouvelable (EnR) aura-t-elle sur la structuration du secteur, notamment dans le domaine de l’éolien et du solaire ? Le soutien, que ce soit par complément de prix ou par un prix garanti pendant la période d’amortissement de l’investissement, est-il un élément structurel du modèle de financement des projets de développement de sites de production d’énergie renouvelable, quand bien même les coûts de production de l’éolien, notamment, seraient compétitifs ?

Le financement de vos projets comporte-t-il un volet participatif ? Si oui, ce type de financement est-il essentiellement, ou pour partie, territorialisé ? Est-il ouvert à tout investisseur indépendamment de sa proximité de résidence avec le parc éolien ou la centrale solaire ?

Pratiquez-vous des contrats d’approvisionnement à long terme avec des entreprises souhaitant mettre en avant une démarche de consommation d’énergie verte, produite à proximité ? Comment appréciez-vous, de ce point de vue, le régime applicable au certificat d’origine ?

Quelle est la bonne feuille de route d’un promoteur d’énergie renouvelable pour atteindre l’acceptabilité sociale de son projet, sans trop de difficulté ? La question tient-elle, avant tout, à un changement de regard, à mesure que les sites dédiés à la production d’énergies renouvelables se multiplient, ou tient-elle plutôt à la différence entre les promoteurs maladroits et les autres ?

Nous allons vous donner la parole pour un exposé liminaire de quinze minutes, puis la rapporteure et moi-même, nous vous poserons une série de questions.

Avant de vous donner la parole, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rient que la vérité.

Monsieur Mahfouz et Mme Thérouin, je vous invite à lever la main droite et à dire « je le jure ».

(M. Mahfouz et Mme Thérouin prêtent successivement serment)

M. Roy Mahfouz, président fondateur de H2AIR. Monsieur le président, madame la rapporteure, je voudrais tout d’abord vous remercier de nous donner la possibilité de nous exprimer sur ce métier qui est le nôtre et qui nous tient à cœur. Nous sommes une petite entreprise, je vais donc vous la présenter.

Je suis d’origine libanaise, j’ai obtenu mon baccalauréat en 1989 et je suis parti en France suivre des études supérieures ; je suis ingénieur en construction navale. Durant mes études, j’ai pu prendre du recul sur ce que j’avais vécu au Liban. J’ai vite compris qu’il y avait des choses importantes à faire dans une vie, et j’ai acquis des convictions. Certaines concernent la justice entre les êtres humains, d’autres la paix et d’autres encore, la sécurisation des gisements, ces derniers étant un grand fléau pour l’être humain.

Mes convictions m’ont poussé à m’investir dans la création d’un environnement sain et dans la protection de la planète. De sorte que, après mes études d’ingénieur, je me suis aussitôt reconverti dans les énergies renouvelables. J’ai travaillé dans le biogaz, le biocarburant, le photovoltaïque et je me suis arrêté sur l’éolien.

Pourquoi l’éolien ? Parce qu’il s’agit d’une énergie abondante. Si durant la dernière décennie, les investisseurs ont parié sur d’autres énergies, je n’ai, pour ma part, pas changé de chemin ; je crois toujours qu’il s’agit de l’énergie de l’avenir.

J’ai créé H2AIR fin 2007, début 2008, avec une équipe professionnelle et expérimentée, que j’ai réussi à regrouper autour de convictions et de principes, et deux actionnaires qui m’ont fait confiance et qui m’ont aidé à démarrer cette activité.

Nous nous sommes installés à Amiens, mais nous avons également un bureau à Nancy et un bureau à Berlin. Nous avons mis du temps à démarrer notre activité – six salariés et moi-même –, mais à force d’écoute et de respect, nous avons connu un beau succès. Nous avons travaillé pendant cinq ans pour obtenir notre premier parc éolien, en 2012 – date d’arrivée à maturité de l’entreprise. Si jusqu’en 2012 nous étions dépendants de la dette, nous étions convaincus de la viabilité de notre projet.

Depuis 2012, nous nous sommes développés, nous avons créé un service pour la construction, un service pour l’exploitation, et implanté 75 éoliennes, dont certaines ont été développées en collaboration avec un partenaire.

Aujourd’hui, je préside une entreprise de cinquante salariés et j’ai créé autant d’emplois induits, avec des prestataires qui nous accompagnent au quotidien. Ma vision est toujours la même qu’en 2007 : accompagner la transition énergétique, aujourd’hui en France, et demain à l’étranger.

Nous avons également commencé à développer l’énergie solaire. Si elle n’est pas encore un pilier économique de notre entreprise, elle est une vision stratégique du positionnement de notre savoir-faire dans l’avenir de la transition énergétique. Nous voulons devenir producteur d’énergie verte, et rester indépendant.

M. le président Julien Aubert. Je vous remercie. Si j’ai bien compris, vous étiez trois actionnaires pour démarrer votre activité ; aujourd’hui, vous êtes l’unique actionnaire de votre entreprise ?

M. Roy Mahfouz. Oui, nous étions trois actionnaires – j’étais actionnaire minoritaire. Aujourd’hui, nous ne sommes plus que deux, et je suis actionnaire majoritaire.

M. le président Julien Aubert. L’éolien est une industrie fortement capitalistique, or j’ai l’impression que vous êtes parti d’une très petite structure. Il vous a fallu cinq ans pour démarrer votre activité et connaître le succès ; aviez-vous une fortune personnelle qui vous a permis de tenir cinq ans sans rentrées d’argent ?

M. Roy Mahfouz. Non, je n’avais aucune fortune personnelle. Je travaillais dans le domaine de l’éolien et des EnR et je me suis forgé une réputation de personne de confiance. J’ai constitué mon équipe, et deux actionnaires, des pionniers dans les EnR, et notamment de l’éolien, ont investi dans mon entreprise, uniquement sur ma réputation.

Nous avons démarré à trois, j’étais actionnaire minoritaire, mais j’ai sécurisé l’engagement des deux investisseurs. Nous avons élaboré des contrats permettant à H2AIR de vivre durant les trois premières années, et ils ont dû faire une rallonge pour la quatrième année. Nous pensions pourvoir démarrer plus rapidement. Ils ont investi plusieurs millions d’euros, uniquement sur ma réputation ; et cela a fonctionné.

M. le président Julien Aubert. De combien était le capital social de départ ?

M. Roy Mahfouz. Nous avons procédé non pas par capital social, mais par compte courant d’associés. Le capital social était de 50 000 euros. Nous l’avons augmenté plus tard. Je ne voulais pas me faire diluer et souhaitais devenir le plus indépendant possible.

M. le président Julien Aubert. Dix ans plus tard, à combien se montent les capitaux propres de votre entreprise ?

M. Roy Mahfouz. Un peu plus de 20 millions d’euros.

M. le président Julien Aubert. Pouvez-vous nous expliquer comment, alors que vous n’aviez aucun apport personnel, vous êtes parvenu, en dix ans, à monter une entreprise, aujourd’hui valorisée à 25 millions d’euros ?

M. Roy Mahfouz. Un peu moins de 25 millions d’euros.

M. le président Julien Aubert. Vous avez dû vous endetter fortement. Vous dites que les actionnaires ont investi sur votre réputation, mais demain, si je vais voir mon banquier pour lui demander 25 millions d’euros, au motif que je suis bien connu dans le domaine de l’éolien, cela risque de ne pas fonctionner !

M. Roy Mahfouz. Effectivement, cela ne fonctionnera pas, j’ai essayé. Et aucun banquier n’a voulu me prêter de l’argent. Cela fait très peu de temps que nous arrivons à lever de la dette auprès des banquiers.

Les deux actionnaires, qui connaissaient le métier et les risques, ont accepté d’investir plusieurs millions dans ma start-up. De mon côté, je disposais du relationnel, des techniques, de l’équipe, des connaissances et j’ai beaucoup travaillé pour démarrer l’activité.

Ce capital n’a pas été mis en capitalisation, mais en compte courant d’associés pour maintenir un équilibre ; un choix technique.

M. le président Julien Aubert. Il nous a été signalé que 10,8 millions d’euros ont été distribués en dividendes.

M. Roy Mahfouz. Non, pas du tout. Ce chiffre n’est pas réaliste. Je n’ai pas le chiffre en tête, mais il s’agit plutôt de moins de 5 millions d’euros. À la sortie de l’un des actionnaires, nous avons réduit le capital et j’ai emprunté à une banque qui me faisait confiance – l’entreprise a dix ans, elle a fait ses preuves et j’ai une bonne réputation dans le secteur des EnR – pour racheter les parts de cet actionnaire sortant et devenir actionnaire majoritaire. Aujourd’hui je suis endetté.

M. le président Julien Aubert. Et la rentabilité, qui est d’au moins cinq millions d’euros, si j’ai bien compris, vient du fait que vous avez des contrats à long terme avec l’État. C’est bien le système de visibilité que vous offre le tarif d’achat qui vous a permis d’arriver à cette rentabilité ?

M. Roy Mahfouz. Le tarif d’achat sécurisé par l’État français a été la condition sine qua non pour me lancer dans cette start-up – de même que tous mes concurrents. Sans ce tarif d’achat, il y aurait très peu d’éoliennes en France, aujourd’hui – peut-être 5 % des éoliennes existantes.

Nous avons commencé quand ce type d’énergie n’existait pas en France, et nous avons tous progressé ensemble : la profession, l’État, le législateur. Cette sécurité du tarif d’achat a été primordiale pour les investisseurs. Il est évident que sans ce tarif sécurisé, j’aurais eu beaucoup plus de mal à trouver un financement pour lancer mon entreprise.

M. le président Julien Aubert. Il s’agit de subventions publiques accordées au secteur de l’éolien pour lancer l’activité. Et vous n’êtes pas la seule entreprise à avoir démarré son activité avec un petit capital et à réaliser, aujourd’hui, un chiffre d’affaires confortable. Mais tout cela a été alimenté par des subventions publiques. Vous comprenez donc pourquoi nous vous demandons si les 5 millions de dividendes ne sont pas plutôt 5 millions de subventions publiques qui ont été investies dans des entreprises privées, qui, de fait, on réalisé de très belles progressions à partir d’un petit capital.

Peut-être l’État a-t-il un peu forcé sur l’aide, de sorte que, si vous êtes content, le contribuable l’est moins. Qu’en pensez-vous ?

M. Roy Mahfouz. Je vous remercie pour cette question, monsieur le président, il s’agit en effet d’un sujet que je souhaitais aborder avec vous.

D’abord, nous ne sommes pas partis de rien, puisque plus de 4 millions d’euros ont été investis par mes deux actionnaires. Ensuite, je me suis endetté au fur et à mesure que nous avancions. En effet, ce n’est pas avec les 10 000 euros que je possédais à l’époque que j’ai pu créer cette entreprise et développer cette activité.

Ces 4 millions d’euros auraient pu partir en fumée à la moindre modification législative ou du plan d’urbanisme, ou encore, à la perte du tarif qui a eu lieu en 2012, si elle avait eu lieu quelques mois seulement avant. Ce sont bien ces 4 millions investis par mes deux actionnaires – qui ont pris un risque – qui ont permis le démarrage de mon entreprise. J’ai dû faire mes preuves, je les ai faites et c’est pourquoi j’en suis là aujourd’hui.

M. le président Julien Aubert. Une mise de départ de 4 millions d’euros pour toucher 5 millions d’euros de dividendes, dix ans après, ce n’est pas mal !

M. Roy Mahfouz. Une entreprise, c’est du risque ; un risque qu’il faut oser prendre. Trouver 4 millions d’euros à investir dans un projet aussi risqué n’est jamais simple, et ne l’a jamais été. C’est cela le monde de l’entreprise. Même pour 100 000 euros de mise de départ, vous analysez le risque, faites un business plan, etc.

Il est compliqué de monter un projet dont on est sûr qu’il aura une grande valeur dix ans après, mais qui est demandeur de trésorerie avant ; c’est un risque à prendre. Il faut définir la part de trésorerie que l’on est prêt à mettre sur ce risque.

M. le président Julien Aubert. Vous avez créé cette entreprise avec deux actionnaires, mais un mois après sa création, l’un des deux actionnaires, le président de l’entreprise, qui détenait 80 % des parts a été révoqué de son poste ; c’est bien cela ?

M. Roy Mahfouz. Oui, tout à fait. La création de l’entreprise a eu lieu entre novembre 2007 et janvier 2008, je souhaitais aller vite et effectivement, de directeur général, je suis passé à la fonction de président.

M. le président Julien Aubert. Je voudrais revenir sur votre projet de parc éolien, que vous souhaitez implanter à proximité de la cathédrale de Chartres, d’autant que vous avez insisté sur la valeur, importante pour vous, de respect.

L’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) a prévenu l’État et l’agglomération de Chartres qu’elle retirerait le classement de la cathédrale « si rien n’était fait pour protéger les cônes de visibilité uniques au monde de la cathédrale, notamment de la prolifération d’éoliennes à proximité ». C’est la raison pour laquelle un arrêté ministériel a été pris en juin 2018 pour lancer l’étude d’une directive paysagère.

Par ailleurs, au cours d’une réunion d’avril 2018, Mme la préfète d’Eure-et-Loir, vous aurait clairement fait savoir que votre projet n’était pas le bienvenu dans ce contexte. Tous les autres promoteurs s’intéressant à ce territoire auraient abandonné leur projet, respectant la demande de l’État. Pourquoi pas vous ?

M. Roy Mahfouz. D’abord, notre projet se situe à plus de 25 kilomètres de la cathédrale de Chartres. Ensuite, la question de la nuisance, par rapport à la cathédrale, a été posée par de nombreux professionnels paysagers, indépendamment de moi.

M. le président Julien Aubert. Des professionnels que nous avons auditionnés.

M. Roy Mahfouz. Nous avons effectivement eu une réunion avec Mme la préfète, le directeur de la direction départementale des territoires (DDT), le directeur local de la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL), et Mme la députée, au cours de laquelle Mme la préfète m’a demandé d’abandonner mon projet. Je lui ai promis de réaliser les études nécessaires, sachant que ce projet est également porté par deux maires et un président d’une communauté de communes. Nous ne sommes pas seuls.

Certes, il y a une opposition locale, mais il y a aussi deux communes qui sont favorables à ce projet, celui-ci étant prévu à plus de 25 kilomètres de Chartres, distance de laquelle, la cathédrale est à peine visible. Je me suis donc engagé à mener des études sur la question paysagère et plus particulièrement sur l’impact de ce projet sur la cathédrale. Si nous sommes convaincus que ce projet ne nuit pas à la cathédrale, j’ai promis à Mme la préfète de lui soumettre l’étude avant de déposer ma demande d’autorisation.

M. le président Julien Aubert. Mais Mme la préfète, si j’ai bien compris, est favorable à l’abandon du projet.

M. Roy Mahfouz. Elle a compris ma demande.

M. le président Julien Aubert. Je comprends bien que vous soyez soutenus par des élus, mais quand l’État vous dit que ce projet n’est pas le bienvenu, pourquoi vous obstinez-vous ? J’imagine, bien entendu, que vous croyez en ce projet, mais avez-vous également une raison économique ? L’arrêt de ce projet met-il votre entreprise en danger ? Vous devez avoir d’autres projets. Par ailleurs, nous n’avons pas connaissance de cas où le préfet demande expressément à un promoteur de ne pas développer son projet avant même de déposer une demande d’autorisation.

M. Roy Mahfouz. Ne pas développer ce projet ne remet aucunement en cause notre entreprise. Ce projet est porté avec deux maires. L’étude qui a été menée est, selon moi, très approximative, c’est la raison pour laquelle nous allons effectuer notre propre étude. Mais je n’ai pas l’impression qu’elle reflète la réalité du territoire ni l’impact avancé, comme Mme la préfète l’a indiqué. Si mon étude confirme l’impact, je suis disposé à l’abandonner.

Par ailleurs, même si l’arrêt de ce projet ne met pas en danger mon entreprise, il n’y a pas 100 000 sites éoliens sur le territoire français. Les contraintes sont très nombreuses – contraintes aéronautiques, paysagères, du patrimoine, du milieu naturel, des zones protégées, de distance par rapport aux habitations, de respect des habitants –, et réussir à sortir quelques petites taches du territoire où mettre des éoliennes est un exercice difficile qui prend beaucoup de temps.

Nous avons pris en compte toutes ces contraintes, et dire aujourd’hui à mes professionnels, qui ne sont pas convaincus par l’étude de la DREAL qui a amené la préfète à prendre cette décision, que nous devons abandonner, n’est pas évident.

M. le président Julien Aubert. Si j’ai bien compris votre organisation, pour chaque parc éolien développé, vous créez une entreprise qui porte un nom de fleurs. Vous disposez de 48 filiales fleuries : églantine, lilas, pensée, limodore, cerise, etc. Le capital social de ces entreprises varie entre 1 euro et 30 000 euros.

Ce sont ces entreprises qui prennent les engagements environnementaux du projet éolien. Pourquoi avoir choisi de créer une entreprise par parc éolien ? Pourquoi le capital social est si faible – sachant que l’actif d’un parc éolien est important ?

Enfin, en termes d’engagement et de responsabilité juridique, le fait de disposer d’une société avec un capital social symbolique, et aucune personne rattachée, a-t-il du sens, car au final, le responsable c’est vous, à travers H2AIR.

M. Roy Mahfouz. Effectivement, le responsable est H2AIR, et ensuite, moi. Il s’agit de sociétés dédiées aux projets – une société par projet. Ces sociétés n’ont aucune autre activité que de créer de la trésorerie par le biais d’une infrastructure – que ce soit une autoroute, un pont ou un projet éolien… Rien ne doit déranger le bon fonctionnement de l’actif.

Dans notre cas, pour que les banques financent les parcs éoliens, elles ont besoin que les éoliennes soient logées dans une société indépendante et qui ne loge rien d’autre, en tout cas pendant toute la durée du prêt – à savoir 15 ou 20 ans. Nous n’avons même pas le droit d’avoir des salariés. Il n’y a aucune autre dépense que celles prévues dans le plan d’affaire défini avant le prêt bancaire. Et toute modification de ce plan d’affaire doit être vue et acceptée par la banque.

Nous avons donné des noms de fleurs à ces sociétés, uniquement parce que nous exerçons ce métier avec notre cœur.

M. le président Julien Aubert. Il est étonnant qu’avec 1 euro de capital social, vous puissiez emprunter plusieurs millions d’euros pour 15 ou 20 ans – et sans effectif. Nous pouvons nous demander quelle est la nature juridique de cette société.

M. Roy Mahfouz. Non, le capital social est de 1 euro, le temps d’ouvrir la société, avant que le projet du parc éolien soit développé. Après, il augmente au fil du temps. Mais ce n’est pas le capital social qui détermine le montant d’un prêt. Le financement est fondé sur les autorisations de développement d’un parc éolien – et donc de production d’énergie – et sur le contrat de rémunération des éoliennes.

M. le président Julien Aubert. Combien de vos 48 sociétés sont au tarif d’achat ?

M. Roy Mahfouz. Nous avons basculé dans les appels d’offres. Nous sommes en train de construire un parc de dix éoliennes, qui a été lauréat de l’appel d’offres. La majorité de nos projets, qui ne sont pas encore construits, vont basculer en appels d’offres.

Parmi ceux qui sont déjà construits, les premiers sont en obligation d’achat – 2014 – et les derniers que nous avons mis en service sont en complément de rémunération.

M. le président Julien Aubert. Il s’agit donc de projets de moins de six éoliennes.

M. Roy Mahfouz. Non, non. Moins de six éoliennes, c’est ce que nous appelons le tarif 2017. Nos projets sont des projets historiques…

M. le président Julien Aubert. De combien de mâts ?

M. Roy Mahfouz. Cela dépend des parcs. Dans le premier projet, il y avait seize mâts, puis quatre à cinq dans les suivants. Nous étions sous l’ancien régime, en 2009. Nous avons quelques projets inférieurs à six mâts, mais ils ne sont pas encore construits, et le projet que nous avons soumis à l’appel d’offres compte dix mâts, c’est la raison pour laquelle, nous devons passer par un appel d’offres.

M. le président Julien Aubert. Connaissez-vous l’association négaWatt ?

M. Roy Mahfouz. Oui.

M. le président Julien Aubert. H2AIR soutient-elle financièrement cette association ?

M. Roy Mahfouz. Non.

M. le président Julien Aubert.  Et vous, à titre personnel, financez-vous ou soutenez-vous négaWatt ?

M. Roy Mahfouz. Non plus.

M. le président Julien Aubert. Payez-vous une cotisation à FEE ?

M. Roy Mahfouz. Bien sûr.

M. le président Julien Aubert. Financez-vous, vous ou H2AIR, des actions visant à promouvoir l’éolien, autrement que par FEE ?

M. Roy Mahfouz. Non plus. Et personnellement, je suis trop endetté pour pouvoir financer d’autres activités que la mienne.

M. le président Julien Aubert. Faites-vous du mécénat, notamment en lien avec des projets éoliens – événements sportifs, par exemple ?

M. Roy Mahfouz. Oui, nous menons ce type d’actions.

M. le président Julien Aubert. Quel est votre budget ?

Mme Émilie Thérouin, responsable communication chez H2AIR. Vous évoquez sans doute, monsieur le président, la course cycliste des Hauts-de-France, que nous soutenons. Il s’agit d’un événement régional – nous sommes une entreprise amiénoise – pour laquelle nous contribuons à hauteur de 10 000 euros, comme les autres mécènes.

M. le président Julien Aubert. C’est votre seul mécénat ?

Mme Émilie Thérouin. C’est le seul mécénat du budget communication. Nous avons sans doute fait du mécénat sur des projets, précédemment.

M. Roy Mahfouz. Oui, nous en avons fait quelques-uns, pour des petits montants. Mais jamais avant de construire un parc éolien. Nous sommes sollicités par des associations qui font notre connaissance lors de l’implantation des parcs et qui nous demandent de participer à des actions.

M. le président Julien Aubert. Vous n’avez jamais fait de mécénat avant d’implanter un parc ?

M. Roy Mahfouz. Non.

M. le président Julien Aubert. Nous avons déjà vu des entreprises financer des événements pour s’intégrer dans la vie locale – il s’agissait plutôt d’éolien en mer.

Et près de Chartres, vous ne financez rien ?

M. Roy Mahfouz. Non, nous ne finançons rien près de Chartres.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Nous nous posons beaucoup de questions sur la façon dont sont menés les projets éoliens, car des oppositions très fortes s’expriment. Il nous a par ailleurs été rapporté toute une batterie de pratiques considérées par des associations ou des citoyens comme boderline ou franchement abusives. Il est donc important pour nous de vous interroger sur ces pratiques et de connaître votre positionnement.

Pouvez-vous donner raison à un certain nombre de réclamations faites par les associations anti-éoliennes ? Connaissez-vous des pratiques qui seraient utilisées dans ce métier et qui vous semblent problématiques ? Je pense à des méthodes de commercialisation agressives, de ciblage de territoires – qui seraient moins couverts par les associations ou moins surveillés par les élus – ou des élus qui seraient juges et parties – un maire agriculteur qui pourrait être personnellement intéressé au projet, etc.

M. Roy Mahfouz. Je ne parlerai pas pour les autres promoteurs, bien évidemment. La porte d’entrée d’un territoire, ce sont les élus, mais le respect des habitants et de leur territoire passe avant tout autre considération.

Ce qui nous est en général reproché n’est pas la raison pour laquelle nous sommes mis en cause. C’est le développement éolien qui est mis en cause. Nous sommes souvent attaqués à tort. Je ne peux, bien évidemment, pas juger de ce que font les autres promoteurs, mais nous sommes accusés de bien des choses alors que la question de fond est la suivante : avons-nous vraiment besoin de ces installations ?

Il est clair que nous ne sommes pas la solution. Nous sommes simplement une petite partie de la transition énergétique qui commence, non pas par l’éolien, mais par la réduction de la consommation et une modification de notre mode de production.

Hier, un journaliste m’a demandé si je trouvais les éoliennes merveilleuses ; non, elles ne sont pas merveilleuses. Il s’agit d’installations industrielles que nous implantons dans un paysage que nous connaissons depuis des générations. Non pas pour le rendre merveilleux, nous ne sommes pas dans le pays d’Alice, mais pour accompagner un changement de notre mode de production.

La vraie question n’est pas celle de savoir ce que veut l’élu personnellement ou le promoteur, mais si nous voulons, oui ou non, installer des éoliennes sur le territoire national.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Selon vous, quelle est la distance raisonnable, par rapport à la hauteur du mât ?

M. Roy Mahfouz. La réglementation nous impose une distance de 500 mètres à respecter. Mais je suis convaincu – et c’est ce que nous faisons – que nous devons faire du cas par cas, les 500 mètres étant parfois insuffisants. C’est la raison pour laquelle nous installons parfois nos éoliennes à une plus grande distance. Nous les implantons plutôt à 700 ou 800 mètres. Notre métier est complexe et les contraintes nombreuses. Nous sommes parfois proche d’un faisceau hertzien, d’une départementale ou d’une ligne électrique. Quand nous sommes un peu coincés, nous devons toujours prendre des mesures en adéquation avec la distance réglementaire.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Les mâts sont de plus en plus grands, des demandes visent donc à modifier la règle des 500 mètres ; qu’en pensez-vous ?

M. Roy Mahfouz. La question est celle du seuil. Comment calculer cette distance et où la placer ? Je suis favorable à une analyse au cas par cas très précise plutôt que d’imposer des seuils figés, qui peuvent entraîner l’abandon de projets.

M. le président Julien Aubert, président. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Le seuil minimum est de 500 mètres et le préfet peut décider d’une plus grande distance. Ce n’est donc pas figé. Nous sommes déjà sur du cas par cas.

M. Roy Mahfouz. Définitivement, mais la question de Mme la rapporteure portait sur l’adoption d’une distance obligatoire plus élevée, non ?

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Je vous demandais, au vu des mâts qui sont de plus en plus hauts, comment réviser ce seuil minimum de 500 mètres. En Allemagne, par exemple, la distance est mesurée en fonction de la hauteur du mât – avec un pourcentage multiplicateur.

M. Roy Mahfouz. En Allemagne, la distance est différente selon les Länder. Je trouve parfaitement normal que le préfet décide de la distance à respecter.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Pouvez-vous nous raconter l’histoire de votre projet de parc près de la cathédrale de Chartres ? Comment sont nées les oppositions à ce projet ? Comment les expliquez-vous ? Comment les traitez-vous ?

M. Roy Mahfouz. D’abord, nos équipes, qui font de la recherche cartographique ont identifié le secteur. Ils ont ensuite contacté les maires pour leur présenter nos idées, les opportunités que nous avons identifiées – avant même de présenter un projet. Puis, nous avons appris que la vice-présidente de cette commission d’enquête, Mme Laure de La Raudière, habitait dans une commune voisine et que sa famille, propriétaire, a formé autour d’elle un noyau d’opposition. C’est la principale raison pour laquelle ce projet fait tant de bruit. Je ne pensais pas que nous allions l’évoquer aujourd’hui.

Nous nous retrouvons dans une situation inédite : deux maires sont favorables au projet, mais une opposition s’est formée, qui peut faire entendre sa voix et qui a organisé une réunion chez Mme la préfète, alors que nous n’avons présenté que des idées ; cela n’est jamais arrivé. Aucun de nous n’a été un jour convoqué chez une préfète pour une réunion avec le directeur de la DTT, le directeur de la DREAL, le secrétaire général de la préfecture et la l’inspectrice Installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE) concernée, à un stade aussi précoce d’un projet. Il y a une crispation autour de ce projet, mais sachez que nous ne cherchons pas le conflit.

Mme Émilie Thérouin. Comme pour chaque projet, les chargés de projet ont préalablement contacté les élus avant même de commencer leur étude – parfois, ce sont les élus qui font appel à nous. Nous avons ensuite engager les phases d’information, bien en amont de l’enquête publique – le projet n’a pas été déposé. Nous avons pensé à ce projet en 2017, nous en sommes à la quatrième lettre d’information, à la troisième réunion publique, ou plutôt à la troisième commission de concertation locale de l’éolien, que nous copilotons avec les élus – nous organisons des ateliers de coconstruction. Car c’est cela la concertation : nous ne décidons pas seuls, mais avec les acteurs locaux. Tout le monde peut donner son avis, ou simplement venir pour mieux comprendre l’éolien. Nous leur donnons cette opportunité et nous cofaçonnons ensemble le projet.

Les opposants aux projets participent également au débat, en tout cas les moins virulents.

Je tiens d’ailleurs à préciser que mes collègues et mon président font régulièrement l’objet d’insultes ; il existe une opposition très virulente, que nous respectons mais qui ne nous respecte pas.

M. le président Julien Aubert. Vous dites « cofaçonner »… mais concrètement, que peut obtenir un citoyen, habitant proche d’une éolienne ? Que les pales soient plus petites, que le mât soit implanté plus loin, soit plus petit ? Ou peut-être financez-vous la salle polyvalente du village ?

Mme Émilie Thérouin. Il ne s’agit pas de demande privée, nous discutons d’intérêt public, d’intérêt collectif dans nos réunions. Nous organisons, par exemple, des ateliers paysages avec nos experts paysagistes – des bureaux d’études peuvent également participer –, au cours desquels les participants peuvent nous indiquer, sur les cartes que nous leur présentons, des cônes de visibilité, et pas forcément celle de la cathédrale, mais d’autres monuments ou lieux de mémoire importants pour les différentes communes aux alentours.

À partir des éléments évoqués, auxquels nous n’avions peut-être pas pensé, nous réalisons d’autres photomontages, les habitants pouvant nous aiguiller et nous donner une nouvelle vision du projet. Parfois, nous présentons quatre-vingts photomontages et en fin de réunion, nous en avons cent.

Quand le projet est bien plus avancé que celui que nous évoquons, nous travaillons également sur les mesures d’accompagnement. Il ne s’agit pas du tout de financer des associations locales ou autre. Nous avons, par exemple, financer des jeux pour enfants à proximité de la mairie, les anciens, trop vétustes, avaient été enlevés. Ce type de projet est étudié, et un dossier est déposé en préfecture.

La coconstruction est nécessaire pour avoir une vision différente, échanger sur différents points de vue qui viendront nourrir notre responsable de projet. Nos équipes travaillent au plus proche du territoire, mais ils n’y vivent pas ; il est donc important qu’ils se nourrissent de l’expérience et du savoir des habitants.

M. le président Julien Aubert. J’ai du mal à vous comprendre, car les habitants ne se rendent pas vraiment compte du rendu. Nous avons reçu des associations qui nous ont expliqué que les photos d’éoliennes présentées n’étaient pas à la bonne échelle, que les mâts n’étaient pas plus grands qu’un bosquet.

J’imagine que vous avez déterminé les endroits où vous souhaitez implanter les mâts. Vous nous dites que vous leur présentez plusieurs visuels d’éoliennes ; jusqu’à ce que les habitants s’y habituent ? De quelle perception du terrain avez-vous besoin, exactement. Car les gens ne savent pas vraiment ce qu’est une éolienne, jusqu’à ce que cela leur tombe dessus. Par exemple, comment leur parlez-vous du bruit ? Leur faites-vous écouter des extraits sonores ?

Vous nous dites vous nourrir des échanges, mais il me semble plutôt que vous essayez de les convaincre que les impacts ne sont pas aussi terribles qu’on le dit. Détrompez-moi, mais que peuvent-ils vous apporter ?

Mme Émilie Thérouin. Les participants aux commissions locales de concertation nous apportent énormément, et nous ne sommes pas là pour les convaincre, mais pour échanger sur différents points de vue. Je ne vous dis pas que les opposants au projet vont changer d’avis, en revanche, les nuances apparaissent, et au fur et à mesure des années, nos points de vue, comme ceux des associations qui participent à nos réunions et des habitants, évoluent. Nous sommes plus intelligents à plusieurs que seul, me semble-t-il. En tout cas, j’y crois.

Concernant l’acoustique, les membres de la commission locale de concertation et les habitants sont conviés à participer à des visites de parcs existants, à proximité. Qui ne sont pas nos parcs ; en l’occurrence, nous n’avons aucun parc en exploitation en Eure-et-Loir.

La visite sur site s’est déroulée un samedi, afin qu’un maximum de personnes puissent venir, un jour où le vent soufflait à 30 kilomètres/heure. Des opposants étaient présents et ont pu se rendre compte par eux-mêmes du bruit. Des articles de presse ont été publiés sur cette visite, vous pouvez les consulter.

Nous ne leur passons pas des bandes sonores, nous les amenons au pied d’un mât. Nous faisons une démonstration par la preuve.

Un jour de grand vent, le bruit est certainement plus fort, mais à 500 mètres, il n’est pas le même qu’au pied du mât. Le fait est que lors de nos visites, nous n’avons jamais entendu beaucoup de bruit.

Nous organisons également de nombreux ateliers pédagogiques sur site et en commission locale de concertation. Nous expliquons les principes de fonctionnement de l’énergie éolienne, car en France, nous devons améliorer notre culture scientifique en la matière. Tout le monde découvre des choses au cours de ces ateliers. Nous apprenons les uns des autres.

M. le président Julien Aubert. Pourquoi faites-vous autant de visuels ?

Mme Émilie Thérouin. Je me suis mal expliquée. Au cours des ateliers sur le paysage, un nombre important de points de vue nous est communiqué par les habitants et les participants. Ainsi, nous pouvons nourrir les bureaux d’études indépendants qui réalisent les photomontages pour nous ; ils complètent les carnets de photomontages que nous déposons ensuite à la préfecture, lors de l’instruction des dossiers.

M. le président Julien Aubert. Qu’entendez-vous par bureaux d’études indépendants ? Ils travaillent tout de même pour vous ?

Mme Émilie Thérouin. Ce sont des prestataires. D’après la réglementation, ce n’est pas l’État qui paie les bureaux d’études paysagers.

M. le président Julien Aubert. Je vous demande cela, car les partis politiques font également appel à des instituts de sondage indépendants, mais ce sont nos prestataires et ils font rarement de sondages défavorables pour le parti qui les commande.

Nous avons reçu plusieurs témoignages d’élus et d’associations nous indiquant que les photos ne reflétaient pas la réalité.

M. Roy Mahfouz. Nous devons faire attention à ne pas généraliser. Nous travaillons avec des paysagistes conseils de l’État, des cabinets indépendants qui, parfois, nous reprennent, nous disent que nous en mettons trop ou de trop grandes, ou que nous ne respectons pas telle ligne, ou encore que nous sommes trop proches d’un site ou d’un monument protégé. Certains nous conseillent même de ne pas développer tel ou tel projet et refusent de réaliser l’étude.

Je ne connais pas de bureaux d’études dédiés à notre cause et qui font n’importe quoi. Je ne connais que des bureaux qui nous conseillent pour proposer un projet acceptable, afin d’obtenir l’autorisation.

Je vous l’ai dit en début de propos, nous – les promoteurs – et l’État avons progressé ensemble. Les parcs éoliens implantés en 2003, 2004 et 2005 n’ont pas fait l’objet d’autant d’études, ni d’études aussi poussées que celles que nous menons aujourd’hui. Ensemble, nous avons appris.

Aujourd’hui, nous sommes ICPE, nous présentons des projets plus poussés, des photomontages plus précis. J’ai travaillé sur un projet de parc éolien en 2004 ou 2005, et le bureau d’études m’avait demandé si je souhaitais faire une étude chiroptérologique ! En Allemagne, il comptait déjà les chauves-souris à l’époque.

En quinze ans, la France a amélioré ses connaissances sur le paysage, le milieu naturel. Nous avons tous énormément progressé. Et en tant qu’ICPE, nous sommes tenus de mener des études et de respecter des règles. D’ailleurs, nous pouvons être arrêtés à tout moment.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Selon une rumeur, le nombre de mâts choisis serait une stratégie pour éviter un certain nombre de règles et implanter des éoliennes « dans le dos des gens ».

M. Roy Mahfouz. Vous faites allusion au tarif 2017 et au parc de moins de six éoliennes. La réponse est simple : dès mai 2020, nous devrons tous soumettre nos dossiers en appel d’offres, nous serons en concurrence les uns avec les autres et nous devrons proposer l’électricité la moins chère possible.

Je ne connais aucun promoteur qui veut réduire son parc à moins de six éoliennes. Nous avons développé nos parcs selon des critères techniques, d’acceptabilité et de territoire exigés.

L’enjeu d’un appel d’offres est totalement différent. Les parcs seront implantés dans des zones où les gisements sont bons, les éoliennes seront plus grandes. Face à eux, il y aura les anciens parcs, qui produisent moins.

Il serait intéressant d’élaborer un mécanisme visant à donner des points supplémentaires aux projets implantés dans des zones où les gisements sont plus faibles, sinon, tout le monde voudra installer ses éoliennes dans les Hauts-de-France. Et un projet qui doit s’implanter dans une zone à fort gisement aura les meilleures chances d’emporter l’appel d’offres.

Dans leurs appels d’offres, nos voisins Outre-Rhin ont ajouté un facteur, quality site factor, qui prend en compte la qualité du site, afin de répartir les éoliennes sur le territoire. Les sites à fort gisement ont un coût d’exploitation plus faible, ils produisent donc de l’électricité moins chère.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Ne pensez-vous pas que le repowering est une meilleure solution, s’agissant de l’acceptabilité des éoliennes, même si les parcs ne sont pas très anciens ? Implanter des mâts plus hauts, qui ont une meilleure rentabilité, plutôt que de développer de nouveaux projets et de laissez vivre les anciens ?

M. Roy Mahfouz. La hauteur des mâts est un véritable enjeu. Malheureusement, il n’est pas certain que nous puissions installer des mâts plus grands, là où il y en a de plus petits. Le repowering est actuellement surévalué. Je n’ai pas mené d’études précises sur le sujet, mais ce que je vois sur le marché et ce que j’entends chez mes confrères me le laisse penser. En outre, pour changer 10 % du parc, il convient de faire une nouvelle demande d’autorisation.

La question de l’acceptabilité n’est pas le plus grand frein actuellement. C’est la question de l’aviation, des servitudes aéronautiques, qui est le frein principal. D’autant que nous devons prendre en compte une nouvelle servitude, le MSA, que nous ne connaissions pas il y a un an, et qui limite en hauteur nos projets éoliens.

M. le président Julien Aubert. Je vous prie de m’excuser, je suis dans l’obligation de vous quitter. Mais avant, je souhaiterais revenir sur la question du financement de l’association négaWatt. Votre audition est diffusée en direct sur le site de l’Assemblée, or l’un de mes collègues vient de m’informer que nous pouvons trouver, sur le site de l’association négaWatt, le nom des adhérents et des entreprises qui la financent ; il est écrit que H2AIR est l’une d’elles. Or vous avez déclaré n’avoir jamais financé cette association. J’attire votre attention sur le fait que vous avez prêté serment de dire la vérité.

M. Roy Mahfouz. Nous ne finançons pas négaWatt. Peut-être avons-nous fait un don, il y a quelques années, je dois vérifier. Je ne me souviens pas. Sous serment ou pas, loin de moi l’idée de vous tromper. Si nous avons versé un don, il devait être très symbolique, sinon, je serais au courant.

M. le président Julien Aubert. Vous connaissez cette association ?

M. Roy Mahfouz. Oui, bien sûr. Nous partageons ses convictions et trouvons qu’elle réalise un bon travail. Mais nous ne la finançons pas.

(Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure, remplace M. Julien Aubert au fauteuil de la présidence.)

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. J’aurais une dernière question. Vous nous avez indiqué les actions que vous mettez en place, s’agissant de l’acceptabilité des éoliennes par les habitants. Quelles sont celles que les groupes d’opposition mènent pour tenter d’arrêter les projets ?

M. Roy Mahfouz. Le taux de recours est assez élevé, de sorte que d’aucuns pensent qu’une majorité de citoyens est contre l’éolien. Mais je tiens à corriger cette croyance qui n’est pas conforme à la réalité.

Parmi nos projets, ceux qui ont obtenu un avis défavorable du commissaire enquêteur n’ont pas été autorisés ; ce qui veut dire que la parole des citoyens portée à l’enquête publique est respectée, ainsi l’avis du commissaire enquêteur.

En revanche, nos projets qui ont obtenu l’avis favorable du commissaire enquêteur n’ont pas connu d’opposition lors de nos réunions publiques. Et malgré cela, en général deux jours avant la fin du délai, un recours est déposé, par une personne qui n’a pas été présente tout au long du processus de communication et qui, souvent, n’habite pas dans une commune concernée.

Il ne convient donc pas de comptabiliser les oppositions par le nombre de recours ; ils ne reflètent pas la réalité. Le recours est un moyen utilisé par les associations pour freiner le développement éolien.

Mme Émilie Thérouin. Les actions des opposants, sur les personnes et sur les biens, sont plus ou moins violentes. Quelques-uns de mes collègues ont fait l’objet de menaces écrites et verbales…

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Quel type de menace ?

Mme Émilie Thérouin. Mon président se fait insulter parce qu’il est Libanais. L’un de mes collègues, s’est fait traiter de « Toulousain qui ne devrait pas travailler en Eure-et-Loir ». Ce sont des insultes racistes.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Il s’agit d’insulte, pas de menace.

Mme Émilie Thérouin. Une collègue a été menacée lorsqu’elle assurait une permanence publique ; elle a déposé une main courante. L’individu lui a dit qu’il connaissait son nom, d’un ton très menaçant. Cela m’a été rapporté, car je n’étais pas encore dans la société quand cet incident s’est produit.

M. Roy Mahfouz. D’autres menaces ont été prononcées : « nous savons utiliser les réseaux sociaux, nous savons comment vous rendre la vie difficile. Nous vous harcèlerons si vous ne retirez pas votre projet ». Des menaces qui ont été exécutées.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Quelles formes prennent ces campagnes sur les réseaux sociaux ?

Mme Émilie Thérouin. Lorsqu’un article de presse ou une émission de radio évoque l’un de nos projets, les opposants se renseignent pour connaître nos actions d’information et de concertation pour ensuite les railler, les dénigrer, les instrumentaliser.

Hier, nous avons signé une convention de partenariat avec un office du tourisme, et dès aujourd’hui, nous avons fait l’objet de commentaires, certains affirmant que nous sommes des lobbyistes. C’est le jeu de l’opposition. Mais nous recevons des critiques tous les jours.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous ne le vivez pas forcément bien.

Mme Émilie Thérouin. Effectivement, mes collègues, sur le terrain, ne le vivent pas bien. Il s’agit de professionnels de l’éolien, qui ont une vie personnelle et familiale et dont les noms et prénoms sont indiqués sur des blogs. Les responsables de projet sont traités de commerciaux, mes collègues – et moi-même –, qui assurent des permanences publiques d’information, sont traitées d’hôtesses ; nous sommes sans arrêt dénigrés.

M. Roy Mafhouz. Je vous remercie de nous donner la possibilité d’en parler, car il s’agit d’un vrai sujet, notamment pour nos jeunes salariés.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. J’ai le sentiment que les populations se sentent brutalisées par vos projets, et que vous l’êtes également. Il est donc important d’avoir un espace de parole, pour vous entendre, mais également entendre des habitants qui, parfois, vivent dans une commune proche d’un projet de parc et qui ne sont pas tenus au courant ; des éoliennes sont implantées juste à côté de chez eux sans qu’ils aient été consultés ; ils peuvent le vivre très mal.

Mais il est aussi important de connaître les campagnes d’agressivité dont vous faites l’objet.

Mme Émilie Thérouin. D’autant que notre entreprise travaille au plus proche des territoires, comme nos confrères de Valorem, que vous avez auditionnés. Nous communiquons très amont sur les projets, avec les élus, de sorte que les habitants ne découvrent pas le projet au moment de l’enquête publique. Nous leur offrons des espaces d’expression, bien en amont de cette enquête publique encadrée par l’Etat. Nous sommes là pour écouter, échanger, dialoguer et nous prenons en compte les avis. Mais nous devons le faire dans le respect mutuel. Nous sommes respectueux des territoires, des habitants, des élus, contrairement à certains opposants qui ne nous respectent pas.

Nous ne sommes pas là pour nous plaindre, mais c’est très difficile pour mes collègues qui sont tous les jours sur le terrain. Quand on en vient à déposer une main courante, cela pose question. Nous avons choisi ce métier par conviction, nous l’exerçons avec passion, nous ne sommes pas préparés à ce type de violence.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous avez dû porter plainte souvent ?

Mme Émilie Thérouin. Non, c’est très rare. Ce n’est pas notre quotidien. Notre quotidien ce sont certains opposants qui nous expriment leur avis, avec une certaine virulence, à la limite de la diffamation. Les associations d’opposants sont toujours très bien conseillées et savent jusqu’où elles peuvent aller.

Mais un certain nombre d’individus, qui ne représentent pas une association, qui en sont uniquement membres, sont extrêmement virulents. Certains de nos mâts de mesure de vent ont été sabotés. Il s’agit d’installations qui font partie des études menées pour mesurer le vent et écouter les chauves-souris. Des mâts de cent mètres de haut, et un certain nombre d’équipements, sont régulièrement sabotés, abîmés, dégradés. En outre, en faisant cela, ils prennent le risque de se blesser.

M. Roy Mafhouz. Un mât de mesure coûte plusieurs milliers d’euros. Et ces gens prennent des risques. S’il tombe il peut causer des blessures et dégrader des biens.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous avez dû prendre des assurances particulières ?

M. Roy Mafhouz. Oui, tout à fait. Des assurances qui sont de plus en plus coûteuses puisque cela est arrivé plusieurs fois.

Je viens de recevoir l’information que nous avons fait un don de 5 000 euros à négaWatt, en décembre 2017. Je vous prie de m’excuser, je ne retiens pas ce genre d’information.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Au vu du stress que ces insultes et menaces peut entraîner chez vos employés, avez-vous mis en place une cellule pour gérer ces risques psychosociaux ?

M. Roy Mafhouz. Nous sommes une équipe très soudée. C’est une grande richesse. Nous faisons ce métier par conviction, les jeunes ingénieurs sont en grande majorité convaincus de l’éolien et de la transition énergétique. Nous travaillons ensemble, nous faisons deux workshop par an, nous nous soutenons, parlons de ces problèmes et essayons de garder une distance entre le professionnel et le privé, malgré des commentaires sur les réseaux sociaux et les pages Facebook de certains de mes salariés. Deux personnes ont préféré changer de métier, la pression étant trop forte.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Je vous remercie.

Laudition sachève à seize heures cinquante.

*

*     *

28.   Audition, ouverte à la presse, de M. Julien Chardon, président d’Ilek (16 juillet 2019)

L’audition débute à dix-sept heures cinq.

M. le président Julien Aubert. Notre audition a pour thème les certificats de garanties d’origine, et nous avons le plaisir de recevoir M. Julien Chardon, président d’Ilek, qui se présente comme un « fournisseur d’électricité verte et de gaz bio issus de producteurs d’énergie indépendants d’origine française ».

Vous insistez sur votre singularité par rapport à d’autres fournisseurs commercialisant de l’électricité verte sans garantie de provenance, car vous considérez que l’énergie doit avoir une provenance locale pour être qualifiée de verte. Vous faites état de contrats directs avec des producteurs indépendants pour l’achat de l’énergie que vous revendez aux consommateurs. Pour mettre en avant le caractère 100 % renouvelable de l’électricité que vous fournissez, vous indiquez sur votre site internet à l’intention de vos clients potentiels : « chaque unité d’électricité que vous utilisez correspond à une unité qui a été produite et achetée sur le réseau par une source renouvelable solaire, éolienne et hydroélectrique. » Vous nous expliquerez, je l’espère, ce que signifie concrètement dans cette phrase le verbe « correspondre ».

Sur ce même site, vous précisez : « la quantité de gaz bio qu’Ilek a achetée a été sourcée par nos équipes pour vous permettre de mieux consommer. Les gaz de nos concurrents sont sourcés en Russie, chez Ilek, notre gaz est français. » Vous nous préciserez peut-être dans votre présentation ce que signifie concrètement le verbe « sourcer ». Vos clients sont-ils potentiellement répartis sur tout le territoire, ou seulement à proximité des producteurs indépendants avec lesquels vous contractez ? Reçoivent-ils leur électricité ou leur gaz du réseau centralisé ? Votre engagement d’achat auprès de producteurs indépendants a-t-il pour conséquence de les exclure du bénéfice de la garantie de prix public pour les quantités que vous leur achetez ? Quelle appréciation portez-vous sur le régime applicable aux certificats de garantie d'origine ?

Je vais vous donner la parole pour quinze minutes, puis les membres de la commission d’enquête, à commencer par notre rapporteure Mme Meynier-Millefert, vous poseront leurs questions.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je suis dans l’obligation de vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(M. Julien Chardon prête serment).

M. Julien Chardon, président d’Ilek. Je vais tout d’abord vous présenter notre vision du marché de l’électricité et du gaz renouvelables, puis j’évoquerai la situation actuelle de ce marché, et conclurai par nos propositions en matière de transparence des offres d’énergies renouvelables et de financement des moyens de production.

J’ai cofondé Ilek voilà un peu plus de trois ans dans l’objectif de permettre aux consommateurs de soutenir financièrement les moyens de production renouvelables proches de chez eux et conformes à leurs valeurs, et aux producteurs de trouver de nouveaux débouchés de distribution afin qu’ils s’émancipent des tarifs d’achat et des subventions. La transition énergétique doit en effet se déployer sur les territoires, et elle représente pour ces derniers une opportunité de développement importante. Nous pensons que les citoyens peuvent contribuer à créer de nouveaux moyens de production d’énergies renouvelables localement par leurs choix de consommation.

Le marché de l’énergie est aujourd’hui très concentré, et la transparence des offres d’énergies renouvelables ne répond pas aux attentes des consommateurs. L’acceptabilité sociale des politiques de transition énergétique, pour reprendre l’intitulé de votre commission d’enquête, suppose une transparence irréprochable qui nécessite de réformer les règles en vigueur. Les certificats de garanties d’origine constituent à ce titre un outil technique intéressant : ils permettent de comptabiliser précisément la quantité d’électricité d’origine renouvelable injectée dans le réseau, cette origine étant ensuite indétectable à partir de l’observation des électrons. La difficulté du système tient au fait que les garanties sont un produit standard qui s’échange sur un marché européen bien que les règles et les mécanismes de soutien diffèrent selon les pays. En France, par exemple, à partir du mois de septembre, les installations de production bénéficiant des mécanismes de soutien pourront valoriser leurs garanties d’origine, ce qui aura pour conséquence d’apporter sur le marché européen 40 térawattheures (TWh) de certificats et de diviser les prix par cinq. Par sa réglementation, un pays peut ainsi modifier considérablement l’équilibre de l’ensemble du marché des offres d’énergies vertes.

Du fait du fonctionnement du marché des garanties d’origine, le coût des certificats représente aujourd’hui moins de 0,5 % de la facture payée par le consommateur final. Celui-ci est toutefois étonné d’apprendre que pour près de 90 % des offres d’énergies vertes, un tiers du montant de la facture totale du fournisseur est reversé à EDF dans le cadre du dispositif d’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (ARENH). Il a donc le sentiment d’un greenwashing généralisé, ce qui a des conséquences directes sur le degré d’acceptabilité des politiques publiques de transition énergétique. C’est la raison pour laquelle notre première proposition serait de ne plus permettre aux fournisseurs d’électricité de commercialiser des offres vertes avec une part d’énergie issue de l’ARENH.

En Suisse, le mécanisme utilisé est celui du marquage de l’énergie : quelle que soit la technologie utilisée, le producteur doit marquer son énergie par le même mécanisme que celui de la garantie d’origine. Si vous injectez du nucléaire, vous devez produire un certificat de garantie d’origine nucléaire qui, comme toute production, doit être consommée. La traçabilité de l’énergie est totale, y compris pour les énergies non renouvelables. Adopter un tel mécanisme résoudrait donc la difficulté posée par la présence d’une composante ARENH dans les offres dites vertes.

Enfin, parce que nous sommes directement en contact avec les producteurs d’électricité et de gaz renouvelables, nous sommes comme vous particulièrement attentifs au financement des nouveaux moyens de production. Deux mécanismes existent aujourd’hui : les tarifs d’achat, mis en place au milieu des années deux mille, et le complément de rémunération, apparu en 2016. Le producteur vend dans le premier cas 100 % de sa production aux fournisseurs historiques – EDF et, sur leurs territoires de desserte, les entreprises locales de distribution (ELD) –, contraints de l’acheter à un tarif défini. Dans le second cas, le producteur vend directement sur le marché européen de l’énergie et perçoit un complément de rémunération versé par l’État, soit en pratique l’équivalent au total d’une rémunération aux tarifs d’achat, censée lui permettre de réaliser l’investissement nécessaire à sa production.

Nous soutenons pour notre part un mécanisme d’achat de gré à gré sans versement de complément de rémunération par l’État. Aujourd’hui, le solaire est compétitif, mais les horizons de marché sont de trois à cinq ans. Un producteur de taille intermédiaire tel qu’une petite ou moyenne entreprise implantée sur les territoires ne peut donc pas se projeter au-delà de trois ans. Nous proposons par conséquent un nouveau mécanisme dont le principe est d’assurer un revenu minimum au moyen d’une garantie activée en cas de baisse significative du prix de marché sur le long terme. Il n’est plus nécessaire d’assurer la rentabilité de la production par le versement d’une prime, car aujourd’hui certaines installations de production d’énergie solaire dans le sud sont rentables. La garantie est pertinente dans la mesure où elle permet, pour un producteur qui vend 100 % de son énergie de gré à gré, de financer ses moyens de production. L’impact économique direct est ainsi contenu, et le citoyen-consommateur peut, par son acte d’achat, participer à la transition énergétique.

Pour résumer, nous sommes dans une situation de marché où les citoyens sont méfiants quant aux politiques publiques en matière d’énergies renouvelables, notamment à cause des règles de marché des offres dites vertes. Pour instaurer la confiance, il est nécessaire de mieux encadrer ces offres et de mieux flécher le soutien aux producteurs d’énergies renouvelables, en développant le nouveau mécanisme de garantie dont je viens de vous présenter le principe en lieu et place du complément de rémunération.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous regrettez que la transparence actuelle des offres vertes ne soit pas à la hauteur des attentes des consommateurs. Pouvez-vous préciser à quel niveau de transparence vous pensez ? S’agit-il d’une transparence ciblée ou plus vaste ?

M. Julien Chardon. Nous observons simplement que les consommateurs ayant souscrit une offre verte sont surpris d’apprendre que le tiers de la facture payée par leur fournisseur finance le nucléaire historique.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. On se heurte ici au paradoxe suivant : si d’un côté le nucléaire est décarboné, donc bon pour le climat, d’un autre côté il produit des déchets qui présentent un risque pour l’environnement. N’est-ce pas plutôt ce débat que vous soulevez, c’est-à-dire la question de la place du nucléaire dans la politique de transition énergétique en France ? Ou la transparence est-elle pour vous uniquement synonyme de traçabilité de l’énergie ?

M. Julien Chardon. Sans entrer dans le débat sur le nucléaire et son impact environnemental, nous observons que les consommateurs sont surpris d’apprendre que la réglementation actuelle autorise un producteur à estampiller une offre verte alors qu’un tiers de sa facture est versé à EDF dans le cadre du dispositif de l’ARENH.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Entendez-vous par là que les consommateurs ont le sentiment d’être trompés sur la marchandise ? Faut-il en déduire que le nucléaire n’est pas du tout considéré comme une énergie verte ?

M. Julien Chardon. Une offre d’électricité verte doit être commercialisée à partir de garanties d’origine d’énergies renouvelables et le nucléaire en est exclu ; telle est la réglementation actuelle.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Sur ce sujet, les énergies vertes seraient donc des énergies renouvelables.

M. Julien Chardon. Exactement.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Le terme « vert » est donc insuffisamment précis pour que les consommateurs s’y retrouvent.

Quand vous dites que les fournisseurs bénéficient de l’ARENH, c’est qu’ils bénéficient d’un prix régulé pour l’achat d’électricité nucléaire. Vous remettez donc en question le mécanisme censé permettre aux producteurs d’énergies renouvelables d’entrer sur le marché. Le prix dont ils bénéficient pénalise le nucléaire historique plus qu’il ne favorise.

M. Julien Chardon. L’ARENH a été mise en place pour permettre à des fournisseurs alternatifs…

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. D’entrer sur le marché !

M. Julien Chardon. Parce que la production d’électricité en France est majoritairement nucléaire et issue du parc d’EDF, les fournisseurs alternatifs étaient dans l’incapacité de faire concurrence à cet acteur au moment de l’ouverture du marché. Le dispositif de l’ARENH a donc été créé pour leur permettre de se lancer sur le marché.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Mais n’est-ce pas un peu abusif de dire aux gens qu’une offre verte est subventionnée par l’énergie nucléaire au travers de l’ARENH alors que ce dernier dispositif vise à compenser l’avantage historique du nucléaire par un prix régulé avantageux qui permet aux fournisseurs d’énergies renouvelables de s’insérer sur le marché ?

M. Julien Chardon. Il n’y a pas de lien direct avec les énergies renouvelables. Le mécanisme d’accès au nucléaire historique devait permettre d’instaurer une concurrence équitable entre les fournisseurs en faisant bénéficier les nouveaux entrants d’un prix régulé pour un certain volume d’achat d’électricité nucléaire auprès d’EDF, acteur dominant du marché. Le consommateur est donc désagréablement surpris de savoir que sur une facture de 100 euros, 30 euros sont facturés par EDF à son fournisseur au titre du nucléaire historique.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Je vais formuler ma question différemment. Une offre d’énergies vertes ou renouvelables repose sur une équivalence entre le nombre de mégawattheures (MWh) vendus au consommateur et le nombre de certificats de garanties d’origine achetés à un producteur, c’est-à-dire qu’une quantité équivalente d’énergie renouvelable aura été produite ailleurs en contrepartie.

M. Julien Chardon. C’est exact.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. L’offre correspond donc bien à 100 % d’énergies renouvelables.

M. Julien Chardon. Elle s’appuie en effet sur 100 % de garanties d’origine émises à partir d’une production européenne. En pratique, les niveaux de l’offre et de la demande ne sont pas corrélés d’un pays à l’autre en Europe : en Norvège, par exemple, il n’y a pas de demande d’électricité verte, alors que l’offre représente 100 % de la production.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Dès lors que la production et la garantie d’origine sont décorrélées, un fournisseur peut donc proposer une offre avec 100 % de garanties d’origines renouvelables agrégées à une énergie non verte.

M. Julien Chardon. À une énergie grise, c’est bien cela.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Le consommateur paie donc pour une énergie verte qui sera consommée dans un autre pays à un autre moment.

M. Julien Chardon. Tout à fait. Et le coût des garanties d’origine représente moins de 0,5 % de la facture du fournisseur.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Est-ce à dire que le prix de ces certificats n’est pas suffisamment élevé ?

M. Julien Chardon. Le prix n’est rien d’autre que le résultat de la confrontation de l’offre et de la demande, puisqu’il s’agit bien d’un marché. Le problème n’est pas que l’offre soit trop basse dans certains pays, mais qu’un pays puisse modifier sa réglementation en la matière. Comme je l’ai dit voilà quelques instants, la France va mettre 40 TWh de garanties d’origine aux enchères au 1er septembre, ce qui aura un impact sur l’ensemble du marché européen. Si le marché des garanties d’origine était moins imparfait, compte tenu du niveau de la demande, le prix augmenterait et permettrait à des producteurs de vendre leur production d’énergie renouvelable plus chère que les autres énergies. Aujourd’hui, vous pouvez acheter des garanties d’origine dans des pays où il n’y a pas de demande, parce que 100 % de la production d’énergie est renouvelable, mais quels acteurs seront incités à y développer des offres d’électricité verte ?

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Prenons, pour caricaturer, un fournisseur qui achète une électricité noire, bien carbonée et polluante, et, pour 0,5 % de sa facture totale, les garanties d’origine en quantité équivalente dans un pays où il n’y a pas de demande en énergies renouvelables : cela constitue une offre verte.

M. Julien Chardon. Tout à fait, et c’est parfaitement conforme à la réglementation actuelle. C’est ce contre quoi nous nous battons. Et c’est la raison pour laquelle nous avons des contrats directs avec les producteurs d’électricité et de gaz, ce qui leur permet d’être rémunérés à hauteur d’un tiers de la facture totale.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Le problème ne vient-il pas de la décorrélation entre les certificats et l’électricité produite ? Dès lors que les garanties d’origine sont échangées sur un marché indépendant de celui de l’énergie produite et consommée, le lien avec la plus-value n’existe plus.

M. Julien Chardon. L’avantage de ce dispositif est que le mégawattheure n’est décompté qu’une fois, puisqu’un certificat est émis pour chaque unité produite indépendamment de son utilisation. Il n’existe pas en revanche de garantie d’origine noire ou non verte : on peut donc acheter du gaz et des certificats verts importés de pays où la demande pour les énergies renouvelables est nulle.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Admettons que l’on crée des garanties d’origine pour tous les types d’énergies, y compris grises ou noires, et qu’on les insère sur le marché. En tant que consommateur, j’aurai en tête la qualité du certificat au moment où j’achèterai l’énergie, puis je m’empresserai de l’oublier.

M. Julien Chardon. Aujourd’hui, le mix énergétique constituant l’électricité vendue à un client peut être constitué d’électricité d’origine nucléaire, gaz ou charbon, ce qui n’empêche pas, grâce à une garantie d’origine à l’étranger, d’inscrire « 100 % hydraulique » au bas de la facture. Si je produis 100 % de mon énergie par le charbon et que je ne trouve personne pour m’en débarrasser, je suis obligé d’écrire « 100 % charbon » au bas de ma facture, ce qui fait que les clients sont parfaitement informés sur ce point.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Finalement, vous seriez favorable au principe d’un bonus-malus des garanties d’origine ?

M. Julien Chardon. Il faudrait que le marché s’organise pour définir un prix – dans le respect de certaines règles relatives à la transparence –, à l’instar de ce qui se fait pour la garantie d’origine. Les problématiques européennes que j’ai évoquées tout à l’heure au sujet de l’émission des garanties d’origine font que le prix de celles-ci est actuellement très bas.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Je ne vois pas qui irait acheter des garanties d’origine charbon…

M. Julien Chardon. C’est bien le problème, et c’est ce qui explique que ceux qui en ont soient obligés de payer des tiers pour les en débarrasser, conformément à ce qui se fait classiquement sur un marché où l’on applique le mécanisme du bonus-malus. Si les consommateurs sont majoritairement pour le nucléaire, le fournisseur peut leur en vendre, et le fait que ce soit indiqué sur la facture ne pose pas de problème – du moins du strict point de vue du consommateur et de la transparence associée à l’acte d’achat.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. J’imagine que vous avez déjà eu l’occasion d’exposer cette idée à plusieurs reprises. Quelles objections vous a-t-on opposées ?

M. Julien Chardon. Nous l’avons présentée au sein d’un groupe de travail organisé par l’ADEME, associant les différents acteurs de marché, et n’avons pour le moment noté aucune opposition.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. De votre point de vue, quelles peuvent être les limites ou les difficultés de votre système ?

M. Julien Chardon. Spontanément, je n’en vois pas…

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Quel bonheur ! De mon côté, je pensais par exemple au fait que cela puisse faire double emploi avec les quotas « carbone ».

M. Julien Chardon. Je ne vois pas ce que vous voulez dire.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Certains dispositifs peuvent ressembler à une taxe carbone…

M. Julien Chardon. Nous ne sommes pas encore soumis au dispositif des certificats d’économies d’énergie (CEE), réservé aux fournisseurs disposant d’un portefeuille supérieur à 400 gigawattheures. En tout état de cause, je n’ai pas l’impression qu’on puisse penser qu’il y a double emploi. On pourrait arrêter avec le système des garanties d’origine, considérant qu’elles ne s’appliquent pas à toutes les technologies et qu’il n’y a pas de sens à ne les voir s’appliquer qu’à l’énergie d’origine verte, mais on peut aussi estimer que ce système vient résoudre une problématique de marché sur un point spécifique.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous avez dit tout à l’heure que le solaire était compétitif aujourd’hui, mais qu’à l’horizon de marché actuel, qui est de trois à cinq ans, on peut penser que le soutien de l’État ne sert plus à rendre ce marché rentable, mais uniquement à compenser l’instabilité ou le manque de visibilité des investisseurs dans cette filière. Cette situation d’instabilité qui peut être liée à l’implantation des filières vous semble-t-elle être spécifique à la France, et le cas échéant pourquoi ?

M. Julien Chardon. Ce n’est pas spécifique à la France. Aujourd’hui, en ce qui concerne le développement de nouveaux moyens de production, on observe sur le marché la mise en place de contrats d’achat d’électricité de gré à gré, ou Power Purchase Agreements (PPA), sur le long terme.

Les moyens de production mis en œuvre dans ce cadre bénéficient d’investissements conséquents et de coûts d’opération très faibles. Un projet se monte sur la base de 90 % d’investissement et de 10 % de coûts d’exploitation sur vingt ans. Pour ce qui est de l’investissement, il est constitué de 70 % à 80 % par des prêts bancaires, qui ne peuvent être débloqués que grâce à la visibilité de la production sur le long terme. Les tarifs d’achat permettaient de bénéficier de vingt ans d’achat garanti – les contractants étant EDF et l’État –, un système de nature à rassurer les banques.

Aujourd’hui, c’est un peu la même chose, car on vend à un prix fluctuant à un acteur de marché, mais on bénéficie d’une compensation sous la forme d’un prix stable sur le long terme. Les contrats de gré à gré se développent, avec une particularité : pour que les banques restent confiantes, il faut que l’acheteur dispose de la capacité financière à tenir sur les vingt ans du projet. Si les grands comptes, telle la SNCF, achètent sur le long terme de l’énergie solaire obtenue à partir de nouveaux moyens de production, les particuliers ne disposent pas de la faculté d’assurer à un producteur qu’ils vont lui acheter de l’énergie sur vingt ans, ce qui implique pour le producteur la nécessité de s’assurer par d’autres moyens la visibilité qui lui est nécessaire – en l’occurrence le mécanisme de garantie.

Si j’ai évoqué un horizon de trois ans, c’est qu’il existe un marché organisé de l’énergie qui émet des produits dérivés sur trois ans, ce qui permet de commercialiser de l’énergie à trois ans, de manière fiable – c’est-à-dire avec la garantie d’être payé.

M. le président Julien Aubert. Vous avez parlé de l’accès au nucléaire historique et notamment à l’ARENH. Si j’ai bien compris, vous êtes un producteur d’énergie indépendant, donc un fournisseur alternatif ?

M. Julien Chardon. Nous sommes effectivement un fournisseur d’électricité et de gaz.

M. le président Julien Aubert. Émargez-vous à l’ARENH ?

M. Julien Chardon. Non.

M. le président Julien Aubert. Pour quelle raison ?

M. Julien Chardon. Parce que nous ne voulons pas mentir à nos clients.

M. le président Julien Aubert. C’est donc un choix politique ?

M. Julien Chardon. C’est aussi un choix commercial : je le répète, nous ne voulons pas mentir à nos clients.

M. le président Julien Aubert. Votre société est-elle viable ?

M. Julien Chardon. Nous avons obtenu un résultat positif en 2018.

M. le président Julien Aubert. On nous a expliqué qu’on avait augmenté les tarifs d’électricité de 6 % parce que les fournisseurs alternatifs, compte tenu de l’évolution à la hausse du prix de l’électricité de gros, s’étaient tous précipités sur l’ARENH, ce qui fait que le volume n’avait pas suffi et qu’ils avaient été obligés de s’approvisionner sur le marché de gros. Cela avait nui à leur compétitivité vis-à-vis d’EDF, et poussé à augmenter les tarifs régulés de l’électricité pour rétablir cette compétitivité. Vous qui ne dépendez pas de ce système, quelle est votre opinion à son sujet ?

M. Julien Chardon. J’ai déjà évoqué le fait pour les fournisseurs d’associer l’ARENH à l’énergie verte.

Pour ce qui est du calcul du tarif réglementé, il y avait me semble-t-il 130 térawattheures (TWh) demandés à l’ARENH, alors que le plafond est fixé à 100 TWh. Lorsque la commission de régulation de l’énergie (CRE) a procédé à son calcul moyenné, le prix sur les marchés organisés était supérieur au prix de l’ARENH et il a fallu prendre en compte ce coût supplémentaire, conformément à la méthodologie qui s’impose légalement à la CRE. Ce n’est donc pas pour préserver la compétitivité des fournisseurs alternatifs que la CRE a proposé une augmentation de tarif, mais simplement pour respecter le mode de calcul prévu par la loi.

M. le président Julien Aubert. La formule de calcul dont il a été fait application n’est-elle pas justement destinée à garantir une concurrence sur le marché ?

M. Julien Chardon. Elle sert à sortir du niveau de concentration actuel où, sur chacun des marchés de l’électricité et du gaz, 75 % des parts de marché sont détenues par l’opérateur historique.

M. le président Julien Aubert. N’aurait-on pas dû simplement supprimer l’accès à l’ARENH ? Finalement, si EDF vendait du nucléaire, les consommateurs sauraient qu’en s’adressant à EDF, on a de l’électricité d’origine nucléaire. De leur côté, les fournisseurs alternatifs pourraient vendre autre chose, et tout serait beaucoup plus simple…

M. Julien Chardon. Oui, notamment pour ce qui est des offres d’énergie verte. Comme je l’ai dit, il faudrait supprimer l’accès aux fournisseurs qui font des offres d’énergie verte à l’ARENH. Pour ce qui est des autres, je ne me prononcerai pas, n’ayant pas une connaissance suffisante de la question.

M. le président Julien Aubert. Existe-t-il des fournisseurs alternatifs qui ne se positionnent pas forcément comme des fournisseurs d’énergie verte ?

M. Julien Chardon. Oui, je crois d’ailleurs que vous en avez reçu certains : il me semble que pour ENI ou Total Direct Énergie, par exemple, l’offre d’énergie verte n’est pas la plus souscrite – cela dit, je ne connais pas précisément le portefeuille de ces sociétés.

M. le président Julien Aubert. Vous ne seriez pas choqué si la décision était prise de simplifier les choses ? Votre système est intéressant, mais il est tout de même un peu compliqué, en ce qu’il implique de mettre en place des dispositifs de traçabilité…

M. Julien Chardon. Une meilleure traçabilité, c’est précisément l’objet de la demande des consommateurs aujourd’hui.

M. le président Julien Aubert. De certains d’entre eux, du moins. Pour ma part, je n’ai rien contre le nucléaire…

M. Vincent Thiébaut. Cela, c’est sûr !

M. le président Julien Aubert. Je ne m’en suis jamais caché ! Ce que je voulais dire, c’est que depuis vingt ans on subventionne une électricité verte au moyen d’un dispositif qui peut s’apparenter à une forme d’asymétrie, et que désormais on pourrait envisager de bien séparer les choses afin que les gens sachent ce qu’ils achètent. Certes, l’argent qu’ils donnent aux fournisseurs va en partie au nucléaire mais à l’inverse, durant des années, l’argent du nucléaire a servi, via l’ARENH, à financer les énergies alternatives – et à ce moment-là, on n’a pas demandé leur avis aux gens…

M. Julien Chardon. Je ne pense pas que le mécanisme de l’ARENH ait bénéficié aux énergies alternatives.

M. le président Julien Aubert. Vous ne pensez pas que le fait d’avoir accès au nucléaire historique a pu aider les fournisseurs alternatifs à se positionner, donc à devenir des commercialisateurs de l’électricité verte ?

M. Julien Chardon. Non, l’ARENH a pu bénéficier aux fournisseurs alternatifs, mais cela n’a pas été le cas pour le soutien aux énergies renouvelables : ce sont deux choses bien différentes. En fait, cela a plutôt renforcé la suspicion généralisée à l’égard des offres d’énergie verte, donc contribué à freiner le développement des énergies renouvelables.

M. le président Julien Aubert. Dans votre présentation, vous avez expliqué qu’il était temps de passer du système du complément de rémunération, de revenu minimum, à un système de garantie. Vous avez essentiellement évoqué le solaire, mais vous n’avez pas mentionné l’éolien ?

M. Julien Chardon. Je ne connais pas très bien la compétitivité de l’éolien, bien que nous achetions aujourd’hui de l’énergie issue de parcs éoliens. Le solaire est davantage un sujet d’actualité : nous sommes plus actifs sur ce marché.

M. le président Julien Aubert. Vous dites qu’il faut tout de même un revenu minimum. Mais si le marché est compétitif, ne devrait-on pas laisser jouer la concurrence ?

M. Julien Chardon. Le marché est compétitif aujourd’hui à un horizon de trois ans. La concurrence le fait via des achats tels ceux faits par la SNCF sur le long terme, mais le faire pour une contrepartie du parc nécessiterait pour les producteurs – essentiellement des PME – de disposer d’une visibilité à plus long terme.

M. le président Julien Aubert. Je veux bien, mais connaissez-vous beaucoup de marchés concurrentiels sur lesquels l’État intervient pour fournir une visibilité aux acteurs ?

M. Julien Chardon. Justement, c’est le cas du secteur de l’électricité, pour ce qui est de la vente aux particuliers…

M. le président Julien Aubert. Oui, mais en dehors du secteur de l’énergie ? Sur tous les marchés, même les acteurs les plus importants sont exposés. Il n’est pas certain qu’un géant comme Apple, par exemple, dispose d’une visibilité à dix ans sur son modèle économique. Certains très grands acteurs ont disparu parce que l’évolution des modèles économiques et technologiques les a fait dégringoler du sommet où ils se trouvaient pour laisser la place à d’autres.

Je ne comprends pas pourquoi il faudrait absolument donner de la visibilité à des acteurs quand il y a une forme de compétitivité technologique. Certes, il s’agit souvent de PME, mais on observe tout de même une certaine concentration sur le plan national. À partir du moment où Total se positionne sur ce domaine, est-ce vraiment le rôle de l’État que de faire en sorte de lui fournir une visibilité de plus de trois ans ?

M. Julien Chardon. Il me semble que la réponse à cette question est à rechercher dans la mise en place d’un troisième mécanisme de soutien qui apparaît aujourd’hui nécessaire. De nature transitoire, ce mécanisme aurait pour vocation de permettre aux PME d’accéder à un nouveau stade d’ici quelques années ou dizaines d’années…

M. le président Julien Aubert. Quelques dizaines d’années ?

M. Julien Chardon. Disons un peu plus de dix ans.

M. le président Julien Aubert. Pourquoi ?

M. Julien Chardon. Parce que nous sommes sur la pente d’une importante baisse de coûts et qu’il faut permettre au tissu économique des PME de ne pas être trop concentré.

M. le président Julien Aubert. N’est-ce pas l’inverse ? Plus les acteurs sont gros, plus ils peuvent prendre de risques et moins ils ont besoin de l’État. Y a-t-il vraiment besoin de trente ans de visibilité assurée par l’intervention publique ?

J’ai l’impression d’entendre un double discours. D’un côté, on nous dit que les énergies de demain sont compétitives, notamment par rapport au nucléaire historique ; de l’autre, on nous dit que les acteurs de ces énergies sont de petite taille et qu’il faut éviter la concentration. Pour qu’un enfant apprenne à faire du vélo, un jour ou l’autre il faut lui enlever les petites roues stabilisatrices…

M. Julien Chardon. En fait, l’énergie renouvelable n’est pas le seul secteur à bénéficier d’un soutien de ce type en France. Par exemple, certaines centrales nucléaires en projet bénéficient d’achats garantis par l’État sur le long terme.

M. le président Julien Aubert. C’est toujours dans le secteur de l’énergie. Mais connaissez-vous d’autres marchés où l’État soutient les acteurs par des achats garantis pendant trente ans ?

M. Julien Chardon. Vous dites que la baisse des coûts de l’énergie renouvelable rend inutile une garantie sur le long terme. Or, pour pouvoir s’implanter dans d’autres pays, le nucléaire a besoin de la garantie de l’État sur le long terme.

M. le président Julien Aubert. Vous faites allusion à la centrale nucléaire de Hinkley Point ?

M. Julien Chardon. Tout à fait.

M. le président Julien Aubert. En l’occurrence, c’est une décision des Britanniques. En France, le nucléaire est un investissement public, qui dispose de la visibilité que veut bien lui donner l’État – une visibilité toute relative, car personne ne sait à quoi ressemblera vraiment le parc dans vingt ans. Compte tenu de l’importance des risques et des coûts, on peut comprendre qu’il revienne à l’État d’apporter une forme de garantie. Il est normal que des industries naissantes bénéficient d’un accompagnement. Mais lorsqu’elles sont suffisamment matures pour être compétitives – en l’occurrence, avec les autres énergies –, pourquoi ne pas les laisser vivre leur vie ?

Les premières entreprises de l’exploitation pétrolière étaient petites et fragiles jusqu’à ce qu’un jour, la Standard Oil rachète toutes les autres sociétés – ce qui a posé quelques problèmes et justifié que l’on casse en 1911 le monopole qui s’était ainsi formé. Ce que je veux dire, c’est que dans un premier temps c’est le secteur privé qui prend tous les risques : quand vous faites de l’exploration pétrolière au large des côtes ou dans le désert, vous prenez un gros risque, car il n’est pas certain que vous trouviez un jour un gisement exploitable – et l’État n’est pas à vos côtés pour vous garantir que, même si vous ne trouvez rien, vous gagnerez quand même de l’argent ! Je me demande si, en agissant de la sorte, on n’empêche pas l’émergence d’une véritable filière mature.

M. Julien Chardon. Pour notre part, nous considérons qu’il s’agit d’une nécessaire étape de transition.

M. le président Julien Aubert. Si c’est une étape, elle est longue : vous avez parlé d’une dizaine d’années…

M. Julien Chardon. En fait, personne ne maîtrise cette durée. Le complément de rémunération a été mis en place en 2016 et je pense que, pour ce qui est du solaire, nous en sommes déjà à l’étape suivante. Il y a trois ans, nous ne pensions pas que ce pourrait être le cas.

M. le président Julien Aubert. Un engagement de dix ans, c’est très long… Selon vous, si ce n’est pas la compétitivité-coût, quel est le critère qui permettrait de considérer que la garantie de l’État n’est plus nécessaire ?

M. Julien Chardon. Sur ce type de projets, je pense que c’est la crédibilité financière sur le long terme. On en revient à la notion-clé de financement, qui représente 90 % du coût d’un projet.

M. le président Julien Aubert. Je ne suis pas certain de bien saisir ce que vous nous dites, mais passons.

Pour ce qui est de l’offre verte que vous proposez, vous dites qu’elle a sa cohérence et qu’elle présente de bonnes garanties en termes de traçabilité. Finalement, vous vous inscrivez un peu dans l’esprit du commerce équitable : de la même manière que la société commercialisant un chocolat dit équitable doit être en mesure de prouver son origine et le fait qu’il a été produit dans le respect de certaines normes sociales, quand on achète de l’électricité verte, on doit avoir la certitude qu’elle est réellement verte.

Si on ne peut qu’être d’accord sur ce principe, il me semble que vous bâtissez dessus un modèle un peu complexe. Le postulat de départ est déjà un peu hypocrite avec, d’un côté, des gens qui produisent de l’électricité dite verte – en principe, elle est effectivement décarbonée –, et, de l’autre, des gens qui s’échangent sur un marché des garanties d’origine. Les plus et des moins finissent toujours par s’équilibrer, ce qui fait que, même si je ne suis pas certain d’avoir consommé de l’électricité verte, je sais, grâce aux garanties d’origine, que quelqu’un l’a fait en Europe, pour un montant correspondant à ce que j’ai moi-même acheté.

M. Julien Chardon. En fait, je sais que quelqu’un en a produit – et non consommé – pour ce montant.

M. le président Julien Aubert. Ce que vous voulez, c’est assurer à celui qui achète que c’est bien son électricité à lui qui est verte. N’est-ce pas là un petit caprice ? Si l’enjeu, c’est la planète, je me moque bien de savoir qui a réellement consommé l’électricité verte que j’ai achetée : que ce soit un Chinois, un Coréen, un Allemand ou un Français – de n’importe quelle région –, cela ne change rien : l’essentiel, c’est que j’aie contribué en achetant de l’électricité verte à lutter contre le réchauffement climatique.

Finalement, votre raisonnement ne s’apparente-t-il pas à celui des entreprises qui, grâce à une délocalisation de leur production en Chine, par exemple, peuvent afficher artificiellement un excellent bilan carbone ? En d’autres termes, est-il vraiment opportun de favoriser un raisonnement pays par pays plutôt qu’une prise en compte de l’incidence de la production sur la planète dans sa globalité ?

M. Julien Chardon. Nous répondons aujourd’hui à l’enjeu important pour nos clients. Le mécanisme des garanties d’origine étant défini pays par pays, il y a une contradiction dans votre raisonnement, car il implique de devoir faire confiance à un pays quelconque dans le monde pour produire de l’électricité verte – or, on a vu ce que donne un tel raisonnement quand il s’agit de recycler les plastiques, par exemple…

M. le président Julien Aubert. L’accord de Paris signé dans le cadre de la COP – conférence des parties à la convention cadre des Nations unies sur les changements climatiques – fonctionne un peu comme cela : il implique de faire confiance à la Chine pour réduire les émissions de CO2. C’est comme lorsque vous prenez des engagements pour réduire l’armement : vous savez ce que vous avez supprimé mais vous êtes obligé de faire confiance à votre voisin pour ce qu’il fait de son côté.

M. Julien Chardon. Le consommateur doit pouvoir, de par son acte de consommation, avoir un impact à l’échelle du pays puisque celui-ci définit sa propre réglementation. Une garantie d’origine achetée dans un pays tiers peut avoir un effet négatif pour le consommateur car on ne contrôle pas la manière dont cela est fait : n’importe où dans le monde, des entreprises peuvent truquer les compteurs. Aujourd'hui, en France, les gestionnaires de réseaux sont de qualité ; ils effectuent la mesure de la production. Je ne sais pas si tous les pays ont le même niveau de qualité dans la gestion de réseaux et le comptage de la production d’énergie renouvelable.

M. le président Julien Aubert. Vous ne croyez pas au marché européen des garanties d’origine parce que vous n’êtes pas certain que les autres pays appliquent les mêmes règles que nous ?

M. Julien Chardon. Je ne dis pas que les compteurs sont truqués en Europe. En revanche, les règles déterminant quelles installations peuvent bénéficier de garanties d’origine sont établies pays par pays. Le 1er septembre, la France mettra aux enchères 40 térawattheures sur le marché : cette décision propre à la France aura donc un impact sur l’ensemble des autres pays. Demain, une décision de l’Allemagne ou de l’Espagne pourrait également affecter le marché des garanties d’origine dans l’ensemble des pays d’Europe parce que le produit est standardisé et échangeable en Europe.

M. le président Julien Aubert. Ce système très complexe n’est pas simple à comprendre au premier abord. Manque de traçabilité, possibilité de triche : cela vaut-il vraiment la peine de bâtir une aussi belle cathédrale ? Quel est l’enjeu, en réalité ? Qu’est-ce que ce système des garanties d’origine apporte réellement à la planète ? Est-ce que cela fait progresser la cause de la lutte contre le réchauffement climatique ? Le résultat est difficile à évaluer.

M. Julien Chardon. Quand un consommateur dans un pays d’Europe choisit d’acheter de l’électricité renouvelable plutôt que de l’électricité produite par une centrale au gaz ou au charbon, oui, cela a un impact.

M. le président Julien Aubert. L’un des problèmes n’est-il pas que les fournisseurs d’électricité ne sont pas des producteurs ? Si tel était le cas, vous pourriez vous abonner à Direct Énergie, par exemple, qui vous proposerait son propre mix électrique : vous connaîtriez ainsi l’origine de l’électricité que vous consommez, ce qui serait quand même beaucoup plus simple. Et si vous avez un problème avec le charbon, vous quittez Direct Énergie pour un de ses concurrents qui pourrait vous garantir que son électricité est verte à 100 %. Je transpose ce que l’on fait dans d’autres secteurs, notamment l’alimentation.

M. Julien Chardon. Les distributeurs ne sont pas tous producteurs de produits alimentaires. Dans les faits, très peu d’entre eux le sont : quand vous achetez un légume dans la grande distribution ou dans un commerce local, il y a très peu de chance pour que le vendeur soit celui qui l’ait produit et transporté jusqu’au point de vente.

M. le président Julien Aubert. Mais il y a une traçabilité. L’énergie est un flux, ce n’est pas un produit comme les autres. Est-ce que plaquer le raisonnement du commerce équitable sur un flux.

M. Julien Chardon. C’est vous qui avez transposé cet exemple !

M. le président Julien Aubert. Oui parce que je peux comprendre la démarche commerciale consistant à vouloir vendre de l’électricité verte, et donc à prouver qu’elle est à 100 % verte. Mais vous affirmez qu’il y a une demande du consommateur : or je n’ai jamais rencontré de consommateur d’électricité me disant : « Je dors mal la nuit parce que je ne suis pas certain que mon électricité soit totalement verte » – jamais ! Le prix, en revanche, est un sujet de préoccupation. Mais peut-être rencontrez-vous vous-même de tels consommateurs, puisque vous en vendez !

Avant de bâtir ou de modifier un système, il faut se demander si cela répond à une demande de 5 % ou bien de 80 % des gens. Peut-être existe-t-il un marché de niche, de la même manière, pour reprendre la métaphore alimentaire, que le bio est un marché de niche. Il y a effectivement un public prêt à payer beaucoup plus cher son électricité pour être certain que c’est une électricité verte ; cela peut se comprendre. Faut-il pour autant complexifier le système pour tout le monde ?

M. Julien Chardon. Je m’en remets à une étude récemment publiée par l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) sur la croissance des offres d’énergies vertes, en dépit des points négatifs que j’ai déjà évoqués. Alors qu’en 2012, la consommation d’énergies vertes représentait environ 1 % de la consommation française des ménages et des entreprises, près de 7 % des consommateurs achètent aujourd'hui des offres d’énergies vertes à l’échelle française.

M. le président Julien Aubert. Est-ce que le fait de souscrire une offre verte a un impact sur la facture d’électricité ? Est-ce plus cher ou bien le prix est-il le même ?

M. Julien Chardon. Nous proposons des prix équivalents, certains proposent plus cher, d’autres moins cher.

M. le président Julien Aubert. Quand des sources d’électricité ont des coûts différents, comme c’est le cas aujourd'hui, même s’il y a des convergences, et qu’à la fin le prix de l’électricité est identique quelle que soit la source, il faut bien en déduire qu’une forme de péréquation existe. Il n’existe donc pas de signal prix.

Si un consommateur désirant absolument de l’électricité produite par de l’éolien voit sa facture augmenter de 20 % parce que c’est plus cher que le photovoltaïque, ou bien si un consommateur souhaitant du solaire paie son électricité plus cher la nuit que le jour, alors les signaux prix seront très différents en fonction du mode de production. Le véritable arbitrage se fera entre le souhait de bénéficier d’une offre verte et le prix.

M. Julien Chardon. Vous soulevez un point intéressant : la consommation et le prix à certains instants de la journée. L’intermittence est l’un des reproches régulièrement adressés aux énergies renouvelables. Aujourd’hui, nous pouvons proposer, via le compteur Linky, des prix différenciés selon les heures de la journée du fait de notre coût de revient – le sujet est un peu technique – mais nous sommes facturés sur la consommation moyenne de nos clients.

Ainsi, même si nous avons beaucoup de solaire dans notre portefeuille, nous ne sommes pas incités à faire fonctionner les chauffe-eau la journée. Or les chauffe-eau représentent une part importante de la consommation des particuliers ; ils se déclenchent principalement autour de 23 heures parce que la consommation globale baisse et que le nucléaire produit de manière assez constante. Nous avons mis en place un système d’heures pleines et heures creuses avec des chauffe-eau permettant de piloter la consommation. C’est très innovant de pouvoir piloter la consommation chez un particulier à partir d’un chauffe-eau, d’un contacteur, d’un signal sur le réseau, ainsi que par un signal prix. Mais aujourd’hui, nous ne sommes pas incités à faire consommer les chauffe-eau la journée.

M. le président Julien Aubert. Le compteur Linky, dont on nous a expliqué qu’il permettait de faire un arbitrage intelligent de la transition énergétique, ne fonctionne donc pas à plein régime.

M. Julien Chardon. Tout à fait. Cela sera corrigé dans le temps mais, à ce jour, si le particulier peut être incité par son fournisseur par un mécanisme tarifaire, le fournisseur, du fait de la manière dont son énergie globale est décomptée sur l’ensemble du réseau, n’est pas incité à proposer une telle offre.

M. le président Julien Aubert. Imaginons que vous proposiez une offre garantie 100 % verte. De nuit, le photovoltaïque ne fonctionne pas et, subitement, le vent s’arrête pendant quatre jours : vous serez bien obligés, pour fournir vos clients, de trouver de l’électricité soit dans le fossile, soit dans le nucléaire. Comment procédez-vous ?

M. Julien Chardon. Nous avons des contrats avec des producteurs d’énergie hydroélectrique qui nous permettent de compenser.

M. le président Julien Aubert. Vous dites c’est un système de bonus-malus sur le fossile : cela devient compliqué pour ce pauvre charbon ! D’abord on ferme les centrales car elles n’ont pas d’avenir, ensuite on taxe le carbone et maintenant vous voulez instaurer un système de garanties d’origine négative : le producteur de charbon qui a réussi à garder sa centrale ouverte et à payer la taxe sur le carbone devrait ainsi payer pour qu’on lui achète son électricité ! Autant interdire tout de suite le fossile, ce sera plus simple ! Cela fait beaucoup de signaux prix pour dire : « N’achetez pas d’électricité d’origine carbonée » ! Est-ce que ce n’est pas trop ?

M. Julien Chardon. Cela ne cible pas directement le charbon. Les garanties d’origine existent pour l’électricité renouvelable mais pas pour les autres modes de production : il n’est donc pas possible de les différencier. Les effets négatifs des garanties d’origine s’expliquent principalement parce que l’on peut acheter du gaz et des garanties d’origine électricité verte. C’est ce problème que nous voulons résoudre.

Le mécanisme existant n’est pas très complexe : vous avez une centrale, vous produisez, vous devez produire le certificat ; c’est ce que font les petites centrales hydroélectriques. Les centrales charbon et gaz étant beaucoup plus grosses, la gestion associée représente un coût beaucoup plus faible que celui des petites centrales hydroélectriques. Du point de vue de la gestion opérationnelle, il s’agit de certificats électroniques délivrés par un tiers qui s’occupe de tenir un registre ; ce n’est donc pas beaucoup plus complexe que l’état actuel des choses.

M. le président Julien Aubert. Cela fait tout de même pas mal d’intermédiaires, alors que l’on se plaint beaucoup de la paperasserie !

Avez-vous fait des sondages pour savoir combien de Français consommateurs d’électricité seraient intéressés ? Généralement, la première demande, c’est d’avoir l’électricité et la deuxième, c’est qu’elle soit le moins cher possible. Est-on certain qu’il existe une attente pour la mise en place d’un système un peu complexe permettant de savoir d’où vient l’électricité ?

M. Julien Chardon. Ce mécanisme existe pour les garanties d’origine d’électricité verte : il s’agit donc uniquement d’élargir ce mécanisme.

M. le président Julien Aubert. Nous avons un peu découvert ce système de garanties d’origine en cours d’audition. Je ne me souviens pas d’un grand débat public national où l’on aurait proposé aux Français de connaître les garanties d’origine de l’électricité produite. Si l’on expliquait aux gens qu’il s’agit d’un système assez décorrellé de la production, assimilable à un marché financier, ils trouveraient cela complexe. Ce n’est pas le produit d’une demande sociale.

M. Julien Chardon. Le système des garanties d’origine a été créé pour répondre à la problématique suivante : quand la production arrive sur le réseau, vous n’êtes pas capable de séparer ce flux et de dire, pour reprendre l’analogie avec le marché alimentaire, si cette tomate est bio ou n’est pas bio.

M. Vincent Thiébaut. Plus nous avançons et plus des interrogations se font jour. Le tarif de l’ARENH, auquel nous faisons souvent référence, n’est-il pas finalement contre-productif pour les énergies vertes ? Le flou persiste encore sur le coût réel du nucléaire et sur ce que devra payer le contribuable pour les travaux de carénage et les évolutions futures. Pour les nouvelles centrales comme Flamanville, le coût du mégawattheure pourrait s’élever à 70 euros.

Du fait de l’ARENH, le grand public peut accéder à une électricité qui n’est pas trop chère. Mais c’est aussi ce qui nous oblige à subventionner les énergies vertes ; or elles ne sont pas toutes au même niveau. Le solaire est bien avancé, ses coûts de production commençant à être très intéressants, contrairement à d’autres productions. Nous nous trouvons enfermés dans un système nous obligeant à financer les énergies vertes pour assurer leur développement. Ce tarif réglementé nous obligera à faire appel non pas au consommateur mais au contribuable pour répondre aux problèmes posés par d’autres énergies comme le nucléaire.

La complexité du système n’est-elle pas liée à la tarification réglementée ? Pour ma part, je pense que la seule énergie verte est celle que l’on ne consomme pas. Ce système est contre-productif parce que si le consommateur ne paye pas le vrai coût de l’énergie, il ne sera pas incité à se montrer un peu plus vigilant sur sa consommation. J’aurais aimé avoir votre avis sur cette complexité qui nuit à la visibilité des offres et des subventions, et sur la façon dont nous pouvons pérenniser tout cela.

Par ailleurs, ne sommes-nous pas en train de comparer des choux avec des carottes ? Nous avons trop tendance à opposer une énergie à une autre sans que cela soit forcément logique.

M. Julien Chardon. Votre question porte sur deux points : d’une part, la complexité et, d’autre part, le mécanisme de soutien et de subvention indirecte de l’électricité renouvelable par l’ARENH grâce à un bas coût d’accès à l’énergie.

Sur le premier point, la complexité reste liée à la dimension physique : une fois que l’électricité est produite, elle est physiquement injectée dans le réseau et fait partie du mix national ; on ne pourra pas la distinguer.

La technique des garanties d’origine n’est pas si complexe que cela. Ce qui est complexe, c’est que l’on puisse acheter du nucléaire en lui attribuant des garanties vertes. Les garanties d’origine servent à certifier l’énergie que vous achetez à un producteur, hors achat d’électricité nucléaire à EDF : pour cela, un tiers de confiance est chargé de compter, certifier et inscrire dans un registre ce qui a été produit par le producteur dont vous commercialisez l’énergie, d’une part, et ce que vous avez vendu à vos clients, d’autre part.

Si cela apparaît complexe aujourd'hui, c’est parce que l’on peut acheter de l’électricité au tarif ARENH d’un côté et acheter ses garanties de l’autre, de manière totalement séparée. Nous achetons l’énergie, nous achetons ce qui a été produit à l’issue du compteur et avec cette énergie, nous payons les garanties d’origine. Ainsi, notre offre paraît assez simple : nous achetons l’énergie et les garanties d’origine parce que réglementairement nous devons acheter les garanties d’origine pour dire que cela a bien été compté par un tiers de confiance avant de commercialiser aux particuliers. Finalement, la complexité tient au fait que l’on découvre que l’on peut acheter du nucléaire, des garanties d’origine et faire une offre verte.

La question tarifaire associée à l’accès régulé rejoint celle de l’accès au marché des fournisseurs alternatifs. Nous considérons en effet qu’il est contre-productif que des fournisseurs proposent des offres d’énergies vertes avec cet accès régulé.

M. le président Julien Aubert. Nous allons devoir nous interrompre car nous sommes attendus pour un vote dans l’hémicycle. Je vous remercie pour cette audition.

L’audition s’achève à dix-huit heures trente.

*

*     *

29.   Audition de M. Antoine Chapon, directeur adjoint de l’Office franco-allemand pour la transition énergétique (OFATE) (16 juillet 2019)

L’audition débute à dix-huit heures quarante-cinq.

M. le président Julien Aubert. Nous recevons M. Antoine Chapon, directeur adjoint de l’Office franco-allemand pour la transition énergétique (OFATE). Cet organisme a été créé en 2006, notamment en tant que plateforme d’échange d’informations pour les acteurs industriels et politiques de la transition énergétique des deux pays. Son champ couvre l’éolien, le solaire photovoltaïque et le biogaz, de même que l’intégration des énergies renouvelables au marché du système électrique, le stockage de l’énergie, la sécurité, l’approvisionnement. Par sa situation géographique, son importance démographique, économique et politique, l’Allemagne est le pays dominant, en tout cas un pays éminent en Europe. Il est donc logique que ce pays soit un étalon de comparaison de la politique de la transition énergétique.

Quels sont les résultats de cette politique et quels enseignements en sont tirés en Allemagne ? Un office de coopération comme l’OFATE doit être un destructeur de clichés réciproques et d’idées préconçues. Par exemple, nos auditions ont été l’occasion de vanter à plusieurs reprises la fiabilité de notre réseau, au point que même l’Allemagne nous envierait. Or, dans le résumé d’une note de synthèse de l’OFATE sur la fiabilité d’approvisionnement, parmi les principaux résultats figure le fait qu’entre 2007 et 2016, la durée moyenne d’interruption (indice SAIDI, System average interruption duration index) s’est élevée à près de 15 minutes par an en Allemagne, et un peu moins de 60 minutes par an en France. Un mythe s’écroule. Peut-être notre réseau est-il moins robuste qu’il n’y paraît. Est-ce la faute des énergies intermittentes ? En tout cas, ce constat nous dit autre chose que le discours convenu, et peut-être est-il plus près du ressenti de certains usagers du TGV, comme notre commission d’enquête a d’ailleurs pu le vérifier à ses dépens, pas plus tard que le mois dernier.

Pourriez-vous nous faire parvenir cette note de synthèse et nous dire qu’elles sont plus généralement les clichés reçus en France sur la politique de transition énergétique allemande, clichés dont il conviendrait de se défaire ? Et réciproquement, qu’en est-il en Allemagne à l’égard de la France ? On nous apprend que l’energiewende (la transition énergétique) est un désastre, qu’il coûterait cher, que les Allemands se diraient qu’ils ont peut-être commis une redoutable erreur, que les émissions de CO2 ne baisseraient pas. Nous allons vous donner la parole pour un exposé liminaire.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire « je le jure ».

(M. Antoine Chapon prête serment.)

M. Antoine Chapon. Merci pour cette invitation à intervenir de la part de l’Office franco-allemand pour la transition énergétique, dont vous avez fait la présentation. Je me permets juste un mot sur notre fonctionnement. Nous avons effectivement été créés en 2006 par les gouvernements français et allemand et nous sommes en lien étroit avec les administrations, qui représentent 50 % de notre budget annuel et nous sommes directement hébergés auprès des ministères en charge de l’énergie. L’autre moitié de notre budget, et c’est peut-être une particularité de cette structure, provient des adhésions annuelles de près de deux cent quarante entreprises, organisations, instituts de recherche qui représentent toute la chaîne de valeur de l’énergie. À travers cette adhésion, ils ont accès à nos ressources documentaires – nous en produisons soixante par an – ainsi qu’à nos conférences – une vingtaine par an. Il est peut-être important de préciser qu’aucun de ces adhérents ne pèse plus de 1 % dans notre budget total. Et surtout, qu’en aucun cas notre mission ne consiste à se faire l’écho des intérêts de ces adhérents auprès des administrations, mais de favoriser un échange et publier une information pédagogique sur tous les aspects des politiques de la transition énergétique dans les deux pays et de profiter de leur expérience. Nous n’émettons dans nos publications ni proposition, ni recommandation auprès des gouvernements.

Ayant précisé cela, j’en viens au panorama de l’Allemagne. Pour commencer, je souhaiterais présenter la pénétration des énergies renouvelables (EnR) dans les différents secteurs de l’énergie : leur part c’est connu, est assez élevée dans le secteur de l’électricité, mais moins importante dans la chaleur et les transports. En clair, si cette part des EnR dans l’électricité est plus élevée en Allemagne, en revanche, dans la chaleur et les transports, c’est en France qu’elle est plus élevée. Au final, nous arrivons à une part assez similaire des EnR dans la consommation brute : 16,7 %, en 2018, pour l’Allemagne et 16,3 %, en 2017, pour la France.

Je me propose de concentrer le reste de mon exposé sur l’électricité. Une indication toutefois : on voit que la part des EnR n’a pas augmenté en Allemagne dans le secteur des transports. C’est aussi l’un des aspects du bilan des émissions de dioxyde de carbone (CO2) de l’Allemagne.

Pour l’électricité, on voit l’évolution du mix électrique : fin 2018, les énergies renouvelables représentaient 35 % de la production électrique du pays. C’est une année charnière car, pour la première fois, ces énergies ont égalé la part issue du charbon – 35 % aussi – dont la tendance est à la baisse : le charbon a très longtemps constitué la base du système électrique et même du système énergétique allemand : en 1990, près de 60 % étaient issus du charbon. Nous sommes donc dans une phase de baisse avec, d’une part, le marché du carbone européen qui a un impact, bien sûr, sur le développement des EnR ; d’autre part, désormais une partie régulée, avec un plan de sortie du charbon au plus tard en 2038 élaboré par une commission multipartite et qui doit maintenant entrer dans la loi.

En 2018, le nucléaire représente 12 %. Là aussi, on observe une baisse continue : le pic a été atteint en 1985, avec 40 %, mais on était déjà tombé à 28 % en 1990. Il s’agit donc d’un programme nucléaire assez court, qui a commencé – en étant déjà assez contesté – mi-1970, qui a fait ensuite l’objet de plusieurs lois de sortie, puis à nouveau de prolongations.

Les EnR, sur lesquelles le gouvernement allemand base l’essentiel de sa stratégie de décarbonation du mix électrique, sont appelées à représenter 65 % du mix électrique en 2030, et au moins 80 % en 2050. C’est une composante essentielle de la stratégie de réduction des émissions de CO2 de l’Allemagne. La baisse des émissions de CO2 spécifiques au secteur de l’électricité est de 25 % environ depuis 1990, malgré une hausse de la production d’électricité de 20 % dans le même temps. Cela signifie que le facteur de CO2 par kilowattheure (kWh) a baissé encore plus nettement. En revanche, le niveau des émissions a stagné dans d’autres secteurs comme l’industrie et les transports, ce qui explique peut-être certains regards.

En se concentrant sur les filières d’énergies renouvelables électriques spécifiques, on observe deux choses. Le gouvernement allemand mise sur deux technologies pour sa stratégie dans l’électricité. Première technologie, l’éolien : l’éolien terrestre était à près de 92 térawattheures (TWh) de production en 2018, soit 14 % du mix électrique, et l’éolien en mer commence à produire de plus en plus – 20 TWh de production environ en 2018 – et est appelé à augmenter. Seconde technologie, le photovoltaïque, qui représentait 7 % de la production, soit 45 TWh. Cette part est à peu près égale à celle de la biomasse, mais celle-ci n’est pas appelée à augmenter réellement dans le futur contrairement au photovoltaïque. Le gouvernement allemand a misé sur les technologies pour lesquelles on a observé les baisses de coûts les plus importantes. Autre observation : par rapport à la France, l’hydraulique apporte une très faible contribution en Allemagne : 3 % seulement.

Le cadre réglementaire de soutien aux énergies renouvelables figure dans la loi pour les énergies renouvelables, dite loi EEG ou EEG-Umlage (Erneuerbare Energien Gesetz-Umlage). Elle a été l’outil principal de soutien aux EnR. Pendant très longtemps, l’instrument a été le tarif d’achat fixe à guichet ouvert, tel qu’on le connaît aussi en France. Puis il y a eu des expérimentations à partir du moment où ces EnR ont représenté environ 50 gigawatts (GW), pour rapprocher ces énergies renouvelables d’une logique de marché. Ces expérimentations ont mené à l’adoption d’un mix d’instruments de compléments de rémunération et d’appels d’offres. C’est l’instrument actuel.

Le soutien aux EnR passe par le prélèvement EEG, pris directement sur le prix de l’électricité du consommateur final. L’élaboration de ce prélèvement, réalisé par les quatre gestionnaires de réseaux de transport d’électricité, est très transparente : tous les calculs sont en ligne. On observe une phase d’évolution assez importante de ce prélèvement : en 2010, il était à 0,5 centime par kW/h ; et en 2014, il a quasiment triplé. Plusieurs facteurs l’expliquent : un certain nombre de volumes photovoltaïques et de biomasse, notamment, à des tarifs d’achat assez élevés ; mais aussi des facteurs externes, notamment – ce qui a beaucoup pesé – la chute des prix de l’électricité à la Bourse ; enfin, l’allégement de ce prélèvement dont bénéficient certains industriels très énergivores, qui pèse sur la facture finale pour le consommateur. Depuis 2017, on observe plutôt une stabilisation, et même, en 2019, pour la première fois, une baisse de ce taux, à 6,41 centimes par kWh. Le coût total du soutien a ainsi été, cette année-là, de 22,6 milliards d’euros : rapporté à la consommation moyenne d’un client résidentiel, cela correspond à 90 euros par an sur la facture d’électricité.

On observe enfin, la baisse du coût de ces technologies. La forte augmentation des volumes n’a parfois pas suffi à compenser la baisse de ce coût individuel. Mais en comparant les tarifs entre l’existant et le parc des nouvelles installations en 2019, on voit par exemple que les tarifs moyens de l’éolien terrestre chutent de 88 euros pour l’ensemble du parc éolien soutenu à 55 euros pour les nouvelles installations.

Les retombées économiques sont très importantes pour comprendre la transition énergétique allemande. Les filières EnR comptent aujourd’hui 338 000 emplois, répartis entre les régions. Autre facteur important, une grande partie de ces emplois sont non délocalisables et de longue durée, c’est-à-dire dans l’opération et la maintenance ou dans la fourniture de carburant EnR. Une autre partie est liée aux installations elles-mêmes, et une dernière se consacre à l’export. Près des deux tiers de ces emplois sont des postes d’ouvriers spécialisés. Si l’on sait que l’industrie automobile, importante en Allemagne, représente 800 000 emplois, on voit que les EnR sont aussi très importants pour l’économie allemande. La rénovation thermique, c’est encore 500 000 emplois de plus.

Un mot, enfin, de l’acceptabilité : elle est très élevée. Selon un sondage, 93 % des Allemands sont favorables ou très favorables à cette politique de transition énergétique. Cela tient pour une large part au concept d’énergie citoyenne : en 2016, 42 % de la puissance installée renouvelable était entre les mains, soit de personnes privées, notamment sous la forme de coopératives citoyennes, soit d’agriculteurs ayant des installations pour le gaz. L’autoconsommation est très fréquente avec le photovoltaïque. Cette énergie citoyenne, qui décline mais reste néanmoins très forte, est importante pour comprendre la transition énergétique allemande : elle trouve aussi son origine dans ces communautés citoyennes qui se sont constituées dès les années 1990 dans les villes et les villages pour développer ce genre de projets. Le marché de l’électricité allemand est structuré de façon très différente du marché français, et il faut peut-être y voir une raison du développement des EnR.

Pour conclure, quelques ouvertures vers des perspectives et des défis. Tout d’abord, l’enjeu de la répartition géographique de cette ressource renouvelable et celui, qui lui est lié, du développement des réseaux de transport d’électricité, qui a aujourd’hui du retard. Cela pèse lourdement dans l’équilibre de cette transition énergétique. Mentionnons aussi le maintien d’une sécurité d’approvisionnement à un haut niveau, avec un marché de l’électricité et des règles qui s’adaptent pour faire place à cette part plus importante d’électricité renouvelable, et un investissement assez fort dans les réseaux intelligents. Enfin, se pose la question de l’acceptabilité et de son maintien, avec un développement de l’éolien terrestre plus difficile aujourd’hui qu’il ne l’a été par le passé et l’idée d’une orientation plus marquée demain vers le photovoltaïque et l’éolien en mer, dont on avait peut-être sous-estimé la potentielle baisse des coûts.

M. le président Julien Aubert. Les 338 000 emplois que vous avez évoqués représentent-ils le total ou le solde ? Je présume que la baisse de la part du charbon, par exemple, a entraîné des destructions d’emplois.

M. Antoine Chapon. Le secteur de l’énergie dans son ensemble – conventionnel, réseau, etc. –, représente 800 000 emplois. Effectivement, il y a eu des changements structurels, et nombre de changements sont encore à venir. La commission charbon que j’évoquais planifie la fermeture des bassins houillers, mais aussi des centrales à charbon, et prévoit un plan d’accompagnement de quarante milliards d’euros, je crois, sur vingt ans.

M. le président Julien Aubert. Combien y a-t-il eu de fermetures de centrales à charbon depuis 2005 ?

M. Antoine Chapon. Je n’ai pas les chiffres exacts. Une partie des centrales à charbon se trouve dans des réserves de sécurité du réseau, c’est-à-dire qu’au moins 5 GWh n’ont pas l’autorisation de participer au marché de l’électricité, mais sont une sorte de filet de sécurité pour le système électrique en cas de demande très importante.

M. le président Julien Aubert. Du coup, quel est le nombre des destructions d’emplois liées à la transition énergétique ?

M. Antoine Chapon. Je n’ai pas ce chiffre, mais je pense que le solde est plutôt positif dans le sens où ce sont des emplois qui, il y a quelques années encore, n’existaient pas ou peu.

M. le président Julien Aubert. J’ai bien compris : ces 338 000 emplois, c’est du positif. Mais quid des gens qui travaillent dans les centrales à charbon ou dans les centrales nucléaires ? A priori, pour passer de 28 % d’électricité d’origine nucléaire à 12 %, il a dû y avoir des fermetures de centrales.

M. Antoine Chapon. Sans doute. Mais le caractère décentralisé des énergies renouvelables répartit ce tissu sur tout le territoire allemand. Autre facteur important : une partie de ce tissu industriel est constituée des fabricants de roulement ou des fabricants de machines dont l’un des débouchés était peut-être l’énergie conventionnelle, mais qui peuvent tout aussi bien travailler pour des énergies renouvelables. Il y a donc un tissu industriel fort autour de ce secteur.

M. le président Julien Aubert. Il s’agit d’emplois indirects. Dans la comparaison avec l’Allemagne, on a un peu l’impression d’être en retard. Pour éclairer les débats parlementaires, il serait tout de même intéressant d’en savoir plus, parce qu’il y a derrière des sujets comme la formation. Ces 338 000 emplois sont-ils occupés par des gens qui travaillaient dans les énergies traditionnelles qui ont pu retrouver du travail dans les énergies nouvelles, en bénéficiant, par exemple, d’un plan de formation ? Ou bien s’agit-il d’un nouveau public ? Vous ne disposez pas de plus d’informations ?

M. Antoine Chapon. Je n’ai pas d’informations chiffrées et je ne voudrais pas en donner de mauvaises. Je rappelle simplement que toutes les centrales à charbon n’ont pas fermé. Ce n’est pas parce qu’elles produisent moins, en raison du développement des énergies renouvelables, qu’une décision de fermeture immédiate est prise.

M. le président Julien Aubert. Revenons à l’éolien terrestre. On voit que le nouvel éolien terrestre coûtera 55 euros du MWh, contre 88 euros pour la moyenne de tous les éoliens. En revanche, en mer, on est à 181,55 euros, contre 187,66 euros auparavant. Quand vous dites qu’on a sous-estimé la baisse des coûts, je trouve que 6 euros de moins, ce n’est pas beaucoup. Cela m’étonne d’autant plus que les prix de l’éolien en mer sont bien inférieurs en France. Comment expliquez-vous cette différence ?

M. Antoine Chapon. Le second chiffre concerne les nouvelles installations mises en service en 2019. Les récents appels d’offres en France ne déboucheront sur une mise en service que dans quelques années, de même que les appels d’offres lancés en 2017 et 2018 en Allemagne au prix que j’évoquais – notamment 46 euros du MWh. C’est à ce moment-là que le coût sera abaissé. En mer, l’écart entre l’ancien et le nouveau coût est assez faible car les parcs ont été mis en service à seulement quelques années d’écart, au début des parcs éoliens.

M. le président Julien Aubert. Ce qui m’interpelle également, c’est que les nouveaux parcs éoliens terrestres semblent meilleur marché que le photovoltaïque. On nous a pourtant dit qu’en France le photovoltaïque est très mature mais que pour l’éolien, cela dépend.

M. Antoine Chapon. Cet indicateur n’est pas parfait. Je pense que l’explication principale réside dans le fait que vous avez ici, non seulement les grandes centrales au sol, dont on voit les chiffres des appels d’offres, mais également les centrales en toiture qui sont, en France aussi, à des tarifs plus élevés. Ce segment des installations sur toiture est très important en Allemagne et y a historiquement marqué le lancement du photovoltaïque, à des tarifs qui étaient plus élevés, et avec une équation économique différente : l’autoconsommation a plus de sens quand vous avez un différentiel entre le prix final de l’électricité et celui de la production photovoltaïque que vous assurez vous-même. Je pense que c’est l’explication de ce niveau, qui est un petit peu plus élevé car il inclut aussi toutes ces petites centrales.

M. le président Julien Aubert. La conclusion de votre comparaison entre les deux pays n’est-elle pas qu’en réalité le mix énergétique allemand ne peut pas être reproduit à l’identique dans un pays comme la France ? Si je mets de côté le fait que le mix de départ est différent, mais qu’à technologie égale, on peut avoir beaucoup plus intérêt en France, à faire par exemple du photovoltaïque parce que nous avons un meilleur ensoleillement, alors que l’Allemagne s’engagerait plus dans l’éolien. C’est une question qu’on ne s’est pas posée : nous avons un peu testé toutes les technologies, et nous continuons. Faut-il comprendre de votre analyse que nous ferions mieux de nous spécialiser dans des domaines où nous avons un avantage comparatif par rapport à l’Allemagne ?

M. Antoine Chapon. Dans nos travaux, il ne s’agit jamais de comparer la France et l’Allemagne et de dire que la France devrait faire comme l’Allemagne ou inversement. Nous donnons des outils de compréhension qui permettent d’analyser les cas particuliers et de comprendre réellement le fond du sujet.

Je pense qu’il y a plusieurs phases dans le développement des énergies renouvelables. En Allemagne, il était important d’avoir des tarifs d’achat fixes, un guichet ouvert, donc quelque chose de très sécurisant pour les installations afin de pouvoir laisser ces technologies montrer leur potentiel de baisse des coûts. C’est un processus qui a eu lieu et à l’issue duquel le gouvernement allemand a décidé de fonder sa stratégie plutôt sur l’éolien et le photovoltaïque. Effectivement, la ressource peut être différente, de même que le cadre réglementaire, ce qui influe sur les prix. Le gouvernement allemand a d’abord choisi d’aider toutes les technologies à la fois et il décide maintenant de plutôt laisser faire le marché. La ressource, la disponibilité de surfaces, et tous les autres critères, sont entrés en jeu dans le choix final du mix électrique.

M. le président Julien Aubert. Quid de l’impact CO2 ?

M. Antoine Chapon. La production électrique en Allemagne était de 650 TWh en 2018 et – je crois – de 530 TWh en France. Les émissions du secteur spécifique de l’électricité ont baissé sur toute la période 1990-2018. Entre 2015 et 2018, globalement, ces émissions ont stagné, mais elles sont désormais à la baisse et toute nouvelle production renouvelable qui remplace une production charbonnée contribue à cette baisse. Quand la part du charbon passe de près de 60 % en 1990 à 35 % en 2018, cela influe forcément sur les émissions de CO2.

M. le président Julien Aubert. Si j’ai bien compris, on est passé de 314 millions de tonnes de CO2 en 2010, à 304 en 2015 – soit un gain de 10 millions de tonnes en cinq ans, et à 273 millions de tonnes en 2018 – on a donc gagné 41 millions de tonnes en trois ans. Cela signifie que, de 2009 à 2019, en dix ans, on a dépensé 200 milliards d’euros pour gagner, en tout, 50 ou 60 millions de tonnes. Cela fait quand même cher le million de tonnes ! De même si je mets en relation les 338 000 emplois créés et ces 200 milliards d’euros, je constate qu’on a dépensé 60 000 euros par an pour subventionner un seul emploi dans le secteur !

M. Antoine Chapon. On peut effectivement voir cela comme un coût. Mais il est important de comprendre d’où vient cette transition énergétique en Allemagne, et quels ont été les facteurs qui y ont conduit : elle a été voulue et soutenue par les citoyens, qui ont mené eux-mêmes beaucoup de projets. Ils la conçoivent comme un investissement auquel ils sont prêts pour un futur qu’ils voient sans charbon ni nucléaire, ce qui est effectivement un défi très important au regard de la baisse des émissions de CO2. Le fait que l’acceptabilité demeure très importante pour le développement des EnR le confirme. Il est difficile de transposer une réalité d’un pays à un autre, en tout cas, en Allemagne, les facteurs fondamentaux de motivation qui ont conduit à cette transition énergétique continuent à exister et à soutenir ce développement.

M. le président Julien Aubert. Y a-t-il en Allemagne un débat politique sur le coût ? J’ai en mémoire cette citation de Sigmar Gabriel en 2014, alors qu’il était ministre fédéral de l’économie et de l’énergie et vice-chancelier d’Allemagne : « La vérité est que la transition énergétique est sur le point d’échouer. La vérité est que, sous tous les aspects, nous avons sous-estimé la complexité de cette transition énergétique. La noble aspiration d’un approvisionnement énergétique décentralisé et autonome est bien sûr une pure folie ! Quoi qu’il en soit, la plupart des autres pays d’Europe pensent que nous sommes fous. ». Depuis lors, environ 100 milliards d’euros ont été dépensés. Au vu de vos ratios, cela a l’air très positif : on arrive à incorporer beaucoup d’EnR, cela ne pose pas de problème pour le réseau, les prix baissent, il y a une substitution du charbon, le CO2 baisse. On se dit que c’est intéressant et faisable. Pourtant, en 2014, il y avait cette opposition. Est-ce qu’il y a un débat ? Ces chiffres font-ils l’objet d’une contestation de la part de gens qui trouvent que ce n’est pas soutenable ?

M. Antoine Chapon. Bien sûr. On a conscience que c’est une politique qui coûte cher et il y a, en permanence, un véritable débat citoyen. Entre 2012 et 2014 il y a eu une phase d’augmentation assez importante des coûts, donc une certaine remise en question du modèle de soutien aux énergies renouvelables, qui a conduit à adapter les appels d’offres, à adopter une logique plus proche de celle du marché de l’électricité avec le complément de rémunération, à essayer de baisser les coûts du soutien. Il faut sans doute saluer cela. Les premières expérimentations de sortie du tarif d’achat fixe ont été menées à partir de 2012. Ensuite, plusieurs modèles ont été testés et celui qui a été retenu est donc celui du complément de rémunération, tel qu’on le connaît en France.

M. le président Julien Aubert. Mais en termes d’impact/coût, cela ne baisse un peu que depuis cette année.

M. Antoine Chapon. Il y a une relative stabilisation à partir de 2015, par rapport à la phase 2010-2014. Encore une fois, il y a un facteur externe qui est celui du prix de l’électricité. L’augmentation du certificat carbone a un impact très fort sur le coût du financement. Là où il y a peut-être folie, c’est que l’Allemagne a représenté une part assez importante de l’apprentissage des technologies, notamment du photovoltaïque, pour lequel elle a été, de 2010 à 2014, le principal marché en Europe et l’un des principaux marchés mondiaux. Cela a conduit à des baisses de coûts assez importantes dont a profité ensuite tout le marché. Ce côté « cavalier seul » a coûté cher.

M. Vincent Thiébaut. Une précision, pour bien comprendre la structure du marché allemand : 22,6 milliards d’euros, c’est le coût des subventions payées par le consommateur, à travers la taxe EEG, pour les énergies renouvelables. Pour effectuer une comparaison, il serait intéressant de connaître le coût moyen de l’électricité en Allemagne et en France. Si je comprends bien, en Allemagne, tout est subventionné par la consommation.

M. Antoine Chapon. Absolument. Le prélèvement EEG est élaboré en fin d’année, de façon transparente, par les quatre gestionnaires de réseau de transport d’électricité. Il n’y a pas une zone, comme en France, mais quatre zones et ce taux est ensuite appliqué sur la facture d’électricité du consommateur final. Cela recouvre tout le soutien aux énergies renouvelables.

Il y a deux choses à dire à propos du coût moyen de l’électricité : la première, c’est qu’il est plus élevé en Allemagne qu’en France. Les chiffres que j’ai en tête datent plutôt de 2016-2017, mais on était en gros à 30 centimes par kWh en l’Allemagne contre 18 en France, donc quasiment le double. La moitié environ de ce prix tient aux prélèvements et aux différentes taxes sur l’électricité, alors qu’en France, cette part est plutôt d’un tiers.

La seconde chose, c’est que la consommation moyenne d’électricité d’un ménage est beaucoup plus faible en Allemagne qu’en France. Il y a moins d’usages électriques pour l’eau chaude sanitaire et pour le chauffage notamment – le chauffage électrique, notamment, est très peu répandu. La consommation moyenne est de l’ordre de 1 400 kWh en Allemagne, et autour de, je crois, 3 500 ou 4 000 kWh en France, ce qui fait que l’impact des taxes et prélèvements sur la facture finale est moins élevé en Allemagne.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Le chauffage est beaucoup moins assuré par l’électricité chez les Allemands, mais quels sont les systèmes les plus utilisés ? Et du coup, comment font-ils pour décarboner le secteur bâtiments ?

M. Antoine Chapon. Effectivement, le chauffage est basé beaucoup plus sur le gaz, et, de façon croissante, sur la biomasse. La décarbonation du secteur de la chaleur passe actuellement par des programmes de soutien de la Banque publique d’investissement, avec des prêts à taux réduit et des mécanismes de ce type. Face au constat que la décarbonation de ce secteur et du secteur des transports n’est pas suffisante et ne correspond pas aux objectifs que s’est fixés l’Allemagne au niveau européen, il y a actuellement une réflexion importante sur une tarification du CO2 dans les secteurs qui ne sont pas soumis au marché carbone organisé européen (EU ETS), notamment pour la chaleur et le transport. La discussion bat son plein et différentes propositions soit de marché, soit de taxes, voient le jour pour avoir un outil supplémentaire pour décarboner ce secteur.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. En Allemagne comme en France, on peine à apporter une réponse à la question de la chaleur renouvelable et de la chaleur décarbonnée : à votre avis, pourquoi ?

M. Antoine Chapon. On a peut-être porté beaucoup d’attention au secteur de l’électricité, alors qu’il ne représente pas la majeure partie de la consommation énergétique. Cela tient peut-être au fait que la décarbonation du secteur de l’électricité était une tâche importante – et continue à l’être. J’observe toutefois aujourd’hui un changement dans l’opinion des responsables politiques, qui prennent davantage en compte la décarbonation de ce secteur, qui savent qu’ils disposent d’outils plus efficaces et veulent accélérer le rythme de la rénovation. Je crois que le rythme actuel en Allemagne s’établit à 1,5 % des logements, contre les 2 à 3 % nécessaires pour atteindre les objectifs.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Sur le parc complet de logements, combien devraient être rénovés ? Vous avez donné des pourcentages, mais qu’en est-il en volume ?

M. Antoine Chapon. Je ne crois pas avoir ce chiffre. Mais les Allemands ont besoin de doubler l’effort pour ce rythme de rénovations. Ils réforment actuellement les outils, à utiliser pour atteindre cet objectif.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Toujours sur le sujet des EnR chaleur, pourriez-vous nous dire quelle est en Allemagne la situation du solaire thermique et de la géothermie ?

M. Antoine Chapon. Il y a aussi des programmes pour le solaire thermique. Les programmes étaient essentiellement liés au programme de soutien pour une maison efficace, via des prêts à taux réduit dans le bâtiment. Le solaire thermique comme la géothermie sont actuellement assez peu développés. La rénovation thermique est basée essentiellement sur ces prêts avantageux de la banque d’investissement. Il n’existe pas aujourd’hui une réglementation thermique comme en France. Dans le cadre du nouveau paquet énergie-climat européen, une réflexion est menée sur de nouveaux outils en vue d’une réglementation thermique obligatoire. La chaleur renouvelable est soutenue via une aide à l’investissement et à différents programmes. Des aides sont versées directement sous forme de prêts et financées par les recettes du marché carbone européen.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Je croyais que le solaire thermique était beaucoup plus développé en Allemagne qu’en France.

M. Antoine Chapon. Il existe un programme de soutien au solaire thermique, ainsi qu’à la biomasse et aux pompes à chaleur. Mais je n’ai pas ici les chiffres exacts.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. La question de l’intermittence de ces énergies renouvelables – donc de l’inquiétude que cela peut susciter quant à la capacité à stocker les énergies intermittentes – est posée régulièrement en France. Fait-elle débat de la même façon en Allemagne ?

M. Antoine Chapon. L’intermittence est effectivement un aspect assez important du débat actuel sur la transition énergétique. Il est important de souligner que la structure du marché électrique est très différente. En France, nous avons un gestionnaire de réseau de transport d’électricité, un gestionnaire de réseau de distribution, qui gèrent 95 % des lignes. En Allemagne, il y a déjà quatre zones, qui correspondent à quatre gestionnaires de réseau de transport, et environ huit cents gestionnaires de réseau de distribution d’électricité. Une partie importante de ces gestionnaires sont des acteurs communaux. Un certain nombre d’expérimentations sont ainsi menées dans ces zones par le gestionnaire de réseau de distribution local, pour les problématiques qui le concernent. Elles portent essentiellement sur le solaire dans le sud, et plutôt sur l’éolien dans le Nord.

Par ailleurs, le gouvernement fédéral fait un effort assez important pour trouver les solutions techniques sur les réseaux intelligents, afin de prendre au mieux en compte cette production intermittente dans le système électrique. L’un des projets importants, c’est le démonstrateur SINTEG sur les réseaux intelligents. Au sein de cinq zones, il associe, au sein de cinq démonstrateurs, les acteurs industriels, ceux de la recherche et tous les autres, autour d’un certain nombre de projets. L’objectif est de trouver des solutions dans le domaine de la gestion intelligente des réseaux, de la numérisation, mais aussi de trouver de nouveaux modèles de marché. Une expérimentation est ainsi conduite sur un marché local de l’énergie pour pouvoir à un moment où se produit, localement, une congestion du réseau, permettre d’utiliser directement sur place une énergie excédentaire au bénéfice par exemple d’industriels, pour des applications innovantes. Cette intégration sectorielle vise, par exemple, à utiliser une électricité excédentaire renouvelable pour produire de l’hydrogène par électrolyse, ou pour intervenir dans d’autres secteurs de l’énergie. C’est important non seulement pour l’avenir de la transition énergétique en Allemagne, mais aussi pour un secteur dans lequel recherches et d’expérimentations foisonnent.

Mais, pour revenir aux chiffres que donnait le Président Aubert, la sécurité d’approvisionnement électrique demeure : les taux d’interruption sont très faibles en Allemagne, qui se situe au deuxième rang en Europe, après la Suisse. Pour l’heure, les gestionnaires de réseaux de transport et de distribution d’électricité ont pu trouver les solutions pour adapter au mieux le système à cette nouvelle donne.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Il y a certes la question de l’intermittence qui se gère par l’intelligence et la souplesse du réseau, mais la question du stockage est différente. Quelle est la position de l’Allemagne de ce point de vue ?

M. Antoine Chapon. Le stockage s’est assez fortement développé dans le segment résidentiel, où il peut être couplé à une installation photovoltaïque sur toiture et permettre d’accroître le taux d’autoconsommation. Ce développement a été soutenu pendant quelques années par une aide à l’investissement. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, parce qu’on estime que le marché peut se développer par lui-même.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Cela prenait, je crois, la forme de batteries résidentielles. Si je comprends bien, ce sujet est désormais parvenu à maturité en Allemagne et l’on considère maintenant qu’on n’a plus besoin d’accompagnement, qu’on peut, sans recourir à des aides, stocker son énergie à un prix compétitif sur le marché.

M. Antoine Chapon. Ce sont des petites batteries et, oui, on estime que le marché est lancé, qu’un mécanisme de soutien particulier n’est plus nécessaire, qu’il faut laisser faire le marché. Mais l’équation économique, n’est pas encore résolue : les systèmes de batteries coûtent assez cher. Qui plus est, les premiers à avoir adopté cette technologie l’utilisent non seulement par calcul économique, mais aussi parce qu’ils y ont un intérêt particulier ou parce qu’ils veulent réduire au maximum leur consommation issue du réseau et d’augmenter leur autoconsommation. On retrouve le schéma de ceux qui ont investi dans les voitures électriques avant que cela soit rentable, pour d’autres motifs.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Mais, si la batterie de maison inspire confiance, ce système va continuer à se développer et trouver son modèle par soi-même ?

M. Antoine Chapon. Oui. Encore une fois, cela tient aux prix de l’électricité de détail qui sont pour l’instant assez élevés en Allemagne. Il y a donc un intérêt à être le moins exposé possible au prix de l’électricité. Mais le développement n’est pas encore massif dans les maisons allemandes. Le second sujet, a davantage trait au réseau. Là aussi, il y a des évolutions, mais on est plutôt en phase de test. Récemment, les batteries de stockage ont été autorisées à participer au marché de réglage de l’énergie. Des expérimentations sont aussi menées, dans le cadre du projet démonstrateur SINTEG, pour intégrer des batteries à différents endroits.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Il s’agit donc de gérer le stockage de manière collective.

M. Antoine Chapon. Au niveau résidentiel, on peut aussi chercher à mettre en réseau plusieurs batteries installées chez des particuliers afin d’offrir parfois des barres stables d’injection au réseau. Plusieurs entreprises offrent ce service.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Ce que je constate, c’est que le stockage ne semble pas une question prioritaire en Allemagne, tandis que, chez nous, on se dit que si on doit faire des EnR, on aura forcément à faire du stockage car, à défaut, on sera incapables de gérer l’intermittence. C’est ce qui pousse, en France, à dire qu’on va s’appuyer sur des énergies stables et pilotables et non sur les EnR non pilotables. Nous nous demandons donc si on est, oui ou non, capables de gérer le stockage. A priori, en Allemagne, le problème ne se pose pas dans ces termes-là : la question, c’est la flexibilité du réseau.

M. Antoine Chapon. J’ai le souvenir d’une mission de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME), qui estimait qu’il n’y avait pas de besoin massif de stockage supplémentaire, avant qu’on parvienne à, je crois, 80 % d’EnR intermittente. Aujourd’hui, il n’y a pas de besoin d’un stockage massif en Allemagne parce que la production de base, nucléaire et fossile, reste importante. Le sujet essentiel y est plutôt aujourd’hui le développement des lignes de transport de l’électricité, qui permettent à l’électricité éolienne – essentiellement produite au nord du pays – d’être transportée dans les régions du sud, qui sont celles qui consomment le plus et où se trouvent des sites industriels assez importants. Finalement, la première batterie du système, c’est le réseau électrique. La priorité est pour l’instant fixée de façon très claire : il s’agit de développer à temps les lignes de transport entre le nord et le sud de l’Allemagne.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Une critique assez forte consiste à dire que, du fait de sa position centrale, l’Allemagne ne se pose pas la question du stockage, car elle n’aura qu’à envoyer ses surplus, quand il y en aura, chez ses voisins. Le problème est que, si tout le monde adopte cette stratégie, on sera en difficulté lorsque les différents effets météorologiques ne se répondront pas. Imaginons qu’il y ait du vent ou du soleil partout en même temps. Or on misait sur un foisonnement – qui ferait que, quand les uns ne produisent pas, les autres prennent le relais – et une forme de complémentarité. On nous a plus ou moins fait la démonstration que cela n’existe pas et que, dans l’ensemble de l’Europe, il y a peu ou prou du vent en même temps, du soleil en même temps. Du coup, les pics de production seront les mêmes partout et, sans stockage, à un moment donné, on ne pourra plus pousser les surplus ailleurs et on se retrouvera avec une quantité d’énergie dont le déversement sera onéreux. On l’a vu lorsque des prix négatifs ont été observés. Il faut donc aussi s’intéresser à l’acceptabilité de ces prix négatifs. Mais d’abord, comment gérer la problématique du « trop en même temps » ?

M. Antoine Chapon. L’Allemagne est très interconnectée et c’est un avantage pour son système électrique. Elle dispose tout de même de capacités de base, conventionnelles et thermiques, lui permettant de limiter ce problème. Si on se projette maintenant dans un système vraiment très fortement marqué par la présence d’EnR, un des sujets dans lesquels l’Allemagne investit est cette question de l’intégration sectorielle, afin de pouvoir utiliser, à un moment donné, l’électricité qui serait localement en excédent pour faire par exemple de l’hydrogène, ou pour d’autres usages. Ce qu’on entend par intégration sectorielle, c’est donc bien, par exemple, le fait de passer de l’électricité à l’hydrogène et donc au gaz. Cela couvre aussi la question très importante du pilotage intelligent des voitures et voitures électriques, si elles sont amenées à prendre une part plus importante. Un des premiers éléments de réponse est ainsi de connecter le système de l’électricité aux autres systèmes énergétiques, donc au transport, à la chaleur et au gaz.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. N’aurait-on pas intérêt à cumuler les recherches, par exemple sur l’hydrogène, conduites en Europe ? A priori, la capacité à gérer ces EnR qu’on développe en parallèle est un enjeu commun. Cela semble être la solution pour un certain nombre de pays.

M. Antoine Chapon. J’observe que sur les batteries électriques par exemple, et donc sur la mobilité électrique, il y a une assez forte volonté franco-allemande et européenne d’agir en commun. Sur l’hydrogène, je ne peux pas répondre. Nous sommes ravis de mettre en relation des acteurs qui souhaitent travailler ensemble, mais nous ne sommes pas dans la position de dire qu’il faut faire telle chose ou telle autre. Sans doute l’hydrogène devrait-il jouer un rôle important dans un système électrique qui est très fortement marqué par les énergies renouvelables.

Vous évoquiez les prix négatifs. C’est en effet un phénomène assez marquant, dont la presse se fait écho, qui heurte un peu le sens commun. Les experts du secteur de l’énergie en Allemagne se renvoient la balle : certains affirment que l’apparition de ces prix négatifs est le fait des énergies renouvelables intermittentes ; d’autres expliquent que les productions conventionnelles ne sont pas suffisamment flexibles, qu’au moment où il y avait des prix négatifs, l’électricité renouvelable ne dépassait pas 65 % de la production totale, et qu’un certain nombre d’installations thermiques ou nucléaires ne sortaient pas ou ne pouvaient pas sortir du réseau. En réalité il y a sans doute une phase d’adaptation du système électrique : la donne change et si certaines centrales conventionnelles ne sortent pas du réseau, c’est aussi parce qu’elles sont liées par des obligations réglementaires en termes de réserve d’ajustement, de marché de l’énergie de réglage, de sécurité du réseau.

M. le président Julien Aubert. Ce deuxième raisonnement est tout de même incroyable ! Imaginez des gens qui produisent des tomates toute l’année, d’autres qui disent « moi, de temps à autre, je produis des tomates », et subitement, vous avez une énorme production de tomates et vous dites que ceux qui produisent des tomates toute l’année n’ont pas su arracher des plants et que c’est pour ça qu’il y a surproduction ! » Alors je sais qu’il n’est pas prioritaire dans le Merit Order, mais on parle quand même de celui qui vous assure l’électricité toute l’année, que vous êtes bien content d’avoir quand les autres ne sont pas là. Il faut donc faire la différence avec l’idée de donner un accès à l’électricité au tarif de rachat, parce qu’on veut promouvoir des énergies. De là à dire que celles qui vous permettent d’assurer votre sécurité d’approvisionnement ne sont pas assez flexibles parce qu’elles ne se poussent pas du chemin quand il y a une surproduction, c’est quand même fort de café !

M. Antoine Chapon. Mon exposé des arguments ne revenait pas privilégier l’un ou l’autre. Ce que l’on observe, c’est une adaptation des règles pour que ce genre d’événements ne se produise plus, et pour que les énergies renouvelables électriques soient davantage mises en responsabilité pour la sécurité du réseau en étant par exemple couplées à un stockage. Il existe des parcs éoliens en Allemagne qui bénéficient d’une batterie de stockage et qui peuvent assurer des services système, des services de sécurité du réseau, services qui sont traditionnellement plutôt assurés par les centrales conventionnelles. Il me semble que ce phénomène est lié en partie à un système qui ne s’adapte sans doute pas assez vite – c’est normal – à une nouvelle donne. Pour répondre à cette question, une réflexion est en cours en Allemagne sur la réforme de la sécurité du réseau, sur la réforme des marchés de l’énergie de réglage.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. La question est ainsi peut-être moins de savoir s’il est légitime ou non que les énergies traditionnelles se poussent pour faire place aux nouvelles venues, mais plutôt si elles en sont capables. Est-il possible pour une énergie pilotable historique de s’effacer ou de s’arrêter quand il y a une production d’EnR et de redémarrer en cas de besoin ?

M. Antoine Chapon. Certaines savent le faire mieux que d’autres. Les centrales à gaz par exemple sont plutôt flexibles et peuvent assez rapidement baisser ou augmenter leur production. Les centrales nucléaires et les centrales à lignite sont, je crois, un peu moins flexibles. Les centrales à houille – il y a deux sortes de charbon ; le lignite et la houille – y parviennent un peu plus. Il y a aussi des investissements dans ce domaine de la part des opérateurs de centrales conventionnelles qui n’ont pas intérêt à perdre de l’argent sur ces heures de l’année. Mais il ne faut pas considérer qu’il y a d’un côté les opérateurs des centrales conventionnelles et des centrales nucléaires, et, de l’autre, ceux des énergies renouvelables. Je l’ai dit, les énergies renouvelables ont été beaucoup développées par de petits producteurs, des producteurs régionaux, des coopératives citoyennes, mais les gros acteurs de l’énergie allemands sont aussi impliqués, qui ont fortement investi dans ces marchés.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous avez dit que les prix existants sont différents des prix projetés. Pouvez-vous préciser ?

Par ailleurs, quelle est la projection pour ce prix, à cinq ou dix ans ?

M. Antoine Chapon. Les prix sont issus des calculs effectués pour le prélèvement EEG. Si on prend l’exemple de l’éolien terrestre, la moyenne du tarif que perçoivent toutes les installations éoliennes terrestres qui bénéficient d’un soutien en Allemagne s’établit en 2019 à 88,72 euros par mégawattheure, pour 54,79 euros pour la moyenne du tarif d’achat accordé aux nouvelles installations mises en service en 2019. Ces prix représentent le tarif d’achat maximum, dont il faut retrancher les recettes issues du marché de l’électricité.

Il y a des projections pour chacune des différentes technologies. Par exemple, pour l’éolien terrestre, elles vont de la stabilité des prix à une baisse de 50 %. La baisse pourrait être plus forte pour l’éolien en mer. Les projections sont un peu plus claires pour le prélèvement EEG : un certain nombre d’instituts, dont le think tank Agora Energiewende, prévoient une baisse assez prononcée et continue de ce prélèvement à partir de 2021, quand les volumes les plus anciens vont sortir du mécanisme de tarif d’achat.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Mais on ne dispose pas de projections un peu fiables sur le prix de l’énergie, c’est cela ?

M. Antoine Chapon. Il y a autant de projections que d’instituts de recherches travaillant sur le sujet. Globalement, on a vu que les appels d’offres, notamment, ont permis de réduire assez fortement les coûts. Mais ces coûts sont aussi dépendants de facteurs extérieurs à la France et à l’Allemagne, c’est-à-dire du marché mondial. S’il y a une explosion de la demande photovoltaïque en Inde ou en Chine, cela aura évidemment un impact sur les coûts de ces systèmes, pour la France comme pour l’Allemagne. Mais la tendance est plutôt à la baisse pour ces technologies : photovoltaïque, éolien terrestre, éolien en mer. La raison pour laquelle la biomasse est assez peu poussée aujourd’hui tient justement au fait qu’on ne perçoit pas pour l’instant, un tel potentiel à la baisse.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Dans certains pays, des installations fonctionnent avec des coûts de production beaucoup plus bas. Par exemple, sur le photovoltaïque, on nous a parlé d’un mégawattheure à 15 euros. De mémoire, c’était au Chili, mais ce qui est vrai là-bas aujourd’hui sera peut-être vrai demain ailleurs.

M. Antoine Chapon. Ce chiffre montre surtout que la ressource joue un rôle très important, tout comme d’ailleurs la disponibilité des surfaces : c’est un sujet complexe car on veut éviter une concurrence des usages avec les terres agricoles. Tout ceci est à l’origine de différences de prix entre les pays, qui ne sont pas parfaitement comparables. Mais, globalement, la courbe d’apprentissage s’améliore. Il y a encore des recherches en cours sur de nouvelles technologies photovoltaïques.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous avez évoqué l’autoconsommation, beaucoup plus massive en Allemagne, avec toutes ces communautés citoyennes. En France, l’image de l’autoconsommation est plutôt celle de gens qui voudraient s’extraire de la problématique du réseau, tout en souhaitant pouvoir y faire appel quand cela leur est utile. En gros, ils veulent ne pas payer leur part de manière continue, alors que pour bénéficier de ce service quand c’est nécessaire, ils ont finalement bien besoin que ce réseau existe. Comment les Allemands gèrent-ils la participation au réseau ?

M. Antoine Chapon. Un des éléments de réponse réside dans les huit cents gestionnaires de réseau de distribution d’électricité allemands. Le modèle de fixation des tarifs d’utilisation des réseaux est différent : en France, il y a consultation de la commission de régulation de l’énergie (CRE) qui fixe des tarifs applicables à tout le réseau ; en Allemagne, chaque gestionnaire de réseau de distribution d’électricité se voit accorder un montant total récupéré de frais de réseau, et c’est à lui de fixer sa propre formule tarifaire, comme il l’entend. Cela implique notamment que, si un gestionnaire de réseau de distribution décide de baser sa formulation tarifaire sur une part 100 % fixe, qui dépend non pas de l’électricité que je prends plus ou moins selon les jours mais simplement de la puissance souscrite, il peut le faire. Rien ne l’en empêche. On observe une hausse de cette part fixe des tarifs de réseaux d’électricité par rapport à la part variable liée à la consommation.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous avez évoqué le soutien de 93 % de la population à cet investissement pour les EnR. Comment est-on arrivé à ce chiffre ? S’agit-il d’un sondage ?

M. Antoine Chapon. Oui, un sondage réalisé de façon régulière, par l’Agence pour les énergies renouvelables, qui dépend du gouvernement et qui est en charge d’établir différents baromètres sur le sujet. La question, en l’occurrence, était celle d’être favorable ou non au développement des énergies renouvelables et à la transition énergétique. Il est important de comprendre qu’il y a un consensus assez fort en Allemagne sur la sortie du nucléaire, et, de plus en plus fort aussi, sur la sortie du charbon. Ensuite, il s’agit de savoir à quel rythme. Une bonne partie des citoyens allemands ne voient pas d’autre possibilité que d’investir dans les énergies renouvelables, même si, effectivement, cela pose un certain nombre de questions.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Quels sont les arguments invoqués en Allemagne pour justifier la sortie du nucléaire ?

M. Antoine Chapon. Le programme nucléaire allemand a été assez contesté depuis son origine. Dès les premières constructions de centrales, il y a eu des mouvements d’opposition locale. En 1986, l’accident de Tchernobyl a provoqué un coup d’arrêt assez fort : il n’y a plus eu de nouveaux développements. Et la sortie définitive a été décidée en 2011, après Fukushima. On le sait assez peu, mais il s’agissait d’un retour à un plan de sortie précédemment voté – en 2002 – par une coalition entre les Verts et les Sociaux-démocrates. Dans ce consensus, la notion de sécurité pèse très lourd, de même que la question du stockage : il n’y a pas de site identifié pour le stockage définitif des déchets nucléaires. L’idée que le nucléaire ne pouvait pas être plus qu’une technologie de transition me semble assez largement partagée. C’est surtout le rythme de cette sortie qui sépare aujourd’hui les partis politiques.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Concernant l’acceptabilité, j’ai entendu dans votre présentation que deux facteurs rendent le soutien aux EnR plus acceptable en Allemagne qu’en France. Premier facteur : l’existence ou pas d’une alternative décarbonée considérée comme crédible. Concrètement, le soutien historique de la France au nucléaire est une forme de frein à l’acceptabilité de la transition énergétique parce qu’en France, il faut se battre contre l’idée que le nucléaire est ou non une alternative crédible aux EnR. Le deuxième facteur, c’est la grande centralisation de la France en matière d’énergie, alors qu’en Allemagne, la gestion est beaucoup plus décentralisée, au plus près des gens. Tout le monde y est un petit peu producteur, un petit peu contributeur ou acteur : cela participe à une meilleure connaissance et à une meilleure compréhension des sujets que chez les Français, pour qui c’est assez vague : on leur fournit le service mais ils ne savent pas tellement comment cela fonctionne.

M. Antoine Chapon. Vous avez raison de dire que l’énergie est un thème assez cher au cœur de la population allemande, si on peut se permettre une telle généralité. Il y a un foisonnement d’instituts de recherche qui travaillent sur tous les aspects, notamment environnementaux et économiques, de la transition énergétique. Ce sujet, très présent dans la presse, est au cœur des préoccupations des Allemands. Évidemment, la proximité, le nombre d’autoconsommateurs, celui de coopératives citoyennes, jouent un rôle important dans cette acceptabilité.

M. Vincent Thiébaut, président. Effectivement, la structuration du marché n’est pas du tout la même qu’en France. Là où, en Allemagne, on voit bien qu’aujourd’hui le marché est vraiment structuré et financé par le consommateur, en France, on a encore cette ambiguïté entre une partie payée par le consommateur et une partie payée par le contribuable au travers du budget général de l’État, notamment par des taxes et des impôts. La structuration en Allemagne a le mérite, je pense, d’être un peu plus claire, et peut-être de davantage responsabiliser la population aux enjeux de la consommation énergétique.

J’aimerais aborder le grand sujet de la territorialisation. Vous l’avez dit, le besoin de production de proximité est assez fort en Allemagne. Bien sûr, la France et l’Allemagne sont totalement différentes. Et à ce sujet, j’ai deux questions : quels sont les rôles respectifs joués par le Bund, donc l’État fédéral, et par les Länder ? Sachant que ce que nous assimilons à des régions, sont en fait des États à part entière, avec leurs gouvernements, leurs ministres, leurs parlements.

Deuxièmement, moi, qui suis frontalier de l’Allemagne, je suis toujours étonné qu’on m’explique que le photovoltaïque, en Alsace, ne peut pas être développé parce que les rendements ne sont pas intéressants. Alors qu’il suffit que je passe la frontière, à trois kilomètres de là, pour voir du photovoltaïque partout en Allemagne. Alors, il n’y a peut-être pas le même soleil, c’est peut-être l’effet frontière. À quoi cela tient-il selon vous ? Est-on plus volontaire en Allemagne ? A-t-elle moins d’options à sa disposition ?

M. Antoine Chapon. La territorialité est effectivement très importante pour comprendre le système énergétique allemand. L’historique de la création du marché moderne de l’électricité est très différent de celui de la France, où ce marché a été structuré à la sortie de la guerre autour d’un acteur central. En Allemagne, il y a eu historiquement une lutte d’influence entre les régies locales, les Länder, et le Bund, l’État fédéral qui a pris assez tardivement des responsabilités importantes. C’est ce qui explique qu’il y a aujourd’hui un marché de l’électricité très régional, avec beaucoup de régies communales, beaucoup de monopoles régionaux, plutôt qu’un monopole national.

Les Länder ont un pouvoir de décision assez important. Le niveau fédéral fixe le cadre général, donc les règles des appels d’offres, Le soutien aux énergies renouvelables, par exemple, est arrêté au niveau fédéral par le Bundestag. En revanche, une grande marge de manœuvre est laissée aux États fédérés, donc aux Länder. Si l’on prend l’exemple de l’éolien, les règles de distance entre les éoliennes et les habitations sont décidées au niveau des Länder, jusqu’ici du moins, car se pose actuellement la question de l’harmonisation et d’une règle au niveau fédéral. Mais la délivrance des autorisations environnementales pour les différents projets se fait aussi au niveau des Länder, qui ont un pouvoir et un impact très forts. On l’observe aussi à propos du développement du réseau de transport : les choses sont compliquées, parce qu’il y a une association de plusieurs Länder qui ont leur voix à faire entendre dans le projet et qui ont un poids très important dans la décision finale.

S’agissant de votre deuxième question, effectivement l’ensoleillement dans le sud de l’Allemagne est à peu près équivalent à ce qu’il est dans le nord de la France.

M. Vincent Thiébaut, président. Merci beaucoup pour cette audition très instructive.

Laudition sachève à vingt heures dix.

*

*     *

30.   Audition, ouverte à la presse, de Mme Laurence Raineau, maître de conférences au département de sociologie de l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chercheuse au centre d’études des techniques, des connaissances et des pratiques (CETCOPRA), et de Mme Laure Dobigny, docteure en sociologie, collaboratrice de recherche CETCOPRA, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne (17 juillet 2019)

Laudition débute à neuf heures.

M. le président Julien Aubert. Nous recevons Mme Laurence Raineau, maître de conférences au département de sociologie de l’Université Paris 1, centre d’études des techniques, des connaissances et des pratiques (CETCOPRA), et Mme Laure Dobigny, docteure en sociologie, collaboratrice de recherche au CETCOPRA.

Que nous apprend l’approche sociologique sur les choix des systèmes techniques, en particulier énergétiques, et sur leurs conséquences sociales, ou bien sur les présupposés sociopolitiques de tels choix ?

Que nous apprend un mix électrique dans lequel la production d’électricité est principalement d’origine nucléaire sur les mécanismes sociaux qui l’ont rendu possible ?

Ces mêmes mécanismes ne sont-ils pas à l’œuvre, aujourd’hui, dans le développement de l’éolien, malgré l’apparente opposition entre un mode de production concentré sur quelques sites et relié à un réseau centralisé et un mode de production diffus ou grand consommateur d’espace, mais lui aussi relié au même réseau ? Autrement, dit, est-ce que le phénomène Nimby (pour not in my backyard, soit pas dans mon arrière-cour) ne s’appliquerait pas, quelle que soit l’énergie et au-delà des argumentaires, qu’il s’agisse de déchets ou de pylônes ?

Cette centralisation peut-elle être le corollaire ou la conséquence de notre rapport collectif à l’égalité, même tempérée par l’existence des situations de vulnérabilité énergétique ?

Beaucoup de questions que nous nous posons. C’est pourquoi nous vous avons invitées, sur une idée originale de Mme la rapporteure, qui souhaitait auditionner des sociologues ou des gens s’intéressant à la sociologie des rapports avec le secteur de l’énergie.

Une des conséquences des nouveaux modes diffus de production d’énergies renouvelables (EnR) est de rendre visible à un plus grand nombre l’outil de production, alors que cet aspect restait masqué au plus grand nombre dans un système de production concentré sur un nombre plus restreint d’installations.

Mais cette différence n’est-elle pas à relativiser en s’attachant, par exemple, à l’opposition entre métropoles et territoires ? Après tout, les métropoles n’ont toujours vu ni centrales, nucléaires ou éoliennes, ni fils électriques, alors que les territoires et leurs habitants ont vécu à côté des centrales, du réseau de transport et, aujourd’hui, par conséquent, des éoliennes ? Il y aurait peut-être aussi des questions à se poser à ce sujet. Les décideurs ne voient pas l’impact négatif d’une stratégie énergétique élaborée depuis Paris. Ce qui était faisable dans les années 1960 est démultiplié quand c’est installé de manière diffuse avec des conséquences uniquement portées par les habitants des territoires qui, par ailleurs, sont critiques vis-à-vis de la place de l’État, de la disparition des services publics, de l’abandon des territoires ruraux, etc.

S’agissant d’une commission d’enquête, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

(Mme Laurence Raineau et Mme Laure Dobigny prêtent successivement serment.)

Mme Laurence Raineau, Maître de conférences au département de sociologie de lUniversité de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chercheuse au centre détudes des techniques, des connaissances et des pratiques (CETCOPRA). Nous vous remercions de nous donner l’occasion de présenter quelques résultats de nos recherches. Nos approches sont complémentaires : Laure et moi travaillons dans le même laboratoire, où nous étudions notamment la socio-anthropologie des techniques ; nous nous intéressons toutes deux à la transition écologique et au développement des énergies renouvelables, mais selon des entrées différentes. Je parlerai de l’implantation dans le territoire de grandes infrastructures pour le réseau centralisé, à laquelle vous avez fait allusion dans votre présentation, tandis que Laure traitera plus particulièrement du développement local et décentralisé des énergies renouvelables.

J’évoquerai donc l’implantation dans le territoire de grandes infrastructures et les oppositions qu’elles rencontrent. Je m’arrêterai sur trois points de nature à souligner le caractère passionnel du débat entre pro et anti-développement d’énergies renouvelables pour le grand réseau, tension conduisant dans certains pays à des actes de violence et même, aux Pays-Bas à qualifier les opposants de « terroristes ». Il me semble qu’au-delà d’un problème de Nimby, ou d’acceptabilité sociale, comme vous le disiez, on observe un questionnement et l’affrontement de conceptions différentes de la société, du pouvoir, voire de la démocratie.

Le premier point a trait à un sentiment d’injustice et d’inégalité, à partir de l’idée qu’on fait supporter à certains territoires le coût de la transition énergétique et du développement des énergies renouvelables, alors qu’ils n’en sont généralement pas les plus gros consommateurs. Certains ont le sentiment d’une opposition entre campagne et ville, entre milieu urbain et milieu rural, et qu’ils sont considérés comme des citoyens de seconde zone, puisque c’est leur paysage qui subit les effets des décisions. Certains pensent même qu’on leur vole leur territoire et leur horizon avec de grandes infrastructures dont ils ne perçoivent pas l’intérêt puisque la production est diffuse et sans usage local. L’idée de mépris et même de mépris du peuple est souvent exprimée. Cette opposition, que j’ai constatée depuis longtemps, fait écho à la crise des gilets jaunes apparue cette année.

De leur côté, les développeurs, les acteurs et les exploitants, tel EDF, des centrales EnR défendent parfois sincèrement la valeur du grand réseau qui est aussi, vous l’avez rappelé, porteuse d’égalité. Développer les énergies renouvelables dans un réseau, c’est aussi continuer d’asseoir cette valeur qu’ils défendent, à savoir l’égalité d’accès et de coût à l’énergie, cette ressource de première nécessité.

Deuxième point : les opposants se demandent pourquoi toucher à leur paysage, développer de nouveaux parcs éoliens ou de nouvelles centrales d’énergies renouvelables, alors que nous sommes déjà en surproduction. Ils ne comprennent pas le sens de ces projets et ne sont pas sensibles à la stratégie à long terme dans laquelle ils s’inscrivent. Cette contradiction me donne l’occasion d’évoquer aussi l’idée que le développement des énergies renouvelables dans le réseau centralisé ne concourt que ponctuellement à la transition énergétique. Certes, la substitution de telles centrales à des centrales à énergies fossiles ou nucléaires entraîne une réduction actuelle ou future de CO2, mais, au-delà, elle n’induit ni dynamique ni sens au niveau local. Au niveau central, on mesure d’ailleurs l’efficacité des énergies renouvelables au fait qu’elles ne demandent pas d’adaptation des usagers et n’est pas ressentie par eux dans leurs usages quotidiens. Ils n’en voient donc que l’impact dans leur territoire sans comprendre en quoi elles participent d’un changement général dans lequel ils pourront peut-être être acteurs. Je parlais de contradiction car le réseau est conçu pour les énergies fossiles et pour fournir de façon fluide et presque abstraite de l’énergie aux usagers, dans une logique de toujours plus d’énergie. Les promoteurs ou les exploitants du réseau défendent l’idée que plus d’énergie, c’est mieux, tandis que la transition énergétique tend vers la réduction de la consommation d’énergie.

Le troisième argument avancé par les opposants, c’est que ces sources d’énergie ne sont pas adaptées au réseau et au système. Les éoliennes ne tournent qu’un tiers du temps. L’irrégularité et l’intermittence des énergies de flux, principalement le vent et le soleil, sont mises en avant. Leur rendement énergétique leur semble très faible en comparaison de l’impact qu’ils ont l’impression de subir. Le sens ne leur apparaît pas. Ils estiment qu’en raison de leur intermittence et de leur irrégularité, les énergies renouvelables ne sont pas adaptées au grand réseau, conçu avec et pour les énergies fossiles, lesquelles sont stockables et permettent un contrôle des flux et une production à la demande. En revanche, les énergies renouvelables obligent à réfléchir aux modalités de stockage, non pas de la source d’énergie puisqu’on ne peut pas capturer le vent ni le soleil, mais de l’électricité produite.

Au lieu de considérer l’inadaptation des énergies renouvelables au réseau, ne peut-on s’interroger sur l’inadaptation du réseau aux énergies renouvelables, en particulier celles de flux ? Il me semble important de réfléchir aux atouts et aux faiblesses du grand réseau dans le projet de développement des énergies renouvelables. Il me semble nécessaire de repenser la place et le rôle du réseau pour leur donner sens dans la perspective de la transition énergétique. Ne faudrait-il par relâcher la pression sur le réseau et développer les énergies renouvelables dans une logique globale ? Ce réseau est nécessaire. Il ne s’agit pas de condamner le développement de grands parcs éoliens, de parcs solaires ou d’autres formes d’énergie renouvelable pour le réseau, mais nous avons besoin de la fluidité d’accès et de cette énergie à disposition pour des infrastructures telles que les hôpitaux ou pour l’accès à l’eau potable. Mais, dans ce projet de développement des énergies renouvelables, ce réseau doit être complété, chaque fois que c’est possible, par d’autres réseaux, d’autres formes d’accès à l’énergie, pas exclusivement électriques. Sans repenser la place du réseau centralisé à partir d’une réflexion sur ses atouts et faiblesses, le développement des EnR risque de rester incompris, de ne pas prendre sens et de ne pas s’inscrire dans la dynamique plus générale de la transition énergétique.

Mme Laure Dobigny, docteure en sociologie, collaboratrice de recherche au CETCOPRA. Je me suis intéressée au développement décentralisé et local des énergies renouvelables à l’échelle de communes et de communautés de communes en France et en Europe, principalement en Allemagne et en Autriche. J’aborderai d’abord la question des leviers de l’acceptabilité des projets d’énergies renouvelables locaux, puis celle des freins, avant de souligner le rôle du système technique sur les consommations d’énergie finale.

L’acceptabilité des installations d’énergies renouvelables dépend de leur sens social, c’est-à-dire de leurs implications considérées comme positives ou non par les habitants. Les implications positives sont principalement énergétiques, économiques et symboliques.

Elles sont énergétiques, d’abord, puisque développer des installations d’énergies renouvelables pour une consommation locale de l’énergie produite est un élément clé de leur acceptabilité et de leur appropriation. Si l’énergie produite est directement consommée par les habitants, les installations d’EnR sont majoritairement plébiscitées car cette énergie est souvent moins chère, écologique et elle dynamise l’économie locale. C’est lorsque l’énergie produite part dans le réseau pour on ne sait qui et on ne sait quoi que les oppositions émergent, qu’il s’agisse des grandes installations centralisées, comme l’a souligné ma collègue, ou de petites installations locales raccordées au réseau mais dont on ne voit pas bien à qui elles profitent, sinon économiquement aux porteurs de projets. On peut penser à la multiplication actuelle des oppositions aux projets locaux de méthaniseurs, qui sont pourtant de petites unités portées par quelques agriculteurs.

Par conséquent, l’acceptabilité sociale ne dépend pas seulement de la taille des installations d’énergies renouvelables ou des porteurs de projet, mais bien du sens social que revêtent localement ces installations. Ce sens peut être économique. En effet, les installations d’énergies renouvelables ont un impact positif sur l’économie locale, puisque les gains de l’énergie bénéficient aux acteurs locaux – municipalités, citoyens, agriculteurs ou PME – et sont réinjectés dans l’économie locale. Ces projets permettent souvent la création ou le maintien d’emplois. Les agriculteurs ont un rôle central à jouer dans la transition énergétique des territoires ruraux ou semi-ruraux.

Mais, pour que la dimension économique soit perçue de manière positive localement, le projet doit bénéficier au territoire, au plus grand nombre, c’est-à-dire être soit multi-acteur, soit municipal et public, car, s’il ne bénéficie qu’à une seule catégorie d’acteurs, il est bien davantage susceptible de provoquer des oppositions.

Un troisième facteur d’acceptabilité à ne pas sous-estimer est la dimension symbolique des installations, qui peut être positive ou négative et, dans ce dernier cas, constituer un frein. Dans une commune des Côtes-d’Armor que j’ai étudiée, avait été installé un parc éolien pour des investisseurs de fonds de pension, sans la moindre dimension locale ou citoyenne. Pour autant, il a été très bien accueilli par les habitants, car c’était un des premiers parcs éoliens du département et il représentait l’innovation, la modernité, dans un territoire pauvre, perçu comme défavorisé. Ce parc donnait de ce territoire une image positive dont il manquait cruellement. Il a ouvert la voie à la création d’un second parc éolien, citoyen cette fois, toujours sans la moindre opposition.

Que ce soit par leur caractère innovant ou par la reconnaissance du territoire dans la médiatisation d’un projet d’énergie renouvelable, on voit se modifier l’image de la commune et, par conséquent, celle que les habitants ont d’eux-mêmes. Le sens social des installations d’énergies renouvelable est essentiel pour leur acceptabilité et leur appropriation sociale et locale.

Quant aux freins, le premier est la segmentation des acteurs et des projets d’énergies renouvelables en général en France. Les municipalités mettent en place des petits réseaux de chaleur qui raccordent quelques bâtiments publics, les agriculteurs réalisent des installations agricoles de méthaniseurs ou d’huileries, les citoyens créent des parcs citoyens éoliens ou photovoltaïques, mais il n’y a pas de coopération, pas de projets collectifs issus d’une vision partagée de la transition énergétique du territoire. Compte tenu de cette segmentation, on observe une défiance croissante de la population à l’égard du monde agricole, particulièrement perceptible vis-à-vis des projets de méthaniseurs locaux, et une défiance du monde agricole à l’égard des partenariats mixtes, qu’ils soient public-privé ou multi-acteurs. Ce n’est pas du tout le cas en Allemagne ou en Autriche, où des projets impliquant tous les acteurs – municipalités, citoyens, PME, agriculteurs – sont réellement la clé du succès.

Le deuxième grand frein que l’on observe en France est l’absence de sens de la production d’énergie pour la population lorsqu’elle n’est pas envisagée en réponse aux consommations locales. Cette absence est intimement liée à la segmentation des projets d’énergie renouvelable. Le fait que la production d’énergie fasse sens localement est cependant central si l’on souhaite voir diminuer les consommations, ce qui reste prioritaire avant même la production d’énergie. Or, comme l’a rappelé ma collègue, sur le grand réseau centralisé, les externalités de l’énergie sont cachées, notamment dans les murs : on appuie sur l’interrupteur et cela fonctionne. C’est la fée électricité. Cette abstraction totale de l’énergie ne permet pas, même avec la meilleure volonté, d’appréhender cette énergie dans le quotidien, donc sa consommation.

Précisément, le changement de technique que constitue l’usage d’énergies renouvelables à l’échelle locale – et la question d’échelle est fondamentale – permet cette conscience de la mise en œuvre de l’énergie dans le quotidien par le dévoilement du système de production d’énergie, mais aussi la compréhension de ses contraintes, de ses difficultés. On comprend qu’il est difficile de produire un kilowattheure et qu’il est très rapide d’en consommer un. Ce sens devient apparent : produire dévoile. De ce fait, on observe une modification des représentations de l’énergie, et des usages plus sobres.

Le système technique a un impact sur les représentations de l’énergie et sur les consommations. C’est la raison pour laquelle le raccordement d’énergies renouvelables au réseau, de manière directe, par revente totale et rachat, ou indirecte, par l’autoconsommation, n’entraîne pas les mêmes représentations et les mêmes usages de l’énergie. On ne voit pas les mêmes pratiques pour des installations techniques pourtant similaires. Ce n’est pas qu’une question de changement de compteur, cela change tout pour les utilisateurs.

Nous souhaitons souligner que les choix techniques jouent donc un rôle non négligeable dans les consommations finales d’énergie. Choisir une technique plutôt qu’une autre n’a pas les mêmes implications sociales, symboliques et politiques. Il ressort de nos travaux que le rôle du système dans le développement des énergies renouvelables ne doit pas être sous-estimé. On dit qu’il y a une abstraction de l’énergie sur le grand réseau centralisé. À l’échelle locale, dans la mesure où il y a une réelle appropriation de ces installations, c’est-à-dire quand la production d’énergie fait sens pour les consommateurs locaux, le développement d’énergies renouvelables permet d’envisager une modification des représentations tendant à des pratiques énergétiques plus sobres.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Je tiens d’abord à vous remercier, car je suis ravie de vous entendre ce matin.

M. le président Julien Aubert. Moi aussi !

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Je pense depuis longtemps que l’énergie est principalement un sujet humain, alors qu’on essaie d’en faire un sujet technique ou économique et dépendant de la manière dont on se l’approprie.

À mon sens, ce sujet fait partie du contrat social. En France, l’accès à une énergie peu chère, disponible de manière quasi illimitée est inscrit dans le contrat social. La remise en question de ce droit distille une inquiétude, qui représente pour moi un des freins à son développement.

Une autre différence entre la France et l’Allemagne, où l’acceptation est nettement plus marquée, c’est l’histoire du nucléaire, racontée par le pays. L’héritage de la fierté d’avoir développé cette technologie, qui reste très présent dans nos représentations collectives, est un frein au développement de sources d’énergies alternatives. En Allemagne, l’énergie nucléaire n’a jamais été un pilier, contrairement à la France ; en Allemagne, l’énergie a toujours été chère, contrairement à la France, et en Allemagne, l’approche est beaucoup plus locale qu’en France, pays très centralisé. Ces importantes divergences nourrissent les difficultés d’acceptation.

Mme Laurence Raineau. Je laisserai ma collègue répondre plus en détail sur cette comparaison, puisqu’elle y a beaucoup travaillé.

L’idée de contrat social était présente dans les points que j’ai soulignés. Comment, sans remettre en cause le réseau, en modifier la logique, l’adapter au nécessaire développement des énergies renouvelables dans les territoires tout en respectant le contrat social garantissant la fourniture d’énergie pour tous ? Il faut rendre compatibles l’égalité et la solidarité. L’égalité peut-elle être toujours pleinement à l’œuvre ? Le contraire de l’égalité n’est peut-être pas l’inégalité.

L’opposition entre nucléaire et énergies renouvelables alimente la virulence des débats. Certains acteurs, qui n’avaient pas d’avis sur le nucléaire, m’ont dit être devenus pro-nucléaires après l’apparition de l’éolien. L’alternative nucléaire-éolien est toujours présente. Je cite l’éolien sur lequel j’ai plus particulièrement travaillé, mais je suppose que cela vaut aussi pour d’autres sources renouvelables. Peut-être faudrait-il sortir le débat de cette alternative.

Vous l’avez souligné, notre système politique est très différent de celui de l’Allemagne où la décentralisation favorise une appropriation locale de l’énergie par les territoires et le développement des énergies renouvelables, dans une logique de complémentarité entre le central et le décentralisé.

Mme Laure Dobigny. La différence essentielle est la dimension fédérale de l’Allemagne et de l’Autriche face à la réputation centralisatrice de la France. Le point évoqué au sujet du contrat social tient au fait qu’après avoir entretenu l’illusion, peut-être à dessein, qu’il n’y avait pas de problème d’énergie en France, que l’on pouvait produire de manière illimitée une énergie peu chère, on affirme tout à coup la nécessité de développer des énergies renouvelables : si le nucléaire ne pose aucun problème, pourquoi doit-on le faire brutalement ? On tient aux citoyens deux discours contradictoires.

Je ne pense pas que les Français soient extrêmement attachés au nucléaire, hormis dans la classe politique. Le rayonnement de la France au travers du nucléaire est moins incarné dans les représentations de la population que dans celles des politiques, qui peinent à sortir de la production énergétique nucléaire en raison d’un attachement non partagé par toutes les catégories sociales et par tous les corps de métiers.

Dès lors, une fierté peut se développer au sujet des énergies renouvelables, en tant qu’initiatives locales et appropriables. Les habitants qui créent des coopératives locales d’énergies renouvelables en sont très fiers. Cette appropriation peut donc tout à fait se reporter sur un autre objet, à condition qu’il y ait un intérêt bien compris des habitants à le faire et qu’il ne s’agisse pas d’une production abstraite envoyée sur le réseau. Un réseau chaotique affecté de nombreuses coupures inciterait à des développements locaux, mais comme il fonctionne plutôt bien, il y a incompatibilité entre le discours des acteurs et le vécu des citoyens.

Mme Laurence Raineau. J’extrapolerai à partir d’une étude ancienne que j’ai réalisée en Allemagne sur un écoquartier. Le nucléaire y était le moteur du développement des énergies renouvelables, mais en opposition. Ce n’était pas le nucléaire en tant que source d’énergie qui posait problème mais le système politique qui l’accompagnait, dans un pays où l’on fait difficilement confiance à la bienveillance du pouvoir central pour garantir la sécurité. L’histoire politique de l’Allemagne a contribué à l’éclatement du pouvoir décentralisé, et l’énergie est devenue un outil politique et un moyen de se réapproprier le pouvoir.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Je partage votre analyse de l’appropriation de la transition énergétique par les gens. Devenir producteur à leur niveau est une manière de se sentir moins impuissant face à des changements inquiétants. Si l’on est à l’écoute des annonces faites sur le changement climatique et un tant soit peu conscient de la nécessité d’agir d’une manière ou d’une autre, devenir acteur de l’écosystème énergie permet de se libérer de l’angoisse. Compte tenu de la difficulté que l’on a en France à lâcher prise sur la centralité du réseau, je me demande dans quelle mesure on n’empêche pas les citoyens de devenir acteurs et où on ne les contraint pas à une situation d’angoisse.

Mme Laure Dobigny. C’est dans les représentations que réside notre différence fondamentale avec des pays comme l’Allemagne ou l’Autriche. Le citoyen français n’a pas la représentation qu’il doive être acteur localement, en particulier des questions d’énergie, puisqu’on l’en a dépossédé pendant des années. Environ 80 % des Français sont hostiles à la construction de nouvelles centrales nucléaires mais on continue d’en prévoir. Pendant une cinquantaine d’années, on n’a pas écouté les citoyens. À la différence des citoyens allemands ou autrichiens, ils ne se sentent ni légitimes ni directement concernés par le dossier. C’est pour moi le principal frein.

Bien entendu, certains citoyens voient que cela passe par une appropriation locale mais, comme vous le signaliez, l’énergie est toujours l’enjeu d’autre chose. Sous couvert de se réapproprier l’énergie, on se réapproprie non seulement le réchauffement climatique, mais aussi les enjeux locaux. C’est la même logique que celle de la remunicipalisation des réseaux d’eau. On ne se réapproprie pas l’énergie pour elle-même, mais une certaine autonomie de choix de ce qui peut advenir localement. Cela émerge un peu plus tard en France que chez nos voisins européens, mais cela émerge aussi. Le grand frein, c’est l’absence d’image du citoyen comme acteur, mais cela pourrait tout à fait être inversé.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Est-ce qu’il n’y aurait pas aussi une infantilisation des Français vis-à-vis de l’énergie, dans la mesure où, vous l’avez dit, on simplifie la description du réseau, on cache la fluctuation des prix et les moyens de production ? Il n’y a peut-être pas une volonté d’opacité, mais, dans un souci de simplification, on a dépossédé les gens de la complexité et du pouvoir qu’apporte la compréhension d’un sujet. Je me demande s’il n’y a pas une résistance à cette infantilisation avec l’affirmation du droit de choisir et de ne plus se voir imposer ces sujets.

On a « vendu » la sortie du nucléaire comme bonne pour le climat. Environ 80 % des gens croient que la fermeture de centrales nucléaires aurait un effet climatique, alors que le nucléaire ne dégage pas de CO2. Les gens risquent d’y voir une tromperie et de considérer qu’on leur a vendu deux sujets en même temps : la transition énergétique visant à remplacer un mode d’énergie par un autre et la lutte contre le changement climatique. Je me demande si cette contradiction n’est pas en train d’émerger de la confusion entre la volonté politique de transition énergétique et la nécessité de lutter contre le changement climatique, qui est un autre sujet auquel on doit répondre d’une autre manière.

Mme Laurence Raineau. Je voulais aussi relever des contradictions liées au morcellement des problèmes. On se demande s’il faut sortir ou non du nucléaire, alors qu’il se pare d’une nouvelle image d’énergie non ou très faiblement émettrice de CO2, de nature à contribuer à la lutte contre le réchauffement climatique. C’est sans doute pourquoi le nucléaire est toujours opposé à l’énergie renouvelable. Ces énergies peuvent être concurrentes face à la problématique climatique et il est logique qu’elles donnent lieu à un débat tendu. Il existe aussi une contradiction entre l’impératif de changer nos pratiques et la consolidation d’un système conçu pour une énergie abondante. Ces contradictions ne donnent pas sens à ce qui est fait.

Quand vous parliez de l’angoisse de l’impuissance, cela m’a rappelé une conclusion de la coordinatrice du grand débat sur la transition énergétique. Ce qui l’avait beaucoup surprise dans les discussions dans les régions et à l’Assemblée nationale, c’est le contraste entre le fait qu’au niveau central, on avait du mal à tracer une perspective et que dans les régions, on s’appropriait assez facilement la transition pour mettre en œuvre des projets. Au niveau local, on arrivait à embrasser différents problèmes – politiques, dynamique de la région, transition énergétique, déchets, etc. –, et tout cela prenait sens, une dynamique se créait, alors qu’au niveau central, il était beaucoup plus compliqué d’aborder globalement le réchauffement climatique tant les problèmes semblaient disjoints les uns des autres.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Évoquons maintenant la production éolienne qui a beaucoup occupé cette commission d’enquête. J’avais le sentiment qu’on était au-delà du rationnel et bien plus dans l’émotionnel. Des études réalisées par des sociologues ont montré que le volume sonore produit à l’oreille d’une violoniste durant des années n’avait nullement détérioré son audition, tandis que l’exposition d’une autre personne à un bruit de puissance analogue dans le cadre professionnel avait entraîné une dégradation physique. Je me demandais dans quelle mesure la réaction vis-à-vis des éoliennes ne résultait pas de l’impression de subir. De façon émotionnelle et pas du tout rationnelle, les uns verront dans la présence d’éoliennes la manifestation du progrès, l’amorce du monde de demain, un environnement plus propre ouvrant un imaginaire positif, quand d’autres la verront comme une agression, un élément perturbant ce qu’ils ont toujours connu, un changement imposé là où ils voudraient conserver ce qu’ils connaissent, une forme de viol d’un territoire et un envahissement. Dès lors, les gens se positionnent en résistance avec un sentiment éthique extrêmement fort, dans un sens comme dans l’autre. Les uns développent les éoliennes en pensant changer le monde, les autres réagissent en estimant entrer dans une résistance comparable à d’autres luttes historiques.

Mme Laurence Raineau. S’agissant des grands parcs éoliens, je ne sais pas si de telles attitudes sont perçues au niveau décentralisé. Vous exprimez des données psychologiques, ce qui est loin d’être négligeable, mais les études sont multiples et les résultats contradictoires. Dans l’ensemble il est souhaité qu’il n’y ait pas d’impact sanitaire, ce qui ne veut pas dire aucun impact. Effectivement, certains acteurs de terrain qui n’appartiennent pas à de grandes associations anti-éolien et qui voient un projet s’implanter en face de chez eux sont dans une véritable angoisse dépressive face à cette désappropriation, la sensation de ne plus être maîtres de rien, de ne plus comprendre. C’est le thème sur lequel nous avons insisté, c’est-à-dire le sens à donner à ces transformations.

L’impact sonore est souvent mis en avant, mais c’est d’abord l’impact visuel qui donne le sentiment de désappropriation et d’envahissement.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Je pensais moins à l’effet bruit qu’aux conflits de voisinage. Dans les conflits de voisinage à propos de haies ou de stationnement de véhicule entrent parfois des éléments totalement irrationnels. Je me demande s’il n’y a pas des éléments de cet ordre dans la relation aux éoliennes.

M. le président Julien Aubert. Dans votre perception de l’acceptabilité apparaît la notion d’intérêt général. Quand les gens ne comprennent pas l’intérêt général, il y a une perte de sens. Le fait de confier à des opérateurs privés, donc de privatiser, la poursuite de l’intérêt général, n’est-il pas un des sujets ? Pour le nucléaire, l’État représente l’intérêt général. S’agissant de l’éolien, j’ai l’impression que la méfiance à l’égard du promoteur qui fait de l’argent, qui finance telle association pour faire passer ses intérêts brouille le message. Politiquement, l’État dit que l’intérêt général est de sauver la planète, mais confier cela à des « mercenaires » de la transition énergétique ne complique-t-il pas l’acceptation ?

Mme Laure Dobigny. Certainement, d’autant plus que cet intérêt général doit être saisi. Quelqu’un convaincu des enjeux de la transition énergétique et du réchauffement climatique verra l’intérêt général dans le développement d’un parc éolien, quel qu’il soit. Ce sera moins le cas d’un citoyen qui considère que le réseau fonctionne bien et qui ne voit pas de problème avec le nucléaire qui n’émet pas de CO2. Dès lors, pourquoi développer un parc éolien, qui plus est par un promoteur qui va en tirer profit ? La défiance à l’encontre du monde industriel n’est pas aussi marquée dans d’autres pays européens, où l’intérêt général de ces installations est concret pour la population.

M. le président Julien Aubert. En vue de faciliter l’acceptation, n’aurait-il pas mieux valu que l’État négocie la préemption des terrains, réalise les études préalables, puis se tourne vers les candidats éventuels et les promoteurs ? N’en déplaise à Mme la rapporteure, la France, c’est une certaine idée de l’État. Depuis deux mille ans, nous sommes un État centralisé. On peut le déplorer mais force est de constater qu’un côté louis-quatorzien reste prégnant dans le substrat français. Une telle préconisation est-elle de nature à améliorer l’acceptabilité ?

Mme Laure Dobigny. Sans doute. Nous avons vu de telles logiques à l’œuvre à l’échelle régionale. Des régions ont décidé d’installer de l’éolien à tel endroit, des communes ont décidé de mener telle politique énergétique, puis de faire appel à des entreprises privées pour la mettre en œuvre. En revanche, à l’échelle nationale, nous avons observé que le développement de l’énergie renouvelable n’était pas la priorité. On a préféré assurer le maintien des installations existantes. On ne voit pas une volonté politique nationale claire de soutenir fortement les énergies renouvelables, comme on peut le voir ailleurs. L’empowerment des citoyens allemands et autrichiens vient aussi de ce que leurs gouvernements indiquent clairement les orientations à prendre.

M. le président Julien Aubert. Je ne veux pas défendre les gouvernements, mais je les trouve assez clairs depuis dix ans. Le gouvernement peut décider de telle action, mais on n’est plus dans les années 1960 et les gens ont besoin d’être convaincus sur le fond.

Je vous rejoins sur l’idée que hormis ceux travaillant dans les bassins, les Français ne sont pas particulièrement fiers du nucléaire, mais ils sont pragmatiques. Ils se disent que le nucléaire est peut-être dangereux, mais il produit de l’électricité peu chère et il convient de réfléchir avant de scier la branche sur laquelle nous sommes assis. Les tenants de la transition énergétique, qui met l’accent sur la dénucléarisation, ont du mal à faire passer le message de la défense de la planète. Entre une petite minorité très pro-nucléaire, constituée des gens qui travaillent dans les bassins, et une petite minorité très antinucléaire qui l’a toujours été pour des raisons idéologiques, on trouve une grande masse de gens sans opinion très déterminée mais qui ont plutôt digéré le nucléaire, un peu comme l’église au milieu du village. Si vous modifiez leur vie sur le terrain, la donne change. Sur le principe, ils ne sont pas hostiles, mais s’ils doivent avoir un parc éolien face à leur maison, ils revoient la hiérarchie des priorités. Faute d’avoir eu un débat très clair et d’avoir fait trancher, la poussée politique se heurte à l’inertie ou à la mauvaise volonté d’une partie de la population qui n’est pas entièrement convaincue.

À cela s’ajoute une part d’égoïsme. Tout le monde est d’accord pour défendre l’intérêt général de la planète, comme tout le monde est d’accord pour le recyclage des déchets ménagers et chacun refuse d’aller les porter à 400 mètres. Ce qui m’a étonné dans vos propos, c’est l’égoïsme. Les gens auraient besoin qu’on leur rende l’énergie qu’ils voient produire pour l’accepter. On est très loin d’un effort pour la planète. Mettrait-on de côté l’aspect dénucléarisation qu’on se heurterait au fait que les gens veulent bien décarboner, à condition que cela leur rapporte. Il est compliqué de concilier le gain collectif et le gain individuel.

Mme Laurence Raineau. Je n’ai pas voulu faire passer les citoyens pour des égoïstes. Chercher un sens est différent de chercher son intérêt. Glisse-t-on vers le devenir acteur dépossédant l’État d’une partie de son action ? Il serait plus rationnel et logique que l’État soit totalement l’acteur du développement des énergies renouvelables. On pourrait s’y opposer ou pas, mais au moins, ce serait clair. Il y a un manque de clarté. Si l’État préemptait les terres, je ne suis pas sûr que l’adhésion serait plus forte, car la sensation de dépossession serait maintenue. Mais l’argument que des lobbys profitent de la situation est souvent avancé.

M. le président Julien Aubert. Des lobbys, il y en a dans tous les sens.

Vous parlez de phénomène citoyen – au risque de choquer Mme Dobigny, je dirai que je n’aime pas cet adjectif que l’on met à toutes les sauces –, mais quand on dit aux gens qu’ils vont s’approprier leur énergie, devenir acteurs ou percevoir des dividendes, cela reste un moyen de réintégrer la logique économique. Il ne s’agit pas de devenir citoyen pour bâtir un projet énergétique, mais pour alléger la facture ou en tirer un bénéfice personnel. On réintroduit une logique d’appropriation de gains individuels dans une transition présentée comme un gain collectif. De même, on dit aux gens qu’on va placer des déchets nucléaires sous leurs pieds pour l’intérêt général, mais si on leur dit qu’ils en tireront un complément de revenus, ils y retrouveront quand même leur compte. Ce n’est pas exactement la même logique. Est-on obligé de passer par de telles logiques ?

Mme Laurence Raineau. J’ai assisté aux débats sur un projet de parc éolien au large de Courseulles-sur-Mer, en Normandie. Les acteurs n’exprimaient pas de l’égoïsme mais la volonté de trouver le sens du développement de ce parc. Une des questions était de savoir si, concrètement, l’énergie consommée localement proviendrait de ce parc. Il n’y avait pas de projet de participation ni de retour financier. L’interrogation était : « Puis-je faire un lien entre les grands pylônes que je verrais au loin et l’énergie que je consommerais ? ». Comme les éoliennes ne fonctionnent pas tout le temps, on pouvait aussi s’inquiéter de l’intermittence de la fourniture d’électricité, mais la préoccupation première était l’implication, faute de laquelle le développement reste totalement abstrait. La crainte était qu’on impose quelque chose sur leur territoire et qu’ils n’en sentent rien.

M. le président Julien Aubert. N’y a-t-il pas aussi un élément consubstantiel ? Vous l’avez dit, les énergies pilotables sont des énergies à la demande qui correspondent bien à un modèle consumériste, sur le mode : « J’ai besoin d’électricité, j’appuie sur l’interrupteur et on me donne l’électricité dont j’ai besoin. C’est moi qui choisis quand j’appuie sur l’interrupteur ». Les énergies intermittentes sont des modèles par l’offre. La production s’impose au consommateur, ce qui est contre-intuitif dans une société consumériste. Si on disait aux gens : ce matin, on a produit du lait et vous êtes priés d’aller en acheter au supermarché, ne résisteraient-ils pas en faisant valoir leur liberté et en protestant qu’ils n’ont pas envie de boire du lait ? N’y aurait-il pas, et c’est la faute à pas de chance, des énergies plus faciles à « digérer » dans un modèle consumériste ?

Mme Laure Dobigny. Totalement, mais pour une raison simple qui n’est pas « la faute à pas de chance », mais qui procède du fait que ces industries renouvelables sont, pour la plupart, préindustrielles, c’est-à-dire préalables à la volonté de maîtrise et à une technique fonctionnant tout le temps. Faire appel aux énergies renouvelables, c’est revenir à des techniques qui ne fonctionnent pas tout le temps mais quand il y a du soleil ou du vent, qui ne permettent pas de répondre à des besoins en tout temps et tous lieux, contrairement aux énergies fossiles et fissiles. Malheureusement, l’épuisement des modèles fossile et fissile nous oblige à faire autrement. Or les énergies renouvelables entraînent des modifications pratiques. Parce que cela ne marche pas tout le temps, on peut reprendre conscience de ce qu’est consommer de l’énergie et de la quantité d’énergie nécessaire pour faire fonctionner un lave-linge, par exemple.

Je prendrai, pour illustrer mon propos, un exemple plus flagrant à l’échelle individuelle qu’à l’échelle collective. Beaucoup d’utilisateurs de chauffe-eau solaires diront que par une belle journée, ils feront fonctionner trois ou quatre fois leur lave-linge afin de profiter d’une eau chauffée. On observe une modification radicale des pratiques. Ce n’est plus le besoin qui entraîne la consommation d’énergie, c’est la présence d’énergie qui entraîne des usages. À l’échelle d’immeubles, si on n’explique rien aux utilisateurs, leurs chauffe-eau sont vides lorsqu’ils veulent utiliser leur lave-linge et pleins quand ils sont au travail, mais la modification des usages est possible. Certes, c’est contraignant, et la contrainte est probablement le premier frein au développement des énergies renouvelables. On le constate notamment avec le bois. Se chauffer au bois réintroduit de la contrainte.

M. le président Julien Aubert. J’ai pris l’exemple de l’alimentation, parce que le rêve de l’humain pendant des siècles a été de contrôler la nature. On était jadis victime des disettes et la victoire de l’agriculture a été d’arriver à produire en quantité. Sauf que, et je ferai un peu de sociologie politique, l’époque du développement de l’industrie est aussi celle de la philosophie des Lumières où la civilisation occidentale soutient l’idée que l’homme est maître de son destin et que « l’homme est dieu ». Demander à des gens qui ont été éduqués dans une civilisation des Lumières disant qu’ils sont au centre de tout et qu’ils ont le pouvoir de contrôler la nature, d’accepter désormais que la nature réimpose sa loi comme à l’ère préindustrielle est plus qu’un fait politique, c’est une inversion anthropologique. Êtes-vous certaine qu’elle soit possible dans un environnement démocratique fondé sur la décision du citoyen ? Peut-on lui dire : tu ne décides pas, au nom de la planète on installe devant chez toi une éolienne, au nom de la sobriété, tu vas consommer moins ? On n’a pas encore consulté le citoyen, on le sensibilise, mais on a bien vu avec la crise des gilets jaunes, que lorsqu’on lui impose des freins trop puissants, il se réapproprie sa souveraineté, il repasse par les Lumières pour contester cette logique.

Mme Laure Dobigny. Je ne serai pas trop pessimiste. Cette représentation du monde de la modernité et de la nature datant de la philosophie des Lumières n’a pu être réalisée, il y a une centaine d’années, que par l’avènement et l’usage massif des énergies fossiles. Dans l’histoire de nos représentations, ce n’est pas si ancien que cela. Cela allait totalement à l’encontre des représentations d’alors et l’évolution a été assez rapide. On peut donc imaginer que le changement s’opère aussi rapidement en sens inverse, si la transition est désirable. Comme vous le disiez, le citoyen veut avoir le choix, mais il peut choisir d’aller vers des pratiques plus sobres s’il y voit un intérêt. Nous assistons à des phénomènes généraux de retour au Do-It-Yourself, qui introduisent de la contrainte dans le quotidien. Peut-être sommes-nous à un moment où la société est ouverte à la réintroduction d’une difficulté, si cela a du sens pour elle.

Mme Laurence Raineau. Vous avez hissé le débat au niveau anthropologique …

M. le président Julien Aubert. J’ai commencé par faire de la sociologie et j’en profite !

Mme Laurence Raineau. …or nous sommes face à la remise en cause d’un modèle. Il faut changer progressivement nos façons de penser et de penser le système politique. Vous dites que, devenus maîtres de la nature, nous devons continuer de l’être, mais si le débat climatique est au centre de nos préoccupations, nous devons nous dire que la nature revient vers nous et nous impose des comportements. Il faut prendre acte du fait que nous ne sommes pas totalement maîtres de la nature. Dès lors, soit nous sommes dominés, devons nous soumettre, réduire nos consommations, nous contraindre, soit nous devons changer nos façons de faire et de penser. L’alternative n’est peut-être pas soit être dominé, soit être dominant. En agriculture, on peut employer des engrais chimiques pour obtenir l’effet souhaité et être moins dépendant des aléas de la nature, mais on peut aussi lui demander de produire ce dont on a besoin. Un important changement de mentalité peut conduire à la percevoir non plus comme soumise mais comme collaborative.

M. le président Julien Aubert. Dans le projet Linky, on a cherché à donner aux citoyens la possibilité de décider tout en contribuant à l’objectif général. On a installé chez eux un équipement leur permettant de piloter à leur niveau la transition énergétique et de faire des gains. Et, patatras, c’est l’un des projets les plus décriés en termes d’acceptabilité sociale ! Vous dites qu’il est possible d’organiser ces deux modèles. Comment en analysez-vous le semi-échec ?

Mme Laure Dobigny. Linky est l’incarnation de la continuité d’une vision du réseau énergétique et du consommateur. Linky revient à dire que, les citoyens étant trop bêtes et indisciplinés pour économiser de l’énergie, on va le faire à leur place : on leur coupera le chauffage pendant quelques minutes, ce qui n’affectera pas leur confort, mais on fera des économies d’échelle sur le réseau. C’est l’inverse de ce vers quoi il faut tendre selon nos travaux. Si l’on veut donner conscience de l’énergie et des pratiques sobres, il faut, au contraire, redonner aux gens la main sur le thermostat. Ce n’est qu’à ce prix, en faisant confiance aux citoyens, qu’on observera une appropriation de l’outil technique et que les consommations diminueront.

Je viens de passer deux ans en Suisse où les réseaux de chauffage dans les grandes agglomérations et dans les immeubles sont gérés de manière centralisée. Les gens ne peuvent pas régler la température et les appartements sont chauffés à 26 degrés. On ne voit pas du tout cela en France où les frais de chauffage sont individualisés et où, malgré les compteurs Linky, l’utilisateur peut encore intervenir sur le radiateur.

M. le président Julien Aubert. Vous êtes un peu dure avec le compteur Linky. Au-delà de la possibilité de coupure, c’est le moyen pour le citoyen d’aller sur un site internet pour moduler sa consommation. C’était aussi la promesse d’avoir un compteur communicant, offrant la possibilité de piloter sa propre offre énergétique.

Mme Laure Dobigny. Ces technologies intelligentes contribuent à l’abstraction. Certes, elles permettent de couper la fourniture d’énergie et de réaliser des économies d’échelle, mais pour l’utilisateur, les applications ne fonctionnent pas très bien ou pas très longtemps. De nombreuses études récentes sur les réseaux intelligents, les « Smart Home », montrent que c’est plutôt un gadget : au début, les gens l’utilisent, puis l’abstraction revient. Dans notre quotidien, ce n’est pas concret, alors que quelqu’un qui a installé dans son jardin une éolienne qu’il voit tourner quand il y a du vent, sait d’où provient l’énergie qui fait fonctionner son ordinateur ou son réfrigérateur.

M. le président Julien Aubert. J’ai peur que la volonté d’appropriation n’aboutisse à une forme d’autarcie énergétique, certains disant : je fais ma communauté, cela me rapporte, et qu’importe, ce qui expose à un risque de dislocation de la solidarité. Ceux qui auront accès à l’énergie, qui pourront avoir du vent et du solaire, le feront en invitant les autres à se débrouiller, et l’on retrouvera ensuite des coûts fixes assez élevés. L’autre solution, c’est de suivre votre opposition. Si, en dévoilant la production, on rencontre des problèmes, il vaut mieux prévoir des énergies qui s’adaptent à la demande et qui ne se dévoilent pas.

J’utilise souvent une métaphore qui fait se dresser les cheveux sur la tête des gens. Il n’y a jamais de débat sur la construction d’églises en France, parce qu’elles ont été construites il y a mille ans. Elles sont au milieu des villages et les gens y sont habitués. En revanche, quand on construit un lieu de culte pour une nouvelle religion, les gens demandent : pourquoi ici et pourquoi pas là ? Aujourd’hui, l’église au milieu du village, c’est le nucléaire, car les gens y sont habitués. C’est un avantage concurrentiel. La production des EnR serait concentrée, cela se verrait moins, mais elle est déconcentrée et les problèmes sont démultipliés. Pour quelques mégawatts, vous créez un problème quasiment de même intensité que pour une centrale nucléaire. Ne devrait-on pas orienter la production vers des énergies concentrées, pilotables, vertes, comme le nucléaire et d’autres ?

Mme Laurence Raineau. On reste dans l’opposition entre réseau et décentralisation. Il faut peut-être arriver à concilier les deux dans un contexte pacifié.

Il faut développer les énergies vertes sur le réseau, mais cela ne suffira pas à opérer la transition énergétique. Il n’est pas d’autre dynamique que la substitution immédiate d’énergies productrices de CO2 par d’autres qui ne le sont pas, ce qui est déjà beaucoup, mais il faut aussi changer nos façons d’agir et de produire au quotidien. Cela ne signifie pas « moins » ou « contrainte », mais appréhender une autre façon de s’accorder avec la nature. Cette dynamique ne peut être induite par le développement de l’énergie renouvelable dans le réseau. Il faut en passer par des éléments plus sensibles, mais le réseau est indispensable car on ne peut sortir du contrat social. Pour les besoins de première nécessité comme les soins et la distribution d’eau, l’énergie doit être disponible en flux continu. Il faut s’assurer de l’avenir et de la permanence de ce réseau mais bien des usages peuvent être décentralisés pour lui donner du sens et pour qu’il puisse continuer à jouer son rôle dans le cadre du « contrat social ».

Mme Laure Dobigny. Je me suis intéressée à la problématique autonomie versus solidarité. Beaucoup de communes que j’ai étudiées en Autriche étaient autonomes. Elles n’étaient pas coupées du réseau mais elles produisaient plus d’énergie qu’elles n’en consommaient. L’autonomie n’empêche pas l’échange ou la coopération, au contraire. Dans ces communes, les échanges sociaux avaient été grandement renforcés par ces projets, puisqu’elles étaient médiatisées. On venait de Corée du Sud pour voir ce qu’avait fait la petite commune autrichienne. Il y avait une ouverture sociale. Du point de vue énergétique, on peut très bien imaginer des îlots d’autonomie interconnectés où la production locale se fait en coopération et non plus en concurrence avec le territoire voisin, avec l’avantage de l’omniprésence des énergies renouvelables. Chaque territoire peut, à son échelle, en produire, ce qui n’était pas le cas avec le charbon qui était développé dans certains bassins. Avec les énergies renouvelables, tous les territoires peuvent être en situation équitable de production, en interconnexion et en échange.

M. le président Julien Aubert. Transmettre le message de la nécessité d’une modification de la consommation ou des modes de vie n’est pas lié à l’installation diffuse de l’énergie renouvelable. On pourrait très bien agir sur les comportements avec un mode de production très centralisé comme le nucléaire. J’en veux pour preuve que la gabegie d’énergie est plus le fait des villes. À Paris, bien qu’on soit moins concerné par les éoliennes, les panneaux photovoltaïques et toutes les difficultés de la transition énergétique, il y a un vrai sujet de comportement. Il ne faut pas compter sur les éoliennes construites dans la Creuse pour faire bouger le citoyen parisien.

Mme Laure de la Raudière. Madame Raineau, vous dites que lorsque la transition énergétique est opérée au niveau d’un territoire, ses enjeux et l’acceptabilité sont bien mieux pris en compte, parce que l’organisation s’effectue entre les élus, les décideurs et la population. La suppression des zones de développement de l’éolien (ZDE), qui permettaient la planification au niveau d’un département, en gardant une compétence d’État, a-t-elle eu un effet sur l’acceptabilité du développement de l’éolien ? On observe l’incapacité de certaines collectivités à maîtriser ce qui se passe soit dans leur territoire même, soit dans le voisinage. Certains élus s’émeuvent beaucoup de n’avoir plus la possibilité de s’opposer, alors qu’une planification au niveau de l’État, avec des retours de fiscalités et de richesse pour les communes qui acceptaient, offrait une visibilité.

Mme Laurence Raineau. Mes études datent d’avant la ZDE. Au niveau local, on se plaignait parfois du fait que la création d’une ZDE nécessitait un projet d’au moins cinq éoliennes.

Mme Laure de La Raudière. La ZDE créée en 2010 instaurait l’obligation de création de parcs comportant au minimum cinq éoliennes. On ne pouvait plus en faire des petites. Ce dispositif prévoyant la planification territoriale par le préfet du département et l’obligation d’un minimum de cinq éoliennes, a été supprimé en 2013.

Mme Laurence Raineau. Avec moins de cinq éoliennes, l’opération ne pouvait entrer dans le cadre d’une ZDE. Des acteurs déploraient le fait qu’il n’y ait pas de ZDE mais d’autres avaient comme stratégie de ne pas entrer dans le cadre de la ZDE.

Mme Laure Dobigny. C’est la raison pour laquelle, dans le prolongement de notre discussion, je ne suis pas convaincue qu’une planification étatique nationale imposant des installations à tel endroit et pas à tel autre serait garante d’acceptabilité. Elle serait plutôt garante d’opposition. Comme nous avons essayé de le démontrer ce matin, ces installations doivent faire sens localement. Un potentiel éolien peut exister dans une région dont les habitants refusent de voir des éoliennes dans le paysage. Je pense à des grands sites classés dont vous avez auditionné des acteurs. Dans ces régions, il peut y avoir des ressources en bois à ne plus savoir qu’en faire et les habitants peuvent répondre à leurs consommations avec d’autres énergies.

Par conséquent, une vision planifiée et étatique ne me paraît pas une voie à réexplorer, car elle déposséderait plus encore les habitants. Selon moi, il faudrait, au contraire, ouvrir des débats locaux sur la transition énergétique, mais on ne l’entend pas, on n’ouvre pas localement des réflexions sur les transitions énergétiques du territoire souhaitables. En le faisant, on verrait émerger des projets locaux et une prise de conscience de la nécessité de préserver l’énergie et de ne plus la gaspiller à tort et à travers.

Mme Laure de La Raudière. Je ne souhaitais pas une planification nationale mais une planification départementale. Vous préconisez une maille infradépartementale ?

Mme Laure Dobigny. Oui.

Mme Laure de La Raudière. Pour moi, la ZDE était départementale et elle permettait une concertation. Aujourd’hui, il n’y a plus aucune concertation réelle sur le sujet. Il va y en avoir dans le cadre des plans climat des communautés de communes qui ne sont pas prescriptifs. Mais, même si une réflexion locale extrêmement positive est conduite par des élus ou par les habitants, elle n’est pas prescriptive, de sorte que tous les promoteurs, acteurs privés, peuvent passer outre les recommandations, ce que ne ferait pas un acteur public.

Mme Laure Dobigny. L’échelle des communautés de communes est bonne, mais s’il y a eu débat localement, s’il y a eu vision partagée d’une transition énergétique locale, un bon contre-pouvoir consiste à dire aux promoteurs énergétiques que leur projet n’entre pas dans ce qui a été décidé localement.

M. le président Julien Aubert. Merci, mesdames, pour votre présentation.

Laudition sachève à dix heures trente.

*

*     *

31.   Audition, ouverte à la presse, de M. Pierre Soler-My, président de Carbonex et de Mme Annette Soler-My, responsable des relations publiques (17 juillet 2019)

Laudition débute à dix heures trente.

M. le président Julien Aubert. Nous recevons les représentants de l’entreprise Carbonex : M. Pierre Soler-My, président et cofondateur, et Mme Anne-Mette Soler-My, en charge des relations publiques.

Vous avez créé Carbonex, entreprise familiale, en 1993, dans l’Aube. Votre entreprise fabrique du charbon de bois. Vous avez mis au point un process industriel de cogénération pour récupérer les fumées afin d’en faire de la chaleur et de l’électricité. Vous fournissez cette électricité, disponible en permanence, à EDF. Cette diversification est intervenue en 2012.

Votre innovation a permis de relocaliser en France l’activité de carbonisation du bois, de valoriser la ressource de bois locale et de produire de la chaleur et de l’électricité à partir des gaz de pyrolyse issus de cette carbonisation.

Du point de vue industriel et entrepreneurial, vous témoignez de l’existence de marges d’innovation garantes de compétitivité industrielle et économique, y compris dans des activités traditionnelles exposées à la concurrence des pays à bas coûts.

Du point de vue de l’impact des énergies renouvelables, vous êtes un exemple de savoir-faire en matière de valorisation de la biomasse et de cogénération.

Nous allons vous donner la parole pour un exposé liminaire de quinze minutes. Puis les membres de la commission d’enquête vous interrogeront à leur tour avec, tout d’abord, mes questions, puis celles de Mme la rapporteure.

S’agissant d’une commission d’enquête, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

(M. Pierre Soler-My et Mme Anne-Mette Soler-My prêtent successivement serment.)

M. Pierre Soler-My, président et cofondateur de lentreprise Carbonex. Monsieur le président, Madame la rapporteure, en créant notre entreprise familiale, dans les années 1990, notre objectif était de produire du charbon de bois pour barbecue, mais les contraintes réglementaires et sociales, ainsi que la transition énergétique à l’œuvre, ont été fatales à notre métier.

Après avoir démarré avec cinq personnes dans le cadre d’un atelier relais, dans l’Aube, en raison de la présence d’un important massif forestier, Carbonex compte aujourd’hui une cinquantaine de personnes.

À la suite des problématiques environnementales, nous avons été obligés d’arrêter notre production. À la recherche de solutions à travers le monde, nous avons pris conscience d’aberrations et de pratiques controversées dans la production du charbon de bois à l’étranger, notamment de graves phénomènes de déforestation et de conditions de travail qui s’apparentent parfois à de l’esclavage. Tout ce charbon de bois entrait et continue d’entrer en France et en Europe sans restriction, alors que les producteurs comme nous avaient été contraints d’arrêter leur production à cause des émissions de fumée.

Nous sommes devenus des importateurs purs et durs, faisant venir de l’étranger 100 % de nos ventes pour une grande distribution qui demandait uniquement un prix. Les problématiques environnementales étaient sous-traitées par d’autres pays, émissions de fumée et émissions de gaz à effet de serre étant délocalisées à plusieurs milliers de kilomètres.

Forts de nos convictions nous avons cherché à modifier cet état de fait. Comme le disait M. le député Aubert, nous avons mis en place une équipe d’ingénieurs, sachant que nous avons en France des professionnels intelligents et bien formés, ainsi qu’une forêt bien gérée. Grâce aux plans simples de gestion, la forêt est appréhendée avec une conscience écologique et avec vigilance à l’égard de la biodiversité. Nous avons un marché, nous sommes en relation avec des banquiers.

Le cadre législatif contraignant nous a incités à faire des évaluations et à dépasser la problématique du charbon de bois par la récupération des fumées et leur transformation en énergie. Dans le cadre des dispositions du Grenelle de l’environnement, cette énergie est vendue au travers d’un contrat de la commission de régulation de l’électricité (CRE) qui nous a permis de nous structurer et d’avoir une vision de long terme, ce qui est très difficile dans un métier qui consiste à vendre à la grande distribution dans un marché opportuniste.

Pour notre développement, nous avons obtenu l’appui du centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD), de l’Office national des forêts (ONF) et d’organisations non gouvernementales, au moment où, face aux risques des produits controversés, un changement de mentalité se produisait dans la grande distribution, ce qui a permis de relocaliser la production en France, dans notre région d’origine du Grand Est. Nous avons décidé de mettre l’ensemble de nos résultats au service de ce développement et fabriqué des équipements qui n’existaient pas, afin de disposer d’outils adaptés à nos besoins.

À l’époque, notre chiffre d’affaires était d’environ 7 millions d’euros par an pour une quinzaine de personnes. Nous sommes aujourd’hui une cinquantaine et réalisons un chiffre d’affaires d’environ 12 millions d’euros. Nous avons levé 25 millions d’euros d’emprunts en 2011, investis localement à hauteur d’environ 75 %, en fabriquant nos outils en France. Hormis quelques outils spécifiques comme des turbines et des chaudières, tous les équipements liés à la carbonisation sont produits localement.

En 2018, nous avons démarré notre installation de 3,3 mégawatts, avec une production de quelque 25 000 mégawatts par an et un rendement supérieur à 90 %. Nous produisons de l’électricité avec du bois et des fumées de carbonisation. Grâce à notre process, nous produisons de l’électricité avec des petits résidus de bois qui ne servent pas à faire du charbon de bois et les fumées de carbonisation qui représentaient un véritable problème.

Nous avons continué à développer ce procédé avec, à l’époque, des prix de rachat de l’électricité relativement élevés, autour de 180 euros le mégawatt, niveau confortable mais risqué, car cette technologie ne préexistait pas, Aujourd’hui, nous avons réduit nos coûts de développement à un prix de vente d’environ 130 euros. Nous espérons poursuivre le développement et notre baisse de coûts grâce aux nouvelles solutions que nous avons mises en place, notamment le gaz de pyrolyse que nous parvenons à maîtriser, avec un rendement de production d’électricité de quelque 20 %. Avec 100 mégawatts, nous produisons 20 mégawatts électriques. Le nouveau projet prévoit un rendement de 36 à 40 %. Avec le même gaz, nous devrions ainsi doubler notre production d’électricité.

Nous avons deux bilans carbone : le bilan charbon de bois et le bilan électricité. Nous avons réduit de 99 % les émissions de CO2 par rapport au charbon de bois importé controversé. Ce vrai gain n’est comptabilisé nulle part.

Le marché mondial du charbon de bois représente 50 à 100 millions de tonnes par an. L’Europe en consomme environ 1 million, dont 70 % importés, dont 130 000 à 150 000 tonnes pour la France, 240 000 à 250 000 tonnes pour l’Allemagne. Les États-Unis en consomment environ 1 million de tonnes pour le barbecue. Nous sommes dans le loisir, mais le charbon de bois représente des enjeux importants pour d’autres pays, comme en Afrique. Au Brésil, une grande partie de l’industrie sidérurgique fonctionne à partir du charbon de bois. Il sert à alimenter les barbecues, à se chauffer, à produire du silicium. Pour confectionner des panneaux photovoltaïques, on utilise du carbone, pour partie d’origine fossile et pour partie sous forme de charbon de bois dont les conditions de production ne respectent ni les lois sur la protection de l’environnement, notamment sur la déforestation, ni sur la production de fumées. Le marché est devenu presque exclusivement d’importation. Les quelques producteurs français qui ont réussi à passer cette vague cherchent à développer des diversifications.

Notre procédé valorise la biomasse en carbone, l’électricité n’étant pour nous qu’un sous-produit de notre valorisation. Nous ne brûlons pas du bois pour faire de l’électricité. Issus du marché du charbon de bois, avec des clients consommateurs de la grande distribution, notre objectif est de coller aux attentes du consommateur. Pour allier consommation et énergies renouvelables, nous travaillons sur le stockage pour une durée suffisamment longue, c’est-à-dire une journée, du gaz de pyrolyse, afin d’accompagner la consommation de la journée. Le matin très tôt, il n’y a pas de consommateurs et nous stockons notre gaz. Quand le consommateur se réveille, nous pouvons augmenter la production de nos turbines et ajuster notre production à la consommation. Nous engageons cette recherche, conscients que les aides apportées de la CRE ont une limite.

Nous souhaitons aussi aller hors France et trouver d’autres aides. Notre objectif est d’obtenir le prix de 60 ou 80 euros le mégawatt électrique, à partir de plusieurs utilisations de la biomasse. Une partie vise la production de chaleur, que nous valorisons avec les serres. Nous développons le captage de CO2 naturel provenant du bois utilisé pour faire du charbon de bois, en vue de le réintégrer dans les serres. Nous travaillons également sur le biochar, qui revient à réintégrer dans la terre du carbone végétal afin de fertiliser le sol et y reconstituer une vie microbienne. Une petite équipe d’une dizaine d’ingénieurs travaille aussi sur le gazomètre et le gazogène.

En juillet 2018, nous avons levé 65 millions d’euros. Bpifrance est entré dans le capital de notre société, avec la BNP et le groupe suisse Debiopharm. Notre objectif est de croître dans le volet biomasse avec l’énergie alternative stockable, relativement facile et peu coûteuse à stocker qu’est le bois. Il contribue aussi à maintenir la biodiversité. Enfin, pour nous ancrer dans le territoire, nous préparons un partenariat avec le parc naturel de la forêt d’Orient et avec le nouveau parc naturel des forêts de Champagne et Bourgogne.

M. le président Julien Aubert. Votre modèle est-il extensible ?

M. Pierre Soler-My. Bien sûr !

M. le président Julien Aubert. Vous brûlez du bois pour faire du charbon de bois.

M. Pierre Soler-My. Nous ne le brûlons pas, il brûle dans les barbecues. Nous découpons du bois que nous chauffons sans oxygène. Avec de l’oxygène, il brûlerait. Un des enjeux est d’empêcher l’entrée de l’oxygène. Mais le chauffage provoque des dilatations et des mouvements. Il est compliqué de maintenir longtemps en état un outil qui fait se succéder le chaud et le froid. Au bout de six mois à un an, il se casse, alors que notre modèle permet de produire avec des outils de qualité. C’est pourquoi le made in China est difficile à utiliser dans notre métier. Il faut être extrêmement rigoureux dans le choix de la qualité des matières entrant dans la fabrication de nos équipements, dans le savoir-faire et dans les calculs effectués par les ingénieurs. C’est un travail extrêmement complexe pour un métier relativement ancien.

M. le président Julien Aubert. À l’origine, vous êtes approvisionné en bois ?

M. Pierre Soler-My. Nous sommes approvisionnés par du bois local. Il ne faut pas aller le chercher loin. On ne peut pas faire de méga usines, elles doivent rester à l’échelle locale et territoriale pour ne pas devoir chercher du bois au-delà de cinquante ou cent kilomètres.

M. le président Julien Aubert. C’est un modèle complémentaire d’une activité. Le seul volet électrique n’aurait pas de sens ?

M. Pierre Soler-My. Non !

M. le président Julien Aubert. Cela vient compléter votre production de bois pour barbecue, un peu comme des agriculteurs font de la biomasse à côté.

M. Pierre Soler-My. Exactement. Faire de l’électricité n’aurait pas de sens. Mais si nous ne faisions que du charbon de bois, nous n’utiliserions que 50 % de l’énergie et nous ne valoriserions pas les 40 % restants, sur lesquels 50 % sont transformés en charbon de bois, 30 % en chaleur et 10 % en électricité. Par conséquent, il serait dommage de ne faire que du charbon de bois, dommage de ne faire que de la chaleur et encore plus dommage de ne faire que de l’électricité.

M. le président Julien Aubert. En quoi l’électricité que vous produisez est-elle décarbonée ?

M. Pierre Soler-My. Parce qu’elle est issue de biomasse renouvelable produite en France. On considère que les arbres qui poussent captent une quantité de ce gaz équivalente à celle qui provient de la combustion sur des cycles de cent ans. Elle est décarbonée car nous utilisons zéro énergie fossile, uniquement la fumée. Ces éléments résultent d’analyses du cycle de vie (ACV) effectuées par le cabinet Carbone 4 et l’équipe de Jean-Marc Jancovci.

M. le président Julien Aubert. Si je vous ai bien compris, certains panneaux photovoltaïques sont produits avec du silicium fruit de charbon de bois et de déforestation ?

M. Pierre Soler-My. Je ne suis pas un spécialiste des panneaux photovoltaïques, mais je crois savoir que plus on visera la pureté dans la fabrication et moins on utilisera de carbone fossile contenant des éléments de nature à dégrader l’environnement. Or le charbon de bois est un produit noble et de qualité. Il est végétal, n’émet pas de soufre et contient très peu d’ingrédients au silicium néfastes. Les trois éléments nécessaires à la fabrication des panneaux photovoltaïques sont le silicium, l’électricité et le carbone. Ce sont des concentrés de carbone et d’électricité. En Chine, on emploie du carbone fossile, auquel on ajoute du charbon de bois provenant de Thaïlande ou de Birmanie, originaire de forêts primaires, ce qui est dénoncé par des ONG. Or ce silicium est à la base des panneaux photovoltaïques.

M. le président Julien Aubert. Est-ce un problème de déforestation, de cycle carbone ou d’émission de CO2 ?

M. Pierre Soler-My. Lorsque nous utilisons du charbon de bois issu de déforestation, nous émettons 1 400 grammes de CO2 par kilowattheure (KWh). Lorsque nous utilisons du charbon fossile, nous émettons environ 400 grammes de CO2. Lorsque nous faisons du charbon de bois renouvelable, issu de la gestion de la forêt, avec récupération des fumées et non-émission de gaz à effet de serre, comme nous le faisons aujourd’hui en France, nous en émettons 13 grammes par kwh, soit l’équivalent de la production par éolienne, sachant que le réseau français émet 82 grammes par kwh et que la production photovoltaïque quelque 50 grammes par kwh.

M. le président Julien Aubert. Cela signifie qu’en important des panneaux photovoltaïques…

M. Pierre Soler-My. …de certains pays.

M. le président Julien Aubert. …on prend le risque d’un mauvais bilan carbone, faute d’industries françaises qui auraient recours à certains produits plutôt qu’à d’autres.

M. Pierre Soler-My. Les panneaux photovoltaïques sans traçabilité d’origine importés en France participent à la déforestation et ont sur les émissions de CO2 un effet contraire à l’objectif visé. Ils accélèrent la déforestation et les émissions de CO2 alors que le consommateur croit agir dans l’autre sens. Une micro-industrie française, issue de Pechiney, y travaille.

(Mme Laure de La Raudière, remplace M. Julien Aubert à la présidence.)

Mme Marjolaine Meynnier-Millefert, rapporteure. Quel intérêt présente le charbon que vous produisez par rapport au bois non traité ?

M. Pierre Soler-My. Le bois contient de nombreuses manières volatiles qui s’échappent par la fumée, comme avec la cigarette, et qui sont néfastes pour la santé. Le carbone est le meilleur élément pour l’usage alimentaire car il ne provoque pas d’émissions de fumées. Dans nombre de pays, on utilise du carbone à l’intérieur des maisons faute de cheminée ou pour éviter que les fumées toxiques n’imprègnent la nourriture.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, raporteure. En France, cette production étant uniquement destinée aux loisirs, ne vaudrait-il pas mieux, au regard de l’impact carbone, remplacer les barbecues par des planchas électriques plutôt de chauffer du bois pour générer du charbon ?

M. Pierre Soler-My. Nous produisons de l’électricité à partir de résidus. Il faut énormément d’énergie pour faire de l’électricité. Le plus simple est donc de prendre du bois, d’en enlever les fumées et de les utiliser pour faire de l’électricité, tandis qu’on peut se chauffer ou cuisiner avec le carbone. Le bois est l’élément le plus simple et le moins cher qui existe. Pour faire de l’électricité à partir d’énergie primaire, laquelle provient du soleil, du vent, du nucléaire ou de l’énergie fossile, on doit consommer quatre à cinq fois plus d’énergie que par la combustion directe du charbon de bois.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteur. Prévoyez-vous de développer une activité liée aux chaudières à charbon ?

M. Pierre Soler-My. Le charbon de bois représente un énorme marché. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, faute de pétrole, on a utilisé quantité de charbon de bois pour se déplacer. Avec nos équipes, nous avons commencé à travailler sur la mobilité à partir du charbon de bois et des gaz récupérés, c’est-à-dire typiquement sur les gazogènes. Nous avons une grande avance dans la maîtrise de cette technologie que nous avons beaucoup automatisée. Parce que nous avons un process relativement complexe, malgré la simplicité du produit, nous travaillons aussi sur l’intelligence artificielle. On peut non seulement réduire substantiellement la consommation de bois, mais aussi augmenter la production, améliorer nos process et définir les orientations de l’utilisation du bois, si l’on doit faire plus de carbone, plus de gaz, en analysant toutes les données dont nous disposons. Notre procédé est entièrement automatisé avec énormément de paramètres contrôlés en termes de types de gaz, d’oxygène, de poids, de perte de masse. Nous créons du charbon en huit heures, ce que la nature met plusieurs millions d’années à faire, sans produire du soufre et sans les problématiques liées au charbon minéral, notamment les maladies pulmonaires provoquées par la silice.

Notre produit est souvent oublié, parce qu’il a mauvaise réputation. Or s’il est bien fait, avec une bonne gestion forestière locale, il ne répond sans doute pas à toutes les problématiques de l’énergie, mais il peut répondre, dans certains territoires, à de vrais enjeux et être créateur d’emplois. Nous sommes passés de quinze à cinquante emplois et nous prévoyons de passer à cent vingt dans les deux ans qui viennent. Auparavant, nous importions environ six millions de tonnes de charbon de bois, aujourd’hui on en achète localement six millions. Notre masse salariale a été multipliée par cinq. Nous injectons localement 2,5 à 3 millions d’euros de salaires. Certes, une partie de notre chiffre d’affaires est représentée par la vente de l’électricité, subventionnée en partie par la CRE, mais un vrai bilan doit comprendre l’ensemble des coûts. Or nous avons injecté 25 millions d’euros d’investissement local, ce qui est énorme pour un village de 500 habitants. Cela a coûté un peu, mais en englobant les charges sociales, l’investissement local, la gestion forestière, la recherche et développement, le bénéfice est largement supérieur au supplément de prix au kilowattheure payé par le citoyen.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous récupérez de l’énergie fatale pour en faire un usage positif. Pensez-vous que d’autres secteurs pourraient faire de même ? Des entreprises de petite taille agissant dans différents secteurs pourraient-elles bénéficier du savoir-faire que vous avez développé ?

M. Pierre Soler-My. Il y a toujours des synergies qui s’opèrent. Notre entreprise de petite taille a réalisé d’importantes levées de fonds. Nous bénéficions du programme de transition énergétique et environnementale qui vient d’être mis en place par Bpifrance. Le bois est essentiellement constitué de carbone, comme nous le sommes tous, comme le sont les matières plastiques et les déchets de classe B et C. Tous les déchets peuvent donc être recarbonisés pour être réutilisés dans la métallurgie – la sidérurgie utilise du carbone aujourd’hui fossile –, pour faire de l’acier, du silicium ou du charbon actif utilisé comme filtre. Il est possible de remplacer les énergies fossiles non seulement à partir de la forêt mais aussi à partir des résidus, puisque tous les déchets peuvent être carbonisés en en enlevant ou pas les parties métalliques, afin d’être réintégrés dans d’autres produits.

Mme Laure de La Raudière, présidente. Vous évoquez la gestion de la forêt, mais les forestiers disent qu’en dehors des grumes et du bois de chauffage fourni localement par quelques équipes de bûcherons, les déchets qu’il faut aller chercher en forêt sont difficilement valorisables. Sur quelles parties de la forêt vous approvisionnez-vous ? Quelle est la valorisation pour les propriétaires exploitants forestiers ?

M. Pierre Soler-My. Notre territoire est spécifique, et tous n’ont pas la même problématique ou les mêmes solutions. Dans notre région, il y a énormément de feuillus, des bois nobles comme le chêne, le charme et le hêtre, utilisés pour une première industrie, notamment la tonnellerie. Ces entreprises utilisent des bois qui mettent plus de cent ans à pousser. La gestion forestière vise à obtenir des arbres qui poussent droit. On les gaine, c’est-à-dire qu’on plante plein de petits arbres et tous les dix, quinze ou vingt ans, on coupe ceux qui ne serviront pas. C’est ce bois d’éclaircis que nous reprenons. Mais plus on va le chercher loin et moins c’est rentable pour nous. Nous avons donc intérêt à dimensionner notre outil à notre approvisionnement local. D’un côté, nous récupérons les bois d’éclaircis, et, de l’autre côté, nous récupérons les bois que les tonneliers n’utilisent pas. Nous utilisons du bois-énergie plutôt que du bois blanc. Tous les carbonisateurs – il y en avait un à trois par département – ayant disparu, toute la fourniture provenait d’importations controversées. Le bilan carbone entre la production d’électricité et l’importation de « charbon déforesté » n’était pas gagnant en termes d’émissions de CO2.

Mme Laure de La Raudière, présidente. Quelle est votre plus grosse difficulté pour le fonctionnement de votre entreprise ?

M. Pierre Soler-My. La plus grande difficulté, c’est que nous n’avons pas tous les mêmes règles du jeu. Nous voulons tous respirer un air sain, que tous les jeunes reçoivent une bonne éducation et que chacun ait un emploi stable. Nous y contribuons par nos charges et les différents produits que nous commercialisons, mais nos concurrents entrent impunément sur le marché français. L’énergie du charbon de bois entre en France avec un énorme impact environnemental. C’est ainsi qu’on a détruit notre industrie.

Mme Laure de La Raudière, présidente. Il ne s’agit sans doute pas de concurrents européens ?

M. Pierre Soler-My. Il y en a dans certains pays comme l’Ukraine, où la déforestation est importante, mais les Européens font face aux mêmes coûts que nous.

Mme Laure de La Raudière, présidente. Nous rejoignons ainsi des débats que nous avons eus, lors de l’examen du projet de loi relatif à l’énergie et au climat, au sujet de la définition de la neutralité carbone en 2050. La neutralité carbone doit tenir compte de l’impact des importations. Elle ne doit pas se limiter au produit final mais tenir compte du process de production.

M. Pierre Soler-My. Si la grande distribution voit un sac à 3,50 euros et un autre à 3,20 euros, elle retient ce dernier, alors que le premier paie le bois, les salaires et apporte une valeur ajoutée en France.

De plus, nous sommes trop dans une économie de silo. Or la forêt, l’outil de production et l’énergie sont plutôt des éléments transversaux. Le cloisonnement, les prescriptions de la PPE au sujet de la biomasse électricité sont pour nous dommageables, puisque nous produisons de toute façon cette énergie. Nous sommes arbitrairement écartés parce que d’autres n’y arrivent pas ou ne sont pas rentables. Pour nous, cela fait partie d’un bouquet et d’une complémentarité de production. Au-delà du barbecue, cela peut être un tremplin pour d’autres énergies.

J’ajoute que dans le charbon de bois, le carbone et la biomasse, nous avons une partie de contrats à long terme, ce qui n’est pas le cas avec la grande distribution. Cela nous a permis de nous structurer et de mettre en place des équipes de R & D, de faire appel à des chercheurs et de constater que l’on peut contrôler la production de gaz ou fournir du charbon de bois pour d’autres utilisations que le barbecue. Cela ouvre des portes pour tous les produits pétroliers originaires du bois. On peut reconstituer l’ensemble de la filière pétrole avec le bois, mais nous devrons avancer step by step.

Mme Laure de La Raudière, présidente. Madame et Monsieur, nous vous remercions.

Laudition sachève à onze heures dix.

*

*     *


32.   Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Christophe Allo, responsable du département commercial de Sabella (17 juillet 2019)

Laudition débute à onze heures quinze.

Mme Laure de La Raudière, présidente. Nous recevons maintenant M. Jean-Christophe Allo, responsable du département commercial de Sabella, qui est un acteur de la filière hydrolienne.

Nous sommes très intéressés par votre audition, notamment pour que vous nous expliquiez comment la force hydrolienne peut, de façon économiquement rentable, se substituer à la production à base de combustion fossile ou d’autres types de production d’électricité.

Vous pourrez aussi nous parler de l’impact écologique des hydroliennes. On entend dire que les parcs d’hydroliennes pourraient avoir un impact sur les fonds marins. Qu’en est-il réellement et quelles études avez-vous menées à ce sujet ?

Enfin, au regard d’autres types d’énergies renouvelables comme l’éolien en mer, posé ou flottant, comment voyez-vous le positionnement futur des parcs hydroliens, leur cohabitation ou leur substitution ?

Nous allons maintenant vous donner la parole pour un exposé liminaire d’une quinzaine de minutes, puis Mme la rapporteure vous interrogera.

S’agissant d’une commission d’enquête, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

(M. Jean-Christophe Allo prête serment.)

M. Jean-Christophe Allo, responsable du départemental commercial de Sabella. Madame la présidente, Madame la rapporteure, merci de m’avoir convoqué pour cette commission d’enquête. Je vais avoir le plaisir de vous présenter la filière hydrolienne, en particulier telle que développée par Sabella.

Créée en 2008, la société compte aujourd’hui vingt-cinq employés et réalise un chiffre d’affaires d’environ un million d’euros. Elle est encore en phase de maturation et d’émergence. Nous touchons du doigt le développement commercial et la véritable aventure commerciale commencera dans les prochaines années.

Depuis dix ans, la société s’est structurée à partir de différentes levées de fonds pour un montant total de 15 millions d’euros, avec pour principal actionnaire Bpifrance, au travers du fonds Écotechnologies.

L’hydrolien consiste à capter l’énergie des courants marins par une technologie similaire à l’éolien, sauf qu’au lieu de capter une veine fluide de vent, on capte une veine fluide d’eau.

La ressource présente la particularité d’être concentrée. Il n’y a pas d’importants courants marins capables de produire de l’énergie partout sur la planète, mais seulement à certains endroits. Nous avons la chance d’avoir en France de très grands sites et de très grands gisements en pointe Bretagne et au large du Cotentin. En Europe, seuls trois ou quatre pays possèdent des ressources hydroliennes. Ce n’est donc pas un marché diffus. En revanche, les courants marins résultant de facteurs astronomiques d’attraction du soleil et de la lune qui provoquent les marées, cette énergie renouvelable, contrairement à d’autres, présente l’énorme avantage d’être parfaitement prédictible. Si vous demandez combien va produire notre technologie à tel endroit, dans dix ans, deux mois, trois jours et quatre heures, nous sommes capables de vous le dire. C’est pourquoi l’hydrolienne apporte une très grande assurance aux gestionnaires de réseaux puisqu’il n’a pas à gérer une imprédictibilité.

La technologie Sabella se veut très simple et très robuste, car en mer, les technologies sont fortement sollicitées. Tous les choix d’ingénierie faits depuis le début de la conception de ces machines ont été orientés vers la simplicité et la robustesse.

Je ferai un bref historique de la société Sabella. Au début de l’année 2008, quatre PME bretonnes se sont associées au sein d’un consortium pour concevoir un prototype. D’un diamètre de trois mètres et d’une capacité de 30 kilowatts, il a été déployé pendant douze mois dans l’estuaire de l’Odet, dans le sud du Finistère, au large de Bénodet. Non raccordé au réseau, il était destiné à valider le concept technologique. Cette première étape a eu deux conséquences. La première a été de convaincre les quatre associés du consortium de la pertinence de cette énergie, donc de créer la société Sabella, en novembre 2008. La seconde, la plus importante, a été de prouver la réalité des énergies marines aux services de l’État et qu’il était possible de produire de l’électricité renouvelable grâce à l’océan, en particulier aux courants marins.

Suite à cela, l’agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) a lancé, en 2010, un appel à manifestation d’intérêts « Démonstrateur d’énergies marines renouvelables » auquel Sabella a répondu. En 2011, nous avons été lauréats aux côtés de quatre autres projets, mais seul Sabella est allé au bout de la démonstration. Il s’agissait du projet Sabella D10, sur lequel je vais m’attarder.

Le projet Sabella D10, concrétisé sous la forme d’une machine de dix mètres de diamètre et d’une puissance d’un mégawatt (MW), est fortement lié à l’histoire d’Ouessant. Comme l’archipel de Molène et l’île de Sein, cette petite île au large du Finistère présente la particularité de ne pas être raccordée au réseau français. On le sait généralement pour les territoires d’outre-mer et la Corse, mais on le sait moins pour ces trois petits cailloux en bout de péninsule bretonne qui ont 100 % accès à une énergie fournie par des groupes diesel extrêmement polluants et coûteux. Deux millions de litres de fioul sont brûlés chaque année pour alimenter en électricité les quelque mille Ouessantins, pour un coût de production de 450 euros le mégawattheure, contre 50 euros en moyenne en France métropolitaine. Entre le coût du combustible et le coût de la logistique et du transport, la facture énergétique y est bien plus élevée que la moyenne nationale.

C’est pourquoi nous avons décidé de conduire un projet de transition énergétique à Ouessant, en 2015, avec l’immersion de la première hydrolienne D10, pour une durée de douze mois, période d’autorisation administrative délivrée par l’État. S’agissant d’une première, il avait été décidé de procéder par étapes. D’emblée, en 2015-2016, la machine a été raccordée au réseau d’Ouessant. Ce fut la première hydrolienne à injecter de l’énergie sur le réseau français, en l’occurrence, le réseau ouessantin. Du point de vue mécanique et électrique, les retours ont été très bons. Au bout de douze mois, nous l’avons sortie de l’eau, réalisé de longues expertises, acquis du retour d’expérience et mis en place les premières optimisations.

Dans le cadre du projet européen Intelligent Community Energy (ICE) conduit par la région Bretagne, cette hydrolienne « version 1.2 » a été réimmergée pour une durée de trois ans dans le passage du Fromveur, au large d’Ouessant, en octobre dernier, dans une perspective plus économique. Après la première phase de test de douze mois destinée à valider tous les aspects techniques, il s’agissait de valider les courbes de puissance, les modèles de maintenance et les paramètres commerciaux du produit.

La troisième étape de la transition énergétique d’Ouessant sera, en 2022, la mise en service du projet PHARES porté par la société française Akuo Energy, qui ambitionne de décarboner Ouessant à hauteur de 80 % grâce au déploiement de technologies solaires photovoltaïques innovantes, d’une éolienne terrestre et de deux hydroliennes de la société Sabella. Associée au projet PHARES, EDF-SEI (Électricité de France-systèmes énergétiques insulaires), va déployer des capacités de stockage par batteries lithium-ion afin de lisser le mix énergétique et d’accroître la pénétration du renouvelable dans l’île d’Ouessant. Même si le courant marin est prédictible, les forts courants ne sont pas nécessairement présents au moment où l’on en a besoin.

Nous tenons beaucoup au projet d’Ouessant car, comme au début de la maturité commerciale de l’éolien, les coûts restent extrêmement élevés. Toutes les zones du monde non interconnectées qui dépendent du diesel ou qui sont dépourvues d’électrification nous semblent propices à l’émergence de l’hydrolien. La prédictibilité, associée au stockage et à d’autres énergies renouvelables, afin de dérisquer et de compléter la production éolienne, est de nature à faire de l’hydrolien un modèle économique pertinent. Son coût de production actuel de 250 à 350 euros le mégawattheure est compétitif face au diesel. Nous envisageons de développer de premiers projets à travers le monde, en particulier en Asie du Sud-Est, au Canada et en Australie pour des communautés aborigènes et des miniers, afin d’accumuler des retours d’expérience et d’accroître le volume de production. Cela nous permettra, d’ici 2025-2026, de devenir une vraie entreprise industrielle capable de déployer des parcs de grande ampleur en réalisant une économie d’échelle et d’être compétitifs par rapport au mix énergétique interconnecté. Pour ce faire, nous travaillons déjà avec la région Bretagne sur les travaux de poldérisation du port de Brest, afin de préparer un déploiement industriel avec une usine dédiée d’une capacité de production de vingt à trente machines par an et employant quelques centaines de personnes.

Je répondrai maintenant aux questions posées en introduction.

À notre sens, la place de l’hydrolien dans la transition énergétique est complémentaire. Il représente en France un potentiel important, puisque nous avons, entre la Normandie et la Bretagne, un gisement estimé par l’institut de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer) entre 3 000 et 5 000 mégawatts. C’est aussi une filière industrielle à l’export puisqu’au regard du volume du marché, des usines ne seront pas créées dans chaque pays, comme c’est le cas pour l’éolien. Le premier marché sera captif, puisque cette industrie n’exportera pas les embases et les câbles mais, a minima, les objets technologiques, c’est-à-dire les turbines. Selon une récente étude de l’agence internationale de l’énergie renouvelable (IRENA), le potentiel mondial peut être estimé entre 80 et 100 gigawatts.

Une place significative peut revenir à l’hydrolien dans la transition énergétique. Dans une étude de marché réalisée en mai 2018, l’Union européenne estimait, au travers de trois scénarios différents, optimiste, moyen et pessimiste, que d’ici 2030, l’hydrolien pourrait contribuer à hauteur de 700 à 1 500 mégawatts dans l’Union européenne et, à l’échelle française, pour 3 à 5 % des objectifs de transition énergétique, ce qui est loin d’être négligeable. Cela laisse penser qu’il existe une place potentielle pour l’hydrolien dans le mix énergétique de demain.

Mme Laure de La Raudière, présidente. 3 à 5 % du mix énergétique électrique ou des énergies renouvelables ?

M. Jean-Christophe Allo. 3 à 5 % des objectifs de transition énergétique que la France s’est fixée pour le déploiement de nouvelles capacités d’énergies renouvelables, donc en accroissement de capacité.

Mme Laure de La Raudière, présidente. En énergies renouvelables mais pas uniquement électriques.

M. Jean-Christophe Allo. D’ailleurs, la filière des énergies marines, dont, en particulier, celle de l’hydrolien, s’émeut des orientations prises dans la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE). Dans la précédente, l’hydrolien était mentionné, avec des objectifs ciblés sous réserve de décroissance de coûts, mais il a aujourd’hui entièrement disparu, alors que nous demandons conjointement un objectif a minima d’une centaine de mégawatts pour la période 2023-2028, dans le cadre d’appels d’offres, sous réserve d’une décroissance de coûts. La filière sait qu’elle a des efforts à faire, des démonstrations technologiques et commerciales à réaliser afin de répondre aux cycles d’appels d’offres demandés.

Or dans la PPE, il n’est fait mention de l’hydrolien que dans cette phrase qui nous semble très négative et pessimiste pour la filière : « Concernant l’hydrolien, les études et les démonstrateurs réalisés démontrent que cette filière n’est pas mature et présente des coûts de production très élevés, dont les perspectives de baisse ne sont pas suffisantes pour assurer la compétitivité de la filière à long terme par rapport à d’autres technologies comme l’éolien en mer ». Cela sonne un peu le glas de l’hydrolien. Cela est d’autant plus dommage qu’il est aujourd’hui au niveau de l’éolien offshore en 1991.

Mme Laure de La Raudière, présidente. Pour quel montant ?

M. Jean-Christophe Allo. Le coût des démonstrateurs est d’environ 7 millions d’euros par mégawatt. À l’étape suivante, celle des fermes pilotes, des parcs de cinq à dix machines pour tester les effets cumulés, les effets sur l’environnement et les premiers modèles commerciaux, il est estimé à environ 5 millions d’euros par mégawatt. Mais on estime que la courbe va rapidement chuter et se stabiliser à environ 3 millions d’euros par mégawatt installé.

En 1991, le premier parc éolien offshore était déployé au Danemark. Il comptait onze turbines pour une capacité totale de cinq mégawatts. C’est dix ans plus tard, en 2001, que les premiers grands parcs ont commencé à voir le jour. Aujourd’hui, il ne faudrait pas comparer hâtivement la filière hydrolienne avec d’autres filières d’énergies renouvelables, puisqu’elle est en cours de maturation et en cours d’épreuve technologique. Elle nous semble présenter un avenir radieux à moyen et long terme. Mais il nous faut pour cela conserver le soutien fort du gouvernement et de la politique énergétique française, de manière à accompagner cette technologie sur les cinq à dix prochaines années avec des ruptures technologiques, des déploiements de fermes pilotes qui nous amèneront, in fine, en 2025-2026, à des déploiements commerciaux compétitifs.

S’agissant des impacts environnementaux, nous avons encore peu de certitudes, puisque nous en sommes aux débuts de la filière. Les premières machines ont été immergées il y a une dizaine d’années et elles n’étaient que des éléments de projet unitaires. Aujourd’hui, aucun impact majeur n’a été relevé mais des études sont menées en continu pour suivre ces projets dans le temps. L’attention est principalement portée sur l’acoustique sous-marine, sur le transport sédimentaire et sur l’électromagnétisme.

Concernant l’électromagnétisme, nous allons nous rapprocher des études d’ores et déjà menées au Royaume-Uni pour l’éolien offshore posé, montrant que l’impact de l’électromagnétisme des câbles d’export est faible, voire nul sur les différentes espèces, en particulier sur les espèces pélagiques.

Il y a encore très peu de retours d’expérience sur le transport sédimentaire, mais beaucoup de modélisations et d’études académiques montrent que l’impact est peu significatif et que l’hydrolien présente une compatibilité environnementale. Ces études doivent encore être éprouvées en conditions et à échelle réelles sur des parcs à venir.

L’impact acoustique est le point sur lequel la communauté scientifique et industrielle porte le plus d’attention. Sur les projets que nous avons menés dans le passage du Fromveur avec notre hydrolienne D10, nous n’avons pas détecté d’émergence acoustique dès l’éloignement de quelques centaines de mètres. Ces zones de grand courant sont naturellement un environnement très bruyant, comme on peut l’éprouver sur la côte un jour de grande tempête. Dans ces zones de forts courants, le bruit de fond est très élevé. L’objectif n’est donc pas de mesurer le bruit de l’hydrolienne en tant que tel mais son émergence acoustique. Peu importe le bruit qu’elle fasse, celui-ci ne doit pas se diffuser au risque de perturber les mammifères marins. Nous n’avons pas détecté d’impact mais les études se poursuivent dans différentes plages de fréquences afin de s’assurer de la compatibilité environnementale.

Je n’ai pas mentionné l’impact sur les poissons, dont le risque a été très tôt écarté après les études menées. Lors de présentation dans des réunions publiques ou pour le grand public à l’occasion d’événements, une des premières questions posées concerne l’impact sur les poissons, car beaucoup ont à l’esprit l’effet des éoliennes sur les oiseaux. Or des vidéos montrent des bancs de poissons évoluant autour de nos hydroliennes ou jouant avec. Il y a toutefois peu de vie dans ces zones de grands courants. Les poissons qui évoluent dans ces milieux hostiles sont des poissons carnassiers, comme les bars, assez habiles pour éviter l’hydrolienne qu’ils considèrent, dans cet environnement obscur, comme un caillou, qu’ils détectent par des champs de pression. De plus, les hydroliennes tournent relativement lentement, au rythme de cinq à vingt tours par minute, et ne sont pas des hachoirs à poissons.

Le dernier point accréditant l’innocuité environnementale vis-à-vis de l’ichtyofaune est le fait que l’hydrolienne est un capteur d’énergie et non un moteur. Les médias montrent parfois un mammifère marin qui a été blessé, voire tué, par des hélices de navire. Une hélice de navire aspire de la veine fluide pour faire avancer le bateau, alors que l’hydrolienne est considérée comme un obstacle auquel vient se heurter le courant. En examinant les écoulements dynamiques dans la zone de déploiement de l’hydrolienne, vous constatez que des veines d’accélération se situent autour. Même si un poisson en très mauvais état se retrouvait dans cette veine fluide, il serait naturellement entraîné en périphérie de l’hydrolienne et non pas vers son centre.

Enfin, vous avez évoqué le positionnement – cohabitation ou substitution ? - de l’hydrolien par rapport aux autres énergies marines. J’écarte d’emblée le mot « substitution », car nous sommes dans une dynamique de cohabitation. C’est un mix énergétique qui permettra d’atteindre les objectifs de transition énergétique et non le choix entre telle et telle énergie renouvelable. Là où il y a de la biomasse, faisons de la biomasse, là où il y a du vent, faisons de l’éolien, là où il y a du soleil, faisons du photovoltaïque et là où il y a des courants marins, faisons de l’hydrolien.

La cohabitation spatiale a été étudiée par des industriels et des chercheurs académiques, mais sans grand résultat, car l’hydrolien est implanté dans des zones hostiles. Un développeur éolien préférera de beaucoup une zone éloignée de cinq à dix kilomètres du gisement hydrolien, plutôt qu’une zone hostile dans laquelle il sera plus difficile et plus coûteux de travailler et de déployer un système, puisque le dimensionnement mécanique devra être plus large. Aujourd’hui, les enjeux de cohabitation du monde maritime voient s’affronter deux types de technologies : les technologies de fond et les technologies de surface. Nous prônons fortement les technologies de fond qui évitent tout conflit d’usage. L’hydrolienne est posée au fond de l’eau. Dans le passage du Fromveur, l’hydrolienne de dix-sept mètres de hauteur et placée à cinquante mètres de profondeur n’entrave pas le passage des bateaux. Les bateaux de la Brittany Ferries qui desservent l’Espagne passent à l’aplomb de l’hydrolienne sans être aucunement gênés.

Côté pêche, il n’y a pas plus de gêne. D’une part, les courants marins forts résultent de « sites d’accélération », c’est-à-dire de réductions de section, de forçages à l’horizontale ou à la verticale, autour d’un cap, entre deux îles, dans un détroit, donc à proximité des côtes. Ces zones ne sont généralement pas pêchées. D’ailleurs, il est interdit de pêcher avec des arts traînants à moins de deux milles des côtes. Or le passage du Fromveur se trouve à 1,1 mille de l’île d’Ouessant. La législation interdit donc les techniques de pêche de fond dans les zones proches de l’hydrolienne. D’autre part, la force des courants marins est telle qu’il y a très peu de sédiments meubles sur le fond marin. Il s’agit le plus souvent de roche, de corail mort et de fonds très durs naturellement peu propices aux arts traînants. Nous avons expérimenté, en France et dans d’autres sites à l’étranger, que les techniques en usage dans les zones de grand courant sont la pêche à la ligne de carnassiers tels que les bars. C’est de la pêche en subsurface qui ne présente aucune contre-indication avec le déploiement des hydroliennes.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Votre présentation était si exhaustive que vous venez même de répondre à ma dernière question, qui portait sur la pêche.

Mme Laure de La Raudière, présidente. Vous avez évoqué le prix des démonstrateurs : 7 millions d’euros le mégawatt aujourd’hui, qui descendrait à 3 millions d’euros en 2025-206. Le modèle économique incluant la durée de vie et la maintenance, le prix de 3 millions d’euros le mégawatt de l’hydrolienne installée génère quel prix de production d’électricité ?

M. Jean-Christophe Allo. Le prix de 3 millions d’euros le mégawatt installé est obtenu avec des machines d’une durée de vie de vingt à trente ans, comparable aux durées en vigueur pour l’exploitation du pétrole offshore. Notre modèle est plus proche des technologies « Offshore Oil and Gas » que des technologies énergétiques classiques. Travailler sous la mer change beaucoup de paramètres.

Concernant la maintenance, la technologie Sabella se différencie par la conception d’un élément aussi robuste et simple que possible, de manière à viser des cycles de maintenance à huit ou dix ans, car le coût des opérations en mer est très élevé. Moins nous aurons d’opérations à faire en mer et mieux le modèle économique se portera.

Quant au coût de l’énergie, les simulations les plus pessimistes le situent à 100 euros le mégawattheure, à l’horizon de 3 millions d’euros le mégawatt avec des déploiements industriels. Les modélisations les plus optimistes font état de 60 euros le mégawattheure.

(M. Julien Aubert remplace Mme de La raudière à la présidence.)

Mme Laure de La Raudière. Sabella est donc une entreprise française utilisant une technologie française et capable de créer une filière industrielle. Quels sont ses compétiteurs mondiaux en matière de fabrication d’hydroliennes ? D’autres pays sont-ils au même niveau ou plus avancés ?

M. Jean-Christophe Allo. De fait, cette filière est loin d’être franco-française. Les précurseurs de l’hydrolien sont les Britanniques. Dès le début des années 2000, sous l’impulsion de Tony Blair, elle a obtenu un fort soutien du gouvernement en vue de préparer la fin des champs « Oil and Gas » de la mer du Nord et de réutiliser tous les connaissances et compétences développées dans le monde de l’offshore.

Il existe aujourd’hui un quatuor mondial de leaders. La société Simec Atlantis Energy, originellement australo-singapourienne puis relocalisée au Royaume-Uni, mène le projet le plus emblématique de la filière, au large du nord de l’Écosse, dans les Orcades. Le deuxième grand acteur est la société autrichienne Hendriks. L’Autriche n’a pas de courants marins. Cette technologie avait été développée dans les îles Lofoten par une start-up norvégienne. Hendriks, grand acteur des barrages hydroélectrique, sorte d’Alstom autrichien des barrages alpins, voyant des synergies d’activité entre le secteur émergent de l’hydrolien et leurs activités historiques, a acquis cette société norvégienne. Le troisième acteur, l’écossais Orbital Marine Power, est le seul membre du quatuor de tête à mettre en œuvre une technologie flottante. À partir de rotors déployés sous un grand bateau, il a mis en œuvre une machine de 2 mégawatts qui a opéré avec succès pendant dix-huit mois au nord de l’Écosse. Le quatrième acteur est Sabella, que j’ai l’honneur de représenter aujourd’hui. Suit un panel d’une dizaine d’acteurs émergents, dont trois situés aux Canada et aux États-Unis et deux en Chine. Les autres se trouvent en Europe, en France, avec les sociétés Guinard Énergies et Hydroquest, au Royaume-Uni, avec la société Nova Innovation, ou en Espagne, avec la société Magallanes.

M. le président Julien Aubert. J’avais cru comprendre que DCNS avait abandonné un projet jugé trop coûteux, d’environ 300 millions d’euros.

M. Jean-Christophe Allo. Naval Group, anciennement DCNS, a créé la filière Naval Energy, dédiée à l’émergence des technologies d’énergies marines renouvelables. Originellement, ils avaient décidé de s’attaquer à l’ensemble des technologies d’énergies marines, aussi bien l’éolien que l’énergie thermique des mers, l’hydrolien ou l’houlomoteur, mais ils se sont rapidement recentrés sur l’éolien, l’hydrolien et l’énergie thermiques des mers. Ils ont investi environ 300 millions d’euros dans l’hydrolien via le rachat de la société irlandaise OpenHydro. C’était une technologie très différente de celle existant aujourd’hui dans le secteur des hydroliennes. Elle était carénée et présentait de fortes spécificités. Dès 2010, lorsque nous démarchions des investisseurs pour lever des fonds pour Sabella, nous avions, dans notre revue technologique et concurrentielle, identifié OpenHydro comme une technologie non viable à court ou moyen terme. La décision prise, l’année dernière, par Naval Energy d’arrêter sa division et son développement hydrolien est normale dans une filière en cours de restructuration, avec des acteurs qui naissent et d’autres qui disparaissent.

M. le président Julien Aubert. Mais le capital de Naval Group est pour partie public.

M. Jean-Christophe Allo. Il est détenu pour 60 % par l’État français et pour 40 % par Thales.

M. le président Julien Aubert. Vous nous dites en creux qu’en 2010, vous ne croyiez pas en cette technologie et qu’une entreprise publique a investi l’équivalent du budget annuel du Vatican, pour s’apercevoir, au bout de huit ans, que ce n’était pas viable.

M. Jean-Christophe Allo. Je ne suis pas dans les cercles de décision de Naval Group ou de l’agence des participations de l’État, mais on peut constater que 300 millions d’euros ont été investis par Naval Group et Naval Energies et qu’il a été choisi, in fine, d’arrêter cette technologie.

M. le président Julien Aubert. Votre point de vue selon lequel la technologie DCNS n’était pas viable était-il partagé dans le milieu des développeurs d’hydroliennes ? Je rappelle que vous vous exprimez sous serment.

M. Jean-Christophe Allo. Je ne m’exprimerai pas au nom de mes confrères, mais nous étions plusieurs à avoir émis des doutes sur la technologie développée par ce concurrent, en particulier à la suite de différents échecs de déploiements de démonstrateurs, au Canada ou en France. Malgré le déploiement de machines, il n’y avait pas eu de raccordement ni de démonstration technologique significative. La filière était vraiment dubitative quant aux résultats de ces essais et à la pertinence du choix technologique.

M. le président Julien Aubert. Vos doutes sont-ils restés en interne ou y a-t-il eu des débats, des échanges, des publications susceptibles d’alerter ?

M. Jean-Christophe Allo. Encore une fois, une grande partie de ces constats reposait sur les résultats des démonstrations. Personne n’était dans le secret des résultats de ces démonstrations, mais des échecs ont été publiés dans la presse, parce qu’ils ne pouvaient s’en cacher. C’était on ne peut plus public.

Il est dommage qu’autant d’argent ait été investi dans cette technologie, mais je tiens à souligner que ce constat ne doit pas être fait au détriment de l’ensemble du secteur. En matière d’hydrolien, il ne faut pas voir Naval comme l’arbre qui cache la forêt, puisqu’il y a tout de même beaucoup de succès technologiques, en particulier au Royaume-Uni et en France, avec des milliers de mégawattheures produits chaque année par des hydroliennes, et des décroissances de coûts qui commencent à devenir significatives. Il y a moins de deux mois, l’Union européenne a publié une étude montrant déjà une décroissance des coûts de 40 % depuis 2015.

M. le président Julien Aubert. Vous avez raison de pointer cela, mais quand je m’étais intéressé aux hydroliennes, il y a cinq ans, Naval Group était fortement mis en avant. Par conséquent, quand le projet s’est arrêté, j’avais compris qu’il n’y avait plus d’hydroliennes.

M. Jean-Christophe Allo. S’agissant d’un grand nom de la filière, cela a provoqué plus de remous que ne l’aurait fait la disparition d’un acteur moins visible. C’est le propre de toute filière en cours de structuration de voir des acteurs apparaître et d’autres disparaître. À notre sens, le retrait le plus significatif et le plus marquant, même si on en a moins parlé, est celui d’Alstom, dont la technologie était, à notre sens, excellente, avait un véritable avenir et était même la plus avancée. Malheureusement, lors du rachat de la division énergie d’Alstom, General Electric a fait des arbitrages et décidé de se concentrer sur l’éolien offshore au détriment de l’hydrolien. C’était un choix de stratégie d’entreprise. Pour avoir de nombreux contacts au sein de l’ex-Alstom Océan, je sais que ce choix a été très regretté en interne où l’on misait beaucoup sur ce développement.

M. le président Julien Aubert. Là encore, ce projet d’hydrolienne Alstom avait été plutôt financé par fonds publics.

M. Jean-Christophe Allo. Non, par des fonds privés.

M. le président Julien Aubert. Uniquement ?

M. Jean-Christophe Allo. Pas uniquement mais, selon une étude de l’Union européenne publiée il y a un peu plus d’un an, entre 2007 et 2015, 2,6 milliards d’euros ont été investis dans le domaine des énergies marines dans l’Union européenne, dont 75 % provenant de fonds privés.

M. le président Julien Aubert. Vous avez évoqué un potentiel de 80 à 100 gigawatts. Sur le plan européen ou sur le plan mondial ?

M. Jean-Christophe Allo. Sur le plan mondial !

M. le président Julien Aubert. S’agit-il de capacités installées ou de gigawattheures ?

M. Jean-Christophe Allo. Il s’agit de capacités installées.

M. le président Julien Aubert. Combien cela pourrait-il représenter en production ?

M. Jean-Christophe Allo. Selon les sites, le facteur de charge est compris entre 25 et 40 %.

M. le président Julien Aubert. Soit la différence entre l’éolien terrestre et l’éolien en mer.

M. Jean-Christophe Allo. En effet. Sur des sites moyens, le facteur de charge sera de 25 %, comparable à ceux de l’éolien terrestre. Sur des sites très significatifs comme celui du Raz Blanchard, au large du Cotentin, le facteur de charge sera de 40 %, comparable à celui de l’éolien offshore.

M. le président Julien Aubert. J’avais retenu que la technologie hydrolienne était surtout faite pour des courants marins assez forts, en sorte que la France métropolitaine n’était pas bien positionnée, mais qu’il existait des potentiels de développement en outre-mer. Or vous venez de parler du Cotentin.

M. Jean-Christophe Allo. Je m’étonne, car nous avons un plus fort potentiel hydrolien en France métropolitaine et très peu de potentiel dans les outre-mer. Nous avons un potentiel de capacité installée de 3 à 5 gigawatts, réparti principalement entre le Raz Blanchard, dans le Cotentin, la côte nord-bretonne à Paimpol-Bréhat, la pointe bretonne entre le passage du Fromveur, au large d’Ouessant et le raz de Sein, à proximité de l’île de Sein.

M. le président Julien Aubert. Ces 3 à 5 gigawatts représentent donc l’équivalent d’un parc éolien mais en mer.

M. Jean-Christophe Allo. Aujourd’hui, les parcs éoliens représentent de l’ordre de 500 mégawatts.

M. le président Julien Aubert. Mais 3 à 5 gigawatts représentent combien d’éoliennes en mer ?

M. Jean-Christophe Allo. Considérant que les hydroliennes auront une capacité unitaire de 1 à 2 mégawatts, cela représente entre 1 500 et 5 000 machines installées sur le littoral français.

M. le président Julien Aubert. En termes de production d’électricité, une hydrolienne correspond-elle à une éolienne ?

M. Jean-Christophe Allo. Pas du tout.

M. le président Julien Aubert. Combien faut-il d’éoliennes pour produire la même quantité d’électricité qu’une hydrolienne ?

M. Jean-Christophe Allo. Considérons le même facteur de charge de l’éolien offshore à 40 % et d’un site comme celui du Raz Blanchard à 40 % et établissons la comparaison des capacités unitaires. Aujourd’hui les développements « offshore » utilisent des machines d’une puissance d’environ 8 mégawatts, tandis que les machines du Raz Blanchard auront une puissance de 2 mégawatts. Il faudrait donc quatre hydroliennes pour une éolienne. En revanche, une des spécificités de l’hydrolien est sa très forte densité énergétique. Là où un parc éolien en mer de 500 mégawatts utilise une zone d’environ 100 kilomètres carrés, l’hydrolien n’en nécessitera qu’une de 5 à 10 kilomètres carrés.

M. le président Julien Aubert. Cela pose-t-il un problème pour la pêche au filet ?

M. Jean-Christophe Allo. Non, pour une raison technique simple. Dans ces zones hostiles de grands courants, on ne peut utiliser ni casiers ni filet, car les pêcheurs perdraient leurs matériels. On trouve du casier en bordure des zones de grand courant mais pas à l’intérieur. On pourrait trouver des arts traînants, mais ce serait inopérant car le fond est composé de sédiments et de substrats durs. La seule technique qu’on trouve fréquemment sur les zones hydroliennes est la pêche à la ligne, de type pêche au bar, une pêche de subsurface parfaitement compatible avec le développement de l’hydrolien posé sur le fond marin.

M. le président Julien Aubert. Quel est le coût du mégawatt ?

M. Jean-Christophe Allo. Avec les démonstrateurs, nous étions autour de 7 millions d’euros. Pour toutes les fermes pilotes pour les cinq à dix prochaines années, le coût sera d’environ 5 millions d’euros. Pour le déploiement industriel à l’horizon de 2025-2026, nous serons aux alentours de 3 millions d’euros du mégawatt installé.

M. le président Julien Aubert. Quel est le coût de revient du mégawattheure ?

M. Jean-Christophe Allo. Il est aujourd’hui d’environ 250 euros le mégawattheure installé. C’est la raison pour laquelle Sabella et de plus en plus d’acteurs de la filière ciblent prioritairement des zones reculées et isolées qui dépendent aujourd’hui du diesel extrêmement coûteux et polluant. Notre énergie est compétitive par rapport au diesel. Grâce à la prédictibilité de l’hydrolien, avec du stockage et d’autres énergies renouvelables, on peut présenter un mix énergétique très pertinent et très compétitif.

M. le président Julien Aubert. L’hydrolien n’est pas intermittent ?

M. Jean-Christophe Allo. Il est intermittent mais prédictible.

M. le président Julien Aubert. Comme le solaire ?

M. Jean-Christophe Allo. Non. Le solaire n’est pas prédictible.

M. le président Julien Aubert. On sait quand il fait jour.

M. Jean-Christophe Allo. Mais on ne sait pas forcément s’il y a du soleil. Nous sommes capables de vous dire combien va produire notre hydrolienne dans le passage du Fromveur, le 13 juillet 2028, à 14 h 31. La production est intégralement prédictible mais intermittente.

M. le président Julien Aubert. Est-elle pilotable ?

M. Jean-Christophe Allo. Elle est en grande partie pilotable, avec des solutions couplées à du stockage.

M. le président Julien Aubert. En ce cas, elle est comme les autres.

M. Jean-Christophe Allo. Non ! Dans la mesure où nous sommes parfaitement prédictibles, il existe une complémentarité forte entre stockage et hydrolien, puisqu’on sait quand et à quel niveau on va produire, quand on ne va pas produire et pendant combien de temps. Dès lors, le stockage est dimensionné à façon pour assurer une complémentarité. Contrairement à d’autres énergies intermittentes, on ne se retrouvera jamais, comme avec l’éolien, avec une production continue pendant six ou sept jours, puis plus rien pendant une dizaine de jours du fait de la présence d’un anticyclone.

M. le président Julien Aubert. Vous parliez d’une décroissance du coût du mégawatt installé. Vous êtes aujourd’hui à 250 euros le mégawattheure. Selon vous, quel sera ce coût dans cinq ans ?

M. Jean-Christophe Allo. À l’horizon de 2025 et 2026, quand des déploiements industriels s’associeront à des appels d’offres de grande ampleur, donc quand seront atteints les 3 millions d’euros par mégawatt, le coût in fine de l’énergie produite sera compris entre 100 et 60 euros le mégawattheure.

M. le président Julien Aubert. Je poserai une question un peu complexe. Vous dites qu’en mer, il est possible, soit de construire mille éoliennes offshore qui produisent de manière non prédictible et intermittente, à un coût compris aujourd’hui entre 50 et 150 euros le mégawattheure, c’est-à-dire 100 euros en moyenne, soit de construire 5 000 hydroliennes, qui prennent moins de place, qui ne posent pas de problème d’accessibilité sociale et dont le coût de production, aux alentours de 2025, sera compris entre 100 et 60 euros le mégawattheure, c’est-à-dire un étiage à peu près équivalent. Dans ces conditions, pourquoi General Electric, qui sait compter, n’investit pas dans votre technologie ? Nous avons reçu des marins qui nous ont exposé les problèmes de pêche et d’acceptabilité. Ne serait-il pas plus logique, et surtout plus facile en termes de pilotage, de faire de l’hydrolien plutôt que de l’éolien ?

M. Jean-Christophe Allo. Pour moi, ce n’est pas une alternative. Il faut une complémentarité des énergies renouvelables. Le choix ne doit pas être fait entre éolien et hydrolien, entre biomasse et photovoltaïque. Il faut développer l’ensemble des technologies capables de nous permettre d’atteindre les objectifs de transition énergétique.

M. le président Julien Aubert. Très belle réponse, mais dans la PPE, quel est votre objectif ?

M. Jean-Christophe Allo. Précisément, il n’y a pas d’objectif pour l’hydrolien.

M. le président Julien Aubert. Sur le papier, il y a complémentarité, mais dans la pratique, on fait des éoliennes mais pas d’hydroliennes.

M. Jean-Christophe Allo. Tout à fait d’accord ! Nous nous battons pour que l’hydrolien soit reconnu.

M. le président Julien Aubert. J’en suis à ma quatre-vingtième audition avec des gens qui m’expliquent que tout cela fonctionne en complémentarité, qu’il n’y a jamais d’opposition, mais à un moment donné, il y a une forme de cannibalisation. Quand l’État fixe un tarif de rachat ou lance un appel d’offres pour faire de l’éolien, il ne le fait pas pour de l’hydrolien. Comme les milliards d’euros ne sont pas duplicables, et nous le savons depuis l’affaire des gilets jaunes, il faut faire des choix et des arbitrages. Je comprends que vous ne vouliez pas critiquer l’éolien, mais pourquoi fixer des objectifs ambitieux à l’éolien en mer mais pas pour l’hydrolien ? Avez-vous un mauvais lobbying ? Nous avez-vous caché des choses ou un défaut structurel ?

M. Jean-Christophe Allo. L’hydrolien n’est pas du tout au niveau de maturité qui est aujourd’hui celui de l’éolien offshore posé.

M. le président Julien Aubert. Je vous rappelle que la production des premiers champs d’éoliennes offshore revenait à 200 euros le mégawattheure.

M. Jean-Christophe Allo. Sauf que vous parlez déjà d’un temps où l’énergie éolienne offshore accédait au stade commercial. Le premier parc éolien offshore a été créé en 1991, au Danemark : onze turbines pour 5 mégawatts installés. Aujourd’hui tout le monde parle de l’éolien offshore et on voit des courbes de développement faramineuses depuis les années 2005 et 2010, mais il y a eu toute une phase de soutien pour faire émerger la filière. C’est pourquoi notre discours ne vise pas du tout à demander à l’État d’inscrire dans la PPE des appels d’offres de 500 mégawatts pour 2019 ou 2020, puisque nous ne serions pas en mesure d’y répondre et nous serions dans l’incapacité totale de convaincre le moindre énergéticien et le moins financier d’investir dans cette technologie à de tels niveaux. Nous demandons un soutien continu à la filière de manière à ce que, à l’horizon 2025-2028, nous soyons en mesure de déployer des parcs de plusieurs centaines de machines sur les côtes françaises et à l’export.

M. le président Julien Aubert. Concrètement, qu’entendez-vous par un soutien continu ?

M. Jean-Christophe Allo. Le renouvellement des appels à manifestation d’intérêt, gérés, comme par le passé, par l’ADEME sur des parcs pilotes. Le renouvellement des appels à projet sur des briques technologiques permettant des ruptures technologiques et une décroissance significative des coûts. La confirmation d’un tarif d’achat, très limité en volume, puisqu’il s’agit de fermes pilotes de quelques machines, mais permettant de trouver un modèle économique pour ces premiers projets.

M. le président Julien Aubert. N’êtes-vous pas comparables aux générateurs de vapeur des réacteurs nucléaires à eau pressurisée ? Vous dites que vous serez opérationnels en 2028. Mais peut-être qu’en 2028, il sera trop tard. Après qu’on aura installé des centaines de mâts qui produiront de l’électricité que l’on dit verte, l’idée sera plutôt de contrôler la consommation d’énergie. Vous serez matures mais on risque de vous dire : nous avons construit des parcs pour vingt ou vingt-cinq ans, nous allons peut-être vous donner un peu de terrain, mais pas assez pour obtenir un potentiel industriel. Pour lancer une filière, il est intéressant de pouvoir montrer ce qu’on sait faire.

M. Jean-Christophe Allo. Je suis entièrement d’accord.

M. le président Julien Aubert. Ce problème chronologique, qui n’est pas de votre fait, ne risque-t-il pas de se retourner contre vous si on ne vous réserve pas une place à l’arrivée ?

M. Jean-Christophe Allo. Nous militons très fortement auprès du Gouvernement et des représentants des pouvoirs publics concernés pour que l’hydrolien soit mentionné de manière beaucoup plus ambitieuse dans la PPE, sous condition de décroissance de coût, comme c’était le cas dans la précédente.

M. le président Julien Aubert. Vous y êtes mentionnés ou pas ?

M. Jean-Christophe Allo. Pour l’instant, ce n’est pas le cas, sauf dans une phrase très négative.

M. le président Julien Aubert. Le capital de Sabella est français ?

M. Jean-Christophe Allo. Oui.

M. le président Julien Aubert. Vous êtes une entreprise française développant une technologie française et fournissant des emplois en France. Vous dites y être mentionnés de manière négative. Je suppose que vous avez développé au ministère concerné ces arguments qui devraient inciter, à tout le moins, à ménager les possibles. Comment expliquez-vous que ce ne soit pas le cas ?

M. Jean-Christophe Allo. C’est un grand point d’interrogation. Nous militons avec les différentes organisations représentatives de la filière depuis six à douze mois pour que l’hydrolien accède à une juste place dans la PPE. Malheureusement, nous n’avons pas d’échos favorables et nous ne pouvons expliquer pourquoi.

M. le président Julien Aubert. Ne pensez-vous pas qu’il y aurait un biais technologique dans la transition et une sorte d’application de la jurisprudence Minitel ? On mise sur deux technologies d’une façon dont l’État français est assez coutumier. En interne, des corps d’ingénieurs, soumis à des lobbys assez forts, ont décidé de faire de l’éolien et du photovoltaïque. Même si sur le papier on prévoit de diversifier, dans la réalité, comme ils ont la part du gâteau, on vous écoute d’une oreille distraite. N’est-ce pas plutôt cela ?

M. Jean-Christophe Allo. Je pense plutôt à un de ciblage de priorités. Les poches de l’État ne sont pas sans fond. Le choix se porte aujourd’hui sur une transition énergétique avec des technologies matures. Or nous plaidons à la fois pour déployer les technologies matures pour faire avancer la transition énergétique et pour investir dans les technologies qui seront complémentaires demain. Pour nous, les objectifs de la PPE tels qu’ils sont aujourd’hui prévus ne sont pas de nature à assurer un mix de 100 % de renouvelables à l’horizon de 2028. Même si nous parvenons à une maturité industrielle à l’horizon de 2025, il restera encore largement de la place pour déployer plusieurs centaines ou plusieurs milliers d’hydroliennes en France et en Europe, afin de contribuer aux objectifs de transition énergétique.

M. le président Julien Aubert. Monsieur Allo, sur ces mots, je vais clore cette audition, en vous remerciant pour les arguments assez convaincants que vous avez plaidés.

Laudition sachève à douze heures vingt.

*

*     *

33.   Audition, ouverte à la presse, de M. André Merlin, fondateur et ancien président de Réseau de transport d’électricité (RTE), et de M. Henri Granger, ancien directeur de RTE pour la région Rhône-Alpes-Auvergne (17 juillet 2019)

Laudition débute à quatorze heures dix.

M. le président Julien Aubert. Mes chers collègues, nous accueillons M. André Merlin, président-fondateur de Réseau de transport d’électricité (RTE) et M. Henri Granger, ancien directeur de RTE pour la région Rhône-Alpes-Auvergne. Notre commission a déjà auditionné RTE en la personne du président de son directoire, M. François Brottes, mais il nous a semblé utile, au regard de votre expérience professionnelle, messieurs, de revenir sur les conséquences de la transition énergétique sur un réseau centralisé comme le nôtre, en les envisageant d’un point de vue technique, d’autant que vous êtes, monsieur Merlin, un grand spécialiste des réseaux et que vous avez accompagné cette transition depuis ses débuts.

Quels sont, selon vous, les impératifs techniques que l’on pourrait qualifier de structurels ? En quoi sont-ils affectés par les changements en cours et annoncés – connexion des installations de production d’énergie intermittente, digitalisation, interconnexion des réseaux ?

Quelles sont les forces et les faiblesses de notre outil de transport de l’électricité ? Nous avons bien compris que l’un des problèmes auxquels se heurtait la transition énergétique était le réseau et non pas la production. Plusieurs personnes auditionnées ont toutefois affirmé que selon les experts de RTE, tout se passerait bien. Êtes-vous du même avis ?

Messieurs, vous disposerez d’une vingtaine de minutes tous les deux pour un exposé liminaire. Puis nous passerons aux questions, à commencer par celles de la rapporteure, Mme Meynier-Millefert.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je suis dans l’obligation de vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(M. André Merlin et M. Henri Granger prêtent successivement serment.)

Monsieur Merlin, vous avez la parole.

M. André Merlin, fondateur et ancien président de Réseau de transport délectricité (RTE). Monsieur le président, madame la rapporteure, sachez que je suis très honoré par l’invitation qui m’a été faite de parler devant votre commission. Après avoir créé RTE en 2000 et l’avoir présidé jusqu’en 2007, j’ai été président du Conseil international des grands réseaux électriques : organisation non gouvernementale dont le siège est à Paris, elle regroupe plus de 10 000 adhérents de cent pays différents et constitue un lieu privilégié pour discuter de l’évolution des réseaux électriques. Aujourd’hui, je suis élu local et mes fonctions de maire-adjoint de ma commune de naissance dans le Cantal et de premier vice-président du syndicat départemental d’énergies me donnent l’occasion de faire de la transition énergétique sur le terrain dans une zone rurale.

Pour bien comprendre les impacts des énergies renouvelables dans le domaine de l’électricité, il faut en cerner les aspects techniques avant les aspects économiques. Il importe aussi de prendre en compte le marché de l’électricité, à la création duquel j’ai contribué en 2000 en tant que président de l’Association européenne des gestionnaires de réseaux de transport d’électricité. À moins que vous ayez des questions particulières, je précise que je n’aborderai pas les aspects industriels et environnementaux.

Un grand système électrique comme celui que nous avons en Europe est un système complexe. L’Académie nationale d’ingénierie des États-Unis est même allée jusqu’à dire qu’il constituait l’un des systèmes les plus complexes jamais créés et réalisés par l’esprit humain. Très vite, bien avant l’ouverture des marchés, on s’est d’ailleurs aperçu que pour maîtriser cette complexité, il fallait disposer d’outils d’aide à la décision.

Cette complexité tient principalement au fait que l’électricité n’est pas stockable directement. Il faut donc en permanence procéder à un équilibrage entre l’offre et la demande, qui est très variable au cours de l’année, de la semaine et de la journée. Pour que cette opération soit réalisée dans des conditions techniques acceptables du point de vue des équipements du réseau, il importe de contrôler de manière continue trois paramètres décisifs : la fréquence, avec une référence de 50 Hertz et une plage admissible située entre 49,5 Hz et 50,5 Hz, la tension et le courant. Il faut savoir que tout écart par rapport aux valeurs de référence fait courir au réseau un risque considérable, celui d’un écroulement complet du système électrique, ou black-out.

La France a connu deux black-out : en décembre 1978, tout le pays a été plongé dans l’obscurité pendant près d’une journée ; en 1987, l’obstruction par la glace des prises d’eau de la centrale de Cordemais a conduit à l’arrêt de la production d’électricité et l’instabilité de tension qui en a résulté a entraîné une coupure généralisée dans tout l’ouest de la France. Et en novembre 2006, notre pays a failli connaître un nouveau black-out à cause d’un incident survenu en Allemagne du Nord qui a eu des conséquences lourdes sur l’ensemble du réseau européen.

Pour assurer l’équilibre entre l’offre et la demande, le gestionnaire de transport peut procéder à deux types de coupures d’électricité : programmées dans le cadre de l’effacement ou immédiates et sans préavis dans le cadre de l’interruptibilité, essentielle pour éviter l’écroulement du système électrique. C’est grâce à ce dernier dispositif qu’on a échappé au black-out européen lors de l’incident de novembre 2006.

Le marché de l’électricité européen mis en place à partir des années 2000 a ajouté des degrés de complexité dans le système électrique. Premièrement, pour donner la possibilité à chaque client de choisir son fournisseur partout en Europe selon le principe de l’accès des tiers au réseau, il a fallu traduire les échanges commerciaux en flux physiques et créer une infrastructure informatique. Deuxièmement, le développement des énergies renouvelables à caractère intermittent a induit la nécessité de compenser les variations de production par d’autres moyens de production pilotables. La conclusion à laquelle on arrive assez vite, c’est que si ce type d’énergies se développe, il sera indispensable de disposer de moyens de production conventionnels, qu’il s’agisse de centrales nucléaires comme c’est le cas, pour l’essentiel, en France, de centrales au gaz comme en Espagne ou de centrales au charbon comme en Allemagne. Précisons que c’est la filière nucléaire française qui a développé cette capacité de pilotage, absente de la filière américaine à l’origine de ces centrales.

Certains estiment que le stockage permettra de faire face au caractère intermittent des énergies renouvelables. Cela ne me paraît pas crédible, ni sur le plan technique, ni sur le plan économique. Imaginer qu’en 2050 nous serons capables de satisfaire la totalité de la demande d’électricité uniquement grâce aux énergies renouvelables et au stockage est une idée qui manque de consistance, sauf rupture technologique – je laisse de côté l’hydraulique, qui est aussi une énergie renouvelable.

En outre, la substitution des moyens de production intermittents aux moyens conventionnels réduit l’inertie électro-mécanique du système, autrement dit, elle le rend moins stable. Cela me paraît important de le souligner car des événements récents l’ont montré. L’Australie du Sud a connu une succession de black-out qui ont conduit les pouvoirs publics à commander en catastrophe des turbines à combustion pour des centrales de gaz afin de stabiliser le système autour d’Adelaïde qui est faiblement interconnectée avec le reste du réseau australien. Cela a eu des conséquences politiques importantes. Des événements comparables se sont produits à Taïwan : un black-out a affecté une bonne partie du pays, notamment la capitale, Taipei. Par référendum, il a ensuite été décidé de maintenir le nucléaire dans le mix énergétique alors que la présidente de la République avait mis à son programme la mise hors-service des centrales nucléaires. Notons qu’en Europe, des pays ayant fortement développé les énergies renouvelables comme le Danemark ou le Portugal ne sont pas soumis à semblables problèmes d’instabilité car le système de transport est fortement interconnecté.

J’en viens à l’impact sur les marchés de l’électricité. Périodiquement, des prix négatifs apparaissent sur le marché spot, ce qui constitue un non-sens économique. Cela tient essentiellement au fait que l’on fait cohabiter deux systèmes qui deviennent de plus en plus incompatibles, comme j’ai eu l’occasion de le dire au commissaire européen à l’action pour le climat et l’énergie : un système ouvert à la concurrence, mis en place en 2000, d’une part, et un système administré, avec des énergies renouvelables subventionnées bénéficiant d’une obligation d’achat, d’autre part. Ce système, si j’ai bien compris ce qu’a dit le président de la Commission de régulation de l’énergie (CRE) est en train d’évoluer grâce à l’introduction de prix garantis. Cela constitue certes un progrès mais cela reste insuffisant. Pour éviter que les prix négatifs ne deviennent de plus en plus fréquents, il faudrait introduire les énergies renouvelables les plus matures dans le mécanisme du marché, plus précisément dans l’ordre de préséance économique dont Jacques Percebois a exposé devant vous les mécanismes de manière très pédagogique.

M. Henri Granger, ancien directeur de RTE pour la région Rhône-Alpes-Auvergne. Monsieur le président, madame la rapporteure, j’ai consacré trente-trois ans de ma carrière au transport de l’électricité, en commençant dans un bureau d’études. Dans les années soixante-dix, j’ai travaillé au développement des réseaux régionaux dans l’Est et j’ai vu comment, lors de la grande panne de 1978, la connexion avec le réseau allemand avait épargné l’Alsace et la Lorraine. De la même manière, en 1987, le Sud-Ouest a échappé au black-out qui a touché l’Ouest de la France car il est resté accroché au réseau espagnol. L’élaboration et le suivi de budgets d’investissement m’ont par la suite aidé à forger une vision à moyen terme et à long terme des besoins. Quant à mes passages en exploitation, directement sur le terrain, ils m’ont permis d’être en contact avec les personnes qui surveillent les ouvrages, les maintiennent en bon état de fonctionnement et les réparent. En 1987, j’ai connu un sabotage du côté de Tavel : des grappins ont été lancés sur des lignes de 400 000 volts qui longent la vallée du Rhône et cela a eu des répercussions jusqu’en Autriche. La catastrophe a été évitée de peu. À la fin des années quatre-vingt-dix, j’ai dirigé le centre de dispatching régional situé à Lyon où j’ai eu à gérer les conséquences de la tempête de 1999. Nous avons mis à profit l’expérience du black-out de 1978 marqué par une remise en charge trop rapide des centrales qui avait provoqué un nouvel écroulement ; nous avons privilégié une montée en charge progressive du réseau, qui est la procédure inscrite dans les plans de reprise élaborés en amont. En 2006, j’ai terminé ma carrière en tant que directeur de la région Rhône-Alpes-Auvergne avec pour mission de veiller à l’entretien, au développement et à l’ingénierie du réseau régional.

Je me tiens prêt pour répondre à vos questions concernant les problèmes de stabilité, de reprise des réseaux et les moyens d’éviter l’effet domino d’écroulement des lignes. Pour assurer l’équilibre entre la production et la consommation, des plans de fonctionnement sont définis chaque jour en fonction de prévisions élaborées un an avant, un mois avant, un jour avant. Il y a en particulier une procédure qui prend en compte la perte d’un élément important du réseau, qu’il s’agisse d’une ligne à 400 000 volts ou d’un groupe de production, de manière que les manques à transiter ou à produire se reportent sur les autres groupes ou lignes. Toutefois, lorsqu’il y a plusieurs incidents de ce type, les reports s’accroissent et plus on charge les autres lignes, plus elles déclenchent, par effet de surcharge, un effet de domino : tout tombe et tout s’isole.

M. le président Julien Aubert. La programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) prévoit une augmentation forte de la part de l’énergie intermittente. Vous avez souligné, monsieur Merlin, que vous ne croyiez pas à la solution du stockage, sauf rupture technologique. D’autres solutions possibles ont été évoquées au cours des auditions : le recours aux réseaux intelligents qui permettraient un arbitrage, le foisonnement qui contribuerait à un équilibrage selon certains et qui n’aurait aucun effet selon d’autres.

En termes de gestion du réseau, y a-t-il un risque de provoquer un black-out si on dépasse un certain pourcentage d’électricité intermittente ? Quel serait le seuil fatidique ?

M. André Merlin. Le risque est permanent mais il est plus ou moins élevé selon la situation dans laquelle on se trouve. Plus on augmente la part des énergies intermittentes, plus ce risque croît. Pour le maîtriser, il faut disposer de moyens pilotables conventionnels, qu’il s’agisse de centrales thermiques à flamme ou de centrales nucléaires. L’hydraulique peut être une solution mais uniquement dans les pays où il y a une forte puissance en hydroélectricité comme la Norvège et le Canada. En France, il doit servir principalement à passer les pointes de consommation.

Le stockage procure une plus grande flexibilité, et à ce titre il est pertinent d’augmenter les capacités, toutefois il ne saurait répondre à lui seul aux enjeux soulevés par l’intermittence. Au-delà de l’instabilité du système, se pose un problème de coût qu’a pointé Jean-Marc Jancovici devant votre commission.

Un des moyens, au niveau européen, de maîtriser ce risque consiste à développer les interconnexions, solution dont je me suis fait depuis longtemps l’avocat. Elles ont trois avantages. Premièrement, elles permettent une solidarité entre les États membres : si un pays est confronté, pour de multiples raisons, à un déficit de production, il peut avoir recours à l’électricité disponible dans les pays voisins – on envisage même maintenant des interconnexions entre continents, notamment entre l’Europe et l’Afrique du Nord. Deuxièmement, elles favorisent l’intégration des marchés : plus les réseaux sont interconnectés, plus il est facile de mobiliser la production d’autres pays et de faire jouer la concurrence. Troisièmement, elles facilitent l’intégration des énergies intermittentes, notamment du fait du foisonnement, dont l’effet n’est pas très important, je le reconnais – lorsqu’il fait froid en France et que l’éolien est presque à l’arrêt, il y a toutes les chances pour qu’il en aille de même en Allemagne.

Pour toutes ces raisons, la Commission européenne encourage la création de nouvelles interconnexions, notamment entre la France et les pays voisins – la péninsule ibérique, l’Italie, l’Irlande, le Royaume-Uni. Le problème, c’est que ces ouvrages coûtent de plus en plus cher parce qu’ils passent soit sous la mer, soit sous la terre en raison de la difficile acceptabilité de l’implantation de pylônes à très haute tension, comme nous avons pu le voir avec le projet de ligne France-Espagne. La question se pose de savoir jusqu’où aller dans le développement des interconnexions. Il y a un calcul à faire pour montrer que ces opérations sont rentables. C’est au gestionnaire du réseau de mettre en évidence ces atouts dans les discussions avec la Commission.

M. le président Julien Aubert. Qui paie pour ces interconnexions ? Lors de son audition, nous avons demandé à François Brottes quel était le coût d’adaptation du réseau. Les chiffres qu’il a cités n’étaient pas très élevés, si mes souvenirs sont bons.

M. André Merlin. Le coût est intégré dans le tarif d’utilisation des réseaux publics d’électricité (TURPE) et il est financé pour moitié par RTE. Pour les interconnexions les plus importantes, il existe des subventions. Sur les 2 milliards que coûtera l’interconnexion avec l’Espagne par le golfe de Gascogne, 500 millions seront pris en charge par l’Union européenne, le reste étant partagé entre les deux gestionnaires de réseau.

En outre, dès l’année 2000 a été mis en place un mécanisme de mise aux enchères des capacités commerciales d’interconnexion entre pays pour garantir que leur attribution se fasse de manière non-discriminatoire. Le revenu de ces enchères va au gestionnaire de réseau, ce qui lui permet d’amortir les coûts et de les faire moins peser sur le TURPE. Toutefois, au fur et à mesure que les capacités d’interconnexion entre les pays augmentent, les enchères diminuent et leur rentabilité baisse. Il faut savoir jusqu’où aller.

M. le président Julien Aubert. Plus l’interconnexion augmente, plus les pays sont vulnérables puisqu’ils sont davantage exposés aux dysfonctionnements de leurs voisins.

M. André Merlin. C’est vrai et c’est ce qui est au cœur de l’incident de novembre 2006. Son origine réside dans le manque de coordination entre deux gestionnaires de réseau de transport de l’électricité : le gestionnaire de l’Allemagne du Nord et le gestionnaire de l’Allemagne du Sud. Celui du Nord devait mettre hors tension une ligne de 400 000 volts qui surplombait le fleuve Ems afin d’éviter tout risque de court-circuit avec un paquebot de croisière sortant d’un chantier naval. Mais il a commis une erreur en procédant à la mise hors tension beaucoup plus tôt que prévu, aux alentours de vingt-deux heures, alors qu’elle aurait dû intervenir au creux de la nuit. Cela a immédiatement provoqué une surcharge sur les lignes voisines et par effet de cascade, le réseau européen s’est séparé en deux entre la Baltique et l’Adriatique, alors que 10 000 Mégawatts étaient en train d’être importés de l’est vers l’ouest de l’Europe. La fréquence a chuté de pratiquement 1 Hz et les éoliennes conçues pour décrocher à 49,5 Hz se sont séparées du réseau, ce qui a accru la perte de production dans la partie ouest de l’Europe dont les besoins sont passés de 10 000 MW à 17 000 MW en une fraction de seconde.

Pour revenir à la normale, il a fallu faire appel à l’interruptibilité, autrement dit aux relais de délestage sur baisse de fréquence installés au niveau des postes moyenne et basse tension qui permettent sans préavis de couper l’électricité aux clients non prioritaires. Je me souviens avoir reçu un appel de l’Élysée s’étonnant que dans certaines rues, un côté avait encore de l’électricité et l’autre plus. Cela a été presque un miracle mais l’équilibre entre production et consommation a pu être rétabli. Nous étions en train d’importer de l’électricité en provenance d’Espagne et les flux ont été immédiatement inversés. La production hydraulique française a sauvé la péninsule ibérique, en situation extrêmement difficile du fait de sa position en bout de chaîne. La reprise a été effective au bout d’une heure ou deux heures.

RTE a accru encore les capacités d’interruptibilité en l’étendant à ses clients industriels directement à partir du dispatching national, moyennant finance. Cela a permis, le 10 janvier 2019, d’éviter un incident qui aurait pu être de même nature que celui que je viens de décrire. La fréquence a en effet chuté à 49,7 Hz mais grâce au délestage, elle a été stabilisée à ce niveau, ce qui a permis d’éviter le décrochage des éoliennes à 49,5 Hz. Nous n’avons pas encore tous les détails mais il semblerait que la cause soit un problème de coordination entre deux gestionnaires de réseau, celui de l’Allemagne du Sud et celui de l’Autriche. On peut dire que RTE a sauvé les meubles à l’échelon européen.

M. le président Julien Aubert. Avant de passer la parole à M. Granger, qui souhaite réagir aux propos de M. Merlin, j’ajoute une question, car je n’ai pas bien compris pourquoi l’intermittence compliquait la tâche, même si, intuitivement, quelque chose me dit que, dès lors que les éoliennes se détachent automatiquement du réseau en cas d’accident, plus il y a d’éoliennes, plus cela risque de se produire. En d’autres termes, n’y a-t-il pas le risque, si un accident intervenait – par exemple du fait d’une mauvaise coordination –, que l’on ait subitement besoin non pas de 17 gigawatts mais de 30 ou 40 gigawatts ?

M. Henri Granger. En ce qui concerne les lignes d’interconnexion – notamment celle avec l’Espagne, dont il a été question –, on considère en général que, pour qu’un pays puisse bénéficier du réseau européen, il faut que la liaison représente au moins 10 % de la puissance installée de ce pays, de façon à ce qu’un échange soit possible. L’Espagne est déficitaire ; c’est pour cela qu’elle a intérêt à augmenter ses liaisons d’interconnexion avec la France et le reste de l’Europe. Quant à l’Italie, son problème est simple : elle n’a pas d’énergie. Elle en importe du matin au soir, elle tire sur le réseau européen quasiment en permanence.

S’agissant des erreurs qui pourraient être commises dans un pays et auraient des conséquences sur ses voisins, il existe quand même, en France, un système de protection qui permet de sauver non seulement le réseau, mais aussi les centrales – car un arrêt brutal peut entraîner des casses de matériel, notamment des alternateurs, et il en va de même si les centrales sont trop sollicitées, aussi bien en sous-vitesse qu’en sur-vitesse. Nous avons des protections par zones : il existe trois ou quatre grandes zones qui permettent d’équilibrer un peu la production et la consommation. Cela permet d’éviter, par exemple, qu’en cas d’effacement des centrales de la vallée du Rhône, ce soit Gravelines qui alimente Nice. Il existe donc ce que nous appelons des « zones de réglage », qui permettent de surveiller le niveau de tension et la fréquence. Le même système existe aussi par grandes zones européennes : les sociétés de réseau définissent entre elles les zones de réglage de la fréquence et de la tension. Si la fréquence et la tension diminuent vraiment beaucoup, il existe également, à la périphérie de ces zones, y compris dans les régions frontalières, ce que l’on appelle des « protections en rupture de fréquence », c’est-à-dire que quand la fréquence descend ou monte trop, on coupe la ligne pour s’isoler : les réseaux se séparent. Si un gestionnaire de réseau en Europe centrale faisait une mauvaise manipulation entraînant les autres réseaux, ces derniers seraient déconnectés, à un moment donné, par ces protections en rupture de synchronisme.

M. André Merlin. À la suite de l’incident de novembre 2006, lors duquel on s’est aperçu que, du fait de leur conception, les éoliennes se séparaient du réseau quand la fréquence chutait en dessous de 49,5 hertz, une nouvelle réglementation a été élaborée. Elle n’est d’ailleurs entrée en vigueur que très récemment, en 2016. Les nouvelles éoliennes doivent tenir la fréquence comme les moyens de production traditionnels, c’est-à-dire qu’elles doivent rester connectées au réseau pratiquement jusqu’à 47,5 hertz, ce qui donne une marge bien plus importante. Cela dit, toutes les éoliennes construites avant cette date restent tributaires de la contrainte des 49,5 hertz. Si un événement comparable à celui que j’ai décrit se reproduisait, le risque d’un black-out ne serait donc pas négligeable.

M. le président Julien Aubert. Avez-vous une idée du potentiel total des éoliennes, en termes de capacité installée ?

M. André Merlin. Au niveau européen ?

M. le président Julien Aubert. Non, je parle de la partie qui, en France, se désolidariserait automatiquement du réseau en cas de blocage : combien représente-t-elle ?

M. André Merlin. Je suis désolé, mais c’est une question qu’il faut poser au gestionnaire de réseau : je n’ai pas le chiffre en tête. Lors de l’incident de 2006, cela représentait 7 000 mégawatts. Depuis, un certain nombre d’éoliennes supplémentaires ont été installées. Je dirais qu’on est vraisemblablement, en France, au-dessus des 10 000 mégawatts.

M. Henri Granger. La puissance installée est effectivement de 15 000 mégawatts, et la production varie entre quelques centaines de kilowatts et 10 000 mégawatts.

M. le président Julien Aubert. Le mécanisme est-il valable seulement pour les éoliennes, ou bien l’est-il aussi pour les autres énergies intermittentes, par exemple les panneaux photovoltaïques ?

M. Henri Granger. Les panneaux photovoltaïques produisent de l’énergie en progression. Ce n’est pas de l’énergie « brutale ». Le problème, quand elle est coupée, n’est pas le même, à moins qu’il y ait un court-circuit. Quand un champ d’éoliennes arrête brutalement sa production, les personnes qui participent aux réglages, c’est-à-dire à la gestion des moyens pilotables, doivent agir. Le plus souvent, on injecte de l’énergie hydraulique, parce que c’est le seul moyen de production qui démarre en quatre à cinq minutes. Les autres centrales prennent progressivement le relais, mais il faut plusieurs dizaines de minutes pour qu’elles reconstituent ce qui manque, de façon à stabiliser la fréquence. Avec les éoliennes, on observe soit des fluctuations, c’est-à-dire que la production est « en accordéon », en fonction de la force de vent, ce qui n’est pas bon pour les groupes de production quels qu’ils soient, soit un déclenchement brutal, par gros paquets, ce qui provoque des secousses sur le réseau. Pour répondre à la question que vous posiez, monsieur le président, selon les derniers éléments dont j’ai eu connaissance, on estime que, lorsque les énergies intermittentes dépassent 20 % ou 30 % du parc de production d’un pays, le risque de perturbation du réseau est très important.

Au mois de juin, un samedi, à minuit, on avait une production d’énergie éolienne de 11 000 mégawatts ; vingt-quatre heures après, elle était de moins de 1 000 mégawatts. Il a donc fallu trouver, en vingt-quatre heures, 10 000 mégawatts pour remplacer progressivement l’énergie éolienne. Heureusement, cela n’a pas créé d’incident.

M. le président Julien Aubert. Vous dites donc qu’il y a un risque au-delà de 20 % ou 30 % d’électricité produite par des énergies intermittentes ? Par ailleurs, vous ne m’avez pas répondu concernant le photovoltaïque. Je veux savoir si, en cas de problème apparaissant subitement dans un autre pays, il y a la même règle que pour l’éolien, c’est-à-dire que le photovoltaïque se détache du réseau.

M. André Merlin. Je pense que, pour le photovoltaïque, la contrainte est beaucoup moins prégnante que pour l’éolien.

Pour apporter une nuance à ce que disait Henri Granger – je le connais bien et nous nous estimons mutuellement –, il me semble que les interconnexions modifient un peu les choses. C’est pour cela que le Danemark, où le taux de pénétration des énergies intermittentes, notamment de l’éolien, est bien supérieur au nôtre, réussit à maintenir sa stabilité. C’est la même chose pour le Portugal.

M. le président Julien Aubert. Dans ce cas, si je vous suis bien, il faut raisonner en se fondant sur le taux européen moyen.

M. André Merlin. Effectivement. La question qui se pose, et qui doit faire l’objet de réflexions au niveau européen, notamment dans le cadre du Réseau européen des gestionnaires de réseau de transport d’électricité (ENTSOE), que j’ai créé en 2001, est de savoir quelle devra être globalement la part des énergies renouvelables dans le mix électrique. En effet, comme vous le savez, l’objectif fixé au niveau européen est de parvenir, en 2030, à 32 % d’énergies renouvelables – y compris l’hydraulique et les énergies renouvelables non électriques – dans le mix énergétique. Reste à savoir quelle sera leur proportion dans le mix électrique global. Sera-t-on au-delà de 50 % ? Si c’est le cas, on est en droit de se poser des questions. Selon une information que m’a donnée la direction générale de l’énergie de la Commission européenne, ce serait autour de 55 %.

M. le président Julien Aubert. Excusez-moi, je suis un esprit lent. Parlez-vous de la production électrique d’origine renouvelable ou bien d’origine intermittente ?

M. André Merlin. Je pense – mais la prudence s’impose – que la limite est à 40 %. Il importe d’examiner ce problème de beaucoup plus près pour savoir jusqu’où on peut aller.

M. le président Julien Aubert. Selon vous, quel doit donc être le pourcentage maximal ?

M. André Merlin. De mon point de vue, de l’ordre de 40 % d’énergies intermittentes, en considérant les choses globalement, du fait des interconnexions. La perte de stabilité, dans le sud de l’Australie, est intervenue parce que le pourcentage était de l’ordre de 40 %.

M. le président Julien Aubert. La différence entre le chiffre que vous avancez et celui de M. Granger s’explique par le fait que vous prenez en compte la soupape que représentent les interconnexions ?

M. André Merlin. Exactement, et je dis que les interconnexions sont un moyen de mieux intégrer les énergies renouvelables intermittentes.

M. Henri Granger. Les choses sont encore plus compliquées que cela, parce que nous ne jouons pas tous dans la même cour : si, en France, la puissance appelée pendant l’hiver se situe aux alentours de 85 000 mégawatts, et que l’ordre de grandeur est comparable pour l’Allemagne – même si c’est un peu moins –, l’Espagne est à 45 000 ou 50 000 mégawatts. Nous n’avons donc pas les mêmes problèmes. En revanche, le taux de stabilité, lui, est le même dans chaque pays. On ne peut donc pas tout mettre dans la même bassine, si je puis dire.

M. le président Julien Aubert. Si on doit équilibrer l’offre et la demande au niveau européen, dans le cadre d’un grand système, quelle différence cela fait-il s’il y a des petits pays et des gros pays ? Si je comprends bien, on peut équilibrer soit au niveau national soit au niveau européen. Dès lors qu’on décide de le faire au niveau européen, ce qui compte, n’est-ce pas l’offre et la demande européennes, et la part d’énergies renouvelables au niveau européen ?

M. Henri Granger. Je reprends l’exemple que je vous ai donné tout à l’heure : au mois de juin, nous avons dû trouver 10 000 mégawatts en vingt-quatre heures. Imaginez que cela se soit produit le 15 janvier. Même avec les interconnexions, nous n’aurions pas trouvé toute cette énergie.

M. le président Julien Aubert. Donc, en réalité, même au sein d’un système interconnecté, certains pays jouent le rôle de « coussins de sécurité ». À la limite, si le Danemark avait 60 % d’énergie éolienne, ce serait moins grave que si c’était le cas de l’Allemagne ou de la France.

M. André Merlin. Voilà.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Je voudrais vous interroger sur trois aspects : le pilotage intelligent, les capacités d’effacement et le stockage – auquel, a priori, vous ne croyez pas beaucoup. Quelles sont, selon vous, dans ces différents domaines, les possibilités de progrès ?

M. André Merlin. Je suis favorable au stockage, mais je dis très clairement qu’il ne peut pas régler le problème de l’intermittence, en raison des difficultés techniques et économiques que pose celle-ci. Cela dit, il faut accroître les capacités de stockage du réseau français. En particulier, je suis tout à fait favorable à ce que l’on crée une nouvelle station de transfert de l’énergie par pompage. Peu de sites peuvent être équipés, mais il en existe – notamment dans la haute vallée de la Dordogne, où je suis élu : il y a un site équipable de 1 000 mégawatts. Cela fait des années qu’on en parle ; malheureusement, cela n’a toujours pas été réalisé. Or, au fur et à mesure qu’on développe les énergies à caractère intermittent, on s’aperçoit que, pour ce qui est d’ajuster l’offre à la demande, ces moyens de stockage sont des éléments intéressants.

M. Henri Granger. Ce sont les premiers intervenants.

M. André Merlin. Effectivement. De ce point de vue, je suis favorable au développement du stockage. Je crois moins au stockage avec des batteries – sur le modèle de ce qui se fait pour les véhicules électriques. Selon moi, une telle solution nécessite encore d’être confirmée.

Les réseaux intelligents, que l’on appelle souvent les smart grids, sont liés principalement à la distribution. L’élément essentiel dans la construction des réseaux intelligents, ce sont les compteurs communicants ou intelligents, tels les compteurs Linky, qui font l’objet, comme vous le savez, de certaines critiques qui me paraissent d’ailleurs assez infondées – mais c’est là un autre problème. À partir du moment où un compteur intelligent est installé, on peut avoir, en aval, un gestionnaire d’énergie, en l’occurrence une box – comme il en existe dans le domaine des télécoms – capable de gérer de manière intelligente l’utilisation de l’énergie, et ce sur la base d’offres de prix qui incitent le client à s’effacer à telle ou telle heure. Cela peut se faire dans le cadre d’un contrat, mais le gestionnaire de réseau de transport a besoin d’une interface, à savoir d’un agrégateur – je crois que le sujet a déjà été abordé par votre commission – qui réunit toutes les possibilités d’effacement offertes par la clientèle domestique. À partir de là, on peut envisager une aide au fonctionnement du réseau, surtout dans les situations critiques, notamment les périodes de pointe, quand la production n’est pas suffisante et que les capacités d’importation sont limitées : l’effacement est un moyen de contrôler l’équilibre entre l’offre et la demande. C’est particulièrement vrai, bien évidemment, au niveau industriel – mais je pense que RTE vous en a parlé : des contrats permettent d’effacer, avec annonce préalable, 3 000 mégawatts en cas de besoin. Je mets à part les 1 500 mégawatts d’interruptibilité, car l’instrument n’est utilisé qu’en cas d’urgence, dans des situations de vulnérabilité extrême comme celle que j’ai rappelée tout à l’heure.

M. Henri Granger. Le pilotage intelligent du réseau de transport se développe aussi du fait que, grâce aux moyens de communication modernes, on peut rapatrier de plus en plus d’informations précises.

Un peu comme l’aiguilleur du ciel, le dispatcher, dans la salle de commandes électriques, a sous les yeux de plus en plus d’informations – et des informations rafraîchies. L’intelligence artificielle permet de trier les informations mais elle n’efface pas la présence de l’homme. En effet, si l’intelligence artificielle permet de réaliser les schémas de réseaux dans 95 % des cas ou presque, puisqu’il suffit d’entrer dans le système les lois de l’électrotechnique, lesquelles n’ont pas changé depuis 150 ans, il reste les 5 % de cas délicats, dans lesquels se produit une véritable avalanche d’informations. Par exemple, en 1999, pendant la tempête, à partir de trois heures du matin, on voyait les lignes tomber les unes après les autres. Lors de tels événements, les gens sur le terrain sortent tous de leur lit pour aller devant leurs tableaux de commandes, ou dans les dispatchings – tant le dispatching national que les dispatchings régionaux. Devant l’avalanche d’informations, l’essentiel est de trier les informations pour trouver celles qui sont urgentes, utiles ou nécessaires.

J’ai quitté le métier en 2006 ; je pense que, depuis lors, des progrès ont été faits en termes de systèmes d’information, permettant d’avoir des informations plus nombreuses, plus précises et de mieux faire le tri pour trouver celles qui sont utiles et urgentes, ce qui permet d’éviter des incidents majeurs sur le réseau. Cela dit, le jour où il s’en produit un, même les employés qui sont en congé reviennent pour aider leurs collègues à trier les informations et diriger les opérations de remise en route d’un réseau. Quand un réseau est complètement tombé, il ne repart que grâce à l’énergie hydraulique, utilisée pour réalimenter les auxiliaires des centrales, car elle permet de maintenir et de stabiliser le niveau de fréquence, de sorte que les centrales se recouplent à un réseau, redémarrent de façon progressive et rechargent leurs moyens de production. Il faut le faire intelligemment : si on va trop vite et que l’on raccorde des points de production qui ne sont pas sécurisés, cela se fait au détriment d’autres dont il pourrait être plus urgent de s’occuper. Or ce tri nécessite obligatoirement l’intervention de l’intelligence humaine.

À mon époque, il y avait sept dispatchings régionaux en plus du dispatching national. On pourrait peut-être supprimer un ou deux d’entre eux, mais je serais très prudent à cet égard, car ils sont notre assurance-vie. Même s’ils ne servent que dans 3 % des cas, ce sont les 3 % dans lesquels il faut vraiment être infaillible. De ce point de vue également la fonction ressemble à celle d’aiguilleur du ciel : la plupart du temps, aiguiller les avions, c’est de la routine, mais quand il y a un pépin, avec un trop grand nombre d’éléments perturbateurs, on a beau avoir toute l’intelligence artificielle qu’il faut, la machine ne sait pas faire – en tout cas, c’est ce que je pense.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous avez tous les deux un certain recul historique : depuis combien de temps vous occupez-vous des questions de réseaux ?

M. André Merlin. Après avoir obtenu mes diplômes dans deux écoles d’ingénieurs, j’ai commencé ma carrière à la direction de la recherche d’EDF et j’ai développé des outils d’aide à la décision, à la fois pour l’exploitation et le développement des réseaux. C’était le début des grands calculateurs. Ensuite, en 1984, j’ai quitté la direction de la recherche pour aller au service du transport, donc dans la branche opérationnelle. Je me suis d’abord occupé des automatismes mis en place sur le réseau – on en a peu parlé, mais c’est un élément essentiel. J’ai ensuite dirigé le transport dans la région Rhône-Alpes-Auvergne entre 1987 et 1989. C’est pendant cette période que s’est produit le fameux incident que je rappelais, dans l’ouest. J’ai dirigé le service du transport de 1989 à 1992. Après, j’ai dirigé la partie non nucléaire de la production et le transport d’EDF. En 1998, on m’a demandé de préparer la création de RTE, que j’ai donc dirigé à partir de 2000, jusqu’en 2007. Dans ces différentes fonctions, j’ai eu évidemment à faire face à un certain nombre d’incidents majeurs, que j’ai rappelés rapidement. Je n’ai pas parlé de la tempête de 1999, mais Henri Granger en a dit un mot. J’étais dans la cellule de crise au niveau national et je peux vous dire que la tempête a été une épreuve redoutable. Nous nous en sommes très bien sortis, force est de le reconnaître, compte tenu des dégâts qu’elle avait provoqués.

M. Henri Granger. Pour ma part, j’ai été embauché par EDF en 1972. À l’époque, on apprenait sur le tas. Entre 1972 et 1984, je suis progressivement monté en grade dans différentes activités. Mes premières expériences managériales remontent à 1984, auprès des équipes de terrain, celles que vous voyez grimper sur les pylônes ou régler les systèmes électroniques de protection. J’ai vécu une période marquée par des évolutions technologiques majeures. Tous les réseaux sont désormais télésurveillés, alors que dans les années 1950, il y avait un gardien par poste – étant entendu que les postes sont les nœuds du réseau.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. En définitive, à travers le récit de votre expérience, vous nous expliquez que le transport de l’énergie par les réseaux a connu une évolution absolument phénoménale en l’espace de vingt ans. Pensez-vous que d’autres évolutions massives interviendront ?

M. Henri Granger. J’ai connu le passage de l’électromécanique à l’électronique – avec l’invention du transistor –, puis à l’informatique. Maintenant, c’est le numérique, avec des réseaux de fibre optique, dans les postes, qui font passer une foultitude d’informations. Cela renvoie à votre question sur le pilotage intelligent : ces informations peuvent être remontées, traitées et permettent même à un opérateur, en temps réel, de faire des simulations de réseau, ou plutôt d’en faire faire tout de suite par des équipes de dispatchers en back-up, qui sont, comme on dit, « sur le fauteuil », devant leurs écrans.

Au moment de la tempête de 1999, ces équipes en back-office ont permis, sur la base de simulations, de dire aux opérateurs quels réseaux il fallait reconstituer et comment le faire. Comme je vous le disais au début, tous les jours on prépare un plan de travail pour ces équipes de gestion prévisionnelle, qui expliquent au dispatcher ce qu’il a à faire, mais celui-ci peut aussi demander une étude complémentaire en temps réel s’il voit que les flux ont changé, que l’hydraulique a baissé, que le nucléaire ou l’éolien fluctuent, etc. Il faut donc être très réactif, et c’est particulièrement vrai bien sûr pour les incidents majeurs – les 3 % que j’évoquais. D’où l’importance de la formation, y compris de la formation continue de ces personnels. Des simulateurs ont été développés, qui permettent normalement de maintenir les opérateurs au niveau. Vous le voyez, nous avons d’ores et déjà amorcé les évolutions futures.

M. le président Julien Aubert. Il va falloir bientôt interrompre notre échange, car nous avons déjà dépassé le temps qui nous était imparti. Nous passons aux deux dernières questions.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Je voudrais vous poser une question en lien avec l’audition que nous avons conduite ce matin : des sociologues ont comparé les méthodes de fonctionnement des réseaux en Allemagne et en France, et nous ont expliqué que le réseau français était extrêmement centralisé. En Allemagne, au contraire, il y a plus de décentralisation, y compris pour le pilotage du réseau, et les logiques d’autoproduction y sont beaucoup plus développées que chez nous, ce qui participerait à l’acceptabilité du développement des énergies renouvelables (ENR), au fait que les gens s’approprient davantage ces énergies. Les sociologues se sont interrogés sur notre capacité à accepter de lâcher prise s’agissant de la centralité du réseau. Qu’en pensez-vous ?

Mme Laure de La Raudière. J’en reviens quant à moi au débat sur les 30 % ou 50 % d’énergies renouvelables dans le mix énergétique au niveau européen. Qui pilote tout cela ? Est-ce que quelqu’un, au niveau européen, a une vision, en fonction des interconnexions actuelles et à venir, de la stabilité future du réseau électrique européen interconnecté ? Qui en a la responsabilité et comment la France contribue-t-elle à cette réflexion ?

M. André Merlin. Je répondrai d’abord à Mme de La Raudière. Il y a une organisation, qui a été créée en 2001 – je suis pour quelque chose dans son existence, puisque j’en suis l’un des cofondateurs – : le Réseau européen des gestionnaires de réseau de transport d’électricité, qui est l’interlocuteur de la Commission européenne et des régulateurs. Il existe également un conseil des régulateurs européens de l’énergie – je crois que vous allez auditionner la semaine prochaine M. Vasconcelos, qui en a été le premier président. Cela se joue à trois, en quelque sorte. S’agissant des évolutions à propos desquelles je vous ai fait part de mes interrogations, c’est à l’association des gestionnaires de réseau qu’il revient de se prononcer quant à la possibilité de les mener.

En ce qui concerne la comparaison entre la situation en France et en Allemagne, les incidents qui se sont produits en 2006 et plus récemment en 2019 montrent, me semble-t-il, que l’Allemagne aurait sans doute intérêt à n’avoir qu’un seul gestionnaire de réseau. Après mon départ de RTE, j’ai été nommé conseiller spécial du commissaire européen à l’énergie de l’époque, M. Piebalgs, et c’est exactement ce que je lui avais dit. De même, j’avais insisté sur l’importance de mettre en place des centres européens de coordination. Je crois que l’on vous en a déjà parlé, hier en particulier. C’est ainsi que, à l’époque où je dirigeais RTE, CORESO avait été initié : il s’agit d’un instrument permettant de mieux coordonner en amont. En outre, et quoi qu’on en dise, une évolution est en train de se produire dans le sens d’interconnexions de plus en plus développées et étendues : j’ai parlé de celles entre l’Europe et l’Afrique du Nord. Ailleurs dans le monde, la même chose se produit également. À l’inverse, une autre évolution est en train de se développer simultanément : le développement des énergies décentralisées sur les réseaux de distribution, ce qui change complètement la nature des réseaux de distribution – on vous l’a certainement dit. Il faut davantage de smart grids. Cela suppose une organisation beaucoup plus décentralisée. ENEDIS, notamment – je ne sais pas si vous avez auditionné la société – doit s’adapter en conséquence, car c’est une mutation très importante des réseaux de distribution, qui se produit aussi en Allemagne et qui exige, en particulier, plus d’investissements.

Si j’avais une recommandation à faire, ce serait de développer les réseaux, notamment dans les zones rurales. En tant qu’élu local, je peux vous dire que j’ai des projets de développement des énergies renouvelables, notamment dans le solaire. Or je m’aperçois que, en dehors des problèmes liés à l’environnement, que vous connaissez, notamment s’agissant de l’éolien – l’éolien terrestre, en particulier, suscite de très nombreuses réactions hostiles –, nous sommes bloqués parce que le réseau n’est pas assez développé.

M. le président Julien Aubert. Je suis obligé de vous interrompre : nous avons déjà pris vingt minutes de retard pour l’audition suivante. Nous vous remercions pour les informations que vous nous avez données, qui permettent, à mon avis, d’illustrer techniquement la difficulté de gérer la production. Vos réponses techniques très précises permettent d’éclairer d’une autre lumière les problèmes qui nous agitent.

 

Laudition sachève à quinze heures vingt.

*

*     *

34.   Audition, ouverte à la presse, de Mme Aurélie Niaudet, adjointe au chef d’unité d’évaluation des risques liés aux agents physiques de l’Agence Nationale de Sécurité Sanitaire (ANSES), de Mme Sarah Aubertie, chargée des relations institutionnelles, et de M. Didier Potiron et Mme Murielle Potiron, exploitants agricoles (17 juillet 2019)

Laudition débute à quinze heures vingt-cinq.

M. le président Julien Aubert. Cette audition a pour objet l’impact sanitaire de l’éolien. Nous recevons Mme Murielle Potiron et M. Didier Potiron, exploitants agricoles près du parc éolien de Nozay, en Loire-Atlantique. M. Yves Daniel, député de la sixième circonscription de Loire-Atlantique, assiste en auditeur libre ; s’il veut témoigner, avec l’accord de Mme la rapporteure, nous lui ferons prêter serment.

Nous recevons également deux représentantes de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) : Mme Aurélie Niaudet, adjointe au chef d’unité d’évaluation des risques liés aux agents physiques et Mme Sarah Aubertie, chargée des relations institutionnelles. Rappelons que l’ANSES a pour rôle d’assurer la sécurité sanitaire, notamment dans le domaine de l’environnement, d’évaluer les risques sanitaires et d’assurer la protection de la santé et du bien-être des animaux.

Nous allons donner la parole pour un exposé liminaire à M. et Mme Potiron, puis à Mme Niaudet sur les études réalisées et les avis rendus par les instances d’expertise scientifique indépendantes.

Avant d’entamer cette audition, et conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je dois vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je rappelle que ce serment engage votre responsabilité pénale.

(Mme Murielle Potiron, M. Didier Potiron, Mme Aurélie Niaudet et Mme Sarah Aubertie prêtent successivement serment.)

La commission d’enquête ayant pris acte de votre serment, nous allons désormais vous entendre.

M. Didier Potiron. Depuis l’installation d’un parc éolien à proximité de notre installation, nous rencontrons des problèmes de santé humaine et animale.

Concernant les animaux, tout a commencé en septembre 2012 avec les travaux de fondation. En octobre 2012, le troupeau a commencé à ressentir les premières perturbations : baisse de production, problème de qualité du lait, problème de vêlage, animaux stressés.

La première semaine de juillet 2013, la mise sous tension du site éolien a été catastrophique car les vaches ne voulaient plus rentrer dans le bâtiment. Nous avons cherché différentes solutions avec le vétérinaire. Nous avons alors fait la relation avec le site éolien qui venait d’être mis en fonctionnement. J’ai aussitôt appelé le promoteur, ABO Wind, qui nous a dans un premier temps conseillé par téléphone un géobiologue – il s’agit d’un magnétiseur travaillant principalement entre le sol et le vivant ; ce métier est reconnu dans certains pays mais pas en France. Le géobiologue nous a fait parvenir sa réponse en 48 heures : nous avions une faille d’eau sous nos bâtiments, en relation avec le site éolien qui venait de s’installer. Une faille d’eau est une rivière souterraine de trois à cinq mètres de large, située à cinq ou dix mètres de profondeur.

D’après le géobiologue, venu sur place en octobre 2013, le creusement des fondations en 2012 aurait perturbé le sol et dévié des failles d’eau. Nous n’étions absolument pas inquiets car nous n’y connaissions rien, mais nous avons vu le résultat par la suite. Le géobiologue a placé des assiettes de plantes à certains endroits de l’exploitation pour essayer d’améliorer la situation – cela n’a rien de scientifique. La situation s’est légèrement améliorée avant de se détériorer au bout de huit ou dix jours ; le dispositif n’a pas fonctionné. Les promoteurs ont l’habitude d’envoyer des géobiologues sur les exploitations touchées par les perturbations pour tenter de « calmer le jeu ». Nous avons consulté à ce jour une dizaine de géobiologues mais cela n’a rien changé.

En 2014, nous avons commencé à rencontrer des problèmes de santé humaine : grande fatigue, troubles du sommeil. En août 2014, ma femme Murielle a fait une crise d’épilepsie très sérieuse, avec un début d’accident vasculaire cérébral. Lassés de bricoler de mois en mois avec des géobiologues incapables de régler le problème, nous avons donc écrit à la préfecture en août 2014 : les sites éoliens étant des installations classées, l’État est en effet responsable. Une réunion s’est tenue, le 29 novembre 2014, en présence du secrétaire général de la préfecture, M. Emmanuel Aubry, du sous-préfet, des maires concernés, de la chambre d’agriculture, de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), etc. Il y avait vingt-neuf personnes autour de la table.

On nous a alors proposé un contrat GPSE, ou groupe permanent de sécurité électrique : cette association de scientifiques, basée au ministère de l’agriculture, a été créée dans les années 2000 pour régler les problèmes électriques dans les installations agricoles causés par les lignes RTE de 400 000 volts. Notre cas était leur premier dossier impliquant l’éolien. Nous avons accepté parce que nous voulions régler les problèmes dans la transparence ; il n’y avait rien à cacher. Les premières expertises du GPSE ont commencé en janvier 2015 ; nous avons reçu la visite d’une vétérinaire. Les expertises se sont succédé les unes aux autres : expertises électriques sur les deux exploitations concernées, suivi et conduite d’élevage, étude du bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), mesures des infrasons et des basses fréquences. Les conclusions, rendues en mai 2016, ont fait état d’une corrélation entre le site éolien et les problèmes rencontrés sur les exploitations.

Le cabinet d’expertise 8.2 France a ensuite été nommé pour réexaminer tous les rapports faits dans le cadre du GPSE, afin d’avoir un avis extérieur : ses conclusions furent identiques. Par la suite, 8.2 France a été nommé par les services de l’État et choisi par l’exploitant du parc pour faire des mesures électriques complémentaires, sans résultat concluant ; il fallait encore approfondir.

Le 28 février 2017, le site éolien a été arrêté en raison d’une panne. J’ai appelé la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) car le site étant sous arrêté préfectoral, tous les travaux devaient lui être signalés. La DREAL n’était pas prévenue ; elle m’a rappelé peu après pour me confirmer qu’il y avait une panne et que la réparation prendrait plusieurs jours. Nous avons donc fait passer un huissier pour constater l’arrêt du site avec sa mise hors tension. La production a repris après quatre jours de panne.

Nous avons confié à un expert les données du robot de traite pendant les quatre jours de panne ; il les a comparées aux quatre jours précédant la panne et aux quatre jours après la reprise de la production. Ses conclusions sont les suivantes : plus 2,7 % de production pendant la panne, moins 42 % de décrochage pendant la traite – les vaches sont beaucoup plus calmes dans la stalle et ne « décrochent » plus –, plus 160 % de passages dans la stalle du robot de traite, ce qui est énorme.

Par la suite, nous avons été convoqués par l’agence régionale de santé (ARS), qui nous a pris pour des guignols. Nous avons été reçus au centre hospitalier universitaire (CHU) de Nantes, où l’on nous a répondu que nous devrions apprendre à vivre avec les nuisances tant qu’ils n’auraient pas « une pile de dossiers comme ça sur le bureau » : nous étions enchantés !

Un nouvel arrêté a imposé à l’exploitant du parc de procéder à des tests complémentaires, du 3 août 2018 au 3 novembre 2018, portant sur l’équipotentialité, c’est-à-dire la mise à la terre par un fil de cuivre nu reliant les éoliennes entre elles. Il s’agissait de les débrancher les unes après les autres afin de constater une éventuelle modification de comportement des troupeaux. En parallèle, le Centre technique des industries mécaniques (CETIM) a été désigné pour faire des mesures électriques complémentaires et l’ARS a été mandatée pour refaire des examens médicaux sur les vingt-neuf riverains ayant fait état de problèmes de santé ; nous avons été les premiers reçus par le CHU de Nantes. Un pré-rapport a été remis en préfecture, dont je ne connais pas les résultats.

Pour finir, je donnerai quelques chiffres. La première année, ABO Wind nous a demandé de chiffrer la perte d’exploitation. Selon notre expert-comptable, nous avons subi en treize mois une perte de 93 000 euros. Un mois plus tard, nous avons reçu une lettre d’ABO Wind indiquant qu’ils comprenaient la situation mais que l’on ne pouvait prouver rien scientifiquement : ils ne pouvaient donc rien faire pour nous. Depuis que ces problèmes ont commencé, nous avons perdu 326 animaux, un peu plus de 1 000 kilogrammes par vache en production et la qualité du lait s’est dégradée. C’est très lourd financièrement : 326 animaux sur 350 têtes par an, cela représente pratiquement une année de troupeau.

M. le président Julien Aubert. Je souhaiterais savoir si l’ANSES pense que le cas de M. Potiron est unique ou si elle a connaissance de cas similaires. J’aimerais également connaître sa réaction à l’intervention de nombreux acteurs, dont j’ignorais pour certains l’existence.

Mme Aurélie Niaudet, adjointe au chef dunité dévaluation des risques liés aux agents physiques de lAgence nationale de sécurité sanitaire de lalimentation, de lenvironnement et du travail (ANSES). L’unité d’évaluation des risques liés aux agents physiques intervient dans tout le spectre des rayonnements non ionisants ; elle traite ainsi des basses fréquences, des radiofréquences et des rayonnements optiques. Nous sommes également amenés à nous intéresser à d’autres nuisances, dont les nuisances sonores, ainsi qu’à des sujets comme l’impact du climat sur la santé ou encore le travail de nuit.

Le cas de M. et Mme Potiron n’est pas isolé. Plusieurs plaintes de riverains étant remontées auprès des DREAL, le ministère de la transition écologique et le ministère de la santé nous ont saisis pour évaluer les effets potentiels, sur la santé, des infrasons et des basses fréquences, provoqués par les parcs éoliens.

Avant de vous communiquer les résultats, je souhaite dire un mot sur la manière dont nous fonctionnons. La construction de cette étude par l’Agence est assez classique : il s’agit d’un travail collectif mobilisant un grand nombre d’experts. Placée sous l’égide d’un comité d’experts spécialisés, l’étude est dédiée aux effets des agents physiques sur la santé. À la suite d’un appel public à candidatures, un groupe de travail a été nommé, composé de huit experts spécialisés dans le domaine physique et dans le domaine de la santé, avec des épidémiologistes et des spécialistes de la biologie cellulaire. Cette étude d’ampleur a duré plus de trois ans. Le rapport, publié en mars 2017, est assorti d’un avis de l’Agence.

Nos travaux reposent principalement sur la revue de la presse scientifique ; plus de 600 articles ont été analysés. Nous avons également auditionné un certain nombre de parties prenantes – c’est la raison pour laquelle je précise que les cas ne sont pas isolés – et de personnalités compétentes.

Parallèlement, et à la demande explicite de nos ministères de tutelle, nous avons fait réaliser des mesures de l’impact sonore produit par les parcs éoliens. Trois parcs ont ainsi été sélectionnés sur la base de critères précis, le but étant de parvenir à un compromis entre les difficultés métrologiques associées à ces mesures et le calendrier contraint dans lequel il nous a fallu travailler. Nous avons ainsi retenu un parc constitué de très grandes éoliennes – étant très puissantes, elles conduisent théoriquement à des émissions sonores importantes –, un parc à la configuration plutôt classique n’ayant pas fait l’objet de plaintes de riverains, et un parc de configuration classique également, contre lequel des plaintes ont été déposées auprès des DREAL.

Les principaux constats tirés de ces mesures sont les suivants : les éoliennes sont effectivement des sources d’infrasons et de basses fréquences, leur part étant prédominante dans le « spectre d’émission ». Les résultats que nous avons examinés confirment en outre ceux que nous avons trouvés dans la littérature scientifique, à savoir que le profil de l’émission d’un parc éolien se retrouve quel que soit le site sur lequel les mesures sont effectuées ; les puissances sonores sont d’autant plus importantes que le vent est fort. Par ailleurs, à la distance minimale d’éloignement des premiers riverains, qui est de 500 mètres, nous n’observons pas de dépassement des seuils d’audibilité des infrasons.

Sur la question des effets sanitaires, nous avons examiné des données expérimentales et épidémiologiques. Nous avons pu mettre en avant, et c’est assez novateur par rapport aux précédents travaux que l’Agence a pu mener sur ce sujet, des connaissances récemment acquises sur le système cochléovestibulaire, dans l’oreille interne : des effets physiologiques, entraînant des modifications biologiques, se produisent à ce niveau. Ces effets ont été observés dans le cadre d’études menées sur des animaux, avec de forts niveaux d’infrasons et de basses fréquences ; l’extrapolation à l’homme reste à mener.

Autre point important, nous n’avons trouvé que très peu d’études sur les effets des infrasons et basses fréquences sonores sur la santé humaine. Peu d’études expérimentales de qualité sont disponibles. Il existe certes quelques études sur des sources différentes, telles que la ventilation, les pompes à chaleur ou encore le trafic routier, mais nous n’avons pu identifier d’autres effets sanitaires que la gêne auto-déclarée par les personnes faisant l’objet d’une étude expérimentale.

Nous avons relevé un autre point important dans les quelques études expérimentales existantes : le ressenti négatif chez des personnes pensant être exposées aux infrasons et basses fréquences, que nous avons qualifié d’« effet nocebo ». Cela n’exclut absolument pas des symptômes réels chez ces personnes, avec des effets sanitaires associés.

Sur la question épidémiologique, très peu d’études de qualité sont disponibles ; la plupart ont porté sur la partie audible du bruit et non pas sur les infrasons et basses fréquences. Nous n’avons pu mettre en évidence que la gêne liée à la partie audible du spectre de ces éoliennes.

Je rappellerai enfin les recommandations émises par l’Agence sur ce sujet : les éoliennes sont des sources réelles d’infrasons et de basses fréquences mais très peu d’études sont disponibles pour évaluer leurs effets sanitaires. Les quelques éléments existant sur le mécanisme qui pourrait affecter le système cochléovestibulaire doivent encore être approfondis car il ne s’agissait que de pistes au moment où l’étude a été réalisée. En conclusion, les données scientifiques disponibles en 2017 n’étaient pas suffisantes pour mettre en évidence l’existence d’effets sanitaires en lien avec l’exposition aux infrasons et basses fréquences des éoliennes.

Un certain nombre de recommandations ont été formulées : un renforcement des connaissances sur le mécanisme de perception des infrasons et basses fréquences par l’oreille humaine ; la nécessité de mener des études épidémiologiques pour observer d’éventuels effets sanitaires chez les riverains des éoliennes ; et l’information des riverains. Sur ce dernier point, l’Agence a souligné que la santé de la population était conditionnée par son niveau d’information et de participation aux projets d’aménagement dans son environnement proche. Il est ainsi nécessaire d’assurer la visibilité des enquêtes publiques lors de la création de parcs éoliens ; les concertations en amont doivent être bien élaborées ; une documentation conséquente et suffisante doit être mise en disposition, qui pourra contredire les informations parfois très anxiogènes que l’on peut trouver sur ce sujet. En résumé : concertation, information de la population et mesurage en continu, si possible, des sons émis par ces éoliennes.

M. le président Julien Aubert. L’étude de l’ANSES porte uniquement sur les effets sanitaires des sons. Or, monsieur Potiron, vous n’attribuez pas forcément aux sons les problèmes que vous rencontrez avec votre parc éolien.

M. Didier Potiron. Nous cumulons les problèmes aériens et les problèmes au niveau du sol, les nuisances solidiennes.

M. le président Julien Aubert. Vous avez fait réaliser une batterie de tests, mais avez-vous eu affaire à l’ANSES ?

M. Didier Potiron. Non.

M. le président Julien Aubert. C’est ennuyeux car le bien-être animal fait partie des missions de l’Agence : on aurait pu penser que l’ANSES serait présente dans votre affaire.

Mme Aurélie Niaudet. L’ANSES vient d’être saisie conjointement par les ministères de la transition écologique et de la santé pour étudier deux parcs éoliens qui perturberaient deux cheptels dans l’Ouest de la France. Cette saisine étant très récente, l’instruction n’a pas encore débuté.

M. le président Julien Aubert. Le parc éolien qui concerne M. Potiron fait-il partie des cas qui seront étudiés ?

M. Didier Potiron. Il s’agit du site éolien des Quatre Seigneurs.

Mme Aurélie Niaudet. Je n’ai pas leurs noms en tête mais il ne me semble pas que cela soit l’un des parcs retenus.

M. le président Julien Aubert. D’un côté, nous avons quelqu’un qui, depuis sept ans, essaye de démontrer qu’il y a des effets sanitaires sur les personnes et sur les animaux et, de l’autre, nous avons une administration dont la mission est justement d’étudier les impacts sanitaires sur les humains et les animaux. Je n’arrive donc pas à comprendre pourquoi, face à un problème comme celui-ci, le premier réflexe est d’aller voir un géobiologue. Cela pose question car des experts non reconnus sont intervenus les premiers, deux ans avant les experts liés à un ministère.

Ensuite, pourquoi l’ANSES n’était-elle pas présente lors de la réunion en préfecture ? Était-ce un problème de compétence ? Vous travaillez certes sur saisine mais le cas de M. Potiron a été médiatisé : j’ai croisé le désormais ancien ministre de la transition écologique et ancien député de Loire-Atlantique, qui connaissait le dossier de M. Potiron. Votre autorité de tutelle étant précisément le ministère de la transition écologique, pourquoi cela a-t-il pris autant de temps ?

Par ailleurs, monsieur Potiron, les études que vous avez fait réaliser par d’autres experts ont-elles établi que le problème était bien lié aux sons ? Cela poserait problème puisque l’étude de l’ANSES affirme que les sons n’ont pas forcément un impact quantifiable.

Dernier point, l’ANSES déclare avoir trouvé très peu d’études sur l’homme. On a donc multiplié les éoliennes en faisant des études sur tous les mammifères, sauf l’homme ! On aurait pu penser que des études expérimentales seraient menées en France avant d’installer des éoliennes à 500 mètres. Or on a installé les éoliennes avant de mener des études : le principe de précaution n’a pas été appliqué.

M. Didier Potiron. Lors de la réunion du 29 novembre 2014 à laquelle l’ARS a assisté, nous étions satisfaits puisque nous avions obtenu un rendez-vous au CHU de Nantes. Mais cette consultation a été bâclée : nous avons été pris pour des guignols, des menteurs. En revanche, lors du deuxième rendez-vous, les choses ont été faites sérieusement puisqu’il y a eu une enquête.

Comme je l’ai indiqué tout à l’heure, on a recensé vingt-neuf personnes qui ont rencontré des problèmes de santé, sans parler des autres qui ont des problèmes de santé mais qui ne veulent pas faire de démarche.

S’agissant des animaux, les nuisances éoliennes sur les animaux peuvent être aériennes – infrasons, basses fréquences – et solidiennes.

Les nuisances aériennes ont été normalement mesurées dans le cadre du GPSE. Je dis « normalement » parce que c’est le Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (CEREMA) qui dépend de l’État qui a été nommé pour faire ces mesures. Les représentants du CEREMA qui sont venus sur les deux exploitations concernées ont posé des micros pendant quarante-huit heures. Mais le rapport indique que les résultats ne sont pas concluants parce qu’il y a tout le temps du bruit chez nous. En fait, les micros ont été posés près du robot de traite qui fonctionne vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Nous qui sommes là au quotidien, nous sommes certains qu’il y a des infrasons. Nous sommes incapables de dormir la fenêtre ouverte. Nous avons les symptômes des infrasons.

M. le président Julien Aubert. Quels sont ces symptômes ?

M. Didier Potiron. Maux de tête, troubles du sommeil, acouphènes.

M. le président Julien Aubert. Pourquoi le CEREMA a-t-il été choisi pour faire ces mesures ?

M. Didier Potiron. Comme l’État n’a pas de fonds pour financer le GPSE, il demande à Réseau de transport d’électricité (RTE), à Électricité de France (EDF), à l’exploitant du parc, ou au promoteur de financer les expertises. Mais qui finance choisit. C’est le CEREMA qui a été choisi et validé par les services de l’État.

M. le président Julien Aubert. Je dois avouer ma grande ignorance : je pensais que chacun, au sein de l’État, avait une fonction particulière. Pourquoi, sur un cas comme celui-là, n’a-t-on pas fait appel à l’ANSES ?

Mme Aurélie Niaudet. Les ARS sont les instances qui interviennent en premier lieu au niveau de la région. L’Agence a été clairement identifiée pour ce cas-là puisqu’elle a été saisie. Il s’agit, dans un premier temps, de prendre connaissance des travaux qui ont été cités et qui ont déjà été réalisés. On a parlé du GPSE, d’une école vétérinaire qui a été mandatée pour réaliser certains travaux et des mesures faites par le CEREMA qui est compétent en matière de métrologie physique, compétence que l’ANSES n’a pas du tout. Le CEREMA, qui est un établissement public placé sous la tutelle du ministère de l’écologie, a documenté autant que possible les niveaux rencontrés aux alentours de ces parcs éoliens, fonds documentaire qui nous a été remis et sur lequel nous allons travailler.

M. le président Julien Aubert. Vous dites avoir collecté les études qui ont été réalisées. Mais M. Potiron nous ayant expliqué que les micros ont été placés à côté des robots de traite qui fonctionnent vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ce qui a quelque part faussé la mesure, il semble difficile de se baser sur de tels rapports.

Comment évaluez-vous la qualité des rapports ? Êtes-vous en contact avec les exploitants pour connaître leurs remarques sur les mesures qui ont été réalisées ?

Mme Aurélie Niaudet. Il m’est difficile de me prononcer sur un dossier qui vient juste d’arriver à l’Agence et qui n’a pas encore été ouvert.

Comme je l’ai dit s’agissant des infrasons et des basses fréquences, il est classique d’auditionner les parties prenantes, les personnalités compétentes ou d’autres personnes qui pourraient être utiles à l’expertise. Nous serons amenés, non seulement à avoir un regard critique sur les éléments qui nous ont été remis, mais aussi à rencontrer les différentes personnes concernées.

Vous avez parlé des études sur les animaux et sur l’homme. Nous n’avons pas dit que nous n’avions pas identifié d’impacts des émissions sonores des éoliennes, mais qu’il n’existe pas d’éléments scientifiques suffisants pour attester d’un impact effectif des sons émis par ces éoliennes, ce qui est différent. On a évalué le niveau de preuve disponible de par la littérature scientifique. On ne dit pas qu’il n’y a pas d’impact, mais que les éléments de preuve ne sont pas rassemblés aujourd’hui.

On regarde naturellement les éléments disponibles dans la littérature scientifique. Cela concerne à la fois les études disponibles chez l’homme et chez l’animal. Il y a beaucoup de sujets sur lesquels nous n’avons pas d’études épidémiologiques, donc pas d’études disponibles chez l’homme, mais disponibles chez l’animal. Nous avons naturellement regardé quelles études existaient sur les troupeaux, quels qu’ils soient, et nous les avons rassemblées. C’est ce qu’indique le rapport de 2017. Là aussi, on a fait très peu d’études, et très peu d’études de qualité à la fois sur l’homme et sur l’animal.

M. le président Julien Aubert. Cela pose tout de même un petit problème.

Mme Aurélie Niaudet. De recherche, effectivement.

M. le président Julien Aubert. C’est incroyable, parce que d’habitude le moindre projet fait l’objet d’études préalables – on regarde la population des scarabées, des chauves-souris, etc. Mais là, il n’y a pas de matière scientifique sur l’homme, en tout cas très peu.

Mme Aurélie Niaudet. Très peu, effectivement.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Comment ce projet est-il arrivé sur votre territoire ?

M. Didier Potiron. Tout a commencé en 2006. Le promoteur est venu sur l’exploitation nous demander si nous étions d’accord pour mettre une parcelle à disposition afin d’y implanter une éolienne. C’était un avant-projet. Nous avons répondu : pourquoi pas ? À ce moment-là, l’environnement c’était l’avenir. Il y avait déjà eu un avant-projet en 2000-2001 sur le même emplacement qui n’avait pas abouti. Du coup, on n’y croyait pas du tout. Le temps a passé, et honnêtement on ne s’en est pas préoccupé jusqu’en juillet 2012 où il a fallu signer le bail emphytéotique. Ce n’était pas un problème, nous étions favorables à ce projet, et nous avons signé.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Il n’y avait donc pas de difficulté lors du démarrage du projet. Il n’y a pas eu de rejet de ce projet de la part des voisins, pas de problème jusqu’au moment où l’éolienne a été installée sur le terrain. C’est bien cela ?

M. Didier Potiron. Il n’y a eu aucun problème d’implantation, aucun rejet.

Sur les plans, notre habitation est située à 710 mètres des premières éoliennes et les bâtiments d’exploitation sont à 500, 600 mètres environ.

Il faut savoir que les bâtiments d’exploitation ne sont pas considérés comme des bâtiments d’élevage, mais comme des hangars. Les animaux ne comptent pas. On ne tient pas compte de la santé animale par rapport à la proximité des éoliennes.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Dans un premier temps, ce qui vous a fait réagir, ce sont les problèmes rencontrés par le troupeau. Quand sont apparus les premiers symptômes ?

M. Didier Potiron. C’est sur les animaux que sont apparus les premiers symptômes. Les animaux étaient stressés, et on a constaté une baisse de la production, un problème de qualité du lait – le taux cellulaire a flambé.

Le temps a passé. Pour notre part, nous avons accumulé une fatigue, mais nous ne nous en sommes pas aperçus car nous avions par ailleurs des soucis dans notre travail que nous voulions régler. Au départ, on ne pensait pas que notre problème venait des éoliennes. C’est lorsque Murielle a fait des crises d’épilepsie qu’on a fait la relation. Ensuite, les géobiologues nous ont expliqué que les failles d’eau passaient non seulement sous les bâtiments d’exploitation mais aussi sous notre maison d’habitation. L’eau véhicule les nuisances. Ce sont les câbles de 20 000 volts qui sont enterrés et qui relient les machines les unes aux autres qui posent problème. Ce sont des champs électromagnétiques. C’est une pollution électrique.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. En fait, vous êtes moins convaincu des infrasons que de la manière dont le sol et l’eau véhiculeraient le sujet.

M. Didier Potiron. Je pense qu’on cumule les deux nuisances.

Par contre, il manque la mesure scientifique des infrasons pour le confirmer. Mais en le vivant au quotidien, on est pratiquement sûrs qu’il y a des infrasons. Il y a des problèmes au niveau du sous-sol, c’est certain. Mais les infrasons cumulent les nuisances.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Aujourd’hui que souhaitez-vous ? Que cette éolienne soit enlevée ?

M. Didier Potiron. Il y a huit éoliennes.

Nous souhaitons l’arrêt du site éolien au nom du principe de précaution. Il est inadmissible de jouer avec la santé humaine et animale. Il y a suffisamment d’expertises aujourd’hui pour dire qu’il y a une corrélation entre les deux.

M. Yves Daniel. Monsieur le président, je souhaiterais pouvoir m’exprimer.

M. le président Julien Aubert. Mon cher collègue, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative aux commissions d’enquête, je vais vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Yves Daniel prête serment.)

M. Yves Daniel. Monsieur le président, je vous remercie de me permettre de participer à cette audition car je suis de près ce qui se passe sur le parc éolien des Quatre Seigneurs, situé dans ma circonscription. Il n’y a pas que ce parc dans ma circonscription qui fait l’objet de demandes de la part de riverains et plus particulièrement d’exploitants agricoles. Nous savons que les animaux sont cinq fois plus électrosensibles que les humains et que les normes européennes ou nationales en vigueur prennent davantage en compte l’humain que l’animal. On a besoin, me semble-t-il, de faire des recherches sur les animaux.

En tant que député de cette circonscription, je suis de plus en plus sollicité dans la mesure où cette affaire se médiatise. Il faut que l’ensemble des acteurs, les scientifiques et les professionnels, prennent au sérieux ce qui se passe. Comme l’a dit tout à l’heure la représentante de l’ANSES, il n’y a pas de preuve scientifique, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de causalité définie entre le parc et ce qui se passe. Il me semble que la science n’est pas suffisamment avancée pour prendre en compte toutes les questions relatives aux ultrasons, aux ondes électromagnétiques, aux champs telluriques et à l’électrostatique.

Si je me suis intéressé plus particulièrement à ce dossier, c’est parce que dans ma propre exploitation nous avons été concernés, il y a quarante ans environ, par les effets des ondes électromagnétiques – que l’on appelait à l’époque de l’électricité statique dans le sol – sur les animaux. Après avoir travaillé avec les vétérinaires et l’école vétérinaire, on n’avait pas d’explication scientifique. Du coup, on a fait appel à un radiesthésiste qui nous a aidés à comprendre ce qu’il se passait dans le sol. En fait, il y a des failles provoquées par la roche et l’eau, ce qui produit naturellement dans le sol des champs électromagnétiques. Ce n’est pas une science, mais quelque chose de connu par les radiesthésistes, par les sourciers auxquels on s’adressait autrefois pour qu’ils détectent la présence d’eau dans le sol. On est face aujourd’hui à cette difficulté de non-réponse scientifique, mais c’est une réalité qui est liée à ce phénomène.

Dès lors que l’on installe un parc éolien avec plusieurs éoliennes, il arrive qu’une ou deux éoliennes soient posées sur une faille. Le courant électromagnétique véhiculé par l’eau en particulier vient porter préjudice à la santé des animaux ou des humains. On a vécu l’expérience dans une commune de mon département où un parc éolien a été construit. Une association a travaillé avec les géobiologues et la municipalité pour demander que deux éoliennes soient déplacées. Ces éoliennes ont donc été déplacées avant la construction du parc, le permis de construire ayant été modifié. Cela montre bien qu’il faut être très attentif au positionnement des éoliennes.

Ce n’est pas la géologie qui permet de définir l’emplacement des éoliennes, mais la géobiologie. Or aujourd’hui, comme la géobiologie n’est pas une science, elle n’est pas reconnue. Je me suis battu, lors de la précédente législature, au travers d’amendements, pour faire reconnaître la géobiologie. Je pense qu’il y a une vraie faille – sans faire de jeu de mots – dans notre système législatif. Lorsque nous construisons des parcs éoliens, il faudrait pouvoir demander l’avis des géobiologues ou de groupes de géobiologues pour décider du positionnement définitif des éoliennes. S’agissant du parc des Quatre Seigneurs, les géobiologues sont capables de dire quelle éolienne pose problème et quelle éolienne il faudrait déplacer, bien que cette discipline ne soit pas scientifique. Cela ne veut pas dire qu’il faut déplacer tout un parc, mais peut-être déplacer ou supprimer des éoliennes. Finalement, on voit bien toute la difficulté de l’exercice.

J’ai travaillé avec le ministère de l’environnement et les services de l’État du département de Loire-Atlantique. Il y a une vraie prise de conscience de l’ANSES, de l’ARS, de la profession agricole, de tous les acteurs, y compris des constructeurs et exploitants d’éoliennes, sauf que la loi ne nous permet pas d’imposer l’avis des géobiologues pour éviter ce genre d’erreur.

C’est une vraie question de principe de précaution et de santé publique qui se pose à nous aujourd’hui. Dans le cadre du financement global et de l’économie financière des éoliennes en France, voire en Europe, je pense qu’on devrait intégrer la prise en compte des nuisances et des préjudices causés.

Monsieur Potiron, vous avez dit tout à l’heure que vous aviez estimé le préjudice sur une année. Quand il s’agit d’élevage, certains éléments sont bien évidemment chiffrables, mais d’autres ne le sont pas : c’est le cas de la santé humaine notamment. Il nous appartient donc de faire évoluer la législation pour éviter de remettre en cause le développement de l’éolien, et de manière générale des énergies renouvelables. Les énergies renouvelables ont des impacts positifs mais également parfois des impacts négatifs qu’il faut prendre en compte.

Telles sont, monsieur le président, madame la rapporteure, les précisions importantes que je souhaitais vous apporter modestement.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Je vous remercie, cher collègue, pour ce témoignage.

Quel est le parcours des personnes qui mènent des études à l’ANSES ?

Mme Aurélie Niaudet. Les parcours sont variés. Effectivement, comme c’est une agence d’expertises scientifiques, les personnes qui y travaillent ont pour l’essentiel un profil scientifique. Ce sont des ingénieurs ou des docteurs en sciences. Au sein de mon unité, ce sont principalement ces deux profils qui sont rassemblés. Il y a aussi des épidémiologistes et des médecins – mais ils sont plus rares.

Mme Sarah Aubertie, chargée des relations institutionnelles à lANSES. Pour mener ce genre de travaux qui peuvent durer quelques jours, s’il s’agit d’une saisine en urgence, ou quelques années comme cela a été le cas pour les travaux présentés précédemment, on s’appuie sur un large réseau d’experts extérieurs à l’Agence.

Notre Agence compte 1 400 agents, dont 85 % sont des scientifiques qui travaillent dans les différentes unités, par exemple celle-ci. On étudie différents types de risques. On mobilise aussi 850 experts hors agence, dont le profil est très large : biologistes, toxicologues, vétérinaires, etc. Selon les unités et les thématiques, on fait appel à tel ou tel profil.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Le rapport que vous avez présenté indique que vous pouvez reconnaître une part de symptômes réels dans les situations, mais pas de corrélation claire entre les impacts éoliens et ce que vous observez. Est-ce cela ?

Mme Aurélie Niaudet. Oui, c’est la conclusion générale de l’expertise. Elle a montré qu’il n’existait pas d’arguments scientifiques suffisants en faveur de l’existence d’effets sanitaires en lien avec l’exposition aux infrasons. Comme vous le soulignez, il ne nous a pas été possible de faire le lien entre l’exposition et la survenue de ces effets. Ce qui a été mis en évidence dans les études expérimentales, que l’on appelle en double aveugle, c’est que des ressentis négatifs ont pu être observés chez des personnes qui pensaient être exposées aux infrasons. C’est ce qu’on a qualifié d’effet nocebo.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Pouvez-vous nous en dire davantage sur l’effet nocebo ?

Mme Aurélie Niaudet. Ce sont des effets ressentis réels chez des personnes qui pensent être exposées aux infrasons, sans pour autant que l’exposition ait précédé l’effet.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Dans votre rapport, vous avez établi, à ce stade des connaissances dont vous disposez avec l’ensemble des scientifiques qui ont travaillé sur ce sujet, que vous ne parvenez pas à faire de lien entre les deux. Je suppose que vous avez envisagé des hypothèses alternatives, que vous imaginez qu’il y a autre chose. Est-ce la conviction des gens que c’est nocif qui crée la nocivité ?

Mme Aurélie Niaudet. Comme nous l’avons dit, il n’y a pas suffisamment de preuves pour faire le lien. Par ailleurs, des pistes de mécanismes physiologiques ont été observées au niveau du système cochléo-vestibulaire. C’est la voie alternative qui a été envisagée, ou plutôt la piste à creuser pour savoir s’il se passait quelque chose chez ces personnes pour lesquelles on observe des symptômes au niveau de l’oreille interne.

Il faut savoir que ces mécanismes, qui sont des déséquilibres ioniques au niveau de l’oreille interne ou une modification de la perception du son audible, conduiraient à des symptômes comme des vertiges, des nausées ou des vomissements, parce qu’on est face à une perturbation du système vestibulaire. Ces symptômes ne sont pas en général rapportés par les riverains. C’est plutôt cette piste que nous avons été amenés à souligner, et pour laquelle nous avons recommandé des études complémentaires.

M. Yves Daniel. À l’issue des investigations et des recherches qui ont été faites sur le parc des Quatre Seigneurs, on s’est dit que le risque d’un effet nocebo peut interpeller en ce qui concerne les humains. Mais les animaux ne trichent pas, et le robot de traite ne triche pas non plus.

M. le président Julien Aubert. Ce que vous dites, c’est qu’il ne peut pas y avoir d’effet nocebo sur les animaux.

M. Yves Daniel. Effectivement, il ne peut pas y avoir d’effet nocebo sur les animaux ni sur le matériel de traite. Cela se traduit par un impact sur l’immunité, en particulier des animaux qui sont plus sensibles. Il est intéressant de prendre en compte cet élément-là parce qu’en travaillant avec le professeur du CHU de Nantes, avec l’ANSES et l’École nationale vétérinaire, agroalimentaire et de l’alimentation de Nantes-Atlantique, l’Oniris, on peut mettre en parallèle les deux. J’espère que cela sera de nature à nous permettre de faire avancer la science, ou en tout cas les explications scientifiques.

M. le président Julien Aubert. Il y a quelque chose qui me surprend parce que je suis un peu cartésien.

Je résume ce que j’ai compris : on déploie des éoliennes sur le territoire, sans avoir fait nécessairement d’études préliminaires massives en ce qui concerne les répercussions sur l’humain. Lorsque des problèmes surviennent, les promoteurs des éoliennes ont d’abord recours à des géobiologues qui n’ont pas un statut scientifique, la géobiologie n’étant pas reconnue comme une science à part entière, ou à des radiesthésistes dont je considère que c’est plutôt un art divinatoire.

Je ne comprends pas que, dans un pays aussi scientifique que le nôtre, il y ait d’un côté toutes sortes de professions qui sont parfois controversées et qui trouvent des résultats, et de l’autre des sciences établies qui ne trouvent pas forcément de corrélation.

Cela me pose un problème : soit il n’y a rien et, dans ce cas, cela veut dire que toute une série de charlatans profitent du désarroi des gens, ce qui soulève une question d’ordre et de santé publics ; soit il y a quelque chose, auquel cas il faut se demander pourquoi le rôle de ceux qui réussissent à identifier les problèmes n’est pas reconnu et ce que font les autorités sanitaires, qui ne trouvent pas de résultats. Dans la mesure où ce cas n’est pas unique et alors que l’on ne cesse de mettre en avant le principe de précaution, il est surprenant de constater qu’aucune agence de l’État n’est capable de proposer un rapport sur la question. Comment expliquez-vous cette dichotomie entre les résultats obtenus par les sciences établies et ceux des sciences alternatives ? Faites-vous appel à des géobiologues dans vos études ?

Mme Aurélie Niaudet. Sur la question des études préalables, peut‑être y a‑t‑il eu des modifications dans l’organisation de l’installation des parcs éoliens que je n’ai pas en tête, mais en 2017 il existait deux procédures en amont de l’installation, une procédure de déclaration simple et une procédure d’autorisation, qui différaient en fonction de la puissance totale du parc. Dans une procédure d’autorisation, plusieurs éléments sont à fournir : étude d’impact, étude de danger et enquête publique.

Quant à la dichotomie observée, la science disponible aujourd’hui ne nous permet pas de conclure sur les effets réels observés à la suite des émissions sonores des parcs éoliens. Le contexte est très complexe, puisqu’il y a plusieurs sujets de tension, que nous avons mis en avant dans notre rapport – économiques, politiques, énergétiques et sanitaires –, et plusieurs espaces décisionnels.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Monsieur Potiron, quel était le taux de mortalité dans votre troupeau avant l’installation du parc éolien ? L’avez‑vous vu augmenter, depuis son installation ?

M. Didier Potiron. Sur un effectif tel que le nôtre, le nombre acceptable d’animaux morts se situe entre dix et quinze dans l’année, pour plusieurs raisons. Actuellement, ce sont entre cinquante et soixante bêtes qui meurent. Nous ne maîtrisons plus rien. Il n’y a plus d’immunité.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Les vétérinaires ont‑ils procédé à des autopsies ?

M. Didier Potiron. Il y a bien eu des autopsies. Pour certains animaux, aucune raison n’a été trouvée : ce sont des morts subites sans explication. D’autres ont été victimes de problèmes respiratoires, des problèmes courants, si ce n’est que leur système immunitaire étant affaibli, le traitement n’a pu venir à bout de l’infection.

Mme Aurélie Niaudet. Je voulais rectifier un point. Comme je vous l’ai dit, nous avons été saisis très récemment pour travailler sur des anomalies observées dans deux cheptels. Le parc éolien des Quatre Seigneurs, qui a été cité, doit bien faire l’objet d’investigations sur la base des études déjà produites.

M. Didier Potiron. Nous ne sommes pas vraiment d’accord, puisque cela fait quand même sept ans que cela dure, dont au moins cinq d’expertises scientifiques. On va encore nous demander de travailler tous les jours sur le site, qui est pollué, et faire des expertises à n’en plus finir, sans résultat.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Espérons que ce ne soit pas sans résultat et que des preuves puissent être apportées. Vous contribuez à améliorer la situation de l’ensemble des gens qui rencontrent le même problème que vous.

M. Didier Potiron. Croyez‑moi, nous n’en pouvons plus de vivre cela au quotidien : voir les animaux souffrir et mourir, ne pas dormir plus de cinq heures par nuit… Ça suffit !

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Je comprends bien…

Madame Niaudet, vous nous avez dit que vous travailliez aussi sur l’impact du climat sur la santé. Pensez‑vous que vous disposez, à ce sujet, d’éléments utiles à porter à notre connaissance, dans le cadre de cette commission d’enquête qui s’intéresse aux coûts globaux de la transition énergétique ? Si rien ne vous vient immédiatement à l’esprit, vous pourrez aussi nous faire parvenir des documents dans un deuxième temps.

Mme Aurélie Niaudet. Il s’agissait d’une saisine de l’ensemble de nos ministères de tutelle, comprenant le ministère du travail, pour évaluer les impacts du changement climatique sur la santé des travailleurs, dans le cadre du Plan national d’adaptation au changement climatique (PNACC). L’un des objectifs était d’améliorer la gestion et la prévention du risque en milieu professionnel. Un travail a été mené pour identifier les principaux risques professionnels induits par le changement climatique. Je pourrai vous fournir ce rapport, si cela vous intéresse.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Je pense que cela pourra nous être utile, surtout si les risques sont chiffrés.

M. Yves Daniel. Comme je vous le disais plus tôt, je suis de plus en plus sollicité, notamment par téléphone, par les exploitants d’autres départements. Il existe des parcs qui ne posent pas le moindre problème, mais ceux où il y a des problèmes se trouvent dans des régions où la nature de la roche et la présence d’eau provoquent des champs électromagnétiques basse tension. Je souhaiterais que les acteurs scientifiques et les géobiologues se parlent et s’acceptent les uns les autres, parce que c’est ensemble que les réponses sont à trouver. Nous ne pouvons pas laisser les personnes et les animaux dans une telle souffrance. Les animaux, je le répète, ne mentent pas, ils ne trichent pas. Il me paraît essentiel de prendre en compte cet élément pour poursuivre les investigations et trouver des solutions, afin que les énergies renouvelables se développent correctement et efficacement.

M. le président Julien Aubert. Je vous remercie, monsieur et madame Potiron, pour votre témoignage. Si, heureusement, tous les parcs éoliens ne rencontrent pas les mêmes problèmes, vous nous avez permis de comprendre les difficultés auxquelles un exploitant agricole peut être confronté, du fait de la complexité des responsabilités et de l’état de la science.

Mesdames, merci pour votre présence, qui a permis de montrer comment les organismes français se positionnent par rapport au sujet.

 

Laudition sachève à seize heures trentecinq.

*

*     *

35.   Audition, ouverte à la presse, de Mme Florence Lambert, directrice du CEA/Liten, accompagnée de M. Jean-Pierre Vigouroux, chef du service des affaires publiques au CEA (17 juillet 2019)

Laudition débute à seize heures quarante-cinq.

M. le président Julien Aubert. Chères collègues, nous recevons Mme Florence Lambert, directrice du Laboratoire d’innovation pour les technologies des énergies nouvelles et les nanomatériaux (Liten), accompagnée de M. Jean-Pierre Vigouroux, chef du service des affaires publiques au CEA.

Dans le rapport d’activité de cet institut entièrement dédié à la transition énergétique, il est indiqué que « l’usage croissant des sources intermittentes, la raréfaction des ressources naturelles et la problématique environnementale nous placent en face de verrous technologiques et économiques. Pour les lever, au Liten, nous portons une vision globale de l’ensemble des vecteurs électrique, thermique et gaz en termes de production, de stockage et de gestion, associée au développement de technologies en rupture ».

Dans le chapitre consacré à l’efficacité énergétique, chère à notre rapporteure, il est écrit : « Gérer l’intermittence des énergies renouvelables est un cap décisif pour les mettre en œuvre dans des réseaux. Le Liten s’attache à stocker l’énergie produite par diverses sources afin de la restituer en fonction des besoins dans un délai qui peut aller de quelques heures à plusieurs mois. Il intervient dans trois domaines applicatifs : le bâtiment, avec des modèles de prédiction de performance énergétique ; l’industrie, où l’objectif est de réinjecter ou de valoriser sous d’autres formes les déperditions thermiques et la chaleur fatale de différents procédés ; les réseaux, avec des travaux de simulation et d’optimisation visant à dimensionner des moyens de stockage et à définir des stratégies de gestion. »

Notre questionnement porte donc sur les méthodes de stockage qui permettent de corriger l’intermittence des EnR électriques, si l’on raisonne en termes de réseaux et de solutions ne détériorant pas le bilan carbone de la production électrique. Quelle est leur faisabilité technologique et économique, et à quelle échéance ?

Vous aurez la parole pour un exposé liminaire de quinze minutes, puis vous répondrez aux questions que ne manqueront pas de vous poser notre rapporteure, Mme Marjolaine Meynier-Millefer, et Mme Laure de la Raudière, qui me succédera à la présidence.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Florence Lambert prête serment.)

Cette commission d’enquête ayant reçu votre serment, vous avez la parole.

Mme Florence Lambert. Le CEA-Liten regroupe un millier de chercheurs, ce qui, en matière de visibilité, le place au troisième rang mondial derrière les États-Unis et l’Allemagne. Mais le CEA-Liten est numéro un mondial, et de loin, si l’on considère le nombre de brevets déposés par chercheur – 130 par an – et les transferts de technologie.

Nous avons une vision globale de l’énergie, qui n’oppose pas les technologies et se fonde sur une approche des modes de production décarbonée, centralisée pour le nucléaire, distribuée pour les énergies renouvelables.

Nous faisons face à trois défis. Les ruptures technologiques – passage du lithium-ion au lithium tout solide dans les batteries ; abandon, dans le photovoltaïque, des technologies conventionnelles aluminium dont l’Asie nous a inondés ; arrivée de nouveaux vecteurs comme l’hydrogène – sont l’occasion de rebattre les cartes, puisque les usines avec lesquelles nous sommes en compétition, et qui sont déjà rentables, vont devoir se refaire. La bonne nouvelle est que ces nouvelles technologies ont bien travaillé en Europe, en particulier dans les laboratoires du CEA-Liten.

On a l’habitude de dire que tout sera « commodités », mais il faut garder à l’esprit que ces nouvelles technologies ont une feuille de route très agressive, avec une hausse des rendements. Si nous nous cantonnons à les intégrer dans les systèmes, nous risquons de décrocher. Nous n’aurons alors plus accès aux plus récentes. Nous devons utiliser cette fenêtre, dans le domaine des batteries – l’« Airbus des batteries » – mais aussi du solaire photovoltaïque, et réinvestir dans les usines pour relever ce premier défi d’ordre technologique.

Le deuxième défi tient au fait que les solutions seront systémiques : les technologies de production et/ou de stockage ne se superposeront pas ou ne s’opposeront pas les unes aux autres, elles se conjugueront à différents vecteurs – électrons, hydrogène, réseau de chaleur –, à des échelles de temps et d’espace diverses. Cela signifie que les chercheurs ne doivent pas se limiter à une attitude « techno-push » ; ils doivent pouvoir démontrer rapidement ce que peut apporter une technologie. Nous élaborons dans nos laboratoires des preuves de concept – des démonstrations de faisabilité – avec les industriels pour montrer comment la technologie s’intègre, quelle sera sa valeur sur toute la chaîne et quelles seront les applications.

Le croisement avec le numérique constitue le troisième défi. Le volet numérique permettra d’orchestrer l’ensemble de ces technologies, qu’il s’agisse de capteurs, de data, de briques logicielles, d’outils d’optimisation. On imagine aussi que l’intelligence artificielle interviendra dans les réseaux d’énergie.

Le CEA-Liten privilégie cette vision intégrée de l’énergie, sans opposer les solutions, en coordonnant le nucléaire et les énergies renouvelables et en mettant l’accent sur le croisement avec les technologies numériques.

Nous avons choisi de nous concentrer sur les sujets où nous faisons la différence. Nous appliquons un modèle de recherche technologique qui consiste à se situer plutôt en aval des systèmes. Nous nous efforçons d’offrir aux industriels, sur toute la chaîne de la valeur, des plateformes technologiques où nous sommes capables d’aller jusqu’à la pré-série. Pouvoir tester des échelles technologiques ainsi que le procédé assorti permet non seulement de « dérisquer » les technologies mais aussi de travailler avec les équipementiers, un segment très important dans l’industrie. Pour faire tourner les usines, il faut de l’argent, des opérateurs, mais aussi des équipementiers, garants de la production à un coût cible. Nous faisons en sorte de rebâtir tout un tissu d’équipementiers en Europe, en commençant bien sûr par la France.

Nous travaillons plus particulièrement sur l’énergie solaire, en croisant les métiers du solaire et ceux de la micro-électronique. Nous en sommes convaincus, c’est un domaine d’avenir, où se produiront les révolutions technologiques.

Concernant l’intermittence, nous cherchons à rendre les moyens de production commandables, grâce notamment à la prévision des productibles, qui comporte une composante numérique. Nous travaillons également sur l’électronique de puissance, une filière très importante dans les énergies renouvelables puisqu’il faut des convertisseurs de capacités et de propriétés techniques différentes pour s’adapter aux nombreuses sources de production et de stockage, sur des échelles de tensions variées.

Le deuxième levier porte sur le pilotage de la consommation et des usages. Jusqu’à maintenant, on avait d’un côté les réseaux et les énergies stationnaires, de l’autre la mobilité. Ces domaines sont en train de converger, avec le stockage pour trait d’union. Nos calculs montrent que dans une hypothèse – volontariste – de 10 millions de véhicules électriques à horizon 2035, il suffirait que 10 à 15 % d’entre eux soient des vehicles to grid, pour que l’on puisse s’affranchir de batteries pour le stationnaire. La consommation doit donc être conçue comme un levier, dans une vision englobant le stationnaire et l’embarqué.

Sur le front des technologies, nous nous concentrons aujourd’hui sur trois modes de stockage, à notre sens, complémentaires. Il s’agit d’abord de profiter de l’opportunité que constitue l’apparition des batteries tout solide – le CEA est ancré dans le projet « Airbus des batteries » –, tant ce composant ouvre de nouvelles perspectives en matière de stabilité et de sécurité : nous pourrons ainsi gagner entre 30 et 40 % d’autonomie. Et dans la mesure où il s’agit de procédés industriels nouveaux, le monde entier devra repartir de zéro, dans une approche greenfield, pour rebâtir des usines.

La batterie permettra beaucoup d’avancées, notamment en matière de petite mobilité, électrique ou hybride. L’hydrogène viendra en complément pour électrifier les plateformes massives destinées aux bus, camions, trains, bateaux et avions.

L’hydrogène rendra un service complémentaire aux batteries, dès lors qu’il s’agira d’applications réseaux, puisqu’il permettra un stockage inter-saisonnier. Je précise que l’hydrogène ne pourra être comparé aux batteries dans la mesure où il s’agit d’un vecteur. Il servira de passerelle entre les réseaux électriques et ceux de gaz naturel ; il pourra aussi transporter de l’énergie d’un continent à un autre.

Nous sommes aujourd’hui dans un momentum, pour reprendre les termes de l’Agence internationale de l’énergie (AIE). Les technologies sont matures, les acteurs industriels prêts à en accélérer l’industrialisation, à l’image du consortium d’équipementiers automobiles Faurecia-Michelin. Il ne s’agira pas, dans un premier temps, d’un marché de masse, mais d’un hub d’hydrogène autour duquel viendront s’installer des flottes. Je suis pour ma part convaincue qu’à terme, l’énergie hydrogène alimentera la plus grande partie de la mobilité.

Le troisième vecteur de stockage est la chaleur. Nous avons l’occasion de refaire de l’efficacité énergétique, en n’oubliant pas que la moitié de l’énergie consommée sert à produire de la chaleur. Nous disposons aujourd’hui de technologies permettant de produire de la chaleur en local, de la coupler aux réseaux, mais aussi de la stocker. Ce sont des technologies assez robustes, pas forcément high-tech, mais elles pourront se faire une place à côté du bouquet énergétique. Nous pouvons ainsi imaginer un mode où il sera possible, au-delà des électrons, de produire, de stocker et d’utiliser directement la chaleur sans avoir à la convertir.

Nous devons à la fois travailler sur les usages et sur les technologies elles-mêmes. Je suis convaincue que si nous ne maîtrisons pas ces technologies et si nous nous contentons, comme cela a été le cas dans le nucléaire, de les intégrer, en fondant tous nos développements uniquement sur l’algorithmie et le numérique, nous risquons de décrocher. Cela va très vite, et nous pourrions ne pas avoir accès aux dernières technologies.

C’est seulement une fois qu’elles seront bien acquises que nous pourrons les intégrer en les croisant avec le numérique, qui sera aussi pourvoyeur de chaîne de la valeur. Le Smart sera important, mais insuffisant si nous voulons rester une grande nation de l’énergie.

Bien que ce discours soit très franco-français, il serait illusoire de se cantonner à cette échelle. La vision européenne sera essentielle, dans la mesure où nous devons rechercher la massification. L’Europe nous permet de sceller des alliances, à l’image de l’« Airbus des batteries » et de par l’importance de son marché, de garantir la rentabilité des technologies. Dans notre combat contre les acteurs asiatiques notamment, dans la reconquête de notre leadership, nous disposons de plusieurs atouts. Mais la clé réside dans la synchronisation de tous les acteurs, qu’ils soient industriels ou R&D, en se focalisant sur des sujets prioritaires.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. L’une des critiques récurrentes à l’égard du déploiement des EnR est que ce sont des énergies non pilotables et intermittentes, qui seront produites à des moments où on n’en aura pas besoin et que l’on ne pourra pas utiliser en cas de nécessité. Selon certains de nos interlocuteurs, il sera impossible de se passer des énergies stables et fixes, qui continueront de représenter 100 % de la capacité nécessaire à l’approvisionnement. Les EnR ne seront ainsi qu’un doublon, une deuxième source d’énergie, ingérable et coûteuse puisqu’il faudra l’absorber.

L’une des réponses à cette crainte consiste à dire qu’il est possible de rendre le réseau plus flexible et de développer des solutions de stockage. Les mêmes rétorquent que ce stockage sera hors de prix, si bien que les EnR coûteront très cher, aussi bien en matière de production que de stockage, et seront bien moins compétitives que les solutions historiques comme le nucléaire. Quel est votre avis sur cet argumentaire, qui questionne profondément notre stratégie de développement des EnR, notamment électriques ?

Mme Florence Lambert. L’ensemble des acteurs s’accordent à dire que l’on pourra se passer de stockage jusqu’à un pourcentage important d’énergies renouvelables. S’il est prévu de construire des gigafactory de production solaire – sur le continent européen, nous espérons – ainsi que des gigafactory de batteries, c’est que le photovoltaïque est considéré comme rentable à terme. Je pense que nous pourrons nous passer assez longtemps du stockage en agissant de manière globale sur les usages, y compris dans la mobilité.

Une des clés de la transition énergétique réside dans l’électrification des transports. Or la plupart des études montrent que le stockage à bord des véhicules est peu sollicité, dans la mesure où les parcours en France sont courts. Nous avons démontré, ce qui peut être contre-intuitif, qu’il existe une « zone de confort » des batteries lithium, située autour de 60 % de l’état de charge. C’est sur cette zone que nous pouvons travailler pour mieux gérer l’énergie, sans toutefois punir les usagers. Nous pourrons ainsi couvrir de manière plus ample la fluctuation des énergies renouvelables. C’est certainement le terrain sur lequel il faut aller, dans la mesure où la batterie du véhicule électrique est déjà une batterie qui est investie. Développer le vehicle to grid permettrait certainement des gains conséquents.

Par ailleurs, nous devons être actifs sur le front des technologies et garder la main sur les technologies associant production photovoltaïque (PV) et stockage. Au sein du CEA-Liten, nous travaillons actuellement sur des solutions compétitives puisque les prix se situent aux alentours de 100 euros le MWh. Ces technologies ayant atteint un haut niveau de maturité – elles sont sorties du domaine des laboratoires et entrent en industrialisation –, nous pensons y parvenir d’ici cinq ou dix ans. Il ne faut pas oublier que les usines asiatiques rentabilisées vont devoir se refaire, cela nous donne une fenêtre pour agir. La France, l’Europe doivent se lancer, à condition de rester compétitives. Je ne vois pas pourquoi nous n’y arriverions pas !

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. En tant qu’experte, vous êtes donc certaine qu’il est possible de développer de façon stable des modes de production et de stockage d’EnR, à un prix abordable, et dans un futur très proche ?

Mme Florence Lambert. Complètement.

Mme Laure de La Raudière, vice-présidente. Le prix que vous annoncez ne me semble pourtant pas compétitif en regard des 50 ou 60 euros que coûte aujourd’hui en moyenne le MWh.

Mme Florence Lambert. Il s’agit là d’un prix « produit et stocké ». Il est très difficile de comparer avec les prix de l’électricité disponible sur le réseau. J’évoquais le coût attendu pour les capex d’une centrale de production, munie de tours de stockage. Le prix de l’électricité sur le réseau ne correspond qu’à une partie de l’équation. Je pense pour ma part au sous-ensemble « production + stockage ». Il est certain que dans des zones ensoleillées, vous pouvez produire de l’énergie photovoltaïque pour moins de 30 euros le MWh.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Il s’agit donc du prix maximum que le MWh atteindrait à une période où l’on ne pourrait pas consommer de manière souple.

Pourriez-vous évoquer devant nous les possibilités de stockage qu’offrent l’hydraulique ou la géothermie profonde ?

Mme Florence Lambert. Nous ne travaillons pas sur ces sujets, aussi ne m’y aventurerai-je pas.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Je me réjouis des propos que vous avez tenus, vous dont c’est le champ d’expertise. Le pessimisme de ceux qui nous expliquent ne pas croire à ces évolutions est-il dû à un manque de connaissances ?

Mme Florence Lambert. Peut-être vos interlocuteurs se basent-ils sur des hypothèses erronées ? La préparation du plan de déploiement de l’hydrogène pour la transition énergétique de Nicolas Hulot nous a donné l’occasion de discuter des échelles avec l’ensemble de la profession : si l’on retient un coût de base de l’électricité utilisée pour faire de l’électrolyse plus élevé ou si l’on prend en compte la décroissance très importante de la filière de production par vaporeformage, on peut conclure à une non-faisabilité du stockage par l’hydrogène par exemple.

Nous avons effectué de l’intercomparaison entre les différentes sources de stockage, batterie et hydrogène, sur des cas très concrets. Ce sont des données confidentielles que je peux vous communiquer si vous le souhaitez.

Sa neutralité autorise le CEA-Liten à contribuer à ces réflexions. On peut faire dire beaucoup de choses aux scénarios énergétiques, mais il est essentiel de les raccrocher à des feuilles de route technologiques. Nous sommes peu à pouvoir le faire, car les acteurs des réseaux eux-mêmes n’ont pas forcément accès à ces data. Le fait que nous soyons en contact avec les industriels pour le développement des filières nous permet d’établir ces inter-comparaisons.

Je suis sans doute optimiste de nature, mais c’est d’une position neutre que je m’adresse à vous. Je serais plus inquiète si l’« Airbus des batteries » n’existait pas et je craindrais de voir l’Europe balayée par la construction, en d’autres lieux, de gigafactory. Mais ces nouvelles technologies prometteuses nous donnent voix au chapitre et j’ai confiance dans la trajectoire industrielle que nous empruntons, en particulier sur les batteries.

Mme la rapporteure. Vous l’avez dit, le premier point concerne la décarbonation des transports – laquelle passera par l’électrification – mais, dans le secteur du bâtiment, les choses sont un peu plus compliquées car s’agissant du chauffage, celle-ci est déjà effective - d’une manière d’ailleurs presque excessive compte tenu des pics de consommation dans le parc ancien. Une réélectrification devrait être effectuée dans le cadre des nouvelles installations, dont les normes techniques sont très performantes. La consommation de chauffage étant très réduite, l’utilisation de technologies carbonées n’y aurait pas de sens. Entre les deux, la production de chaleur demeure très carbonée.

Sauf erreur de ma part, il s’agit de réduire la consommation énergétique électrique dans le parc ancien sans conversion à d’autres sources carbonées – à travers l’isolation thermique notamment –, puis, d’opérer la bascule d’une chaleur aujourd’hui carbonée vers une chaleur qui ne l’est pas et, enfin, de faire en sorte que les sources d’énergie des bâtiments neufs soient à la fois décarbonées et très peu voire absolument pas énergivores.

En l’état, de quelles possibilités disposons-nous pour stocker le chaud et le froid ? Lorsqu’une énergie est utilisée pour être transformée en chaleur, il se produit une déperdition intermédiaire. Or, il existe bien des possibilités pour récupérer des chaleurs fatales pour se chauffer et pour transformer le chaud en froid, et inversement – je pense à d’éventuels stockages dans la glace, grâce à l’inertie. Progressivement, le bâtiment pourrait ainsi se transformer en une espèce de « résistance » ou de « pile » afin de stocker l’énergie, ce qui changerait complètement la vision que l’on peut en avoir : les bâtiments ne seraient plus perçus comme un élément énergivore du système mais comme un élément de sa modulation. Partagez-vous ce point de vue ?

Mme Florence Lambert. Absolument : ne convertissons pas la chaleur lorsqu’il n’y a pas à le faire ! J’ajouterais un volet « auto-production, auto-consommation » sur les électrons car c’est ainsi que nous parviendrons à traiter une partie des besoins énergétiques.

S’agissant du stockage et/ou de la valorisation, nous avons cultivé dans le passé des compétences importantes dans le domaine thermique avec le nucléaire y compris, assez massivement, à l’échelle du prototype. En mégawatts thermiques, la plateforme de Cadarache permet différentes formes de stockage de la chaleur. Une certaine robustesse est nécessaire car ces stockeurs sont, en quelque sorte, des « bidons » comparables à des ballons d’eau chaude dans lesquels on verse différents fluides. Une industrialisation ne serait pas forcément très compliquée. Parvenant à couvrir différentes échelles de temps en termes de jours et de semaines – nous ne sommes pas très sûrs sur le long cours – et dans différentes gammes de températures, nous pourrions donc imaginer certaines technologies.

À mes yeux, l’interrogation porte surtout sur la réception industrielle de ces processus laquelle, aujourd’hui, n’est pas tellement organisée ni prête à être acceptée. Néanmoins, cela se travaille en associant la chaudronnerie et le génie chimique. La boîte à outils industrielle française doit susciter un acteur industriel : les solutions existent.

Dans le domaine des réseaux de chaleur – et non celui du bâtiment - nous en sommes aujourd’hui aux preuves de concepts, aux démonstrateurs, à l’échelle du mégawatt thermique. Nous devons maintenant travailler sur la chaîne de la valeur industrielle, ce qui n’est pas si évident que cela. Une reconfiguration serait alors au rendez-vous : qui serait l’investisseur ? Celui qui construit le bâtiment, alors que le bénéficiaire en serait plutôt l’usager ? J’ai le sentiment qu’il faut mettre en place un modèle.

Les choses bougent. Tout à l’heure, j’ai évoqué le domaine du photovoltaïque. Autant les filières seront concentrées avec des Gigafactories « très haut rendement, bas coûts », autant nous travaillons – et j’y crois – sur ce que l’on appelle le « photovoltaïque everywhere », implanté notamment sur les façades. De nouveaux entrants qui arrivent dans ce domaine de l’énergie, en particulier le solaire, disent qu’en tant qu’acteurs du bâtiment, ils peuvent très bien investir tout en imaginant, ensuite, la mise en place de concessions à l’endroit des futurs habitants.

Ces deux aspects se superposent : quid du tissu industriel à travailler – même si je pense que l’association de la chaudronnerie et du génie chimique permettrait de pouvoir trouver ? Quid du modèle ? Qui finance quoi et qui sera in fine le bénéficiaire des investissements initiaux ? Des constructeurs de bâtiments ont envie de s’engager mais outre que cela reste un peu cher, quelle sera la valorisation ?

Mme la rapporteure. Quelle est votre intuition sur la superposition adéquate ?

Mme Florence Lambert. Je pense qu’il faut multiplier les initiatives même si je m’interroge sur le financement des Tigas, les territoires d’innovation de grande ambition. Les démonstrations des différents acteurs et parties prenantes sont fondamentales mais il faut se préoccuper de leurs usages à venir : je dis souvent à mes chercheurs que s’il est bel et bon d’imaginer des technologies, elles ne fonctionneront pas sans fluidité ni convivialité. Il faudrait pouvoir soutenir des démonstrations importantes à différentes échelles car le secteur du bâtiment est complexe : habitat urbain, habitat rural, bâtiments techniques, les réponses ne seront pas les mêmes.

Nous ne nous situons pas tant dans une perspective de développement que dans la quête d’un bon modèle économique pour la suite. Il faut trouver une amorce de marché afin de solidifier le tissu industriel. C’est à mes yeux l’un des points importants.

Mme la rapporteure. Pourquoi considérez-vous que l’autoproduction et l’autoconsommation sont l’une des clés à développer ?

Mme Florence Lambert. Je faisais référence au solaire. Des actions peuvent être menées en réseaux directs – réseaux de chaleur – mais un pan important de consommation électrique demeurera. N’en déplaise à M. Musk, et à son mur batterie, les stockages ne seront peut-être pas à l’échelle individuelle mais à celle de l’habitat collectif. Il sera néanmoins peut-être possible de lisser une partie de la consommation électrique de la sorte.

Mme la rapporteure. Avons-nous suffisamment investi dans les EnR thermiques, notamment dans le solaire, qui est encore très peu développé en France mais qui présente l’intérêt de chauffer et de convertir la chaleur en froid avec la climatisation grâce à des procédés, je crois, que vous développez à l’INES, l’Institut national de l’énergie solaire ? Ceci permettrait de gérer les pointes dans les deux sens quant à la chaleur : en période hivernale – contrairement à ce que l’on pense, le solaire thermique fonctionne toute l’année – et en période estivale en effaçant les pointes à venir.

Mme Florence Lambert. Absolument.

Nous avons assisté à l’écroulement du tissu industriel. Grâce au ré-abondement des Fonds chaleur, il y a un frémissement mais faute d’investissements dans le passé, nous avons perdu des leaders dans ce secteur. Pour autant, la reviviscence d’une industrie ne sera pas capex intensive. C’est pourquoi je vous parlais de synchronisation. Il importe que l’industrie s’empare de cette question afin d’imaginer les nouveaux consortiums industriels à partir de ceux qui existent.

Même si, malheureusement, nous avons perdu des leaders majeurs, les Fonds chaleur suscitent donc un frémissement dans la profession. Il faut réfléchir à ce que seront les leaders de demain, à la couverture – ou non – de l’ensemble de la chaîne et aux moyens d’être encore plus efficaces. Aujourd’hui, nous avons une vraie opportunité pour le faire.

Mme la rapporteure. Je suis assez d’accord.

On a appelé mon attention sur le fait que la valorisation d’un bâtiment basse consommation – BBC – équipé notamment en solaire thermique n’était pas possible en raison de contraintes réglementaires et que, dès lors, les installateurs ne font pas appel à cette norme. Avez-vous entendu parler d’un tel frein ?

Mme Florence Lambert. Pas personnellement mais je peux faire des recherches.

Mme la rapporteure. Si vous pouvez nous éclairer, ce serait très bien. Il est en effet un peu contre-intuitif de miser sur les packs, qui ont certes l’intérêt de multiplier la capacité énergétique mais qui contiennent des liquides frigorifiques dont la durabilité n’est pas forcément évidente et, d’un autre côté, sur une solution qui semble à bien des égards adaptée, qui est robuste, qui ne demande pas une maintenance extraordinaire, dont l’utilisation est plutôt simple donc pas suffisamment « techno » pour que les gens la dérèglent en l’utilisant tout en ayant des difficultés à l’inclure dans le spectre des possibles du secteur du bâtiment.

Mme Florence Lambert. C’est un vrai problème. Les métiers sont cloisonnés entre technologies et bâtiment. Nous travaillons à leur rapprochement, notamment sur notre site de l’INES, auquel vous avez fait référence. J’invite d’ailleurs la commission d’enquête à nous rendre visite !

Mme la rapporteure. C’est déjà fait !

Mme Florence Lambert. La situation est en effet difficile. Les fronts technologiques et du bâtiment sont relativement séparés et j’entends par ailleurs beaucoup parler de contraintes réglementaires, sur lesquelles je me renseignerai.

Contrairement à ce que j’ai dit tout à l’heure, le stockage de chaleur est possible à l’échelle des saisons. Nous l’avons d’ailleurs démontré sur le site de l’INES, où un bâtiment méditerranéen est devenu quasiment autosuffisant en matière thermique.

L’intérêt principal du stockage thermique, c’est qu’entre un « bidon », d’un côté et, de l’autre, des processus chimiques, il est possible de couvrir un large spectre. Nous avons montré à l’INES que l’hydratation et la réhydratation d’un sel est possible au long cours.

Mme Laure de La Raudière, présidente. Sur un bâtiment précis.

Mme Florence Lambert. Oui. Il suffit de rajouter une chaudière.

Mme la rapporteure. Je dois hélas m’en aller. Je vous remercie, de même que Mme la présidente, qui m’a autorisée à poser mes questions dès après votre intervention liminaire.

Mme Laure de La Raudière, présidente. Vous avez parlé de rupture technologique à propos du photovoltaïque et de l’hydrogène mais en existe-t-il avec les autres énergies renouvelables, en particulier dans le domaine de l’éolien, au point qu’il serait possible d’imaginer la création d’une filière industrielle en France puisque, hors l’éolien flottant, nous n’en avons pas vraiment ? Travaillez-vous également sur les ruptures technologiques qui peuvent exister dans le nucléaire ou dans la gestion des déchets que produits ce secteur ?

Mme Florence Lambert. Je n’interviendrai pas sur la question du nucléaire car je suis chargée de la seule partie « nouvelles technologies ».

Mme Laure de La Raudière, présidente. De nouvelles technologies sont possibles dans ce secteur.

Mme Florence Lambert. Je vais en effet illustrer ce point en démontrant que la réunion des deux sera intéressante et qu’elle constitue un enjeu d’avenir pour le CEA.

Nous ne travaillons pas sur le domaine de l’éolien car, sur le plan technologique, nous avons choisi de nous concentrer sur nos savoir-faire. L’histoire des technologies au CEA a connu deux greffes : autour des matériaux qui possèdent certaines propriétés de résistance en pression et en température – d’où les piles à combustibles et les batteries ; un croisement autour de la microélectronique d’où émergera le secteur solaire de demain.

Nous nous intéressons en revanche au couplage de l’électronique de puissance avec l’éolien, qui peut probablement apporter des avancées, notamment en temps de réponse, et à la façon de redémarrer certaines filières dans le domaine de l’éolien, en particulier autour des aimants, dans une logique d’analyse du cycle de vie pour tous les aspects concernant la motorisation, ce qui pourrait peut-être entraîner certaines ruptures technologiques.

En ce qui concerne le nucléaire, je suis venue à la recherche parce que j’étais passionnée par la maîtrise de l’atome, dont je pense qu’il est possible de faire bien des choses. Je suis persuadée que si nous devons travailler à obtenir de très faibles émissions de CO2, il y a beaucoup à attendre du couplage entre énergie nucléaire et énergies renouvelables du point de vue du fonctionnement et du point de vue des usages possibles en dehors des centrales nucléaires – je pense à des réseaux de chaleur. C’est d’ailleurs le sens de la présentation qu’a faite la semaine dernière Fatih Birol à l’Agence internationale de l’énergie (AIE). À partir de cette énergie non carbonée qu’est le nucléaire, j’imagine qu’il doit être possible de coupler des électrolyseurs et de produire de l’hydrogène non carbonée.

Nous n’en sommes qu’au début mais le rapprochement entre le nucléaire et les énergies renouvelables permettra d’avoir une vision systémique et non d’opposition. J’ai dit tout à l’heure que la batterie pouvait être un trait d’union entre la mobilité et le stationnaire. Selon moi, le vecteur « hydrogène » pourra se conjuguer aussi bien avec le renouvelable qu’avec le nucléaire.

N’étant pas spécialiste de cette question, je n’irai guère plus loin mais il importe à mon sens d’avoir une vision décentralisée du nucléaire à travers les small modular reactors. Le monde entier, aujourd’hui, revisite la question. Il faut être attentifs non seulement à l’alternative qu’est le nucléaire – plutôt réparti – mais à toutes les fonctionnalités dont il est possible de bénéficier. Il faut y inclure les réseaux de chaleur et la production d’hydrogène en local.

Je ne suis pas non plus une spécialiste en matière de cycles mais j’ai fait toute ma carrière dans les énergies renouvelables et je sais qu’il faut absolument s’intéresser aux analyses du cycle de vie tel que cela a été fait dans le domaine nucléaire. C’est ce que nous allons d’ailleurs entreprendre pour tout ce qui nous préoccupe : batterie, hydrogène et panneaux solaires.

Un couplage s’impose, alors que nous avons été jusqu’ici très « Techno push », même si nous avons une vision systémique qui s’étend jusqu’à l’usage. Il faut vraiment obtenir une feuille de route d’analyse du cycle de vie, des économies d’atomes, et je suis convaincue qu’à toutes nos feuilles de route agressives – plus de rendements, plus de kilowatts heure – on superposera progressivement des feuilles de route un peu moins performantes mais sur des matériaux moins critiques.

Premier ancrage : ne pas opposer des technologies et avoir une vision intégrée de cette énergie. Second ancrage : porter un regard à 360 degrés sur une technologie, y compris sur le long terme, et en matière d’approvisionnement.

Mme Laure de La Raudière, présidente. Je souhaite revenir un instant sur la question du stockage de l’énergie. Je ne sais pas si votre discours est optimiste ou réaliste mais, comme l’a dit Mme la rapporteure, il diffère de ce que nous avons entendu.

Sur quels fondements raisonnez-vous ? J’ai entendu parler d’une hypothèse de10 millions de véhicules électriques d’ici 2035.

Mme Florence Lambert. Elle est très volontariste.

Mme Laure de La Raudière, présidente. Très volontariste ou volontariste ?

Mme Florence Lambert. Très volontariste.

Mme Laure de La Raudière, présidente. Je tenais à ce que vous le reprécisiez.

Quid, faute d’atteindre un tel seuil, de votre vision de l’usage des batteries et des stockages ? Si nous ne parvenons pas à mettre en place une politique aussi volontariste compte tenu de l’enjeu financier que représentent l’aide au renouvellement des véhicules des particuliers, la transformation des lignes industrielles des constructeurs automobiles et des infrastructures de recherche partout en France – tout ce qu’implique le véhicule électrique – qu’en est-il de votre scénario sur le stockage et la complémentarité avec l’intermittence des EnR ?

Mme Florence Lambert. En toute hypothèse, nous ne sommes vraiment pas inquiets.

Je suis surprise d’être la première à tenir de tels propos car nos discussions avec les acteurs des réseaux ont montré que nous pouvons aller assez loin dans le déploiement des énergies renouvelables en se passant du stockage. Des besoins se feront jour en matière de flexibilité mais ils ne sont pas uniquement liés à ces dernières.

Nous avons réalisé des études à partir d’hypothèses différentes, volontaristes ou non, pour savoir quand le stockage est vraiment nécessaire, qu’il soit local et ponctuel – quelques journées, la semaine – ou saisonnier. Nous pouvons vous faire part de notre vision et partager avec vous un dossier décrivant tous ces aspects-là.

Mme Laure de La Raudière, présidente. D’aucuns assurent que pendant une période de l’année, le vent peut ne pas souffler sur toute l’Europe pendant trois ou quatre jours. En cas pic de consommation, une réduction trop importante du nucléaire, un arrêt des centrales à charbon et une utilisation à plein régime de l’hydraulique en hiver peuvent faire que la production électrique soit inférieure à la consommation. En moyenne, cela passe, bien sûr, mais quid de la gestion des pics ?

Aujourd’hui, la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) ne met pas en avant la production d’énergies renouvelables stockables sous forme de gaz ou en biomasse. Certains estiment donc qu’il existe un vrai risque compte tenu de l’effet contra-cyclique du photovoltaïque et qu’en hiver, il peut donc très bien se faire que le vent ne souffle pas pendant plusieurs jours sur toute l’Europe.

Mme Florence Lambert. Je suis d’accord. Je me situais dans une hypothèse de mix énergétique comprenant au moins 50 % de nucléaire. Je ne me rallie pas aux hypothèses selon quoi tout relèvera des énergies renouvelables : je n’y crois pas.

Mme Laure de La Raudière, présidente. 50 %, c’est possible ?

Mme Florence Lambert. Oui.

Ces scénarios sont toujours un peu compliqués car il est possible de faire varier les hypothèses et, ainsi, de s’amuser à se faire peur tout en passant à côté des problèmes. Nous sommes convaincus que nous avons un rôle à jouer qui consiste à positionner les bons ordres de grandeur. C’est pourquoi nous souhaitons étoffer ces aspects-là, sachant que se rattacher à une vision industrielle et technologique – que nous connaissons – apporterait un supplément de rationalité. Comme je vous le disais tout à l’heure, sommes-nous prêts à développer les batteries, où en sommes-nous avec l’hydrogène, peut-on raisonnablement positionner ces technologies à la bonne échelle de temps ?

La réponse que je vous ai donnée partait d’un mix énergétique incluant le nucléaire et je serais très inquiète s’il était question des seules énergies renouvelables. Tout le monde, je crois, en convient.

Mme Laure de La Raudière, présidente. Tout le monde, non – mais peut-être ai-je entendu tous les gens raisonnables ! – certains prônant en effet 100 % d’énergies renouvelables.

Je suis d’accord avec vous : il faut maîtriser la technologie pour maîtriser notre avenir énergétique mais aussi, d’ailleurs, numérique. En même temps, j’ai l’impression que vous tirez un peu la sonnette d’alarme, non sur l’Airbus de l’industrie des énergies, qui est enclenché, mais sur d’autres domaines dans lesquels vous réalisez des travaux très prometteurs sans que la suite industrielle soit au rendez-vous. Quels messages souhaitez-vous faire précisément passer sur les filières qui vous paraissent fondamentales pour l’avenir et sur lesquelles il faudrait développer la même démarche que pour l’Airbus de l’industrie afin de maîtriser notre avenir énergétique en Europe et, en particulier, en France ?

Mme Florence Lambert. Je vous remercie de cette question car là réside à mes yeux la principale inquiétude. Nous sommes un organisme d’État, un incubateur de technologies, et je ne voudrais pas que tout ceci aboutisse uniquement à des transferts en Chine – auxquels nous ne procédons pas ! – ou à créer des start-up en dehors de notre territoire, dont nous avons par ailleurs une vision élargie.

Après les batteries, en matière d’industrialisation, la priorité est celle du solaire photovoltaïque. Aujourd’hui, les conditions sont favorables mais dans le passé, « nous nous sommes fait mal » dans le déploiement du solaire et les cicatrices sont nombreuses. Je perçois donc beaucoup de frilosités, qui ont été fondées, mais c’est maintenant que nous devons accélérer. Nous avons une fenêtre d’opportunité de trois ans puisque les différents acteurs sont en train de reconquérir des positions en matière de nouvelles technologies.

Le CEA, en raison de son histoire, a pu miser sur cette technologie de croisement avec la microélectronique. Je dirige le LITEN depuis dix-sept ans et on peut donner un coup de chapeau à mes prédécesseurs : je pense que nous avons trois ans d’avance. Nous avons réussi à « dérisquer » la technologie puisque nous avons fait un pas-de-côté à travers un premier transfert « Argonne national laboratory » (ANL) tout en gardant l’entière possession de la propriété intellectuelle – sinon, nous ne l’aurions pas fait. Aujourd’hui, une usine spécifique a vu le jour, autour de 200 mégawatts, ce qui signifie que c’est « dérisqué ».

Nous disposons d’une fenêtre de deux ans pour agir. Ensuite, il sera peut-être plus difficile de gérer le coup d’avance dont nous disposons.

Mme Laure de La Raudière, présidente. Est-ce que ce sont le porteur de projet ou le financement qui font défaut ?

Mme Florence Lambert. Une recristallisation est en cours avec des consortiums. Le financement n’est pas un problème car une Gigafactory de cellules photovoltaïques incluant un bâtiment coûte 200 millions d’euros, ce qui correspond presque, equity aidant, à une échelle de financement privé.

Il importe de trouver les bons acteurs pour apporter des garanties – les Chinois y parviennent : lorsqu’ils décident d’une stratégie sur une filière, ils mettent en place leur stratégie d’amorçage, ils réussissent le ramp up, la montée en puissance technologique, même si c’est compliqué car une usine n’est rentable qu’après un certain temps. Il faut donc un déploiement avec des taux préférentiels – la bannière CO2 peut être utilisée dans ce contexte puisque l’électricité est bas carbone – mais la stratégie d’amorçage doit être garantie par une protection pendant quelques années.

S’agissant du photovoltaïque, nous en sommes à une étape importante. Appuyer sur le bouton, dans une usine, suppose d’avoir un gigawatt qui réponde, ce que peu d’entités peuvent faire.

S’agissant de l’hydrogène, l’échelle de temps diffère mais il ne faut pas oublier de constituer un tissu industriel. L’hydrogène, c’est un peu un couteau suisse : elle permettra de décarboner l’industrie, de compléter la mobilité là où les batteries seront impuissantes et de rendre des services aux réseaux.

Il faut maintenir cette politique des petits pas afin d’avoir une industrie au meilleur niveau. Le stockage en matière d’hydrogène sera performant, à mes yeux, au-delà de 2050. Nous aurons donc besoin d’une industrie. La Chine ne s’y trompe pas puisque, tout en étant un géant de la batterie, elle a lancé depuis un an et demi une politique très volontariste sur ce plan-là.

Au-delà des batteries, il faut être vigilants sur ces deux points.

Mme Laure de La Raudière, présidente. Je vous remercie.

Laudition sachève à dix-sept heures quarante-cinq.

*

*     *

36.   Audition, ouverte à la presse, de M. Nicolas Wolff, vice-président et directeur général Europe de Boralex, de M. Éric Bonnaffoux, directeur général délégué développement et de M. Lucas Robin-Chevallier, responsable des affaires publiques Europe (23 juillet 2019)

Laudition débute à dix-sept heures dix.

M. le président Julien Aubert. Mes chers collègues, nous allons aujourd’hui procéder à l’audition des représentants du groupe Boralex.

Monsieur Nicolas Wolff, vous venez d’être nommé vice-président de l’entreprise canadienne Boralex et directeur général pour l’Europe. Par ailleurs, vous êtes membre du conseil d’administration de la fédération professionnelle France Énergie Éolienne (FEE), dont vous présidez la commission « industrie ». Vous avez été président de cette fédération de 2009 à 2013, alors que vous exerciez vos responsabilités professionnelles chez le fabricant d’éoliennes Vestas.

Vous êtes accompagné de M. Éric Bonnaffoux, directeur général délégué développement, et de M. Lucas Robin-Chevallier, responsable des affaires publiques pour l’Europe.

Le groupe Boralex est présent au Canada, aux États-Unis et au Royaume-Uni, avec des actifs dans la production d’énergie éolienne, hydroélectrique, thermique et solaire. L’éolien représente toutefois la part prépondérante de son activité. En France, Boralex est le premier acteur indépendant de l’éolien terrestre. Vous disposez de 951 mégawatts (MW) de sites éoliens, solaires et thermiques en France, et d’un portefeuille de projets éoliens et solaires de plus de 1 000 MW.

Comme une autre entreprise indépendante du secteur de l’éolien terrestre que nous avons reçue, Boralex a fait le choix d’une diversification dans le développement de centrales photovoltaïques au sol : c’est notamment le cas au sein de votre premier parc éolien en France, en fonctionnement depuis 2002, à Avignonet-Lauragais, dans le département de Haute-Garonne – vous nous expliquerez sans doute la justification de cette diversification.

Votre propos liminaire sera également l’occasion de nous préciser quelle appréciation vous portez sur les discours faisant du remplacement d’anciennes éoliennes par de nouvelles turbines plus puissantes et d’une technologie plus avancée – ce qu’on appelle en anglais le repowering – un axe essentiel du développement à venir de l’éolien. Des jugements contradictoires ont été tenus devant nous sur les potentialités réelles de cette option, l’appréciation la plus prudente étant paradoxalement celle portée par les professionnels de l’éolien eux-mêmes.

Vous avez réalisé un projet de stockage par batterie lithium-lion, d’une capacité énergétique de 1,5 mégawattheure (MWh) dans votre parc éolien de la vallée de l’Arce en Haute-Savoie. Vous indiquez que ce projet permettra « de réaliser une première percée dans le marché européen des réserves de contrôle de fréquence. » J’espère que vous nous expliquerez ce que représente cette percée et pour quel type d’appui aux réseaux de distribution et de transport d’électricité.

Quel impact l’implication croissante des grands groupes énergéticiens dans la production d’énergie renouvelable aura-t-elle sur la structuration du secteur dans le domaine de l’éolien et dans celui du solaire ? Dans le communiqué de presse que vous avez publié à l’occasion de la mise en service, en juin dernier, du parc éolien de 10 MW installé à Catésis, dans le département du Nord, vous indiquez que « la production d’électricité annuelle estimée de ce site est évaluée à plus de 32 700 MWh, ce qui permettra d’éviter l’émission de près de 2 500 tonnes de CO2. » – et vous précisez en note de bas de page que la quantité de CO2 est estimée « selon les calculs et les hypothèses réalisées par la chaire de gestion du secteur de l’énergie de HEC Montréal. »

Par rapport à quel type de production ce résultat est-il calculé ? Cette estimation prend-elle en compte le caractère très fortement décarboné de la production d’électricité en France ? Enfin, à titre personnel, j’aimerais savoir si vous avez quelque chose contre HEC France…

Je vais maintenant vous donner la parole pour un exposé liminaire de quinze minutes maximum, avant que les membres de la commission d’enquête, à commencer par notre rapporteure Mme Meynier-Millefert, ne vous posent à leur tour quelques questions.

Avant que vous ne puissiez prendre la parole, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je dois vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

(M. Nicolas Wolff, M. Éric Bonnaffoux et M. Lucas Robin-Chevallier prêtent successivement serment.)

Cette commission d’enquête ayant reçu votre serment, vous avez la parole.

M. Nicolas Wolff, vice-président et directeur général Europe de Boralex. Monsieur le président, madame la rapporteure, je vous remercie pour votre invitation. Je vais vous présenter notre société en quelques mots. Boralex est un acteur industriel indépendant du secteur des énergies renouvelables (EnR), mais il est originaire du secteur industriel du papier puisque le groupe Cascades, qui nous a créés, était un opérateur important dans le papier au Québec. Pour subvenir à ses besoins en énergie, Cascades a décidé de créer une société spécialisée dans les moyens de production décentralisée, et c’est de là qu’est née la société Boralex.

Comme vous l’avez dit, nous sommes aujourd’hui le premier acteur indépendant en France et le numéro 3 en France en termes de volume installé. Boralex est également l’un des leaders du marché de l’électricité au Canada. C’est un groupe industriel coté en Bourse, à Toronto. Nous sommes un producteur indépendant car 100 % de notre production est détenue par la société Boralex – je reviendrai sur ce point qui me paraît important.

Boralex est un opérateur intégré, avec une vision de long terme au service des territoires et de l’emploi. Aujourd’hui, le groupe possède environ 2 gigawatts (GW) d’actifs en opération et la France représente près de la moitié de ces 2 GW, puisque nous y produisons 960 MW grâce à nos installations – 426 mâts répartis sur plus de 60 parcs. Je précise que nous avons également deux parcs solaires. Notre production en 2018 a été de 1 530 GWh, ce qui correspond à peu près à l’alimentation en électricité d’un million de foyers.

Boralex est un acteur intégré, qui couvre l’ensemble de la chaîne de valeur, des études de démarrage jusqu’à la mise en place des parcs en passant par les analyses de vent et les dépôts de dossiers. Pour ce qui est des parcs, nous assurons aussi bien leur financement que leur exploitation, puisque nous avons décidé, il y a plusieurs années, d’intégrer la maintenance à nos activités.

Depuis vingt ans, grâce à nos équipes intégrées, nous optimisons le fonctionnement du parc, ce qui va nous permettre de nous préparer au monde futur – j’y reviendrai plus tard. Nous avons développé des stratégies industrielles qui nous permettent de supporter une croissance ambitieuse, ce qui nous a conduits à notre niveau actuel de développement. Depuis notre création en France en 2001, nous avons investi 1,5 milliard d’euros sur le territoire français, dont 365 millions d’euros en 2018, ce qui représente un million d’euros par jour.

Nous comptons aujourd’hui 200 salariés en France, répartis sur trois sites principaux – Lille, Lyon et Paris – mais également à travers le territoire. En effet, à chaque fois que nous installons des parcs éoliens, nous mettons en œuvre des sites de maintenance régionaux afin de nous permettre d’être à proximité de ces sites – notre objectif est d’être à moins d’une demi-heure de voiture de chacun de nos sites. Nous avons un plan d’embauche particulièrement ambitieux, puisque pour 2019, nous prévoyons d’embaucher 60 personnes qui vont venir compléter notre équipe.

Au cours des vingt dernières années, nous avons mis en application une philosophie de développement basée sur l’idée que le défi de l’acceptabilité ne sera relevé que si les développements se font dans une démarche active de concertation et de communication, en valorisant l’économie locale. Nous appuyons donc notre développement sur plusieurs piliers, notamment l’accompagnement des collectivités dans l’amélioration de leur cadre de vie, la mise en valeur de leur patrimoine, la coopération avec le milieu agricole, la participation au financement des réseaux, la communication et les infrastructures, enfin le maintien et le développement des services pour le public et les communes.

Nous pensons que l’éolien porté par Boralex peut être une solution de renouveau rural à deux titres. D’une part, pour faire des territoires des lieux attractifs pour les familles et les emplois qu’on peut y créer ; d’autre part, pour rendre ces territoires compétitifs pour les entreprises dans un contexte global de transition énergétique.

Grâce aux différents parcs que nous avons pu mettre en œuvre, nous avons généré plus de 10 millions d’euros de recettes fiscales l’année passée, notamment avec la taxe foncière et l’imposition forfaitaire des entreprises de réseaux (IFER). Pour 2019, nous prévoyons que ces recettes fiscales passent à plus de 13 millions d’euros.

Par ailleurs, nous avons également lancé des financements participatifs et, sur trois projets différents, nous avons déjà levé plus de 700 000 euros par ce moyen. Avec votre permission, monsieur le président, Éric Bonnaffoux va maintenant nous éclairer sur l’intégration locale des projets.

M. le président Julien Aubert. Vous avez la parole, monsieur Bonnaffoux.

M. Éric Bonnaffoux, directeur général délégué développement de Boralex. Comme l’a dit Nicolas Wolff, nous sommes un opérateur intégré : nous développons des projets, nous les construisons, nous les exploitons, et pour cela nous nous inscrivons sur la durée sur le territoire où nous arrivons. Nous arrivons toujours sur un territoire avec beaucoup d’humilité, beaucoup de proximité, et beaucoup d’écoute et de transparence vis-à-vis des élus et de la population. Pour nous, la meilleure des vitrines, c’est de faire venir un élu sur un site, en projet ou déjà exploitation, afin qu’il puisse ensuite en parler à ses administrés.

En matière de développement, nous nous référons à une éthique consistant à impliquer au plus tôt les collectivités, les citoyens et les associations, et à maintenir le lien avec eux tout au long du développement du projet, de sa construction et de son exploitation.

Nous avons été conduits à nouer des partenariats dits stratégiques, que nous estimons importants. Ils nous permettent d’abord d’améliorer nos pratiques environnementales : c’est le cas du partenariat que nous avons avec le WWF depuis 2011, un partenariat dont nous sommes fiers et qui, renouvelé plusieurs fois, nous a permis d’éditer en collaboration un guide des bonnes pratiques de l’éolien. Nous avons également conclu, en 2018, un partenariat avec la chaire « Paysage et énergie » de l’École nationale supérieure de paysage de Versailles (ENSP), en association avec le ministère de la transition écologique et solidaire (MTES), l’ADEME et Réseau de transport d’électricité (RTE). Ce partenariat nous permet de nous améliorer et d’obtenir de très bons résultats en matière d’intégration paysagère des projets solaires et éoliens – récemment, nous avons fait travailler des étudiants de la chaire sur des projets solaires et des projets éoliens, afin de pouvoir nous démarquer de l’approche paysagère classique que peuvent avoir les paysagistes et les bureaux d’études avec lesquels nous travaillons habituellement.

M. Nicolas Wolff. Sur la base de cette philosophie, nous souhaitons bien entendu participer activement à la transition énergétique, et nous nous plaisons à penser que c’est le cas. Boralex aimerait incarner l’une des visions d’un nouveau monde plus décentralisé, doté d’un mix énergétique plus diversifié. Je pense que nous devons d’abord nous montrer ambitieux dans le cadre de la Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) en cours de discussion, une PPE que nous soutenons et qui, nous l’espérons, sera votée à l’automne 2019.

Nous pensons également que, pour que nous puissions aller plus vite et plus loin, il faut absolument qu’il y ait une plus grande stabilité dans la réglementation. Comme vous le savez, de nombreuses modifications sont intervenues au cours de ces dernières années, et nous sommes aujourd’hui confrontés à de grandes difficultés pour mettre en place les technologies les plus récentes, qui nous permettraient de disposer de parcs très compétitifs, comportant moins de machines et produisant de l’électricité à un coût inférieur à celui d’aujourd’hui. Du fait de la lourdeur de la réglementation, il est extrêmement difficile pour nous de progresser dans ce sens, ce que je déplore, car une telle évolution se ferait au bénéfice du consommateur et de l’État français.

Je note également que nous sommes aujourd’hui obligés d’obtenir une multitude d’autorisations pour mener à bien un projet. Si nous ne sommes pas opposés par principe à ces procédures, car un projet doit être réalisé dans le respect des collectivités locales et avec le souci de préserver les paysages, le niveau de complexité de la réglementation aboutit souvent à des blocages et à des délais de développement extrêmement longs – ils sont parfois du double de ceux s’appliquant dans d’autres pays, ce qui a également une incidence en termes de coûts.

Pour ce qui est du solaire, ce secteur est désormais compétitif, comme l’ont démontré les prix des derniers appels d’offres. Cela dit, on constate sur le terrain les mêmes difficultés de mise en œuvre que pour l’éolien, et nous devons donc continuer à travailler avec l’administration pour essayer de remédier à ces blocages.

Par ailleurs, nous aimerions tester des solutions hybrides associant éolien et solaire. Nous avons commencé à le faire sur le parc d’Avignonet-Lauragais, en ajoutant des installations solaires à un parc éolien. Les deux technologies sont en effet très complémentaires du fait de leurs courbes de puissance respectives. Typiquement, l’éolien produit davantage en début et en fin de journée, alors que c’est l’inverse pour le solaire, qui présente un pic de production vers douze heures trente : le fait de mixer ces deux sources d’énergie crée donc une base intéressante pour baisser le coût de l’énergie et augmenter la compétitivité d’une installation.

Vous avez mentionné notre projet de stockage, consistant en une batterie lithium-ion de 2 MW, qui nous permet aujourd’hui de fournir un service à l’opérateur de réseaux : nous n’avons pas le droit de revendre l’énergie de cette batterie, mais nous pouvons l’utiliser pour stabiliser le réseau. Nous pensons que le prix des batteries va baisser de manière très importante – tous les rapports le démontrent – à l’horizon 2023-2025, et nous estimons qu’à cette échéance, nous serons capables de monter des projets commercialement viables intégrant éolien, solaire et batteries, ce qui nous permettra de proposer une solution plus sophistiquée que celle consistant uniquement en la vente d’électrons.

Fort de sa philosophie et de son expérience, le groupe Boralex nous semble prêt à relever les enjeux du nouveau monde, un monde plus compétitif, celui des appels d’offres et du marché. Nous souhaitons entrer dans ce nouveau monde et nous nous y préparons. Ainsi, nous avons récemment participé à des appels d’offres et nous avons été sur le podium lors des deux dernières étapes de ces appels d’offres, ce qui montre notre capacité à être compétitifs en utilisant les bonnes technologies. Pour cela, nous avons besoin de visibilité, et à cet égard nous pensons que les appels d’offres constituent un outil de développement vertueux. J’en veux pour preuve le fait que le prix moyen diminue d’appel d’offres en appel d’offres. Lors du dernier en date, en avril 2019, nous avons sécurisé 68 MW au prix moyen de 63 euros du MWh – alors que le tarif de l’éolien était de 80 euros il n’y a encore pas si longtemps. La durée offerte par les appels d’offres est également très appréciable : nous disposons de vingt années, ce qui nous permet d’investir sur des parcs alors que les prix de vente diminuent.

Le fait d’être un opérateur intégré nous a permis de mettre en place des stratégies de maintenance qui nous sont propres et d’optimiser ainsi nos coûts de maintenance, toujours dans la perspective de ce monde nouveau où les prix seront toujours plus compétitifs.

Enfin, ces appels d’offres sont aujourd’hui complétés par une nouvelle forme de commercialisation, les contrats de gré à gré (en anglais corporate power purchase agreements, PPA), qui commencent tout juste à se développer en France mais constitueront certainement une voie de commercialisation intéressante, qui nous permettra de conclure des projets de parcs en direct avec des consommateurs, des industries, pour vendre notre production en complément de ce que nous faisons dans le cadre des appels d’offres.

En conclusion, je veux souligner que Boralex est prête aujourd’hui à soutenir la transition énergétique voulue par notre pays, en assurant la croissance de ses sites de production, en continuant d’investir en France – un territoire important pour nous –, en assurant un coût de l’énergie compétitif, en créant évidemment de la valeur pour les territoires – notamment avec la création d’emplois –, et enfin en contribuant à l’autonomie énergétique de notre pays.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Pourriez-vous développer votre explication portant sur la manière dont vous travaillez avec les territoires pour améliorer l’acceptabilité ? Dans le cadre de nos auditions, nous avons reçu un certain nombre de représentants d’associations et d’élus, qui ne voient pas du tout l’implantation d’éoliennes comme un partenariat, mais plutôt comme quelque chose d’agressif, que l’on impose à leurs territoires. Comment décririez-vous votre expérience avec les territoires ? Êtes-vous confrontés à la mobilisation d’associations contre l’implantation d’éoliennes et, le cas échéant, comment gérez-vous cette situation ?

M. Éric Bonnaffoux. Le développement d’un projet éolien implique de croiser une multitude de données, notamment les contraintes aéronautiques et militaires, et celles relatives à la protection de la faune et de la flore et au respect du bâti, grâce à nos systèmes d’information géographique. Ce processus nous permet de désigner des points du territoire où une implantation paraît possible. Nous nous rendons sur les sites concernés, où nous rencontrons d’abord les élus. Si ceux-ci ne sont pas opposés à étudier un projet éolien, nous passons à une deuxième étape, consistant à faire une présentation plus formelle du projet devant le conseil municipal. Nous allons ensuite à la rencontre des propriétaires fonciers afin de signer les promesses de baux. Si un élu est, dès le départ, farouchement opposé au développement d’un projet éolien sur son territoire, nous n’insistons pas.

S’il est enclin à examiner un projet, nous allons effectuer des démarches dans un climat d’écoute, de transparence, de proximité et d’humilité : nous n’arrivons jamais en terrain conquis. Nous nous efforçons ensuite de travailler avec les élus, les associations, voire la population elle-même, en partant du principe qu’il ne faut pas qu’il se passe plus de trois mois sans que la population et les élus ne soient informés du développement du projet. Pour diffuser l’information tout au long du développement du projet, nous animons des comités de suivi, nous assurons des permanences et distribuons des journaux d’information. J’ai coutume de dire qu’un projet s’apparente à un marathon, sauf qu’il ne s’agit pas de 42 kilomètres, mais de 42 mois s’écoulant entre la phase initiale du projet et la phase de dépôt et d’autorisation.

Il peut y avoir des oppositions locales, que nous nous efforçons d’écouter. Nous pouvons aussi mettre en place, en amont du projet ou à partir de son autorisation, un financement participatif, sous forme de dette – cela consiste à lever auprès de la population de la dette que nous rémunérons sur environ trois ans – ou d’actionnariat local proposé aux collectivités – c’est ce que nous faisons pour certains parcs éoliens au Canada, et que nous commençons à faire pour des parcs solaires en France.

M. Nicolas Wolff. Ce qui distingue Boralex de nombre d’autres opérateurs, c’est qu’il s’agit d’un opérateur industriel, ce qui fait que toutes nos démarches sont établies sur une durée minimale de vingt ans et que, lorsque nous arrivons sur un territoire, c’est pour y rester durablement. Il est donc très important que nous puissions établir des relations saines et équilibrées avec nos interlocuteurs locaux, à qui nous allons avoir affaire pendant toute la durée de l’opération, c’est-à-dire au moins vingt ans.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. On nous a rapporté le cas de parcs pouvant faire l’objet de ventes successives – jusqu’à six changements d’exploitant en l’espace de huit ans. Avez-vous connaissance de telles pratiques ?

M. Nicolas Wolff. Ce n’est absolument pas notre façon de procéder, car cela va à l’encontre de notre philosophie.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Avez-vous connaissance de telles pratiques, et estimez-vous qu’elles devraient être rendues impossibles, par exemple en posant le principe selon lequel il n’est pas permis de développer un parc sans en assurer la maintenance sur une certaine durée ? En d’autres termes, considérez-vous que les bonnes pratiques comportent une faille qu’il conviendrait de corriger ?

M. Nicolas Wolff. Je n’ai pas connaissance personnellement de ce type de pratiques.

M. Éric Bonnaffoux. Il existe ce que l’on appelle des développeurs simples, c’est-à-dire des entrepreneurs qui se contentent de développer un projet, qu’ils revendent une fois les autorisations obtenues. Pour notre part, nous développons un projet, nous le construisons et nous l’exploitons, en nous inscrivant dans la durée sur le territoire. En ce qui concerne les projets vendus dès le départ par des développeurs, rien n’empêche ensuite qu’ils soient revendus à plusieurs reprises : il peut d’ailleurs nous arriver de racheter de tels projets.

M. Lucas Robin-Chevallier, responsable des affaires publiques Europe. Notre stratégie de croissance interne nous conduit à développer des projets pour les réaliser, les exploiter et en assurer la maintenance. Il existe de plus petits acteurs – il s’agit souvent de collectivités locales – qui développent leurs propres projets et ont pour cela besoin de s’adosser à des structures plus robustes telles que la nôtre. Ils vont dans ce cas co-développer un projet avec nous, avant que nous ne le reprenions à notre propre compte et que nous l’exploitions dans la durée.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Puisqu’il vous arrive de racheter des projets développés par d’autres, avez-vous constaté une différence en termes d’acceptabilité entre ces projets-là et ceux dont vous avez la maîtrise dès le départ ? En d’autres termes, les projets que vous ne développez pas depuis le départ sont-ils à l’origine de plus d’oppositions locales ?

M. Éric Bonnaffoux. Lorsque nous rachetons un projet prêt à construire, nous auditons l’ensemble du dossier, en partant du début. Nous ne sommes pas toujours en mesure de reconstituer toutes les démarches relatives à la concertation qui ont pu être effectuées, mais nous nous efforçons de travailler avec des développeurs qui ont des méthodes de développement similaires à la nôtre.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous arrive-t-il de refuser un projet simplement en raison des conditions de son implantation ?

M. Nicolas Wolff. À l’issue de l’audit que nous effectuons, nous pouvons très bien refuser un projet qui ne nous paraît pas sain.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Quels sont les critères d’un projet qui n’est pas sain ?

M. Nicolas Wolff. C’est un projet qui n’a pas été développé de manière satisfaisante et qui, pour cette raison, pourrait porter atteinte à notre image, construite au fil des vingt dernières années – notre philosophie et l’image qui y est attachée constituent un capital qui a beaucoup de valeur, et qu’il importe pour nous de préserver.

M. Éric Bonnaffoux. Souvent, ce n’est pas un projet isolé que nous achetons, mais un portefeuille comprenant plusieurs projets à divers stades d’avancement – certains sont prêts à être construits, d’autres sont déjà en cours d’exploitation. Nous faisons preuve de vigilance quant à l’homogénéité des projets, qui doivent tous avoir été développés correctement.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Le fait que vous refusiez certains projets semble confirmer l’existence de mauvaises pratiques chez certains développeurs de projets.

M. Nicolas Wolff. Ce n’est pas exactement ce que j’ai dit : il s’agit de pratiques de développement ne correspondant pas à ce que Boralex souhaite mettre en œuvre sur le marché français. Dans la mesure où nous nous projetons à long terme, notre ambition est d’assurer un niveau de qualité fondé sur le respect de certains critères – et si un projet ne correspond pas à ces critères, nous préférons y renoncer.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous faites preuve d’une grande pudeur dans votre réponse, mais pouvez-vous nous confirmer que certains des projets que vous étudiez ne répondent pas aux critères que vous estimez essentiels ?

M. Nicolas Wolff. Disons que ces projets ont été établis selon des critères qui ne sont pas les nôtres.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Ne croyez pas que je cherche à vous faire endosser la responsabilité de mauvaises pratiques qui ne seraient pas les vôtres ! J’essaie simplement de déterminer si l’installation d’éoliennes donne parfois lieu à des mauvaises pratiques et, le cas échéant, comment faire pour y mettre fin. Vous avez visiblement identifié les failles qui peuvent exister dans ce domaine, puisque vous avez vous-mêmes élaboré un standard de qualité permettant d’améliorer la recevabilité des projets d’installation au sein des territoires. Il serait intéressant de généraliser le cahier des charges que vous avez mis au point, afin que votre expérience puisse bénéficier à l’ensemble des projets.

M. Nicolas Wolff. Nous avons participé activement à la création de la charte éthique évoquée au cours d’une précédente audition, qui vise à instaurer des bonnes pratiques en matière de développement. Nous avons beaucoup milité en faveur de cette charte, car il nous semble important de garantir un haut niveau de qualité si nous voulons avoir un développement durable. Parallèlement, dans le cadre de notre activité, nous avons mis en place des critères de qualité qui nous sont propres.

Quand nous constatons, à l’examen d’un projet, que ces critères ne sont pas remplis, nous pouvons décider de ne pas y donner suite, mais cela ne signifie pas pour autant que ce projet a donné lieu à de mauvaises pratiques : il peut s’agir d’un développeur qui conçoit des parcs et demande les autorisations correspondantes, mais qui ne passe jamais à la phase suivante, celle de la construction – contrairement à nous, qui sommes un acteur industriel et exploitons à ce titre 2 GW à l’échelle du groupe. En effet, aujourd’hui en France, on voit encore cohabiter différents types d’acteurs sur le marché, ce qui explique qu’il puisse y avoir différentes façons de mener un projet.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. C’est bien ce qui ressortait de votre propos introductif.

Avez-vous déjà été confrontés à des plaintes de nature médicale, qui émanent de personnes disant ressentir des nuisances physiques liées aux installations éoliennes ?

M. Lucas Robin-Chevallier, responsable des affaires publiques Europe. Nous avons reçu quelques plaintes, auxquelles nous répondons dans un esprit de bon voisinage. Ces plaintes portent plutôt sur des incertitudes liées à la baisse de la valeur immobilière de propriétés situées à proximité d’une installation, et nous y répondons en faisant valoir qu’aucune étude n’a mis en évidence une diminution de la valeur immobilière.

Il peut arriver que nous recevions des plaintes liées à des perturbations acoustiques. Dans ce cas, nous venons effectuer des mesures sur place et, si des anomalies étaient effectivement constatées, nous ferions en sorte de régler le problème. À l’heure actuelle, seule l’administration peut nous obliger à le faire, mais aucune irrégularité n’a jamais été constatée. En résumé, nous recevons des plaintes, comme tout exploitant d’installations industrielles, mais nous les traitons dans un esprit de dialogue, en nous tenant constamment à l’écoute.

M. Éric Bonnaffoux. D’autres plaintes sont liées à des perturbations hertziennes affectant la réception des chaînes de télévision. Lorsque nous en recevons, nous les traitons avec les opérateurs locaux, comme c’est déjà arrivé. C’est assez rapide à rétablir et à traiter. Notre méthode, fondée sur la rencontre des personnes concernées et le traitement des problèmes, est assez efficace.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Y a-t-il des problèmes acoustiques qui aient débouché sur des problèmes physiques ? Le cas échéant, comment avez-vous traité la situation ?

M. Lucas Robin-Chevallier. Les problèmes d’ordre acoustique sont plutôt liés à un grincement de la machine, ce qui nécessite parfois des réparations de maintenance. On intervient pour « mettre de l’huile dans les rouages ».

Sur la santé, on n’a pas reçu de plainte en particulier. L’ANSES a cependant publié en 2017 un rapport très bien documenté. Elle y indique qu’effectivement, il n’y a pas de corrélation particulière entre l’installation d’éoliennes et la santé. Mais une vision négative d’un parc éolien pourrait du coup entraîner un effet nocebo, sous le coup duquel la personne concernée souffre justement de cette vision négative du parc éolien. Le rapport fait en revanche apparaître que les incertitudes et les peurs liées au parc éolien et à l’acoustique diminuent après l’installation du parc.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous suivez des pratiques de développement de vos parcs qui, visiblement, suscitent moins de rejets de vos projets. C’est pourquoi je veux savoir si vous observez des effets de santé corrélés. Si vous n’en avez pas constaté, cela pourrait effectivement corroborer l’existence d’un effet nocebo, dont l’ANSES nous a effectivement parlé dans le cadre d’une audition.

M. Lucas Robin-Chevallier. Non, nous ne constatons pas d’effet sur la santé.

M. Nicolas Wolff. Dans le cadre du développement, on va se plier à la réglementation imposée, qui est très stricte en France, notamment du point de vue acoustique. On développe des solutions qui sont vraiment en lien avec ces contraintes.

Une fois que le parc est installé, il arrive que certains riverains reviennent vers nous. Je pense qu’ils sont en effet sous le coup d’une impression. Nous traitons systématiquement leur demande, puisque, comme je vous le disais, on est appelé à rester vingt ans. On a donc intérêt à ce que les gens soient satisfaits du service qu’on peut leur offrir.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Quelle est la rentabilité, pour une collectivité, de travailler avec vous ? Quel type de bienfaits peut-elle tirer de cette coopération ? Vous citiez tout à l’heure le renouvellement rural, le maintien de services de proximité et la mise en valeur du patrimoine local.

M. Éric Bonnaffoux. Plutôt que des explications, je vais vous livrer quelques exemples de réalisation. Ce sera peut-être plus concret.

Une fois le parc éolien sorti de terre, dans le Pas-de-Calais, sur la commune de Blendecques, nous avons fait du mécénat sur le musée de la Coupole, un mécénat lié aux 75 ans de la libération des camps nazis. C’est un mécénat de petite envergure, auprès d’une collectivité qui l’a demandé. En Haute-Loire, on a participé à la réhabilitation d’une fromagerie, une fois le parc sorti de terre ; une auberge paysanne s’est créée, grâce au tourisme attiré par le parc. Dans cette petite commune de 140 habitants, il y a entre 5 000 et 7 000 visiteurs payants par an, grâce à une association qui fait visiter les éoliennes, une mine d’antimoine ainsi que des moulins qui ont été réhabilités. En Ardèche, on a créé un parc botanique autour d’un parc éolien – on y parle aussi bien de la myrtille que des énergies renouvelables. Ce sont là autant d’exemples de notre participation à l’activité économique, agricole, forestière ou au développement économique des collectivités sur lesquelles nous sommes implantés.

Mais on pourrait parler aussi de l’imposition forfaitaire sur les entreprises de réseau (IFER), qui génère des retombées intéressantes. On pourrait parler des loyers perçus, lorsque le parc est implanté sur des terrains communaux ou sur des terrains privés. Notre présence amène alors des revenus aux agriculteurs. Tout cela contribue au développement du territoire.

M. Lucas Robin-Chevallier. Ce qui est sûr, c’est que Boralex est prête à participer à la vie locale et à la financer, après la mise en service du parc. Il peut s’agir de petit mécénat, comme l’a dit Éric Bonnaffoux. Ce qui est intéressant aussi, lorsqu’on vient sur un territoire et qu’on y développe un projet dans la durée, c’est de participer à la réflexion que ce territoire peut lancer au sujet de la dynamisation de sa vie locale.

En Ardèche, à Saint-Étienne-de-Lugdarès, grâce aux retombées fiscales, la commune a pu créer une crèche et une maison des jeunes, mais aussi attirer de nouveaux habitants. L’utilisation des ressources liées au parc éolien a donc dynamisé la vie locale.

M. Éric Bonnaffoux. Je peux vous citer un autre exemple très concret, sur le plateau de Savernat, dans l’Allier, où un parc a été mis en service l’année dernière.

En profitant de l’ouverture des réseaux nécessaires pour passer nos câbles, nous y avons aussi fait passer des fibres optiques. Cela a amené un gain pour la collectivité, qui a pu utiliser nos réseaux pour faire passer ses câbles de fibre optique.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Si la commune a gagné des habitants, on peut considérer que les préventions relatives à une éventuelle baisse de la valeur immobilière des biens situés sur la commune ne sont pas fondées.

Permettez-moi trois questions. D’abord, comment se passe la fin d’exploitation et est-ce qu’un démantèlement de vos parcs est prévu ? Ensuite, est-ce que vous vous limitez à respecter la règle des 500 mètres ou est-ce que vous gardez des distances qui sont plus importantes. D’ailleurs, quelle est, pour vous, la bonne distance ? Enfin, pourquoi vous êtes-vous lancés dans le développement de stockage associé ? Nous avons en effet reçu beaucoup de personnes qui jugeaient que le problème des EnR résidait principalement dans l’intermittence, et j’ai tendance à penser que le stockage apporte une réponse à cette problématique de l’intermittence.

M. Nicolas Wolff. Après la fin de l’obligation d’achat, plusieurs possibilités s’ouvrent à nous.

Première option : on peut estimer que le parc est encore en bon état. Puisqu’on l’a maintenu, on connaît bien ses caractéristiques. On peut alors décider de vendre notre énergie sur les marchés spot. Deuxième option : à l’issue des quinze ou vingt ans d’obligation d’achat, signer un contrat de gré à gré avec un opérateur industriel qui va nous racheter l’énergie de ce parc. Troisième option : le remplacement des machines. Ce remplacement des machines est une option intéressante, si on ne repart pas dans un cycle complet d’approbation, ce qui nous obligerait à prendre en compte à nouveau un développement de sept ans, assez coûteux.

On évalue donc les options par rapport à cette contrainte. Je peux citer en exemple le parc de Cham Longe, un parc assez ancien qui arrivait en fin d’obligation d’achat. Nous allons passer d’une puissance de 22 MW à une puissance de 40 MW en changeant les machines, en augmentant un tout petit peu leur taille, mais aussi leur puissance nominale. Sur un site où l’éolien est accepté et compris, où il apporte de la valeur et des bénéfices à la collectivité, il est possible de remplacer de vieilles machines par des machines récentes afin d’augmenter la puissance unitaire.

Qui plus est, le coût d’électricité descend, puisqu’on est passé, pour ce parc de Cham Longe, d’un tarif éolien qui était initialement aux alentours de 80 euros à un tarif moyen de 65 euros dans l’appel d’offres d’avril 2018. Vous voyez que cela a un effet extrêmement vertueux, puisqu’on a baissé le coût de l’énergie de 20 % dans cette opération. Ainsi, le parc va produire beaucoup plus d’énergie, à un coût moindre pour la collectivité. Qui plus est, c’est un parc bien accepté, puisque la population a déjà vécu pendant quinze ans près de lui.

Cette possibilité de renouvellement n’est toutefois mise en œuvre que si on peut mettre en place ces nouvelles technologies. Or, bien souvent, je remarque que, dans le cas d’un changement de machine, nous sommes bloqués par le fait qu’on nous oblige à repartir sur un projet neuf, qui implique sept années de développement, soit une durée assez longue.

M. Éric Bonnaffoux. Sur la question des 500 mètres, je dirai qu’on se développe aujourd’hui au minimum à 500 mètres des habitations. La concertation préalable menée sur un territoire peut faire apparaître que la commune exige qu’on soit à plus de 500 mètres. Il peut ainsi arriver qu’on nous demande d’être à 700 mètres. À ce moment-là, on examinera la compatibilité d’un projet éolien avec la demande du territoire. Si on arrive à élaborer un projet et qu’on peut se mettre à 700 mètres des habitations, notamment s’il y a un enjeu acoustique, on se mettra alors à 700 mètres des habitations. La demande peut aussi provenir des services de l’État. Nous nous prononçons en fonction de la nature et de la viabilité du projet, en observant a minima une distance de 500 mètres. Mais il nous arrive d’aller au-delà des 500 mètres quand c’est possible.

M. Nicolas Wolff. Sur la question du stockage, vous avez raison de souligner que c’est un axe stratégique. Nous estimons que le coût de stockage va baisser de manière extrêmement importante. Aujourd’hui, on est à environ 300 euros du MWh. Mais on estime qu’à l’horizon de 2023 ou de 2025, on sera à 150 euros. Cela nous permettra de faire émerger des projets commercialement viables.

Quant à l’intermittence, nous parlons plutôt de variabilité. Nous travaillons sur cette dimension variable en cherchant à mettre nos sites de production éoliens et solaires en complément les uns des autres, grâce à une capacité à stocker de l’énergie. L’avenir, c’est d’arriver à offrir un service qui correspondra exactement à la consommation de nos clients, sans nous contenter de revendre de l’énergie. Nous sortons d’un système où notre obsession est de vendre nos électrons, c’est-à-dire l’électricité qu’on est en train de produire, pour aller vers un système où on va vendre une solution énergétique capable de suivre le pic de consommation des clients.

Par exemple, si un client de la grande distribution veut refroidir davantage ses produits en été, on va essayer de trouver le moyen de subvenir à ses besoins, grâce à plus de solaire peut-être. Nous pourrons ainsi suivre exactement sa ligne de consommation. Quant au stockage, il nous permet de compléter cette approche, en garantissant des capacités de réserve en cas de besoin. Nous voyons donc vraiment un bénéfice technologique et commercial à nous orienter vers le stockage.

M. le président Julien Aubert. Est-ce que vous pensez que le syndrome de l’éolien existe ?

M. Nicolas Wolff. Monsieur le président, qu’est-ce exactement que le syndrome de l’éolien ?

M. le président Julien Aubert. C’est vous qui venez du Canada ! Vous connaissez sans doute les études canadiennes qui ont été faites sur le syndrome de l’éolien et sur la sensibilité de l’homme aux infrasons. Nous avons eu ici des auditions, notamment avec l’ANSES, au sujet d’éventuelles perturbations sanitaires. Des experts médicaux parlent du syndrome de l’éolien. Mais, quand vous travaillez dans le domaine de l’éolien, j’imagine qu’à un moment donné, le terme de « syndrome de l’éolien » vient à vos oreilles.

M. Nicolas Wolff. C’est la première fois que j’en entends parler.

M. le président Julien Aubert. Comment expliquez-vous que, moi qui suis dans votre secteur depuis seulement deux mois, je connaisse l’histoire de ce syndrome, alors que vous ne l’avez jamais croisé ? Une simple recherche sur la Toile pourrait vous renseigner.

M. Nicolas Wolff. Une simple recherche sur la Toile livre en effet beaucoup de d’arguments contre l’éolien. C’est certain. Cette technologie a des opposants. On le voit quand on développe nos projets. On trouve quasi systématiquement des associations anti-éoliennes en face de nous. Leurs membres ont des arguments plus ou moins étayés. Quant à nous, nous constatons sur le terrain que, quand nous développons un parc en prenant soin d’expliquer le projet et en l’accompagnant, nous parvenons généralement à obtenir l’autorisation de le mettre en place.

M. le président Julien Aubert. Je ne parle pas d’acceptabilité sociale, mais des gens qui disent ne plus dormir la nuit, avoir des nausées et ne plus arriver à travailler du fait de la proximité avec des éoliennes.

M. Nicolas Wolff. À ma connaissance, nous n’avons pas de riverains touchés par le syndrome éolien. Je n’ai jamais entendu parler de cela.

M. Éric Bonnaffoux. Non, en fait, le syndrome de l’éolien peut se trouver partout et nulle part. On a toujours une personne qui, parce qu’elle trouve une éolienne en face d’elle, n’arrive plus à dormir. Mais je pense que c’est très minoritaire. Cela a été très épisodique sur nos parcs. Il suffit de discuter avec la personne concernée.

On parle souvent d’infrasons – or, l’oreille humaine n’est pas capable de percevoir les infrasons. On parle aussi de champs électromagnétiques, mais vous avez davantage de champs électromagnétiques devant un micro-ondes qu’à 500 mètres d’une éolienne… Donc je pense qu’il faut arriver à relativiser tout cela.

M. le président Julien Aubert. J’entends bien, mais on a reçu, à votre place, un éleveur qui a perdu 70 % de son bétail après l’installation d’une éolienne. Je ne suis pas scientifique, mais j’entends des gens me dire que leur femme a fait un AVC ou que, dans leur troupeau, le taux de mortalité est sept fois plus élevé depuis l’installation d’éoliennes… D’autres sont suivis par un neurologue. Et vous me dites qu’il suffit de parler aux gens pour que cela disparaisse ! Je comprends que vous n’avez fait strictement aucune étude sanitaire, par exemple, pour vérifier les allégations relatives aux infrasons ?

M. Éric Bonnaffoux. Boralex n’a pas conduit d’études sanitaires particulières, mais il peut y en avoir au sein de la profession.

Quant aux bovins qui sont décédés, il me semble que deux rapports communiqués à l’agriculteur et à l’opérateur ont conclu qu’il n’y avait pas d’incidence avérée de l’éolien sur la mortalité des animaux. Il ne s’agit pas de notre parc éolien, mais je m’intéresse à mon milieu professionnel et j’écoute donc ce qui peut se dire à ce sujet, monsieur le président.

De manière très épisodique, une personne peut ressentir un certain inconfort avec un parc éolien. Mais nous n’avons pas eu de cas de ce genre. En Allemagne, où il y a beaucoup plus d’éoliennes que chez nous, je ne suis pas certain qu’il y ait beaucoup plus de gens malades ou qui n’arrivent pas à dormir à cause de l’éolien. Cela peut arriver de manière ponctuelle, mais c’est du cas par cas.

M. le président Julien Aubert. Non, ce n’est pas du cas par cas. Pour un être humain, vous pouvez toujours arguer qu’il y a un effet psychosomatique ; cela peut se concevoir. En revanche, pour des vaches qui ne parlent pas, c’est différent… Comment peuvent-elles mourir ?

M. Lucas Robin-Chevallier. Ce cas a fait l’objet de discussions dans diverses instances, notamment au sein du groupement permanent de sécurité électrique, qui compte des représentants de la profession agricole, des gestionnaires de réseaux et des représentants des énergies renouvelables. Un rapport a conclu qu’il n’y avait pas de lien de corrélation – on parle d’un cas unique en France.

Quand on regarde chez nos voisins allemands, qui ont quasiment quatre fois plus d’éoliennes, un tel lien de corrélation n’y a jamais été établi non plus. La situation est effectivement dramatique pour l’éleveur concerné.

M. Nicolas Wolff. La majorité de nos parcs sont tout de même en milieu rural. Si on était confronté de manière répétée à ce genre de problèmes, c’est quelque chose qu’on prendrait très au sérieux.

M. le président Julien Aubert. Le 9 mai 2017, l’Académie de médecine a produit une analyse sur le syndrome de l’éolienne et les nuisances sanitaires des éoliennes terrestres. N’avez-vous pas été destinataire de cette étude de l’Académie de médecine ?

M. Lucas Robin-Chevallier. Divers rapports ont été faits par l’Académie de médecine. Il y en a eu un 2006 et un en 2017. On considère que ces rapports comportent un certain nombre de biais. Ils n’ont pas été repris par l’ANSES, par exemple, dans son rapport de 2017. Il est avéré que celui de 2017 peut être contestable sur la méthode.

M. le président Julien Aubert. Vous n’êtes donc pas d’accord avec le point de vue scientifique de l’Académie de médecine ? Vous considérez qu’elle n’est pas neutre ?

M. Lucas Robin-Chevallier. Nous ne sommes pas médecins, mais d’autres spécialistes, neutres et impartiaux, ont pu indiquer le contraire de ce qu’elle affirmait. Ce sont certains membres de l’Académie de médecine qui ont établi ce rapport, non l’Académie dans son ensemble.

M. le président Julien Aubert. Qu’est ce qui nous certifie que les risques de collusion d’intérêts éventuels au sein l’Académie de médecine ne peuvent pas se reproduire dans d’autres instances de ce type, telle l’ANSES ? Il me semble que si on remet en cause la neutralité des experts de l’Académie de médecine, on peut remettre en cause la neutralité de tous les experts.

M. Nicolas Wolff. Nous ne sommes pas habilités à juger. Nous nous fions au rapport de l’ANSES.

M. le président Julien Aubert. Sur vos parcs, vous n’avez reçu aucune plainte de riverains pour des raisons sanitaires ?

M. Lucas Robin-Chevallier. À ma connaissance, non.

M. Nicolas Wolff. Or nous avons 160 éoliennes.

M. le président Julien Aubert. D’après vous, qu’est-ce qui expliquerait alors que vous n’en ayez pas, alors que vos concurrents en reçoivent ? C’est naturellement toujours difficile de parler de la concurrence, mais est-ce que c’est votre technologie qui est meilleure, est-ce que c’est parce que vous implantez vos éoliennes plus loin ou est-ce votre capacité d’écoute qui est plus faible ?

M. Nicolas Wolff. Monsieur le président, vous avez répondu ! Ces différentes options sont mises en œuvre par Boralex. Je crois que notre légitimité sur le marché de l’éolien français, où nous sommes numéro 3, vient de ce qu’on a développé une philosophie qui est peut-être astreignante, mais à laquelle nous nous tenons. Nous obtenons ainsi des résultats conformes au niveau d’exigence mis en œuvre depuis vingt ans.

M. le président Julien Aubert. Je crois que vous avez été président de la fédération de tous les acteurs de l’éolien, n’est-ce pas ? Eh bien, quand une affaire comme celle du troupeau surgit, je suppose qu’il y a un débat interne pour essayer de comprendre les causes. N’appréhendez-vous pas les problèmes rencontrés par un producteur comme un problème susceptible de toucher chacun d’entre eux ?

M. Nicolas Wolff. Nous les prenons très au sérieux. Nous réunissons des conseils d’administration et des commissions de travail, notamment la « commission exploitation » qui peut traiter ce genre particulier de questions. On cherche à comprendre.

Pour les bovins, des rapports précisent effectivement qu’il n’y a pas de lien démontré entre l’installation des machines et le décès des bovins. Mais c’est une question qu’on examine avec beaucoup d’attention. Le marché français est un marché sur lequel on veut rester, tout comme l’ensemble de la profession. Or, si l’on veut continuer à se déployer, on ne peut pas laisser passer ce genre de choses sans réagir – quand on peut le faire. Ce serait catastrophique. Je pense qu’aujourd’hui, on a atteint le niveau de maturité et de professionnalisme nécessaire de ce point de vue.

M. le président Julien Aubert. Il n’y a donc aucun groupe, au sein de la fédération éolienne, qui réfléchisse à la manière dont on prend en compte le sujet sanitaire ? Car on voit bien que c’est une demande sociale à laquelle on est confronté.

M. Nicolas Wolff. Si, la « commission exploitation » traite ce genre de sujets pour l’ensemble de la profession. Cela existe et nous faisons très attention aux remontées de terrain.

Si nous n’étions pas capables d’être très vigilants sur ce genre d’informations, qu’elles soient valides ou non, on disparaîtrait et on serait éliminés très vite. Notre ambition est au contraire de conserver une présence durable sur le marché français. Nous avons donc intérêt à traiter la question de manière pertinente.

M. le président Julien Aubert. Quand nous avons auditionné l’ANSES, j’ai été surpris d’entendre qu’ils n’avaient réalisé aucune étude préalable sanitaire avant d’implanter des éoliennes. Ne pensez-vous pas qu’il aurait été bon, avant de commencer les installations d’éoliennes, de veiller à ce qu’on dispose de données et d’études ?

M. Nicolas Wolff. Monsieur le président, je pense qu’on disposait déjà de quelques études, puisque, comme vous le savez, la France a débuté très tardivement en comparaison avec ses voisins européens. Quant à moi, j’ai eu la chance de travailler pour un opérateur danois. Le démarrage de l’éolien a eu lieu il y a une quarantaine d’années dans des pays comme le Danemark ou comme l’Allemagne.

S’il y avait eu des cas avérés d’éoliennes ayant un impact spécifique négatif sur le bétail, je pense qu’on disposerait de rapports… Il en va de même pour les effets sur les humains. Dans des pays où on a une densité d’installations beaucoup plus importante que la nôtre, il n’y a pas eu, à ma connaissance, de rapports spécifiques qui démontrent que la population en pâtisse.

Mme Laure de la Raudière. La distance imposée de 500 mètres est-elle la même dans les autres pays ? Car l’impact sanitaire peut dépendre aussi de la distance à laquelle se trouve l’éolienne par rapport aux habitations.

M. Nicolas Wolff. Je ne saurais vous dire quelle est la réglementation en vigueur dans tous les États membres, mais je pense qu’en moyenne, on doit être au-delà de 500 mètres, certainement.

M. le président Julien Aubert. Est-ce que vous financez l’association négaWatt ?

M. Éric Bonnaffoux. On n’a pas financé l’association négaWatt, mais des membres de négaWatt sont venus dans nos locaux pour faire de la formation auprès de nos ingénieurs et pour les sensibiliser aux économies d’énergie. Mais il n’y a pas de financement particulier de notre part.

M. le président Julien Aubert. Nous avons rencontré des acteurs de l’éolien qui avaient des réserves importantes de trésorerie. Est-ce que c’est le cas aussi pour vous ?

M. Nicolas Wolff. Nous sommes cotés à la bourse de Toronto, donc tout ce qui nous concerne est public, notamment nos résultats financiers. Ceux du second semestre seront publiés le 9 août. Nous n’avons pas de réserves importantes. Mais je crois que vous avez été choqué, au cours d’autres auditions, par l’existence de telles réserves chez nos concurrents.

M. le président Julien Aubert. Oui, cela m’avait évidemment interpellé. Des réserves importantes me semblent montrer que les soutiens publics apportés à l’industrie compensent une situation qui ne lui est en fait pas si défavorable.

D’ailleurs, si on supprimait demain les appels d’offres, qu’est-ce que cela changerait pour une entreprise comme la vôtre, compte tenu du degré existant de compétitivité ?

M. Nicolas Wolff. Nous pensons qu’il est trop tôt pour supprimer les appels d’offres. C’est un mécanisme qui nous permet aujourd’hui de nous préparer au futur.

Je reprendrai, monsieur le président, votre image du vélo avec ses petites roulettes qu’on enlèvera au bout d’un moment… Le processus actuel est extrêmement vertueux, puisqu’en l’espace de seulement deux ans, on a fait baisser le coût de l’énergie de plus de 20 %. Le prix s’est établi en avril à 63 euros en moyenne, dans le cas du dernier appel d’offres. Le mécanisme permet donc aux opérateurs de se préparer.

M. le président Julien Aubert. Il y a ici comme un dilemme du prisonnier. Personne n’a envie qu’on lui enlève quelque chose de subventionné et de confortable… N’y a-t-il pas des énergies qui sont déjà matures ? Certains pays n’ont déjà plus ce système d’aide.

M. Nicolas Wolff. C’est vrai, mais, dans ces pays, on peut installer les dernières technologies, ce qui n’est pas le cas en France…

Aujourd’hui, on est parfois contraint d’installer des technologies obsolètes, au détriment du consommateur et de l’État français. Mais je relève encore en France beaucoup de réticences au sujet des grandes machines. Plus puissantes, elles pourraient être moins nombreuses et avoir moins d’impact sur le paysage. Ce serait aussi plus vertueux en termes de coûts de l’énergie. Tout est lié.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Ne pensez-vous pas que les grandes machines vont susciter des problèmes d’acceptabilité ?

M. Nicolas Wolff. Nous pensons que cela peut marcher si le développement est fait avec la philosophie Boralex : en accompagnant et en expliquant comment cela va fonctionner, et ce que cela va apporter en termes de bénéfice.

Quand vous regardez un parc qui fait 180 mètres ou 105 mètres, à une distance de 500 mètres, vous ne voyez absolument pas la différence. C’est totalement transparent pour la personne qui est en face du parc. En revanche, en termes de coûts d’énergie, on arrive à baisser le tarif de manière très importante, donc à baisser le prix auquel on revend l’électricité. Tout cela au bénéfice de l’État français.

Aujourd’hui, on ne tire pas les bénéfices de la technologie. Cela ralentit la baisse programmée du coût de l’électricité.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Est-ce que vous pensez que, si on avait la possibilité d’implanter des mâts plus hauts dans les premiers sites implantés, cela éviterait le développement, le mitage ou l’étalement d’éoliennes ailleurs ?

M. Nicolas Wolff. J’en suis persuadé.

Laudition sachève à dix-huit heures quinze.

*

*     *

37.   Audition, ouverte à la presse, de M. Olivier Godin, vice-président d’Enerplan, en charge du solaire thermique, et président de l’entreprise Solisart, et de M. David Gréau, responsable du bureau parisien et des relations institutionnelles d’Enerplan (24 juillet 2019)

Laudition débute à neuf heures dix.

M. le président Julien Aubert. Cette audition a pour thème la technologie du solaire thermique. Nous recevons M. Olivier Godin, vice-président d’Enerplan, en charge du solaire thermique, et président de l’entreprise Solisart, et M. David Gréau, responsable du bureau parisien et des relations institutionnelles d’Enerplan.

La France dispose d’un gisement favorable même si le rendement énergétique varie selon la zone climatique. Les objectifs de la PPE (Programmation pluriannuelle de l’énergie) qui s’achève n’ont pas été atteints et le projet de la future PPE note que c’est le marché du solaire thermique individuel qui a le plus reculé.

Quel est le coût complet de la chaleur thermique dans l’individuel comparé aux autres équipements de chaleur produite à partir d’énergies renouvelables ? Une baisse des coûts est-elle envisageable et à quel horizon ? Quelle appréciation portez-vous sur la réglementation thermique et ses conséquences quant au choix de ces équipements ? À quelles conditions les objectifs du projet de PPE à l’horizon 2023 sont-ils réalisables ? L’installation chaque année d’environ 100 000 m2 dans le bâtiment, dont la moitié dans l’individuel, est-elle envisageable ? Voici quelques questions que nous nous posons.

Avant de vous donner la parole, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter le serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Monsieur Godin veuillez, s’il vous plaît, levez la main droite et dire « je le jure ».

(M. Olivier Godin et M. David Gréau prêtent successivement serment.)

M. Olivier Godin. Nous allons vous présenter un état des lieux de la situation avec un rappel du mix énergétique et des objectifs sur le solaire. Il est important de rappeler que la moitié de nos consommations d’énergie, en France et en Europe, est consacrée à la production de chaleur c’est-à-dire au chauffage et à l’eau chaude. L’électricité ne représente qu’un quart et le transport un autre quart de nos consommations d’énergie. Dans le neuf, avec la nouvelle RT (réglementation thermique), la chaleur représente la quasi-totalité des besoins avec essentiellement la production d’eau chaude sanitaire et de chauffage. En plus d’être la partie la plus énergivore de nos consommations, c’est aussi la plus émettrice de CO2 puisque le kWh est très nucléaire. Tous nos enjeux environnementaux portent sur le chauffage et l’eau chaude. En 2050, pour pouvoir contenir le réchauffement climatique à 2 degrés, il faut que nous parvenions à zéro émission nette de particules. La chaleur solaire est la meilleure solution. Toutes les autres solutions émettent des particules et consomment des ressources.

Où en est le marché de la chaleur solaire ? Les marchés européens et français ont été en forte progression jusqu’en 2008 puis ont baissé et reprogressent depuis 2018. Néanmoins, dans notre pays, la progression est beaucoup plus faible et stagnante. Il existe une autre solution thermique : le PVT, le panneau photovoltaïque et thermique. Il permet d’avoir les deux fonctions en une et de produire à la fois de la chaleur et de l’électricité. En France, plus de 440 000 m2 ont été installés en 2018, soit deux à trois fois plus que les installations solaires thermiques. Autre point important : la France est le leader mondial et les industriels y sont installés. C’est le plus gros marché devant les Chinois et les Allemands.

Les raisons de cet état des lieux sont liées à des facteurs internes mais surtout externes. La filière a dû gérer l’amélioration de sa qualité qui était de 66 % sur la pose en 2007. C’est la filière qui a fait le plus de progrès en dix ans et aujourd’hui elle est devenue la filière d’excellence avec les meilleures qualités d’installation. La baisse d’activité est directement liée au fait que les investissements relatifs aux installations solaires thermiques sont les plus élevés. La non-équité des aides explique également la situation de la filière. Le crédit d’impôt n’est en effet pas le même pour toutes les EnR. Il intègre par exemple la pose pour l’isolation des parois opaques et pour les capteurs des pompes géothermiques des pompes à chaleur mais pas pour la pose des capteurs solaires. Le solaire thermique ne bénéficie que très peu du coup de pouce CEE. Le remplacement d’une chaudière – point d’entrée du coup de pouce – par une pompe à chaleur ou par une chaudière à granulés ne bénéficie pas du coup de pouce alors que l’isolation en bénéficie à chaque fois. La situation est identique pour l’amélioration de la qualité de l’air : le solaire n’en bénéficie pas alors que d’autres dispositifs bénéficient d’aides. Les pics de pollution aux particules fines ont lieu essentiellement l’hiver et sont liés au chauffage. Le chauffage et l’eau chaude représentent autant de pollution que le transport sauf qu’ils sont concentrés sur la période hivernale. La première cause de pollution en France, à Paris, c’est le chauffage et l’eau chaude. Le crédit d’impôt qui est passé à 15 % en 2014 ou 25 % avec un bouquet de travaux a fait particulièrement mal au solaire thermique. Il s’agit d’un des investissements les plus importants des EnR et donc d’un gros investissement. Contraindre l’ajout d’un deuxième travail pour bénéficier de 25 % de crédit impôt, cela a tué le solaire thermique. Les aides sur d’autres énergies avec un prix garanti comme le photovoltaïque ont également pénalisé le solaire thermique. Il y a eu aussi le droit à surconsommer sur les bâtiments neufs avec la nouvelle RT 2012. Cette diminution des besoins d’économie d’énergie a généré un arrêt du solaire thermique.

Qu’est-ce qui a changé en dix ans et qui va répondre à votre question sur la compétitivité de l’énergie ? En dix ans, le prix de l’énergie a augmenté en moyenne de 30 %. Or, le coût du kWh solaire est de zéro : cela a augmenté sa compétitivité. Les innovations ont permis au solaire thermique de progresser avec des gains de performance pouvant aller jusqu’à 20 % sur les chauffages solaires. Il y a aussi des gains technologiques et des gains relatifs à la fiabilité qu’il s’agisse de la gestion des accidents d’énergie ou des solutions connectées par exemple. Donc, en dix ans, le solaire thermique a vu sa compétitivité, sa fiabilité et sa durabilité s’améliorer de 30 %. C’est devenu aujourd’hui une des solutions les plus compétitives et, comme elle n’émet aucune particule, une des plus vertueuse.

Le solaire thermique est également l’énergie la plus appréciée des Français. C’est aussi une solution qui améliore la balance commerciale. La France est productrice nette et exportatrice nette. Nous avons des industries en France et nous exportons plus que nous n’importons. Cela améliore donc l’indépendance énergétique des Français, ne consomme pas de ressources, n’émet pas de particules et réduit l’émission de CO2, ce qui est idéal pour lutter contre le réchauffement climatique. C’est cependant la filière qui a le moins de soutien de la puissance publique avec moins de 10 millions d’euros mais qui a le plus gros potentiel de création d’emplois en France et en Europe. 100 % de la production et de la pose se trouvent en France. La France a tout pour devenir un leader européen et mondial. L’intérêt pour le gouvernement c’est qu’un euro investi en rapporte deux à quatre. C’est une filière qui améliore la balance commerciale, qui est créatrice d’emplois qualifiés en France, qui permet d’améliorer notre indépendance énergétique et de protéger l’environnement. Le solaire thermique est une solution qui se transporte très mal et qui permet la sécurisation des emplois en France. Un capteur solaire est composé de beaucoup d’air. C’est donc un produit qui se transporte difficilement par conteneurs et qui ne pourra pas venir de Chine. La France a aussi des industriels de premier rang. On a l’un des leaders européens et on a le troisième centre de R & D au monde. Concernant la compétitivité de la chaleur solaire, on voit que c’est une solution qui permet de réduire les charges sur vingt ans et donc de gagner en pouvoir d’achat. La compétitivité de la chaleur solaire est identique du nord au sud de la France. Cela n’est pas le cas pour l’eau chaude solaire ou le photovoltaïque dont la compétitivité baisse au fur et à mesure que l’on se rapproche du nord. Ce sont des économies qui peuvent aller jusqu’à 70 %. Avec l’éco-prêt à taux zéro, et puisque le coût de l’énergie est de zéro, on est sur des rentabilités qui sont très bonnes. Cela permet de générer un gain de pouvoir d’achat dès la première année. L’économie financière est supérieure au remboursement de l’emprunt. Tous les éléments que nous évoquons sont issus d’études publiées par I Care et cofinancées avec l’Ademe et Enerplan. Aujourd’hui, le solaire est compétitif partout en France.

Quelles sont les recommandations d’Enerplan ? Enerplan recommande – comme le suggère la Cour des comptes – un rééquilibrage en faveur du solaire thermique et une équité des aides car c’est aujourd’hui le premier frein au développement du solaire thermique. Enerplan propose d’octroyer les mêmes aides sur le solaire que sur les autres EnR. Enerplan recommande également de ne pas exclure les Français aux revenus des neuvième et dixième déciles comme cela est proposé. Cette proposition nous inquiète car ce sont les cadres qui investissent majoritairement dans le solaire. Supprimer cette aide aux cadres revient à supprimer la moitié du marché existant. Le développement des EnR solaires chuterait alors considérablement. Nous souhaiterions que la chaleur solaire bénéficie du coup de pouce CEE comme en bénéficie l’isolation. Créer un « air solaire », qui serait une aide pour améliorer la qualité de l’air, car aujourd’hui en France beaucoup de villes souffrent de la pollution, serait une solution. Maintenir les aides sur la chaleur produite par le photovoltaïque hybride – chaleur et électricité – qui ont fortement baissé dans la nouvelle proposition 2020. Une communication de la puissance publique sur le solaire thermique car aujourd’hui, c’est essentiellement le photovoltaïque, qui bénéficie de communication. Valoriser correctement le chauffage solaire dans le moteur de calcul. Il est aujourd’hui pénalisé par un rapport de deux. Enfin, supprimer le droit à surconsommer de la RT 2012 de 15 % dans les bâtiments neufs.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Merci Monsieur Godin pour vos explications. Nous avions eu l’occasion, avec les collègues de la commission, de venir visiter votre entreprise en Savoie et nous souhaitions vous entendre dans le cadre de cette commission d’enquête.

Les chiffres que vous avez donnés sont-ils confirmés par des tiers neutres ? Vous êtes représentant d’une entreprise et nous avons besoin de nous assurer de l’objectivité des chiffres que vous avez évoqués.

M. Olivier Godin. En tant que représentant d’Enerplan, je ne défends pas une entreprise mais tous les industriels de la filière.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Certes, mais comme n’importe quel représentant de n’importe quelle filière vous défendez votre filière. Avez-vous des rapports externes qui ont corroboré ce que vous présentez là ? Pouvez-vous nous en dire davantage sur vos sources ?

M. Olivier Godin. Nous avons essentiellement pris des sources qui proviennent du gouvernement. Vous trouverez les chiffres de l’Ademe, ceux de l’ESTIF (European Solar Thermal Industry Federation) et bien sûr un baromètre de qualité EnR.

M. le président Julien Aubert. Pourquoi les chiffres s’arrêtent-ils en 2012 ?

M. Olivier Godin. Parce que je n’ai pas réactualisé les chiffres mais ils sont cependant toujours valables. Nous avons de très belles usines en France comme Wismann qui est basé à Faulquemont en Moselle. Aujourd’hui, l’outil industriel et les emplois sont en France.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. La Cour des comptes a-t-elle parlé du solaire thermique ?

M. Olivier Godin. La Cour des comptes a parlé d’un recentrage des aides sur le solaire thermique. Le solaire thermique c’est l’avenir des EnR. Toutes les autres solutions – pompes à chaleur, chaudières à granulés, électricité – consomment des ressources et vont voir leur prix augmenter. À force de rajouter des pompes à chaleur l’hiver, on a un réseau saturé qui nous oblige à importer de l’électricité allemande. C’est donc de l’électricité très carbonée. Ce sont aussi des centrales qui ne fonctionnent que deux ou trois mois par an. Cela multiplie le coût du kWh et crée des coûts de chauffage très importants en période rouge, celle où il fait très froid. Le prix du granulé a augmenté de 25 % et celui de l’électricité de 38 % cette année. Le solaire thermique est la seule énergie qui ne consomme pas de ressources. L’inconvénient est que c’est la solution qui représente l’investissement le plus élevé. Pour arriver à zéro émission de particules, il faut donc investir un peu plus que dans les autres énergies. Le solaire thermique est la solution la plus vertueuse, la plus rentable mais, et c’est là son talon d’Achille, elle nécessite un investissement de départ un petit peu plus élevé que les autres. C’est pour cela que j’invite la puissance publique à ne pas limiter les aides et à ne pas exclure les cadres comme cela a été fait dans le passé car on a vu le marché s’effondrer.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Un investissement plus élevé peut s’entendre si on est dans une durée d’exploitation suffisamment longue. Combien de temps faut-il pour installer des panneaux solaires thermiques ? Quels sont les coûts de maintenance et de déconstruction ? Nous essayons d’évaluer pour chaque filière le coût de l’installation, du démantèlement, du retraitement des déchets. Quelle est la situation pour la filière solaire thermique ?

M. Olivier Godin. La filière solaire thermique est certainement la filière la plus vertueuse concernant son coût de construction, de déconstruction et son énergie grise. Nous sommes sur des produits de très grande durabilité. Un capteur solaire dure trente ans et plus. Il n’y a pas de métaux lourds ou de produits collés qu’il faudrait séparer. Un capteur solaire c’est une vitre séparée d’une plaque d’aluminium, du cuivre et de l’isolant : tout est séparable et recyclable. En termes d’énergie grise, le capteur solaire coûte à peu près le même coût énergétique qu’une pompe à chaleur ou des panneaux photovoltaïques. En revanche, le capteur présente l’avantage d’avoir une durée de vie deux fois supérieure aux autres solutions. On économise également beaucoup de CO2.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Peut-on installer du solaire thermique partout ? Les performances sont-elles différentes en fonction des zones géographiques ?

M. Olivier Godin. Pour compléter ma réponse à votre question précédente, les capteurs thermiques nécessitent très peu de maintenance : un capteur thermique n’a pas besoin d’être nettoyé et il n’y a pas de pièces mécaniques en mouvement. C’est ce qui en fait une des solutions les plus compétitives.

Concernant l’intérêt du solaire thermique selon les zones géographiques, il existe deux technologies dans le solaire : le photovoltaïque qui voit sa productivité baisser au fur et à mesure que l’on se déplace vers le nord et le solaire thermique. Dans le thermique, l’eau chaude va avoir un comportement différent du chauffage. L’eau chaude voit sa productivité baisser en allant vers le nord avec la baisse de l’ensoleillement. En revanche, le chauffage conserve un intérêt identique de Marseille à Lille et même en Allemagne. C’est ce qui explique que les Allemands utilisent 100 fois plus de chauffage solaire que les Français. La baisse d’ensoleillement est compensée par l’augmentation de la période de chauffage et donc du temps de marche des capteurs. Nous avons donc la même production d’énergie au mètre carré, partout en France.

Le solaire thermique est une des solutions les plus rentables parce que le prix baisse avec la surface. On a des rentabilités améliorées et donc une compétitivité améliorée. Par rapport à nos enjeux environnementaux, le chauffage et l’eau chaude représentent la moitié de nos besoins. Le poste de chauffage représente 80 % de nos besoins. Le chauffage solaire est vraiment la meilleure solution puisqu’il peut couvrir l’essentiel de nos besoins en eau chaude et en chauffage de manière très compétitive.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous proposez de coupler le solaire thermique avec du solaire photovoltaïque : est-ce que les durées de vie sont similaires ? Les deux fonctionnent-ils bien ensemble ? Quelle est la meilleure installation : du solaire thermique seul, du solaire thermique et du photovoltaïque, ? Est-ce que cela se combine mieux avec le gaz, éventuellement du gaz renouvelable ? Y a-t-il toujours besoin d’un appoint sur le solaire thermique ?

M. Olivier Godin. C’est la mixité des solutions qui est pertinente car on arrive à avoir des productions d’énergie qui sont constantes à l’échelle de la semaine et qui permettent d’envisager des solutions 100 % renouvelables à des prix compétitifs et similaires à ceux du nucléaire. Le rapport de l’Ademe traite de ce sujet. Concernant la chaleur, c’est pareil : l’avenir repose sur une mixité de solutions. L’hybride est un marché très spécifique. Il est intéressant pour la basse température même en été. C’est très bien pour chauffer des piscines municipales ou pour préchauffer de l’eau chaude quand il y a beaucoup de consommation. Il ne faut toutefois pas vouloir lui faire faire autre chose parce que les performances seraient différentes et que d’autres solutions seraient plus adaptées.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Qu’en est-il de la réversibilité ? Est-ce que le solaire thermique peut aussi produire du froid ? Peut-on stocker du chaud et/ou du froid ? Si j’ai besoin d’eau chaude la nuit alors qu’il n’y a plus de soleil, comment cela se passe ?

M. Olivier Godin. Le solaire thermique est très vertueux parce qu’il intègre le stockage. Il y a des ballons qui permettent de stocker la chaleur pour passer en autonomie, le soir, la nuit, voire les jours suivants. On sait donc stocker cette chaleur pour l’eau chaude ou pour le chauffage avec zéro impact environnemental puisque c’est de l’eau et qu’il n’y a pas de problématique de batterie. Le solaire thermique peut même servir à stabiliser le réseau électrique notamment pour les excédents de puissance des centrales nucléaires qui peuvent être stockés dans les ballons d’eau chaude en solaire thermique.

On peut produire du froid avec de la chaleur. Avec le solaire thermique, plutôt que de se chauffer avec une chaudière on prend de la chaleur délivrée par le soleil. Cela prend des calories de l’extérieur. Il ferait moins chaud si les villes étaient couvertes de panneaux solaires. Un peu comme un arbre, le capteur solaire va capter l’énergie. On parle de froid solaire lorsqu’il s’agit de produire du froid à partir de la chaleur.

Cela peut se faire de deux façons : soit avec une solution directe avec un appareil motorisé qui produit de la chaleur d’un côté et du froid de l’autre, soit avec une solution indirecte où l’on chauffe un fluide qui entraîne une turbine et génère de l’électricité. C’est ainsi que fonctionnent les centrales nucléaires. On peut faire la même chose en solaire et cette électricité peut alimenter une pompe à chaleur. Mais pour arriver à des solutions, compétitives, il faut un marché et créer une dynamique.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Pourriez-vous revenir sur la RT 2012 avant de nous parler du CITE (crédit d’impôt pour la transition énergétique) ?

M. Olivier Godin. Les professionnels de l’habitat collectif ont demandé une dérogation pour ne pas appliquer tout de suite la RT 2012 et avoir un droit à surconsommer de 15 %. Au lieu de respecter la RT 2012, donc une consommation maximale de 50 kWh/m2/an, on consomme 15 % de plus qu’un collectif en BBC par exemple. Cette augmentation de la consommation fait qu’il n’y a plus eu besoin de faire d’économies supplémentaires. Cela a donc exclu le solaire thermique de la RT et le solaire thermique a baissé d’environ 30 % par an.

M. David Gréau. Des bâtiments neufs performants en logements collectifs à 57,5 kWh par mètre carré par an, on sait les faire en utilisant uniquement de l’isolation passive et du chauffage traditionnel. Donc il n’a pas été utile de recourir à des EnR supplémentaires et notamment à du solaire thermique pour passer ce cap et aller chercher ces derniers kWh/m2/an qui étaient a priori inclus dans la RT 2012. Le chiffre théorique à atteindre pour le logement collectif dans la RT 2012, c’est 50 kWh. Mais avec cette dérogation qui a été demandée dès le début de l’application de la RT 2012 et qui se poursuivra jusqu’à la fin de vie de cette RT 2012, dans deux ans, on aura des constructions de logements collectifs qui n’auront jamais respecté le 50 kWh/m2/an et qui auront toujours bénéficié de cette dérogation.

M. Olivier Godin. Cela a une conséquence très néfaste sur le pouvoir d’achat des Français et des bailleurs sociaux. Sur dix ans, installer du solaire thermique c’est rentable. Cela coûte moins cher sur dix ans de rajouter du solaire que de pas en mettre. C’est une des raisons de la crise des gilets jaunes aujourd’hui : ce droit à surconsommer a fait extrêmement de mal au pouvoir d’achat des Français.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Pourriez-vous revenir sur le facteur 2 que vous avez évoqué lorsque vous avez abordé la révision du mode de calcul de la RT 2012 ?

M. Olivier Godin. Le facteur 2 vient du mode de calcul lui-même. L’économie par mètre carré, calculée par le moteur de calcul, est deux fois plus faible en chauffage solaire que la réalité. Ce qui fait que dès l’instauration de la RT 2012, dans le neuf, c’est devenu extrêmement difficile de mettre du solaire. Le marché du solaire thermique s’est donc écroulé avec l’arrivée de la RT 2012.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Concernant le CITE,
vous avez dit que les bouquets de travaux avaient tué les investissements élevés.

Le bouquet de travaux à 25 % est-il toujours d’actualité ?

M. Olivier Godin. Cela a été corrigé. Il a existé pendant deux années. Cela a fait énormément de mal au solaire. Depuis, la puissance publique est revenue en arrière.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Maintenant, à quoi le solaire thermique a-t-il droit dans le crédit d’impôt ? Quelles sont les règles ?

M. Olivier Godin. Aujourd’hui, le solaire thermique bénéficie de 30 % de crédit d’impôt sur la fourniture mais malheureusement pas sur la pose comme en bénéficient les parois opaques ou les capteurs au sol des pompes à chaleur géothermique par exemple. Là encore il y a une non-équité des aides sur le solaire thermique.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous disiez que sortir les neuvième et dixième déciles du droit au CITE aurait un impact désastreux sur des investissements lourds de rénovation ou d’installation. Pensez-vous que c’est également vrai sur d’autres secteurs, d’autres activités, d’autres filières ? Pensez-vous que les 50 % se retrouvent dans d’autres filières ? Les activités de rénovation sont-elles réalisées par les neuvième et dixième déciles en général ? Ne pensez-vous pas que l’effet levier serait maintenu de toute façon ? Ce qui se dit sur le CICE, c’est qu’il existerait une forme d’opportunisme de la part des gens qui effectueraient les travaux de toute façon. Ils bénéficient du dispositif mais les neuvième et dixième déciles ont les moyens de les réaliser sans aides. Ce n’est toutefois pas votre impression semble-t-il.

M. Olivier Godin. Ce n’est pas mon impression pour la chaleur solaire, mais c’est exact pour les fenêtres. Les études montrent que le changement d’une fenêtre se fait parce qu’elle est en fin de vie, avec ou sans aides puisqu’il faut la remplacer. Il existe donc effectivement un effet d’aubaine, d’opportunisme. Sur le solaire thermique et sur les pompes à chaleur géothermiques par exemple, il n’y a pas d’effet d’aubaine puisqu’on n’a pas l’obligation d’en mettre. Comme il s’agit d’investissements importants, s’il n’y a pas une incitation de l’État, l’installation ne se fera pas.

Permettre aux neuvième et dixième déciles de bénéficier d’aides pour le solaire thermique me semble indispensable. Cela est aussi valable pour d’autres filières comme celle des pompes à chaleur géothermique qui nécessitent également des investissements élevés aussi mais qui ont aussi de nombreuses vertus. Au creux de l’hiver, quand il fait très froid, comme elles prennent la chaleur dans le sol, leur coefficient de performance reste bon. Cela ne vient pas rajouter des surconsommations électriques, des pics d’appels de puissance comme c’est le cas pour les pompes à chaleur aérothermiques. Je pense qu’il faut donc préserver ces autres EnR c’est-à-dire les pompes à chaleur géothermique, l’isolation par l’extérieur et la chaleur solaire. Ces trois EnR sont très vertueuses et méritent de ne pas voir leurs parts de marché divisées par deux.

M. David Gréau. Le projet de sortir les neuvième et dixième déciles est issu d’un engagement du Gouvernement qui a déjà un an et demi et qui est de transformer le CITE en prime afin de permettre un versement au moment des travaux et non plus une déduction d’impôt à N + 1. C’est de ce point de vue une solution vertueuse pour déclencher les travaux.

Pour cette transformation qui viendra au PLF pour 2020, nous avons reçu hier de la part des ministères concernés une proposition d’aide dégressive en fonction des revenus mais qui, sur les neuvième et dixième déciles, est positionnée à zéro. C’est sur ce point que nous nous interrogeons. Les retours de nos installateurs nous confirment que c’est dans ces neuvième et dixième déciles que se trouvent les investissements en solaire thermique.

M. Olivier Godin. Le crédit d’impôt octroyé à des personnes qui ont du revenu, qui ne sont ni modestes ni non modestes, coûte deux fois moins cher à la puissance publique. Pour faire une installation solaire pour les ménages modestes et très modestes, il faut bonifier ces aides par deux, voire trois. À budget constant, préserver cette aide pour tous les foyers, c’est aussi une façon de pouvoir faire deux fois plus d’EnR, de réduction de CO2 avec le même budget.

M. le président Julien Aubert. Vous dites il y a eu une chute du solaire thermique car dans le neuf on s’est isolé avec du chauffage traditionnel. En d’autres termes, on fait des économies d’énergie, mais ce n’est pas forcément bon pour le CO2 parce que ce chauffage peut se faire avec du fioul. Souvent, on explique que dès qu’on fait des économies d’énergie, c’est bon pour le CO2. Or, là, on a peut-être un cas intéressant où de l’argent peut être investi pour faire faire des économies énergie sans avoir d’impact massif sur le CO2. Est-ce que l’un des arguments de votre filière ce n’est pas votre impact sur la lutte contre le réchauffement climatique ?

Que pensez-vous de cette ambivalence qu’il peut y avoir dans le bâtiment sur la notion d’économie énergie versus le fait d’avoir un objectif carbone ?

M. Olivier Godin. Je partage votre point de vue. Il faut toujours avoir l’objectif carbone en tête mais il ne faut pas oublier qu’un chauffage électrique est très carboné. Malheureusement le réseau en France est saturé. Aujourd’hui tout rajout de chauffage c’est de l’électricité importée. Lorsqu’on rajoute une pompe à chaleur aérothermique, son COP (coefficient de performance) est relativement faible pendant les pics de froid et comme on importe de l’électricité très carbonée, on a ce coefficient de transformation de 3. Le COP des pompes à chaleur étant entre 1 et 2 à ce moment-là, on peut donc consommer deux à trois fois plus de CO2 avec une pompe à chaleur qu’avec une chaudière fioul.

M. le président Julien Aubert. Quand vous parlez d’électricité importée, vous évoquez l’Allemagne. Là-bas, l’électricité est essentiellement fabriquée avec des éoliennes. Pourquoi dites-vous que cette électricité est carbonée ?

M. Olivier Godin. À cause de la France. Aujourd’hui, en France, il y a autant de pompes à chaleur que dans le reste de l’Europe. Cette spécificité française fait que nous avons une saisonnalité extrêmement forte et que nous sommes obligés d’importer de l’énergie. Cependant le nombre d’éoliennes, de barrages hydroélectriques, d’installations photovoltaïques, de centrales nucléaires ne varie pas entre l’hiver et l’été. Les centrales nucléaires, le photovoltaïque, l’éolien font la « base-line » et tout ce que l’on ajoute, l’hiver, c’est importé et donc très carboné.

M. le président Julien Aubert. Donc, si demain il n’y avait plus de charbon en Allemagne, votre argument contre le chauffage électrique s’écroulerait ? On a reçu des gens qui disent que le charbon est à 35 % du mix et qui veulent porter l’éolien à 50 %. On importerait alors uniquement de l’électricité décarbonée et cela inciterait à conserver le chauffage électrique, puisque l’Europe s’électrifie.

M. Olivier Godin. C’est l’inverse. La production de l’éolien est à peu près constante chaque mois. Donc c’est aberrant de vouloir chauffer avec de l’électrique qui va surconsommer plusieurs mois dans l’année. Il ne peut pas être couvert par des moyens constants comme le nucléaire, comme l’éolien.

M. le président Julien Aubert. L’éolien ce n’est pas constant, c’est intermittent.

M. Olivier Godin. Si on raisonne à l’échelle de la semaine ou du mois, cela devient constant. On peut très bien imaginer des solutions pour couvrir nos besoins électriques hors chauffage avec de l’éolien ou du nucléaire. Le chauffage électrique ainsi que tout ce qui implique un pic sur quelques mois ne peut pas être couvert par ces moyens sauf à créer des stockages qui coûteraient des fortunes.

M. le président Julien Aubert. J’achète votre argument sur la pointe mais je suis moins certain de votre argument sur l’éolien.

Vous nous dites que le solaire thermique coûte plus cher que les autres énergies lors de la mise en place, que vous faites des économies de CO2, que vous êtes décarboné, que vous avez une longévité plus grande, un meilleur taux de charge et un meilleur taux de rendement. J’ai cru que vous parliez du nucléaire mais non, vous parliez du solaire thermique !

Il existe en France des postes de dépenses de l’État où l’investissement est très élevé mais ne crée pas d’emplois en France, n’a pas d’impact sur le CO2, la longévité est moins importante, le taux de rendement plus bas et pourtant des dizaines de milliards d’euros y sont déversés. Comment expliquez-vous qu’avec autant d’atouts la chaleur thermique ne soit pas une cause importante dans le pays ?

M. David Gréau. La PPE a donné de l’ambition au solaire thermique en termes de volume affiché. Contrairement au marché de l’électricité qui est un marché avec des tarifs d’achat ou des appels d’offres, nous sommes sur de l’initiative individuelle.

Dans la première version de la PPE, des volumes conséquents étaient annoncés mais les moyens incitatifs n’ont pas été mis en place pour y parvenir.

M. le président Julien Aubert. Avez-vous une idée de combien coûterait en France le replacement de toutes les chaudières à fioul par du solaire thermique ?

M. Olivier Godin. Il faudrait actualiser les chiffres pour être en mesure de vous répondre.

Les objectifs pour le solaire ont toujours été ambitieux et la puissance publique souhaite développer le solaire thermique. Le solaire thermique a été pénalisé involontairement. Le droit à surconsommer, n’était pas prévu initialement mais cela a eu un impact très lourd, de même que le crédit d’impôt qui était passé à 15 % et le bouquet de travaux également.

M. le président Julien Aubert. C’est une affaire de lobby. Mais combien, coûterait le remplacement d’un million de chaudières à fioul par des installations solaires thermiques ? À combien reviendrait l’unité ?

M. Olivier Godin. Pour vous donner un ordre grandeur, il faut compter 8 000 à 9 000 euros pour l’installation d’une pompe à chaleur double service qui produit le chauffage et l’eau chaude. Un chauffage solaire, cela varie entre 10 000 et 15 000 euros. Le différentiel n’est donc pas si important.

M. le président Julien Aubert. Donc le remplacement d’un million de chaudières à 15 000 euros maximum cela ferait 15 milliards. Dans le même temps la France dépense 4 à 5 milliards d’euros par an minimum pour le financement des énergies renouvelables. Donc, si pendant 15 ans je prenais un milliard sur ces cinq milliards, j’arriverais à payer à un million de Français intégralement, sans qu’ils n’aient rien à débourser, du solaire thermique. La forme ne serait pas celle-ci mais on voit bien que les moyens peuvent exister si on voulait doper la filière.

Vous faites du lobbying et je suppose que vous êtes allés voir le ministère en 2014 lorsque le CICE est passé à 15 %. Ou n’avez-vous pas vu le problème venir ? Aviez-vous envisagé les problèmes avant leur apparition ou n’avez-vous pas été écoutés ?

M. Olivier Godin. Pour revenir sur les investissements, ce n’est pas le montant qui est important. Ce qui est important c’est de comprendre l’intérêt de placer l’argent de la puissance publique dans le solaire thermique. Un euro investi en rapporte deux à quatre car la France n’importe pas de solaire thermique alors qu’elle importe des pompes à chaleur. Cela nous oblige à importer de l’électricité. C’est beaucoup plus intéressant pour l’État d’aider le solaire thermique.

M. le président Julien Aubert. J’ai compris votre argument mais je voudrais savoir si vous avez exprimé vos difficultés et si vous avez été entendus.

M. Olivier Godin. Le poids des lobbies que nous avons en face nous est défavorable. Le solaire thermique aujourd’hui est le parent pauvre puisque nous représentons 10 millions d’euros d’aides. Ce n’est rien par rapport aux 5 milliards que vous évoquez. À chaque fois que l’on discute face aux autres lobbies, on nous a toujours dit : « ce n’est pas la priorité, on verra cela après ».

M. le président Julien Aubert. Messieurs, je vous remercie beaucoup pour vos réponses.

Laudition sachève à dix heures dix.

*

*     *

38.   Audition, ouverte à la presse, de Mme Anne-Lise Deloron Rocard, directrice-adjointe et de Mme Marie Gracia, chargée de mission de Plan Bâtiment Durable (24 juillet 2019)

Laudition débute à dix heures dix minutes.

M. le président Julien Aubert. Nous recevons Mme Anne-Lise Deloron Rocard, directrice adjointe de Plan Bâtiment Durable et Mme Marie Gracia, chargée de mission. Depuis 2009, Plan bâtiment Durable réunit les acteurs du bâtiment et de l’immobilier pour réfléchir aux meilleurs moyens d’atteindre les objectifs d’efficacité énergétique et émettre des propositions à cette fin.

Quels sont les moyens les plus efficaces pour parvenir à massifier la rénovation énergétique ? Quelle appréciation portez-vous sur le dispositif CEE et sur sa part visant la précarité énergétique ? Où en est-on de la rénovation du parc tertiaire ? Telles sont notamment les questions auxquelles vous pourrez répondre dans votre exposé liminaire.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure. »

(Mme Anne-Lise Deloron Rocard et Mme Marie Gracia prêtent successivement serment.)

Mme Anne-Lise Deloron Rocard. Premier point, vous l’avez évoqué mais cela mérite d’être rappelé, le Plan bâtiment durable est un OVNI dans le paysage institutionnel puisque, depuis dix ans, il accompagne, sous la présidence de Philippe Pelletier, les pouvoirs publics, la représentation nationale et l’ensemble des collectivités territoriales dans la mise en œuvre des objectifs de transition énergétique et environnementale des bâtiments. Notre rôle est de favoriser les relations entre les acteurs et de veiller à la bonne compréhension des enjeux de manière à ce que les dispositifs soient conformes aux attentes de la filière du bâtiment et de l’immobilier mais aussi à celles des collectivités territoriales. Votre commission d’enquête s’intéressant notamment à l’acceptabilité sociale des politiques publiques, il nous semble important de vous en dire davantage sur la méthode de conduite de l’action. Depuis de nombreuses années, les questions de rénovation énergétique font l’objet d’un dialogue permanent entre la filière et les acteurs exerçant des responsabilités. Ces deux dernières années, cette collaboration a été renforcée et nous pourrons répondre à vos questions sur l’acceptabilité des politiques publiques.

Le second point concerne la conduite de l’action par le gouvernement en matière de rénovation énergétique. À l’issue d’une vaste concertation à laquelle a pris part madame la députée Meynier-Millefert, la rénovation énergétique fait l’objet d’un plan qui s’adresse à l’ensemble des secteurs des bâtiments : résidentiel, tertiaire, public et privé. Ce plan a été complété par un ensemble d’actions qui n’avaient pas été imaginées lors du lancement du plan en avril 2018, c’est notamment le cas des offres portées par le dispositif des certificats d’économie d’énergie et du rôle accru de l’Agence nationale de l’habitat (Anah). Cet ensemble fonde l’ensemble de la politique publique de rénovation énergétique dans notre pays. Il est important de ne pas opposer le dispositif imaginé par le gouvernement en avril 2018 et ceux qui se sont succédé ensuite : il s’agit d’une approche institutionnelle. Ce qui doit guider notre action, c’est la perception qu’ont nos concitoyens de la politique publique de rénovation énergétique. Les différents dispositifs doivent fonder un large plan de rénovation énergétique, peu importent les acteurs qui le promeuvent.

L’actuel plan et l’ensemble de la politique publique s’attachent particulièrement à trois sujets. Le premier est de donner à nos concitoyens envie et confiance dans la rénovation énergétique. Vous le ressentez peut-être dans le dialogue avec vos administrés, la confiance est un vrai sujet. Le plan doit améliorer et simplifier le parcours de rénovation énergétique des bâtiments, spécialement celui des logements, en le rendant plus simple afin de favoriser le passage à l’action. Le deuxième élément qui caractérise la politique publique de rénovation énergétique des bâtiments, c’est la volonté de mieux articuler cette politique nationale avec les territoires au plan régional comme infrarégional. Les différents ministères concernés ont besoin de s’appuyer sur les collectivités territoriales. La bonne articulation de la politique publique et du rôle dévolu à chaque niveau de collectivité territoriale est encore à trouver, c’est un nœud gordien. Enfin, le plan de rénovation énergétique et l’ensemble de la politique publique se caractérisent par une volonté affirmée de renforcer les collaborations avec l’initiative privée pour ne pas faire de la rénovation énergétique des bâtiments un sujet uniquement de politique publique portée par un, deux ou trois ministères. Plus ce sujet sera partagé par l’ensemble des acteurs économiques – qu’ils soient publics ou privés – plus nous parviendrons à la massification que vous avez évoquée, monsieur le président. Le sujet de la rénovation énergétique de nos bâtiments doit devenir un sujet de société et s’imposer comme l’ont fait le tri des déchets ou des piles il y a quelques années.

Concernant l’évaluation du déploiement du plan de rénovation énergétique, de nombreux chantiers sont actuellement engagés et il est sans doute compliqué pour la représentation nationale d’avoir une perception juste de l’avancée des travaux, d’autant que les actions de communication n’ont pas encore été engagées à propos de ces dossiers techniques. Les chantiers font généralement l’objet d’une communication lors leur lancement ou de leur achèvement. Je peux toutefois vous assurer du grand nombre de chantiers engagés autour de la stabilisation du diagnostic de performance énergétique, de la publication de textes réglementaires ou du carnet numérique du logement, par exemple.

Il ne faut pas omettre d’évoquer les difficultés et elles sont connues. Il s’agit de la difficulté à disposer d’indicateurs, donc d’un suivi fin de la mise en œuvre des politiques publiques qui pourrait prendre la forme d’un observatoire de la rénovation énergétique. Ce serait l’occasion à la fois d’avoir une meilleure connaissance et de disposer d’un outil de pilotage des politiques publiques.

Nous avons également quelques angles morts relatifs à la rénovation du parc locatif privé. Certains de vos collègues parlementaires se sont penchés sur ce sujet mais on a vraiment besoin de dispositions pour les locataires du parc privé.

Avant que la représentation nationale soit saisie du projet de loi de finances pour 2020, je souhaite appeler votre attention sur la double nécessité, pour que cette politique publique soit un succès, de s’appuyer sur la stabilité des dispositifs réglementaires et, surtout, sur la stabilité des dispositifs incitatifs, dont la volatilité est une des raisons de l’inertie.

Dernier point de vigilance : le nombre important d’acteurs peut diluer les prises de responsabilité ou, a minima, la prise de décision. Or, plus la prise de décision est retardée plus les dispositifs tardent à s’installer.

Le cinquième point de mon propos liminaire porte sur le parc tertiaire. Après un feuilleton d’une dizaine d’années, la question du parc tertiaire – qui a démarré avec la loi Grenelle II – est aujourd’hui principalement régie par une obligation de rénovation énergétique réinscrite dans la loi du 23 novembre 2018 sur l’évolution du logement, de l’aménagement et du numérique, dite loi ÉLAN. La publication du décret relatif au tertiaire, qui a fait l’objet d’une large concertation avec les acteurs, est attendue dans les prochains jours, de même que celle d’un arrêté. Le chemin réglementaire pourra donc bientôt être suivi et une première étape est fixée pour 2030 avec une diminution de 40 % de la consommation d’énergie. L’enjeu de ces textes réglementaires est qu’ils vont s’appliquer aux bâtiments de plus de 1 000 mètres carrés, tant pour les acteurs publics que pour les acteurs privés. Si ces derniers sont assez bien sensibilisés à ces questions, il y faudra probablement sensibiliser les collectivités territoriales.

Le dispositif des certificats d’économie d’énergie est monté en puissance ces dernières années. Aujourd’hui les CEE font partie intégrante des incitations et de l’équation financière de la rénovation énergétique, ce n’était pas le cas il y a encore quelques années. Il convient encore d’améliorer la confiance dans les offres qui sont faites. Les offres à un euro sont beaucoup critiquées. Elles ont fait exploser la demande d’information de nos concitoyens en matière de rénovation énergétique. Notre enjeu est d’amener de la sorte les Français à s’engager dans un parcours de rénovation plus global qui les conduira à réduire durablement leurs charges et permettra à notre pays de répondre à ses ambitions énergétiques.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous avez suivi avec intérêt la transformation partielle du CITE (crédit d’impôt pour la transition énergétique) en prime. À ce stade, quelles sont vos inquiétudes, vos alertes ou vos recommandations relatives à la réforme du CITE ?

Mme Anne-Lise Deloron Rocard. Conformément à un engagement qui remonte à la campagne présidentielle, il est aujourd’hui acté que le crédit d’impôt pour la transition énergétique sera transformé en prime, d’abord à l’attention des ménages les plus précaires. Ces dernières heures, des réunions d’arbitrage se sont tenues pour décider de l’avenir de l’enveloppe restante pour les ménages non précaires. Il nous semble que la transformation du CITE en prime est une très bonne chose puisqu’elle permet aux ménages de bénéficier directement de l’incitation, là où le mécanisme du crédit d’impôt avait un effet retard sur l’obtention de la prime. Le Plan bâtiment est composé de différents acteurs aux intérêts parfois divers et il n’y a pas de position et de doctrine Plan bâtiment sur cette question. Ce que je peux porter à votre connaissance c’est la crainte de certains acteurs de voir la part du CITE uniquement réservée aux ménages modestes alors que les déciles les plus élevés sont constitués de citoyens qui ont une capacité de décision parfois plus grande que les ménages en situation de précarité énergétique.

Sans remettre en cause la pertinence de la transformation du CITE en prime, cette évolution confirme mon inquiétude relative à la stabilité du dispositif. Le CITE sera transformé en prime en cours d’année ce qui entraînera une certaine instabilité en 2020 ainsi qu’une absence de visibilité pour les années suivantes. On se dirige vers une aide forfaitisée et nous appelons votre attention sur la concordance des équipements éligibles avec les autres dispositifs que sont les certificats d’économie d’énergie, l’éco-prêt à taux zéro et, éventuellement, les aides des régions. N’oublions jamais que l’on fait tout cela pour que la rénovation énergétique des logements paraisse plus simple à nos concitoyens : les Français doivent comprendre facilement quel équipement est éligible et à quelle aide.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Nous avons des choses qui s’en rapprochent quand même. Le CITE global était plutôt un outil avec une logique de crédit d’impôt destiné aux ménages avec des revenus, puisque le crédit d’impôt permet de réduire le montant de l’impôt à payer : c’est un peu de l’optimisation fiscale et ce n’est pas vraiment fait pour les précaires. L’Anah est en revanche un outil à la disposition des personnes en situation de précarité. Or, il me semble que l’Agence sort de plus en plus de sa zone pour aller vers des publics moins précaires. On a également un CITE destiné à des personnes qui ont davantage de moyens. Les CEE sont quant à eux un outil d’aide immédiat piloté par le gouvernement et qui peut soutenir certains gestes par un effet programme ou un effet coup de pouce. Faudrait-il donc lier CITE, CEE et Anah pour faire quelque chose de logique ?

Mme Anne-Lise Deloron Rocard. Votre observation porte en elle la diversité des aides et la difficulté à y voir clair. Aujourd’hui, il est acté que le CITE se transformera en une prime qui sera distribuée par l’Agence nationale de l’habitat, qui sera ainsi conduite à repenser son système d’aide. Vous avez sans doute entendu récemment le ministre de la ville et du logement ainsi que la présidente et la directrice générale de l’Anah exprimer leur volonté d’en faire une grande agence de la rénovation énergétique.

Sur la question de savoir s’il faut ou pas aider les déciles les plus riches de nos concitoyens, Plan Bâtiment n’a pas mené d’études économiques suffisantes pour trancher et vous apportez un éclairage.

Les certificats d’économie d’énergie représentent un levier qui, en dehors des programmes spécifiques, s’adresse à l’ensemble des concitoyens quels que soient leurs revenus. Vous avez évoqué trois dispositifs différents et on mesure la difficulté à y voir clair. Toutefois ce qui me semble important, ce n’est pas d’aller chercher une aide plus globale. Je veux ici vous sensibiliser au fait qu’une réforme qui remettrait à plat toutes les aides actuelles pour les remplacer par une aide unique ne serait pas le Saint Graal. Le temps de construction d’une telle aide mettrait à l’arrêt la dynamique de travaux pour au moins les deux prochaines années. Entre la construction d’un dispositif, son lancement et son appropriation par nos concitoyens et par les acteurs de la filière travaux, il y a un temps long et des moments d’errance, au cours desquels on met à l’arrêt l’ensemble des dispositifs. On l’a vu dans le passé avec les programmes de lutte contre la précarité énergétique : l’annonce d’ajustements avait stoppé toute la dynamique.

Concentrons peut-être nos efforts sur les dispositifs d’accompagnement afin que les Français ne soient pas des experts du montage financier de la rénovation énergétique de leur logement. Nos concitoyens doivent savoir qu’une ressource peut les accompagner et mettre à leur disposition une ingénierie technique et financière.

M. le président Julien Aubert. Si je comprends bien, le monde de demain, c’est un monde où nous aurons les CEE pour tout le monde, avec un petit volet précarité, et des aides de l’Anah sous forme de primes plutôt destinées à des publics fragiles. Pour des gens qui payent des impôts, il ne reste donc, pour faire financer leurs travaux, que les CEE et l’éco-prêt à taux zéro. J’ai rencontré des personnes âgées de 70 ans qui ne peuvent bénéficier de l’éco-prêt à taux zéro car on refuse de leur prêter sur une durée de dix ans. Il existe donc des phénomènes d’exclusion liés à la distorsion du milieu bancaire. Vous êtes-vous penchés sur ce point ?

Ne mélangerait-on pas la politique de promotion de l’efficacité énergétique avec la politique de lutte contre la précarité énergétique ? Cette dernière vise à faire des économies d’énergie. L’autre est une politique sociale qui vise à lutter contre l’habitat indigne ou à permettre à des gens qui ont peu de moyens de bénéficier aussi de rénovations. J’ai l’impression que les politiques publiques se concentrent de plus en plus prioritairement sur les publics fragiles. Je n’ai rien contre ces publics mais, pour régler le problème de deux, trois ou quatre millions de ménages, ne serions-nous pas en train de passer à côté du reste de la population qui par ailleurs finance les politiques publiques et n’en est que très peu récipiendaire ? Cela ne risque-t-il pas de poser un problème d’acceptabilité de ces politiques ?

Aujourd’hui, les gens qui payent les CEE sont ceux qui consomment de l’énergie. En revanche ceux qui les utilisent sont ceux qui ont les moyens de faire des travaux dans leur maison. Est-ce que ce n’est pas antisocial ? En s’occupant prioritairement des publics les plus fragiles avec certains outils ne serions-nous pas en train prendre l’argent aux pauvres pour le redistribuer aux riches, ce qui serait un comble ?

Le problème de la sédimentation des outils, sans compter celui des doublons, c’est qu’il n’y a pas de cohérence et seuls ceux qui ont compris les dispositifs parviennent à faire leur miel. Il y a un filtre à la connaissance et je vous trouve très optimiste quand vous dites que l’Anah se chargera de distribuer les aides. Pour les demandes auprès de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru), je constate que certains maires ne savent pas remplir les dossiers ! Ne faudrait-il pas pour accompagner cette politique de la rénovation énergétique faire entrer chez M. et Mme Dupont quelqu’un en qui ils ont confiance et qui va, non pas leur proposer un diagnostic énergétique, mais servir d’intermédiaire entre eux et les sachants ? J’aimerais vous entendre sur ces trois sujets.

Mme Anne-Lise Deloron Rocard. Nous vous rejoignons tout à fait quant à ce besoin d’un dispositif dans lequel M. et Mme Dupont seraient accompagnés par quelqu’un qui se chargerait de l’ingénierie technique et financière.

M. le président Julien Aubert. Par qui ?

Mme Anne-Lise Deloron Rocard. Aujourd’hui le débat est ouvert et la loi de transition énergétique a posé le principe d’un service public de la performance énergétique. La question de son financement fait débat.

M. le président Julien Aubert. Vous voulez dire qu’il n’est pas financé ?

Mme Anne-Lise Deloron Rocard. Cette décision n’a pas encore été prise.

M. le président Julien Aubert. Vos litotes me font parfois penser à Bercy ! On a créé des plateformes mais cela ne fait pas entrer les gens chez M. et Mme Dupont. Une fois que vous avez votre plateforme régionale ou subrégionale, hormis les fonctionnaires de la région et les gens qui travaillent dans le bâtiment durable, peu de gens connaissent leur existence.

Mme Anne-Lise Deloron Rocard. Nous partageons pleinement ce diagnostic et c’est la raison pour laquelle l’ensemble des conseillers pour la rénovation énergétique ont été placés sous la bannière commune FAIRE. Une large campagne de communication médiatique autour de ce réseau FAIRE a été lancée et nous avons travaillé avec les acteurs privés, les grands énergéticiens, les industriels du bâtiment, les acteurs du négoce, les grandes surfaces de bricolage comme Leroy Merlin et les organisations professionnelles du bâtiment pour qu’ils soient les relais de la communication et de l’information. Collectivement, chaque énergéticien s’est engagé à dire – lorsqu’il est sollicité pour de la rénovation énergétique – qu’il existe des lieux d’informations et de conseils pour réaliser cette ingénierie financière ou technique.

Pour emmener les ménages non précaires vers la rénovation énergétique, je crois qu’on doit mieux s’intéresser à eux en leur parlant davantage de valorisation patrimoniale, de plus grand confort ou d’adaptabilité de l’habitat. Les ménages qui ne sont pas précaires représentent une cible qui doit être mieux travaillée tout comme la question du parc locatif privé qui est l’un des angles morts du plan de rénovation. Les bailleurs privés peinent à voir l’intérêt qu’ils ont à mener une opération de rénovation énergétique. Du côté du Plan bâtiment durable nous ne laissons pas sur le bord du chemin une partie de nos concitoyens car la rénovation énergétique est un sujet de société qui transforme profondément nos façons d’habiter.

M. le président Julien Aubert. Lorsque vous bâtissez votre communication, effectuez-vous préalablement un travail de réflexion sociologique afin d’étudier la manière adaptée pour faire passer des messages ? Parce que quand on va chez Leroy Merlin, c’est que l’on se dit qu’on va faire des travaux. Or, la septuagénaire qui vit dans une maison des années soixante qui n’a pas été revisitée ne va pas chez Leroy Merlin ; elle ne dispose pas du même canal d’information que le jeune couple qui vient de s’installer. Le problème de ces messages c’est qu’ils sont très globaux alors que les gens veulent du sur-mesure.

Mme Marie Gracia. S’agissant de la communication de la signature commune FAIRE, un gros travail a été accompli pour faire évoluer les messages par rapport aux précédentes campagnes. Jusqu’à présent on s’adressait à nos concitoyens de manière technique ou on leur parlait de sauvegarde de la planète. Pour cette campagne, nous nous sommes fondés sur les questions du quotidien : inconfort, chaleur en été, froid en hiver, humidité. L’enjeu d’une campagne de communication nationale est de trouver des messages qui s’adressent au plus grand nombre et qui peuvent ensuite être déclinés par cible en fonction des situations.

Sur la question des parcours qui varient selon les publics auxquels on s’adresse, l’action actuelle se concentre beaucoup sur la lutte contre la précarité énergétique, les passoires thermiques occupées par les ménages modestes. Cela répond en effet à un double enjeu, celui de l’efficacité énergétique mais aussi un enjeu sanitaire et social. On a pour objectif global d’avoir un parc rénové au niveau BBC (bâtiment basse consommation) en 2050. Aujourd’hui, nous sommes très loin d’atteindre ce niveau dans la plupart des rénovations. La première urgence est d’en finir avec les passoires thermiques mais il ne faut pas oublier d’aller beaucoup plus loin, vers des rénovations globales. Ce sont deux politiques qui peuvent s’articuler.

M. le président Julien Aubert. Tout dépend de l’objectif. Effectivement, il y a de nombreuses passoires thermiques mais les personnes qui ont moins de revenus peuvent moins consommer d’énergie. En revanche, des gens qui ont beaucoup de revenus peuvent être très dispendieux en termes d’énergie. Dire que les gens doivent vivre dignement et que l’on va soutenir leur pouvoir d’achat, c’est un autre objectif.

S’agissant ensuite de la massification, on est dans une démarche passive. Or, aller chez les gens, l’État sait faire. Quand on faisait le recensement tous les ans, quelqu’un venait sonner chez vous. Il n’est donc pas totalement farfelu d’envisager que, dans ce grand service de rénovation énergétique, quelqu’un vienne sonner chez vous pour faire votre diagnostic et vous donner la liste des artisans. On aurait très bien pu avoir une solution semi-publique semi-privée. Celui qui rentre chez les Français, c’est le facteur. La Poste, qui a des dizaines de milliers de facteurs, fait face à une diminution du volume de courrier. Or, à qui la septuagénaire en milieu rural ouvre-t-elle sa porte ? Au médecin, au facteur ou au maire. C’est cette confiance qu’il faut créer. Je m’étonne toujours de l’existence de ces organismes qui coûtent cher en moyens humains alors que, tant que l’on ne fera pas de la dentelle, on ne parviendra pas à massifier.

Mme Marie Gracia. Il s’agit en effet de parvenir à une meilleure détection, à un meilleur ciblage et d’être plus proactif pour aller à la rencontre des ménages. Vous citiez la Poste, plusieurs expérimentations ont déjà été menées. On a formé des facteurs pour aller chez les gens, pour distinguer rapidement si le logement a besoin d’être rénové. Les conclusions sont assez positives. Maintenant, ce dont nous avons besoin c’est de moyens pour déployer ces outils.

Différents acteurs travaillent à une meilleure utilisation des données. On dispose de nombreuses données : l’état du parc, les ménages, leur composition, leurs revenus. Cela permet de mieux cibler les ménages auxquels nous pouvons proposer des rénovations prioritairement. Ce sont des outils que les collectivités commencent à regarder de près. Plus largement, c’est un sujet bien identifié qui nécessite des moyens. Le volet de la détection initiale et de cette première approche plus proactive fait partie des discussions relatives au financement du service public mais nous ne savons pas si nous parviendrons à les financer. Si nous souhaitons réellement entrer dans une action de massification, il va falloir aller chercher de nouveaux ménages parce que les premiers convaincus, ceux que l’on pouvait atteindre facilement, ont déjà rénové leur logement.

Mme Anne-Lise Deloron Rocard. Notre enjeu est d’être plus proactif pour déclencher la massification et de veiller à ne pas confondre massification et standardisation. Chaque opération de rénovation est unique, chaque ménage a un profil particulier et il faut parvenir à un dispositif qui satisfasse aux particularités de chacun et puisse être déployé à grande échelle. Pour cela nous avons vraiment besoin de constituer un ensemble d’acteurs engagés, que ce soit du côté de la Poste ou des médecins. Certains d’entre eux, dans le cadre d’expérimentations, participent à la détection des ménages en précarité. La Caisse d’allocations familiales peut aussi prendre sa part au dispositif. On a besoin de diversifier les manières de détecter ces ménages parce que connaître la typologie des ménages est l’enjeu premier pour apporter des réponses.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous avez évoqué la pertinence de disposer d’observatoires. Il en existe déjà à l’échelle régionale. Les informations collectées par ces différents observatoires le sont-elles selon le même format ? Peuvent-elles être connectées, partagées et compilées pour parvenir à une forme d’observatoire national ?

Mme Anne-Lise Deloron Rocard. Nous avons plusieurs types d’observatoires. Dans chaque région, les observatoires pilotés par les cellules économiques régionales de la construction qui ont un GIE national ont un cahier des charges identiques. Nous avons là plutôt des chiffres liés au nombre d’artisans formés autour des dispositifs incitatifs au plan local des bâtiments rénovés ou des bâtiments construits. L’Observatoire BBC Effinergie comptabilise en outre les rénovations BBC. À tout ceci s’ajoutent les observatoires des opérateurs privés.

L’enjeu c’est de construire un observatoire national qui permettra d’agréger toutes ces données régionales éparses et de disposer d’un double pilotage : aux niveaux infranational et national. Il existe parallèlement de nombreuses bases de données : celles des DPE, du CITE, des audits du parc tertiaire. Il faut trouver le moyen de faire parler toutes ces données ensemble et, surtout – et c’est le message que nous faisons passer à nos collègues de l’administration qui travaillent sur cette question – qu’un observatoire dynamique utilise toutes les potentialités du numérique. Demain, un bon observatoire, bien pensé, peut vraiment être la clé de voûte d’un certain nombre de dispositifs ou de politiques d’information, de détection, de sensibilisation. L’accès à la donnée est donc un enjeu essentiel.

M. le président Julien Aubert. Je vous remercie.

Laudition sachève à onze heures cinq.

*

*     *

39.   Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Jacques Hilmoine, ancien président d’EPCI, Mme Chantal Perdrillat-Rémond, conseillère municipale, Mme Stéphanie Daboval, adjointe au maire de Fruges dans le département du Pas-de-Calais, Mme Béatrice Santais, ancienne députée de Savoie, maire de Montmélian, accompagnée de Mme Pascale Troncy, directrice générale des services, et M. Jean-Marie Blondelle, maire de Guyencourt-Saulcourt et premier vice-président de la communauté de communes de la Haute-Somme (24 juillet 2019)

Laudition débute à onze heures dix.

M. le président Julien Aubert. Cette audition a pour thème l’implication des collectivités territoriales dans le déploiement des énergies renouvelables et les conséquences d’un tel déploiement en termes de retombées et de moyens en faveur du développement local. Dans l’exercice de leurs responsabilités locales, tous nos invités poursuivent, ou ont poursuivi, une politique active de déploiement d’installations d’énergies renouvelables qu’il s’agisse de l’éolien ou du solaire. Nous recevons M. Jean-Jacques Hilmoine, ancien président d’EPCI, Mme Chantal Perdrillat-Rémond, conseillère municipale, Mme Stéphanie Daboval, adjointe au maire de Fruges dans le département du Nord, Mme Béatrice Santais, ancienne députée de Savoie, maire de Montmélian accompagnée de Mme Pascale Troncy, directrice générale des services de cette ville et M. Jean-Marie Blondelle, maire de Guyencourt-Saulcourt et premier vice-président de la communauté de communes de la Haute-Somme.

S’agissant d’une audition par une commission d’enquête, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Les personnes auditionnées prêtent successivement serment.

M. Jean-Jacques Hilmoine. Je vais résumer seize ans de la vie d’un projet de développement en territoire rural. Il s’agit du canton de Fruges qui se trouve au centre du département du Pas-de-Calais au sein d’une communauté de communes qui regroupe 25 villages et représente 7 500 habitants et dont j’étais le président de 2001 à 2016. Je suis principal de collège en retraite. Je suis devenu adjoint au maire de Fruges, 2 500 habitants, de 1989 à 2001, en charge des finances et du secteur économique, puis maire de Fruges de 2001 à 2014.

Dès que j’ai été élu, j’ai utilisé la dynamique de projets que j’avais expérimentée pour manager les équipes des établissements scolaires que j’avais dirigés. Introduire cette démarche au sein d’une assemblée communautaire de 68 élus ruraux non sensibilisés à ces techniques de pilotage des politiques d’aménagement de nos territoires n’a pas été facile. Mais très vite elle a été comprise comme un outil de progrès permettant la mise en œuvre d’un projet de développement durable capable de définir les politiques en accord avec nos diagnostics et, surtout, en y associant un véritable pacte financier et fiscal entre l’EPCI et les 25 communes.

Après avoir mis en œuvre une nouvelle politique économique de 1989 à 2001 avec la création d’une zone d’activité de 20 hectares à Fruges, j’ai, dès mon élection à la présidence de la communauté de communes, lancé une réflexion sur la nécessité de construire les bases d’un projet de développement durable dont le premier objectif était de développer l’économie tout en prenant en compte les avancées économiques de 2 500 habitants. Dans ce cadre, j’ai fait approuver à l’unanimité des délégués, puis des 25 maires – il y a eu deux abstentions – la poursuite de l’étude d’un projet de centrale éolienne. Après consultation de trois sociétés, le conseil communautaire a confié le 16 janvier 2002 à la société allemande OSTWIND le soin de présenter un projet concernant nos 25 villages. Une charte que j’avais rédigée, approuvée par les élus et la direction de la société, a constitué l’ossature de nos relations qui inclut la participation et l’information totale de la population. Ce projet devait être celui d’un territoire et prévoyait la possibilité de créer une société d’économie mixte locale.

À partir d’avril 2003, avec l’aide d’un groupe constitué de différents services et administrations placés sous la responsabilité de madame la sous-préfète, la société OSTWIND a construit son projet définitif. Les permis de construire des 70 éoliennes étaient signés en juillet 2004 par monsieur le préfet du Pas-de-Calais. Le dernier jour de la période de recours, une association est née. Après un premier jugement supprimant 50 % du parc, l’appel a annulé la décision de première instance et refusé la demande émise par l’association de supprimer la totalité du parc. La construction des 70 aérogénérateurs commençait alors. Ce chantier, qui a fait vivre des entreprises locales pendant deux ans, s’est terminé par une inauguration en présence des autorités de l’État, des élus régionaux, départementaux et locaux et des propriétaires de parcs allemands, français, américains et australiens liés à des fonds d’investissement. Cet aspect est pour moi une faiblesse dans le développement des énergies renouvelables sur nos territoires.

En 2010, la perspective de créer une société d’économie mixte locale est momentanément abandonnée par décision des élus, compte tenu des engagements définitifs de la société allemande OSTWIND qui comprenaient une aide aux associations et aux communes et une participation au financement d’un bâtiment public – l’hôtel communautaire – par l’attribution d’un don d’un million d’euros sous forme de mécénat qui correspondait à 1 % du montant des investissements.

Sur le plan financier, les recettes fiscales et économiques liées à la centrale éolienne sont de 4,7 millions d’euros en 2010 contre 1,2 million en 2002. Cette augmentation des recettes fiscales sans augmentation de la fiscalité des ménages a permis la mise en œuvre du deuxième volet du projet : le volet social. Plus de 20 millions d’euros sont investis en dix ans sans prélèvement d’impôt supplémentaire pour la construction d’un béguinage pour personnes âgées, d’une maison des jeunes de l’innovation centrée sur l’outil numérique, de la première maison de santé pluridisciplinaires autour de Paris, d’une maison des associations de la solidarité des services publics et de l’insertion avec un premier CIAS (centre intercommunal d’action sociale) rural avec épicerie et vestiaires solidaires. C’est aussi la création de services publics pour la jeunesse avec notamment le renforcement du système périscolaire et une aide aux communes par la dotation de solidarité et l’attribution de fonds de concours pour leurs investissements.

Deux des objectifs étant atteints, le troisième objectif environnemental sera repris intégralement dans l’élaboration, à partir de 2008, d’un plan local d’urbanisme intercommunal. C’est un des premiers du département avec un projet d’aménagement et de développement durable axé entièrement sur la réalisation des grandes orientations de la 3e révolution industrielle et en particulier la mise en œuvre de la transition écologique dans toutes ses dimensions. Adopté définitivement en mai 2014, ce projet d’aménagement et de développement durable est mis en œuvre immédiatement. C’est ainsi que nous avons travaillé avec le conseil régional et l’Ademe pour mettre en place une politique de réappropriation de la production des énergies, électricité et gaz, par les collectivités en particulier pour le développement des projets éoliens, de méthanisation, de panneaux photovoltaïques et par la mise en place d’une société d’économie mixte ou d’une société anonyme locale, cet outil étant le plus adapté pour faire de toute centrale éolienne un projet de territoire.

Pour aider les collectivités, une SEM régionale, à laquelle j’ai participé et dont j’ai été le président, a été créée en 2016 en partenariat avec le conseil régional, le conseil départemental, la Caisse des dépôts, les banques et la fédération départementale de l’énergie. La SEM a répondu immédiatement aussi à l’appel d’offres de Mme Ségolène Royal et a été retenue dans le premier appel d’offres. Quelques mois après, nous avons répondu au deuxième appel d’offres et sa signature s’est faite à Arras, en présence de Madame Ségolène Royal. Le contenu de ce contrat, comprend la création d’une société mixte multi-énergie, la mise en place d’un projet éolien complémentaire aux 70 machines existantes. Sur les 26 machines proposées, 17 seront accordées pour une production de 45,5 mégawatts, dix fois 2, mégawatts et sept fois 3,2 mégawatts. Ces éoliennes devaient rentrer totalement ou partiellement dans la SEM avec comme partenaire la société OSTWIND, la Caisse des dépôts et une participation ouverte au public du territoire. Une autre étude lancée en 2015 avec l’aide de l’Ademe et du conseil régional pour la construction d’un méthaniseur territorial porté par la SEM avec les mêmes partenaires et les agriculteurs. Concernant le photovoltaïque, il s’agissait de la mise en réseau des bâtiments publics de la collectivité, des bâtiments communaux puis les bâtiments industriels. La SEM était toujours partenaire. La mobilité et la transition écologique ont nécessité la mise en place de déplacements en utilisant des véhicules électriques. Cinq voitures électriques et 15 vélos électriques ont été achetés par la collectivité. Des bornes électriques étaient prévues sur le territoire, des composteurs, des bennes de collecte et des déchets verts seront mis à la disposition des habitants de nos villages. Concernant la réduction des consommations électriques, un plan de remplacement des lampes de tous les villages a été mis en œuvre. Dans le cadre d’une OPAH (opération programmée d’amélioration de l’habitat), nous avons ajouté le volet lutte contre la précarité énergétique, en augmentant la participation à côté de l’État.

En 2015, à la demande de l’Ademe et avec mon accord, un cabinet d’études a été mandaté pour étudier l’impact des parcs éoliens des deux villages, Fruges et Coupelle-Vieille. Les conclusions font apparaître une forte acceptabilité de la part des habitants qui considèrent que les avantages liés au volet social compensent très largement les inconvénients qui pourraient être sonores ou visuels. Comme disent les habitants « on s’y habitue, comme à la ligne de 400 000 volts qui traverse notre territoire du nord au sud ». Sur le plan urbanisme, le nombre de construction a augmenté sur ces deux villages et le prix des maisons ainsi que celui des terrains a augmenté également.

En conclusion, après la fusion de la communauté de communes de nombreux projets de développement durable ont été stoppés ou réduits et c’est la raison de mon départ.

Mme Béatrice Santais, maire de Montmélian. Je suis heureuse d’être ici ce matin, et de retrouver ces lieux pour évoquer ma ville de Montmélian ainsi que le solaire. Montmélian, c’est un peu moins de 4 200 habitants. C’est une petite ville dans un secteur rural, au cœur d’une communauté de 41 communes d’à peine 37 000 habitants. Nous sommes – et on aime bien le dire – des pionniers de l’énergie solaire puisque l’histoire solaire de Montmélian a démarré il y a 36 ans, en 1983. Elle a été récompensée à divers moments et en particulier en 2014 à Pékin où la ville a reçu un prix pour récompenser son engagement durable en faveur du solaire thermique. Montmélian c’est aussi près de 50 % de logements sociaux et beaucoup d’emplois. C’est en Savoie, au cœur d’un secteur économiquement dynamique, que nous avons créé, il y a quelques décennies et avec deux autres communes plus rurales, un beau parc d’activités qui s’appelle Alpespace. Il représente aujourd’hui 2 600 emplois. Notre ville de Montmélian représente par ailleurs 2 000 emplois. Notre politique de développement durable commence par le développement économique et se poursuit avec une politique d’accueil d’une population nouvelle depuis 40 ou 50 ans et la cerise sur le gâteau, c’est la politique écologique que nous menons depuis toutes ces années.

Le début de l’histoire solaire de Montmélian commence en 1983 avec le choix du maire de l’époque d’installer, sur les toits des vestiaires du centre nautique, 220 m2 de capteurs solaires. Le maire de l’époque était parlementaire et était allé au congrès mondial de l’énergie à New Delhi au début des années quatre-vingt. Il avait perçu, si ce n’est l’urgence climatique, la nécessité de voir autrement le développement de nouvelles énergies pour ce monde. Il a simplement voulu tester et expérimenter des choses dans sa petite commune qui n’avait pas 4 000 habitants à l’époque. Depuis, nous n’avons pas cessé d’avancer. Dès la première année à la piscine, on a gagné 75 % de notre facture énergétique de fioul. On a toujours maintenu cette économie même en passant ensuite au gaz. On a pu produire avec nos capteurs quelque 130 000 kWh par an, évitant ainsi le rejet de 26 tonnes de CO2 chaque année dans l’atmosphère. L’intérêt de cette « opération piscine » c’est qu’elle pouvait se coupler l’hiver - puisqu’en cette période la piscine découverte de Montmélian n’est pas ouverte au public – avec l’eau chaude sanitaire dont on avait besoin dans nos vestiaires de foot et de rugby. Les panneaux solaires tournent toute l’année et nous permettent d’avoir de l’eau chaude sanitaire et de chauffer la piscine douze mois par an.

Nous avons très vite été suivis. Il y a eu un effet d’entraînement. Cela a été vrai pour ce qu’on appelait à l’époque l’hôpital local, devenu depuis un Ehpad, avec ses 176 lits. Là, on a construit le plus grand toit solaire d’Europe à l’époque avec 400 m2 de capteurs. L’OPAC – qui est un partenaire évident à Montmélian avec près de 50 % de logements sociaux – a installé des capteurs solaires sur des immeubles existants et propose ainsi une eau chaude sanitaire solaire et une économie pour les locataires. À la fin des années quatre-vingt-dix, nous n’étions qu’au tout début de la lutte contre la précarité énergétique, même si nous ne l’appelions pas comme cela.

Puis est venu le temps de la diversification dans le solaire avec l’installation de capteurs photovoltaïques. C’est ce que nous avons fait sur les toits des services techniques avec, à l’époque, la visite de Monsieur Borloo. Nous avons expérimenté de nombreuses choses à Montmélian et c’est ce que peuvent faire les collectivités locales en lien avec des entreprises qui travaillent avec nous. Nous avons expérimenté des capteurs autovidangeables l’été, des capteurs semi-transparents, un mur solaire et de nombreuses techniques qui ont permis de faire progresser le solaire thermique et le solaire photovoltaïque.

Enfin, depuis une quinzaine d’années, nous avons élargi les domaines d’action de la collectivité en matière de développement durable grâce, en particulier, à une labellisation européenne dont nous sommes très fiers et qui est octroyée par l’Ademe. Nous avons été labellisés Citergie en 2007, puis renouvelé en 2011 ainsi qu’en 2015, et nous espérons bien être renouvelés fin 2019. Un label permet de reconnaître l’exemplarité d’une politique menée en matière de développement durable et en particulier en matière d’énergie climat. C’est aussi bien sûr la reconnaissance de tout ce qu’on a fait. Ce sont surtout des engagements à faire encore puisque le label est renouvelable tous les quatre ans. C’est également le moyen d’être évalué en permanence sur ses propres performances, en termes de production d’énergie, en termes de CO2 qu’on ne rejette plus dans l’atmosphère. Nos résultats sont ainsi évalués par d’autres. Si l’Ademe pouvait continuer d’aider les collectivités locales pour le montage des dossiers Citergie, ce serait une bonne nouvelle. Pour ce troisième renouvellement et cette quatrième labellisation, c’est la première fois que nous ne serons pas aidés financièrement par l’Ademe.

Ces dernières années, nous avons beaucoup travaillé à la rénovation énergétique de nos bâtiments publics. C’est essentiel. Avant de penser énergies renouvelables, il faut vraiment que l’on soit très économe en énergie. On y a mis, pour une petite commune de 4 000 habitants, plus de 300 000 euros par an ces dix dernières années pour des travaux d’isolation par l’extérieur, d’isolation de toiture, de changement de fenêtres et tout ce qui fait qu’un bâtiment est plus performant d’un point de vue énergétique. Nous avons gagné près de 22 % de nos consommations de gaz. Chaque année, nous remettons au Conseil municipal un bilan énergétique de la collectivité. Nous suivons ainsi vraiment la progression de nos consommations. Nous avons diminué notre consommation d’électricité d’un peu plus de 8 %, notre éclairage public de près de 50 %, et nous avons réduit de 25 % notre facture de carburant.

L’OPAC nous a encore suivis avec aujourd’hui plus de 240 logements sociaux réhabilités. C’est environ 37 % de la facture énergétique qui est gagnée pour les locataires. C’est le meilleur travail que nous pouvons faire en termes de lutte contre la précarité énergétique. Nous avons mis en place, avec la communauté de communes, une plateforme de rénovation énergétique pour aller vers les particuliers.

Les communes peuvent faire des choses importantes en matière d’urbanisme. Nous avons fait une OAP (orientation d’aménagement et de programmation) avec un objectif d’exemplarité énergétique et environnementale. Dans cette OAP thématique, nous avons précisé que 50 % de l’énergie primaire – c’est-à-dire les besoins en eau chaude sanitaire, en chauffage et éventuellement en rafraîchissement – devait être satisfaite, pour toute nouvelle construction, par une énergie renouvelable en privilégiant, pour ce qui nous concerne, le solaire, sauf à démontrer par une étude d’approvisionnement énergétique que ce n’est pas faisable. C’est une règle qui n’est pas pratiquée partout dans ce pays et que l’on pourrait peut-être imposer dans les nouveaux PLU. Nous l’appliquons depuis plus de deux ans maintenant et cela fonctionne bien, personne ne nous le reproche et on trouve toujours des solutions.

Aujourd’hui, nous avons quelques projets d’autoconsommation notamment sur un bâtiment ancien inscrit à l’inventaire des monuments historiques. Nous souhaiterions faire de l’autoconsommation électrique sur ce bâtiment et donc installer des panneaux solaires photovoltaïques. Quand on est dans un centre ancien, c’est toutefois compliqué de trouver des ardoises compatibles avec les souhaits des architectes des Bâtiments de France. Ce serait bien qu’il existe un peu plus de souplesse. Nous avons trouvé une solution en Belgique et j’aimerais bien qu’on puisse la mettre en œuvre.

Nous menons cette démarche ambitieuse avec la communauté qui est labellisée territoire énergie positive et qui avait bien sûr été labellisée territoire énergie positive pour la croissance verte par Ségolène Royal en 2015. Nous travaillons sur le plan climat air-énergie qui devrait être voté très prochainement. Cela concerne non seulement la commune de Montmélian mais aussi notre communauté et peut-être d’autres communes.

En conclusion, nous sommes des élus pas des techniciens. Le solaire thermique, cela marche et c’est une belle énergie qu’il faut développer. La transition énergétique doit se faire et elle passe forcément par les collectivités locales.

M. Jean-Marie Blondelle, maire de Guyencourt-Saulcourt, premier vice-président de la communauté de communes de la Haute-Somme. Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames, messieurs les parlementaires, mesdames, messieurs, mon expérience est moins ancienne que celle du maire de Fruges. En tant que vice-président de la communauté de communes de Haute Somme je peux vous dire que nous avons actuellement neuf parcs en activité avec 71 mâts pour une puissance d’environ 175 mégawatts ce qui représente un investissement d’environ 250 millions d’euros sur une collectivité qui fait 29 000 habitants pour 60 communes. Il s’agit de communes très rurales.

Mon histoire remonte à la communauté de communes de Roisel dont j’étais le président en 2008. C’était encore l’époque des ZDE (zones de développement éolien) et nous avions obtenu trois zones de développement éolien. Une zone était pourvue d’une entreprise tandis que les deux autres n’en avaient pas. C’était en période électorale, les entreprises se sont jetées sur le secteur six d’entre elles travaillaient sur le même secteur. Donc, quand j’ai été élu président de la communauté, les élus m’ont demandé de faire le ménage parce que cela devenait infernal en raison de la surenchère. Nous avons alors fait un appel à projets et nous avons sélectionné une société, WPD, à laquelle nous avons dit « nous allons travailler ensemble et il n’est pas question que vous travailliez tout seul : nous allons donc tout revoir avec vous ». Nous avons tout suivi du début jusqu’à la fin. Par exemple, pour les distances qui étaient fixées à 500 mètres – c’était le minimum – nous avons demandé à les reporter à 700 mètres. Nous avons construit le projet avec eux. Comme c’était la première expérience dans notre territoire, je n’avais pas envie de me mettre à dos les élus et les habitants. Nous nous sommes donc lancés à corps perdu dans des réunions publiques. C’était un peu houleux au début car les gens ne connaissaient pas. Nous venions donc accompagnés de paysagistes, de gens qui s’occupaient de la nature, de la faune, de la flore et au bout d’un moment, cela a bien pris. Nous avions également des commissions qui s’occupaient, par exemple, des mesures d’accompagnement et nous y avions incorporé des gens qui étaient opposés au projet qui, petit à petit, s’est bien développé. Nous avons obtenu l’accord du préfet et il n’y a pas eu de recours sur ce projet.

Nous avons eu un deuxième projet équivalent que nous venons d’inaugurer. C’est également un projet qui a bénéficié d’une concertation avec les habitants, avec les maires, avec tout le monde et il n’y avait pas de raison qu’on ait de problème de recours, donc tout s’est bien passé.

En 2013, l’abandon des ZDE ne nous a pas facilité le travail. Avec une autre communauté, nous avons choisi de fusionner avec deux autres communautés voisines et c’est ainsi que je me suis retrouvé premier vice-président de la communauté de communes de Haute Somme. J’ai alors demandé au président de prendre en charge l’éolien puisque j’avais une expérience avec la communauté précédente. Et donc là, nous avons travaillé sur une répartition de la fiscalité. Nous nous sommes mis en fiscalité éolienne unique. La communauté reverse 35 % de la CFE (cotisation foncière des entreprises) et de l’IFER (imposition forfaitaire des entreprises de réseaux) aux communes d’implantation mais elle reverse aussi 15 % aux communes qui n’ont pas d’éoliennes sur leur territoire mais qui se trouvent à moins de 500 mètres d’une éolienne. C’est la société que nous avions choisie qui m’a aidé à le faire. Au sein de la communauté de communes, le président souhaitait une répartition à 60 % pour la communauté de communes et 40 % pour les communes. À l’époque les 15 % représentaient en fait, en valeur, 5 %. Cela permettait d’avoir une meilleure acceptabilité.

Ensuite, c’était plus compliqué, parce qu’il y avait des projets qui étaient déjà bien engagés et il a fallu rentrer dans ces projets avec les opérateurs qui n’avaient pas envie de concertations. Mais nous y sommes arrivés. Moi, j’ai fait « le tour des popotes » et beaucoup de maires souhaitaient faire de l’éolien sur leur territoire puisque nous sommes sur une zone très favorable. J’ai rencontré les conseils municipaux pour expliquer comment on pouvait travailler et j’ai toujours travaillé avec les développeurs. Sur la communauté, il y a quand même treize sociétés qui travaillent actuellement. Nous avons encore des projets. Certains peut-être n’aboutiront pas mais on travaille ensemble ainsi qu’avec RTE et les gestionnaires de réseaux notamment pour le schéma de raccordement. Avant, nous étions consommateurs d’électricité et maintenant nous sommes devenus producteurs d’électricité. Les réseaux ne sont plus très adaptés et il faut donc faire des travaux pour évacuer les productions que nous avons sur place. Ce travail que nous faisons ensemble autour de la table, permet d’avoir une approche différente avec les développeurs. Avec la concertation, une coopération s’est installée. Depuis peu, les développeurs font aussi fait appel à des sociétés concertation. Cela ne marche pas mal, parce qu’on fait des ateliers. Le dialogue, la concertation avec les développeurs profitent à la population. Dans notre secteur, l’acceptabilité par la population est assez satisfaisante. Pour les communes de la communauté de communes 25 ou 26 des 60 communes bénéficient de retombées fiscales grâce au système que nous avons élaboré.

Nous avons demandé aux sociétés de notre secteur de travailler avec les entreprises locales. C’est important parce que les entreprises de travaux publics font vivre les artisans, les hôtels, les notaires, les géomètres, les restaurants de nos campagnes pendant le temps de la mise en place du parc. Notre démarche a permis de ne pas augmenter les impôts. En 2020, les recettes fiscales seront à peu près de 1 115 000 euros pour les parcs existants dont 646 000 euros pour la communauté de communes, ce qui représente environ 8 % de son fonctionnement. Quand tous les parcs seront installés – puisqu’une trentaine de permis a été accordée – je pense que nous serons à peu près à 10 % du fonctionnement.

Nous souhaitons aller plus loin et travailler sur le prix de l’électricité et sur la précarité énergétique. Nous avons une OPAH en route et nous voudrions y entrer un peu de précarité énergétique à l’intérieur. Nous voudrions aussi faire de l’autoconsommation avec nos éoliennes qui sont proches puisque c’est difficile de transporter l’électricité. Ce ne serait pas mal pour les collectivités.

M. le président Julien Aubert. Monsieur Hilmoine, avez-vous eu un recours contre votre projet à Fruges ?

M. Jean-Jacques Hilmoine Oui, il a été lancé le dernier jour de la période de recours.

M. le président Julien Aubert. Vous avez parlé de 50 %. J’ai compris qu’en première instance vous aviez été contraints de réduire le parc.

M. Jean-Jacques Hilmoine. Lors du premier jugement, le tribunal a supprimé 50 % des machines. La société allemande qui avait travaillé avec toutes les administrations, y compris sur la réglementation qui, en 2003, était très succincte, a recouru à un cabinet avocat spécialisé pour faire appel.

M. le président Julien Aubert. Avez-vous pu faire la totalité ce qui était prévu ou juste la moitié ?

M. Jean-Jacques Hilmoine. À la fin, le tribunal a accordé les 70 machines.

M. le président Julien Aubert. À quelle distance se trouvent vos éoliennes ?

M. Jean-Jacques Hilmoine. On a décidé de porter la distance à 900 mètres. Ceci a été traité entre Enedis et l’école des paysages qui sont venus sur place faire tout un travail.

M. le président Julien Aubert. Je comprends mieux la forte acceptabilité.

Vous avez parlé de mécénat. Madame Daboval, pouvez-vous chiffrer les montants qui ont été accordés ?

Mme Stéphanie Daboval. Je ne peux pas les chiffrer parce qu’à l’époque je n’étais pas élue.

M. le président Julien Aubert. Y a-t-il des gens qui critiquent les éoliennes à Fruges ?

Mme Stéphanie Daboval. Oui et non. Cela a permis de développer les territoires et c’est vrai que nous étions en retard mais cela a aussi ramené beaucoup de personnes en difficultés. Par exemple, nous avons une classe de CP qui va être reconnue zone d’éducation prioritaire et qui va être dédoublée dès la prochaine rentrée scolaire.

M. le président Julien Aubert. Quel lien faites-vous entre l’implantation des éoliennes et la classe dédoublée ?

Mme Stéphanie Daboval. Je peux vous lire mon texte. Je ne suis que rapporteur de Monsieur le conseiller départemental et maire de Fruges.

M. le président Julien Aubert. Vous ne pouvez pas le résumer verbalement ? Faut-il absolument le lire ?

Mme Stéphanie Daboval. Je ne m’étais pas vraiment préparée à le résumer verbalement. C’est davantage le texte de l’actuel maire de Fruges que le mien.

M. le président Julien Aubert. Lisez-le, alors.

Mme Stéphanie Daboval. Dans les années 2002 à 2004, un vaste projet éolien de 120 à 140 machines est développé par la société OSTWIND et la communauté de communes. Ce très grand projet a été réduit à 60 machines qui se sont déployées sur l’ancien canton après de nombreuses controverses. Des projets de tailles plus modestes se sont développés plus facilement et ont été mieux adaptés sur le canton de Fauquembergues. Ces machines nombreuses, installées sur des hauteurs sont visibles à plus de 30 kilomètres des plaines de Flandre à la Picardie, surtout la nuit. Cette surdensité de machines a contribué à la réticence des populations des autres territoires à l’implantation de nouveaux mâts. Concernant l’intérêt économique : les machines procurent des ressources indéniables pour les EPCI des communes ainsi qu’aux propriétaires et locataires des terrains. Pour la communauté de communes du canton de Fruges, elle a été la compétence économique de par la loi. Ses rentrées fiscales ont été fortement augmentées. Pour les communes concernées, les implantations de machines sont assujetties à la taxe foncière. Elles perçoivent aussi un dédommagement pour l’entretien des chemins desservant les éoliennes. Pour les propriétaires fonciers, les locataires des terrains agricoles, c’est une rémunération importante sans lien avec la valeur ou le loyer du bien. Le modèle idéal est lorsque l’éolienne est implantée sur un bien communal ou du CCAS. C’est le cas de la commune de Reclinguand. Elle en profite pleinement et le profit collectif impacte sur les habitants. Il est lié directement aux machines, à la proximité des machines, à leur répartition et aux vents dominants. La gêne optique et phonique est surtout nocturne, ainsi certains habitants n’ont pas de cône de visibilité sans éolienne. Au niveau économique, le côté positif est la création de 40 emplois non délocalisables liés à l’exploitation des éoliennes, l’installation de services publics (crèches, cybercentres, CIAS, épicerie sociale, maisons de santé pluridisciplinaires) qui ont été mis en place souvent avant les autres territoires. Les retombées économiques pour la communauté de communes et l’intercommunalité ont permis une aide et prise en charge partielle du périscolaire, aide financière sous forme de participation aux investissements et fonctionnement des communes de l’EPCI. La commune de Coupelle-Neuve a bénéficié de l’installation d’un transformateur injectant la production électrique éolienne dans la ligne haute tension lui permettant de rénover le village. En conclusion, les habitants du Plateau, près des machines, sont les plus gênés. Les soirs d’été, ils ne peuvent plus dormir la fenêtre ouverte. Ce grand parc éolien développé sur notre territoire a créé de l’emploi, des ressources pour la communauté de communes et les communes. Ces ressources ont permis de bâtir et de créer des services souvent avant d’autres territoires voisins. Cependant la recherche des cofinancements et des optimisations des constructions n’a pas été optimale. Dix ans se sont écoulés depuis ces implantations. Les difficultés sociales de notre population demeurent, voire se sont aggravées. La précarité est préoccupante. Cela a une répercussion sur l’école. Elle vient, pour la première fois dans notre département, d’être reconnue zone d’éducation prioritaire avec le dédoublement du CP dès la prochaine rentrée scolaire. On peut aussi s’interroger sur l’avenir : qu’adviendra-t-il de ces recettes dans 10 ans ?

M. le président Julien Aubert. Je ne vais pas refaire le conseil municipal de Fruges. J’ai bien compris qu’il existait deux approches. Sur le mécénat, monsieur Hilmoine, vous avez parlé de 20 millions d’euros.

M. Jean-Jacques Hilmoine. Nous avons investi 1 million d’euros. Cela faisait partie de l’accord initial. Nous souhaitions créer une SEM mais c’était très difficile en 2003-2004 et on a dû abandonner. La société s’est alors engagée à aider les associations et surtout à nous accorder un mécénat égal à 1 % du montant de l’investissement ce qui correspondait à un million d’euros. Cette somme a été intégralement investie dans la construction de l’hôtel communautaire.

M. le président Julien Aubert. Ce que je veux comprendre c’est par qui les 20 millions d’euros d’investissements ont été réalisés ?

M. Jean-Jacques Hilmoine. Les 20 millions ont été réalisés par la communauté de communes, sans augmentation des impôts des ménages et uniquement grâce aux recettes économiques liés à la zone d’activités de Fruges et à la centrale éolienne.

M. le président Julien Aubert. Le fait qu’une entreprise, qui est là pour faire du revenu, injecte un million d’euros sur un territoire, est-ce que cela ne vous interpelle pas sur les bénéfices qu’elle peut faire par ailleurs ? Si elle capable de mettre un million d’euros sur la table, c’est que cela ne représente pas une gêne importante pour elle.

M. Jean-Jacques Hilmoine. Dès le départ, cette société souhaitait faire participer la collectivité et l’entreprise à l’aménagement du territoire. OSTWIND est une petite entreprise familiale. Elle souhaitait nous donner une machine, mais la sortir d’un parc privé pour la mettre dans une collectivité c’était excessivement compliqué. Ils ont fait le calcul et nous ont dit : « en vous donnant 1 % du montant de l’investissement, c’est-à-dire un 1 million d’euros, vous pourrez l’affecter à la construction d’un bien public ». Nous l’avons affecté à l’hôtel communautaire. Dans un deuxième temps, sur le deuxième projet, nous avons travaillé avec OSTWIND et la Caisse des dépôts. Les 27 machines devaient faire partie d’une société d’économie mixte dans laquelle la communauté de communes était actionnaire à 51 %.

M. le président Julien Aubert. Ce n’est pas ma question. OSTWIND c’est une petite entreprise qui vous a rétrocédé 1 million d’euros et les sommes interpellent.

Madame Santais, vous faites beaucoup de solaire. Pourquoi pas d’éolien ?

Mme Béatrice Santais. Parce qu’il fallait bien faire un choix et que le soleil brille beaucoup en Savoie. Une société privée a fait une étude pour nous sur le territoire de la communauté de communes : sur l’éolien, il existe peu de possibilités. Elle nous a fait part de la possibilité d’une installation sur une commune voisine de Montmélian. Avec les contraintes des lignes très haute tension, des habitations et un vent qui manifestement n’est pas suffisant et surtout suffisamment constant, il y a peu de possibilités. Mais nous sommes ouverts à toutes les énergies renouvelables et si nous pouvons installer des éoliennes, on le fera volontiers.

M. le président Julien Aubert. Vous produisez beaucoup d’électricité pour les habitants. Quel est votre degré de dépendance à une électricité exogène ?

Mme Béatrice Santais. Aujourd’hui, nos capteurs thermiques se trouvent essentiellement sur notre territoire. Prochainement, la ville devrait arriver, avec notamment le nouveau projet sur des tennis couverts, à un peu plus de 10 % d’électricité produite par les capteurs photovoltaïques. Par ailleurs à Montmélian, et sur la rivière Isère, il y a une centrale hydroélectrique qui s’est installée. C’est un projet privé mené par Akuo Energy qui produit à peu près la moitié des besoins en énergie pour les services, l’habitat, les entreprises de la ville de Montmélian.

M. le président Julien Aubert. À la lecture de votre fiche, j’ai compris que le précédent maire, comme vous le disiez pudiquement, est votre père.

Mme Béatrice Santais. Oui.

M. le président Julien Aubert. C’est donc une histoire de famille et une histoire municipale. Vous n’avez pas d’activité économique dans le domaine du solaire ?

Mme Béatrice Santais. Non, absolument pas. C’était vraiment à une prise de conscience personnelle mais surtout politique.

M. le président Julien Aubert. Il y a des gens qui ont une prise de conscience qui s’est transformée en engagement économique !

Vous avez parlé du PLU. Est-il légal qu’un PLU impose un objectif d’EnR.

Mme Béatrice Santais. En tout cas, ce n’est pas illégal. Le contrôle de légalité nous a accompagnés là-dessus pour une rédaction qui fonctionne et nous avons déjà instruit des permis. Je ne sais pas si cet intéressant de savoir que mon père était le précédent maire mais ce qui est intéressant c’est de savoir qu’il y a eu dans cette ville – au-delà des maires et des équipes municipales – des personnes qui ont travaillé dans la durée. Nous avons ainsi des politiques qui s’inscrivent dans la durée depuis la Libération. Je crois que c’est comme cela que l’on construit des choses. Le PLU n’est pas illégal et à Montmélian le solaire c’est une histoire qui dure.

M. le président Julien Aubert. C’est très novateur ce que vous faites mais dans le PLU, avez-vous imposé du solaire ou est-ce que c’est libre ?

Mme Béatrice Santais. Nous avons dit 50 % d’énergies renouvelables en privilégiant le solaire. « En privilégiant », juridiquement cela veut tout dire et ne rien dire.

M. le président Julien Aubert. Monsieur Blondelle, vous, vos éoliennes sont installées à 800 mètres ?

M. Jean-Marie Blondelle. En général, oui. À 700 ou 800 mètres.

M. le président Julien Aubert. Vous avez dit : « on est obligé de faire des travaux parce qu’on doit se délester de l’électricité ». Avez-vous une idée du montant des travaux ?

M. Jean-Marie Blondelle. Pour faire preuve de bon sens, il faut que RTE connaisse les projets. Les développeurs ne sont pas toujours enclins à les dévoiler trop vite. En se mettant autour de la table, on peut avancer.

M. le président Julien Aubert. Avez-vous une idée du montant financier des travaux que RTE doit faire pour l’adaptation ?

M. Jean-Marie Blondelle. Non mais c’est un montant important.

M. le président Julien Aubert. Combien d’emplois les installations d’éoliennes ont-elles créés ?

M. Jean-Jacques Hilmoine. 38 emplois pour la société Enercon qui construit les machines et trois emplois pour la société d’exploitation.

M. Jean-Marie Blondelle. Sept emplois pour le centre de maintenance d’Enercon et une dizaine d’emplois pour l’autre centre de maintenance.

M. le président Julien Aubert. Je dois vous quitter et confier la présidence de cette audition à Vincent Thiébaut, vice-président de la commission d’enquête.

(M. Vincent Thiébaut, vice-président, prend la place de M. Julien Aubert au fauteuil de la présidence.)

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Merci à tous pour vos présentations. Pourriez-vous nous fournir une copie de la charte que vous avez créée à Fruges et nous en dire deux mots ?

M. Jean-Jacques Hilmoine. Dès le début du processus avec la société OSTWIND j’ai souhaité codifier les relations entre la collectivité et la société. Nous avons précisé ensemble comment nous pouvions les aider en particulier pour découvrir ce qu’était l’administration française et comment ils nous soutenaient avec en contrepartie des avantages financiers. Tout ceci a été écrit. Juridiquement, il s’agit d’un engagement moral mais il a été précisé que la totalité le lot serait réalisé, y compris le mécénat. Voilà pourquoi, nous avons rédigé cette charte dès 2002.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. C’est quelque chose que vous avez en commun avec monsieur Blondelle qui a eu exactement la même méthodologie. Tous les deux, vous vous êtes positionnés comme relais, experts, médiateurs et vous avez dès le démarrage pris le sujet de manière très volontariste. Vous avez à la fois éclairé les acteurs privés, fait un travail de médiation et de relation avec les habitants, travaillé avec les élus, y compris quand vous n’étiez pas directement concernées, pour accompagner. Vous l’avez fait de manière spontanée. Aujourd’hui, si vous n’êtes pas là, qui fait ce travail sur le territoire ? Qui a ce rôle de médiateur ? Qui a ce rôle d’accompagnant ?

M. Jean-Jacques Hilmoine. Tout ce que j’avais engagé, y compris dans le territoire énergie positive, a été réalisé et s’est arrêté. Aujourd’hui, le projet qui est en cours devait faire l’objet d’une SEM et on pouvait aller encore plus loin en partageant le projet entre les banques, la société et les collectivités afin qu’il devienne encore plus un projet territorial. Nous voulions nous réapproprier la production d’énergie qu’elle soit gazière ou électrique. C’est ce qui existait au XIXe siècle et c’était une volonté en accord avec l’Ademe et le conseil régional. C’est pour cette raison que nous avons créé une SEM régionale qui avait pour but d’aider toute collectivité qui rencontrait un développeur afin de leur dire : « si ce n’est pas un projet de territoire, si vous ne venez que pour nous mettre des machines ou nous donner quelques broutilles financières, nous ne sommes pas d’accord ». Nous voulons un véritable projet de territoire où l’on est actionnaire à 51 % si c’est une SEM, être partenaire et faire participer nos habitants. Nous leur avons donc dit : « si ce n’est pas comme cela, vous ne mettrez pas vos machines chez nous ». En tant que président de la SEM Nord Energie j’ai rencontré plusieurs sociétés privées qui refusaient que nous soyons actionnaires. Elles voulaient juste mettre leurs machines. OSTWIND, en revanche partage l’investissement, notre volonté de faire et nous aide à trouver les fonds propres. Quand on est actionnaire à 51 %, il faut trouver 20 % de fonds propres. Quand on emprunte aux banques et que la Caisse des dépôts est dans le projet, cela rapporte 5 à 8 %. Quand vous ajoutez les dividendes, c’est inespéré en termes de rentrées financières pour une collectivité et c’est un vrai projet de territoire.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. En contrepartie des économies que vous avez générées, les habitants, dans tous vos projets, ont bénéficié de services en retour. C’est à la fois un projet environnemental mais c’est aussi un projet économique rationnel pour alléger les dépenses de la commune, pour ramener des revenus qui permettent de développer des services proposés aux populations. Et dans chaque cas, cela a fonctionné ?

M. Jean-Jacques Hilmoine. En milieu rural, les services publics disparaissent et les rentrées d’argent permettent de créer des services. Pour notre jeunesse, le périscolaire, le maintient de nos écoles rurales, c’est très difficile. Le projet a permis d’aider les communes à investir dans des domaines qui touchent au projet global de la communauté de communes. Chez nous, la piscine est à 100 kilomètres. Quand j’ai pris la direction du collège, 80 % des élèves qui entraient en 6e à Fruges ne savaient pas nager. Donc nous avons pris en charge les trajets de bus et quatre ans après seulement 10 % ne savaient pas nager. La garderie a pu devenir presque gratuite. Le collège a fourni les repas à un prix très intéressant. Ces ressources financières de la communauté de communes ont permis d’aider les familles. C’est un levier. Je dis souvent : « quand on est élu comme cela, on peut rêver la nuit d’un projet et le matin, se dire, on va le faire. »

M. Jean-Marie Blondelle. Nous avons développé les chemins de randonnée pédagogique qui traversent de nombreuses communes et l’on a ainsi rouvert des chemins ruraux qui étaient laissés à l’abandon. Nous avons replanté et favorisé la biodiversité. Sur ces chemins de randonnées, nous avons organisé des sorties avec les scolaires. Les sociétés s’engageaient à venir animer ces sorties et cela continue. En compensation de l’installation des éoliennes, nous avons fait réaliser des aménagements paysagers. Cela avait aussi été négocié avec la société.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous avez dit que le prix des terrains avait augmenté. Pourtant, souvent, la présence d’éoliennes fait baisser le prix des terrains. Comment cela s’explique-t-il ?

M. Jean-Jacques Hilmoine. À l’époque où je travaillais avec le directeur de l’Ademe de la région Nord-Pas-de-Calais et le vice-président du conseil régional, c’est l’argument que nous entendions. Hervé Pignon, directeur de l’Ademe, a alors mandaté un cabinet d’études pour venir rencontrer les habitants, pour étudier l’acceptabilité et évaluer le nombre de permis de construire. Entre 2008 – date d’arrivée des premières machines – et 2013-2014 – période où a été réalisée l’étude – les villages où il y a eu le plus de constructions sont Fruges et Coupelle-Vieille. Or, il y a 31 machines sur ces deux territoires et le prix des terrains a augmenté de 10 à 15 %. Depuis chez moi, je vois, mais j’entends très peu les éoliennes. Par ailleurs, je suis chasseur et je n’ai jamais vu un gibier tué par les pales d’une éolienne. Les lièvres, le faisan et le chevreuil sont tous présents aux pieds des éoliennes. Chaque année, le faisan a été réimplanté dans notre région pour un budget global de 90 000 euros. C’est grâce à la charte, aux compensations et à la société OSTWIND que les chasseurs ont aujourd’hui plaisir à chasser.

Mme Stéphanie Daboval. Moi, j’habitais en région parisienne et je suis arrivé à Fruges en 2001. J’ai fait ce choix parce qu’il y a tout sur place et que l’on peut se déplacer sans prendre la voiture. Il y a des commerces et les éoliennes ont participé à la construction de crèches et de maisons de santé. Cela explique aussi la hausse du prix des terrains.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Ce que vous dites c’est que les gens viennent – avec ou sans éoliennes – pour les services qui se trouvent sur le territoire. Les communes ont pu, grâce aux éoliennes, se doter d’équipements qui font l’attractivité et augmentent les prix des terrains. C’est par ricochet que l’attractivité est créée et cela n’empêche pas les gens de s’installer dans les territoires.

Madame Daboval, vous avez dit être le porte-parole de quelqu’un, mais je n’ai pas su de qui.

Mme Stéphanie Daboval. De Monsieur Jean-Marie Lubret, maire de Fruges et conseiller départemental. Il a eu un accident de vélo, s’est fait opérer de la cheville et est immobilisé. Il n’a donc pas pu venir. Il s’agit de son ressenti personnel. Il est élu depuis des années alors que je ne le suis que depuis le dernier mandat.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. C’est intéressant de parler de ces questions politiques car vous êtes dans une région qui est en lutte contre l’implantation d’éoliennes alors que vous y êtes favorables. Le débat politique pollue-t-il les débats rationnels ?

M. Jean-Jacques Hilmoine. Nous savons que le président du conseil régional du Nord-Pas-de-Calais est intervenu pour s’opposer à l’installation des 27 éoliennes. Il a d’abord été question de n’en installer que 16 puis finalement rien ne se fera. Réguler l’implantation des éoliennes permet d’empêcher l’effet capitalistique et que des fonds de pension, américains ou australiens, viennent planter des machines en donnant quelques broutilles financières aux maires. Cinq ans après l’installation, ces fonds de pension ont déjà défiscalisé et revendu les machines. Si on crée une SEM, les élus ont un droit de regard. Quand on a à côté de soi la Caisse des dépôts, c’est fabuleux : on a un outil pour réguler l’implantation des éoliennes et faire en sorte que nos territoires redeviennent de vrais acteurs dans la production d’énergie afin de devenir vendeurs. J’avais pris contact avec un cabinet parisien : avec le photovoltaïque, la méthanisation et les 27 machines cela faisait 80 mégawatts et on pouvait vendre l’électricité et être de vrais acteurs. J’avais également un projet d’implantation sur Fruges d’une base expérimentale mais la société a été mal reçue par la Région et elle est partie s’installer à Quimper.

Mme Stéphanie Daboval. Les habitants de Fruges sont satisfaits des services créés, grâce à la pose des éoliennes, mais ne souhaitent pas voir de nouvelles implantations.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Il existe une dimension politique dans le développement des EnR. Il y a des positions d’élus qui sont différentes et de nombreuses échelles qui peuvent avoir des impulsions variées.

Madame Santais, concernant l’articulation du PCAET (Plan Climat Air-Énergie Territorial) que vous êtes en train de développer, du SRADDET (schéma régional d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires) et de la PPE (Programmation pluriannuelle de l’énergie), comment voyez-vous l’articulation de ces échelles ? On se rend compte qu’il existe une impulsion forte en faveur des éoliennes avec la PPE, une impulsion territoriale forte pour les éoliennes et un intermédiaire à l’échelle régionale qui a plutôt envie de freiner les éoliennes. Comment cela se passe quand on a une volonté territoriale de faire quelque chose ? Est-ce que l’échelle territoriale doit prendre le pas ? Sur quoi ? Est-ce que le PCAET doit prendre le pas sur le SRADDET ? Le SRADDET doit-il prendre le pas sur le PCAET ? Est-ce que c’est la PPE qui soit s’imposer ? Qu’en pensez-vous ?

Mme Béatrice Santais. C’est compliqué, car à chaque niveau il y a des décideurs et puis il y a des obligations pour être en conformité avec des documents qui sont plus larges. À la communauté de communes Cœur de Savoie que je préside, nous finalisons la rédaction de notre PCAET. Dans le cadre de ce travail de concertation, nous avons pu faire utilement des remarques sur le SRADDET. Nous avons la sensation d’aller dans le même sens que la région Auvergne-Rhône-Alpes. Dans notre avis, nous demandons à la région de nous accompagner financièrement. Ce sera le cas, je l’espère, avec le deuxième temps du TEPOS et malgré le changement de majorité de la région qui s’est opéré entre le TEPOS 1 et le TEPOS 2.

Pour ce qui nous concerne, à chaque niveau, les annonces faites et les objectifs fixés convergent. Toutefois, les collectivités locales, à travers leur PCAET, représentent le seul niveau réellement opérationnel. C’est à ce niveau-là que nous avons besoin d’accompagnement technique, financier mais aussi pour former des réseaux. C’est important qu’il existe sur nos territoires des réseaux qui réunissent toutes les collectivités engagées. Nous avons libellé notre avis sur le SRADDET en disant : nous sommes d’accord sur les mêmes objectifs, mais n’oubliez pas ceux qui sont dans les phases opérationnelles et qui ont vraiment besoin d’être aidés pour y arriver.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Si je résume, c’est dans le PCAET que l’on passe de la théorie à la pratique. Pour vous, le PCAET doit-il être un peu leader ?

Mme Béatrice Santais. C’est comme cela que nous le voyons et que nous l’avons rédigé. Ce sont les collectivités qui se trouvent au plan opérationnel sur les questions de mobilité, sur les questions d’énergie renouvelable et sur tant d’autres sujets. On a besoin de la région et je pense au service public de performance énergétique de l’habitat. Nous aurons besoin du département de la Savoie puisqu’il se propose d’être le porteur du service public, en reconnaissant les plateformes d’efficacité énergétique locale. Dans tous les cas, les communes et les communautés ont la relation directe avec les citoyens et sont en opérationnalité totale.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Le fait que vous ayez une production locale d’énergie a-t-il permis de créer une prise de conscience territoriale de ce qu’est l’énergie ? Diriez-vous que cela a amené collectivement les habitants à prendre la mesure de ce qu’est consommer de l’énergie et à adopter des pratiques de sobriété ou d’efficacité énergétique, qu’ils n’auraient pas eues autrement ?

Mme Béatrice Santais. J’en suis convaincue. Quand on travaille sur ces questions-là depuis des années, quand on sait en parler à nos concitoyens, à travers toutes sortes de moments, tels que la semaine du développement durable, avec les enfants, qu’il y a autant d’échanges, je suis convaincue que les habitants ont une autre conscience de ce que doit être la sobriété énergétique, la performance énergétique et l’utilisation des énergies renouvelables. Les locataires de l’OPAC, qui ont vu leur facture diminuée et ont accès à un vrai confort de vie intérieure, ont vraiment conscience de ce que tout cela apporte. Pour cette transition énergétique, que l’on peut appeler de nos vœux au niveau de notre pays mais aussi du reste du monde, on aura besoin de grandes décisions internationales, on aura besoin encore de quelques décisions nationales, mais on a aussi besoin d’acteurs locaux qui agissent au quotidien. J’appelle tout le monde à rejoindre des démarches comme Citergie et TEPOS parce que les territoires échangent, progressent, expérimentent et c’est comme cela qu’on s’en sortira. Il y a une publicité qui dit : « il n’y a pas de petits gestes quand on est 7 milliards à les faire ». Moi je suis convaincue de cela.

M. Jean-Jacques Hilmoine. Développer des énergies renouvelables sensibilise les personnes qui habitent le territoire. Je regrette de n’avoir pu aller plus loin. Aujourd’hui, les habitants aimeraient bien disposer de leur électricité. C’est pour cette raison que nous avions créé une société où nous maîtrisions la politique d’aménagement du territoire ainsi que la revente d’électricité. Cela a créé un véritable sentiment d’appartenance à un territoire qui a été récompensée par la Ligue des énergies renouvelables.

Le véritable acteur du territoire doit rester l’élu et la meilleure échelle c’est la communauté de communes. Il faut que nos habitants aient un sentiment d’appropriation des énergies renouvelables : il faut les aider à rénover, à traiter les eaux usées. Mais si vous ne donnez que 50 % de subvention à un retraité pour remettre à niveau son assainissement individuel, il n’aura pas les moyens de le faire. Si vous donnez 80 %, en revanche, il le fera. On est dans une politique globale, un projet de territoire où les gens acceptent des machines, du photovoltaïque, du solaire, s’il y a des contreparties et s’ils participent à la politique de leur territoire. C’est cela, la grande politique qu’il faut mettre en place.

M. Vincent Thiébaut, président. Pour moi, le principe de la transition énergétique c’est trois leviers : la mixité de la production, l’usage et le comportemental qui est le levier le plus compliqué. Ma question porte sur ces deux derniers leviers. Avez-vous une idée de ce que représente la consommation énergétique au niveau du territoire ? Quelle est la part des EnR ? Quelle est la part des éoliennes ? Quelles actions avez-vous pu observer ou quels constats avez-vous pu faire au niveau des changements comportementaux et d’habitudes des citoyens ? Est-ce que vous travaillez sur ces sujets ? Vous avez parlé de rénovation thermique : avez-vous été amené aussi à développer une flotte de véhicules ?

M. Jean-Jacques Hilmoine. La collectivité doit être un exemple. Dans nos villages, il y a cinq voitures électriques et nous en avons mis une à disposition des personnes afin qu’ils puissent l’essayer. Nous avions, avec la région, le projet d’implanter des bornes électriques afin que l’exemple des véhicules électriques propres incite d’autres personnes à en acheter. Nous l’avons aussi expérimenté avec les vélos électriques dans le cas du tourisme. Il faut penser la mobilité en milieu rural en utilisant au maximum les énergies renouvelables. En voyant les machines tourner, nos habitants prennent conscience que nous sommes dans un territoire différent.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Pourriez-vous nous donner les rédactions que vous avez faites, afin qu’on puisse les partager et nous en servir comme exemple ?

M. Vincent Thiébaut, président. Par rapport à ma question, avez-vous à Montmélian des éléments complémentaires à apporter ?

Mme Béatrice Santais. C’est toujours difficile à mesurer et il faut trouver les sujets qui touchent les gens dans leur quotidien. Quand on installe du solaire et que cela réduit la consommation et la facture d’énergie à la fin du mois, on touche très fortement les gens. Nous, on s’intéresse maintenant à un nouveau sujet – tout en continuant l’énergie solaire – celui de l’alimentation. Nous sommes en train d’imaginer le projet d’une régie agricole communale. Nous sommes propriétaires de quelques terrains qui pourraient nous permettre d’installer un agriculteur, pourquoi pas en régie, pour fournir notre cuisine publique qui prépare environ 700 repas par jour pour les enfants des écoles et des centres de loisirs, pour les personnes âgées avec le portage à domicile et pour les salariés de la ville. Si nous pouvions – comme cela se fait déjà dans certaines communes – fournir les légumes de ce restaurant, je crois que l’on toucherait la population. Nous avons déjà testé notre idée auprès des parents d’élèves. Nous faisons déjà des efforts pour nous fournir en bio et en local mais si l’on pouvait apporter nos propres légumes, je vous assure que l’on toucherait vraiment les gens car il s’agit de quelque chose d’essentiel et fondamental pour eux. Toutes les politiques de développement durable et de transition écologique passeront par ces sujets qui concernent les gens au quotidien.

La question de la mobilité, dans un secteur rural comme celui de notre communauté de communes, touche aussi beaucoup les gens et a de gros impacts sur l’environnement et sur la qualité de l’air en particulier. Là aussi, nous avons des solutions complexes à trouver pour le milieu rural et nous y travaillons au sein de la communauté.

Mme Stéphanie Daboval. À Fruges, nous constatons que les gens sont plus attentifs au recyclage des ordures ménagères. Ils recyclent plus facilement leurs bouteilles.

M. Vincent Thiébaut, président. Je vous remercie.

Laudition sachève à douze heures quarante.

*

*     *

40.   Audition, ouverte à la presse, de M. Sébastien Schwenen, professeur assistant au Centre sur les marchés de l’énergie de l’Université de Munich (25 juillet 2019)

Laudition débute à neuf heures.

M. Vincent Thiébaut, président. Je vous prie de bien vouloir excuser l’absence du président Julien Aubert et de Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure, retenus par l’examen du projet de loi relatif à l’énergie et au climat.

Pour commencer notre journée d’auditions sur les comparaisons internationales, nous recevons M. Sebastian Schwenen, professeur assistant au Centre sur les marchés de l’énergie de l’université de Munich. Vous êtes spécialiste en économie de l’énergie et de l’environnement et avez coécrit avec votre collègue, Mme Chloé Le Coq – que nous entendrons après vous –, plusieurs articles sur la régulation des prix sur le marché de l’électricité. Cette audition, en anglais, fera l’objet d’une traduction.

Notre commission d’enquête arrive à la fin de son programme d’auditions. Aujourd’hui, nous nous attachons à comparer les choix de transition énergétique de l’Allemagne, de la Suède et du Portugal.

L’Allemagne a choisi un modèle qui fait reposer la charge du soutien aux énergies renouvelables sur le consommateur – sa facture d’électricité a quasiment doublé en dix ans. En tant qu’économiste, quelle appréciation portez-vous sur les choix allemands de transition énergétique, qu’il s’agisse des énergies renouvelables – essentiellement éolien et photovoltaïque – subventionnées, de la sortie de l’énergie nucléaire et du coût induit, des choix fiscaux opérés dans la loi allemande sur les énergies renouvelables (Erneuerbare Energien Gesetz - EEG) ? Selon l’Institut économique de Düsseldorf, le coût total s’élèverait à 520 milliards d’euros jusqu’en 2025.

Quelles seront les incidences de la réforme de la loi EEG intervenue en 2017 sur le développement des énergies renouvelables ? Elle retient notamment le mécanisme de l’appel d’offres pour le soutien aux producteurs d’électricité.

Le fonds spécial énergie-climat (Energie-und-Klimafonds-EKF) créé en 2010 vise à soutenir la transition énergétique et la lutte contre le changement climatique. Pouvez-vous nous préciser son fonctionnement ?

Nous allons vous donner la parole pour un exposé liminaire d’une vingtaine de minutes. Puis, les membres de la commission vous interrogeront.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je suis dans l’obligation de vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(M. Sebastian Schwenen prête serment).

M. Sebastian Schwenen, professeur assistant au Centre sur les marchés de lénergie de lUniversité de Munich. Je suis ravi d’être parmi vous. En guise d’introduction, j’ai préparé quelques diapositives sur la transition énergétique en Allemagne, afin que vous disposiez d’une vue d’ensemble de la situation actuelle.

Ma première diapositive explique notre présence ici : la transition énergétique n’est pas une fin en soi ; le véritable problème, ce sont les émissions de CO2. Or ces dernières ont principalement augmenté à cause de l’homme, comme le souligne le graphique gris, alors que les émissions naturelles – celles des forêts –, en jaune, sont quasi stables.

Pourquoi, en Europe et en Allemagne, a-t-on commencé par décarboner le marché de l’électricité ? Cet histogramme du cabinet McKinsey l’expose clairement. La colonne à l’extrême gauche représente les émissions européennes en 1990 et celle de droite, les objectifs pour 2050 – une baisse de 80 à 85 %. En 2010, le secteur de l’électricité était responsable de la majeure partie des émissions et, vous le voyez, il sera quasiment décarboné en 2050. Nous ne voulons pas toucher à l’industrie pour le moment. Nous nous sommes donc concentrés sur le secteur de l’électricité, financièrement plus abordable à traiter.

Ma troisième diapositive s’intéresse de plus près à l’Allemagne : en 2017, près de 45 % des émissions allemandes étaient issues du secteur de l’électricité. Ensuite venaient les transports – près de 20 % –, puis les foyers – essentiellement le chauffage et un peu la cuisine. En plus d’être le moins onéreux à décarboner, le secteur de l’électricité est donc celui qui pèse le plus.

Comment avons-nous décarboné ? Quels choix s’offraient à nous ? Le premier était le nucléaire, le deuxième, le développement des énergies renouvelables – éolien, solaire –, et le troisième – qui n’en est pas vraiment un – la capture et le stockage des émissions, opérés au niveau des centrales à charbon. Mais cette technologie n’était pas mature quand nous avons entamé notre transition, et ne l’est toujours pas. En outre, après l’accident de Fukushima, nous nous sommes tout naturellement tournés vers l’éolien et le solaire.

La production d’électricité d’origine renouvelable a fortement augmenté depuis 2002, puis avec l’adoption de la loi EEG : éolien terrestre en orange sur le graphique, biomasse en bleu, photovoltaïque en jaune – qui représente 6 à 7 % de la production d’électricité –, éolien offshore développé un peu plus tard. La production d’électricité d’origine renouvelable représente désormais environ 37 %. Bien entendu, cela dépend des conditions météorologiques, notamment de l’ensoleillement.

Comment y sommes-nous parvenus ? Nous avons mis en place des tarifs de rachat – chaque unité produite correspondant à un prix de rachat. Plus récemment, nous sommes passés à un système d’appels d’offres afin de contrôler la quantité. En effet, entre 2010 et 2012, l’État a racheté beaucoup d’électricité solaire, mais le marché seul décidait des volumes. Avec ce système d’appels d’offres, nous reprenons la main. La part des énergies renouvelables doit encore augmenter : nous prévoyons une hausse de 3 gigawatts par an.

Combien coûte cette transition ? Le graphique décompose l’évolution du prix par kilowatt/heure (kW/h) payé par le consommateur allemand entre 2006 et 2016. Le coût de la production est en bleu foncé, les coûts liés au réseau sont en bleu plus clair et sont restés à peu près constants – à 60 centimes d’euro. À l’inverse, la redevance pour énergie renouvelable a beaucoup augmenté et nous a permis de financer notre soutien aux énergies renouvelables. En 2016, elle représentait environ 9 centimes d’euro kW/h. Pour un foyer type consommant environ 4 000 kW/h par an, c’est un surcoût de 360 euros.

Bien entendu, ces chiffres sont des moyennes. Ainsi, les foyers disposant de panneaux photovoltaïques en bénéficient directement. À l’inverse, les locataires ne peuvent pas se permettre d’en installer et paient donc plus. Il ne faut pas oublier cette problématique de la redistribution.

La baisse des émissions de CO2 enregistrée en Allemagne est modeste, mais réelle, comme le souligne la courbe jaune du graphique suivant. Notre sortie du nucléaire a entraîné un transfert de la production d’électricité vers les centrales à charbon, technologie qui engendre beaucoup d’émissions. Les avantages que nous allons tirer de la sortie du nucléaire seront beaucoup plus visibles lorsque nous aurons également achevé notre sortie du charbon.

J’en viens au dernier tableau, préparé par un de mes collègues : à mesure que nous décarbonerons, il conviendra d’électrifier le secteur des transports, le chauffage, etc. En effet, comme vous pouvez le constater, beaucoup de voitures roulent encore aux carburants fossiles. Mais, au fur et à mesure de la transition, il faudra aussi être attentif aux effets de rétroaction (feedback loops) : la demande en électricité augmentant, le marché de l’électricité va prendre de l’ampleur.

Quels sont les débats actuels en Allemagne ? Il y en a quatre principaux : la question de la sortie du charbon ; l’adéquation du réseau et la sécurité d’approvisionnement ; comment tirer le meilleur parti des synergies pour le transport et le chauffage ? Enfin, nous envisageons une taxe carbone dans différents secteurs.

Mme Sophie Auconie. Je vous remercie, monsieur Schwenen, pour votre exposé très intéressant. J’aimerais entendre votre retour d’expérience sur la rentabilité des différents équipements. L’Allemagne a beaucoup d’avance sur nous pour ce qui est du nombre et de la qualité des unités de méthanisation, des panneaux photovoltaïques et des éoliennes terrestres. En France, il existe une polémique sur les bons et les mauvais outils, en matière de rentabilité, pour produire de l’énergie renouvelable. Que pensez-vous de chacun des équipements ?

M. Sebastian Schwenen. Chacun possède des avantages et des inconvénients. En réalité, tout dépend du stade de la transition énergétique auquel vous vous situez. Si vous en êtes au début, comme en Allemagne, peut‑être le système du rachat est‑il le plus approprié. À chaque unité produite, que ce soit en solaire ou en éolien, correspond un prix fixé par mégawattheure. Il y a eu, chez nous, une augmentation assez marquée du solaire. Mais si l’on fixe un prix qui convient au marché, celui‑ci investira beaucoup, et l’État n’aura plus la main sur la situation. L’avantage d’un tel système est de présenter très peu de risques pour les investisseurs, dans la mesure où il leur suffit de dire à leur banque qu’ils vont installer une ferme éolienne ou photovoltaïque pour obtenir de l’argent. Cependant, étant donné que l’État perdait la main, nous avons décidé de passer par le système de l’appel d’offres, dans lequel aucun prix n’est fixé par unité. Si nous voulons, par exemple, 3 gigawatts de solaire, le moins‑disant l’emportera, ce qui permettra également de contrôler la puissance installée. Il n’existe pas de réponse simple et tranchée, puisque tout dépend de la situation du pays et du stade de la transition énergétique auquel il se situe.

M. Vincent Thiébaut, président. Je vous remercie, monsieur Schwenen, pour votre très riche présentation. La structure énergétique allemande est assez différente de la nôtre, dans la mesure où notre électricité est fortement décarbonée. L’institut économique de Düsseldorf estime à 520 milliards d’euros le coût total des investissements à faire jusqu’en 2025 pour assurer les objectifs de la transition énergétique. Lorsque vous avez évoqué, tout à l’heure, la possible création d’une taxe carbone, cela signifiait‑il qu’il y ait besoin de fonds supplémentaires pour pallier l’insuffisance des investissements actuels ?

M. Sebastian Schwenen. La taxe carbone n’a rien à voir avec les investissements qui ont été faits dans le secteur – il y en a d’ailleurs eu beaucoup, qui ont été coûteux, notamment pour subventionner les renouvelables. Cette taxe vise plutôt à sortir du charbon. De fait, tant qu’il représentera une part importante du mix énergétique, les investissements dans les renouvelables resteront moins rentables. Avec une taxe carbone, le charbon sera voué à disparaître plus facilement, pour être éventuellement remplacé par le gaz. Un deuxième débat, qui n’est pas non plus directement lié aux investissements qui ont été faits, concerne le secteur aérien. J’ai cru comprendre qu’une taxe était prévue en France sur le transport aérien.

M. Vincent Thiébaut, président. En France, le coût de l’électricité est beaucoup moins élevé qu’en Allemagne, puisque notre kilowattheure est à 18 centimes, quand le vôtre s’élève à 30 centimes. À la suite des différents mouvements sociaux, nous avons pris conscience de l’importance de la problématique de l’acceptabilité sociale. Disposez‑vous d’une estimation de la limite d’acceptabilité par le consommateur allemand ? Par ailleurs, en Allemagne, il semble y avoir beaucoup moins de chauffage électrique qu’en France, ce qui laisse supposer une conversion et un remplacement de certaines énergies, qui sont beaucoup moins chères, par l’électricité. Ne vous attendez‑vous pas à des mouvements sociaux ?

M. Sebastian Schwenen. Nous parlons en effet de ces questions en Allemagne. Pour ce qui est de la limite d’acceptabilité par les consommateurs, je peux me hasarder à vous répondre que cela dépend de ceux qui sont interrogés. La plupart des agriculteurs allemands ont déjà installé des éoliennes et en profitent. Au contraire, ceux qui participent moins à la transition énergétique auront probablement un seuil d’acceptabilité bien inférieur.

La transition dans le secteur de l’électricité se passe bien. En revanche, s’agissant du chauffage, je pense que ce sera beaucoup plus compliqué. Il faudra beaucoup de conversions, l’Allemagne comptant environ 40 millions de foyers, ce qui coûtera beaucoup d’argent. J’ignore quel sera le seuil d’acceptabilité, d’autant que nous n’avons pas encore entamé cette transition. Nous allons devoir réfléchir à l’éventualité de mouvements sociaux, cela va sans dire.

Néanmoins, cette question de l’acceptabilité, nous l’avons abordée sous certains aspects, notamment avec notre système d’appels d’offres, puisque l’agence qui en est responsable a intégré parmi ses critères celui de la diversité des soumissionnaires. Il n’y a pas que les grosses entreprises qui peuvent faire des offres, des groupements de citoyens le peuvent aussi.

M. Vincent Thiébaut, président. Les objectifs de conversion et de réduction du CO2 sont‑ils couplés à une trajectoire de réduction de la consommation par secteur ?

M. Sebastian Schwenen. Des objectifs en matière d’efficacité énergétique ont été fixés, comme sur le plan de la consommation. Des efforts ont été déployés pour rendre la consommation d’électricité plus souple. Par exemple, pour les industries, il existe des programmes d’incitation, où lors des pics de demande, la production est réduite, afin de favoriser un meilleur usage de l’électricité.

Dans le secteur du bâtiment, la KfW a créé des incitations pour atteindre une meilleure efficacité énergétique, en accordant à des ménages des prêts à des taux très intéressants. Il existe des programmes pour encourager l’efficacité énergétique, mais jusqu’à présent les efforts se sont essentiellement portés sur l’intégration des renouvelables.

M. Vincent Thiébaut, président. L’Allemagne a fait le choix de sortir du charbon, tout en abandonnant le nucléaire. Elle mise sur un fort développement des énergies renouvelables. Comme vous l’avez laissé entendre dans votre intervention liminaire, elle s’expose ainsi beaucoup plus fortement aux problématiques saisonnières ou d’intermittence. Comment l’Allemagne se prépare-t-elle pour atteindre les objectifs fixés dans le domaine électrique ? Qu’a-t-elle prévu pour répondre au problème de l’intermittence ? Le coût des investissements est-il financé par la contribution des consommateurs ou fait-il l’objet d’une planification budgétaire ?

M. Sebastian Schwenen. Le coût des intermittences est porté essentiellement par les opérateurs, le réseau, mais, in fine, c’est bien le consommateur qui paye puisque les coûts de réseau sont répercutés sur les ménages.

Je pense qu’avant tout, il ne faut pas voir l’Allemagne comme une île ; il faut se garder de la considérer isolément. Le marché de l’électricité est aussi européen. Quand le soleil ne brille pas en Allemagne, peut-être fait-il très beau en France, en Pologne ou ailleurs. La clé, ce sont les échanges au niveau européen. Ce n’est donc pas un problème purement allemand ni spécifiquement français. Le marché européen existe et se caractérise par sa liquidité. L’Allemagne adopte des mesures pour augmenter ses capacités de stockage mais je pense qu’au regard de l’intermittence, il faut prendre en compte les marchés allemand et européen.

M. Vincent Thiébaut, président. La France fait le choix de maintenir la part de 50 % de nucléaire dans la production d’électricité. Cela n’offre-t-il pas à l’Allemagne une garantie face au risque d’intermittence, même s’il faudra certainement, à terme, développer le stockage ?

M. Sebastian Schwenen. Effectivement, le nucléaire fait partie du même portefeuille. L’Allemagne prépare également une interconnexion avec la Norvège. Si on arrive à accroître la part du nucléaire, cela pourra contribuer à réduire les intermittences. Toutefois, cela soulève également tous les problèmes techniques que l’on connaît.

M. Vincent Thiébaut, président. Merci beaucoup pour la clarté de vos propos et la qualité de vos réponses. Notre échange fut riche et instructif, et nous a apporté un éclairage complémentaire à celui fourni par l’Office franco-allemand pour la transition énergétique (OFATE), que nous avons auditionné la semaine dernière.

 

Laudition sachève à dix heures.

*

*     *

41.   Audition, ouverte à la presse, de Mme Chloé Le Coq, professeur associé Stockholm School of Economics (25 juillet 2019)

Laudition débute à dix heures vingt.

M. Vincent Thiébaut, président. J’ai l’honneur de présider la commission d’enquête ce matin. Je tiens à excuser notre président, M. Julien Aubert, et notre rapporteure, Mme Marjolaine Meynier-Millefert, qui participent actuellement à la commission mixte paritaire (CMP) sur le projet de loi relatif à l’énergie et au climat. Leurs agendas ne leur permettent malheureusement pas d’être présents.

Nous recevons Mme Chloé Le Coq, professeur associé à la Stockholm School of Economics depuis 2016 et chercheuse associée au Stockholm Institute of Transition Economics (SITE). Vous êtes une spécialiste de l’économie de l’énergie et de l’économie industrielle. Vous avez notamment coécrit avec le professeur Sebastian Schwenen, que nous venons d’entendre, plusieurs articles relatifs à la régulation des prix sur le marché de l’électricité, et vous êtes une des spécialistes du modèle suédois de transition énergétique. Vous avez notamment écrit un rapport intitulé « Blowing in the wind » : vous y avez mis en exergue les forces et les faiblesses du modèle retenu en Suède pour le secteur électrique.

Notre commission d’enquête arrive à la fin de son programme d’auditions. Nous nous attachons aujourd’hui à comparer les choix réalisés par l’Allemagne, la Suède et le Portugal en ce qui concerne la transition énergétique.

La part des énergies renouvelables atteint 55 % de la consommation énergétique totale en Suède, ce qui en fait l’État membre de l’Union européenne (UE) où cette part est la plus élevée. Par ailleurs, les taxes environnementales représentent environ 5 % du PIB, contre 2,44 % en moyenne dans l’UE. Un marché des certificats verts d’énergie renouvelable, qui a été introduit en 2003 pour la production d’électricité puis élargi à la Norvège en 2012, repose sur le principe de la neutralité technologique, selon lequel toutes les énergies renouvelables sont subventionnées au même niveau.

Notre commission souhaite connaître votre appréciation, en tant qu’économiste, sur les choix réalisés en Suède dans le domaine de la transition énergétique. Ce pays a créé dès 1991 une taxe carbone qui est aujourd’hui la plus élevée au monde – son montant est, en effet, de 120 euros par tonne de CO2. Dans quel contexte cette fiscalité a-t-elle vu le jour et comment son acceptabilité sociale a-t-elle évolué ? Quelle est l’efficience du marché des certificats verts ? Quels enseignements peut-on en tirer ? Quelles sont les forces et les faiblesses du marché de l’électricité en Suède ?

Je vais vous donner la parole pour un exposé liminaire d’une vingtaine de minutes, puis les membres de la commission d’enquête vous poseront à leur tour des questions.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(Mme Chloé Le Coq prête serment.)

M. Vincent Thiébaut, président. Je vous demande aussi de bien vouloir m’excuser si je dois m’absenter pendant votre audition : il va y avoir, dans l’hémicycle, un vote qui concerne l’Alsace – comme je suis moi-même alsacien, je ne peux pas le manquer.

Mme Chloé Le Coq, professeur associé à la Stockholm School of Economics. Merci beaucoup de me donner l’occasion de m’exprimer sur le sujet, important, de la transition énergétique, qui constitue vraiment une partie du modèle suédois en général, c’est-à-dire au plan sociétal.

La Scandinavie, au-delà de la Suède, est souvent considérée comme un exemple à suivre en ce qui concerne la taxe carbone et plus globalement les mécanismes d’incitation. Quand on regarde les résultats et qu’on les compare à ceux des autres États européens, on voit que les pays scandinaves, et la Suède en particulier, ont une part significative d’énergies renouvelables.

Autre élément majeur, la consommation d’énergie est très élevée en Scandinavie, à cause du climat, naturellement, mais aussi parce qu’il y a des industries très gourmandes en énergie. Ces pays ont réussi, d’une certaine manière, à concilier un pourcentage élevé d’énergies renouvelables, qui fonctionnent, et l’existence d’importants consommateurs d’électricité.

Comment expliquer cette réussite ? Il faut rappeler que la Suède n’est pas seule : elle fait partie d’un marché intégré, le Nord Pool, qui comprend aussi la Norvège, la Finlande et le Danemark, ainsi que les pays baltes. Ce marché centralisé produit un prix de référence pour toute l’électricité dans l’Europe du Nord, étant entendu que l’on applique ensuite différentes taxes qui dépendent de chacun des pays.

Il faut également souligner que les pays scandinaves utilisent différentes technologies, bien qu’ils fassent partie d’un même marché. La Norvège produit à peu près 95 % d’hydroélectricité, la Suède utilise une combinaison d’hydroélectricité et de nucléaire, et la Finlande a de l’hydroélectricité, du nucléaire et des énergies fossiles. Le Danemark, que l’on cite souvent en exemple à propos de l’éolien – car il représente 43 % de la production électrique –, est très compétitif dans ce domaine au sens où le prix de l’électricité est très faible, mais la situation actuelle n’est possible que parce que la Norvège produit de l’hydroélectricité.

La transition énergétique a aussi, et surtout, eu lieu parce qu’il y a une part d’hydroélectricité vraiment dominante. Tout le monde sait que l’énergie renouvelable est relativement peu coûteuse quand on arrive à assurer sa production. Lorsqu’il n’y a pas de vent – ou de soleil, mais c’est surtout le vent qui est utilisé en Scandinavie –, on ne peut absolument plus produire de l’électricité et il faut alors compter sur l’énergie hydraulique. Le prix de marché varie donc en fonction des capacités dans ce domaine.

La Suède a effectivement instauré une taxe carbone très importante, qui est souvent citée en exemple. Les objectifs actuels sont d’arriver à zéro émission de carbone en 2045 et de supprimer la part du nucléaire. Par ailleurs, les Suédois essaient de faire en sorte qu’il y ait vraiment une limitation des émissions de CO2 dans le secteur des transports. La taxe carbone ne suffit pas.

La Suède veut aussi abandonner le nucléaire, je l’ai dit. Comme il y a un débat sur ce sujet en France, je vais détailler la manière dont les Suédois essaient de résoudre le problème – car il y en a un, évidemment, si on supprime les 40 % de la production que l’énergie nucléaire représente, dans un contexte où les prix sont relativement faibles et où les industries sont très gourmandes en énergie.

Le parti des Verts refuse d’augmenter la part de l’hydroélectricité. Quatre rivières pourraient être utilisées, mais ce parti a mis son veto. La solution consiste donc à développer davantage l’éolien avec les certificats verts, dont le prix a considérablement diminué. Il y a une discussion sur le point de savoir s’il existe suffisamment d’incitations pour promouvoir l’éolien.

Même si l’on remplace totalement le nucléaire par de l’éolien, une question se pose : comment garder une offre d’électricité et une consommation constantes ? Le graphique suivant concerne le mois de janvier, où on atteint un des pics de consommation. On a regardé quelles sont les technologies qui contribuent à subvenir à la consommation d’électricité à cette période. Le nucléaire permet d’assurer une base constante de production, tandis que la part de l’hydraulique varie : elle s’ajuste en fonction de l’éolien, qui représente à peu près 11 % du total.

Toute la part du nucléaire va être transférée vers l’éolien, puisque l’on ne veut pas augmenter l’hydroélectricité, et celle-ci deviendra alors la seule variable d’ajustement. Le prochain graphique est une simple simulation – tout dépend des hypothèses que l’on retient – mais on voit que si l’on garde le même type de consommation qu’aujourd’hui, il y aura des coupures d’électricité.

Comment éviter ces coupures d’électricité ? Quels mécanismes peut-on utiliser ? Cela fait partie des grandes questions qui se posent actuellement dans le cadre du modèle suédois.

J’ai essentiellement évoqué l’offre pour l’instant, mais il faut aussi parler de la demande, car c’est un autre point capital. À l’heure actuelle, la demande n’est pas très flexible dans le modèle suédois et en Scandinavie d’une manière générale. Il n’y a pas de développement des smart consumers, ou en tout cas beaucoup moins qu’ailleurs en Europe, notamment au Royaume-Uni.

Il reste également à savoir si l’on va pouvoir s’intégrer encore davantage en Europe afin d’utiliser des variables d’ajustement, d’autres technologies, quand on ne peut pas produire de l’électricité éolienne en Suède. Sebastian Schwenen vous a présenté le modèle allemand : il fonctionne si les pays voisins produisent de l’électricité lorsque c’est impossible grâce à l’éolien. Si le modèle scandinave se met, lui aussi, à fonctionner si les voisins produisent lorsque la Scandinavie ne peut pas le faire, un vrai problème européen se pose : il concerne l’intégration du marché et le prix lors des pics de demande. Est-on prêt à payer ? L’incitation que cela représente est peut-être une solution. C’est un aspect important : malgré la taxe carbone, il y a un problème de flexibilité de la demande.

Un autre effort essentiel doit être réalisé en Scandinavie : si la moyenne des émissions de CO2 est basse en Suède – elle est proche de celle de la France –, la Norvège et la Finlande doivent changer leurs modes de transport et de chauffage. Il y a des politiques à mener en la matière.

Quand on regarde la répartition par secteurs en Suède, on voit que si beaucoup a été fait en ce qui concerne l’électricité, qui représente 12 % des émissions de CO2 – il y a beaucoup d’incitations –, le transport constitue vraiment un gros point noir. Par ailleurs, il n’est pas question, aujourd’hui, de toucher à l’industrie minière – il n’y a pas de discussion sur une éventuelle augmentation des prix. En revanche, j’ai déjà indiqué tout à l’heure que les Suédois ont pour objectif de s’attaquer aux transports.

Pour résumer, la première question qui se pose en Suède, et en Scandinavie d’une manière générale, est de savoir comment compenser la variation de la production d’électricité éolienne. Quels modes d’incitation faut-il retenir et, surtout, quels types de technologies peut-on utiliser ? Va-t-il y avoir un marché de capacité, avec un financement de technologies de backup qui seraient prêtes à être utilisées quand la production éolienne diminue ? Doit-on créer un marché spécifique pour ce type de technologies ? Par ailleurs, faut-il développer les capacités hydrauliques en Suède ? C’est une question importante si l’on augmente la part de l’éolien : il faut faire face à la variation de la production.

Le deuxième point majeur, non seulement en Scandinavie mais aussi dans toute l’Europe, à mon avis, est celui de la flexibilité de la demande d’énergie. Quels sont les programmes à mettre en place dans ce domaine ? Doit-on favoriser le développement des prosumers, c’est-à-dire des consommateurs d’énergie qui sont également des producteurs ? C’est un sujet tout nouveau : on ne sait pas ce que peut donner, sur un marché, la présence d’acteurs se situant à la fois du côté de la demande et du côté de l’offre.

Enfin, comment rendre le transport plus vert ? Une des réponses, en Suède, consiste à augmenter la taxation – une taxe sur le transport aérien a ainsi été instaurée. Il existe aussi des débats importants sur ce plan.

Vous voyez qu’il y a beaucoup de questions et, pour l’instant, peu de réponses.

(Mme Sophie Auconie remplace M. Vincent Thiébaut au fauteuil de la présidence.)

Mme Sophie Auconie, présidente. Je vous remercie pour ces très intéressants propos introductifs. Vous arrivez à rendre très accessible une thématique qui est assez technique.

Je rappelle que la part des énergies renouvelables dans la consommation énergétique s’élève à 55 % en Suède : c’est l’État membre de l’Union européenne (UE) où cette proportion est la plus élevée. Avez-vous assez de recul pour nous dire où la performance est la meilleure dans ce domaine et où il y a la meilleure rentabilité par rapport aux investissements réalisés ?

Existe-t-il des unités de méthanisation en Scandinavie, et en Suède en particulier ? Si c’est le cas, cela représente-t-il une part importante de la production d’énergie ? Qu’en est-il, plus généralement, de l’utilisation de la biomasse ?

Est-il possible d’établir un classement des infrastructures et des équipements servant à produire de l’énergie renouvelable, ou alternative, selon leur performance et surtout leur rentabilité par rapport aux investissements ?

Mme Chloé Le Coq. L’éolien est clairement très développé, pour plusieurs raisons. Le coût est relativement faible et le rendement est plutôt bon. Ensuite, et surtout, il y a une bonne acceptation de ce type de technologies au niveau des municipalités.

S’agissant de la méthanisation, je n’ai pas de chiffres. Les Suédois ont des programmes visant à développer l’utilisation de la biomasse. C’est une des voies explorées, mais je n’ai pas en tête les coûts précis.

Mme Sophie Auconie, présidente. Il y a un parc d’environ 3 700 éoliennes implantées en mer sur le littoral qui entoure la Scandinavie. Est-ce une source d’énergie renouvelable qui intéresse la Scandinavie, et la Suède en particulier ?

Mme Chloé Le Coq. C’est un développement qui est intéressant. De ce que j’ai lu sur les éoliennes « offshore », je retiens que le modèle coûts/bénéfices n’est pas le même que pour les éoliennes terrestres. L’érosion est beaucoup plus significative, et il faut la prendre en compte. Or je crois comprendre qu’on ne le fait pas toujours lors de l’estimation des investissements.

Un autre sujet dont il est beaucoup question, et pas seulement en Scandinavie, est de savoir ce que l’on fait d’un parc éolien qui est obsolète.

Mme Sophie Auconie, présidente. C’est la question du recyclage.

Mme Chloé Le Coq. Tout à fait. Quand on dispose de grands espaces, comme en Scandinavie, vaut-il mieux investir à côté d’un parc obsolète, en le laissant à l’abandon, ou faut-il obliger à assurer un recyclage ? On en discute, mais ce n’est pas nécessairement pris en compte lorsqu’on calcule le rapport coûts/bénéfices – on observe plutôt une diminution des coûts. Certains exemples, mais ils sont américains plutôt que scandinaves, montrent que l’éolien n’est pas toujours aussi compétitif qu’on le dit quand on prend en compte le coût du recyclage.

Si on prend en considération le fait que les éoliennes ne produisent pas tout le temps de l’énergie et qu’il y a ce que j’ai appelé le coût des technologies de backup, la question devient également plus incertaine. Tous les économistes ne sont pas absolument d’accord sur ce sujet, qui n’est pas complètement clarifié.

Mme Sophie Auconie, présidente. Vous avez parlé tout à l’heure de l’énergie hydraulique, dont nous débattons aussi à l’Assemblée nationale. Vous avez indiqué que c’est finalement une variable d’ajustement pour la production d’énergie renouvelable, ce qui paraît assez évident, en effet. Vous avez également évoqué des recours formés contre cette énergie en Suède ou, en tout cas, une opposition de la part d’un certain nombre de citoyens et d’associations. Quels sont les arguments invoqués et comment pourrait-on surmonter cette opposition, étant entendu que l’hydraulique est la source d’énergie qui semble constituer le meilleur amortisseur face à l’intermittence de la production ?

Mme Chloé Le Coq. Je crois qu’il y a les mêmes débats en France et en Suède. Ils concernent l’impact de l’énergie hydraulique sur l’environnement. En Suède, le parti des Verts a opposé son veto au développement de cette énergie, et les citoyens sont d’accord : ils soutiennent les Verts, qui ont réalisé un bon score aux dernières élections – ils ont connu une progression importante.

Il est également question d’abandonner l’énergie nucléaire d’ici à 2045. Au-delà des deux réacteurs dont les capacités ont été réduites, ou qui ont été fermés, il n’est pas certain que la Suède sorte complètement du nucléaire. Je pense qu’il peut y avoir une sorte de compromis sur la part de nucléaire que l’on peut supprimer si l’on n’augmente pas celle de l’énergie hydraulique. Je crois que les Verts ne vont pas céder sur ce dernier point, comme ils ont été obligés de le faire en ce qui concerne le nucléaire – ils voulaient une sortie complète mais ils ont accepté que ce soit seulement en 2045. Ils vont sans doute essayer, au moins, d’éviter le développement de l’hydroélectricité sur les quatre rivières que j’ai évoquées. C’est mon sentiment, mais le sujet est très politique.

Mme Sophie Auconie, présidente. Quelle est votre appréciation, en tant qu’économiste, sur les choix faits en Suède en matière de transition énergétique ? Une taxe carbone a été instaurée dès 1991 dans ce pays, et elle est aujourd’hui la plus élevée en Europe, et peut-être même dans le monde – son montant est de 120 euros par tonne de CO2. Dans quel contexte cette fiscalité a-t-elle été mise en place et comment son acceptabilité sociale a-t-elle évolué ?

Mme Chloé Le Coq. Cette taxe a tout de suite été très bien acceptée, au nom de la nécessité de faire quelque chose. C’est presque un raisonnement d’économiste : on augmente le prix en espérant que la consommation va diminuer. D’une certaine manière, cela a marché. Il faut savoir, néanmoins, que les industries très consommatrices d’électricité ont été exemptées de taxe carbone : elles ont été protégées. Des changements ont eu lieu, mais c’est plutôt la consommation « domestique » qui a connu une hausse des prix.

Comme d’habitude, on a le choix entre augmenter le prix pour essayer de réduire la consommation et chercher à changer la nature de celle-ci. Il y a peut-être une prise de conscience en Suède du fait que le prix est assez élevé et que l’on ne peut pas l’augmenter. Par conséquent, on va plutôt essayer de changer les comportements au moyen de subventions. Il y a notamment une volonté d’assurer l’électrification de tous les secteurs, notamment le chauffage – c’est fait – mais aussi les transports, qui constituent la prochaine étape. J’ai fait quelques calculs à propos d’autres pays – et je pense que Sebastian Schwenen vous a déjà parlé de ce sujet : lorsque l’économie s’électrifie, on voit que la demande augmente. Comment gérer cette situation ? C’est aussi une question.

La taxe carbone a peut-être atteint ses limites chez les Suédois. Ils sont prêts à partager avec toute l’Europe leur expérience dans ce domaine, mais c’est plutôt à la question des subventions qu’ils s’intéressent désormais afin d’essayer de changer les comportements en proposant d’autres choix.

Mme Sophie Auconie, présidente. Des mesures ont-elles été prises pour que les municipalités adoptent un comportement vertueux en ce qui concerne l’usage de l’énergie électrique – notamment pour l’éclairage des centres-villes et des centres-bourgs ? Existe-t-il aussi des incitations à l’égard des ménages, dans le cadre de programmes de réduction de la consommation d’énergie ? Il y a en France des tarifs qui permettent de payer moins cher lorsqu’on fait fonctionner ses appareils électriques à certaines heures. Il est technologiquement possible de retarder le lancement d’une machine à laver ou d’un lave-vaisselle. A-t-on également instauré en Suède des incitations visant à changer les comportements, au-delà des subventions portant sur les prix ?

Mme Chloé Le Coq. Comme dans tous les pays, il y a des incitations en Suède – je ne pense pas que ce soit très spécifique. Par ailleurs, le prix de l’électricité est relativement faible et il y a une taxe importante. Beaucoup de gens m’ont dit qu’ils ont essayé d’ajuster leur consommation, grâce aux petites applications qui permettent de faire des calculs, et qu’ils ont été surpris : on peut gagner un peu en optimisant sa consommation, mais le gain n’est pas considérable. Les économistes disent toujours que si le gain n’est pas très important et qu’il faut rechercher l’information, il n’y a guère d’incitation à agir. Optimiser son comportement énergétique prend du temps. L’enjeu est d’arriver à le faire automatiquement grâce aux smart meters, ou compteurs intelligents – c’est peut-être plus important. Il va y avoir une automatisation en Suède, comme dans tous les autres pays, et cela fonctionnera dans ce cadre. On a besoin de seulement 10 % de consommation en moins à certains moments pour arriver à un certain équilibre entre l’offre et la demande : cela ne représente pas un changement complet. À ma connaissance, mais je me trompe peut-être, il n’y a pas de programme spécifique en Suède dans ce domaine.

Mme Sophie Auconie, présidente. Si j’ai bien compris ce que vous avez indiqué précédemment, le transport est une des clefs de la transition énergétique. En tout cas, c’est un des points noirs à l’heure actuelle. L’Allemagne a lancé une expérimentation, apparemment très positive, qui concerne le train à hydrogène. Avez-vous eu l’occasion d’examiner cette question, en tant qu’économiste ? Pensez-vous que l’on peut aller dans le même sens en Scandinavie, et en Suède en particulier ?

Mme Chloé Le Coq. Je n’ai pas eu l’occasion de travailler sur ce projet. En revanche, je sais qu’il y a une volonté très forte de développer le tout-électrique en Norvège mais aussi en Suède.

Mme Sophie Auconie, présidente. Je n’ai pas d’autres questions. Nous avons une fin de session très dense en actualité, ce qui explique le faible nombre de membres de la commission présents ce matin. Cette réunion a néanmoins été diffusée sur notre réseau de télévision, ce qui a permis à d’autres collègues de la suivre, et un compte rendu sera réalisé. Merci beaucoup pour la clarté et la qualité de votre intervention.

Laudition sachève à dix heures cinquante.

*

*     *

42.   Audition, ouverte à la presse, de M. Jorge Vasconcelos, docteur en ingénierie électrique, président de NEWES (New Energy Solutions), membre du conseil d’administration de l’Agence de coopération des régulateurs de l’énergie (ACER) (25 juillet 2019)

Laudition débute à quatorze heures dix.

M. le président Julien Aubert. Nous recevons M. Jorge Vasconcelos, docteur en ingénierie électrique, président de New Energy Solution (NEWES), membre du conseil d’administration de l’Agence de coopération des régulateurs de l’énergie (ACER).

Spécialiste des réseaux, notamment au niveau européen, il est également un expert des politiques publiques relatives à la transition énergétique qui ont été menées tant en Espagne qu’au Portugal.

Notre commission qui, ce matin, a auditionné des experts de l’Allemagne et de la Suède s’attache aujourd’hui à comparer les choix de transition énergétique des différents pays européens. C’est la raison pour laquelle, monsieur Vasconcelos, nous souhaiterions connaître votre appréciation des choix effectués au Portugal et en Espagne. Quelle est la part de l’électricité dans la consommation énergétique totale ? Quelle est la part respective de l’hydraulique, de l’éolien et du solaire ? Dans quelle mesure ces choix d’énergies renouvelables (EnR) sont-ils compatibles avec une intensification des usages électriques ? Comment sont compensés les effets des intermittences ? Par hasard, nos voisins ne compteraient-ils pas sur nous pour compenser cette intermittence par notre hydraulique ou notre nucléaire ? Quelles sont les modalités de soutien public aux énergies renouvelables ?

Enfin, en tant qu’expert des réseaux électriques, pouvez-vous nous dire si l’interconnexion des réseaux en Europe et ses conséquences sur la fixation du prix de marché permettent, à elles seules, de pallier les effets de l’intermittence des EnR dont le développement est le plus encouragé dans les différents pays ?

Faut-il se limiter à l’interconnexion des réseaux ou faut-il un gestionnaire pour organiser un dispatching européen ?

L’intermittence peut se traduire par des pics très élevés ou par l’absence de production non corrélés avec les hauts et les bas de consommation. Si la réponse est positive, jusqu’à quelle proportion d’EnR dans la puissance électrique installée reste-t-elle vraie ? Croyez-vous au foisonnement ?

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure. »

(M. Jorge Vasconcelos prête serment.)

M. Jorge Vasconcelos. Merci de cette invitation qui m’a un peu surpris ; il n’en reste pas moins que je suis très honoré d’être ici et d’avoir cet échange de vues avec vous. Je le ferai très librement : je n’ai pas préparé de présentation technocratique, je vais plutôt tenter de vous décrire le contexte européen. Il faut en effet connaître l’évolution récente de l’organisation du secteur énergétique en Europe, en particulier du secteur électrique. Pour ce faire, il convient de remonter trente ans en arrière, en 1989.

À cette époque, une nouvelle Commission européenne fut constituée. À son arrivée, le nouveau commissaire européen à l’énergie a trouvé sur son bureau une communication des autorités françaises l’incitant à favoriser l’ouverture des réseaux d’électricité au transit d’électricité en Europe. Il faut se souvenir que c’était l’époque des monopoles nationaux.

Avec ses excédents d’énergie nucléaire, la France cherchait à passer des contrats à l’extérieur, notamment avec le Portugal. À la fin des années 1988, des négociations ont échoué parce que l’Espagne, en l’absence d’un cadre législatif clair, avait demandé des frais de transit trop élevés, ce qui avait rendu ces exportations-importations impossibles.

La préoccupation française a été à la genèse de la libéralisation du secteur en Europe. Elle a ensuite essayé de limiter l’ouverture car elle était intéressée à une possibilité de transit entre les grandes compagnies. Nous ne sommes pas parvenus à une libéralisation complète, à une ouverture totale du secteur énergétique en Europe. Ainsi que cela arrive souvent, on engage un processus de transformation sociale et économique, et puis il s’avère que l’on n’est pas en mesure de contrôler tout ce qui se passe. C’est assez criant si l’on se réfère à 1989. Qui a étudié la révolution connaît bien cette dynamique ! Il est très important de le préciser pour la suite.

Le processus de libéralisation a débuté par une approche assez simpliste qui consistait à imaginer que l’abolition des monopoles juridiques et l’application systématique du droit de la concurrence européenne seraient suffisantes pour parvenir à un marché relativement libéralisé, ouvert, européen et intégré, formé non de douze marchés nationaux, mais d’un vrai marché européen de l’électricité et du gaz naturel.

La négociation politique fut assez difficile ; elle a abouti à un compromis en 1996, avec la première directive sur l’électricité, et en 1998, avec la première directive sur le gaz.

Ce compromis donnait satisfaction à la demande française d’un transit par les réseaux tiers mais elle imposait aussi un minimum d’ouverture, c’est-à-dire le droit de choix pour les consommateurs finaux.

C’était un compromis acceptable par tous les pays. Il comprenait le droit d’échange de l’énergie, notamment transfrontalier, mais l’absence de détails techniques a été un frein et cela ne fonctionnait pas en pratique.

En 2000, les chefs d’État et de gouvernement ont décidé d’accélérer le processus de libéralisation en Europe pour donner un peu plus de vitesse à l’économie européenne. C’est dans ce contexte que la libéralisation totale du secteur énergétique a été décidée parallèlement à la libéralisation des télécoms, des transports, etc.

C’est dans ce contexte politique que l’on a progressé dans la préparation d’une deuxième directive sur l’électricité qui a vu le jour en 2003. Cette directive établissait les bases du modèle européen de l’énergie, encore à l’œuvre aujourd’hui. Ce modèle revêt trois caractéristiques fondamentales.

Premièrement, depuis 2007, un droit de choix pour tous les consommateurs d’électricité et de gaz naturel en Europe, pas uniquement pour les gros consommateurs industriels, et la liberté d’investissement.

Deuxièmement, l’accès réglementé aux infrastructures, donc au réseau de transports, au réseau de distribution d’électricité et de gaz, aux terminaux de gaz liquéfié et, dans certains pays, au stockage de gaz. L’accès réglementé devait s’accompagner de tarifs publiés et connus ex ante. Au début, des pays ne souhaitaient pas ce type de transparence et plaidaient pour un accès négocié au réseau. Avec la directive 2003, le principe d’accès réglementé a été établi.

Troisièmement, l’introduction de la régulation indépendante, qui n’était pas prévue dans la première directive de 2006. Certes, des pays l’avaient introduite, mais sans aucune obligation au niveau européen, l’Allemagne ayant été le dernier pays, en 2004-2005, à introduire la régulation indépendante dans le domaine de l’énergie.

Après les premiers pas réalisés en 1996, le modèle européen était bien établi en 2003 mais cet ensemble législatif de 2003 restait insuffisamment détaillé et il était difficile de faire progresser la construction d’un vrai marché intégré européen sans ce type de détails techniques.

Entre-temps, en 2003, les États-Unis et l’Europe ont eu à connaître des blackouts, qui ont joué le rôle d’alarme auprès du législateur qui s’est interrogé sur la robustesse du modèle. En 2006, nous avons connu la première crise du gaz suite aux interruptions en plein hiver de l’approvisionnement de l’Ukraine par les Russes.

Parce que la libéralisation et la construction d’un marché intégré européen ne progressaient pas assez rapidement et que des blackouts et des crises gazières mettaient en cause la sécurité d’approvisionnement, la Commission a voulu lancer un nouveau paquet législatif en 2007.

M. Barroso, alors commissaire chargé de l’énergie et président de la Commission, a considéré que le défaut de fonctionnement initial résidait dans le manque d’indépendance des gestionnaires de réseaux et que la nécessité s’imposait d’aller plus loin dans la séparation des activités, non pas uniquement fonctionnelle, mais également de propriété des actifs des réseaux de transport, d’électricité et de gaz.

La proposition législative de la Commission prévoyait la séparation de propriété mais, finalement, elle n’a pas été retenue. En 2009, le nouveau paquet législatif était beaucoup plus détaillé que celui de 2003 mais il a raté l’obligation de séparation de propriété et a pâti de dispositifs assez bureaucratiques qui ont freiné la construction de cette indépendance et l’avancement de la construction du marché intérieur.

Le législateur européen a alors compris qu’il était quasiment impossible de faire fonctionner un marché d’une telle complexité sans le détailler davantage. Pour ne pas surcharger le dispositif législatif des directives, déjà lourd techniquement, a été prévue la création de codes de réseaux, les network codes, pour l’électricité et pour le gaz naturel. Ils devaient être développés par des groupes de gestionnaires de réseaux européens, sur avis de l’Association des régulateurs européens de l’énergie, et fondés sur un processus d’approbation que l’on appelle « la comitologie », l’un des processus les plus obscurs et les plus difficiles à expliquer, en tout cas, une procédure peu transparente.

Tout cela a conduit à la création, à Bruxelles, de nouvelles bureaucraties de gestionnaires de réseaux d’électricité, de gaz et de régulateurs. Leurs bureaux comptent aujourd’hui des dizaines et des dizaines d’experts qui travaillent en permanence sur ces codes. Cette nouvelle configuration a très largement modifié l’équilibre : alors que les grandes entreprises nationales détenaient auparavant le savoir technique, aujourd’hui, de par la complexité introduite par ces codes, les organisations à Bruxelles détiennent la clé du savoir. La position des entreprises s’est affaiblie, qui détiennent seulement un peu du savoir en raison du processus devenu plus complexe et de la réduction des coûts et des personnels. L’équilibre des pouvoirs entre le niveau européen et le niveau national des entreprises a donc évolué.

Nous sommes ainsi rendus à cette situation aujourd’hui. La complexité technique est considérable et la clarté de l’application des principes du modèle européen n’est pas toujours à la hauteur de la complexité technique. Selon moi, le système manque de simplicité quant aux principes et à l’orientation qui préside à l’application de ces mêmes principes. Nous avons créé des structures assez complexes qui, parfois, prennent des décisions qui ne sont pas prévues dans la législation mais qui sont nécessaires pour faire fonctionner le système. On peut discuter pour savoir si c’est acceptable ou non.

Dans ce contexte général européen, que pouvons-nous dire de l’Espagne et du Portugal ?

Ces pays ont été parmi les premiers à adopter la libéralisation. En 1992, le Portugal a construit la première centrale éolienne en Europe continentale, deux ans après le Royaume-Uni. En 1994, l’Espagne a décidé de changer le cadre législatif du système électrique, le Portugal en 1994-1995. Avec le Royaume-Uni, ces pays ont été à l’avant-garde de la libéralisation en Europe.

Entre-temps, dès le début du xxie siècle, des préoccupations politiques ont porté sur le développement durable. La première directive sur les renouvelables est intervenue en 2001, suivie en 2005 par des principes sur le compromis européen portant sur l’efficacité énergétique, les énergies renouvelables, etc. C’est ainsi qu’en 2007, les chefs d’État et de gouvernement ont décidé une approche intégrée « énergie et climat » en Europe. On a alors abandonné une politique autonome d’énergie pour une politique intégrée d’énergie et climat.

En 2014, la Commission Juncker a essayé de rapprocher le volet relatif aux marchés intérieurs et le volet relatif au développement durable et à la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Ces deux volets avaient connu antérieurement des développements séparés et autonomes. Suite aux propositions législatives présentées en 2016, la Commission Junker a essayé de les rendre un peu plus cohérents. Le nouveau paquet législatif, qui a été approuvé cette année, a essayé de résoudre ces difficultés. Nous verrons jusqu’à quel point il y parviendra.

Le Portugal et l’Espagne, qui ont été pionniers en matière de libéralisation, l’ont aussi été, d’une certaine façon en matière de pénétration des énergies renouvelables sur le plan électrique. Si le Danemark et l’Allemagne ont été les premiers à développer le solaire et l’éolien, l’Espagne et le Portugal ont été les premiers à atteindre un niveau de pénétration assez important et à résoudre sur le plan technique la gestion des systèmes, notamment le problème de l’intermittence. Cette expérience a été positive, si ce n’est que l’on a assisté à un excès de volontarisme. En 2004-2005, le Portugal a bâti ce qui fut pendant quelques mois la plus grande centrale solaire au monde, mais les coûts de production étaient énormes. En 2007-2008, elle a produit des milliers de MW solaires, à des coûts très élevés. Or, l’Espagne avait déjà introduit en 2001 un mécanisme visant à limiter les tarifs pour des raisons politiques car le gouvernement souhaitait contrôler l’inflation. En 2007, on avait compris que le poids des subventions aux énergies renouvelables, notamment au solaire, allait faire grimper le prix de l’électricité. Le développement du solaire et des énergies renouvelables en général a donc été arrêté.

Ce matin, a eu lieu au Portugal la première vente aux enchères du solaire pour des projets de taille moyenne, dont je viens de recevoir les résultats. Le prix est de 36 euros/MWh pour des projets de dizaines de MW. C’est la fin des grands projets européens, et le Portugal donne cet exemple. Nous verrons demain quels seront les résultats des autres mises aux enchères. D’un point de vue technique, le système résiste et se développe dans de bonnes conditions ; du point de vue économique, cela n’a pas été très bien géré. Nous verrons comment cela évoluera à l’avenir.

Quels sont les problèmes qui se posent aujourd’hui dans le cadre d’une réflexion sur les transitions énergétiques ? Je les énoncerai sans les traiter. J’emploie le pluriel, parce qu’il n’existe pas une seule transition énergétique au monde ni même en Europe ; en effet, plusieurs voies sont possibles.

Premièrement, ce modèle européen de marché qui est un modèle dit marginaliste est incompatible avec nos objectifs de développement durable. Les marchés existants en Europe ne sont plus opérationnels mais dysfonctionnels. Dès lors, que pouvons-nous faire ? J’évoquerai plus avant les différentes écoles de pensée, si vous le souhaitez. Les marchés créés pour permettre une libéralisation efficace ne sont pas à la hauteur du défi que nous devons relever aujourd’hui et qui est celui d’une plus grande pénétration des renouvelables.

Deuxièmement, transition énergétique signifie mettre ensemble les ressources énergétiques, l’électricité ou le gaz naturel, mais aussi étudier en commun les questions adjacentes : le bâtiment, la mobilité, tout ce qui fait la consommation d’énergie. Il nous faut étudier l’urbain, les villes qui consomment 80 % des énergies et donc les émissions. L’échelle locale est très différente des échelles nationale et européenne, elle pose des problèmes sur le plan technique, mais aussi de modèle économique, de régulation et de gouvernance qui, pour l’heure, restent irrésolus. Il convient, par conséquent, de trouver une interface entre cette nouvelle réalité locale et le marché national et européen.

Troisièmement, la nécessité s’impose de réformer les marchés et de mener des politiques publiques plus cohérentes aux niveaux local, national et européen et multisecteurs.

Il nous faut aussi réinventer la régulation. Celle qui a été instaurée avait pour objectif la protection des consommateurs, notamment par le biais de la concurrence ; aujourd’hui, il est nécessaire de repenser et de réinventer la régulation.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Merci beaucoup de cet historique qui permet de replacer les événements dans leur contexte.

L’Espagne et le Portugal sont en bout de réseau et n’occupent pas la position centrale d’autres pays européens, ce qui pourrait amener à un soutien du réseau européen plus limité, en tout cas, c’est ce que l’on nous a laissé entendre. La question liée aux EnR est celle d’une forme d’intermittence, le manque de foisonnement serait susceptible de mettre en difficulté ces pays situés en bout de réseau qui ne pourraient pas compter entièrement sur leurs voisins pour venir compléter leur consommation. Ce sujet est-il pris en compte spécifiquement par le Portugal et l’Espagne ? Est-il considéré comme un risque ou un frein au développement des EnR intermittentes par le Portugal et l’Espagne qui sont peut-être en position plus fragile que la France ou l’Allemagne dont la position est plus centrale ?

Avec le développement des EnR, n’assiste-on pas à l’émergence d’une forme de contre-culture ? La culture actuelle de centralisation des réseaux et du pilotage de l’énergie n’est pas celle qui prévalait au développement des EnR, à l’origine plus régionalisées. Avec le nucléaire, on a centralisé pour rationaliser et rendre le système plus efficace et plus pertinent. À l’inverse, les EnR n’obligent-elles pas à une décentralisation, contre laquelle le système lutterait dans la mesure où c’est contre intuitif par rapport à la ligne qui a été défendue jusqu’à présent ? On a cherché à centraliser pour mieux maîtriser la production alors que les EnR invitent à une logique très locale. N’assisterions-nous pas à une résistance du réseau à la décentralisation ?

Les EnR permettent-elles une appropriation plus grande par les citoyens des questions énergétiques ? De par ce système, les citoyens entrent dans une relation immédiate, contrairement à une relation médiate qui passe par un réseau centralisé, donc par un médiateur et un régulateur qui ont tendance à centraliser les questions, empêchant finalement les utilisateurs de s’approprier la question de l’énergie, les fluctuations des prix, lissées par un prix stable, voire la manière dont l’énergie est produite qui devient invisible dès lors que l’on se place « de l’autre côté de la prise ». Les EnR participent-elles à l’appropriation par les citoyens de la question de l’énergie et cette appropriation peut-elle amener à une prise de conscience d’usage ou de consommation plus raisonnables ?

M. Jorge Vasconcelos. Votre première question porte sur les réseaux. Très souvent, la technique et la physique ont été utilisées pour freiner la libéralisation du secteur énergétique. Au début des années 1990, les représentants de l’industrie électrique et du gaz expliquaient à tout le monde, notamment aux décideurs politiques nationaux et européens, que le commerce transfrontalier de l’énergie n’était pas possible pour des questions techniques, ce qui était faux, on le sait aujourd’hui. Ces gestionnaires de réseau, ces anciens monopoles ont un peu abusé d’arguments tirés de la science et de la technique pour défendre des positions économiques.

Je suis ingénieur de formation et je connais les lois de la physique, je sais distinguer un problème réel d’une excuse utilisée pour éviter d’emprunter certaines voies. Par exemple, je sais très bien que ce sujet qui est très à la mode aujourd’hui partout dans le monde, à savoir l’application de la blockchain de l’énergie, censée révolutionner notre secteur électrique, ne fonctionnera pas dans le secteur de l’énergie parce qu’il est, par définition incompatible ; en revanche, d’autres systèmes peuvent parfaitement fonctionner. La libéralisation de nos réseaux, la pénétration des énergies renouvelables et la gestion de la demande sont possibles.

Un réseau émaillé, à l’instar de celui de l’Europe occidentale, pose-t-il des problèmes particuliers ? Oui. La différence entre le centre et la périphérie joue-t-elle un rôle très important dans le contexte de la gouvernance d’un marché intégré ? Non, ce n’est d’ailleurs pas le vrai problème. Nous savons bien qu’entre la péninsule ibérique et la France, les interconnexions d’électricité et de gaz sont très faibles au regard de ce que nous observons ailleurs. Mais cela pose un problème de justice et de répartition des bénéfices du marché européen et, à la limite, d’équité du projet européen entre les citoyens. Pour autant, cela ne pose pas un problème technique spécifique. Il faut comprendre que, dans un système interconnecté, tout ce qui se passe dans le réseau affecte l’ensemble du réseau instantanément.

J’ai évoqué précédemment les blackouts de 2003. Dans la nuit du dimanche 28 septembre, la Suisse a connu un problème qui a touché l’Italie, alors même que la consommation était peu élevée. Le blackout a duré plusieurs heures en Italie qui est restée sans électricité.

À l’époque j’étais le régulateur portugais et le président du Conseil des régulateurs européens. Le lendemain, j’ai reçu des coups de fil de propriétaires portugais de centrales éoliennes au Portugal. Ils m’ont interrogé sur les coupures. Ils étaient en train de produire quand soudain, sans explication aucune, les gestionnaires de réseau ont coupé. La perturbation en Suisse et en Italie a provoqué une fluctuation de la fréquence dans le réseau européen qui est intervenue instantanément partout. À l’époque, les générateurs éoliens étaient très sensibles aux variations de fréquence et ils ont été automatiquement séparés du réseau. Depuis, nous avons traité cette question et amélioré la réponse des machines.

Autre exemple, en 2006, un problème de communication est survenu entre deux gestionnaires de réseaux allemands d’électricité, sur les quatre que compte l’Allemagne. Un pont, qui conduit un câble électrique, a été ouvert pour permettre à un bateau de sortir et a séparé les deux réseaux présents de chaque côté de ce pont. Plus de 12 millions d’Européens ont été privés d’électricité, de l’Autriche au Portugal. Cela démontre que si un problème intervient dans un réseau interconnecté, il se répercute sur l’ensemble du réseau en raison de cette solidarité imposée par les lois de la physique. Cela suppose d’avoir une gestion technique très efficace de ce réseau interconnecté. Les risques sont considérables, à la mesure du réseau.

Je vais être direct et très franc : jusqu’à aujourd’hui, on n’a jamais voulu tenir compte de cette nécessité technique nécessaire à un bon fonctionnement d’un marché intégré. On n’a jamais voulu accepter l’idée qu’un réseau physique, un réseau électrique interconnecté, exclut les frontières politiques. Les lois de la physique ne respectent pas les frontières. Bien sûr, on peut essayer de forcer les flux énergétiques à suivre les frontières politiques – et y parvenir jusqu’à un certain point. On peut réussir en termes d’économie et de fiabilité du système, de sécurité d’approvisionnement et des normes. Vous le savez bien, puisque la France a risqué à plusieurs reprises un blackout, cette année et les deux années précédentes, en l’absence de la gouvernance nécessaire à la bonne gestion du réseau européen. Une telle situation implique une centralisation de la gestion. Cela ne signifie pas qu’une personne décide de ce que chacun doit faire au Portugal, en Espagne, en France, en Croatie ou ailleurs. Nous avons besoin d’un ordinateur – situé n’importe où, même en Nouvelle-Zélande – qui, en temps réel, gère l’ensemble des informations du réseau physiquement interconnecté. Ces informations analysées permettraient d’établir le degré de sécurité de notre réseau et de connaître les limites de nos infrastructures à ne pas dépasser. Je pense notamment aux lignes, nécessaires aux transactions commerciales et à un régime de marché.

Vous me dites qu’après avoir travaillé sur ce projet, nous sommes en train de faire marche arrière. Nous aurions dû suivre cette voie mais nous ne l’avons pas fait. Le système actuel n’est pas une réponse solide et nécessaire au souhait d’intégration efficace des marchés dans un réseau physiquement interconnecté. La gouvernance des marchés intérieurs n’a jamais été bien traitée. Je me souviens de M. Merlin, premier président de l’Association européenne des gestionnaires de réseaux électriques, qui expliquait la nécessité d’avoir une gestion intégrée des systèmes européens pour éviter tout risque. Malheureusement, ses appels n’ont pas été entendus.

La volonté des gestionnaires de réseaux et du niveau politique fait nettement défaut ; ils refusent de reconnaître que l’application du principe de subsidiarité, dans ce cas concret, nécessite de traiter cette question au niveau européen, le seul où elle peut l’être efficacement. Ce n’est pas une question qui relève d’options politiques ou idéologiques, elle découle de la volonté d’avoir un marché intégré, qui nécessite une infrastructure physique interconnectée. Si on veut maintenir un réseau physiquement interconnecté, il faut accepter l’idée d’une centralisation efficace de la gestion du système, ce que l’on n’a pas bâti, parce qu’on ne l’a pas voulu car elle entraîne des coûts. Mais l’absence d’un tel système a conduit à des situations aberrantes à certaines frontières.

On ne peut arguer d’une production aujourd’hui très décentralisée pour promouvoir la centralisation économique et affirmer, comme certains, qu’il faut parvenir avant tout à une centralisation efficace et complète et à un marché européen parfait, selon l’ancien modèle, avant de s’engager dans une nouvelle étape de la décentralisation de la production. Ce n’est pas possible ; en raison des prix actuels des énergies nouvelles, le processus de décentralisation est inévitable, ne serait-ce que d’un point de vue économique.

Les gestionnaires de réseaux et la majorité des régulateurs européens essaient de résister à cette décentralisation et à cette digitalisation du secteur électrique. Ils ne peuvent présenter des arguments raisonnables, ni techniques ni économiques. La décentralisation et la digitalisation vont donc se produire, elles sont d’ailleurs déjà à l’œuvre, ajoutant au degré de complexité d’un processus qui n’a pas été traité de façon claire. On a voulu bâtir le système du marché intégré européen sans traiter les questions très simples et premières de la coordination, du partage des coûts et des bénéfices, et enfin de la solidarité.

Et maintenant, que faire ? Il existe deux écoles de pensée. D’une part, il y a ceux qui souhaitent aboutir à un processus de centralisation sur la base de mécanismes qui évitent l’émergence d’une entité européenne pour coordonner les réseaux physiques et d’un régulateur européen fédéral comme il existe aux États-Unis, en un mot tout ce qui relève de la dimension européenne. C’est possible, cela fut fait avec des coûts énormes. On peut continuer ainsi. Mais cela suppose d’arrêter le développement local et le processus de décentralisation. C’est l’idée qui anime la majorité des grandes entreprises et des régulateurs. Cette approche caractérise fortement le produit final formé par le quatrième paquet de la Commission européenne « Énergie propre pour tous les Européens », présenté en 2016 et approuvé cette année.

La seconde approche est portée par les nouvelles entreprises qui essayent de créer des modèles alternatifs. Parfois, il ne s’agit même pas d’entreprises mais de coopératives, d’organisations qui ont une vision différente de considérer nos ressources énergétiques et de les gérer, surtout au niveau local, mais aussi national et européen.

Je suis d’accord avec vous : cette nouvelle voie rapproche les citoyens-consommateurs et les petits producteurs des questions énergétiques. Le lien entre production de politiques publiques et production d’énergie se resserre et devient plus sain, conduisant à une gestion plus efficace, plus sobre et plus intelligente des ressources énergétiques. Pour l’heure, il faut être conscient que cette école de pensée minoritaire se heurte à de multiples obstacles législatifs et réglementaires partout en Europe qui ne facilitent pas le développement d’une telle approche. Les résistances sont considérables.

J’illustrerai mon propos d’un exemple récent au Portugal. Le gouvernement a annoncé son intention de permettre le développement de nouvelles communautés d’énergies renouvelables et de faciliter le schéma d’autoproductions renouvelables pour les entreprises, les citoyens, les coopératives, les associations, les municipalités, mais aussi pour les consommateurs industriels. Il leur permet d’utiliser les réseaux et les infrastructures d’une façon nouvelle, pas seulement selon les règles de notre marché marginaliste. L’intention a été annoncée, des projets de textes législatifs assez avancés dans cette direction ont été présentés. Finalement, certaines forces qui veulent conserver le statu quo ont vaincu. Je n’ai pas encore pris connaissance du texte qui a été approuvé par le conseil des ministres portugais, mais je sais qu’il ne va pas très loin. C’est une nouvelle occasion ratée de faire avancer cette démarche plus démocratique, plus décentralisée de la gestion des ressources énergétiques. Le Portugal n’est malheureusement pas le seul mauvais exemple.

M. le président Julien Aubert. Vous nous avez dit que les gestionnaires de réseau ont menti par le passé, lorsqu’il fallait libéraliser, sur l’impossibilité de faire commerce de l’énergie ; aujourd’hui, ces mêmes gestionnaires de réseau nous disent qu’ils savent gérer l’intégration des énergies intermittentes. Si donc ils ont menti il y a vingt ans sur leur capacité ou leur incapacité à commercer, faut-il les croire sur parole aujourd’hui quand ils nous disent qu’ils arriveront à gérer, quel que soit le taux d’intégration des EnR ?

M. Jorge Vasconcelos. Nous le savons, le commerce transfrontalier est possible. Il existe depuis le début du XXIe siècle. Les gestionnaires affirmaient que l’utilisation par des usagers individuels des interconnexions ne mettait pas en péril la gestion du système intégré, ce n’était pas vrai. La première directive de 1996 prévoyait ce droit de commerce transfrontalier aux gros consommateurs mais n’affichait aucune indication sur les règles d’application de ce principe, la décision était laissée à l’appréciation de chaque État membre. Et donc cela ne marchait pas en pratique. La Commission l’a reconnu très tôt, en 1998. Elle a convoqué en forum les régulateurs de l’époque, assez peu nombreux, les ministères des pays où il n’y avait pas de régulateur – la France, par exemple, n’avait pas encore de régulateur – et les représentants de l’industrie pour résoudre ce problème d’une façon volontaire, sans avoir à produire une nouvelle directive ou un règlement.

Ce processus, connu sous le nom de Forum de Florence, a abouti. C’est ainsi qu’au début de l’année 2000, nous nous étions tous accordés sur un schéma qui permettait le fonctionnement des interconnexions.

Pour ce qui concerne la capacité des gestionnaires de réseaux à gérer les intermittences, on doit y croire, oui, mais cela ne correspondait pas du tout à leur première réaction. Aujourd’hui, ils nous disent que c’est possible, mais, il y a dix ans, ils affirmaient que c’était quasiment impossible. Lorsque j’ai pris mes fonctions de régulateur de l’énergie en 1996, les gestionnaires de réseau au Portugal affirmaient que le maximum de capacités renouvelables qu’ils pouvaient raccorder au réseau était de 300 MW.

Je leur ai demandé de me présenter des études. Ils m’ont dit ne pas en avoir mais « qu’ils savaient ». J’ai alors commandé une étude à un institut de recherche. Au fur et à mesure que l’étude progressait, les gestionnaires de réseaux venaient me voir pour me dire que l’on pouvait arriver à 450 MW, puis ils m’ont parlé de 550 MW ; à la fin de l’étude, nous étions à 1 000 MW ! On pouvait, en effet, raccorder beaucoup plus sans investissements supplémentaires dans les réseaux. Le Portugal compte aujourd’hui plus de 5 000 MW éoliens.

En 2000, je me suis rendu en Hongrie. Le gestionnaire de réseau racontait exactement la même chose à son régulateur. Il avançait 300 MW, c’était devenu une sorte de chiffre magique ! Nous savons depuis que ce n’était pas vrai.

Selon moi, la question n’est pas tant de savoir si les gestionnaires des réseaux de transport sont en mesure de gérer ces problèmes. Ils le font aujourd’hui dans les pays nordiques, un peu partout en Europe, où les pénétrations sont, par exemple, sur une année, de plus 40 % au Danemark, de 30 % en Espagne et au Portugal. Pendant certaines périodes, on intègre uniquement des renouvelables pendant trois ou quatre jours consécutifs. Cette capacité technique est donc démontrée. Le problème c’est qu’avec la décentralisation, nous avons besoin d’une gestion partagée entre les gestionnaires des réseaux de transport et les gestionnaires de réseau de distribution ; or, ils ne veulent pas partager la responsabilité. C’est l’un des obstacles à une transition énergétique efficace que nous devons résoudre aujourd’hui. Ce manque de gouvernance que l’on a observé par le passé lors de la construction du marché intérieur se répète aujourd’hui dans le processus de décentralisation, mais au manque de gouvernance au niveau local se surajoute aujourd’hui un manque de gouvernance et de coordination entre le niveau local et le niveau national.

M. le président Julien Aubert. Les experts que nous avons reçus nous ont dit que, si le Danemark ou le Portugal intégraient 40 % d’EnR au niveau européen, cela se gérerait. Ce que je crains ce sont trois jours sans vent en Europe, de l’Allemagne au Portugal, dans un mix énergétique où tout le monde aurait fait une part importante aux EnR. Comment éviter le blackout ?

M. Jorge Vasconcelos. Il convient de distinguer deux questions : celle de l’opération en temps réel du système qui pose des problèmes techniques, tels la présence de nuages, une éclipse de soleil, la réduction de la production solaire ou photovoltaïque ou encore des problèmes de vent. Dans cette configuration, il faut comprendre que la corrélation entre les différentes géographies est faible. La probabilité de ne pas avoir de vent de la Finlande jusqu’au Portugal, de Suez jusqu’à la Sicile est extrêmement faible. C’est un phénomène qui ne se produit pas. Et si des variations rapides se produisent, les gestionnaires de réseaux savent les maîtriser. Le vrai problème n’est pas là, il réside dans le manque de gouvernance et de règles claires pour déterminer le partage de responsabilité, donc le partage des coûts entre les différents réseaux quand un problème de ce type se produit. Nous n’avons pas défini ces règles parce que nous ne l’avons pas voulu.

L’autre problème sous-jacent tient à la capacité de réserve dont nous avons toujours besoin dans un système électrique. Si la pénétration d’énergie solaire et éolienne est importante, nous devons étudier la question de la réserve sous un autre angle. Par exemple, nous avons besoin, d’un point de vue méthodologique, d’une approche probabiliste qui n’est pas encore appliquée au niveau européen. Je sais que le prochain plan de développement du réseau introduira cette méthode mais nous en sommes encore loin.

Par ailleurs, la direction générale de la concurrence et la direction générale de l’énergie à Bruxelles n’ont pas compris, ou n’ont pas voulu comprendre, que dans un réseau physiquement interconnecté, la question essentielle est la sécurité d’approvisionnement au niveau européen d’un marché physiquement interconnecté ; elle ne peut qu’être traitée au niveau du réseau interconnecté et donc au niveau européen. Encore une fois, elle relève de la mathématique et de la physique, elle n’a rien à voir avec des préférences politiques internes au projet européen.

M. le président Julien Aubert. Si ce n’est qu’aujourd’hui, vous n’avez pas d’opérateurs européens qui gèrent le réseau européen.

M. Jorge Vasconcelos. C’est même plus grave que cela. La direction générale de la concurrence nous a expliqué ce que les États membres devaient faire. La question s’est posée à propos des dispositifs de rémunération de capacités que certains États membres ont voulu introduire. La Commission nous a indiqué que cela pouvait poser un problème de concurrence et qu’il fallait d’abord que chaque État procède à une analyse au niveau national tenant compte de ses voisins, du moins de certains voisins. Retenir un mécanisme de rémunération de capacité parce que l’on pense avoir des problèmes de capacité à long terme oblige à garder un certain pourcentage de cette capacité pour des opérateurs étrangers, donc pour des aides transfrontalières. D’un point de vue scientifique, c’est une fiction, cela n’est pas possible, c’est une mystification.

M. le président Julien Aubert. Je le comprends du point de vue de la théorie, mais au plan pratique, dans un réseau interconnecté, si la probabilité d’absence de vent pendant trois jours est très faible, elle existe néanmoins. Chaque pays a intérêt à ce que son voisin dispose de réserves mais dans un réseau européen interconnecté, cela suppose que chaque pays paye. Entre deux pays, c’est assez facile, entre la France et l’Espagne, on partage l’addition. Par contre, si on demande demain à la France de renforcer le tronçon entre Toulouse et Perpignan parce que l’on considère qu’en cas de problème en Pologne, ce tronçon jouera un rôle très important, la France pourrait demander le prix du renforcement de la ligne dans l’intérêt général. Si nous suivons votre logique, cela suppose une question de paiement.

Vous évoquez ensuite les réserves qui permettent d’équilibrer le système. D’après ce que vous nous dites, l’Europe demande aux différents pays de penser aux voisins, si ce n’est qu’en réalité les réserves sont calculées au plan national en fonction de l’équilibre du réseau national. Je comprends donc qu’il serait possible de gérer l’intermittence si le réseau européen se fondait sur un dispatcheur européen, avec un ordinateur européen, sur un système de paiement et de prise en charge européens fondés sur une clé de répartition des coûts. Dans la mesure où cela n’existe pas, j’en déduis, en creux, que nous pourrions être confrontés à un blackout européen en raison du dysfonctionnement physique du réseau. Ou alors donnez-nous des raisons d’espérer !

M. Jorge Vasconcelos. Un blackout s’est produit en 2003, un autre en 2006.

M. le président Julien Aubert. Nous sommes passés à côté d’un blackout en janvier 2019.

M. Jorge Vasconcelos. Les chiffres des renouvelables à l’époque étaient très faibles. Les renouvelables ne sont donc pas la cause des blackouts. Les problèmes qui y ont conduit n’ont pas encore été résolus. Selon les rapports produits à l’époque par l’Association des gestionnaires de réseaux, on comprend que l’on n’a pas fait ce qui aurait dû l’être.

Dans la mesure où votre commission procède à des analyses comparatives, il est intéressant de voir quelle a été la réponse du législateur aux États-Unis. Cinquante millions de personnes ont souffert d’une coupure d’électricité au mois d’août 2003 ; en Europe, au mois de septembre 2003. Plus pragmatiques, les Américains ont créé une solution fédérale, ils ont demandé aux gestionnaires de réseau de créer une organisation pour traiter ces questions et de présenter des propositions approuvées par le régulateur fédéral. C’est ainsi qu’ils ont développé des modèles et des mécanismes de partage de risque, qui ont été approuvés par le régulateur. Le partage des coûts et des bénéfices était clair. On n’a pas voulu faire de même en Europe. Je crois nécessaire de dissocier les deux questions, c’est-à-dire que le problème existe, en dehors même des renouvelables.

M. le président Julien Aubert. Oui, le problème existe. Le fait d’injecter des renouvelables est-il neutre par rapport au problème préexistant ? En janvier 2019, nous sommes passés à deux doigts d’un blackout. Croyez-vous à la théorie du foisonnement des EnR, qui repose sur la multitude des vents ? S’il n’y a pas de vent au nord, il y en a au sud ; finalement, ces EnR fonctionnent globalement au plan européen de manière stable et donc annulent les risques. Nous avons reçu ici même des chercheurs qui nous ont démontré, graphiques à l’appui, la forte corrélation entre les vents espagnol et français, entre le vent français et le vent allemand, etc., et que le foisonnement ne fonctionnait pas. Quel est votre avis ?

M. Jorge Vasconcelos. S’agissant d’une technologie comme l’éolien, la corrélation entre différentes géographies n’est pas très forte et il n’y a pas de corrélation entre les problèmes des différentes technologies que sont le solaire, l’hydraulique, le photovoltaïque. Si donc vous mélangez les deux aspects, la nécessité de définir une capacité de réserve, quels que soient le mix énergétique et le périmètre géographique défini, la question demeurera. Le problème doit être traité de façon rationnelle. Or, nous avons aujourd’hui un système irrationnel, car on ne veut pas traiter rationnellement l’ensemble du réseau interconnecté et, après discussion, sur le partage sur la base d’une analyse commune.

M. le président Julien Aubert. Je n’arrive pas à comprendre si, selon vous, le foisonnement des EnR fonctionnant, diversifier le mix énergétique est neutre pour le réseau ou si la corrélation existe mais qu’elle n’est pas positive, en raison d’un risque lié à un problème d’irrationalité du réseau. Nous essayons, pour notre part, d’identifier si le fait que chaque pays développe des EnR, chacun dans son coin, augmente les risques physiques d’un sous-optimum, indépendamment des choix politiques.

M. Jorge Vasconcelos. Le problème ne tient pas aux renouvelables mais au manque de gouvernance associé aux coûts. Nous ne les voyons pas, mais nous payons les coûts liés à l’inefficacité du fonctionnement du marché, au manque de capacité d’interconnexion et à une bonne gouvernance du marché intérieur. Depuis le début de la libéralisation, cela nous coûte des milliards.

Une des idées du projet européen de libéralisation visait à faciliter la gestion économique des ressources entre les différents pays. Lorsqu’un pays pratique des coûts plus bas, d’autres pays importent. Nous avons tous intérêt à cliver un marché intégré. Il serait logique de développer des infrastructures de transport au niveau interne et des interconnexions. Les prix pratiqués par les différentes régions européennes diffèrent sensiblement. Il existe donc une incitation économique à faire des transactions, mais si ces transactions ne se produisent pas, c’est que se posent des problèmes, soit de type réglementaire, soit de gestion de cette infrastructure physique. C’est par ce biais qu’il convient de traiter la question, non en affirmant que l’on ne peut plus développer des sources d’énergie renouvelables parce que l’on ne sait pas gérer le système. Il faut d’abord comprendre les besoins de gouvernance du marché ; on décidera ensuite des technologies que nous souhaitons retenir et des quantités qu’elles produiront, tout en restant prudents. Je cite souvent aux étudiants et à l’occasion de conférences l’exemple de l’interconnexion sous-marine entre la France et l’Angleterre. Un câble a été construit dans les années 80. Pour schématiser, on a organisé une réunion politique, les deux gouvernements ont décidé de faire cette interconnexion parce qu’ils pensaient que c’était important sur le plan politique et sur le plan économique. La décision a été prise et a ensuite été communiquée aux deux monopolistes : Central Electricity Generating Board en Angleterre, EDF en France.

Les entreprises ont organisé des groupes de travail pour envisager la réalisation du projet. L’une des premières questions qui se pose habituellement est celle du partage des coûts et des bénéfices pour les trente années à venir. Cette histoire, véridique, m’a été racontée par des amis, tant britanniques que français. Pour déterminer les bénéfices, ils sont partis du principe que les flux d’énergie circuleraient à 50 % dans un sens comme dans l’autre.

Le câble a été construit. Vingt ans après la mise en service de ce câble, on constate que 98 % du temps les flux circulent de la France vers d’Angleterre ; 2 % du temps de l’Angleterre vers la France. S’agissait-il d’une mauvaise décision ? Non, c’était une excellente décision parce que le câble a été effectivement très utilisé, certes d’une façon différente de celle qui était prévue, mais il a rencontré une utilité économique.

Le réseau européen est aujourd’hui interconnecté. On ne va pas couper les lignes pour revenir à un réseau national, ce serait irrationnel. Il nous faut donc utiliser ce réseau interconnecté de façon intelligente pour arriver à un vrai partage des bénéfices, tenant compte du potentiel de développement des ressources renouvelables dans les différents pays – un débat qui n’est pas engagé aujourd’hui.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Des personnes auditionnées nous ont expliqué que le développement des EnR était irrationnel parce que remplacer le nucléaire par une EnR électrique intermittente n’avait aucun sens. Selon elles, les EnR étant intermittentes, on ne pourrait jamais se passer des volumes produits par le nucléaire. Avec les EnR électriques, les éoliennes et le solaire, on mettrait en place un itinéraire bis qui serait un surplus d’énergie sur le réseau qui devrait être payé en tant que surplus. La production des EnR ne viendrait jamais en déduction de la production nucléaire nécessaire à la France. Cela reviendrait à financer en même temps le nucléaire, dont la France ne peut se passer et qui ne diminuerait pas, et les EnR électriques, qui seraient une énergie supplémentaire inutile et que l’on devrait payer, à la fois en termes d’installation et de surplus.

L’argumentaire repose sur l’intermittence des EnR. En Europe, la compensation ou la complémentarité ne pourra pas jouer. Quand il y a du vent en Europe, il souffle partout en Europe en même temps. Il n’y a pas de différence entre le vent dans les pays du Nord et le vent dans les pays du Sud, il n’y a pas de différence non plus des temps d’ensoleillement ; il n’y a donc aucune possibilité de foisonnement entre pays européens qui produiraient différentes EnR. Selon vous, cette démonstration sur le foisonnement et la complémentarité des EnR, que ce soit les EnR des différents pays ou les EnR entre elles, est-elle valide ?

M. Jorge Vasconcelos. Nombre d’études sur le vent ont été publiées. Des études financées par la Commission européenne montrent la très faible corrélation entre les différentes régions.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. « Corrélation très faible » signifiant que les régions n’ont pas de vent en même temps.

M. le président Julien Aubert. Un argument qui va dans le sens du foisonnement.

M. Jorge Vasconcelos. Si vous n’avez pas de vent ici, il y en a ailleurs. Pour preuve, les éoliennes « offshore » tournent 4 000 heures par an et les éoliennes onshore 2 000 heures : la différence est énorme. Pour ce qui est du solaire, reportez-vous à la carte de l’Europe. Entre Helsinki et Lisbonne, les températures diffèrent. La terre tourne autour du soleil, ce qui signifie que les pointes de production solaires changent tout au long de la journée d’une partie à l’autre. C’est assez intuitif, il est facile de comprendre que les pointes de production photovoltaïque varient sur le temps d’une journée, selon les pays.

Je ne répondrai pas à la question de savoir si la France doit garder son parc nucléaire jusqu’à sa fin de vie utile ou si elle doit suivre l’exemple allemand et donc sortir du nucléaire avant. Il s’agit là d’un choix politique propre à chaque société. Ce que je dis c’est que, indépendamment du choix politique légitime de la France, dans un réseau interconnecté physiquement qui connaît une production de plus en plus intermittente, vous ne pouvez pas ignorer le problème parce que la France appartient à ce réseau interconnecté. Le choix national est légitime mais un autre choix nécessaire s’impose au niveau européen, en raison de l’appartenance de la France à un réseau physiquement interconnecté.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Ce que vous nous dites là est extrêmement important, parce qu’un raisonnement anti-EnR en France est fondé sur des études scientifiques qui montrent la présence simultanée de vent et de soleil partout en Europe, attestant d’une forte corrélation entre les productions. Nous connaîtrions donc des temps de surproduction et des temps de non-production qui ne pourraient être compensés que par le stockage et les réseaux.

De votre côté, vous nous dites que les études scientifiques démontrent que le vent ne souffle pas en même temps en Europe et que l’Europe ne connaît pas de pics de production solaire simultanés. Pourriez-vous nous transmettre les références scientifiques qui corrèlent ce propos ?

M. le président Julien Aubert. Dans la mesure où des personnes nous ont affirmé l’inverse, nous allons croiser les données. Soit il y a corrélation, soit il n’y en a pas. Des tableaux nous ont été présentés qui montraient la présence simultanée des vents en Allemagne et en France, en France et en Espagne – il y avait une dizaine de comparaisons. La corrélation était très grande.

Je voudrais faire une remarque.

Vous avez commencé votre propos par la libéralisation du marché qui est plutôt anti-État. Vous nous avez expliqué doctement que nous avions bâti une grande administration à Bruxelles. Je ne peux m’empêcher de refréner un sourire. Vous commencez par dire que l’on va libérer les acteurs et cela se termine par la constitution d’un super-État !

J’en viens maintenant à ma question qui porte sur le prix de vente du solaire. Vous annoncez 36 euros du MWh. Pensez-vous que ce prix reflète l’intégralité du coût économique de la gestion de ce réseau ?

M. Jorge Vasconcelos. Ce coût reflète le coût réel de la production. Dans d’autres pays, notamment en Amérique latine, on a vu récemment des valeurs de cet ordre de grandeur, voire inférieures.

Pour répondre à votre question sur le coût total pour le système, la question se pose, pas uniquement pour le photovoltaïque, mais pour toutes les technologies et on ne peut pas y répondre sans une étude sur la sécurité d’approvisionnement du système à long terme, qui doit tenir compte des caractéristiques des différentes technologies et de l’interaction entre elles comme de l’interaction entre les différentes parties de réseaux interconnectés. Sans cette analyse commune, on peut inventer des chiffres, lancer des hypothèses, faire des calculs, mais ils ne reflètent pas vraiment le coût efficace dans un système intégré complet.

M. le président Julien Aubert. Dans tous les débats, les gens se jettent des coûts de production à la figure à propos de l’éolien, du solaire, du nucléaire. De ce que vous dites, je comprends que l’on n’a pas fait d’études sur le coût total ; c’est bien le coût total qui nous intéresse, non le coût de production.

On peut affirmer que le photovoltaïque est à 36 euros, mais si, ensuite, la société paye 30 euros de plus parce qu’il faut renforcer les réseaux, vendre à perte le surplus lié à un pic de production, payer des gens pour qu’ils achètent son électricité, s’il faut créer des unités de réserve ou de stockage supplémentaires qui coûtent de l’argent et si, pour finir, il faut une centrale à gaz pour pallier d’éventuelles pannes, si donc je n’intègre pas les coûts cachés, je compare des choux et des carottes.

Si, sur cette base, et au-delà même des choix politiques, entre le nouveau nucléaire, à 70 euros, et le photovoltaïque, deux fois moins cher, j’arbitre en faveur du photovoltaïque, j’arrête de faire du nouveau nucléaire mais si j’avais intégré l’ensemble des coûts, peut-être aurais-je arbitré différemment. N’existe-t-il pas d’études sur le coût économique des EnR prenant en compte l’ensemble des facteurs ?

M. Jorge Vasconcelos. Les études sont nombreuses ; ce que je veux dire, c’est que dans un système physiquement interconnecté comme le système européen, obtenir une réponse fiable nécessite de tenir compte du fonctionnement intégré du système. Si on coupe le système en morceaux, cela entraîne des coûts nécessaires à ce système coupé. L’analyse est, de fait, erronée. On trouve ainsi des études qui affichent des chiffres comprenant les besoins de stockage.

M. le président Julien Aubert. Avez-vous une idée de ces chiffres ?

M. Jorge Vasconcelos. Des études et des articles techniques expliquent, sur la base d’un système revêtant telle ou telle configuration et garantissant un certain niveau de fiabilité, les capacités nécessaires, donc le coût total du système. Le problème c’est que ces analyses ne tiennent pas compte d’un système physiquement intégré. Il s’agit toujours de fictions parce qu’elles essayent de résoudre un sous-système en ignorant ce qui se passe en parallèle ; les résultats sont donc faux, ce sont des approximations.

M. le président Julien Aubert. Que donnent ces approximations ?

M. Jorge Vasconcelos. Elles varient beaucoup de l’une à l’autre selon leur commanditaire. Entre une étude d’un promoteur de solaire et celle d’une entreprise opposée à la production décentralisée qui préfère garder les actifs existants, les résultats sont opposés.

M. le président Julien Aubert. En d’autres termes, chacun produit son étude, mais personne n’en commande au plan européen. Alors que l’on injecte des centaines de milliards d’euros dans le changement du mode de production, on pourrait pour le moins se payer une étude pour déterminer au niveau européen le coût réel de chaque énergie !

Prenons l’exemple de l’hydroélectricité qui fait, en France, l’objet d’un large consensus. Parce qu’elle permet de stocker l’électricité et d’équilibrer le système, tout le monde la veut ! Le coût de production de l’hydroélectricité est de x mais dans la mesure où elle participe à la stabilisation du système, le coût réel est plus bas. Alors que le coût de production de l’hydroélectricité est de 30-35 euros, il est peut-être de 20 euros parce que les Français, les Allemands et les Espagnols en ont besoin. Si nous demandions à ces pays s’ils sont prêts à payer pour que la France garde une capacité hydroélectrique, ils répondraient affirmativement pour éviter un blackout. Si on veut tenir un raisonnement global, il faut avoir accès à des chiffres globaux.

Vous dites que toutes les études sont fausses parce qu’orientées selon le commanditaire. Si le MW est à 36 euros, le chiffre est intéressant pour cibler la production mais cela ne dit rien des arbitrages de financement.

M. Jorge Vasconcelos. Quelqu’un investira des millions, bâtira une centrale et recevra cet argent. Les consommateurs paieront 36 euros par MWh, ils paieront beaucoup moins que le prix moyen du marché ibérique qui avoisine aujourd’hui 55 euros le MWh.

M. le président Julien Aubert. Oui, mais si, sur ma facture d’électricité, le coût du réseau a été augmenté de 20 % parce qu’il fallait renforcer le réseau, en tant que citoyen, j’obtiendrai le coût global.

M. Jorge Vasconcelos. Je comprends, mais il faut rester proche des faits. Si nous connaissons aujourd’hui les prix de production c’est grâce aussi à la transparence qui a été introduite dans le système et qui s’applique au marché européen. Auparavant, la France, comme les autres pays, ne connaissait pas les vrais coûts parce que les ingénieurs qui faisaient le plein d’expansion du système savaient les gérer et les transférer d’un secteur à l’autre – de la production au transport et à la distribution. Les exemples historiques sont nombreux.

Grâce au système de transparence, nous connaissons le coût du nucléaire en Grande-Bretagne, le coût du solaire ici ou là, nous connaissons le prix de production de toutes ces technologies dans les différents pays. Il faut remercier ceux qui ont fait la libéralisation et qui ont introduit la régulation indépendante pour nous offrir aujourd’hui ce degré de transparence.

S’agissant des coûts du système et du coût de développement des réseaux, je suis d’accord avec vous. Jusqu’à présent, nous ne disposons pas d’une méthodologie transparente. Libéraliser nécessite d’avoir une capacité de transport plus grande. Au moment zéro de la libéralisation, la structure des réseaux de transport reflétait la structure verticalement intégrée de l’industrie. Il est logique qu’après libéralisation, nous ayons besoin d’une nouvelle structure, d’une adaptation de la structure et de la topologie des capacités des réseaux. On s’attendait à des changements de la longueur des lignes de transport d’électricité partout en Europe et, surtout, à certaines frontières en raison du différentiel de prix. Avec quelques collègues, nous avons publié des statistiques. Quinze ans après la libéralisation, nous relevons que rien ne s’est passé, voire, dans certains pays, que la longueur des lignes 4,5 kilovolts est inférieure à ce qu’elle était au moment de la libéralisation. Le mécanisme de rationalisation et d’adaptation de l’infrastructure aux nouveaux objectifs politiques et économiques n’a pas été appliqué. Les gestionnaires de réseaux ont résisté et les régulateurs, dans la plupart des pays, n’ont pas su donner l’impulsion nécessaire.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Sur la base de l’ensemble des connaissances dont vous disposez, quels sont, à votre avis, les prix des principales EnR – éolien, solaire – qui pourraient être atteints durant des périodes courtes et selon quel pourcentage de variabilité ? Si le photovoltaïque est à 36 euros et que l’on y ajoute des coûts de réseaux, on pourrait estimer le surcoût à 5 ou à 10 % de 36 euros. Êtes-vous en mesure de donner un prix prévisible ? La commission d’enquête se demande si miser sur les EnR est un choix politique avisé, mais aussi s’il s’agit d’un choix économiquement judicieux.

M. Jorge Vasconcelos. J’ai été régulateur pendant dix ans et je n’ai jamais essayé de faire de prévisions car je savais qu’elles seraient aisément démenties par le marché. Laissons donc la concurrence et les marchés fonctionner, bien sûr, dans un cadre législatif et réglementaire précis qui définit les coûts des différentes technologies. Cela ne peut se faire non plus au niveau national, parce que les entreprises de production des différentes technologies sont des multinationales européennes, chinoises, américaines. Nous parlons ici d’un marché d’équipement et d’un marché financier globaux. L’évolution des coûts des différentes technologies dépend en premier lieu de l’évolution des marchés mondiaux. Je n’ai personnellement pas la compétence pour vous livrer une réponse. Du reste, les experts de l’industrie et du pétrole à Vienne ou ici, à Paris, comparent les prévisions du prix du pétrole à la réalité ; on comprend vite qu’il faut se méfier de ces prévisions. Je ne répondrai donc pas à cette question sous cet angle.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Je vais vous pousser dans vos retranchements ! Si vous étiez à la place du législateur et si vous deviez faire des choix d’investissement, les feriez-vous dans les EnR parce que vous les considéreriez comme durables et parce que vous estimeriez qu’il s’agit là d’un investissement suffisamment sûr pour y placer votre argent et celui des citoyens ou cela vous paraîtrait-il trop risqué ?

M. Jorge Vasconcelos. S’agissant du solaire, je pense qu’il y a un malentendu quand vous ajoutez des coûts de réseaux aux 36 euros/MWh parce que la mise aux enchères porte sur des capacités disponibles. Si quelqu’un veut bâtir une centrale photovoltaïque, il doit payer en totalité les coûts de raccordement et de renforcement du réseau s’ils n’existent pas. En l’occurrence, on n’ajoute rien du point de vue de l’investissement, c’est un coût d’investissement sec. On trouve par ailleurs les coûts d’opération du système. À cet égard, je le répète, on ne peut vous livrer une réponse fiable si on ne considère pas le système intégré interconnecté.

Que ferais-je si j’étais décideur ? J’en discuterai avec la société, avec tous les citoyens. C’est un choix politique. La réponse obtenue en France est différente de celle obtenue en Allemagne, au Danemark, en Espagne ou au Portugal. Ce sont des choix légitimes, démocratiques. Nul besoin d’imposer un mix énergétique européen à tout le monde. On peut très bien vivre avec la diversité totale des moyens de production, mais puisque nous travaillons sur un réseau physiquement interconnecté, il est essentiel d’assurer que cette diversité de choix démocratiques des différentes sociétés garantit un fonctionnement fiable du système physique et un fonctionnement efficace du marché intégré. C’est dans le sens de cette nouvelle gouvernance que nous devons travailler, non en imposant des restrictions aux États membres qui veulent utiliser de nouvelles technologies.

M. le président Julien Aubert. Merci beaucoup.

Puisque vous aimez les faits, je vous livre deux chiffres : en France, le coût des éoliennes en mer est de 150 euros le MWh avec une renégociation qui a notamment inclus la prise charge par Réseau de transport d’électricité d’une partie des coûts de raccordement au réseau qui ont donc disparu du coût de production et sont apparus sur la facture. Six mois plus tard, le coût du MWh de l’éolien en mer était de 50 euros. Questionnons-nous sur la transparence ! Tout cela à six mois d’intervalle, ce qui ne laisse pas de nous interroger sur la réalité des coûts de production.

 

Laudition sachève à quinze heures quarante.

*

*     *

43.   Audition, ouverte à la presse, de Mme Carole Mathieu, responsable des Politiques européennes de l’énergie et du climat, Centre énergie, à l’Institut français des relations internationales (IFRI) ; et M. Jan Horst Keppler, économiste principal à l’Agence pour l’énergie nucléaire (AEN) de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) (25 juillet 2019)

Laudition débute à quinze heures quarante.

M. le président Julien Aubert. Nous recevons Mme Carole Mathieu et M. Jan Horst Keppler pour une audition conjointe sur les enjeux internationaux de la transition énergétique.

Madame, vous êtes responsable des politiques européennes de l’énergie et du climat au sein du Centre énergie de l’Institut français des relations internationales (IFRI). Vos axes de recherche portent sur les politiques de lutte contre le changement climatique et la transformation des systèmes énergétiques, notamment dans le cadre européen. Vous avez ainsi été chargée de mission au sein de la Commission de régulation de l’énergie, de 2010 à 2014. Vos travaux ont notamment porté sur l’harmonisation des règles de fonctionnement des réseaux et des marchés du gaz naturel en Europe, et les questions de sécurité d’approvisionnement énergétique de l’Union européenne. Vous êtes l’auteure, avec votre collègue M. Marc-Antoine Eyl-Mazzega, d’un rapport sur la dimension stratégique de la transition énergétique. Vous en profiterez pour nous dire l’état d’avancement de la transition bas carbone européenne et les différences d’approches entre les États membres, notamment les enjeux du positionnement de la chaîne de valeur dans les technologies bas carbone, et les conséquences en termes de politique industrielle,

M. le professeur Jan Horst Keppler, vous êtes économiste senior au sein de l’Agence pour l’énergie nucléaire (AEN) de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), Professeur d’économie à l’université Paris-Dauphine. Vous dirigez la chaire des marchés européens d’électricité ainsi que le Master énergie, finances et carbone, avec des axes de recherche qui portent sur le secteur de la concurrence dans les technologies à bas carbone, tels que le nucléaire ou les énergies renouvelables (EnR). L’AEN a publié un rapport en mai dernier – « Le pouvoir de l’énergie nucléaire au sein du système d’énergie propre » –, dans lequel sont mis en évidence les risques pour la stabilité et la sécurité des réseaux liés à la part croissante des énergies renouvelables dans la production d’énergie électrique. Quelles sont les conclusions de ce rapport ?

Je vous vais vous donner la parole pour un exposé liminaire.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une Commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Madame et Monsieur, à lever la main droite et à dire « je le jure ».

(Mme Carole Mathieu et M. Jan Horst Keppler, prêtent serment.)

M. Jan Horst Keppler. Vous avez mentionné un rapport de l’OCDE sur de la stabilité des réseaux, datant de l’an dernier. Je ne connais pas ce rapport. En revanche, nous avons publié cette année un rapport intitulé « Les coûts de la décarbonisation » et portant sur les coûts de système avec des proportions différentes de nucléaire et d’EnR. Je vous parlerai donc des coûts et non de la stabilité du système.

Ce travail fait partie d’une réflexion entamée depuis plusieurs années au sein de notre agence. Nous étions parmi les premiers à nous y intéresser et, aujourd’hui, nous sommes en contact avec des chercheurs en Amérique, en Europe et ailleurs. Toutes ces considérations sur les coûts de système sont un domaine bien établi. Il est très important de bien appréhender les coûts de système des différentes technologies, notamment des énergies renouvelables variables. La variabilité des EnR a introduit des surcoûts, en plus des coûts habituels que nous avons pour habitude d’appeler les LCOE, pour Levelized cost of energy, qui sont les coûts moyens actualisés au niveau de la centrale. Vous êtes familiers avec la notion des coûts externes, comme le changement climatique, les coûts sociaux, et autres. Ce n’est pas de cela qu’on parle, mais bien des coûts en euros et en centimes qui sont générés dans le système électrique par la variabilité de certaines technologies. Il faut prendre en compte ces coups de système en sus des LCOE, des coûts moyens actualisés.

Nous publions nos études (« Projected Costs of Generating Electricity ») tous les cinq ans, avec l’Agence internationale de l’énergie (AIE) : je le précise car, souvent, l’Agence pour l’énergie nucléaire est soupçonnée de trafiquer un peu les chiffres. Ce sont donc là des chiffres communs, et qui – pour les EnR – sont fournis par la Division des renouvelables de l’AIE. La dernière étude, une référence mondiale, date de 2015 : pour les LCOE, le charbon, le gaz et le nucléaire étaient toujours moins chers que les renouvelables. Depuis quatre ans, les coûts des renouvelables ont fortement diminué et ces chiffres ne seraient plus les mêmes. Mais ils sont néanmoins sous-jacents à notre étude. Il est indispensable de toujours associer les LCOE et les coûts de système. Ce sont deux composantes importantes de notre étude.

Celle-ci se place dans le cadre de l’Accord de Paris. C’est-à-dire qu’il s’agit de parvenir à un système énergétique qui limite l’augmentation de la température moyenne mondiale à 2 °C. Cela correspond à 450 PPM (partie par million) de CO2 ou équivalent dans l’atmosphère. Et cela signifie qu’on doit réduire les émissions annuelles de CO2 de 43 % au niveau mondial ou de 60 % au niveau de l’OCDE, et, pour le secteur électrique de l’OCDE, les réduire de 85 %. Nous avons comparé différents systèmes émettant tous 50 grammes de CO2 par kW/h, donc correspondant aux ambitions de l’Accord de Paris. Ces systèmes comportent différentes parts de nucléaire et d’EnR : soit entièrement nucléaire ; soit nucléaire avec un peu de renouvelable ; soit beaucoup de renouvelable et un peu de nucléaire ; et même uniquement du renouvelable.

Avant d’en venir aux résultats de ces différents scénarios, je rappelle que la France a le système électrique le plus sobre en carbone de tous les pays de l’OCDE, avec 60 à 70 gr de CO2 par kW/h : la différence avec les 50 gr souhaités n’est pas très grande. Je précise également, en réponse à ceux qui prétendent qu’il n’y a pas encore aujourd’hui de méthodologie bien arrêtée pour mesurer les coûts de système, qu’elle est cependant en train d’émerger. De plus en plus d’experts sont désormais d’accord sur ce qu’il est nécessaire de faire figurer dans les coûts du système électrique.

D’abord, évidemment le surcoût pour l’extension et le renforcement du réseau. On le sait, les renouvelables sont davantage distribués, ils sont parfois loin des centres de consommation : on a besoin de réseaux plus forts, plus finement maillés. Deuxième point : les coûts de raccordement. Pour l’offshore, par exemple, cela peut représenter des coûts importants. Troisième point : le coût de balancing ou d’équilibrage. La production d’énergie renouvelable n’est pas prévisible avec certitude : un nuage peut passer devant le soleil. On a donc besoin de capacités de production programmable qui tournent à la moitié de leurs capacités, afin d’être capables de monter très rapidement leur charge pour palier un manque de production subit en EnR. Mais les coûts de système les plus importants, et de loin, des renouvelables variables sont les coûts des profils ou de back-up : ceux dont nous avons besoin pour des capacités programmables qui sont indispensables en complément des EnR. L’exemple le plus banal, c’est celui du photovoltaïque : la nuit, le soleil ne produit rien, et il est indispensable d’avoir, en complément, des capacités d’énergie programmables. Le problème est que ces capacités programmables tourneront à des taux de charge moins élevés qu’en l’absence des EnR. Cette réduction du taux de charge des énergies programmables se traduit par une augmentation du coût moyen et du coût total des systèmes. Ce n’est pas un raisonnement de défenseur de l’ancien, du nucléaire, des énergies programmables : c’est un effet aujourd’hui reconnu même par les défenseurs des énergies renouvelables variables. Cela se traduit, certes, dans le contexte du marché de l’électricité, par une baisse du prix de revient des renouvelables. Prenons le solaire : en France, cette technique produit en moyenne de l’électricité entre 10 heures du matin et 14 heures. Toute la production d’origine solaire est concentrée dans ces heures-là, au cours desquelles vous avez effectivement une baisse des prix de revient de l’électricité. C’est la même chose pour le vent. Mais le revers de la médaille, c’est que cette baisse entraîne une augmentation des coûts de système, car pendant les autres heures, on a impérativement besoin de capacités supplémentaires.

Revenons à la comparaison des différents scénarios avec une émission de 50 gr de CO2. Nous avons testé un mix avec différentes parts de renouvelables (éolien, onshore et photovoltaïque), en collaboration avec un groupe de modélisateurs du MIT (Massachusetts Institute of Technology) aux États-Unis. Si ce mix comporte 10 % de renouvelables, il ne se passe pas grand-chose. On peut dire que cela correspond à peu près à l’état actuel de la France : la courbe est tout à fait comparable, mais un peu moins haute. Si vous incluez 30 % de renouvelables, c’est-à-dire ce qui se passe en Allemagne et d’autres pays européens, la courbe de charge est beaucoup plus déstructurée et vous commencez à avoir des heures avec des prix nuls ou négatifs. Et si vous êtes à 75 % de renouvelables, votre courbe de charge pour les programmables est en mode « écrêtement » : vous arrêtez vos renouvelables au moins un tiers du temps, faute d’un stockage bon marché. Première observation : les capacités de production, quelles qu’elles soient, vont fortement augmenter : si vous voulez du photovoltaïque à 20 % plutôt que des centrales nucléaires à 80 %, vous avez besoin de plus capacités. Et les coûts de système s’en ressentent : plus vous augmentez la part des renouvelables dans le mix, et plus cela devient cher par rapport au système de base. Le surcoût par MWh d’énergie renouvelable produite est estimé par notre étude comme pouvant monter jusqu’à 50 dollars. Pour faire un calcul économique correct, il faut donc ajouter ce surcoût aux coûts des renouvelables.

La volatilité des prix va fortement augmenter : dans un système avec 75 % de renouvelables, on aboutit à près de 4 000 heures – soit un peu plus de 40 % du temps – à des prix nuls : 0 euro. Et comme on ne peut pas occulter les contraintes de profitabilité, on aurait d’autres heures avec des prix beaucoup plus élevés. En moyenne, donc, des prix beaucoup plus volatils, avec un coût du capital plus élevé. Nous n’avons pas modélisé cet effet, mais tout le monde est d’accord pour considérer que la volatilité va augmenter, tout comme le coût du capital et les risques.

J’ai évoqué la baisse du coût de la construction des renouvelables. C’est un effet réel sur le marché, malheureux et très contraignant pour les entrepreneurs du secteur. Il est plus fort pour le soleil que pour le vent. Enfin, imaginons un système où les renouvelables sont moins chers que le nucléaire pour les LCOE : ce n’est pas encore tout à fait la situation, mais on va y arriver. Les renouvelables entrent donc sur le marché, sur leurs propres mérites. Mais quand ils entrent au même niveau, leurs coûts de système augmentent. Donc, à un certain niveau, le nucléaire sera à nouveau moins cher : un peu plus cher en termes de LCOE, certes, mais beaucoup moins en termes de coûts de système. Et on aurait une sorte d’équilibre least-cost, à moindre coût, entre renouvelables et nucléaire. C’est la vision que nous préconisons à l’OCDE : des systèmes least-cost avec des renouvelables et du nucléaire.

Mme Carole Mathieu. Je vous remercie de l’occasion qui m’est donnée de présenter les travaux du Centre énergie de l’IFRI, autour de la dimension stratégique, géopolitique, de la transition énergétique. Pour plusieurs raisons, 2019 fait figure d’année charnière pour la politique climatique de l’Union européenne. D’abord, l’Union est en bonne position pour atteindre les objectifs énergie-climat adoptés en 2009 pour l’horizon 2020 : les émissions de gaz à effet de serre ont été réduites de 22 % entre 1990 et 2017 ; les énergies renouvelables sont en forte croissance, et représentent 17,5 % du mix énergétique européen en 2017. À noter toutefois que ce déploiement concerne prioritairement le secteur électrique, où les EnR représentent un tiers de la production, bien moins les autres secteurs comme le transport ou la production de chaleur. De plus, on relève de fortes disparités entre États membres : onze ont déjà rempli leurs objectifs pour 2020, sept autres, dont la France, ne sont pas sur une trajectoire cohérente avec leurs cibles.

La vigilance reste de mise pour la maîtrise des consommations énergétiques : après une baisse graduelle entre 2007 et 2014, la consommation énergétique est repartie à la hausse ces dernières années, avec en cause le regain de croissance économique, la relative faiblesse des prix du pétrole et un dynamisme sectoriel en particulier dans le transport. Il faudra parvenir à inverser la trajectoire pour respecter la cible de 2020 : consommation d’énergie primaire de 1 483 Mtoe (millions de tonnes équivalent pétrole), en 2020, contre 1 561 en 2017. Le bilan est donc honorable : en Europe, un palier a été franchi.

Mais les efforts se sont concentrés d’abord sur le secteur électrique ; le potentiel d’efficacité énergétique n’est pas pleinement exploité alors que cela devrait être la première des priorités ; des marges de flexibilité ont été préservées : allocation de quotas gratuits pour la grande industrie et le transport aérien dans le cadre de notre marché carbone, tandis que treize États, considérés comme les moins riches, restent autorisés à augmenter leurs émissions par rapport au niveau de 2005.

Nous sommes à un moment charnière car il faut désormais décider à l’échelle de l’UE de la trajectoire de décarbonation vers 2050 et du renforcement des objectifs pour 2030. Il est désormais probable de parvenir à un accord européen sur un objectif de neutralité carbone pour 2050. Reste aujourd’hui une minorité de blocage de quatre États membres avec à sa tête la Pologne, dont l’opposition pourrait néanmoins être levée si ces pays obtiennent satisfaction sur les aides financières associées. Mais un tel objectif implique de changer l’échelle horizontale – élargir, englober l’ensemble des domaines d’activité – et verticale – aller plus loin dans les domaines déjà identifiés – de la transition.

Plus concrètement, les scénarios établis par les services de la Commission à l’automne 2018 donnent de premières indications sur les changements à mettre en œuvre. Tous ces scénarios tablent sur une baisse de la consommation d’énergie primaire de 35 à 50 % par rapport au niveau de 2005. Il ne s’agit pas seulement de maîtriser notre consommation mais de la réduire drastiquement par des mesures d’efficacité et de sobriété énergétiques. Tous les secteurs, y compris le transport, l’industrie et l’agriculture doivent se réinventer pour intégrer la contrainte carbone dans leurs modèles d’activité. Des émissions résiduelles doivent être envisagées pour l’agriculture et une partie de l’industrie et, en conséquence, il faudra aussi développer les puits de carbone, la gestion des forêts et le recours à certaines technologies comme le CCS-CCUS (Carbon capture and storage/Carbon capture, utilization, and storage), le captage et le stockage du CO2, peu soutenues jusqu’ici.

Les énergies fossiles, qui représentent encore plus de 70 % du mix énergétique européen, doivent s’effacer et assurer moins de 10 % de l’approvisionnement de l’UE en 2050. Cela suppose de fermer l’ensemble des centrales électriques au charbon, qui représentent encore 40 % de la production d’électricité en Allemagne, 80 % en Pologne. Cela signifie aussi que le gaz n’a pas sa place dans un scénario de décarbonation profonde, sauf à envisager les gaz verts. Il faut, enfin, qu’il n’y ait plus de véhicules thermiques en circulation à ce même horizon.

À l’inverse, certaines technologies deviennent indispensables : les énergies renouvelables, bien sûr, dont le coût de déploiement a fortement baissé, mais aussi le nucléaire pour lequel les services de la Commission tablent sur un socle stable de 14 à 17 % du mix énergétique (contre 14 % actuellement). Or, à l’image du contexte français, la capacité nucléaire européenne a une moyenne d’âge élevée. Et, même si une partie pourra être prolongée au-delà de la durée d’exploitation envisagée initialement, la question du renouvellement de ces infrastructures se pose très sérieusement, sachant que quatre réacteurs seulement sont actuellement en construction (en Finlande, France, Slovaquie et au Royaume-Uni) et qu’un certain nombre de pays comme l’Allemagne et la Belgique sont engagés dans des plans de sortie complète, à l’horizon 2022-2025.

La neutralité carbone en 2050 comporte des défis immenses : ils peuvent être relevés à condition de prendre les bonnes mesures aux échelles nationale, régionale et européenne. À ce titre, il faut évidemment travailler sur l’acceptabilité, fortement liée à l’enjeu de la cohésion sociale et territoriale. On observe par exemple qu’en Allemagne, les principaux freins au développement des énergies renouvelables ne sont pas tant leur coût pour la collectivité – 25 milliards d’euros par an –, ni la facture pour les particuliers – trois fois plus élevée qu’en France –, mais la difficulté à implanter de nouvelles installations et plus encore d’opérer les renforcements du réseau : 7 500 km de lignes à haute tension doivent être construits d’ici 2025, en particulier sur l’axe nord-sud particulièrement congestionné.

Un autre impératif est d’accroître la capacité d’expérimentation des États, des territoires et des villes pour permettre aux différentes technologies et solutions bas carbone – énergies renouvelables non matures, éolien flottant, hydrogène, technologies vehicle-to-grid qui permettraient d’utiliser les batteries de nos véhicules électriques pour les besoins de flexibilité du réseau, etc. – de démontrer leur efficacité technique et économique, cela dans une vision systémique où les différents secteurs – électrique, chaleur et froid, industriels, transports – fonctionnent de manière intégrée, et non plus comme aujourd’hui en silo. Une large gamme d’options est sur la table mais le défi est celui de la cohérence des choix à l’échelle du système et pas seulement à celle du système énergétique. À ce stade, aucun modèle ne fait l’unanimité.

Il y a enfin un besoin pressant de penser le volet externe de la stratégie climatique européenne. La transition bas carbone dans le monde est inégale et trop lente : l’UE doit être un leader exigeant et contraignant de la lutte contre le changement climatique. L’Union européenne représente un peu moins d’un quart des émissions historiques de gaz à effet de serre, mais 10 % seulement des émissions mondiales en 2018. Agir radicalement sur son territoire, mais de façon isolée, serait d’une part inefficace du point de vue de la lutte contre le réchauffement climatique, mais aussi contraire à ses intérêts économiques puisque les partenaires commerciaux de l’UE tireraient un avantage compétitif de l’absence de contrainte réglementaire. Au niveau international, une étape majeure a évidemment été franchie avec l’Accord de Paris sur le climat : malgré l’annonce du retrait américain, les dernières COP (Conference of Parties) ont permis d’avancer, de définir des règles opérationnelles, sur la transparence notamment, si bien que l’Accord de Paris pourra être formellement appliqué à compter de 2020. Mais mise en œuvre formelle n’est pas synonyme de mise en œuvre effective : si les contributions nationales remises en 2015 sont pleinement remplies, elles nous placent sur une trajectoire de réchauffement de 3,5 °C, bien au-delà des 2 °C voire 1,5 °C cités dans les objectifs de l’accord de Paris. Et les émissions de CO2 liées à la combustion des énergies fossiles ont encore augmenté de 1,7 % en 2018.

Aux États-Unis, la substitution du charbon par le gaz se poursuit, les avantages fiscaux pour les EnR n’ont pas été levés par le Congrès et les États les plus allants comme la Californie poursuivent leurs efforts. Mais la dynamique fédérale s’est perdue, le Président Trump cherchant à détricoter l’héritage environnemental de son prédécesseur. Il n’y a pas eu d’autres décisions formelles de retrait, ailleurs dans le monde, mais le revirement des États-Unis invite au relâchement des efforts. En Chine, les signaux sont ambigus : le soutien à l’accord de Paris est très clair et continu. La Chine est championne mondiale de l’investissement dans les EnR, l’efficacité énergétique et la mobilité propre. Un marché carbone a été introduit fin 2017, mais d’importantes capacités électriques au charbon sont encore en construction ou envisagées. En outre, la stratégie des nouvelles routes de la soie n’a pas pour priorité le climat. Ces exemples montrent que la transition bas carbone au niveau mondial est fermement enclenchée, mais qu’elle se déploie timidement, de façon inégale et à un rythme trop lent par rapport à l’urgence climatique.

Il faut donc que l’Union européenne renforce sa capacité d’entraînement. Cela passe par l’exemplarité : l’UE doit adopter une stratégie de décarbonation à long terme mais aussi revoir à la hausse son engagement pour 2030, pour pouvoir légitimement exiger des efforts supplémentaires de la part de ses partenaires. Elle peut ensuite mettre sa puissance commerciale au service de la diplomatie climatique. Enfin, il faut reconnaître que les technologies bas carbone et numériques exacerbent la compétition internationale autour du contrôle des chaînes de valeur et des marchés. Cette compétition peut être vertueuse, si elle entraîne des baisses de coûts : si le coût des modules photovoltaïques a pu être réduit de 80 % depuis 2009, c’est en grande partie grâce à l’effort industriel de la Chine.               Mais la dépendance technologique est le revers de la médaille : si les chaînes de valeur sont dominées par un nombre restreint d’acteurs et de pays, et que la transition bas carbone ne se traduit pas par la création d’emplois et de valeur ajoutée locale, mais seulement par une hausse des importations, alors ce processus pourrait être jugé contraire aux intérêts économiques nationaux, donc rejeté en bloc. Ces préoccupations sont notamment très fortes en Europe en ce qui concerne le déploiement de la mobilité électrique, sachant que l’Asie, et la Chine en particulier, ont pris une longueur d’avance. Les véhicules à énergies nouvelles sont une des grandes priorités de la stratégie Made in China 2025. La détermination de la Chine se traduit par une approche intégrée qui couvre tous les maillons de la chaîne, depuis l’extraction et la transformation des métaux critiques jusqu’au recyclage en passant par la fabrication des cellules et des packs de batteries. La stratégie chinoise associe soutien à la demande et à l’innovation, facilité d’accès au financement qui permet l’investissement dans des projets hautement capitalistiques, et coordination systématique de l’ensemble de la chaîne de valeur. Cela appelle une réaction de l’Union Européenne, longtemps centrée sur la défense des intérêts du consommateur, parfois au mépris des logiques industrielles. La prise de conscience progresse : dix chaînes de valeur stratégiques ont déjà été identifiées, l’Alliance européenne des batteries vise précisément à créer un cadre propice à l’investissement. La question est de savoir si ces initiatives auront une envergure suffisante et seront déployées de façon suffisamment rapide, sachant que l’on attend un boom de la demande européenne de véhicules électriques à l’horizon 2022-2025.

Je conclurai en disant que la transition bas carbone est impérative et qu’elle doit accélérer à tous les niveaux, mais qu’il faut pour cela un travail d’anticipation. Une fois la cible de long terme établie, il faut en cerner les implications de moyen et court termes, identifier les opportunités et maîtriser les risques.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous avez dit, monsieur Keppler, que le coût d’adaptation du réseau aux EnR est considérable. Or, notre interlocuteur précédent, M. Jorge Vasconcelos, nous a expliqué qu’indépendamment des EnR, des investissements devaient être réalisés pour consolider le réseau. Les coûts que vous mentionnez sont-ils indépendants de cette nécessité ou sont-ils complémentaires et peuvent-ils être mutualisés ?

M. Jan Horst Keppler, Nous sommes dans un système énergétique qui évolue fortement. Selon moi, il est indubitable que la plus grande partie des investissements nécessaires dans les infrastructures de transport et de distribution est due aux énergies renouvelables. J’insiste sur ce point : la flexibilité. Vous avez par exemple des gens qui produisent pour leur propre consommation, grâce à des panneaux solaires sur leur toit. Par moments, ils produisent beaucoup de Kwh qu’ils veulent vite dégager, mais à d’autres, le soir par exemple, ils se connectent sur le réseau pour leur consommation. Cette variabilité mène à des pointes, qui sont plus difficiles à gérer pour le réseau. Vous avez donc besoin d’un réseau plus solide. Je ne veux pas accabler les EnR. C’est une question d’attribution des coûts, ce sont des choix sociétaux, Je pense que M. Vasconcelos a raison quand il dit que nous sommes dans une logique de mutualisation au niveau européen, d’investissements dans des infrastructures qui se feraient dans tous les cas, parce qu’on aimerait bien que cela devienne un vrai marché homogène intégré. Vous avez des phénomènes de flexibilisation de type effacement, qui se valorisent mieux si vous avez un meilleur réseau, mais je ne crois pas que ce sont des phénomènes aussi lourds que ceux liés aux renouvelables. Il y a certes quelques phénomènes annexes qui poussent à des investissements dans les réseaux, mais un réseau avec des renouvelables aura toujours besoin d’être plus solide, plus finement maillé qu’un réseau qui n’en comporte pas.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. En France, le problème des pics n’est pas lié à une période d’arrêt de production des EnR, mais aux pointes, notamment hivernales. La flexibilité du réseau pour gérer cette pointe-là et la décarboner est-elle selon vous partiellement ou complètement compensée par les investissements en cours sur ce réseau pour gérer les renouvelables ? Est-ce que les investissements réalisés pour gérer les EnR permettent ou permettront de gérer cela ?

M. Jan Horst Keppler. Il faut faire distinguer réseaux de transport et de distribution. Effectivement, dans les réseaux de transport, en ce qui concerne les grandes lignes – je crois que c’est 60 000 kHz – la France a un bon réseau, très bien dimensionné : il n’y aura pas besoin d’investissements très lourds. La situation est complément différente en Allemagne, avec cette problématique nord-sud. Mais ce que j’entends des gestionnaires de réseaux de distribution, notamment d’Enedis, c’est qu’ils ont besoin d’investir davantage pour pouvoir gérer au niveau local ces pointes et ces effets de rebond. Et cela, c’est différent de la gestion de la pointe hivernale où il y a certes des grandes masses d’électricité en jeu, mais distribuée de manière assez homogène à travers tout le territoire, parce qu’à peu près toute la France consomme plus pendant les heures des soirées en hiver. Le besoin d’investissement, c’est vraiment au niveau local, parce qu’il y a des pointes locales.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Aujourd’hui les charges de raccordement au réseau sont payées par les installateurs d’EnR. Qu’est-ce qui empêche de leur faire prendre en charge le potentiel surcoût qu’ils peuvent représenter pour le réseau ?

M. Jan Horst Keppler. C’est une des mesures que nous préconisons : allouer les surcoûts aux technologies qui les créent. À l’Agence pour l’énergie nucléaire de l’OCDE : c’est notre solution. Mais je connais les contre-arguments des soutiens aux renouvelables. Ils disent que ces surcoûts – pas tant ceux liés au réseau, mais ceux pour la flexibilité, le balancing et les profils –, ne sont pas liés à la variabilité des renouvelables, mais à l’inflexibilité du système résiduel. On entre alors dans une question politique de distribution des coûts. Il y aura des surcoûts, tout le monde – pro-renouvelables, pro-nucléaires – est d’accord, en raison de la variabilité. Il est vrai que si on avait aujourd’hui un système fonctionnant avec 60 % d’hydroélectricité complètement variable, la variabilité des nouveaux renouvelables jouerait beaucoup moins. Il est vrai que la nature du système dans lequel doit s’insérer la production renouvelable est importante pour déterminer les coûts des investissements. C’est la flexibilité du système à répondre à la variabilité des renouvelables qui est en question. Par exemple, face à une pointe de production des renouvelables, vous pouvez avoir une certaine flexibilité avec des batteries de stockage, qui sont précisément un formidable moyen de flexibilité, ou avec l’effacement : la production variable baisse mais, en face, consommateurs, industriels ou ménages consomment moins, à ce moment-là. C’est cette flexibilité du système résiduel qui peut amortir, absorber jusqu’à un certain point la variabilité des renouvelables. Il y a là un vrai débat sociétal et politique à avoir : à qui allouer les coûts ? Nous pensons qu’ils sont dus à la variabilité des renouvelables et que c’est à eux de les supporter.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Diriez-vous qu’au stade actuel, l’inflexibilité du système existant entraîne des coûts CO2, dans le sens où la production traditionnelle est mobilisée à l’année sur les pointes de production ? Peut-on considérer que l’inflexibilité a un coût carbone ?

M. Jan Horst Keppler. Le problème se pose de façon légèrement différente. Le nucléaire étant très capitalistique, vous cherchez à l’utiliser au maximum tout au long de l’année. Et si vous tournez à 100 %, vous ne pouvez pas passer à 110 %, au moment où vous en auriez besoin. On installe plutôt des centrales à gaz, des turbines à gaz, qui commencent à produire au moment où la production variable baisse. C’est plutôt un surcoût dû aux renouvelables, en termes de CO2. Car vous substituez au nucléaire un mélange de renouvelables variables et de gaz : au final, vous avez plus de production de CO2.

M. le président Julien Aubert. Vous travaillez à l’Agence pour l’énergie nucléaire et on peut raisonnablement penser que vous défendez le nucléaire. Or vous réalisez une étude qui démontre que les énergies renouvelables – si on prend en compte le coût total – reviennent plus cher notamment que le nucléaire… Quel mécanisme interne à l’OCDE garanti que votre étude n’est pas en réalité marquée par un lobbying en faveur de l’industrie nucléaire ?

M. Jan Horst Keppler. Je tiens beaucoup à l’une des parties de notre rapport, qui compare des systèmes à bas coût : y figurent des renouvelables et du nucléaire. Nous ne nous inscrivons pas du tout dans une logique « tout nucléaire ». Nous sommes supervisés par tous nos pays membres dans l’élaboration de ces études ; nous faisons partie de l’OCDE ; nous menons des travaux avec nos collègues de l’Agence internationale de l’énergie ; il y a donc des garde-fous. Je ne présente pas ici un brûlot pro-nucléaire. Si vous souhaitez épingler notre étude, faites-le sur les hypothèses des coûts. Vous pouvez dire, à la limite, que les coûts des renouvelables sont plus bas que nous ne le supposons dans nos scénarios. Oui, on pourrait estimer des coûts différents, mais nous avons des hypothèses très conservatrices. Nous n’avons pas compté l’augmentation du coût du capital suite à la volatilité des prix, ni dans tel ou tel système, les coûts techniques. Je présente souvent cette étude : j’étais lundi à Berlin, au ministère de l’économie. Le public est généralement plutôt intéressé et ouvert.

M. le président Julien Aubert. Lors de l’audition précédente, M. Vasconcelos a dit que, les études étant très compartimentées, on ne pouvait pas obtenir de résultat avec le coût complet, que les chiffres variaient en fonction de leurs auteurs. Quels arguments avez-vous à livrer pour justifier les résultats de votre étude ?

M. Jan Horst Keppler. Je vais être très violent : M. Vasconcelos vient d’une autre génération ! Nous venons de préparer la nouvelle étude 2020 Projected Costs of Generating Electricity avec l’Agence internationale de l’énergie, qui n’a rien de pro-nucléaire. Et nous allons y inclure un volet « coûts de système ». M. Vasconcelos a raison sur un point : il n’existe par une méthodologie toute faite, applicable immédiatement. Mais c’est en train d’émerger. Nous avons organisé un séminaire avec des experts, notamment allemands, vraiment très pointus et pro-renouvelables : l’existence des coûts de système n’est plus débattue.

M. le président Julien Aubert. La conclusion de votre étude donne la formule du bon mix comprenant des énergies renouvelables, n’est-ce pas ?

M. Jan Horst Keppler. Je me prononcerai de manière prudente. Cela dépend de quelques hypothèses de fonctionnement sous-jacentes, notamment sur les coûts. Nous sommes arrivés à un résultat, mais au terme d’études Green field où vous avez tous les coûts à assumer, à partir du premier instant où vous construisez votre centrale. Ce n’est pas du tout le cas de la France : vous avez 70 GW de nucléaire. S’il faut instaurer aujourd’hui un nouveau système, alors que vous ne possédez pas des centrales qui fonctionnent très bien mais dont on peut prolonger la vie, et que vous avez donc une électricité bas carbone à bas coût, pour faire simple, je dirais que le bon mix est composé de trois tiers : un tiers nucléaire, un tiers renouvelables, un tiers gaz, et vous avez un système qui tient la route.

M. le président Julien Aubert. C’est un raisonnement économique. Et si vous deviez conseiller le gouvernement français sur le pourcentage d’EnR qu’il serait logique de développer dans un système assez rigide à 75 % de nucléaire ?

M. Jan Horst Keppler. Je trouve le système actuel de la France très performant. Je peux comprendre que, pour des raisons politiques, il existe une demande sociale pour plus de renouvelable. Mais d’un point de vue économique, je n’en vois pas la nécessité.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Se pose la question de la durée de vie du parc nucléaire existant et de son renouvellement. Il est possible de prolonger le plus longtemps possible la durée de vie des centrales, mais à un moment, il faudra reconstruire à neuf, si l’on réactive le nucléaire. Ne pensez-vous pas qu’il faille s’engager dès maintenant dans la direction d’un mix plus équilibré aux pourcentages un tiers-un tiers-un tiers, sans toutefois bien sûr arrêter pour cela du jour au lendemain ce qui marche ?

M. Jan Horst Keppler. Il faut savoir qu’avec un tiers-un tiers-un tiers, vous aurez beaucoup plus d’émission de CO2 en France qu’aujourd’hui. L’Allemagne est encore aujourd’hui à 400 gr de CO2 par kW/h ; la France en est à 60 : sept fois moins ! Donc, il faut savoir ce que l’on veut. Je suis d’accord avec vous si l’on raisonne à très grande échelle : là, il faut préparer des choix. Mais dans ces choix, pourquoi faudrait-il forcément plus de 10 % de renouvelable dans le système ? Personnellement, je n’en vois pas la raison.

M. le président Julien Aubert. Mme Mathieu, vous abordez la transition énergétique sous l’angle économique mais aussi sous l’angle écologique. Vous avez expliqué que le gaz est à proscrire, sauf si c’est du biogaz. Mais deux éléments m’ont interpellé : sur le nucléaire, vous dites qu’au niveau européen, on en est aujourd’hui à 14 %, et que l’Europe table sur 14 à 17 %. Mais en fait, la plupart des pays font l’inverse : on construit actuellement en Europe quatre centrales nucléaires, pendant que les autres pays en déconstruisent. Faut-il en déduire que l’Europe, soit pour la gestion du système, soit pour atteindre les fameux objectifs de décarbonation, devrait plutôt nous encourager à ne pas déconstruire les centrales nucléaires ?

Mme Carole Mathieu. Il est très clair qu’à l’heure actuelle, le nucléaire français est une chance pour le système européen. Cela, il faut le dire.

M. le président Julien Aubert. Est-ce votre opinion ou est-ce une opinion largement partagée par les experts du climat ? Sur quoi vous basez-vous pour dire que c’est une évidence ?

Mme Carole Mathieu. Le nucléaire français aujourd’hui, c’est la moitié de la capacité de production en Europe, donc c’est la moitié de la question aussi, dans la perspective de boucler notre scénario neutralité carbone en 2050. On s’aperçoit qu’il y a une hypothèse dans ces scénarios : c’est que la capacité française se maintienne ou que d’autres pays se mettent à développer le nucléaire en compensation de notre effort de diversification.

M. le président Julien Aubert. On sait, depuis six ans maintenant, que la France veut passer de 75 à 50 % de nucléaire. L’Europe devrait plutôt étudier un scénario avec une perte de 2-3 %, et un taux global passant de 14 à 11 voire 10 %…

Mme Carole Mathieu. Il faut intégrer que, dans le même temps, certains pays, notamment à l’Est de l’Europe, ont l’intention de développer le nucléaire, en tout cas dans leur stratégie officielle. C’est le cas de la Pologne, mais plutôt pour la décennie 2030-2040. Mais ce ne sont pas des projets validés, et c’est un peu la question. On voit cette capacité nucléaire, mais en revanche, on ne voit pas en face de décision formelle d’investissement. Celle-ci dépend d’une discussion sur le coût, difficile à avoir à froid. Parce que cela dépend du nombre de réacteurs que vous construisez, du coût du capital, qui lui-même dépend de votre cadre de régulation… Aujourd’hui, si on reste dans une logique tout marché, ce coût du capital sera plus élevé. En revanche, si l’État, les États sont prêts à prendre des participations, vous aurez un coût du capital plus faible.

M. le président Julien Aubert. En caricaturant, je pourrais résumer : les Français baissent la part du nucléaire, en expliquant que c’est leur contribution à la transition écologique, et les Européens souhaiteraient plutôt la stabilité pour participer à la transition écologique.

Mme Carole Mathieu. Mais qui sont les Européens ? La question est aussi : de quoi se préoccupent les Européens ? Si on prend le contexte allemand, il y a une gradation des priorités, et la première des priorités n’a pas été jusqu’ici le climat. C’est une autre vision de l’écologie, de la transition environnementale.

M. le président Julien Aubert. Vous avez dit que l’agriculture va devoir se réinventer, dans le cadre de la stratégie bas carbone, objectif 2050. Concrètement, si on divise par six les émissions de CO2, qu’est-ce que cela signifie pour l’agriculture française ?

Mme Carole Mathieu. Notre message, c’est de dire qu’il y a des secteurs qui jusque-là n’ont pas été pris en considération dans la réflexion sur la transition climatique : l’élevage notamment, mais ça ne s’arrête pas là, cela vaut pour l’ensemble des cultures. En fait, c’est peut-être le secteur où l’on voit de façon la moins évidente de leviers de progrès. Il en existe certainement, mais on ne s’est pas encore suffisamment penché sur la question. Mais en tout cas, on sait qu’on ne parviendra pas à zéro.

M. le président Julien Aubert. Concrètement, dans une stratégie bas carbone avec une division par six des émissions de CO2, peut-on encore faire de l’élevage ?

Mme Carole Mathieu. On ne peut pas considérer cette question de façon isolée. Si vous décidez de développer les puits de carbone, que vous investissez dans la capture et le stockage du CO2… Cela existe, c’est technologiquement mature. Le seul problème est politique et commercial : êtes-vous prêt à en assumer le coût ? Avez-vous l’acceptabilité sociale suffisante pour pouvoir stocker ce CO2 alors que cela peut poser question ? Si vous êtes prêt à assumer ce coût, alors, oui, vous pouvez continuer à faire de l’élevage. Tout est une affaire d’arbitrage.

M. le président Julien Aubert. Selon vous, la solution technologique au captage du carbone existe : je ne pensais pas qu’elle était encore au point. Et nous ferions face à une alternative : soit nous continuons à émettre du CO2, et nous le mettons dans la terre, sous le sol, au terme d’un investissement technologique ; soit nous changeons de modèle de société et nous arrêtons de manger de la viande. C’est cela ?

Mme Carole Mathieu. Il faut probablement un peu des deux. Dix-huit installations de capture et stockage du CO2 sont en fonction dans le monde, mais elles sont concentrées dans deux pays seulement : les États-Unis et le Canada. En fait, il n’y a pas énormément de volonté de développer ces technologies, du coup le prix de la tonne de carbone n’aide pas. Mais s’il y avait une vraie volonté, ces projets-là pourraient émerger : il n’y a pas d’obstacles, pas plus que pour d’autres technologies renouvelables.

M. le président Julien Aubert. Madame, Monsieur, je vous remercie.

 

Laudition sachève à seize heures quarante-cinq.

 

 


([1]) La composition de cette commission d’enquête figure au verso de la présente page.